Cahiers de la Méditerranée

94 | 2017 Être maire en Méditerranée / Le siècle révolté d'Albert Camus

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cdlm/8511 DOI : 10.4000/cdlm.8511 ISSN : 1773-0201

Éditeur Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine

Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2017 ISSN : 0395-9317

Référence électronique Cahiers de la Méditerranée, 94 | 2017, « Être maire en Méditerranée / Le siècle révolté d'Albert Camus » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2017, consulté le 11 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/cdlm/8511 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.8511

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SOMMAIRE

Être maire en Méditerranée

Introduction Jean-Marie Guillon et Jean-Paul Pellegrinetti

Les maires de la basse et moyenne vallée du Rhône (1790-1816) Nicolas Soulas

Les maires d’un canton des Hautes-Alpes vus par Joachim Martin, charpentier au château de Picomtal Jacques-Olivier Boudon

Être maire en Corse, d’un Napoléon à l’autre (1800-1870) Pierre Allorant

Être un « bon » maire sous la Troisième République. Les maires varois décorés de la Légion d’Honneur Bruno Dumons

Être un maire socialiste en Méditerranée coloniale : Beni-Saf entre Algérie, et Espagne (1929-1939) Claire Marynower

D’une République à l’autre, les bouleversements édilitaires en France méditerranéenne (1935-1945) Jean-Marie Guillon

Paul Ricard, un maire provincialiste en croisade contre la « Sainte administration » Nicolas Anderbegani

Les maires et l’État dans l’aménagement touristique du littoral du golfe du Lion Christine Delpous-Darnige

Les spécificités des maires du pourtour méditerranéen français Michel Koebel

Le siècle révolté d'Albert Camus

Camus multiple Franca Bruera

Albert Camus : éthique et politique Jeanyves Guérin

Tra penne e fucili. Albert Camus e gli ambienti intellettuali nell’Europa fra gli anni Trenta e gli anni Cinquanta Angelo d’Orsi

Albert Camus entre immédiateté et Histoire Olivier Salazar-Ferrer

Quand « l’esprit rencontre la nuit » : révolte et déraison selon Camus Ramona Fotiade

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Il tormento di Sisifo. Giuseppe Rensi e Albert Camus Andrea Trabaccone

« Solitaire ou solidaire » ? Le problème de la communauté chez Albert Camus Valerio Agliotti

Allestimenti italiani di alcune opere di Albert Camus Eva Marinai

Notes et travaux de recherches

Pouvoir et représentations du pouvoir dans la Sérénissime République de Venise : l’expression des enjeux politiques à travers l’iconographie officielle, fin XVe-XVIe siècles Jean-Pierre Pantalacci

Le corps, le fidèle et le voyageur : observations des pratiques religieuses musulmanes par des Français présents au Levant à la fin du XVIe siècle Marie-Clarté Lagrée

Litiges maritimes et disparités légales en Méditerranée 1610-1659 : Les gens de mer nordiques face à la justice marseillaise Bernard Allaire et Maria Fusaro

Étienne Famin, « chargé d’affaires américain » à Tunis : entre enjeu identitaire et logique clientéliste (fin XVIIIe - début XIXe siècle) Mehdi Jerad

Les voyageuses britanniques à Nice de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle : un espace relationnel à dimensions multiples Isabelle-Eve Carlotti-Davier

The Istituto Affari Internazionali as non-state actor for Italy’s foreign policy? Jean-Pierre Darnis et Alessandro Marrone

Comptes-rendus

Louis-Jean Calvet, La Méditerranée : mer de nos langues, CNRS Éditions, 2016, 328 p. Chayma Dellagi

Geneviève Goussaud-Falgas, Le Consulat de France à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles. Vie quotidienne, , L’Harmattan, 2014, 304 p. Jörg Ulbert

Sergio Luzzatto, Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2016, 457 p. (traduction de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat) Jean-Philippe Bareil

Maazouzi Djemaa, Le Partage des mémoires. La guerre d’Algérie en littérature, au cinéma et sur le web, Paris, Classiques Garnier, 2015, 487 p. Jacques Frémeaux

Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d’autobiographie intellectuelle, Paris, Classiques Garnier, 2016, 280 p. François Desplanques

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Être maire en Méditerranée

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Introduction

Jean-Marie Guillon et Jean-Paul Pellegrinetti

1 Le projet ICEM (« Identités et cultures en Méditerranée. Les élites politiques de la Révolution française à la Ve République »), qui a reçu le soutien de l’Agence nationale de la Recherche, s’est fixé pour objectif l’étude du personnel politique des départements de la France méditerranéenne sur la longue durée. Encore aujourd’hui, cette région est, comme on le sait, porteuse d’une image particulière de la vie politique et de ceux qui en sont les principaux acteurs. Cette image n’est pas flatteuse. On prête à la « classe politique » locale à peu près toutes les tares prêtées, à tort ou à raison, de façon récurrente, à la vie politique : népotisme généralisé, clientélisme structurel, corruption supposée, tendance au caciquisme, outrances verbales, éventuellement actes de violences contre les adversaires, etc. Le travail que nous menons ne cherche pas à réhabiliter qui que ce soit, mais, comme il se doit en histoire, de montrer que la réalité des hommes et des faits peut être éloignée des idées reçues et que, dans tous les cas, elle est plus complexe qu’il n’est généralement sous-entendu, non seulement par le sens commun, mais aussi parmi les observateurs – essayistes et journalistes en particulier – du monde politique des rivages méditerranéens. L’homogénéité, spatiale, temporelle, culturelle, que l’on suppose dans cette région relève d’ailleurs d’une représentation très réductrice de ce qu’elle a été et de ce qu’elle est.

2 Personnages clés de la vie politique française depuis la Révolution française, les maires sont le reflet de l’évolution politique, institutionnelle, administrative, sociale et culturelle de la France et de ses régions. À la base de la politique locale, ils sont les premiers intermédiaires entre le pouvoir central et les citoyens et c’est à ce niveau-là que se fait « l’apprentissage de la démocratie » pour paraphraser la formule que Maurice Agulhon utilise pour la période fondatrice que constitue la Seconde République1. L’histoire des maires commence en 1789 avec une uniformité théorique de statut et d’administration des communes qu’impose un règlement identique aussi bien entre l’immense agglomération que la plus petite des communes rurales, mais efface volontairement les diversités régionales de statuts. Au fil des régimes politiques, les modalités de désignation des maires sont l’objet de débats, mais aussi de toutes les attentions de la part des administrateurs départementaux ou nationaux. Durant la majeure partie du XIXe siècle, les maires sont nommés par le pouvoir central. C’est après

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l’arrivée des républicains au pouvoir que la loi municipale du 5 avril 1884 vient confirmer l’épanouissement de la démocratie locale. Elle met en place une structure, un cadre juridique, des bâtiments et des monuments qui incarnent la République. Elle impose la nomination des maires et des adjoints par le conseil municipal. Le renouvellement des conseils municipaux est quadriennal. Chaque commune se voit dans l’obligation de se doter d’une mairie, qu’elle en soit propriétaire ou locataire. Sous la surveillance d’une tutelle administrative, les maires sont chargés, quant à eux, en plus de l’état civil, du secours aux indigents et de l’entretien de la voirie locale, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution des actes de l’autorité supérieure qui y sont relatifs. La mairie et son premier magistrat forment, particulièrement en milieu rural, les seules représentations du pouvoir central. À partir de 1880, grâce au processus de républicanisation, la maison commune – c’est ainsi que l’on appelle la mairie en langue d’oc (la communa) ou en langue corse (a casa cumuna) –, très proche des citoyens, devient un centre d’éducation politique. La Troisième, la Quatrième puis la Cinquième République, par-delà la parenthèse de l’État français du maréchal Pétain, constituent des périodes d’épanouissement et de valorisation de la fonction de maire. Elle reste aujourd’hui la fonction politique la mieux appréciée dans l’opinion.

3 Ainsi, depuis plus de deux cents ans, les maires gèrent au quotidien la vie des citoyens. Ils sont le reflet social ou anthropologique au moins autant que politique de la commune. Acteurs de décisions et d’influence, ces édiles locaux, souvent de petites élites, sont des hommes de contact et de terrain qui bénéficient d’une parfaite connaissance du territoire dans lequel ils évoluent et de ses habitants. Le cadre communal est le lieu de vie et la base du débat politique. Il offre la possibilité, grâce à son cadre restreint, d’étudier finement les réseaux qui servent d’assises au pouvoir local, les parcours qui permettent d’y accéder, les intérêts et les ressources, à la fois privés et publics, qui sous-tendent les divisions politiques.

4 Aire géographique tout autant que culturelle, la France méditerranéenne est porteuse, en un sens, de traditions politiques spécifiques. Elles seraient le reflet de mœurs et d’une mentalité particulières, liées notamment à des structures sociales organisées par la ville ou le village groupé et à une vie publique relevant d’une « culture du forum ». Ses élites politiques locales, dans leur diversité et l’évolution de leur composition, sont, quoi qu’il en soit, les expressions de cette culture que l’historiographie nationale, marquée par une conception très centraliste de la France, a souvent eu du mal à prendre en compte. Comment ne pas relever que les études qui ont relancé et renouvelé à la fin du XXe siècle l’histoire politique ignorent les manifestations régionales des cultures politiques, dans leurs spécificités2 ? Il est vrai qu’en dehors de quelques études à base régionale3, l’histoire des élites politiques locales et des institutions qu’elles animent – en particulier, le conseil général – a été négligée. Il n’est pas d’ailleurs pas sans intérêt de noter ce que doit l’histoire générale des maires aux travaux d’historiens dont le terrain premier de recherche a été la France méditerranéenne, Maurice Agulhon, bien entendu, qui a codirigé la grande enquête sur Les maires en France, du Consulat à nos jours4, ou Jocelyne George, qui, après avoir soutenu sa thèse sur les maires du Var sous sa direction, a publié l’Histoire des maires de 1789 à 19395.

5 Les terres méditerranéennes, avec leurs particularités, paraissent éloignées du pouvoir central et presque en marge des grandes évolutions politiques nationales qui affectent la société dans son ensemble. Elles constituent un laboratoire atypique d’observation de

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la vie politique française, où les événements nationaux trouvent une résonance particulière, au gré d’une histoire locale rythmée par des aspirations souvent contradictoires, des crises ou encore des changements de souveraineté. Les scrutins électoraux semblent n’être qu’un registre officiel d’expression des rivalités interpersonnelles ou familiales. Mais ne sont-ils que le reflet de luttes et d’enjeux de groupes de parentèle ? Ne sont-ils pas aussi celui de représentations dominantes qui façonnent, non seulement le regard des « autres », mais aussi les attitudes ? C’est pourquoi il nous a paru pertinent dans le cadre de notre projet de recherches de mesurer ce que représente la fonction de maire en terres méditerranéennes, qui l’assure et comment on l’assure. Toute une série de questions en découle dont la première revient à s’interroger classiquement sur la composition du personnel politique à la tête des municipalités depuis la Révolution française. À quelle classe, milieu, groupe familial ou groupes socioprofessionnels appartiennent-ils ? Quelles différences existe-t-il entre « maires des villes » et « maires des champs » à travers les siècles ? Qui, dans chacune des époques et dans chaque type de communes, a eu la capacité d’exercer la première magistrature ? Qui a été préféré pour l’exercer ? Comment la récente – et relative – féminisation de la fonction s’est-elle traduite ?

6 De façon complémentaire, nous avons cherché aussi, et même particulièrement, à examiner « par le bas » la fonction de maire. Au regard des siècles, pour ceux qui ont assuré le pouvoir local, qu’est-ce qu’administrer a signifié et représenté ? Quels rôles et quelles notions de puissance et d’honorabilité a comporté la fonction de maire ? S’est- elle traduite par une gestion partiale des affaires municipales, elle-même ponctuée par de nombreux abus ? Quels types de violences et de pressions la conquête de l’écharpe municipale a-t-elle engendrés ? Enfin, quel écart y a-t-il entre la réalité du pouvoir local et ses représentations ?

7 Les études qui composent ce cahier se situent dans la continuité des analyses rassemblées notamment dans La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne (XVIIIe-XXe siècles)6 et dans le numéro de Parlement[s] consacré à « Vie et pratiques politiques en terres méditerranéennes » 7. Elles confirment l’importance des renouvellements à certaines périodes, celles où l’histoire paraît « s’accélérer » comme à la Libération ou, auparavant, celle, plus longue, où les élites traditionnelles cèdent la place aux « couches nouvelles », y compris en milieu rural. Mais elles soulignent aussi que les pesanteurs qui s’installent une fois le changement accompli, car les promus par la vie démocratique tendent à se maintenir au pouvoir ou – et c’est un aspect qui ne peut être négligé – à être maintenu au pouvoir par leurs mandants. En effet, dans la vie locale, en particulier dans les petites communes, la volonté des uns, les électeurs qui ne constituent pas forcément une « clientèle » comme on le suppose a priori, joue tout autant que les ambitions de ceux qui ont sollicité leurs suffrages. Cette tendance à la continuité est favorisée, non seulement à certaines périodes de calme politique, mais aussi par des évolutions d’une autre nature, ce que soulignent aujourd’hui dans la zone qui nous concerne le vieillissement des populations ou les difficultés d’accéder aux premières places dans les communes où les enjeux économiques et symboliques sont les plus forts (celles du littoral). Ces traits, qui ne sont pas propres à la région, peuvent y être plus accentués selon les lieux. On ne dira jamais assez qu’en deçà des généralités il n’en reste pas moins d’irréductibles singularités : Marseille est unique et les difficultés à gouverner une ville-port ouverte sur l’ensemble du bassin méditerranéen et le monde ne ressemblent pas à celles d’une autre ville pour autant, Nice n’est pas Montpellier, tant

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leurs populations sont différentes dans leur histoire et leur composition, pas plus qu’Ajaccio n’est Perpignan, pour ne rien dire des villes d’Algérie. Partout, dans les villages et les villes, comptent, à un moment donné, des personnalités dont le passage aux responsabilités marque le paysage, mais il peut aussi révéler des traits de mentalité qui dépassent leur personnalité et le cadre de leur commune. Le cas de l’industriel Paul Ricard devenu maire d’une petite bourgade du Var, est de ce point de vue révélateur, par-delà l’originalité de son cas et les outrances de sa mégalomanie, d’un comportement des édiles plus général, mêlant d’une façon qui peut paraître contradictoire attachement au terroir et volonté de l’aménager jusqu’à le bouleverser, dénonciation de l’État central et sollicitation de ses aides, défense des libertés locales et fidélité à la République.

8 Les contributions rassemblées ici ne répondent pas à toutes les questions que nous nous posons. Elles confirment cependant l’importance de l’horizon local dans la formation à la vie démocratique tout autant que l’importance de la « nationalisation » des comportements, qui ne va pas, selon les lieux, sans difficultés, mais qui n’en est pas moins bien réelle. Bref, cette approche du politique à partir de ses acteurs modestes, à partir du « bas » et de la périphérie, débouche aussi sur celle, plus générale, de l’évolution de la démocratie locale, avec ses difficultés, ses contradictions et ses victoires.

NOTES

1. Maurice Agulhon, Nouvelle histoire de la France contemporaine. 1848, ou l’apprentissage de la République : 1848-1852, Paris, Seuil, 1973. 2. On en trouvera l’illustration de cette ignorance dans l’ouvrage qui exprime le mieux ce renouveau de l’histoire politiques, Les cultures politiques en France, sous la direction de Serge Berstein, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1999. 3. En particulier, les nombreux travaux dus à Bruno Dumons sur le personnel politique de la région Rhône-Alpes, notamment avec Gilles Pollet, Élites et pouvoirs locaux. La France du sud-est sous la Troisième République, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Collection du Centre Pierre Léon », 1999. 4. Maurice Agulhon et al., Paris, Publications de la Sorbonne, 1986. 5. Jocelyne George, Paris, Plon, 1989, 285 p. Sa thèse, Les maires dans le département du Var de 1800 à 1940, 3 vol., 1043 p., a été soutenue à l’Université Paris I en 1987. 6. Sous la direction du Luis P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti et Jérémy Guedj, Paris, L’Harmattan, coll. « Cliopolis », 2012. 7. J.-P. Pellegrinetti et C. Bellon (dir.), « Vie et pratiques politiques en terres méditerranéennes, XIXe-XXe siècles », Parlement(s), revue d’histoire politique, hors-série no 7, 2011.

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AUTEURS

JEAN-MARIE GUILLON Professeur émérite d’histoire contemporaine, UMR 7303 TELEMME (Université Aix-Marseille- CNRS), historien de la France des années quarante et de la Provence contemporaine. Parmi ses publications récentes : direction du numéro spécial de Provence historique « La Provence, Vichy, l’Occupation. Nouvelles recherches », avril-juin 2013 ; codirection avec Régis Bertrand et Maryline Crivello, Les historiens et l’avenir. Comment les hommes du passé imaginaient leur futur, Aix- en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 ; codirection avec Bruno Leroux du dossier « La Résistance », Historiens & Géographes, no 430 et 431, 2015. Il assure la direction scientifique du site Repères méditerranéens, INA-Méditerranée-Conseil régional PACA (fresques.ina.fr/reperes- mediterraneens).

JEAN-PAUL PELLEGRINETTI Jean-Paul Pellegrinetti est professeur en histoire contemporaine à l’université de Nice Sophia- Antipolis et directeur du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC). Il est directeur de publication de la revue les Cahiers de la Méditerranées ainsi que de la revue Études Corses. Il est également membre du bureau du Comité d’Histoire Parlementaire et Politique (CHPP) et membre du Collectif de Recherche et de Débat sur 1914-1918 (CRID 14-18). Enfin, il coordonne depuis 2012, un programme de recherches d’un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) sur le thème : Identités et cultures en Méditerranée. Les élites politiques de la Révolution française à la Ve République. Il a notamment publié La Corse et la République, avec Ange Rovere, Paris, Le Seuil, 2004 ; codirigé avec Luis Martin et Jérémy Guedj, La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne. XVIIIe-XXe siècles, Paris, L’Harmattan, coll. « Cliopolis », 2011 et dirigé Histoire de Menton, Ed. Privat, coll. « Histoire des villes », 2010 et La Méditerranée en passion. Mélanges d’histoire contemporaine offerts à Ralph Schor, Paris, Ed. Classiques Garnier, Les Méditerranées, 2015.

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Les maires de la basse et moyenne vallée du Rhône (1790-1816)

Nicolas Soulas

1 Les travaux pionniers de Maurice Agulhon et de Jocelyne Georges ont sensiblement fait progresser nos connaissances des maires français1. Des recherches plus récentes semblent confirmer un engouement certain pour un objet d’étude mêlant naturellement histoire politique et histoire sociale2. Cependant, la plupart des études portant sur la décennie révolutionnaire, au-delà de quelques monographies, n’abordent que très partiellement la vallée du Rhône, zone de forte conflictualité politique, particulièrement marquée par son ancienne tradition municipale. Il semble alors pertinent de s’intéresser à la figure du maire, clef de voûte de l’édifice politique local, dans une « région » où les élites ne découvrent pas la pratique de l’élection municipale en 1790.

2 Cette démarche prosopographique repose sur un échantillon de 288 maires, choisis dans quatorze communes de plus de 3 000 habitants et dans quatorze bourgs de part et d’autre du Rhône, entre Vienne et Arles, dans six départements du Midi3. Nous avons délibérément opté pour une approche comparative afin d’observer d’éventuelles similitudes ou au contraire des différences très marquées dans le choix des édiles. Aborder « par le bas » la vie politique au village ou dans la petite ville a l’avantage d’intégrer une focale micro-historique tout en laissant une importante place à une dimension plus régionale, nécessaire dans le cadre d’une mise en perspective des données. La borne chronologique retenue est assez restreinte : 1790-1816. Si entamer cette étude à partir des premières élections municipales de 1790 va de soi, quoique certaines élites rhodaniennes aient déjà acquis une expérience municipale sous l’Ancien Régime, clôturer une telle étude n’est pas chose aisée. En effet, s’arrêter en 1799 ou en 1815 ne permet pas d’observer les mutations ou les ruptures sociopolitiques inhérentes à l’Empire et aux Cent-Jours. En revanche, l’épuration municipale de 1816, permettant à Louis XVIII de parachever la refonte des pouvoirs locaux et d’écarter ainsi les anciens révolutionnaires ou les bonapartistes, s’est vite imposée comme date butoir. Une telle approche permet d’appréhender au gré des bouleversements politiques l’évolution sociopolitique des maires du sillon rhodanien.

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3 Pour l’élaboration de notre échantillonnage, nous avons retenu un certain nombre de critères importants. Tout d’abord, nous avons sélectionné quelques informations de base : profession et âge d’entrée en fonction. Ensuite, lorsque les sources le permettent, nous avons relevé le montant de la contribution patriotique de 1790 ou la contribution foncière de 17914. Pour la période postrévolutionnaire, les sources sont un peu plus bavardes et nous avons pu utiliser les estimations des fortunes élaborées par les secrétariats de sous-préfecture ou de préfecture. Par ailleurs, nous avons également recherché les traces d’une éventuelle carrière administrative dans la période précédente en classant les maires dans trois groupes : présence sous l’Ancien Régime, homme nouveau sans lien avec l’Ancien Régime, homme nouveau, n’ayant jamais exercé de charges locales mais dont le père ou la famille est inséré dans les jeux politiques locaux. Cette tripartition permet de mieux appréhender les réalités des renouvellements sociopolitiques. Enfin, une attention toute particulière a été accordée aux affiliations politiques bien qu’il faille être extrêmement prudent sur l’utilisation d’étiquettes politiques souvent peu perspicaces et fluctuantes. Classer politiquement des édiles sans l’existence de parti politique officiel relève dans la plupart des cas de l’épreuve de force. Néanmoins, certaines options politiques permettent de dégager quelques trajectoires individuelles : émigration, arrestation en l’an II ou en l’an III, adhésion au « fédéralisme », l’appartenance ou le refus d’adhérer à un club politique…

4 Après le temps de la « régénération », les élections de 1791 ou 1792 se traduisent par la percée des clubistes et mettent en lumière l’existence de frontières politiques importantes. Elles sont estompées temporairement par la tentative d’uniformisation politique de l’an II et l’an III, à travers la nomination des maires, mais sont réactivées par le retour de la procédure électorale sous le Directoire. Bonaparte doit composer avec une géopolitique très contrastée du sillon rhodanien. Si le consensus napoléonien, sorte de voie moyenne, s’avère concluant sous le Consulat, il montre ses limites sous les Cent-Jours et est complètement abandonné par Louis XVIII.

5 Les sources dont nous disposons sont nombreuses. Nous nous appuierons principalement sur les registres de délibérations municipales et les procès-verbaux d’élections dans la série K des archives communales. La série G fournit quelques informations sur la situation matérielle des maires. Dans certains cas, les registres d’état civil ont été utilisés pour mieux cerner la réalité des lignages et des relations matrimoniales. De plus, pour le Consulat, l’Empire et les Restaurations, nous utiliserons principalement la série M des fonds départementaux : rapports de préfets, sous-préfets, propositions de candidats pour les renouvellements…

Les maires du début de la Révolution (1790-1792)

Les maires élus en 1790, hommes nouveaux ou cadres de l’Ancien Régime ?

6 À la veille de la Révolution française, les bourgs et les villes des deux rives du Rhône ont déjà une longue expérience de la vie municipale. La fonction de maire n’y est d’ailleurs pas totalement inconnue. Si les communes de Provence, du Comtat et de Languedoc élisent encore des consuls, les plus importantes du Dauphiné, en vertu de la réforme Laverdy de 1768, ont à leur tête un maire nommé par le duc d’Orléans, alors gouverneur de la province5. En 1789, dans un souci de régénération nationale, les constituants

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reprennent le projet d’uniformisation administrative testé par Laverdy en le perfectionnant davantage. La loi du 14 décembre 1789 casse les corps de ville d’Ancien Régime en élargissant les élections municipales à l’ensemble des citoyens actifs. Chaque commune de France est dirigée par un maire, élu pour une durée de deux ans. La première élection municipale de l’ère révolutionnaire est prévue pour le début de l’année 1790. Elle se place sous le signe de la continuité politique. En effet, 85 % des maires élus en 1790 ont déjà exercé des charges municipales sous l’Ancien Régime. Sur les 15 % de nouveaux venus, 10 % d’entre eux sont fils d’anciens édiles d’Ancien Régime ou issus de familles insérées dans les jeux politiques locaux tel que Jacques Rodolphe d’Aymard, nouveau maire d’Orange, ex-militaire, fils d’un ancien consul et viguier royal. On peut donc considérer que seuls 5 % des maires élus sont des « homines novi ». Cette très forte continuité politique se retrouve dans le Biterrois et le Toulousain étudiés par Georges Fournier et tranche très nettement sur d’autres régions françaises comme l’ où l’ouverture est de mise6. Dans les bourgs, certains citoyens actifs reconduisent d’anciennes élites traditionnelles : le bourgeois et ex-capitaine châtelain Morier, devient maire d’Étoile dans la Drôme.

7 Dans les communes de plus de 3 000 habitants, ce sont essentiellement des juristes (56 %) et des militaires en retraite (38 %) qui recueillent les suffrages de leurs concitoyens7. Ces données corroborent les hypothèses de Melvin Edeltsein estimant que six maires sur dix des chefs-lieux de département appartiennent à la bourgeoisie de talents : santé, basoche8… Dans les bourgs de moins de 3 000 habitants, les hommes de loi dominent encore (39 %) mais ils sont talonnés par la bourgeoisie exploitante (22 %) et la bourgeoisie d’affaires (17 %). Finalement peu d’entre eux appartiennent au deuxième ordre. 50 % des maires élus dans les villes de plus de 3 000 habitants sont nobles. Étonnamment, les plus grandes villes rhodaniennes comme Vienne, Valence ou Avignon échappent à leur contrôle. La situation est similaire dans les dix plus grandes villes françaises où seuls trois nobles sont élus9. La marginalisation des privilégiés est encore plus forte dans les bourgs où seuls 22 % des maires peuvent être considérés comme tels. Ce sont principalement des élites patriotes comme les Payan de Saint-Paul- Trois-Châteaux, futurs cadres du gouvernement révolutionnaire.

8 De plus, les premiers maires sont globalement des hommes mûrs : la moyenne d’âge est de 48,7 ans. Il est plus difficile d’évaluer leur richesse tant les sources fiscales sont lacunaires. La situation varie d’une commune à l’autre. Certains sont très riches comme le négociant Lacroix de Tarascon s’acquittant d’une contribution patriotique de 1 600 livres ou le conseiller au Parlement Payan père de Saint-Paul-Trois-Châteaux (600 livres). Certains sont aussi de grands propriétaires fonciers tel que le négociant Fargier de Lapalud payant 787 livres de contribution foncière. Le manque de données ne permet pas de pousser davantage les comparaisons.

9 Enfin, la plupart des maires élus en 1790 sont essentiellement des patriotes dont les prises de positions, les années précédentes, ont suscité l’intérêt de leurs compatriotes. Le marquis de Veynes, maire de Valence, a fait partie de la délégation valentinoise présente à Romans en 1788 ; l’avocat Martin d’Orange a participé à la rédaction des cahiers de doléances. D’autres obtiennent le suffrage de leurs concitoyens comme récompense dans leur combat contre les élites traditionnelles. Broche-Deveaux de Bagnols s’est opposé durant les dernières années de l’Ancien Régime au subdélégué Roussel10. Enfin, la Révolution ne s’étant pas encore radicalisée, les maires de 1790 sont

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essentiellement des modérés. De plus, 62 % d’entre eux exerceront d’autres fonctions politiques par la suite.

Les maires de 1791 ou la percée des clubistes

10 Lors du renouvellement de 1791, la situation politique s’est nettement dégradée. L’affaire de Varennes est encore dans les mémoires et l’application de la Constitution civile du clergé déchaîne les passions. De plus, les clubs ont essaimé en province et infiltrent toutes les institutions locales. 1791 représente une rupture aussi bien nationale que locale. La vallée du Rhône n’échappe pas aux divisions. Les élections municipales de 1791 font bouger les lignes et favorisent l’apparition de frontières politiques.

11 Dans les communes de plus de 3 000 habitants, le déclin de la bourgeoisie de talents (36 %) et des militaires en retraite (21 %) s’amorce. Les rentiers/exploitants agricoles et la bourgeoisie d’affaires progressent. Ces villes semblent se fondre dans un mouvement plus national car Melvin Edelstein fait exactement le même constat pour les élections municipales des chefs-lieux de départements11. Dans les bourgs, on note un recul important de la bourgeoisie de talents tandis que les rentiers et les exploitants agricoles s’accroissent et que la bourgeoisie d’affaires double ses effectifs. 1791 s’accompagne d’un très fort renouvellement : seuls deux maires des communes de plus de 3 000 habitants furent reconduits et un seul dans les villages12. L’importance du renouvellement se lit également dans le recul notable des nobles, commun au reste de la France. S’ils représentaient 32 % des maires de 1790, ils ne sont que 20 %. Par ailleurs, 38 % des maires nouvellement élus peuvent être considérés comme des hommes n’ayant exercé aucune fonction sous l’Ancien Régime. La grande majorité des maires de 1791 est donc encore composée de cadres d’Ancien Régime mais la part des nouveaux venus a été quasiment multipliée par huit. Ces nouveaux venus de 1791 ne sont pas pour autant des néophytes : officiers municipaux ou notables dans la municipalité précédente, électeurs, administrateurs de district ou de département, Constituants, cadres de la garde nationale. Seuls 14 % des maires de 1791 n’ont jamais exercé de charges locales. Ce sont donc majoritairement des hommes connaissant les rouages des administrations qui sont plébiscités par les citoyens actifs.

12 La moyenne d’âge se stabilise autour de 48,8 ans. Comme en 1790, on préfère se tourner vers des hommes d’âge mûr. De plus, l’éventail des fortunes laisse entrevoir de profondes disparités entre de riches maires comme l’ex-constituant Dumas d’Orange payant 810 livres de contribution patriotique et des maires plus humbles tel que Bourrely, négociant de Roquemaure, n’en payant que six.

13 Au terme des élections municipales de 1791, Jocelyne George avait décelé les progrès nationaux d’une radicalisation politique facilement perceptible dans la vallée du Rhône13. En effet, l’électorat est profondément divisé par l’épisode de Varennes et plus encore par l’application de la Constitution civile du clergé. Les nouveaux maires se recrutent massivement parmi les milieux clubistes, essentiellement celui des Jacobins. Le Midi est un terreau favorable à l’éclosion des clubs14. Les plus précoces y apparaissent au cours de l’année 1790 mais la grande vague de création date de 1791. Au moins 71 % des maires des communes de plus de 3 000 habitants en sont membres. La percée des clubistes rhodaniens semble plus précoce que celle de leurs collègues normands que Danièle Pingué situe autour de 1792 voire en l’an II15. Leurs adversaires

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se recrutent principalement dans le parti pro papiste du Comtat Venaissin comme Magnin de Gaste de Bollène16. Dans les villages, en dépit de sources très lacunaires, il semble que la percée des clubistes soit moins importante. Elle est même freinée dans les municipalités du Comtat rhodanien comme Piolenc ou Caderousse où les Jacobins sont minoritaires. Les maires élus appartiennent tous au « parti » papiste et sont les adversaires résolus des Jacobins. Dans certains villages fortement bipolarisés comme Saint-Laurent-des-Arbres, les élections sont tendues et dégénèrent parfois en combat de rue entre les candidats du club et leurs adversaires. Les maires clubistes comptent parmi les plus chauds partisans de la Révolution et seront le fer de lance du gouvernement révolutionnaire comme le notaire Teste à Bagnols, le bourgeois Ymonier à Bourg-Saint-Andéol ou le négociant Blachette à Valence17. En 1791, une première page de la Révolution provinciale se tourne. Ces élections municipales modifient la donne géopolitique régionale. De solides bastions jacobins se dessinent comme Orange, Bourg- Saint-Andéol, Bagnols ou Roquemaure. D’autres municipalités se distinguent au contraire par des prises de position plus conservatrices comme Bollène, Piolenc, Caderousse, Sorgues dans le Comtat rhodanien ou Saint-Laurent-des-Arbres dans le Gard. Certaines enfin, comme Beaucaire, sont très partagées et subissent l’influence des uns et des autres. Un an et demi seulement après les élections « régénératrices » de 1790, de profondes lignes de fractures apparaissent déjà dans le sillon rhodanien et font émerger des frontières politiques plus ou moins fluctuantes. Les élections de 1792 confirment la percée des clubistes et bouleversent à leur tour la donne géopolitique régionale, notamment au sud de Montélimar.

Les maires de 1792 ou l’hégémonie des clubistes méridionaux ?

14 Dans une optique de faire table rase d’un passé rappelant la monarchie constitutionnelle, les républicains, fraîchement arrivés au pouvoir, votent le 22 septembre 1792 le renouvellement de tous les corps constitués. Malgré une nette percée de candidats Jacobins en 1791, seuls 22 % des maires de 1791 sont réélus. En revanche, 19 % encore des nouveaux maires n’ont jamais exercé la moindre responsabilité locale. Même dans les bourgs, on s’éloigne du modèle artésien où plus de la moitié des maires de 1792 l’étaient déjà en 179018. Cet important renouvellement accrédite la thèse de Lynn Hunt d’un renouveau continuel des édiles19. Il ne s’agit pas systématiquement d’un désaveu ou d’un désir de changement. Certains, comme le notaire Antoine Teste de Bagnols, sont appelés à des fonctions plus importantes : administration de district ou de département. La part d’édiles ayant commencé leur carrière sous l’Ancien Régime diminue légèrement et passe de 62 % en 1791 à 59 % en 1792. Ce zoom sur les maires ne reflète pas la réalité d’un renouvellement municipal plus net. En effet, l’année 1792 correspond à un très net reflux des cadres d’Ancien Régime. Pour la première fois, les hommes nouveaux sont majoritaires.

15 Dans les bourgs, la bourgeoisie de talents a disparu au profit de la bourgeoisie d’affaires (44 %) et les rentiers et les exploitants agricoles (37,5 %). En revanche, dans les communes de plus de 3 000 habitants, la bourgeoisie de talents connaît un certain regain (44 %), talonnée par la bourgeoisie d’affaires (25 %). Les artisans et les boutiquiers, qui entrent massivement dans les municipalités à partir de 1791, peinent encore à accéder à la fonction suprême : 6 % des maires des villes de plus de 3 000 habitants, 12,5 % de ceux des bourgs. La moyenne d’âge s’élève très légèrement à

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49,9 ans contre 48 ans pour les années 1790-1791. Les nobles ne représentent plus que 11 % des maires.

16 Politiquement, ces élections sont un tournant. Les frontières politiques, mises en lumière en 1791, semblent disparaître, comme uniformisées par une très nette poussée républicaine et jacobine. On dépasse largement le constat fait par Melvin Edelstein dans les dix plus grandes villes où le ratio était de six jacobins pour dix maires 20. Dans les bourgs, la même incertitude qu’en 1791 prévaut mais il semblerait que les maires clubistes, notamment comtadins, percent lors de ces élections. Par ailleurs, les nouveaux maires oscillent entre un républicanisme modéré et un républicanisme très prononcé. Une bonne partie d’entre eux seront désarmés en l’an III et certains quitteront temporairement leur foyer pour se soustraire à la vindicte des conservateurs. Rares sont les maires hostiles aux républicains confirmés comme le Beaucairois Molin qui s’engagera dans la révolte « fédéraliste » de l’été 1793.

17 Les premières années de la Révolution se caractérisent par un très net renouvellement des maires même si la plupart ne sont pas des néophytes. Les fissures politiques de 1791 sont temporairement éclipsées par la percée jacobine de 1792 et la reprise en main par la Convention en 1794. Néanmoins, à partir de l’an III et plus particulièrement sous le directoire, le choix des maires est révélateur d’une très forte conflictualité politique, géographiquement et chronologiquement fluctuante.

Les maires dans la tourmente révolutionnaire (1793-1799)

Les maires de l’an II, fers de lance locaux du gouvernement révolutionnaire

18 Après la crise politique de l’été 1793 dans laquelle les départements du Midi se sont massivement engagés, les Conventionnels prévoient l’ajournement des élections jusqu’à la paix. Des représentants en mission viennent de Paris afin d’épurer les administrations et d’accélérer les enrôlements21. À partir de la fin de l’été 1793 et jusqu’à l’automne 1795, ce sont eux qui font et défont les administrations municipales. En 1794, ce sont notamment les représentants Maignet et Borie qui ont en charge la gestion des départements méridionaux. Quel est le profil des maires nommés en l’an II ?

19 54 % d’entre eux sont en fait des maires de 1792 confirmés dans leurs fonctions en 1794. Seuls 8 % sont des hommes nouveaux, les autres ayant déjà exercé des fonctions municipales subalternes. Nous sommes très loin des quasi 50 % repérés par Jean-Pierre Jessenne pour les campagnes artésiennes22. La part d’édiles ayant commencé leur carrière sous l’Ancien Régime recule nettement (29 %), ce qui sous-entend néanmoins qu’une carrière entamée avant 1789 n’est pas systématiquement discriminante sous la Terreur. Dans les communes de plus de 3 000 habitants et dans les bourgs, la bourgeoisie d’affaires et les rentiers/exploitants agricoles sont surreprésentés. Une fois de plus, les maires ne reflètent pas la réalité socioprofessionnelle de municipalités massivement peuplées d’artisans et de boutiquiers depuis 1792 et davantage en 1794. De plus, la noblesse est totalement marginalisée (8 %). Par ailleurs, la moyenne d’âge s’abaisse à 47,8 ans. Enfin, les sources fiscales sont, hélas, trop lacunaires pour que l’on puisse en tirer quelques informations probantes.

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20 Politiquement, tous, et ce n’est pas une surprise, sont membres du club des Jacobins et activement engagés dans un républicanisme confirmé. Le représentant Maignet s’appuie sur les patriotes les plus zélés pour gérer les communes turbulentes de l’ancien Comtat, comme le cordonnier Chanaud à Caderousse ou le négociant Marchand à Bollène. Ces deux hommes font partie des plus anciens et plus fidèles clubistes, opposés dès 1790 aux nostalgiques de la domination pontificale. D’autres sont récompensés pour le lourd tribut qu’ils ont payé pour prix de leur engagement politique : comme l’apothicaire Volpelierre de Beaucaire, rudement houspillé lors des troubles d’avril 1793. Un grand nombre d’entre eux devront fuir après la chute de Robespierre ou connaîtront l’humiliation de la prison en l’an III. Les moins chanceux tombent sous les poignards de la Terreur blanche. Cependant, le maire de l’an II n’est pas forcément le républicain le plus zélé de son village. À Saint-Paul-Trois-Châteaux, le maire Delubac fait figure de républicain bien pâle face à une municipalité placée sous l’égide des créatures des Payan. À Mornas, c’est le secrétaire et prêtre défroqué Pierre- Paul Laurret qui est l’animateur du mouvement « terroriste » local. Globalement, les maires de l’an II comme ceux de l’an III, sont des édiles qui jouissent d’une solide réputation et de la confiance des représentants en mission. La coloration politique des nominations fluctue selon la conjoncture parisienne. Ainsi, le profil politique des maires de l’an III est-il sensiblement différent.

Les maires de l’an III, des « égorgeurs royaux » ?

21 La chute de Robespierre et le rappel des représentants du peuple en mission comme Fouché ou Maignet sonne le glas de la domination municipale des Jacobins exaltés. Une nouvelle équipe de Conventionnels, plus modérée et plus conciliante, est envoyée dans les départements. Les prisons se vident et les anciens geôliers prennent la place des détenus. Les administrations sont purgées de leurs éléments les plus compromis dans le gouvernement révolutionnaire. Les maires, au même titre que les juges de paix, sont particulièrement concernés par ces épurations. Cependant, quelles sont les réalités de ce changement politique ?

22 Le renouvellement reste somme toute limité. Si 14 % des maires de l’an II sont reconduits, 17 % seulement des maires nommés en l’an III n’ont jamais exercé de fonctions politiques ou administratives par le passé. 48 % ont commencé leur carrière sous l’Ancien Régime. Les anciens nobles (11 %) ne sont pas pour autant désignés pour exercer les plus hautes fonctions municipales, même dans les plus grandes villes du sillon rhodanien. Dans les communes de plus de 3 000 habitants, les Thermidoriens font davantage confiance à la bourgeoisie de talents (47 % des maires) ou à la bourgeoisie d’affaires (33 %) plutôt qu’aux artisans ou boutiquiers, dont certains se sont lourdement compromis pendant la Terreur. Dans les bourgs, les représentants font appel à de gros propriétaires fonciers, solidement possessionnés et à la bourgeoisie d’affaires. La moyenne d’âge se stabilise autour de 47,5 ans. On remarque qu’une nouvelle fois, qu’ils soient élus ou nommés, les maires sont des hommes mûrs et expérimentés.

23 Si socialement le renouvellement reste limité, politiquement, il est total. En effet, les fervents Jacobins de l’an II ont été disgraciés et remplacés par des édiles plus modérés voire nettement conservateurs. Beaucoup ont été membres du club des Jacobins, lors des premières années ou juste après les épurations de l’an III, c’est-à-dire dans ses moments les plus modérés voire pour 1795, réactionnaires. 11 % des maires nommés

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entre l’été 1794 et l’automne 1795 se sont engagés dans la révolte « fédéraliste » de l’été 1793. Beaucoup sont d’ardents adversaires des Jacobins radicaux ou ont connu les prisons de la Terreur. C’est en particulier le cas de Mathon de Saint-Laurent-des- Arbres, acculé à la démission en septembre 1792 à la suite d’un véritable putsch mené par le club. Sa nomination à la tête du village n’est pas un hasard. C’est le symbole fort d’une nouvelle ligne de conduite politique. Cet exemple n’est pas atypique et on retrouve ces mêmes parachutages dans tout le sud de la vallée du Rhône, déchirée par les querelles politiques depuis 1790, si ce n’est avant. Sont-ils pour autant ces « égorgeurs royaux » que leurs adversaires jacobins, persécutés et pourchassés, ne cessent de dénoncer dans de nombreuses adresses envoyées à la Convention ? Il est extrêmement difficile de déceler toute trace de royalisme en l’absence de correspondances ou de journaux intimes. Certes, en 1794, les comités de surveillance ont accusé certains d’entre eux de ce chef d’accusation, passe-partout et bien commode pour se débarrasser d’un opposant politique. En vérité, il s’agit d’une forme de rhétorique ne reflétant pas la réalité des options politiques et visant à nuire à cette nouvelle équipe administrative, accusée de fermer les yeux sur les meurtres d’anciens cadres du gouvernement révolutionnaire23. À partir de l’automne 1795, les électeurs sont à nouveau sollicités. Les élections municipales du Directoire refont surgir les divisions politiques de 1791-1792 en réactivant les frontières politiques.

Les maires du Directoire, révélateurs d’une géopolitique contrastée du sillon rhodanien

24 La constitution de l’an III réinstaure la pratique électorale pour la désignation des maires. Cependant, la nouvelle constitution modifie sensiblement le découpage administratif. Les communes de moins de 5 000 habitants sont regroupées dans une administration cantonale, regroupant deux édiles représentant chaque commune du canton. Les villes de plus de 5 000 habitants gardent leur propre administration, réduite à cinq, sept ou neuf membres24. Pour les municipalités cantonales, nous nous sommes focalisés sur les présidents d’administration, en laissant délibérément de côté les agents et les adjoints des communes du canton, car eux seuls font office de maire.

25 Le retour aux élections à partir de l’automne 1795 ne se traduit pas forcément par un renouvellement très net des édiles. Au contraire, elles font montre d’une certaine stabilité du personnel municipal, très caractéristique du sillon rhodanien. En effet, si 15 % des maires élus sous le Directoire l’ont déjà été depuis 1790, dont 3 % rien que pour l’an III, seuls 15 % d’entre eux sont des hommes sans expérience politique ou administrative. 46 % des maires du Directoire sont des cadres de l’Ancien Régime qui, pour la plupart, ont poursuivi leur carrière sous la Révolution. Dans les campagnes artésiennes, la même stabilité politique prévaut également25.

26 Dans les communes de plus de 3 000 habitants, les catégories socioprofessionnelles dominantes sont encore la bourgeoisie de talents puis la bourgeoisie d’affaires. En revanche, on observe une très nette poussée des artisans et des boutiquiers après le coup d’État de fructidor an V. Dans les bourgs, c’est encore la bourgeoisie d’affaires qui domine, talonnée par le monde des rentiers et des exploitants agricoles. Contrairement aux villes plus importantes, on n’y perçoit pas la même poussée de l’artisanat et de la boutique à la même époque. La moyenne d’âge remonte sensiblement autour de 52,7 ans. On se rapproche plus du profil des édiles de l’époque napoléonienne.

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27 Politiquement, la rupture est beaucoup plus frappante. Les élections de l’an IV réactivent les lignes de cassures politiques, héritées du début de la décennie révolutionnaire26. En effet, alors que les présidents d’administration sont majoritairement des conservateurs plus ou moins modérés, certains cantons reconduisent, précocement, d’anciens partisans du gouvernement révolutionnaire. Ces frontières politiques sont très nettes dans le sud de la vallée du Rhône. De nombreux cantons élisent des maires hostiles à la Terreur comme le négociant Peillard de Bollène, arrêté an l’an II ou l’émigré Coye de Brunelis, maire de Tarascon et ancien « Fédéraliste ». En revanche, dès l’automne 1795, les bastions jacobins élisent des candidats de leur « parti », légalement comme à Orange ou au prix d’un véritable pugilat électoral comme à Roquemaure. Les premières années du Directoire jusqu’à l’an VI révèlent une géographie politique du sillon rhodanien très contrastée. D’une commune à l’autre, entre deux cantons, il existe des sensibilités politiques divergentes. Avec le coup d’État de fructidor an V, le Directoire amorce un coup de barre à gauche. Les administrations les plus conservatrices sont cassées. Les frontières politiques s’estompent sous cette uniformisation politique forcée. Les bourgs comme les villes plus importantes sont dirigés jusqu’en l’an VIII par les anciens cadres de l’an II : ex- membre du comité de surveillance, clubistes… Les présidents des administrations sont principalement tous de fervents jacobins et des républicains radicaux comme le chapelier Fabre d’Orange, surnommé « Fabre Montagne », ou le Beaucairois Pierre Bimar, ancien président du district de Beaucaire sous la Terreur. Cette orientation néojacobine est cassée par la prise de pouvoir par Bonaparte.

28 En fin de compte, les années charnières de la Révolution (an II, an III) et le Directoire font montre d’une forte stabilité administrative. Si la part des cadres d’Anciens Régime fluctue selon les époques, la plupart des maires, qu’ils soient nommés ou élus, ont déjà exercé des fonctions administratives depuis le début de la Révolution. En revanche, la rupture politique est bien nette. Les nominations et plus encore les élections directoriales tracent les contours de frontières politiques apparentes d’une ville à l’autre, entre deux cantons, mais aussi au sein d’un même village. Bonaparte doit composer avec une géographie politique complexe d’un sillon rhodanien en proie aux luttes de factions. Plus qu’ailleurs, il lui est nécessaire de s’appuyer sur des hommes qui font consensus dans des communautés profondément divisées.

Les maires du Consulat au retour définitif des Bourbon

Les maires du Consulat et de l’Empire : le consensus napoléonien ?

29 Après le coup d’État de Brumaire, les consuls suppriment la Constitution de l’an III et enterrent définitivement l’expérience des municipalités cantonales. La nouvelle constitution de l’an VIII bouleverse à nouveau les structures administratives. Désormais, les maires sont nommés par le sous-préfet ou par le préfet27. Dans une zone de forte conflictualité politique comme la vallée du Rhône, le choix du maire est orienté par la recherche d’un équilibre politique, représenté par des hommes faisant consensus. Ce consensus, s’il nécessite une profonde rupture politique par rapport aux années précédentes, n’entraîne pas un renouvellement total des édiles.

30 17 % des maires de l’ère napoléonienne l’ont déjà été par le passé mais seuls 25 % sont totalement inexpérimentés. Les autres ont acquis leur expérience politique et

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administrative soit, sous l’Ancien Régime (9 %), soit, depuis la Révolution (43 %) ou pour les plus jeunes, depuis la mise en place du Consulat (23 %). Finalement, le consensus napoléonien semble nécessiter un renouvellement assez modeste, même s’il est le plus imposant depuis 1790.

31 La part des nobles (40 %) remonte et dépasse même les 35 % de 1790. Le sillon rhodanien semble assez fortement touché par le phénomène de « réaristocratisation » qu’Alain Maureau a pu déceler dans le département du Vaucluse mais s’éloigne très largement des campagnes artésiennes où seuls 5 % des maires appartiennent au second ordre28. La moyenne d’âge des édiles en entrée en fonction est de 48 ans. On se rapproche de la moyenne d’âge des maires vauclusiens, estimée à 49,16 ans ou à celle de ceux étudiés dans la synthèse nationale de Maurice Agulhon, évaluée à 50 ans29. Dans les communes de plus de 3 000 habitants, les militaires en retraite, noblesse oblige, et la bourgeoisie de talents sont surreprésentés. Ils masquent une réalité où les propriétaires fonciers dominent largement les municipalités. Dans les bourgs, les anciens militaires arrivent également en tête En revanche, ils sont talonnés par les propriétaires fonciers et la bourgeoisie d’affaires, la bourgeoisie de talents étant reléguée à l’avant-dernière place30. Enfin, tous ne sont pas de riches notables. Dans les bourgs, la moyenne des revenus, estimée par les sous-préfets, est de 19 961 F mais seuls quatre maires sont en dessus. Dans les communes de plus de 3 000 habitants, la moyenne des revenus est de 45 431 F mais seulement cinq maires sont en dessus. L’écart des revenus varie de 800 F pour l’avocat Reynaud, maire de Bagnols de l’an VIII à 1812 et 200 000 F pour le très riche Christophe de Sauzin, maire d’Orange à la fin de l’Empire.

32 Si le consensus napoléonien fait appel à peu d’hommes nouveaux, il s’appuie principalement sur des modérés de tous horizons et de nombreux émigrés ayant souffert des excès de la Révolution. Leurs adjoints ou les conseillers municipaux partagent globalement les mêmes opinions politiques. Comme en Artois, les anciens révolutionnaires devenus maires à partir de l’an VIII ont tous en commun leur défiance de l’an II et leur distance avec le jacobinisme radical31. Si une part non négligeable de nobles finit par se rallier à l’Empire, certains demeurent sincèrement royalistes tels que Renoyer, inamovible maire de Pont-sur-Rhône de l’an IX à 1819, qui héberge le duc d’Angoulême pendant sa campagne de 1815. Cependant, lassés par la guerre et les effets de la crise économique de la fin de l’Empire, les maires accueillent très favorablement le retour de Louis XVIII qui épure relativement peu les municipalités. Le retour inopiné de Napoléon en mars 1815 change considérablement la donne en provoquant une rupture majeure dans le recrutement du personnel municipal.

Les maires des Cents-Jours, parenthèse républicaine sur fond de bonapartisme libéral ?

33 De retour au pouvoir, Napoléon libéralise le régime par un Acte additionnel, inspiré par Benjamin Constant. Trahi par les notables en 1814, il se tourne principalement vers ceux qui ont le plus à perdre avec une restauration définitive des Bourbons : les anciens jacobins et les républicains. Une grande partie des maires refuse de servir Napoléon et démissionne. Certains partent rejoindre le roi en exil ou se retirent sur leurs terres. Des élections sont prévues pour le courant du mois d’avril dans les petites communes. Elles se traduisent par une rupture politique aussi importante que celles de 1791-1792 ou les nominations du début du Consulat.

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34 Faute de sources, il est difficile d’avoir une vue d’ensemble de la transition sociopolitique des communes rhodaniennes en 1815. Seuls 14 % des maires des Cent- Jours sont des nouveaux venus. Cependant, la rupture semble plus importante que ne l’a soulignée Jocelyne George car seuls 19 % ont été maires d’Empire ou nommés en 181432. 76 % d’entre eux ont commencé leur carrière sous la Révolution française. La noblesse, pièce maîtresse du consensus napoléonien, est ostracisée. Seulement 19 % des maires appartiennent au second ordre contre 40 % sous l’Empire. En fait, une grande partie des nobles a trahi Napoléon ou a refusé de servir l’Empereur. La profession d’un trop grand nombre de maires n’est pas indiquée mais il ne semble pas y avoir de changement majeur par rapport à l’Empire : militaires en retraite, propriétaires fonciers et bourgeoisies de talents ou d’affaires dominent l’échantillonnage. La moyenne d’âge augmente légèrement à 54,4 ans. Il n’a pas été possible de trouver une estimation complète des revenus des maires des Cent-Jours. Sur les quelques données éparses que nous avons pu glaner, ces estimations s’étalent entre 2 400 et 100 000 F. Faute d’informations suffisantes, on se gardera de tirer toute conclusion hâtive.

35 Politiquement, la rupture est beaucoup plus précise. Une partie des maires sont de sincères bonapartistes comme d’Armand de Mondragon ou de Billiotti de Piolenc33. D’autres, plus nombreux encore parmi les conseillers municipaux, sont des vétérans de l’an II comme le négociant Sauzède de Bagnols, ancien membre du comité de surveillance et zélé jacobin. Ces anciens cadres du gouvernement révolutionnaire refont une apparition politique après une éclipse d’une quinzaine d’années. Pragmatisme politique ou conversion sincère ? Ces hommes, qui ont tout à perdre avec un retour définitif des Bourbon, s’engagent corps et âme dans le bonapartisme libéral34. Dans un Midi largement royaliste, contrairement à l’Est massivement favorable à Bonaparte, cette percée très nette des anciens « Terroristes » est très significative35. Cependant, ils ne représentent qu’une infime partie des maires des Cent-Jours. Le retour définitif de Louis XVIII scelle le sort de ces municipalités éphémères.

L’épuration de 1815/1816 : entre permanence et mutation d’une élite locale

36 Le retour définitif du roi se traduit nécessairement par une vaste purge des autorités locales. Les municipalités trop complaisantes avec Napoléon sont destituées ou sévèrement épurées. Les plus compromis dans l’interrègne subissent les foudres de la Terreur blanche tel que Sauzède de Bagnols, malmené aussi bien pour son passé jacobin que pour avoir encadré les fédérés du canton de Bagnols contre le duc d’Angoulême. Le roi récompense ceux qui lui sont restés fidèles et notamment ceux qui ont participé à la campagne du duc d’Angoulême entre mars et avril 1815. Cependant, la refonte des élites locales ne se traduit pas par un renouvellement très important.

37 En effet, Louis XVIII joue la carte de la stabilité en reconduisant 57 % des maires de fin d’Empire, dont la plupart ont tourné le dos à l’Empereur pendant les Cent-Jours. Seuls 23 % des maires nommés entre 1815 et 1816 n’ont jamais exercé de fonction locale. Les autres ont été conseillers municipaux ou adjoints. Cette continuité s’explique par l’opportunisme des édiles, l’attachement sincère au roi pour certains, mais surtout par la pénurie d’un personnel municipal suffisamment instruit, fortuné et volontaire pour exercer les plus hautes fonctions locales. Comme sous l’Empire, plus de la moitié d’entre eux sont des militaires ou d’anciens militaires en retraite. La noblesse

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reprend ses droits : 63 % des maires en font partie contre 40 % sous l’Empire. La moyenne d’âge se maintient à 50 ans, comme l’avait déjà remarqué Maurice Agulhon dans sa synthèse nationale pour le début de la Restauration36. Dans les communes de plus de 3 000 habitants, la moyenne des revenus est de 36 000 F, moyenne faussée par les 250 000 F de l’Orangeois de Sauzin, tandis qu’elle est de 11 404 F dans les bourgs.

38 Ces hommes ont également en commun le rejet de la Révolution, du moins dans sa phase la plus radicale. Dans le Comtat, le roi remercie ses plus chauds partisans comme l’apothicaire Ambroise Meyer de Caderousse, adversaire résolu des Jacobins locaux et tenté par l’aventure « fédéraliste » de 1793. Au moins 23 % d’entre eux ont émigré et rejoint l’armée des Princes. De plus, certains ont été arrêtés sous la Terreur comme le juriste Deloche de Tain, ou ont souffert de l’exécution d’un proche tel le baron Légier de Montfort de Sorgues, dont le père, ancien seigneur de Malijay en Vaucluse, a été condamné à mort par la Commission Populaire d’Orange. Enfin, la grande majorité d’entre eux s’est également opposée, de façon plus ou moins active, au retour de Napoléon. Une partie, non négligeable, s’est contentée de refuser tout poste dans la nouvelle administration impériale. D’autres ont offert leur service au duc d’Angoulême dans sa tentative de soulèvement du Midi comme Jacques Rodolphe d’Aymard d’Orange. Rares sont les maires des Cents-Jours conservés sous la Restauration. Comme d’autres provinces françaises, le sillon rhodanien n’échappe pas à la reconquête municipale par les royalistes les plus zélés37. Finalement, la refonte des édiles locaux fait davantage montre d’une certaine stabilité que d’un renouvellement massif et brutal.

39 Ainsi, le renouvellement des édiles entre 1800 et 1816 reste assez modeste, même s’il est le plus important depuis 1790. Napoléon et Louis XVIII s’appuient massivement sur des hommes expérimentés. La rupture politique est plus nette. L’Empire fait la part belle aux modérés de tout horizon tandis que les édiles des Cent-Jours se recrutent principalement parmi les fervents bonapartistes ou les anciens Jacobins ralliés ou convertis au bonapartisme libéral. Enfin, la Restauration s’appuie massivement sur d’anciens émigrés ou les adversaires de l’Empire.

40 Ainsi, si cette démarche prosopographique focalisée sur les maires ne reflète pas la réalité de l’ensemble des municipalités rhodaniennes entre 1790 et 1816, elle livre néanmoins quelques informations intéressantes. Si la fonction en elle-même reste fortement ouverte jusqu’en 1792, le renouvellement des édiles, lui, s’avère très modeste puisqu’il ne dépasse jamais 20 % sous la Révolution et 25 % à partir de l’Empire. Le maire est donc un homme expérimenté, ayant parfois commencé sa carrière sous l’Ancien Régime. Dans les communes de plus de 3 000 habitants, le maire se recrute principalement parmi la bourgeoisie de talents, la bourgeoisie d’affaires ou les militaires en retraite et partiellement parmi les artisans et les boutiquiers. Dans les bourgs, le maire est surtout un gros propriétaire foncier. Dans les deux cas, il n’est pas forcément l’homme le plus riche de sa localité.

41 Politiquement, cette étude sur les maires met en lumière l’existence de frontières politiques, géographiquement et chronologiquement fluctuantes. Après la régénération de 1790, les élections de 1791 et 1792 se placent sous le signe de la désunion. Des options politiques divergentes font émerger des camps irrémédiablement opposés. Si les reprises en main étatiques de l’an II et l’an III font disparaître temporairement ces divisions, ces lignes de fractures politiques réapparaissent avec le retour de la procédure électorale sous le Directoire. La fonction de maire devient l’enjeu des luttes

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de partis jusqu’en l’an VI. Les consuls doivent subtilement composer avec ce lourd héritage politique. Le choix des maires repose principalement sur des modérés de tous partis faisant consensus dans leurs localités. Sous les Cent-Jours, la rupture politique est plus nette : Napoléon s’appuie massivement sur les anciens Jacobins, vétérans de la Terreur revenus en grâce. La Restauration des Bourbon exclut définitivement de la sphère politique les anciens révolutionnaires les plus zélés, en s’appuyant principalement sur de fervents royalistes, plus ou moins modérés.

42 Dans une zone de forte conflictualité politique comme la vallée du Rhône, le choix du maire ne résulte pas d’un hasard électoral. Il serait intéressant de poursuivre ces investigations plus en aval dans le XIXe siècle afin d’observer, avec l’évolution des pratiques électorales et la structuration d’authentiques partis politiques, l’apparition de véritables ruptures sociopolitiques ou au contraire le maintien d’un certain immobilisme voire conservatisme dans le choix des maires de part et d’autre du sillon rhodanien.

NOTES

1. Maurice Agulhon, Louis Girard, Jean-Louis Robert et William Serman, Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, Jocelyne George, Histoire des maires de 1789 à 1939, Alençon, Christian de Bartillat, 1990. 2. On ne peut citer ici toutes les études accordant une place importante aux maires. Parmi elles, on consultera notamment : Serge Bianchi, La Révolution et la Première République au village, pouvoirs, votes et politisation dans les campagnes d’Île-de-France (1787-1800), Paris, Éditions du CTHS, 2003 ; Georges Fournier, Démocratie et vie municipale en Languedoc du milieu du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle, Toulouse, Publications de l’université de Toulouse, t. 2, 1994 ; et plus récemment mais surtout focalisée sur les chefs-lieux de département : Melvin Edelstein, La Révolution française et la naissance de la démocratie électorale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. 3. Les départements retenus pour cette étude sont : les Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, le Gard, la Drôme, l’Ardèche et l’Isère. 4. Malheureusement, les communes de la vallée du Rhône sont extrêmement indigentes en sources fiscales. La contribution patriotique est quasiment inexistante et les contributions foncières ne fournissent pas toutes les informations recherchées. 5. Sur l’application de la réforme Laverdy et plus généralement sur l’administration municipale française au XVIIIe siècle, on se référera notamment à Maurice Bordes, La réforme municipale du contrôleur général Laverdy et son application (1764-1771), Toulouse, Association des publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, 1968 ; Maurice Bordes, L’administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1970. 6. Georges Fournier, Démocratie…, op. cit., p. 268-275 ; Roland Marx, Recherches sur la vie politique de l’Alsace pré-révolutionnaire et révolutionnaire, Strasbourg, Istra, 1966, p. 158. 7. Tous ces pourcentages sont obtenus à partir de notre base de données des édiles rhodaniens, constituée dans le cadre de notre doctorat « Pouvoir(s) et recomposition sociopolitique dans le sillon rhodanien de 1750 à 1820 ». 8. Melvin Edelstein, La Révolution française…, op. cit., p. 164.

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9. Id., p. 144. 10. Sur la Révolution à Bagnols-sur-Cèze, on consultera notamment : Jean-Claude Masanelli, Bagnols-sur-Cèze en Révolution, Bagnols-sur-Cèze, Éditions Romanistes, 2003. 11. Melvin Edelstein, « Les maires des chefs-lieux de départements de 1789 à 1792 : une prise de pouvoir par la bourgeoisie ? », dans Jean-Pierre Jessenne (dir.), Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social, Rennes, PUR, 2007, p. 199-210. 12. Dans les chefs-lieux de département, Melvin Edelstein estime qu’un quart des maires est reconduit en 1791 : Melvin Edelstein, La Révolution française…, op. cit., p. 165. 13. Jocelyne George, Histoire des maires…, op. cit., p. 37. 14. Maurice Agulhon y voit une forme de mutation de la sociabilité d’Ancien Régime (Pénitents et francs-maçons de l’Ancienne Provence, Paris, Fayard, 1968). 15. Daniel Pingué, Les mouvements jacobins en Normandie orientale, Paris, CTHS, 2001, p. 520. 16. Sur la Révolution dans le Comtat Venaissin, Martine Lapied, Le Comtat et la Révolution française. Naissance des options collectives, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1996. 17. Sur la révolution à Bourg-Saint-Andéol et à Valence, on consultera notamment : Jacky Beau, Gérard Gaspin et Jean-Louis Issartel, Les chemins de la Révolution. Bourg-Saint-Andéol, un bastion sans-culotte en Ardèche, Privas, Fédération des œuvres laïques de l’Ardèche, 1988 ; Jean Nicolas, La Révolution dans les Alpes, Dauphiné, Savoie, Toulouse, Privat, 1989. 18. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution en Artois (1760-1848), Lille, Presses universitaires de Lille, 1987, p. 94-95. 19. Lynn Hunt, Politics, culture and class in the French Révolution, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 161. 20. Melvin Edelstein, La Révolution française…, op. cit., p. 445. 21. Sur ces représentants en mission, on consultera Michel Biard, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, CHTS, 2002. 22. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution…, op. cit., p. 95. 23. Stéphen Clay, « Justice, vengeance et passé révolutionnaire : les crimes de la Terreur blanche », Annales historiques de la Révolution française, no 350, 2007, p. 109-133. 24. Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, Presses universitaires de France, 1951, p. 411. 25. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution…, op. cit., p. 113. 26. Sur les élections de l’an IV, on se référera notamment à Jean-François Suratteau, « Les élections de l’an IV », Annales historiques de la Révolution française, 1951, p. 374-393. 27. Jacques Godechot, Les institutions de la France…, op. cit., p. 518, pour une mise au point récente sur les institutions municipales impériales : Jean Tulard et Marie-José Tulard, Napoléon et quarante millions de sujets. La centralisation et le Premier Empire, Paris, Tallandier, 2014. 28. Alain Maureau, « Les municipalités des Cents-Jours dans le Vaucluse », Nouvelles annales d’Avignon, no 1, 2003, p. 31-45 ; Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution…, op. cit., p. 132. 29. Alain Maureau, « Maires et adjoints dans le Vaucluse de l’an VIII à 1815 », Provence historique, 1978, no 11, p. 241-256 ; Maurice Agulhon, Louis Girard, Jean-Louis Robert et William Serman, Les maires en France…, op. cit., p. 38. 30. Jocelyne George fait le même constat dans sa synthèse nationale, Histoire des maires…, op. cit., p. 59. 31. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution…, op. cit., p. 126. 32. Jocelyne George, Histoire des maires…, op. cit., p. 71. 33. Alain Maureau, « Les municipalités des Cents-Jours… », art. cit., p. 38. 34. Sur les différents bonapartismes de 1815, on consultera notamment Frédéric Bluche, Le Bonapartisme. Aux origines de la droite autoritaire (1800-1950), Paris, Nouvelles éditions latines, 1980.

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35. Frédéric Bluche, Le plébiscite des Cent-Jours (avril-mai 1815), Genève, Librairie Droz, 1974, p. 55-56 ; Henri Houssaye, 1815, Paris, Perrin, 1931. 36. Maurice Agulhon, Louis Girard, Jean-Louis Robert et William Serman, Les maires en France…, op. cit., p. 38. 37. Jocelyne George, Histoire des maires…, op. cit., p. 73.

RÉSUMÉS

Dans une zone de forte conflictualité politique comme le sillon rhodanien, particulièrement marqué par son ancienne tradition municipale, le choix du maire ne résulte pas d’un hasard électoral. Cette approche prosopographique, élaborée à partir d’un corpus de 288 maires choisis dans les bourgs ou les petites villes de six départements rhodaniens, vise à mettre en lumière les processus de renouvellement des élites municipales. Par ailleurs, multiplier les échelles d’analyse apporte un éclairage supplémentaire sur les dynamiques politiques locales et régionales durant la Révolution française, l’Empire, les Cent-Jours et la Restauration.

In the Rhône valley, a region of strong political antagonism, the choice of a mayor is never the result of random electoral circumstances. This prosopographic investigation studies the turnover of provincial élites. By using diverse scales of analysis, the paper casts a new light on local and regional politics during the French Revolution, the first Empire, the Cent-Jours and the Bourbon Restoration.

INDEX

Keywords : mayors, Rhone valley, French revolution, Empire, Restoration Mots-clés : maires, vallée du Rhône, Révolution française, Empire, Restauration

AUTEUR

NICOLAS SOULAS Nicolas Soulas est doctorant en histoire moderne à l’université d’Avignon où il prépare une thèse intitulée « Pouvoir(s) et recomposition sociopolitique dans le sillon rhodanien de 1750 à 1820 » sous la direction de Stéphane Durand. Il est également professeur au collège Colline Durance de Mallemort dans les Bouches-du-Rhône.

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Les maires d’un canton des Hautes- Alpes vus par Joachim Martin, charpentier au château de Picomtal

Jacques-Olivier Boudon

1 À l’origine de la recherche qui fait l’objet de cette contribution, figure la découverte d’écrits laissés par un menuisier sous les planches du parquet qu’il était en train de poser dans plusieurs pièces du château de Picomtal, situé dans le village des Crottes, aujourd’hui Crots, dans les Hautes-Alpes. C’est à l’occasion de travaux effectués dans le château, en 2000, par les actuels propriétaires, Jacques et Sharon Peureux, que ces planches ont été découvertes. Les propriétaires, ayant conscience de l’intérêt historique de ces écrits, les ont intégrés dans un spectacle racontant l’histoire du château. C’est ainsi que j’ai pris connaissance de leur existence1. Ces écrits forment un ensemble de 72 phrases ou bribes de phrases, pour un total de 3 943 mots. Ces 72 textes sont partiellement datés, ils ont été écrits entre 1880 et 1881, essentiellement pendant la saison estivale, mais il est impossible de les replacer dans l’ordre exact de leur rédaction2. Il est aussi probable qu’ils ne forment que la partie immergée d’un ensemble plus vaste. On peut penser que leur auteur, Joachim Martin, a usé de la même pratique sur les autres chantiers qui lui ont été confiés au cours de sa carrière ? À moins que la solitude relative dont il fait l’objet dans le château lui ait donné plus de loisirs de vagabonder dans ses pensées qu’il ne l’aurait fait ailleurs. Quoi qu’il en soit cette forme d’écriture est, sous bénéfice d’inventaire, inédite. Il existe de nombreuses manières d’exprimer des paroles ordinaires, à commencer par les graffitis sur les murs des prisons qui s’apparentent le plus aux inscriptions sous les planchers, à la différence près que les graffitis sont immédiatement visibles et donc lisibles, alors que les inscriptions sous les planches sont délibérément celées du vivant de leur auteur, puisque ce dernier sait qu’ils ne seront pas lus avant 60 ou 80 ans3. Ces bribes permettent de reconstituer l’environnement quotidien, mais aussi mental, d’un menuisier, et partant de se livrer à un exercice de micro-histoire4 susceptible d’offrir une meilleure connaissance de la société villageoise à l’aube de la République des républicains. Au cœur de cette société villageoise, il y a le maire auquel notre menuisier

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n’est pas indifférent. En fait, il évoque plusieurs maires de la commune, ainsi que ceux d’autres communes de la région d’Embrun, ce qui permet de s’interroger sur la « révolution des mairies » vue d’en bas, par un simple charpentier-menuisier.

Un village des Hautes-Alpes

2 Le village des Crottes (aujourd’hui Crots5) est situé à six kilomètres d’Embrun, sur la route nationale qui mène de Gap à Embrun, et est bordé par la Durance. Il abrite au moment où le menuisier écrit, selon le recensement de 1881, une population de 1 313 habitants, répartis entre 62 villages, hameaux, écarts ou fermes isolées6. Le cœur du village où vit Joachim Martin réunit un peu plus de 800 habitants autour de la mairie et de l’église. Depuis 1868, une deuxième paroisse a été érigée pour les habitants de la montagne, sous le vocable de Saint-Jean, Martin y fait brièvement allusion, mais c’est surtout le village proprement dit qui attire son attention, ainsi que le hameau constitué autour du château. Les activités du village sont essentiellement agricoles. Le propriétaire du château, Joseph Roman, auteur d’une monographie sur les Crottes, donne des chiffres très précis sur les surfaces exploitées. Le terroir couvre une superficie de 5 176 hectares et 60 ares, dont 2 078 hectares de propriétés communales et 578 hectares de terrains improductifs. Les propriétés communales sont composées de bois et de pâturages et jouent un rôle important dans une société en grande partie pastorale7, le cheptel s’élève à 3 000 ovins et 300 bovins et équidés. Pour le reste, les productions sont diverses, comme l’observait au début du siècle, le baron Ladoucette, qui fut préfet des Hautes-Alpes au début du Consulat : « La commune des Crottes, menacée par le torrent des Graves, autrefois entourée de remparts que Lesdiguières prit d’assaut8, récolte du blé, du seigle, de l’orge, de l’avoine, des légumes, et un peu de vin ; ses vergers et ses prairies sont d’une grande beauté »9. À la fin du XIXe siècle, le village se consacre toujours à une polyculture qui fait la part belle au froment, malgré la difficulté de le faire pousser. La principale différence par rapport au début du siècle vient de la vigne décimée par le phylloxera et qui ne réapparaît guère, ce qui ne contrarie pas Joseph Roman, qui note la piètre qualité du vin produit sur place. Labours — 338 ha 61 ares Prairies — 216 ha 53 ares Jardins — 3 ha 6 ares Vignes — 37 ha 51 ares (9/10 détruit par le phylloxera) Bois — 1 197 ha 44 ares Pâtures — 597 ha 47 ares Vergers — 5 ha 31 ares Landes — 442 ha 71 ares

3 Le village s’adonne aussi au commerce du bois, provenant de la montagne et acheminé par la Durance, vers le sud. Le chemin de fer devait provoquer des changements dans l’économie locale. Il arrive précisément au moment où écrit Joachim Martin qui ne peut donc pleinement en mesurer les effets, mais qui les pressent.

4 Il faut dire aussi un mot du menuisier. Il a pu être identifié car il a signé certains de ses écrits. « 1880 Martin Joachim du village Crottes 38 ans ». Et ailleurs : « Martin Joachim avoir fait le plancher en août 1880 à 0 F,75 le mètre carré pour Mr Roman ex avocat ». La volonté de laisser une trace est manifeste, mais Martin sait qu’il ne sera pas lu avant longtemps, d’où ce propos adressé d’outre-tombe : « Heureux mortel. Quand tu me

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liras, je ne serai plus ». Joseph Joachim Martin est né au village des Crottes le 18 avril 1842. Son père, Jean-Joseph Martin, auquel il fait plusieurs fois allusion, est alors qualifié de menuisier. Il a 22 ans à la naissance de son fils, étant né le 28 mars 1820, dans une famille de cultivateurs implantée sur la commune10. Jean-Joseph avait épousé, le 15 mars 1842, Adélaïde-Augustine Laville, une jeune femme âgée de 20 ans, originaire de La Mure11 mais arrivée enfant avec ses parents aux Crottes. Le mariage a donc eu lieu un mois à peine avant la naissance de Joachim12. Fille de potiers, sa mère est qualifiée de couturière au moment de son mariage, comme elle le sera également au moment de sa mort survenue le 31 juillet 186813.

5 Il arrive à Joachim de parler de lui, de son passé et de sa famille, de son père en premier lieu, menuisier comme lui. On apprend aussi que Joachim a débuté comme menuisier en 1858. « J’ai commencé en 1858 âgé de 15 ans à travailler pour Mr Berthe Père qui m’a fait faire que quelques meubles et palissades. Adieu ; une larme ». Ce temps de la jeunesse, évoqué avec nostalgie, est aussi le temps de la fête : « Heureux mortel […] sois plus sage que moi de 15 ans à 25 ne vivant que d’amour et d’eau de vie fesant peu et dépensant beaucoup. Ménétrier que j’étais ». Vingt ans plus tard, Martin continue à jouer du violon dans les bals de la région, au grand dam du curé de Crottes. Mais les belles heures de sa jeunesse sont passées : « Pour moi je languis sur cette terre, hélas où j’ai passé de si beaux jours comme le plus fort ménétrier violon de Gap à Briançon l’on te parlera de moi ».

6 Il évoque également son mariage : « Marié en 1868 avec une fille Robert Ex Maire des CROTTES, âgée de 18 ans simple et modeste ayant jamais vu qu’une pine avant son mariage avec moi ». En réalité, sa mémoire flanche quelque peu, car il s’est marié le 26 avril 1870, avec Marie-Virginie-Antoinette Robert, née aux Crottes le 18 mai 1851, fille d’un ancien secrétaire de mairie décédé14. Ce mariage s’est néanmoins fait au- dessus de sa condition, par inclination, souligne Martin, mais non sans conséquence néfaste sur son couple. « Ce mariage d’inclination me porta aucun bonheur car ces parents furent toujours mes ennemis sauf celui de Baratier Robert oncle à ma femme et frère à son père Ipolyte Robert ». Et ailleurs : « Ami lecteur quand tu prendras femme demande lui son instruction et non pas d’argent pour dot ». On ne sait à quoi exactement il fait allusion, mais sans doute espérait-il être davantage secondé dans la tenue de ses registres de comptes et dans la gestion de ses affaires. Le couple a eu quatre enfants, mais Joachim n’en parle jamais. La naissance de ces quatre enfants s’est échelonnée entre 1871 et 1877. L’aînée, Noélie-Henriette, née le 25 décembre 1871, meurt à plus de 80 ans à La Seyne, le 3 septembre 195215. Le deuxième, Jean-Baptiste, naît le 24 juin 1873. Le troisième enfant est également un garçon, Joseph-Casimir- Edouard ; il naît le 1er mai 187516. Le 14 septembre 1877 enfin naît Emilie-Jeanne qui meurt huit mois plus tard, le 2 mai 187817.

La révolution des mairies

7 La perception des changements politiques récents est tangible à travers le discours de Joachim Martin. Son propos s’enracine dans l’histoire et propose quelques jalons qui n’ont que peu à voir avec les événements nationaux. Il ne fait aucune allusion à la succession des régimes depuis son enfance, mais évoque la défaite de Sedan qui aurait provoqué la mort du maire, nommé sous le Second Empire. « Mr Berthe est resté 20 ans Maire de la commune des Crottes. Le chagrin de 1870 l’a étouffé le jour de la prise de

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Sedan », note-t-il. Il fait ainsi apparaître un premier maire du village dont il a d’autant mieux gardé le souvenir qu’il était également le propriétaire du château de Picomtal et que Martin, comme son père, avait travaillé pour lui.

8 Louis Berthe, maire à l’époque du Second Empire est né le 30 novembre 1797 et est mort le 6 novembre 1870 après avoir été maire des Crottes pendant vingt ans. Maire pendant toute l’époque du Second Empire, il est représentatif de ces maires nommés par le pouvoir, en l’occurrence par le préfet des Hautes-Alpes, et choisis parmi les notables villageois18. Dix ans après sa mort, Martin a conservé son souvenir et un attachement réel, au point d’aller fleurir sa tombe. Sa famille incarne un bel exemple d’ascension sociale, puisque ses parents qualifiés de cultivateurs ont pu acquérir l’abbaye de Boscodon, vendue comme bien national à l’époque de la Révolution, tandis que Louis achète ensuite le château de Picomtal et vit de ses rentes. Marié à Thérèse André, il est également décrit par Joachim Martin comme entretenant une maîtresse, à laquelle il aurait donné une maison sur la place de l’église. Or cette concubine n’est autre que la sœur d’Honoré Augustin Philip, qui sera maire un peu plus tard. À la mort de Berthe, c’est son adjoint qui assure les fonctions de maire, avant d’être désigné à ce poste en mai 1871. Martin n’en parle pas, sans doute à cause de la durée courte de son mandat. Louis Casimir Jame était né le 25 mai 1828 aux Crottes, il est comme Berthe fils de cultivateur, mais son père, Jean-Antoine Jame, a également exercé les fonctions de maire sous la Monarchie de Juillet, ce qui démontre que les paysans ont assuré ces charges au cours du XIXe siècle, sans attendre l’avènement de la République19. En 1873, Jame est remplacé par Honoré Augustin Philip. Né le 1er novembre 1838 aux Crottes, fils de Joseph Antoine Philip, cultivateur et aubergiste, et de Marie Marguerite Philip, il est également aubergiste, fonction qui prédispose, par les contacts qu’elle suppose avec les électeurs, à entrer en politique, les cafés étant par ailleurs l’un des lieux privilégiés de rencontre et donc de discussions politiques20. Philip est maire de février 1873 à janvier 1881. Il a donc accompagné la révolution des mairies. Martin le désigne comme un maire gambettiste, ce qui le situe à gauche du parti républicain, alors que Martin fait preuve de sentiments républicains réels, mais plus modérés. Les propos qu’il tient à son égard sont sévères ; il dénonce à la fois sa gestion de l’argent et son anticléricalisme virulent. « La commune a fait un emprunt qui passera par les mains du maire PHILIPP et nous serons ruiné 25 mille je crois. Malheur nous n’aurons que les sous et les pièces seront pour eux ». Cette critique relève du registre classique de la dénonciation de la corruption des élites, fussent-elles locales21. Martin enfonce le clou sous une autre planche : « le maire Philipp empoche l’argent le cochon ». Il le décrit encore, à l’occasion de sa défaite aux élections de janvier 1881 comme un « homme brute et voleur des fonds de la commune ». Il insiste aussi sur son anticléricalisme. « Comme son père il est le destructeur de la religion, pas de messe pas de prière », ajoutant « il a besoin de prier ». Mais Martin intervient aussi sur un autre registre en s’en prenant, sans véritable explication, à la famille de Philip. « 4 enfants : 3 filles et 1 garçon. Fille aînée goitre, 2e boiteuse, 3e fille muette sourde, garçon muet et sourd ». Il est clair que le contentieux entre les deux hommes dépasse le cadre strictement politique.

9 Au plan local les élections municipales de janvier 1881 sont suivies avec intérêt par Joachim Martin. Il regrette que Joseph Roman n’ait pas accepté le poste de maire que le plus grand nombre de suffrages lui permettait de briguer. La mairie échoit donc à Marcellin-Désiré Lagier, que Martin traite sans plus de ménagement que son prédécesseur. Il est quasiment le contemporain de Philip, puisqu’il est né le 2 décembre

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1839 aux Crottes, dans une famille de boulangers. Lui-même est aubergiste. Il a épousé en 1864 Elise Elisabeth Miollan, domestique à Gap, fille de Joseph Miollan, cultivateur au hameau de Boscodon appartenant à la commune des Crottes. Il est décrit par Martin comme « gros et sot », et son adjoint à Saint-Jean – hameau siège d’une paroisse de la montagne –, comme « avare et jaloux ». Martin est également très sévère pour l’ensemble du conseil municipal élu en 1881 : « Ignorance complète sur 7 conseillers il y en a 4 qui ne savent lire », ce qui est sans doute excessif quand on connaît le niveau d’instruction des habitants des Hautes-Alpes. Joseph Roman lui-même souligne, dans la monographie qu’il consacre à la commune que « Les habitants, presque sans exception, parlent assez purement le français et savent lire, écrire et compter »22. Joachim Martin est donc critique à l’égard des élites municipales des Crottes, peut-être est-ce par dépit de n’en point faire partie.

10 Il n’est guère plus indulgent à l’égard des édiles des communes voisines. Il évoque nommément le maire d’Embrun et celui de Savines, village proche des Crottes sur la rive droite de la Durance. Le premier est Amédée Ferrary, député et maire d’Embrun. Né à Embrun le 26 avril 1827, il est le fils de Barthélémy Ferrary, entrepreneur de travaux publics, et d’Alexine Pascal. Barthélémy Amédée a succédé à son père comme entrepreneur de travaux publics à Embrun. Joachim en parle d’autant plus que Ferrary père a travaillé longuement au château de Picomtal dans les années 1820. Il y fait naître ses fils, ce qui est une image dans la mesure où ils sont nés à Embrun, mais cela manifeste le lien entretenu avec le château. C’est apparemment en s’occupant de la réfection de la prison d’Embrun que ce migrant venu du Piémont sans le sou a construit sa fortune. C’est en tout cas ce qu’en a retenu Joachim : « Amédé Ferrary est l’avant dernier des 4 frères Ferrary nés dans le château. Leur père est venu du Piémont avec 5ct dans sa poche ; A servi les maçons 10 ans à Embrun. Entrepreneur de la centrale il y a gagné 50 mille francs et 10 au Pont Rouge », il s’agit du pont qui traverse la Durance au niveau des Crottes. Martin est sensible à la réussite sociale construite sur le travail, valeur essentielle à ses yeux. Maire de cette ville de 1871 au 24 mai 1873, il se présente, comme candidat républicain aux élections législatives, le 1er octobre 1876, dans l’arrondissement d’Embrun, et est élu député contre un candidat monarchiste. Il siège à gauche. Battu en octobre 1877 par M. de Prunières, candidat de Mac-Mahon, il est réélu en 1878 après l’invalidation de ce dernier et se range dans la majorité opportuniste. Il est réélu en 188523.

11 Martin évoque aussi le maire de Savines, qui se nomme François Pavie. Une fois encore, il est sensible à la promotion sociale de cet élu, notant qu’il « est fils d’un gros paysan pauvre comme moi ». François Pavie, né le 2 février 1843 à Savines, appartient à la même génération que Joachim Martin. Il y a tout lieu de penser que les deux hommes se sont connus dans leur jeunesse, peut-être dans les bals que le jeune Joachim fréquentait assidûment. À dix-huit ans, François Pavie a émigré aux États-Unis. Il en revient à vingt-sept ans, après avoir fait fortune, ce que Martin ne manque pas de rappeler : « Il a fait fortune en Amérique en 10 ans, colporteur de livres et papiers et étranglé quelqu’un ce que l’on dit ». Joachim ne peut s’empêcher de rapporter les bruits courant sur le personnage, ce qui est aussi un moyen de mettre en valeur sa force de caractère. Pavie a un itinéraire politique qui ressemble beaucoup à celui de Ferrary. Conseiller municipal de Savines en 1869, engagé dans la garde mobile en 1870, il est nommé maire de Savines en mai 1871, puis révoqué en 1874, ce qui ne l’empêche pas d’être élu conseiller général du canton de Savines la même année. Dans le même temps, il fait fructifier ses intérêts économiques en développant la Manufacture cotonnière du Sud-

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Est et les Scieries mécaniques de Savines. Il deviendra député des Hautes-Alpes en 1898, après avoir été battu en 1893. Il demeure député jusqu’en 1906 voyant à cette date sa commune natale ériger une imposante statue dédiée à la République, installée face à la mairie du village24.

12 Les maires dont parle Martin sont contemporains de l’avènement de la République des républicains. Or cet avènement provoque clairement une rupture. Peut-être même a-t- elle entraîné une forme de libération dont Martin s’empare pour se livrer. De l’œuvre républicaine, il retient plusieurs éléments, à commencer par sa politique anticléricale, faisant allusion à l’application du décret de mars 1880 sur l’interdiction d’enseigner aux congrégations non autorisées, à la diminution du traitement des ecclésiastiques, à la laïcisation des cimetières, ou encore des écoles publiques, mesure appliquée de façon variable selon les régions25. Après les questions religieuses, viennent les réformes en matière militaire, concernant le service, mais aussi les crédits accordés aux places fortes dont Briançon. La république a fait de belles choses en 1881. Janvier et février a fait fermer 200 couvents diminué les curés et évêques d’un tiers. A prohibé les croix aux cimetières et honneurs fantasques. Les religieuses ont été retirées des écoles publiques. Mis le service militaire à 40 mois de présence au corps augmenté des pensions militaires augmenté les gradés, dépensé 10 millions aux forts de Briançon, dépensé 110 mille francs dans le torrent de Vachères pour plantations. 4 milliards qu’elle a dépensés en France pour les écoles publiques. Conquis la Tunisie, Sud Afrique avec 60 millions de dépense et peu d’homme.

13 Le discours patriotique autour de la défense du territoire et de la conquête de nouveaux espaces coloniaux est pleinement intégré par Martin qui manifeste en la circonstance des idées proches de celles défendues par les Républicains opportunistes. Comme eux aussi, il souhaite limiter l’emprise de l’Église sur la société, mais sans être un anticlérical ardent. Il affiche un républicanisme tempéré, mais réel.

14 Martin est également attentif aux investissements économiques en faveur du développement régional, conséquence directe du plan Freycinet adopté en 1879, et suit avec attention les progrès du chemin de fer, même s’il exprime aussi les réticences d’une paysannerie que l’arrivée du train bouscule. Le tracé du chemin de fer a été commencé en 1879 et la ligne commencée en 1881. Des grandes pétitions ont été faites par les Embrunais pour avoir la gare à Embrun. La compagnie voulait la faire passer sur notre digue de la Durance ; C’est un malheur pour les propriétaires du village. 4 août 1881.

15 La construction de la ligne Gap-Briançon provoque la destruction des remparts d’Embrun, mais aussi de la prison. « le chemin de fer est bientôt terminé. Les ponts sont tous faits et les remparts d’Embrun seront bientôt rasés » ; « Les employés du chemin de fer avalent tout sans compter la centrale ou détention ». Martin souligne aussi que la construction est confiée à des travailleurs d’origine piémontaise, sans qu’on puisse lire dans ses propos la moindre trace de xénophobie. « 4 à 5 mille piémontais au chemin de fer sur le canton d’Embrun. Les remparts à bas ». La vallée de la Durance est un lieu de passage, d’immigration, mais aussi d’émigration. L’immigration piémontaise a largement contribué à son développement économique26.

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La brève carrière municipale de Joseph Roman

16 Les propos de Martin ne se déploient que sur deux ans. On ne peut pourtant passer sous silence l’élection du propriétaire du château de Picomtal, Joseph Roman, à la mairie des Crottes. Lagier meurt subitement le 7 septembre 1883, à l’âge de 43 ans. Cette fois-ci Joseph Roman accepte la charge de maire. Il est donc temps de présenter le propriétaire du château. Joseph Roman appartient à une famille de notables des Hautes-Alpes, engagés dans l’action politique depuis l’époque de la Révolution. Du côté paternel, il est le petit-fils de Joseph Roman, qui fut chef de bureau au ministère des finances, et le fils d’Hippolyte Roman, qui était à sa naissance substitut du procureur du roi à Sisteron. Par son père, il appartient à une famille de magistrats. Joachim Martin y fait du reste allusion dans ses écrits : « Mr Roman Père était président de la célèbre cour d’Aix Marseille. De là vient que Roman fils a dans son musée couteaux, poignards, fusils, sabres, bâtons, tout ce qui a servi à la destruction humaine ; le fameux poignard du chef brigand qui ont été guillotinés à Marseille tous 4 le même jour, horreur à voir ». En fait, le père de Joseph Roman meurt alors qu’il est procureur à Sisteron. Il s’est trouvé aux premières loges au moment de l’insurrection républicaine au lendemain du coup d’état du 2 décembre, l’arrondissement de Sisteron étant un de ceux où la résistance a été la plus forte27.

17 Son père avait épousé le 20 novembre 1839 Lydie Amat, née à Gap le 11 avril 1820 28. Sa mère appartenait à une vieille famille de la noblesse provençale maintenue par arrêt du Parlement de Provence de 1382, qui compte de nombreux rameaux29. La branche dont est issu Joseph avait perdu son appartenance à la noblesse. Son arrière-grand-père, Claude-Simon Amat, né en 1762, qualifié de marchand au moment de la naissance de son fils en 177930, est ensuite notaire à Ribiers à partir de 1785, membre du directoire du département des Hautes-Alpes au début de la Révolution, puis député de ce département à la Législative en 1791, mais il n’est pas réélu à la Convention31. Son grand-père, Jean-Joseph Amat, avoué à Gap, fut également député des Hautes-Alpes de 1827 à 1831, après avoir été adjoint au maire de Gap, de 1814 à 1821, puis maire de cette ville, ce qui lui vaut en 1825 la croix de chevalier de la légion d’honneur32.

18 Né à Gap, le 13 novembre 184033, Joseph Roman a commencé ses études au collège de Mongré, récemment ouvert par les jésuites à Villefranche-sur-Saône, puis les a poursuivies au collège tenu par les Chartreux à Lyon, avant de gagner Paris, où baccalauréat en poche, il s’inscrit à la faculté de droit ; il en sort licencié et devient avocat. Parallèlement il a suivi en auditeur libre les cours de l’École des Chartes. Il s’occupe dès lors de numismatique et fonde en 1865 avec Édouard de Laplane et Ernest Lecomte la Société de Numismatique34. En 1870, il s’engage dans le bataillon des mobiles des Hautes-Alpes, avec le grade de lieutenant de la cinquième compagnie. Il est envoyé en Franche-Comté où le bataillon est plusieurs fois engagé avant de passer en Suisse au début du mois de février 1871, expérience relatée dans Le bataillon des mobiles des Hautes- Alpes, 20 août 1870 - 26 mars 1871 35. Joseph Roman publie ensuite en 1873 la Sigillographie d’Embrun, et se consacre à l’édition de la correspondance du connétable François de Bonne de Lesdiguières36.

19 À Paris, au moment de ses études, il vit avec sa mère, veuve depuis 1852, à laquelle la rumeur prête des aventures que Joachim Martin s’empresse de rapporter, lui aussi sensible à son charme, puisqu’il la rajeunit d’une dizaine d’années, dans le portrait qu’il trace d’elle : « Mme Roman a 50 ans environ, mignonette et petite, caractère doux. Mme

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a été jolie et joyau des salons de Paris, a eu une fille à l’inconnu ce qui fait dire souvent à son fils ; va t’en à Paris faire boucher ton trou. Chose regrettable pour une mère. Ils ne sont pas d’accord ». On entre avec Joachim, qui transcrit les choses sans détour, au cœur des querelles de famille. Lorsque Joseph Roman se marie, sa mère et son frère quittent le château pour se retirer à Sisteron, dans la maison héritée de son père. « Mme Roman et son cadet habitent Sisteron, ils ont 8 fermes à soigner », souligne Martin qui précise ailleurs que le cadet a été renvoyé chez sa mère après avoir étranglé le chien de son frère. Lydie Amat y meurt le 20 janvier 1890.

20 En 1880, quand Joachim Martin entreprend la réfection du plancher, Joseph Roman est encore, à quarante ans, célibataire. Aux yeux du menuisier, il apparaît comme peu préoccupé de trouver une femme, tout adonné à ses travaux d’érudition et à sa passion pour le dessin. Il précise au passage le rôle joué par sa tante dans son éducation – il doit s’agir d’Eudoxie Amat, née en 1827, seule des sœurs de Lydie à être restée célibataire : « Mr Roman vient de me montrer les croquis qu’il vient de prendre à l’argentière de Briançon. Les 7 péchés capitaux, très beau à voir. Mr n’est pas méchant mais il a temps soit peu conservé une forte dose de verve féminine car élevé par sa tante Mme Amat rentière de 20 mille de Gap elle l’a gâté raclé arrangé de manière qu’il lui vient toujours quelque mauvaise manière féminine. Gentil garçon aimant les jolies femmes et ne les touchant pas, se mêlant un peu de tous les procès. Donnant des bons conseils à qui veut bien l’écouter ; Il aurait une majorité de voix pour maire mais ce (n’est) pas sa vocation ». Joseph Roman finit par se marier, en septembre 1881, avec Isabelle Reynaud, femme peintre, qui contribue à la décoration du château. Le couple a cinq enfants, parmi lesquels le futur fondateur du Dictionnaire de Biographie française.

21 Joachim paraît bien s’entendre avec le propriétaire du château, avec lequel il discute de sujets divers. « Mr Roman vient d’arriver très satisfait de son voyage et de son travail et me dira de quelques nouveaux sur ses trouvailles d’archive comme archiviste célèbre par les écrits qu’il fait relier à Grenoble et a dans sa bibliothèque ». Mais ces échanges n’empêchent pas le maintien de relations de patron à ouvrier. « O toi seigneur qui habite le château ne méprise pas l’ouvrier », s’exclame ainsi Joachim. Le retour du propriétaire interrompt les rêveries du menuisier qui doit se remettre au travail et sans doute espacer ses écrits. « Mr roman va arriver de Briançon et me grondera de voir que je n’ai pas fini le plancher » ; « Aujourd’hui 16 Aout 1880 je continue le plancher. Mr va arriver de la Bessée ». Et le lendemain : « Bonjour 17 août Monsieur arrive ».

22 En septembre 1883, Joseph Roman accepte donc la charge de maire qu’il exerce jusqu’en 1885, sans pour autant renoncer à ses voyages, ce que trahissent les registres d’état civil, assez régulièrement tenus par son adjoint. Quoiqu’il en soit, pendant cette courte période de moins de deux ans, le village des Crottes renoue avec la tradition qui voulait que la mairie soit tenue par le châtelain du lieu, alors que depuis le début des années 1870, cultivateurs et aubergistes s’y étaient succédé.

23 Pour conclure, il faut redire que les propos tenus par Joachim Martin sont très parcellaires et ne rendent que très imparfaitement compte de la vie municipale de son village voire de cités environnantes. Mais alors qu’il est absolument muet sur les événements nationaux, il s’attarde sur la vie locale, sur les personnes, comme sur les changements tangibles que la politique des républicains a entraînés. Il confirme ainsi que pour un simple artisan l’environnement spatio-temporel est formé par les limites du canton, voire du pays. C’est dans ce cadre que se déploie son existence. Quant au jugement qu’il porte sur les hommes qui administrent sa commune, il est généralement

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sévère, mais rend compte là aussi de la difficulté de former de nouvelles élites, en l’occurrence les élites municipales appelées à prendre le relais des notables traditionnels, même si ceux-ci n’ont pas été complètement écartés. La révolution des mairies passe aussi par ce changement de personnel.

NOTES

1. Je remercie Jacques et Sharon Peureux, propriétaires du château de Picomtal, de m’avoir communiqué ces textes et de m’avoir autorisé à les utiliser. 2. Pour une présentation d’ensemble, voir Jacques-Olivier Boudon, « Sous les parquets du château de Picomtal. Les écrits posthumes d’un menuisier des Hautes-Alpes (1880-1881) », Histoire, Économie et Société, no 1, 2014, p. 72-86. 3. Voir Jean-Claude Vimont, « Les graffiti de la colonie pénitentiaire des Douaires », Histoire et Archives, no 2, 1998, p. 139-153 ; id., « Graffiti en péril ? », Sociétés et représentations, no 25, 2008, p. 193-202. 4. Voir Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980. 5. Hautes-Alpes, arr. Gap, ch-l. de cant. Embrun. 6. Joseph Roman, « Monographie de la commune des Crottes », extrait du Bulletin de la Société d’Études des Hautes Alpes, Gap, Jean et Peyrot, 1908. 7. Joseph Roman, « Le périmètre de reboisement de la commune des Crottes », extrait du Bulletin de la Société d’Études des Hautes-Alpes, Embrun, 1884. 8. Alors chef des protestants du Dauphiné, François de Bonne, seigneur de Lesdiguières – le futur duc de Lesdiguières, maréchal et connétable de France – s’empara des Crottes en 1580. Charles Charonnet, Les Guerres de religion et la société protestante dans les Hautes-Alpes (1560-1789), Gap, 1861, p. 182. 9. Jean-Charles-François Ladoucette, Histoire, topographie, antiquités, usages, dialectes des Hautes- Alpes, avec un atlas et des notes, Paris, Gide et cie, 3e éd., 1848 [1834], p. 240. 10. AD Hautes Alpes, Crottes, NMD 1840, 2 E 49/6, acte de naissance de Jean-Joseph Martin. 11. Isère, arr. Grenoble, ch.-l. de cant. 12. AD Hautes Alpes, 2 E 49/8, acte de mariage de Jean-Joseph Martin et Adélaïde-Augustine Laville. 13. AD Hautes Alpes, 2 E 49/10, acte de décès de Adélaïde-Augustine Laville. 14. AD Hautes Alpes, 2 E 49/10, acte de mariage de Joseph Joachim Martin et Marie-Virginie- Antoinette Robert. 15. AD Hautes Alpes, 2 E 49/10, acte de naissance de Noélie-Henriette Martin. 16. AD Hautes Alpes, 2 E 49/11, actes de naissance de Jean-Baptiste, Joseph-Casimir-Edouard et Emilie-Jeanne Martin. 17. AD Hautes Alpes, 2 E 49/11, acte de décès d’Emilie-Jeanne Martin. 18. Maurice Agulhon (dir.), Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986. 19. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution. Artois 1760-1848, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987.

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20. Comme l’avait constaté Raymond Huard dans le Gard, Raymond Huard, La préhistoire des partis. Le mouvement républicain en bas-Languedoc, 1848-1881, Paris, Presses de Sciences-Po, 1982. 21. Voir Frédéric Monier, Corruption et politique : rien de nouveau ?, Paris, A. Colin, coll. « É léments de réponse / libertés de l’historien », 2011. 22. Joseph Roman, « Monographie de la commune des Crottes », extrait du Bulletin, Gap, Jean et Peyrot, 1980, p. 3. 23. Sur le contexte de luttes politiques entre républicains et monarchistes, voir notamment Odile Rudelle, La République absolue 1870-1889, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982. 24. Elle a été déplacée dans le nouveau village après l’immersion de l’ancien village, au moment de la construction du barrage de Serre-Ponçon en 1960. 25. Jacques-Olivier Boudon, Religion et politique en France depuis 1789, Paris, Armand Colin, 2007. 26. René Siestrunck, L’autre versant. Pour une histoire de l’immigration piémontaise-italienne en Briançonnais, Val-des-Prés, Éditions Transhumances, 2006. 27. Philippe Vigier, La Seconde République dans la région alpine, Paris, PUF, 1963, t. 2, p. 311 sq. 28. AD Hautes Alpes, Gap, NMD, 2 E 65/42. 29. [Joseph Roman], Généalogie de la famille Amat, Grenoble, Allier, 1890, p. 34-35. (l’exemplaire non signé possédé par la Bibliothèque nationale porte « don de l’auteur, M. Roman ». 30. AN, LH 28/63, dossier de Jean-Joseph Amat, extrait du registre des baptêmes de Ribiers. 31. Edna Hindie Lemay (dir.), Dictionnaire des Législateurs 1791-1792, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2007, 2 t., t. 1, p. 9. 32. AN, LH 28/63, dossier de Jean-Joseph Amat et Dictionnaire des parlementaires français, t. 1, p. 52. 33. AD Hautes-Alpes, Gap, NMD 1840, 2 E 65/42. 34. « M. Joseph Roman », extrait du Bulletin de la Société d’Études des Hautes Alpes, 1925, no 13 et 14. 35. Joseph Roman, Le bataillon des mobiles des Hautes-Alpes, 20 août 1870 - 26 mars 1871, Gap, Jouglard, 1871. 36. Actes et correspondance du connétable de Lesdiguières, publiés sur les manuscrits originaux par le comte Douglas et Joseph Roman, Grenoble, Imp. De E. Allier, 1878-1884, 3 vol.

RÉSUMÉS

À l’occasion de travaux effectués dans le château de Picomtal, situé dans le village des Crottes, aujourd’hui Crots, dans les Hautes-Alpes, ont été découverts en 2000 72 textes, partiellement datés entre 1880 et 1881, laissés par un menuisier sous les planches du parquet qu’il était en train de poser dans plusieurs pièces du château. Il existe de nombreuses manières d’exprimer des paroles ordinaires, mais ces inscriptions sous les planches sont délibérément celées du vivant de leur auteur, puisque ce dernier sait qu’elles ne seront pas lues avant 60 ou 80 ans. Ces bribes permettent de reconstituer l’environnement quotidien d’un menuisier, d’offrir une meilleure connaissance de la société villageoise. Au cœur de cette société, le maire, auquel notre menuisier n’est pas indifférent, est évoqué ainsi que ceux d’autres communes de la région d’Embrun, ce qui permet de s’interroger sur la « révolution des mairies » vue d’en bas, par un simple charpentier- menuisier.

Following work in the castle of Picomtal, located in the village of Crottes, today Crots, in Hautes- Alpes, 72 texts, partly dated between 1880 and 1881, were discovered in 2000. They were left by a carpenter under the boards of the floor that he was putting in several rooms of the castle. There

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are many ways of expressing ordinary words, but these inscriptions under the boards were deliberately concealed during the life of their author, since the author was aware that they would not be read before 60 or 80 years. These texts make it possible to reconstitute the daily environment of a carpenter, to offer a better knowledge of the village society. At the heart of this society, the mayor, to whom our carpenter is not indifferent, is evoked as well as those of other communes in the Embrun region, which makes it possible to question the “City halls revolution” seen from the bottom, by a simple carpenter.

INDEX

Mots-clés : Hautes-Alpes, révolution des mairies, Troisième République, micro-histoire Keywords : Hautes-Alpes, City halls revolution, Third Republic, Microhistory

AUTEUR

JACQUES-OLIVIER BOUDON Jacques-Olivier Boudon est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne. Il codirige le Centre de recherche en histoire du XIXe siècle, est directeur de l’École doctorale d’histoire moderne et contemporaine et président de l’Institut Napoléon. Il a publié une vingtaine d’ouvrages portant sur la Révolution, le Premier Empire et le XIXe siècle, parmi lesquels ses dernières parutions Les naufragés de la Méduse paru chez Belin en 2016 et L’Empire des Police chez Vuibert en 2017.

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Être maire en Corse, d’un Napoléon à l’autre (1800-1870)

Pierre Allorant

La campagne électorale a été avare de largesses, mais à présent les fêtards partagent leur victoire avec tous. En passant près de nous, le maire nous serre la main. […] - Tu vois, dis-je à Baptiste, c’est un brave type, M. le maire. À moi, il me parle en corse et à toi il te fait servir à boire : il connaît bien ses administrés.

1 Cette scène de victoire municipale pourrait illustrer l’image du maire corse au XIXe siècle telle qu’elle ressort des rapports des préfets ou des procureurs, y compris l’usage alternatif des langues1. L’impression qui en ressort est proche de celle tirée des rapports de Mérimée et de Blanqui2 sur la situation de l’île, abandonnée par sa « marâtre française » et la malédiction d’élites morcelées, rivales, tournées vers la rhétorique et le clientélisme et non vers le progrès. Dans son Rapport sur l’état économique et moral de la Corse, l’économiste libéral Blanqui affirme que « la Corse doit à sa position insulaire l’orageuse langueur où elle a végété depuis les premiers temps de son histoire […] la Corse a toujours été traitée comme une colonie ».

2 Vue par les agents de l’Intérieur et de la Justice, l’île de Beauté cache ses charmes et peut devenir un calvaire pour la tutelle, impuissante à assurer la marche des affaires, voire la simple régularité des actes de l’état-civil. La comparaison coloniale revient sous la plume des rapporteurs, alors que les Corses entretiennent un lien fort avec la « projection coloniale » de la « plus grande France », singulièrement dans les mairies. Quelles sont les représentations du maire corse, de Bonaparte à la fin du Second Empire ? Comme l’a écrit en « préfacier continental » Maurice Agulhon, les particularismes de la politique et de la société corses n’ont rien d’immuables, et l’enjeu consiste à vérifier comment elles se rattachent à un retard des ruralités, en particulier méditerranéennes. Les dysfonctionnements municipaux, l’inertie de la tutelle ou le brigandage forestier se rencontrent tout autant dans le Berry, où des préfets sortis des rangs des maîtres des requêtes se comportent en gouverneurs emplis de préjugés méprisants sur les maires de village. Être maire en Corse du Consulat à Sedan, c’est le plus souvent être choisi par le gouvernement dans les rares villes, ou par le préfet dans les villages ; mais la place décisive des liens familiaux fait qu’en Corse si on ne naît pas

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maire, on a peu de chance de le devenir, on hérite de ces fonctions et avec, des inimitiés du clan ou parti rival, prolixe en dénonciations. Plus qu’ailleurs, les représentations des maires fournies par les canaux rivaux du préfet d’Ajaccio et du procureur de Bastia, divergent, voire se heurtent et rejouent les tensions entre le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux. La chronique des relations maires/préfets est dominée par le balancement entre la résignation face à la médiocrité du service rendu par des fonctionnaires pauvres et peu éduqués, et la double répression administrative et pénale des abus et irrégularités, surtout sous la Restauration. En contrepoint, le portrait du bon maire, qu’Adolphe Blanqui situe à Algajola avec Padroni, modèle d’hospitalité « de bonté, de simplicité et de dignité », transparaît de rapports en tableaux, à travers les présentations aux conseils supra-communaux, pour entrer dans le corps préfectoral ou l’ordre de la légion d’Honneur. Chaque régime colore la fonction municipale, à mesure des ruptures législatives et des fluctuations des politiques envers la Corse, entre reconnaissance de la spécificité insulaire et volonté d’uniformisation. Paradoxalement, la Corse échappe initialement à la domination préfectorale du fait d’un régime militaire post-reconquête, entreprise de francisation et de répression confiée à Miot, administrateur général. Les maires corses servent de relais à la réorganisation administrative, à la conscription et à l’embellissement d’Ajaccio. Corruption et matraquage fiscal ulcèrent des populations montagnardes appauvries par les guerres, de la Balagne à l’Alta Rocca. Au moment où est mise en œuvre la loi de pluviôse an VIII, la Corse est mise hors la constitution, soumise à un délégué général omnipotent qui surplombe les préfets et dispose de bras séculiers : colonne mobile et commission judiciaire.

Être maire en Corse sous le Consulat et le Ier Empire : une normalisation tardive

3 Du fait des séquelles de la guerre contre l’Angleterre et du paolisme, le régime administratif fait longtemps exception. En revanche, l’obsession du retour à l’ordre conduit au choix d’une continuité municipale qui témoigne de l’exiguïté d’un vivier raréfié par les refus d’accepter des fonctions bénévoles, rendues ingrates par la conscription et les réquisitions.

La continuité du personnel des mairies des deux départements corses

4 Le 16 messidor an VIII, la proposition du préfet pour le poste de maire de Bastia témoigne de l’absence de rupture avec les municipalités révolutionnaires : Giovellina, « propriétaire. Ci-devant président de la municipalité. Propre, intelligent et attaché au gouvernement ». Sans doute la porosité entre les fonctions est-elle plus forte en Corse, en lien avec l’étroitesse du vivier élitaire et les alliances croisées des familles de l’île. Ainsi Tiburce Morati, maire de Murato, est-il nommé au conseil général du Golo en l’an X, avant d’intégrer le conseil de préfecture et de devenir sous-préfet3. Cette perméabilité est renforcée par la pratique de l’intérim préfectoral par un conseiller de préfecture, et de celui du sous-préfet par un conseiller d’arrondissement ou, à défaut, un conseiller général, y compris en période de présentation des tableaux de candidats, brouillant les repères hiérarchiques et la circulation verticale du « fluide électrique »4.

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5 À l’échelon des modestes conseillers de « l’arrondissement communal » établi par la loi de pluviôse, la composition est immuable mais peu éclairante, car les bureaux se contentent d’indiquer « propriétaire » comme profession de membres généralement maires ou adjoints du pays5. La liste des conseillers généraux en dit davantage : sur 16, 13 propriétaires et un cultivateur témoignent de la prépondérance agricole dans le Golo, seuls un négociant (Filippini à Corte) et un ex-chef de bataillon (Gentile à Nonza) font exception ; le plus frappant est la minoration de la représentation de Bastia, dotée d’un seul conseiller, trace de la volonté d’encadrer des campagnes turbulentes et aussi de punir la ville.

6 Dans le Liamone, le préfet Galeazzini détaille sa méthode de sélection, la consultation des sous-préfets et des conseillers de préfecture qui lui ont fourni des notes sur les « personnes que la voix publique désigne pour être dignes de la confiance du gouvernement […] pour la nomination des maires et leurs adjoints »6.

Obsessions préfectorales : faire régner l’ordre et alimenter la conscription

7 La fusion des deux départements corses en avril 1811 bénéficie à Ajaccio, déjà chef-lieu de diocèse, embellie par sa grande rue, son jardin botanique et sa bibliothèque. Si l’influence d’un préfet natif de l’île est précieuse, les temps de troubles compliquent les fidélités. Le commandant en chef multiplie les plaintes contre l’inertie d’Arrighi de Casanova dans la répression de la fraude à la conscription, il le suspecte de couvrir les « maires qui recèlent ces bandits sans les dénoncer ni les faire arrêter et qui vont même jusqu’à leur prêter assistance »7. Le général prend à témoin le maire d’Ajaccio pour réclamer l’éviction du préfet dont l’« apathie influe beaucoup sur la non-exécution des lois de l’Empire et sur l’esprit public »8. Sous-préfet de Calvi, Giubega, remplace Arrighi9 qui paie les suites d’une rixe entre gendarmes et maires de Rebbia et Alzi, mis aux arrêts dans la citadelle de Calvi10.

Fusion départementale et embellissement d’Ajaccio

8 Dès l’an X, le maire d’Ajaccio est autorisé à vendre des terrains communaux autour des anciens remparts pour financer l’agrandissement de la place du séminaire et la construction d’une maison commune et d’aqueducs, réservoirs et fontaines pour alimenter la ville en eau salubre11. Les réclamations de propriétaires sont repoussées par le conseil de préfecture du fait des liens de parenté entre réclamants et conseillers municipaux, puis le conseil municipal refuse de payer l’architecte romain, le chevalier Barberi, qui a réalisé, à la demande du cardinal Fesch, les plans, les mesures et les devis12. Le préfet botte en touche, préférant s’en rapporter à la déclaration du conseil municipal, se contentant de relever qu’il n’était « pas en fonctions à l’époque à Ajaccio »13. La question est d’autant plus délicate qu’elle concerne le palais du cardinal Fesch et la maison Bonaparte. Les travaux d’embellissement s’étendent au pavage de la grande rue, réalisé en 181214, à la conduite des eaux et à la construction de fontaines publiques, priorité en Méditerranée15. Comme Blanqui le constate : « Bastia, la Marseille de la Corse, ne ressemble en rien à Ajaccio, chef-lieu de l’administration et siège de la préfecture. Tout est vie et mouvement dans la première de ces villes, beaucoup plus

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peuplée que la seconde ; tout est calme dans celle-ci, d’ailleurs plus élégante et mieux bâtie »16.

Devenir maire en période de transition

9 Durant les Cent Jours, le Commissaire extraordinaire, Arrighi de Casanova, duc de Padoue, parent de Napoléon, remet en place les municipalités, « la très grande majorité des membres qui les composent [étant] entièrement dévoués » à l’empereur. Toutefois, il concède qu’il faudra, par la suite, sur la base de plus amples informations, écarter les moins zélés et confirmer les autres. Il demande de surseoir à l’exécution du décret impérial du 30 avril relatif à la nomination des maires par le peuple du fait de la situation particulière d’une île où les Anglais ont débarqué et les Bastiais se sont insurgés.

Être maire en Corse sous la Restauration : regards croisés

La répression administrative et pénale des abus de pouvoirs des maires

10 La plupart des mesures disciplinaires prises contre les maires le sont du fait de conflits d’usages ruraux de droit commun, aggravés par l’exercice et la responsabilité des fonctions. Violence, rixes et fusils ne sont pas que du folklore, les affaires de mœurs et d’alcoolisme sont moins fréquentes qu’ailleurs, « en Corse, on tue plus qu’on ne vole ». Tout puissants dans leur vallée, ces « césars de villages », ces « vizirs », multiplient abus de pouvoir et concussion17. Les fraudes à l’état civil sont souvent liées à la fuite devant la conscription, comme à Pruno en 181818 ou à Poggio di Nazza en 1829, pour substitution frauduleuse lors d’un conseil de révision. La suspicion de complicité des maires est aggravée par l’omerta. Règlement de comptes avec l’ex-maire et querelles familiales ou de partis culminent lors d’un refus de procéder à un mariage : le renvoi au lendemain de la rédaction de l’acte provoque des tirs sur le bonnet du maire, et dégénère avec deux meurtres à quelques lieues d’Ajaccio, à Chiatra ; le maire poursuivi pour meurtre est révoqué19. À Porri, le maire démissionne en 1820 après avoir été condamné par contumace à être pendu pour meurtre. Le maire et l’adjoint de Poggio sont révoqués suite à une fusillade qui atteint le desservant ; illettrés, ils ont gardé le silence après la fuite de l’assassin20.

11 Les révocations explicitement politiques sont rares, mais les affaires témoignent de conflits entre notables ou entre administrations : les tensions entre le procureur de Bastia et la préfecture d’Ajaccio témoignent de préoccupations divergentes, entre l’obsession d’assurer à tout prix la continuité du service, au besoin en fermant les yeux, et le sentiment de la magistrature debout d’une complaisance à motifs politiques. La litanie des affaires municipales se regroupe par grands types : police rurale, contravention champêtre, délit forestier, complicité avec un parent en cavale.

12 Les violences des maires dans l’exercice de leurs fonctions justifient suspension puis révocation : le sous-préfet de Sartène obtient la suspension du maire de Saint-André qui a blessé une jeune femme d’un coup de pierre, dans une rixe21, au lieu d’user de son

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autorité pour calmer les esprits. L’adjoint de Rebbia est révoqué pour discours et cris appelant ses concitoyens à prendre les armes et à faire feu sur un détachement de gendarmerie22. Le maire de Rusio, parent de l’un des bandits les plus dangereux de l’arrondissement de Corte, est révoqué car le bandit Sarocchi passe pour son protecteur et l’utilise pour aider les autres bandits contumax23 ! Les bandits pillent et brûlent la maison d’un propriétaire qui avait prêté assistance aux gendarmes, le maire n’intervient pas.

13 Des motivations politiques affleurent derrière les considérants : le maire de Renno, prévenu pour faux en écritures publiques, emprisonné à Bastia en l’attente de son procès est, contre l’usage, révoqué sans en attendre l’issue, car la commune a besoin d’un maire capable de soutenir ses droits dans un procès24. Le préfet met en avant le « mécontentement général » et le manque de considération de ses concitoyens, l’affaire fournit prétexte à son éviction.

14 Le maire de Penta-Acquatella, propriétaire le plus aisé de la commune, est suspendu puis révoqué de ses fonctions pour « avoir fait figurer en blanc l’article qui devait le concerner sur la matrice de la contribution personnelle »25. Mais le préfet souligne qu’il « paraît professer ouvertement des sentiments contraires au gouvernement du Roi »26. Comme si cette hostilité dynastique ne suffisait pas, le maire est accusé de négligence dans les travaux de vicinalité.

Désordre endémique cortenais : le désarroi du sous-préfet Di Pietro

15 Sous-préfet de Corte puis de Calvi, Dominique di Pietro est un vrai-faux corse, neveu du cardinal du même nom, probablement nommé en Corse par un fonctionnaire trompé par son patronyme. Soutenu dans ses demandes de réintégration conjointement par La Fayette, le maire de Grasse et la municipalité de Calvi, il écrit au ministre : « J’occupais auparavant une place de sous-préfet dans la Corse. C’est assez vous faire connaître toute la reconnaissance que je vous dois, pour avoir bien voulu me sortir d’un département qui est comme un lieu d’exil pour les fonctionnaires qui ont eu le bonheur de naître sur le sol de France », mais il se plaint de n’avoir obtenu qu’un secrétariat général qui ne convient pas à ses habitudes d’administration27. Le regard du préfet est tout autre : « Corte renferme une population inquiète et constamment en armes ; on n’y respecte pas plus la vie des citoyens que leurs propriétés. Cet arrondissement enfin est le siège de l’anarchie la plus complète, anarchie à laquelle M. Di Pietro n’a pas laissé que de contribuer par son inertie. Ce fonctionnaire a sans doute tout ce qu’il faut pour réussir ailleurs, mais il lui manque les qualités les plus nécessaires en Corse, de l’activité et une fermeté à toute épreuve »28 !

16 Le même constat s’applique à l’un des membres du clan Pietri, sous-préfet de Sartène, au sujet duquel le Préfet de la Corse note : « Oublier, en quelque sorte, pendant un trop grand nombre d’années, les fonctionnaires français en Corse, c’est les décourager et rendre moins efficace leur zèle et leur activité dont il importe que dans ce pays ils ne se relâchent jamais ! »29.

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Être maire en Corse face au conseil élu : le compromis orléano-bonapartiste

17 En 1831, le tournant électif est pris avec la descente de la politique vers les masses municipales, sauf au conseil général où les fonctionnaires conservent un quasi- monopole, avec un collège électoral restreint : maires, juges de paix, magistrats et anciens officiers ne laissent que des strapontins aux propriétaires, sous le condominium de Sébastiani et d’Abbatucci30.

Être maire après une révolution : titres de reconnaissance

18 Après 1830, le remplacement des maires pose difficulté à l’administration ; « l’élite de rechange » des petits notables est à rechercher au sein des opposants à Charles X, parmi les bonapartistes et républicains révoqués en 1815, unis dans la Charbonnerie. Ainsi pour la mairie de Calvi, le préfet présente Antoine Bizzo, chef de bataillon de la garde nationale du canton et membre à ce titre de la Junte du gouvernement de la Corse, ancien juge de paix, maire et sous-préfet intérimaire de cette ville, « preuves de dévouement à la cause nationale […] ; les traverses qu’il a essuyées en 1815 lui donnent des droits à l’intérêt du gouvernement »31.

19 La domination des fonctionnaires dans les assemblées locales est manifeste en Corse, mais en dehors du maire d’Ajaccio, Cunéo d’Ornano, les maires n’apparaissent que pour des cantons plus modestes : Calvi, Belgodère, Piedicroce, Sollacaro. La mairie n’est pas encore un tremplin, et le conseil général n’est élu que par le collège des électeurs censitaires nationaux, complété des rares électeurs qui tirent leurs droits de leurs grades ou fonctions, les « capacités ». En revanche, les renouvellements triennaux des conseils municipaux mobilisent largement : à Bastia, sur les 12 000 habitants, plus de 600 électeurs peuvent voter, avec un seuil minimal de 7 francs et 5 centimes32.

20 Signe de l’importance accordée à la composition des municipalités, chaque trimestre, le préfet est tenu de fournir les changements apportés, les causes (décès, démission) et les renseignements habituels sur les nouveaux titulaires, y compris dans les communes les plus réduites. La célérité dans leur envoi est une qualité appréciée, motif à promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur. Le plus frappant est la distance sociale plus grande entre petits et grands notables, le grand fossé de la pauvreté et de la dépendance entre l’alta pulitica et la bassa pulitica, les parlementaires et les maires de village33. Le régime censitaire y trouve une limite, une impossibilité de fonctionnement quand 14 électeurs font face à un seul éligible, le comte Sebastiani, qui dépasse les 1 000 francs grâce à ses propriétés continentales.

21 Autre singularité, le pouvoir absolu dont dispose le maire de village en matière de police rurale, de gestion des communaux et de mise en œuvre des usages communautaires rend cette fonction gratuite plus attractive que sur le continent. La préparation de bonnes élections est encore plus liée en Corse à la gestion des places, les postes distribués en prébendes par l’État et les municipalités prennent un tour ouvertement clientéliste, proportionnel à la pauvreté du secteur productif. Dans cette répartition opérée sous l’égide du capi partitu, les maires sont les fonctions charnières entre les grands notables et petits engagés. Ainsi en 1839 le préfet garantit la réélection des sortants gouvernementaux, le comte Sébastiani et son neveu Limperani, à condition

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que le ministre Montalivet lui accorde de récompenser par une décoration, une recette générale et le transfert d’un poste à une commune qui vote bien, celle de Sollacaro du maire Colonna d’Istria, le changement d’un juge de paix et un « témoignage de haute bienveillance » envers le préfet afin de montrer à l’opinion qu’il n’est pas en disgrâce34 ! L’échange de bons procédés se fait spontanément à chaque mouvement administratif ou de promotion à l’ordre de la légion d’Honneur35. Seule la presse d’opposition avec le Progressif, journal de la Corse, s’insurge en 1844 du pourrissement de la situation économique, pénale, sociale et administrative, sous le parrainage de la coterie autocratique du maréchal Horace Sébastiani, ministre des affaires étrangères puis ambassadeur, les « maires repris de justice, les juges de paix receleurs de bandits », les violences au sein des conseils36.

22 La répression administrative des maires de village se prolonge pour des motifs récurrents, mais avivés par les lois orléanistes et les nouvelles compétences municipales. Le préfet Jourdan se plaint en 1835 des poursuites fréquentes qui seraient exercées en Corse contre les maires de l’arrondissement de Corte par le procureur trop zélé37.

23 À Porta en octobre 1830, le maire est révoqué en raison de ses « sentiments […] pour le gouvernement déchu ». Le malheureux a appelé l’attention de la tutelle, il est révoqué car le 1er août, il avait, dans un timing inopportun, assuré de la loyauté « très royaliste » de sa commune… en dehors de « quelques familles libérales » qu’il s’empressait de dénoncer : les Sébastiani et les Pompéi38 ! Le maire de Renno est révoqué pour avoir appelé ses administrés, qui étaient « à la plage », à différer le paiement de leurs contributions. Une pétition le dénonce comme hostile à la nouvelle dynastie, cupide, habile dans la cabale et dans le détournement de la caisse et des biens communaux à son profit, abusant de l’ignorance des conseillers municipaux. Cette commune joue de malchance, car son nouveau maire se nomme Fieschi, dénoncé comme apparenté au « monstre du 28 juillet », « l’exécrable tentateur des jours du Roi des Français »39.

24 Le maire de Pietralba est révoqué pour avoir loué deux locaux pour le même objet, irrégularité grave et soupçon d’enrichissement personnel, pour servir à la maison d’école et au logement de l’instituteur40. Le maire de Pietroso est suspendu pour délit d’une coupe considérable dans le bois communal, sur le rapport du sous-préfet de Corte41.

La rareté des mesures disciplinaires à l’encontre des maires sous Napoléon III

25 À Prato, le maire est révoqué en 1854 pour abus de pouvoir dans la suspension de l’instituteur, cas rare sous le Second Empire qui dissout de préférence les conseils municipaux et soutient sans faille les maires nommés. En 1855, le maire de Pruno est accusé d’avoir dressé un faux acte de décès à l’effet de toucher une somme de l’hospice civil de Bastia en faveur d’une nourrice, et un certificat constatant faussement l’existence d’un enfant décédé42. Le maire de Riventosa, coupable de négligences réitérées dans la poursuite des contraventions champêtres, en dépit des remontrances du sous-préfet de Corte, est suspendu de ses fonctions, du fait de la conviction du préfet que la mesure suffira à le rendre zélé dans la transmission au commissaire de police cantonal des procès-verbaux des gardes champêtres43.

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Destins d’outre-maire : entrer dans la carrière administrative

26 La contestation du nouveau régime orléaniste s’incarne en Corse dans les luttes de familles entre nouveaux et anciens fonctionnaires. En 1832, le sous-préfet Tiburce Morati fait l’objet d’attaques venues de son prédécesseur, le vicomte légitimiste de Petriconi. En 1834, il demande à Jourdan44 d’appuyer sa candidature à la légion d’Honneur qui serait « accueillie avec plaisir par l’élite de ses concitoyens et produirait partout un bon effet ». Morati rappelle les états de service de sa carrière publique depuis l’an VI, modèle de cursus honorum de grand notable corse45. D’opinion « toujours française, quel que soit le gouvernement en place, plus française que bonapartiste »46 ; « vieilli dans les services publics, sous-préfet de l’arrondissement le plus considérable ; résidant au chef-lieu de la division militaire et de la cour royale, honoré de la confiance de [ses] administrés »47, il est soutenu par le député de Gasparin qui lui doit son élection48. Sa seule ambition, « celle de voir un de ses fils lui succéder », est satisfaite, avec un parcours identique : conseiller général en 1835, conseiller de préfecture en 1838 et à l’issue de ce noviciat, la sous-préfecture de Bastia en 1843. Fresneau49 relaie positivement la demande de décoration du « sous-préfet héréditaire », qui a fait élire à l’unanimité le maréchal Sébastiani50.

27 Le préfet de police Piétri, modèle du « préfet à poigne » de Son Excellence Eugène Rougon, et qui a pour successeur à ce poste son frère, est le grand protecteur de la carrière de ses parents dans son fief de Sartène, où « la population est aussi étrangère à celle de Bastia que les Alsaciens le sont aux Bas-Bretons », mais la trop longue station de sous- préfets médiocres envenime les rivalités et complique les élections51.

Un préfet autocrate et affairiste : le proconsulat de Jourdan du Var

28 Dans le Dictionnaire des idées reçues sur les maires de Corse, la palme revient sans conteste au préfet qui l’administre durant la monarchie de Juillet qui écrit en 1836 : « Le département de la Corse diffère en tout des autres départements. L’expédition des affaires est ici plus difficile que partout ailleurs ; il faut quelques fois plusieurs lettres pour obtenir de nos maires le plus simple renseignement »52. Jourdan est emblématique d’une dérive de la tutelle sur les maires par son autoritarisme au service d’un clan, les soupçons sur son affairisme : actionnaire de la compagnie des paquebots de la Méditerranée, il charge son frère de la surveillance administrative du service des cargos, conflit d’intérêts dénoncé à la Chambre par le duc d’Uzès53. Il rejette l’accusation de népotisme, et justifie son souhait de multiplier les liaisons maritimes avec le continent, sans diminuer la desserte hebdomadaire d’Ajaccio et de Bastia54. Alors que Jourdan en appelle à l’intervention d’Abbatucci, le « député de toutes les oppositions du Loiret »55, son cas est scellé par son successeur, qui rapporte dans une lettre « très confidentielle » les échanges hebdomadaires entre Jourdan et le directeur de la compagnie, les milliers de francs remis régulièrement au préfet et l’absence de droits de ses colis56. Pire encore, son frère, chef des bateaux à vapeur au siège principal de Toulon, a été renvoyé pour malversation juste après sa mutation. Enfin, coup de grâce, la pétition contre le vote de six mille francs de « joyeuse entrée » au maréchal de camp le vicomte Sébastiani par chaque ville principale, au détriment des travaux des quais de Bastia et d’Ajaccio, du collège et de la construction du Monument Napoléon57.

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29 Les spécificités administratives corses ne sont pas figées, ce sera à la Troisième République de réussir l’accommodation de la démocratie par les maires et les réseaux de grands élus. Bien des défis demeurent : concilier tourisme et développement, identité insulaire et ouverture, rompre avec l’assistance et avec le clanisme.

30 En 1928, le président de section au Conseil d’État Georges Maringer, président du Touring club de France, ancien Haut-commissaire clemenciste à Strasbourg, lance une campagne promotionnelle : « Allez en Corse ! » Il reprend des thèmes présents chez Blanqui : désarmement général, école obligatoire, grande route de ceinture et multiplication des relations maritimes : « Il existe à 24 heures de Toulon et à 8 heures de Livourne une Mitidja française, comparable à la Terre promise, et propre à toutes les cultures », méditerranéennes bien sûr58.

NOTES

1. Marc Biancarelli, Murtoriu. Ballade des innocents, Babel, Actes Sud, 2012, p. 70. 2. Le préfet Jourdan évoque ces visites de personnalités politiques et scientifiques éminentes pour mettre en avant sa lutte contre la vendetta électorale à la suite de l’assassinat de Pozzo di Borgo et répond à la mise en cause de l’Administration forestière en Corse par un article de Blanqui dans Le Courrier français. Note de la division des régies et administrations financières au ministre des Finances le 12 février 1842. Archives nationales (désormais AN), F/1bI/164/7. 3. Arrêté du Premier Consul du 14 fructidor de l’an X. 4. Lettre du ministre de l’Intérieur au conseiller de préfecture Stefanini remplaçant provisoirement le préfet du Golo, 24 prairial an VIII. 5. Liste de présentation au ministre des membres des conseils d’arrondissement par le préfet du Golo, le 15 messidor an VIII. 6. Liste de présentation au ministre des membres du conseil général et des conseils d’arrondissement par le préfet du Liamone le 17 prairial an VIII. 7. AN, F/1bI/155/7, Rapport du général Berthier au ministre de la Guerre le 22 janvier 1814. 8. AN, F/1bI/155/7, Rapport du général Berthier au ministre de la Guerre le 20 janvier 1814. 9. AN, F/1bI/161/13. 10. Le sous-préfet de Corte, Bartoli, nouveau Salomon, avait souligné que les gendarmes, dont l’un était ivre, « doivent respect aux maires et se prêter à leurs réquisitions ; mais ceux-ci leur doivent aide et protection ».AN, F/1bII/Corse/22,Rapport du sous-préfet de Corte le 28 mai 1813. 11. Le 14 messidor an X, Ajaccio, le conseiller d’État, administrateur général des départements du Golo et du Liamone au citoyen ministre Chaptal, loi du 5 Prairial. 12. Réclamation en paiement des travaux exécutés pour la ville d’Ajaccio par le chevalier Barberi au ministre de l’Intérieur, le 11 Brumaire de l’an XIV. 13. Rapport du préfet du Liamone, le 15 Ventôse an XIII. 14. Lettre du préfet du Liamone, le 30 mai 1812, au conseiller d’État directeur général de la comptabilité des communes. 15. Rapport du préfet du Liamone, 12 Thermidor de l’an XIII, 1er division, bureau des communes. 16. Rapport sur l’état économique et moral de la Corse, F. Didot frères, 1840, 84 p.

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17. « Dans l’état actuel de la Corse, il n’y a pas un juge de paix qui ne soit plus puissant que le roi ; il n’y a pas un maire qui ne puisse être, en dépit de toutes nos lois municipales, aussi absolu qu’un vizir ! », Adolphe Blanqui, op. cit., p. 13. 18. Le maire de Pruno est suspendu provisoirement par le préfet de Corse, en attente que le procureur du roi à Bastia lui fasse connaître les résultats de son enquête, pour falsification des registres d’état civil en faveur d’un jeune homme de la classe 1818. AN, F/1bII/Corse/22, Arrêté préfectoral du 23 août 1819. 19. AN, F1bII/Corse/15, Arrêté de révocation du 5 mai 1821. 20. AN, F/1bII/Corse/21, Note pour le ministre du 6 février 1824. 21. AN, F/1bII/Corse/22, Arrêté du 21 août 1823. Révoqué le 7 octobre 1823. 22. AN, F/1bII/Corse/22, Arrêté ministériel de révocation du 23 septembre 1823. 23. AN, F/1bII/Corse/22, Note au ministre de l’Intérieur le 9 septembre 1823. 24. AN, F/1bII/Corse/22, Note de la direction générale des communes du 19 octobre 1824. 25. AN, F1bII/Corse/21, Rapport du préfet de Corse du 29 juillet 1822 et arrêté du ministre de l’Intérieur Corbière le 3 septembre 1822. 26. AN, F/1bI/159/3. Comme souvent, le dessous des cartes est à chercher dans le rapport initial du sous-préfet de Bastia : il s’agit d’un maire dont le « dévouement absolu à la Révolution » l’a porté à la mairie et maintenu à ce poste alors même qu’il avait pris les armes aux Cent Jours. La question est délicate pour l’administration préfectorale, car prétendre qu’un maire nommé éprouve une « aversion pour la dynastie régnante » pose la question des responsabilités dans cette erreur. Le sous-préfet ne contourne pas l’obstacle, attribuant cette faute politique non à l’ancien préfet Eymard, ancien lieutenant de police inspecteur général à Marseille, mais à « l’influence de ceux qui l’avaient proposé » à sa nomination. 27. AN, F/1bI/170/15, Lettre du secrétaire général de l’Aude au ministre de l’Intérieur, de Carcassonne, le 25 août 1828. « Pendant sept ans, surtout, j’ai administré l’arrondissement le plus difficile du pays, celui de Corte, qui est situé tout entier dans des montagnes la plupart inaccessibles et où les mœurs primitives de l’île se sont conservées dans toute leur âpreté. À l’époque de mon arrivée, cet arrondissement était affligé par des inimitiés sans nombre : des bandes de malfaiteurs en parcouraient toutes les communes, et en épouvantaient la population par les crimes atroces qu’ils commettaient. Quatre ans après, cet état de choses n’était déjà plus que dans la mémoire des habitants. La sécurité la plus parfaite avait pris la place de la consternation précédente. Les malfaiteurs, ou avaient été pris et livrés à la justice, ou désespérant d’échapper aux poursuites dirigées contre eux, avaient pris le parti de fuir une terre qu’ils avaient trop longtemps désolée par leurs excès. Depuis l’époque de ces beaux changements, la tranquillité de l’arrondissement de Corte n’a plus été troublée, le pays a marché désormais vers une prospérité toujours croissante, et toutes les mesures émanées du gouvernement y sont devenues de la plus facile exécution. Certes ! De tels événements n’ont point eu lieu sans que l’administrateur de l’arrondissement n’y ait eu la plus grande part ». 28. AN, F/1bI/170/15, Rapport au ministre de l’Intérieur, le 27 juin 1824. 29. AN, F/1bI/170/15, Rapport au ministre de l’Intérieur, le 19 août 1826. 30. AN, F1bII/Corse/7, Liste des membres du conseil général dressée par le préfet de la Corse, le novembre 1833. Objets généraux 1828-1855. 31. Rapport du préfet de Corse au ministre de l’Intérieur du 17 novembre 1830. Bizzo n’a jamais été remboursé des 100 fusils achetés pour son bataillon, soit 3 000 f. Lettre de Bizzo au préfet de la Corse, le 31 octobre 1830. 32. État des électeurs municipaux dressé par le préfet de la Corse, 24 octobre 1834. 33. Georges Ravis-Giordani, « L’ alta pulitica et la bassa pulitica : valeurs et comportements politiques dans les communautés villageoises corses (XIXe-XXe siècles) », Études rurales, no 63-64, juil.-déc. 1976, p. 171-189. 34. AN, F/1bI/164/7, Rapport du préfet de la Corse au ministre de l’Intérieur, le 10 février 1839.

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35. AN, F/1bI/164/7, Intervention des députés Tiburce Sébastiani et Limperani en faveur de la promotion du préfet Jourdan, lettre au ministre de l’Intérieur, le 27 décembre 1831. 36. AN, F/1bI/164/7, Le Progressif, journal de la Corse du jeudi 3 octobre 1844. 37. AN, F/1bII/Corse/21, Tableau des maires de l’arrondissement de Corte ayant fait l’objet d’accusations, adressé par le préfet de la Corse, Jourdan, au ministre de l’Intérieur, le 17 octobre 1835, et lettre au procureur royal de Bastia. 38. AN, F1bII/Corse/21, Arrêt de révocation du 2 octobre 1830. 39. AN, F/1bII/Corse/22, Renseignements du préfet de la Corse, le 16 novembre 1835. 40. AN, F/1bII/Corse/21, Arrêté de suspension par le préfet de la Corse, le 4 septembre 1835, arrêté de révocation, le 7 mars 1836. 41. AN, F/1bII/Corse/21, Rapport du 14 avril 1835. 42. AN, F/1bII/Corse/22, Lettre du préfet de la Corse au ministre de l’Intérieur, le 15 janvier 1855. 43. AN, F/1bII/Corse/22, Arrêté préfectoral du 5 mars 1857. 44. AN, F/1bI/164/7, Lettre du 9 avril 1834. 45. Lors du soulèvement de la Corse contre le gouvernement du Directoire en l’an VI, l’influence de ce grand propriétaire doté de 5 000 francs de rente, maire de Murato et de sa famille permettent à son village de rester fidèle à la République, même avant l’arrivée du continent des renforts pour mater la révolte du Nebbio. Il gagne la confiance des généraux en recrutant pour eux en langue corse pour leur colonne 1 200 patriotes. Les généraux Vaubois et Fischer attestent « les vertus de ce bon républicain, […] ses grands services dans une circonstance où la Corse a manqué de retomber à la puissance des brigands et des révoltés ». AN, F/1bI/167/30, Lettre du général Fischer aux autorités civiles et militaires, 15 Thermidor de l’an VII. 46. Confirmé à la mairie en l’an VIII, l’année suivante conseiller général du Golo grâce à son action contre l’épizootie puis en 1806 conseiller de préfecture. Avec la réunion des deux départements corses en 1811, il est promu doyen du conseil de préfecture à Ajaccio. Aux Cent- Jours, il appartient à la Junte du Gouvernement en Corse nommée par décret impérial. Naturellement révoqué par le commissaire extraordinaire de Louis XVIII à la Seconde Restauration, le marquis de la Rivière le 24 décembre 1815, il résiste sous la Restauration aux « caresses et aux menaces » pour rester fidèle aux idées de souveraineté nationale, titre à reconnaissance en juillet 1830. AN, F/1bI/167/30, Lettre de Chaptal au maire de Morato, le 27 ventôse an IX. 47. Colonel de la garde nationale et conseiller d’arrondissement, doté de 8 000 francs de rente ce qui en fait un riche propriétaire en Corse, il retrouve naturellement son poste sous-préfectoral bastiais en septembre 1830. Bulletin de renseignements du 9 avril 1834, sous-préfet de Bastia au préfet de la Corse, Jourdan du Var. 48. AN, F/1bI/167/30, Recommandation du 6 août 1842. 49. AN, F/1bI/160/14, Préfet de la Corse installé à Ajaccio le 17 juillet 1845, révoqué en février 1848. 50. Le préfet associe le maire de Corte, Adriani, dans ses « présentations collectives » de 1847. AN, F/1bI/167/30, Lettre du préfet de Corse au ministre de l’Intérieur, le 23 février 1847. 51. « M. Piétri a pris part inconsidérément à toutes les luttes corses ; il en est résulté pour lui une position difficile et un découragement qui le porte à s’isoler de plus en plus de ses collègues et de ses chefs ». Rapport du préfet de la Corse, 7 octobre 1866. « Sa position exceptionnelle au milieu des partis qui désolent la Corse présentait, lors des dernières élections, des difficultés qu’il n’a pas toujours su surmonter heureusement ». AN, F/1bI/, Rapport du 12 octobre 1863. 52. AN, F/1bI/164/7, Rapport du préfet de la Corse Jourdan du Var, le 30 septembre 1836. 53. Il s’en justifie en affirmant avoir informé le ministre Guizot dès sa nomination, et que celui-ci a vu dans sa position intéressée « un service déjà rendu au pays qu’[il] allait administrer ». AN, F/

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1bI/164/7, Réponse à la demande de renseignements du ministre par le préfet des Basses-Alpes, le 19 juillet 1847. 54. « Cette entreprise qui rend la Corse continentale, qui double, triple la valeur des propriétés, qui donne des débouchés prompts et avantageux à toutes les productions de l’île, qui doit la mettre un jour au niveau de nos départements les plus riches, mérite toute la bienveillance de l’autorité locale et du gouvernement ». AN, F/1bI/164/7, Lettre du préfet de la Corse au ministre de la Marine, le 21 décembre 1831. 55. AN, F/1bI/164/7, Rapport du préfet de la Corse Jourdan du Var, le 7 mars 1842. 56. AN, F/1bI/164/7, Rapport du préfet de la Corse Fresneau, le 24 juillet 1847. 57. AN, F/1bI/164/7, Le Journal de la Corse du 14 octobre 1840. 58. Adolphe Blanqui, op. cit., p. 28.

RÉSUMÉS

De la loi consulaire de Pluviôse an VIII à la guerre franco-prussienne de 1870, la Corse connaît une situation souvent à part, du fait de son insularité, de son sous-développement. Toutefois, la politique de nomination des maires menée par les préfets est proche de celle de leurs collègues du Continent, les traits d’héritages familiaux, de grands protecteurs (Sébastiani, Abbatucci) et de mansuétude envers les irrégularités et indélicatesses des maires de village sont simplement plus prononcés, mais ne font pas exception par rapport à d’autres départements ruraux. Les maires urbains sont choyés et progressivement intégrés aux rangs des sous-préfets par Guizot puis par Napoléon III.

From the law of “Pluviôse an VIII” (1800) to the Franco-Prussian War, Corsica often enjoyed a special status due to its Mediterranean insularity and its economic under-development. However, although the process for the nomination of mayors by prefects was the same there as on the continent, the part played by family influence, the protection of notables and leniency towards illegal or inappropriate behaviour was greater in Corsica than elsewhere. The mayors of the main administrative towns (Ajaccio, Bastia, Calvi, Corte, Sartène) benefitted from the largesse of Orleanist and Bonapartist policies, and were given access to promotions to enter the Préfecture administration.

INDEX

Keywords : insularity, prefect, rural mayor, corruption, violence Mots-clés : insularité, préfet, maire de village, concussion, violences

AUTEUR

PIERRE ALLORANT Pierre Allorant, agrégé d’histoire, docteur en droit, Hdr, professeur d’histoire du droit, doyen de la faculté de droit, économie et gestion de l’université d’Orléans, laboratoire POLEN-CEPOC. Secrétaire général du CHPP. Ses recherches portent sur la tutelle administrative, le corps

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préfectoral et les élus locaux, la décentralisation et ses réformes, les élites politiques, administratives, juridiques, médicales et les ingénieurs, en particulier en temps de guerre, à travers les écrits du for privé. Il vient de publier (avec Jacques Resal) : L’As et le Major. Lettres du ciel de la Grande Guerre (Encrage, mars 2017) ; La demeure de l’ambition. L’ascension d’une famille bourgeoise vue à travers les lettres de femmes (1814-1914) (PULIM, février 2017) et Des médecins au service du Progrès (1818-1878) (Encrage, janvier 2017).

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Être un « bon » maire sous la Troisième République. Les maires varois décorés de la Légion d’Honneur

Bruno Dumons

1 En choisissant de mettre à l’honneur des citoyens modèles, notamment grâce à la technique des décorations, la Troisième République a recours à une pédagogie par l’exemple pour installer durablement une culture méritocratique dans la société française1. Pour cela, elle invente de nouvelles médailles tout en s’appropriant celles qui avaient été créées sous les régimes précédents comme la plus prestigieuse d’entre elles : la Légion d’Honneur (1802)2.

2 Si l’historiographie des usages symboliques de la République a été rendue solide avec les travaux de Maurice Agulhon sur la Provence, moins connues sont ces « élites de l’honneur » dont les archives publiques ont conservé les traces. En explorant le célèbre « Var rouge », il nous a été permis de cerner le profil de ces élites méditerranéennes que l’État républicain a souhaité honorer entre 1870 et 19403. Parmi celles-ci, se distingue la catégorie des maires, en particulier ces « bons maires » qui œuvrent pour la « républicanisation » de la société. Ce sont quelques-unes de ces personnalités qui focaliseront notre attention.

3 Premier échelon du découpage administratif du territoire national, la commune est devenue pour les républicains un lieu privilégié de diffusion pour les idéaux de la République puisque depuis le Consulat le maire constitue une courroie de transmission efficace du pouvoir jacobin4. Dans une France encore largement rurale, le ralliement des maires de villages demeure un atout essentiel pour sceller définitivement le pacte républicain. Les gouvernants de la Troisième République ont très tôt saisi l’importance cruciale de la conquête politique des campagnes. C’est alors le temps de la « République des communes » avec l’adoption en 1884 d’une loi municipale de première importance et l’encadrement d’une nouvelle génération de maires qui aiment désormais se retrouver lors de banquets (1889) et de congrès (1907)5.

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4 En effet, en venant récompenser la personne du maire, les autorités de l’État procèdent à une mise à l’honneur par procuration d’une communauté d’habitants qui a fait le choix du modèle républicain. Le profil sociologique du maire en fait une figure particulièrement susceptible de recevoir un tel honneur puisqu’il s’agit dans la majorité des cas d’un homme roturier, plutôt âgé et bien enraciné dans sa localité6. Ici, l’exercice d’un mandat municipal demeure un critère essentiel au sein du cursus honorum dont peut se prévaloir un candidat à la nomination dans l’ordre de la Légion d’Honneur. La fonction de maire incarne l’engagement républicain au plus près des citoyens. C’est ce souci de conserver de solides attaches avec la France profonde qui conduit les autorités préfectorales à rechercher des candidats à l’honneur parmi les maires les plus méritants du département, parfois au sein de villages reculés et de bourgades souvent éloignées des lieux du pouvoir politique de la circonscription. Sur la cinquantaine de maires varois (54) ayant fait l’objet d’une proposition par les préfets qui se sont succédé à Draguignan au cours de la Troisième République, plusieurs profils de maires semblent se dégager du portrait d’ensemble qui peut être brossé à partir des élus municipaux du département.

Les « vieux maires »

5 Les « vieux maires » républicains du Var font l’objet d’une dévotion particulière au sein du pouvoir politique local qui n’hésite pas à en faire de véritables icônes de la République. Certains incarnent en personne le combat militant de la première heure. Ainsi, le maire de Besse-sur-Issole est en odeur de « sainteté républicaine » dans sa commune du pays brignolais. En 1890, l’adjoint au maire a réuni le conseil municipal pour émettre le vœu d’une récompense honorifique en faveur d’un maire vénéré par la population. En effet, Alexandre Souleyet était déjà membre de l’assemblée communale en 1848. Engagé dans le combat républicain, il a été proscrit et emprisonné en 1851. Il a ensuite dirigé dans le canton l’opposition au plébiscite de 1870 et a pris la tête d’un comité de résistance en 1877. Ce dévouement constant à la cause républicaine se double d’une administration intègre. De telles vertus se doivent d’être couronnées d’honneurs. Le conseil municipal estime qu’il lui revient de braver la trop grande modestie de son maire, en le proposant à l’ordre le plus élevé de La République. Il s’agit là de récompenser « un homme de bien, un républicain convaincu, un vétéran de l’écharpe municipale »7.

6 Le conseil municipal de Saint-Tropez s’emploie également à exalter les vertus de son vieux maire républicain8. En effet, depuis 1878, le négociant tropézien Jacques Barbier est le principal animateur du parti républicain local. Il a réussi à le faire triompher aux élections de 1892 et a déployé ensuite une administration exemplaire en modernisant ce petit port varois. Un si long dévouement à la cause républicaine mérite une récompense. Une quinzaine de signatures de conseillers municipaux approuvent cette démarche qui vise à faire de leur premier magistrat une « personnalité d’honneur ». La recommandation du député Louis Martin, avocat radical et petit-fils d’insurgé de 1851, finit de convaincre le préfet de Draguignan qui appuie cette initiative en faveur de ce « vieux maire ».

7 Même vénération, à l’extrémité nord-ouest du département, sur les hauteurs de la vallée de la Durance, envers le docteur Émile Fériaud, maire républicain de La Verdière, faisant l’objet d’une proposition pour entrer dans l’ordre de la Légion d’Honneur9. En

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fonction depuis 1878, il est devenu en 1910 une figure républicaine incontestable dans le canton. Pour justifier d’une si haute distinction, le préfet voit en lui « un vieux praticien et un magistrat municipal depuis plus de trente ans, […] un administrateur dévoué, militant républicain, philanthrope éclairé »10.

8 Au lendemain de la Grande Guerre, la société française s’appuie toujours sur ses villages qui ont été décimés de nombre de leurs paysans. La République se sent alors redevable à plus d’un titre envers ce monde des campagnes qui a versé tant de sang pour sauver la nation et qui continue à servir ses idéaux. Là encore, il semble judicieux de recourir à la symbolique des décorations pour affirmer la reconnaissance publique envers une catégorie de citoyens. Par conséquent, le 11 avril 1924, est votée une loi visant à récompenser les anciens maires de France. Pour le Bloc National, il s’agit de poser un geste symbolique gratifiant du plus prestigieux ordre républicain les maires ruraux justifiant une trentaine d’années de service. Dans le Var, cette promotion des « vieux maires » a donné lieu à l’ouverture de plusieurs dossiers. Il y a notamment celui de Louis Arnaud, le maire de Belgentier, au pied de la forêt de Morières, non loin de Toulon. Le préfet s’attarde sur cet « héritier municipal », fils et petit-fils de maire, considéré comme « un des maires les plus estimés de l’arrondissement »11. Le sous- préfet insiste sur le fait que ce tanneur en gros administre sa commune depuis 1889 avec « compétence, habileté et honnêteté »12. Il est nommé, le 21 février 1925, dans le cadre de cette promotion des « vieux maires ». Dans les années trente, la nomination de plusieurs maires républicains de villages varois bénéficie de soutiens parlementaires efficaces et attirés par le socialisme13. Ainsi, le bouchonnier franc-maçon Victorin Bransiec, maire du Plan-de-la-Tour dans le massif des Maures, détient les faveurs du préfet. L’avis préfectoral le décrit comme « un excellent républicain qui, dans l’exercice de ses fonctions publiques, a toujours fait preuve de dévouement et d’un noble désintéressement. C’est en outre un ami fidèle de l’école laïque… Il a rendu les plus grands services »14.

9 Maire depuis 1896 de la petite commune de Ginasservis, face à la montagne du Lubéron, le docteur Marc Richaud, figure du socialisme local, est fait chevalier de l’ordre en 1925 dans le cadre de cette promotion15. Fort de ce succès, il envisage dix ans plus tard l’obtention de la rosette grâce aux soutiens parlementaires du sénateur socialiste Gustave Fourment et de l’ancien ministre René Renoult. Accueillant sa démarche, le préfet le considère comme « un fervent républicain, maire depuis trente-neuf ans. C’est un administrateur zélé, compétent et très dévoué qui jouit de l’estime et de la considération de ses citoyens »16. Toujours en 1935, dans le Haut-Var, le maire de Fox- Amphoux, le cultivateur Henri Jean, fait partie des candidats susceptibles d’entrer dans la promotion des « vieux maires ». Pour cela, il reçoit le soutien du député socialiste Hubert Carmagnolle et celui du préfet suggérant cet « excellent administrateur qui exerce depuis plus de trente ans avec le plus grand dévouement »17.

10 Progressivement, les vertus du maire idéal se sont transformées au cours de la Troisième République. Les premiers temps s’attachent à célébrer l’icône républicaine qui fait rayonner les valeurs de la République parmi les populations rurales. L’ancien militant républicain qui a parfois combattu, à ses risques et périls, pour le succès de Marianne, a souvent endossé les habits de premier magistrat d’une commune. Au lendemain de la Grande Guerre, la charge municipale qui privilégie « l’intermédiaire culturel de la République », semble davantage céder aux capacités d’organisation administrative. Le vieux maire républicain doit s’affirmer comme un maire

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administrateur, soucieux de la bonne gestion de sa commune. Désormais, les canons de la « sainteté républicaine » semblent s’attarder sur une génération de maires capables d’engager leur municipalité dans les processus de la rationalisation administrative et de la modernisation technique, en la dotant notamment d’équipements nouveaux.

Les maires administrateurs

11 À la fin du XIXe siècle, les maires récompensés pour leur bonne administration forment un nouveau contingent de candidats potentiels à la décoration suprême parmi lesquels plusieurs maires ruraux. Élu depuis à peine dix ans à la mairie de Solliès-Pont, un bourg actif de l’agglomération toulonnaise, le docteur Charles Gensollen, issu d’une famille de juristes anciennement installés sur place, jouit en 1897 d’une réelle popularité et s’affiche comme un « administrateur éclairé » de tendance radicale18. Ancien magistrat aux affaires maritimes commerciales, Jean-Baptiste Grondona est depuis 1899 maire de Sanary, un petit port de pêche près de Toulon, succédant au grand maire qu’a été Marius Michel. Fidèle républicain dévoué au gouvernement, il passe pour être très apprécié de ses concitoyens. Après seulement huit ans de mandat, le sous-préfet de Toulon précise dans son rapport confidentiel qu’il « administre la commune de Sanary avec un zèle et une intelligence dignes d’éloges »19. Sa candidature est soutenue par une lettre de son adjoint qui expose son engagement républicain mais surtout sa gestion municipale exemplaire, dotant « le pays, à la grande satisfaction de ses administrés, d’une canalisation complète d’eau potable, d’éclairage électrique et d’autres améliorations… En outre, la gestion financière de M. Grondona a été des plus régulières et tout le monde ici rend un juste hommage à son honnêteté »20. À Carcès, dans la vallée de l’Argens, près de Brignoles, le pharmacien Paul Ambard qui a succédé à son confrère Louis Dauphin, co-fondateur de la coopérative vinicole locale, est un ancien élu municipal marseillais, devenu maire de son bourg natal21. Fort d’une position de notable, il y jouit d’une excellente considération et s’adonne « avec le plus grand zèle à la gestion de sa commune »22.

12 En 1920, la candidature du négociant André Perrimond, maire depuis plus de vingt-cinq ans de Seillans, un village connu pour sa parfumerie sur le massif des Plans dans les Préalpes, incarne la figure du maire dévoué par excellence au service de l’administration de sa commune23. Au lendemain de la guerre, il semble judicieux de récompenser ceux qui ont œuvré à l’arrière pour faire face aux difficultés de ravitaillement des populations. Élu sans interruption de 1892 à 1919, l’ancien maire septuagénaire de Seillans, fidèle de Clémenceau, fait l’objet d’une proposition de décoration coordonnée par le nouveau maire Fernand Guillabert et le conseiller général de Fayence Marius Guillabert, tous deux étant frère et le second gendre de l’intéressé. Ce dernier écrit au préfet pour signaler les qualités exceptionnelles d’administrateur de son beau-père. Ayant pris la commune « dans une situation financière difficile », il réussit à réaliser une série de travaux concernant le groupe scolaire, les égouts, les routes et le pavage des rues qui font de Seillans un « village fort bien tenu »24. Apprécié des services de la préfecture, il serait considéré comme « le meilleur maire du département » et s’affirme comme un élu modéré, certes « ferme républicain mais opposé aux extrémistes »25. Son attitude durant la guerre est exemplaire. La surcharge de travail nuit à sa santé et tombe malade peu après l’armistice. Le conseiller général de Fayence réclame une distinction rapide : « cette maladie le conduira bientôt dans la

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tombe, aussi nous demandons au gouvernement de la République de ne pas tarder à lui décerner la récompense des braves et reconnaître ainsi qu’il a bien mérité de la patrie » 26. Le député radical Paul Denise apporte son soutien, rappelant les qualités d’administrateur de ce maire si dévoué à sa commune27. La juste récompense intervient, le 30 octobre 1920, suscitant le soulagement des élus de Seillans, heureux d’apporter ce témoignage de reconnaissance à leur ancien maire, quelques semaines seulement avant son décès28.

13 Dans les années trente, les quelques candidatures des maires ruraux témoignent toujours du souci préfectoral de privilégier des premiers magistrats aux qualités d’administrateur. Ainsi, dans le village de Callian, près de Fayence à la frontière orientale du département, l’ancien professeur normalien, Gustave Tallent, est revenu au terme de sa carrière se consacrer entièrement à son village natal. Ses convictions républicaines l’ont rapidement conduit à une carrière d’élu socialiste briguant divers mandats locaux au sein de la mairie, du conseil général et de la chambre d’agriculture29. Le préfet de Draguignan le juge en 1929 comme un « administrateur compétent et averti », particulièrement soucieux des intérêts de sa commune et de sa région30. À l’autre bout du département, sur la commune de Pourrières, près de la montagne Sainte-Victoire, une dynastie de maires vient d’être récompensée en la personne de Jules Michel, un artisan paysan qui dirige la municipalité depuis 1904. Ce membre du parti socialiste s’est distingué par une administration très audacieuse en dotant sa commune « d’écoles, d’eau potable, d’égouts et d’électricité. Il a aussi créé des coopératives »31. Le souvenir de ce maire républicain et administrateur persistera d’ailleurs longtemps dans la mémoire des habitants du village32. Sur le littoral cette fois, la petite cité de Bandol s’est dotée d’un maire particulièrement dynamique, le commerçant Octave Maurel, qui est félicité par le préfet pour sa gestion municipale et ses aménagements, qu’il s’agisse de la construction du kiosque ou du percement du réseau d’égouts33. Il incarne d’ailleurs un exemple à suivre dans la mesure où il est devenu président de l’amicale des maires du département34.

14 La figure du maire administrateur se retrouve plus particulièrement parmi les mérites pour lesquels sont récompensés des maires urbains. En effet, plusieurs maires de villes et de gros bourgs varois font l’objet d’une candidature en raison de la qualité de leur administration. Doté de services préfectoraux et judiciaires, le chef-lieu du département est connu pour être une ville de commerçants et de fonctionnaires35. Deux maires de Draguignan ont ainsi été honorés pour avoir pris une part importante à cette mutation. Le premier est Achille Ditgès, un ancien magistrat, devenu maire en 1919 après trente années d’expérience au sein du conseil municipal dracénois. Défendant sa candidature en 1920, le préfet voit en lui « un administrateur du plus haut mérite, compétent et dévoué, jouissant… d’une grande autorité, faisant preuve d’un dévouement absolu au service du bien public »36. Cet « excellent républicain de toujours », de sensibilité radicale, s’est particulièrement illustré par ses qualités d’administrateur lorsqu’il a pris la présidence du conseil d’administration de l’hôpital, celle du syndicat d’initiative et de la société d’agriculture du département. Le second est Joseph Collomp, représentant de commerce, premier conseiller général socialiste du département dans le canton du Luc en 189837. Ce fidèle de l’ancien maire socialiste Gustave Fourment accède à la mairie en 192538. Il multiplie les réalisations et les équipements publics, ce qui en fait « un administrateur averti, intelligent et très compétent » aux yeux de l’autorité préfectorale39. Sa nomination intervient rapidement

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lors de la promotion du 1er janvier 1933. Son ascension politique le conduira à la députation en 1936 puis à devenir « l’un des 80 » en 194040.

15 Dans la cité antique et épiscopale de Fréjus, la République a bien besoin de personnalités à ériger en exemple. Jusqu’au début du XXe siècle, la mairie est tenue par un défenseur de l’Ordre Moral, le catholique Séverin Decuers, puis par deux figures modérées, le docteur Henri Mireur et le négociant Félix Arluc41. Il faut attendre 1910, crises viticole et religieuse aidant, pour qu’un maire républicain soit élu à l’hôtel de ville. Il s’agit d’un ancien cafetier, Marius Coullet, membre du parti radical-socialiste qui présente de réelles « qualités d’administrateur, de dévouement et de souci envers l’intérêt général »42. Dans une lettre de recommandation adressée en 1938 au préfet, le sénateur Henry Sénès insiste pour que ce premier maire républicain de Fréjus soit justement « récompensé des services qu’il a rendus à ses concitoyens et à la République »43. Son successeur Hippolyte Fabre, élu en 1925, est un viticulteur qui incarne la prédominance agricole de l’agglomération. Cela ne l’a cependant pas empêché de se montrer un « excellent administrateur qui a fait preuve… d’un dévouement absolu à la chose publique » en contribuant notamment à l’amélioration sanitaire de la vieille cité par des réalisations modernes comme la création d’une maternité et d’un dispensaire antituberculeux44. Présenté régulièrement depuis 1933, Hippolyte Fabre s’active également comme vice-président de l’association départementale des maires.

16 À Brignoles, le maire Félix Bourgues attire également sur lui en 1933 l’attention du préfet Paul Bert pour une promotion au grade d’officier, ceci en raison de son administration des plus rigoureuses qui fait de cette ancienne sous-préfecture une cité « moderne »45. Dans la région hyéroise, deux maires successifs de la petite ville de La Crau ont eux aussi fait l’objet d’une proposition dans l’ordre de la Légion d’Honneur pour leur qualité d’administrateur : Léon Gueit et Félix Reynaud. Le premier est un important viticulteur républicain engagé dans la cause agrarienne. Élu maire de La Crau depuis 1900, ce sympathisant socialiste le reste durant un quart de siècle s’efforçant d’administrer au mieux cette commune viticole. Il est en outre le fondateur et le président de l’amicale des maires de l’arrondissement, ce qui lui vaut d’être nommé chevalier en 192246. Le second maire de La Crau est lui aussi un propriétaire foncier qui a été l’adjoint de Léon Gueit durant tout son mandat municipal. Il demeure également près de vingt ans à la tête de la municipalité durant lesquels il s’illustre comme un promoteur de l’école publique, aidant à la construction de cantines et de bibliothèques, du réseau électrique local et des associations sportives47. Son administration fait l’admiration de tous ses concitoyens et ses adjoints ont d’ailleurs été les premiers à soutenir sa candidature auprès du préfet, lui rappelant combien Félix Reynaud a été un maire participant à la modernisation de cette commune, travaillant pour l’heure à la création d’une salle des fêtes, d’une maison de retraite et à un projet d’adduction d’eau potable48. À la frontière occidentale du département, s’affirme depuis 1919 le maire de Saint-Zacharie, André Mailloux, un négociant en grains, érudit franc- maçon et militant socialiste, membre de la Ligue des Droits de l’Homme, incarnant le magistrat modernisateur par excellence49. Le préfet reconnaît rapidement en lui « un administrateur de très grand mérite qui s’est attaché à moderniser la petite cité rurale confiée à ses soins et à y développer l’industrie touristique. Il a réalisé une œuvre importante : construction d’une maison du peuple, d’un établissement de bains- douches, d’une colonie scolaire, d’une coopérative oléicole »50. Concernant d’autres

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figures municipales, principalement urbaines, la fièvre modernisatrice se traduit par un effort de construction sans équivalent.

Les maires bâtisseurs

17 La première personnalité incarnant ce nouveau visage de maire à la fin du XIXe siècle est celle d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, à l’ascension fulgurante, qui a lancé une station de villégiature dans le Var. Il s’agit de Félix Martin, promoteur de Saint- Raphaël51. Située à l’extrémité du Sud-Est varois, une petite bourgade d’un millier d’habitants dans les années 1860 avec son petit port de pêche est installée dans la baie de Fréjus, au pied du massif de l’Estérel, porte de la Corniche d’Or, inspirant de nombreux artistes comme Alphonse Karr52. À la différence de Saint-Tropez dont la renommée s’est construite autour de créateurs descendus de la capitale, Saint-Raphaël est lancée par un jeune maire opportuniste, créant de toutes pièces une station hivernale dans un espace touristique vide entre Hyères et Cannes jusqu’en 188053. Né en 1842 à Pont-de-Vaux dans l’Ain, Félix Martin devient polytechnicien et intègre l’école des Ponts. Sa première affectation le conduit en 1865 à Draguignan comme ingénieur en charge du contrôle des rivières du pays grassois. Il se fixe dans le Var par son mariage avec la fille de l’ingénieur des Mines Jean-Baptiste Meissonnier qui a en charge les travaux ferroviaires du PLM dans la région. Cette alliance le mène à entrer au service de la compagnie en 1873 et à s’installer à Saint-Raphaël. Chargé des travaux d’aménagement de Toulon à Nice pour la ligne Marseille-Vintimille, il participe à l’arrivée du chemin de fer à Saint-Raphaël en 1864. Profitant de la démission du maire Charles Hatrel, il se présente aux élections municipales de 1878. En ces premières années de République « républicaine » où s’établit la connexion entre les affaires et la politique, l’attrait pour un jeune ingénieur, incarnant le progrès et la nouveauté, le conduit sur le fauteuil de maire de Saint-Raphaël qu’il conservera pendant dix-sept ans54.

18 La première étape de sa carrière lui vaut ainsi d’être nommé en 1879, à seulement trente-sept ans, chevalier de la Légion d’Honneur. Très vite, il comprend l’intérêt qu’il peut retirer de la promotion touristique du site raphaëlois grâce au soutien publicitaire de la presse et au désenclavement du chemin de fer. À partir de 1881, il participe à des programmes de spéculation immobilière en revendant des terrains sur le vaste territoire de la commune, dans les secteurs de Valescure, Boulouris et Agay où s’érigent de superbes villas et de grands hôtels, accueillant de riches hivernants étrangers55. Le nouveau maire devient un véritable « bâtisseur », transformant ce village côtier en une ravissante cité balnéaire qui fait l’admiration de Stephen Liégeard, l’inventeur de la « Côte d’Azur »56. Il favorise la construction de villas et d’hôtels, l’aménagement de routes et de chemins vicinaux, l’agrandissement du port, la réalisation d’une promenade et l’édification d’une fontaine monumentale commémorant l’adduction des eaux de La Siagnole. En 1881, débutent les travaux d’un casino puis en 1882 ceux de l’église byzantine Notre-Dame de la Victoire. D’autres lieux de cultes orthodoxes, anglicans et réformés seront également édifiés à proximité. Le maire se fait également bâtir pour lui-même en 1884 la « villa des Cistes » qui surplombe la gare et le chemin de fer, origine de son succès, devenant un « haut lieu » de mondanités 57. Devenue accessible et agréable, la ville de Saint-Raphaël attire de plus en plus de résidents occasionnels, impliquant le déploiement d’une économie touristique et des infrastructures d’accueil

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allant des agences bancaires aux ateliers photographiques, de l’hippodrome au golf58. Une telle réussite entre les Maures et l’Estérel est récompensée lors de l’Exposition Universelle de Nice en 1884. Elle force l’admiration et vaut au jeune maire Félix Martin une promotion au grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur. En janvier 1888, le préfet de Draguignan intervient auprès du ministre de l’Intérieur pour l’obtention de la rosette d’officier. Son propos met en avant les qualités de maire « bâtisseur » : « il a transformé cette commune qui était des plus pauvres et par les travaux importants qu’il y a accomplis, en a fait une des plus gracieuses stations hivernales du littoral de la Méditerranée. La population de Saint-Raphaël a plus que doublé en six ans et il s’est construit tous les jours des villas nouvelles… M. Martin a considérablement développé le pays, construit 32 km de voies publiques, établi une distribution d’eau, de gaz, des égouts. On peut estimer au bas mot à 25 millions la plus value qu’il a donnée à la propriété foncière dans cette commune… M. Félix Martin a donné de nombreux gages de son dévouement au gouvernement de la République »59. Toutefois, le développement fulgurant de la station raphaëloise s’appuie sur une gestion municipale hasardeuse, impliquant un lourd endettement sur près de trente ans, et l’ambition personnelle d’un maire que rien ne semble arrêter si ce n’est le scandale financier de « l’Affaire du Sud » concernant le développement du tissu ferroviaire varois dans lequel il sera accusé et condamné pour malversations en 189560. Révoqué de ses fonctions municipales, il s’exile un temps au Japon avant de revenir à Grasse où il décède en 1899. Cependant, son déshonneur ne sera pas total puisque les édiles municipaux le reconnaîtront plus tard officiellement comme le « créateur » du Saint-Raphaël moderne.

19 D’autres premiers magistrats de petites cités varoises relèvent également de cette catégorie. Parmi eux, se distingue le maire de Vidauban, une ancienne bourgade d’insurgés républicains en 1851, située dans la plaine de l’Argens, au pied du massif des Maures61. Firmin Pécout est un entrepreneur en travaux qui a notamment obtenu, par l’intermédiaire de Félix Martin, des marchés pour la construction de villas à Saint- Raphaël, l’adduction des eaux de La Siagnole et en 1888 l’appel d’offres concernant l’édification de la ligne de chemin de fer entre Saint-Raphaël et La Foux62. Là encore, sa réussite entrepreneuriale le conduit dans le fauteuil de maire en 1892. Cette année-là, il inaugure son mandat en recourant au don fait par les héritiers de Maximin Martin, le riche propriétaire du château d’Astros, d’un vaste immeuble situé dans le bourg. Transformant ce dernier en école de filles, il bénéficie très vite d’une grande popularité. Il l’accroît en multipliant les bâtiments publics. En 1893, l’hôtel de ville est restauré. L’année suivante, les chaussées sont empierrées, devenant propres et commodes. L’assainissement est complété par des caniveaux et des égouts. Tous ces travaux qui reviennent pour la plupart à l’entreprise Pécout frères, font de Vidauban un modèle d’hygiène et de salubrité municipale. L’arrivée de l’eau potable dans cette petite cité provençale marque l’avènement du mandat municipal de Firmin Pécout. En effet, le 25 avril 1897, est inauguré de manière solennelle, sous la présidence du préfet, des parlementaires de la circonscription et des élus locaux, la fontaine monumentale de la cité vidaubanaise63. Véritable monument républicain, édifié dans le cadre du centenaire de 1789, doté comme dans la commune voisine du Luc de l’effigie de Marianne, il parachève la fin des travaux d’adduction d’eau de la source des Avens qui emporte l’unanimité des habitants64.

20 Cette fièvre de réalisations modernes lui fait envisager en 1898 la possibilité d’obtenir les plus hauts honneurs de la République. Pour cela, il fait parvenir au préfet un

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mémoire sur son action municipale et professionnelle qu’il résume ainsi : « accroître dans les limites du possible la prospérité de mon pays et assurer son assainissement tel était le but que je m’étais proposé et que je crois avoir atteint »65. Désormais, le maire- entrepreneur Firmin Pécout est devenu un riche châtelain et un notable local incontournable66. Il lance ensuite l’élaboration de deux autres projets visant à la fois à moderniser sa cité et à pérenniser sa vieille entreprise familiale de travaux publics. Le premier consiste à percer une route reliant sa commune avec celle du Plan-de-la-Tour, en plein cœur du massif des Maures, pour établir une jonction avec le littoral. Le second envisage la transformation de l’éclairage au gaz par l’électricité, permettant ainsi à la ville d’être éclairée quotidiennement67. Au vu de ce double dynamisme, municipal et professionnel, transformant la vieille cité de Vidauban en ville moderne, le préfet accepte d’appuyer sa requête pour l’obtention de la Légion d’Honneur à l’occasion du 14 juillet 1900. Il met en avant l’œuvre exemplaire de ce maire qui « s’est attaché à doter sa commune de toutes les améliorations réclamées par l’hygiène et la salubrité publiques. Il a mis à l’étude divers projets de travaux dont l’exécution a modifié heureusement les conditions d’existence de la population »68. Énumérant les différents chantiers de son action publique, le préfet rappelle également ses qualités d’industriel local ayant « exécuté la plupart des grands travaux de la région »69. Au nom de tous ces services rendus, le maire bâtisseur de Vidauban peut prétendre sérieusement à la décoration suprême.

21 Dans la petite cité viticole de Cuers, devenue célèbre lors de l’insurrection de 1851, située au nord de Toulon sur la route du Var intérieur, se distingue un autre maire bâtisseur, Raoul Reymonenq, élu en 1922, soucieux d’éviter l’exode de la population vers l’agglomération toulonnaise. Dès son installation, le premier magistrat procède à des travaux d’aménagement urbain. Il modernise l’école maternelle pour y recevoir une centaine d’enfants. Il crée des cantines scolaires. Il aménage l’hospice pour un meilleur confort des pensionnaires. Enfin, la conquête de l’eau constitue son principal chantier. Il s’engage dans un vaste projet d’adduction et de distribution des eaux pour la ville. Il multiplie le nombre de fontaines sur la commune et tente de raccorder au mieux la population au réseau en leur attribuant des concessions. Il fait installer l’eau à tous les étages mais également une cinquantaine de bouches à incendie pour protéger du feu les lieux les plus sensibles comme les usines de liège mais surtout « les deux coopératives vinicoles qui abritent la fortune de toute une population rurale »70. Compte tenu de toutes ces améliorations effectuées depuis une dizaine d’années dans la vie municipale cuersoise, le préfet du Var choisit en 1932 de proposer Raoul Reymonenq à la Légion d’Honneur. Il voit en lui un modèle de maire à promouvoir puisque ce dernier a tenté, à son échelle, de mettre en œuvre, par une politique municipale d’aménagement et de modernisation, des dispositions visant à retenir sur place les populations et à rendre plus agréable la vie des habitants de Cuers.

22 En parcourant tous ces nombreux itinéraires biographiques, il convient de reconnaître l’importance que revêt l’exercice d’un mandat de maire pour accéder à l’honneur public. Rouage essentiel de la démocratie et de la République à l’échelle locale, le maire se doit d’apparaître comme une figure exemplaire et un modèle de vertu à suivre. La « sainteté républicaine » est ici accessible à tous. Elle peut se gagner dans la monotonie de la quotidienneté et de l’action publique municipale.

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NOTES

1. Olivier Ihl, Le mérite et la République, Paris, Gallimard, 2007 ; Bruno Dumons et Gilles Pollet (dir.), La fabrique de l’honneur. Médailles et décorations dans la France (XIXe-XXe siècles), Rennes, PUR, 2009. 2. Bruno Dumons, Les saints de la République. Les décorés de la Légion d’Honneur (1870-1940), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2009. 3. Bruno Dumons, « La République varoise et ses icônes. Militants et élus politiques décorés de la Légion d’Honneur (1870-1940) », dans Luís P. Martin, Jean-Paul Pellegrinetti et Jérémy Guedj (dir.), La République en Méditerranée. Diffusions, espaces et cultures républicaines en France, Italie et Espagne (XVIIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 2012, p. 333-349. 4. Louis Fougère, Jean-Pierre Machelon et François Monnier (dir.), Les communes et le pouvoir de 1789 à nos jours, Paris, PUF, 2002. 5. Jocelyne George, Histoire des maires (1789-1939), Paris, Plon, 1989, p. 223-229. 6. Maurice Agulhon (dir.), Les maires en France du Consulat à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 37-46. 7. Archives Départementales du Var (ADV), 5 M 1-6, dossier Alexandre Souleyet, lettre de l’adjoint au préfet (27 juin 1890) accompagnée d’un extrait de délibération du conseil municipal (15 mai 1890) ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var de 1800 à 1940, thèse de doctorat d’État, Université Paris I, 1987, p. 627-628. 8. ADV, 5 M 1-7, dossier Jacques Barbier, lettre du député Louis Martin au préfet (27 septembre 1906) et lettre du conseil municipal au préfet (27 février 1910). 9. Var. Dictionnaire-Album, Paris, Flammarion, 1902, p. 208 ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 699-700. 10. ADV, 5 M 1-7, dossier Émile Fériaud, avis du préfet (1910). 11. ADV, 5 M 1-8, dossier Louis Arnaud, lettre du préfet au ministre de l’Intérieur (18 août 1924) ; Yves Rinaudo, Les vendanges de la République. Les paysans du Var à la fin du XIXe siècle, Lyon, PUL, 1982, p. 49. 12. Ibid., lettre du sous-préfet de Toulon au préfet (13 août 1924). 13. Jacques Girault, Le Var rouge. Les varois et le socialisme de la fin de la première guerre mondiale au milieu des années 1930, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 504. 14. ADV, 5 M 1-9, dossier Victorin Bransiec, avis du préfet (1934), lettres du sénateur René Renoult (16 novembre 1933) et du sénateur Gustave Fourment au préfet (23 novembre 1934) ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 875 et 884. 15. Ibid., p. 862 et 877 ; Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 105, 255 et 349. 16. ADV, 5 M 1-14, dossier Marc Richaud, avis du préfet (1935) et lettre de l’intéressé au préfet (12 décembre 1935). 17. ADV, 5 M 1-11, dossier Henri Jean, avis du préfet (1935) et lettre du député Hubert Carmagnolle (20 février 1935) ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 875. 18. ADV, 5 M 1-6, dossier Charles Gensollen, avis du sous-préfet de Toulon (25 novembre 1897) ; Var. Dictionnaire-Album, op. cit., p. 234. Octave Gensollen, Une vieille famille provençale : les Gensollen, Toulon, Liautaud, 1905 ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 872 ; Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 258. 19. ADV, 5 M 1-7, dossier Jean-Baptiste Grondona, avis du sous-préfet de Toulon (27 novembre 1907) ; Var. Dictionnaire-Album, op. cit., p. 263. 20. Ibid., lettre de l’adjoint au maire de Sanary (2 décembre 1906). 21. Yves Rinaudo, Les vendanges de la République…, op. cit., p. 195.

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22. ADV, 5 M 1-7, dossier Paul Ambard, avis du sous-préfet de Brignoles (9 juin 1908) ; Var. Dictionnaire-Album, op. cit., p. 14 ; Vincent Borel, Carcès sous la Troisième République, Marly-le-Roi, Campsour, 1999, p. 15 et 37 (une photographie le montre posant dans une automobile). 23. Sur le mandat municipal d’André Perrimond : Jean Salomone, Histoire d’un village provençal : Seillans, t. 6, manuscrit, s. l., s. d. ; Jean Salomone, Seillans. Histoire d’un village provençal, Nice, Serre, 1991, p. 121-123 et 130-131. 24. ADV, M 1-13, dossier Alfred Perrimond, lettre du conseiller général Marius Guillabert au préfet (29 janvier 1920). 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Ibid., lettre du député Paul Denise au préfet (28 mars 1920). 28. Ibid., lettre de remerciements du conseiller général Marius Guillabert au préfet (2 novembre 1920). André Perrimond décèdera le 7 janvier 1921. 29. Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 458. 30. ADV, 5 M 1-15, dossier Gustave Tallent, avis du préfet (1929) ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 877. 31. ADV, 5 M 1-12, dossier Jules Michel, avis du préfet (1 er juillet 1932) ; Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 456-458. 32. Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 855 ; Pierre Pelissier, Pourrières en Provence (1799-1999), Manchecourt, Maury, 2001, p. 64-65. 33. ADV, 5 M 1-12, dossier Octave Maurel, avis du préfet (28 janvier 1938) ; Marius Cayol, Histoire de Bandol, Bandol, Arts, 1980, p. 201-203. 34. Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 898. 35. Draguignan, deux mille ans d’histoire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001, p. 167-171. 36. ADV, 5 M 1-10, dossier Achille Ditgès, avis du préfet (4 décembre 1920) ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 898. 37. Var. Dictionnaire-Album, op. cit., p. 142. 38. Sur l’installation du socialisme à la mairie de Draguignan avec Gustave Fourment : Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 751-757. 39. Ibid., p. 869 ; ADV, 5 M 1-9, dossier Joseph Collomp, avis du préfet (10 novembre 1932) et lettre du sénateur Gustave Fourment au préfet (3 novembre 1932). 40. Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 297-299 ; Jean-Marie Guillon, La résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, thèse de doctorat d’État, Université d’Aix-Marseille I, 1989, p. 24-25 ; Georges Gayol, C’était notre Draguignan (1925-1955), Draguignan, Bonnaud, 2000, p. 41 et 43. 41. Louis Robion, Fréjus (Ve-XXe siècles), Nice, CRDP, 1987, p. 159. 42. ADV, 5 M 1-9, dossier Marius Coullet, avis du préfet (1938) ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 891. 43. Ibid., lettre du sénateur Henry Sénès au préfet (26 décembre 1938). 44. ADV, 5 M 1-10, dossier Hippolyte Fabre, avis du préfet (12 octobre 1937). 45. ADV, 5 M 1-9, dossier Félix Bourgues, lettre du préfet au sénateur Gustave Fourment (24 juin 1933). 46. ADV, 5 M 1-11, dossier Léon Gueit, avis du préfet (1931) ; Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 99. 47. ADV, 5 M 1-13, dossier Félix Reynaud, avis du préfet (27 juin 1938). 48. Ibid., lettre des adjoints au maire de La Crau au préfet (22 octobre 1936). Quittant ses fonctions en 1944, il cède son fauteuil de maire à son fils Théodore (1888-1969) qui lui succèdera sans interruption jusqu’en 1969. 49. André Mailloux, Saint-Zacharie. De la Révolution à la Troisième République ou de la fragilité des opinions politiques, Cannes, Cruvès et Vinaut, 1905 ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 884-889 ; Jacques Girault, Le Var rouge…, op. cit., p. 244-245.

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50. ADV, 5 M 1-12, dossier André Mailloux, avis du préfet (17 juillet 1933). 51. Martial Fréchard, Félix Martin (1878-1895), mémoire de maîtrise, Université de Nice, 1972 ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 661-668 ; Cécile Vincenti, Saint- Raphaël à la conquête de sa modernité. Les applications d’un idéal républicain ? (1871-1914), mémoire de maîtrise, Université Aix-Marseille I, 2003. 52. Philippe Jumeau, Histoire de Saint-Raphaël, Saint-Raphaël, Éditions des Tablettes, 1941, p. 62 sqq. ; Alain Gérard, Hommes et femmes célèbres du Var, Paris, Bonneton, 1995, p. 73 ; Marcel Carlini, Saint-Raphaël. Le temps retrouvé, Barbentane, Equinoxe, 1998, p. 87-88. 53. Marc Boyer, L’invention de la Côte d’Azur, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001, p. 326. 54. Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1997 ; Marcel Carlini, Saint-Raphaël. Le temps retrouvé, op. cit., p. 89-91. 55. Ibid., p. 332-335 ; Colin Dyer, « Témoignage d’une époque révolue : les grands “palaces” à Saint-Raphaël (1880-1988) », Provence Historique, octobre-décembre 1989, p. 217-256. Félix Martin fonde en 1881 la Société Anonyme des Terrains de la Méditerranée : Cécile Vincenti, Saint-Raphaël à la conquête de sa modernité, op. cit., p. 23-24 et 78-82. 56. Philippe Jumeau, Histoire de Saint-Raphaël, op. cit., p. 87-88 ; Stephen Liégard, La Côte d’Azur, Nice, Serre, 1988 (réédition de 1887), p. 71-74. 57. Marcel Carlini, Saint-Raphaël. Le temps retrouvé, op. cit., p. 38. La « villa des Cistes » deviendra par la suite une résidence d’accueil pour la Société d’Entraide de la Légion d’Honneur : Jacques Chevillard, Les villas anciennes de Saint-Raphaël (1880-1920), Saint-Raphaël, Imprimerie du Forum, 2007, p. 18-21. 58. Colin Dyer, « La population de Saint-Raphaël : croissance, nationalités et professions (1841-1982) », Recherches Régionales, 1989, no 4, p. 217-256. La commune de Saint-Raphaël atteindra les cinq mille habitants au recensement de 1911. 59. ADV, 5 M 1-5, dossier Félix Martin, lettre du préfet au ministre de l’Intérieur (23 janvier 1888). 60. Ibid., p. 26-29 ; Cécile Vincenti, Saint-Raphaël à la conquête de sa modernité…, op. cit., p. 101 sqq. ; Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 739-740. 61. Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970. Les noms donnés aux rues de Vidauban entretiennent cette mémoire de l’insurrection à l’image du nom de l’insurgé Martin Bidouré que porte une rue de la ville. 62. Jocelyne George, Les maires dans le département du Var…, op. cit., p. 866 ; José Banaudo, Le train du Littoral, op. cit., p. 18-20 ; Cécile Vincenti, Saint-Raphaël à la conquête de sa modernité…, op. cit., p. 107-108. 63. Les élus radicaux de la région comme le sénateur Félix Anglès, les députés Jean-Baptiste Abel et Joseph Jourdan, les maires des communes environnantes dont celui des Mayons, Anicet Muraire : Robert Henry, Vidauban sous le ciel de Provence, s. l., s. n., 1980, p. 71-72. 64. Sur la fontaine de Vidauban : Maurice Agulhon, « Les monuments du Centenaire dans le Var », Var, terre des républiques (1789-1989), La Garde, SNIP, 1988, p. 199-203 ; Sandrine Ammirati, « La Marianne du Var », Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon et de sa région, no 127, 2005, p. 225-241. 65. ADV, 5 M 1-7, dossier Firmin Pécout, exposé des faits à l’appui de la demande de Firmin Pécout (3 décembre 1898). 66. Var. Dictionnaire-Album, op. cit., p. 432. 67. Ibid. ; Robert Henry, Vidauban sous le ciel de Provence, op. cit., 142. 68. ADV, 5 M 1-7, dossier Firmin Pécout, avis du préfet (juillet 1900). 69. Ibid. 70. ADV, 5 M 1-14, dossier Raoul Reymonenq, liste des travaux communaux effectués au cours de son mandat (1932).

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RÉSUMÉS

En choisissant de mettre à l’honneur des citoyens modèles, notamment grâce à la technique des décorations, la Troisième République a recours à une pédagogie par l’exemple pour installer durablement une culture méritocratique dans la société française. Pour cela, elle invente de nouvelles médailles tout en s’appropriant celles qui avaient été créées sous les régimes précédents comme la plus prestigieuse d’entre elles : la Légion d’Honneur (1802). Si l’historiographie des usages symboliques de la République a été rendue solide avec les travaux de Maurice Agulhon sur la Provence, moins connues sont ces « élites de l’honneur » dont les archives publiques ont conservé les traces. En explorant le célèbre « Var rouge », il nous a été permis de cerner le profil de ces élites méditerranéennes que l’État républicain a souhaité honorer entre 1870 et 1940. Parmi celles-ci, se distingue la catégorie des maires, en particulier ces « bons maires » qui œuvrent pour la « républicanisation » de la société. Ce sont quelques- unes de ces personnalités qui seront présentées dans ce chapitre.

In designating model citizens through processes like decorations, the French Third Republic set examples to establish a culture of meritocracy in French society. It invented new medals and appropriated existing ones created by former regimes, including the most prestigious of all: the Légion d’Honneur (1802). Although the historiography of the Republic’s symbolic practices has been augmented by Maurice Agulhon’s works on Provence, this “elite of honour” whose trace remained in public archives is not well known. We explored the “Var rouge” (the predominantly left-wing Var département) to study the profiles of this Mediterranean elite which was honoured by the Republican state between 1870 and 1940. These include the category of mayors, in particular the “bons maires” who contributed to the “republicanisation” of society. This chapter presents a few of these personalities.

INDEX

Mots-clés : Troisième République, maires, décorations, symboliques républicaines Keywords : Third Republic, mayors, decorations, Republican symbols

AUTEUR

BRUNO DUMONS Bruno Dumons est directeur de recherches au CNRS (Laboratoire de Recherche Historique Rhône- Alpes - Lyon). Spécialiste d’histoire politique et religieuse contemporaine, il a notamment dirigé La fabrique de l’honneur. Médailles et décorations dans la France (XIXe-XXe siècles) avec Gilles Pollet (aux PUR en 2009), La protection sociale en Europe au XXe siècle avec Axelle Brodiez-Dolino (aux PUR en 2014), Rois et princes en exil. Une histoire transnationale du politique dans l’Europe du XIXe siècle (aux éditions Riveneuve en 2015).

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Être un maire socialiste en Méditerranée coloniale : Beni-Saf entre Algérie, France et Espagne (1929-1939)

Claire Marynower

1 À l’époque coloniale, le rythme de la vie sociale et politique de la petite ville côtière de Beni-Saf en Algérie suit celui de la mine de fer. L’exploitation du minerai a déterminé l’implantation d’un noyau urbain sur cette côte escarpée, à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Oran, dans les années 1880. Dès 1883, la commune de plein exercice est fondée, sur le modèle des communes de métropole. Son profil démographique est représentatif du brassage de populations qui caractérise le territoire algérien colonisé.

2 Du côté des Européens, les travailleurs venus s’employer à la mine dès la fin du XIXe siècle sont en majorité d’origine espagnole, des provinces du Levant, Alicante et Valence, et d’Andalousie. Les juifs, faits citoyens par le décret Crémieux de 1870, originaires d’Oran et de Tlemcen, sont également nombreux dans la ville. Quant à la population colonisée, dite « musulmane », elle aussi est mixte : de très nombreux Marocains ont traversé la frontière pour venir travailler à la mine. Avec les Algériens, les « musulmans » sont majoritaires au total : ils représentent 64 % de la population au recensement de 19311. À cette date, la ville compte presque 12 000 habitants. Quant aux Espagnols non naturalisés, émigrés récemment, ils constituent encore 43 % de la population européenne. À côté de l’arabe et du français, les langues espagnoles, castillan et valencien, résonnent ainsi dans les patios ouverts à l’arrière des maisons basses ouvrières, construites à flanc de colline sur le modèle des corons du nord de la France.

3 La vie politique de la petite cité, observée à la plus grande échelle grâce aux archives de surveillance, à la presse locale et aux sources photographiques, présente un exemple unique de socialisme municipal en terre algérienne, dans les années 1920 et 1930. Le cas n’est cependant pas sans livrer d’enseignements plus généraux pour l’histoire politique de l’Algérie à la période de la colonisation, tant en ce qui concerne les tensions entre

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gauche française et administration, les liens entre celle-là et le nationalisme algérien en cours de formation, ou encore les configurations transnationales dans lesquelles se meut la colonie. Au prisme d’une commune et de son maire, c’est aussi une histoire des sociabilités politiques, contestataires, festives et violentes, que l’on découvre.

Une ville éprise de socialisme

4 Le socialisme fait son entrée dans la ville de Beni-Saf à l’occasion des élections législatives de 1928. Un premier meeting électoral, organisé par la fédération SFIO d’Oran, réunit 500 auditeurs2. Les résultats du candidat socialiste dans la localité, recueillant face à ses deux adversaires 36,7 % des voix, révèlent la popularité du parti ; aussitôt une section est constituée3. Parmi les dix membres du bureau, trois sont instituteurs dont le secrétaire, les autres sont employés à la mine, commerçants et comptables. Dès sa création, la section compte 220 adhérents et le commissaire de la ville note que ce chiffre est en constante progression4. Quelques mois plus tard, en février 1929, elle se félicite d’avoir déjà 400 cotisants5, ce qui au regard d’une fédération départementale de 600 cotisants à la même date6 semble assez largement surévalué. Si l’on s’en tient au chiffre de 220 adhérents, pour une population d’un peu plus de 4 000 Européens, la proportion est déjà considérable.

5 Fin janvier 1929, la jeune section a l’honneur d’accueillir le congrès fédéral de l’Oranie. À cette occasion, un long cortège s’empare des rues de la ville, défilant derrière les étendards rouges des sections. Le rituel militant de la ville se met en place. Face à un parti communiste en plein étiage7 et qui n’a jamais eu de cellule dans la ville, la SFIO monopolise les symboles du mouvement ouvrier : drapeau rouge, coquelicots de tissu à la boutonnière8, chant de l’Internationale9. Délégués, sympathisants et simples curieux suivent le cortège qui se dirige, à travers les rues, vers le monument aux morts de la Grande guerre au cri de « À bas la guerre ! »10. Dans la petite ville l’ampleur du cortège, formé de centaines de personnes, jusqu’à 2 000 selon le journal de la fédération, Le Semeur, impressionne d’autant que quelques Algériens s’y joignent11.

6 Depuis 1883, la municipalité est aux mains des directeurs de la mine. Le maire d’alors, Joseph Noël, élu en 1921, ne déroge pas à la tradition et assume parallèlement les destinées de la compagnie. Mais en 1929, la compagnie minière « prend la décision de se désintéresser des questions municipales »12 et le maire sortant ne se représente pas. Une liste républicaine de gauche, dirigée par le médecin de la compagnie, est bien constituée sous le patronage du député conservateur d’Oran, Henri Brière, mais les chances pour une liste concurrente de prendre l’Hôtel de ville sont pour la première fois réelles. C’est l’instituteur Raoul Vignaux, secrétaire de la section SFIO, que les militants décident de présenter à la mairie. Né dans les Hautes Pyrénées13, l’homme n’a que 33 ans mais donne des gages de sérieux. Maigre, plutôt petit, les « yeux perçants » et la parole « rude »14, il incarne une forme d’austérité et de raideur. Dans le village ouvrier, face à une population d’origine espagnole et majoritairement née en Algérie, il représente l’intellectuel venu de France. Sa campagne est épaulée par la fédération, qui nourrit des espoirs de victoire dans la petite ville côtière, impressionnée par le développement rapide de la jeune section. Venus d’Oran et de Sidi-Bel-Abbès, les orateurs du parti se succèdent pour soutenir la candidature de l’instituteur devant les électeurs mais aussi les quelques sujets « indigènes » qui assistent aux réunions. Ces derniers sont, par exemple, 20 sur 250 assistants le 27 avril 192915. Le secrétaire de

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l’Union départementale CGT vient aussi soutenir le candidat socialiste et, s’attaquant aux dirigeants de la mine, apporter la légitimité syndicale à la campagne du jeune instituteur.

7 La section socialiste présente 23 candidats aux élections du 5 mai 1929. L’abstention est exceptionnellement faible au premier tour et la liste socialiste, obtenant la majorité absolue avec une moyenne de 54 % des suffrages exprimés, passe en entier. S’il ne ressemble guère à ses administrés, le nouveau maire nomme des adjoints qui présentent un profil beaucoup plus proche du leur : Joseph Ganga est né en Espagne, Messaoud Charbit dans une famille juive de Tlemcen et Gabriel Gonzales, de travailleurs espagnols arrivés en Algérie en 187516. Ce dernier, électricien à la mine, est parmi les plus jeunes conseillers, du haut de ses 29 ans17. L’élection est fêtée comme un triomphe du socialisme en Algérie. Le jeune instituteur passe pour le premier maire socialiste de la colonie, bien qu’il y ait eu un précédent en Kabylie, dans la petite ville de Ménerville en 191218. Mais les militants croient voir « pour la première fois le drapeau rouge flotte[r] sur un Hôtel de ville algérien », comme le proclame fièrement la une du Semeur 19. La victoire est célébrée jusque dans les colonnes du quotidien national de la SFIO, Le Populaire. Bientôt Beni-Saf devient un nom familier pour le lecteur socialiste métropolitain. Les diverses attaques dont la mairie est l’objet lui valent en effet les honneurs réguliers du Populaire.

Les maires socialistes et l’administration coloniale

8 De la fin des années 1920 au milieu des années 1930, c’est le Parti socialiste qui incarne en Algérie l’option populaire la plus à gauche. Alors qu’à la scission consécutive au congrès de Tours, la fédération oranaise est passée comme un seul homme dans les rangs du communisme20, la situation est bien différente dix ans plus tard : le PCF a lancé une campagne de bolchévisation qui a eu pour effet de vider tout à fait ses rangs, sous les coups de la répression mais aussi du fait de la radicalité de ses mots d’ordre en matière coloniale. Plusieurs affaires rythment ces années pour la SFIO : fonctionnaires menacés de mutation, arrestations, sanctions professionnelles. Dans la fédération d’Oran, entre 1928 et 1935, 30 % des militants sont des fonctionnaires21. Ils sont d’autant plus susceptibles de connaître des difficultés de la part d’une administration qui ne voit pas d’un bon œil leur engagement politique. Ainsi du jeune maire de Beni-Saf, instituteur à l’école de la ville. La loi du 30 octobre 1886 sur l’organisation de l’enseignement primaire interdit aux enseignants du premier degré de devenir conseiller municipal et a fortiori maire dans la commune où ils exercent. Le préfet d’Oran supprime ainsi son traitement d’instituteur, à défaut de démission de ses fonctions municipales, dans un arrêté du 6 août 192922. Pour la fédération, l’arrêté est nettement politique. Un meeting public est organisé fin septembre 1929.

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Document 1. Meeting de protestation en soutien à Raoul Vignaux, Beni-Saf, 29 septembre 1929

Source : L’album de Beni-Saf, Auneau, Association des Beni-Safiens, 1988.

9 Devant le marché couvert, cœur de la vie sociale béni-safienne, les militants fixent une pancarte proclamant « vive Vignaux » et déploient le vaste drapeau rouge de la section SFIO. Dans la foule venue assister au meeting, on distingue autant de turbans que de casquettes d’ouvriers et de bérets. Çà et là, des chapeaux de feutre. Quelques Algériens sont venus avec leurs enfants, d’autres passent par là avec leur mule. Les orateurs haranguent la foule. L’ordre du jour voté en fin de meeting proteste contre « l’arbitraire du gouvernement qui frappe illégalement son dévoué maire »23. Mais l’arrêté préfectoral n’est pas annulé. Après une mise en disponibilité d’un an, l’instituteur devenu maire est sommé par l’inspection académique de rejoindre un poste éloigné, à Marnia, près de la frontière marocaine24. Dès lors, il cède la mairie à son deuxième adjoint, le jeune Gabriel Gonzales, électricien et secrétaire du syndicat CGT des mineurs de la ville.

10 Beni-Saf devient, pour les socialistes d’Algérie et de France, « l’illustration des pratiques électorales » de l’administration coloniale, ville « victime et martyr[e] »25 dont le sort ne cesse dès lors d’intéresser les lecteurs du Populaire. Lors de sa mission de propagande en Afrique du Nord en décembre 1930, le secrétaire général de la SFIO, Paul Faure, s’y rend. Il donne une réunion publique devant 1 000 personnes, dont de nombreuses femmes et des Algériens26. À son retour, il chante les louanges du maire, qui a organisé dans le « village indigène » voisin l’évacuation des eaux usées, le ramassage des ordures et la distribution de médicaments et de vivre : « N’est-ce pas qu’on est fier de notre petit maire socialiste de Beni-Saf ? »27 s’exclame-t-il sur un ton mi tendre, mi condescendant. Gonzales met en effet en place, dans la petite municipalité algérienne, un embryon d’État social, comme ses collègues socialistes de métropole28.

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11 Quelque temps plus tôt, le jeune maire a connu des brimades d’un autre type : le curé de la ville a refusé d’enterrer religieusement son père, sous le prétexte que celui-ci vivait en concubinage29. L’opinion juge cependant qu’il dénie les derniers sacrements au père par désapprobation pour les opinions politiques du fils. Les habitants de la ville s’en sont alors pris directement au curé : un impressionnant mouvement de foule le poursuivit dans les rues de la ville ; on le hua, on lui jeta même des pierres, et le commissaire et le premier adjoint au maire durent intervenir pour ramener le calme30. La solidarité de la bourgade ouvrière pour son jeune maire et secrétaire syndical semble largement acquise. Celui-ci, fils d’un émigrant d’Almeria, né dans une fratrie de dix enfants, entré à la mine à l’âge de 15 ans31, leur ressemble. Doté d’un sourire jovial, ayant revêtu après son accession à la mairie un costume trois-pièces dans lequel sa large carrure semble toujours un peu à l’étroit, il incarne avec simplicité les idéaux de la population ouvrière beni-safienne.

Document 2. Le conseil municipal de Beni-Saf dans les années 1930 (Gabriel Gonzales est au premier rang au centre)

Source : L’album de Beni-Saf, Auneau, Association des Beni-Safiens, 1988.

12 Le jeune maire socialiste se lance avec enthousiasme dans sa tâche d’édile. Deux ans après les élections, le paysage de la ville a commencé à changer : parmi les rues en amphithéâtre qui s’ouvrent sur la baie, le promeneur peut emprunter le boulevard Jean Jaurès32, la rue Pablo Iglesias33 et bientôt l’avenue Jules Guesde 34. Outre ces grandes figures du socialisme français et espagnol désormais fixées par la toponymie, la mairie inscrit également sa présence dans l’urbanisme, en ouvrant une Bourse du travail35. Bientôt un projet de monument à Jean Jaurès est en projet, et une souscription ouverte pour la construction du piédestal36.

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Mobilisation contestataire et traditions festives

13 Le 7 février 1931, Marius Dubois dénonce dans les colonnes du Semeur « un monstrueux acte de fascisme »37. Dix jours plus tôt, Gabriel Gonzales a été inculpé pour vol et destruction de titre privé et placé sous mandat de dépôt38. La compagnie minière l’accuse d’avoir volé dans ses coffres le bail locatif de son père, pour s’approprier les terres cultivées par ce dernier jusqu’à sa mort. Le père Gonzales avait loué, pendant 17 ans, un petit terrain à la compagnie, après des années de travail comme ouvrier agricole39. Le jeune maire se défend d’avoir pénétré dans les locaux de la mine et dit avoir détruit un bail non signé, trouvé dans les papiers de son père. L’accusation ne semble guère solide et la procédure, en tout état de cause, disproportionnée par rapport au délit dont on l’accuse. Des perquisitions sont lancées par le procureur de Tlemcen à la mairie et au domicile de Gonzales, et ce dernier est remplacé dans l’exercice de ses fonctions par son premier adjoint40.

14 Aussitôt la nouvelle de l’incarcération du maire connue, l’émotion gagne la ville : les milieux ouvriers bruissent de la rumeur d’une arrestation politique, destinée à « influencer les élections [municipales partielles] qui doivent avoir lieu à Oran » le mois suivant41. Les membres de la section menacent immédiatement d’engager une campagne de presse et de demander l’intervention de Paul Faure au Parlement42. Le 1er février 1931, la section se réunit pour formuler un ordre du jour de protestation, transmis au préfet : elle qualifie de « provocation inqualifiable » l’arrestation de Gonzales et demande sa libération immédiate43. Cette demande est rejetée quelques jours plus tard44. Le commissaire note que le maire incarcéré prend « figure de victime »45 dans la ville. En effet, la mobilisation s’amplifie et une pétition commence à circuler46. Jusqu’au Populaire se fait écho de « l’affaire » et reproduit l’ordre du jour de la section de Beni-Saf voté deux semaines plus tôt47. La campagne de presse porte ses fruits : deux jours plus tard, Gonzales est mis en liberté provisoire48.

15 Le retour du « petit maire socialiste »49 dans sa ville, après plus de deux semaines d’incarcération, est triomphal. Il coïncide avec la tournée du propagandiste socialiste Lucien Roland en Algérie, et les militants de la fédération en profitent pour faire de sa libération un véritable événement. Le maire rentre dans sa ville au bras de l’envoyé métropolitain, à l’heure du déjeuner. Depuis le départ matinal des hommes à la mine, femmes et enfants l’attendent sur le seuil des portes. À son arrivée, il est conduit dans un café pour un grand apéritif50. Puis les « hurlements de la sirène » retentissent pour rappeler les travailleurs, tandis que Gonzales est escorté par la foule jusqu’à son domicile51. À 18 heures, la section de la SFIO organise une grande réunion publique52. Une foule se presse à la sortie de la salle : après le meeting, vient l’heure du défilé.

16 Le cortège, composé d’hommes, de femmes et d’enfants, s’ébranle derrière le drapeau rouge de la section et parcourt les rues de la ville au chant de l’Internationale, en criant « Vive Gonzales ! »53. La nuit s’éclaire des flambeaux et lampions brandis par les manifestants, ainsi que des feux de Bengale déclenchés à leur passage. Le commandant de la 5e compagnie de gendarmerie d’Oran, appelé pour constituer des renforts en cas de débordements, estime la foule à 2 000 personnes, soit un habitant sur six54. La manifestation populaire triomphale fait forte impression sur Lucien Roland, qui lui dédie sa « chronique oranaise » dans Le Populaire quelques jours plus tard. « Il m’est doux d’entendre le chant du vieux Pottier s’envoler des rives africaines… », s’émerveille-t-il, peignant le tableau d’une population enthousiaste et unie, « Arabes »

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et Européens côte à côte55. Les rapports de surveillance signalent certes une participation de la population colonisée à la manifestation, mais bien plus minoritaire que le propos de Roland ne le laisse accroire.

17 Les éléments du rituel militant socialiste de Beni-Saf se confirment. Ils s’enrichissent, dès le lendemain de la libération du maire, d’une appropriation originale des traditions festives et populaires de la commune. L’élargissement de Gonzales tombe en effet à la veille de Mardi gras. Or les émigrés d’Espagne et leurs enfants perpétuent sur le sol algérien la tradition ibérique du carnaval. Comme en Andalousie, durant toute l’année, les événements de la ville donnent lieu à la rédaction de chansons satiriques, appelées « chirigotas », chantées dans la rue le jour de Mardi-gras par des fanfares dites « murgas »56. Le 17 février 1931, une quinzaine de jeunes militants de la SFIO, foulards rouges noués autour du cou, se juchent sur un camion pour parcourir la ville. S’arrêtant devant les cafés où s’amasse la foule, ils entonnent l’Internationale puis des couplets en espagnol. Saisissant l’occasion pour manifester leur protestation sur le registre carnavalesque et charivaresque, ils perpétuent un rite d’inversion des rôles propre également à la culture ouvrière française, notamment dans les pays miniers57. Le commissaire, alerté par les cris de la foule, comprend qu’il s’agit de « chants séditieux faisant allusion à l’affaire Gonzales »58. Il demande alors au groupe de lui remettre le cahier à couverture rouge contenant les paroles. Ils s’exécutent, mais la foule déçue et échaudée suit le nouveau détenteur du cahier jusqu’au commissariat. Cinq minutes plus tard, ils sont mille à se presser, menaçants, devant le bâtiment, « envahissant même les fenêtres »59. Réclamant le cahier à grands cris, la foule refuse de se disperser, malgré l’intervention du commissaire secondé par cinq agents de police. Incapable de calmer la foule, le commissaire fait venir les jeunes militants et les menace de poursuites s’ils ne dispersent pas la manifestation. Ceux-ci obtempèrent et entraînent la foule loin du commissariat. De nouveau, comme la veille, la participation est spectaculaire et démontre un soutien massif de la population à son maire.

18 La traduction en français des chansons effectuée par le commissaire de police, si elle empêche de saisir toutes les nuances du texte original, permet de se faire une idée des sentiments des manifestants et des motifs d’enthousiasme de la foule. Les coplas invoquent la mémoire du père de Gonzales, « brave travailleur » sur les terres de la compagnie minière, et rappellent la date de sa mort, « jour très malheureux ». Elles défendent le « maire ouvrier », « un homme propre » et victime d’injustice, dont la compagnie « bouffie d’orgueil et d’ambition » cherche à se venger, jalouse de son succès politique : « Notre maire est maintenant libre parce qu’il était innocent, et toi chouette horrible, que ta tête soit coupée ». La manifestation populaire est bel et bien prétexte à une contestation radicale de l’ordre politique et social.

19 Ainsi les chansons prennent aussi un tour plus général, s’en prenant à certain « lâche bourgeois » ayant critiqué le maire, à l’« épouse d’un bourgeois » qui aurait manqué de respect à un ramasseur d’ordures, mais aussi aux « religieuses maudites […] qui parlent mal des socialistes ». La critique de l’Église et de la bourgeoisie rappelle les termes qui animent alors le débat politique de la proche Espagne. Les socialistes s’y sont alliés quelques mois plus tôt avec les républicains pour mener le processus de transition vers la République, alors en passe d’aboutir60. De l’autre côté de la Méditerranée, le lien avec l’Espagne est maintenu par une population européenne largement d’origine ibérique, à travers les réseaux familiaux et la lecture de la presse. Un grand meeting suivi d’un défilé de 800 personnes derrière les drapeaux rouge, français et espagnol, est d’ailleurs

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organisé quelques semaines plus tard à Béni-Saf pour célébrer l’avènement de la Seconde République61. Les chansons du carnaval 1931 lient ainsi les thèmes locaux à un contexte plus large, dépassant le cadre de la colonie. À travers la figure du maire, elles défendent le socialisme et la culture ouvrière. Les militants de la petite cité minière disent aussi, dans ce rituel festif, leur fierté de représenter une exception en Algérie : « Vive Beni-Saf la rouge ! Vive notre belle cité ! Vivent nos belles roses qui poussent au bord des flots ! » 62.

20 Le maire, contre lequel les poursuites sont abandonnées, et la section SFIO sortent renforcés de cette affaire. Le soir du 14 juillet suivant, une manifestation aux flambeaux est organisée par le Parti socialiste. Composé d’environ 1 200 personnes, le cortège s’arrête devant le domicile de Gonzales pour lui rendre hommage63. Un an plus tard, Beni-Saf est le théâtre de nouveaux affrontements entre la SFIO et les autorités. Le 13 février 1931, la socialiste métropolitaine Louise Saumoneau, en voyage de propagande, se rend dans la commune pour donner une réunion publique au marché couvert, devant 800 personnes dont 300 femmes. Le lendemain, la section organise, comme elle en a désormais l’habitude, un défilé dans les rues escarpées de la ville, « bannières rouges au vent »64, avant d’aboutir sur la place du marché où les escaliers servent d’estrade de fortune aux orateurs. Le commissaire de police, nouveau à ce poste, décide alors de verbaliser Gabriel Gonzales pour l’organisation d’une réunion non autorisée sur la voie publique65. Puis le lendemain matin il arrête un maçon de 21 ans66 qui à la fin du meeting aurait crié « Vive la Révolution ! » en brandissant le drapeau rouge de la section SFIO67. Le commissaire n’agit pas par hasard : il sait que le jeune homme est chargé, cette année-là, de la rédaction des chansons de carnaval, or Mardi-gras tombe le lendemain. C’est en connaissance de cause que le commissaire arrête le jeune militant, qu’il a déjà convoqué sans succès au commissariat à deux reprises, et qu’il juge animé d’un « esprit à idées extrémistes ». Il suggère même son « expulsion du territoire national », du fait de ses deux parents étrangers, alors même que, selon la loi de 1889, né en Algérie de parents européens il est français.

21 L’arrestation du jeune homme donne le signal d’une nouvelle vague de mécontentement populaire. Aussitôt la section socialiste se mobilise. La gendarmerie la croit forte de 500 personnes68, prenant sans doute en compte l’ensemble de ses sympathisants. Un an après l’arrestation de Gonzales, la protestation se remet en branle selon les mêmes codes. La manifestation a lieu le soir même de l’arrestation. 500 personnes dont bon nombre de femmes et d’enfants encerclent le commissariat, chantant l’Internationale et criant « Liberté ! Liberté ! ». Les manifestants tentent d’y pénétrer, lançant des pierres contre le bâtiment. Ils réussissent à forcer l’entrée mais sont aussitôt expulsés. Une heure et demie durant, ils font le siège du bâtiment, bientôt rejoints par curieux et sympathisants parmi lesquels 200 Algériens environ, qui prennent part aux chants et aux cris69. La foule est alors d’un millier de personnes environ. Lorsqu’elle tente de nouveau de forcer la porte du commissariat le sous-préfet, venu négocier avec le maire pour empêcher une manifestation et qui s’y trouve reclus, demande l’intervention de la gendarmerie. Le signal de la bagarre générale est donné : pendant une heure, manifestants et forces de l’ordre s’affrontent à coups de pierres et de crosses, la foule continuant à mitrailler portes et fenêtres du commissariat. Le caïd de Beni-Saf, qui vient approvisionner les assiégés, est agressé, les voitures des agents de police garées autour du commissariat vandalisées. Finalement le sous-préfet fait appel à des renforts : c’est la menace de cette intervention qui disperse les manifestants, au

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bout de trois heures. L’affrontement se solde par de nombreux blessés, parmi les gendarmes, les policiers et les manifestants.

22 Le lendemain, le jeune maçon est mis en liberté provisoire par le procureur et la population calme sa fureur. Si le sous-préfet de Tlemcen voit dans ces événements la preuve de « l’état d’esprit déplorable » d’une partie de la population de la ville, influencée par les dirigeants de la commune70, le préfet d’Oran se plaint quant à lui de l’attitude du nouveau commissaire. Il juge que celui-ci a manqué de prudence du fait de « sa connaissance encore insuffisante du milieu » dans lequel il vient d’être nommé71. La population de Beni-Saf a ainsi réussi à établir un rapport fait de respect et de crainte avec les autorités. Par l’intermédiaire de la figure populaire de son premier édile, une large partie de la population se montre solidaire d’un parti qui rythme la vie sociale et culturelle de la ville, autour de ses défilés, de ses chants et de sa fanfare, la Bénisafienne, dont nombre des membres appartiennent à la section. Le dispositif manifestant est loin d’être dépolitisé. Centré autour du défilé, du drapeau rouge, de l’Internationale, son répertoire fournit à la ville tout entière des symboles puisés dans la culture ouvrière française et espagnole. À travers la mise en place d’un dispositif manifestant rodé, la population affirme son identité spécifique72. La même mise en scène est reprise lors des 1er mai, ainsi qu’à la veille des élections municipales de 193573.

Le socialisme contre la colonie ?

23 Ces « affaires » ne touchent pas seulement Beni-Saf, et pareillement des militants socialistes sont inquiétés en d’autres lieux du département, à Oran, Sidi-Bel-Abbès ou Saint-Lucien. Au milieu des années 1930 cependant, la vigueur retrouvée du communisme détourne l’attention de l’administration. Mais le maire de Beni-Saf n’est pas encore au bout de ses démêlés avec la justice. Quelques jours à peine après sa réélection, en mai 1935, il est arrêté et emprisonné, accusé d’avoir falsifié des cartes de chômeur à la Bourse du travail74. En fait, privé d’un mandat de 20 000 francs destiné au fonds de chômage de la commune et bloqué depuis trois mois à la préfecture, il a recouru à un emprunt pour pouvoir payer les indemnités75. Un autre conseiller municipal, Jean Mirailles, piqueur au service vicinal de la commune, secrétaire du syndicat CGT des employés municipaux de la ville76, est également arrêté77. Après plusieurs semaines de détention, ils sont tous deux mis en liberté provisoire78. Pour la fédération SFIO, la cause est entendue : la petite ville socialiste de Beni-Saf fait encore les frais de l’arbitraire d’une justice coloniale soumise à la « réaction ».

24 Comment expliquer ce qui apparaît comme un acharnement ad hominem ? Gonzales est le premier maire socialiste d’Algérie depuis la première guerre mondiale, et un actif secrétaire de syndicat. Mais on peut douter que ces activités expliquent à elles seules une telle hostilité. Au-delà de son rôle dans le milieu européen, ce que l’administration peut le plus craindre de sa part est son action auprès des « indigènes ». L’époque est à l’essor des mouvements nationalistes algériens, nés autour du Centenaire de la colonisation : Association des ‘ulamā musulmans d’Algérie (AUMA)79 et Fédérations des élus musulmans d’Algérie80 sont les plus représentés dans le département, tandis que l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj est encore essentiellement implantée en métropole81. Or Gonzales est soupçonné de protéger l’activité de nationalistes algériens dans sa commune.

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25 Un groupe de militants se réunit régulièrement le soir dans la boutique d’un boucher de la ville. Lecture et commentaire y sont faits à haute voix du journal de l’AUMA, La Défense, ainsi que de « périodiques d’opinions subversives »82 fournis par le secrétaire auxiliaire de la mairie. Ce dernier les récupère à l’Hôtel de ville : il s’agit probablement de la presse socialiste et syndicale métropolitaine. De plus ces hommes prennent lors des élections locales à titre « indigène » le parti des candidats opposés à l’administration, proches de la Fédération des élus. Or selon le commissaire, le maire de Beni-Saf « pistonne » le jeune Berkane pour qu’il échappe à la conscription et ferme les yeux sur son activité politique. L’arrestation de Gonzales, un mois après la rédaction de ce rapport sur son soutien discret à ce que le commissaire qualifie de « campagne anti- française », est sans doute liée à ces soupçons.

26 Gabriel Gonzales, en tant que maire et secrétaire du syndicat des mineurs, s’est en outre assuré une véritable popularité dans l’électorat colonisé, que la réforme Jonnart de 1919 a créé pour les collèges locaux. Il a défendu, au conseil national de la fédération CGT du sous-sol à Marseille en octobre 1929, l’extension de la loi sur les accidents du travail à tous les travailleurs d’Algérie83. Il intervient également, en 1937, auprès du Gouvernement général pour plaider l’obtention de droits syndicaux pour les Algériens84. Il prêche la solidarité transcommunautaire dans les luttes, et on voit des ouvriers se rendre au « marabout » voisin pour « jurer fidélité au syndicat »85. Preuve de sa popularité, le comité local du Congrès musulman algérien86 lui offre, à sa création en juin 1936, la présidence d’honneur87. Enfin en 1937, il est élu conseiller général à titre « indigène », recueillant 64 % des suffrages exprimés dès le premier tour, face à un candidat de statut civil « indigène »88. C’est une première pour un socialiste européen à l’échelle de l’Algérie entière, et le simple fait de se présenter constitue un défi à l’ordre colonial. Mais la collusion entre socialisme et nationalisme est loin d’être avérée. Gonzales ne s’illustre nullement par un soutien explicite à la cause nationaliste même si, au diapason de la SFIO du département, il soutient le projet Blum-Viollette d’accès d’une élite algérienne à la citoyenneté, et un certain nombre de réformes dont la suppression du Gouvernement général et des Délégations financières. Ce sont pourtant bien ses accointances avec les mouvements revendicatifs de la population colonisée, à la portée vraisemblablement exagérée par l’administration, qui déclenchent une nouvelle vague d’hostilité contre sa personne.

27 L’étude de la vie politique de Beni-Saf restitue des tendances que l’on peut observer plus largement à l’échelle du département d’Oran et de la colonie. Les difficultés que connaît la SFIO en Algérie y sont exacerbées, mais pas uniques. Les liens tissés entre le socialisme européen et le nationalisme algérien naissant, objets des craintes de l’administration, sont tout sauf évidents et avérés. On peut lire à travers les diverses affaires qui secouent Beni-Saf, durant les années 1930, la montée d’un sentiment paranoïaque de l’administration coloniale89, visant toute tentative de remise en cause, même à la marge, du rapport de domination instauré au détriment des colonisés. En outre, la vie politique de Beni-Saf sous municipalité socialiste se trouve au carrefour de circulations méditerranéennes caractéristiques de l’Algérie sous domination impériale. Située dans un département français marqué au sceau de l’exceptionnalité coloniale, la ville de Beni-Saf est liée à l’Espagne par sa culture, ses rituels et son imaginaire. Son maire incarne le socialisme en terre algérienne, le combat pour les droits sociaux et politiques de tous ses habitants, y compris « indigènes », ainsi qu’une identité européenne mêlée, entre apports français et espagnols, que l’on baptisera bientôt de

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« pied-noire »90. C’est ainsi qu’il est perçu par les autorités locales, religieuses et publiques, qui s’en prennent à lui de façon disproportionnée, visant bien au-delà de sa personne. C’est ainsi qu’il l’est également par les socialistes métropolitains, qui en font une figure symbolique de l’Algérie telle qu’ils ont envie de l’imaginer : socialiste, mixte et fraternelle. Il l’est enfin pour ses administrés, ce qui explique l’ampleur des mobilisations en sa faveur, de la pétition à l’émeute. À travers lui, c’est leur identité singulière qu’ils construisent, affirment et défendent.

NOTES

1. Service central de statistique du Gouvernement général de l’Algérie, Répertoire statistique des communes de l’Algérie (Recensement de la population algérienne au 8 mars 1931), Alger, Ancienne imprimerie Victor Heintz, 1932. Au même recensement, cette proportion est de 75 % pour l’ensemble du département et de 86,5 % à l’échelle de l’Algérie entière. 2. « Tournées électorales : Beni-Saf », Le Socialiste, 24 mars 1928, p. 3. 3. Rapport du commissaire au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 20 juin 1928, Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Oran, 81. 4. Rapport du commissaire au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 20 juin 1928, ANOM, Oran, 81. 5. P. S., « Le mouvement ouvrier à Beni-Saf », Le Semeur, 23 février 1929, p. 1. 6. Parti socialiste SFIO, XXVIIe Congrès national : 8, 9, 10, 11 juin 1930, : rapports, Paris, Librairie populaire, p. 74. 7. Allison Drew, We are No Longer in France. Communists in Colonial Algeria, Manchester, Manchester University Press, 2014. 8. Marc Angenot, « Le drapeau rouge, rituels et discours », dans Françoise Coblence et Boris Eizykman (dir.), L’Esthétique de la rue, Paris, l’Harmattan, 1998, p. 73-100. 9. Rose rouge, « Une belle manifestation », Le Semeur, 9 février 1929, p. 2. 10. Jean Lescoutra, « En revenant de Beni-Saf », La Vérité, 2 février 1929. 11. Rose rouge, « Une belle manifestation », art. cit., p. 2. 12. Rapport du sous-préfet de l’arrondissement de Tlemcen au préfet, Tlemcen, 23 mars 1929, ANOM, Oran, E234. 13. Tableau de la municipalité de Beni-Saf, 18 juin 1929, ANOM, Oran, E235. 14. Jean Lescoutra, « En revenant de Beni-Saf », La Vérité, no 10, 2 février 1929. 15. Rapport du commissaire de police de Beni-Saf au préfet d’Oran, 28 avril 1929, ANOM, Oran, E234. 16. Henri Bertrand, « Gabriel Gonzales, maire de Beni-Saf », Le Semeur, 9 avril 1930, p. 1. 17. Tableau de la municipalité de Beni-Saf, 18 juin 1929, ANOM, Oran, E235. 18. « Vignaux », dans René Gallissot (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Maghreb. Algérie, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2006, p. 580. Voir aussi « Bonifacce », dans ibid., p. 140 et Gilbert Meynier, L’Algérie révélée : la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Libraire Droz, 1981, p. 188. 19. « Magnifique victoire socialiste à Beni-Saf », Le Semeur, 11 mai 1929, p. 1. 20. Voir Claire Marynower, Être socialiste dans l’Algérie coloniale. Pratiques, cultures et identités d’un milieu partisan dans le département d’Oran, 1919-1939, thèse de doctorat, sous la direction de Marc Lazar, IEP de Paris, 2013.

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21. Ibid., p. 291-292. 22. Lettre du ministre de l’Intérieur au Gouverneur général de l’Algérie, Paris, 7 mars 1932, Centre des archives nationales d’Algérie (CANA), IBA, ADD-176. 23. M. C., « À Beni-Saf, meeting de protestation contre les moyens qu’a employés le gouvernement pour obliger le camarade Vignaux à démissionner », Le Semeur, 5 octobre 1929, p. 1. 24. René Gallissot et Fouad Soufi, « Gonzales Gabriel », Maitron-en-ligne, disponible sur : http:// maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article50824 [consulté le 14 mai 2015]. 25. Ahmed Koulakssis, Le parti socialiste et l’Afrique du Nord, de Jaurès à Blum, Paris, Armand Colin, 1991, p. 223. 26. Rapport du chef de la sûreté départementale au préfet, Beni-Saf, 6 décembre 1930, ANOM, Oran, 95. 27. Paul Faure, « La politique socialiste : Beni-Saf », Le Populaire, 17 décembre 1930, p. 1. 28. Aude Chamouard, Les maires socialistes en France dans l’entre-deux-guerres : une expérience réformiste du pouvoir ?, thèse de doctorat, IEP de Paris, 2010. 29. Rapport du commissaire au sous-préfet, Beni-Saf, 18 avril 1930, ANOM, Oran, 95. 30. Rapport du commissaire au sous-préfet, Beni-Saf, 21 avril 1930, ANOM, Oran, 95. 31. Henri Bertrand, « Gabriel Gonzales, maire de Beni-Saf », Le Semeur, 9 avril 1930, p. 1. 32. Lettre du secrétaire de la section SFIO de Beni-Saf au Gouverneur général de l’Algérie, 2 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 33. Un oyente [un auditeur], « Cañizares en Beni-Saf », Le Semeur, 16 janvier 1932, p. 2. 34. L’album de Béni-Saf, Auneau, Association des Béni-Safiens, 1988, p. 64‑65. Voir carte de Beni- Saf en annexe. 35. Lettre du secrétaire de la section SFIO de Beni-Saf au Gouverneur général de l’Algérie, 2 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 36. « Appel de la section socialiste de Beni-Saf pour un monument à Jean Jaurès », Le Semeur, 29 janvier 1935, p. 2. 37. Marius Dubois, « Un monstrueux acte de fascisme », Le Semeur, 7 février 1931, p. 2. 38. Lettre du procureur de la République au préfet, Tlemcen, 26 janvier 1931, ANOM, Oran, 96. 39. René Gallissot et Fouad Soufi, « Gonzales Gabriel », dans René Gallissot (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, op. cit., p. 307-308. 40. Rapport du préfet au Gouverneur général de l’Algérie, Oran, 30 janvier 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 41. Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 31 janvier 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 42. Paul Faure, « La politique socialiste : Beni-Saf », Le Populaire, 17 décembre 1930, p. 1. 43. Ordre du jour de la section SFIO de Beni-Saf, 1er février 1931, ANOM, Oran, 96. 44. Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 5 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 45. Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 1 er février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 46. Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 6 février 1931, ANOM, Oran, 96. 47. « La propagande socialiste », Le Populaire, 14 février 1931, p. 6. 48. Carnet de Lucien Roland, 16 février 1931, Institut français d’histoire sociale (IFHS), 14AS, 280. 49. Paul Faure, « La politique socialiste : Beni-Saf », Le Populaire, 17 décembre 1930, p. 1. 50. Rapport du commissaire de Beni-Saf, 17 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 51. Lucien Roland, « Chronique oranaise », Le Populaire, 25 février 1931, p. 6. 52. Rapport du commissaire de Beni-Saf, 17 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 53. Id.

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54. Message téléphonique du commandant de la 5e compagnie de gendarmerie d’Oran au préfet, 17 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 55. Lucien Roland, « Chronique oranaise », art. cit., p. 6. 56. Association des Beni-safiens, L’album de Béni-Saf, op. cit., p. 184. 57. Laurent Marty, Chanter pour survivre : culture ouvrière, travail et techniques dans le textile, Roubaix 1850-1914, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982, p. 133‑144. 58. Rapport du commissaire de Beni-Saf, 18 février 1931, ANOM, GGA, 2CAB1. 59. Id. 60. Manuel Tuñon de Lara (dir.), Historia del socialismo español, t. 2 (1909-1931) et t. 3 (1931-1939), Barcelone, Conjunto Editorial, 1989. 61. Compte-rendu téléphonique, anonyme, Oran, 4 mai 1931, ANOM, Oran, 95. 62. Rapport du commissaire de police de Beni-Saf, 18 février 1931, ANOM, Oran, 96. 63. Rapport du commissaire au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 15 juillet 1931, ANOM, Oran, 81. 64. Rapport du commandant de la section de gendarmerie de Tlemcen, 17 février 1932, Centre historique des archives nationales (CHAN), F7, 13085. 65. Rapport du Préfet d’Oran au Gouverneur général de l’Algérie, Oran, février 1932, ANOM, Oran, 96. 66. Rapport du commandant de la section de gendarmerie de Tlemcen, 17 février 1932, CHAN, F7, 13085. 67. Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de Tlemcen, Beni-Saf, 15 février 1932, ANOM, Oran, 96. 68. Rapport du commandant de la section de gendarmerie de Tlemcen, 17 février 1932, CHAN, F7, 13085. 69. Rapport du sous-préfet de Tlemcen au préfet, Tlemcen, 16 février 1932, ANOM, Oran, 96. 70. Id. 71. Rapport du Préfet d’Oran au Gouverneur général de l’Algérie, Oran, février 1932, ANOM, Oran, 96. 72. Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 96. 73. Rapport du commissaire de Beni-Saf au sous-préfet de l’arrondissement de Tlemcen, Beni Saf, 1er mai 1935, Archives de la wilaya d’Oran (AWO), 1F, 275. 74. « Gabriel Gonzales qui est innocent demande à se défendre ! », Le Semeur, 1er juin 1935, p. 1. 75. Marius Dubois, « Libérez Gonzales ! Libérez tous les emprisonnés ! », Le Semeur, 1er juin 1935, p. 1. 76. Rapport sur la situation des syndicats de la préfecture, Oran, 21 décembre 1934, ANOM, Oran, 424. 77. « Miraillès Jean arrêté ! », Le Semeur, 1er juin 1935, p. 1. 78. « Gabriel Gonzales est mis en liberté provisoire », Le Semeur, 13 juillet 1935, p. 1. 79. James McDougall, History and the culture of nationalism in Algeria, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2006. 80. Julien Fromage, Innovation politique et mobilisation de masse en « situation coloniale » : un « printemps algérien » des années 1930 ?, Thèse de doctorat, sous la direction d’Omar Carlier, EHESS, 2012. 81. Omar Carlier, Socialisation politique et acculturation à la modernité : Le cas du nationalisme algérien (de l’Étoile Nord-Africaine au Front de Libération nationale, 1926-1954), thèse de doctorat, sous la direction de Jean Leca, IEP de Paris, 1994. 82. Rapport du commissaire de police au préfet d’Oran, Beni-Saf, 3 avril 1935, AWO, 1F, 275. 83. H. B., « Gabriel Gonzalès, maire de Beni-Saf », Le Semeur, 9 avril 1930, p. 1. 84. Lettre de Gabriel Gonzales à Firmin Panissal, Beni-Saf, 29 mars 1937, Institut CGT d’histoire sociale (IHS-CGT), 74, 1, 101.

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85. Paul Schmitt, « Le syndicat des mineurs », dans L’album de Béni-Saf, op. cit., p. 136. 86. Claude Collot, « Le Congrès musulman algérien », Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, vol. XI, no 4, décembre 1974, p. 71‑161. 87. Tableau des comités locaux du Congrès musulman dans le département d’Oran, CIE, Oran, 28 avril 1937, ANOM, Oran, 90. 88. Rapport du préfet, Oran, 23 novembre 1937, ANOM, Oran, E214. 89. Ann Laura Stoler, Along the Archival Grain : Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton University Press, 2009. 90. Anne Dulphy, Entre l’Espagne et la France, l’Algérie des pieds-noirs, Paris, Vendémiaire, 2014.

RÉSUMÉS

Cet article est consacré à la vie politique de Beni-Saf, petite ville de création coloniale située dans le département d’Oran. À travers la figure de son maire socialiste, il restitue un ensemble de dynamiques que connait, plus largement, l’Algérie dans les années 1930 : implantation du socialisme français en milieu colonial, manœuvres de l’administration contre les partis de gauche, modes de mobilisation et de contestation empruntant à diverses cultures populaires européennes, sur un registre festif mais aussi violent, montée du nationalisme et de la paranoïa gouvernementale. L’approche choisie, au plus près des individus, des lieux et des gestes, se veut une contribution au champ de l’histoire politique et sociale de l’Algérie colonisée.

This article addresses the political life of Beni-Saf, a small town in Algeria under the French rule. Beyond this scope, this case exemplifies a number of global trends affecting this French colony in the 1930s: the development of French socialism in a colonial setting; the administration’s reaction against left-wing activism; models of political action and protest borrowing from European popular rites and cultures, mixing festive traditions and violence; the growth of Algerian nationalism and governmental paranoia. By focusing closely on individuals, locations and gestures, this paper aims to contribute to the political and social history of colonial-era Algeria.

INDEX

Mots-clés : Algérie, socialisme, colonisation, mouvements sociaux, nationalisme Keywords : Algeria, socialism, colonisation, political action, protest, nationalism

AUTEUR

CLAIRE MARYNOWER Claire Marynower est maîtresse de conférences à l’Institut d’études politiques de Grenoble, rattachée au laboratoire PACTE et membre de l’ANR ICEM. Elle a soutenu une thèse intitulée « Être socialiste dans l’Algérie coloniale : Pratiques, cultures et identités d’un milieu partisan en

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milieu colonial » en 2013 et publié divers articles dans des revues comme Vingtième siècle. Revue d’histoire, Le Mouvement social, Parlement[s], et Journal of North African Studies.

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D’une République à l’autre, les bouleversements édilitaires en France méditerranéenne (1935-1945)

Jean-Marie Guillon

1 Le milieu du XXe siècle offre une vue d’ensemble sur les élites politiques locales de part et d’autre de ce point de rupture que constituent les années 1939-1945. C’est incontestablement un moment privilégié pour les connaître puisqu’il permet une véritable coupe dans l’histoire politique de la France du XXe siècle : la période qui se clôt entre 1940 et 1944 fournit un éclairage en amont, sur l’entre-deux-guerres, tandis que celle qui s’ouvre en 1944-1945 s’étend sur la IVe et une bonne partie de la Ve République. Ces quelques années répondent donc à certaines des questions posées par le colloque, en particulier sur l’origine des maires dans les départements méditerranéens et, éventuellement, sur la singularité de cette région.

2 Les éléments de réponses se trouvent dans les nombreuses études locales réalisées, dans les colloques sur la Libération dans le Midi, mais aussi dans les deux enquêtes nationales conduites par l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) dans les années 1980-1990. La première portait sur les pouvoirs à la Libération1. La deuxième, dirigée par Gilles Le Béguec et Denis Peschanski, prenait sa suite en s’intéressant aux élites locales des années trente aux années cinquante2. Dans ces deux enquêtes, les départements méditerranéens étaient assez bien couverts, puisque seuls manquaient l’Aude et les Pyrénées-Orientales, tandis que la Corse n’était que partiellement traitée.

3 Tous ces travaux mettent en évidence quatre strates de responsables politiques locaux, issues des ruptures ou inflexions qui se sont succédé de 1940 à 1944-1945 : les élus de la fin de la IIIe République, les nommés par le régime de Vichy, les promus de la Résistance et les élus de 1945, même si ceux-ci se confondent souvent avec les précédents.

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1935-1940/41 : Continuité avec une amorce de renouvellement

4 Les élections municipales de 1935 sont caractérisées par la stabilité des hommes – 80 % de maires réélus en Corse, les 2/3 dans les Alpes-Maritimes – et des étiquettes, même si un certain glissement vers la gauche est sensible. De toute façon, la droite, déjà très minoritaire, le reste partout, sauf dans les localités qu’elle domine traditionnellement (les communes des « Vendée provençales » ou du Gard, notamment autour du Vigan, une partie des Alpes-Maritimes et Nice en particulier avec Jean Médecin). Toulon est un cas à part puisque le maire de droite Marius Escartefigue, élu en 1929, réélu en 1935, l’a été sous l’étiquette socialiste avant 1910. C’est un populiste, auquel la bourgeoisie toulonnaise s’est ralliée pour reconquérir une ville encore très ouvrière, tout en ne le considérant pas comme l’un des siens, ce que Vichy va confirmer.

5 L’ancrage à gauche de l’ensemble de la région commencé avant la première guerre mondiale est donc confirmé. Les radicaux maintiennent leurs positions, que ce soit en Corse (autour du clan Landry), dans le Vaucluse, le Gard (130 communes, notamment dans la région nîmoise) ou l’Aude, et celles-ci peuvent être fortes dans certaines villes comme Béziers, Sète, ou, en Provence, Salon et Aix. Mais les socialistes grignotent leur terrain et confortent des places déjà solidement acquises (Bouches-du-Rhône, Var, Hérault, Basses-Alpes, Pyrénées-Orientales, etc.). Ils dominent une quinzaine de villes de plus de 2 500 habitants dans les Bouches-du-Rhône (sur 34) et treize (sur 27) dans le Gard. Leurs bastions sont souvent dans des villes moyennes, mais ils dirigent Avignon, Arles, Nîmes et font la conquête de Marseille, ce qui constitue une victoire d’autant plus marquante qu’Henri Tasso écarte Simon Sabiani, adjoint au maire sortant (mais vrai maire), ancien communiste, ayant glissé vers le populisme (avant de rejoindre le Parti populaire français en 1936). Parmi les grandes villes, seules Nice et Toulon échappent à la gauche, puisque Montpellier – c’est l’autre grand changement – donne la majorité à la liste (hétérogène) du chrétien de gauche Paul Boulet (Jeune République). Ce professeur à la Faculté de médecine, ancien membre du comité général de l’ACJF3, âgé de 40 ans, se distingue aussi de la sociologie des maires de villes, plutôt issus du milieu juridique ou du petit patronat, même lorsqu’ils émargent à la SFIO.

6 Comme nous l’avons remarqué, le glissement à gauche n’est pas une rupture. La SFIO, qui est déjà fréquemment aux commandes du pouvoir local, municipal ou départemental (Bouches-du-Rhône, Var, Gard, Hérault, Basses-Alpes, Pyrénées- Orientales), est ici tout à fait partie prenante du « système ». Ce socialisme pragmatique est un socialisme d’élus et d’électeurs, il ne suppose pas une forte adhésion partisane, il dépasse la seule SFIO, d’autant que la scission « néo » a eu un impact dans certains départements qui ne sont pas les moindres comme le Var ou l’Hérault. Quant au parti communiste, son enracinement local ne lui permet pas encore de prendre la direction de nombreuses localités. Dans les Bouches-du-Rhône, la seule municipalité communiste se trouve dans la cité cheminote de Miramas. Dans le Gard, il contrôle Alès et des communes semi-rurales ayant une population ouvrière significative du fait de la présence de petites industries, de mines ou de dépôts des chemins de fer. Ces quelques élus communistes contribuent à un début de renouvellement des élites, mais celui-ci relève surtout de l’effet de génération.

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Vichy : le retour des notabilités

7 À partir de septembre 1940, la politique d’épuration et de sélection des élites communales entreprise par le régime de Vichy bouleverse très rapidement les équilibres politiques. Rappelons que cette politique touche principalement la zone non occupée, celle où l’État français est souverain et où la Révolution nationale peut se déployer. Elle affecte particulièrement les départements méditerranéens compte tenu de leurs orientations politiques. Les municipalités des villes de plus de 2 000 habitants sont remaniées obligatoirement en application de la loi du 16 novembre 1940, mais déjà plusieurs d’entre elles dirigées par des parlementaires de gauche avaient été suspendues. L’épuration va plus loin puisqu’elle touche de nombreuses communes plus petites. Les évaluations globales n’en donnent qu’une idée partielle puisqu’il faudrait tenir compte des micro-communes des zones de montagne où les possibilités de remplacement sont faibles. Elles restent cependant significatives. L’épuration municipale affecte 66 communes sur 151 dans le Var4 (soit 85 % de sa population) et 65 communes sur 151 également dans le Vaucluse. Dans le Gard, sept villes seulement sur 27 gardent leur conseil municipal sans grand changement et ce sont au total 63 communes (sur 353) dont la municipalité est remplacée5. Dans l’Hérault, onze villes de même taille, dont Béziers, peuvent conserver leur municipalité, mais dix-sept sont épurées. Même les Alpes-Maritimes n’échappent pas à cette vague puisque 39 localités sont concernées (sur 161) dont 50 % pour des raisons politiques, tandis que la Corse compte 51 délégations spéciales.

8 L’ampleur et la nature de l’épuration municipale dépendent de divers facteurs. Dans ce choix et sa plus ou moins grande radicalité, les préférences politiques des préfets et sous-préfets, surtout s’ils sont issus de la fournée promue par le régime, jouent un rôle non négligeable, ainsi dans le Gard avec le préfet Angelo Chiappe qui, dès sa nomination, dissout 95 conseils municipaux, le 25 septembre 19406. Mais c’est surtout la pression plus ou moins forte de la base du régime, dont l’instrument privilégié est la Légion française des combattants, qui constitue le facteur déterminant. Elle impose souvent des remaniements plus importants que ceux que le gouvernement ou ses représentants – les préfets et sous-préfets – auraient souhaités en cherchant, autant que possible, à ne pas brusquer inutilement les populations. On peut le mesurer partout et les cas, précisément étudiés, du Var ou du Gard ne sont en rien exceptionnels7. Quand la pression des droites locales est faible, les notables de la IIIe République peuvent être maintenus. Ainsi, Jules Niel à Valréas, industriel radical, président du Conseil général du Vaucluse, ou Auguste Albertini, maire radical de Béziers (anti-Front populaire). Mais les maintenus se trouvent surtout dans les petites communes rurales (Gard, Var, Alpes-Maritimes, etc.). Quant aux épurés, ils se situent presque essentiellement à gauche, socialistes le plus souvent (les communistes ayant été écartés fin 1939 - début 1940), parfois radicaux comme à Aix-en-Provence, l’adhésion à la franc- maçonnerie constituant évidemment un facteur aggravant. Même si la gauche modérée (USR, radicaux, républicains socialistes) est partiellement maintenue, le changement d’orientation et d’hommes est net. Dans les localités petites ou moyennes, le « Midi blanc » prend sa revanche sur le « Midi rouge »8. L’épuration sous Vichy apparaît donc comme la revanche des droites, en particulier de celles qui avaient été battues aux élections avant-guerre. Toutes les droites profitent de ce changement, même si les promus proviennent fréquemment de leur aile la plus conservatrice, voire

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traditionaliste. En tout cas, la droite extrême, Parti social français (PSF) ou d’origine monarchiste, est désormais présente au sein des nouveaux conseils. En revanche, le PPF est tenu à l’écart, notamment à Marseille, ce qui est particulièrement significatif de la volonté du nouveau pouvoir d’exclure Sabiani, principal relais de Jacques Doriot en zone Sud.

9 Le pouvoir central n’intervient directement que pour les plus grandes villes. On le vérifie à l’occasion de deux voyages du Maréchal qui conduisent à écarter dans une certaine précipitation deux maires jugés « non présentables » en dépit des gages qu’ils ont donnés : Escartefigue, qui a voté les pleins pouvoirs, est écarté de Toulon fin novembre 1940 alors que le Maréchal doit s’y rendre le 4 décembre, le radical Jean Zucarelli à Montpellier est démissionné le 11 février 1941 9, deux jours avant l’entrevue Franco-Pétain. La ligne du régime est claire : les nouveaux maîtres du pouvoir municipal, en particulier dans les localités les plus importantes, sont plutôt des hommes qui n’ont pas exercé de mandats électifs, qui parfois ne l’ont pas cherché puisque venant de l’armée ou – ce qui est souvent le cas – des milieux socio- économiques. Hauts fonctionnaires, hommes de loi, industriels, militaires à la retraite, ingénieurs, médecins, généralement sans appartenance partisane, sont choisis pour diriger les principales villes. À Toulon, c’est le candidat de la Marine, un commissaire de marine retraité, sans grand relief, qui est choisi. À Aix-en-Provence, c’est l’industriel Célestin Coq, fabricant bien connu de machines agricoles, qui prend la direction de la ville. À Nîmes, le socialiste Hubert Rouger, qui a pourtant voté les pleins pouvoirs le 10 juillet, est remplacé par un inspecteur principal de l’Enregistrement en retraite. À Sète, le républicain socialiste, mais juif, Albert Naquet est remplacé par le président de la Chambre de commerce. À La Grand-Combe, le choix est révélateur : le maire (socialiste et ouvrier), bien que rallié au Maréchal, est éliminé, mais le préfet se refuse à nommer l’homme de la compagnie minière, un de ses employés, membre du PSF, et lui préfère un ingénieur des mines à la retraite qui a fait carrière au Chili. À Marseille, la délégation municipale instituée le 24 novembre 1940 est représentative des élites que le régime promeut : présidée par le doyen de la Faculté libre de Droit, elle comprend le président de la Société pour la défense du Commerce et de l’Industrie, le directeur de la Banque de France, un avocat membre du conseil de l’Ordre et ancien bâtonnier, un juge au tribunal civil, un patron boulanger président d’une amicale régimentaire et le président de la Fédération des artisans provençaux10. Armand Cosson livre pour le Gard une esquisse sociologique des promus parmi les maires des 22 villes : six retraités, trois industriels, trois professions libérales, trois commerçants, trois cadres (deux du privé). Beaucoup sont membres de la Légion. Reste le cas de Nice où Jean Médecin est maintenu, mais, compte tenu de son orientation très à droite, de son vote le 10 juillet et de sa qualité d’ancien de Verdun, il n’y avait aucune raison pour qu’il soit remplacé. Lors de l’installation de son conseil municipal renouvelé, le 22 juin 1941, Jean Médecin, après avoir rappelé qu’il avait servi sous le Maréchal, déclare que son « dévouement ne va pas seulement au maréchal Pétain, mais à son gouvernement, à son programme. Il ne fait qu’un »11.

10 Les municipalités nommées entre 1940 et 1942 sont vite minées par des dissensions et des démissions. Dans le Gard, on compte 42 démissions de maires et 18 de présidents de délégation spéciale entre janvier 1942 et juin 1944. Souvent, en 1943-1944, dans des villages où la situation (présence du maquis, difficultés de la vie quotidienne, réquisitions de main-d’œuvre par les occupants pour le travail sur le littoral à partir de la mi-février 1944, etc.) rend la vie d’un maire nommé difficile, surtout si celui qu’il a

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remplacé garde sa popularité, les remplacements sont très compliqués (par exemple, à Paulhan, le village du député radical Vincent Badie, l’un de « 80 »). Néanmoins, la plupart des édiles cooptés sous Vichy restent en place jusqu’à la Libération12. Mais, sans grande légitimité s’ils ont été nommés ou l’ayant perdue souvent lorsqu’ils ont été maintenus, les maires ou présidents de délégation spéciale ne peuvent s’opposer à la prise du pouvoir par les résistants et sont balayés d’emblée, à moins qu’ils aient été résistants eux-mêmes. Très peu peuvent et tentent de s’accrocher au pouvoir.

La Libération : les résistants au pouvoir

11 La période 1944-1945 est fondamentale sur le plan politique quoi qu’en dise le sempiternel discours sur le supposé échec de la Résistance. Elle comporte deux temps qui correspondent à la génération de la Résistance, dont peut être distinguée une composante que l’on nommera « strate de la Libération ».

12 Le choc en retour de la Libération est plus brutal là où l’épuration vichyste a été la plus étendue et là où la présence des groupes de résistance – ou des maquis dans les zones de montagnes – est forte. La plupart des départements méditerranéens cumulent les deux conditions. Le premier temps, celui de l’été 1944, correspond donc à une véritable révolution politique, en particulier, sur le plan communal. Les remplacements d’édiles sont massifs et bien plus importants que ceux que Vichy a opérés puisqu’ils touchent tant les maires nommés qu’une bonne partie de ceux qui, élus en 1935, ont été laissés en place par le régime.

13 Les quelques maires maintenus à la Libération par la Résistance, hors cas de résistants notoires (qui ne sont pas rares dans les villages), ont été appréciés pour s’être opposés aux Allemands et avoir protégé la population, même si certains d’entre eux ont été pétainistes, voire revanchards au début du régime de Vichy. La remarque que fait le secrétaire adjoint de la mairie de Martigues, membre du Front national, mouvement de Résistance contrôlé par le PCF, à propos du maire nommé en 1942 et de sa municipalité nous paraît significative d’une attitude de compréhension assez fréquente à l’égard des équipes en place sous l’Occupation, même si elles sont écartées : « Ils considéraient leur mandat comme une obligation civique en attendant la fin de la guerre »13. Le cas de Louis Reboulin à Manosque ne peut être généralisé, mais il n’est pas tout à fait isolé. Industriel catholique respecté, patron social, républicain très modéré, premier adjoint avant guerre, il a accepté de remplacer le maire décédé en septembre 1940. Maréchaliste et même pétainiste, non sectaire et hostile aux occupants, il est maintenu à la Libération dans une ville qui a été le cœur de la Résistance dans les Basses-Alpes. Il est vrai que certains membres de son conseil municipal étaient passés à la Résistance et que lui-même connaissait les chefs des mouvements clandestins, tous situés à gauche. Il se trouve certes en porte-à-faux rapidement avec la majorité de son nouveau conseil municipal et finit par démissionner, mais le conseil le remercie et lui rend même hommage14. Le cas du radical Jules Niel à Valréas est comparable : maire protecteur de « sa » population, il a fait face à une situation plus que tragique le 12 juin 1944 alors que les Allemands exécutaient 50 otages15.

14 Ceci étant, la norme est le changement. Dans les localités où la municipalité de tendance modérée a été maintenue, le pouvoir est souvent pris par les éléments de gauche battus en 193516 ou par les minoritaires du conseil municipal (mais qui ont été les animateurs de la Résistance). Le rejet concerne même d’assez nombreux conseils

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municipaux dissous par Vichy ou qui ont démissionné très vite, mais dont les membres – le maire au premier chef – ne se sont pas « mouillés » dans la Résistance. Dans le Var, 120 délégations municipales sont mises en place par le Comité départemental de Libération pour quatorze anciens conseils municipaux rétablis et seulement seize maintenus ; dans le Gard, 27 conseils sont maintenus sur 353, soit 14 %. Ils ne sont que 6 % dans l’Aude. Dans les Alpes-Maritimes, la Résistance maintient 98 conseils (mais il faut tenir compte des micro-communes de montagne), rétablit 30 anciennes municipalités et ne nomme donc que 33 délégations sur 161 communes, mais ce sont les principales (Nice, Antibes, Grasse, Cannes, Menton). Comme dans ce département, dans l’Hérault, les 56 municipalités maintenues (sur 343 communes) concernent essentiellement de petits villages. Quand l’ancien maire démis par Vichy est remis en place, souvent entouré d’une majorité de résistants, nouveaux venus aux affaires municipales, porteurs d’une autre légitimité, il se trouve isolé et, dans ce cas – on le voit à Sète (Hérault) avec Albert Naquet ou à Clermont-L’Hérault par exemple – sa démission intervient rapidement17.

15 Le trait commun aux régions où la Résistance est puissante et fortement marquée à gauche – ce qui est le cas du Midi –, c’est la non-application de l’ordonnance prise à Alger par le Comité français de libération nationale (CFLN), le 21 avril 1944, qui prévoyait la remise en fonction des municipalités d’avant-guerre et des conseils généraux, avec inclusion de résistants. Il est vrai qu’elle est connue tard et que le Conseil national de la Résistance (CNR) a encouragé la mise en place de municipalités issues de la Résistance. Ce sont d’ailleurs les comités départementaux de la Libération (CDL) qui, par-dessus les comités locaux de libération, ont la haute main sur la composition des municipalités, les préfets de la Résistance partageant les mêmes options ou n’intervenant que prudemment, les premiers mois, dans les délicats dosages entre tendances de la Résistance, anciens élus qu’ils essaient d’introduire et nouveaux désignés.

16 Cette « révolution communale » a pour conséquence d’accentuer encore la domination de la gauche, puisque les notables de droite, conservateurs ou modérés, sont généralement balayés et les radicaux très affaiblis, alors que la mouvance communiste occupe désormais une place inédite. Dans les Bouches-du-Rhône, 71 délégations municipales sont socialistes (dont 25 avec des maires d’avant-guerre) et 42 communistes (deux maires d’avant-guerre). Dans le Var, les socialistes contrôlent 84 communes (76 en 1939), les communistes 31 (huit), les radicaux n’en tiennent plus que trois au lieu de 21 et la droite plus aucune (six avant guerre). Ce changement est encore plus net en Corse, même si les radicaux gardent de fortes positions, puisque le PC-FN contrôle 189 communes, dont Ajaccio, et que la droite est laminée.

Les élections municipales de 1945 : génération de la Résistance et strate de la Libération

17 Ces choix, globalement, ne sont pas infirmés par les résultats des élections municipales des 29 avril et 13 mai 1945, les premières élections depuis la libération et les premières avec le vote des femmes. Leur enjeu était de taille puisqu’il s’agissait de savoir qui des héritiers des forces d’avant-guerre, des élites sélectionnées par Vichy ou de celles portées par la Résistance allait récupérer la légitimité populaire. Or ces élections ne bouleversent pas la redistribution du pouvoir effectuée à la Libération, ni sur le plan

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des tendances, ni sur celui des hommes. Elles maintiennent aux responsabilités ceux qui ont émergé grâce à la Résistance et qui justifient ainsi leur intégration dans les élites politiques locales. Le pouvoir résistant est donc massivement confirmé, mais non sans glissements en son sein avec, dans certaines communes, le désaveu de ceux qui, trop sectaires, s’étaient coupés de la population, comme à Beaucaire, ou qui n’en étaient pas représentatifs. La gauche garde sa prééminence, une gauche plus à gauche qu’elle ne l’avait jamais été puisque dominée désormais très largement par les socialistes (leurs dissidents néo d’avant-guerre et la plupart des socialistes indépendants ayant disparu ou ayant été intégrés dans le parti reconstitué), mais aussi, selon les lieux, par les communistes. Les grands perdants sont les radicaux, qui, par exemple, dans les Pyrénées-Orientales, ne gardent plus que 20 communes au lieu de 72, et qui, dans l’Hérault, cèdent Sète, Bédarieux, Lunel, Mèze, Béziers. Les socialistes s’imposent comme la force dominante, souvent seuls, plus rarement dans le cadre d’une liste unique ou commune à divers courants de la Résistance. Ils contrôlent plus de 50 % des communes des Pyrénées-Orientales, 116 dans le Gard, 63 dans les Bouches-du- Rhône, etc. Mais, en dépit de cette consolidation et de ces gains, de l’intégration des socialistes dissidents d’avant-guerre, les élections municipales déçoivent les dirigeants socialistes et les nouvelles autorités qui les soutenaient. En effet, ils ont subi des échecs dans les zones ouvrières qu’ils dirigeaient avant-guerre et, très souvent, dans le milieu urbain quand ils ont refusé la liste commune de la Résistance dont les communistes se sont fait les champions. C’est le cas dans les Bouches-du-Rhône. C’est aussi le cas dans le Var où l’audience urbaine des socialistes décroît. En effet, ils ne conservent que 22 des 24 communes de plus de 2 000 habitants que la SFIO et sa scission de droite, l’USR (Union socialiste républicaine), dirigeaient. À l’évidence, le parti et son électorat se ruralisent et se fonctionnarisent, leur implantation ouvrière et urbaine s’érode, et cette évolution sociologique se reflète sur la composition de ses élites.

18 Dans ce « Midi rouge », la nouveauté se situe principalement à l’extrême gauche avec l’installation du Parti communiste à un niveau d’audience et dans des positions de pouvoir remarquables par rapport à sa situation avant guerre, même si certains reculs l’affectent dans ses bastions ou dans les zones prises en mains à la Libération. Conservant l’essentiel des implantations anciennes, comme dans le bassin minier gardois, il en conquiert d’autres dans des villes ouvrières, celles des chantiers navals (La Seyne dans le Var, La Ciotat dans les Bouches-du-Rhône) ou des petites industries de l’arrière-pays. Grâce à des coalitions, il parvient même à prendre la tête de villes comme Avignon, Arles, Perpignan, Toulon, et si, à Marseille le maire élu est le socialiste Defferre, rallié à une liste d’union, le rapport de force à gauche est tel qu’il choisit de s’effacer quelques mois après, laissant ainsi le champ libre au communiste Jean Cristofol. Dans les Pyrénées-Orientales, les communistes multiplient par cinq le nombre de leurs élus. D’après Roger Bernis, il s’agit véritablement du « 2e âge du Parti communiste », d’une renaissance dont les racines plongent dans la Résistance18. Les communistes font une percée spectaculaire dans l’Hérault, prenant notamment Béziers, Sète, Frontignan, même si, ayant fait liste commune avec Paul Boulet, ils sont éliminés à Montpellier, alors que leurs alliés catholiques sociaux passent tous dès le premier tour. Outre Perpignan, les communistes obtiennent la majorité dans des villes aussi importantes ou significatives que Toulon, Avignon, Arles, Ajaccio. Ils sont devenus la première force politique à Marseille et vont le rester pendant trente ans. Les Alpes- Maritimes ne sont pas en reste, même si les communistes perdent Nice, ce qui ne constitue pas vraiment une surprise, mais au profit des socialistes (Jacques Cotta), ce

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qui l’est davantage. Mais ils conservent plusieurs localités de l’arrondissement de Grasse (Vallauris, Saint-Laurent, Le Cannet) et Cannes se paye en quelque sorte le luxe – très provisoire – de porter à sa tête une municipalité de gauche, héritière de la délégation municipale, conduite par un maire membre du Front national19 (un médecin) avec un adjoint communiste.

19 Ces élections confirment et même accentuent le renouvellement du personnel politique local. S’il est un changement majeur à la Libération, il se situe sur ce plan, dans le changement de génération d’abord sur le plan communal, puis, avec un décalage plus ou moins grand, selon la rapidité des cursus, le capital politique accumulé, sur le plan départemental20. De nouveaux visages s’imposent. Ils assurent la relève et s’installent parfois pour longtemps aux commandes. Des hommes comme Félix Gouin à Istres ou, à un niveau moindre, Jean Bène, maire de Pézenas, démis par Vichy21, font partie de la petite fraction d’élus qui fait transition entre la IIIe et la IVe République. Mais, derrière eux, la génération de la Résistance accède aux responsabilités22.

20 Dans les 28 villes de l’Hérault, seuls trois élus d’avant-guerre sont réélus en 1945 (Badie, Bène et Boulet). Dans les Alpes-Maritimes, seuls 24 sortants sont réélus. On pourrait multiplier les exemples, département par département. La continuité éventuelle des étiquettes politiques ne doit pas masquer ce passage du relais qui s’effectue de façon plus ou moins facile. La génération socialiste de la Résistance se constitue en partie contre le socialisme installé aux commandes des pouvoirs locaux avant-guerre et qui, à ses yeux, semblait avoir perdu son idéal. Dans l’Hérault, le parti, régénéré par la clandestinité et l’autoépuration qu’il entreprend, est pris en mains par de nouveaux leaders23. Dans le Var, l’ancien président du Conseil général, Henri Sénès, sénateur- maire du Muy, est mis sur la touche, bien qu’il ait participé – à sa façon – à la Résistance (après avoir voté « non » le 10 juillet)24. Louis Noguères, le patron de la Fédération socialiste des Pyrénées-Orientales, est très vite contesté et, dans les Bouches-du-Rhône, ce sont bien les hommes de la nouvelle génération – Gaston Defferre, Francis Leenhardt – qui écartent l’ancienne équipe au prix d’une crise interne grave, provoquant la dissolution de la Fédération à l’automne 194525.

21 De véritables puissances locales sont renversées, tandis que d’autres émergent en 1944 et 1945, conquérant des fonctions locales et parvenant pour certaines, plus ou moins vite, à accéder à des mandats nationaux. Les hommes de la Résistance ne sont pas tous des nouveaux venus en politique et, de ce fait, le changement n’est que relatif. Certains participaient déjà à la gestion municipale, beaucoup militaient en politique ou dans le syndicalisme. Cette situation est celle de la plupart des élus du Parti communiste. Elle est fréquente chez les socialistes. Tous ont pris des responsabilités, plus ou moins grandes, dans la clandestinité, souvent en réaction contre l’inertie ou le ralliement des « anciens ». On ne saurait comprendre l’influence du militant socialiste Defferre sur toute la région provençale et au-delà après guerre si l’on ignore le rôle majeur qu’il a joué dans la Résistance socialiste.

22 Même si, naturellement, la gauche, communiste et socialiste, offre le plus grand nombre d’illustrations de ce phénomène générationnel, il touche aussi la droite ou le centre droit catholiques. Même dans cette région méditerranéenne où il ne compte gère de fiefs, le MRP contribue, bien que modestement, à ce changement. Ainsi, Raoul Francou à Salon-de-Provence (MRP), maire à la Libération, réélu en 1947 26, ou Henri Mouret (droite modérée) qui sera maire d’Aix-en-Provence de 1945 à 1967 relèvent-ils, eux aussi, de la génération de la Résistance.

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23 Mais, à partir de la Libération, les hommes de cette génération sont rejoints en 1945 par une strate complémentaire, en quelque sorte satellite, d’élus locaux, qui partagent les mêmes options sans avoir eu les mêmes engagements et qui vont occuper des responsabilités électives importantes à partir des années cinquante. C’est ce qu’avait souligné Marianne Caron-Leulliez pour le Languedoc en évoquant les « nouveaux politiciens conquérant leur premier mandat en 1945 »27. Armand Cosson a mesuré le phénomène pour les principales localités du Gard à partir du fichier des maires de 1953 dans lequel il en repère 22 qui étaient en fonction entre 1935 et 1939, 39 qui ont été désignés en 1944, mais surtout 73 qui ont été élus en 1945 28. Le cas de Raoul Bayou, « le député du vin », très bien étudié par Olivier Dedieu, relève de cette génération29. Cet instituteur, doublement héritier politique, à la fois du capital local qui lui vient de son père, militant socialiste, et de l’appui que lui apporte Jean Bène à la Libération, vient du syndicalisme et du militantisme laïc, sans s’être distingué dans la Résistance. Il gravit les divers échelons du cursus politique : maire de Cessenon (son village natal) et conseiller général en 1945, constamment réélu, bon gestionnaire et appui fidèle du pouvoir départemental, devenant député en 1958 et se glissant là dans le rôle de défenseur des intérêts viticoles d’une région qui avant guerre avait déjà donné à l’Assemblée nationale, avec Édouard Barthe, un élu de ce type dont, tout naturellement, Bayou s’est inspiré30.

24 Ce changement politique modifie la sociologie des élites politiques. Le rajeunissement des élus est sensible ; on peut l’évaluer à une dizaine d’années31. Dans les Bouches-du- Rhône, les élus municipaux de moins de 50 ans sont désormais plus de la moitié, alors qu’il n’y en avait qu’un tiers en 1935 32. Leur origine socio-professionnelle n’est pas bouleversée, sauf en ce qui concerne le PCF dont l’une des fonctions sociales importantes est de permettre l’ascension de militants issus des milieux populaires, ouvriers en particulier. Cette promotion est très repérable parmi les maires élus en 1945. L’attachement à l’organisation dont témoignent les nombreux récits ultérieurs publiés par des représentants de ce milieu si singulier dans l’univers des responsables politiques ne peut se comprendre si l’on ne tient pas compte de cette chance et de cette possibilité de revanche sociale que le PCF leur offrait33. Notons aussi la place des jeunes instituteurs parmi les nouveaux élus communistes. Ils vont assurer au parti un enracinement municipal souvent plus large que celui de sa seule base électorale. C’est le cas de Toussaint Merle à La Seyne (Var), ville ouvrière prise aux socialistes, que les communistes vont dominer jusqu’au milieu des années 80, lui-même restant à sa tête jusqu’à sa mort, en 1969. Mais nombre de petites villes ou de villages connaissent des cas de figure semblables. Avec les instituteurs, on entre dans ces classes moyennes dont la fonction politique est précisément de jouer le rôle d’intermédiaires, de médiateurs entre les élites et les pouvoirs nationaux et le local. Ce rôle est surtout tenu par des catégories socialement mieux établies, avocats, médecins, enseignants du secondaire ou du supérieur. Il n’y a rien là de bien neuf. En fait, même si les professions libérales restent solidement installées, ce qui frappe, c’est la poussée des fonctionnaires, et pas seulement ceux de l’Éducation nationale. Aussi ne serait-il pas excessif de parler à propos de ces élites politiques et de leur base de « nouvelles nouvelles couches » (en référence aux « nouvelles couches » sur lesquelles la IIIe République des débuts s’était appuyée).

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25 Bien que la période puisse apparaître comme une occasion perdue et même si cette présence est faible (et jamais à la première place), il faut noter malgré tout l’apparition des femmes dans les conseils municipaux et, plus largement, dans la vie politique.

26 Nous avons essayé, chemin faisant, de mettre en évidence les traits dominants des évolutions politiques au niveau local dans les départements méditerranéens. L’ancrage à gauche dès avant-guerre, avec de solides positions socialistes, a généré une réaction vichyste d’une ampleur particulièrement forte. Cette épuration massive est caractéristique des zones les plus à gauche du « royaume du Maréchal ». Elle a pour effet un bouleversement encore plus important à la Libération avec un glissement encore plus à gauche d’une grande partie des communes concernées. Ce déport vers la gauche est surtout marqué par l’effacement des radicaux et la percée du Parti communiste avec un enracinement qui, bien que localisé à des secteurs particuliers, touche désormais tous les départements, y compris les Alpes-Maritimes. Cette évolution fait émerger de nouveaux édiles, qui, assez souvent dans les communes les plus importantes, vont entamer une longue carrière politique. La période fixe donc un nouveau paysage politique pour toute la période des « 30 glorieuses », en dépit d’évolutions diverses (remontée à droite, érosion des positions communistes, etc.)34.

27 Mais ces traits suffisent-ils à caractériser les élites politiques locales de la zone méditerranéenne ? Ce serait pour le moins osé que de le prétendre. Ces bouleversements s’accompagnent-ils de comportements qui la distingueraient du reste du pays ? Pour la période « France de Vichy », les acteurs de l’épuration n’ont rien de spécifique avec la Légion des combattants en pointe et une administration qui, sauf cas de préfets ou sous-préfets pétainistes, est plutôt en retrait. Les nommés ont des caractéristiques politiques et sociales communes à l’ensemble de la zone non occupée. La Libération ne me paraît pas présenter d’originalité particulière compte tenu des orientations politiques dominantes dans ces régions. Rappelons que l’épuration dans ces violences les plus extrêmes n’y est pas supérieure à celle d’autres régions et elle est même inférieure à celle de régions dont les comportements ont une image moins radicale (la Bretagne, la Savoie par exemple). L’image et donc les stéréotypes pèsent de tout leur poids sur les départements méditerranéens. Sans doute, les conditions politiques de la libération de la Corse, la montée en puissance du Parti communiste dans la Résistance entre l’automne 1943 et l’été 1944 et son jeu jouent-ils leur rôle dans les craintes qui s’expriment jusqu’au plus haut niveau – Gouvernement provisoire et général de Gaulle – à la Libération. Il n’en reste pas moins que les « Républiques rouges » du Midi (Toulouse s’ajoutant à Marseille et Montpellier) relèvent du mythe. Constatons que, si cette peur d’une prise de pouvoir révolutionnaire joue également pour Paris, elle ne produit pas les mêmes effets en termes d’image. Il ne s’agit pas de nier l’existence de cultures ou plutôt de sous-cultures politiques, et donc d’attitudes, particulières. Mais, dans tous les cas, le regard des autres accentue les singularités ou les invente, surtout si, aux stéréotypes folklorisés, s’ajoute, comme pour Marseille, la « mauvaise réputation ».

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NOTES

1. Philippe Buton et Jean-Marie Guillon (dir.), Les pouvoirs en France à la Libération, Paris, Belin, 1994. 2. Gilles Le Béguec et Denis Peschanski (dir.), Les élites locales dans la tourmente. Du Front populaire aux années cinquante, Paris, CNRS Éditions, 2000. 3. Action catholique de la jeunesse française. 4. Pour plus de détails, mon article « Vichy et les communes du Var ou les dilemmes de l’épuration », Provence Historique, t. 33, fasc. 134, octobre-décembre 1983, p. 383-403. 5. Armand Cosson, « La francisque et l’écharpe tricolore : Vichy et le pouvoir municipal en Bas- Languedoc », Annales du Midi, t. 104, no 199-200 spécial « Les années quarante dans le Midi », juillet-décembre 1992, p. 293-296, et sa contribution « Le Gard », dans Gilles Le Béguec et Denis Peschanski (dir.), Les élites locales dans la tourmente…, op. cit., p. 288 sq. 6. Armand Cosson, Nîmes et le Gard dans la guerre 1939-1945, Le Coteau, Horvath, 1988, p. 31. 7. Jean-Marie Guillon, « Vichy et les communes du Var… », art. cit., p. 383-404. On trouvera confirmation de cette importance des facteurs locaux dans Armand Cosson, « La francisque et l’écharpe tricolore… », art. cit. 8. Jean-Marie Guillon, « Le Var rouge dans la vague blanche », Vingtième Siècle revue d’histoire, no 28, octobre-décembre 1990, p. 57-63. 9. Il a remplacé Paul Boulet, élu député, en 1937. 10. André Sauvageot, dans Marseille dans la tourmente, Paris, Les éditions Ozanne, 1949, p. 109, commente : « Les membres de la nouvelle municipalité sont des notables, gens de bonne, parfois d’excellente réputation dans leur milieu d’origine ou dans leur profession ; mais ils sont inconnus du grand public, et pour cause : aucun d’eux ne s’est jamais mêlé aux luttes politiques ». Voir aussi Robert Mencherini, Vichy en Provence (1940-1942), tome 2 de Midi rouge, ombres et lumières, Paris, Syllepse, 2009, p. 107-108. 11. Cité par Jean-Louis Panicacci, Les Alpes-Maritimes dans la guerre 1939-1945, Paris, De Borée, 2013, p. 94. 12. C’est le constat d’Armand Cosson pour le Gard, département pourtant difficile pour ces élites sans légitimité (dans Gilles Le Béguec et Denis Peschanski (dir.), Les élites locales dans la tourmente… , op. cit., p. 289). Même constat dans le Var. 13. Jacky Rabatel, Une ville du Midi sous l’occupation : Martigues, 1939-1945, Martigues, Centre de développement artistique et culturel, 1986, p. 76. 14. Thibault Ribba, La vie municipale à Manosque 1939-1944, Aix-en-Provence, Université de Provence, mémoire de master 1 Histoire, 2011. 15. Sur son attitude et celle de cette petite cité enclavée dans la Drôme, le témoignage de Jean- Pierre Kaminker (frère de Simone Signoret), La persécution contrariée. Les Kaminker à Valréas (1943-1944) entre antisémitisme d’État et bienveillance d’une population, Limoges, Lambert-Lucas, 2007. 16. Marianne Caron-Leulliez, « Le personnel politique des villes du Bas-Languedoc méditerranéen au lendemain de la Libération, renouvellement ou continuité ? », dans La Libération dans le Midi de la France, Toulouse, Eche éd. et Publications Université Toulouse-Le Mirail, 1986. 17. Ibid., p. 308. 18. Roger Bernis, Roussillon politique, du réséda à la rose… 1- Le temps de la Quatrième (1944-1945), Toulouse, Privat, 1984, p. 242-244. Dans ce département, les communistes font élire leurs premiers conseillers généraux et leur premier député en octobre. 19. Sur les Alpes-Maritimes, voir les travaux de Jean-Louis Panicacci, en particulier Les Alpes- Maritimes dans la guerre…, op. cit. Sur Cannes et les élections de 1945, p. 367.

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20. Ce que Marianne Caron-Leulliez avait bien noté pour le Languedoc (art. cit., p. 317). 21. Jean Bène devient le « patron » des Mouvements unis de la Résistance avant de devenir celui du socialisme héraultais et du département. Gouin, député-maire de Istres, est l’envoyé du part socialiste à Londres, avant de présider l’Assemblée consultative. 22. Comme pour tous les militants socialistes ou communistes dont nous avons cité les noms, on pourra se référer aux indications données par le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions de l’Atelier, sous la direction de Jean Maitron et Claude Pennetier, édition papier ou cédérom. 23. Voir Olivier Dedieu, « La Fédération socialiste de l’Hérault de 1944 à 1948 », Recherches socialistes, no 4, septembre 1998, p. 68. 24. Pour le Var, voir les chapitres de ma thèse publiée dans Les cahiers de l’IHTP, no 15, juin 1990, « La Libération du Var : Résistance et nouveaux pouvoirs ». 25. Robert Mencherini, « La Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône de 1944 à 1948 », Recherches socialistes, no 4, septembre 1998, p. 17. 26. Le phénomène prend ici un caractère dynastique : Raoul Francou meurt en janvier 1948, mais son fils Jean, né en 1920, est maire de Salon de 1956 à 1989. 27. Marianne Caron-Leulliez, « Le personnel politique des villes du Bas-Languedoc… », art. cit., p. 31. 28. Armand Cosson, « Le Gard », art. cit., p. 290. 29. Je renvoie à sa belle étude – « Raoul Bayou, député du vin » – qu’il a donnée à Pôle Sud, no 9 « La grande transformation du Midi rouge », novembre 1998, p. 88-109. 30. Un cas intéressant est celui de Maurice Arreckx, jeune militant issu du scoutisme, qui apparaît en politique en 1944 dans la délégation municipale de Toulon comme (jeune) caution catholique poussé par l’évêque et qui deviendra maire de la ville à partir de 1959 et jusqu’en 1985. 31. Marianne Caron-Leulliez, « Le personnel politique des villes du Bas-Languedoc… », art. cit., p. 312, estime le rajeunissement à 8/6 ans pour l’ensemble des membres des délégations municipales des villes du Languedoc. 32. Robert Mencherini, « Les Bouches-du-Rhône », dans Gilles Le Béguec et Denis Peschanski (dir.), Les élites locales dans la tourmente…, op. cit., p. 241. 33. À titre d’exemple, les souvenirs de Pierre Girardot, La lavande et le Palais-Bourbon, Paris, Éditions sociales, 1980 où cet ancien journalier agricole raconte sa vie militante dan laquelle la Résistance et la Libération jouent un rôle décisif (Girardot, cadre communiste clandestin, devient secrétaire fédéral du PCF des Basses-Alpes et conseiller général en 1945. Il sera élu à plusieurs reprises député de ce département). 34. On relèvera la particularité de la Corse, puisque les élections cantonales voient la revanche des radicaux et des notables sur le PC et le Front national. La parenthèse politique ouverte à la Libération en 1943 se ferme donc. Aux municipales de 1945, le FN avait conservé 180 communes et le PC 57, dont Ajaccio.

RÉSUMÉS

Les années 1939-1945 constituent un moment privilégié pour connaître les élites locales puisque plusieurs strates de responsables municipaux se superposent, au fil des changements politiques, entre 1940 et 1944. La période qui se clôt entre 1940 et 1944 fournit un éclairage en amont, sur les

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notables de l’entre-deux-guerres, tandis que celle qui s’ouvre en 1944-1945 s’étend sur la IVe et une bonne partie de la Ve République. Ce moment permet donc de répondre à certaines des questions posées par le colloque, en particulier sur l’origine des maires dans les départements méditerranéens et, éventuellement, sur la singularité de cette région.

The years 1939 to 1945 offer a privileged vantage point to observe the local elites, as several layers of local representatives were nominated in succession in the wake of the political changes that occurred between 1940 and 1944. The period that ended between 1940 and 1944 sheds light on the elites of the interwar period, while the years 1944-45 provide an insight into the dynamics in place during the 4th and most of the 5th Republic. Focusing on the period ranging from 1939 to 1945, this paper examines the origins of local representatives (town councillors) in Mediterranean départements, in an attempt to highlight this region’s specificities.

INDEX

Mots-clés : maires, France méditerranéenne, régime de Vichy, Libération, élections municipales Keywords : mayors, Mediterranean France, Vichy regime, Liberation, municipal elections

AUTEUR

JEAN-MARIE GUILLON Professeur émérite d’histoire contemporaine, UMR 7303 TELEMME (Université Aix-Marseille- CNRS), historien de la France des années quarante et de la Provence contemporaine. Parmi ses publications récentes : direction du numéro spécial de Provence historique « La Provence, Vichy, l’Occupation. Nouvelles recherches », avril-juin 2013 ; codirection avec Régis Bertrand et Maryline Crivello, Les historiens et l’avenir. Comment les hommes du passé imaginaient leur futur, Aix- en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 ; codirection avec Bruno Leroux du dossier « La Résistance », Historiens & Géographes, no 430 et 431, 2015. Il assure la direction scientifique du site Repères méditerranéens, INA-Méditerranée-Conseil régional PACA (fresques.ina.fr/reperes- mediterraneens).

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Paul Ricard, un maire provincialiste en croisade contre la « Sainte administration »1

Nicolas Anderbegani

1 Évoquer le nom de Paul Ricard lors d’un colloque sur l’exercice de la fonction de maire en Méditerranée peut sembler énigmatique car ce n’est pas du tout une fonction que l’on peut aisément assimiler à ce personnage emblématique de la Provence du XXe siècle. Nul ne peut ignorer l’histoire, teintée d’une légende savamment entretenue par son héros lui-même, du génial créateur d’un breuvage éponyme qui a fait le tour du monde. Le plus grand nombre connaît aussi l’éclectisme et l’audace de cet entrepreneur multi-facettes qui se mêla aussi bien de tauromachie, de mécénat artistique, de sport automobile que d’écologie, à travers des réalisations emblématiques telles que les clubs taurins, le circuit du Castellet ou encore l’Institut océanographique sur l’île des Embiez. Pourtant, dans cet inventaire à la Prévert, une facette de ce personnage demeure largement méconnue et mérite notre attention : son passage à la mairie de Signes, qui couvre pratiquement toute la décennie des années 1970, est autant un révélateur du « personnage » Paul Ricard que des problématiques politiques propres au Midi provençal et à ses mutations d’après guerre. Ce sujet est donc à la croisée de l’histoire régionale et de l’histoire individuelle.

2 L’étude de ses mandats municipaux présente un double intérêt : d’une part, comment, en tant que maire, Paul Ricard a-t-il su exploiter sa popularité et jouer de son image de « méridional tapageur » dans sa relation avec les habitants, sa relation avec les médias et dans sa gestion municipale ? D’autre part, comment Paul Ricard a-t-il utilisé sa position de maire pour poursuivre un combat de longue haleine contre ce qu’il nommait le plus souvent « l’Administration » ? Ce combat, qui s’est déroulé aussi bien dans les coulisses de ses entreprises qu’a la lumière de médias friands de polémiques, s’inscrivit à la fois dans la continuité de son histoire personnelle – jalonnée de bras de fer – et dans un esprit d’indépendance et de méfiance vis-à-vis du pouvoir central, culturellement consubstantiel au midi de la France. Le combat que Paul Ricard engage contre les services de l’État apparaît même comme le fil rouge d’une grande partie de sa

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carrière, de ses engagements et de sa vie. Pour mieux comprendre l’action municipale de Paul Ricard, c’est justement dans le temps long qu’il faut se replacer et remonter aux racines de cet affrontement.

Les « années noires » et la Libération aux origines du bras de fer

3 En octobre 1940, alors que la France panse les plaies de la défaite, le régime de Vichy entreprend son programme de reconstruction nationale et de restauration de l’ordre moral. Le couperet tombe alors pour Paul Ricard et tous les autres producteurs d’apéritifs anisés : le pastis est purement et simplement prohibé, comme d’ailleurs tous les alcools au-dessus de seize degrés, le lobby du vin prenant ainsi une cruelle revanche2… Érigé par Vichy en symbole de la déliquescence morale d’une « France de l’apéro »3 humiliée par la Wehrmacht, le pastis est un ennemi de la Révolution Nationale, charriant avec lui tous les préjugés dont l’État français use et abuse pour racoler les partisans du « renouveau » : ivrognerie, fainéantise intrinsèque des méridionaux, débauche et abandon des valeurs traditionnelles4 se mêlent dans un discours nauséabond qui perpétue une vision traditionnellement méprisante du midi de la France, au sens large. Évidemment, le coup est dur pour Paul Ricard dont la jeune entreprise est en pleine ascension5, mais l’homme a de la ressource et ne s’avoue pas vaincu. Pour maintenir une activité économique et éviter à son personnel de tomber dans le pernicieux système de la Relève puis du STO6, il investit dans l’achat de terrains agricoles du domaine de la Méjane, en Camargue, où la riziculture est développée ; il exploite l’eau minérale du Pestrin en Ardèche et produit aussi du jus de fruits, distillé en cachette pour fournir un ersatz de carburant à la Résistance locale. Il se vante de répéter à son entourage : « J’emmerde le maréchal Pétain ».

4 La fin de la guerre et la Libération ne signifient pourtant pas un retour immédiat à la normale pour le secteur des anisés à 40°. Le nouvel État républicain n’efface pas d’un revers de main tout l’héritage législatif de Vichy, bien au contraire quand il s’agit de santé publique : la reconstruction ne pouvant s’accompagner d’un quelconque laxisme, l’interdiction des apéritifs anisés au-dessus de 40° est maintenue, ce qui empêche une reprise normale de la production et de la commercialisation, sachant que l’appellation « Pastis de Marseille » exige une teneur à 45°. Paul Ricard trouve alors dans ce combat une cible médiatique en la personne de Germaine Poinso-Chapuis, ancienne résistante, députée MRP de la 1re circonscription des Bouches-du-Rhône et surtout à partir de 1947 ministre de la Santé publique et de la Population au sein du gouvernement de Robert Schuman, une première pour une femme. Reprenant le combat mené depuis des lustres par les ligues antialcooliques, la ministre donne du répondant au duel très médiatisé que le patron marseillais alimente, la polémique rebondissant plusieurs années à l’occasion de chaque campagne électorale. Paul Ricard ne manque jamais de brocarder Germaine Poinso-Chapuis, Avocate marseillaise de talent dotée d’une telle volonté qu’on la qualifiait de « seul homme du MRP » […]. Mon opposition à Madame Poinso-Chapuis était devenue si ouverte que tout Marseille s’en amusait, et s’amusait surtout de Madame le ministre, que le bon peuple avait surnommée « Chapeau-Pointu ».

5 Quelques-uns évoquèrent même des camions publicitaires Ricard qui se rendaient sur les réunions publiques de la députée pour couvrir sa voix…

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6 Le combat dure jusqu’au rétablissement du 45° par un décret en 1951, lorsque l’État comprend qu’il est impossible de faire appliquer les restrictions alors que les pastis illégaux – et parfois dangereux dans leur conception – coulent à flots dans les débits de boissons au vu et su de tous, y compris des autorités locales peu enclines à engager le bras de fer. Cette période qui englobe l’Occupation et les années d’après-guerre ont donc été décisives dans la « vision du monde » de Paul Ricard : renforcé dans son statut de grand patron en ayant réussi à faire survivre son entreprise aux ravages économiques de la guerre, il incarne à sa façon et défend aussi l’image du self-made-man français, prenant exemple sur la réussite des patrons autodidactes américains7 et opposant à sa réussite personnelle l’immobilisme et le manque d’audace des administratifs. Les batailles médiatiques et surtout législatives ont ainsi laissé des traces profondes dans l’action du sémillant entrepreneur provençal : jusqu’à la fin de sa carrière et même au-delà, elle va régulièrement s’inscrire dans la confrontation avec l’Administration, sous toutes ses formes.

Le combat d’un libéral social contre l’étatisme

7 En tant que chef d’entreprise, entrepreneur ou mécène, Paul Ricard a adopté et façonné une posture de « croisé »8 contre la dérive bureaucratique de l’économie et de la société françaises. Ce combat a eu une dimension très personnelle, l’État étant son ennemi favori contre lequel il ne fut pas avare en termes et expressions péjoratifs, pourfendant un « monstre froid », omnipotent, destructeur et paralysant. En novembre 1968, la nouvelle tombe comme un couperet : Paul Ricard démissionne de la présidence de la société dont il tenait la destinée depuis ses débuts, en 1932. Cette décision, mûrement réfléchie, a toutefois respecté ce que nous pourrions appeler la « geste ricardienne », mêlant à l’imprévisibilité un emportement et une faconde très théâtraux : elle fit grand bruit autant par l’effet de surprise9 que par la véhémence des propos 10, l’impétueux patron regrettant que, « à l’ère de la vitesse, la lenteur des décisions de tutelle rende caducs les projets avant qu’ils ne soient entrepris » et jugeant « intolérable qu’une administration qui a été créée pour servir la nation veuille aujourd’hui la mettre à son service et à ses ordres ».

8 Reprenant cette vindicte dans son autobiographie, la Passion de créer, il fustige cette administration « soucieuse de ralentir l’œuvre des constructeurs et, si elle le peut, de couper son élan » et qui « enserre les initiatives privées dans un filet aux mailles si étroites qu’il faut des réserves énormes de courage et d’optimisme pour aller quand même de l’avant »11. Voici donc le portrait acide d’un État omnipotent qui serait de surcroît mal intentionné, allergique à la réussite de talents et voué à les ruiner. Plus qu’un adversaire, Paul Ricard fait de l’Administration, au sens très large du terme, un ennemi à abattre. Occupant l’espace médiatique pour faire parler du nom Ricard en contournant les restrictions toujours plus sévères sur la publicité des boissons anisées, il s’attache, par l’aboutissement et le succès de ses projets, à « remédier par [ses] propres moyens à la carence de l’État ». Là où les pouvoirs publics semblent à ses yeux passifs ou inefficaces, Paul Ricard profite de ces faiblesses mais aussi des moyens financiers importants à sa disposition pour provoquer le débat public : orchestrant, souvent avec la complicité des médias locaux, un soutien populaire que sa jovialité ne peut que susciter, il lance des projets largement médiatisés tout en jouant la carte de la victime, du David se heurtant au Goliath administratif.

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9 Les projets varois de L’Institut océanographique de l’île des Embiez, au large de Six- Fours – qui cristallisa les premières polémiques sur les ravages industriels de l’environnement – et du circuit du Castellet, près de Signes, présenté en son temps par l’intéressé comme un modèle de sécurité routière, en ont été les réalisations les plus visibles. Si ses passions et son envie d’entreprendre ont été des moteurs importants dans l’aboutissement des projets, son antagonisme viscéral contre les autorités administratives en fut un autre tout aussi déterminant. Sinon, comment expliquer cette savoureuse réponse de Paul Ricard à un journaliste lui demandant, lors de l’inauguration du circuit du Castellet, si ce projet était lié à une passion pour les sports mécaniques : « En 1968 déjà l’on manquait de routes et d’autoroutes. J’ai voulu savoir pourquoi, savoir si cela était une simple question de coût. Bref, j’ai voulu connaître le prix d’un kilomètre d’autoroute […]. Si de tels aménagements existaient sur les routes, beaucoup de drames seraient évités, sans que cela n’entraîne pour les pouvoirs publics de ruine financière », clame-t-il alors dans la presse régionale !

La mairie de Signes ou la poursuite du combat sous une autre forme

10 Paul Ricard n’aime ni les hommes politiques ni le fonctionnement du système parlementaire et le fait savoir : « Le politicien est plus le représentant d’une tendance, d’un programme ou d’une doctrine que le délégué d’une partie du peuple, comme ce qui devrait être le cas dans une démocratie véritable »12. S’étant volontiers déclaré apolitique tout au long de sa carrière, Paul Ricard n’est pourtant pas totalement « vierge » de tout engagement, direct ou indirect.

11 Dans sa jeunesse, sous l’influence et le parrainage du poète Jorgi Reboul13 et de l’écrivain et universitaire Charles Camproux, c’est un très actif militant occitaniste14 : il participe notamment à la fondation en 1925 du Calen de Marseille, une association culturelle, et devient un membre actif du Group Marsihés d’Occitania qui deviendra ensuite le Parti dóu pople prouvençau, d’inspiration régionaliste, socialiste et autonomiste. Paul Ricard devient même le premier président de ce parti qui fustige déjà la centralisation et « l’impérialisme de Paris » dominé par une « majorité réactionnaire et pourrie ». En 1935, il envisage de se présenter aux élections municipales de Pourrières (Var), avec le soutien du Parti communiste, avant d’être poursuivi par le préfet des Bouches-du-Rhône pour affichage illégal. Bien plus tard, à la tête d’une entreprise majeure, il s’immisce dans le jeu politique marseillais, en appuyant notamment la candidature de Charles Pasqua – ancien directeur des ventes Ricard – pour la présidence de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, en 1964, mettant à sa disposition pendant la campagne des camionnettes et du personnel. Attaqué pour ce soutien, Paul Ricard n’hésite pas à publier une tribune dans Le Méridional, quotidien de droite hostile à l’homme fort de Marseille, Gaston Defferre15. Enfin, on ne peut omettre le long partenariat qui lia la firme Ricard à la fête de L’Humanité, afin de capter la clientèle des masses populaires.

12 « Je suis devenu maire à la demande des habitants » : par cette phrase laconique, Paul Ricard résume la dimension souvent plébiscitaire, non institutionnelle et directe de l’exercice du pouvoir municipal méditerranéen. Élu comme tête de liste sans véritable programme mais sur le seul prestige de son nom, l’ancien entrepreneur paternaliste et social se lance dans cet exercice politique en « profane » de la gestion politique, mais en

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communicant aguerri et redoutable. C’est dans la commune varoise de Signes, là même où il possède de nombreux terrains et à proximité du fameux circuit du Castellet, qu’il exerce la fonction pendant dix ans. Or, dans cette petite commune, comme souvent, le scrutin s’est joué en dehors des rivalités politiques traditionnelles et des grands clivages partisans qui structurent les élections nationales. Le maire sortant s’étant suicidé, c’est aussi par un concours de circonstances et au bénéfice de sa popularité que Paul Ricard a été élu, quand bien même son expérience des affaires publiques était inexistante. Les habitants n’ont pas fait un choix d’ordre rationnel, qui aurait fait appel à des critères propres à la fonction, mais un choix de confiance et d’empathie pour une personne à la fois respectée, admirée et considérée comme faisant partie intégrante de la communauté locale, du fait que Ricard est un propriétaire terrien local. Un véritable plébiscite bien éloigné des campagnes politiques professionnelles.

13 Le choix de Signes peut sembler a priori étonnant : cette petite bourgade varoise de seulement 900 âmes, située dans l’arrière-pays toulonnais sur un versant de la Sainte- Baume, est diamétralement opposée à l’envergure habituelle des projets portés par son nouveau magistrat. Les projets d’aménagement que Ricard y envisageait ont évidemment pesé dans la balance, mais la commune de Signes est porteuse de valeurs symboliques fortes : de par son terroir et ses traditions, comme les productions artisanales de la confiserie Fouque et les fêtes de Bravade – elle est un condensé de l’âme provençale. De par son passé – Signes est un des hauts lieux martyrs de la Résistance varoise16 – la commune porte dans sa mémoire collective des valeurs que Paul Ricard a constamment cultivées, mêlant fierté identitaire, volonté d’indépendance et résistance à l’oppression. Signes représente aussi une forme de retour au monde du village, celui de son « village » de Sainte-Marthe natal absorbé depuis par la métropole marseillaise.

14 Son discours inaugural de maire en janvier 197317 est à ce titre significatif : il y affirme avant toute chose le sérieux de son accession à la mairie, qui n’est autre que le moyen de remplir au mieux sa tache et non de satisfaire des ambitions personnelles. Viscéralement opposé au système des partis et au parlementarisme – une posture quasi gaullienne ! – nous retrouvons dans son discours l’essentiel des thèmes employés pour dénoncer les « incapables » : l’incurie des urbanistes qui construisent les villes sans penser au bien-être de l’homme, la nuisance des cités générée par la méconnaissance de la nature, la centralisation forcée de l’État qui ne voit pas plus loin que la capitale et n’a aucune connaissance du terrain et des réalités. Patron protecteur et dynamique, chantre du provincialisme et de la défense des identités, Paul Ricard se livre à un véritable plaidoyer pour la décentralisation des pouvoirs et la valorisation des collectivités locales, jouant sur les vieilles ficelles de l’antagonisme entre la capitale et la province : « Les pouvoirs publics ont été créés pour porter assistance aux collectivités locales, non pour leur imposer leur tutelle » et de dénoncer la paralysie des pouvoirs locaux : « Les maires de France, élus au suffrage universel, qui connaissent les besoins […] ne sont plus que les agents d’exécution de l’autorité de tutelle étatique », avant de surenchérir avec un brin de forfanterie « Paris n’est qu’une ville qui coûte cher, et nous sommes la France ».

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Un populisme saveur Ricard ?

15 « Ni de droite, ni de gauche, pour le peuple » : cette sentence, digne d’un slogan électoral cherchant son effet, ajoute à la rhétorique régionaliste une dimension populiste savamment cultivée. Dans une allocution datée de janvier 1978 18, il accuse un État « omnipotent et féodal » et dénonce un peuple assujetti à un Parlement de façade : « La République doit être celle des politiques au vrai sens du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres ». Ironisant sur le contraste entre la modernité du XXe siècle et l’archaïsme de la loi qui « s’articule encire autours des lois de Colbert et du Code Napoléon », il plaide pour plus de pouvoir local et plus de proximité entre le politique et le citoyen : « Ma déception de maire a été de constater l’impuissance d’un élu local, pour la défense des droits du citoyen contre la bureaucratie sans cœur et sans âme ».

16 Quand Paul Ricard entre en fonctions, les difficultés s’accumulent. Dans un article paru dans République en 197319, un journaliste lance un titre provocateur : « Cherche-t-on à rayer de la carte de France les petites communes ? ». L’auteur, visiblement très sensible au discours du maire, passe en revue les problèmes et les mauvaises surprises qui ont frappé Signes, symbole d’un mal profond touchant les communes rurales : suppression du bureau de régie pour les formalités administratives transféré au Beausset, suppression de l’étude de notaire, manque de personnel scolaire, promesses électorales non tenues (ici un club de jeunesse et de sports promis par la Direction sports du Var, fermeture de commerces de proximité, etc.). Le journaliste se fait l’écho du maire en fustigeant les autorités publiques, notamment leur politique de subventions favorables aux communes fusionnant, ce qui risquerait à terme de mettre en péril les pouvoirs locaux et les particularismes du terroir, au nom de l’intercommunalité. Paul Ricard prend alors encore plus conscience des limites qui lui sont imposées quand en 1975 pas moins de 27 permis de construire lui sont refusés20, alors même que Matra, attiré par le récent circuit du Castellet, envisage d’y implanter une usine. Paul Ricard, afin de lancer le projet, a présenté un vaste plan d’aménagement de zones résidentielles pour accueillir les ouvriers Matra jusque-là obligés de faire 50 kilomètres journaliers de déplacements pour se rendre sur leur lieu de travail.

17 Dans un entretien qu’il donne à Var Matin en 1975 dans « monsieur le maire où en êtes- vous ? »21, Paul Ricard dresse un bilan catastrophique de la commune et de ses perspectives d’avenir : Nous sommes pauvres. L’État ne nous accorde que très peu de subventions. Nous sommes pris à la gorge par le système de taxes […]. À Signes, on vivote. Les ressources traditionnelles de la commune font traditionnellement défaut.

18 La commune, par manque de moyens et délaissement, ne nourrit plus son homme, se dépeuple, les enfants étant attirés par la grande ville. Les commerces souffrent de la multiplication des grandes surfaces et peu à peu disparaissent, laissant la ville à l’abandon : « Pour habiter Signes, il faut une automobile. Il n’existe qu’une liaison Garéoult-Marseille, aucune sur Toulon et Le Beausset ». La liste des problèmes est interminable : pas de réponses des autorités locales, pas de gendarmerie locale ni de garde champêtre, etc. Il dénonce la centralisation urbaine qui défigure les paysages, s’en prend aux décideurs politiques qui envoient l’argent partout sauf dans les petites communes, aux gens restant devant la télévision plutôt que d’aller dans les cafés qui font faillite (sic).

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19 Se superposant à une diatribe antiétatique bien rodée (et quasiment obsessionnelle !) et à une affirmation identitaire provincialiste assumée, Paul Ricard y ajoute, en tant que maire, un discours ruraliste de défense des « petites gens », qui n’est pas sans rappeler la phraséologie et l’idéologie poujadiste22. Paul Ricard n’en est plus à un paradoxe près ; ainsi ce géant du capitalisme à la française, qui vend des millions de bouteilles à travers le monde, dénonce désormais les grandes surfaces, le consumérisme et la désertification rurale. Aux réelles préoccupations de développement local, se greffent dans sa législature des problématiques qui mêlent des intérêts régionaux, les incontournables « querelles de clocher » et des causes sociétales plus larges qui sont à chaque fois l’occasion de mettre en accusation l’administration.

Paul Ricard à l’épreuve de la gestion publique

20 Bien décidé à enrayer le déclin de la commune, il entend manœuvrer et mobiliser sa commune comme il le fit pour son entreprise, mais Paul Ricard doit cependant composer avec une réalité différente. S’il put agir en chef de clan et en autocrate éclairé au sein de son entreprise privée, il se heurte désormais aux contraintes de l’action publique et de la nécessaire collaboration directe avec les services de l’État qui supervisent et contrôlent son action municipale. Quelle dialectique possible entre d’un côté un État très centralisé et pyramidal et de l’autre un élu local qui a forgé son identité en partie sur l’opposition à cet État ? C’est justement cette réalité à laquelle Paul Ricard a bien du mal à se faire, comme en ont attesté plusieurs affaires très médiatisées.

21 Comme à l’accoutumée, cela a commencé par un coup de colère, un « pavé dans la mare » où la provocation se mêle à la faconde méridionale : en septembre 1972, Paul Ricard adresse une lettre au président de la République, Georges Pompidou, intitulée : « Quand toute la forêt aura brûlé, il n’y aura plus d’incendies »23. En plus d’être un acte de condamnation où les bureaucrates sont encore une fois montrés du doigt pour leur absence de réalisme et de compétence, cette lettre s’accompagne d’un projet politique et prend la forme d’un plaidoyer : « La forêt a besoin de l’homme […]. Autrefois, la forêt était quadrillée par des chemins ruraux et forestiers, par des terres cultivées, des pâturages ». Que propose-t-il ? Un service de forêts équipé et financé, l’emploi de l’armée en temps de paix à l’entretien des domaines naturels et en faire ainsi un service public… Ce qu’il préconise, c’est le passage à l’action et la prise de décisions car la passivité est pour lui le pire de tous les maux, comme il devait le déclarer en 1975 à la presse : « Il y a 65 ans que j’assiste à des bavardages, à des discussions, surtout au moment des incendies, puis le silence se fait jusqu’à la saison prochaine »24. Ce ton de provocation pourrait faire penser à de l’agitation, à de la polémique gratuite faite pour entretenir l’opinion et déranger. Les propositions qu’il avance ont pourtant trouvé à Signes et dans ses environs des applications concrètes.

22 Paul Ricard goûte peu le temps de l’administration et les lenteurs inhérentes à la procédure, si bien qu’il n’attend pas en général l’avis des autorités ou le déclenchement d’un mouvement d’opinion pour agir. Le combat rebondit en octobre 1978 lorsque Var matin annonce le rachat du massif de Limatte par la commune de Signes 25. Avec 13 300 hectares, Signes est l’une des communes les plus étendues du Var mais paradoxalement une des plus pauvres foncièrement, avec peu de réserves, pas de terres ni de forêts, résultat de l’histoire et de tensions séculaires avec l’évêché de Marseille,

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qui était propriétaire des sites. Paul Ricard, poussé autant par le désir de s’affranchir de la tutelle administrative que par sa boulimie d’entrepreneur, décide de doter la commune d’un patrimoine foncier : le massif de Limatte représente alors 533 ha, dont 50 sont cultivables, des aides substantielles de l’État et de la région et la possibilité d’éviter la spéculation et le dépeçage immobilier du domaine. Une fois acheté, le domaine est l’objet de multiples projets devant entériner les principes de Ricard : une zone exclusive de chasse, la revalorisation de la flore, des aménagements de sécurité avec débroussaillages et lacs collinaires, la relance de l’agriculture et de l’élevage, la création de gîtes ruraux et du tourisme pédestre. C’est alors un plan de relance très important car les 282 ha recensés de culture et les 240 ha de vigne donnent à la commune des résultats très faibles et une qualité peu concurrentielle26. Le projet reçoit l’aval de l’aménagement du territoire alors soucieux, comme c’est la mode, de la réanimation des zones rurales. Mais Paul Ricard se heurte au préfet qui lui impose le POS (plan d’occupation des sols) alors en plein développement, lequel apporte de nombreuses contraintes et révisions aux idées initiales. Paul Ricard doit alors renoncer à expérimenter ses solutions pour la défense de la forêt provençale.

23 Un autre cas significatif est celui relatif au dépôt d’ordures de Chibron. Ce dernier27, officialisé en 1969 par arrêté préfectoral, est mis à l’index en juillet 1972 par le sous- préfet de Toulon qui attire l’attention du maire sur les nuisances et les inconvénients qui en découlent. Pendant près de quatre ans, la municipalité s’emploie à faire évoluer les choses et notamment à faire installer, comme le veut la modernité, un broyeur pour limiter ainsi les dépôts. Pour de sombres raisons contractuelles et sur avis du Comité départemental d’Hygiène, les choses stagnent. Pis, en 1974, Brignoles décide de renoncer à un broyeur et accepte dans la foulée de transférer ses déchets à Chibron, qui devient alors la poubelle de près de 400 000 habitants. La situation touristique et environnementale du Var rend intolérables ces nuisances esthétiques, ces odeurs, les risques de pollution des eaux et de propagation rapide des incendies. En dépit de l’abondante correspondance entre maires et autorités, le préfet déclare en 1976 que la réglementation ne s’applique pas au dépôt de Chibron, lequel voit de surcroît augmenter son tonnage journalier (de 87 à 192 tonnes par jour !) Le dépôt s’étend alors en violation totale de l’arrêté préfectoral de 1966. Une étude administrative datant de 1964, menée par la Direction départementale des services forestiers du Var, dans le cadre d’une enquête sur les risques possibles d’incendies, conclut que le dépôt de Signes est sans danger ! L’affaire traîna en longueur durant une dizaine d’années jusqu’à la visite préfectorale de Signes en janvier 1978. Comme le souligne la presse, la visite met en relief la désolation et l’ineptie d’un tel champ de nuisances28. Le débat, vif sur tous les sujets, se cristallise autour du projet avorté de Matra. Devant le refus du préfet d’autoriser l’aménagement de la Limate et d’interdire l’ouverture du dépôt de Chibron aux communes environnantes, Paul Ricard, excédé, quitte la salle subitement et annonce dans la foulée sa démission, sa deuxième après 1973, qui se voit rejetée par la suite par le préfet en personne29. Une crise qui aboutit à ce nouveau coup de semonce, alimentant plus que jamais la polémique. La fermeture du dépôt sera finalement actée, faisant de Paul Ricard un incontestable défenseur du patrimoine écologique provençal30. Ses projets d’aménagement aboutiront en grande partie avec son successeur désigné, Jean Michel, qui parvient dans les années 1980 à développer la zone d’activités de Signes, grâce aux nombreux terrains cédés par Ricard.

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Conclusions

24 À la fin de l’année 1976, il annonce encore une fois sa démission, ce qui n’empêche pas la population de faire de nouveau appel à lui31, alors qu’il ne s’est pas présenté officiellement. Mais lassé et excédé par les compromis, les reculs et les refus, Paul Ricard quitte définitivement ses fonctions en 1980 et reste sourd aux ultimes sollicitations des habitants. Un parcours qui reflète la manière avec laquelle Paul Ricard gérait la ville. Davantage perçu comme un chef de communauté et de village qu’un maire ou représentant politique, il n’hésite pas à réunir la population avant même les conseils municipaux32, pratiquant une sorte de référendum perpétuel lors de réunions sur la place publique. Ce type de gestion municipale apparaît comme une analogie de sa gestion d’entreprise quasiment clanique où, parallèlement aux conseils d’administration et aux réunions institutionnelles, le patron aimait faire appel directement à son personnel, inviter ses cadres en week-end chez lui pour souder les équipes dans un environnement convivial et familial, prendre les décisions en grand tribun, sous le regard de tous. Une culture tribunicienne du forum, qui est intrinsèque au style des leaders charismatiques pour lesquels le verbe et le geste priment largement sur l’approche de gestionnaire, bien plus technocratique et distante.

25 Une fois retiré des affaires économiques après avoir préparé sa succession et la fusion avec Pernod, Paul Ricard a reproduit à Signes les mêmes méthodes de gestion et de communication, conjuguant sans peine une forme d’autocratie et de démocratie directe, une culture du coup d’éclat et une stratégie médiatique savamment orchestrée, un pragmatisme managérial et une authenticité très méridionale, autant dans la ferveur des convictions que dans la contradiction des actions. Son engagement municipal, où se sont mêlés la défense du monde rural, de l’écologie et du lien social, était aussi pour Ricard un retour aux sources, celui d’une civilisation provençale traditionnelle qui commençait à s’estomper peu à peu avec les grands changements socio-économiques de l’après-guerre et de l’après Trente Glorieuses. On retrouve aussi dans ce personnage atypique des éléments constitutifs de ce que l’on pourrait appeler un « esprit méditerranéen de la politique » : où les passions ne s’effacent pas derrière des programmes, et où l’affirmation de l’identité se fait très manichéenne – à la fois dans l’exaltation nostalgique d’une culture provençale idéalisée et l’aversion obsessionnelle de l’État jacobin et parisien.

NOTES

1. C’est le titre du chapitre 25 que Paul Ricard réserve à l’administration française dans son autobiographie, p. 211. 2. Voir à ce propos Jean-Claude Hazera et Renaud De Rochebrune, Les patrons sous l’occupation, Paris, Odile Jacob, 1995, chapitre IX, p. 448-465 et Nicolas Anderbegani, « 23 août 1940 : Vichy décrète la prohibition », Histoire(s) de la dernière guerre, no 8, décembre 2010. 3. Pour paraphraser une phrase méprisante de Drieu la Rochelle dans L’Emancipation Nationale.

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4. On se souvient aussi que le mot « pastis » figurait en bonne place dans les débris de la « mauvaise maison France » vilipendée par la propagande la Révolution Nationale sur la fameuse affiche des services de propagande du Vaucluse de 1942, opposant deux France. 5. L’entreprise est officiellement créée en 1932. 6. Paul Ricard put compter sur les bons conseils et surtout l’appui de Fernand Coder, le grand magnat de l’industrie ferroviaire dans la région marseillaise, pour détourner une partie de son personnel des réquisitions de main-d’œuvre. 7. Paul Ricard se rendit d’ailleurs après la guerre à un voyage d’affaires aux États-Unis auquel participèrent de nombreux patrons. Il revint en France très impressionné par les méthodes de management et surtout émerveillé par leur libéralisme. 8. Le terme, très connoté, peut paraître excessif mais l’attitude et les propos de Paul Ricard face à l’administration, quasiment obsessionnels et souvent exagérés, sont dans cet esprit ! 9. En 1968, le groupe Ricard est le leader mondial sur le marché de l’anis. 10. La Révolte de Paul Ricard, publié en 1969 par Louis Médéric, fut une tribune de choix où Paul Ricard put exposer dans le détail son réquisitoire. 11. Paul Ricard, La passion de créer, Paris, Albin Michel, 1983, p. 211. 12. Ibid., p. 251-252. 13. En 1932, Reboul et Ricard assistaient ensemble à la fête folklorique de la Tarasque dans le quartier de Sainte-Marthe, fief du groupe Ricard. 14. Voir à ce propos les actes du colloque de Septèmes-les-Vallons du 2 février 2013, A l’entorn de l’accion occitana (1930-1950) Paul Ricard, Jorgi Reboul, Carles Camproux, Max Rouquette, Septèmes- les-Vallons, Centre culturel Louis Aragon, s. d. 15. Le Méridional n’avait pas encore été racheté par Gaston Defferre, ce qui sera effectif en 1971, le maire de Marseille ayant alors une mainmise inédite sur les médias de la métropole phocéenne. 16. La nécropole nationale du « Vallon des fusillés », dans les environs du village, attestent de la féroce répression que subit la Résistance varoise à l’été 1944. 17. Allocution à la population de Signes, Archives de la Direction de la Communication RICARD S.A. (ADCR), dossier Paul Ricard IV, 6 janvier 1973. Toutes les citations proviennent de ce texte. 18. ADCR, dossier Paul Ricard IV, « Le maire et la démocratie », allocution publique, janvier 1978. 19. ADCR, dossier Paul Ricard IV « maire de Signes 1971-1978 », République, 9 octobre 1973, p. 2, article de M. Coulet. 20. Var matin, 7 février 1976. 21. Var matin, 16 février 1975, p. 4, ADCR, dossier Paul Ricard IV. Enquête de Jeanine Avenel et François Kibler réalisée au cabinet du maire. 22. Nous rappellerons que le poujadisme, fondé et porté avec succès par Pierre Poujade de l’immédiat après-guerre jusqu’aux années 70, se présentait comme une organisation de défense des commerçants et des agriculteurs, à la fois contre l’État et les intérêts des grands industriels. On se rappelle aussi des violentes attaques que Pierre Poujade avait menées à l’encontre de Pierre Mendès-France en 1954, en prenant la défense des « bouilleurs de cru ». 23. ADCR, dossier Paul Ricard V « Paul Ricard et la lutte contre les incendies de forêt de 1965 à 1986 », lettre du 28/9/1972. 24. Nouvelles Ricard, no 393, 1975. 25. Var matin, 13 octobre 1977, article d’André Zaraby. 26. Ces données se trouvent en partie dans les allocutions publiques de Paul Ricard. 27. Les informations sur l’affaire du dépôt proviennent du dossier Paul Ricard IV - maire de Signes. 28. Var matin, 11 janvier 1978. 29. Var matin, 20 janvier 1978 et Nice matin du même jour.

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30. Cet engagement écologique n’était pas un simple coup d’éclat médiatique mais l’expression d’une conviction intime. Dans la continuité de l’Institut océanographique fondé aux Embiez et de ses combats de maire pour la forêt, Paul Ricard a maintenu cet engagement bien après sa mandature, comme en attestent les lettres qu’il envoya en 1986 à Charles Pasqua et Philippe Seguin pour accentuer les efforts. 31. « Allocution à mes concitoyens », 20/11/1976 et Paul Ricard, La passion de créer, op. cit., p. 262. 32. Information recoupée par plusieurs témoignages de villageois et d’anciens conseillers municipaux.

RÉSUMÉS

Très connu comme dirigeant de sa fameuse entreprise et pour ses nombreux projets, tels que le circuit du Castellet ou bien l’Institut océanographique, Paul Ricard fut aussi maire durant presque une décennie. Dans le village de Signes, situé dans l’arrière-pays varois, Paul Ricard veut conduire sa commune comme son entreprise précédemment, avec leadership et efficacité, exploitant au mieux son caractère fort et charismatique. Il envisage maints projets mais doit aussi affronter un ennemi « personnel », quasiment obsessionnel : l’administration publique, que Paul Ricard considère comme un monstre tout-puissant, détruisant les talents et bloquant le progrès par un étau de lois, de régulations et de procédures. Dans l’exercice de ses fonctions municipales, il perpétue un combat très médiatisé contre « l’État », qui avait commencé durant la période de l’Occupation, lorsque son entreprise était menacée par les lois anti-alcoolisme du régime de Vichy. Ce combat prit aussi une dimension identitaire, Paul Ricard ayant été très impliqué dans la défense de la culture provençale, contre ce qu’il appelait le « centralisme parisien ».

Made famous by his well-known brand of aperitif and by various projects he initiated such as the racetrack of Le Castellet and the Oceanographic Institute, Paul Ricard was a mayor for almost a decade (1972-1980). Paul Ricard wanted to manage his village of Signes, in the rural Var, as he did his company: with strong leadership and efficiency, and using his charismatic personality. He planned to complete many projects, but also had to contend with a ‘personal’ and almost obsessional enemy: the state administration, which Paul Ricard considered a powerful monster that crushed talent and blocked progress with its rigid laws and procedures. During his decade as a Mayor, he led a well-documented fight against the ‘State’ which started during the Nazi Occupation, when his company was threatened by the anti-alcoholism laws of the Vichy regime. This fight also took on an identity dimension, as Paul Ricard was very involved in the defence of Provencal culture against what he called ‘Parisian centralism’.

INDEX

Mots-clés : État, Paul Ricard, provincialisme, Signes, antiétatisme, populisme Keywords : State administration, Paul Ricard, provincialism, Signes, anti-state-populism

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AUTEUR

NICOLAS ANDERBEGANI Titulaire du CAPES d’histoire-géographie depuis 2004, il enseigne dans un collège du Var, à Fayence. Sous la direction de Jean-Marie Guillon, il a réalisé une maîtrise d’histoire sur Paul Ricard (Paul Ricard, au-delà du chef d’entreprise, TELEMME, 2003) et un Master 2 recherche sur François Léotard (François Léotard, de Fréjus au rêve présidentiel : un parcours politique inachevé, TELEMME, 2009). Il a également collaboré à l’ouvrage collectif sur Paul Ricard, dirigé par Xavier Daumalin et Jean Domenichino, Paul Ricard et le vrai pastis de Marseille, publié en 2009 aux éditions Jeanne Laffitte.

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Les maires et l’État dans l’aménagement touristique du littoral du golfe du Lion

Christine Delpous-Darnige

1 À partir de 2008, sur le littoral du golfe du Lion, les maires de La Grande Motte, Le Barcarès, Leucate, Agde et Gruissan célébrèrent successivement les quarante ans de la création ex-nihilo de leurs stations balnéaires respectives1 puis, dans la foulée, en firent labelliser par le ministère de la culture un quartier soigneusement choisi. Ce récent label de « Patrimoine du XXe siècle »2 d’abord attribué à l’ensemble de la cité grand mottoise visait à valoriser « une production remarquable en matière d’architecture et d’urbanisme »3.

2 Focus était ainsi mis sur les lieux emblématiques de la gigantesque opération que représenta l’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon4, appelée à devenir la plus importante de cette nature jamais initiée et organisée par un État5 et dont la mise en œuvre avait été confiée de 1963 à 1982 à une mission interministérielle présidée par Pierre Racine, grand commis de l’État, directeur de cabinet du Premier ministre Michel Debré de 1959 à 1962, d’où son nom de « Mission Racine »6.

3 Histoire oubliée, mémoire sélective ou revanche des élus locaux ? Les maires furent bien, à sa naissance du moins, les grands oubliés d’un projet né au temps des « Trente Glorieuses » dans les bureaux parisiens à l’âge d’or de la centralisation gaulliste. Chercher, par exemple, le visage d’Auguste Meynier, maire de Mauguio, commune où fut érigée La Grande-Motte sur la photographie quasi officielle du chantier visité par Charles de Gaulle le 24 octobre 1967, relève de la mission impossible.

4 Pourtant, interroger à partir du village la naissance de « cette étonnante aventure demeurée unique en Europe et sans doute dans le monde »7 n’est pas sans intérêt. En effet, bien que derniers maillons d’une longue chaîne de décisions, les maires se révélèrent être les responsables les plus directement concernés par les conséquences de sa mise en œuvre, les territoires de leurs communes essentiellement rurales et viticoles8 se retrouvant dès le début des années 1960 au cœur géographique d’un

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gigantesque dispositif. Que leur rôle ait pu se cantonner uniquement à entériner les choix du gouvernement semble en conséquence improbable.

5 C’est donc sur les années des choix décisifs, les plus méconnues, celles des fondations, que cette étude se concentrera et la commune agathoise, au départ seule ville concernée, devenue aujourd’hui « l’une des plus importantes stations touristiques d’Europe »9 et dont les sources ont été le plus exhaustivement consultées, servira d’exemple privilégié.

6 Les maires, depuis longtemps, connaissaient et valorisaient parfois le potentiel touristique de leur territoire quand les représentants de l’État initièrent sur ces côtes, l’édification de « villes de vacances »10. Pour ces élus, ce fut alors l’échelle des réalisations possibles qui changea totalement au risque de leur mise à l’écart. Quelle place purent-ils et durent-ils alors prendre dans un projet qui les impliquait de fait ?

Des communes déjà touristiques et des maires déjà aménageurs

[…] Une dégradation lente et impitoyable sans que personne ne s’en inquiète sur place. Aucune préoccupation d’urbanisme moderne ne règle le problème des communes littorales […]. À peine construite la route se couvre des deux côtés de maisons qui s’alignent sans grâce, masquant la vue de la mer et barrant l’accès à la plage. Un autre mal gagne du terrain lentement, sournoisement, les baraques et le camping sauvage. Sans ordre, parfois sans droit, ni titre, des baraques faites de matériaux les plus hétéroclites, planches, tôles, vieux wagons même, s’élèvent directement sur la une plage qui se clochardise peu à peu en de nombreux points. Chaque été le camping sauvage envahit la côte. Le spectacle est souvent affligeant […]11.

7 C’est ainsi que Pierre Racine, hésitant entre accablement et dégoût, décrit, d’un trait opportunément un peu forcé, le littoral survolé en hélicoptère en 1963. Vue d’en bas pourtant, à cette date, la situation ne paraît pas si catastrophique. Même si l’on excepte le port de Sète, la côte qui s’étend du Grau-du-Roi à Argelès-sur-Mer pour l’essentiel constituée d’une longue bande sableuse, n’est pas vierge et les premières traces d’installation remontent à l’Antiquité. Malgré les grappes de moustiques qui représentent le principal obstacle à l’occupation humaine, pêcheurs, sauniers, manadiers, viticulteurs, et touristes déjà, s’y partagent les plages, les dunes ainsi que les étangs et les marécages qui séparent le bord de mer du village.

8 Depuis le milieu du XIXe siècle, la pêche y reste l’activité principale mais un tourisme estival, familial et spontané, s’était développé accueillant les habitants, d’abord des villes les plus proches, Nîmes, Lunel, Montpellier, Agde, Béziers, Narbonne ou Perpignan, puis de l’arrière-pays. Ainsi, les commerçants venus en famille et les étudiants de Montpellier furent les premiers touristes de Carnon, la plage de Mauguio. Alors appelée Carnonville-la-Mer, elle vit dès 1859 apparaître les établissements de bains de mer, les cafés, les restaurants et les cabanes. En 1907, sa vocation s’accéléra avec la création de l’Omnibus, une diligence de vingt places tirée par des chevaux, permettant le transport des voyageurs à partir du centre de Montpellier remplacée par une ligne de bus quotidienne en 1933. À l’autre extrémité de la côte, dès 1909, un décret du président de la République avait classé Canet-en-Roussillon station climatique et balnéaire12 suivie en 1924, de Palavas-les-Flots et du Grau-du-Roi. Beaucoup de ces petites stations anciennes et parfois réputées – que l’on songe à Leucate-la Franqui13 –

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avaient connu une histoire similaire et en 1963, il en existait une vingtaine, répartie sur environ 200 kilomètres de côtes14.

9 Certains maires, quelle que soit leur couleur politique, n’avaient pas attendu l’État pour affirmer la vocation touristique de leur commune ce qui non seulement répondait à un besoin mais représentait aussi une source de richesse. Ainsi, dès 1854, Julien Canal, le maire de Canet réglementa les tenues et zones de baignade ce que fit un peu plus tard la municipalité de Mauguio qui avait installé des petites cabanes qu’elle louait sur la plage et à proximité de laquelle elle avait créé un espace vert, le parc Bosquet. En 1923, la commune de Gruissan acheta à l’État les lais de la mer pour développer sur le sable l’installation de petites baraques en bois sur pilotis, qui prirent rapidement le nom de « chalets ». En 1928, sur un terrain non inondable, le maire lança la construction de 57 pièces mises à la location inventant pour l’occasion le principe de la « taxe de séjour »15. À peine la commune de Valras était-elle séparée de celle de Sérignan, en 1931, que son premier magistrat créait une petite station pour les Biterrois.

10 Le mouvement s’accéléra et s’amplifia après-guerre. Il fallut parfois réparer d’abord les dégâts sur une côte dégradée par les fortifications et les destructions allemandes et de nombreux projets municipaux furent décidés en 1947, encouragés, au titre des dommages de guerre, par les subventions du ministère de la reconstruction. Ainsi, André Filliol, maire de Marseillan, créa la petite station de Marseillan-Plage faisant appel aux artisans locaux pour installer des bungalows, un parking et un camping à proximité d’une plage aménagée16. Le maire d’Agde, Louis Reboul, embaucha l’architecte réputé Jean Mourre pour élaborer un plan d’urbanisme concernant le Grau d’Agde et la Tamarissière afin d’assurer « la reconstruction moderne de la station balnéaire »17. Les chalets ayant été détruits par les Allemands, le maire de Gruissan fit appel à l’architecte parisien Raymond Coquerel pour développer l’aménagement de « la plage des chalets » selon un plan de grande ampleur. À Saint-Cyprien, les deux petits lieux-dits de, « Las Routas » et « l’Aygual » firent l’objet d’une reconstruction qui permet de reloger les familles de pêcheurs dans un lotissement de 78 habitations. Dans le même esprit, à Valras, un plan d’urbanisme municipal en T, installa, d’un côté le « village de pêcheurs », et de l’autre, « le village de loisirs ».

11 Les élus durent ensuite répondre à l’explosion démographique estivale engendrée par la troisième semaine de congés payés et faire face au développement sur le sable du camping sauvage et de cet habitat précaire de loisir constitué de matériaux les plus divers18 qui navrait tant Pierre Racine, mais qui n’était que la manifestation d’un tourisme populaire. En Agde « […] Ce fut alors l’éclosion puis l’étalement enfin le débordement et l’invasion des terrains domaniaux et communaux par les campeurs, le sol privé n’étant pas épargné […] »19 qui générait en particulier d’importants problèmes d’hygiène. En 1960, la mairie décida alors d’interdire le camping sauvage et de créer un camping municipal sur un domaine de 57 hectares que la ville avait acheté en 1953. Complétant celui créé en 1955 à l’embouchure de l’Hérault, il démarra de fait l’aménagement touristique public du Cap. La location à la mairie de Roanne d’un bâtiment et de terrains pour des colonies de vacances affirmait de plus le caractère populaire, de ce tourisme déjà cap-agathois20.

12 Ailleurs sur le littoral, il est vrai que le tourisme s’était souvent développé d’une façon spontanée en fonction des conditions naturelles, les pouvoirs publics se contentant de suivre le mouvement, sans réellement l’anticiper, et sans vraiment modifier le « bourgeonnement désordonné des centres balnéaires qui se développait d’une façon

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linéaire en tâche d’huile à partir du front de mer »21. Et si parfois les élus locaux tentaient de maîtriser ce développement, voire en étaient les aménageurs, leurs moyens restaient évidemment limités à ceux de bourgades.

La lente découverte sur place du projet national et de son ampleur

13 C’est un autre épisode, à une tout autre échelle et de toute autre nature, qui démarre au sommet de l’État à la charnière des années 1950-1960. D’après son homme-orchestre lui-même, l’idée de l’aménagement touristique de la côte du Golfe du Lion est née en avril 1959 chez Abel Thomas, commissaire à l’aménagement du territoire pour le Massif central et a été approuvée aussitôt par Pierre Sudreau, ministre de la Construction22. Cependant, rendre public un tel projet n’aurait pu que déchaîner sur le littoral la spéculation foncière. C’est pourquoi il est d’abord gardé secret. Peu de responsables sont dans la confidence ; sur place, seuls les préfets sont informés. L’essentiel des achats en bordure de la côte est en grande partie effectué par la Compagnie du Bas- Rhône-Languedoc, société d’économie mixte, créée par l’État en 1955, qui dispose d’importants crédits d’État pour notamment amener l’eau du Bas-Rhône dans la région et développer d’autres cultures que la vigne. Par son intermédiaire, l’État est intervenu depuis plusieurs années déjà pour l’aménagement du territoire régional. Il ne doit donc jamais être question de futurs équipements touristiques, mais seulement d’assainir les zones marécageuses, de reboiser ou de créer de nouvelles terres agricoles. Pendant deux ans, 1 200 hectares sont ainsi achetés sur le littoral dans la plus grande discrétion.

14 Mais que sait-on alors sur place du projet gouvernemental ? Les premières rumeurs dans la presse locale ou les délibérations communales n’apparaissent qu’à partir de 1962 quand les conseillers généraux doivent valider le projet. Les élus des cantons d’Agde et de Florensac par exemple, réunis en février puis en juillet, déplorent « le manque de plans et de précisions de l’aménagement touristique prévu » mais en soulignent en revanche « l’ampleur annoncée »23. L’information reste donc diffuse. Les choses auraient pu se préciser le 2 novembre 1962 et la discrétion du gouvernement sur l’utilisation future des terrains préemptés faire long feu lorsque le maire d’Agde demande à son conseil municipal, qui accepte sans problème, de céder […] des terrains communaux insalubres et sans valeur à la compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône-Languedoc qui vient d’acheter dans le secteur du Lano24, d’importants terrains susceptibles d’être aménagés sur le plan touristique […]25.

15 Mais, à ce moment, cette révélation semble passer inaperçue et révèle bien l’ignorance dans lesquels sont tenus les élus des communes concernées. De plus, si l’État choisit d’aménager ce littoral pour retenir les vacanciers se dirigeant vers l’Espagne, les maires, eux, débordés par le succès estival de leurs plages, doivent consacrer de plus en plus de moyens aux hébergements, équipements de loisir, voierie et infrastructures d’assainissement. Tous sont donc persuadés de la nécessité d’un aménagement touristique de leurs territoires et les intérêts convergent pour développer l’activité économique qui viendrait suppléer une viticulture en difficulté.

16 C’est le 17 juin 1963 que le gouvernement confie officiellement l’organisation et le déroulement de l’ensemble des travaux d’aménagement aux dix-sept membres d’une mission interministérielle dotée d’importants moyens financiers et d’une grande

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liberté d’action, rattachée à la DATAR26, qui a été créée quelques mois auparavant. Quand cette mission est installée par Charles de Gaulle, une importante réserve foncière de terrains situés à des emplacements stratégiques a donc déjà été constituée, cinq urbanistes-architectes prestigieux ont été choisis et un plan directeur d’aménagement qui comporte un ambitieux programme de démoustication a été validé 27. Les quatre conseils généraux ont également été consultés en 1962 et bien que majoritairement de gauche, ils ont tous voté le principe d’un aménagement touristique organisé par l’État.

17 Il s’agit désormais de mettre en route et de faire aboutir ce chantier cyclopéen loin de la capitale. La décision a en effet été prise de créer sept unités touristiques polarisées sur des stations nouvelles, organisées autour de ports de plaisance, réparties sur une bande littorale de 180 kilomètres de long et 20 de large, souvent séparée des zones habitées par des dunes et des étangs. Ces unités doivent inclure les anciennes stations modernisées à cette occasion afin d’accueillir ensemble environ deux millions de touristes28. Entre elles, la nature reprendra ses droits pour éviter le phénomène de bétonisation dont sont victimes la côte d’Azur ou le littoral espagnol.

18 Dés le début, le président de la Mission est convaincu que si […] cette grande opération a été décidée par le pouvoir central seul, elle ne réussira qu’avec l’accord des élus […] À l’égard des élus aucune hésitation n’est possible. Le respect qui leur est dû dans une République commande notre attitude […] Il faut aller plus loin et nous adresser directement à eux […]29.

19 Cependant, pour des raisons toutes pragmatiques, il considère que les véritables interlocuteurs locaux restent les départements30 auxquels est confiée l’organisation des travaux puisque […] La création d’une ville de vacances dépasse en effet infiniment les forces d’une petite commune d’agriculteurs et de pêcheurs et même d’une petite ville comme Agde […]. Le véritable partenaire de la Mission est le département qui dispose seul de l’autorité et des moyens nécessaires […]31.

20 Aussi les échanges se multiplient avec les conseils généraux qui délèguent leurs compétences à des sociétés d’économie mixte qui organisent et coordonnent les grands travaux d’équipement sur place, continuant aussi l’achat des terrains manquants. Celui de l’Aude par exemple crée la Société d’Économie Mixte d’Équipement et d’Aménagement de l’Aude (SEMEEA). Officiellement, chaque fois que leur commune est concernée, les maires participent aux réunions organisées aux sessions d’automne et de printemps du Conseil général, ainsi qu’aux réunions de la société d’économie mixte. Mais dépossédés au profit de la Mission du pouvoir de délivrer les permis de construire sur le territoire des futures constructions, ces élus n’ont plus qu’un rôle consultatif.

1963 : les maires ont-ils eu le choix ? L’exemple agathois

21 Dans les communes concernées, les choses sont devenues également peu à peu officielles. Ainsi, en avril, soit deux mois avant la création officielle de la Mission interministérielle, le préfet de l’Hérault envoie un courrier aux conseils municipaux pour leur demander leur avis sur « la création, à des fins touristiques, d’une ZAD sur leur commune »32. Ces zones d’aménagement différé ont été créées par décret en 1962. À l’intérieur du périmètre défini, autour des terrains déjà achetés, l’État exerce un droit

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systématique de préemption sur les parcelles en vente au prix qu’il a fixé lui-même par le biais de l’administration des domaines. En mai 1963, à l’occasion de l’escale à Béziers du nouveau ministre de la construction, les habitants de la région, et leurs élus, prennent connaissance de la teneur et de l’ampleur du projet dans le journal régional, Midi Libre. Pierre Racine relate ainsi, en le regrettant, cet épisode : […] Jacques Maziol, nouveau ministre de la Construction est venu à Béziers soutenir le candidat de la majorité à une élection législative partielle et il annonce malencontreusement et à grand fracas, l’aménagement de la Nouvelle Floride. Le nom seul blesse les Languedociens […]33.

22 Les propos du ministre les blessent peut-être mais dans les communes, les élus ont adhéré au principe du projet sans grande discussion, les achats de terrains par immenses parcelles ayant déjà été effectués sans problème apparent.

23 Ce n’est pas le cas à Agde, ce qui permet aujourd’hui de mesurer ce que représenta la détermination de la centralisation gaullienne appliquée ici à l’aménagement du territoire. À la suite du conseil municipal du 12 avril, de très nombreux petits propriétaires des terrains concernés par la ZAD ont entamé une forte résistance à d’éventuelles expropriations de leur vignoble. Ils se regroupent dans l’ASLA – Association pour la Sauvegarde du Littoral Agathois – dont le principal interlocuteur et adversaire devient immédiatement le maire34. Les élus municipaux doivent donner leur avis sur la ZAD au préfet mais ont-ils le choix ? C’est dans l’urgence et dans un contexte extrêmement tendu, pris entre les demandes pressantes du représentant de l’État et celles opposées des propriétaires, que le conseil municipal s’ouvre le 15 juin 196335. Le très long débat a fait l’objet d’un compte-rendu écrit très précis, fait quasi unique dans les registres de délibérations. C’est le maire, Louis Vallière, qui prend la parole : […] Il faut répondre au préfet avant le 17 juin sur la demande de ZAD qui concerne les deux cinquièmes de la superficie de la commune36.

24 Quel est l’enjeu de cette réponse ? À défaut de décision favorable, le projet sera abandonné par le ministère de la construction, soit plus vraisemblablement, adopté par le Conseil d’État. Dans cette dernière alternative, l’État réaliserait seul, sans la participation de la commune, l’aménagement du littoral.

25 La situation a le mérite d’être claire : consentir ou subir. Un conseiller dénonce Le chantage exercé par le pouvoir et les différentes pressions qui se sont exercées sur des membres du Conseil municipal émanant de l’administration afin de provoquer une décision favorable.

26 Mais les autres élus sont plutôt favorables à la ZAD, le maire soulignant que […] depuis son arrivée à la mairie en 1953, la Municipalité a découvert la vocation touristique de la commune. Le projet de ZAD ne peut que l’intéresser dans la mesure où il sert l’intérêt communal et tient compte des droits légitimes des propriétaires […].

27 Finalement, les conseillers décident à l’unanimité de donner un avis positif mais émettent des réserves, demandant des garanties concernant les droits des propriétaires, la qualité de l’aménagement et surtout, tentant de jouer un rôle, la participation de la commune à l’élaboration du projet. Pierre Racine raconte de son côté comment il a dû vaincre la « méfiance à l’égard de Paris » et convaincre les élus alors que politiquement la région était « presque viscéralement hostile à la Ve République »37. Le 20 octobre, il se rend à la mairie d’Agde avec quelques collaborateurs. Y a-t-il joué de ses origines provençales, comme il le raconte non sans lyrisme : « […]

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Pierre Raynaud et moi-même étions frères d’OC, en quelque sorte des Languedociens : tout prêts à comprendre, à respecter et à aimer ces deux provinces si proches des nôtres […] »38 ?

28 Visiblement sa démarche n’a pas été vaine puisque, le lendemain de cette rencontre, lors d’un conseil municipal tenu secret ce qui en dit long sur les tensions régnant dans la commune, les élus donnent un avis favorable à la ZAD, sans aucune réserve cette fois, estimant que « des assurances ont été données » et considèrent que « l’intérêt communal est enfin certain ». Seuls deux conseillers ne sont pas convaincus, en particulier par « les promesses orales », refusant de « céder au chantage ». L’un vote contre, l’autre s’abstient et ils joignent par écrit au compte-rendu du conseil les raisons détaillées de leur vote critique39. Le 7 décembre 1963, la ZAD agathoise est alors officiellement créée, accompagnée de la présentation à la Mission du premier plan- masse conçu par Jean Le Couteur et exposé en mairie pour toute la durée du chantier à venir.

29 Cela ne s’était pas passé sans tension et sans pression mais la Mission a pu compter sur le soutien du maire et des élus municipaux qu’elle a consultés malgré des oppositions citoyennes virulentes.

Le début des travaux ; les implications variables des municipalités

30 Ce qui frappe aujourd’hui c’est la rapidité avec laquelle s’enchaînent les chantiers au rythme, à l’échelle nationale, des opérations médiatiques de promotion qui ont commencé dès le 12 juillet 1963 par la diffusion d’un long reportage télévisé40, tandis que l’hebdomadaire Paris Match, dès le premier août 1964, titre : « Voici la Floride de demain : le Languedoc », dans un numéro spécial qui donne le ton sans s’embarrasser de nuances. En Languedoc et en Roussillon, une révolution se prépare. Le long de la Méditerranée y existaient les plus belles plages de France : elles étaient à l’abandon. Désormais tout va changer. Supervisée par l’État, une gigantesque entreprise commence : en dix ans, elle va transformer les grèves désertes en stations futuristes.

31 À Saint-Cyprien où les premiers travaux démarrent dès 1964 et le creusement du port en 1967, un projet d’aménagement avait déjà été décidé dès 1962 sous l’égide de la Caisse des dépôts et consignations qui avait créé la Société Centrale pour l’Équipement du Territoire (SCET) afin de mener le chantier. Le maire SFIO de la commune, Jean Olibo, figure de la Résistance locale, en devient l’homme clef. La Mission, cependant, à partir de son installation, agrée le dispositif et supervise les réalisations pour les inclure dans son schéma directeur41. À Port-Camargue, quartier du Grau-du-Roi, c’est la chambre de commerce et d’industrie de Nîmes qui dirige les opérations, contrôlées en voisin par Jean Balladur, l’architecte de La Grande-Motte.

32 Tandis que les efforts de la Mission se concentrent rapidement sur le chantier de Leucate-Le Barcarès dans l’Aude où commence, sans heurt, le creusement des ports, c’est La Grande-Motte, à 12 kilomètres de Mauguio, où les travaux ont débuté en février 1965, qui est appelée à devenir la station pilote du dispositif, celle dont dépendra la réussite du projet d’aménagement tout entier. Les élus municipaux reportent tous leurs

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efforts sur l’ancienne station de Carnon qu’ils agrandissent et embellissent avec l’aide de l’État et s’inclinent, considérant que la nouvelle entité n’est plus de leur ressort42.

33 Inversement des négociations longues et serrées ont commencé à Gruissan dès 1964, poussées par la mobilisation des habitants. En effet, le projet des architectes prévoyait la disparition de l’emblématique « plage des chalets », symbole d’une réalisation municipale visionnaire à laquelle les Gruissanais sont très attachés. Le maire, Guy Cimié, parvient à échanger des terrains communaux contre la sauvegarde et la gestion communale de cette plage tandis que les architectes et la Mission acceptent de réduire le périmètre d’intervention avant que ne s’ouvre le chantier en 1974.

34 En Agde, après une année 1963 riche en débats, discussions houleuses et décisions essentielles, le premier coup de pioche est attendu initialement pour 1970. Lors des élections municipales de 1965, c’est une nouvelle liste composée de notables locaux menés par Pierrick Lapeyre, dépourvue de soutien politique mais adoubée par le maire divers gauche sortant qui ne se représentait pas43, qui est élue. Jean Bacci, directeur du Crédit Agricole, deuxième adjoint au maire, évoque un « groupe d’amis du syndicat d’initiative qui décident de former une liste pour le développement du tourisme dans la cité »44. Le climat social autour des expropriations paraît apaisé et c’est dans une grande continuité que Pierrick Lapeyre a remplacé Louis Vallière. Le candidat a tout de même été obligé de prendre publiquement position sur la question des expropriations pendant la campagne pour « défendre la propriété privée en reconnaissant l’ASLA et en adoptant ses recommandations et ses vœux »45.

35 Mais le chantier ne démarre toujours pas, les propriétaires se mobilisent à nouveau et la municipalité prise entre deux feux s’impatiente. Beaucoup de ces nouveaux élus sont des hommes plus jeunes. Ce ne sont plus des viticulteurs mais des gestionnaires qui voient d’un œil très favorable le futur aménagement du littoral qui mettrait un terme aux nuisances estivales créées par les embouteillages interminables et le camping sauvage qui sévit toujours malgré les interdictions. Par ailleurs, les propositions architecturales de Jean Le Couteur, le concepteur de la future station, les séduisent tous énormément46. Cette nouvelle équipe, pendant six ans, tente d’accentuer la place de la municipalité, au départ assez réduite, au sein du projet, notamment lors de visites informelles des membres de la Mission sur le terrain où les élus locaux entrent en contact direct avec les décideurs. Cette proximité géographique a été pour les acteurs locaux un élément décisif dans l’empreinte qu’ils ont laissée sur l’aménagement de la station.

36 En mars 1966, le conseil municipal constatant que la station n’arrive qu’en dernière position dans les projets de travaux demande au préfet soit leur démarrage soit la possibilité pour la mairie d’aménager elle-même les terrains. En attendant, quelques élus rencontrent l’architecte qui attend lui aussi impatiemment le début des travaux. La discussion qui se déroule dans un café du Cap porte sur le camping municipal de la Clape que le projet d’aménagement voue à la disparition, ce qui navre les élus. L’architecte dessine alors la première ébauche d’un camping modernisé. Son cabinet élabore ensuite des plans, en dehors de toute voie hiérarchique, pour transformer la structure existante classée en quatrième catégorie en camping pilote de première catégorie prévu pour s’insérer dans l’unité touristique. C’est Jean Lecouteur qui présente l’avant-projet à la Mission. Elle le valide mais s’ensuivent de longues et difficiles tractations pour que la mairie puisse garder à la fois la propriété de 13 des 57 ha constituant le camping et sa gestion. Les travaux de réaménagement commencent

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finalement en 1967, financés par la Société d’Équipement du Biterrois et de son Littoral (SEBLI), présidée par le maire de Béziers, la Mission et le commissariat au tourisme. La structure municipale d’une grande modernité est inaugurée l’année suivante devenant de fait la première réalisation de la nouvelle station dont les travaux commencent dans la foulée par le creusement du port. Pierre Racine peut écrire « qu’à Agde les travaux ont commencé deux ans plus tôt que prévu »47 mais n’en donne aucune explication. Balayant l’existence de ces négociations, il choisit d’attribuer à la Mission l’initiative du développement des campings. La réalisation agathoise fut bien pourtant chronologiquement la première et a vraisemblablement servi de modèle48 puisqu’ […] À l’extérieur des stations nouvelles, une politique d’ensemble du camping a été entreprise et poursuivie systématiquement en coopération avec les municipalités concernées […]. Avant 1963, 122 terrains accueillaient 36 000 campeurs. Nous avons donc proposé aux communes du littoral qui disposaient de terrains leur appartenant de créer des campings. Nos architectes établirent à leur intention un guide […] pour leur faciliter la tâche […]49.

37 En 1972, si 163 campings municipaux ont été aménagés ou rénovés en dehors des unités touristiques – ce qui était loin d’être prévu dans le projet initial – ils l’ont bien été au cœur géographique des stations et les maires peuvent conserver ainsi le caractère populaire de leurs équipements. Leur empreinte sur l’édification des stations nouvelles s’avère dérisoire par ailleurs.

La modernisation des infrastructures et les retombées politiques de l’aménagement

38 C’est autrement que certains maires sont amenés à jouer un rôle. En effet, quelques- uns, s’appuyant sur l’engagement de l’État qui affirmait que « La Mission aide financièrement la commune à réaliser l’équipement de l’ancien village »50, saisissent l’opportunité de faire profiter leur cité d’équipements modernes de voierie, d’éclairage, d’adduction d’eau ou de traitement des déchets n’hésitant pas pour cela, quand en existe la possibilité, à aliéner de très nombreux terrains municipaux. Ainsi, en 1967, à Agde, la SEBLI prend en charge le financement intégral de la station d’épuration et de 60 % de celui de l’usine de traitement des déchets prévue pour 100 000 habitants. En 1968, l’édification par le ministère de la construction d’un second château d’eau met un terme définitif au problème récurrent d’approvisionnement en eau potable de la ville. Gruissan également, en échange de terrains, peut bénéficier de nouveaux équipements financés par la Mission51 ainsi que du reboisement du massif de La Clape et de sa protection. Mais ailleurs, les communes manquent de réserve foncière pour négocier d’autant qu’elles ont vendu beaucoup de parcelles avant 1963.

39 La future station représente également un argument de poids avancé par le maire agathois pour sauver le lycée menacé de fermeture. En septembre 1968, devant les réticences du rectorat et après en avoir appelé au ministre de l’Éducation nationale, soutenu par une population mobilisée, il propose à l’inspecteur d’académie la visite, non seulement du lycée, mais aussi et surtout, du chantier du Cap52 et en novembre, le député Pierre Leroy-Beaulieu, reçoit, lui, une lettre d’Edgar Faure, ministre de l’Éducation nationale, qui confirme le maintien de l’établissement scolaire au regard « des prochains aménagements du littoral ».

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40 Par ailleurs, les propriétaires agathois menacés d’expropriation continuent d’exercer une pression conséquente sur la municipalité qui doit négocier en leur nom la hausse des indemnités d’expropriations lors de nombreuses réunions qu’évoque aussi Pierre Racine. Jean Bacci, lui, se souvient de discussions assez fermes avec Pierre Raynaud, secrétaire général de la Mission, pour parvenir à faire doubler les indemnisations ce qui, il le reconnaît lui-même, Ne faisait tout de même pas grande chose. Pourtant la valeur des terrains ne représentait que 2 à 3 % de l’assiette des investissements du projet. Mais les premiers propriétaires avaient vendu très facilement à la compagnie du Bas-Rhône avant 1963 et ce sont ces prix qui ont servi de base aux évaluations53.

41 Plusieurs solutions ont été envisagées y compris que ces propriétaires soient prioritaires lors de la vente des parcelles loties mais elles n’aboutissent pas54. Cependant, comme à Gruissan, beaucoup de terrains sortent de la ZAD dont le périmètre est largement rétréci en 1970, ce qui démobilise, en les satisfaisant en partie, beaucoup d’opposants55.

42 Évaluer les conséquences politiques de l’aménagement du littoral s’avère délicat. Presque toutes les équipes municipales sont restées en place et Pierre Racine en 1980 pouvait se féliciter d’avoir été accompagné presque partout par les mêmes maires depuis le début de l’aventure56. Agde fit cependant exception mais évaluer l’influence de la création de la station et des oppositions qu’elle a engendrées sur les résultats électoraux reste complexe. Louis Vallière, dont la municipalité avait difficilement dit oui à la ZAD en 1963, fut balayé aux élections cantonales mais son successeur désigné devint maire en 1965. Aux élections municipales de mars 1971, la situation avait doublement changé. Nationalement, le grand élan aménageur s’était ralenti engendrant le report sine die du projet de station à l’embouchure de l’Aude 57. D’autre part, les élections législatives anticipées de 1968 avaient entraîné le triomphe de la droite gaulliste représenté localement par Pierre Leroy-Baulieu. Au terme d’une bataille politique locale qui avait mis au cœur de la campagne la question des expropriations et des indemnisations, le nouveau député remporta la mairie, battant à la fois la liste d’union de la gauche et celle de P. Lapeyre qui jusqu’au bout, assuma et défendit fièrement son bilan. […] Agde a une nouvelle industrie, le tourisme. Agde doit s’y préparer ; qu’on ne s’y méprenne pas, à nos réticences amères succédera un avenir plein de promesses, j’en suis convaincu […]58.

43 Les ressentiments des propriétaires expropriés et la méfiance des Agathois à l’égard de la nouvelle station jouèrent-ils un rôle dans cette défaite, ce dont est persuadé Jean Bacci59, où tout simplement la liste « apolitique » du maire sortant ne résista-t-elle pas à l’enjeu national ? Toujours est-il que tous les élus agathois qui avaient exprimé publiquement leur adhésion au projet, même avec des garanties, furent battus aux diverses élections.

44 La Grande Motte connut, elle, une évolution singulière. En effet, en 1973, ses habitants décidèrent par un référendum organisé par le préfet de se séparer de la commune-mère de Mauguio. Son premier édile élu en 1974 fut René Couveinhes, un fidèle du gaullisme, député de 1968 à 1973. Le général de Gaulle avait expliqué dès 1950 à ses partisans : […] Lorsque vous aurez gagné la partie dans l’Hérault, la partie générale sera définitivement gagnée dans le Midi et nous aurons fait un grand pas dans la prise du pouvoir […]60.

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45 Mais malgré tous ses efforts, le mouvement gaulliste avait jusque-là échoué à s’implanter à la tête de villes de l’Hérault61. Le pouvoir avait été conquis sans le Midi. C’est alors dans les deux communes héraultaises créées ou bouleversées par la Mission Racine que cette implantation débuta pour devenir durable.

46 Ainsi, les maires des communes du littoral du Languedoc-Roussillon, et quoiqu’ait pu suggérer Pierre Racine, avaient commencé à être des acteurs de l’aménagement touristique avant que la décision du gouvernement ne les voue à en devenir simples spectateurs. Pourtant, malgré leur opposition politique au pouvoir central, non seulement ils adhérèrent au projet national, mais ils contribuèrent parfois au succès de son démarrage. Ils furent pour la plupart des partenaires actifs des représentants de l’État. Ceux qui avaient suffisamment de réserve foncière purent longuement négocier leur adhésion afin de moderniser les infrastructures de leur commune. Dépourvus d’une grande partie de leurs pouvoirs à cette occasion, ils tentèrent d’intervenir, même à la marge, dans les événements qui firent passer leur commune du statut de bourg viticole à celui de ville et station balnéaire moderne, ce qui leur valut de recevoir l’hommage appuyé de Pierre Racine dans son ouvrage62. Eux-mêmes, ou leurs successeurs, prirent de plus en plus de responsabilités au fur et à mesure que les lois de décentralisation de 1982 et de 2003 leur en donnaient les possibilités. Il leur revint d’accompagner, non sans opposition encore, le développement de leur « ville de vacances » puis d’en réaliser l’intégration dans la commune surtout quand elle était située à quelques kilomètres du bourg.

47 Si aujourd’hui le succès de l’opération nationale d’aménagement touristique du golfe du Lion est reconnu, la tâche immense de rénovation des infrastructures vieillissantes des stations, qui incombe aux maires, paraît le plus lourd défi qu’ils aient à relever.

NOTES

1. En 2014, Saint-Cyprien a même fêté les 50 ans. www.saintcyprien.fr (site consulté le 25 février 2016). 2. Il date de 1999. 3. www.lebarcares.fr / www.lagrandemotte.com / www.leucate.fr / www.ville-agde.fr / www.ville-gruissan.fr/ (sites consultés le 25 février 2016). 4. Sont concernés, dans un premier temps, les quatre départements possédant une façade maritime : l’Aude, le Gard, l’Hérault et les Pyrénées-Orientales. 5. Sur la question, Claude Lacour, Aménagement du territoire et développement régional, Paris, Dalloz, 1983 ; Tourisme et développement local et régional, Actes des colloques d’Amiens et de Lille, 1987 ; Michel Boyé, Histoire du tourisme de masse, Paris, PUF, 1999. 6. Qu’il a lui-même relaté. Pierre Racine, Mission impossible, l’aménagement touristique du littoral Languedoc Roussillon ?, Montpellier, Éditions Midi Libre, 1980. 7. Ibid., p. 35. 8. La plus petite, Le Barcarès, compte 775 habitants en 1962. Agde avec 8 700 habitants est la seule ville. Les autres restent des villages.

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9. Éditorial du maire, Journal de la ville d’Agde, Spécial 40 ans, Le Cap d’Agde, une aventure agathoise, hors série, 2010. 10. Formule reprise plusieurs fois par Pierre Racine. 11. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 27. 12. Jean Marie Rosenstein, Canet-en-Roussillon, 1848-2008 : des bains de mer à la thalasso, Canet-en-Roussillon, Les Amis du Vieux Canet, 2008. 13. Ville de naissance d’Henry de Monfreid né en 1879 dont les parents tenaient un hôtel sur la plage. 14. Jean Sagnes, « L’aménagement touristique de la côte du golfe du Lion », dans Jean Sagnes (dir.), Deux siècles de tourisme en France, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2001, p. 27-53. 15. Alain Saussol, « Un siècle de mutation sur le littoral languedocien : le cas de Gruissan, 1860-1990 », dans Jean Rieucau et Gérard Cholvy, Le Languedoc, le Roussillon et la mer, 1960-1990, t. 2, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 59-71. 16. Dossier Filliol, fonds non classé, Archives municipales Marseillan. 17. Délibérations du Conseil municipal, 16/11/1946, Archives municipales Agde, 1 D 41. 18. Appelé souvent cabanes, cabanons, paillotes, chalets ; baraques, voire baraquettes, devenant un terme générique. Le phénomène existe encore en quelques endroits. 19. Bulletin municipal de la ville d’Agde, op. cit. 20. Délibérations du conseil municipal, Archives municipales (AM) Agde, 1 D 42. 21. Georges Cazes, Robert Lanquar et Yves Raynouard, L’aménagement touristique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1982, p. 73. 22. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 35-61. 23. L’Agathois, 10/02/1962 et 13/07/1962, hebdomadaire, AM Agde. 24. Au Cap d’Agde. 25. Délibérations du Conseil municipal, AM Agde, 1 D 45. 26. Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale. 27. L’opération avait été initiée par les Conseils généraux dès 1958 avec des moyens limités. 28. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 254. D’après lui, 68 communes littorales ont été aidées. Valras, dont le maire communiste Emile Turco devait refaire le réseau d’assainissement détruit par les Allemands, fut la première. 29. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 41. 30. Il n’existe pas de Conseil régional avant 1972. 31. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 52. 32. Délibérations du Conseil municipal, AM Agde, 1 D 45. 33. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 110. 34. Soliva Pierre, « 1962-1971 ; Levée de pavois dans l’Agathois », Les cahiers du Grhista, no 4, Le Cap d’Agde et son histoire, 2012, p. 133-148. 35. Op. cit., AM Agde. 36. Ce jour-là est celui de l’installation de la Mission suivie à Montpellier, de la première réunion de tous les élus et fonctionnaires de la région. 37. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 45. Les cinq maires concernés, comme la grande majorité des conseillers généraux, appartiennent à la SFIO ou sont « divers gauche ». 38. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 30. 39. Délibérations du Conseil municipal, 1 D 45, 21 octobre 1963, AM Agde. 40. « L’aménagement de la côte du Languedoc-Roussillon », www.ina.fr (consulté le 26 février 2016). 41. Michel Mayelle, Saint-Cyprien : de la plage au village, Saint-Cyprien, 2012. 42. Délibérations du Conseil municipal, commune de Mauguio, 1960-1975, AM Mauguio.

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43. Il avait 78 ans. D’après son petit-fils il était très marqué par le climat social tendu régnant. Un de ses colistiers qui faisait campagne avec le slogan « Ni spoliation, ni expropriation » lui a ravi le siège de conseiller général en 1964. 44. Témoignage oral de Jean Bacci, premier adjoint au maire, recueilli le 14 mai 2011. 45. Tract électoral, Archives départementales Hérault, 1103W258. 46. Témoignage de Jean Bacci déjà cité. 47. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 123. 48. Camping, rapports, notes, correspondance, op. cit., Arch dép Hérault, 1007 W 323/931W978. 49. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 160-161. 50. Ibid., p. 156. 51. Ibid., p. 101. 52. Compte-rendu du Conseil municipal, AM Agde, 1 D 47. 53. Archives privées Jean Bacci, Procès verbal du conseil d’administration de la SEBLI, 6 avril 1966 et lettre de la direction générale des impôts, 6 décembre 1967. 54. Ibid. 55. Pierre Soliva, « 1962-1971 ; Levée de pavois dans l’Agathois », art. cit. 56. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 61. 57. Ici aussi, comme à Agde, les oppositions à l’expropriation de « baraquettes » furent virulentes. Jean Sagnes, « L’aménagement touristique de la côte du golfe du Lion », art. cit., p. 40-42. 58. Bulletin municipal agathois, AM Agde, numéro 3, 1970. 59. Témoignage cité. 60. Déclaration à la délégation héraultaise du RPF lors d’un voyage à Carcassonne en février 1950 citée par Philippe Secondy, « René Couveinhes : la stratégie de la discrétion », Pôle Sud, no 2, Le Midi du politique, 1995, p. 121-135. 61. Stéphane Marmonnier, « Le gaullisme héraultais de 1945 à 1974 », dans Cyril Gispert et Fabien Nicolas (dir.), Partis et cultures politiques en Languedoc au XXe siècle. Sociologie du phénomène partisan méridional, Nîmes, Lacour, 2008 ; Hélène Chaubin, « Le gaullisme dans le camp politique héraultais, 1957-69 », Arkhia, revue d’histoire, nos 7-8-9, Gaullisme et antigaullisme dans le Sud-Ouest (France), 2002. 62. À l’exception notable de Pierrick Lapeyre. Pierre Racine, Mission impossible…, op. cit., p. 61.

RÉSUMÉS

Au début des années 1960, le gouvernement français décide de l’aménagement touristique de l’ensemble du littoral méditerranéen du golfe du Lion, polarisé sur quelques grandes stations créées ex-nihilo. L’entreprise est confiée à une mission interministérielle, la « Mission Racine » du nom de son président. Cette étude se concentre sur les premières années où les maires des communes concernées qui avaient été souvent les acteurs du développement d’un tourisme populaire balnéaire sur leurs côtes, risquaient de devenir simples spectateurs d’un gigantesque dispositif national. Pourtant, malgré leur faible pouvoir et bien que de gauche, ils adhérèrent tous, plus ou moins facilement, au projet initié par le pouvoir gaulliste, l’influençant parfois sur le terrain et profitant surtout des moyens importants dont disposait la Mission pour améliorer les infrastructures de leur bourg.

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In the early 1960s, the French government decided to develop tourism along the whole Mediterranean coast of the Gulf of Lion, concentrating their efforts on a few large seaside resorts that were built ex-nihilo. The project was handed over by the government to a cross-department unit called “Mission Racine” after the name of its president. This study focuses on the early years of the project, when local mayors who had often been actively involved in the development of mass seaside tourism on their coasts were about to become mere spectators of a gigantic national programme. Despite their weak power and left-wing political leanings, they all supported more or less enthusiastically the project initiated by de Gaulle’s government, sometimes influencing it on the ground. They also took advantage of the considerable resources deployed by Mission Racine to improve their villages’ infrastructures.

INDEX

Keywords : Languedoc-Roussillon, gulf of Lion, 1960s, tourist development, seaside resorts, mayors, De Gaulle, mission racine Mots-clés : Languedoc-Roussillon, golfe du Lion, années 1960, aménagement touristique, stations balnéaires, maires, gaullisme, mission racine

AUTEUR

CHRISTINE DELPOUS-DARNIGE Professeure agrégée d’histoire, collaboratrice de diverses revues locales languedociennes dont les cahiers du GRHISTA (groupe de recherche en histoire des territoires de l’Agadès) qui ont publié « Les élus entre adhésion et oppositions » dans Le Cap d’Agde et son histoire, actes du colloque du grhista, sous la direction de J. Sagnes, 2012 ; « Bataille autour d’un pont » dans Les hommes et l’eau, actes du colloque du grhista, sous la direction de J. Sagnes, 2013.

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Les spécificités des maires du pourtour méditerranéen français

Michel Koebel

1 Les près de 37 000 maires de France ne se ressemblent évidemment pas tous. Il paraît même évident de penser que briguer un tel mandat municipal relève d’un choix personnel, de rencontres dues au hasard, parfois de tout un parcours de vie, et souvent d’une incitation de proches qui sentaient qu’une personne était « faite » pour diriger une commune. Il est certain que, plus on se rapproche d’un édile et que l’on essaie d’analyser sa trajectoire, plus on a tendance à voir dans celle-ci un cas tout à fait particulier, différent de tous les autres. C’est d’ailleurs le plus souvent ainsi que les maires se présentent quand on leur demande comment ils en sont arrivés là1. Et, en effet, qui aurait l’idée de dire qu’il ressemble à beaucoup d’autres, qu’il ne se distingue pas des autres, et en particulier quand il s’agit d’un élu qui a dû organiser une campagne électorale pour briguer ou conserver ce poste, qui a dû affronter d’autres candidats et donc se distinguer d’eux, ou au moins donner une image de lui-même qui le distinguait du commun des citoyens et justifierait pourquoi lui et pas un autre serait capable de diriger la commune ?

2 À trop se rapprocher des individus, on risque pourtant de se perdre dans les détails – tout à fait intéressants par ailleurs et qui contribuent à connaître et à expliquer les trajectoires –, et d’oublier qu’il peut exister des ressemblances, peut-être des invariants, des logiques sociales d’accès à certaines fonctions et, au final, pour ce qui nous intéresse ici, qu’on ne devient pas maire par hasard.

3 Pour cela, comme l’expliquait déjà Émile Durkheim dès la fin du XIXe siècle2, il faut prendre du recul, et parfois recourir aux statistiques – quand c’est possible –, afin de voir des logiques collectives là où le sens commun veut croire en des logiques individuelles. C’est le prix à payer pour essayer de comprendre ce dont un individu n’a pas forcément conscience, et, dans le cas qui nous occupe, peut même aller à l’encontre de ses croyances – être « unique » – et peut même devenir gênant dans la mesure où ce qu’il croyait devoir à un mérite personnel peut parfois se résumer en un effet social auquel il n’a contribué lui-même qu’à la marge.

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4 Les caractéristiques des acteurs évoluant dans le champ politique national, les logiques d’accès à celui-ci ainsi que ses fondements ont déjà été largement décrits et analysés3. Les logiques spécifiques de l’espace politique local – qui en feraient un champ à part entière – restent toujours à découvrir4 : les logiques locales sont très proches de celles qui prévalent pour le champ politique national, même si le filtrage social peut-être considéré comme moins puissant5.

5 Les variations régionales restent quant à elles encore peu explorées. Des études territorialisées ont certes été réalisées – souvent dans le cadre de thèses où le choix de concentration de l’analyse sur un territoire est lié aux multiples contraintes qui pèsent sur les doctorants –, mais la caractérisation des données recueillies souffrait souvent des difficultés à les comparer, puisque les données nationales sont longtemps restées inexistantes ou parcellaires. Une étude comparative a permis de constater de fortes variations des caractéristiques de maires selon les régions, sans vraiment trouver de logiques explicatives6.

6 La sollicitation d’un groupe de chercheurs s’intéressant à l’identité et la culture en Méditerranée et plus particulièrement aux élites politiques françaises de ces régions7 ont été suffisamment stimulantes pour tenter, dans cet article, de mettre à profit les connaissances déjà accumulées sur les élus locaux en France pour s’interroger sur les spécificités éventuelles des maires du pourtour méditerranéen français en ce début du XXIe siècle. La richesse des données disponibles est, quant à elle, récente, ce qui a pour conséquence directe de rendre difficile une comparaison dans le temps afin de percevoir de possibles évolutions. C’est pourquoi la présente étude propose une vision synchronique avec quelques propositions d’explication sociologique.

Données disponibles et choix méthodologiques

7 Les données sur lesquelles se fonde la présente analyse correspondent à la mandature 2008-2014, et plus précisément celles du RNE (Répertoire national des élus) mis à jour par les services du ministère de l’Intérieur au début de l’année 20108.

8 L’une des raisons du choix de la mandature municipale ayant débuté en 2008 correspond à la disponibilité inédite de certaines données : c’est pour la première fois en effet que les données collectées par le ministère de l’Intérieur comportent – en plus des autres caractéristiques habituellement disponibles – des éléments sur l’appartenance politique de tous les élus locaux français des communes de plus de 3 500 habitants, avec, en plus, la disparition de la modalité « sans étiquette » dans les possibilités de choix (cette valeur refuge était très fréquemment choisie par les maires des petites communes). De plus, les données comportent des éléments précis sur la place des élus dans la hiérarchie des postes au sein des municipalités (le rang des adjoints principalement), ce qui permet de mieux mettre en perspective les caractéristiques des maires.

9 Une première précaution méthodologique a consisté à tenir compte des logiques sociales qui avaient déjà été repérées chez les élus des communes françaises dans de précédents travaux (déjà cités plus haut), afin de garder une certaine vigilance dans les interprétations.

10 La seconde précaution est liée à l’objet même de cette analyse : qu’est-ce que le pourtour méditerranéen ? Et quelles communes cela représente-t-il ? Plutôt que de

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nous lancer dans de dangereux calculs de distance à la côte (Montpellier, par exemple, peut-elle être considérée comme faisant partie des villes à prendre en compte alors que sa frontière administrative ne touche par la mer ?), nous sommes très vite revenu à notre questionnement de départ, à savoir cette caractérisation de profil, qui ne peut se concevoir que dans une perspective comparative, et qui devait aussi tenir compte de l’accessibilité aux données. Aussi, nous avons créé une variable liée d’une part aux entités administratives disponibles (communes, et départements) et d’autre part à l’existence d’une frontière territoriale touchant la mer Méditerranée. Nous avons ainsi obtenu quatre types de communes qui caractérisent un degré de proximité décroissant avec cette mer : les communes du LM (littoral méditerranéen), c’est-à-dire dont une partie de la frontière administrative touche la mer Méditerranée ; les autres communes d’un département du LM (c’est-à-dire les départements dont une partie au moins des frontières touche la mer) ; les communes d’un département qui touche l’un des départements du LM (avec une exception : j’y ai ajouté la Drôme, très proche de cette définition) ; et enfin toutes les autres communes de France, c’est-à-dire les plus éloignées du LM.

Carte 1 9. La construction de quatre catégories de communes selon l’éloignement du littoral méditerranéen (LM)

11 Cette variable, que nous avons nommée « Proximité du littoral méditerranéen », correspond donc essentiellement à un coefficient d’éloignement géographique progressif de ce littoral, qui va être croisée avec toutes les autres données disponibles. La première catégorie (qui sera désignée dans l’ensemble des graphiques suivants : « ProxLM+++ ») rassemble 184 communes, la seconde (« ProxLM++ ») 1 942, la troisième (« ProxLM+ ») 2 743 et la dernière (« ProxLM– ») 30 943, sur les 35 822 communes de l’échantillon disponible dans le RNE en 2010 (cf. Carte 1).

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12 Cette construction de variable reste bien entendu le résultat d’un compromis. En effet, la notion de « proximité » à la mer Méditerranée, lorsqu’il est question de culture et d’identité, ne peut se résumer à une distance géographique. Il aurait été peut-être plus judicieux de prendre en compte la distance sous forme de durée de déplacement, ce qui aurait nécessité de prendre en compte les différents types de voies de communication. Il aurait fallu alors y ajouter aussi les notions de bassin de vie ou de zones d’attractivité, et prendre en compte également des données historiques sur les zones d’influence culturelle. Tout cela aurait sans doute apporté une certaine finesse d’analyse, mais aurait exagérément complexifié ce qui devait rester une première approche destinée à faire apparaître un certain nombre d’hypothèses de travail pour des travaux ultérieurs plus approfondis.

Graphique 1. Pourcentage, selon la taille, des communes situées loin du LM et sur ce littoral 10

13 Une donnée supplémentaire a été intégrée à l’analyse, afin de relativiser l’éventuel profil spécifique de ces maires : il s’agissait de les replacer dans leurs environnements spécifiques, à savoir la composition sociale de la population des départements concernés (cette donnée n’a pas pu être obtenue pour les 184 communes du littoral et ne sera donc analysée que pour les trois autres modalités de la variable construite).

14 Enfin, comme nous le verrons en détail dans le chapitre suivant, la taille de la commune est un élément incontournable pour comprendre les caractéristiques spécifiques des élus étudiés. En effet, les communes du LM ne sont pas représentatives de l’ensemble des communes françaises sur le plan de la taille (voir graphique 1) : les communes de plus de 2 500 habitants sont très largement surreprésentées, ce qui aurait pu poser un problème dans l’interprétation des résultats si cette réalité n’avait pas été prise en compte. La seule taille qui correspond aux moyennes nationales se situe entre 700 et 2 500 habitants, ce qui nous a conduit, dans la présentation ultérieure des résultats, à utiliser trois catégories de tailles, à partir de ces deux seuils : 700 et 2 500 habitants11.

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Logiques générales de différenciation des élus en France

15 Si l’on cherche à savoir si les maires français élus « en terre méditerranéenne » correspondent ou non à un profil spécifique, il faut connaître les caractéristiques générales des maires français et ce qui les fait varier.

16 Une première donnée fondamentale correspond à la taille des communes. Aucune analyse ne peut ignorer cette variation qui surpasse toutes les autres (cf. graphique 2), dans la mesure où s’accroît avec la taille de la commune l’enjeu politique, matériel et symbolique des positions de pouvoir briguées : les « heureux élus » obtiennent plus de pouvoir, plus d’indemnités, plus de reconnaissance sociale.

17 Toutes les autres variations semblent découler de cette première donnée : l’importance de la fonction et tous les bénéfices qui y sont associés rend la compétition plus rude et met sur les rangs des candidats déjà en quelque sorte présélectionnés par leurs compétences et leur notoriété, acquises d’abord dans leur famille d’origine, puis au cours de leur formation, leur expérience professionnelle, mais également lors de l’exercice de précédents mandats (dans le domaine politique et parfois syndical, voire associatif).

18 Les tâches que doivent accomplir les élus – et en particulier les maires – sont devenues de plus en plus complexes à mesure que la décentralisation s’est accentuée. Les compétences nécessaires pour les mener à bien sont de plus en plus nombreuses et concernent tous les aspects du parcours d’un maire, de la campagne électorale jusqu’à la gestion au quotidien de la mairie – de ses élus (de la majorité comme de l’opposition), de son personnel, de ses finances, de tous les partenariats à engager et des tutelles diverses à convaincre ou à mobiliser en vue d’obtenir de nouveaux moyens. Rien que la campagne électorale nécessite déjà de nombreuses compétences – d’autant plus pointues que la taille de la commune augmente – si l’on veut espérer remporter les élections – pour se faire élire ou réélire – : depuis la capacité à organiser une campagne électorale – avec toute la maîtrise des moyens de communication afférents, la mobilisation de soutiens, la gestion d’une équipe de campagne – qu’il faudra ultérieurement rétribuer d’une manière ou d’une autre, en passant par la capacité à obtenir l’investiture d’un parti politique – avec tout ce que cela demande en investissement préalable –, jusqu’à la maîtrise des nombreux domaines concernés par la gestion municipale, de manière à pouvoir être crédible lorsque l’on propose d’élaborer de nouveaux projets pour la commune, capacité à argumenter et à convaincre, avec des arguments tant sur le plan financier, juridique, administratif que politique, sans oublier les capacités à mobiliser une foule, en sachant parler en public, en gérant son apparence et en trouvant les mots pour gagner la confiance des électeurs. De ce point de vue, un maire, presque plus qu’un parlementaire ou qu’un conseiller régional ou général qui ont la possibilité de se spécialiser dans certaines questions, se voit contraint de maîtriser pratiquement tous les secteurs de la vie publique locale, de l’économique au social, de l’urbanisme à la gestion des ressources humaines, sans oublier les aspects juridiques dans chacun d’entre eux.

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Graphique 2. Catégorie socioprofessionnelle des maires selon la taille des communes 12

19 Toutes ces ressources ne s’acquièrent pas en un jour : ce n’est pas en décidant de briguer un mandat que l’on commence à tenter d’acquérir les compétences pour y parvenir (ou alors les chances d’y parvenir sont minces voire nulles, sauf si l’on croit à tort ne pas en disposer déjà). Dans l’immense majorité des cas, cela se passe bien en amont. L’intérêt pour la politique est déjà en germe dès l’enfance et l’influence du milieu familial conditionne déjà la simple possibilité d’envisager de s’engager dans cette voie13. De la même manière, ces compétences – mais également le sentiment de disposer des compétences nécessaires – sont fortement liées au type d’études poursuivies et au niveau d’études atteint, à la profession exercée par le candidat potentiel (qui peut, selon la profession exercée, lui conférer une expérience réutilisable dans le domaine de la gestion d’une collectivité). Elles dépendent également de son âge et de son sexe. Malgré la loi sur la parité et les transformations du profil des élus locaux qu’elle a provoquées, les hommes se sentent toujours plus autorisés que les femmes à faire de la politique et à en parler). Des effets comparables peuvent être observés en ce qui concerne l’âge : contrairement à bien d’autres domaines de la vie sociale – en particulier le domaine professionnel –, en politique – même dans les plus petites communes – on ne fait a priori pas confiance aux jeunes, et l’âge fonctionne comme l’équivalent d’un accumulateur presque automatique d’expérience, de sagesse, et, en définitive, de capacité à diriger une collectivité territoriale ou un pays (le jeune âge est souvent synonyme d’instabilité dans les représentations des électeurs, ce qui est le contraire de ce qu’ils souhaitent généralement, par peur du changement). Enfin, aux différentes professions est également associé un capital symbolique, lié à la position occupée par la profession dans la hiérarchie socioprofessionnelle – ce qui conditionne grandement la hiérarchie sociale – et les électeurs, en dehors de tout jugement objectif sur les compétences des candidats, auront tendance à les classer en fonction de leurs professions, de leur sexe, de leur âge14. Ce n’est pas un hasard si ces trois caractéristiques sont presque systématiquement présentes sur les listes présentées à leurs électeurs potentiels par les candidats durant la campagne : il s’agit d’une stratégie – pas toujours consciente d’ailleurs – de présentation de soi destinée à gagner la confiance des électeurs15.

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20 Ainsi, les chefs d’entreprises, professeurs, avocats et autres professions intellectuelles sont très avantagés – et leur forte surreprésentation dans les statistiques des maires en sont l’une des conséquences – : non seulement ces professions sont associées à des compétences développées au cours des études puis dans le cadre de l’exercice professionnel, mais, dans les représentations de nombre d’électeurs – surtout ceux qui n’ont pas atteint ce niveau dans la hiérarchie des professions –, elles confèrent à leurs représentants un capital symbolique qui va jouer comme capital de confiance chez les électeurs : on aura plus tendance à confier les clés d’une mairie à un chef d’entreprise ou un avocat qu’à un employé ou un ouvrier, quel que soit le niveau de compétence « réel » des personnes en question16.

21 Au final, on peut aisément affirmer que les postes les plus prestigieux au sein de l’espace politique local restent aux mains d’une élite sociale et politique locale, masculine et âgée, à peine transformée par les évolutions démographiques et les injonctions à la parité. Il faut évoquer dans ce domaine l’étude que j’ai réalisée sur les adjoints au maire de 79 villes moyennes françaises dont les résultats sont édifiants : lorsque l’injonction à la parité gagne la sphère de pouvoir la plus proche du poste le plus prisé – en l’occurrence, l’élection des adjoints –, la logique de la domination masculine trouve des voies détournées pour s’imposer en attribuant aux femmes jusqu’à 93 % des adjoints s’occupant de l’enfance, de la petite enfance et de la famille, pendant que les hommes s’attribuent plus de 70 % des postes consacrés aux finances et à l’urbanisme – les postes les plus prestigieux de l’exécutif, parce que placés le plus souvent dans les rangs les plus élevés17.

L’âge et le sexe des élus du littoral méditerranéen

22 Ayant toujours à l’esprit qu’un jeune âge, en politique, ne signifie en rien dynamisme et compétence, la constatation que les conseillers municipaux sont d’autant plus âgés que l’on se rapproche du LM – la moyenne d’âge passe de 49,6 à 52,7 ans – est plus à interpréter comme l’existence d’une barrière plus grande à franchir pour être élu. Le décalage n’est pas énorme, mais il est statistiquement significatif, et il est légèrement plus important dans les petites communes. Pour ce qui est des maires, l’écart se resserre – en passant de 56,9 à 58,4 ans (voir graphique 3) – mais tout en restant significatif statistiquement.

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Graphique 3. L’âge des maires selon la proximité à la Méditerranée 18

23 À ce stade de l’analyse, il serait tentant de se demander si l’âge moyen de la population des territoires étudiés ne serait pas à l’origine de cette différence d’âge des élus. En effet, les statistiques de l’INSEE ont depuis longtemps révélé que les régions du sud de la France rassemblaient une proportion de retraités et de personnes âgées plus importante qu’ailleurs en France, et que cela peut faire varier significativement les moyennes d’âge. En effet, dans les deux régions du sud de la France et en Corse, les plus de 60 ans représentaient en 2010 plus de 26 % de leur population, alors que la moyenne en France métropolitaine se situait à 22,8 %, et l’âge moyen passait de 38,7 à 40,6 ans. Il faut noter que chiffres élevés pour le Sud ne sont pas une spécificité de ces régions. On retrouve en partie ces écarts de moyennes d’âge quand on les applique à la population des départements que nous avons regroupés dans notre variable construite, à mesure que l’on se rapproche du LM : la moyenne nationale se situe à 39,5 ans, les départements intermédiaires (ProxLM+) à 40,0 ans et les départements touchant la Méditerranée (ProxLM++) à 40,7 ans.

24 Mais une telle comparaison supposerait d’admettre qu’une variation de caractéristique de la population serait déterminante pour sa représentation parmi les élus : pourquoi l’âge moyen de la population devrait-il influencer celui des élus ? Toutes nos recherches, résultats et analyses jusqu’à présent ont montré que les élus – et les maires plus encore que les conseillers municipaux ordinaires et que les adjoints – ne sont pas représentatifs de la population qu’ils sont censés représenter (d’où toute l’ambiguïté de l’expression « démocratie représentative » et notamment une partie de l’argumentaire qui a conduit à l’adoption de la loi sur la parité). Il suffit de se pencher sur la représentation des femmes à la fonction de premier magistrat, puisque leur représentation dans la population est sensiblement identique selon les régions. L’écart entre les régions du Sud et la moyenne nationale n’est que de 0,2 % en 2010, alors que les taux de féminisation des maires passe presque du simple au double (de 7,6 % à 14,3 %, cf. Graphique 4), ce qui montre, au moins pour le sexe, une déconnexion complète entre population représentée et représentants.

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Graphique 4. Taux de féminisation des maires selon la proximité à la Méditerranée

25 Pour ce qui concerne le reste du conseil municipal, on observe paradoxalement l’effet inverse : plus on s’approche de la mer, plus les conseils municipaux sont féminisés. Cela aurait de quoi étonner si nous n’avions pas pris la précaution de signaler plus haut que les communes du LM ne sont pas représentatives de la moyenne française, avec une forte surreprésentation des plus grandes communes. Or la loi sur la parité ne s’applique qu’au-dessus de 3 500 habitants. C’est ce qui explique ce paradoxe. En ne prenant en compte que les communes les plus petites (moins de 2 500 habitants), on constate que là aussi on retrouve significativement moins de femmes dans les conseils municipaux des communes du littoral (27,6 % contre 31,5 % pour les communes les plus éloignées).

26 Ce n’est que dans les communes de plus de 2 500 habitants que les taux remontent et se rapprochent un peu plus de la parité. Si l’on ne retient que les communes où la loi sur la parité s’applique (au-delà de 3 500 habitants), on parvient à une moyenne de 48 % de femmes dans les conseils municipaux. Pas 50 %, parce que les cas où les listes – aussi bien des vainqueurs que des vaincus – commencent par un homme sont bien plus nombreux que le contraire, ce qui mécaniquement produit cette impossibilité pour les femmes d’atteindre ou de dépasser les 50 % de conseillers. Cependant, quelle que soit la proximité de la Méditerranée, les taux ne s’éloignent du chiffre moyen que de manière infime.

27 Ces résultats – plus on se rapproche de la Méditerranée, plus il est difficile pour les femmes et les jeunes d’accéder à la fonction de maire – ne doivent pas faire oublier que les taux de féminisation des fonctions et l’âge moyen auquel on peut espérer y accéder varient – cette fois fortement – en fonction de leur position dans la hiérarchie municipale, et ce, partout en France : les maires sont en effet beaucoup plus âgés que la moyenne des conseillers municipaux (plus de sept ans d’écart), et les taux de

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féminisation passe de 14,6 % chez les maires à 24,0 % chez le 1er adjoint, 34,7 % chez les autres adjoints et 38 % chez les autres membres du conseil municipal.

La catégorie socioprofessionnelle des élus

28 De toutes les caractéristiques que les données disponibles ont permis l’étude, la catégorie socioprofessionnelle est celle qui apparaît la plus discriminante au regard de ce qui nous préoccupe : le portrait des élus méditerranéens. Quelle que soit la manière dont on se saisit de la question – que ce soit par la taille des communes ou par le poste occupé dans la hiérarchie des élus – on parvient toujours au même résultat : plus on se rapproche du LM, plus augmente la sélectivité sociale, que l’on peut interpréter comme un filtrage social dans l’accès à la position d’élu.

29 On voit nettement (cf. graphique 5) que les ouvriers – déjà très faiblement représentés – disparaissent à mesure que l’on se rapproche du LM ; les taux des employés et même des professions intermédiaires ont eux aussi tendance à baisser, comme celui des agriculteurs ; tandis que le taux de représentation des CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures) expose littéralement, ainsi que celui des Art/ Comm/ChE (artisans, commerçants et chefs d’entreprises), mais dans une moindre mesure.

30 Si l’on prend en compte la taille de la population, on s’aperçoit que, quelle que soit la taille, la logique de filtrage social progressif à mesure que l’on se rapproche du LM reste identique, même si les proportions varient : plus la taille de la commune augmente, plus le filtrage est puissant et laisse les agriculteurs exploitants et les ouvriers surtout – les Art/Comm/ChE dans une moindre mesure – hors des conseils municipaux, au profit surtout des CPIS, puis des professions intermédiaires. Si les employés semblent se maintenir, c’est du fait de l’obligation de la parité dans les communes urbaines, phénomène relativement récent donc qui a pour ainsi dire légèrement diversifié la composition sociale des conseils municipaux.

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Graphique 5. Catégorie socioprofessionnelle (6 postes 19) des conseillers municipaux selon la proximité à la Méditerranée

31 Mais cette diversification sociale est toute relative, puisqu’elle ne concerne que très peu les maires (et uniquement dans les plus petites communes), chez lesquels la domination sociale des CPIS est impressionnante, et ce d’autant plus que l’on se rapproche du LM (voir graphique 6).

32 Nous ne reprendrons pas les mêmes explications déjà évoquées plus haut à propos de l’âge et du sexe pour savoir si ces sous- ou surreprésentations ne correspondraient pas à des effets équivalents dans la population de ces territoires. Nous avons néanmoins réalisé une comparaison (voir graphique 7) nous permettant de constater qu’il est effectivement là aussi impossible de trouver une corrélation quelconque : on ne peut ainsi pas attribuer la sélectivité parmi les élus à la plus grande présence de telle ou telle catégorie dans la population. On trouve même un peu moins de CPIS dans la population des départements touchant LM par rapport aux autres départements qui en sont plus éloignés (alors que pour les élus, la tendance est inverse). La lecture du graphique peut donner l’impression que d’autres catégories (ouvriers, agriculteurs) possèdent la même structure entre population et élus, mais il ne s’agit que d’un effet visuel : les variations ne se font pas du tout dans les mêmes proportions. Dans le cas des ouvriers par exemple, on a deux à trois fois moins d’ouvriers chez les élus, alors que dans la population, la variation n’est que d’un sixième. Le graphique pour les seuls maires – non reproduit ici – ne diffère guère de celui pour l’ensemble des conseillers municipaux ; elle accentue un peu les tendances indiquées ci-dessus (notamment pour ce qui concerne les élus CPIS des départements du LM). Dans les plus grandes communes (plus de 2 500 habitants), on constate aussi que les maires agriculteurs exploitants sont d’autant plus représentés que l’on se rapproche de la Méditerranée, alors qu’ils se raréfient dans la population dans les départements du LM.

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Graphique 6. Catégorie socioprofessionnelle (6 postes 20) des maires selon la proximité à la Méditerranée

Graphique 7. Les catégories socioprofessionnelles des élus comparées à celles de la population selon la proximité au LM 21

La tendance politique des élus

33 L’obligation faite aux élus de déclarer leur sensibilité politique (sans la possibilité de choisir l’option « sans étiquette ») ne s’est appliquée que depuis les élections de 2008 et que pour les communes de plus de 3 500 habitants. Ainsi, quand on analyse la tendance

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politique de tous les conseillers municipaux, une grande partie d’entre eux sont classés dans les « non concernés » (voir graphique 8).

Graphique 8. La tendance politique des élus selon la taille des communes et la proximité du LM

34 On voit néanmoins une première tendance : parmi les élus pour lesquels la sensibilité politique est connue ou déclarée, ceux des communes situées sur le LM semblent à première vue bien plus « encartés » que les autres, c’est-à-dire repérés comme faisant partie d’une formation politique précise. Cependant, nos précédentes études ont montré qu’il existe deux effets qui se conjuguent en la matière : les taux d’appartenance à des formations politiques croissent avec la position dans la hiérarchie municipale, mais également avec la taille de la commune. De plus, la fiabilité des informations recueillies par les préfectures au moment de la candidature se concentrent surtout sur les maires – quand l’élu ne déclare pas spontanément son appartenance, ce sont les services préfectoraux qui le font pour lui, et parfois à son insu – et pas forcément sur le reste du conseil municipal. Pour tenir compte de ces deux effets, nous ne retiendrons dans cette dernière analyse que les maires, en les différenciant selon la taille de la commune (et en utilisant pour cela le seuil de 700 et 2 500 habitants pour tenir compte aussi du fait que notre échantillon n’est pas représentatif en fonction de la taille des communes), et en ne prenant en compte que les maires ayant déclaré une appartenance à un parti (quelle que soit sa position sur l’échiquier politique) ou ayant été repérés comme tel par les services préfectoraux. On voit alors nettement (voir Graphique 9) que, quelle que soit la taille, le taux de maires « encartés » s’élève assez régulièrement – et significativement sur le plan statistique – avec la proximité du LM22. Quand on prend en compte l’appartenance à des partis de gauche ou de droite, la situation apparaît alors plus contrastée : l’effet de proximité constaté est particulièrement marqué chez les élus classés dans des partis de droite ou d’extrême droite.

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Graphique 9. Taux de maires « encartés » selon la taille des communes et la proximité du LM

Synthèse et hypothèses explicatives

35 Au terme de cette analyse des caractéristiques des élus des communes françaises selon leur proximité avec la Méditerranée, un constat général peut être fait : plus on se rapproche du LM, plus les élus locaux – et plus particulièrement les maires – font partie d’une élite sociale et politique locale, âgée et masculine. Cette plus forte sélectivité sociale ne peut être attribuée à une configuration particulière de la population de ces territoires, qui aurait pu être conçue comme un vivier de citoyens éligibles, du fait notamment de la déconnexion – en termes de représentativité –, depuis longtemps attestée, entre les représentants et les représentés.

36 L’effet constaté ressemble en tout point à celui qui différencie les caractéristiques des élus en fonction de la taille des communes et en fonction de la position du poste dans la hiérarchie municipale. Or ces deux types de hiérarchies sont en rapport direct avec l’étendue du pouvoir détenu par les élus correspondants. Le législateur a même traduit en gradation de l’indemnité versée aux élus ces deux données, mais il ne faut surtout pas croire que les seules indemnités associées à des postes et des fonctions au sein des municipalités soient les principaux moteurs de leur attrait. Le premier avantage qu’un maire – ou un adjoint, dans une moindre mesure – acquiert à travers le poste qu’il occupe est d’ordre symbolique : c’est le pouvoir – même s’il est limité dans de nombreux aspects – d’imposer sa manière de concevoir l’avenir de la commune, dans ses grandes lignes mais également dans ses moindres détails ; c’est le pouvoir, dans cette perspective, d’avoir à sa disposition diverses ressources, en personnel municipal (plus ou moins obéissant), en moyens financiers (dont l’importance dépend aussi de l’étendue des réseaux extra-municipaux dont dispose l’élu), en possibilité de maîtrise

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(relative) de la communication – au moins municipale –, etc. Occuper le poste de premier magistrat – et, dans une moindre mesure, d’adjoint au maire –, c’est aussi avoir la possibilité de nommer des collaborateurs en fonction de ses propres critères de choix, comme, le cas échéant, les membres de son cabinet, mais également certains directeurs de services – ceux qui occupent des postes dits « fonctionnels », c’est-à-dire révocables, même sur des critères politiques –, mais également tout autre poste de fonctionnaire sur contrat – sans passer par les concours de la fonction publique – ; c’est aussi avoir la possibilité de maîtriser certains aspects de l’administration locale qui peuvent donner de petits ou gros avantages matériels à certains administrés plutôt qu’à d’autres, et ainsi « rémunérer » de bons et loyaux services passés (par exemple, pendant la campagne électorale) : « petite adaptation d’un plan local d’urbanisme (qui peut rapporter gros à des propriétaires fonciers de terrains non constructibles par exemple) ; allègements fiscaux à des chefs d’entreprise ; subventions diverses ; logements peu onéreux ; places en crèche ; [ou] autres passe-droits divers et variés, souvent à la limite de la légalité »23.

37 La question qui se pose dès lors est de comprendre ce qui rend les postes d’élus plus attractifs et plus prisés à mesure que l’on se rapproche du LM ?

38 Une première réponse est liée à l’attractivité des territoires situés au sud de la France, du fait des conditions météorologiques24 – considérées comme plus favorables dans les représentations communes, à grand renfort de messages publicitaires – et de la présence de la mer avec toutes les activités touristiques et sportives qui peuvent y être associées, et que l’on peut constater autant par les migrations estivales et l’afflux de touristes que par l’attractivité migratoire de ces régions, notamment de retraités. Les analyses d’attractivité territoriale de l’Insee montrent d’ailleurs que « le cumul du tourisme et de l’installation des retraités demeure […] une spécificité du littoral »25, alors que l’attractivité touristique concerne aussi beaucoup les régions montagneuses (voir cartes 2 et 3). La migration des populations à l’intérieur du pays confirme l’attractivité de ces territoires en dehors du simple tourisme (voir carte 4). Même si les départements du LM ne sont pas les seuls à attirer de nouvelles populations en France, les trois régions touchant le LM sont parmi les mieux placées, y compris dans les projections réalisées par l’Insee à l’horizon 2040 (en tête pour le Languedoc-Roussillon, en première partie de tableau pour les régions Corse et Provence-Alpes-Côte d’Azur)26.

39 Ces réalités climatiques, interprétées comme pouvant signifier un mieux-être – provisoire ou permanent –, ont des effets d’attractivité en provoquant des migrations mais ayant des conséquences économiques indéniables (notamment par la présence de nombreux touristes), ce qui pourrait en partie expliquer une plus grande attractivité des postes d’élus dans ces territoires : les personnes s’engageant dans la conquête du pouvoir local pourraient penser – à tort ou à raison – qu’il y a plus à y gagner qu’ailleurs en termes de pouvoir et de profits matériels ou symboliques associés. Le prestige des fonctions municipales (plus que départementales d’ailleurs) ont été attestées sur le littoral corse par les travaux de Jean-Louis Briquet27.

40 Mais, au-delà de l’attractivité des postes eux-mêmes, il existe peut-être dans ces régions une utilisation plus active qu’ailleurs des positions occupées et des ressources qu’elles procurent, décrites plus haut.

41 Quand on essaie d’explorer le côté illégal des avantages que tentent de s’octroyer les élus locaux, on se heurte à plusieurs obstacles : les Chambres régionales des comptes éprouvent des difficultés à entrer dans le détail de la gestion des collectivités faute de

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moyens28 ; la plupart des manquements observés sont classés sans suite ; enfin, il est très difficile d’obtenir des détails sur les condamnations effectives des élus. Dans son rapport 2013 adressé au ministère de la Justice, le Service central de prévention de la corruption a réalisé une étude spécifique sur la prévention de la corruption dans les collectivités territoriales. Il pointe néanmoins – après de multiples précautions méthodologiques – la hausse importante et régulière du nombre d’élus locaux mis en cause dans des affaires en France au cours des vingt dernières années, passant de 515 pour la mandature 1995-2001 à 721 pour la mandature 2008-2014 (alors même qu’elle n’était pas encore achevée)29. Il ne contient aucun détail sur l’origine géographique des élus, mais cite un rapport publié en ligne par une organisation non gouvernementale – Transparency international – spécialisée dans la lutte contre la corruption : dans une comparaison internationale, les données concernant la France (datant de décembre 2014) – où les condamnés sont très majoritairement des élus locaux – sont classées par départements et régions30, ce qui nous a permis de comparer les départements du littoral méditerranéen avec la moyenne française, et de constater ainsi qu’ils sont deux fois plus touchés par la corruption que la moyenne ; en pondérant ces chiffres selon le nombre d’élus locaux que comporte chaque département, les départements du LM apparaissent alors comme trois à quatre fois plus corrompus que la moyenne nationale. S’agirait-il d’un trait culturel des « Méditerranéens », d’une certaine défiance vis-à-vis des règles imposées par l’État central ? Sans doute pas seulement, puisque l’un des départements les plus touchés n’est autre que Paris.

42 On peut néanmoins se demander si le fonctionnement peu démocratique des collectivités territoriales françaises – et notamment le fait que le pouvoir soit concentré sur le maire et sa garde rapprochée – ne sont pas pour quelque chose dans le développement d’un système de profits personnels – qu’ils soient illégaux ou à la limite de la légalité – dans le secret des bureaux des édiles. De ce point de vue, le récent abaissement à 1 000 habitants du seuil à partir duquel s’impose le scrutin de liste ne fera que développer cette absence de collégialité au sein des conseils municipaux, et reléguant les conseillers « ordinaires » – et même une partie des adjoints, et en particulier les femmes, rentrées massivement dans les exécutifs locaux à la faveur de l’application là aussi de la loi sur la parité – dont des rôles de figurants, entre une opposition rendue stérile par les règles de scrutin (qui la rendent ultra minoritaire) et une majorité, silencieuse parce que inféodée au maire depuis le moment où elle a accepté de faire partie de sa liste. La montée en puissance de l’intercommunalité n’ira pas non plus dans le sens d’une démocratisation de l’accès à des postes permettant de participer un tant soit au destin de l’espace politique local, tant le pouvoir y reste concentré au sein de l’exécutif.

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Cartes 2 et 3. Taux d’arrivée des retraités en 2008 (%) et part de l’emploi salarié dédié au tourisme en 2007 (%) 31

Carte 4. Migrations interdépartementales de la population totale (migrations résidentielles sur 5 ans) 32

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NOTES

1. Michel Koebel, Le recours à la jeunesse dans l’espace politique local. Les conseils de jeunes en Alsace, thèse de doctorat en sciences sociales sous la direction de Bernard Michon, Université des sciences humaines de Strasbourg, 1997. 2. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 (1895). 3. Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Éditions du Seuil, 1978 ; id., « Les logiques du recrutement politique », Revue française de science politique, vol. 30, no 1, 1980, p. 5-45 ; Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Éléments pour une théorisation du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37, 1981, p. 3-24. ; id., « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984, p. 49-55. 4. Michel Koebel, « De l’existence d’un champ politique local », Pouvoirs et démocratie locale – Cahiers philosophiques, no 119, octobre 2009, p. 24-44. 5. Daniel Gaxie et Patrick Lehingue, Enjeux municipaux. La constitution des enjeux politiques dans une élection municipale, Paris, PUF, 1984 ; Michel Koebel, Le pouvoir local ou la démocratie improbable, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006 ; id., « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques, mis en ligne le 3 octobre 2012, URL : http:// www.metropolitiques.eu/Les-elus-municipaux-representent.html ; id., « Les hiérarchies du pouvoir local », Les enjeux des élections municipales – Savoir/Agir, no 25, septembre 2013, p. 31-37 ; id., « Le profil social des maires de France », Le Maire – Pouvoirs, no 148, janvier 2014, p. 123-138 ; id., « Dans l’ombre des maires. Le poids des hiérarchies dans le choix des adjoints des villes moyennes françaises », Métropolitiques, mis en ligne le 20 janvier 2014, URL : http:// www.metropolitiques.eu/Dans-l-ombre-des-maires.html. 6. Michel Koebel, « Le profil social des maires de France », art. cit., p. 133-135. Cette étude avait déjà permis de constater certaines spécificités de la Corse. 7. Projet ANR « Identités et cultures en Méditerranée. Les élites politiques de la Révolution française à la Ve République » (ICEM) coordonné par Jean-Paul Pellegrinetti (2012-2016). 8. Les données du RNE portent sur 97 % des communes, soit un peu moins de 500 000 conseillers municipaux, certaines communes n’ayant toujours pas transmis leurs données en 2010, soit deux ans après les élections municipales de 2008. Elles donnent accès à un nombre limité de variables, dont celle retenues pour cette enquête furent : la commune et sa taille (son département et sa région), la place de l’élu au sein de la hiérarchie municipale (maire, adjoint – et son rang –, conseiller municipal), son âge, son sexe, sa catégorie socioprofessionnelle et sa tendance politique. 9. Le fond de carte a été gratuitement mis à disposition par Daniel Dalet © histgeo.ac-aix- marseille.fr. 10. La taille des communes provient du fichier RNE 2010 (ministère de l’Intérieur), qui est la taille officielle retenue pour les élections de 2008. 11. Le cas de la Corse est encore plus spécifique, puisque seuls 16 % des communes y ont plus de 1 000 habitants, alors qu’elles représentent 42 % des communes dans les autres départements du LM. 12. Le choix a été fait de ne retenir que les 6 premiers postes des 8 catégories de l’INSEE, seules à même de refléter la hiérarchie sociale (notamment pour les quatre dernières). Ce graphique a été publié dans la revue Pouvoirs : Michel Koebel, « Le profil social des maires de France », art. cit., p. 126. 13. Annick Percheron et René Rémond (dir.), Âge et politique, Paris, Éditions Économica, 1991 ; Anne Muxel, L’expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.

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14. Pierre Bourdieu, « La représentation politique… », art. cit. 15. Le maire d’un village alsacien, ne voulant ni apparaître comme retraité – alors qu’il avait à peine plus de 50 ans – ni comme ancien fonctionnaire (il avait bénéficié à l’âge de 50 ans d’une préretraite de la fonction publique), s’est présenté sur sa liste comme « député suppléant » – ce qui n’a rien à voir avec un statut professionnel et qui correspond plus à un titre honorifique qu’à une fonction politique réelle –, alors que tous les autres candidats apparaissaient avec leur véritable profession. 16. Sur la question de la compétence des uns à juger des compétences des autres, un chapitre d’ouvrage est en cours de parution : Michel Koebel, « Le point aveugle de la notion de compétence », dans Solveig Fernagu Oudet et Christian Batal (dir.), Les compétences d’hier à demain : du management des compétences au management des « capabilités », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion. 17. Michel Koebel, « Dans l’ombre des maires… », art. cit. 18. Ce graphique, ainsi que tous ceux qui suivent, a été élaboré à partir d’un traitement secondaire du RNE 2010 (ministère de l’Intérieur) via le logiciel de traitement statistique « Question ». 19. Si je n’ai retenu que six des huit postes des catégories de l’INSEE, c’est que ces six catégories sont beaucoup plus représentatives – et surtout les quatre dernières – de la hiérarchie sociale. 20. Cf. note 19. 21. Les données complémentaires (par rapport à celles issues du RNE 2010) proviennent de l’INSEE (recensement de la population de 15 ans ou plus en 2010). Les données n’ont pas pu être obtenues pour les 185 communes du littoral, d’où l’absence de la modalité ProxLM+++ dans ce graphique. 22. On retrouve également cette tendance chez les adjoints au maire des communes de plus de 2 500 habitants, surtout dans les communes du bord de mer, que l’on peut repérer comme les plus touristiques. 23. Michel Koebel, « Les élections municipales sont-elles politiques ? Enjeux locaux, enjeux nationaux », Savoir/Agir, no 3, mars 2008, p. 103-108, p. 107. 24. Les territoires proches de la Méditerranée se distinguent nettement des autres territoires français du fait notamment de leurs températures les plus clémentes en hiver (caractéristique en partie partagée avec le reste du littoral), de la température durant la période estivale et du nombre d’heures d’ensoleillement par an. 25. Catherine Sourd, « L’attractivité économique des territoires. Attirer des emplois, mais pas seulement », Insee Première, no 1416, octobre 2012, p. 1. 26. Olivier Léon, « La population des régions en 2040. Les écarts de croissance démographique pourraient se resserrer », Insee Première, no 1326, décembre 2010. 27. Jean-Louis Briquet, La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997. 28. Graziella Riou Harchaoui et Philippe Pascot, Délits d’élus : 400 politiques aux prises avec la justice, Paris, Éditions Max Milo, 2014. 29. Service central de prévention de la corruption, La prévention de la corruption dans les collectivités territoriales, Paris, Direction de l’information légale et administrative, 2014, p. 78. 30. Voir : Transparency international. URL : http://www.visualiserlacorruption.fr/analysis [consulté le 9 août 2015]. 31. Source : Insee, recensement de la population 2008, DADS 2007 à 2009. Les cartes sont tirées de Catherine Sourd, « L’attractivité économique des territoires… », art. cit., p. 2. 32. Brigitte Bacaïni et David Levy, « Recensement de la population 2006. Les migrations entre départements : le Sud et l’Ouest toujours très attractifs », Insee Première, no 1248, juillet 2009, p. 1.

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RÉSUMÉS

L’analyse des caractéristiques des élus des communes françaises selon leur proximité de la Méditerranée à partir d’un traitement secondaire des données du Répertoire national des élus (2010) permet de constater que, plus on se rapproche du littoral méditerranéen, plus les élus locaux – et plus particulièrement les maires – font partie d’une élite sociale et politique locale, âgée et masculine. Cette difficulté supplémentaire pour se faire élire dans ces communes proches de la Méditerranée peut être attribuée à la plus grande attractivité des territoires correspondants et aux profits supplémentaires que les postes en question peuvent apporter à ceux qui parviennent à les occuper, et peut-être à une utilisation plus active qu’ailleurs des ressources – légales ou illégales – que leur position peut leur apporter.

The analysis of French town councillor’s characteristics in relation to their proximity to the Mediterranean sea –through the secondary treatment of data from the 2010 French National Directory of Representatives– shows that the closer you get to the Mediterranean coast, the more local councillors –especially mayors– are part of a social and local political elite, predominantly elderly and male. The difficulty in getting elected in cities close to the Mediterranean sea can be explained by these territories’ greater attractiveness, by the additional benefits that these positions can bring to those who manage to obtain them, and perhaps by a more active use than elsewhere of the resources –both legal and illegal– that such a position can bring.

INDEX

Mots-clés : élu local, maire, méditerranéen, attractivité, ressources, France Keywords : town councillor, mayor, mediterranean area, attractiveness, resources, France

AUTEUR

MICHEL KOEBEL Michel Koebel est maître de conférences à l’Université de Strasbourg, membre de l’unité de recherche « Sport et sciences sociales » (EA 1342) et membre associé de Sage (UMR 7363 : Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe). Spécialiste de l’espace politique local, il a publié aux Éditions du Croquant en 2006 Le pouvoir local ou la démocratie improbable, ainsi que plusieurs articles portant sur les caractéristiques des élus locaux français et sur les conséquences que peuvent avoir leur absence de représentativité sociale et les transformations des règles de scrutin sur le caractère peu démocratique de leurs pratiques et de leurs représentations.

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Le siècle révolté d'Albert Camus

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Camus multiple

Franca Bruera

1 Albert Camus, qui s’est défini un « homme riche de ses seuls doutes » à l’occasion de son discours pour le Prix Nobel en 1957, a continué à être au cœur des débats, des critiques au cours des célébrations du centenaire de sa naissance. Un centenaire controversé fêté en 2013, dont les manifestations en programme ont rencontré une certaine résistance et ont parfois eu du mal à se présenter comme des hommages officiels1. Albert Camus, provocateur de débats tant à son époque qu’au début du XXIe siècle : voilà donc l’image que l’écrivain va léguer à ses lecteurs du troisième millénaire. Les polémiques continuent en effet de se multiplier autour de lui qui ne cesse de diviser le public par ses œuvres et par son expérience de vie et d’homme au creuset de l’engagement et de la révolte. Un écrivain qui s’est détaché nettement du modèle sartrien du maître à penser au profit de l’image de l’antiphilosophe et de l’antipolitique par excellence ; un homme « im-politique » – comme l’a écrit Angelo D’Orsi dans le cadre de ce volume – qui n’a jamais renoncé à la morale et qui s’est posé inlassablement des questions en préférant la formule interrogative aux réponses idéologiques.

2 Camus est le prototype de l’homme en chemin. La confrontation et le dialogue sont les deux attitudes de son esprit dont il fait preuve dans ses textes et que son écriture traduit en expériences de recherche. Les structures fondamentales et immuables de l’être ainsi que ses expressions individuelles sont au cœur de son humanisme nouveau ; un humanisme qui place au centre de toute spéculation le retour aux valeurs éthiques et la dignité humaine. Tout au long de ce parcours, qui ne connaît ni de limites temporelles, ni de frontières géographiques, Camus a peu à peu construit autour de lui une image de plus en plus bariolée, sur laquelle les études du XXIe siècle semblent avoir tout particulièrement posé leur attention. À l’occasion du centenaire de sa naissance, les monographies qui lui ont été consacrées ont en effet proposé des parcours de recherche destinés à souligner la versatilité de l’auteur ; elles portent à la fois sur le rôle politico-culturel de son œuvre2, sur les « tentatives de captation idéologiques dont il est – encore aujourd’hui – l’enjeu »3, sur le rapport important qu’il entretient avec le monde contemporain4, sur son souci des autres5, sur ses points de convergence avec la littérature italienne6, sur sa géographie intime, culturelle et politique7 pour ne citer que

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quelques-uns des sujets qui ont témoigné de l’intérêt renouvelé de la critique pour l’œuvre d’Albert Camus.

3 Quel que soit le sujet approfondi, c’est sa weltanschauung intellectuelle que la critique contemporaine continue d’explorer et d’approfondir. Celui qui s’approche du romancier ne peut pas négliger le philosophe : « On ne pense que par images – écrit-il dans ses Carnets – Si tu veux être philosophe, écris des romans »8 ; et ceux qui abordent le journaliste ne peuvent pas se passer de son intense activité d’essayiste : c’est à Francis Ponge que Camus dit vouloir créer « l’information critique », c’est-à-dire une forme de journalisme critique qui prévoit le contrôle permanent des sources et des faits9. La liberté des tons camusiens est ce qui permet aux lecteurs de passer d’une œuvre à l’autre pour retrouver toujours ce même fil rouge de la lutte contre l’oppression et les injustices, contre la passion de la servitude qui caractérise le XXe siècle10 et qui est avec le mensonge le véritable « fléau » qui brise la communication et le dialogue11.

4 Ces prémisses nous permettent de placer les textes rassemblés dans ce volume sous l’égide d’une définition qui nous semble en résumer les intentions : celle d’un « Camus multiple » que la critique a cessé de vilipender et a finalement commencé à apprécier pour sa figure d’intellectuel en mesure de maîtriser une variété de domaines et pour sa capacité à se réinventer continuellement sans pour autant tomber dans la tentation de la superficialité. Cette nature « multiple » lui donne la possibilité de focaliser son attention sur une grande quantité de données et de problèmes de son actualité tout en gardant vis-à-vis de ceux-ci une certaine distance critique. Dans cette perspective de lecture, Albert Camus se fait une place dans l’histoire en tant que penseur indépendant de tout système idéologique normatif et, en même temps, en tant que voix solitaire, philosophe et « non philosophe sans le savoir »12, intellectuel, citoyen et intellectuel/ citoyen au même moment. C’est cette singularité, qui rend Albert Camus unique et multiple, mais qui a été pendant longtemps à l’origine des résistances de ses détracteurs ; une spécificité qui trouve en revanche dans sa voix polyphonique et polymorphe son point de force, ce qui ne rend pas facilement réductibles à un seul domaine ni l’auteur, ni son écriture.

5 Ce volume vise à restituer l’image d’un Camus « multiple » par sa position d’animateur inlassable de débats et de polémiques sur tous les terrains intellectuels et par sa facilité à se métamorphoser au cours du temps grâce à sa capacité de stimuler des approches innovantes et multidisciplinaires face à son œuvre : aujourd’hui, comme l’a écrit Jeanyves Guérin, « l’écrivain, le penseur et le citoyen sont inséparables » ; et tout au long de sa contribution dans ce volume, Guérin ne cesse de souligner l’unité et la cohérence de la pensée de Camus : le reporter, le romancier, l’homme politique, l’idéologue, toutes les différentes facettes de la pensée prismatique d’Albert Camus sont les projections d’une seule conscience morale et politique qui se fait jour dans ses œuvres et dans ses interventions sous forme de « parler juste », de « sens du dialogue », d’« absence de manichéisme », contre la pensée unique, c’est-à-dire contre toute forme d’obscurantisme aveugle.

6 Camus est présenté par Jeanyves Guérin comme un artiste « immergé dans l’histoire »13 et dont l’histoire a de plus en plus besoin, comme l’a écrit Alain Finkielkraut, pour se soustraire au privilège persistant de l’Histoire14. C’est dans cette perspective de lecture que se situe la contribution d’Angelo D’Orsi ; en observant les points de convergence entre Albert Camus et les intellectuels européens entre les années 1940 et 1950, il met

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en évidence la force vigoureuse du journalisme militant dans sa fonction de contrechamp à la propagande de guerre. D’Orsi tisse un lien entre deux différentes histoires, celle de la Grande Guerre et celle de la Drôle de guerre, à travers une réflexion sur le journalisme intégral d’Antonio Gramsci et le journalisme critique d’Albert Camus. L’activité journalistique de Gramsci, c’est-à-dire cette forme de combat militant, informatif et formatif que l’intellectuel turinois a théorisé lors de son incarcération dans les années 1920, et le journalisme critique de Camus – à travers lequel l’écrivain opère lui aussi, vingt ans après Gramsci environ, une forte Résistance intellectuelle – trouvent leur racine commune dans cette sorte de besoin d’engagement moral qui consiste à ne pas se servir des armes pour servir la liberté, mais à se servir de l’écriture et de la dimension militante de celle-ci, comme la publication de Combat en témoigne.

7 L’homme multiple exerce une fonction importante de boussole qui permet à tout un chacun de s’orienter en tout temps et dans tous les espaces. Olivier Salazar-Ferrer retrouve cette fonction dans la capacité d’Albert Camus de faire face à la tragédie du présent engendrée par les idéologies totalitaires par le biais de son opposition à toutes les fausses transcendances religieuses, idéologiques et morales. C’est alors l’immanence de la nature, et de la mer tout particulièrement, la même que l’on perçoit chez Paul Valéry, Jean Giono ou Colette, qui joue le rôle de boussole d’orientation. Fluctuat nec mergitur, semble nous dire Camus depuis les pages du Vent à Djémila, lorsqu’il renforce sa confiance dans les eaux primordiales en tant que lieu de naissance, de transformation et de renaissance, en tant que symbole de désappropriation et boussole, encore une fois, indispensable pour pratiquer une approche à l’existence à l’enseigne de la foi en l’essentiel : l’exigence camusienne de « Consentir au monde et en jouir – mais seulement dans le dénuement »15 émerge de façon très nette dans la contribution d’Olivier Salazar Ferrer qui ne manque pas d’en souligner le rapport étroit avec une idée de temporalité « immobilisée dans la jeunesse du monde » et inspirée par un ferme impératif d’immanence levé contre les idéologies de l’Histoire.

8 Albert Camus penseur, évoquant l’image monumentale sculptée par Auguste Rodin, quintessence de l’homme libre qui dialogue de par son esprit avec ceux du passé, du présent et de l’avenir est au cœur des contributions de Ramona Fotiade et Andrea Trabaccone. C’est tout particulièrement sur les rapports de proximité ou de divergence intellectuelle avec Léon Chestov, Fedor Dostoïevski et Benjamin Fondane que Ramona Fotiade travaille au cœur de ce volume. Chestov, ce philosophe russe émigré en France en 1922 qui représente un courant antirationaliste de la philosophie existentielle de l’entre-deux-guerres, est certainement pour Camus l’une des sources les plus fécondes de compréhension des œuvres de Nietzsche, de Dostoïevski, de Kierkegaard, de Kafka et, par conséquent, à l’origine de la thématisation de sujets de réflexion tels que l’immortalité de l’âme, la mort, le suicide, la révolte nihiliste que Fotiade a abordé tout au long de sa contribution.

9 Au cœur de l’article d’Andrea Trabaccone, c’est en revanche l’affinité élective entre Camus et Giuseppe Rensi qui est mise en relief, ce qui constitue un apport très original aux études camusiennes. Rensi, philosophe et polémiste très peu connu non seulement en Italie, mais aussi en France, est un intellectuel fermement engagé au cours des années 1930 : en 1937, il publie en Italie un essai intitulé La filosofia dell’assurdo qui est la version mise à jour et remaniée d’un texte remontant à 1924, Interiora rerum. Solitaire et solidaire en terre italienne, Giuseppe Rensi rompt avec la tradition philosophique de

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son temps dans la mesure où, en s’approchant des principes et des fondements de la connaissance, il développe un parcours de recherche fondé sur le vécu dans le but d’en représenter l’instabilité intrinsèque. Le scepticisme est une déclinaison de la pensée du philosophe selon lequel l’Histoire est une répétition perpétuelle d’absurde et de mal. Dans le sillon des intellectuels journalistes militants, Rensi collabore à beaucoup de revues et de journaux de son époque et partage avec Camus – et avec Gramsci – aussi bien le refus de toute forme de violence et de rupture du lien de solidarité entre les hommes, que la ressource de l’écriture conçue comme résistance militante et comme moyen empirique de saisir le réel. Exilé politique en Suisse à cause des répressions milanaises de 1989, Rensi prouve lui aussi comme Camus l’expérience de l’exil existentiel : « Il est bien connu que la patrie se reconnaît toujours au moment de la perdre », écrit Camus dans Le désert 16, ce qui trouve son écho dans les mémoires de Rensi quand, banni par l’Université où il était professeur de Philosophie, incarcéré et privé de sa liberté il décrivait dans ses Lettere spirituali son sentiment de solitude et d’étrangeté par rapport à un monde qu’il saisissait comme « […] una regione nuova, insolita, sconosciuta, che percorri solo di passaggio »17.

10 La nature multiple de l’écrivain Camus, en équilibre entre son statut d’intellectuel, d’écrivain et de citoyen marque profondément son œuvre influencée par le sentiment de l’absurde. L’homme face au paradoxe de sa solitude est au cœur de la dernière contribution de ce volume signée par Valerio Agliotti : comment conjuguer la solitude des hommes avec la présence active de l’individu dans la société ? Agliotti franchit un parcours critique axé sur la thématique de la communauté qui lui permet d’aboutir à une nouvelle définition d’humanisme camusien : un humanisme de fraternité solidaire que ses personnages ont représenté depuis l’indifférence existentielle et contextuelle de Meursault, jusqu’au docteur Rieux dans son rôle de médecin, chroniqueur, narrateur, témoin sensible et humaniste.

11 Dans son ensemble, ce volume explore comment Albert Camus a su orienter son travail vers l’histoire et la culture de son temps en se nourrissant des phénomènes culturels et sociaux de son époque et en vivant dans son for intérieur leurs contradictions les plus profondes. L’ensemble des textes ici réunis montre toutefois en même temps combien son époque a su se nourrir à son tour de sa pensée originale, éveilleuse de conscience, libre, antidogmatique et abhorrant toute idéologie pétrifiée. Voilà pourquoi la critique apprécie aujourd’hui mieux qu’hier son habileté à se placer, avec sa voix solitaire/ solidaire, en marge des idéologies dominantes, ou entre la gauche morale et celle sociale, comme l’a écrit Jeanyves Guérin. Voilà pourquoi aujourd’hui Albert Camus demeure l’un des auteurs les plus joués par les théâtres de narration, comme le montre Eva Marinai ; son écriture est désormais assumée par la mise en scène, comme le spectacle Lo Straniero de Marco Baliani l’a tout récemment montré en Italie 18. Baliani, qui est le fondateur du théâtre de narration italien, a raconté Camus à travers son roman L’étranger ; Meursault est pour le metteur en scène le point de départ d’une sorte de voyage théâtral au cœur de nombreux domaines artistiques et poétiques, comme si l’œuvre camusienne était un monde fécond et prêt à féconder à parcourir et à découvrir constamment. Lo Straniero. Un’intervista impossibile est en revanche le titre d’une autre transposition théâtrale italienne de L’étranger, interprétée par Fabrizio Gifuni avec la mise en scène de Roberta Lena. Ce spectacle, représenté dans les théâtres italiens à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Camus, continue d’être à l’affiche actuellement19. Le spectacle propose la lecture du texte camusien et transforme en même temps les pages écrites à la première personne du singulier en

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métaphores visuelles, auditives, olfactives à l’image de l’aveuglante dimension corporelle et sensorielle du protagoniste du roman. Cependant, aujourd’hui Albert Camus n’est pas que sur les planches du théâtre de narration ; en Italie, il est également au centre des narrations traditionnelles, comme le roman d’Emanuele Santi, Il portiere e lo straniero 20 en témoigne. L’écrivain parcourt les rues d’Alger où Albert Camus jouait au ballon avec ses amis d’enfance, il retrace ses expériences de gardien de but dans la société Asm en 1928-1929, il en brosse le portrait du défenseur – gardien et écrivain à la fois – qui s’oppose aux injustices et qui se rend le dernier. L’histoire du football s’entrelace avec celle de l’Algérie à l’époque où elle était une colonie française et se noue avec l’adolescence d’Albert Camus, en montrant combien cette expérience de gardien de but a influencé sa vie et son œuvre, à partir de L’étranger.

12 En quoi consiste-t-elle alors la singularité du « Camus multiple » qui se fait jour aujourd’hui ? D’après les contributions recueillies dans ce volume et les quelques considérations concernant la relecture actuelle d’Albert Camus en Italie, on serait tenté de la reconnaître dans la modernité foncière dont Camus continue de faire preuve, qui se traduit dans une attitude toujours critique envers son époque élue à méthode de recherche et à paramètre existentiel. Une modernité qui peut trouver également une explication convaincante dans la célèbre métaphore que Jean de Salisbury a attribuée à Bernard de Chartres, selon laquelle nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants : si nous voyons plus de choses d’Albert Camus, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, c’est parce que nous sommes élevés par lui.

NOTES

1. En 2013, en France, les manifestations programmées ont rencontré une certaine résistance et dans la terre natale de l’écrivain les initiatives n’ont même pas été soutenues par le ministère de la Culture, ce qui témoigne des débats encore intenses autour de l’auteur. Nous précisons que notre volume s’inscrit dans le cadre des initiatives organisées en l’occasion de la célébration du centenaire de sa naissance, puisqu’il rassemble les communications présentées au colloque « Le siècle révolté : Cent ans d’Albert Camus », organisés auprès du Dipartimento di Studi Umanistici de l’Université de Turin le 2 décembre 2013 avec le soutien de l’Université Franco-Italienne. 2. Jeanyves Guérin, Albert Camus, Littérature et politique, Paris, Champion, 2013. 3. Benjamin Stora et Jean-Baptiste Peretie, Camus brulant, Paris, Stock, 2013, p. 10. 4. Sophie Doudet, Marcelle Mahasela, Pierre-Loui Rey, Agnès Spiquel-Courdille et Maurice Weyembergh, Albert Camus, citoyen du monde, Paris, Gallimard, 2013. 5. Ève Morisi, Albert, Camus, Le souci des autres, Paris, Classiques Garnier, 2013. 6. Camus/Pasolini deux écrivains engagés, sous la direction de Silvia Disegni, Francofonia, no 65, octobre 2013. 7. Catherine Camus, Le Monde en partage. Itinéraires d’Albert Camus, avec la collaboration d’Alexandre Alajbegovic et de Béatrice Vaillanavec, Paris, Gallimard, 2013. 8. Albert Camus, « Carnets 1945-1948 », dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 800.

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9. Nous renvoyons à ce propos à la correspondance d’Albert Camus avec Francis Ponge : Albert Camus et Francis Ponge, Correspondance 1941-1957, Paris, Gallimard, 2013. Nous renvoyons également à l’article que Camus a publié dans Combat le 8 septembre 1944, « Le Journalisme critique » (Albert Camus, Actuelles. Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1950, p. 30-33). 10. « La vraie passion du XXe siècle, c’est la servitude », écrit Albert Camus dans L’homme révolté (Paris, Gallimard, 1951, p. 293). 11. « Oui, ce qu’il faut combattre aujourd’hui, c’est la peur et le silence, et avec eux la séparation des esprits et des âmes qu’ils entraînent. Ce qu’il faut défendre, c’est le dialogue et la communication universelle des hommes entre eux. La servitude, l’injustice, le mensonge sont les fléaux qui brisent cette communication et interdisent ce dialogue. C’est pourquoi nous devons les refuser ». C’est ce qu’écrit Camus dans « Vers le dialogue » (Ni victimes, ni bourreaux, dans Actuelles. Écrits politiques, op. cit., p. 144-145). 12. Nous renvoyons au titre du chapitre VI du volume dirigé par Anne-Marie Amiot et Jean- François Mattéi, Albert Camus et la philosophie, Paris, PUF, 1997. 13. Jeanyves Guérin, Albert Camus. Littérature et politique, op. cit., p. 10. 14. Nous renvoyons à la transcription de la table-ronde du colloque international « Albert Camus et le mensonge », organisé par la Bibliothèque publique d’information auprès du Centre Pompidou de Paris le 29-30 novembre 2002 en collaboration avec la Société des études camusiennes publiée dans Paolo Flores d’Arcais, Albert Camus filosofo del futuro, Turin, Codice, 2010, p. 37-61 (le texte original est publié dans Albert Camus et le mensonge, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, Bpi, Paris, 2004). 15. Albert Camus, « Carnets 1945-1948 », dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 833. 16. Albert Camus, « Le Désert », Noces, dans Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 86. 17. « […] une région nouvelle, insolite, inconnue que l’on ne parcourt que de passage » (notre traduction), dans Giuseppe Rensi, Lettere spirituali, Milan, Adelphi, 1987, p. 183, cité par Andrea Trabaccone dans le présent volume. 18. Lo Straniero, avec la mise en scène de Marco Baliani a été représenté auprès de l’Oratorio San Filippo Neri de Bologne du 8 au 12 mai 2015. 19. Le spectacle a débuté en 2012 auprès du « Circolo dei Lettori » de Turin (dans le cadre du festival « Torino Spiritualità » 2012) et sera à l’affiche au cours de 2016 dans beaucoup de théâtres italiens (cf. http://www.circololettori.it/lo-straniero-tour-gifuni/). 20. Roma, L’Asino d’oro, 2013.

RÉSUMÉS

Ce dossier thématique entend restituer l’image d’un Camus « multiple » de par sa position d’animateur inlassable de débats et de polémiques sur tous les terrains intellectuels et de par sa facilité à se métamorphoser au cours du temps grâce à sa capacité de stimuler des approches innovantes et multidisciplinaires à son œuvre. Camus a su orienter son travail vers l’histoire et la culture de son temps en se nourrissant des phénomènes culturels et sociaux de son époque et en vivant dans son for intérieur leurs contradictions les plus profondes. L’ensemble des textes réunis dans ce dossier montre combien son époque a su se nourrir, à son tour, de sa pensée originale, éveilleuse de consciences, libre, antidogmatique et honnissant les idéologies figées.

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This section presents Camus as a “multiple” figure. A tireless facilitator of debates and controversies across all intellectual fields, he reinvented himself throughout his career thanks to his work’s ability to provoke innovative and multi-disciplinary approaches. Camus oriented his work towards the history and culture of his time by feeding from contemporary cultural and social phenomena, embracing their deepest contradictions. The texts compiled in this book also show how reversely, Camus’ contemporaries fed from the originality of his thought with its awareness-raising power, its freedom, its independence from dogma and its dislike of set ideologies.

INDEX

Keywords : Camus, topicality, reception, existential humanism, modernity Mots-clés : Camus, actualité, réception, humanisme camusien, modernité

AUTEUR

FRANCA BRUERA Franca Bruera est professeur de littérature française à l’Université de Turin. Spécialiste de littérature d’expression française du XXe siècle, elle a publié plusieurs études, parmi lesquelles Apollinaire e Cie (Bulzoni), Guillaume Apollinaire 202, boulevard Saint Germain Paris (Bulzoni), Le Mythe mode d’emploi (« Interférences Littéraires ») et co-dirigé les volumes Plurilinguisme et avant-gardes (en collaboration avec B. Meazzi, Peter Lang) et Le troisième sexe des avant-gardes (en collaboration avec C. Margaillan, Classiques Garnier, sous presse).

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Albert Camus : éthique et politique

Jeanyves Guérin

1 Le test des œuvres (vraiment) complètes est impitoyable pour ce qu’on appelait jadis la littérature de la praxis1. Les écrits appelant ou excusant les forfaits de masse se trouvent dans les bibliothèques, pas, il est vrai, dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Le compagnonnage impavide des Aragon, Sartre, Céline, Drieu La Rochelle (pour ne parler que des authentiques écrivains) avec des organisations totalitaires, leur apologie d’idéologies criminogènes a laissé des traces que les parfums de la dialectique ou de la sophistique ne sauraient effacer. Les communistes, Bagatelles pour un massacre, la préface aux Damnés de la terre… Scripta manent. Paul Claudel a ses apologies de Franco, André Malraux ses contributions à France-URSS et Philippe Sollers ses élucubrations maoïstes. Michel Foucault s’est enflammé pour le socialisme chiite de l’ayatollah Khomeiny. Les tyrans en place, d’Hitler à Pol Pot, de Staline à Assad, et ceux en herbe ont longtemps trouvé et parfois trouvent encore aujourd’hui de zélés thuriféraires chez les clercs. Notre ami le dictateur… Camus a parfois écrit des banalités. Jamais, au grand jamais, l’on ne trouvera sous sa signature la moindre ligne justifiant ou exaltant la terreur, la torture, le système concentrationnaire, un crime de guerre ou contre l’humanité2.

2 Si être un grand philosophe, c’est associer son nom à un « isme », à un système ou à un prêt-à-penser, Camus, de toute évidence, n’en est pas un. Lui-même s’est déclaré « artiste », « écrivain » ou « journaliste ». Il n’a pas lancé de nouveaux concepts ni légué des néologismes à la tribu instruite. L’absurde et la révolte, pour ne citer que ces deux paradigmes de sa pensée, se trouvent dans le corpus conceptuel de l’époque. Il a peu lu les classiques de la philosophie politique et les grands théoriciens du socialisme. Mais ses fictions, ses essais, ses articles aident leurs lecteurs hier et aujourd’hui à réfléchir sur la justice, la liberté et la démocratie. L’écrivain, le penseur et le citoyen sont inséparables.

3 Camus ne donne pas urbi et orbi son opinion sur tout et sur rien. Il n’a eu une tribune que pendant de courtes périodes. Il a été reporter à Alger républicain en 1938-1939, éditorialiste au Soir républicain à la fin 1939 puis à Combat de 1944 à 1945, chroniqueur pigiste à L’Express en 1955-1956. En dehors de ces périodes, il adresse des lettres à des journaux ou publie dans des périodiques confidentiels ses allocutions à des meetings. Il ne prend pas position sur l’affaire de Suez en 1956. En revanche, quelques jours plus

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tard, les insurgés de Budapest font appel à lui et il se fait leur avocat. Ses interventions sont d’autant plus écoutées – ce qui ne veut pas dire entendues – qu’elles sont rares et jamais tonitruantes. Il a sélectionné les causes qu’il a défendues : la République espagnole, l’engagement dans la Résistance, la ferme condamnation du communisme soviétique et l’aide à ses victimes, la construction d’une Europe fédérale, le soutien à Mendès France, la trêve civile en Algérie, le combat contre la peine de mort. Ces justes causes, il les a défendues en tant que journaliste ou citoyen. Il ne les aborde que de loin dans son œuvre littéraire.

4 De son expérience de reporter, Camus a gardé un respect qu’on est tenté de dire anglo- saxon du fait. Il se donne quelques règles simples. S’informer d’abord avant de prendre une position. Faire preuve d’esprit critique par rapport aux sources et aux discours construits. Il est aujourd’hui peu contestable qu’il fut mieux informé que Sartre et moins que lui soucieux de coller à la doxa du temps. C’est sur le terrain que l’on connaît une situation, pas dans des livres. Quand il ne peut être observateur ou témoin d’un événement, il revient à l’intellectuel de bien choisir ses informateurs. Sur les réalités du communisme, ceux de Sartre s’appelaient Nikita Khrouchtchev et Fidel Castro, ceux de Camus Nicolas Lazarevitch, Gustaw Herling et Czeslaw Milosz. Un régime se juge sur ses réalisations, non sur ses intentions et encore moins sur les discours de ses dirigeants.

5 Camus en a fini avec l’affiliation partisane en 1937. Le jeune activiste s’est heurté à des apparatchiki sectaires et à des notables arrogants. Ses deux années de militantisme au parti communiste et son travail de reporter l’immunisent contre le politique d’abord. Après avoir quitté le PC, il n’a pas rejoint quelque secte gauchiste, il ne s’est pas plus situé dans la gauche officielle, celle qui fut d’abord républicaine puis marxiste et parfois républicaine et marxiste. Il aurait pu être l’Aragon d’une SFIO bureaucratisée et fossilisée. S’il en avait jamais eu l’idée, Guy Mollet l’en a définitivement dissuadé en 1946. Il ne cherche pas à être le conseiller des princes républicains. Une certaine idée de la gauche ne pouvait que souffrir des doubles discours et d’une idéologie tournant à vide. De même que le Front populaire n’avait pas tenu ses promesses en Algérie, le même Guy Mollet, ayant tiré les marrons du Front républicain, prend le contre-pied de son programme et mène une politique imbécile en Algérie. On pouvait donc être à la fois marxiste et social-colonialiste. Sa famille, la gauche, ne réserve que des déceptions à Camus.

6 Le théologico-politique de l’après-guerre le met mal à l’aise dans la mesure où, clivant le monde, il transforme l’autre qui ne se laisse pas embrigader en adversaire. Il est un ennemi absolu, que l’idéologie nationaliste ou révolutionnaire désigne comme l’origine du mal. C’est à cet ennemi extérieur ou intérieur que cette idéologie, ersatz de pensée mythique, impute les échecs, les souffrances, le mal-vivre des individus comme des groupes. Elle l’exclut de l’humanité. Comme c’est une hydre, dont les têtes sans cesse repoussent, on n’en a jamais fini avec la haine, la terreur et la purification sociale. Le recours à une causalité diabolique ouvre la voie au crime de masse. Il faut ici stigmatiser l’adversaire que là on extermine. Camus n’a pas choisi Charybde contre Scylla : un totalitarisme plutôt que l’autre. Il a préféré être un homme libre, quitte à être vu comme une conscience malheureuse ou une belle âme. Comme vient de l’écrire une conscience de la gauche, Edgar Morin, « se moquer des belles âmes et des grands cœurs, c’est justifier de belles saloperies »3.

7 Journaliste et artiste, il fait prévaloir le principe de responsabilité. « La fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat » : Sartre l’avait dit4. Il ne tarda pas à oublier sa

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prescription. Quand ils étaient soviétiques et tiraient sur des grévistes en 1953, pas question d’appeler un char un char et un crime un crime. La déontologie de Camus est celle de Péguy : dire la vérité quoi qu’il en coûte5. L’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima est un acte de barbarie. « Nous appellerons concentrationnaire ce qui est concentrationnaire, même le socialisme »6. Il est plus facile de se rebeller contre son milieu social que d’aller contre la doxa de Saint-Germain-des-Prés, a fortiori contre les opinions de son lectorat. Bernanos qu’il admirait, Mauriac qu’il n’aimait guère l’avaient fait pendant la guerre d’Espagne. Quels qu’aient été leurs forfaits, les rouges ne se disaient pas catholiques. Franco, lui, proclamait être en croisade. Il revenait aux auteurs catholiques de condamner les exactions des franquistes et de leurs alliés.

8 Tout n’est pas politique, la politique n’est pas tout. Parce que Camus en est conscient, il récuse le modèle sartrien de l’hyper-engagement. Il a le sens du politique, il n’aime pas la politique. À tout prendre, il compte plus sur l’action syndicale que sur les machines partisanes de la gauche pour résoudre la question sociale. Il ne s’engage qu’à son corps défendant, toujours de façon provisoire et/ou conditionnelle. Il ne se réclame ni de l’avenir radieux ni d’un passé glorieux, ni de l’Apocalypse ni d’un âge d’or. Le passé est falsifiable, l’avenir est ouvert. Comme Hannah Arendt, ce lecteur de Saint Augustin donne la priorité au présent, temps de l’action et du choix, temps où s’exerce la liberté. Ce souci du présent l’amène à se fixer des objectifs accessibles et à peser le coût humain des projets. S’il ne récuse pas catégoriquement l’idée de progrès7, il rejette l’idéologie marxiste ou libérale qui le déclare inévitable et tout messianisme ou prophétisme politique.

9 En conséquence, le critère de l’engagement est une hiérarchie des urgences, non une représentation manichéenne du monde. Que rares soient les causes indiscutables impose la vigilance et l’esprit critique. Camus s’efforce enfin de mesurer les conséquences, les implications de ses interventions. Qui écrit est responsable des lectures que l’on fait de ses textes. Il doit choisir ses mots. Il en est qui tuent. L’ « effort d’exactitude », la « recherche des nuances »8 sont essentiels à l’exercice de la pensée dans un monde complexe.

10 En août 1944, Camus croit qu’une révolution est en cours. En octobre, il constate que la France ruinée ne peut mener simultanément une guerre, la révolution rêvée et la nécessaire reconstruction. La démocratie est à réinventer, mais les forces issues de la Résistance qui ont vocation à être les vecteurs du changement historique, sont minoritaires et divisées. En décembre, le démocrate comprend que le Grand Chambardement n’est ni possible ni souhaitable et le fait savoir. Le Jacobin se change en Girondin. Faisant ses adieux définitifs au mythe révolutionnaire, Camus opte désormais pour un « réformisme intransigeant » : il assume ce choix qui le met en porte-à-faux. L’objectif est inchangé, la méthode est différente. Le pragmatique soutient les mesures concrètes qui font avancer la justice quand l’idéologue, arc-bouté sur les grands principes, en tient pour le tout ou rien. Il a l’honnêteté de dire que l’événement lui a appris la force des choses et la modestie. « Le temps de l’Apocalypse n’est plus. Nous sommes entrés dans celui de la médiocre organisation et des accommodements sans grandeur »9.

11 Parce qu’il n’est pas manichéen, Camus n’est pas devenu un auteur de guerre froide. Ce n’est pas un idéologue. « Les faits sont là et les idéologies doivent les reconnaître d’abord, pour ensuite, si elles ne veulent pas mourir, évoluer »10. Le principe de réalité doit l’emporter sur l’esprit d’orthodoxie. Il s’est prononcé pour une double séparation

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de l’idéologie et de l’État d’une part, de la littérature d’autre part. C’est à lui, pas à Raymond Aron, que l’on doit l’idée de la « fin des idéologies »11. La formule figure en 1946 dans Ni victimes ni bourreaux. Jamais l’écrivain-citoyen n’a ignoré les démentis que le monde réel opposait à ses convictions. Cette critique des idéologies fait de lui un hétérodoxe vers 1950 et suffirait à expliquer sa faveur actuelle étant donné qu’il refuse pareillement l’idéologie libérale qui est aujourd’hui plus agressive qu’à son époque.

12 « La guerre des gauches », pour le citer12, ne s’est pas arrêtée avec la querelle de L’homme révolté. La gauche, loin d’être un bloc, comporte plusieurs familles qui souvent s’opposent, parfois s’allient. Jacques Julliard discerne quatre familles : la gauche libérale, la gauche jacobine, la gauche collectiviste, la gauche libertaire13. Il ne se hasarde pas à enfermer Camus dans l’une d’elles. Il distingue la gauche selon Camus et la gauche selon Sartre14. L’homme révolté et Actuelles II d’un côté, Situations VI, VII et VIII de l’autre. Deux cultures inscrites dans l’histoire politique, sociale et intellectuelle de la France sont en jeu au temps de la guerre froide. D’un côté, la gauche démocratique, de l’autre, la gauche de la gauche, étatiste et presque toujours totalitaire. La première a longtemps été minoritaire et Camus se retrouve isolé dans le cercle restreint de l’intelligentsia parisienne, où il est bien porté de se déclarer marxiste et de glorifier l’URSS et ses alliés, mais il trouve hors de ce cercle des alliés qui s’appellent Hannah Arendt, George Orwell, Ignazio Silone, Czeslaw Milosz, et dans l’opinion, il est loin d’être isolé. Ses idées trouvent des échos dans la mouvance socialiste, qui n’est pas toute rassemblée derrière Guy Mollet, et dans les rangs du syndicalisme démocratique. Comme Rousseau face à l’Encyclopédie, comme Proudhon face aux marxistes, il est à la fois marginal et central.

13 Ses origines l’inscrivent dans la gauche sociale, son éthos civique le situe dans la gauche morale. Camus n’a pas une conception agonistique, manichéenne de la politique. La question sociale existe : l’enfant de Belcourt a vu les inégalités là où elles étaient les plus criantes, dans l’Algérie coloniale. Il compte sur la négociation plus que sur la lutte et plus sur la société que sur l’État pour faire avancer, de compromis en compromis, les réformes nécessaires. Le démocrate est le constructeur patient d’une maison commune, non un démolisseur brutal. La démocratie, c’est l’exercice social et politique de la modestie […]. La démocratie, qu’elle soit sociale ou politique, ne peut se fonder sur une philosophie qui prétend tout savoir et tout régler, pas plus qu’elle n’a pu se fonder sur une morale de conservation absolue […]. Le démocrate est modeste […]. Quelque décision qu’il soit amené à prendre, il admet que les autres, pour qui cette décision a été prise, puissent en juger autrement et le lui signifier15.

14 Camus en tire des conséquences. La première est que le démocrate doit être responsable, affronter les problèmes, ne pas les laisser s’envenimer. Effectuer les réformes, réaliser les compromis sociaux, réduire les inégalités quand il en est temps. Ne jamais faire la politique du pire. Priver de toute légitimité les apprentis sorciers.

15 La seconde est qu’il faut être cohérent. Cela signifie, par exemple, refuser les indignations unilatérales, la clause de la victime privilégiée, qui sont des pensées de tribu et/ou de guerre. Les principes ne sont pas à géométrie variable.

16 L’intelligentsia française a peu donné de consciences civiques, et encore moins de démocrates au XXe siècle et au nôtre. La réception française et internationale de ses écrits prouve que Camus fut un passeur, un héraut ou, comme l’écrit Jacques Julliard, un « héros de la démocratie »16. Il n’en fut pas un doctrinaire. Après la guerre, la percée

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de ses fictions est particulièrement impressionnante dans trois pays, l’Allemagne – la République fédérale, bien sûr –, l’Italie et le Japon. L’état de siège, qui fut un four à Paris, et Les justes, qui fut un demi-succès ne cessent d’être joués outre-Rhin dans les années 1950 et 1960. Dans ces années 1960, c’est en Pologne et en Tchécoslovaquie, et en Espagne, là où n’ont pas été traduits mais circulent Actuelles et L’homme révolté que sont plébiscités L’étranger et La peste. Les lecteurs donnent tort à un Roland Barthes qui ce jour de 1955 fut mal inspiré17. Aujourd’hui, c’est en Algérie et en Iran que l’effet démocratique de ses écrits joue. Ses pages sur la révolte éclairent le printemps arabe et le thermidor islamiste. La peste, selon les endroits et les moments, figure le nazisme, le communisme, l’islamisme.

17 Le démocrate est d’abord un homme de liberté. Le parler vrai s’impose à lui. Camus le dit avant les grands dissidents, Soljénitsyne ou Vaclav Havel. « La liberté consiste à ne pas mentir. Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s’annonce ou se perpétue »18. La liberté est un principe inaliénable : il le dit et redit après Proudhon et Péguy, mais contre la vulgate marxiste qui distingue les libertés formelles et les libertés réelles. C’est une valeur de gauche en ce sens qu’elle ne se sépare pas de la justice, donc de l’égalité. Il se garde de proposer une utopie socio-politique et préfère formuler des exigences et des objectifs. Sa critique du totalitarisme ne l’a pas conduit au néo- libéralisme. Il désolidarise la démocratie et les marchés. La liberté d’entreprendre n’est pas la liberté, elle peut même en être la destructrice. L’argent, on le voit aujourd’hui, est un despote fou qui ravage la société et menace le vivre-ensemble. La démocratie doit le juguler pour qu’il ne la domine pas. Camus le dit fermement : « Il n’y a ni justice ni liberté possibles quand l’argent est toujours roi »19. Il revient au politique non de consacrer les inégalités et les privilèges, mais de les réduire. L’économie moderne a besoin de régulations. En ce sens, Camus n’est pas un libéral, c’est un socialiste. Un socialiste non dogmatique. Un socialiste réformiste qui se montre respectueux des libertés démocratiques. Le communisme léniniste et stalinien est, pour lui, un repoussoir, non un modèle. L’effondrement du bloc soviétique ne met pas en cause l’idée, l’idéal, socialiste. L’État a encore un rôle à jouer, mais il ne saurait être le seul mécanicien du changement social. Les formations sanitaires, dans La peste, suppléent le préfet et la municipalité, qui représentent les élites républicaines défaillantes en 1940. L’initiative du sursaut vient de la société civile. Camus a salué et les réalisations des travaillistes et les aspirations autogestionnaires du syndicalisme. Son socialisme est une synthèse. Ce n’est pas de son fait si, en France, la symbiose n’a jamais pu s’opérer entre les partis de gauche, et d’abord, le Parti socialiste, et les syndicats et si, la culture ayant changé, le réformisme social-démocrate y est une utopie neuve.

18 La guerre d’Espagne lui a appris aussi que l’on ne peut laisser un régime opprimer et massacrer une population. Camus s’en souvient quand Khrouchtchev envoie les chars de l’armée rouge à Budapest. Il demande à l’Assemblée générale de l’ONU d’assurer la protection de la population hongroise20. Les droits de l’homme sont universels, ils ignorent les frontières et l’emportent sur les souverainetés. Toute victime de l’oppression appartient à l’espèce humaine avant d’être le ressortissant d’un pays. Non seulement il n’a cessé de critiquer la raison d’État, mais il a même été amené à esquisser l’idée d’ingérence humanitaire.

19 La sacralisation de la violence allant de pair avec le dédain de l’éthique, il fut longtemps de bon ton de justifier et d’exalter le terrorisme. La violence est, écrit Camus dans Actuelles, « à la fois inévitable et injustifiable »21. Elle est parfois libératrice et souvent

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liberticide. Elle peut être une arme dans des circonstances données, elle ne saurait être une politique. Il faut lui garder un « caractère exceptionnel »22. Ce n’est pas parce qu’on croit avoir la raison historique avec soi qu’on doit s’estimer tout permis. L’attentat aveugle le révulse : c’est une application de la responsabilité collective aux civils, c’est la peine de mort infligée au premier venu. C’est un crime de guerre comme l’est la torture. Il le condamne comme il a condamné, vox clamans in deserto, l’anéantissement d’Hiroshima et pour les mêmes raisons. Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant23.

20 Une organisation exerçant la terreur contre les civils n’a jamais installé une démocratie pluraliste, ni en Algérie ni ailleurs. Avant de soutenir une cause, il convient d’en apprécier la pente, la logique. Les méthodes s’évaluent plus aisément que les programmes qui font chanter les lendemains. Les solidarités ne peuvent être que relatives, conditionnelles. Le soutien à un pays, à un parti, à une cause doit s’arrêter s’il donne lieu à l’apologie de crimes de guerre. Il est des limites à ne pas franchir. Quand elles le sont, le non possum s’impose.

21 La guerre d’Algérie met à l’épreuve son sens de la complexité. Le journaliste d’Alger républicain et de Combat s’était efforcé de prévenir l’affrontement. Ni à Alger, ni à Paris, les élites dirigeantes n’avaient voulu entendre ses appels et avertissements. Après 1954, le citoyen confie honnêtement son déchirement, d’aucuns diraient ses contradictions. Il se veut algérien et français. On peut lui reprocher de ne pas avoir mesuré la dimension nationale de la revendication, pas d’avoir perçu la nature et le projet du FLN. Il s’est assurément prononcé contre l’indépendance de l’Algérie. Mais il a condamné les exactions commises par l’armée française et notamment la pratique massive de la torture. Il ne l’a pas fait avec les formules fulgurantes de François Mauriac, mais ce qu’il y avait à dire, il l’a dit.

22 Leurs motivations, leur éthos et leur idéologie amènent Pierre Vidal-Naquet à distinguer trois mouvances ou familles chez les partisans de l’indépendance : les dreyfusards, les bolcheviks et les tiers-mondistes24. Camus aurait pu se situer parmi les premiers par le fait même qu’il a condamné et le terrorisme et la torture, mais son refus affectif et politique de l’indépendance les sépare d’eux. L’idée même d’un compromis était alors jugée réformiste donc réactionnaire. Renvoyer dos à dos, penser ensemble les violences, c’est ne pas trier entre leurs victimes, entre les proches et les lointaines, entre « nous » et « eux », les « autres ». C’est, comme dans La peste et Les justes, refuser toute discrimination sociologique ou géopolitique de la compassion. C’est aussi préparer une réconciliation ultérieure.

23 Camus entend rester un homme de gauche, mais selon des normes infériorisées par une conjoncture où l’idéologie invite à des choix tranchés. Il est, au fond, un socialiste malgré les socialistes, comme on a dit de Péguy qu’il était un chrétien malgré les chrétiens. Il a mené en franc-tireur le juste combat de la libération, c’est-à-dire de la justice et de la liberté. S’il se retrouve marginalisé dans les années 1950, c’est à son corps défendant. Son exemple montre que la déviation marxomaniaque et totalitaire de la gauche intellectuelle n’était pas inéluctable.

24 L’œuvre de Camus s’inscrit dans un après-guerre qui s’est achevé entre 1989 et 1991. Elle garde une actualité vive pour la simple raison que l’histoire ne s’est pas arrêtée, que le pourrissement des conflits non résolus, l’exaspération des nationalismes et la

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montée des intégrismes font craindre un sombre début de troisième millénaire. L’idéologie et l’argent exercent toujours leurs ravages. L’on commence seulement à deviner quelles nouvelles formes prendra le totalitarisme et quels moyens technologiques il s’appropriera. Le combat contre l’injustice, l’oppression et l’obscurantisme où il puise ses activistes, est une entreprise « sisyphienne » ; dans La peste, il écrivait : [Rieux] savait que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses et que peut-être le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

25 Le final du roman est un appel à la vigilance : le pire est toujours possible.

26 La question de la littérature engagée est centrale dans le débat d’après 1945. Camus préfère être « embarqué » qu’embrigadé. Il le dit dans le deuxième discours de Suède. « Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les formations régulières, je veux dire le franc-tireur »25. Solitaire et/ou solidaire, « réfractaire »26, l’artiste doit rester un artiste. Rien n’est plus étranger à Camus que cet hybride monstrueux, le roman ou le théâtre à thèse. La peste, bien sûr, évoque les années noires, mais par le biais d’une allégorie polysémique.

27 Camus s’est efforcé de faire entrer l’histoire récente dans la fiction. La littérature aide à penser l’événement. Elle peut, souvent mieux que la théorie, dire la complexité du monde. C’est pourquoi il s’est voulu écrivain d’abord. Sauf dans Révolte dans les Asturies, dont il n’est qu’un des auteurs, il a évité l’écueil de la littérature militante. L’événement ne s’écrit jamais comme il a été vécu. Le récit, comme la mémoire, est toujours sélectif. Le sien exclut le pathos, « l’exaltation de soi » et la « haine de l’ennemi ». Il enfreint les « règles du récit héroïque »27. Le mal n’est pas concentré chez l’autre. Il est aussi en chacun de nous. Tel est le message moral et civique de Tarrou dans La peste 28.

28 Que faire face à l’oppression ? Cette question, Cherea dans Caligula, Rieux et Tarrou dans La peste, Diego dans L’état de siège, Kaliayev et Dora dans Les justes se la posent. On ne naît jamais moral, on le devient. Être moral, c’est être, c’est rester humain. Le narrateur de La peste et les protagonistes des pièces ne qualifient pas ces personnages comme des héros. Tous risquent leur vie, plusieurs d’entre eux la sacrifient pour sauver d’autres vies. La quasi-absence de la guerre dans La peste, comme dans L’état de siège, entraîne celle des vertus militaires, la vaillance, l’intrépidité qui, de Corneille à Malraux, trempent le héros antagonique. Aucun d’eux ne veut être un héros si l’être, c’est être monolithique, sans contradiction.

29 Rieux pratique le devoir d’assistance humanitaire. Insistons : d’assistance humanitaire, pas d’ingérence militaire, puisque l’on ne fait pas toujours la distinction… Il soigne et témoigne. C’est un french doctor. Ses compagnons et lui ne sont les hérauts d’aucune idéologie. S’ils agissent et si certains meurent, ce n’est pas en croyants. Aux grands principes qui renvoient à une doctrine, Tarrou préfère « la compréhension », la « sympathie ». Il est des mots plus clinquants. La santé de leurs semblables importe plus à Rieux, Tarrou, Rambert que leur salut. Le premier, sensible à la souffrance des autres, fait son métier, le second accomplit son devoir d’homme. Leur motivation civique est d’abord éthique. Ils n’ont pas le projet de construire la société parfaite. Ils s’attachent à des personnes concrètes, non à des abstractions. Le présent des pestiférés compte plus,

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à leurs yeux, que l’avenir des formations sanitaires. « Sauver les corps » et les valeurs n’est pas incompatible. On est loin du groupe en fusion et de la fraternité-terreur.

30 La postérité des formations sanitaires est dans l’Histoire. Elle compte, entre autres, des ONG, les Groupes de liaisons internationales que Camus anima en 1950, la commission internationale contre le régime concentrationnaire qui, à l’initiative de David Rousset, enquêta sur les camps encore en activité, de fait le Goulag, Amnesty International, Médecins sans frontières, évidemment, et encore la Charte 77 qui, dans la Tchécoslovaquie occupée, réunit des croyants et des incroyants, des anticommunistes et des anciens communistes. L’humanitaire, dans les trente dernières années, a été porteur d’un projet camusien, à la fois réformiste et anti-totalitaire.

31 Les guerres sont ainsi faites qu’on y est souvent contaminé par l’adversaire que l’on combat. André Malraux et Romain Gary l’ont montré dans leurs romans. Camus ne cesse de poser la question de la responsabilité et de la culpabilité. Il y réussit mieux dans L’état de siège que dans La peste. La « haine » prend toute sa place dans cette pièce ainsi que dans Les justes. Rieux, bien sûr, mais aussi Diego et encore Kaliayev et Dora la rejettent comme Primo Levi ou Germaine Tillion. La haine, c’est le nom que les personnages donnent à une idéologie criminogène qui refuse l’altérité. C’est « sans haine » que se bat le résistant, lit-on dans la quatrième et dernière des Lettres à un ami allemand.

32 Plusieurs fictions posent la question de la fin et des moyens. Cherea et les patriciens mettent sur pied une conjuration et se débarrassent du despote en l’assassinant. La Peste, dans L’état de siège, est le dictateur moderne que n’est pas vraiment Caligula. Il a un programme et une idéologie. Il manie la langue de bois. Il règne par la terreur et le mensonge. Diego, Dora et Kaliayev, au contraire, imposent des limites à leur action. Ils pensent les éventuels dommages collatéraux. L’enfer est pavé de bonnes intentions et aussi de mauvaises. Tout n’est pas permis pour le bien de la cause. Un combattant est responsable non seulement de ses actes mais aussi de leurs effets. Kaliayev croit qu’il va tuer le despotisme. Ses certitudes vacillent quand il comprend qu’on lui a commandé d’assassiner un homme que des enfants accompagnent. Stepan, lui, fait primer les directives du Parti sur toute compassion. La mort d’enfants ne trouble pas l’homme de marbre. Il est isolé dans la pièce. Mais ce sont ses pareils qui l’emportent au vingtième siècle. Son souci de l’ici et du maintenant amène Camus à s’interroger sur le coût humain des projets collectifs. La sublimité de la fin ne saurait excuser l’atrocité des moyens. Toute cause peut être pervertie par ses desservants.

33 Un historien ou un politologue trouvera toujours que la représentation du totalitarisme est partielle et sommaire dans les fictions de Camus. De fait, La peste et la trilogie théâtrale de la révolte ne peuvent pas supporter la comparaison avec les sommes d’Hannah Arendt et de Raymond Aron. Mais justement il s’agit de fictions. L’auteur ne prétend pas faire œuvre de science. Il raconte donc aide à penser l’événement, il appelle à la réflexion de ses lecteurs et spectateurs.

34 Les raisons qui ont valu à Camus d’être « le souffre-douleur d’une gauche parisienne sincère mais cruelle, souvent malhonnête et hargneuse, au mieux désinformée »29 expliquent sa gloire, la pérennité et l’actualité de son œuvre. Loin d’être un apostat sans foi ni loi, cet hétérodoxe impénitent est le juste auquel les événements, de Gdansk à Alger, ont donné raison. Jorge Semprun, qui fut dirigeant du parti communiste espagnol, a pu déclarer que « la social-démocratie a eu raison » et se prononcer, comme

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l’avait fait Camus, pour un réformisme radical sans se faire lyncher par Saint-Germain- des-Prés30. Les temps ont changé.

35 Comme Sartre, Bernanos ou Malraux, Camus appartient au siècle des nationalismes et des totalitarismes. Quand il est mort, le général de Gaulle était au pouvoir, la guerre ravageait son Algérie natale et l’Union soviétique semblait indestructible. Le non- conformiste des années 1950 est un penseur du XXIe siècle. Jean Daniel l’a souvent dit : les questions qu’il pose font de lui notre contemporain31. Son œuvre, bien que datée, a traversé le temps. Elle inspire ici et là les avocats de la démocratie. Son parler juste et vrai, son sens du dialogue, son souci de l’autre, son absence de manichéisme rendent ses écrits précieux aujourd’hui encore. En un temps où quelques faiseurs bavards, bricoleurs, bateleurs et bonimenteurs, toujours les mêmes, toujours sûrs d’eux, investissent les galaxies Gutenberg, Marconi et Jobs, il n’existe aucun écrivain ou penseur français qui soit aussi une conscience morale et politique. Son parler juste, son souci de l’autre, son sens du dialogue, ses scrupules manquent cruellement alors que les crispations identitaires et les régressions dogmatiques pervertissent le débat public.

36 Malraux le fait dire à Garcia dans L’espoir : « Le grand intellectuel est l’homme de la nuance, du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen. Or les moyens de l’action sont manichéens parce que toute action est manichéenne. Tout vrai révolutionnaire est un manichéen-né. Et tout politique »32. Manichéen, Camus ne le fut pas, quand même l’époque l’était. C’est qu’il ne fut pas un homme politique.

37 Dreyfusard33 égaré au milieu de pseudo-bolcheviks, libertaire ou plutôt homme de liberté dont les temps ont fait un social-démocrate quand le parti socialiste ne l’était pas, il a été pour beaucoup un éducateur en un temps où les gourous de l’Histoire, les « bien-pensants », les « orthodoxes »34 parlaient haut et fort. Il ne se pense pas en chef de bande, de clan ou de tribu. Il est la mauvaise conscience et l’honneur de la gauche. On est tenté de lui appliquer ce mot d’Anatole France prononcé aux obsèques de Zola : « Il fut un moment de la conscience humaine ».

NOTES

1. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2011, p. 237 sq. 2. Éditions de référence : Œuvres complètes, 4 vol., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006-2008 (désormais notés OC 1, OC 2, OC 3, OC 4). 3. Edgar Morin, préface à la réédition d’Autocritique, Paris, Seuil, 2012, p. 13. 4. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature…, op. cit., p. 281. 5. « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste […]. Qui ne gueule pas la vérité, quand il la sait, se fait le complice des menteurs et des faussaires » (Charles Péguy, « Lettre du provincial », dans Œuvres complètes en prose, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 291-293). 6. Interview non publiée (OC 2, p. 482).

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7. Voir l’entrée « Progrès » rédigée par Maurice Weyembergh dans le Dictionnaire Albert Camus, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 725-727. 8. Préface à L’Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française, de Konrad Bieber (OC 3, p. 936). 9. « Anniversaire », Combat, 7 mai 1947 (OC 2, p. 432). 10. « Onze novembre », L’Express, 11 novembre 1955 (OC 3, p. 1043). 11. « Ni victimes, ni bourreaux », Combat, novembre 1948 (OC 2, p. 443). 12. « Le vrai débat », L’Express, 4 juin 1955 (OC 3, p. 1018). 13. Jacques Julliard, Les gauches françaises, Paris, Flammarion, 2012, p. 575-685. 14. Ibid., p. 797. 15. « Réflexions sur une démocratie sans catéchisme » (OC 2, p. 717). 16. Jacques Julliard, Les gauches françaises…, op. cit., p. 790. 17. Roland Barthes, « La Peste. Annales d’une épidémie ou roman de la solitude », Club, février 1955, p. 4-8. 18. Interview parue dans Le Progrès de Lyon, noël, 1951, Actuelles II (OC 3, p. 391). 19. Combat, 21 octobre 1944. Cet article que Camus a signé Juste Bauchart ne figure pas dans la « Pléiade ». 20. « Réponse à l’Appel des écrivains hongrois pour une démarche commune à l’ONU des intellectuels européens » (OC 3, p. 990-992). 21. « Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie » (OC 2, p. 457). 22. Ibid. 23. « Avant-propos » à Actuelles III. Chroniques algériennes (OC 4, p. 300). 24. Pierre Vidal-Naquet, « Une fidélité têtue : la résistance française à la guerre d’Algérie », Vingtième Siècle, no 10, avril-juin 1986, p. 3-19. 25. Discours de Suède, 14 décembre 1957 (OC 4, p. 261). 26. « Le témoin de la liberté », allocution prononcée à Pleyel, en novembre 1948 à un meeting international d’écrivains, et publiée par La Gauche, le 20 décembre 1948 (OC 2, p. 493). 27. Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1994, p. 22-23. 28. « […] chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne » (OC 2, p. 209). 29. Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, 1999, p. 1049. 30. Jorge Semprun, Une tombe au creux des nuages, Paris, Climats, 2010, p. 91. 31. Jean Daniel, « Camus notre contemporain », Le Nouvel Observateur, 6 décembre 2007. 32. André Malraux, L’Espoir, dans Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 335. 33. Daniel Lindenberg, « Du “sacerdoce laïque” aux pensées du retour : un siècle d’utopies intellectuelles », dans De Pontigny à Cerisy : des lieux pour penser ensemble, Paris, Hermann, 2011, p. 214-215. 34. Ce sont les mots dont use Soljénitsyne dans L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1973-1976, passim.

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RÉSUMÉS

La singularité de Camus dans le paysage intellectuel français et européen s’apprécie mieux aujourd’hui qu’hier. Sa clairvoyance et son courage l’avaient placé en marge des idéologies dominantes. On peut le situer à la jointure de la gauche morale et de la gauche sociale.

Camus’ distinctiveness in the French and European intellectual panorama can be better appreciated today that in the past. His vision and his courage contributed to his marginalisation with regard to the dominant ideologies. He can be placed at the intersection between the moral left and the social left.

INDEX

Keywords : democracy, commitment, left, ideology, intellectuals, journalism, philosophy, politics, violence Mots-clés : démocratie, engagement, gauche, idéologie, intellectuels, journalisme, philosophie, politique, violence

AUTEUR

JEANYVES GUÉRIN Jean-Yves Guérin, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle Paris III, mène ses recherches dans deux domaines, le théâtre français du XXe siècle (Audiberti, Ionesco, Camus) et la littérature engagée (Camus, Sartre, Malraux). Il a été le maître d’œuvre du Dictionnaire Albert Camus (Robert Laffont, 2009) et de deux livres, Camus. Portrait de l’artiste en citoyen (François Bourin, 1993) et Albert Camus. Littérature politique (Honoré Champion, 2013). Son dernier livre, Les Listes noires de 1944, est paru en 2016 aux Presses de la Sorbonne nouvelle.

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Tra penne e fucili. Albert Camus e gli ambienti intellettuali nell’Europa fra gli anni Trenta e gli anni Cinquanta

Angelo d’Orsi

Era nato il giorno della Rivoluzione, non quella gloriosa della Bastiglia, bensì quella altrettanto fragorosa, ed epocale, che si sarebbe verificata quattro anni più tardi, in Russia, squassando il mondo. Non per nulla i bolscevichi furono interpretati subito come i nuovi giacobini, e Lenin era un Robespierre redivivo. Anche Camus, però in modo duramente polemico, ne L’homme révolté, collegò il giacobinismo al bolscevismo, il terrore staliniano a quello robespierrista. Aveva già allora compiuto le sue scelte, a sinistra, ma contro ogni forma di violenza nei confronti degli innocenti. Quando dunque, nel 1913 (il 7 novembre), nasceva Albert Camus, in Italia Antonio Gramsci diventava socialista, nella Torino capitale industriale, e dopo un paio d’anni difficili, avviava la sua attività di giornalista militante, che lo avrebbe sottratto all’università (con beneficio suo, dello « studente che non divenne dottore »1). Nel carcere tra gli anni Venti e Trenta avrebbe precisato la propria teoria del « giornalismo integrale » ossia, un giornalismo militante, informativo, fondato su dati esatti, ma anche formativo, in quanto capace di formare il suo stesso pubblico, di suscitarlo: strumento pedagogico, e insieme mezzo di edificazione di coscienza di classe, e più in generale come via all’egemonia. Erano gli anni della Grande guerra, quando informare significava, se non ci si accontentava di essere voci del potere, contro-informare. Fare il controcanto alla propaganda di guerra. Gramsci aveva tratto notevole ispirazione da un altro francese, Romain Rolland, e dal suo Au-dessus de la mêlée che ebbe, in Italia, forse più che altrove, un notevole, e inatteso, successo; prova ne sia che Gramsci tenne una conferenza serale su di lui in un circolo socialista, e prima e dopo, lo citò più volte; a sua volta Rolland pubblicò, nel 1934. Ceux qui meurent dans les prisons de Mussolini, un piccolo testo dedicato essenzialmente a Gramsci: e prese parte alla grande manifestazione in

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memoria di Gramsci svoltasi a Parigi il 23 maggio 1937. Ebbene, Rolland, al quale a torto o ragione lo stesso Gramsci attribuisce l’endiadi « pessimismo della ragione, ottimismo della volontà », accanto a un altro transalpino, Julien Benda, era accomunato a Gramsci proprio da un elemento, che sarebbe diventato la cifra del giornalismo militante nel Novecento, e che nel Gramsci notista politico e commentatore culturale sulla stampa socialista, non tanto nel successivo Gramsci teorico del giornalismo, assurse al rango di lotta per la verità, ossia di contrasto diuturno alla menzogna. Se la lotta per la verità è lotta alla menzogna, è disvelamento, è far cadere il velo dell’ideologia, del senso comune costruito dalla propaganda, è chiaro che quello di Gramsci è un giornalismo di combattimento. Mentre i soldati combattono con i fucili, al fronte, c’è chi nelle retrovie combatte con le penne: e non si tratta necessariamente della stessa guerra, o meglio non è detto affatto che il nemico sia lo stesso. Perché l’intellettuale – e il giornalista è potenzialmente un intellettuale, se nel suo lavoro aggiunge o immette quella volontà di abbracciare interamente la propria epoca teorizzata da Jean-Paul Sartre, ossia dando una valenza lato sensu politica al suo occuparsi dei fatti altrui2 – se vuol essere quel sacerdos veritatis, teorizzato da Benda nel 1927, deve compiere la classica operazione dell’aletheia, il disvelamento, appunto. E questo è un tipo di attività che è guerresca: si tratta di assaltare le casematte del potere, per dirla ancora con lessico gramsciano, ribattere a ogni falsa verità, a ogni piccola o grande menzogna, a ogni rovesciamento, occultamento, e mistificazione3. E questa non è forse una guerra? Non si tratta di un « combat »? In fondo quando Albert Camus diede vita alla rivista non voleva forse « resistere all’aria del tempo »?, come ha felicemente intitolato Jean Daniel il suo libretto4. Camus giornalista, peraltro, non nacque con la Resistenza francese, col giornale che dava voce alla sua fede perseverante: il primo articolo apparve il 21 ottobre 1938 sul quotidiano algerino Alger Républicain: Gramsci era morto un anno e mezzo prima, il 27 aprile del ’37. In quello stesso anno, Camus dava alle stampe, ad Algeri, il suo primo libro, un esile e non limpidissimo lavoro dal titolo suggestivo, tra filosofia e letteratura: L’envers et l’endroit. Nella prefazione della prima edizione Gallimard, del 1958, si legge: « L’homme m’apparaît parfois comme une injustice en marche »5. Sono numerosi, anche se delicati, soffusi, i riferimenti autobiografici, a cominciare dalla morte del padre in guerra, quella guerra che Rolland aveva rifiutato, e Gramsci aveva analizzato criticamente, ma non manca l’evocazione di quel « monde de pauvreté où s’est passée mon enfance »6. La guerra, la Grande guerra, era ormai alle spalle, ma in verità ombre fosche si addensavano di nuovo sul Vecchio Continente, e oltre, sospinte dalla diffusione del fascismo. Un compagno di lotta di Gramsci, nella Torino operaia, Angelo Tasca, emigrato a Parigi, scriveva e pubblicava proprio fra il ’37 e il ‘38 il miglior tentativo di analisi a caldo del fascismo: Naissance du fascisme; espulso dal Partito Comunista d’Italia, si era avvicinato al socialismo transalpino grazie soprattutto a Henri Barbusse, conosciuto proprio ai tempi de L’Ordine Nuovo di Gramsci e compagni: il giornale di Barbusse e il suo gruppo, Clarté avevano avuto intense relazioni con il gruppo ordinovista. Tramontata quella stagione, Barbusse, comunista critico, dirigeva ora un altro foglio, Monde, nel quale, dopo un periodo da collaboratore, Tasca fu assunto come redattore. Siamo qualche anno prima degli esordi di Camus, nel 1930: sul quel foglio Tasca diventò, grazie anche alla ispirazione proveniente dallo stesso Barbusse, uomo fiero della propria indipendenza intellettuale, osservatore critico delle vicende interne

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al movimento operaio internazionale, le cui divisioni stavano favorendo l’avanzare della macchia nera della reazione sulla carta geografica europea. Quel foglio era una specie di ridotto della sinistra intellettuale che tentava, rimanendo comunista, o vicina al comunismo, di esercitare una visione critica, in nome di qualcosa che sarebbe piaciuto a Camus: l’umanesimo. La fede nell’uomo, prima che nel partito e nella « patria del socialismo », ossia l’URSS. Le purghe staliniane erano appena agli inizi, e si poteva continuare a guardare a Est in modo ancora non desolato, come sarebbe accaduto poco dopo. Eppure il controllo del partito (il PCF, nel caso specifico) rimaneva, e si fece sentire, tanto che Tasca, già tollerato malgrado la sua rottura col PCI, dopo essere stato una prima volta protetto da Barbusse, fu poi abbandonato in seguito ad articoli che dalla critica erano passati all’aperta polemica. E questo rivoluzionario che in realtà stava diventando compiutamente riformista, si traghettò verso un altro foglio Le populaire, legato alla SFIO, Section Française de l’Internationale Ouvrière, ossia i socialisti: là, Tasca da osservatore della realtà internazionale si trasformò in lettore sempre critico e attento di quella francese, all’epoca dei Fronti Popolari. In Francia, del resto, Tasca aveva consumato la rottura con l’altro grande italiano in esilio, Carlo Rosselli, il più grande, esempio paradigmatico di scrittore capace di abbandonare la penna per il fucile. Rosselli, fondatore di Giustizia e Libertà a Parigi nell’anno stesso della rottura tra Tasca e il PC, il ’29, stava compiendo, in sintesi, il percorso inverso a Tasca, da destra verso sinistra, pensando di trasformare Giustizia e Libertà in un partito, e comunque continuando, sempre più con il passar del tempo, a guardare all’URSS come un baluardo del movimento operaio internazionale, una barriera contro il nazifascismo, pur conservando l’attitudine critica e l’assoluta indipendenza di giudizio. La sua insegna era quella del Socialisme libéral, testo edito a Parigi nel 1930, dopo essere stato scritto nel confino di Lipari l’anno prima e poi quasi riscritto nella Ville Lumière dopo l’incredibile fuga dall’isola, fuga che lo condannò a morte agli occhi del tiranno. Dopo quel libro, in realtà Rosselli sarebbe diventato via via più socialista, e forse meno liberale, convinto che la potenza del fascismo andasse contrastata nel modo più deciso, con le più larghe alleanze: libero docente di Economia politica, rampollo di un’agiata famiglia della borghesia ebraica fiorentina, Rosselli non esitò, e forte del suo recente passato di volontario nella guerra del ’14-18, si gettò nella causa della libertà spagnola. Egli fu il primo intellettuale a organizzare direttamente un manipolo di volontari (socialisti regolari e irregolari, anarchici, liberalsocialisti, comunisti…) e a condurli già nell’agosto ’36 in Spagna a difendere la Repubblica, prima che il Comintern desse vita alle Brigate Internazionali. L’anno dopo, nel giugno, recatosi in Normandia per curarsi di un male che la guerriglia in Spagna gli aveva acuito, cadde in una imboscata della Cagoule, e fu trucidato insieme a suo fratello Nello, giovane valoroso storico. Fu una delle vittime più illustri del regime mussoliniano, che aveva ordinato la sua eliminazione ai fascisti francesi. Intanto lo stesso Tasca consolidava i rapporti con altri due militanti antifascisti italiani, uno ormai negli USA dopo essere stato anch’egli a Parigi esule, Gaetano Salvemini, e l’altro, in Svizzera, Ignazio Silone, il cui Pane e vino sarebbe stato recensito nel ‘39 come « opera rivoluzionaria » da Camus su Alger Républicain. Rivoluzionaria perché dava corpo ai dubbi del militante, il quale evidentemente qui trovava un appiglio per il suo allontanamento dal PC, proprio come lo stesso Camus, che con il Partito comunista aveva rotto nel ’37 (o nel ’38)7. Silone e Salvemini, entrambi, come Tasca, impegnati a lavorare a libri che tentavano di denudare, ossia di svelare (di nuovo l’alétheia) il volto autentico del fascismo, contro la propaganda che mistificava. Der Faschismus di Silone,

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scritto nel ’33, a breve distanza del celeberrimo Fontamara; e i vari lavori di Salvemini, poi raccolti in tre volumi negli anni Sessanta-Settanta, ma anche di attivare un giornalismo militante. Tutti e tre il fucile lo avevano deposto e non lo avrebbero ripreso. Tasca, avrebbe avuto qualche commercio con il regime di Vichy. Silone, anch’egli già comunista, in un percorso tormentato, avrebbe finito per collaborare con la polizia fascista, e nel dopoguerra avrebbe accettato finanziamenti CIA per la rivista laica e anticomunista Tempo presente. Salvemini, rimasto in esilio negli USA fino alla fine della guerra, sarebbe stato una colonna della democrazia laica, e, sempre, anticomunista. Non deposero il fucile altri scrittori, generalmente comunisti rimasti fedeli al partito e al movimento internazionale, non solo italiani, che collaboravano al foglio del PCdI sempre edito a Parigi, Lo Stato Operaio o alla testata, in lingua francese, Correspondance Internationale (1926-1939), dove troviamo fra gli altri un esempio vivente di cosmopolitismo quale Leo Weiczen, più noto col nome italianizzato di Leo Valiani, anch’egli passato attraverso la dura esperienza del carcere fascista e la militanza nel Partito comunista (nel caso, quello italiano) e poi, affetto anch’egli dal virus anticomunista, attestatosi su posizioni non troppo lontane politicamente da quelle terzaforziste, anche se diverse da quelle specificamente assunte da Camus, il quale, tra il ’37 e il ’38, avviava una fase nuova, rompendo col comunismo (staliniano), e cominciando a riflettere, mentre si avvicinava al mondo anarco-libertario, sulla natura del potere: c’è un nesso evidente con l’esperienza politica conclusa, e l’inizio di quella nuova. Il dramma Caligula, a cui si dedica dopo aver letto i Dodici Cesari di Svetonio. Il campo comunista, e più in generale della sinistra intellettuale, era attraversato da turbamenti profondi, con le notizie che giungevano, pur attutite, da Mosca; e nel ’39, poco prima che la guerra divampasse, una nuova guerra mondiale, il Patto Ribbentrov- Molotov fu l’occasione di dolorose lacerazioni. In Francia l’esempio più clamoroso è quello di Paul Nizan, nato qualche anno prima di Camus (nel 1905), e giunto alla fama già nel ’31, con Aden Arabie. Nel ’38 Nizan pubblicava un altro testo squisitamente politico, ma con la freschezza di un bildungroman scritto con mano leggera, La cospiration; dopo aver collaborato alla stampa comunista ufficiale, e aver partecipato al I Congresso degli Scrittori sovietici, a Mosca, Nizan, a seguito del patto nazi-staliniano, ruppe col PCF, e subì, dopo la precocissima morte nell’attacco di Dunkerque, nel maggio del ’40, una damnatio memoriae, che neppure Jean-Paul Sartre negli anni Cinquanta riuscì a spezzare. Camus fu meno intrinseco al movimento operaio, e la sua militanza, del resto, anche fra gli anarchici non fu mai pienamente politica, in lui fu sempre una sorta di riserva morale, che in fondo lo preservò, per così dire, dagli abissi di quella stagione di ferro e fuoco, ma anche di orrore e tremore. Caligula, in certo senso, indicava una via d’uscita. L’imperatore romano, nella sua lucida follia, nell’orgiastica dimensione di un potere senza regole né freni, nella interpretazione di Camus, mette in crisi il potere stesso, lo irride, e ne diviene vittima. Questo accade perché egli è « un tyran d’une espèce relativement rare, […] un tyran intelligent »8. Anche dipingendo il ritratto assai soggettivo e implausibile storicamente del tiranno che in certo modo affronta volontariamente la morte, Camus dava corpo alla teoria della rivolta, vero filo conduttore del suo pensiero politico. Caligula in realtà fu messo in scena solo un decennio più tardi, in diverso clima storico, ma sempre percorso da polemiche aspre entro il campo della sinistra.

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Nel pieno di quegli anni, quando Camus era ancora studente in vista della laurea, il suo professore di Filosofia al liceo, Jean Grenier, pubblicava un libro, L’intellectuel et la société , che riprendeva il tema dell’engagement allora à la page, tema che era automaticamente associato alla sinistra, anche se esisteva una platea non fittissima, ma neppure trascurabile di intellettuali di destra, a partire da Giovanni Gentile che il 21 aprile ’25 aveva lanciato un proclama dell’impegno politico per gli uomini di cultura (il Manifesto degli intellettuali fascisti agli intellettuali di tutto il mondo), fino al francese Drieu la Rochelle, « fratello separato » di Malraux e Aragon, secondo una formula discutibile, ma indubbiamente efficace9. Grenier, schierato a destra, finito tra i collaborazionisti di Vichy10, avrebbe poi scritto sull’allievo numerose pagine, non sempre attendibili né oneste. Al tempo, egli metteva in guardia non contro l’engagement, ma contro l’impegno entro il partito. Forse un effetto lo sortì sul giovane Albert, ma la sua era una voce in controtendenza. Nel 1935 a Parigi si era svolto il I Congresso internazionale per la difesa della Cultura, egemonizzato dall’Internazionale Comunista, ma che aveva dato spazio a ogni tendenza dell’antifascismo culturale mondiale11, e l’appuntamento era stato reiterato poi nell’anno in cui Camus avviava la sua attività scrittoria, il fatidico 1937, quando, tra le altre tragedie, in URSS Stalin mandava a morte circe settecentomila suoi concittadini, compresa la classe dirigente bolscevica, e l’intera élite dell’Armata rossa rivoluzionaria. L’anno seguente, Camus si laureava in Filosofia, e veniva espulso (o forse nello stesso anno ‘37, come già ricordato), con l’usuale accusa di trotskismo e deviazionismo, dal Partito comunista, al quale aveva aderito nel ’35: prima si trattava della semplice sezione algerina del PCF, nel ’36, divenuto PCA, ossia un partito autonomo, anche se in realtà subalterno al partito-madre francese. Al di là delle motivazioni, sta di fatto che Camus non seppe né avrebbe potuto mai essere un militante obbediente, e sperimentando lo stalinismo da vicino, non lesinò critiche a un partito la cui linea, in definitiva, veniva decisa a Mosca. Fu quella la sua iniziazione al comunismo, che, malauguratamente, coincise per lui con lo stalinismo, di cui divenne acerrimo avversario fino alla morte, ma che finì per identificare tout court con il comunismo12. E quel comunismo rigido, lo conobbe alla scrivania di redattore in quel giornale di sinistra algerino, Alger Républicain, che rientrava nella strategia dei Fronti Popolari. E, come si sa, a quel foglio il giovane arrivava con la presentazione di Jean Pierre Faure che dichiarò, a Pascal Pia, l’uomo che all’epoca era destinato a prendere il ruolo che era stato di Grenier in precedenza (salvo poi giungere a una violenta rottura con Camus): « Di tutte le persone che conosco mi pare sia lui quello più capace di fare il giornalista »13. È un giornalista sui generis, naturalmente. Quando conduce le sue inchieste fra i condannati diretti alla Cayenne, o nel Nord dell’Algeria tra i bianchi poveri, tra le miserie della Cabilia14, ricorda un altro giornalista d’eccezione, Georges Orwell (The road of Winnegan Pear, che appare già nel ’37) che va a fare inchiesta operaia, di poco anticipando la sua partenza per la Spagna, dove davvero sarà l’eroe dell’endiadi penna e fucile, in un difficile contesto ambientale, al quale si sottrasse poi, ben prima che la guerra finisse, deluso e amareggiato, dandone conto in Hommage to Catalonia, edito nel 1938. Anche Orwell, militante vicino agli anarchici e ai socialisti influenzati dal verbo trotzkista, sarebbe divenuto acerrimo avversario del comunismo inteso come stalinismo (e sia Animal Farm, del 1945, sia Nineteen Eighty-FourNineteen Eighty-Four, del 1948), lo esplicano in modo plastico.

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Il giornalista Camus non ama gli inestirpabili vizi della categoria: la tentazione di distribuire biasimi ed elogi, la sottomissione al culto della moda (dell’aria del tempo), la lotta tra rivali, la calunnia eletta a sistema e i cortigiani di ogni potere. Il giornalismo è, nel suo giudizio, tutto questo, non soltanto ma anche: ed è quel che faceva dire a Balzac, un secolo prima, nelle Illusions perdues, che « se la stampa non esistesse, bisognerebbe soprattutto non inventarla ». Dunque il non ancora trentenne cronista fatica ad amalgamarsi nell’ambiente professionale, e, date le sue difficoltà con i comunisti, anche in seno alla comunità politica: era e sarebbe rimasto un uomo solo, anche se i teorici della terza forza, a cui comunque potrebbe essere annesso, non mancarono fra le due guerre ed oltre. Lottare per la verità significa anche battersi contro quello che oggi probabilmente chiameremmo il mainstream, e che possiamo anche etichettare, richiamando Tocqueville, conformismo democratico, o dispotismo della pubblica opinione, o infine tirannia della maggioranza, e via di seguito. Non è la stessa battaglia di Gramsci, ma le assomiglia: quando Gramsci polemizza contro il senso comune (quello cattivo), sta appunto indicando quella via. Ritorniamo agli esordi del giornalismo di Camus: ottobre ’38. Siamo ormai alla vigilia della disfatta della Spagna repubblicana, apogeo della fusione di penne e fucili, o anche di penne che si trasformarono in fucili e che lasciarono una traccia indelebile. Nella meravigliosa e tragica avventura della Guerra di Spagna, tanti uomini e tante donne abitanti le stanze della scrittura, dell’arte visive, dell’organizzazione culturale, si ritrovarono accanto a reporter che non smettevano di adoprare la macchina per scrivere fra una barricata e l’altra, o si servivano di un’altra macchina, quella con l’obiettivo fotografico o cinematografico per raccontare con le immagini quella guerra inedita: guerra civile, certo, ma guerra internazionale, e guerra sociale. Fu anzi quello il primo conflitto nel quale si videro fotografi (e cineoperatori), professionisti ma anche dilettanti, servirsi di macchine da campo, con cavalletti mobili o addirittura senza. Occorreva documentare, raccontare la verità, ancora, di-svelare: smascherare le menzogne e scavando sotto la propaganda, anche della Repubblica che cercava di costruire miti difensivi, da contrapporre a quelli ultracattolici e nazionalisti di Francisco Franco e dei suoi complici interni e internazionali. Non era stato un australiano, un giornalista, che scriveva per il Times e il New York Times, George Steer, a svelare che cosa fosse accaduto a Guernica, il 26 aprile ’37? Smascherando così in tempo reale le grottesche menzogne del comando franchista, le sue contraddittorie versioni dei fatti, le accuse ai « rossi » per la distruzione della città santa dei Baschi, e così via…15 Nel ’39 Albert Camus stendeva un efficace manifesto del giornalista libero, che ancora oggi andrebbe studiato nelle cosiddette scuole di giornalismo, rimasto in vero inedito a lungo. Vi si legge: « Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline ». E più avanti: Face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires

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l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter: servir le mensonge 16. Il meglio di sé il Camus giornalista lo dà come direttore di Combat. È già uno scrittore conosciuto. L’étranger e Le mythe de Sysife sono stati pubblicati da Gallimard nel medesimo anno, a guerra in corso, il 1942. La sua Resistenza si svolge non con le armi, ma redigendo e diffondendo giornali clandestini, il principale dei quali è, appunto, Combat, di cui vengono stampati 58 numeri, il numero 59 è venduto dagli strilloni per le strade di Parigi. È il 21 agosto 1944 e l’editoriale anonimo di prima pagina, con il titolo La lutte continue, è stato scritto da Albert Camus: Aujourd’hui 21 août, au moment où nous paraissons, la libération de Paris s’achève. […] Mais il serait dangereux de recommencer à vivre dans l’illusion que la liberté due à l’individu lui est sans effort ni douleur accordée 17. Ma trascorsi appena dieci giorni dalla liberazione della città, Camus, direttore del giornale (al quale collaborano fra gli altri Sartre, Malraux, Aron) si spinge a una denuncia della stampa, non più imbavagliata dalla censura, ma già pronta a ricadere negli eterni vizi. Camus insiste per un’informazione critica. Un editoriale deve essere « un’idea, due esempi, tre cartelle ». E deve sempre prevalere la sintesi, che egli chiama la formula. La sua presenza a Combat dura fino al 1947. Poi getta la spugna. Il giornale ideale, appena abbozzato, resta un sogno. I due anni li ha vissuti intensamente: in redazione, in tipografia, nei caffè di Saint-Germain la sera, dopo la chiusura del giornale. Scriveva in quei mesi La peste, in fondo dando corpo in quel romanzo a una sconfortata desolata visione del genere umano… Non aveva, però, dentro e fuori il comunismo, nelle sue frequentazioni anarco-libertarie, nella sua sofferta adesione alla Resistenza, nella denuncia en solitaire della bomba di Hiroshima (salutata invece coralmente come la grande arma che poneva fine alla guerra), abbandonato un precetto, quello espresso nella Lettre à un ami allemand, del luglio ’44: C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti. C’est que vous admettiez assez l’injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu’il m’apparaissait au contraire que l’homme devait affirmer la justice pour lutter contre l’injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l’univers du malheur. Emerge, qui e altrove, un sentimento di rabbia. Possiamo iscrivere dunque Camus al partito degli « arrabbiati », quello che forse trova il proprio zenit nel 1956, in Look back in anger, il celeberrimo dramma teatrale di John Osborne. Sul finire del 1948 intanto Camus ha lanciato una ambiziosa ma fallimentare impresa: i Groupes de Liaison Internationale (GLI), un tentativo, presto abortito, di collegare intellettuali francesi a americani, italiani, africani, « et d’autres pays », che dovrebbero unire i loro sforzi « pour préserver quelques-unes de nos raisons de vivre ». Il testo di fondazione (di Camus) denuncia « les monstrueuses idoles », e le « techniques totalitaires » che minacciano l’umanità. I suoi obiettivi polemici sono l’Unione Sovietica e gli Stati Uniti, ma anche, per esempio, la Spagna sottomessa a Francisco Franco, in regime dittatoriale e clericale. Coerentemente stabilisce contatti, con Dwight Mac Donald e Mary Mc Carthy negli USA, e con Nicola Chiaromonte in Italia, che egli già conosce: è una sorta di piccola Internazionale terzaforzista18. Nel 1946 compie un lungo soggiorno proprio negli Stati Uniti, dove lo aspetta Chiaromonte, certo non sospetto di simpatie comuniste, anzi, beneficiario di robusto sostegno finanziario della Cia, eppure lo scrittore francese viene sottoposto a costante controllo da parte degli agenti della

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sicurezza nazionale, i quali temono che si tratti di un personaggio sospetto, possibile quinta colonna dei comunisti stranieri. Interessante il responso del funzionario che coordina l’azione di controllo, che sentenzia, quasi stupefatto, che Camus « è un uomo libero »19. Nello stesso periodo a seguito di un caso specifico di condanna di un giovane che rifiuta il servizio militare, si impegna a difesa dell’obiezione di coscienza20: un tema su cui i comunisti fino ad allora, e ancora a lungo negli anni seguenti, erano assenti o incerti. L’esempio del solitario banditore del pacifismo e della nonviolenza italiano, Aldo Capitini, in un paese col più forte partito comunista d’Europa, è sintomatico. Del resto nello stesso torno di tempo seguendo la politica internazionale, Camus mette la salvaguardia della pace come primo obiettivo, ed è polemico sia verso « les folies americaines », sia con « l’aveuglement russe »21. Eppure, in termini generali, non v’è dubbio che la posizione politica dello scrittore si stia differenziando sempre più dalla gauche intellectuelle, francese ed europea. Ha ragione Arno Münster a osservare che Camus è per la rivolta, ma è contro la rivoluzione. L’homme révolté è un manifesto « justifiant la révolte (individuelle), sous toutes ses formes, mais critiquant et rejetant en même temps la révolution comme une action (organisée) étouffant la révolte »22. Secondo Camus la rivoluzione, che altro non è che un tentativo di inserire una idea nell’esperienza storica, ossia un assoluto metafisico nella concretezza della vita e del mondo, necessariamente, inevitabilmente, traligna. Essa fa sacrifici umani, essa cancella quanto di buono ha nel suo stesso prodursi: essa, insomma, schiaccia la rivolta. Camus ha in mente soprattutto i paesi dove la rivoluzione si è realizzata, i paesi del socialismo reale, a cominciare dall’Unione Sovietica, luoghi cioè nei quali la rivoluzione ha finito, tragico paradosso, per perseguitare i rivoluzionari, o se si vuole i rivoltosi. Al di là dell’etichetta a Camus interessano gli individui, quelli che lottano contro il potere e che dal potere vengono inesorabilmente oppressi, schiacciati, e perlopiù annientati. Si tratta di una polemica che richiama quella della Arendt, che nello stesso anno dell’Homme révolté pubblica The origins of totalitarism. Non a caso precisamente la filosofa ebbe a definirlo « un autentico filosofo moderno » La sua posizione polemica verso l’Urss lo rendeva piuttosto estraneo all’intellettualità progressista francese, il che non significa che lo avvicinasse agli intellettuali della sponda opposta. Proprio quel libro, del resto, spezzò un’amicizia, quella con Sartre, che pareva indistruttibile, e allontanò dalla gran parte dell’intelligencija parigina, radunata intorno alla rivista di Sartre, Les Temps Modernes, dove comparve una dura requisitoria contro Camus e il suo libro, nell’estate del ’52, ossia diversi mesi dopo la pubblicazione; Camus ou l’âme révoltée si intitola ed era firmata non da Sartre, ma da Francis Jeanson. Non solo vi si muovono critiche al moralismo dell’autore, alla sua « morale de Croix-Rouge » riferito in particolare a La peste; ma se ne critica l’approssimazione, lo si accusa di citare di seconda mano, e così via (specificamente con Marx); e si usano vari argomenti polemici, tra i quali il fatto che la destra avesse apprezzato quel libro. Camus replicò con una lettera indirizzata a « Monsieur le Directeur des Temps Modernes », in cui puntigliosamente rispondeva colpo su colpo. Rivendica il suo esser di sinistra, e respinge l’idea che si potesse essere tali solo se si era marxisti. E alla linea marxista- leninista contrappone quella che trova in Proudhon Bakunin, la tradizione anarchica e anarcosindacalista23. Nella sua critica del totalitarismo, in realtà, prevale, e prevarrà, la polemica anticomunista, che non nasce però soltanto dalle vicende inquietanti dei

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paesi socialisti, bensì da un giudizio fortemente critico su Lenin e scettico sullo stesso Marx: se il primo viene identificato con un qualunque Blanqui, l’altro è tacciato di utopismo, a dire cioè che non v’è affatto un socialismo scientifico che si contrappone e segue quello utopistico, ma anche Marx, come un Fourier, ha disegnato nel cielo dell’utopia24. Al di là della polemica, indubbiamente v’è nel pensiero di Camus, e forse ancor prima nel suo animo, un empito libertario, di regola poco riconosciuto e poco ricordato, mentre si tratta di un elemento fondamentale per ricostruire la fisionomia dell’uomo e coglierne appieno l’opera25. Tutta una serie di testi confermano tale orientamento, ma con anarchici e libertari di sinistra, ebbe rapporti di amicizia, a partire dagli anni Quaranta, collaborando alla stampa, ma anche stringendo forti relazioni personali, specialmente con Rirette Maîtrejean, coeditrice del giornale L’Anarchie, fin da prima della Grande guerra, ma anche con Maurice Joyeux e Maurice Laisant, del Monde libertaire, e anche Jean-Paul Samson e Robert Proix, della rivista antimilitarista Témoins. Né mancano rapporti con ambienti non francofoni: mi piace ricordare , figlia di Camillo, ucciso in Spagna nel’37, della rivista-simbolo degli anarchici italiani, Volontà, e numerosi anarco-sindacalisti spagnoli. Del resto egli aveva avuto attenzione verso quel mondo, fin dalla rivolta delle Asturie del 1934. Anche fra gli anarchici, tuttavia, spesso egli dovette sentirsi non proprio à l’aise, al punto da dover firmare spesso con pseudonimi, su Le Soir républicain, non risultando egli propriamente inserito nelle file del movimento26. Né mancarono attacchi personali, o polemiche, sia da un canto, da parte di chi riteneva Camus poco libertario, sia all’opposto di chi attribuiva proprio a lui la deriva anarchica del giornale. Va ricordata anche l’esperienza dell’altra testata anarchica, Défense de l’Homme, fondata nell’ottobre ’48 da , dove Camus pubblicò un articolo fondamentale, sotto forma di intervista, sul tema della violenza: Dialogue pour le dialogue. Il succo è la confessione di un dilemma paradossale; alla domanda dell’intervistatore (lui stesso), sulla questione violenza/nonviolenza, Camus, dopo aver ammesso che la violenza sia inevitabile, conclude: « Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence. Elle est à la fois nécessaire et injustifiable »27. Era la messa in luce di un nodo logico ed etico davanti al quale ancora oggi non sappiamo uscire. E il nesso tra rivolta, che non è la rivoluzione, o è contro la rivoluzione, da un canto, e quello che possiamo chiamare con Unamuno, « sentimento tragico della vita », ci apre scenari inediti, sui quali l’indagine critica avrà ancora molto da lavorare28. Per un solo esempio concreto, in cui lo scrittore fu coinvolto, si pensi al giudizio sulla lotta di liberazione algerina, tema evidentemente caldo per un algerino nativo come lui. Camus, sottoscrive il giudizio severo sul colonialismo francese, sia pure espresso in termini assai meno duri di quelli correnti a sinistra, ma, in ogni caso, non accetta la giustificazione del terrore come mezzo di lotta, che invece fanno la gran parte dei suoi sodali parigini, schierati a sinistra. Sulla guerra d’Algeria, fu dunque aspramente criticato, perché non v’era spazio per posizioni intermedie fra i colonialisti francesi e gli anticolonialisti africani; il suo rifiuto di sostenere l’FLN, soprattutto, negli ambienti dell’intellettualità progressista francese ed europea venne giudicato quasi un tradimento. E Camus fu criticato fino al punto di essere assimilato, lapidariamente, e ingiustamente, ai pieds noirs: troppo debole appariva la sua condanna del colonialismo francese, troppo flebile e sottinteso il suo sostegno ai resistenti algerini, troppo impolitico il suo rifiuto della violenza. È noto

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l’episodio accaduto a Stoccolma, nel 1957, in occasione della consegna del Nobel, in un successivo incontro con gli studenti e un pubblico vario, quando fu apostrofato duramente da un giovane algerino. A un certo punto, al rimprovero di non combattere per la giustizia, Camus rispose: « Je crois à la justice, mais je préfère ma mère à la justice », come riportò Le Monde. Quelle parole gli attirarono critiche pesanti e diffuse, da quelle dello stesso fondatore-direttore del giornale, Hubert Beuve-Méry, alla coppia Sartre- De Beauvoir. In realtà la frase di Camus era più articolata: lo scrittore faceva un esempio preciso: « Mentre noi parliamo si gettano bombe sui tram, ad Algeri. Mia madre può trovarsi su uno di quei tram. Se questa è la giustizia, io preferisco mia madre »29. Ma il significato di fondo non cambia: era il rifiuto non già del ricorso alla violenza politica, ma piuttosto della pratica del terrore, il disdegno della logica del colpire alla cieca, confondendo deliberatamente responsabili di indirizzi politici da colpire e innocenti. Proprio questo disdegno, questo ripudio assoluto, in qualche modo, accanto a molti altri elementi, sia pur assai problematici, rendono Camus nostro contemporaneo, un contemporaneo che ha molto da dirci in un tempo in cui la logica del terrore è diventata pervasiva, a livello planetario, e davanti alla quale tutte le risposte che la politica fornisce appaiono sbagliate, e foriere di ulteriore, cieca violenza. Più in generale, si può affermare che proprio l’impoliticità di Camus o più precisamente la volontà di non recidere il nesso tra politica e morale, conferisce oggi al suo pensiero una forza dirompente, tanto più in un mondo che vede la crisi delle politiche tradizionali, tutte le politiche tradizionali, un mondo ormai orfano delle grandi figure intellettuali capaci di dare insegnamenti, o quanto meno suscitare riflessioni non determinate o condizionate dai meccanismi della « società dello spettacolo », di cui ha parlato, quasi mezzo secolo dopo Camus, un altro affascinante, libero pensatore francese, Guy Debord.

BIBLIOGRAFIA

Testi di Albert Camus

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Altre opere

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NOTE

1. Rinvio al mio saggio così intitolato, in Angelo D’Orsi, Allievi e maestri. L’Università di Torino Nell’Otto-Novecento, Torino, Celid, 2002, p. 149-182. 2. Cfr. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948; Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1965. 3. Sul giornalismo di guerra gramsciano, cfr. Angelo d’Orsi, Gramsciana. Saggi su Antonio Gramsci, Modena, Mucchi, (2014), 2015. In particolare si rimanda ai capitoli 3 e 4. 4. Cfr. Jean Daniel, Comment résister à l’air du temps, Paris, Gallimard, 2006 (trad. it. con Introduzione di Claudio Magris, Messina, Mesogea, 2009). 5. Albert Camus, L’envers et l’endroit, Paris, Gallimard, (1937), 2014, p. 27. 6. Ibid., p. 92. 7. Herbert R. Lottman, Albert Camus, Milano, Jaca Book, (1979), 1984, p. 211. 8. Albert Camus, Concernant Caligula (1958), nell’antologia di Lou Marin (dir.), Écrits libertaires (1948-1960). Albert Camus et alii, s.l., Indigène éditions, 2016, p. 89-91. 9. Cfr. Maurizio Serra, Fratelli separati: Drieu-Aragon-Malraux. Il fascista, il comunista, l’avventuriero, Lamezia Terme, Settecolori, 2006. 10. Su di lui (e il rapporto con Camus), cfr. la nota biobibliografica di Michel Onfray, Contre- histoire de la philosophie. IX. Les consciences réfractaires, Paris, Grasset, 2013, p. 439; e in particolare

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l’articolo di Frédéric Fara, La force de l’admiration: Albert Camus et Jean Grenier, nel fascicolo speciale di Cause commune, 4, 2008, p. 186-194. Ovviamente sono indispensabili le lettere scambiate fra i due: Albert Camus, Jean Grenier, Correspondance (1932-1960), avertissement et notes par M. Dobrenn, Paris, Gallimard, 1981. 11. Si veda in proposito Sandra Teroni (dir.), Per la difesa della cultura. Scrittori a Parigi nel 1935, Roma, Carocci, 2002. 12. Cfr. Jean Monneret, Camus et le terrorisme, Paris, Michalon, 2013, p. 19. 13. Cit. in Herbert R. Lottman, Albert Camus, op. cit., p. 196. 14. Albert Camus, Misère de la Kabylie, in Alger républicain (maggio-giugno 1939), raccolto in Actuelles III. Chroniques algériennes. 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958 (trad. it. di M. Vitale, Miseria della Cabilia, Introduzione di L. Barile, Torino, Aragno, 2011). 15. Cfr. Angelo d’Orsi, Guernica, 1937. Le bombe, la barbarie, la menzogna, Roma, Donzelli, 2007 (ma si veda l’edizione spagnola riveduta e arricchita, Barcellona, RBA, 2011). 16. L’articolo, pubblicato su Le Monde - Culture et Idées il 18 marzo 2012 è stato ritrovato da Macha Séry presso gli Archivi nazionali d’Oltremare di Aix-en-Provence. 17. Jacqueline Lévi-Valensi (éd.), Camus à Combat, Éditoriaux et articles d’Albert Camus, Paris, Gallimard, p. 139-140. 18. Il documento è in A. Camus – M. Vinaver, S’engager? Correspondance (1946-1957), assortie d’autres documents, Simon Chemama (éd.), Paris, L’Arche, 2012, p. 149-152. 19. La documentazione è in Camus, Cahier de l’Herne, a cura di Raymond Gay-Crosier e Agnès Spiquel-Courdille, 2013. 20. Cfr. A. Camus – M. Vinaver, S’engager? Correspondance (1946-1957), op. cit., p. 153-156. 21. Albert Camus a Michel Vinaver, 20 juillet [1952], in op. cit., p. 63-64. 22. Arno Münster, Albert Camus: la révolte contre la révolution?, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 15. Si vedano anche le considerazioni di uno studioso cattolico: Stelio Zeppi, Camus. Un uomo in rivolta, Milano, Nuova Accademia Editrice, 1961, passim. E specialmente i contributi raccolti nel volume collettivo: Jenyves Guerin (dir.), Camus et la politique, Paris, L’Harmattan, 1986. 23. Cfr. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, op. cit., p. 192 sqq. (tutto schierato dalla parte di Camus, e acidamente polemico con Sartre), ripreso da Jean Monneret, Camus et le terrorisme, op. cit., p. 51 sqq. La replica di Camus (Révolte et servitude), fu raccolta in Actuelles II. Chroniques 1944-1948, Paris, Gallimard, 1986. 24. Cfr. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, op. cit., p. 33 sqq., 57 sqq. 25. Cfr. V. Parent, Albert Camus, l’âme de la révolte, in Cause commune, fasc. cit., p. 44-51. 26. Per tutte le informazioni rinvio a Lou Marin, Introduction in Écrits libertaires, op. cit., p. 11-66. 27. L’articolo è raccolto in Actuelles II; lo si trova ora in ibid., p. 69-73. 28. Sui limiti della ribellione, e sul nesso tra ribellismo e tragedia, cfr. J. Isaac, La tragédie et les ambiguïtés de la politique chez Albert Camus, in « Je me révolte, donc nous sommes!». Albert Camus à hauteur d’homme, in Cause Commune, fasc. cit., p. 80-92. 29. Cfr. Jean Monneret, Camus et le terrorisme, op. cit., 2013, p. 9 sqq., per tutta la ricostruzione dell’episodio.

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RIASSUNTI

Albert Camus commence à exercer le journalisme dans la période de l’entre-deux-guerres, en Algérie, et plus tard en France, avec la Résistance. Il voulut être homme de gauche, dans un premier moment avec les communistes, et ensuite proche des anarchistes. Il s’approcha enfin de la social-démocratie, sans pour autant l’embrasser complètement. Il fut surtout un homme libre. Comme Antonio Gramsci, qui mourut en 1937, l’année où Camus commença son activité de journaliste, il fut toujours à la recherche de la vérité sans se soucier de la politique. Véritable intellectuel engagé, certainement un peu sui generis, il se distingua tout de même du model de la gauche intellectuelle parisienne, sur laquelle l’hégémonie était exercée par Jean-Paul Sartre et le groupe des Temps modernes. Une différence qui devint distance avec les polémiques sur L’Homme révolté et, plus tard, autour de la guerre d’Algérie et du refus du terrorisme, même pour la « bonne cause ». Dans un certain sens, c’est précisément sa dimension « impolitique », c’est-à-dire une politique qui ne renonce jamais à la morale, qui rend aujourd’hui son œuvre littéraire et philosophique particulièrement stimulante.

Albert Camus started his journalistic career in the difficult period of the « entre-deux-guerres » in Algeria and later in France where he fought with the Resistance. Driven by his aspiration to be a man of the left, he became involved with the Communist party, then moved closer to the anarchist movement and eventually embraced social democracy. But above all, Camus was a free man. Like Antonio Gramsci, who died in 1937 when he started his journalistic activity, Albert Camus always searched for the truth regardless of party politics. Camus was a truly committed intellectual, but one of its own kind: he kept away from the model of the Left Bank intellectual embodied by Jean Paul Sartre and the group of Les Temps modernes. This difference became distance with the controversies on L’Homme révolté and later on the Algerian war, when Camus expressed his refusal of terrorism, even in the name of “a good cause”. In a sense, it is precisely his work’s “un-politicalness” –where politics never cease questioning moral issues– that makes Camus’ literary and philosophical work so stimulating today.

INDICE

Keywords : journalism, Gramsci, revolt, Algeria, European intellectuals, world wars, commitment Mots-clés : journalisme, Gramsci, Sartre, révolte, Algérie, intellectuels, européens, guerres mondiales, engagement

AUTORE

ANGELO D’ORSI Élève de Norberto Bobbio, Angelo D’Orsi est professeur d’histoire de la pensée politique à l’Université de Turin. Il a fondé la revue Historia magistra et Festivalstoria, qu’il dirige actuellement. Il est président du comité scientifique de la fondation Santorelli et membre de la commission pour l’Édition nationale des œuvres d’Antonio Gramsci. Il collabore avec de nombreuses revues scientifiques et des journaux. Il a orienté ses recherches sur l’histoire des

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idées et sur la culture politique. Parmi ses nombreuses publications, Guernica, 1937. Le bombe, la barbarie, la menzogna (2009), Del come la storia è cambiata in peggio, toujours de 2009, Il pensiero politico in un secolo e mezzo di storia de 2011 et le très récent 1917. L’anno della rivoluzione (Laterza, 2017).

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Albert Camus entre immédiateté et Histoire

Olivier Salazar-Ferrer

Pour Elsa Grasso

Et ouvertement je vouai mon cœur à la terre grave et souffrante, et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité, et de ne mépriser aucune de ses énigmes. Ainsi je me liai à elle d’un lien mortel…1 Hölderlin, La mort d’Empédocle.

1 Pour celui qui déclarait : « Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde »2, les paysages de la Méditerranée, entendons surtout les paysages élus de l’Algérie, de l’Italie et de la Grèce, ont le pouvoir de nous libérer de toute transcendance, qu’elle soit celle de la mémoire, de l’histoire ou de l’eschatologie chrétienne. Je voudrais suivre ce motif comme une basse continue pour comprendre sa fonction régulatrice aussi bien dans les essais solaires que dans L’homme révolté et les Carnets, pour questionner l’articulation de la contemplation et de l’action face à la dépossession du présent engendrée par les idéologies totalitaires. Je suivrai le fil d’Ariane des méditations italiennes pour comprendre cet impératif d’immanence et interroger son actualité dans notre monde contemporain.

Retrouver le cœur battant du monde

2 Chez Camus, comme chez Paul Valéry, la mer est une source d’immanence amoureuse : Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres3.

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3 Pour le narrateur du Vent à Djémila, une extase matérielle pour ainsi dire libère le sujet de son identité pour la fondre dans les forces élémentaires de la nature perçue comme un grand vivant, faisant écho aux thèmes panthéistes du Serpent d’étoiles (1933) de Jean Giono ou même à la fusion amoureuse avec la nature dans La naissance du jour (1927) de Colette : Comme le galet verni par les marées, j’étais poli par le vent, usé jusqu’à l’âme. J’étais un peu de cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle enfin, confondant les battements de mon sang et les grands coups de ce cœur partout présent de la nature4.

4 Dans « Le Vent à Djémila », le narrateur s’identifie au vent qui règne sur l’espace d’un paysage grandiose et déserté : À peine en moi ce battement d’ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l’esprit. Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pales autour de la ville déserte. Et jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde5.

5 Dans cette page, il y a toute une méditation sur les variations intentionnelles de la conscience aptes à nous mettre en présence du « cœur battant du monde »6 qui ont été analysées par Jean-Pierre Mourey dans son ouvrage Le vif de la sensation 7. La centralité du « je » phénoménologique qui organise la conscience perceptive fait place à une décentration du moi. Dans Retour à Tipasa (1954), l’extase, face à la montagne de Chenoua et à la baie, contemplant le paysage à partir du forum romain jonché d’olives, se répète intacte avec ses caractères apolliniens8 : transparence, évidence, plénitude, mesure et clairvoyance9. Il faudrait y ajouter l’amplitude des perspectives aériennes et une distanciation traduites en métaphores musicales, comme lorsque Camus embrassait d’un regard la ville de Florence à partir du jardin Boboli dans le texte intitulé « Le Désert », alimenté par les notes des Carnets qui relatent le voyage de septembre 1937 en Italie. Le paysage italien se révèle polyphonique, avec une orchestration des masses visuelles constituées par les collines, perçues à travers les nuages et les rangées successives des oliviers et des cyprès qui se meuvent selon des harmoniques, « dans la grande respiration du monde »10.

6 Ce manifeste de l’immanence transcende le sens géographique lui-même puisqu’il signifie un retour ontologique à la véritable terre, pour laquelle le nostos algos, la douleur du [non] retour, agit comme une puissance de restitution de l’être à laquelle l’Algérie, le « pays natal », va offrir une sorte d’exemplarité métaphysique. La véritable « patrie de l’âme » plotinienne que le jeune Camus a rencontrée en rédigeant son diplôme de maîtrise en 1935, sous le titre Entre Plotin et Saint-Augustin, n’en devient pas moins un vrai lieu, une terre à laquelle il s’agira de rester fidèle : « cette union que souhaitait Plotin, quoi d’étrange de la retrouver sur la terre ? L’unité s’exprime ici en termes de soleil et de mer »11.

7 Mais l’immanence du vrai lieu se révèle également dans sa vulnérabilité : « Il est bien connu, écrit Camus, que la patrie [de l’âme] se reconnaît toujours au moment de la perdre »12. Ce danger est au cœur du sentiment tragique de la plénitude chez Camus : « J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal », écrira-t-il encore dans « La mer au plus près »13. Cette fête sensuelle reçue sur le mode de l’unité plotinienne, contre toute dévalorisation gnostique ou platonicienne de l’empirie, ne se réalise que dans un désespoir sur lequel les mythes, les littératures et les religions glissent sans recours possible. D’autre part, la patrie de l’immanence

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nourrit la première révolte, dans la violente inhumanité du silence de Dieu, ce que Camus désigne par le terme de « désert ». Alors que le désert, au sens théologique, c’est le lieu par excellence de la manifestation divine dans la pratique de l’ascèse, il devient chez Camus le lieu de l’absence divine. La « volonté du désert » évoquée par Nietzsche dans La généalogie de la morale 14, demeurait une forme de solitude et d’anonymat propre aux grands esprits féconds et inventifs. Camus prolonge cette conception en renversant (comme Nietzsche) le sens de son ascèse : pauvreté, nudité, ascèse dévoilent la richesse de l’immanence au lieu de préparer à l’accès à une transcendance divine.

8 En quoi, Camus s’inscrit bien, comme le jeune Le Clézio dans L’extase matérielle, dans une révolte nietzschéenne contre les arrière-mondes, convaincu que dans ce tragique par effondrement réside la possibilité de rejoindre la vie créatrice. Dans un entretien récent, Le Clézio a souligné l’importance qu’avait eue sur son œuvre la lecture de l’essai de Camus consacré à Plotin et Saint-Augustin15. De fait, chez Camus, la méditation sur la mort ne renvoie jamais à une transcendance, mais à une valorisation de la finitude. Les réflexions contenues dans « L’été à Alger » rejoignent la déclaration de Nietzsche à Naples : « Je suis heureux de voir que les hommes se refusent absolument à vouloir penser à la mort ; je serais heureux de contribuer à leur rendre l’idée de la vie encore mille fois plus digne d’être pensée »16.

Vers une pauvreté royale

9 Revenons aux jardins Boboli à Florence évoqués dans Le désert, situés derrière le palais Pitti, résidence des Médicis, qui datent du XVIe siècle et qui s’étendent entre la Porta Romana et le Forte Belvedere. La révélation qui s’y produit est un peu l’équivalent inversé de la vision de Saint-Augustin au port d’Ostie, relatée au livre IX des Confessions, lorsque la contemplation du philosophe, qui se trouve aux côtés de sa mère Monique, s’élance vers « celui qui est ». Face aux jardins du port qui s’étendent en terrasses successives, Augustin évoque une fontaine spirituelle assimilée à la vie créatrice et divine, mais n’en dévalue pas moins « la plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles » qui ne mérite « même pas un nom » face à l’être divin et immuable17.

10 Au contraire, dans les jardins Boboli, le jeune Camus avoue qu’il n’a jamais senti, si avant, à la fois son « détachement » de lui-même et sa « présence au monde »18. Le paysage des collines rythmé par les cyprès se décline musicalement dans la lumière argentée, avec un dynamisme propre à l’air, à la lumière, aux masses du paysage aux mouvements des nuages. Le narrateur occupe lui aussi une position surplombante, sur une terrasse qui découvre le Monte Oliveto et les hauteurs de la ville. La contemplation camusienne, si elle implique elle aussi une annihilation du moi (« Il [le monde] me nie sans colère »), contrairement à la vision augustinienne des jardins d’Ostie, n’ouvre sur aucune transcendance divine. Ce que le narrateur exprime par une phrase coupante : « Le monde est beau, et hors de lui, point de salut »19.

11 Déjà dans « Noces à Tipasa », joie, amour, fusion traduits dans les métaphores du souffle, du baiser et de l’étreinte (« lèvres à lèvres ») définissaient des noces exprimées dans le langage de la fusion plotinienne. Le narrateur y retrouve une « patrie de l’âme » 20 conquise par une véritable ascèse plotinienne inversée, une discipline de désappropriation, non pas platonicienne, mais plus proche de l’ascèse des cyniques puisqu’elle ne prépare pas l’accès à une transcendance, mais à une appréhension du monde lui-même. Dans L’envers et l’endroit, Camus retourne le sens du précepte

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évangélique en déclarant : « À cette heure, mon royaume est de ce monde ». Cette contemplation ascétique est une jouissance au monde et non une jouissance de soi, ce en quoi elle s’éloigne de l’hédonisme narcissique des Nourritures terrestres (1897) de Gide mais également du culte du moi barrésien centré sur lui-même qui évolue rapidement vers un moi national issu du romantisme allemand21.

12 En réalité, cette hiérogamie hésiodique entre le ciel et la terre, entre les dieux et les hommes, dont Hölderlin avait rêvé, comme l’avait souligné avec justesse Jean François Mattéi22, est perpétuellement menacée par l’étrangeté et l’indifférence du monde. Le paysage lui-même révèle rapidement son inhumanité, particulièrement en Toscane où « des paysages si purs sont desséchants pour l’âme et leur beauté insupportable »23. Comme chez Bonnefoy, la contemplation engendre un sens aigu de la finitude : « l’oubli des soi-même puisé dans l’ardeur de cette première Italie »24 est d’abord voué à sa fugacité : « Dans ces évangiles de pierre et d’eau, il est dit que rien ne ressuscite25 ».

13 Il s’agit cependant de consentir à cet instant charnel et à sa plénitude menacée. C’est là une différence décisive avec le texte d’Augustin. Qu’il s’agisse de commenter « la douleur aux dents serrées de Marie » sur la fresque de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue ou les corps de Piero Della Francesca, nous voyons s’effectuer un réinvestissement du regard dans l’immanence et la finitude, analogue à celui qu’Yves Bonnefoy pourra effectuer dans son essai « Les Tombeaux de Ravenne » (1953).

14 De fait, la jouissance ne présuppose pas forcément la possession. Approcher la plénitude du monde présuppose donc toujours une discipline de non-appropriation, une pauvreté essentielle. « Consentir au monde et en jouir – mais seulement dans le dénuement », note-t-il dans les Carnets le 8 septembre 1937. À ces moments, la subjectivité sans histoire témoigne de son amour et de son admiration dans l’oubli d’elle-même, la temporalité semble s’être immobilisée dans la jeunesse du monde et le vrai lieu se déploie simplement, en révélant à la sensibilité sa pure transparence. Il y a dans la dissolution du moi (ou sa suspension) une critique du moi comme source de frivolité avec une inflexibilité presque pascalienne, mais cet oubli est indissociable, paradoxalement, d’une jouissance sensuelle du monde : « il n’est sensible qu’à ceux qui sont capables de ne jamais tromper leur soif ». Cet impératif qui continue à hanter les Carnets des années 1950-1959 représente une ascèse chrétienne inversée car elle rapproche du monde et non de Dieu. Elle est une affirmation nietzschéenne, un grand « oui » au monde contre la dépréciation ascétique judéo-chrétienne et son nihilisme réactif. « Florence !, un des seuls lieux d’Europe où j’ai compris qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement »26.

15 En un sens, il est frappant de constater que Camus, qui prolonge de nombreux thèmes italiens traités par Jean Grenier comme l’a souligné de façon convaincante Toby Garfitt27, réitère également les grandes expériences italiennes que Nietzsche avait faites à Sorrente, à Naples, à Gênes ou à Rapallo. Le lecteur qui lit « Le désert », texte issu des carnets de voyage en Italie en septembre 1937, ne peut rester insensible au dialogue secret qui s’instaure entre la troisième dissertation de La généalogie de la morale : « Quel est le sens de l’idéal ascétique ? » et la méditation italienne de Camus. Libéré des déréalisations temporelles de « tous les plus tard du monde »28, il s’agit de se réapproprier un poids d’immanence advenu dans une passivité : « Être entier dans cette passion passive et le reste ne m’appartient plus », écrit Camus (63). Ce sont des instants de réconciliation totale qui impliquent à la fois un consentement à la finitude née de la conscience de la vulnérabilité de cette beauté, et d’une juste mesure dont la

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pensée de midi conceptualise les impératifs éthiques dans L’homme révolté. En effet, Camus évitera de la transformer en une expérience solipsiste. Ces liens avec un lieu constituent une reconnaissance à travers laquelle, dès L’été à Alger, s’impose un impératif de partage soutenu grâce à « l’amour pour quelques hommes »29. En feuilletant les carnets, j’ai retrouvé avec émotion cette figure du retour dans les carnets du voyage en Italie de 1955. Nous sommes sur la route qui relie Monte San Savino à Sienne en serpentant au milieu des oliviers, délivrant les paysages lumineux et austères de la Toscane. Camus avait écrit : Quand je serai vieux, je voudrais qu’il me soit donné de revenir sur cette route de Sienne que rien n’égale au monde, et d’y mourir dans un fossé, entouré de la seule bonté de ces Italiens que j’aime30.

Refuser les arrière-mondes

16 Déjà, face aux ruines romaines de Tipasa, le texte subvertissait les codifications romantiques de la conscience mélancolique des ruines. Prenons l’exemple de Lamartine évoquant Rome dans Les nouvelles méditations poétiques. La totalité éclatée : ruines, traces, signes d’ombres, creux et effondrements du visible constituent un espace de la conscience imaginante où elle trouve sa jouissance et ses vertiges. Déclin, mort, décadence oriente la sensibilité vers une extinction. À Djémila, au contraire, la violence du présent écrase l’histoire et triomphe sur la mélancolie, avec une amertume, une lucidité et un doute chargés d’ironie vis-à-vis de la grandeur historique des conquérants romains qui ont marqué ce pays « avec leur civilisation de sous-officiers » et qui se faisaient une « idée basse et ridicule de la grandeur »31.

17 Si nous considérons la perception du vent, il est intéressant de constater qu’il joue des fonctions phénoménologiques opposées. Chez Lamartine, le vent matérialise le « torrent des années » qui roule « sous ces arceaux ses vagues déchaînées… »32. Il rend sensible une histoire écrasante pour la conscience imaginante, alors que chez Camus la force du vent annihile le moi par ses forces agissantes et inhumaines en confirmant durement son existence. Bref, il est hors de question de s’égarer dans une rêverie sur l’histoire. Il s’agit de créer des « morts conscientes », et non des morts « imaginantes ». Cette immédiateté qui refuse les arrières-mondes se donne aussi dans la contemporanéité absolue des odeurs et des couleurs, comme chez Cézanne, dans cet « immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu »33, qui trouve ses métaphores dans la contemporanéité sans concept du son (« la tête retentissante des cymbales du soleil… »)34. Ces sensations participent d’une provisoire présence, et non d’un seuil, car Camus le redira sans cesse : la mort est pour lui « une porte fermée »35.

18 Dans les senteurs des plantes aromatiques, la fenêtre de la basilique Sainte-Salsa nous apparaît trouée par la violence du paysage de la mer ; c’est la réponse des pierres à une transcendance chrétienne impossible. Libéré de tout espoir religieux, le narrateur de la fin de L’été à Alger salue la « patrie de l’âme » qui est celle de l’immanence, par laquelle « devient sensible la parenté du monde ». Il reviendra plus tard sur cette révolte vis-à- vis de l’espoir religieux, ce qu’il dénonce comme une résignation : « Le monde est beau, et hors de lui, point de salut »36. Le même refus traverse Le mythe de Sisyphe. Ce mouvement vers le contemporain, ce consentement à la terre, se redoublera dans L’homme révolté pour fonder une communauté idéale d’action sur un acte individuel de

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révolte, appuyée sur un nominalisme individualiste fondamentalement opposé aux idéaux totalitaires des idéologies.

Les modes d’immanence de la peinture

19 Une autre « stratégie d’immanence » apparaît dans les analyses que Camus nous offre de la peinture italienne. « Le désert » s’ouvre par cette déclaration inaugurale : « Vivre, bien sûr, c’est un peu le contraire d’exprimer ». Dans les tableaux des peintres toscans, de Giotto, Piero Della Francesca et de Cimabue, qu’il appelle « les romanciers du corps », Camus va invalider, paradoxalement, la sémantique de la résurrection de l’eschatologie chrétienne, en rapportant les œuvres à un mode de contemporanéité qui immobilise un instant des corps dans leur affectivité37.

20 En ces représentations, en effet, l’amour de vivre, la haine, l’amour, les larmes et la joie se rencontrent et se reconnaissent immédiatement comme autant de modes de présence au monde. Par ce geste de référentialité profane, Camus rapporte le sens de l’œuvre picturale à l’affectivité créatrice du peintre et à ses modèles vivants, qu’il retrouve en train d’arpenter les rues de Florence. Cette représentation du corps souffrant bloque en quelque sorte le représenté dans un présent sans espoir : C’est à cette chair que les Toscans s’arrêtent et non pas à son destin. Il n’y a pas de peintures prophétiques. Et ce n’est pas dans les musées qu’il faut chercher des raisons d’espérer38.

21 C’est en ce sens que le tableau devient sous l’œil du jeune Camus un lieu d’inscription désespérée. Ainsi, commentant le tableau La flagellation de Piero Della Francesca 39, Camus, à la suite des commentaires de Malraux publiés dans « Psychologie des Renaissances », dans la revue Verve au printemps 1938, souligne l’impassibilité du visage du Christ et du bourreau. En réalité, dans ce cas précis, il s’agit davantage de hiératisme et d’absence d’émotion dans le graphisme qu’aux visages (on ne voit pas le visage du bourreau en train de fouetter le Christ qui tourne le dos au spectateur dans La flagellation). C’est presque l’indifférence de Meursault qui surgit chez ces deux personnages, le Christ et le bourreau, que tout oppose cependant. Il est vrai que l’œuvre originale de Piero della Francesca insère un moment de la passion dans un contexte politique qui a fait l’objet de nombreux débats chez les historiens de l’art40. Même si elle est orientée vers la résurrection, cette scène nous invite à saisir la passion dans une actualisation historique et politique, c’est-à-dire dans une contemporanéité. Indifférent à la sémiotique politique de l’œuvre, Camus offre une herméneutique existentielle du tableau qui révèle des personnages insensibles et désespérés. Leur impassibilité est spécifique à ce que Camus appelle, avant Sartre, « l’enfer », lieu d’un éternel présent sans espoir. Yves Bonnefoy dans sa Stratégie de l’énigme (2006) se demande si La flagellation ne peut pas « accueillir ici, dans une architecture faite musique, le plein midi d’un divin médiatisé par l’Intelligible ».

22 L’indifférence du Christ, pour Bonnefoy, appartient d’une stratégie qui suspend le décryptage sémiologique de l’image pour faire valoir « l’apparence sensible qui remonte dans les figures »41. La perception camusienne de La flagellation appartient bien à « une contre-culture » inhérente à l’intention de sens du peintre, exactement comme Bonnefoy qui l’interprète comme signifiant une valorisation du lieu architectural réel à construire aux dépens des ambitions militaires des croisades. D’autre part, il suggère subtilement qu’au-delà des codifications idéologiques religieuses, par exemple du

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péché originel, existe « un universel » capable de les transcender. De la sorte, les deux commentaires se rejoignent de façon frappante : « C’est l’expérience du lieu, de la valeur du lieu pour l’être existant, de l’irremplaçable valeur de l’ici où vivre, qui a été dans cet extraordinaire tableau la source d’inspiration… »42.

23 La déambulation de Camus dans le cloître des morts à la Santisima Annunziata à Florence, avec sa « révolte » contre les inscriptions des tombeaux chargées de fausses espérances d’immortalité, est rejointe par la méditation des Tombeaux de Ravenne dénonçant l’éternité illusoire du concept dans une révolte anti-platonicienne. Ces deux méditations partagent le même désir de reconnaissance de la finitude. « La finitude en nous, cette obligation au lieu, se retrempe en soi, et s’affirme. L’énigme se fait mystère »43. Ici et là, le souci de la terre est vécu comme un souci du retour à l’immanence. C’est bien « les mythes stériles », c’est-à-dire le mutos religieux qui suscite la révolte du narrateur camusien dans le cloître des morts : « Vivre Tipasa, témoigner et l’œuvre d’art viendra ensuite. Il y a là une liberté », écrit-il. C’est qu’il ne s’agit pas d’évaporer en esthétique une expérience fondamentale : « Je n’éprouve pas le besoin d’en faire une œuvre d’art », écrit-il paradoxalement dans Noces en élaborant ce texte, comme si le langage était transparent à sa propre immédiateté vécue.

24 Alors que Bonnefoy conçoit l’image poétique comme une « impression de réalité enfin pleinement incarnée qui nous vient, paradoxalement, de mots détournés de l’incarnation »44, pour Camus, l’investissement affectif inhérent au geste du peintre se concentre dans « cette matière magnifique et futile que l’on appelle le présent » de la peinture45. Des Tombeaux de Ravenne (1953) à L’arrière-pays (1971), les méditations de Bonnefoy sur la peinture italienne, par exemple sur Piero della Francesca dans Un rêve fait à Mantoue (1967) note déjà « un ultime élément de dénégation de l’idée » chez le peintre. Dans Les tombeaux de Ravenne, c’est le constat qu’il y a un antagonisme entre la présence et le concept qui a pour enjeu l’acceptation ou la dénégation de la finitude. De même, Camus n’est pas éloigné d’une subversion nietzschéenne du sens de la peinture, assumée avec provocation au nom d’une poésie plus haute : la flamme noire que de Cimabue à Francesca les peintres italiens ont élevée parmi les paysages toscans contre la protestation lucide de l’homme jeté sur une terre dont la splendeur et la lumière lui parlent sans relâche d’un Dieu qui n’existe pas46.

25 Ce refus du détournement par les arrière-mondes, nous le retrouvons encore parmi les tombes du cloître des morts de Santissima Annunziata à Florence, dont les inscriptions palissent face à l’affirmation insolente de la vie de quelques enfants qui jouent sur les tombes et des femmes qui y viennent « les seins libres dans des robes légères et les lèvres humides »47. « On y apprend du moins à ne compter sur rien et à considérer le présent comme la seule vérité qui nous soit donnée “par surcroît” »48. Il y reviendra dans le chapitre « Révolte et art » de L’homme révolté, constatant l’exil des hommes qui fuient dans un art illusoire l’imperfection du monde et ne savent pas « être au monde », sauf au moment fugitif de la mort. Contre cette déréalisation, il appellera un art capable de contester, d’être en dissidence, mais qui ne se dérobe pas pour autant aux impératifs éthiques du réel. Entre immédiateté et histoire, il existe une leçon italienne chez Camus par laquelle s’impose « une double vérité du corps et de l’instant »49, analogue à La leçon de la Sainte-Victoire (1980) chez Peter Hanke, qui convoque dans son récit la charge d’immanence des tableaux de Cézanne, conjuguant la célébration du monde avec la recherche d’une nouvelle matérialité des phrases, comme le rappelle Jean Pierre Mourey dans son ouvrage Le vif de la sensation. Comment présentifier le choc sensitif qui affecte le sujet ? », se demande Jean-Pierre Mourey50. Pour que la brillance

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et le poids du monde redeviennent une évidence, il faut un désengagement, un désœuvrement à l’égard des dimensions langagière, fonctionnelle, idéologique et symbolique.

Les pièges de l’histoire

26 Le détour par l’histoire effectué par L’homme révolté ne trahira pas cette exigence, nous le savons, puisque le dernier chapitre de « la pensée de midi », « Au-delà du nihilisme », s’achève sur l’image du retour d’Ulysse, achevant son cercle métaphysique par un acte de renoncement aux promesses de la magicienne Circée, et consentant à la finitude. L’artiste doit demeurer dans l’histoire s’il reste fidèle à l’impératif éthique de la révolte qui fonctionne en quelque sorte comme sa garantie. Ici, je remarquerai que ce « principe régulateur » de la révolte fonctionne également comme une reprise (j’emprunte intentionnellement le concept à Kierkegaard) ontologique, une réappropriation du réel contre les déréalisations et les réifications prométhéennes.

27 La pensée de midi n’étant pas seulement un souci de mesure, d’équilibrage permanent de la révolution par la révolte, mais aussi une reprise ontologique toujours inachevée qui consiste à faire valoir l’ancrage d’une communauté dans le particulier. Cette tension est intégralement phénoménologique, puisqu’elle est tendue vers l’avenir, s’effectue toujours à la pointe du présent, dans l’histoire et contre l’histoire, avec cet aphorisme fulgurant de Char : « L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc »51. La moisson, symbole solaire, renvoie à une éternité cyclique de la nature tandis que l’histoire nous offre une linéarité irréversible, mais aussi un monstre froid et souvent injuste dont il faut refuser la fausse nécessité. La valeur dynamique de cette image qui renvoie à l’arc apollinien et à la mise en tension des contraires réclamée par Héraclite ne pouvait que séduire Camus. Au lendemain de la Libération et de ses désenchantements, l’écrivain se trouve confronté de nouveau à cet impératif d’immanence. Si la poésie comme le dit un poème de Gabriel Celaya « est une arme chargée de futur »52, il s’agit aussi de rester fidèle à la terre.

28 Les leçons italiennes de l’immanence participent de cette étrange métaphysique du paysage que Georg Simmel avait jadis innovée dans des essais qui restent essentiels pour nous. Il faudrait mettre en regard les essais camusiens issus du voyage de 1937 avec la perception de l’Italie du nord de D. H. Lawrence, décrivant la révélation charnelle du corps dansant dans son livre Twilight in Italy, hanté par la vitalité et l’archaïsme libérateur de la civilisation étrusque qu’il décrit dans Sketches of Etruscan places and other italian essays 53. Le poème emblématique « Cypresses », qui inaugure ce thème, fut écrit à Fiesole en Toscane en septembre 1920.

29 Il serait également passionnant de confronter le thème du retour à l’immanence des essais camusiens avec les récits italiens de Nikos Kazantzakis, lui aussi profondément marqué par l’ascèse franciscaine, les deux écrivains transfigurant l’héritage chrétien après avoir reçu la révélation de l’œuvre de Nietzsche54. Néanmoins, Lewis Owen dans son ouvrage Creative destruction (2003) a montré de façon convaincante que Kazantkakis reste proche de l’interprétation de Chestov « en dépit des similarités entre les efforts de Kazantkakis et ceux de Camus pour dépasser le nihilisme, dans un esprit de révolte » 55.

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30 C’est dans le ressentiment que les abstractions puisent l’énergie de destruction de la vie individuelle. Ici encore, Camus suit les analyses nietzschéennes du Gai Savoir et du Crépuscule des idoles, même s’il marquera ses distances dans L’homme révolté avec d’autres thèses nietzschéennes. Dans ce dernier ouvrage, la fidélité à l’immanence n’est plus vécue seulement comme contemplation, mais comme action. La tension des contraires qui se déchiraient dans le tragique solaire de la contemplation à Florence est devenue la tension de l’arc apollinien de la vérité dans l’histoire. Dès les essais italiens, l’on sent poindre une impatience d’action qui reste latente sous la contemplation. Mais quelle est la force qui est capable de garantir cette fidélité dans l’action ? L’amour revendiqué par Camus garantira l’impatience d’efficace de la révolte puisqu’elle est « amour et fécondité ou elle n’est rien »56. C’est l’amour qui contient la puissance d’affirmation pour l’autre dans son existence contemporaine. On n’aime pas au futur : aimer impose à la volonté un impératif d’immédiateté, et par conséquent un impératif catégorique d’immanence. Trop souvent, les totalitarismes et les religions du salut ont hypothéqué le présent au nom d’un « avenir radieux » et de « lendemains qui chantent ».

31 L’expérience signifiée, comme l’arc apollinien et homérique, est toujours bâtie sur l’opposition des contraires maintenus en tension. Il suffit de rappeler cet aphorisme de Char cité dans la conclusion de L’homme révolté, cité plus haut. Il est émouvant de suivre l’idée de ce retour vers la terre, cette adhésion « au plus près », comme dans ce titre lacanien de « La mer au plus près », toujours indissociable de la conscience de la fragilité de l’instant, la plénitude est toujours menacée et pleinement tragique.

32 Mais qu’en est-il de la littérature qui menace elle-même en permanence de nous faire quitter le sol de l’immanence ? Comme les tableaux des maîtres italiens, la littérature doit s’installer dans ce tragique, sur ce fil fragile qui court entre stylisation du réel et création des formes pour nous indiquer le retour. La fin du manuscrit Char de L’homme révolté en offre un exemple saisissant avec l’évocation du retour d’Ulysse. La magicienne Circée lui a proposé un infini trompeur, celui de l’immortalité. Il l’a refusée et décide de revenir vers son île où l’attendent « le lit d’une femme et le regard intimidant d’un fils ». Il tend bientôt l’arc de justice, qui nous rapporte à un présent paradoxal et toujours imparfait où « midi ruisselle sur le moment même de l’histoire ».

33 En relisant les analyses de l’esprit apollinien par Walter F. Otto, on est frappé par sa proximité avec les composantes de la pensée de midi, qui sous les emblèmes de l’arc et de la lyre, présupposent les règles fondatrices de la vérité et de la justice, illustrée par la vengeance d’Ulysse à son retour à Ithaque57. L’injonction apollinienne, chez Homère, s’adresse en particulier à Ulysse qui revient chez lui et à cette terre qui est la sienne. Ce retour n’est pas seulement géographique, mais également métaphysique, puisqu’il s’agit de revenir à un impératif né de la révolte, qui, telle le levier cartésien, permet d’opérer la révolution copernicienne qui permet de juger l’ubris ou la démesure des idéologies politiques meurtrières et des réifications de l’histoire. Refusant l’immortalité promise par Circée, Ulysse a parcouru un cercle, comme Sisyphe, mais cette fois, c’est pour participer à son destin. L’espoir remplace ici l’espérance58.

34 Aujourd’hui, si nous voulions réactiver l’esprit de la résistance camusienne, il faudrait constater que les modes qui déréalisent le présent ont évolué vers des utopies du monde du travail ou des rhétoriques politiques qui hypothèquent le futur des sociétés en sacrifiant le présent. L’impératif d’immanence de L’homme révolté qui s’est élevé jadis contre les idéologies de l’Histoire fonctionnerait comme une nouvelle révolte

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s’opposant aux logiques aveugles du monde du travail dissimulées sous des rhétoriques de compétitivité, au sein desquelles les individus sont instrumentalisés, otages de fausses espérances économiques.

35 Alors qu’un vaste débat s’est engagé en Europe sur le bien-fondé d’une hypothèque financière accablante paralysant l’avenir de la Grèce, il faut sans doute revenir à l’impératif camusien. Il ne s’agit pas seulement d’une éthique de la reconnaissance individuelle à réinventer, mais aussi de refuser des processus de déréalisation de l’individu toujours latents dans les stratégies économiques. Plus que jamais, l’impératif d’immanence de la pensée de midi conserve sa capacité à défendre l’individu contre les monstres froids de l’abstraction. La puissance de générosité de l’amour contient un impératif d’immédiateté. Il n’est pas inutile de rappeler que Camus l’avait résumé dans un aphorisme devenu célèbre : « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent »59.

NOTES

1. Cité par Camus, 4 mars 1950, Carnets, II. Janvier 1942 - mars 1951, Paris, Gallimard, 1964. Voir : Hölderlin, Œuvres, trad. Ph. Jacottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 480. André Vezin a signalé que Camus a emprunté ce passage à la préface de Geneviève Bianquis, traductrice du tome I de La volonté de puissance de Nieztsche (Paris, Gallimard, 1935). 2. Albert Camus, « Noces à Tipasa », dans Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1965, p. 57. Toutes nos références aux Essais se rapportent désormais à cette édition. 3. Ibid. 4. Ibid., p. 62. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 61. 7. Jean-Pierre Mourey, Le vif de la sensation, Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint- Étienne, 1993, p. 4. 8. Albert Camus, « Retour à Tipasa », Essais, p. 872-873. 9. Walter F. Otto, L’esprit de la religion grecque ancienne, Paris, Berg international, 1995, p. 106-107. 10. Albert Camus, « Le Désert », Noces, dans Essais, p. 86. 11. Ibid. 12. Ibid. 13. Albert Camus, « La mer au plus près », Essais, p. 886. 14. Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, III, 8 : « Une obscurité volontaire peut-être ; une fuite devant soi-même ; une aversion profonde pour le bruit, l’admiration, le journal, l’influence ; un petit emploi, quelque chose de quotidien qui cache plutôt qu’il ne met en évidence ; parfois la société de bêtes domestiques, d’oiseaux inoffensifs et joyeux dont l’aspect réconforte ; des montagnes pour tenir compagnie, mais non des montagnes mortes, des montagnes avec des yeux (c’est-à-dire avec des lacs) ; parfois même une simple chambre dans un hôtel quelconque plein de monde, où l’on est certain d’être perdu dans la foule et de pouvoir impunément causer avec tout le monde, — voilà le “désert”! » (trad. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1900). 15. « Entretien de Justyna Gambert avec Le Clézio », Cahiers Le Clézio dans « Le Clézio et la philosophie », sous la direction d’Olivier Salazar-Ferrer et de Bronwen Martin, no 8, 2015.

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16. Friedrich Nietzsche, « La pensée de la mort », aphor. n o 278, Le Gai Savoir, trad. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1901. 17. Saint-Augustin, Les Confessions, Livre IX, chap. 10, p. 23-25. 18. Albert Camus, « Le vent à Djémila », Essais, p. 62. 19. Albert Camus, « Le désert », ibid., p. 87. 20. L’expression même de « patrie de l’âme » pour l’immanence exprime cette inversion du sens de l’expression plotinienne. Voir « Entre Plotin et Saint Augustin », Essais, p. 1285. 21. « Ce me serait un pis-aller délicieux de veiller sous les lourds arceaux du cloître Sainte- Trophisme à Arles, […] pour aimer la mort (qui triomphera d’une beauté dont je souffre) et pour glorifier le Moi qu’avec plus d’énergie je saurais être » déclare Barrès dans Un Homme libre (1889), I, Paris, Club de l’honnête homme, 1965-1968, p. 166. À cet égard, je renvoie à l’excellent ouvrage de Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Bruxelles, Complexe, 1972. 22. Jean-François Mattéi (1941-2014), conférence en ligne : « Camus et Heidegger, les noces avec le monde », Colloque Albert Camus, ENS, 29 mars 2007. Lien : http://archives.diffusion.ens.fr/ data/video-mp4/2007_03mattei.mp4 ; Jean-François Matthéi avait dirigé le volume Albert Camus. Du refus au consentement, Paris, PUF, 2011. 23. « Le désert », Essais, p. 85. 24. Ibid., p. 82. 25. Ibid. 26. « Le Désert », Essais, p. 88. 27. Toby Garfitt, The Works and Thought of Jean Grenier, 1898-1971, Londres, MHRA, 1983, p. 103-104. 28. « Le vent à Djémila », Essais, p. 65. 29. « L’été à Alger », Essais, p. 75. 30. Albert Camus, Carnets VIII, dans op. cit., p. 1239. 31. « Le vent à Djémila », Essais, p. 65. 32. « Les vents, en s’engouffrant sous ces vastes débris, / En tirent des soupirs, des hurlements, des cris / On dirait qu’on entend le torrent des années / Rouler sous ces arceaux ses vagues déchaînées… », Lamartine, « La liberté ou une nuit à Rome », dans Nouvelles méditations poétiques, XX, Paris, Le Livre de Poche, 2012, p. 385. 33. « Noces à Tipasa », Essais, p. 58. 34. Ibid. 35. « Le Vent à Djémila », Essais, p. 63. 36. « Le Désert », Essais, p. 87. 37. Ibid., p. 79-80. 38. Ibid., p. 80. 39. Cette toile (1444-1478) se trouve à la Galleria Nazionale delle Marche, Urbino. 40. Le sens de l’œuvre a été âprement discuté. Signalons l’interprétation politique de Carlo Ginsburg (The Enigma of Piero, Londres, Verso, 1985) et celle de John Pope-Hennessy qui va jusqu’à y percevoir une représentation du rêve de Saint-Jérôme de telle sorte que le personnage flagellé ne serait pas le Christ (The Piero della Francesca Trail, New York, New York Review of Books, 2002). 41. Yves Bonnefoy, Stratégie de l’énigme, Paris, Galilée, 2006, p. 31. 42. Ibid., p. 65. 43. Ibid., p. 66. 44. Yves Bonnefoy, « La présence et l’image » (1981), dans Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au collège de France (1981-1993), Paris, Le Seuil, p. 25-26. 45. « Le Désert », Essais, p. 79. 46. Ibid., p. 80. 47. Ibid., p. 83. 48. Ibid., p. 85. 49. Ibid., p. 82.

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50. Jean-Pierre Mourey, Le vif de la sensation, op. cit., p. 1. 51. René Char, « À une sérénité crispée », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 754. 52. Gabriel Celaya, « La poesia es una arma cargada de futuro », dans Cantos iberos, Alicante, Verbo, 1955. 53. D. H. Lawrence, Sketches of Etruscan places and other italian essays, Simonetta de Filippis (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 54. Notons que Sophie Petitjean-Lioulias a consacré une thèse à ce rapprochement ( Albert Camus - Nikos Kazantzaki : d’une rive à l’autre ou l’itinéraire méditerranéen, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1999) résumée dans un article publié le 6 avril 2015 (« Des Noces de Camus à Alexis Zorba de Kazantzakis : une vision grecque du monde »), en ligne sur : https:// trajetslitteraires.wordpress.com/2015/04/06/des-noces-de-camus-a-alexis-zorba-de-kazantzaki- une-vision-grecque-du-monde/. 55. Lewis Owen, Creative destruction. Nikos Kanzanzakis and the literature of responsability, Macon, Mercer University Press, 2003, p. 105 (nous traduisons). 56. Albert Camus, L’homme révolté, dans Essais, p. 777. 57. Walter F. Otto, L’esprit de la religion grecque ancienne, op. cit., p. 112-113. 58. Voir Bernard N. Schumacher, Une philosophie de l’espérance : la pensée de Josef Pieper dans le contexte du débat contemporain sur l’espérance, Paris, Éditions du Cerf, 2000. 59. Albert Camus, L’homme révolté, dans Essais, p. 777.

RÉSUMÉS

L’œuvre d’Albert Camus peut être interprétée comme une fidélité à l’immanence opposée à toutes les fausses transcendances, à la fois religieuses, morales ou idéologiques. Cet impératif marque profondément les essais italiens (Le désert) et les premiers écrits qui évoquent les paysages algériens (Noces à Tipasa, Le Vent à Djémila). Cet impératif permet non seulement de comprendre le rôle du corps dans la perception du paysage et son rapport à l’histoire, mais également sa lecture de la peinture italienne dont les valeurs chrétiennes apparaissent subverties au profit d’une affirmation de l’immédiateté de la vie. À la suite du combat de Nietzsche contre les « arrière-mondes », l’impératif d’immanence se retrouve dans le geste fondateur de la révolte, conçu comme une fidélité à la terre qui définit un nouveau rapport entre la contemplation et l’action.

Albert Camus’s work is an expression of his fidelity to immanence and of his rejection of false transcendence, be it religious, moral or ideological. This imperative of immanence pervades the essays which recount Camus’s travels through Italy (Le désert) and his life in Algeria (Noces à Tipasa, Le Vent à Djémila). It is essential for understanding the role of the body in Camus’ perception of the landscape as well as his conception of History, but also his interpretation of Italian painting where Christian values are subverted in order to re-assert the immanence of life. Continuing Nietzsche’s struggle against the “back-worlds”, this imperative constitutes the first stage of revolt, understood as a form of fidelity to the earth, which opens up a new relationship between contemplation and action.

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INDEX

Mots-clés : Camus, immanence, révolte, contemplation, Italie, fidélité, transcendance Keywords : Camus, immanence, revolt, contemplation, Italy, fidelity, transcendence

AUTEUR

OLIVIER SALAZAR-FERRER Olivier Salazar-Ferrer est écrivain, essayiste et poète, auteur de récits, romans, adaptations théâtrales ; en 2007, il a été nommé maître de conférences en littérature française à l’Université de Glasgow au Royaume-Uni. De 2012 à 2015, il a exercé les fonctions de directeur du département de français et de littérature française. De formation à la fois philosophique et littéraire, ses publications portent sur les XIXe et XXe siècles, la littérature d’avant-garde, l’esthétique, la littérature féminine (Yourcenar, Cixous, Duras, Colette), la littérature existentielle (Fondane, Bespaloff, Chestov, Camus, Grenier, Jankélévitch, Michel Henry), la littérature de voyage (Le Clézio, Bouvier, Lacarrière, Gide, Segalen), les croisements entre arts visuels, poésie, littérature et philosophie. Il est reconnu au niveau international comme spécialiste de l’œuvre de Benjamin Fondane et de l’avant-garde roumaine des années trente.

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Quand « l’esprit rencontre la nuit » : révolte et déraison selon Camus

Ramona Fotiade

1 La relation de Camus à la pensée existentielle est des plus complexes et des plus contradictoires. Elle procède des rapports d’affinité et de contestation que l’auteur du Mythe de Sisyphe entretient avec Dostoïevski et Chestov, en tant que représentants de l’irrationalisme russe qui connaît un certain essor en France dans les années 1920. Pour Camus, il y a d’abord la lecture des romans de Dostoïevski, vers l’âge de vingt ans, dont il évoquera le retentissement profond sur son œuvre lors d’un hommage collectif rendu à l’auteur russe en 1955 : « J’ai d’abord admiré Dostoïevski à cause de ce qu’il me révélait de la nature humaine. Révéler est le mot. Car il nous apprend seulement ce que nous savons, mais que nous refusons de reconnaître »1. La mention répétée du mot « révéler » à l’égard de Dostoïevski interpelle et suscite des questions concernant le premier contact de Camus avec les livres de Chestov, en particulier Les révélations de la mort 2 et Le pouvoir des clés 3.

2 Beaucoup d’historiens et de critiques littéraires se sont interrogés là-dessus4 mais conformément aux archives du fonds Chestov, déposées à la Bibliothèque de la Sorbonne, on peut affirmer avec assez de précision qu’au moment où il rédige les notes préparatoires au cycle de l’absurde (d’après les dates des premiers carnets)5, Camus avait lu les livres et peut-être certains articles de Chestov, publiés en France depuis 1922. En effet, une lettre qui date de 5 mars 1936 et adressée à Boris de Schloezer (le traducteur et interprète de Chestov) témoigne de l’intérêt que le jeune Camus portait à l’œuvre de Chestov. Il s’agit d’une réponse à l’appel aux souscriptions que Schloezer avait lancé auprès des amis et des lecteurs de Chestov pour assurer la publication en français du dernier livre du penseur russe sur Kierkegaard. L’étude intitulée Kierkegaard et la pensée existentielle paraîtra chez Vrin en 1936, en hommage au soixante-dixième anniversaire de Chestov. Camus, si l’on en juge d’après le souvenir des gens qui l’ont connu, était particulièrement démuni à l’époque et son geste est d’autant plus significatif si l’on pense aux réserves qu’il allait exprimer par rapport à la pensée existentielle6.

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3 Mais avant de se pencher sur les sources du désaccord profond dont toute l’œuvre de Camus fait preuve par rapport à la démarche des auteurs existentiels, rappelons la fréquence et l’insistance surprenante qui caractérisent l’intervention des thèmes dostoïevskiens et chestoviens dans le cycle de l’absurde. De L’étranger à L’homme révolté, en passant par Le mythe de Sisyphe, la pensée de Camus est traversée, ou on dirait « hantée » par l’envers dérangeant de l’esprit lucide représenté par la tentation des questions sans issue : l’immortalité de l’âme, la mort, le suicide, le « mur », les confins de la vie (ou « les contrées éloignées »)7. Surtout le thème du « suicide logique », repris à Dostoïevski, devient le point de départ dans Le mythe de Sisyphe et prépare, tout au long de la première partie du livre, le chef d’accusation contre la pensée existentielle. Pourquoi le suicide serait-il « le seul problème philosophique vraiment sérieux » ? Comment se serait-il substitué à l’ancienne définition que donnait Platon de la philosophie en tant que « préparation à la mort » ? Il semble que la réponse relève de la polémique entamée par Camus, dès le début du cycle de l’absurde, avec Dostoïevski et avec les conclusions de l’analyse consacrée au suicide dans un article du Journal d’un écrivain où est posée « la nécessité d’arriver tout droit à cette conclusion : sans la foi en son âme et l’immortalité de son âme, l’existence humaine est quelque chose de contre- nature, un intolérable non-sens »8. Camus cite l’affirmation concernant l’existence de l’immortalité de l’âme dans le chapitre sur Kirilov, dans Le mythe de Sisyphe, en guise d’illustration de ce qu’il appelle « le renversement métaphysique complet » dans la pensée de Dostoïevski, un point de vue que les deux essais sur l’absurde ne cesseront de combattre. En effet, la polémique est, dès le début, engagée contre l’irrationalisme religieux. Il ne s’agira plus de lutter contre les diktats de la raison et contre le caractère intelligible des lois qui régissent la vie des hommes ; il s’agit désormais de dénoncer les extrêmes de l’attitude nihiliste et fidéiste : le suicide, d’un côté, et la croyance en l’immortalité de l’âme, de l’autre. La mort et le suicide ne doivent en aucun cas servir de tremplin à l’éternité, ni permettre à l’irrationnel de remettre en cause les évidences de la raison.

4 Chez Camus, l’absurde recouvre de façon paradoxale deux catégories distinctes d’expérience : il y a d’une part l’existence limitée par la mort, l’injustice, la souffrance, le destin implacable, la nécessité ; et d’autre part, la tentation déraisonnable du « saut » en dehors des normes communes (le suicide, la foi ou la quête de l’impossible). Si Camus définit à plusieurs reprises l’absurde comme confrontation entre l’homme et le monde, l’accent est à chaque fois mis sur « ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme »9. L’homme est éminemment un être rationnel qui aspire à l’ordre et à l’unité, tout en étant entouré d’un monde qui s’avère irrationnel, opaque, hostile. On comprend dès lors, que s’il faut se révolter contre sa condition, la révolte ne portera pas sur ce que Chestov appelle « les évidences de la raison » (c’est-à-dire justement l’inévitabilité de la mort, l’irréversibilité du temps, les lois de la physique et des mathématiques, la nécessité), mais sur « l’absurde » d’un monde qui, tout étant régi par des lois parfaitement intelligibles du point de vue de la raison, revêt maintenant les attributs de la déraison. L’homme du souterrain, chez Dostoïevski, est loin de partager les aspirations du personnage qui se trouve devant l’irrationnel dans Le mythe de Sisyphe : « À ce point de son effort – écrit Camus – l’homme […] sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde »10. Le narrateur de La voix souterraine n’imaginerait pas d’identifier son bon plaisir ou ses désirs avec les prorogatives de la raison. Ce « gentleman dénué d’élégance, au visage

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rétrograde et railleur » (ainsi que le décrit Dostoïevski), qui aime sa souffrance et refuse de se prosterner devant l’impossible lance son défi à ses congénères « aux nerfs solides » : « eh bien, Messieurs ! Ne jetterons-nous pas à bas, dans la poussière, d’un seul coup de pied, tout ce sage bonheur, rien que pour envoyer les logarithmes au diable et pouvoir recommencer à vivre selon notre sotte fantaisie ? »11. L’homme, semble dire Dostoïevski, n’est pas seulement un être raisonnable qui aspire au bonheur, mais un être insoumis et moqueur qui aime par-dessus tout sa liberté.

5 La façon dont Chestov décrit l’expérience d’une transformation des convictions à l’approche de la mort (par rapport à Maître et serviteur de Tolstoï dans Les révélations de la mort aussi bien que par rapport à l’expérience du condamné à mort dans Dostoïevski et la lutte contre les évidences12) suggère un processus de mutation brusque qui s’accompagne d’un renversement de toutes les valeurs. Camus approuve l’effet salutaire de la révolte nihiliste qui se fait jour dans l’œuvre de Dostoïevski et dans la pensée de Nietzsche, mais il refuse de suivre l’un dans l’affirmation de la foi comme il se détourne de l’autre à l’annonce du dépassement de la morale. Le retour à la pensée grecque chez Camus correspond ainsi à la possibilité de sortir de l’impasse du nihilisme sans passer par le christianisme : « Si, pour dépasser le nihilisme, il faut revenir au christianisme, on peut bien suivre alors le mouvement et dépasser le christianisme dans l’hellénisme »13. L’éloge de la mesure, et l’imposition de « la limite, première valeur » est contemporaine de l’affirmation de la révolte. « Les antinomies morales commencent, elles aussi, à s’éclairer à la lumière de cette valeur médiatrice » – écrit Camus et ajoute aussitôt : « La dialectique historique, par exemple, ne fuit pas indéfiniment vers une valeur ignorée. Elle tourne autour de la limite, première valeur » 14.

6 On voit bien qu’il s’agit d’une philosophie de la juste mesure qui se confronte à une pensée de l’excès et de la démesure, à la lutte contre les évidences de la raison (reprise par Chestov d’après La voix souterraine), aussi bien qu’aux discours de la foi ou de la volonté de puissance de l’Homme-Dieu, Zarathoustra. C’est de ce point de vue que la révolte devient, paradoxalement, pour Camus une morale de l’équilibre et de la juste mesure : La mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. La mesure, née de la révolte […] est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. Elle ne triomphe ni de l’impossible ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres15.

7 Les vers de Pindare cités en exergue au Mythe de Sisyphe s’inscrivaient en faux contre les exigences démesurées de la pensée existentielle, en affirmant dès le début le primat de l’immanence et des limites qui définissent ce à quoi l’homme peut raisonnablement aspirer : « Oh, mon âme n’aspire pas à la vie éternelle/ mais épuise le champ du possible »16. Le retour de Camus à l’hellénisme le place fermement du côté d’Athènes dans la confrontation avec Jérusalem et la pensée biblique, pour faire pendant au leitmotiv qui traverse toute l’œuvre de Chestov, le célèbre Credo quia absurdum que le penseur russe reprend à Tertullien. Selon Chestov, le processus d’hellénisation du christianisme est responsable de la substitution de la foi en Dieu avec l’idée de bien, et d’une évolution qui culmine en Europe avec la mise à mort du dieu de la morale, chez

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Nietzsche, et avec le discours du Grand Inquisiteur, chez Dostoïevski. Chestov cite souvent les Ennéades de Plotin pour appuyer une conception d’une pensée souterraine, mystique, subversive par rapport à la tradition de l’hellénisme classique. On retrouvera ainsi, dans les livres de Chestov, surtout les passages des Ennéades concernant l’expérience de l’extase dans laquelle l’âme se retrouve au-dessus (ou en dehors) de la raison et de la connaissance et aspire à l’union avec l’Un. Pour Camus, ainsi que témoigne son étude sur La raison mystique17 : « Plotin est un Grec. […] Son âme du monde est stoïcienne. Son monde intelligible vient d’Aristote. Et sa synthèse garde un accent tout personnel. Mais il reste qu’il a le goût de l’explication rationnelle des choses. Et c’est en cela que sa tragédie personnelle reflète aussi le drame de la métaphysique chrétienne »18. Camus renvoie ainsi l’opposition entre Athènes et Jérusalem à la tension entre l’absurde et l’irrationnel : « Le thème de l’irrationnel – il écrit – tel qu’il est conçu par les existentiels, c’est la raison qui se brouille et se délivre en se niant. L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites »19. Pour peu on dirait une citation de Kant, sauf l’étonnement qui accompagne ce constat impersonnel des limites de la raison. Dans L’homme révolté, Camus cite une phrase similaire à celle d’Alain sur l’irrationalisme de la religion : « La prière, dit Alain, c’est quand la nuit vient sur la pensée »20, phrase à laquelle il répond par une injonction qu’il attribue aux représentants des doctrines irrationalistes : « Mais il faut que l’esprit rencontre la nuit », répondent les mystiques et les existentiels ». Et Camus enchaîne à ce propos : « Certes, mais non pas cette nuit qui naît sous les yeux fermés et par la seule volonté de l’homme – nuit sombre et close que l’esprit suscite pour s’y perdre. S’il doit rencontrer une nuit, que ce soit plutôt celle du désespoir qui reste lucide, … veille de l’esprit d’où se lèvera peut-être cette clarté blanche et intacte qui dessine chaque objet dans la lumière de l’intelligence »21. De la même façon qu’il remplace la référence à l’éveil de Plotin (au-delà de la raison et de la connaissance) avec la veille de l’esprit, Camus s’emploiera à substituer aux mythes et paraboles bibliques de la pensée existentielle des mythes grecs. La nostalgie du retour et le périple d’Ulysse remplaceront ainsi l’idée chrétienne de l’exil de l’âme sur la terre ainsi que la réflexion de Plotin sur la mort en tant que retour longtemps attendu à la patrie. Plus significatif encore, le récit de la Genèse concernant la chute et le lien entre la connaissance et la mort sera remplacé par le mythe de Sisyphe qui, selon l’interprétation de Camus, ne relève pas tellement d’une tentative singulière de révolte contre la mort, mais d’une attitude lucide face à un destin impitoyable qu’il décide d’accepter. Si la vie a le sens du sursis provisoire accordé au condamné à mort, alors il vaut toujours mieux d’accepter le défi d’une condition absurde que de se suicider c’est-à-dire esquiver la confrontation avec l’absurde, d’après Camus.

8 Le même refus de la révolte contre la mort et contre la connaissance (ou, en d’autres mots, le même refus du mythe fondateur de la pensée existentielle), définissait à la fin des années 1930 les prises de position de Rachel Bespaloff en tant qu’interprète de Chestov et de Nietzsche. Ses écrits ont d’ailleurs profondément marqué la conception de l’absurde et de la révolte chez Camus. Dans Cheminements et carrefours (publié en 1938), Bespaloff dénonçait le caractère irrationnel et impossible à suivre de la révolte contre la connaissance et contre la chute de l’homme dans le temps que la pensée de Chestov semblait conseiller. L’appel à Nietzsche dans l’analyse de Bespaloff, et la référence au bonheur d’avant la chute et d’avant la connaissance que l’homme ne pourra jamais retrouver, rappelle la façon dont Camus concevait l’absurde en tant que « désir de bonheur et de raison » opposé au silence déraisonnable du monde.

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« Notre instinct de la connaissance est trop puissant pour que nous puissions encore goûter le bonheur sans connaissance, ou le bonheur d’une forte et solide illusion… Nous préférions tous la destruction de l’humanité à l’abandon de la connaissance » (La volonté de puissance IV, 296). Cette parole de Nietzsche, voilà notre réponse à Chestov – aussi longtemps qu’il reste philosophe. Le valde bonum d’avant le péché, d’avant le malheur, nous n’en voulons pas […] Nous refusons cette félicité où nous ne reconnaissons pas notre désir, ce je-ne-sais-quoi de nous-mêmes que nous ne céderons jamais22.

9 L’attachement à « l’instinct de connaissance », « ce je-ne-sais-quoi de nous-mêmes que nous ne céderons jamais », cet idéal d’une humanité qui court délibérément à sa perte, ne manquera pas de rapprocher Bespaloff des positions exprimées par l’auteur du Mythe de Sisyphe. « Je crois pourtant que celui dont je me sens le plus proche, bien que je ne sois pas d’accord avec lui, c’est Camus » écrira-t-elle à Boris de Schloezer en 1946, en rajoutant aussitôt : « Il y a là une authenticité, une témérité, un sens du vrai tragique qui m’ont vivement frappé »23. À l’interprétation biblique de l’opposition entre l’Arbre de la Vie et l’Arbre de la Connaissance qui oriente la critique chestovienne de la raison, Bespaloff substitue une conception de la tragédie, qu’elle fait remonter aux sources de la sagesse grecque pour redécouvrir ensuite ses manifestations chez les écrivains et les philosophes du XXe siècle. Il s’agit d’une entreprise de grande envergure qui se fait jour dans l’essai publié en 1943, De l’Iliade, et se poursuit à travers deux autres études, les Réflexions sur l’âge classique (1945) et les Réflexions sur l’esprit de la tragédie (1947). Dès le début, Bespaloff s’efforcera de montrer qu’il existe une identité de fond entre la pensée grecque et la pensée biblique, entre Athènes et Jérusalem. Cette identité s’enracine dans l’éthique et le besoin de justice : Dans ce culte de la droiture, législateurs juifs et athéniens se rejoignent. Ainsi, pour Athènes comme pour Jérusalem, il n’existe pas d’antagonisme irréductible entre la justice humaine, fondée en droiture et en vérité, sur la foi ou sur la raison, et la justice de la vie ne relevant que des nécessités physiques et physiologiques qui déterminent les conditions dans lesquelles un individu ou un groupe peut croître et prospérer24.

10 Selon Camus, l’absurde « échappe au suicide, dans la mesure où il est en même temps conscience et refus de la mort. […] Le contraire du suicidé, précisément, c’est le condamné à mort. Cette révolte donne son prix à la vie »25. Mais toute vraie liberté de choix est enlevée au condamné à mort, et on voit mal comment la révolte pourrait s’accommoder de la conscience de l’impuissance assumée de l’homme face à son destin pour rendre le sens à la vie. Lutter contre l’absurde, se révolter contre l’irrationnel de la vie, ne conduit, au cours de l’argumentation de Camus, qu’à la redécouverte de ce « désir de bonheur et de raison » que l’homme lance en guise de défi, au début, et qu’il retrouve intact après son périple à travers les affres de la déraison. Dans Un raisonnement absurde, Camus accuse Chestov d’accepter l’absurde et de le revêtir des attributs de Dieu : « Pour Chestov, la raison est vaine, mais il y a quelque chose au-delà de la raison. Pour un esprit absurde la raison est vaine et il n’y a rien au-delà de la raison »26. À son tour, Benjamin Fondane ne manque pas de relever les conséquences d’une approbation trop appuyée de l’« exigence de clarté » chez Camus, qui fait appel à la raison pour rendre compte de l’absurde : « Toute acceptation, toute fidélité, toute résignation chasse l’absurde du réel, ou l’imprègne d’intelligibilité »27.

11 C’est une fidélité toute différente à l’absurde qui permet à Fondane de porter son refus et sa révolte jusqu’aux portes de l’infini. Puisque « l’homme absurde » de Camus ne fait qu’exalter les limites de la condition humaine (en parfaite continuité avec l’apologie de

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la mesure dans la pensée grecque), c’est à Fondane de pousser l’audace jusqu’à l’outrance et de crier, avec Rimbaud : « Non, non, à présent je me révolte contre la mort »28. Et n’est-ce pas par fidélité à l’absurde, plutôt qu’à « l’exigence de clarté », que l’homme déclare la guerre à sa propre mort ? N’est-ce pas par désespoir, plutôt que par un « espoir farouche » (qui rappelle d’ailleurs l’étrange « bonheur » promis à Sisyphe), que le révolté pousse son insoumission au-delà des limites raisonnables ? Ainsi que Fondane le fait remarquer à Camus dans Le lundi existentiel, l’absurde dans la pensée existentielle ne fait pas signe à la présence sécurisante de Dieu ; il surgit de l’absence ou même de la « mort » de Dieu, et de la crise de tout discours édifiant, de toute signification ou valeur assignée, qui s’ensuit : C’est en un monde sans Dieu, en un monde où on a tué Dieu et où, selon la remarque de Nietzsche, on ne s’est même pas aperçu, que la philosophie existentielle est née. La philosophie de Kierkegaard et de Chestov qui aboutissent au Dieu tué peut nous faire croire (tout au moins au penseur pressé ; et qui ne l’est pas ?) qu’il ne s’agit que d’un retour à la foi perdue, par lassitude, besoin de sécurité, de repos, et non (ce qu’elle signifie en vérité) par horreur du repos, de la sécurité, de la certitude. On peut croire à des âmes lasses et non (ce qu’elles sont) des âmes dangereuses, qui veulent briser toute quiétude afin de ramener, avec la question, la possibilité de la réponse. On serait enclin de croire à une crise religieuse, et non à une crise philosophique 29.

12 Rien ne mesure plus pertinemment la distance entre la crise du rationalisme dans la pensée existentielle et la position de Camus que la formule qui résume le sens de « la création absurde » et du bonheur retrouvé de Sisyphe : « tout est bien » – une seule et même conclusion éclaire, selon Camus, le déroulement de la tragédie antique d’Œdipe, ainsi que le suicide de Kirilov (dans les Possédés de Dostoïevski) et la révolte existentielle de Sisyphe. Par un retour spéculatif à la sagesse, Camus oppose la catharsis grecque à la philosophie de la tragédie de Chestov, et à la notion de « création ex nihilo » 30, issue d’une critique impitoyable des diktats de la raison. Tandis que Fondane et Chestov s’appuient sur l’absurde pour subvertir la raison, Camus essaye de ramener l’absurde en tant que vécu à un principe de conduite morale : imaginer Sisyphe heureux prend la forme d’un impératif éthique. Il le faut pour que la vie conserve un sens, ou plus précisément pour que son « inutilité » devienne intelligible sans quitter les cadres de la raison. Et ce sera encore à Fondane de remettre en cause ce renoncement éthique drapé d’insoumission, qui jette son défi « dans l’absence totale de l’espoir » pour se retrouver transformé en bonheur dès qu’il retombe sur les données d’une condition implacable, que le « désir de clarté » apprend à tout être raisonnable d’accepter : « Ce n’est pas à Sisyphe qu’il demande de s’imaginer heureux, c’est à nous qu’il demande de l’imaginer tel. Cela est beaucoup plus aisé ! Et cela nous sauvegarde la possibilité d’une philosophie qui va « à la recherche de la paix » en se détournant, comme le disait Jaspers, de « l’inquiétude incessante » des Sisyphe – qu’ils aient nom Kierkegaard ou Nietzsche. M. Camus finit son livre par un coup de maître ; mais pour cela il fallait négliger de prendre l’avis de Sisyphe lui-même31.

13 Confronté à la tragédie, à l’impuissance et à la mort, le penseur existentiel refuse de choisir entre le suicide et la soi-disant « liberté » du condamné à mort. L’homme souterrain de Dostoïevski arrive à une tout autre conclusion que le penseur grec et l’Œdipe de la tragédie antique : « Deux fois deux quatre, messieurs, ce n’est déjà plus la vie, c’est la mort ». D’où la révolte existentielle contre le règne de la finitude et de la raison (et je cite Chestov) : « Il faut choisir : ou bien renversons le “deux fois deux

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quatre” ou bien admettons que la mort est le dernier mot de la vie, son tribunal suprême »32. À l’encontre des philosophies du suicide ou de l’« amor fati », qui nous ramènent à l’être voué à la mort (Sein zum Tode) et à sa liberté factice (Freiheit zum Tode), l’irrationalisme de Chestov défend la valeur inconditionnelle de la vie et le pouvoir créateur de la volonté humaine. Ainsi rappelle-t-il qu’« il est donné à l’homme de créer la vérité, qu’un sang royal coule dans ses veines », en reprenant les réflexions de Plotin sur l’éveil33. L’insoumission de Sisyphe qui a enchaîné la mort et a su traverser l’enfer pour en ressortir vivant l’emporte sur l’image apaisante du héros réconcilié avec son destin. Stratégie de lutte plutôt que réflexion sur la vie, la pensée existentielle continuera, selon Fondane, d’ébranler nos certitudes tout au long du dimanche interminable de l’histoire « affectant éternellement la métaphysique du clos d’une métaphysique de rupture, de liberté, d’absolu »34.

NOTES

1. Albert Camus, « Pour Dostoïevski » (texte écrit en 1955, à l’occasion d’un hommage collectif de Radio Europe à Dostoïevski), dans Théâtre, Récits, Nouvelles, Paris, Gallimard, 1962, p. 879. 2. Léon Chestov, Les révélations de la mort, trad. de Boris de Schloezer, Paris, Éditions Plon, 1923. 3. Léon Chestov, Le pouvoir des clés, trad. de Boris de Schloezer, Paris, Schiffrin, 1928 ; repris par Au Sans Pareil, 1929 ; J. Vrin, 1936. 4. En particulier Ray Davison, qui dans son excellente étude, Camus. The Challenge of Dostoevsky, se pose le problème en ces termes : « We do not know who, if anyone, acted as an intermediary between Camus et Dostoevsky. Gide is a possible figure but it is more likely that Camus read Gide on Dostoevsky because of an existing interest than vice-versa. », Ray Davison, Camus. The Challenge of Dostoevsky, Exeter, University of Exeter Press, 1997, p. 196. 5. Les premières remarques sur le cycle de l’absurde sont inscrites à partir de janvier 1936 dans les Carnets : « Absurdité – Lucidité – Jeu gratuit – Force et bonté… etc. », dans Œuvres complètes d’Albert Camus, Paris, Gallimard et Club de l’honnête homme, 1983, vol. IV, p. 22. Voici ce qu’il note en mai 1936 : « Œuvre philosophique : l’absurdité ; Œuvre littéraire : force, amour et mort sur le signe de la conquête // Dans les deux, mêler les deux genres en respectant le ton particulier. Écrire un jour un livre qui donnera le sens », ibid., p. 34. 6. Voici le texte de la lettre datée du 5 mars [1936], mise à la poste le 30 mars seulement et reçue le 2 avril (selon les annotations de la fille de Chestov, Nathalia Baranoff-Chestov) : « Monsieur, ci- joint le montant de ma commande. Voici d’autre part quelques adresses utiles : Claude de Treminville, 11 rue d’Alessia, 14º, Paris // Delpech, Collège de Bel Abbès ou Hôtel Continental, Bel Abbès, Alger // Jeanne Sicard, 84 boulevard Saint Saëns, Alger // Jean de Maisonseul, 8 rue Durenies ???, Alger // Paul Rapi, villa Scheherezade, La Redoute, Alger // Je voudrais faire plus – mais renseignez-moi sur votre Comité dont j’ignorais l’existence… // Je vous remercie d’avoir bien voulu me faire connaître votre effort et vous prie de croire, Monsieur, à mes meilleurs sentiments // Albert Camus », Fonds Chestov, MS2119, vol. IX, 1933-1936, F163, Bibliothèque de la Sorbonne. 7. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, dans Œuvres complètes d’Albert Camus, op. cit., p. 104, 107, 110, 113, 182-185.

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8. Fedor Dostoïevski, Journal d’un écrivain, trad. Jean Chuzeville, Paris, Gallimard, 1951, p. 416, 419. 9. « Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme », Albert Camus, « Un raisonnement absurde », dans Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 113. 10. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 117-118. 11. Fédor Dostoïevski, La voix souterraine, trad. Boris de Schloezer, Paris, Librairie Stock, 1926, p. 51. 12. Article publié dans la Nouvelle Revue Française, no 18 (101), février 1922, p. 134-158. 13. Albert Camus, Carnets II, dans Œuvres complètes d’Albert Camus, op. cit., vol. VI, p. 344. 14. Albert Camus, « La Pensée de midi », dans L’homme révolté, Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 699. 15. Ibid., p. 704. 16. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 93. 17. Il s’agit du troisième chapitre de son mémoire en vue de l’obtention du Diplôme d’études supérieures, intitulé Métaphysique chrétienne et néoplatonicienne (voir : Albert Camus, Essais, op. cit., p. 1269-1293). 18. Ibid., p. 1269. 19. Ibid., p. 134. 20. Ibid., p. 146. 21. Ibid. 22. Rachel Bespaloff, Cheminements et carrefours, Paris, Vrin, 2004, p. 209-210. 23. Rachel Bespaloff, Lettres à Boris de Schloezer (I : 1942-1946), dans Conférences nº 16, printemps 2003, p. 437. 24. Rachel Bespaloff, De l’Iliade, Brentano’s, Paris, Éditions Alia, (1943), 2004, p. 83. 25. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 138-139. 26. Ibid., p. 124. 27. Benjamin Fondane, « Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire », dans Jean Grenier, L’existence, Paris, Gallimard, 1945, p. 38. 28. Benjamin Fondane, Rimbaud le Voyou, Paris, Denoël et Steele, 1933, p. 39. 29. Benjamin Fondane, « Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire », art. cit., p. 49-50. 30. Cf. Léon Chestov, « La création ex nihilo », dans Pages choisies, Paris, Gallimard, 1931. Cette notion, d’après l’interprétation que donne Camus à la « création absurde », reste bien loin de « consommer l’inutilité profonde de toute vie individuelle » : cf. Albert Camus, La création absurde, dans Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 192. 31. Benjamin Fondane, « Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire », art. cit., p. 38. 32. Léon Chestov, « Dostoïevski et la lutte contre les évidences », Le Mercure de France, no 101, févr. 1922, p. 157 ; la citation des Carnets du sous-sol de Dostoïevski se trouve à la page 155 (cf. Fédor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, trad. par André Markowicz, Paris, Actes Sud, 1992, p. 48). 33. Léon Chestov, Sur la balance de Job. Pérégrination à travers les âmes, Paris, Flammarion, 1971, p. 174. 34. Benjamin Fondane, « Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire », art. cit., p. 51.

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RÉSUMÉS

Cet article présente la relation de Camus à la pensée existentielle, et traite en particulier l’élaboration du concept de révolte au contact de l’irrationalisme de Léon Chestov. Dans tout le cycle de l’absurde, Camus ne cesse d’interroger l’envers dérangeant de l’esprit lucide à travers des questions sans issue : l’immortalité de l’âme, la mort, le suicide, le « mur », les confins de la vie (ou « les contrées éloignées »). Par un retour spéculatif à la sagesse, Camus oppose la catharsis grecque à la philosophie de la tragédie de Chestov, issue d’une critique impitoyable des diktats de la raison. Tandis que Fondane et Chestov s’appuient sur l’absurde pour subvertir la raison, Camus essaie de ramener l’absurde en tant que vécu à un principe de conduite morale. Ainsi, le retour à la sagesse grecque chez Camus correspond à la possibilité de sortir de l’impasse du nihilisme sans passer par le christianisme, pour rejoindre une éthique de la juste mesure.

This article presents Camus’ relationship with existential thought, focusing on the elaboration of his conception of revolt in response to Lev Shestov’s irrationalism. In his “trilogy of the absurd”, Camus constantly engages with the unsettling opposite of lucid reasoning through a range of insoluble questions: the immortality of the soul, death, suicide, the “wall”, the frontiers of life (or the “remote regions”). Through a speculative return to wisdom, Camus opposes the Greek catharsis to Shestov’s philosophy of tragedy, which springs from a scathing critique of totalitarian reason. While Fondane and Shestov draw on the absurd in order to subvert reason, Camus attempts to tie in the absurd as lived experience to a principle of moral conduct. Thus, the return to Greek wisdom in Camus corresponds to the possibility of overcoming the dead-end of nihilism without resorting to Christianity, in order to achieve an ethics of the right balance.

INDEX

Mots-clés : Camus, Chestov, Fondane, Mythe de Sisyphe, L’Homme révolté, Les Révélations de la mort, révolte, absurde, irrationalisme, nihilisme, christianisme, hellénisme, Dostoïevski, Nietzsche, pensée existentielle, raison, morale, sagesse grecque, éthique Keywords : Camus, Shestov, Fondane, Myth of Sysiphus, The Rebel, The Revelations of Death, revolt, absurd, irrationalism, nihilism, Christianism, Hellenism, Dostoevsky, Nietzsche, existential thought, reason, moral, Greek wisdom, ethics

AUTEUR

RAMONA FOTIADE

Ramona Fotiade est professeur de littérature du XXe siècle à l’Université de Glasgow. Elle s’occupe de femmes écrivains, de roman moderne et de cinéma français. Elle a orienté ses recherches sur l’existentialisme, le postmodernisme et les mouvements d’avant-gardes dada et surréaliste. Elle a été membre du Forum pour la philosophie européenne en tant que représentante de Glasgow. En 2010 elle a participé à la rétrospective surréaliste organisée à Londres au Barbican Art Centre. Elle a récemment publié une monographie concernant Jean Luc Godard et a dirigé la nouvelle édition critique des Cahiers Léon Chestov. Parmi ses publications : André Breton : The Power of Language paru en 2000, Existential Writings - David Gascoyne paru en 2001, The Tragic Discourse : Shestov and Fondane’s Existential Thought paru en 2006 chez Peter Lang et Léon

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Chestov – Vladimir Jankélévitch : Du Tragique à l’Ineffable paru en 2011 pour les Éditions Universitaires Européennes.

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Il tormento di Sisifo. Giuseppe Rensi e Albert Camus

Andrea Trabaccone

Una fonte italiana?

1 Il tempo di Rensi non è quello di Camus e i due uomini mai s’incontrarono. È lecito, dunque, domandarsi che cosa c’entri, di fatto, un filosofo italiano classe 1871, per lungo tempo sconsideratamente abbandonato nel dimenticatoio del pensiero filosofico novecentesco, con uno scrittore franco-algerino classe 1913, che consideriamo tuttora vivente in virtù dell’attualità e vitalità del suo pensiero. Una risposta potrebbe essere questa: li unisce una simpatia, nel senso etimologico di « sentire insieme », per un problema filosofico disorientante e quotidiano come l’assurdo.

2 Il fenomeno assurdo fu esplorato da Rensi nell’opera Interiora rerum, data alle stampe nel 1924. Tale scritto fu in seguito rivisitato, corretto e ripubblicato nel 1937 con una significativa modifica del titolo: l’espressione latina, erudita ed evocativa, fu sostituita da un più esplicito La filosofia dell’assurdo. Albert Camus, dopo aver raccolto l’idea dell’assurdo « sulle strade del suo tempo »1, ne esaminò la fenomenologia ne Le mythe de Sisyphe, datato 19422. A un’attenta analisi dei testi, oggi appaiono molteplici i punti di contatto tra le due visioni del mondo e svariati i motivi che ci spingono a indagare sulla vicinanza teorica delle due concezioni dell’assurdo. Malgrado ciò, l’ipotesi che la filosofia dell’assurdo di Rensi possa essere considerata una fonte de Le mythe de Sisyphe è ancora oggi gravida di interrogativi.

3 Prima di introdurre un terzo personaggio che reciterà un ruolo di primo piano nell’economia del presente contributo, è dunque lecito porsi una domanda elementare, ma legittima: Albert Camus conosceva Giuseppe Rensi? La risposta è negativa, se ragioniamo entro i confini dell’ipotesi di una conoscenza diretta. Il nome di Rensi, a un’attenta analisi, non compare mai in nessuna opera di Camus, né negli epistolari. È impossibile pertanto affermare che Camus abbia letto o frequentato le opere più note del filosofo veronese. Le parole con cui Camus si esprime nell’Avvertenza a Le mythe de Sisyphe avvalorano ancor più la tesi secondo la quale la filosofia dell’assurdo di Rensi

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sarebbe stata ignota allo scrittore franco-algerino3. Muovendo da queste constatazioni, allora, dovremmo oggi limitarci a esporre i risultati di un esercizio di comparatistica tra due autori che non si conoscono e che mai si sono letti, ma che, per puro caso, manifestano una suggestiva consonanza teorica. Ciò nonostante, una possibile connessione tra Rensi e Camus esiste e ha un nome: Jean Grenier.

4 Nicola Emery, un acuto interprete del pensiero rensiano, ha impostato per primo le linee guida di un possibile confronto tra Rensi e Camus, focalizzando l’attenzione della critica su un saggio di Jean Grenier risalente al soggiorno napoletano del professore francese che ebbe inizio nel 19244. Lo scritto, pubblicato nel 1926 sulla Revue philosophique de la France et de l’Etranger, s’intitola « Trois penseurs italiens : Aliotta, Rensi, Manacorda »5. Tre ritratti di filosofi, tre filosofie alternative al neoidealismo. La sezione dell’articolo di Grenier dedicato a Rensi, intitolato appunto « Rensi - Le scepticisme », è una sintesi ben amalgamata di analisi esegetica e pratica divulgativa del pensiero scettico del filosofo italiano. Grenier considera Rensi una figura originale tra i filosofi anti-hegeliani italiani6 e, nell’argomentazione, si sofferma con curiosa partecipazione sul libro Interiora rerum, prima stesura della Filosofia dell’assurdo. A questo proposito è opportuno sottolineare che, nel 1927, Grenier pubblicò un’opera poetica intitolata proprio Interiora rerum e che Toby Garfitt, nella biografia intellettuale di Grenier, stabilisce una connessione diretta tra la scelta di questo titolo e la lettura del libro di Rensi7. Peraltro, il nome di Rensi compare anche nella bibliografia dell’edizione francese delle opere di Sesto Empirico curate da Grenier nel 19488. Insomma, per Jean Grenier, Rensi era tutt’altro che un estraneo.

5 L’interposta figura di Grenier, nel ruolo d’interprete e divulgatore di Rensi in lingua francese, ci autorizza oggi a insistere con maggior convinzione nel tentativo di impostare un dialogo, che si annuncia fecondo, tra il filosofo italiano e lo scrittore franco-algerino, anche se è del tutto ipotetico che Camus abbia preso visione dell’articolo di Grenier o che il maestro di vita e di pensiero abbia introdotto il suo allievo alla filosofia rensiana.

6 In ogni modo, non è intenzione di questo contributo mettere in scena un confronto esaustivo tra i due autori. Ci limiteremo pertanto a fare dialogare Rensi e Camus su una problematica generale, osservata da una prospettiva gnoseologica e antropologica: la questione della scissione tra razionale e reale o, se preferiamo, del divorzio tra uomo e mondo. Due formule derivanti da due diversi vocabolari filosofici, che tuttavia esprimono la medesima visione. Per ricostruire il suddetto tema esamineremo le conclusioni a cui Rensi perviene nelle sue opere scettiche, in particolare in Interiora rerum, per poi confrontarle con alcuni passaggi del ragionamento assurdo di Le mythe de Sisyphe. L’articolo di Grenier, e la sua interpretazione di Rensi, agirà da collante o da filtro ermeneutico.

7 Prima di entrare nel merito del discorso concernente il pensiero, crediamo sia opportuno soffermarsi su alcune significative vicende biografico-esistenziali che, a nostro avviso, contribuiscono ad avvicinare ancor più Giuseppe Rensi e Albert Camus. Per entrambi gli autori, il rapporto tra vita e pensiero riveste un ruolo cruciale: indagare alcuni aspetti della loro esistenza è dunque un buon punto di partenza per cominciare a capire.

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Rensi e Camus

8 Giuseppe Rensi si spense nel 1941, nel tumulto e nel silenzio. L’anno seguente, Gallimard diede alle stampe L’étranger e Le mythe de Sisyphe, un romanzo filosofico e un essai che contribuirono a scolpire il nome di Camus nella storia del pensiero. Mentre Rensi pubblica le sue opere più importanti in Italia, Camus è un bambino della periferia di Algeri, poi un giornalista in erba, e infine un giovane scrittore sulla strada dell’affermazione. Tra il 1909 e il 1930 Rensi insegnò filosofia morale e filosofia del diritto in diverse Università italiane (Bologna, Ferrara, Messina e infine Genova); fu però un professore atipico, poiché preferiva il dilettantismo e la chiarezza espressiva al professionismo accademico e ai tecnicismi filosofici. Questo « vivere la filosofia » non come una professione ma come uno « stile » deriva, almeno in parte, da una vicenda esistenziale e formativa passata attraverso i sentieri impervi del giornalismo e della militanza politica nel Partito socialista. Il filosofo veronese, che nell’arco della sua vita collabora con svariate riviste e quotidiani nazionali come Critica sociale, La lotta di classe, Coenobium, L’educazione politica, Rivista popolare, condivide dunque con Camus una fulgida predisposizione al giornalismo impegnato. La pratica giornalistica forgia entrambi gli autori e contribuisce a rinsaldare in essi una certa visione del mondo fondata sul primato dell’esperienza sull’astrazione, sulla constatazione dei fatti « bruti », sull’osservazione empirica del mondo; di questi elementi risentirà grandemente il loro pensiero.

9 Rensi fu un esiliato politico: in seguito alle repressioni milanesi del 1898 trascorse dieci anni in esilio nel Canton Ticino. Nel 1930, qualche tempo dopo il suo rientro in Italia, il regime fascista lo sospese dall’insegnamento universitario, confinandolo a fare il bibliotecario; in seguito lo costrinse anche a un breve periodo di carcere. Esiliato dal suo paese, poi emarginato dall’Università e privato della libertà, il filosofo italiano, nel clima intimo e austero delle sue Lettere spirituali, come uno gnostico spaesato, rivelò di sentirsi un esiliato dal mondo: « Non hai mai avuta la sensazione di trovarti come uno straniero in questo mondo, di avvertirlo come qualcosa di simile a una regione nuova, insolita, sconosciuta, che percorri solo di passaggio? »9. Albert Camus dovette convivere a lungo con quell’incolmabile senso di vuoto generato dalla distanza dal paese natio, l’Algeria. Il tema dell’esilio esistenziale di matrice gnostica, concepito anche come « separazione », irrompe con una certa costanza in tutta l’opera camusiana.

10 L’evento che maggiormente avvicina la vicenda esistenziale di Rensi a quella di Camus è innegabilmente l’esperienza della guerra. La Prima guerra mondiale è per Rensi un evento tanto rilevante da generare una svolta epocale nella sua filosofia: la catastrofe bellica e la violenza del conflitto tolgono la maschera all’assolutismo razionalista e all’idea di progresso. Nei Lineamenti di filosofia scettica, nel 1919, il filosofo italiano constata con parole disarmanti e perentorie lo sgretolamento della ragione assoluta di fronte al drammatico conflitto: Il primo sistema che va in frantumi sulla acuta silex praecisis undique saxis di questa guerra è il borioso e tronfio sistema della ragione assoluta, universale, e, nella sua pretesa universalità e assolutezza, contenente la realtà totale e pronunciante l’indefettibile vero: è il sistema dello spirito puro ed uno che crea e realizza col suo pronunziato, con la sua intuizione, con la sua « sintesi a priori », la verità, la bellezza, la bontà10.

11 La Grande Guerra oltre a traumatizzare la generazione di Rensi rese Camus orfano di suo padre, morto nel 1914 dopo aver riportato gravi ferite nella battaglia della Marna.

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Tra la Prima guerra mondiale e la Guerra d’Algeria, molteplici furono i conflitti che segnarono come una cicatrice indelebile il vissuto di Camus e quello degli uomini della sua generazione: Les hommes de mon âge en France et en Europe sont nés juste avant ou pendant la première guerre, sont arrivés à l’adolescence au moment de la crise économique mondiale et ont eu 20 ans l’année de la prise de pouvoir par Hitler. Pour compléter leur éducation, on leur a offert ensuite la guerre d’Espagne, Munich, la guerre de 1939, la défaite et quatre années d’occupation et de luttes clandestines 11.

12 L’esperienza della Resistenza, dell’oppressione e del martirio, penetrata come un’emozione e poi rielaborata a livello teorico nelle Lettres à un ami allemand, negli editoriali di Combat e negli scritti degli anni Cinquanta, impresse una svolta definitiva al pensiero della rivolta.

13 La fortuna delle opere di Rensi e l’influenza del suo pensiero furono a lungo condizionate dal giudizio negativo del ceto intellettuale egemonico del suo tempo. Benedetto Croce pronunciò su di lui parole tonitruanti12; Giovanni Gentile lo descrisse come un pagliaccio « che salta e balla e fa sberleffi » facendosi beffe di quella che definiva l’« allegria » delle sue posizioni filosofiche13; il critico Luigi Russo definì il pensiero rensiano una « filosofia per burattini »14. Tutte queste parole lasciarono un segno, anche perché scagliate come saette dall’Olimpo della cultura italiana. Anni dopo, dalla tribuna de Les temps modernes Sartre ruppe con l’autore de L’homme révolté con la sua celeberrima « Réponse à Camus ». Malgrado l’asprezza delle accuse sartriane, l’arcinota diatriba, questa volta tutta francese, non ebbe però l’effetto esiliare il nome di Camus dalla storia del pensiero.

14 Giuseppe Rensi è uno sconfitto della storia, un emarginato del pensiero, un naufrago senza patria. Per lungo tempo, le sue opere furono dimenticate tanto dall’elite intellettuale italiana, quanto dall’accademia. Dobbiamo oggi la riscoperta di Rensi ad autori come Antonio Santucci15, a scrittori come Leonardo Sciascia16, a studiosi come Nicola Emery, Aniello Montano e Fabrizio Meroi tra i contemporanei17.

Un punto di partenza comune: lo scetticismo

15 Le vicende esistenziali che abbiamo tentato di riassumere lasciano scorgere nel destino di Rensi e di Camus alcune sfumate affinità di carattere biografico. Tuttavia, resta ancora da chiarire la loro presunta convergenza teorica. Gli incontri mancati a livello biografico, infatti, si compensano con gli incastri del pensiero.

16 Un punto di contatto teorico tra Rensi e Camus, che si ripropone anche a livello metodologico, è una certa idea di ragione riconducibile per entrambi a una matrice scettica di partenza. In Rensi, il problema della contraddizione tra razionale e reale si dispiega su un piano gnoseologico in linea con la più antica tradizione dello scetticismo. Nei suoi scritti di natura dichiaratamente scettica, Rensi mentre da un lato elabora un’aspra critica della ragione assoluta e delle sue pretese di universalità, dall’altro fa valere il riconoscimento della validità dell’evidenza fattuale sorretta dall’esperienza. Solo la constatazione mediante la percezione dell’esistenza è infallibile; e il grado di certezza a cui la ragione può aspirare si arresta a ciò che l’uomo vede e tocca: [L]a verità o la certezza c’è solo nel contenuto della coscienza empiricamente preso, ossia in “ciò che appare”, nei fenomeni, nei fatti, mentre ogni raziocinio che li oltrepassa per interpretarli e spiegarli in qualsiasi senso, apre la porta al turbine

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delle disparità delle concezioni, tutte ugualmente valide o invalide, e quindi all’incertezza, e quindi allo scetticismo18.

17 Da un lato Rensi rigetta la pretesa di una « ragione assoluta e universale » di spiegare il reale inglobandolo; dall’altro riconosce, sulla scia di Hume, l’efficacia di una « ragione empirica » che agisce entro i suoi limiti e attinge l’evidenza dai fatti19. In sintesi, Rensi riconoscendo l’evidenza dei dati dell’esperienza, ma negando la capacità della ragione di spiegarli, non fa che rigettare i termini di possibilità di una verità assoluta imposta apoditticamente e universalmente dalla ragione: « Non v’è nessuna cosa di cui si possa dire che si conosce, che si sa »20.

18 Camus, di fatto, non elabora una riflessione unitaria e coerente sulla ragione. Ma procediamo per gradi. Innanzitutto, è evidente in Camus il rifiuto di pensare la ragione come una facoltà assoluta e universale in grado di spiegare sistematicamente e astrattamente il mondo: « Je ne crois pas à la raison pour croire à un système »21. La ragione di cui parla Camus, e a cui non crede, è la « ragione cieca » dei « razionalisti di professione » che aspirano a un « pensiero soddisfatto ». A questa ragione tracotante, egli oppone la « ragione lucida » e consapevole dei propri limiti. Tale concezione della facoltà di ragione si ripercuote sul problema della verità: partendo dal presupposto che una ragione assoluta non esiste, non esisterà neppure una verità assoluta: « il y a des vérités mais point de vérité »22.

19 In secondo luogo, il metodo di Camus, succintamente esplicato nella prima parte de Le mythe, consiste nel ritagliare uno spazio immediato dell’esperienza, filtrato dal corpo, per poi acquisire dai fatti empirici delle verità evidenti o « lapalissiane ». Tali evidenze, estrapolate da un vissuto concreto, generano un ragionamento che, in realtà, malgrado non possa definirsi compiuto poiché non approda a una verità logica e universale tramite una concatenazione sistematica di pensieri, può rivelarsi utile a stabilire un insieme di « verità relative » su cui regolare una condotta individuale. In sintesi, il ragionamento assurdo è possibile solo se espletato entro i confini dell’esperienza, per mezzo di una ragione conscia dei propri limiti, incapace cioè di spiegare ciò che oltrepassa il dato empirico: « Je ne puis comprendre qu’en termes humains. Ce que je touche, ce qui me résiste, voilà ce que je comprends »23. In conclusione, anche Camus, su un piano gnoseologico e metodologico, perviene a una forma di scetticismo che non riconosce alla ragione, alla scienza o alla filosofia, la capacità di approdare a una conoscenza o spiegazione assoluta delle cose: « La méthode définie ici confesse le sentiment que toute vraie connaissance est impossible. Seules les apparences peuvent se dénombrer et le climat se faire sentir »24. A questo proposito, un filosofo e teologo tedesco, Wilhem Weischedel, nella sua Etica scettica colloca Camus nella tradizione nietzscheana e definisce la problematizzazione camusiana dell’assurdo come « una forma particolarmente significativa di scetticismo »25.

La scissione tra razionale e reale o il divorzio tra uomo e mondo

20 Come reagisce la ragione di fronte all’impossibilità di conoscere o spiegare il reale? Lo scetticismo rensiano approda a tale conclusione: La realtà non si penetra puramente con lo sforzo della ragione, che non si deduce da questa, che per conoscerla bisogna ricorrere all’esperienza, cioè alla constatazione (che, rispetto alla ragion pura, si può chiamare bruta) di essa e che di conseguenza

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la natura, da un lato, la mente o ragione dall’altro, divergono, ossia che la realtà non è riducibile a ragione, è irrazionale26.

21 Rensi, capovolgendo la sentenza hegeliana, perviene dunque a connotare il reale come irrazionale, cioè non conforme a ragione, non ragionevole. Nonostante tale difformità fondata sull’alogismo della realtà, la ragione, stimolata da un « bisogno », da una « volontà di credere », agisce sul reale esigendo una spiegazione o una ragione che possa mascherare la desolante conclusione a cui la constatazione dei fatti approderebbe. Siccome l’uomo, nel campo della sua attività pratica, possiede la facoltà di trovare ragioni e spiegazioni, allora esige che tutto l’essere abbia un « perché », un senso, una spiegazione. Il « porre e trovare » dei « perché » è una predisposizione dell’uomo che risponde al bisogno innato di spiegare, di razionalizzare, ossia di pretendere che « quella che è una caratteristica o disposizione sua, la deduzione razionale, il bisogno di razionalizzazione e di spiegabilità » diventi una proprietà di tutto l’essere. Ma ciò, conclude lo scettico, significa « antropomorfizzare l’universo »27.

22 In Interiora rerum, in particolare, il filosofo italiano rafforza questa sua visione. L’elemento veramente permanente e insuperabile, il « signore della realtà » è infatti per Rensi quello della contraddizione e della negazione. Di fronte a questo dato insuperabile, la ragione adotta un sotterfugio, vale a dire si serve di « provvidi palliativi filosofici e religiosi » per nascondere le contraddizioni e conferire un senso alla realtà; al contrario la realtà si sottrae alla valutazione razionale poiché è « incommensurabile » rispetto alla coscienza logica. Di conseguenza, la concezione secondo cui sia possibile unificare le contraddizioni nell’unità del pensiero è un pregiudizio antropomorfico: « nell’Orsa Maggiore non è insita la figura d’una carro, per il fatto che il nostro occhio ve la compone »28. Nonostante i tentativi della ragione di superare le contraddizioni, tra reale e razionale, tra uomo e mondo esiste un vallo insuperabile, un’opposizione, una scissione o, come sentiremo a breve, un « divorzio ».

23 La scissione tra reale e razionale a cui approda Rensi viene valorizzata e caricata di significato da Jean Grenier, il quale interpreta il pensiero di Rensi spogliandolo delle contaminazioni linguistiche neoidealiste e hegeliane e traducendolo in una « lingua filosofica » più vicina a quella di Camus: Rensi constate dans l’esprit humaine un besoin d’absolu dans la connaissance qui pour rien au monde ne peut se contenter d’approximations (du reste contradictoire) et qui malgré tous les échecs postule une explication totale qui rendrait le monde pleinement intelligible. Cet imprescriptible besoin justifierait à lui seul l’œuvre de Rensi 29.

24 L’incapacità umana di spiegare in termini razionali ciò che non è conforme a ragione - e dunque contraddittorio - si tramuta in un desiderio, in un bisogno di spiegazione « imprescrittibile », che Grenier, in linea con gli sviluppi futuri della sua filosofia, definisce « bisogno d’assoluto ». Grenier individua nell’aspirazione all’assoluto, colta come un’istanza tipicamente umana, un principio in grado di giustificare l’intera opera di Rensi.

25 Il medesimo « bisogno di assoluto » o di unità, o – in ultima istanza – di senso, opposto al sordo e « irrazionale » mondo, è alle radici dell’assurdo camusiano, uno dei tre personaggi del dramma che si compie nell’assurda, intima conversazione tra nostalgia e silenzio.

26 La riflessione gnoseologica di Camus, raccolta in poche pagine, poggia sulla contraddizione tra « étrangeté » e « familiarité » e sulla constatazione che un mondo che si può spiegare o conoscere è un mondo familiare; viceversa, un mondo inspiegabile è «

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estraneo ». Da ciò si può dedurre che il mondo, per essere « familiare », deve essere conosciuto e spiegato. Tutto ciò che è oscuro e « denso » deve essere chiarificato e diluito. Come fare? La conoscenza del mondo, per Camus, consiste nel conformare il mondo al pensiero: « Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le marquer de son sceau »30. Come in Rensi, questa operazione troppo umana prende il nome di antropomorfizzazione: « Toute pensée est anthropomorphique »31. La conoscenza è dunque un’antropomorfizzazione della realtà, l’adeguamento della molteplicità e della contraddizione all’unità rassicurante del pensiero: « Quels que soient les jeux de mots et les acrobaties de la logique, comprendre c’est avant tout unifier »32.

27 Per Camus, come per Rensi, la necessità di operare cognitivamente un passaggio dall’ignoto al noto è un’esigenza umana. Ricomporre un puzzle fatto di pezzi indistinti rasserena una brama di unità senza fine. La nostalgia dell’unità, l’esigenza di costringere negli schemi del pensiero la molteplicità dei fenomeni, impatta contro uno stato di evidente contraddizione, contro la densità e l’opacità del mondo che, anche se pensato e unificato, ritorna sempre se stesso: « Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même »33.

28 Il divorzio tra uomo e mondo deriva direttamente dalla contraddizione che s’instaura tra la nostalgia del pensiero che ininterrottamente esige spiegazioni per soddisfare il suo bisogno di unità e il silenzio di un mondo sordo e sfuggevole: « Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain »34. La conclusione del ragionamento assurdo non può che arrestarsi sulla contraddizione tra « mon appétit d’absolu et d’unité et l’irréductibilité de ce monde à un principe rationnel et raisonnable »35. Il « bisogno di assoluto » si schianta contro l’impossibilità di ridurre il mondo a un principio di ragione. Questa « separazione » o « divorzio » prende il nome di assurdo, comune presenza di uomo e mondo, di razionale e reale.

29 Nonostante le evidenti differenze di natura terminologica, la filosofia dell’assurdo di Rensi e il ragionamento assurdo di Camus sembrano incontrarsi laddove affiora una separazione, una scissione, un divorzio tra un bisogno tutto umano, come l’esigenza di assoluto, e una realtà alogica che continua a sfuggire, a tacere, a tornare se stessa.

Sisifo

30 Il dialogo tra Rensi e Camus potrebbe proseguire fino a toccare temi come la rivolta metafisica, il rapporto tra filosofia e letteratura, il nichilismo. Mi limito, tuttavia, a evocare a guisa di conclusione un’immagine che, quasi come un segno, rafforza la tesi della possibilità di un dialogo tra l’itinerario di pensiero di Rensi e quello di Camus. Il filosofo italiano, al fine di illustrare il tentativo che la ragione mette in essere per soddisfare il suo bisogno di spiegazione (o d’assoluto, secondo l’interpretazione greneriana), si serve di un’immagine simbolo, proprio quel tormentato Sisifo tanto caro a Camus: Questo ritmo vano di posizioni che s’infrangono nella contraddizione, per poi fondersi con essa in un’unità che tosto ancora la contraddizione travolge, questo appunto noi lo diciamo l’irrazionale, il tormento di Sisifo, la base inconcussa dello scetticismo, che il puntar l’indice solo sulle provvisorie ed effimere conciliazioni non può eliminare36.

31 L’esempio di Sisifo sarà ripreso anche in Interiora rerum, ma questa volta per spiegare l’assenza di finalità e di senso del corso storico:

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Ora, non vi è nulla di più risibile ed urtante del concepire come corso divino, come vita di Dio, sia come soltanto pienamente appagante e razionale spiegazione della realtà, un corso senza fine e meta, cioè senza scopo, cioè, in tal assenza di scopo, marcato di quello che è il marchio tipico dell’assurdo; un corso che, nella sua necessaria assenza di raggiungimento […], è la riproduzione esatta di ciò in cui gli antichi, viceversa, scorgevano giustamente il maggior tormento infernale, il lavoro vanamente rinnovato e ripreso da capo, il lavoro delle Danaidi, di Tantalo, di Sisifo, di Issione37.

32 Mentre Rensi si limita a evocare Sisifo e il suo tormento al fine di chiarificare, attraverso un simbolo drammatico e perentorio, il senso di un discorso edificato sulla fatica del concetto, Camus ripercorre e riscrive, rianimandola, l’intera vicenda dell’eroe greco: « Les mythes sont faits pour que l’imagination les animes »38. La potenza dell’immagine moltiplica per dieci il pensiero e il tormento di Sisifo rivive per insegnarci « la fidelité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers »39. La fedeltà dell’uomo alla propria finitudine.

33 Sia Rensi che Camus vedono in Sisifo il simbolo del lavoro inutile e senza speranza, perché privo di scopo e di senso, proprio come l’esistenza umana tra le muraglie assurde. Metafora dell’esistenza, il mito di Sisifo rivive nel Novecento prima con Rensi e poi con Camus. Eppure, tra i due indagatori dell’assurdo, insistiamo nell’interporre di nuovo Jean Grenier, il quale nel suo Essai sur l’esprit d’orthodoxie sembra suggerire a un futuro lettore immaginario di ricordarsi di Sisifo e del suo tormento: « On parle toujours du mythe de Prométhée […]. Et on ne parle jamais de Sisyphe »40. Di Sisifo non si dimenticò Rensi. Sisifo tornò a vivere in Camus.

NOTE

1. « Qu’ai-je fait d’autre cependant que de raisonner sur une idée que j’ai trouvée dans les rues de mon temps ? », Albert Camus, L’énigme, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, vol. III, p. 605. 2. Come tutti i grandi problemi filosofici, l’assurdo ha una storia, un’evoluzione, un intreccio; di questa storia fa parte tanto La filosofia dell’assurdo di Rensi, quanto Le mythe de Sisyphe di Camus. I due scritti tuttavia furono segnati da un destino discordante. Il primo, malgrado i suoi spunti originali e per certi aspetti profetici, fu occultato insieme al suo autore. Le mythe de Sisyphe al contrario, pubblicato solo cinque anni più tardi, contribuì a fare di Camus un « profeta dell’assurdo ». 3. Come noto, nell’Avvertenza a Le mythe de Sisyphe, Camus esprime la convinzione secondo la quale il « suo tempo » non avrebbe ancora conosciuto una filosofia assurda : « Les pages qui suivent traitent d’une sensibilité absurde qu’on peut trouver éparse dans le siècle et non d’une philosophie absurde que notre temps, à proprement parler, n’a pas connue », Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, vol. I, p. 219. 4. Nicola Emery, Lo sguardo di Sisifo. Giuseppe Rensi e la via italiana alla filosofia della crisi, con una nuova bibliografia rensiana, Milano, Marzorati, 1997, p. 336. 5. Jean Grenier, « Trois penseurs italiens : Aliotta, Rensi, Manacorda », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, CI, nos 5-6, 1926, p. 360-395.

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6. Dopo aver discusso in maniera originale e sintetica i caratteri generali dello scetticismo rensiano, Grenier conclude la sezione del saggio dedicata a Rensi fornendo un giudizio globale sul filosofo italiano: « Toutes ces réflections sont écrites dans un style vif et spirituel. Et il est probable que l’auteur vaut plus comme “moraliste” (au sens où Montaigne est moraliste) que comme philosophe », Jean Grenier, « Trois penseurs italiens… », art. cit., p. 386. 7. Toby Garfitt, Jean Grenier. Un écrivain et un maître, Rennes, La part commune, 2010, p. 128. 8. Sextus Empiricus, Œuvres choisies, traduites par Jean Grenier et Genevieve Goron, Paris, Aubier-Montaigne, 1948. Nella bibliografia della suddetta opera, Grenier segnala la seguente edizione italiana delle Istituzioni pirroniane curata da Rensi: Sesto Empirico, Istituzioni pirroniane, trad. di S. Bissolati, II ed. a cura e con prefazione di Giuseppe Rensi, Firenze, Le Monnier, 1917. 9. Giuseppe Rensi, Lettere spirituali, Milano, Adelphi, 1987, p. 183. 10. Giuseppe Rensi, Lineamenti di filosofia scettica, Bologna, Zanichelli, 1921 (1919), p. 34. 11. Albert Camus, La crise de l’homme, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, vol. II, p. 737. 12. Benedetto Croce, « Recensione di G. Rensi, La scepsi estetica », La Critica, XVIII, 1920, p. 184-185. 13. Giovanni Gentile, « Il Congresso filosofico di Milano », Il popolo d’Italia, 14 aprile 1926; poi in Giovanni Gentile, Fascismo e cultura, Milano, Treves, 1928, p. 103-109. 14. Luigi Russo, « Filosofia per burattini », La nostra scuola, VII, nos 8-9, 1920. Poi ristampato in Belfagor, XIX, 1964, p. 733-736. 15. Antonio Santucci, « Un irregolare: Giuseppe Rensi », Rivista di filosofia, LXXV, 1984, p. 91-130. 16. Nel 1987, Sciascia presentava Giuseppe Rensi come uno degli autori da lui più amati. Un autore che, insieme a Salvemini, Martinetti, Borghese e Bonaiuti, si ergeva a simbolo di quell’Italia fatta « di figure che sembrano emarginate e quasi scomparse, di insegnamenti che sembrano inascoltati: e invece hanno, non conclamata, una loro forza sotterranea e a volte, quando più occorre, un’improvvisa insorgenza », Leonardo Sciascia, Per un ritratto dello scrittore da giovane, Milano, Adelphi, 2000, p. 136. 17. Per una trattazione esaustiva del pensiero di Giuseppe Rensi si veda, oltre al già citato Lo sguardo di Sisifo, il libro di Nicola Emery, Giuseppe Rensi. L’eloquenza del nichilismo, Formello, Seam, 2001. Di Montano si rimanda a: Aniello Montano, Giuseppe Rensi. La scepsi come impegno etico, in Il prisma a specchio della realtà. Percorsi di filosofia italiana tra Ottocento e Novecento, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2002, p. 187-289. Infine si segnala il più recente saggio di Fabrizio Meroi, Giuseppe Rensi. Filosofia e religione nel primo Novecento, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2009. 18. Giuseppe Rensi, Lineamenti di filosofia scettica, op. cit., p. 360. 19. Per un’analisi approfondita dello scetticismo rensiano si rimanda a: Fabrizio Meroi, Giuseppe Rensi…, op. cit., p. 13-53. 20. Giuseppe Rensi, Interiora rerum, Milano, Unitras, 1924, p. 100. 21. Albert Camus, Intervieuw à « Servir », in Œuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 659. 22. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 232. 23. Ibid., p. 254. Si confrontino le parole di Camus con questo brano di Rensi tratto dall’opera del 1925, Realismo: « Lo scetticismo (come io lo intendo) dice: attienti a ciò che vedi e che tocchi, e si capisce, anche con la mano e con l’occhio non nudi, afferma solo quello che si percepisce, e tu sei nella certezza assoluta, che nessuno scetticismo può intaccare, tanto è vero che nel riconoscimento dell’esistenza di ciò che si vede e si tocca, come tale, l’accordo di tutte le menti è completo », Giuseppe Rensi, Realismo, Milano, Società Editrice Unitas, 1925, p. 298. Il brano in questione è riportato integralmente anche da Grenier nel suo articolo su Rensi. 24. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 227. 25. Wilhelm Weischedel, Etica scettica, Genova, Il melangolo, 1998, p. 45. 26. Giuseppe Rensi, Apologia dello scetticismo, Roma, Formiggini, 1926, p. 22. 27. Ibid., p. 29.

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28. Giuseppe Rensi, Interiora rerum, op. cit., p. 81. 29. Jean Grenier, « Trois penseurs italiens… », art. cit., p. 382. 30. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 231. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 230-231. 33. Ibid., p. 229. 34. Ibid., p. 231. 35. Ibid., p. 254. 36. Giuseppe Rensi, Lineamenti di filosofia scettica, op. cit., p. 235. 37. Giuseppe Rensi, Interiora rerum, op. cit., p. 145-146. 38. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 302. 39. Ibid., p. 304. 40. Jean Grenier, Essai sur l’esprit d’orthodoxie, Paris, Gallimard, 1938.

RIASSUNTI

Dans les œuvres d’Albert Camus il n’y a jamais aucune référence explicite au philosophe italien Giuseppe Rensi, figure de proue du scepticisme du XIXe siècle et adversaire de l’idéalisme de Croce et de Gentile. Pourtant, l’hypothèse que la philosophie de l’absurde de Rensi puisse être considérée une source d’inspiration pour Le Mythe de Sisyphe pose aujourd’hui encore bien de questions. Cependant, l’hypothèse selon laquelle Camus aurait été introduit à la philosophie de Rensi par son maître Jean Grenier, auteur en 1926 d’un essai sur le scepticisme de Rensi, est moins controversée. En partant de cette hypothèse, on comparera la pensée de deux auteurs sur le thème de la scission entre le réel et le rationnel (Rensi) ou, en d’autres termes, autour du divorce entre l’homme et le monde (Camus).

In Albert Camus’ works, no explicit reference is made to the Italian philosopher Giuseppe Rensi, a leading figure of 19th century skepticism and an opponent of Croce’s and Gentile’s idealism. Therefore, the hypothesis that Rensi’s philosophy of the absurd might be considered as a source of inspiration for Le Mythe de Sisyphe has raised many doubts until today. However, a less controversial hypothesis would be that Camus might have been introduced to Rensi’s philosophy by his master Jean Grenier, who was the author of a 1926 essay on Rensian skepticism. Starting from this hypothesis, this contribution aims to compare the two authors’ thought on the theme of the rift between the real and the rational (Rensi) or, in other terms, the divorce between men and the world (Camus).

INDICE

Mots-clés : Giuseppe Rensi, Albert Camus, Jean Grenier, absurde, scepticisme, Sisyphe Keywords : Giuseppe Rensi, Albert Camus, Jean Grenier, absurd, skepticism, Sisyphus

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AUTORE

ANDREA TRABACCONE Après avoir obtenu une maîtrise de philosophie à l’Université de Bologne, Andrea Trabaccone est docteur de recherche en « Studi Umanistici. Discipline filosofiche, storiche e dei beni culturali » de l’Université de Trente. Sa thèse, soutenue en 2013, porte sur les notions d’expérience et de révolte dans la pensée d’Albert Camus. Actuellement, il est professeur d’histoire et de philosophie dans le secondaire. En 2015, il a publié un volume collectif intitulé Noi nel tempo, paru chez l’éditeur Zanichelli de Bologne.

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« Solitaire ou solidaire » ? Le problème de la communauté chez Albert Camus

Valerio Agliotti

1 Toute la production de Camus, littéraire ainsi que philosophique, fait preuve d’un humanisme profond. Camus a toujours défendu l’homme : « il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser »1. C’est cette conviction qui traverse toute son œuvre sans que l’auteur ne se rétracte jamais. À la différence de Nietzsche, Camus croit que l’outre-homme ne doit pas être pensé au-delà de l’homme : c’est seulement en cherchant en lui-même l’humanité qui le définit que l’homme peut se retrouver et se juger (« Il est bon cependant que l’homme, […] se juge quelquefois. Il est seul à pouvoir le faire »)2.

2 Affronter la thématique de la communauté, c’est-à-dire celle qui concerne le rapport que les hommes instaurent entre eux, ce n’est qu’une manière, parmi les possibles, de définir l’humanisme camusien. Plus précisément, l’analyse de ce concept, central dans l’œuvre de Camus, permet de comprendre comment la notion de communauté est constamment liée à l’idée d’humanité 3.

3 À ce propos, on peut distinguer trois phases de la pensée camusienne. Dans les premières œuvres – celles à qui nous consacrerons ici le plus d’attention – prévaut l’isolement de l’homme en tant qu’individu isolé ; la révolte individuelle du héros absurde ; par la suite, Camus en reconnaissant la nécessité d’une ouverture envers son prochain se demande si la société chrétienne ou communiste est en mesure de garder l’humanité de l’homme. Enfin, par la confrontation critique avec ces modèles, l’auteur développe l’idée de communauté décrite dans ses œuvres littéraires mais théorisée aussi dans ses essais philosophiques.

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L’homme absurde comme hypothèse sociale

4 Le mythe de Sisyphe est l’essai auquel se réfèrent les œuvres de Camus qui appartiennent au « cycle de l’absurde ». Il faut rappeler, parmi celles-ci, le roman L’étranger et deux travaux de théâtre : Le malentendu et Caligula. Afin d’aborder en quelque sorte leur contenu, il convient de rappeler le noyau théorique énoncé dans Le mythe de Sisyphe, en renvoyant uniquement à la thématique qui est l’objet d’analyse de cette étude. L’homme de l’absurde est celui qui reconnaît le non-sens du monde. Il comprend que l’interpellation de la part de l’homme, adressée à ce qui l’entoure, est destinée à rester inouïe. La Nature, bien qu’elle essaie de rendre l’interpellation familière, conserve toute son indifférence envers ce qui est humain. L’homme, condamné à la solitude « se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise »4. Il n’existe pas une « patrie perdue », puisque le monde n’a jamais été humain et il n’est pas non plus licite de penser qu’une sorte de familiarité sera possible dans l’avenir. De cette expérience prend son origine le sens de l’absurde (« Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité »)5. L’absurde, donc, naît de la confrontation entre « l’esprit qui désire et le monde qui déçoit ». Ainsi que Camus l’écrit, il s’agit d’une « nostalgie d’unité »6. En effet, ce n’est pas un hasard que, parmi toutes les expériences qui portent à l’absurde c’est vraiment celle de l’ « étrangeté »7 – sentiment non social par excellence – qui est le plus chargé de sens. L’incommunicabilité entre l’homme et le monde est donc exprimée par le sentiment de non-socialité.

5 De cette « exigence de familiarité », toujours déçue, dérive la sensation de l’absurde. Celui qui, dans le silence du monde, reconnaît la racine de sa solitude est le sujet individuel. Ainsi que l’auteur l’écrit dès le début de son essai c’est à la « pensée individuelle »8 que sont confiés le mérite de la découverte et la charge d’en supporter les conséquences.

6 L’homme et le monde ne peuvent jamais s’unir dans la société. Cette conviction reste inaltérée dans toute la réflexion camusienne. Face à cette fracture irréductible, au moins trois solutions peuvent être utilisées. La première, par laquelle on juge comme insupportable la non-appartenance au monde, porte au désespoir qui provoque la rupture entre l’homme et la Nature. La deuxième, par laquelle on considère encore intolérable ce « divorce », accepte l’union fondée sur le mensonge. L’ « esquive », c’est- à-dire la conciliation, est la caractéristique particulière de cette stratégie. Enfin, on arrive à la solution que Le mythe de Sisyphe indique comme la seule authentique. Il s’agit de l’absurde, où « cet esprit et ce monde » sont « arc-boutés l’un contre l’autre sans pouvoir s’embrasser »9. Un absurde qui vit de cette tension ne pouvant pas être résolue. Il faut, pour s’en tenir à ce que Camus dit dans Le mythe de Sisyphe, rester sur cette « arête vertigineuse »10. En effet « se maintenir dans l’absurde, même lorsqu’on se révolte contre lui, consiste à maintenir lucidement la confrontation homme-monde »11. En d’autres termes, au lieu de résoudre cette contradiction, il faut la vivre. Ainsi, il ne reste qu’à vérifier quelles sont les différentes solutions communautaires que la découverte de l’absurde peut révéler.

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Meursault : l’homme naturel

7 Avant de réfléchir sur les solutions citées, il nous semble nécessaire, en alternative, de présenter une possibilité qui, en quelque sorte, les précède au niveau logique. Il s’agirait d’une attitude ou solution qui, méconnaissant le conflit entre l’homme et le monde (conflit d’où prennent leur origine les rapports interpersonnels), se situerait dans une dimension précédant la problématique sociale. « J’ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle »12 : c’est le jugement que Meursault, le protagoniste de L’étranger, énonce par rapport à tout ce qui le concerne. Rien ne l’intéresse puisque tout lui est indifférent. Lorsque Raymond Sintès lui demande l’amitié, Mersault dit « m’était égal d’être son copain »13. De la même manière, quand Marie propose à Meursault de se marier avec elle il répond que cela n’a aucune importance, l’amour aussi le laissant indifférent (« elle m’a demandé si je l’aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que non. Elle a eu l’air triste »14). Même l’amour filial, ainsi que l’incipit du roman le témoigne15, n’arrive à sensibiliser ce personnage à un genre quelconque de rapport social. Par une extrême cohérence Meursault déclare ne pas donner de l’importance non plus à lui-même. Il dit : « j’avais un peu perdu l’habitude de m’interroger »16. Meursault est une monade existentielle. Le monde qui l’entoure n’interagit pas avec lui, parce qu’il manque complètement d’ouverture envers les hommes avec qui Meursault entretient seulement des relations superficielles. Il ne s’implique ni dans l’amitié ni dans l’amour, amour auquel il est incapable de répondre. Cette « monocorde étrangeté »17 n’est pas due à un refus conscient. Refusant de vivre, Meursault se limite à survivre. Étant indifférent vers n’importe quoi, il l’est même envers la société.

8 Ainsi, étant étranger à la société, Meursault est un étranger. Mieux encore, il est un intrus18. Il est un exclu de la société puisqu’il n’a rien à partager avec elle. Partager : voilà le verbe clé, essentiel, de toute collectivité. En faire partie signifie partager avec les autres les mêmes valeurs, c’est-à-dire que cela signifie trouver une convergence sur quelques principes fondamentaux, des principes étant en quelque sorte considérés plus importants que d’autres. Mais Meursault, dans ce qu’on pourrait définir comme une totale neutralité morale et existentielle, ne confère à nulle chose une valeur prépondérante, puisque tout lui est absolument indifférent. L’indifférence totale, en effet, comporte une platitude de valeurs parmi les réalités en jeu. Ainsi, toute hiérarchie est annulée. C’est cette « éthique de la quantité »19 qui oblige « à remplacer la qualité des expériences par la quantité »20. Voilà l’aspect le plus significatif que ce personnage partage avec le héros de l’absurde. Étant incapable de faire des distinctions, de séparer le fondamental de l’accessoire, il n’est pas en mesure de partager quelque chose. D’une certaine manière, être en société signifie se reconnaître comme des parties d’une seule réalité. On pourrait dire – pour rester dans cette perspective herméneutique – que l’individu dément son propre étymon au moment où il découvre son besoin de partager sa vie avec d’autres personnes. Meursault est l’individuum pur, le non-divisé qui se suffit à lui-même. Ainsi, chaque rapport humain est, d’une certaine manière, un aveu d’insuffisance. En se révélant étranger à tout lien, d’amour ou d’amitié, Meursault réalise son anarchie. Puisqu’il est étranger il l’est par rapport à n’importe quelle société. Il n’a pas de patrie. Il est l’individu non-social ou, plus précisément, l’individu présocial. Tout en ne s’opposant pas à la société il n’y adhère pas vraiment de manière profonde. En refusant le lien communautaire, il ne souscrit pas à

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ce que les philosophes appellent « contrat social ». Ce dont il devient l’emblème a été défini comme une forme d’» anthropocentrisme strict »21. Dans cette perspective, Meursault est l’homme de nature. Il est libre par rapport aux contraintes imposées par la société, il ne ressent pas de sentiments sociaux mais seulement des besoins naturels. Indifférent à tout genre de valeur, il vit l’amour en satisfaction physique et antépose la satisfaction des fonctions vitales à l’intérêt « culturel ». Par exemple, lorsqu’il se prend de curiosité pour les gestes frénétiques et sûrs de la « petite automate »22, une dame qu’il rencontre par hasard au restaurant, il pense « qu’elle [est] bizarre » mais, cependant, il déclare l’avoir « oubliée assez vite »23. Meursault, par son comportement qui, somme toute, apparaît invraisemblable et incompréhensible, n’éprouve pas de rancune envers la collectivité. Il ne tue pas l’arabe par haine. Il ne sent pas de regret pour ce qu’il a fait, mais il n’a même pas de raison pour s’en réjouir. La société l’ennuie (« plutôt que de regret véritable, j’éprouvais un certain ennui »24). Il se réjouit uniquement des plaisirs naturels et, restant fidèle au principe par lequel seulement « la quantité des joies », et « seule l’efficacité compte »25, il choisit, d’une fois à l’autre, ce qui lui donne le plus de satisfaction.

9 Il est évident que l’homme naturel, où « l’alliance du “naturel” et de l’“invraisemblable” »26 se réalisent, représente un danger pour la société. Lorsque Meursault, pour de claires raisons d’ordre naturel et impersonnel – le soleil, la lumière, la chaleur – tue l’arabe, la société a peur. Celle-ci, pour ainsi dire, ne comprend pas la naturalité du personnage Meursault, ni sa façon d’être présocial que la société interprète comme une menace pour la collectivité, finissant par considérer Meursault comme un individu antisocial. Les mots du Procureur, par lesquels Meursault est condamné à mort, expriment l’» horreur » qui naît de cette équivoque (« le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber »). Pour sauvegarder la collectivité – c’est ce qu’on apprend des mots de l’homme de loi – il faut chasser de cette même collectivité celui qui « se retranche de la société des hommes »27. Un individu de ce genre n’a « rien à faire avec une société » dont il n’approuve pas « les règles les plus essentielles »28. Voilà pourquoi le sentiment de justice doit être antéposé à celui de piété.

10 Meursault est un homme seul. Il s’agit d’une créature naturelle qui n’a pas de foi. Toute religion, d’après Camus, sacrifie le monde terrestre pour le monde céleste. C’est la raison pour laquelle Meursault refuse, en prison, l’aide du prêtre. En effet, il est aussi étranger par rapport à la communauté chrétienne29. Dans la phase qui suit son arrestation, ou encore le long du procès, Meursault est incapable de comprendre les mécanismes qui règlent son destin (« En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi »30). En tant qu’étranger, il ne comprend pas les mœurs d’une société qui l’exclut. C’est ce qui détermine l’exclusion définitive (« Moi, j’ai pensé que c’était m’écarter encore de l’affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi »31). Meursault saisit la question fondamentale : la société, dépourvue de cette humanité qui rend les hommes solidaires, réduit l’individu à un zéro pouvant être remplacé. Il s’agit de la dérive sociale que Camus refuse, puisqu’il cherche une communauté qui ne se réduit pas à une collectivité.

11 Meursault, par contre, choisit un autre chemin. En solitude, dans sa prison, il attend le jour de la guillotine et il est heureux. Il n’accepte pas de rencontrer Marie dans le parloir, se nie aux amis et au chapelain, coupe les rapports humains fragiles qu’il avait construits en homme libre. L’amour et l’amitié appartiennent à son passé. Meursault

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découvre sa vérité (« Du moment qu’on meurt, comment et quand, cela n’importe pas, c’est évident »32). Dans la nuit qui précède son exécution il comprend « pour la première fois […] la tendre indifférence du monde »33. Meursault se charge d’un devoir difficile. Il prend conscience du fait que « l’homme ne doit fuir l’absurde […] mais lui faire face »34. Proche de la mort, il comprend que son indifférence vis-à-vis du monde des hommes est un cas mineur par rapport à une indifférence bien plus grande : celle du monde envers les hommes. Dans l’univers des hommes seuls, chaque individu est un cosmos. Dans la solitude existentielle que Meursault subit par avance, comme s’il s’agissait d’un destin, et que, par la suite, il revendique en tant que choix personnel, il devient pour ainsi dire le cas-limite d’une société singulière, le paradoxe d’une « société absurde »35 qui n’accepte pas de s’associer.

Une fraternité solitaire. Conclusions

12 La production de Camus, littéraire et philosophique, successive au Mythe de Sisyphe et à L’étranger essaie de surmonter l’impasse à laquelle porte la fidélité à l’absurde, lorsque celle-ci est exprimée par le signe de la naturalité. Dans ce sens « dans Le mythe de Sisyphe, Camus s’expose volontairement à l’absurde pour préparer l’au-delà du nihilisme »36, ainsi que la parabole existentielle de Meursault semble le suggérer. L’homme naturel et de l’absurde est étranger à toute relation sociale. La peste et L’homme révolté représentent, en quelque sorte, la tentative – soit littéraire soit philosophique – de penser la communauté sans renoncer à l’absurde, puisque « la révolte constitue une réponse à l’absurde »37. La solidarité que Jean Tarrou ou le Docteur Rieux montrent par rapport aux autres hommes, au fil des mois de l’épidémie, représente l’idéal communautaire auquel tend la réflexion de Camus. Le sentiment de fraternité qu’ils professent concrètement ne les libère pas de la solitude à laquelle – ainsi qu’il arrive à Meursault – la fidélité à l’absurde les contraint. Cette fraternité solitaire est la marque essentielle de l’humanisme camusien.

13 Un personnage clarifie de manière exemplaire cet aspect. Dans le récit Jonas ou l’artiste au travail, qui est inséré dans L’exile et le royaume, Camus parle de l’histoire du peintre Gilbert Jonas, qui partage avec son homonyme de la Bible la parabole du succès et du désespoir. Même s’il est admiré par tout le monde pour ses qualités artistiques, il est incompréhensiblement abandonné par ceux qui l’admiraient. En étant un homme doux et bon il ne perd pas la faveur de Dieu mais celle des hommes. Ainsi, dans la misère, et incapable de créer par son art, il se réfugie dans le coin le plus isolé de sa maison, sur une mezzanine où il peut méditer sans être dérangé. Ici, il crée son dernier chef- d’œuvre : Rateu [le seul ami qui reste fidèle à Jonas] regardait la toile, entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire solitaire ou solidaire38.

14 Jonas, à la fin, comme c’est le cas pour tous les héros de Camus, comprend le paradoxe qui fonde toute pensée communautaire : la solidarité est indissociable de la solitude, au point qu’il est difficile d’en définir les limites. Les personnages qui représentent davantage l’idéal humanitaire de Camus sont des hommes seuls qui acceptent leur solitude au nom de la collectivité. C’est à ceux qui vivent l’exil d’être les gardiens de la communauté. C’est à eux et à nous-mêmes, d’après Camus, de porter la tâche de cette difficile humanité39.

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NOTES

1. Albert Camus, La peste, dans Théâtre Récits Nouvelles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1473. 2. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, dans Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 146. 3. Comme on le sait, le problème de la communauté, en France, a suscité un débat important, auquel plusieurs philosophes ont pris part. Sur cette question il suffit de rappeler trois ouvrages fondateurs : Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1983 ; Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 ; Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Éditions Galilée, 1994. Puisqu’il s’agit de contributions postérieures à la mort de Camus, nous avons choisi de ne pas les citer directement. Cependant ils entretiennent, d’une certaine manière, des relations indirectes avec notre travail qui tient aussi en considération ces travaux. 4. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 101. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 135. 7. Ibid., p. 107. 8. Ibid., p. 100. Sur ce sujet et sur l’ouverture, à l’origine individuelle de la révolte cf. Laurent Mailhot, Albert Camus ou l’imagination du désert, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 45. 9. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 128. 10. Ibid., p. 135. 11. Maurice Weyembergh, Voix « Absurde », Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jean- Yves Guérin, Paris, Éditions Robert Laffont, 2003. 12. Albert Camus, L’étranger, dans Théâtre Récits Nouvelles, op. cit., p. 1156. 13. Ibid., p. 1148. 14. Ibid., p. 1151. 15. Voilà les premières paroles de L’étranger : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués”. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier », id., p. 1127. 16. Ibid., p. 1172. 17. Oliver Todd, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 34. 18. Albert Camus, L’étranger, op. cit., p. 1185. 19. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 154. 20. Ibid., p. 143. S. Zeppi a défini de la sorte l’idéal existentiel qui s’inspire de la soi-disant « éthique de la quantité » : « una vita ricca diventa non quella che sintetizza gli istanti secondo ritmi organicamente strutturati, ma quella che colleziona un gran numero di singoli istanti in una estrinseca giustapposizione », Stelio Zeppi, Camus, Milan, Nuova Accademia, 1961, p. 72. 21. Arnaud Corbic, Camus : l’absurde, la révolte, l’amour, Paris, Les Édition de l’Atelier, 2003, p. 48. 22. Albert Camus, L’étranger, op. cit., p. 1187. 23. Ibid., p. 1157. 24. Ibid., p. 1176. 25. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op. cit., p. 153. 26. Jacqueline Lévi-Valensi, Introduction à Albert Camus, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006-2008, p. XXXIV. 27. Albert Camus, L’étranger, op. cit., p. 1197. 28. Ibid., p. 1198.

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29. La figure du jésuite Peneloux, dans La peste, ainsi que l’évolution de sa pensée et les limites de sa foi le montrent, probablement de la façon la plus claire, la position de Camus face au problème soulevé par la communauté chrétienne. Du reste, la critique a affronté à plusieurs reprises cette question. Nous renvoyons ici, en guise d’exemple, seulement à l’étude de Arnaud Corbic, Camus et l’homme sans Dieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007 et à celle de Aniello Montano, Un mistico senza Dio, Padova, Edizioni Messaggero, 2003. 30. Albert Camus, L’étranger, op. cit., p. 1195. 31. Ibid., p. 1198-1199. 32. Ibid., p. 1206. 33. Ibid., p. 1211. 34. Arnaud Corbic, Camus : l’absurde, la révolte, l’amour, op. cit., p. 58. 35. Jacqueline Lévi-Valensi, op. cit., p. XXXIV. 36. Maurice Weyembergh, Albert Camus ou la mémoire des origines, Paris, De Boeck Université, 1998, p. 44. 37. Alexander Knuppertz, Albert Camus : une comparaison de L’étranger avec La peste, Munich, GRIN, 2006, p. 6. 38. Albert Camus, Jonas ou l’artiste au travail, dans Théâtre Récits Nouvelles, op. cit., p. 1654. 39. Pour un approfondissement de ces thématiques, à partir du même récit de Camus, nous renvoyons ici à Catherine Camus, Albert Camus : solitaire et solidaire, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2009.

RÉSUMÉS

L’article étudie le thème de la communauté dans l’œuvre d’Albert Camus, et notamment dans sa production littéraire et philosophique, et la relation paradoxale entre la notion d’absurde et le concept d’isolement solipsiste de l’individu.

The article focuses on the theme of community in Albert Camus’s works, investigating the relationship between the notion of absurdity and the individual’s solipsistic isolation, in particular in the author’s early literary and philosophical production. Bearing in mind the different stance that emerged the author’s later works, this study highlights the paradox at work in Camus’s thought between the solitude of men and the sense of community.

INDEX

Mots-clés : absurde, communauté, solitude, solidarité Keywords : absurdity, community, solitude, solidarity

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AUTEUR

VALERIO AGLIOTTI Valerio Agliotti (Borgosesia 1982), collabore avec le Département de Studi Umanistici de l’Université du Piémont Oriental. Ses recherches, au croisement entre littérature et philosophie du XXe siècle, portent actuellement sur la notion de sujet et d’identité. Il est auteur d’une monographie sur Jean Genet (Come l’io divenne fiore. Jean Genet e la crisi del soggetto, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2015), d’une monographie sur Jacques Derrida (Jacques Derrida. Sotto il segno della mancanza, Milan-Udine, Mimesis, 2012) et d’un essai sur la théologie écologique (Appunti per una teologia ecologica, Padova, Il Prato, 2008).

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Allestimenti italiani di alcune opere di Albert Camus

Eva Marinai

1 Per restare ai più recenti allestimenti delle opere di Albert Camus, e dunque riesaminando gli ultimi quindici anni circa (ossia dall’inizio del nuovo millennio ad oggi) – senza considerare ad esempio il Caligola di Carmelo Bene del 1959, che pur merita menzione, per la regia di Alberto Ruggero, poi rivisitato da Bene regista nel 1961 con Antonio Salines nel ruolo di Scipione – si citeranno di seguito alcune tra le messe in scena più interessanti del panorama italiano. Non si tratta, naturalmente, di un resoconto esaustivo, in quanto le scritture sceniche (intese sia come veri e propri adattamenti drammaturgici, sia come regie, ma anche reading o mise en espace) delle opere – teatrali e non – di Camus sono moltissime, si tratta altresì di un elenco di esperimenti tra i più rilevanti o singolari.

2 L’interesse della scena contemporanea per la produzione di Camus si rivolge soprattutto a Caligola e a Lo straniero, ma non mancano altri testi, come La peste e Il malinteso.

2000

3 Valerio Binasco in Lo Straniero di Albert Camus con Valerio Binasco (Meursault), Simona Volpe (Maria), Roberto Abbati (Syntés) e Gian Paolo Poddighe (il giudice) Regia di Franco Però Produzione: Teatro Stabile di Parma

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2003

4 Marco Baliani in Lo Straniero di Albert Camus Traduzione di Alberto Zevi Adattamento drammaturgico di Maria Maglietta, Marco Baliani Regia Maria Maglietta, con Marco Baliani Inserti filmati di Mario Martone Scene e costumi di Carlo Sala Musiche di Luigi Polimeni Luci di Roberto Innocenti Aiuto regia Barbara Roganti Produzione: Teatro Metastasio Stabile della Toscana, Prato

2003

5 Franco Branciaroli in Caligola di Albert Camus Regia di Claudio Longhi Produzione: Teatro de Gli incamminati, Milano (nel 1982 Branciaroli fu protagonista del film RAI Caligola di Luigi Squarzina, assieme a Paolo Stoppa)

2003

6 La peste di Albert Camus Traduzione di Beniamino Dal Fabbro con Franco Branciaroli (Rieux Vecchio), Massimo Popolizio (Tarrou), Warner Bentivegna (Padre Paneloux), e – tra gli altri – gli allievi della Scuola del Teatro Stabile di Torino Drammaturgia e Regia di Claudio Longhi Costumi di Gianluca Sbicca e Simone Valsecchi Spazio scenico di Daniela Alberti Luci di Giancarlo Salvatori Produzione: Teatro de Gli incamminati, Milano

2004

7 Lo straniero di Albert Camus Adattamento e regia di Lelio Lecis Con Valeriano Gialli, Rosalba Piras, Giovanni Loi, Marcello Enardu, Tiziano Polese, Elisabetta Podda

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Aiuto regia: Michela Sale Musio Scene: Valentina Enna Costumi: Enrico Podda, con la sartoria di Adriana Geraldo Direzione tecnica: Loïc François Hamelin Arrangiamenti musicali: Simone Pillai Responsabile di produzione: Stefanie Tost Produzione: Compagnia Akroama, Cagliari

2008

8 Il malinteso di Albert Camus Traduzione di Vito Pandolfi Con Giuliana Lojodice, Galatea Ranzi, Luca Lazzareschi, Valentina Bardi Regia, scene e costumi di Pietro Carriglio Produzione: Teatro Bellini di Palermo

2011

9 Caligola di Albert Camus di e con Roberto Latini musiche originali e aiuto-regia Gianluca Misiti Luci max mugnai Supporto tecnico gianni staropoli Costruzione elementi scenici: Laboratorio Stefano Francioni Organizzazione e cura Valeria Scarlato Produzione: Fortebraccio Teatro, Bologna

2012

10 Teatro naturale? Io, il cous-cous e Albert Camus Ispirato (anche) a Lo straniero di Camus di Paola Berselli e Stefano Pasquini Con Paola Berselli, Maurizio Ferraresi e Stefano Pasquini Regia Stefano Pasquini Produzione: Teatro delle Ariette, Castello di Serravalle – Valsamoggia (Bo)

2013

11 Lo Straniero Un’intervista impossibile Reading tratto da L’Etranger di Albert Camus con Francesco Gifuni ideazione e regia Roberta Lena suoni G.U.P. Alcaro

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costumi Roberta Vacchetta Produzione: Circolo dei Lettori, Torino

2013

12 Compagnia Teatro Libero Caligola di Albert Camus Adattamento e regia di Corrado D’Elia Con Corrado D’Elia, Giovanna Rossi, Alessandro Castellucci, Andrea Bonati, Marco Brambilla, Cristina Caridi, Giovanni Carretti, Andrea Tibaldi, Gianni Quillico, Marco Rodio, Chiara Salvucci, Traduzione Franco Cuomo Assistenti alla regia: Marco Branbilla e Marco Rodio Scene: Fabrizio Palla Luci: Marcello Santeramo Suono: Mario Bertasa Produzione: Compagnia Corrado D’Elia, Milano

2014

13 Caligola di Albert Camus Traduzione della versione del 1958 (e non di quella, solitamente usata, del 1941), appositamente realizzata da Andrea Bianchi per il Teatro della Tosse Regia di Emanuele Conte con Gianmaria Martina, Enrico Campanati, Viviana Altieri, Giovanni Serratore, Luca Terracciano, Pietro Fabbri, Yuri D’Agostino, Marco Lubrano, Alessio Aronne Produzione: Teatro della Tosse, Genova

2014

14 L’Ultimo Kaligola Ispirato a Caligola di Albert Camus Adattamento e regia di Enrico Casale, Simone Ricciardi, Davide Faggiani Con Enrico Casale, Simone Ricciardi, Marin Debatté Organizzazione: Andrea Cerri Produzione: Pim Spazio Scenico, Milano - Compagnia degli Scarti, La Spezia

2015

15 Compagnia Salvatore della Villa Caligola di Albert Camus Adattamento e regia di Salvatore della Villa Con Salvatore della Villa, Carla De Girolamo, Alfredo Traversa, Maria Margerita Manco, Lele D. Stifler, Giuseppe Calamunci, Piergiorgio Martena, Angelo Longo, Domenico

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Carusi, Dante Lombardo, Alessandro Zezza, Debora Celentano, Emanuele Orru, Laura Joana Mihai. Musiche di Gianluigi Antonaci Costumi di Elena Creti e Claudia Cenere Produzione: Compagnia Salvatore della Villa, Lecce

2015

16 Anna Nogara in Reading da Lo Straniero di Albert Camus accompagnando l’istallazione Standing on a Beach di Marco Palmieri (Milano)

AUTORE

EVA MARINAI

Elle enseigne « Théories sur l’auteur » à l’Université de Pise. Spécialiste de théâtre contemporain, elle a publié plusieurs études parmi lesquelles Il comico nel teatro delle origini (Titivillus), Teorie sull’attore. Percorsi critici per capire le fonti (Felici) et Antigone di Sofocle- Brecht per il Living Theatre (Ets, 2014).

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Notes et travaux de recherches

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Pouvoir et représentations du pouvoir dans la Sérénissime République de Venise : l’expression des enjeux politiques à travers l’iconographie officielle, fin XVe-XVIe siècles

Jean-Pierre Pantalacci

1 L’art à Venise a toujours été un puissant révélateur du positionnement politique et culturel de la Cité des Doges. À travers ses choix artistiques, en effet, la Sérénissime République s’attache à bien marquer une part importante de son identité. Ainsi en est-il des premiers monuments ou des premières fresques qui sont d’inspiration byzantine et cherchent, dès lors, à faire valoir la sujétion de la Cité à l’empire de Byzance. Lorsqu’elle se tourne vers l’Europe, à partir du XIIe siècle, Venise adopte alors dans ses édifices comme dans sa peinture, le style gothique qui s’est imposé sur le continent. Dans les dernières années du XVe siècle enfin, lorsqu’il est désormais avéré que sa politique de conquête en terre ferme a fait d’elle une puissance italienne à part entière, elle réalise une ouverture à l’italianité, qui trouve également son expression dans le domaine artistique. La nouvelle architecture vénitienne, issue des nombreux projets de la renovatio urbis entreprise à cette même époque, en porte témoignage1.

2 Aussi sommes-nous amenés à nous interroger sur le sens et la réalité de ce rapport qui semble si étroitement s’établir, entre enjeux politiques, d’une part, et symbolique des expressions artistiques, d’autre part. Quel prolongement peut-on en trouver dans les représentations du pouvoir ? Cette question trouve toute sa pertinence, au tournant des XVe et XVIe siècles, dans le contexte mouvementé créé par le conflit qui oppose le royaume de France et l’Empire. Venise doit faire face, elle aussi, aux nouveaux défis apparus sur la scène européenne et tenter de réagir, confrontée comme elle l’est aux

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nouveaux équilibres qui se dessinent. C’est une situation qui ne peut manquer d’avoir des répercussions en matière de politique intérieure.

3 C’est pourquoi nous voulons nous attacher à étudier, dans un premier temps, les réalités politiques et institutionnelles vénitiennes, déterminées par les nouveaux enjeux extérieurs. En effet, la volonté de redéfinir les pouvoirs du doge est assurément liée à des causes qui procèdent du contexte politique européen. Nous chercherons à démontrer, dans un second temps, comment à travers la mise en scène du pouvoir à Venise, l’iconographie propose une traduction fidèle du fonctionnement des institutions. Si les représentations collectives sont tout d’abord privilégiées, l’on s’oriente ensuite vers une présence plus marquée de la figure du doge, dans une approche qui est toutefois plus allégorique que réaliste.

Les réalités politiques et institutionnelles, infléchies par les nouveaux enjeux extérieurs

4 La vie politique de la Sérénissime République est caractérisée par un fonctionnement complexe où la collégialité patricienne fait office de principe établi et imprescriptible. Cette vie politique trouve également un puissant écho ou relais dans l’édifice institutionnel qui a été mis en place au fil des siècles2. Des perfectionnements nombreux et constants y ont été apportés, qui ont abouti à une multiplication des conseils, mais qui témoignent aussi d’une tendance : celle d’une méfiance sans cesse accrue à l’égard du doge. Or cela est particulièrement vrai encore à l’époque que nous avons retenue pour notre étude.

5 Depuis fort longtemps déjà, la place du doge au sein des institutions a fait l’objet de toutes les attentions, et ses prérogatives ont été étroitement et soigneusement encadrées. Il est bon de rappeler, dans une vue cavalière, les principales étapes de l’évolution institutionnelle vénitienne, qui a lieu en trois temps. Aux origines de la Cité, le doge gouverne comme un véritable prince souverain. Mais, dès la fin du XIIe siècle, une première évolution s’amorce, sans doute inspirée de l’exemple des Communes italiennes qui commencent à se constituer à la même époque. Dans le but d’éviter un gouvernement seigneurial, un certain nombre de conseils de type communal sont créés, pour entourer le doge et « corriger » ainsi toute forme de pouvoir personnel. Deux réformes retiendront plus particulièrement notre attention. L’une concerne l’élection du doge, qui ne se fait plus par acclamation populaire, comme aux origines, mais dans le cadre d’une commission constituée d’abord de 11 membres3, puis élargie à 414, en application d’un mécanisme à « double détente » : la commission de 11 membres reste en place, mais ces derniers ont pour tâche de choisir à leur tour 41 membres, auxquels est confiée désormais la charge d’élire le doge5. La seconde réforme d’importance concerne l’institution, en 1171, de la Promissio Domini Ducis, qui est un serment imposé au doge au moment de son élection : ce dernier doit s’engager à observer les devoirs de sa charge et à agir dans le respect des lois et intérêts de l’État. Au terme de ces premières évolutions, la position du doge est affaiblie puisqu’il est progressivement placé sous le contrôle étroit des différents conseils. À la fin du XIIIe siècle, enfin, a lieu une troisième et dernière étape : en 1297, se déroule l’opération connue sous le nom de Serrata del Maggior Consiglio6, par laquelle les familles patriciennes les plus anciennes verrouillent l’entrée dans le Grand Conseil de la République, s’assurant ainsi le monopole des affaires de l’État ; ils donnent naissance

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par là même à un système oligarchique, qui sera désormais la forme du gouvernement vénitien.

6 Ainsi l’édifice institutionnel de la Sérénissime est organisé comme une pyramide dont le sommet est occupé par le doge, la base est constituée par le Maggior Consiglio, mais l’étage décisionnel ou étage noble, est bien le niveau médian. Véritable pivot de l’édifice, il correspond aux deux organes qui sont une émanation du Maggior Consiglio : le Sénat de la République, appelé aussi Pregadi, et le Collège, nommé Serenissima Signoria. Quant à la position du doge, à la suite des différentes réformes introduites, elle peut se définir et se résumer ainsi : il assiste à tous les conseils et les préside ; il peut donner son avis et exiger que celui-ci soit soumis à un vote, mais il ne peut rien imposer. Rappelons aussi qu’il est élu à vie. Il est toujours issu d’une grande famille patricienne. Le choix des Vénitiens se porte toujours sur un homme d’expérience, doté d’une solide connaissance des affaires publiques ; c’est d’ailleurs pourquoi il est amené à exercer une réelle influence sur les conseils. Cependant, son pouvoir reste étroitement encadré par toute une série de règlements et il est soumis à un certain nombre d’interdictions. À titre d’exemple, il ne peut sortir seul en public ; il ne peut rencontrer seul des princes ou des ambassadeurs étrangers ; il ne peut ouvrir seul les courriers officiels. Ces mesures mettent en place une véritable vigilance, dont le pouvoir ducal est l’objet ; elles ont pour finalité d’éviter tout risque de complots ou de coups d’état, de la part de celui qui reste officiellement le premier personnage de la République, mais qui n’assume qu’un rôle de Grand Sage. C’est là l’état des lieux que l’on peut dresser de son pouvoir à l’aube du XVIe siècle7.

7 Pourtant, à la même époque et à la faveur de l’élection d’un nouveau doge, l’on voit resurgir derechef craintes et suspicions, et la volonté d’accroître plus encore vigilance et contrôle. En 1501, tout d’abord, à la mort du doge Agostino Barbarigo et à la veille de l’élection de son successeur Leonardo Loredan, Marino Sanudo nous rapporte, dans ses Diarii, que le Grand Conseil émet le souhait d’imposer de nouveaux « freins au [pouvoir du] futur doge »8. Le doge défunt, en effet, est accusé d’avoir outrepassé ses droits, dans sa pratique gouvernementale, et d’avoir fait preuve de « toute-puissance »9. L’oraison funèbre qui est prononcée est d’ailleurs l’occasion de faire un rappel, lourd de sous- entendus, des exactions en Italie du roi de France Charles VIII, de récente et sinistre mémoire aux yeux des Vénitiens10. Il est proposé alors de rendre les termes de la Promissio Domini Ducis plus contraignants11. Sanudo, toujours lui, rapporte que le doge, à peine élu, déclare s’engager « à tout faire pour aider cette République »12. La terminologie employée est éloquente ; elle est celle d’un ministre, d’un collaborateur, d’un grand auxiliaire de l’État qui s’apprête à prendre sa part d’un travail collégial, beaucoup plus que celle d’un souverain, d’un DUX, d’un primus inter pares, tel que la lettre même des institutions le définit.

8 En 1521, à la mort de Leonardo Loredan, le collège électoral qui doit élire son successeur, est difficile à mettre en place. Des voix s’élèvent pour réclamer une modification des modes de scrutin13. La question est âprement débattue au sein du Maggior Consiglio. Marino Sanudo y est opposé et fait valoir que ces règles ont été établies depuis fort longtemps. On parle d’exclure également de la liste des 41 « grands électeurs », tous les patriciens qui compteraient parmi leurs proches, des membres de l’Église, ou seraient titulaires de bénéfices ecclésiastiques14. Sans doute doit-on y voir le souvenir encore présent des rapports conflictuels avec Rome dans les premières décennies du XVIe siècle. Enfin, toujours pour illustrer le contexte tendu de cette

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élection de juillet 1521, Sanudo rapporte qu’un patricien du nom de Giorgio Corner ne fait pas mystère de ses ambitions et est soupçonné d’intriguer pour arriver à ses fins. On prévoit alors de punir tous ceux qui répondraient à ses sollicitations ou lui apporteraient une aide15. Le choix des « XLI » se porte finalement sur Antonio Grimani, qui est un homme de 87 ans. C’est peut-être là la mise en œuvre d’une stratégie de l’atermoiement, car le grand âge de l’élu laisse supposer un dogat de courte durée.

9 En effet, il s’éteint deux ans plus tard, en mai 1523 ; il faut donc lui choisir un successeur. Le mode de scrutin fait à nouveau l’objet de contestations. D’aucuns souhaiteraient que les « XLI » soient élus directement par le Grand Conseil, et non plus par la commission choisie de 11 membres. L’idée n’emporte pas l’assentiment général et est abandonnée une fois de plus. Pourtant, à l’occasion de cette nouvelle élection, et à travers cette volonté persistante de corriger la réglementation existante, on perçoit bien les mêmes flottements, les mêmes tensions16. Le doge élu est Andrea Gritti. Sanudo fait remarquer qu’à l’annonce de cette nouvelle, une fête est organisée dans la résidence de l’ambassadeur du roi de France ; le nouveau doge est connu, en effet, pour ses sentiments pro-français. Mais, toujours sur la foi du témoignage de Sanudo, à Venise son élection est loin de faire l’unanimité. Une certaine suspicion est même perceptible à l’égard d’Andrea Gritti, au sein du Grand Conseil, comme en témoigne ce mot d’un patricien lancé après l’élection, en séance plénière : « je ne veux pas d’un tyran pour doge »17.

10 Cette défiance exprimée sans ambages, ces craintes renouvelées prennent appui, il est vrai, sur des réalités historiques que l’on ne peut manquer de rappeler ici brièvement. Au cours du XIVe siècle, ont lieu en effet deux coups d’État, visant à mettre en place ou rétablir un gouvernement de type seigneurial. Le premier complot, en 1310, est mené par trois patriciens, Baiamonte Tiepolo, Marco Querini et Badoero Badoer ; le second, en 1355, est dirigé par le doge Marino Falier lui-même. Bien qu’ayant échoué, ces tentatives ont considérablement marqué la conscience collective. Elles ont également eu des répercussions pratiques au niveau institutionnel, avec la création d’un tribunal spécial, le célèbre Conseil des Dix. Or, ces événements qui se sont déroulés au XIVe siècle ont un point commun avec ceux que nous venons d’évoquer et qui marquent les premières décennies du XVIe : tous s’inscrivent chaque fois dans une situation de crise, elle-même ancrée dans des conflits extérieurs, qui en deviennent dès lors le prétexte. En 1310, Venise est en guerre contre le pape Clément V, à propos de la souveraineté sur la ville de Ferrare. En 1355, les Vénitiens sont en guerre contre les Génois. Au moment de la mort du doge Barbarigo, en 1501, la République est en guerre contre les Turcs. Enfin, dans les années 1521-1523, au moment des deux élections successives, l’affrontement entre le royaume de France et l’Empire connaît une période d’accentuation ; Venise est sans relâche sollicitée et invitée à choisir un camp. Dans ces contextes particuliers, l’on comprend qu’une certaine fébrilité agite la classe politique vénitienne ; des tensions apparaissent qui peuvent être porteuses de bouleversements.

11 Cela nous amène, dès lors, à nous interroger plus précisément sur la résurgence de ces craintes au début du XVIe siècle, à analyser plus en détail les raisons de cette agitation, à l’occasion de ces trois épisodes importants de la vie politique vénitienne. Il nous faut, pour ce faire, nous pencher sur le contexte politique italien et européen, lourd d’enjeux et de rivalités, sur lesquels agissent de nombreux acteurs ambitieux et puissants.

12 Comme nous le rappelions dans l’introduction, l’Italie est le théâtre de l’affrontement des deux grandes puissances qui dominent désormais la scène européenne, à partir des

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années 1515-1519 : le royaume de France et l’Empire. Or, les ambitions de ces deux États se confondent avec celles de leur souverain respectif, qui les affirment avec force et détermination : François Ier et Charles Quint. Les deux dates indiquées ci-dessus correspondent, du reste, chacune, au début de leur règne. Avant eux, dès la fin du XVe siècle, les rois de France Charles VIII et Louis XII, mais aussi l’empereur Maximilien se sont imposés comme des figures de proue, contre les armes desquels Venise et les grands États italiens vont devoir combattre pour tenter, avec plus ou moins de bonheur, de résister. À cette galerie de portraits, on ne peut manquer d’ajouter également les grands pontifes qui, de Sixte IV à Alexandre VI jusqu’à Jules II, marquent de leur empreinte la scène italienne et européenne, dont ils contribuent à définir les enjeux. Parmi tous ces papes, la figure dominante est vraisemblablement celle de Jules II, qui dépasse toutes les autres par l’autorité et le panache. À la fois chef de guerre et fin politique, il mène contre les intérêts vénitiens, une politique d’opposition virulente. On assiste donc, au tournant des XVe et XVIe siècles, en Europe, à l’apparition, la succession et la montée en puissance de grands souverains, avides de gloire et de pouvoir hégémonique : des « princes » qui se montrent tous soucieux d’imposer leur choix, d’affirmer leur pouvoir personnel, au service d’une politique de conquête et de prestige. Et l’on ne saurait passer sous silence non plus le péril turc, qui se confond avec la figure tutélaire et menaçante du sultan.

13 Ces différents acteurs contribuent à diffuser et imposer l’idée d’une autorité monarchique puissante, souvent victorieuse, toujours déterminée. On peut en trouver un écho révélateur dans la pensée politique florentine, à la même époque. En effet, l’apologie de l’homme fort, du prince vertueux, au destin providentiel, que propose Machiavel dans son traité « Le Prince », peut être analysée comme une illustration de ce contexte dominé par les figures de pouvoir que nous avons décrites18. Il est certain que le secrétaire florentin trouve avant tout l’inspiration de sa réflexion, dans les événements et les personnages qui lui sont contemporains. La dédicace de l’œuvre nous invite à le croire19. Son traité est bien une réponse à une situation de crise, dont les solutions doivent s’appliquer hic et nunc. Or Machiavel, que l’on sait être pourtant un républicain convaincu, défenseur des institutions démocratiques florentines, ne réfute pas le principat ; bien au contraire, il l’appelle de ses vœux, en fait ici l’éloge et le présente comme le seul moyen de sortir de la crise qui sévit partout en Italie. Sa réflexion comme ses propositions s’inscrivent, du reste, dans une longue tradition qu’elles ne démentent : celle de la figure dantesque du « Veltre », identifié comme le seul capable de sauver l’Italie de ses maux20.

14 Auprès des patriciens vénitiens pourtant, la réaction est bien différente. Parce qu’ils sont résolument attachés à la spécificité oligarchique de leur République, établie depuis longtemps et défendue de haute lutte, la situation du début du XVIe siècle ne peut trouver chez eux les mêmes échos. Venise, il est vrai, une fois de plus, connaît une situation singulière. Force est de constater qu’elle n’a pas subi les mutations ou bouleversements politiques dont ses voisins milanais ou florentins ont été victimes. Rappelons qu’en 1494, les armées de Charles VIII chassent les Médicis de Florence et que s’ouvre alors pour la cité une longue période d’incertitudes et de revirements, qui ne s’achèvera qu’en 1530, par l’instauration d’un duché médicéen. Quant à Milan, convoitée par les Français, elle connaîtra le sort incertain des changements de souveraineté, tour à tour livrée aux Français et aux Espagnols. Venise, quant à elle, n’est pas emportée dans la tourmente de ces événements qui se sont succédé depuis

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1494. Elle est pourtant menacée, dans son existence même, au moment de la ligue de Cambrai, en 1509. Mais elle peut se targuer d’avoir résisté et vaincu cette grande coalition menée contre elle. Or, c’est bien grâce à l’action de son oligarchie, opiniâtre, habile, consciente de ses devoirs, récompensée aussi d’un soutien populaire sans faille, que la République est parvenue à conserver son intégrité territoriale et politique ; c’est bien là la force de la Sérénissime. L’historiographie s’accorde, d’ailleurs, à louer la bonne tenue, la cohérence et l’efficacité de ses institutions, durant la crise de Cambrai. Il y a là, pour un Vénitien, toutes les raisons de croire que l’oligarchie est bien le meilleur régime pour la Cité lacustre.

15 Ainsi, dans le contexte politique et militaire instable des premières décennies du XVIe siècle, ce que les Vénitiens redoutent et veulent éviter à tout prix, c’est un effet possible de contagion. Le risque d’un complot de type seigneurial est toujours présent, favorisé par les événements. Ce qui enjoint aux patriciens une extrême vigilance et circonspection. Toute forme de principat est rejetée et perçue comme un risque, une menace, qui peuvent être ourdis en son sein, ou alors imposés de l’extérieur. À ce titre, l’exemple florentin et médicéen, en 1530, donne quelques fondements à ces inquiétudes, puisqu’il va aboutir à l’installation d’un prince lige de l’Empire. Cela serait pour Venise une violation de sa singularité et de son identité séculaire. Plus que jamais la Sérénissime est arc-boutée sur ses traditions oligarchiques, plus que jamais elle est soucieuse de les défendre et de les préserver. Il paraît intéressant alors de porter un regard sur l’iconographie officielle de cette même période, et au-delà de tout le XVIe siècle, pour savoir dans quelle mesure cette dernière reflète les inquiétudes de la classe politique vénitienne et illustre l’ensemble de ces réalités politiques.

Une mise en scène nuancée du pouvoir dans l’iconographie officielle

16 Au tournant des XVe et XVIe siècles, Venise se montre plus sensible et réceptive au nouveau mouvement artistique de la Renaissance, qui s’est développé à travers toute l’Italie et dont Florence est le berceau. Ses choix tant iconographiques qu’architecturaux en portent témoignage. Mais la mise en scène du pouvoir nous conduit à envisager une approche plus nuancée, car en ce domaine, la République des Doges a à cœur de préserver toute sa spécificité. Tout en acceptant les modèles qui s’imposent en Italie, et plus largement en Europe, il apparaît certain que Venise cherche aussi à les adapter21.

17 L’art renaissant fait la part belle au portrait. Les cours princières vont habilement en faire une exploitation politique ; les portraits officiels des souverains se multiplient alors, proposant de ces derniers une représentation en majesté. C’est à Florence que l’on peut en trouver les premières traces, au XVe siècle, même si le « gouvernement » des Médicis a aussi ses propres particularités22. L’on doit quand même évoquer les portraits de Cosme l’Ancien, et surtout celui de son petit-fils, Laurent le Magnifique, dont l’iconographie s’attache à transmettre les multiples facettes. Ne citons qu’une œuvre, celle du peintre Benozzo Gozzoli, qui dans Le cortège des rois mages, en 1459, représente en grande pompe les personnages principaux de la famille Médicis23. Mais c’est vraisemblablement à Rome, au sein de la cour pontificale, que l’on trouve la première illustration éclatante de ce phénomène artistique, alors même que l’autorité des papes est, depuis peu, rétablie dans toute sa plénitude. Les portraits de Sixte IV,

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peint par Melozzo da Forli’, en 147724, et d’Alexandre VI Borgia, peint par Pinturicchio, dans les années 1492-149425, confiés aux plus grands peintres du moment, attestent bien de cette autorité retrouvée des papes. Le point culminant de cette iconographie romaine est atteint avec Jules II, qui demande à être représenté dans différentes postures, pontificale, mais aussi martiale. Le portrait le plus célèbre de ce pape est l’œuvre de Raphaël ; il est réalisé dans les années 1511-151226. Bientôt ce sont les grands monarques européens qui vont faire appel aux artistes les plus en vue de cette époque, pour leur demander de représenter leur majesté souveraine. On pense naturellement aux portraits de François Ier, peint par Jean Clouet vers 152727, et plus tard par Le Titien, en 153728. Les portraits de Charles Quint sont nombreux, notamment ceux dont il confie la réalisation au Titien29. On doit à Hans Holbein celui d’Henri VIII30. Cette iconographie est en adéquation parfaite avec la situation politique que nous décrivions plus haut. Elle témoigne fidèlement, en effet, de l’autorité et du prestige de ces grandes figures de pouvoir.

18 À la même époque, pourtant, à Venise, on ne constate qu’une timide et discrète apparition du doge dans l’iconographie officielle de la République. Certes, on trouve bien le portrait du doge Giovanni Mocenigo, peint par Gentile Bellini31. Il y a aussi et surtout le très beau portrait du doge Leonardo Loredan, de Giovanni Bellini32, qui vient confirmer les propos de Marino Sanudo dans ses Diarii, lorsque ce dernier évoque l’autorité morale du personnage et l’attachement particulier des Vénitiens à ce prince33. On constate, toutefois, qu’il ne s’agit pas de portraits en pied, mais de figures le plus souvent présentées de profil et marquées par un certain hiératisme. Ces détails peuvent paraître anecdotiques et exprimer les goûts du temps, mais ils semblent témoigner surtout d’une volonté des commanditaires – les autorités de la République – de garder le sens d’une certaine mesure. On est loin ici de la grandiloquence des exemples pontificaux qui lui sont contemporains. En d’autres termes, Venise semble encore rechigner, à cette époque, à mettre véritablement et pleinement en scène le premier personnage de l’État, à lui conférer à travers l’iconographie, toute la majesté d’un prince souverain. C’est bien plutôt la figure d’un sage qu’il nous est donné de contempler.

19 À bien y regarder, à Venise les faveurs ou préférences de l’iconographie publique sont alors accordées, avant tout, aux représentations collectives. Celles-ci sont plus proches de la réalité du pouvoir oligarchique vénitien, plus respectueuses du fonctionnement réel des institutions. Le véritable sujet de ces peintures est la Cité elle-même, représentée de façon théâtrale dans sa réalité à la fois urbaine et sociopolitique. Les exemples sont nombreux qui nous proposent une mise en scène des patriciens, lors de cérémonies religieuses officielles, et où la figure du doge est chaque fois singulièrement absente. Il suffit de citer, pour s’en convaincre, les œuvres de Gentile Bellini et de Vittore Carpaccio, les deux artistes qui dominent la peinture vénitienne à la fin du XVe siècle. Tous deux participent, en effet, à la réalisation d’un grand projet iconographique pour la Scuola di San Giovanni Evangelista, qui a pour nom le « cycle de la Croix ». On doit à Bellini le Miracle de la croix au campo San Lio (1494), ou encore le Miracle de la croix au pont San Lorenzo (1500)34. Carpaccio est l’auteur du Miracle de la croix au pont de Rialto (1496)35. De Bellini, il nous faut évoquer également la célèbre Procession sur la place Saint Marc, datée de 149636, qui nous offre un ensemble où tout paraît organisé avec ordre ; chaque personnage semble occuper le rang qui est le sien, dans une parfaite orchestration et discipline collégiales.

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20 Dans le courant du XVIe siècle, pourtant, on perçoit une première évolution sensible. Sans doute considère-t-on à Venise que le risque d’un complot ou coup d’état de type seigneurial s’est peu à peu éloigné. Il est vrai qu’à partir de 1530, un nouvel équilibre se dessine en Italie et il ne fait plus de doute que la victoire de Charles Quint est, à cette date, acquise. Or la Sérénissime, tout comme Rome d’ailleurs, a été épargnée par la main impériale et a conservé son indépendance et intégrité territoriale. Les choix iconographiques vénitiens sont alors plus ouverts, plus libres. La figure du doge semble s’imposer progressivement dans la peinture officielle de façon plus prégnante. L’on voit apparaître de nombreux portraits du doge en majesté. Ce dernier est ainsi offert aux regards comme le prince de Venise, l’égal des autres grands souverains37. Le pinceau du Titien nous en donne quelques exemples ; il peint toute une série de portraits de doges, parmi lesquels Andrea Gritti (1545)38, Marcantonio Trevisan (1553)39, ou encore Francesco Venier (entre 1554-1556)40. On peut citer également les œuvres postérieures que l’on doit au Tintoret ; celui-ci réalise notamment le portrait du doge Girolamo Priuli, en 156041, ou encore celui de Pietro Loredan, entre 1568 et 157042.

21 Mais ce n’est pas là la seule nouveauté qu’il nous soit donné de constater. En ce XVIe siècle avançant, un autre aspect propre à la peinture vénitienne s’impose peu à peu : il est accordé désormais une certaine préférence, voire une réelle primauté à une veine puissamment allégorique. En d’autres termes, l’iconographie officielle se veut avant tout allégorie du pouvoir. C’est pourquoi cette iconographie nouvelle multiplie les sources d’inspiration et se nourrit de différents symboles savamment étudiés. On voit la Cité apparaître sous les traits d’une femme somptueusement parée, et cela dans la claire intention de signifier la richesse, l’opulence, le rayonnement de la République. En témoigne le tableau de Véronèse, de 1585, intitulé Le triomphe de Venise 43. Dans la même inspiration, citons également de Palma le Jeune, Venise couronnée par la Victoire (1578-1579)44, ou encore Le doge Francesco Venier présentant à Venise les villes conquises, daté de 159545. Les exemples foisonnent dans les salles du Palais ducal. De Véronèse encore, on peut également évoquer une œuvre précédente, de 1575-1578, éloquemment intitulée Venise, la Justice et la Paix 46, où justice et paix se présentent aux pieds de Venise en trône et semblent ainsi constituer les attributs du bon gouvernement de la Cité. Au demeurant, cette veine allégorique trouvait déjà une première illustration avec un tableau du Titien de 1510, représentant la figure tutélaire d’un Saint Marc en trône 47. À travers la vigueur et l’autorité qui se dégagent du Saint dans ce tableau, on a un symbole fort de la puissance de la République.

22 Dès lors, pour majestueux qu’il soit dans ses portraits officiels, le doge n’apparaît en fait, lui aussi, que comme un symbole parmi d’autres. Dans les nouvelles représentations qui sont données de lui, il ne faut donc voir aucune mise en scène d’un pouvoir personnel. Bien au contraire, on assiste à une véritable instrumentalisation de la figure ducale. On en a une confirmation avec le tableau tout juste cité de Palma le Jeune présentant le doge Francesco Venier. On peut citer également le tableau du Tintoret qui nous offre, en 1565, une autre représentation du doge G. Priuli : Le doge Priuli recevant de la Justice la balance et l’épée 48. Mais l’exemple le plus frappant est certainement celui d’un autre tableau de Palma le Jeune, intitulé Allégorie de la ligue de Cambrai 49, daté de 1590-1595. On y voit le doge Leonardo Loredan présent au milieu d’un foisonnement d’éléments allégoriques : le lion représentant l’évangéliste Marc, saint protecteur de la Cité, l’épée symbolisant la force militaire mais aussi le glaive de la

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Justice, la couronne de laurier évoquant la victoire acquise sur les coalisés ; à l’évidence, le doge y est placé pour symboliser la République elle-même50.

23 Pour illustrer et confirmer notre propos, citons l’exemple d’une ultime iconographie qui nous semble digne d’intérêt, celle qui nous montre le doge en position orante. Plusieurs tableaux peuvent être présentés à cet égard ; on en retiendra particulièrement trois. L’un est l’œuvre de Giovanni da Asola, il a pour titre Le doge Pietro Orseolo devant saint Romuald 51, et est daté de 1526 ; les deux autres sont l’œuvre de Palma le Jeune, d’une part Le doge Pasquale Cicogna assiste à une messe, daté de 1585-159152, et d’autre part, Le doge Marcantonio Memmo agenouillé devant la Madonne 53, daté de 1600. À travers l’inspiration de ces toiles, il y a bien une volonté affirmée de la Sérénissime de manifester avec conviction, sa dévotion et son attachement à la foi catholique. Et cela est d’autant plus signifiant que nous sommes alors en pleine période de la Réforme, à l’époque du premier tableau, et de la Contre-réforme, quand sont réalisés les seconds. Qui mieux que le doge, recueilli, en prière, peut ainsi aider à établir cet attachement et en marquer la forte symbolisation ?

24 En conclusion de cette analyse, nous rappellerons que la peinture officielle à Venise prend la juste mesure des réalités politiques et du jeu institutionnel. Les représentations du pouvoir sont volontairement collégiales dans les périodes d’incertitudes et d’instabilité. Le doge fait une entrée plus marquée dans l’iconographie, au cours du XVIe siècle, mais sa présence n’est là que pour mieux faire valoir son rôle symbolique. Il y a donc bien une parfaite concordance ou adéquation entre iconographie et institutions. Cette iconographie est d’ailleurs relayée par la symbolique architecturale, à travers les nombreuses réalisations de cette époque, parmi lesquelles on peut citer l’escalier dit « des Géants », à l’entrée du palais ducal, et en haut duquel est prononcée la Promissio Domini Ducis. Le doge reste le premier personnage de l’État, mais il en est avant tout une incarnation ; il n’assume qu’une fonction de représentation.

25 Cependant, si l’iconographie du XVIe siècle, même dans son évolution la plus aboutie, continue de respecter scrupuleusement les fondements et mécanismes institutionnels, elle est en revanche bien trompeuse à d’autres égards. À travers ses allégories, elle met en scène, en effet, un triomphe de la République qui n’appartient plus désormais qu’à un passé bel et bien révolu.

NOTES

1. Voir Jean-Pierre Pantalacci, Transformations et représentations de l’espace urbain vénitien, fin XVe- XVIe : entre réalité et symbolique, Actes du colloque « La théâtralisation de l’espace urbain », Strasbourg, 29-30 novembre 2012 (à paraître). 2. Sur les aspects institutionnels vénitiens, voir notamment Giuseppe Maranini, La costituzione di Venezia, 2 vol., Florence, La Nuova Italia, 1974 (2e éd.). 3. En 1172. 4. En 1249.

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5. Sur les mécanismes complexes de l’élection du doge et les tentatives de réforme jusqu’au XVIe siècle, voir Marino Sanudo, I Diarii (1496-1533), Pagine scelte, Paolo Margaroli (éd.), Vicence, Neri- Pozza editore, 1997, p. 390-393. 6. « Fermeture du Grand Conseil ». 7. Sur les doges de Venise, on peut consulter notamment l’ouvrage de Andrea Da Mosto, I dogi di Venezia, Florence, Giunti editore, 2003 (4e éd.). 8. Marino Sanudo, I Diarii…, op. cit., p. 105. 9. « che [el doxe futuro] non si fazi onnipotente, come feva missier Agustin Barbarigo » (que le futur doge ne fasse pas preuve de toute-puissance comme le fit Agostino Barbarigo), ibid. 10. Ibid. 11. Ibid. 12. « far ogni cosa in ajutar questa republicha », ibid., p. 107. 13. Le principe posé depuis le XIIIe siècle est celui de 25 voix nécessaires, au sein des 41 grands électeurs, pour que le doge soit déclaré élu. 14. Ceux que l’on appelle à Venise « i papalisti ». Voir Marino Sanudo, I Diarii…, ibid., p. 395. 15. Un épisode, rapporté par Sanudo, est révélateur de ce climat de tensions : un serviteur des 11 membres, réunis pour désigner les 41 grands électeurs, est l’objet de suspicion ; il est soupçonné d’être au service de la famille Corner et de ses intérêts, et de faire passer à cette fin des billets aux XI. Il est alors emprisonné. Voir ibid., p. 94. 16. Ibid., p. 423-427. 17. « non voio far doxe tyran », ibid., p. 424. 18. Parmi les nombreuses éditions de l’œuvre de Machiavel, on peut citer notamment Machiavel, Le Prince et les premiers écrits politiques, édition bilingue, introduction, traductions et notes de Christian BEC, Paris, Garnier, 1987. 19. « Al Magnifico Lorenzo de’Medici » (Au Magnifique Laurent de Médicis). 20. Dante, Divina Commedia, Inferno, canto I, v. 101. 21. Sur les évolutions de l’art vénitien, on peut consulter notamment Mario Brunetti et Giulio Lorenzetti, Venezia nella storia e nell’arte, Venise, Alfieri, 1950. Sur la période de la première Renaissance, Mauro Lucco, La pittura a Venezia nel primo Cinquecento, dans La pittura in Italia, Carlo Pirovano (dir.), t. 1, Milan, Electa, 1992, p. 149-196. 22. À Florence, en effet, tout au long du XVe siècle, les Médicis ne sont officiellement que de simples citoyens ; ils s’attachent à respecter la vitrine institutionnelle républicaine. Leur principat est un principat de facto, et non de jure. Pour cette période médicéenne de Florence, voir notamment Christian Bec, Le siècle des Médicis, Paris, PUF, 1977. 23. Florence, Palazzo Medici Riccardi. 24. Rome, musées du Vatican. 25. Rome, musées du Vatican, appartements Borgia, salle des Mystères, la Résurrection. Citons aussi le portrait de son fils César, œuvre d’Altobello Melone, vers 1513, musée de Bergame, Portrait de gentilhomme, appelé aussi Portrait de César Borgia. 26. Il existe trois copies du tableau, l’une est à Londres, à la National Gallery, les deux autres sont à Florence, la première à la Galerie des Offices, la seconde au Palais Pitti. 27. Paris, musée du Louvre. 28. Ibid. 29. On citera notamment deux tableaux parmi les plus célèbres : Charles Quint à la bataille de Mühlberg, 1547, Madrid, musée du Prado, et Charles Quint assis, 1548, Munich, Alte Pinakothek. 30. 1540, Rome, Galleria d’arte antica. 31. 1478, Venise, musée Correr. 32. Vers 1501, Londres, National Gallery. 33. Marino Sanudo, I Diarii…, op. cit., p. 381-389. Il existe aussi un portrait du doge Leonardo Loredan attribué à Vittore Carpaccio, daté de 1501-1503, Bergame, Accademia Carrara.

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34. Venise, musée de l’Accademia. 35. Ibid. 36. Ibid. 37. Destinés au Palais des doges, certains de ces portraits ont été détruits durant l’incendie du palais en 1577. Quelques-uns des tableaux présentés ci-dessous correspondent à des copies que l’on attribue au peintre lui-même, notamment réalisées pour la famille du doge. 38. Washington, National Gallery of Art. 39. Budapest, musée des Beaux-Arts. 40. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza. 41. Odessa, musée d’art occidental et oriental. 42. Melbourne, National Gallery of Victoria. 43. Venise, Palais des doges, salle du Grand Conseil. 44. Ibid. 45. Ibid., salle du Sénat. 46. Ibid., salle du Collège. 47. Venise, église de la Salute. 48. Venise, Palais des doges, vestibule. 49. Ibid., salle du Sénat. 50. Sur l’iconographie officielle à Venise, on peut citer notamment Edward Muir, « Images of power : art and pageantry in Renaissance Venice », The American Historical Review, vol. 84, no 1, février 1979, p. 16-52. 51. Venise, musée Correr. 52. Venise, Oratorio dei Crociferi. 53. Venise, Palais des doges, Liago (entrée de la salle du Grand Conseil).

RÉSUMÉS

Le présent article étudie les représentations du pouvoir à Venise en une période charnière de son histoire, marquée par des bouleversements politiques (conflit franco-impérial, ligue de Cambrai), mais aussi des évolutions institutionnelles notables. À travers personnages, lieux du pouvoir, cérémonies officielles, Venise se met en scène dans l’iconographie. Cette représentation se veut avant tout allégorique et lourde de sens politique, car elle propose une traduction fidèle du fonctionnement des institutions.

The article studies representations of power in Venice at a turning point in its history, a period marked by political upheaval (Franco-Imperial conflict, War of the League of Cambrai), but also by significant institutional change. Venice depicted itself in iconography through characters, places of power and official ceremonies. These representations were deliberately allegorical and fraught with political meaning, offering a faithful translation of the workings of institutions.

INDEX

Mots-clés : Venise, iconographie officielle, institutions Keywords : Venice, official iconography, institutions

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AUTEUR

JEAN-PIERRE PANTALACCI Maître de conférences HC à l’université de Nice-Côte d’azur, membre du CMMC, Jean-Pierre Pantalacci est titulaire de l’agrégation d’Italien et d’un DEA d’études juridiques en droit public et européen. Il a soutenu une thèse de doctorat à Paris-IV Sorbonne, en 2002, sous la direction du professeur C. Bec, intitulée « Diplomatie et diplomates vénitiens à Rome au XVIe siècle : 1500-1535 ». Ses travaux de recherches portent en priorité sur la littérature et la civilisation italienne de la Renaissance ; il travaille notamment sur les sujets suivants : arts, pouvoir et institutions ; la République de Venise ; la Papauté ; les relations diplomatiques entre l’Italie et l’Europe.

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Le corps, le fidèle et le voyageur : observations des pratiques religieuses musulmanes par des Français présents au Levant à la fin du XVIe siècle

Marie-Clarté Lagrée

1 Dans son ouvrage qui a fait date, Islam et Occident, Norman Daniel a souligné que l’Occident médiéval a porté un intérêt très modéré aux pratiques religieuses musulmanes et que celles-ci n’étaient pas considérées pour elles-mêmes, mais mises en relation avec les pratiques chrétiennes et souvent perçues comme de pâles imitations du modèle chrétien. La signification de ces pratiques n’était pas comprise ni recherchée et elles étaient vues comme un reflet tronqué de ce qui était habituel en Europe1.

2 La fin du XVe siècle et le XVIe siècle ont été une période charnière qui a vu l’affirmation de la puissance ottomane en Méditerranée et la perte de vigueur des appels à la croisade2. Peu à peu, la stupeur et la frayeur ont laissé place à la curiosité. Si nous suivons Alexandra Merle, en France, l’intérêt pour les populations turques naquit dans les années 1520 et fut concomitant de la montée en puissance de l’Empire ottoman et de la politique d’alliance puis de neutralité menée par les souverains français3. La décennie 1550-1560 vit la publication de plusieurs grands textes sur l’Orient, qui jouèrent un rôle majeur dans l’élaboration de l’image de l’autre. Il s’agit des textes de Jacques Gassot (Le discours du voyage de Venise à Constantinople, 1550), de Pierre Belon du Mans (Les observations de plusieurs singularités trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte et Arabie, 1553), d’André Thevet (Cosmographie du Levant, 1554), de Guillaume Postel (De la république des Turcs, 1560) et de Pierre Gilles (De Bosphoro Thracio libri III et De topographia Constantinopoleos et de illius antiquitatibus libri IV, 1561).

3 Cette curiosité nouvelle pour les populations du Levant a-t-elle infléchi le regard que les Européens portaient sur les pratiques musulmanes dans la seconde moitié du XVIe

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siècle ? C’est à cette question que nous souhaiterions répondre en nous centrant sur des hommes qui se sont rendus au Sud et à l’Est de la Méditerranée, et ont pu observer directement ces pratiques. Il ne s’agira pas d’analyser tous les rites, mais seulement ceux que les voyageurs n’ont pu manquer de voir ou d’entendre, parce qu’il s’agit de pratiques communes et ordinaires dans les sociétés musulmanes4. À cela s’ajoute, ainsi que l’a démontré Mohammed Benkheira, que l’islam, plus que le christianisme, est une religion qui donne une place prépondérante « à la ritualité et aux formes », et donc aux gestes que le fidèle effectue avec son corps5. Il faudra également s’interroger sur les conditions qui ont permis à nos voyageurs d’observer ces pratiques ainsi que sur la compréhension qu’ils en ont eue. Le corpus a été formé en retenant non la date du voyage, mais la date de rédaction des sources, afin d’avoir des textes élaborés et rédigés dans les années 1560-1580, soit après la publication des grands textes mentionnés ci- dessus qui témoignent d’un vaste intérêt pour le Levant. Cette étude prend appui sur les écrits des six voyageurs suivants : Jean Chesneau, Nicolas de Nicolay, Gabriel Giraudet, Philippe du Fresne-Canaye, Jean Carlier de Pinon et Jean Palerne6.

Six voyageurs à la découverte du Levant

4 Présentons-les rapidement. Trois se rendirent au Levant dans l’entourage d’un ambassadeur et trois pour des raisons religieuses. Le séjour en Orient de Jean Chesneau et de Nicolas de Nicolay fut lié à celui de l’ambassadeur Gabriel d’Aramon. Chesneau était son secrétaire ou son intendant et avec lui, il arriva à Istanbul en mai 1547, suivit Soliman le Magnifique dans sa campagne militaire contre la Perse, se rendit en Syrie, en Terre Sainte puis en Égypte, avant de revenir à Istanbul au début de l’année 1550. Cinq ans plus tard, il quittait la ville et rentrait en Europe. Si son séjour en Orient constitua une étape de sa vie professionnelle, il fut également motivé par le désir de voyager, ainsi que Chesneau l’indique au début de son récit7. Quant à Nicolay, son séjour ne dura que quelques mois : à la demande du roi, il accompagna d’Aramon à Alger, assista impuissant à la prise de Tripoli par les Turcs (août 1551), arriva à Istanbul le 21 septembre 1551 puis revint en France en 1552. Si le voyage fut rapide, Nicolay en tira de nombreuses observations, ce qui amène Frank Lestringant à le qualifier d’« homme du regard »8. Le périple de Philippe du Fresne-Canaye est un peu différent et relève tout à la fois de la fuite, de l’opportunité et de la curiosité. Alors âgé d’une vingtaine d’années, Canaye était à Venise lorsque survint le massacre de la Saint- Barthélemy. Sa famille étant passée à la Réforme, la rencontre avec le secrétaire de François de Noailles, ambassadeur auprès du sultan, lui donna l’occasion de s’éloigner des troubles de Religion. Il fut à Istanbul de la fin du mois de février au début du mois de juin 1573 et ce voyage, entrepris « pour son plaisir, pour voir du pays », lui permit de faire « son apprentissage »9 de futur diplomate.

5 Les trois autres voyageurs sont des pèlerins qui se rendirent en Terre sainte et au monastère Sainte-Catherine du Sinaï10. On connaît peu de chose sur Gabriel Giraudet et Jean Carlier de Pinon. Le premier, prêtre ou marchand originaire du Puy-en-Velay11, partit en pèlerinage en 1555. Quant à Carlier de Pinon, gentilhomme originaire du Cambrésis, il se rendit au Levant durant l’année 1579, en compagnie de l’Allemand Hans Jacob Breuning. Ils arrivèrent à Istanbul en juin, gagnèrent Alexandrie en août, traversèrent le Sinaï, puis se rendirent à Jérusalem, Bethléem et à Tripoli. Carlier était de retour à Venise le 7 janvier 1580. Le dernier voyageur, Jean de Palerne, alla

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également en Orient pour faire un pèlerinage. Deux ans plus tôt, en 1579, il avait quitté le service du duc d’Anjou, frère du roi, pour des raisons peu claires, peut-être par ennui de la cour12, et il partit de Paris en mars 1581, en compagnie d’un gentilhomme Melunois « curieux, comme [lui], de veoir le pays »13. Après avoir vu Alexandrie, le Sinaï puis Jérusalem, il continua vers le nord, en direction de Damas puis de la capitale ottomane où il resta d’avril à juillet 1582. Fin août, il était à Raguse et prit le bateau pour Venise.

6 Tous ces voyageurs nous ont laissé le récit de leur périple. Le récit de voyage, que Roland Le Huenen qualifie de « genre sans loi »14, réunit des textes assez divers mais qui ont tous en commun, d’une part, « l’expérience viatique du rédacteur : point de départ du texte, elle en justifie pleinement l’écriture »15 et, d’autre part, la vocation d’« informer le lecteur sur le monde étranger »16. Pour le XVIe siècle, Marie-Christine Gomez-Géraud définit le récit de voyage comme un « journal assurant un récit chronologique souvent très neutre d’une expédition, traité de mœurs et de coutumes, exposé raisonné de connaissances recueillies sur tel pays ou tel contrée, apologie »17. Si nous reprenons la typologie proposée par Marie-Christine Gomez-Géraud, les six récits de voyage ici retenus peuvent être classés comme suit : trois récits de pèlerinage (Giraudet, Carlier de Pinon et Palerne) ; un récit de découverte (Chesneau) ; un récit à « la tentation totalisante », qui dépasse le cadre du simple itinéraire de voyage (Nicolay) et un récit qui relève du « voyage pour soi » (Canaye)18. Tous ont été écrits durant le dernier tiers du XVIe siècle, soit après la publication des grands textes des années 1550-1560, et ils témoignent d’un intérêt pour le Levant.

7 Trois de ces textes furent publiés à la fin du XVIe siècle ou au début du XVIIe siècle. Il s’agit des récits de Nicolay, de Giraudet et de Palerne. Nicolay écrivit son témoignage au début des années 1560 et le texte, qui a la particularité de comporter une soixantaine de gravures réalisées par Lyon Davent, fut publié à Lyon en 1568 sous le titre : Les quatre premiers livres des navigations et pérégrinations en la Turquie. Nicolay a très certainement eu l’idée de ce livre dès son retour en France en 1552, mais la réalisation dut en être repoussée en raison de la tâche que Catherine de Médicis lui confia : réaliser des cartes de chacune des provinces de France19. Soulignons par ailleurs que ce récit devait comporter une suite, mais qui resta à l’état de projet20. Le texte de Giraudet, qui est un véritable manuel du pèlerin et privilégie les informations pratiques et les appels à la dévotion, fut publié 25 fois entre 1575 et 1610, ce qui amène Wes Williams à le présenter comme un « best-seller »21. Le récit présente tous les lieux que le pèlerin doit voir, en Terre sainte puis au Sinaï. Palerne rédigea son texte en 1583-1584 – le manuscrit porte la date de 1584 –, c’est-à-dire quelques mois après être revenu en France, et le texte fut publié par ses héritiers en 1606, soit quatorze ans après sa mort, sous le titre : Pérégrinations du S. Jean Palerne22.

8 Les trois autres récits ne furent pas publiés à la fin du XVIe siècle et leur réception fut donc moindre. Chesneau rédigea son journal de voyage une dizaine d’années après son retour, alors que Sélim II (1566-1574) était au pouvoir23 et ce texte, dont il existe plusieurs copies, resta à l’état manuscrit jusqu’au XVIIIe siècle24. Canaye, pour sa part, composa son récit en italien, très certainement à l’automne 1573, c’est-à-dire peu de temps après son retour en Europe25. Selon Henri Hauser, ce texte circula peut-être sous forme manuscrite, mais n’aurait pas été publié avant la fin du XIXe siècle26. Cette remarque s’applique également à l’œuvre de Carlier de Pinon qui resta à l’état de manuscrit jusqu’au début du XXe siècle27. Le manuscrit date de la fin du XVIe siècle et il

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est malaisé de déterminer la période de rédaction. Précisons que son compagnon écrivit également le récit de leur périple et le publia en 1612 sous le titre : Orientalische Reyß Deß Edlen unnd Besten Hans Jacob Breuning.

9 Les récits de voyage sont des sources très particulières à analyser, notamment parce qu’ils s’influencent les uns les autres et s’appuient (voire recopient) des textes plus anciens28. En outre, l’objectif des auteurs n’est pas de faire une description exhaustive de ce qu’ils ont vu, mais bien d’informer le lecteur et de lui plaire, ce qui induit une sélection de l’information et une mise en avant des mirabilia et de l’extraordinaire. Pour la question qui nous intéresse – les pratiques religieuses des populations musulmanes –, il n’en demeure pas moins que leur témoignage est important car il s’agit de rites et de coutumes que ces viatores ont directement observés et au sujet desquels ils ont pu interroger des personnes rencontrées au Levant. Leur savoir n’est pas seulement issu des lectures qu’ils ont pu faire29, mais aussi le fruit d’une expérience.

Des hommes sur le terrain

10 Ces pérégrinateurs ont bénéficié de conditions de voyage favorables à l’observation, en raison des bonnes relations diplomatiques entre Paris et Istanbul qui protégeaient les Français se rendant dans l’Empire ottoman, même avant les capitulations de 156930. Giraudet, Carlier et Palerne, qui ne partirent pas dans l’entourage d’un ambassadeur, mentionnent l’importance d’avoir « un sauf-conduit »31, « un passeport »32, en plus de lettres de recommandation33. Quant à Canaye, qui profita d’un navire marseillais pour rentrer en Europe, il reçut des « mandements très étendus du Grand Seigneur » qui lui évitèrent bien des péripéties34.

11 Les occasions d’observation et d’interaction avec les populations musulmanes furent nombreuses. Travaillant pour le compte de l’ambassadeur, Chesneau, Nicolay et Canaye se rendirent à la cour, rencontrèrent de hauts dignitaires, participèrent à des réceptions. Quant aux trois autres, leur périple au Levant les conduisit à être au contact des populations locales durant les trajets en bateau35 et lors des déplacements en caravane36. Lors du voyage retour, alors que son navire faisait une halte dans un port de la mer de Marmara, Canaye put observer ce qui se passait dans les galères turques qui mouillaient à côté d’eux : « les teslimans ne manquaient pas, à l’heure habituelle, de crier l’oraison sur la proue de la capitane, comme ils font sur les minarets élevés des mosquées dans les grandes villes »37. En outre, les six voyageurs font preuve (à des degrés divers) de curiosité pour les personnes croisées dans les rues d’Istanbul, du Caire ou de Jérusalem, et il faut garder à l’esprit que la société ottomane s’accommodait assez bien de la présence d’Européens, même s’il y avait des différences selon les villes. Si à Alep un Européen restait dans le quartier de ses compatriotes, il pouvait circuler plus librement à Istanbul ou à Izmir38. Dans les rues, nos voyageurs ont pu observer les pratiques religieuses, à l’instar de Palerne qui rapporte avoir vu « quelque foys les Mores au Caire & en Tripoly s’assembler l’aprez souper : & estans tous assis en rond, se branlans de mesme les uns contre les autres, crier tant de foys alla, qu’ils demeuroyent comme morts, escumans par la bouche, comme un cheval »39. À cela s’ajoutent les festivités religieuses dont les célébrations se déroulaient également dans l’espace public : par exemple, le séjour de Palerne à Istanbul coïncida avec les « ieux, triomphes et magnificences » organisés en mai 1582 à l’occasion de la circoncision du fils de Mourad III40, tandis que celui de Canaye en avril 1573 correspondit à la fête du

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Sacrifice41. De même, les descriptions des pratiques funéraires par Carlier et Palerne invitent à penser qu’ils ont très certainement croisé des cortèges funèbres42. Par ailleurs, la présentation assez précise des soins prodigués dans les bains turcs dans les textes de Nicolay et de Palerne permet d’avancer qu’ils s’y sont sans doute rendus43.

12 Les espaces publics ont ainsi été des lieux d’observation pour nos voyageurs et on peut s’interroger sur les vêtements qu’ils portaient, afin de savoir s’ils étaient identifiés comme étrangers (et chrétiens) lorsqu’ils déambulaient et si leur présence a pu avoir un impact sur les musulmans qu’ils croisaient. Leur récit ne donne pas beaucoup de détails, sauf Carlier qui indique : « nous portions par la ville [Istanbul] une robbe turcquesque de drap d’Angleterre tirant sur le brun gris, que nous avions la acheptée, et de nos chapeaux, encores que l’ordinaire des Chrestiens latins soit de porter en teste une barette de drap, ou de velours simple ou rasé »44. Si nous suivons Robert Mantran, au XVIe siècle, les Français avaient « obligation de se vêtir à la turque, tout au moins de porter le grand caftan qui recouvre l’habit »45.

13 Voyageant dans un espace musulman, nos voyageurs notent bien sûr l’importance des mosquées et l’accès à ce lieu de culte n’a pas été le même selon les villes. Carlier fait cette remarque intéressante à propos des mosquées du Caire : « La rigueur y est tellement observée à l’endroict des Chrestiens pour ce reguard qu’il ne nous a esté permis d’entrer dans aucune d’icelles »46. Quant à Giraudet, il rapporte s’être introduit secrètement dans le Cénacle alors transformé en mosquée, de nuit et en soudoyant le portier47. À l’inverse, Canaye a visité « dedans comme dehors » la mosquée Fatih et celle du sultan Bayezid II à Istanbul, en ayant seulement soin de laisser « nos souliers ou pantoufles à la porte selon l’usage »48. Précisons que lorsque nos Français sont entrés dans des mosquées, c’était très certainement en dehors des heures de prières. Quant aux lieux saints, à défaut de pouvoir s’y rendre, ils se les sont fait décrire.

14 L’observation des voyageurs fut secondée et approfondie par des échanges et des interactions avec les populations locales, même si aucun d’eux ne parlaient turc ou arabe ; ils eurent ainsi l’occasion de poser des questions et de demander des éclaircissements sur les pratiques religieuses qu’ils observaient. Plusieurs cas de figure apparaissent. Il y a tout d’abord les rencontres avec des personnes qui, par leur pays d’origine ou leur culture, leur étaient proches. On pense bien sûr aux Français et aux Italiens installés dans l’Empire ottoman. Par exemple, Palerne rencontra cinq Français résidant au Caire qui lui servirent de traducteurs49. De même, Carlier fut logé à Istanbul chez un Vénitien50. On pense également aux religieux habitant Jérusalem et à ceux du monastère Sainte-Catherine, et plus généralement aux communautés chrétiennes du Levant51. De plus, nos Français eurent recours aux services de traducteurs et leurs récits mentionnent souvent ces hommes qui eurent un rôle d’intermédiaires, sans toutefois que leur nationalité soit précisée52. Canaye évoque à plusieurs reprises la présence de drogmans à ses côtés tandis que Nicolay explique que grâce à eux, il put discuter avec des marchands et artisans d’Istanbul, et avec des gentilshommes perses53. Pour leur part, Giraudet et Carlier écrivent avoir eu recours à des « truchements »54. Mentionnons par ailleurs que Carlier donne les équivalents en français et en turc d’une quarantaine de mots du quotidien, indice d’un certain intérêt pour cette langue entendue durant le voyage et de l’aide qui lui a été apportée pour la comprendre55. La même remarque peut être faite pour Palerne qui donne les noms turcs et arabes des prières qui rythment la journée des musulmans56.

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15 Les récits viatiques font également mention d’échanges avec d’anciens chrétiens convertis à l’islam, auprès desquels il a été possible de glaner des informations57 : Canaye a rencontré un renégat français qui travaillait à Istanbul comme palefrenier pour le sultan et, lors de son voyage retour, il a tissé des liens avec un renégat espagnol58 ; pour faire les dessins de femmes turques, Nicolay bénéficia de l’aide d’un eunuque, « nommé Zaferaga, de nation ragusienne, homme de bon entendement et amateur de bonnes lettres et vertu, qui, dès son jeune âge, avait été nourri dans le sarail »59. Il est intéressant de noter que le témoignage des renégats est mobilisé lorsqu’il s’agit de présenter la religion musulmane et la parole de ces hommes est donc un gage de véracité. Ainsi, Carlier décrit la sépulture du Prophète grâce au témoignagne « de quattre ou cinq Chrestiens reniez, lesquels neantmoins estoient estimez gens veritables, ayants esté contraincts a se faire Turcs »60. C’est également d’anciens chrétiens que Palerne dit tenir ses informations sur les lieux saints et sur le Prophète61, et ce sont peut-être eux qui lui montrèrent un exemplaire du Coran et le lui traduisirent62. À Suez, Palerne rencontra un renégat de Turin, capturé sur un navire alors qu’il était jeune, mais qui se souvenait de ses prières chrétiennes ; on peut supposer que les deux hommes parlèrent également de l’islam63.

16 Mentionnons enfin ces musulmans avec lesquels nos voyageurs ont échangé, sans que l’on puisse savoir si le recours à un interprète a été nécessaire ou si l’échange a été direct. Alors qu’il était dans le Péloponnèse, Canaye parla des guerres de Religion qui secouaient la France avec un ancien ambassadeur turc en France64. De même, au cours de sa traversée du Sinaï, Palerne noua des liens avec le Bédouin qui les guidait et les protégeait, et il rapporte avoir écouté, admiratif, le récit de sa vie65.

Quel discours sur l’islam ?

17 Ainsi que l’écrit Alexandra Merle, « l’Occident n’a pas attendu les Turcs [et le XVIe siècle] pour découvrir l’islam »66 et depuis le Moyen Âge, la connaissance de cette religion avait lentement progressé. Des pèlerins, des croisés ou encore des marchands avaient rapporté certaines informations67. En 1143, le Coran et d’autres textes relatifs à cette religion furent traduits pour la première fois en latin par Robert Ketton, Pierre de Tolède et Hermann de Carinthie, à la demande Pierre le Vénérable et dans une perspective de combat. Plus proche de la période qui nous occupe ici, vers 1470, Guglielmo Raimonde Moncada, un juif sicilien converti, traduisit également le texte en latin. En 1543, Postel publiait son Alcorani seu legis Mahometi et Evangelistarum Concordiae Liber et la même année Theodor Bibliander faisait imprimer à Bâle la traduction du Coran de l’abbé de Cluny ; une seconde édition suivie en 155068.

18 Malgré cela, dans la France du XVIe siècle, l’islam était largement méconnu et perçu comme une hérésie, et on retrouve cette vision sous la plume de nos voyageurs. Il est pour eux « une malheureuse secte », qui croit en un seul Dieu et a Mahomet pour prophète69. Ce dernier, assurent les voyageurs, est « un faux prophète » qui a profité de la division des Églises orientales et a menti à son entourage pour diffuser son message70. Le Coran, considéré comme un mélange de croyances juives et de croyances chrétiennes, serait « une supercherie »71 puisqu’il aurait été écrit avec l’aide du moine Sergius72. Ainsi que l’indique une remarque de Palerne, une telle vision n’a rien de nouveau mais reprend « le canon » qui s’est formé en Europe entre le XIIe et le XIVe siècle, et que Norman Daniel a étudié73 : « Encores que peu de gens ignorent le moyen,

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que tint Mahomet pour parvenir à ses mal-heureux & damnables desseins, si en diray-ie icy un mot, suyvant ce que i’en ay ouy quelque foys discourir en ce pays là, à certains reniés »74. Palerne précise qu’il s’appuie également sur un extrait du Coran qui lui « tomba entre les mains » et que des renégats lui ont peut-être montré, ainsi que nous l’avons vu. Ces deux dernières mentions sont importantes car ce qui constitue la particularité des témoignages ici étudiés n’est pas une vision nouvelle de la foi musulmane, mais le fait qu’ils sont l’œuvre de voyageurs ayant été au Levant. Nos viatores ont eu de nombreuses occasions pour observer les pratiques religieuses musulmanes et c’est cela qui rend leur témoignage tout particulièrement intéressant. Cette étude n’a donc pas pour objet d’analyser une représentation populaire ou lettrée, mais celle d’hommes qui, tout en ayant un certain bagage culturel, se singularisent par le fait qu’ils ont été au contact de populations musulmanes et qu’ils ont vu et entendu la majorité de ce qu’ils décrivent. Étudier ce qu’ils ont pu observer, leur discours et leurs silences est donc riche d’enseignement.

Les pratiques quotidiennes et hebdomadaires

19 Nos voyageurs font une présentation relativement claire de la mosquée. Ils savent qu’hommes et femmes ne se mélangent pas75 et qu’on n’y trouve pas d’image76. Certains notent en outre que « toutes les mosquées des Turcs regardent vers La Mecque »77. Les voyageurs savent également que le vendredi, jour de la prière en commun, est particulier pour les musulmans. Canaye explique que ce jour est « leur dimanche », qu’ils « vont à la mosquée, s’habillent bien, et [que] la majorité se repose des affaires et occupations de la semaine »78. Afin de voir Sélim II se rendre à la mosquée pour la grande prière, il raconte s’être installé le 15 mai 1573 dans la boutique de ce renégat français idéalement placée ; il consacre de longs développements à la description du cortège et fut impressionné par le silence qui régna au passage du sultan. Il précise que ce dernier resta à la mosquée un peu plus d’une heure, « puis s’en retourna avec les mêmes gens et la même ordonnance »79.

20 Même si tous ne le mentionnent pas, les voyageurs savent que la journée du musulman est rythmée par plusieurs prières dont ils ont entendu les appels80. Giraudet fait cette remarque à propos du muezzin : « & crie si haut que un chacun le peut ouyr »81. Giraudet, Carlier et Palerne se singularisent par leur désir de précision puisqu’ils donnent le nombre total de prières par jour ainsi que les moments de la journée82. Leurs propos sont simplement descriptifs et l’appel à la prière n’est pas vu comme un symbole intolérable, ce qui les distingue des textes médiévaux83.

21 Les gestes qu’effectue le fidèle sont connus à l’époque et Giraudet peut donc se contenter d’écrire que dans le Cénacle transformé en mosquée, les fidèles « y font leur service Mahometiste à leur manière », sans plus d’explication84. Nos Français voient les ablutions comme un moyen de se purifier et les mettent en parallèle avec le baptême85, reprenant ici une comparaison courante86 ; toutefois, à la différence des auteurs médiévaux, ils ne semblent pas affectés et leurs propos sont plutôt laconiques. Durant leur séjour, ils ont vu les fontaines aux entrées des mosquées et les fidèles se laver le visage, la bouche, le nez, les oreilles, le cou, les mains, les avants-bras et les pieds87. Ils savent que le musulman se déchausse pour entrer dans une mosquée88 et certains en ont fait l’expérience, ainsi que cela a été dit.

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22 Les gestes effectués par le croyant pour la prière rituelle sont très clairement déterminés par la tradition musulmane89, et Carlier de Pinon et Palerne se distinguent par leur soin de la précision. À l’inverse, on est surpris de constater que Canaye n’en dit mot, alors qu’il affirme être entré dans plusieurs mosquées. Carlier comme Palerne ont été marqués par la façon dont les musulmans prient et qui, à leurs yeux, témoigne d’une grande piété. Ainsi, Carlier note que « leurs oraisons » consistent à « bais[er] par plusieurs foix la terre, avecq beaucoup de devotion, laquelle ils ont generalement en observant tout ce quy leur est enjoinct par leur loy »90. Par ailleurs, le voyage en bateau entre Istanbul et Alexandrie lui a donné l’occasion d’observer les musulmans prier : Les Turcs, faisoyent quattre foix leurs prieres en vingt et quattre heures, le matin un petit devant jour, a midy, puis au kindy (quy est entre midy et soleil couchant) et environ a une petite heure de nuict. Tous se mettoyent a genous, reguardant le costé de Levant, leur prebstre seul prononçoit les prieres, mais tous les gestes qu’il faisoit, comme de baiser par plusieurs foix la terre, chacun des assistants en faisoyt a l’heure autant, ayants tous chacun son tapis, sur lequel ils s’agenouilloyent et baisoyent la terre. Ils se passent par plusieurs foix les paumes des mains par dessus le visaige, vers le bas. Et sur la fin de leur priere, tenants tous es mains en haut, et celuy aussy qui la dict (a la façon que les prebstres lattins, quand au service ils disent Dominus vobiscum) ils crient tous ensemble fort haut, hou, hou, et quelques autres mots91.

23 De son côté, Palerne rapporte les paroles prononcées par le croyant ainsi que les gestes qu’il effectue : il explique pour son lecteur que le fidèle se met à genoux sur son tapis et que, « assis sur les tallons », il étend les bras et récite les paroles de la prière92. Notons qu’à la différence de leurs prédécesseurs, on ne trouve pas sous la plume de ces voyageurs des explications fantaisistes, faisant du vendredi un jour autrefois consacré à Venus, ni un parallèle entre les génuflexions des musulmans et celles des moines93.

24 L’interdiction de manger du porc et de boire de l’alcool est rapportée par tous sauf Canaye, et il s’agit là d’une interdiction bien connue en Europe depuis le Moyen Âge94. On trouve dans leur texte que la « loy » des musulmans est à l’origine de ces interdits alimentaires et Chesneau s’appuie également sur son expérience, rapportant que lors d’un repas offert par le sultan, « il n’y avoit que de l’eau à boire »95. Palerne est le plus disert et il donne pour son lecteur des explications – qu’il qualifie d’« impertinentes et fabuleuses »96 –, rapportant que selon le Coran (en réalité, c’est dans les hadiths), un porc naquit des défections d’un éléphant pendant le Déluge et mangea les déchets des autres animaux. Quant à l’interdiction du vin, mis au ban car « il trouble le cerveau », elle serait liée au fait qu’« une belle jeune femme » enivra deux anges envoyés sur terre « pour gouverner les humains »97. Il semble que l’on retrouve sous la plume de Palerne, de façon déformée, l’histoire d’Eve telle qu’elle apparaît dans la tradition musulmane : Eve aurait rendu Adam ivre, pour l’amener à manger du fruit défendu98.

Les pratiques en début et fin d’existence

25 Outre les pratiques du quotidien, les voyageurs font état des rites qui entourent le corps musulman aux deux extrémités de l’existence. La circoncision est l’objet de mentions par les voyageurs qui la présentent comme une caractéristique du corps musulman, sans toutefois bien cerner sa signification. Certains l’évoquent lorsqu’ils présentent succinctement la foi des musulmans99, décrivent les pratiques établies par Mahomet100, ou bien lorsqu’il est question de la conversion à l’islam101. La description de

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la cour ottomane est également l’occasion de faire état de cette coutume, à propos des enfants nés au sérail102, des enfants chrétiens livrés aux Turcs103 ou des fils du sultan104. Le hasard des événements auxquels les voyageurs ont assisté est une autre occasion. Ainsi, Canaye raconte qu’au cours de sa traversée des Balkans, il assista dans un village aux cérémonies données en l’honneur de la circoncision d’un jeune musulman105. Quant à Palerne, comme nous l’avons vu, son séjour à Istanbul coïncida avec la circoncision du fils de Mourad III, et il y accorde plusieurs chapitres. Si le voyageur décrit longuement les festivités, il se contente de noter que le fils du sultan ayant dit adieu à sa mère, « il retourna trouver son père en sa chambre, où il fut circoncis par Mahomet dernier Bachat, le septiesme de Iuin ensuivant, non publiquement, ains dans la chambre de sondict pere, en la presence seulement des autres Bachats »106. Précisons que plus haut dans son récit, Palerne a consacré un chapitre complet à la circoncision, qu’il compare au baptême107. Il donne l’âge (vers 12-15 ans, donc plus tard que les juifs souligne-t-il108), le lieu (dans les maisons et non dans les mosquées), décrit en quoi cette pratique consiste ainsi que les festivités qui l’entourent ; il prend soin de préciser que cette pratique concerne les hommes seulement. Les informations données par Palerne sont précises et il explique que la circoncision a lieu lorsque les croyants ont atteint « l’aage de discretion & cognoissance pour sçavoir ce qu’ils font, affin qu’ils y consentent de pleine arbitre, & volonté, leur faisans iurer qu’ils garderont la loy de Mahomet, seront amys des amis de la loy, & ennemis de ses ennemis »109.

26 La circoncision est bien connue de nos voyageurs qui, mis à part Palerne, la mentionnent sans plus de précision, comme s’il s’agissait d’une pratique ne relevant pas de l’extraordinaire. Outre que cette pratique musulmane est connue en Europe depuis le Moyen Age110, la circoncision du Christ, rapportée par Luc, fait partie de la culture chrétienne et était célébrée le 1er janvier. De passage à Bethléem, Giraudet, Carlier de Pinon et Palerne évoquent précisément cet épisode de la vie de Jésus Christ111.

27 Mis à part Chesneau, tous les voyageurs qui se sont rendus à Istanbul décrivent les grandes mosquées et les mausolées des sultans (les türbe), mais sans que ce soit pour eux l’occasion d’exposer les rites funéraires112. Pour sa part, Canaye rapporte à plusieurs reprises avoir visité des cimetières, mais il ne dit mot des cérémonies religieuses, précisant seulement que « les Turcs n’ensevelissent jamais deux corps en un même lieu »113.

28 Seuls Carlier de Pinon et Palerne détaillent les pratiques funéraires. Le premier écrit que les morts sont enterrés « avec solennité »114 et que des chants accompagnent les défunts emmenés dans les cimetières, qui se trouvent à l’extérieur des villes. Le gentilhomme détaille particulièrement les tombes, précisant qu’elles sont peu élevées, faites d’une grande pierre et que celles des hommes comportent une stèle de tête ornée de turban, ce qui est en effet caractéristique des tombes ottomanes de cette époque. Il mentionne par ailleurs que les Turcs laissent un grand vide sous la pierre tombale et l’explique par la croyance suivante : […] affin que, comme ils disent, quand le mauvais demon viendra a demander a celuy quy est mort, qu’il rende compte de sa vie, et que le bon demon tachera a le defendre, le mort ayt place pour se lever et asseoir, et par ce moyen debattre plus commodemment son faict115.

29 Carlier fait ici référence aux anges Nakir et Mounkir, qu’il associe à l’ange et au démon de la tradition chrétienne se disputant l’âme du mourant au moment de l’agonie. En

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réalité, dans la tradition musulmane, ces anges posent conjointement trois questions au défunt (qui est alors assis) pour évaluer sa foi. Selon une conviction islamique, les croyants authentiques réagiront adéquatement à cet examen préliminaire et ne seront plus inquiétés jusqu’au Jugement Dernier. En revanche, les incrédules éprouveront toutes les difficultés pour s’en sortir116.

30 Quant à Palerne, il accorde un chapitre entier aux enterrements et aux sépultures et, s’il exprime son étonnement devant l’attitude des pleureuses, il n’omet pas de détailler les autres rites qui entourent le corps du mort, mais de façon un peu confuse et sans respecter l’ordre qui est suivi117. On trouve mention de l’utilisation de l’eau pour laver le défunt, du cortège avec les proches et l’imam, mais rien n’est dit à propos du linceul ; Palerne précise lui aussi que « iamais personne » n’est enterré dans une mosquée118. Plus loin dans son récit, il fait également mention de « l’interrogatoire de deux Anges » auquel le défunt doit se soumettre119.

Les pratiques plus exceptionnelles

31 Enfin, le voyage de plusieurs mois voire de plusieurs années a été l’occasion pour ces hommes de la Renaissance finissante d’assister à certaines fêtes musulmanes. Le jeûne du Ramadan faisait partie du discours sur l’islam qui avait cours en Europe depuis le Moyen Âge, même si la raison de ce jeûne était mal connue120. Pour autant, dans notre corpus, deux de nos voyageurs ne le mentionnent pas (Chesneau, Nicolay) tandis que deux autres (Canaye et Carlier) le réduisent à l’opposition jour/nuit, reprenant ici un vieux topos. Canaye écrit : Pendant trente jour de suite ils jeûnent, de telle façon pourtant que toute la nuit ils restent à table jusqu’à l’aube, trompant ainsi la bonne intention de leur prophète auteur de ce carême ou plutôt de cette trigésime. Pendant tout le Ramezan on allume la nuit des lumières aux minarets des mosquées, et c’est à cela que le peuple connaît que le jour suivant l’on doit jeûner121.

32 Quant à Carlier, il se contente de rapporter que les musulmans ont « comme une maniere de Caresme » et que durant tout ce mois, ils ne mangent que la nuit122. Les propos de Giraudet sont très confus et il évoque « deux caresmes en l’an » qui dure chacun un mois et au cours desquels les fidèles jeûnent123.

33 Palerne se distingue des autres voyageurs en ce qu’il accorde un chapitre complet au Ramadan et à la fête de l’Eid. Le fait qu’il était au Levant durant ce mois (il était à Tripoli124) et donc qu’il a pu voir de ses propres yeux comment les croyants le célèbrent, a très certainement été déterminant, même si cela ne l’empêche pas de faire des erreurs125. Il consacre plusieurs pages à décrire les festivités et les comportements des musulmans, et ne se limite pas à l’opposition entre le jeûne diurne et le festin nocturne. En effet, il évoque l’importance tout particulière accordée aux aumônes, aux prières et à la visite des malades durant cette période, et précise que l’interdiction de boire du vin est scrupuleusement respectée126.

34 L’autre fête musulmane mentionnée par certains voyageurs est la fête du Sacrifice, célébrée en souvenir d’Abraham, prêt à donner son fils pour obéir à Dieu127. Seuls Canaye et Palerne y font référence (et peut-être aussi Giraudet, mais de façon très confuse), en utilisant le terme turc (Kurban bayrami) et sans comprendre la signification. Le premier n’est pas très précis et sa description semble surtout due au fait qu’il était à Istanbul lorsque cette fête a eu lieu, au début du mois d’avril 1573. Sur

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les deux pages qu’il accorde à cette fête, la quasi-totalité de ses propos porte sur les cérémonies organisées par le pouvoir, sur les jeux populaires et la musique ; la dimension religieuse est complètement laissée de côté128, le voyageur se contentant de dire que l’Eid est leur « seconde Pâque » et qu’elle consiste en « fêtes et jeux pendant trois jours sans discontinuer »129. Pour sa part, Palerne est beaucoup plus précis. Il explique que pendant trois jours, les musulmans tuent un ou deux moutons et trempent leur main dans le sang pour ensuite laisser une marque sur leur porte130, qu’ils distribuent la viande et se rendent visite les uns les autres. À la différence de Canaye, Palerne s’intéresse à la signification religieuse et sa description est assez juste – même s’il relie cette fête à Mahomet et non à Abraham – et c’est avec exactitude qu’il présente la distribution d’une partie de l’animal sacrifié à l’entourage ainsi que les jours de liesse131.

35 Alors même qu’aucun ne s’est rendu dans les lieux saints, l’importance de La Mecque est mentionnée par tous nos voyageurs, mais différemment selon les textes132. Chesneau et du Fresne-Canaye se singularisent par la rapidité de leur propos car ils se contentent d’écrire que Mahomet est enterré à La Mecque – en réalité, c’est Médine – sans évoquer l’importance du pèlerinage, qu’ils connaissent pourtant très certainement133. Giraudet développe davantage, mais son texte comporte de nombreuses erreurs : il écrit que la sépulture du Prophète est suspendue dans les airs et que « & y vont les Turcs une fois l’an en pelerinage, asçavoir ceux qui en sont de vingt à trente lieues loin »134. Les trois autres auteurs sont bien plus exacts et nous avons vu que des informations leur ont été données par des renégats rencontrés au cours du voyage. Carlier sait que La Mecque et Médine sont les « lieux saincts »135 des musulmans, et à ses yeux, le caractère sacré de La Mecque s’explique par le fait qu’Adam serait né et aurait vécu dans la région136, et que Mahomet y aurait présenté le Coran aux fidèles137. Il ne fait pas mention de la Kaaba qui est pourtant connue en Europe138. Au sujet de Médine, Carlier évoque la sépulture du Prophète, qu’il s’est faite décrire par d’anciens chrétiens, et il en profite pour tordre le cou à la croyance selon laquelle cette sépulture serait suspendue dans les airs139.

36 Nicolay et Palerne consacrent un chapitre entier au pèlerinage et décrivent les rites qui sont effectués, en s’appuyant sur ce qu’ils ont pu observer (ils ont été au contact de pèlerins140) et sur les informations qu’ils ont pu glaner auprès de « reniés ». Tous deux précisent que pour les musulmans, Dieu a promis que les âmes de ceux qui se seront rendus à La Mecque, « n’iront jamais en perdition »141. Ils font mention de la circumambulation autour de la Kaaba (présentée comme une tour construite par Abraham142), de l’arrêt au puits de Zamzam (ils écrivent que les pèlerins se jettent de l’eau sur la tête et demandent pardon à Dieu pour leurs péchés ; en réalité les pèlerins boivent l’eau de la fontaine143) et du sacrifice d’un animal en souvenir du bélier offert à la place d’Ismaël144. Nicolay mentionne en outre la lapidation des stèles, symboles des tentations que connut Abraham145. Nos deux voyageurs signalent également Médine et la sépulture du Prophète146.

37 Malgré des oublis (on ne trouve pas mention de la course entre les monts de Safa et de Marwa ni des règles corporelles auxquelles le pèlerin se soumet quand il approche des lieux saints147), des erreurs (Nicolay place le mont Arafat à proximité de Médine, et comprend mal les rites qui y sont effectués)148 et des incompréhensions (Palerne ne relie par le sacrifice effectué par le pèlerin à la fête de Kurban bayrami qu’il décrit, comme nous l’avons vu), la présentation générale de gestes effectués par le pèlerin est

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globalement correcte alors même que Nicolay et Palerne ne se sont pas rendus sur place. Les échanges avec des renégats semblent donc avoir été fructueux. Soulignons également, à la différence des écrits médiévaux, que la description du pèlerinage n’est pas l’occasion pour nos voyageurs de taxer les musulmans d’idolâtres149.

38 Nos deux voyageurs informent également leurs lecteurs des rites réalisés lorsque les pèlerins partent de chez eux. Le départ se fait « en grande pompe », en chantant « Allah » et un Coran est porté par un chameau (il s’agit en fait du mahmil, palanquin symbolisant l’autorité politique du sultan)150. Nicolay précise qu’avant de partir, les pèlerins demandent pardon pour leurs offenses. De plus, il décrit les pèlerins à leur retour : ils portent des bannières surmontés d’un croissant et passent dans les villes et les bourgades en chantant en l’honneur du Prophète151. Un portrait de pèlerins revenant de La Mecque vient illustrer les propos de Nicolay qui s’appuie sur ce qu’il a vu à Istanbul152.

39 Nos voyageurs ne disent rien des autres fêtes musulmanes, peut-être parce qu’ils n’ont pu les observer durant leur pérégrination. Toutefois, il est intéressant de souligner qu’ils ont eu l’occasion de découvrir d’autres pratiques musulmanes. Ainsi, dans son récit sur le Sinaï, Carlier évoque une relique (l’os de la cuisse d’un chameau qui aurait été « sanctifié » par le Prophète) que les musulmans embrassent « avecq fort grande devotion », ayant pour coutume « d’y laisser quelque eschantillon de drap de soye ou autre chose pour offrande »153. Selon la tradition, alors qu’il était encore simple chamelier, le Prophète aurait séjourné au monastère Sainte-Catherine et aurait accordé aux moines des privilèges ; Jean-Michel Mouton a démontré qu’au cours des siècles, des reliques sont apparues, notamment « l’empreinte du pied de la chamelle de Muhammad », à proximité du sommet du mont Moïse et à laquelle Carlier fait sans doute référence154.

40 Quant à Palerne, il raconte que lors du trajet entre Rhodes et Chios, le bateau fut pris dans une violente tempête et que juifs, chrétiens et musulmans se tournèrent vers leur Dieu respectif. À propos des musulmans, le voyageur écrit : « les Mahometistes d’autre costé attachoyent certains petits livrets de prieres, (qu’ils portent ordinairement) au mast du navire, pour la vertu qu’ils pensoyent que cela avoit de le conserver qu’il ne rompist »155. Finalement, le vent se calma et le bateau atteignit Chios le 18 mars, après quatre jours de navigation. Cet épisode intéressant a donné à Palerne l’occasion de constater que l’attitude des croyants est la même dans de telles situations, quelle que soit la religion, et le voyageur semble plus intéressé par la dimension propitiatoire du geste qu’au fait que les musulmans portent sur eux des livres de prière (il s’agit peut- être de copies du Coran ou des 99 noms de Dieu portés parfois comme des talismans156).

Corps à corps

41 Que conclure de cette étude portant sur les textes écrits dans les années 1560-1580 ? En premier lieu, il est intéressant de noter une certaine évolution par rapport aux textes médiévaux étudiés par Norman Daniel. Ce dernier notait un désintérêt de la part de la chrétienté médiévale et la situation semble être plus complexe à la fin du XVIe siècle. S’il n’y a pas eu de révolution, on remarque toutefois que le discours des voyageurs ici étudiés n’est pas exactement le même que celui qui avait cours aux siècles précédents : il est à la fois plus précis et plus neutre, et les considérations fantaisistes plus rares. Malgré quelques oublis (il n’est rien dit, par exemple, de l’importance de la lecture du

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Coran), le tableau des pratiques musulmanes qui impliquent le corps humain, est relativement complet et nos voyageurs mentionnent tant celles qui rythment la journée du fidèle que celles qui scandent son année et sa vie.

42 Une telle évolution peut s’expliquer par des lectures savantes, mais également par les observations directes et les informations glanées sur place, et il faut ici souligner que l’accès aux communautés musulmanes semble avoir été relativement facile à ces Français qui ont regardé, arpenté, côtoyé…, sans toutefois entrer dans l’espace privé d’une famille musulmane. Malgré la barrière de la langue, les interactions ont été possibles et les échanges riches. Notons par ailleurs que la place de nos voyageurs a été ambivalente puisque s’ils ont été des observateurs relativement privilégiés, leur observation n’a pas été participante, leur pays d’origine et leur religion les mettant dans une position d’extériorité. Chrétiens, ils ne saisissent pas les fondements théologiques de ce qu’ils décrivent (nous l’avons vu, la signification du Ramadan n’est très certainement pas comprise) ou se méprennent, à l’instar de Palerne qui rattache la fête du Sacrifice à Mahomet. Il est intéressant de souligenr un relatif décalage entre le discours que tiennent ces voyageurs sur les croyances musulmanes et celui qu’ils portent sur les pratiques. En effet, si la présentation de l’islam est à charge157, il n’en est pas de même pour les gestes effectués par le croyant qui sont simplement décrits (avec plus ou moins de précision) ou tout simplement passés sous silence.

43 Ceci nous amène à un autre point : comment comprendre que certaines pratiques soient si peu décrites par des voyageurs qui les ont pourtant très certainement vues ? Un exemple parmi d’autres qui peut être retenu est celui de Canaye qui affirme être entré dans une mosquée, mentionne l’obligation de se déchausser mais ne dit rien des ablutions. Plusieurs explications peuvent être avancées. Tout d’abord, il faut garder en tête l’écart temporel entre les faits décrits et le moment de la rédaction : si Canaye semble avoir rédigé son texte rapidement après son retour en Italie, Nicolay a laissé s’écouler plusieurs années. Certes, les voyageurs ont très certainement pris des notes régulièrement au cours de leur périple qui les ont aidés pour la confection de leur récit. Mais comment ne pas supposer qu’ils ont tout simplement oublié certains des gestes réalisés par les musulmans ?158 Il faut également prendre en compte que leur récit n’est pas un manuel d’anthropologie religieuse et qu’il s’agit pour eux de décrire ce qu’ils jugent digne d’intérêt pour le lecteur. Or, les pratiques musulmanes sont connues depuis le Moyen Âge, même si elles sont mal comprises et l’objet de déformations. Il est donc fort possible que les silences de certains de nos voyageurs soient dus au fait qu’il ne s’agit pas pour eux d’informations pouvant plaire au lecteur159. Et il faut ici reprendre une remarque faite par Catherine Mayeur-Jaouen à propos du corps dans l’Orient musulman. Rappelant bien sûr « des différences théologiques irréductibles » entre le christianisme et l’islam, elle note que les pratiques sont relativement proches et souligne qu’il n’est pas certain « que l’islam implique une culture particulière du corps, même si naturellement il propose ses propres modèles avec la Sunna prophétiques qui guide les usages corporels ». Elle poursuit : Quant aux nombreuses études récentes qui portent sur la construction sociale du corps dans le christianisme médiéval et moderne, elles aboutissent à des thèmes et à des conclusions très proches de celles auxquelles nous sommes nous-mêmes parvenus pour l’Orient musulman : le compte rendu d’un livre de synthèse sur l’histoire du corps dans le Moyen Âge chrétien conclut que « la tension entre corps réprimé et corps exalté » est au cœur de l’ouvrage. Nous ne proposerons pas ici de meilleure formule160.

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44 Plusieurs des pratiques observées par nos voyageurs recoupent en effet ce à quoi ils sont habitués (prier, jeûner, faire un pèlerinage). On conçoit mieux dès lors qu’ils aient pu juger certains gestes peu dignes d’intérêt pour leur lectorat.

45 Que certains voyageurs soient plus loquaces ou descriptifs que d’autres s’explique également par leur personnalité et par le voyage qu’ils ont effectué (sa nature et sa durée). Pour qui s’intéresse aux pratiques religieuses musulmanes, Canaye est un auteur qui laisse sur sa faim car si son séjour lui a donné l’occasion d’assister aux fêtes en l’honneur de l’Eid et de la circoncision du fils du sultan, ce sont les faits politiques qui l’intéressent, non la dimension religieuse. Quant à Chesneau, il semble fasciné par les « dextérités physiques » et autres prouesses qu’il décrit longuement. De plus, ainsi que cela a été souligné, Chesneau, Nicolay et Canaye ont fait leur voyage au Levant dans l’entourage d’un ambassadeur et le contact avec les fidèles musulmans a dû être moindre que pour Carlier et Palerne, lesquels semblent avoir côtoyé davantage les populations locales.

46 Dans le corpus ici retenu, ces deux voyageurs sont dans l’ensemble les plus précis sur les pratiques religieuses des musulmans. Outre leur curiosité pour les faits religieux (qui se porte également sur les autres religions), la nature de leur voyage et de leur écrit, il est possible d’avancer que cette attention particulière s’explique aussi par leur appartenance confessionnelle. Sans tomber dans des raccourcis, il nous semble important de prendre en compte que Carlier et Palerne sont tous les deux des catholiques traditionnels et qu’ils sont sans doute plus sensibles aux manifestations extérieures de la religion et aux rites, alors que les pasteurs appellent les fidèles à un recueillement avant tout intérieur. On pourra opposer à cette hypothèse le cas de Giraudet dont les propos sont souvent elliptiques ; toutefois, il faut avoir présent à l’esprit que son récit est un véritable guide pratique du pèlerin et que la dimension personnelle de son voyage est très largement occultée par la liste des lieux liés au christianisme et par les citations bibliques.

47 Au final, qu’elles soient décrites avec minutie, rapidement évoquées, seulement suggérées ou tues, les pratiques religieuses musulmanes ne font pas l’objet de critiques virulentes dans les textes ici étudiés et on peut avancer que le corps musulman, dans sa différence, est accepté, laissant certains indifférents et piquant la curiosité anthropologique des autres. Sans bien les comprendre ni les accepter, mais sans s’émouvoir non plus, les voyageurs font état de ces pratiques et une telle attitude est le résultat de plusieurs siècles de contact avec l’islam. Certes, nos auteurs font des parallèles entre les pratiques musulmanes et les pratiques chrétiennes, et ils comparent le vendredi au dimanche, les ablutions et la circoncision au baptême, le Ramadan au Carême ou encore la fête du Sacrifice à celle de Pâques. Si de tels rapprochements s’expliquent par la certitude que le christianisme est la vraie religion, ils doivent également être analysés comme des procédés permettant de traduire et d’expliquer l’altérité161. Le discours que portent les Français ici étudiés sur les pratiques religieuses musulmanes n’a pas donc l’intensité des écrits rédigés au Moyen Âge. À la même époque, la réaction des Européens face aux pratiques religieuses du Nouveau Monde était tout autre et c’est avec effroi qu’ils avaient découvert les sacrifices humains et le cannibalisme162.

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NOTES

1. Norman Daniel, Islam and the West. The making of an image, Edinburg, Edinburgh University Press, 1980, p. 216-217 et p. 226-227. 2. Philippe Sénac, L’image de l’autre. L’Occident médiéval face à l’Islam, Paris, Flammarion, 1983, chap. XVIII, p. 153-160. 3. Alexandra Merle, Le miroir ottoman. Une image politique des hommes dans la littérature géographique espagnole et française (XVIe-XVIIe siècles), Paris, PUPS, 2003, p. 33-71. 4. Nous avons donc laissé de côté les descriptions des confréries soufies. 5. Mohammed Benkheira, L’amour de la loi. Essai sur la normativité en islam, Paris, PUF, 1997, p. 24. 6. Nous laissons donc de côté le texte de Vincent Le Blanc (Les voyages fameux), remanié et publié par Pierre Bergeron en 1648. Nous ne retenons pas non plus celui de Postel (Des histoires orientales, 1575), en raison de l’originalité de cet auteur, qui dépasse le cadre de la présente étude. 7. Jean Chesneau, Le voyage de Monsieur d’Aramon, Charles Schefer (éd.), Genève, Stalkine Reprints, 1970 (1887), p. 1. 8. Frank Lestringant, « Guillaume Postel et l’obsession turque », dans Guy Tredanel (dir.), Guillaume Postel 1581-1981, Paris, Éditions de la Maisnie, 1985, p. 265-298, p. 296, cité par Marie- Christine Gomez-Géraud, « Introduction », dans Nicolas de Nicolay, Dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Marie-Christine Gomez-Géraud et Stéphane Yérasimos (éd.), Paris, Presses du CNRS, 1989, p. 28. 9. Henri Hauser, « Introduction », dans Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, Henri Hauser (éd.), Brassac, Éditions de Poliphile, 1986, p. v-xxxvii, p. xiii et p. xxvi. 10. Béatrice Dansette, « Les relations du pèlerinage Outre-mer : des origines à l’âge d’or », dans Danielle Régnier-Bohler (dir.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte (XIIe-XIVe siècle), Paris, Robert Laffont, 1997, p. 881-892. 11. Marie-Christine Gomez-Géraud, Le crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Honoré Champion, coll. « Les géographies du monde », 1999, p. 917-918. 12. Michel Daumas, Palerne poète épistolier et voyageur forézien 1557-1592, thèse de doctorat de 3e cycle sous la direction de Claude Longeon, Université de Saint-Étienne, 1983, p. 23-24. 13. Jean Palerne, Peregrinations de S. Jean Palerne, Lyon, chez Jean Pillehotte, 1606, p. 4. 14. Roland Le Huenen, « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? », Littérales, no 7, 1990, p. 13. Voir également Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, vol. 20, no 1, printemps-été 1987, p. 45. 15. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, PUF, 2000, p. 15. 16. Ibid., p. 16. 17. Ibid., p. 15. 18. Ibid., p. 22-29. 19. Marie-Christine Gomez-Giraud et Stéphane Yérasimos, « Introduction », dans Nicolas de Nicolay, Dans l’Empire…, op. cit., p. 25-27 et p. 29. 20. Ibid., p. 32. Nicolay fait mention d’un « second tome », d’une « seconde partie » et d’un « troisième tome » (Les quatre premiers livres des navigations et peregrinations orientales, Lyon, chez Guillaume Roville, 1568, p. 52, 75, 91, 107 et 109). 21. Wes Williams, « “On a coustume de dire”. Narrative Habits on the Journey East (1550-1615) », dans Margaret Topping, Eastern Voyages, Western Visions. French Writing and Painting of the Orient, Oxford, Peter Lang, 2004, p. 78. 22. Michel Daumas, Palerne poète épistolier…, op. cit., p. 24-25.

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23. Jean Chesneau, Le voyage de Monsieur d’Aramon, op. cit., p. 163. Schefer mentionne le début du règne (« Introduction », p. lviii-liv) et Tinguely penche pour une rédaction définitive « probablement peu après 1566 » (Frédéric Tinguely, « Réforme et réécriture dans le Voyage de Jean Chesneau », dans Sophie Linon-Chipon, Véronique Magri-Mourgues et Sarga Moussa (dir.), Miroirs de textes. Récits de voyage et intertextualité, Nice, Publications de la faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 1998, p. 35). 24. Charles Schefer, « Introduction », art. cit., p. lviii-liv. 25. Henri Hauser, « Introduction », art. cit., p. xxv. 26. Ibid., p. vi-vii. 27. Edgar Blochet, « Introduction », dans Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, Edgar Blochet (éd.), Paris, Librairie Ernest Leroux, 1920, p. 1. 28. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage…, op. cit. , p. 31 sq. ; Frédéric Tinguely, L’écriture du Levant à la Renaissance : enquête sur les voyageurs français dans l’empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000 ; Grégoire Holtz et Vincent Masse, « Étudier les récits de voyage : bilan, questionnements, enjeux », Arborescence : revue d’étude française, no 2, 2012. 29. Voir par exemple Guillaume Postel, Des histoires orientales, Paris, chez Jean de Marnef, 1575, p. 151-152 (sur la prière) et p. 223-224 (sur le pèlerinage). 30. Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette, 1994 (1965), p. 165-168 et Gilles Veinstein, « Les capitulations franco-ottomanes de 1536 sont-elles encore controversables ? », dans Vera Costantini et Markus Koller (dir.), Living in the Ottoman Ecumenical Community : Essays in Honour of Suraiya Faroqhi, Leiden/Londres, Brill, 2008, p. 71-88. 31. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer au Saint Sepulchre de Jerusalem et autres lieux de la terre Saincte, et du mont Sinaï, Toulouse, chez Arnaud et Jacques Colomies, 1583, p. 9. 32. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 127 et Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 8. 33. Voir par exemple Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 32 et p. 165. 34. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 148 et p. 161. 35. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 136 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 341. 36. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 39-40. 37. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 153. 38. Daniel Goffman, The Ottoman Empire and Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 205-206. 39. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 322. 40. Ibid., p. 441. L’artiste Nakkas Osman a réalisé des miniatures représentant ces cérémonies. 41. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 115 sq. 42. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 117-118 et Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 104. 43. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 70 sq. ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 89. 44. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 94. Le récit du compagnon de voyage de Carlier, Breuning, comporte des gravures montrant les deux hommes avec leurs vêtements. 45. Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, op. cit., p. 168. Voir également Yvelise Bernard, L’Orient du XVIe siècle à travers les récits des voyageurs français : regards portés sur la société musulmane, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 97. 46. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 177. 47. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 31. 48. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 105. 49. Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 160-161. 50. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 94.

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51. Voir par exemple Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 28 et p. 131 et Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 108. 52. Ils étaient sans doute italiens, si nous suivons Jean-François Solnon, Le turban et la stambouline. L’Empire ottoman et l’Europe, XVIe-XXe siècle, affrontement et fascination réciproques, Paris, Perrin, 2003, p. 273. 53. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 71, 80, 83 et Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 131-132. Sur les drogmans, voir Jean-François Solnon, Le turban et la stambouline…, op. cit., p. 270-276. 54. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 27-28, 30, 128 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 127. 55. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 124-126. 56. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 106. 57. Bartolomé et Lucile Bennassar, Les chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats (XVIe- XVIIe siècles), Paris, Perrin, 1989. 58. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 121 et p. 159-160. 59. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 67. 60. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 140. 61. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 324. 62. Ibid., p. 116-117. 63. Ibid., p. 211. 64. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 182. 65. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 208. 66. Alexandra Merle, Le Miroir ottoman…, op. cit., p. 200. 67. Voir Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Flammarion, 2000 (1998), p. 336 qui donne l’exemple de Raoul Glaber et de Guilbert de Nogent. 68. Salah Trabelsi, Le Coran et ses traductions en France du XVIe au XXe siècle, mémoire de fin d’études sous la direction de Marie-Anne Merland, École nationale supérieure des bibliothèques, 1985, p. 23-38 ; Henri Lamarque, « Introduction », dans Théodore Bibliander (dir.), Le Coran à la Renaissance. Plaidoyer pour une traduction, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Interlangues », 2007, p. 23-38. Le Coran fut traduit pour la première fois en français par Du Ryer en 1647. 69. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 122 et p. 137 ; voir également Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33-34 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 139. 70. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33-34 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 139 ; Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123 ; Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 38-39 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 117. 71. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 137. 72. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 39 ; Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 120. Chesneau mentionne un texte écrit avec un juif, un arien et un hérétique (Le voyage…, op. cit., p. 33-34). 73. Daniel Norman, Islam and the West…, op. cit., p. 275. 74. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 117. Voir Yves Sassier, « Connaissance et critique de l’islam chez les intellectuels du XIIe siècle », dans Michel Sot et Dominique Barthélemy (dir.), L’islam au carrefour des civilisations médiévales, Paris, PUPS, 2012, p. 173-186 ; Philippe Sénac, L’image de l’autre…, op. cit. ; Daniel J. Vitkus, « Early modern Orientalism : representations of Islam in Sixteenth- and Seventeenth-Century Europe », dans David R. Blanks et Michael Frassetto (dir.), Western Views of Islam in Medieval and Early modern Europe : perception of other, Londres, Macmillan,

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1999, p. 207-230 ; Dominique Carnoy, Représentations de l’Islam dans la France du XVIIe siècle. La ville des tentations, Paris, L’Harmattan, 1998. 75. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 28 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 139 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 77. 76. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 32-33 ; Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 69 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 31 et p. 139 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 78 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 64 et p. 392-393. 77. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 106. Dans les textes médiévaux, il était généralement question d’une orientation vers le sud (Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 214-215) ; le texte de Canaye est donc plus précis et plus juste. 78. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 118. Carlier fait le même type de remarque à propos du vendredi (Voyage en Orient, op. cit., p. 104 et p. 169), ainsi que Palerne (Peregrinations…, op. cit., p. 101), Giraudet (Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 140) et Nicolay (Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 75). 79. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 128. 80. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 105 et p. 431 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 105 ; Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 153. Sur l’appel à la prière tel qu’il est perçu par les voyageurs du XIXe siècle, voir Sarga Moussa, « Voix d’islam, résonances viatiques : perception de la prière musulmane chez quelques voyageurs en Orient au XIXe siècle », dans Le Corps du voyageur - Viatica, no 1, mai 2014 (URL : http://viatica.univ-bpclermont.fr/le- corps-du-voyageur/dossier/voix-d-islam-resonances-viatiques-perception-de-la-priere- musulmane-chez-quelques-voyageurs-en-orient-au-xixe-siecle). 81. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer, op. cit., p. 140. 82. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 106 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 106-108 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 140 (qui se trompe et ne mentionne que quatre prières). 83. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 207-208. 84. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 30. Voir Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 215-216. 85. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33. 86. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 209-210. 87. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 77. 88. Ibid., p. 77 et p. 105 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 31 et p. 139. 89. Joseph Chelhod, « Les attitudes et les gestes de la prière rituelle dans l’islam », Revue de l’histoire des religion, t. 156, no 2, 1959, p. 161-188, p. 171-174. Voir également Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, op. cit., p. 222. 90. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 105. 91. Ibid., p. 136. Plus haut dans son récit, Carlier avait donné le nombre exact de prières (p. 106). 92. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 108. 93. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 212-213. 94. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33-34 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 112 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 77 sq. ; Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 102, p. 125 ; Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 70 et p. 141. 95. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 18. 96. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 78. 97. Ibid., p. 79-80. 98. Kathryn Kueny, The Rhetoric of Sobriety : Wine in Early Islam, Albany, State University of New York, 2001, p. 62-63.

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99. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 139. 100. .Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33-34 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 139. 101. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 238 et p. 487. 102. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33-34 et p. 41. 103. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 79. 104. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 396. 105. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 38. 106. .Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 488. 107. On trouve le même rapprochement dans les textes médiévaux (Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 226). 108. Raphaela Lewis indique que cette cérémonie a lieu entre 5 et 12 ans (Everyday Life in Ottoman Turkey, Londres/New York, B.T. Batsford/G.P. Putnam’s sons, 1971, p. 98). Voir également Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, op. cit., p. 226-227 ; Frédéric Hitzel, L’Empire ottoman (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Belles Lettres, 2001, p. 141. 109. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 94. 110. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 226. 111. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 71 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 272 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 283. 112. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 69 ; Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 104 et p. 110 ; Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 79 et p. 81 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 393-396. 113. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 34. Voir Nicolas Vatin et Stéphane Yerasimos, « L’implantation des cimetières musulmans intra-muros à Istanbul », dans Jean-Louis Bacqué-Grammont et Aksel Tibet (dir.), Cimetières et traditions funéraires dans le monde islamique, Ankara, Société d’Histoire Turque, 1996, vol. 2, p. 36-56 ; Edhem Eldem, Death in Istanbul. Death and its rituals in Ottoman-Islamic culture, Istanbul, Ottoman Bank Archives and Research Center, 2005, p. 26. 114. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 117. 115. Ibid., p. 117-118. 116. Malek Chebel, L’imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, 1993, p. 159. Voir également Raphaela Lewis, Everyday Life in Ottoman Turkey, op. cit., p. 47 et Edhem Eldem, Death in Istanbul…, op. cit., p. 46. 117. Dans l’islam, ces rites sont décrits de façon très précise par les hadiths. Voir Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, op. cit., p. 227-228 ; Frédéric Hitzel, L’Empire ottoman…, op. cit., p. 142-143 ; Edhem Eldem, Death in Istanbul…, op. cit., p. 42-43 et p. 48. 118. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 104. 119. Ibid., p. 137. 120. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 220-222. 121. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 117-118. Sur les festivités durant le Ramadan, voir Raphaela Lewis, Everyday Life in Ottoman Turkey, op. cit., p. 124-132 et Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, op. cit., p. 222-224. 122. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 104-105. 123. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 140. 124. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 102. D’après ses indications, Palerne est resté à Tripoli de la fin du mois de septembre à la fin du mois de décembre 1581. 125. Palerne semble croire que le Ramadan a toujours lieu en septembre (ibid., p. 98). 126. Ibid., p. 98-101. 127. Sur cette fête telle qu’elle apparaît dans les écrits médiévaux, voir Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 219.

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128. Elle était pourtant forte. Voir Raphaela Lewis, Everyday Life in Ottoman Turkey, op. cit., p. 133. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 100-102. 129. Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 115. 130. Sur cette pratique, voir Charles Pellat, « Dam », dans Encyclopédie de l’Islam, Supplément 3-4, Leiden/Paris, Brill/Masonneuve & Larose, 1981, p. 190-193. 131. Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 100-102. 132. Sur le pèlerinage à cette période : Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans : The Hajj under the Ottomans, 1517-1683, Londres, I. B. Tauris, 1994. 133. Jean Chesneau, Le voyage…, op. cit., p. 33 ; Philippe du Fresne-Canaye, Le voyage du Levant, op. cit., p. 106. Sur le pèlerinage à La Mecque tel qu’il apparaît dans les textes médiévaux, voir Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 217-220. Sur la croyance erronée et très répandue selon laquelle le Prophète est enterré à La Mecque, voir plus précisément p. 219-220. 134. Gabriel Giraudet, Discours du voiage d’outre-mer…, op. cit., p. 139. 135. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 122. 136. Selon la tradition musulmane, chassé du paradis, Adam vécut à La Mecque et aurait reçu de Dieu la Pierre noire. Le lien entre Adam et La Mecque est présent dans les textes médiévaux (voir Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 217). 137. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 136-137. 138. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 217. 139. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 139-140. Au XIIIe siècle, Raymond Lulle avait déjà dénoncé cette fausse croyance (Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 220). 140. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 124 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 322. 141. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 322. 142. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123-124 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 323 143. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 124 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 323. 144. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 124 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 324. 145. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 124. 146. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123 ; Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit., p. 125 (qui précise que selon les auteurs, le Prophète est enterré à La Mecque ou à Médine). Comme Carlier, Palerne assure que la croyance selon laquelle la tombe du Prophète serait suspendue dans les airs est fausse. 147. Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans…, op. cit., p. 17-19. 148. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123. 149. Norman Daniel, Islam and the West…, op. cit., p. 217. 150. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123 et Jean Palerne, Peregrinations…, op. cit ., p. 321-324. Sur ces cérémonies, voir Raphaela Lewis, Everyday Life in Ottoman Turkey, op. cit., p. 122-123 et Suraiya Faroqhi, Pilgrims and Sultans…, op. cit., p. 37-40. 151. Nicolas de Nicolay, Les quatre premiers livres des navigations…, op. cit., p. 123-124. 152. Ibid., p. 124 bis. 153. Jean Carlier de Pinon, Voyage en Orient, op. cit., p. 209. 154. Jean-Michel Mouton, Le Sinaï médiéval. Un espace stratégique de l’islam, Paris, PUF, 2000, p. 111. Mouton fait cette remarque à propos de l’emplacement de cette empreinte : il « devint avant tout, dans le courant du XVIe siècle, un lieu de pèlerinage pour les bédouins de Sainte-Catherine qui, à chacune de leurs visites, accomplissaient un certain nombre de rites consistant à l’embrasser et à frapper le rocher avec leur front » (p. 112).

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155. Jean Palerne, Peregrinations, op. cit., p. 350. 156. Raphaela Lewis, Everyday Life in Ottoman Turkey, op. cit., p. 52. 157. Giraudet et Palerne appellent même les princes chrétiens à prendre les armes. 158. Giraudet le dit très clairement dans son adresse « Au lecteur », Discours du voiage d’outre- mer…, op. cit., p. 6 : « la memoire de l’homme ne le peut tout retenir ». 159. Mondher Kilani, Introduction à l’anthropologie, Lausanne, Payot, 1992, p. 232-234. 160. .Catherine Jaouen-Mayeur, « Le corps et le sacré en Orient musulman. Introduction », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 113-114, novembre 2006, p. 9-10. L’ouvrage de synthèse auquel elle fait référence est celui de Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, L. Levi, 2003. Le compte-rendu est celui publié dans Le Monde, le 17 octobre 2003. 161. Marie-Christine Gomez-Géraud, Écrire le voyage…, op. cit., p. 82-89 et Frédéric Tinguely, L’écriture du Levant…, op. cit., p. 201 sq. 162. Jean-Paul Duviols, Le miroir du Nouveau Monde : images primitives de l’Amérique, Paris, PUPS, 2006, p. 26 sq.

RÉSUMÉS

En s’appuyant sur les récits de six Français (Chesneau, Nicolay, Giraudet, du Fresne-Canaye, Carlier de Pinon et Palerne) qui se sont rendus au Levant dans la seconde moitié du XVIe siècle, cet article s’interroge sur la façon dont les pratiques musulmanes ont été observées et perçues par ces voyageurs. Il analyse les conditions de leur voyage qui ont permis à ces hommes d’être des observateurs privilégiés. Il étudie également la compréhension et la vision que ces Français ont eues des pratiques qui rythment le quotidien, l’année ou la vie d’un musulman. Au final, cet article montre une certaine évolution par rapport aux textes médiévaux puisque le discours des six voyageurs ici étudiés est plus neutre et relativement complet.

By studying travel narratives by six Frenchmen (Chesneau, Nicolay, Giraudet, du Fresne-Canaye, Carlier de Pinon and Palerne) who visited the Middle East during the second part of the 16th century, this paper examines the way Muslim practices were observed and perceived by these travelers. The author analyses the travel conditions that allowed these men to experience these practices first-hand, and studies how they understood and viewed the practices that paced the days, years, and lives of Muslims. This paper reveals an evolution in comparison with texts from the Middle Ages: the six travelers’ views appear more neutral and, on the whole, more complete.

INDEX

Mots-clés : voyage, pratiques religieuses, corps, Islam, histoire culturelle, représentations, imaginaire, xvie siècle, Renaissance Keywords : travel, religious practices, body, Islam, cultural history, mental representations, imagination, 16th century, Renaissance period

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AUTEUR

MARIE-CLARTÉ LAGRÉE Agrégée d’histoire et docteur en histoire moderne, Marie-Clarté Lagrée étudie l’histoire culturelle et les imaginaires de la France durant la seconde moitié du XVIe siècle. Elle a publié « C’est moy que je peins ». Figures de soi à l’automne de la Renaissance (2011) et co-publié Les stratégies de l’échec. Enquêtes sur l’action politique à l’époque moderne (2015). Ses derniers travaux portent sur les imaginaires corporels.

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Litiges maritimes et disparités légales en Méditerranée 1610-1659 : Les gens de mer nordiques face à la justice marseillaise1

Bernard Allaire et Maria Fusaro

Introduction

1 L’étude de l’expansion maritime mondiale des Nordiques en Méditerranée à la fin du XVIe siècle, particulièrement des Anglais et des Hollandais, constitue l’un des thèmes de recherche chers à Fernand Braudel2. Le thème de l’« invasion des Nordiques » a été développé dans les années 1960 par des chercheurs qui ont focalisé leur attention sur son impact sur les anciennes puissances hégémoniques, notamment Venise3. Le sujet a été par la suite relégué à un second plan pendant quelques décennies, pour refaire surface récemment4. Dans ce retour en grâce, l’article de Molly Greene paru en 2002 a remis en cause l’impact réel des Nordiques, affirmant plutôt que les structures méditerranéennes sous-jacentes sont demeurées intactes5. Ceci est effectivement le cas, car le cabotage méditerranéen présente des continuités indéniables dans le temps. Il n’empêche que lorsque dans le dernier quart du XVIe siècle, les navires hollandais et anglais commencent à naviguer et à commercer de manière régulière au-delà du détroit de Gibraltar, s’ouvre une nouvelle ère dans l’histoire de la Méditerranée, dans la mesure où celle-ci subit pour la première fois la présence régulière et l’influence croissante de puissances maritimes qui ne sont pas situées sur ses rivages. Cela ne signifie pas que l’arrivée des Nordiques ait mené rapidement à leur inéluctable prééminence dans les commerces maritimes méditerranéens, bien qu’ils aient effectivement dominé rapidement les trafics de long cours entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Ce qui a véritablement entraîné une mutation a été précisément leur participation dans le commerce inter-méditerranéen de courte distance – le cabotage – dans la mesure où leurs us et pratiques commerciales ont lentement modifié de

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l’intérieur ce trafic apparemment immuable. La « structure » a pu rester la même, mais l’arrivée de nouveaux protagonistes a initié des changements économiques et sociaux qui ont eu des répercussions fondamentales sur la longue durée, entraînant de nouvelles stratégies d’investissement des capitaux de la part des acteurs locaux, et transformant la production agricole et sa commercialisation dans la région méditerranéenne au sens large6.

2 En ce qui concerne Marseille, les chercheurs se sont avant tout focalisés sur le XVIIIe siècle, lorsque la ville s’affirme comme l’un des principaux ports français au caractère cosmopolite, et comme principal centre du commerce français avec le sud de la Méditerranée et le Levant7. Les développements du XVIIe siècle ont reçu comparativement moins d’attention, alors même que Marseille participe à la transformation générale des modalités commerciales en Europe qui s’opère alors : c’est donc à ce siècle relativement délaissé que s’intéresse cet article8. Dans la prise en compte de l’influence de l’« invasion nordique » en Méditerranée, la France a été plutôt négligée sous le prétexte que sa puissance maritime était suffisamment importante pour la protéger de l’arrivée des Nordiques et que ni son commerce ni son économie n’ont été sérieusement affectés. Cette immunité a semblé confirmée par la prépondérance française au XVIIIe siècle dans la « caravane maritime » qui assure les échanges entre les différentes parties de l’Empire ottoman, et par la position de force que les Français occupent alors dans les commerces entre le Levant et l’Europe9. Nos récentes recherches ont cependant révélé une situation plus nuancée, confirmant ainsi la thèse avancée par Maria Fusaro selon laquelle ce sont précisément les transformations du commerce intra-méditerranéen initiées par l’invasion nordique à la fin du XVIe siècle qui ont donné une impulsion à la caravane maritime au XVIIIe siècle10. La vision traditionnelle de celle-ci n’impliquait en général que de petits vaisseaux dans des échanges côtiers. De nouvelles pistes ont émergé ces vingt dernières années, mettant en évidence la présence de navires de tous types et tonnages dans la caravane méditerranéenne et avec l’Empire ottoman, dans lequel les Nordiques étaient impliqués à tous les niveaux. En enquêtant sur les activités des marchands anglais, néerlandais et allemands résidant à Marseille au XVIIe siècle11, nous avons découvert un réseau d’interactions entre les Français et les intervenants commerciaux nordiques, et même une certaine dépendance des Marseillais envers la navigation nordique pour leur commerce à l’intérieur de la Méditerranée, spécialement vers les territoires ottomans12. À la lumière des sources de la première moitié du XVIIe siècle, il est clair que le recours à la navigation neutre et à bas coût des Nordiques par les Marseillais, entre autres, durant les conflits avec l’Espagne a entraîné un effet important sur le commerce maritime de la France en Méditerranée orientale. L’interprétation traditionnelle du développement du commerce maritime français au XVIIe siècle postule que le déclin maritime et la perte de certains marchés, particulièrement au profit des Anglo- Hollandais, furent à l’origine des réformes structurelles imposées par les autorités à partir des années 166013. Dans les faits, la situation semble sensiblement plus complexe, et des études récentes jettent une lumière nouvelle sur les rôles multiples joués par Marseille à cette époque, et sur les marchands locaux et étrangers qui ont inauguré ces transformations entre autres, au niveau de la législation14.

3 Cet article se propose de contribuer à ce débat en montrant l’interaction entre la communauté marchande de Marseille et les marchands et marins du Nord en focalisant principalement l’attention sur leurs interactions avec la justice locale. Cela permettra

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d’observer les interactions des systèmes juridiques français et nordiques. Avant d’examiner la manière dont les protagonistes du commerce maritime ont contribué au développement et à la modification de certaines législations maritimes. Cette approche s’inscrit dans l’historiographie récente sur les villes portuaires méditerranéennes au XVIIe siècle. Bien que Marseille demeure profondément « encastrée » dans l’économie de la France – contrairement à Livourne, où l’économie, dominée par les étrangers, se développe de manière assez déconnectée du reste de la Toscane – les étrangers actifs à Marseille ont eu un rôle important dans l’économie locale15. La présente étude met l’accent sur les relations interculturelles16 tout en adoptant une approche néo- institutionnaliste qui recentre l’analyse sur le rôle de l’État ou de ses institutions dans leurs interactions avec les agents économiques. C’est à cette tâche que se sont consacrés dernièrement deux programmes ERC – Mediterranean Reconfigurations et Sailing into Modernity – qui ont décidé d’étudier les institutions et les structures informelles qui se cachent derrière les litiges entre acteurs de plusieurs nations dans le contexte méditerranéen17. Plutôt que de se concentrer sur l’aspect strictement « économique », ces deux projets mettent l’accent sur l’interface entre l’économie et le droit en analysant les litiges à la fois devant les tribunaux et les autres modes extrajudiciaires. Ces projets visent, ainsi, à reconstruire les modalités du commerce tout en étudiant les développements de la législation commerciale transnationale18.

4 En effet, l’arrivée de plusieurs nouveaux acteurs en Méditerranée au XVIIe siècle a provoqué une série de confrontations qui ont eu certains effets non seulement sur l’évolution des législations maritimes nationales, mais également sur le développement de tout le système commercial et sur les activités des administrations françaises. Si la venue des Nordiques à Marseille est mentionnée dans la littérature19, elle a été essentiellement entrevue sous l’angle de leur rôle de transporteurs maritimes neutres ou à moindre coût, mettant de côté les autres dimensions, comme les conséquences de leur présence et de leur législation sur le commerce et la ville. L’autre aspect qui fait de Marseille un point d’étude unique repose sur sa législation maritime qui, avant l’ordonnance de la Marine de 1681, était fort différente de celles en usage dans les autres ports français de l’Atlantique, mais surtout de celles en usage en Angleterre, en Hollande ou dans l’actuelle Allemagne du nord20. L’arrivée des Nordiques en Méditerranée nous permet ainsi d’observer durant tout le XVIIe siècle des confrontations légales et des réalités juridiques qui ne trouvent probablement pas d’équivalent dans les ports du Ponant français à la même période21.

5 L’opposition entre les Nordiques et la justice marseillaise est accentuée par le recours à des corpus de lois et des traditions juridiques dissemblables dans les secteurs de l’emploi, des lois du travail ou des règles portuaires. En dépit de l’existence de nombreuses lois maritimes (et commerciales) communes, qui semblent permettre de parler d’usages européens, la théorie de l’existence d’une lex mercatoria unique et paneuropéenne jusqu’au début de l’époque moderne se trouve plutôt mise à mal22. Les Marseillais plaidaient à partir de la tradition issue du droit écrit romain et utilisaient des règlementations maritimes méditerranéennes du type consulat de la mer23, alors que les Nordiques avaient recours à des traditions de droit coutumier et des usages maritimes issus des Rôles d’Oléron. Les confrontations juridico-maritimes à Marseille furent donc plus marquées que celles qui survenaient devant les tribunaux bordelais ou rouennais qui utilisaient les législations d’Oléron et d’amirauté, et qui étaient habitués

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à la présence des Nordiques depuis le Moyen Âge24. C’est cette confrontation entre corpus légal nordique et marseillais que nous souhaitons mettre en évidence ici.

6 L’un des avantages consistant à travailler sur l’histoire de Marseille est le bon état de conservation de ses sources depuis le Moyen Âge. Nous avons privilégié les registres du tribunal de l’amirauté de Provence où se concentrent l’essentiel des affaires maritimes et les minutes des notaires de la ville qui enregistrent de nombreuses pièces essentielles à la compréhension des réalités juridiques et maritimes25.

7 Nous nous intéresserons tout d’abord aux différentes instances qui pouvaient régler ces litiges : les instances portuaires, les consuls, les intermédiaires, les marchands et les notaires qui appliquaient une « petite justice », suivis des institutions de « grande justice » qui vont des amirautés jusqu’au conseil du roi en passant par les tribunaux des parlements. Après avoir présenté ces instances, nous nous intéresserons aux types de problèmes et litiges maritimes auxquels les Nordiques étaient confrontés à Marseille, en illustrant par des exemples concrets la confrontation qui s’opère lorsque s’affrontent des logiques juridiques différentes. Enfin, nous nous interrogerons sur les marges de manœuvre et alternatives légales dont disposaient les acteurs lors d’un litige26.

Les instances pour le règlement des litiges maritimes

8 L’un des points controversés les plus récurrents en matière de commerce maritime et de navigation concerne la complexité à déterminer la « nationalité » des navires, qui a des conséquences juridictionnelles importantes, comme cela est encore le cas de nos jours. Durant son voyage, le navire nordique était théoriquement l’extension maritime de sa juridiction nationale. Ce qui se passait à son bord était traité comme s’il s’agissait d’un problème survenu dans son propre pays et ce, en raison du contrat de fret et des papiers de bord qui donnaient une nationalité au navire en mer et d’où découlait un statut légal particulier27. Si un conflit survenu en mer subsistait toujours à l’arrivée du navire à Marseille, les intéressés pouvaient faire appel aux ressources juridiques locales. D’autres conflits pouvaient par ailleurs survenir après l’arrivée du navire et demander un recours en justice. L’inspection des marchandises, des marins et des papiers de bord du navire était la première source de possible conflit. La visite concernait les marchandises mais surtout l’état sanitaire du navire. En fonction de son itinéraire, le capitaine devait parfois produire une attestation de l’état sanitaire (patente de Santé) du port d’où il provenait et rapporter les rencontres survenues durant son trajet28. Les capitaines anglais étaient particulièrement hostiles aux règles sanitaires relativement strictes en vigueur dans les ports italiens, français et espagnols29.

Les intermédiaires et la « petite justice »

9 Plusieurs intermédiaires permettaient de régler les conflits sans avoir recours aux tribunaux. Tout d’abord, les institutions consulaires nordiques en Méditerranée qui étaient encore dans une phase de consolidation dans la première moitié du XVIIe siècle. Les consulats anglais, hollandais et de Hambourg à Marseille se structurent à partir des années 1640 lorsque les États nordiques imposent progressivement le paiement des droits consulaires sur les navires battant leur pavillon30. Nous ne pouvons quantifier

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l’ampleur réelle de leurs interventions, mais il est certain que le personnel consulaire délestait la justice marseillaise d’une partie des litiges qu’ils parvenaient à régler à l’amiable31. Face à un litige, les consuls, les vice-consuls, les interprètes ou les courtiers permettaient aux gens de mer de jouer, en quelque sorte, à armes égales vis-à-vis de leurs opposants, même s’ils étaient par ailleurs dépourvus des connaissances et aptitudes nécessaires. En règle générale, les capitaines nordiques donnaient des procurations au marchand avec lequel ils entretenaient des liens étroits afin de récupérer des impayés en leur absence, ou pour les représenter lors d’un litige32. Ce type de relations était plus fréquent lorsque le marchand sur place avait personnellement investi dans le navire.

10 Les notaires constituaient la principale alternative officielle et légale qui s’offrait aux Nordiques en dehors des tribunaux. Le recours à leurs bons offices s’inscrivait toutefois aussi dans le cadre des procédures formelles, dans la mesure où ils étaient parmi les seules instances pouvant valider les documents commerciaux et les pièces légales demandées par les tribunaux. Certains actes notariés sont particulièrement utiles pour entrevoir les démêlés des gens de mer nordiques. C’est le cas des sommations que les capitaines ou les marchands adressaient lors d’un litige et qui étaient des pièces préalables à toute action légale. Il en va de même avec les accords ou conventions qui scellaient un litige réglé à l’amiable. L’on privilégiait beaucoup l’arbitrage privé officialisé devant notaire pour résoudre les conflits dès que l’on souhaitait éviter les longues procédures judiciaires. C’est cette source bien connue des spécialistes33, qui nous fournit le plus d’informations sur la nature des conflits et des intervenants34. La sentence arbitrale n’avait toutefois aucune force exécutoire. Pour forcer son application, le capitaine de navire ou le marchand devait la faire homologuer à l’amirauté dans un délai de dix jours35.

Schéma 1. l’administration et la justice maritime marseillaise

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L’amirauté, le tribunal des marchands et la sénéchaussée

11 À Marseille, la justice était rendue par diverses instances : le tribunal des marchands (également appelé juridiction consulaire), l’amirauté36 et la sénéchaussée. Mis sur pied pour délester les tribunaux traditionnels des causes commerciales, le tribunal des marchands était au XVe siècle la voie de passage obligée pour le traitement des causes maritimes37. Rapidement dépassé par l’augmentation de l’activité portuaire et par de trop larges prérogatives, il vit une partie de ses pouvoirs repartie entre la sénéchaussée et l’amirauté. En 1564, le traitement des causes maritimes fut définitivement transféré à l’amirauté, en laissant toutefois au tribunal des marchands et à la sénéchaussée les procès entre marchands ou concernant les marchandises après leur déchargement38. Ces changements législatifs survenus avant l’arrivée des Nordiques en Méditerranée firent en sorte d’exclure le tribunal des marchands et la sénéchaussée de l’essentiel des procès impliquant les gens de mer. Ces tribunaux pouvaient en revanche s’occuper des causes concernant des marins jugés au civil ou au pénal hors de l’enceinte portuaire, des négociants nordiques en conflit sur des marchandises après déchargement et des inventaires après décès des étrangers39. Toutefois, nous n’avons pas trouvé – ou très peu – de causes impliquant les gens de mer anglo-néerlandais ou allemands dans les archives de ces deux instances40.

12 Longtemps limitées aux affaires militaires, aux prises et aux épaves, les compétences de l’amirauté s’accrurent aux XVIe et XVIIe siècles41 malgré les contestations durant la guerre civile (1589-1596), les limites imposées par la réforme du port de Marseille en 1669 ou l’ordonnance du commerce de 167342. Comme toutes les amirautés provinciales depuis la fin du Moyen-Âge, elle demeurait subordonnée à l’amirauté de France, qui n’intervenait toutefois que très rarement, si ce n’est que pour la validation des prises maritimes et l’enregistrement des naufrages dont elle tirait des revenus, mais aussi dans les conflits impliquant des militaires.

13 Les sources de l’amirauté confirment bien la présence des Nordiques, mais nous ne les entrevoyons que partiellement car les registres ne contiennent que les minutes des procès43. En cas de contestation, certaines causes jugées à l’amirauté pouvaient être portées en appel auprès des tribunaux supérieurs44, mais la nature même de ce type de litige restreignait les recours en raison des limites posées par l’État royal lui-même. L’ordonnance de 1584 statuait par exemple que les verdicts des causes de moins de 4 écus étaient définitifs et ne pouvaient pas être portés en appel devant les parlements45. Le premier tribunal d’appel auquel les Nordiques avaient recours était le parlement d’Aix-en-Provence. Les marchands ou gens de mer de culte protestant pouvaient aussi, depuis la proclamation de l’Édit de Nantes (1598), soumettre leurs causes au parlement du Dauphiné, à Grenoble46.

14 Certes, quelques gens de mer méditerranéens et nordiques, louvoyaient à travers les dédales de cette justice, mais la fragmentation des sources judiciaires ne nous permet pas de les saisir dans leur ensemble. Seuls nous sont connus les conflits mis par écrit chez le notaire, à l’amirauté ou auprès des parlements. Les autres litiges réglés oralement à bord du navire ou sur les quais entre le capitaine, les gens de mer, les autorités portuaires, le personnel consulaire ou les marchands demeurent à jamais inconnus parce que les sources n’existent pas, ou qu’elles ont disparu. Il n’en demeure pas moins que les informations amassées auprès des instances de Marseille au sujet des

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Nordiques sont suffisantes pour dresser un premier panorama de leurs déboires administratifs et judiciaires.

Les litiges maritimes

15 L’une des premières surprises qui attendent le chercheur désireux de s’attaquer aux sources du tribunal de l’amirauté est le fait que ce ne sont pas les gens de mer, mais bien les marchands qui mobilisent le plus les ressources de l’amirauté tant du côté de ceux qui portent plainte que de ceux qui doivent se défendre.

Tableau 1. Procès à l’amirauté de Marseille 1609-162347

Source : Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 9B-129 (1609-1610), 9B-132 (1615-1616) and 9B-135 (1622-1623).

16 Cela constitue une particularité intéressante dans la mesure où dans d’autres ports méditerranéens, les gens de mer – aussi bien les officiers de bord que les marins – comparaissent fréquemment par-devant les tribunaux, sans que ne soient impliqués les marchands48. Cette disparité touchant les Marseillais comme les Nordiques, précisons toutefois que les Nordiques représentaient moins de 5 % des procès, provenait du fait que les marchands étaient propriétaires des cargaisons et parfois des navires, mais aussi qu’ils habitaient sur place, connaissaient les usages locaux et les institutions. Les transporteurs et les gens de mer faisaient moins d’opérations parce qu’ils étaient souvent absents en mer. Ces considérations valables dans toute la Méditerranée n’empêchent pas pour autant la présence active des marins dans les tribunaux des autres places commerciales. La prédominance des causes initiées par des marchands à Marseille, – par rapport à celles initiées par des gens de mer – peut peut-être s’expliquer par des liens plus étroits entre le commerce et le transport et par la

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structure des tribunaux locaux, qui requiert souvent l’implication d’individus se trouvant sur place.

17 Il arrivait que des gens de mer soient arrêtés et déférés au tribunal avant même qu’ils n’aient le temps de rencontrer les marchands ou de décharger leurs marchandises. Les premières causes auxquelles les Nordiques étaient confrontés concernaient les contraventions aux mesures sanitaires, c’est-à-dire les mises en quarantaine et les infractions aux normes relatives à la propreté du port que les gens de mer nordiques avaient, d’après certaines sources, beaucoup de difficulté à respecter49. Les agents de la santé étaient la hantise des capitaines nordiques parce qu’ils pouvaient occasionner pour eux de longs retards, des frais nombreux et des conflits avec leurs clients. Plusieurs capitaines nordiques ne réalisaient pas la gravité d’une infraction de quarantaine qui relevait du code criminel et si la plupart d’entre eux s’y pliaient sans opposition, d’autres refusaient de s’y soumettre50.

18 On constate également des tentatives de contournement du système de quarantaine qui consistaient à faire transiter les marchandises par un autre port et un autre navire pour passer au travers des mailles du filet. Ainsi un navire hollandais nommé La Boule d’Or bloqué par la quarantaine d’Alicante qui décida de venir les porter à Marseille pour les faire réacheminer à Alicante par une barque de Marseille51. Le nombre limité de lazarets52 les forçait parfois à faire un détour par Marseille pour avoir le droit d’entrer dans un autre port, tel que Toulon, d’où ils tiraient beaucoup d’huile d’olive par exemple53. Les Nordiques trouvaient donc que les législations sanitaires méditerranéennes n’étaient en fait qu’une contrainte à la liberté de leur commerce et visaient à favoriser les Français. Deux capitaines anglais accusés d’avoir infecté la ville en passant outre la quarantaine en 1623 invoquèrent ainsi pour leur défense devant le tribunal l’inexistence de lois similaires dans leur pays où leur contrat de nolis avait été passé. Le procureur du roi ayant peine à les croire demanda une enquête au sujet des usages en Angleterre54, mais les deux capitaines impliqués prirent la fuite avant la fin du procès, abandonnant marchandises et équipages derrière eux55. Toutes les stratégies étaient bonnes pour échapper à une mise en quarantaine ou à une condamnation. Plusieurs plaidaient la perte de leurs papiers de bord ou leur saisie par des pirates, mais cela ne faisait que les conduire tout droit au lazaret. D’autres affirmaient avoir oublié de demander une patente à leur départ du Levant mais se voyaient encore imposer un maximum de quarantaine56. Le laxisme et l’incompréhension des règlements sanitaires par les Nordiques perdurent manifestement encore jusque dans les années 1660. Encore en 1664, le capitaine anglais Guilaume Eatton qui croyait que la quarantaine ne concernait que les marchandises, essaya d’entrer dans le port après avoir débarqué sa cargaison aux îles de Marseille57.

19 Les gens de mer se retrouvaient parfois au tribunal pour de petits délits commerciaux tels que l’importation de marchandises règlementées, taxées ou interdites (soieries, métaux, armes, etc.) trouvées sur leur navire58. On observe aussi de nombreux conflits typiques des ports : des accrochages entre navires, entre marins, des refus de priorité navale59, des condamnations pour désordre, ivresse, circulation sans congé ou durant la nuit60. D’autres types de déboires moins nombreux présentent un intérêt particulier. C’est notamment le cas des arrestations liées à la pratique du culte. Deux types de condamnations relevaient de ce domaine : lorsque des gens de mer nordiques célébraient leur culte protestant en public dans le port61 et lorsqu’ils osaient travailler le dimanche et les jours fériés62. Si les petites causes pénales pour des motifs divers –

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blasphème, injure, insulte et menace63 – abondaient, les cas de violence et voies de fait impliquant des Nordiques, pouvant déboucher sur un décès, étaient plus rares mais plus sérieux64. Nous trouvons également des cas de vol avec recel de marchandises65. Reste que, toutes proportions gardées, les équipages nordiques semblaient mieux se comporter que leurs confrères marseillais qui étaient plus souvent appelés à l’amirauté pour se défendre dans une cause pénale que pour poursuivre leur capitaine. Plusieurs facteurs expliquent ce calme relatif. Le confinement des Nordiques à bord de leur navire par leur capitaine et les restrictions de circulation dont ils faisaient l’objet réduisaient dès l’origine les possibilités d’accrochage66. Ensuite, la barrière linguistique faisait en sorte que les Marseillais ou les gardes du port n’étaient pas toujours en mesure de comprendre les blasphèmes, les menaces ou la nature des conflits qui potentiellement auraient pu mener à des arrestations – ce qui en soi peut être considéré comme un signe de l’arrivée récente de ces étrangers à Marseille et de la moindre maîtrise des langues étrangères par les différentes parties concernées67.

Les litiges maritimes et le contrat de nolis

20 Les causes maritimes et commerciales, concernant les marchandises et leur transport, accaparaient l’essentiel des débats impliquant les Nordiques. Le contrat de nolis était la pièce maîtresse à laquelle tous les intervenants faisaient référence. Les marchands pouvaient louer l’ensemble du vaisseau à un prix forfaitaire, ou une partie seulement de l’espace disponible du navire. Ce point était crucial car ce sont les affréteurs qui décidaient du lieu où devaient être jugés les éventuels litiges. Une majorité d’affréteurs étrangers dans un contrat ouvrait ainsi la voie à un jugement possible hors de France. En général les ententes précisaient un délai de livraison des marchandises et une fenêtre de départ pour le navire, mais ces délais n’étaient pas toujours respectés. Les marchands devaient parfois sommer les capitaines d’accélérer leur chargement et de partir, mais dans la plupart des cas, ce sont les capitaines qui devaient attendre que les marchands livrent leurs cargaisons à leur navire68. Les marchands signaient parfois de simples promesses d’affrètement, leur permettant de s’affranchir à moindre coût d’un capitaine si la situation économique changeait69.

21 Moins nombreuses apparaissaient les contestations dues aux changements d’itinéraire ou de destination, sur décision du capitaine ou de l’affréteur. Les marchands ne pouvaient pas contester les changements de cap légitimes du capitaine en cas de danger, mais craignaient toujours leur incidence sur les coûts et bénéfices du voyage. De leur côté, les marchands nordiques se permettaient souvent sans préavis de modifier l’itinéraire prévu en fonction de nouvelles opportunités commerciales. Dans ce cas, les capitaines nordiques pouvaient plaider un bris de contrat à l’amirauté, ce qui semble avoir été assez fréquent70.

22 Moins connue, il y avait aussi l’estarie qui était au centre de plusieurs procédures initiées chez le notaire et/ou présentées à l’amirauté. L’estarie, aussi nommé jour de planche, correspondait au nombre de jours d’escale durant un voyage décomptés à partir du lendemain de l’arrivée d’un navire dans un port71. L’estarie couvrait le temps de livraison des marchandises, de chargement des nouvelles cargaisons, des vivres, et celui nécessaire à de petites réparations. En général, l’estarie n’était pas dépassée, car sa durée était supérieure à la durée moyenne des escales. Dans le cas contraire, le navire entrait en période de surestarie, appelée démurrage. Le capitaine recevait alors

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une allocation fixe, déterminée par le contrat, servant à l’entretien du navire et de l’équipage pour un maximum de 20 à 30 jours, au-delà desquels le navire devait repartir. Les dépassements d’estaries étaient relativement limités mais pouvaient donner lieu à des litiges importants, dont les procédures menaient au paiement de sommes significatives72.

23 Les questions de fret, enfin, reviennent constamment parmi les thèmes abordés au tribunal par les Nordiques. La plupart étaient des requêtes en paiement de nolis présentées par le capitaine et leur nombre élevé s’explique par la complexité des contrats. Les disparités des règles entre l’Angleterre et Marseille étaient parfois à la base du litige73. En général, ces paiements s’effectuaient quinze jours après l’arrivée du navire, après les salaires des marins, les remboursements des vivres, des grosses aventures, des accastillages ou de l’entretien du navire. Même lorsque le voyage s’était déroulé correctement, les parties impliquées devaient, avant de clôturer les comptes, déduire les avances versées avant le départ et solder les petites dépenses maritimes74. Si les juges donnaient priorité aux paiements des gages des marins75, le capitaine, souvent associé aux profits, était traité sur le même pied que les propriétaires de navire. Pour forcer les choses, le capitaine pouvait, avec l’autorisation de la justice, faire saisir ou faire vendre une partie de la cargaison pour obtenir son nolis76.

24 Non seulement les capitaines étaient-ils souvent les derniers payés, mais les actes montrent qu’ils vivaient en permanence à crédit. Pressé de repartir vers une nouvelle destination, le capitaine empruntait alors à un marchand nordique de Marseille qu’il mandatait ensuite pour récupérer en son absence son dû auprès des affréteurs. Les nombreuses opérations de ce type mettent en évidence la fragilité financière dans laquelle se trouvent les gens de mer en général et nordiques en particuliers. Pour les capitaines, cette façon de faire présentait néanmoins l’avantage de transformer une créance en avance de fonds utile pour leur prochain voyage et de les libérer des démarches devant les tribunaux, qu’ils déléguaient au marchand77.

Les avaries maritimes et la piraterie

25 Les causes d’avaries maritimes figurent au premier rang des litiges portés devant l’amirauté78. Le terme recouvrait en réalité une vaste gamme d’éléments disparates susceptibles d’entraîner des coûts supplémentaires durant un voyage79. On les classait entre menues avaries, avaries particulières et avaries communes, en fonction de leur importance80. L’essentiel des contestations d’avaries concernaient des jets de marchandises, un domaine pourtant clairement défini dans les textes partout en Europe depuis le Moyen Âge. En principe, il était permis de jeter certaines marchandises à la mer en cas de tempête ou de poursuite corsaire, mais ces jets devaient se faire après concertation avec les officiers et l’équipage et devaient respecter un ordre particulier81. Lorsque le danger s’était éloigné et que le calme était revenu, les avaries et les jets devaient être notés par l’écrivain, car dans le cas contraire le capitaine était personnellement responsable des biens non portés sur le livre de bord82. Ces événements devaient ensuite faire l’objet d’un rapport d’avarie au premier port abordé83. Ce document était nécessaire pour obtenir l’aval des propriétaires, entreprendre des réparations, ou lors des contestations devant un tribunal. L’ordonnance de la Marine (1681) apportera des précisions supplémentaires au sujet du partage des responsabilités84.

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26 Il arrivait aussi que face à l’urgence d’une tempête ou d’une poursuite par des corsaires, l’on ne suive pas la procédure exacte et que l’on balance tonneaux et marchandises de façon désordonnée pour sauver le navire, d’où la distinction que l’on faisait au tribunal entre jets réguliers ou irréguliers. Les marchands demeuraient suspicieux face aux jets qui pouvaient dissimuler des malversations. L’on pouvait ainsi faire passer dans les pertes par jet, des marchandises vendues en réalité lors d’une escale ou abîmées par l’équipage durant le voyage et que l’on ne voulait pas rembourser aux affréteurs. C’est le cas par exemple de Georges Thame, capitaine du Fenyx, qui déclarait avoir jeté des barriques de poisson (morues) durant une tempête, alors qu’en réalité elles avaient été avariées par le vin du navire, par la faute des marins, ce qui le rendait personnellement responsable85.

27 C’est également dans le domaine des avaries communes que tombaient les affaires de piraterie en temps de paix et la guerre de course86. En sus des pirates, qui étaient de simples criminels s’attaquant à tout navire, l’on pouvait aussi rencontrer des navires pourvus de lettres de représailles (lettres de marque) contre l’ennemi de leur prince. Toutefois, la rencontre de loin la plus fréquente et la plus dangereuse pour les vaisseaux marchands était celle avec les navires employés dans ce que Michel Fontenay a appelé le « corso » méditerranéen87. Les eaux de la Méditerranée du sud ont été pendant des siècles le lieu d’affrontement entre la course musulmane et la course chrétienne, dans un état de guerre quasi-permanent88. Malgré des vaisseaux parfois plus gros, mieux armés et voyageant en convoi, les Nordiques ne pouvaient échapper à cette réalité maritime méditerranéenne dont l’amplitude variait au gré des alliances et des guerres. Les attaques suivies de prises se soldaient généralement par le rachat des marchandises, des navires ou des équipages grâce à l’intervention d’un médiateur. Les frais et les rançons encourus étaient alors partagés entre les propriétaires du navire et des marchandises selon des modalités similaires aux avaries communes. Mais de nombreux cas de figures existaient dans ce type de litiges, comme celui de ces marchands anglais de Marseille qui refusent de payer les rançons des marins et du subrécargue pris en otage au Levant en prétextant qu’ils étaient allés à terre de leur propre gré89.

Gestion et rétribution des gens de mer

28 Le dernier, et peut-être le plus intéressant des domaines portés devant la justice marseillaise, concernait les équipages. Malgré leur majorité numérique à bord des navires, les marins sont en général des laissés pour compte dans la littérature. Cette situation s’explique de plusieurs manières, entre autres, par une lacune des sources. Reste que les marins fréquentaient peu la justice formelle en raison de leur fréquent analphabétisme90, leur liberté de mouvement réduite et leur tendance à régler leurs conflits à l’amiable sauf s’ils n’avaient pas d’alternative91.

29 En plus des causes déjà évoquées, les marins étaient parfois poursuivis pour insubordination. Les refus d’obtempérer étaient peu nombreux et souvent reliés aux abandons de navire et aux descentes sans congés92. Bien qu’elle fût en général ouverte aux arguments des marins, la justice maritime était très ferme face aux cas d’insubordination, de menace d’un capitaine et d’abandon de navire93. Ce dernier prenait plusieurs formes : les fuites individuelles ou collectives, les arrêts de travail ou débrayage des marins, et les mutineries. Les fuites individuelles étaient relativement

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nombreuses, tout comme les raisons qui en étaient à l’origine. Dans cette situation, le marin était emprisonné sur ordre du capitaine et condamné à une amende pour insubordination. Il arrivait aussi que le membre d’équipage, se croyant dans son bon droit, se rende à l’amirauté et poursuive le capitaine pour renverser l’accusation d’insubordination. Les abandons collectifs et les débrayages étaient beaucoup moins fréquents et survenaient principalement à l’occasion d’un danger. En général, deux groupes s’affrontaient : le capitaine, le contremaître, le chirurgien, le subrécargue94 et l’écrivain d’un côté, les sous-officiers avec le reste de l’équipage de l’autre95. Les défections s’effectuaient généralement selon cette ligne de partage, hormis peut-être pour les mousses, qui avaient tendance à rester sous la protection du capitaine ou du contremaître les ayant recrutés. Les vraies mutineries, pour leur part, demeuraient rarissimes96.

30 À Marseille, comme dans toute ville portuaire, la principale préoccupation des autorités locales résidait dans le maintien de l’ordre et de la discipline sur les quais, ce qui explique la tendance à qualifier de « désertion » tous les cas de figure et de les traiter comme des crimes. Dans la pratique, ces absences de travail étaient aussi utilisées comme une tactique de négociation pour améliorer les conditions contractuelles. Il s’agit d’un phénomène diffus, qui a joué un rôle crucial dans cette première phase de mondialisation97. Qu’ils prennent la forme de « désertions », ou d’une controverse plus pacifique, les conflits salariaux et contractuels constituaient la cause principale qui poussaient les équipages à se rendre d’eux-mêmes au tribunal ou devant le notaire. Lorsqu’elles n’étaient pas issues d’un désaccord avec le capitaine, les requêtes de paiement de salaire étaient dues à un bris de contrat, un refus ou un retard de paiement de gages, d’avances ou de compléments par le capitaine qui n’avait parfois pas encore été payé à son tour par les marchands98. Non seulement les marins étaient intraitables à ce sujet, mais encore savaient-ils que la loi et les tribunaux méditerranéens étaient de leur côté99.

31 Contrairement aux revendications trouvées à Venise ou Gênes, où l’on voit les marins intervenir toujours à plusieurs, les demandes salariales individuelles à Marseille étaient plus nombreuses100. Comme à Gênes et à Venise, ce n’est que dans quelques très rares situations que les marins demandaient une renégociation du montant prévu de leurs rétributions : ce type de conflit tend à se présenter quand le capitaine proposait un changement de destination, généralement vers les pays musulmans, vers des côtes où les marins couraient le risque d’être capturés par des corsaires, ce qui justifiait leur requête d’augmentation salariale101. De tels cas apparaissent dans la documentation génoise – surtout de la part de marins hollandais102 – mais sont absents des sources vénitiennes, ce qui s’explique aisément dans la mesure où la navigation vers Venise comportait normalement des escales en terre ottomane, et les marins en étaient conscients avant même leur départ.

32 Bien que les accords des navires venus d’Europe du Nord aient prévu le paiement complet du salaire à la fin du voyage, la documentation collectée en Méditerranée montre qu’il arrivait que les capitaines nordiques versent des avances ou, plus rarement, la totalité des salaires aux équipages lorsqu’ils y étaient103. C’était notamment le cas lorsqu’il y avait bris de contrat104 ou en cas de naufrage dans la région105. Dans d’autres cas, les raisons sont moins évidentes, et l’influence des coutumes locales a probablement joué largement sur de telles décisions, comme cela était le cas à Venise106. Le versement des salaires pouvait se faire par entente mutuelle

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entre le capitaine et les marins, ou suite à l’injonction faite au capitaine de respecter la décision de l’amirauté107.

33 Si les rétributions salariales étaient en théorie relativement bien définies en ce qui avait trait à l’aspect strictement monétaire, les rémunérations parallèles sont par contre plus difficiles à analyser. Hormis les petits coffres de marin dans lesquels ils emportaient divers objets personnels, les membres d’équipage pouvaient obtenir le droit de charger des marchandises à vendre pour leur compte durant un voyage. Celles- ci pouvaient fournir un supplément de revenus non négligeable. Le droit de pacotille ou de portée, que nous n’avons pas la possibilité d’aborder dans cet article, est une dimension financière relativement bien encadrée par les différentes us et coutumes locales, mais demeure peu visible dans les archives108, et souvent difficile à gérer par les capitaines109. Il s’agit aussi d’un domaine où les différences entre les usages en Europe du Nord et en Europe du Sud étaient les plus fortes ; les litiges sur ces questions étaient relativement fréquents110.

Le choix de la juridiction compétente

34 Une fois évoquée la nature des litiges, il importe de souligner qu’ils ne subissaient pas tous le même traitement. Les Nordiques avaient parfois droit à des alternatives juridiques leur permettant de changer l’issue d’un procès. À Marseille même, les parties pouvaient choisir le tribunal devant lequel elles désiraient présenter leur litige. Cette situation ne s’appliquait cependant pas aux contrats de nolis, dont les modalités étaient bien définies : ce document figure au premier rang des contrats encadrés par les législations maritimes internationales, bien que celles-ci présentent des différences d’un État à l’autre. Dans le cadre d’un conflit, l’interprétation du contenu d’un contrat de fret reposait implicitement sur la législation du pays où il avait été signé. La juridiction française semblait aller dans ce sens, mais il faudra attendre l’ordonnance de la Marine 1681, pour voir ce flou juridique disparaître. Il sera alors précisé que tous les points absents du contrat de fret, doivent être traités en suivant les législations locales111.

35 Dans la réalité, il n’est pas possible d’évaluer si les Nordiques ont eu souvent recours à une juridiction externe pour régler un conflit survenu à Marseille, mais nous pouvons estimer que ces cas ont été rares. Cette alternative juridique n’est pas toujours envisageable. Par exemple les navires nordiques ne pouvaient pas faire appel aux tribunaux extérieurs à Marseille lorsqu’ils effectuaient du cabotage avec un contrat signé à Marseille ou sous la bannière de France. Ceux-ci étaient particulièrement nombreux durant le long conflit franco-espagnol (1635-1659) où ils assuraient le rôle de transporteur neutre112. Ensuite, derrière un contrat de nolis nordique pouvaient se cacher des affréteurs ou des propriétaires de marchandises français. S’ils étaient majoritaires, le traitement des litiges s’effectuait également à Marseille. Il ne restait donc que les navires affrétés en Angleterre, dans les Provinces-Unies ou dans l’espace allemand, par une majorité de marchands nordiques, qui permettaient au capitaine de faire appel à des instances nordiques, et encore, cela n’était pas toujours évident. Comme les contrats de nolis étaient généralement liés aux accords concernant les salaires des marins, ils devaient parfois s’accommoder d’autres législations, par exemple lorsqu’un capitaine de navire nordique embauchait en chemin des marins français dans un port de France et négociait avec eux leur salaire113. Finalement, même

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en travaillant uniquement sur des navires affrétés en Europe du Nord ou sur ceux dont la majorité des propriétaires des marchandises étaient Nordiques, l’on constate que les acteurs semblent utiliser, pour l’essentiel, la justice marseillaise pour régler leurs litiges. Ils le faisaient pour de nombreuses raisons. Dans bien des cas, les capitaines de navires nordiques ne pouvaient pas attendre le retour dans leur pays pour de petits problèmes que l’on pouvait ou devait régler sur le moment à Marseille, d’autant que plusieurs litiges ne concernaient pas le commerce maritime ou la navigation. En effet, comme nous l’avons évoqué, une part notable des conflits qui affligeaient les Nordiques impliquaient les marins ou concernaient des infractions aux lois portuaires ou avaient d’autres causes aux conséquences financières mineures. Les gens de mer utilisaient la justice marseillaise par obligation, par facilité et parce qu’elle leur permettait une économie d’échelle et de temps dans des litiges de peu d’importance, liés à des opérations techniques, ou des amendes qu’ils ne pouvaient contester114. Dans de nombreuses situations, l’amirauté permettait d’obtenir un verdict plus rapidement qu’en portant la cause à l’étranger, et d’éviter ainsi des pertes financières supplémentaires en restant à quai en attendant.

36 Une fois ce tamisage effectué, l’on constate que les domaines réellement ouverts à des remises en cause par le recours aux législations extérieures à celle de la place étaient limités. Bien que la possibilité soit clairement établie dans le contrat de nolis, ce sont en général les marchands et le capitaine qui décidaient de l’opportunité de recourir à une autre législation, ou qui s’opposaient à la volonté des marins de faire appel aux tribunaux locaux. Cette tentative de faire appliquer le droit nordique pouvait s’avérer utile dans les controverses sur les salaires des marins, étant donné que la législation en Méditerranée leur était plus favorable, comme ce fut le cas à Venise115. Pour les autres litiges, si les clauses d’un contrat nordique étaient, au final, plus avantageuses que celles des contrats marseillais, le capitaine nordique ne pouvait pas obliger l’amirauté de Provence à les faire appliquer à Marseille116. Pour obtenir cela, le capitaine devait retourner chez lui avec son navire et porter la cause devant les tribunaux de son pays. La seule alternative demeurait l’arbitrage privé officialisé devant notaire117.

37 Face à cette situation, l’on comprend aisément pourquoi lors d’un conflit les capitaines de navire n’attendaient pas le retour dans leur pays d’origine et utilisaient volontiers l’amirauté et les procédures d’arbitrage pour régler leurs problèmes. En fait, les Nordiques envisageaient une autre juridiction que celle de Marseille lorsque des sommes importantes étaient en cause ou que le temps ne jouait pas contre eux. Dans d’autres cas, les gens de mer nordiques se retrouvaient dans l’impasse, entre autres face aux règlements sanitaires qui n’avaient pas d’équivalent en Europe du Nord et qui pouvaient pourtant avoir d’énormes conséquences sur leur navigation en Méditerranée. En plus des infractions sanitaires, il y avait les litiges découlant du temps perdu durant la quarantaine qui devaient être jugés au tribunal de l’amirauté. Parce que cet aspect était absent des législations nordiques, l’on avait souvent recours à l’arbitrage privé pour trancher le problème hors cour. En général, la faute en revenait aux marchands car ce sont les marchandises qui étaient potentiellement porteuses de la peste. La quarantaine pouvait aussi résulter d’un incident de navigation, comme l’arrêt dans un port contaminé et la rencontre de navires turcs. La faute retombait alors sur le capitaine et les propriétaires. Face à ce problème, certains décidaient de régler le conflit dans leur pays d’origine. C’est le cas du capitaine anglais Christophe Sellman, qui décida en 1664 d’aller plaider le litige dans son pays « où l’on n’a pas de précaution

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pour la quarantaine à cause que la santé est fort bonne en Angleterre », toujours en se fondant sur le contrat de nolis anglais118.

38 La complexité des contrats d’affrètement ouvrait la porte à de nombreux débats, mais certains aspects demeurent particulièrement révélateurs des chevauchements possibles de juridictions. Les litiges d’estarie fournissent de bons exemples des différences qui opposaient Marseillais (et Méditerranéens) aux Nordiques en matière de législation maritime. Il s’agissait d’un type de conflits récurrents à l’amirauté, sur lesquels on pouvait largement tergiverser. Face à un litige d’estarie, les marchands tentaient toujours de se défiler en jouant sur le décompte des jours stipulés dans le contrat. Lorsqu’ils allaient devant les tribunaux pour un démurrage impayé, les capitaines nordiques plaidaient le décompte total des jours passés depuis leur arrivée dans le port, alors que les Marseillais retranchaient de ce total les dimanches et jours fériés. Dans ce cas, le problème achoppait toujours sur l’argument du contrat d’affrètement passé en Angleterre ou en Hollande, alors que les Français plaidaient l’application de la juridiction marseillaise119. Si les capitaines nordiques laissaient parfois passer quelques jours de démurrage, ils faisaient tout ce qui est en leur pouvoir pour en obtenir le paiement lorsqu’ils étaient longuement immobilisés en quarantaine120. En fin de compte, ils perdaient simplement parce que les législations criminelles et sanitaires avaient toujours préséance sur les procédures commerciales maritimes, et que cet aspect n’était pas clairement établi dans leurs contrats. C’est probablement pourquoi, dans cette situation précise, il était plus constructif pour le capitaine de porter son problème de démurrage devant les tribunaux anglais où le calcul des jours d’estarie pouvait lui être favorable121.

39 Les confrontations légales transnationales se produisent parfois là où on les attendait le moins, et elles n’opposaient pas que les Français aux Nordiques. Les marchands nordiques résidant à Marseille étaient souvent les plus sérieux opposants des capitaines de navires nordiques122. Les premiers, ayant une meilleure connaissance des avantages des deux types de législations, étaient les plus à même de les utiliser contre les seconds. Lorsque cela était possible, les marchands nordiques résidant à Marseille utilisaient les subtilités de la législation marseillaise qui étaient favorables à leur business dans l’immédiat, alors que les capitaines de navire se reportaient sur leurs corpus nationaux à traiter plus tard au retour. C’est le cas lors des calculs d’estarie où deux interprétations légales étaient possibles : l’une favorable au marchand pour éviter des frais de démurrage et l’autre favorable au capitaine pour rentrer dans ses frais de navigation123. Le niveau élevé d’implication des marchands dans les litiges qui ont lieu à Marseille a certainement un effet sur le type de conflit. Cette opposition entre marchands et capitaines étrangers semble indiquer une forte insertion des marchands anglais dans l’économie locale, et contredit l’idée reçue selon laquelle les ressortissants d’un même pays seraient en règle générale solidaires entre eux lorsqu’ils opèrent à l’étranger. Les intérêts économiques nationaux furent de plus en plus mis en avant par les gouvernements en Europe au XVIIe siècle, et ceci explique aussi le resserrement des contrôles sur les consuls. Mais les intérêts économiques des marchands n’étaient pas nécessairement liés à ceux de leur pays d’origine, et il est important de garder cela clairement à l’esprit lorsqu’on analyse le commerce maritime international de cette époque124.

40 Ces différences, observées à partir de Marseille, sont peut-être accentuées, à partir des années 1640, par les profonds changements politiques qui traversent l’Europe et plus

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particulièrement la France et l’Angleterre. Les Français fonctionnaient de plus en plus sur la base d’un droit écrit, prioritaire sur le droit coutumier125. Les Anglais, pour leur part, travaillaient essentiellement à partir de lois civiles et une multiplicité de coutumes locales qui épousaient les besoins régionaux, mais dont la jurisprudence était beaucoup plus complexe à réformer à l’échelle d’un royaume126. Ces disparités entre traditions juridiques de part et d’autre de la Manche ne firent que s’accentuer après la guerre civile anglaise (1642-1651) et la Fronde en France (1648-1653) qui débouchèrent sur des résultats opposés : une victoire de Cromwell et des parlementaires sur le régime monarchique de Charles 1er en Angleterre et une victoire de Louis XIV sur les parlementaires et les grands princes en France. Ces événements politico-militaires eurent des effets sur l’avenir des corpus juridiques respectifs de ces deux nations. La prise de pouvoir par Cromwell et le régime républicain apportèrent durant une décennie une certaine unité dans un pays juridiquement morcelé, et permirent la mise en place de politiques maritimes parfois agressives (tel le Navigation Act en 1651) et favorables aux marchands. Ils conservèrent toutefois les mêmes traditions légales et les particularismes locaux qui, en matière de législation maritime, survivront jusqu’en 1729, lorsque l’Act for the Better Regulation and Government of Seamen in the Merchants service réduisit de manière substantielle l’espace de négociation des marins anglais 127. En France, la centralisation s’opère plus tôt. Après sa victoire sur les parlementaires, Louis XIV continua la codification du droit coutumier provincial au profit du droit écrit128, enchaînant dans la volée une série de réformes sans précédent et aboutissant à l’unification de la justice maritime par l’Ordonnance de la Marine de 1681129.

41 Parallèlement, l’on assiste aussi à un changement dans les relations entre les Français et les Nordiques à Marseille, après le traité des Pyrénées (1659) qui met fin au long conflit franco-espagnol. À partir de cette période, les Marseillais ont moins besoin des services de la navigation nordique pour neutraliser leurs échanges avec la péninsule Ibérique ou assurer les relations avec les ports du Levant et du Maghreb. Les Anglais et les Hollandais ne sont désormais plus ces alliés que l’on aidait dans leur conflit contre l’ennemi commun espagnol. Et surtout les acteurs maritimes français voulaient maintenant reprendre le contrôle de l’espace méditerranéen qu’ils avaient négligé durant la guerre. Les réformes portuaires des années 1660 furent alors suivies par la mise en place de monopoles commerciaux, par des politiques d’exclusivité pour la navigation et par des avantages fiscaux en faveur des Marseillais. Ces politiques imposées par Colbert n’apportant pas assez rapidement les résultats escomptés, c’est par la guerre des tarifs (1667-1671) puis par une série de conflits militaires terrestres et maritimes que les changements deviendront perceptibles dans la navigation marseillaise. Tout en restant nombreux dans les trafics marseillais et en contribuant à mettre en relation l’espace méditerranéen et le monde atlantique, les navires nordiques ne jouent plus, au XVIIIe siècle, le rôle structurant qu’ils ont eu au cours du siècle précédent130.

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NOTES

1. La recherche à l’origine de cet essai fut réalisée grâce à un financement du Conseil européen de la recherche dans le cadre du Seventh Framework Programme (FP7/2007-2013)/ERC Grant agreement No. 284340 : LUPE – Sailing into Modernity : Comparative Perspectives on the Sixteenth and Seventeenth Century European Economic Transition. 2. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949 et ses trois volumes de la collection Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979. 3. Aspetti e cause della decadenza economica veneziana nel secolo XVII, Venise et Rome, Istituto per la collaborazione culturale, 1961 ; Brian Pullan (dir.), Crisis and Change in the Venetian Economy in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Londres, Methuen, 1968. 4. Pour une analyse détaillée de cette historiographie, voir Maria Fusaro, « After Braudel : a Reassessment of Mediterranean History between the Northern Invasion and the Caravane Maritime », dans Maria Fusaro, Colin Heywood et Mohamed-Salah Omri (dir.), Trade and Cultural Exchange in the Early Modern Mediterranean : Braudel’s Maritime Legacy, Londres, Tauris, 2010, p. 1-22. Parmi les centres de recherche français, mentionnons le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine de Nice (CMMC) qui édite les Cahiers de la Méditerranée ou l’UMR TELEMME qui publie Rives Méditerranéennes. 5. Molly Greene, « Beyond the Northern Invasion : The Mediterranean in the Seventeenth Century », Past & Present, no 174, 2002, p. 42-71. 6. À ce sujet, Maria Fusaro, Political Economies of Empire in the Early Modern Mediterranean : The Decline of Venice and the Rise of England, 1450-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. 7. Outre l’ouvrage de Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, 2 vol., lire les classiques de Michel Morineau, « Flottes de commerce et trafics français en Méditerranée au XVIIe siècle (jusqu’en 1669) », XVIIe siècle, no 86-87, 1970, p. 135-171 ; « Naissance d’une domination. Marchands européens, marchands et marchés du Levant aux XVIIIe et XIXe siècles », Cahiers de la Méditerranée, hors-série no 1, 1976, p. 145-184 ; Commerce de gros, commerce de détail dans les pays méditerranéens (XVIe-XIXe siècles). Actes des journées d’études Bendor, 25-26 avril 1975, p. 145-184 réédité dans Pour une histoire économique vraie, Lille, Presses universitaires de Lille, 1985. Plus récemment, une attention particulière a été consacrée au rôle joué par Marseille dans les connections entre la Méditerranée et l’Atlantique dans le dossier thématique coordonné par Silvia Marzagalli et Arnaud Bartolomei, « La Méditerranée dans les circulations atlantiques au XVIIIe siècle », Revue d’histoire maritime, no 13, 2011. Sur Marseille et le Maghreb : Sadok Boubaker, « Usages de la lettre de change à Smyrne dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle : l’exemple de la maison Roux de Marseille 1759-1789 », dans Simonetta Cavaciocchi (dir.), Relazioni economiche tra Europa e mondo islamico secc. XIII-XVIII, 2 vol., Florence, Le Monnier, 2007, vol. 2, p. 863-886, et la bibliographie citée. 8. Lire aussi A. Brogini, « Une Méditerranée marseillaise ? L’élan des marchands provençaux en Méditerranée occidentale (environ 1590 - environ 1660) », dans La mer en partage : Sociétés littorales et économies maritimes (XVIe-XIXe siècle). Études offertes à Gilbert Buti , Aix, PUP, 2016, p. 153-163. 9. Daniel Panzac, La Caravane maritime : marins européens et marchands ottomans en Méditerranée (1680-1830), Paris, CNRS éditions, 2004 ; Gilbert Buti, « Aller en caravane : Le cabotage lointain en Méditerranée, XVIIe-XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 52-1, 2005, p. 7-38.

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10. Maria Fusaro, « After Braudel… », art. cit. ; Maria Fusaro, Political Economies of Empire…, op. cit., p. 312-315 ; voir aussi Molly Greene, Catholic Pirates and Greek Merchants : A Maritime History of the Early Modern Mediterranean, Princeton, Princeton University Press, 2010. 11. Dans le cadre du projet ERC Sailing into Modernity, Comparative Perspectives on the Sixteenth and Seventeenth Century European Economic Transition, sous la direction de Maria Fusaro, nous avons étudié plusieurs domaines d’activités des marchands et gens de mer nordiques à Marseille, que nous n’abordons pas dans cet article dédié à la dimension légale. De plus amples détails à ce sujet seront présentés dans la prochaine monographie de Maria Fusaro, The Making of a Global Labour Market, 1573-1729 : Maritime Law and the Political Economy of the Early Modern Mediterranean, Cambridge, Cambridge University Press, 2017. 12. Pour un exemple bien documenté d’interactions et d’échanges multilatéraux, lire le cas du navire anglais The Exeter Merchant dans Maria Fusaro, « Public Service and Private Trade : Northern Seamen in Seventeenth Century Venetian Courts of Justice », The International Journal of Maritime History, no 27, 2015, p. 3-25, p. 8-11. 13. Au sujet de la présence nordique dans le Levant, voir l’interprétation traditionnelle de Robert Paris, Le Levant, vol. 5 de l’Histoire du commerce de Marseille 1660-1789, sous la dir. de Gaston Rambert, Paris, Plon, 1957 ; pour un point de vue plus récent et plus nuancé, voir les travaux de Régis Bertrand (dir.), Marseille, histoire d’une ville, Marseille, CRDP Académie d’Aix-Marseille, 2012, et la bibliographie indiquée. Voir aussi Michel Fontenay, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie (XVIe-XIXe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2010. 14. Voir Guillaume Calafat, « Topographies de “minorités” », Liame [En ligne], no 24, 2012, http://liame.revues.org/271 ; Olivier Raveux, « Les marchands orientaux et les langues occidentales au XVIIe siècle : l’exemple des Choffelins de Marseille », dans Gilbert Buti, Michèle Janin-Thivos et Olivier Raveux (dir.), Langues et langages du commerce en Méditerranée et en Europe à l’époque moderne, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013, p. 99-114 ; et son article « Entre réseau communautaire intercontinental et intégration locale : la colonie marseillaise des marchands arméniens de la Nouvelle-Djoulfa (Ispahan), 1669-1695 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 59-1, 2012, p. 83-102. 15. Voir Jean-Pierre Filippini, Il porto di Livorno e la Toscana (1676-1814), 3 vol., Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1988 et sa bibliographie ; Donatella Calabi et Paola Lanaro (dir.), La citta italiana ed i luoghi degli stranieri. XIV–XVIII secolo, Rome-Bari, Laterza, 1998. Voir la discussion détaillée concernant la confusion qui règne sur les comparaisons entre l’expérience livournaise et des ports méditerranéens connus, dans Maria Fusaro, Political Economies of Empire, op. cit., p. 89-109 et dans la bibliographie annexe. 16. Voir les contributions et la bibliographie de l’ouvrage de Fusaro, Heywood et Omri (dir.) Trade and Cultural Exchange…, op. cit. 17. Voir Mediterranean Reconfigurations : Intercultural Trade, Commercial Litigation and Legal Pluralism, 15th-19th Centuries, sous la direction de Wolfgang Kaiser et Sailing into Modernity, Comparative Perspectives on the Sixteenth and Seventeenth Century European Economic Transition, sous la direction de Maria Fusaro. 18. Sur ces aspects juridiques et commerciaux, voir également le projet « The origins of commercial law » : http://blogs.helsinki.fi/makingcommerciallaw/presentation/. 19. Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille, Paris, Plon, 1949-1959, demeure le seul ouvrage général de référence sur le sujet pour les XVIe et XVIIe siècles. 20. Au sujet des juridictions atlantiques, lire Michel Bochaca, « Le règlement des litiges commerciaux entre bourgeois et étrangers : les juridictions compétentes pour “fait de marchandises” à Bordeaux du milieu du XVe au milieu du XVIe siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no 117-1, 2010, p. 133-147 et Jacques Peret, « Les étrangers naufragés sur le littoral charentais (XVIIe-XVIIIe siècles) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no 117-1, 2010, p. 109-121.

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21. Et il serait très intéressant que ces exemples puissent être étudiés de manière comparative, afin d’approfondir la problématique de la double nature – méditerranéenne et atlantique – des lois et coutumes maritimes françaises. 22. Emily Kadens, « The Myth of the Customary Law Merchant », Texas Law Review, no 90, 2012, p. 1153-1206. À ce sujet, lire aussi Maria Fusaro, « Politics of justice/Politics of trade : foreign merchants and the administration of justice from the records of Venice’s Giudici del Forestier », Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines [En ligne], vol. 126, no 1, 2014 et la bibliographie indiquée. Citons par exemple les législations concernant les naufrages ou les assurances, les avaries et les jets qui différaient beaucoup d’une nation à l’autre. À ce sujet voir Edda Frankot, « Of Laws of Ships and Shipmen ». Medieval Maritime Law and its Practice in the Towns of Northern Europe, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2012, qui met en évidence des disparités entre des villes d’un même pays dans l’espace nordique. 23. Giovan Battista Pedrezano, Le Livre du Consulat contenant les loix, ordonnances, statutz, & coustumes touchant les contractz, marchandises, negociation maritime & de la navigation, tant entre marchandz, que patrons de navire, & autres mariniers : nouvellement traduict de language espaignol & italien en françoys, Aix-en-Provence, Pierre Roux, 1577. Lire aussi Wolfgang Kaiser, « Möglichkeiten und Grenzen einer analytischen Bibliographie und Datenbank : Ars Mercatoria, 1470-1700 », dans Jochen Hoock, Pierre Jeannin et Wolfgang Kaiser (dir.), Ars Mercatoria. Manuels et traités à l’usage des marchands 1480-1820, vol. 3 : Analyses, 1480-1700, Paderborn, Schöningh, 2001, p. 16 et note 35. 24. Voir Michel Bochaca, « Le règlement des litiges commerciaux… », art. cit., p. 133-147 ; Edda Frankot, « Of Laws of Ships and Shipmen »…, op. cit. ; et Bernard Allaire, « Between Oléron and Colbert : the Evolution of French Maritime Law until the Seventeenth Century », dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law, Labour and Empire…, op. cit., p. 97-116. Au sujet des amirautés ponantaises, voir aussi Mathieu Arnoux et Jacques Bottin, « La Manche, frontière, marché ou espace de production ? Fonctions économiques et évolution d’un espace maritime (XIVe-XVIIe siècles) », dans Simonetta Cavaciocchi (dir.), Ricchezza del Mare, ricchezza dal mare (secc. XIII-XVIII), Florence, Le Monnier, 2006, p. 875-905 ; Samuel Le Goff, « Lutte et enjeu du contrôle de l’amirauté de Bretagne », Histoire de la justice, no 17-1, 2007, p. 67-77 et Marie-Anne Vandroy-Fraigneau, « L’autorité de l’Amiral ne s’applique pas en Bretagne : Les résistances des seigneuries maritimes à l’autorité monarchique (XVIIe-XVIIIe siècles) », Hypothèses, no 7-1, 2004, p. 235-243. 25. Ces archives de l’amirauté et les minutes notariales sont conservées aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille (dorénavant ADBR), respectivement dans les séries 9B et E. Nous avons exploité les registres de la série 9B des sentences au vu des pièces et des audiences et ordonnances. En ce qui concerne les notaires, Jean Auberge (1609-1629), Jean Baldoin (1604-1642), Charles Lebon (1633-1674) et Pierre Gourdan (1674-1685) s’accaparent l’essentiel de la clientèle nordique. 26. Le terme de « petite justice » est appliqué en général aux juridictions seigneuriales. Lire Laetitia Cornu et Antoine Follain, « Guide bibliographique. Justice seigneuriale et justice de proximité en France de la fin du Moyen Âge au début du XIXe siècle », dans Les justices de village : Administration et justice locales de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003 ; Frederic Moyard, « Une petite justice seigneuriale au XVIIIe siècle : Berzaudun », Provence historique, fasc. 114, 1978, p. 349-369 ou Alain Cabantous, Entre fêtes et clochers. Profane et sacré dans l’Europe moderne (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 2002. Nous englobons dans ce concept les institutions ou officiers (police sanitaire, gardes du port, préposés aux taxes, gabelle, etc.) qui peuvent mettre à l’amende un individu suite à un litige, en dehors des tribunaux parlementaires, consulaires et d’amirauté. Nous y incluons également le personnel consulaire qui participe au règlement de ces litiges.

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27. Cette dimension est vraisemblablement présente dans le consulat de la mer, mais le seul article français du XVIIe siècle que nous connaissons nous vient de l’ordonnance de la Marine (1681) qui précise que lorsque des éléments sont absents d’un contrat, ils doivent être traités suivant les législations locales. Voir l’ordonnance de la Marine de 1681, livre III, titre 1, article 4, dans François-André Isambert, Anasthase-Jean Léger Jourdan et Alphonse-Honoré Taillandier, Recueil général des anciennes lois françaises, depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, Paris, Belin- Leprieur, 1829, vol. XIX (1672-1686), p. 313. 28. Les épisodes de peste à Marseille avant 1720 sont nombreux (1558, 1576, 1581, 1591, 1630, 1649-1650) et frappent simultanément plusieurs villes méditerranéennes. Pour le XVIe siècle, voir Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles. Morphologie sociale et luttes de factions, 1559-1596, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992 ; Daniel Panzac, Quarantaines et Lazarets : L’Europe et la peste d’Orient, Aix-en-Provence, Edisud, 1986 ; Françoise Hildesheimer, Le bureau de la santé de Marseille sous l’Ancien Régime : le renfermement de la contagion, Marseille, Fédération historique de Provence, 1980 et Carlo Maria Cipolla, Contre un ennemi invisible : épidémies et structures sanitaires en Italie de la Renaissance au xviie siècle, Paris, Balland, 1992. 29. En ce qui concerne les Anglais dans les ports italiens, voir Carlo Maria Cipolla, Il burocrate ed il marinaio. La « Sanita » toscana e le tribolazioni degli Inglesi a Livorno nel XVII secolo, Bologne, Il Mulino, 1992. 30. Un procès à l’amirauté mentionne la perception d’un prix fixe de 10 piastres par navire anglais pour le droit de consulat à partir de 1647. Voir ADBR 9B-145, 05-07-1649, f. 620. À ce sujet, voir également Archives de la chambre de commerce de Marseille, série B 002, délibérations (1652-1660), f. 518-520. Voir les contributions et l’importante bibliographie sur les consuls publiées par Jörg Ulbert et Gerard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne, l’affirmation d’une institution économique et politique, 1500-1800, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006 et Jörg Ulbert, Matthias Manke et Gustaf Fryksén, « Bibliographie : L’histoire de la fonction consulaire jusqu’au début de la première guerre mondiale », Cahiers de la Méditerranée, no 93, décembre 2016. À propos des consuls en Méditerranée au XVIIe siècle, voir Francisco Zamora Rodriguez, « “Les François lui ont l’obligation d’avoir favorisé leur commerce pendant la guerre.” Représentation consulaire, fraude et contrebande commerciale », Rives méditerranéennes, no 49-3, 2014, p. 17-33. 31. Sur le rôle des consuls dans l’intermédiation marchande, notamment en matière de règlement des conflits, voir Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen (XVIIe-XIXe siècle), Rome-Madrid, Casa de Velázquez-EFR, 2017. 32. Voir la procuration de Rodolphe Martin, capitaine du Figuier de Hoorn, à Daniel de Latfeur, marchand hollandais à Marseille, pour recevoir en son nom les nolis qui lui sont dus, dans ADBR, 357E-148, 10-09-1657, f. 956r-v et la procuration d’Edouard Eggesen Backer, capitaine de La Régine d’Amsterdam, à David Martin et Daniel de Latfeur, pour le représenter dans les litiges dans lesquels il peut se retrouver impliqué, dans ADBR, 357E-148, 23-02-1657, f. 226r-v. 33. Pour un regard comparatif sur l’arbitrage en Méditerranée au XVIIe siècle, voir Andrea Addobbati, « Until the Very Last Nail : English Seafaring and Wage Litigation in Seventeenth- Century Livorno », dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law, Labour and Empire…, op. cit., p. 43-60 ; sur l’arbitrage à Londres, voir Steve Rappaport, Worlds within Worlds : Structures of Life in Sixteenth-Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 383. Sur sa persistante popularité dans le commerce international de nos jours : Giuditta Cordero-Moss (dir.), International Commercial Arbitration : Different Forms and their Features, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. 34. Voir compromis d’arbitrage, prolongation, rajout d’arbitre, sentence et quittance de sentence arbitrale dans ADBR, 357E-153 (1662), f. 571, 615, 626, 660 et 947. G. Rambert rappelle

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aussi que de nombreuses causes échappent aux tribunaux en raison des arbitrages par devant notaire : Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille, op. cit., vol. III, p. 367. 35. Voir les termes fixés plus tardivement par l’ordonnance de la Marine d’août 1681, livre III, titre 6, articles 71 à 73, dans François-André Isambert et al., Recueil général…, op. cit., vol. XIX (1672-1686), p. 329-330. 36. À propos des conflits entre l’amirauté et les autres instances, voir Michel Bochaca, « Les juridictions bordelaises compétentes pour “fait de marchandises” », Histoire de la Justice, no 17-1, 2007, p. 37-43. 37. L’administration municipale marseillaise d’Ancien Régime était dirigée par des Consuls (d’où l’appellation de juridiction consulaire) qu’il ne faut pas confondre avec les consuls français en Méditerranée ou les consuls étrangers à Marseille. Voir Jean Hilaire, « Grandeur et servitude de la justice consulaire : la controverse de l’équité », Histoire de la justice, no 11, 1998, p. 61-77 ; l’étude classique sur Marseille demeure celle de Raymond Teisseire, Histoire des juridictions et des palais de justice de Marseille depuis l’origine jusqu’à nos jours, Marseille, Tacussel, 1932. 38. La sénéchaussée et le tribunal des marchands s’occupaient aussi des affaires impliquant des marchands, des artisans ou des particuliers qui n’avaient pas de lien direct avec la navigation : Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille, op. cit. , vol. III, p. 263. Un document de l’amirauté de Guyenne qui reprend cette jurisprudence marseillaise de 1564 dans Archives départementales de Gironde (ADG), 7B, pièce 8. M. Bochaca constate à Bordeaux les mêmes divisions observées à Marseille entre les instances commerciales et maritimes : Michel Bochaca, « Le règlement des litiges commerciaux », art. cit. 39. Voir les inventaires après décès de George Aubretz marchand allemand (ADBR, 2B-788, 17-12-1570) ; de Georges Prunemayer marchand allemand (2B-790, 21-03-1584) ; de Jehan Morenes marchand flamand de passage à Marseille (2B-793, 14-03-1613) ; cet inventaire de faillite du marchand flamand Michel Estrayart (2B-795, 22-12-1621) ; cette poursuite par Guilhem Vandel marchand flamand contre un Marseillais (2B-167, 24-02-1616) ; cette vente aux enchères des biens d’Antoine Gupel marchand flamand (2B-802, 03-12-1665) ou l’inventaire du consul hollandais Daniel de Latfeur (357E-151, 02-12-1660). 40. Les seules exceptions sont les déclarations de guerre que la sénéchaussée doit faire appliquer dans la ville. Voir par exemple le conflit avec l’Angleterre en 1627 pendant lequel les marchands anglais sont expulsés ou des navires anglais dans le port sont arrêtés par la sénéchaussée et l’amirauté. Voir ADBR, 2B-798, 27-05-1627. 41. Voir les actes du colloque de Granville de 2006 consacré aux amirautés : « Les amirautés en France et Outre-mer du Moyen Âge au début du XIXe siècle », dossier thématique, Revue d’histoire maritime, no 19, 2014, et la contribution de Bernard Allaire, dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law Labour and Empire…, op. cit., p. 79-99. 42. L’ordonnance de 1673 réforme essentiellement les règles du commerce, mais rouvre durant quelques années l’épineux dossier des compétences des cours sur les marchandises maritimes ; voir Antonio dos Santos, « Les conflits de compétence entre juridiction consulaire et juridictions ordinaires en matière de faillite », Histoire de la justice, no 17-1, 2007, p. 55-65. 43. Voir par exemple le registre des audiences et ordonnances de 1611 dans ADBR 9B-58 ou le registre des sentences au vu des pièces de 1602 et 1603 dans 9B-125. 44. Les mécanismes d’appel des causes maritimes à Marseille sont déjà bien définis par les coutumes du consulat de la mer. Voir Giovan Battista Pedrezano, Le consulat…, op. cit., chap. XI à XVIII. Sur l’importance des appels, voir les considérations d’Andrea Addobbati, « Until the Very Last Nail… », art. cit., p. 54-55. 45. Voir l’ordonnance de mars 1584, article 66 à 68 dans François-André Isambert et al., Recueil général…, op. cit., vol. XIV (1559-1589), p. 576-579. Colbert augmenta cette limite avec l’ordonnance de 1681.

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46. Il s’agissait d’une particularité juridique introduite à la fin des guerres civiles dans plusieurs endroits du royaume et qui donnait aux religionnaires les garanties d’obtenir une justice plus équitable. Voir les articles XXXI, XXXV, XLIII, XL et LIII de l’Édit de Nantes. Voir ces appels par des Anglais et Hollandais dans ADBR, 357E-138, 10-01-1647, f. 53v ; 357E-143, f. 722 (1652) et 357E-155, 26-01-1664, f. 95r, ou par des capitaines hollandais et allemands dans ADBR, 357E-137, f. 250 (1646) et 357E-139, f. 642 (1648). 47. Le sondage s’est effectué sur les années doubles 1609-1610, 1615-1616 et 1622-1623, toutes nations confondues, dans les registres de Sentences au vu des pièces. Voir ADBR, 9B-129, 9B-132 et 9B-135. Noter que les Nordiques représentent moins de 5 % des cas que nous avons étudiés. 48. À ce sujet, voir les contributions dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law, Labour and Empire…, op. cit. 49. Voir le capitaine anglais Walter Smet condamné pour jet d’immondices dans le port dans ADBR, 9B-129, 18-12-1609. Voir une situation similaire à Livourne dans Carlo Maria Cipolla, Il burocrate ed il marinaio…, op. cit. 50. Voir Le Plaisir de Dieu de Bristol en quarantaine aux îles de Marseille dans ADBR, 9B-11, 13-08-1614. 51. Voir Jacob Martins Cloots capitaine La Boule d’Or, dans ADBR, 357E-155, 29-08-1664, f. 849r. 52. À ce sujet, voir Daniel Panzac, Quarantaines et Lazarets…, op. cit. 53. Les marchands nordiques pouvaient contourner cette difficulté d’accès aux ports secondaires en faisant livrer au préalable leurs marchandises toulonnaises à Marseille par petit cabotage. Voir ADBR, 357E-148, 22-03-1657, f. 343r. 54. Voir la demande de mainlevée par Barthelemy Abot, Jean Esmit et Georges Izac capitaines anglais qui n’ont pas respecté la quarantaine, dans ADBR, 9B-135, f. 519 (et 556), 29 août 1623. 55. Voir la condamnation à mort par contumace des capitaines Wuede et Baudot pour avoir fait entrer des marchandises dans la ville hors de la quarantaine des îles, dans ADBR, 9B-135, f. 569, 14-10-1623. 56. ADBR, 357E-155, 21-02-1664, f. 183r. 57. L’équipage de La Dorothé et Esther de Londres est aussitôt arrêté par les gardes de la chaîne du port. Voir ADBR, 357E-155, 27-03-1664, f. 302r-303v. 58. Ce type de saisies survient souvent après dénonciation. Voir sentence contre Jean Jenssen Porter, capitaine du Le Gregoire dans ADBR 9B-145, 04-03-1648. 59. Voir Edouard Lhey capitaine du navire anglais La Rose ayant bloqué les galères du roi sortant du port, dans ADBR, 9B-129, f. 431, 16-01-1610. Au sujet des conflits portuaires, voir les titres 1 à 9 du livre IV de l’ordonnance de la Marine de 1681, dans François-André Isambert et al., Recueil général…, op. cit., t. XIX (1672-1686), 1829, p. 340-355. 60. Voir les interdits touchant les marins étrangers dans le port dans ADBR, 9B-132, f. 722, 17-11-1616. 61. Voir Jehan Jean capitaine du David de Bristol condamné pour exercice public de sa religion dans ADBR 9B-145, 12-03-1650. Voir une situation assez similaire au XVIIIe siècle chez les Anglais engagés dans un commerce avec Lisbonne : voir H. (Harold) E.S. Fisher, The Portugal Trade : A Study of Anglo-Portuguese Commerce (1700-1770), Londres, Methuen, 2006 [1971]. 62. Voir Richard Astel, charpentier de Londres condamné pour avoir travaillé un jour férié dans ADBR, 9B-145, 08-04-1649. Ce type de comportement se retrouve fréquemment dans l’ensemble de la mer Tyrrhénienne. Plusieurs cas sont contenus dans Archivio di Stato di Genova, Conservatori del mare, Atti civili, passim et, ce qui est intéressant, est absent de la documentation vénitienne. 63. Voir par exemple Thomas Wille, marinier anglais, condamné pour injure, dans ADBR, 9B-124, 31-12-1625. 64. Voir entre autres ces causes impliquant des marins anglais et hollandais dans ADBR, 9B-124, 30-04-1625 ; 9B-132, f. 624, 29-03-1616 ; 9B-138, 22-10-1630 ; 9B-138, 23-11-1632 et 9B-145,

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13-02-1651. Voir le cas de Nicolas Roch, marin de L’Espérance de Plymouth, dans ADBR, 9B-132, f. 722, 17 novembre 1616. 65. Voir le procès pour vol de vêtements à Flamands et Anglais dans ADBR, 9B-138, f. 766, 03-03-1632 ; contre Thomas Honioul, marchand anglais, pour vol et recel dans 9B-124, 10-12-1637 ; procès intenté par le capitaine hollandais Simon Henry pour vol, dans 9B-124, 28-01-1638 ; et contre un capitaine hollandais pour vol, dans 9B-124, 16-03-1666. 66. Voir la liste des lois et couvre-feux concernant les marins dans le port dans ADBR, 9B-132, f. 722r-v, 17-11-1616. 67. Sur les capacités linguistiques des marins en Méditerranée orientale, voir Maria Fusaro, « Public Service and Private Trade », art. cit., et la bibliographie citée. 68. Voir la protestation par Jacques Schellinger capitaine de L’Aigle Noir, à Thomas Vandestraten concernant les retards du chargement pour Amsterdam, dans ADBR, 357E-138, 30 avril 1647, f. 452r-v. 69. Voir la promesse d’affrètement par Barent Classen, capitaine du Dauphin de Horn, à David Martin et Catherine de Latfeur, agents de Jacomo Bessel de Venise, dans ADBR, 357E-138, 25 octobre 1647, f. 1236r-v ou par Thomas Woodfin, capitaine du Mercante d’Exeter, 27-11-1647, f. 1388r-v. 70. Voir Pol Sembler, marchand allemand de Paris, contre Meynar Diricsen, capitaine de La Fortune d’Enkhuizen, pour changement d’itinéraire et bris de contrat dans ADBR, 9B-132, f. 484, 26 avril 1616. 71. Jacques Savary des Brûlons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, Cramer, 1742, vol. 2, p. 909. 72. Voir l’immobilisation durant huit mois du navire flamand Le Cabillau, capitaine Phoppes de Girardou, pour paiement du nolis d’un voyage au Levant où des marchandises ont été abîmées, dans ADBR, 9B-63, 09-01-1616. 73. Voir la requête en paiement de nolis de navires hollandais et anglais dans ADBR, 9B-145, 15-11-1648 ; 9B-145, 23-12-1648 et 9B-145, 08-04-1649. 74. Voir les détails sur l’engagement du subrécargue du Dauphin Couronné de Horn en Hollande par le marchand marseillais Anthoine Ravelli pour un voyage à Smyrne dans ADBR, 357E-138, 26 mars 1647, f. 313r-314v. 75. Au sujet de la clémence des juges envers les marins, voir aussi Andrea Addobbati, « Until the Very Last Nail… », art. cit., p. 43-74. 76. Voir Jacob Janssen capitaine du Prophète Samuel, Jacob Simon Taman capitaine de La Marie et Theodore Anthoine capitaine du Faucon Doré, contre Itier Guilhon pour paiement de nolis, dans ADBR, 9B-145, 13-10-1650, f. 774. 77. Voir par exemple la procuration et les emprunts par des capitaines néerlandais dans ADBR, 357E-148, 23-02-1657, f. 226r-v et 24-02-1657, f. 227r, 27-08-1657, f. 909r-v ou anglais dans 357E-138, 17-04-1647, f. 398v-399r ; 362E-64, f. 109 (1620). L’émergence des réseaux de crédit liant les marins étrangers aux marchands de Marseille – aussi bien locaux qu’étrangers – est un thème qui nécessiterait des recherches prochaines, lesquelles permettraient de préciser le poids des investissements locaux et étrangers dans la navigation et le commerce. 78. L’étude comparative des avaries communes à travers l’Europe au début de l’époque moderne est le point central du projet ERC PI Maria Fusaro : AveTransRisk – Average – Transaction Costs and Risk Management during the First Globalization (Sixteenth-Eighteenth Centuries) qui durera cinq années (2017-2022). 79. L’ordonnance de la Marine d’août 1681 y consacre deux titres dans son livre II sur les contrats maritimes. Voir François-André Isambert et al. Recueil général…, op. cit ., vol. XIX (1672-1686), p. 330-333. 80. À propos des avaries dans les législations nordiques lire Edda Frankot, « Of Laws of Ships and Shipmen »…, op. cit. ; pour Livourne, voir Andrea Addobbati, Commercio. Rischio. Guerra. Il mercato

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delle assicurazioni marittime di Livorno (1694-1795), Rome, Storia e Letteratura, 2007, notamment p. 133-138. 81. Voir l’ordonnance de la Marine d’août 1681, livre III, titre VIII, article 4 dans François-André Isambert et al., Recueil général…, op. cit ., vol. XIX (1672-1686), p. 331-332 et Giovan Battista Pedrezano, Le Livre du Consulat…, op. cit. 82. F.-A. Sébire et M. Carteret, Encyclopédie du droit, ou Répertoire raisonné de législation et de jurisprudence en matière civile, administrative, criminelle et commerciale, Paris, Videcoq, 1842, t. 2, p. 338. 83. Voir le rapport d’avarie fait à Livourne produit à l’amirauté par le capitaine du navire Le Char Doré, dans ADBR, 9B-135, f. 174, 16-07-1622. 84. Voir note 73. 85. ADBR, 9B-138, f. 668, 18-12-1631 et f. 716, 13-01-1632. 86. Ordonnance de la Marine d’août 1681, livres III, titre 7, article 6, dans Isambert et al., Recueil général…, op. cit., vol. XIX (1672-1686), p. 330. 87. Voir N. A. M. Rodger, The Safeguard of the Sea (660-1649), Londres, Harper Collins, 1997, p. 199-200. Et Michel Fontenay, « Corsaires de la foi ou rentiers du sol ? Les chevaliers de Malte dans le “corso” méditerranéen au XVIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 35, 1988, p. 361-384. 88. Sur le corso, il y a désormais une littérature abondante qui couvre l’intégralité du bassin méditerranéen. Pour ses aspects plus proprement « maritimes », voir les contributions dans Maria Fusaro, Colin Heywood et Mohamed-Salah Omri (dir.), Trade and Cultural Exchange…, op. cit., et la bibliographie citée. Sur les rencontres des marins allemands et danois avec les corsaires barbaresques voir Magnus Ressel, Zwischen Slavenkassen und Turkenpassen. Nordeuropa und die Barbaresken in der Fruhen Neuzeit, Berlin, De Gruyter, 2012. 89. Voir la transaction entre Jean Jasson, Pierre Leard d’une part, et Mathieu Holworthy, Jean Escot et Miles Jasson marchands anglais de Marseille propriétaires de L’Elisabeth Dorcas d’autre part, dans ADBR, 357E-137, 29-08-1646, f. 894. 90. Voir cet équipage hollandais où seulement 3 des 15 marins savent signer dans ADBR, 357E-138, 23-10-1647. Sur l’alphabétisation des marins nordiques, voir Richard J. Blakemore, « Orality and Mutiny : Authority and Speech amongst the Seafarers of Early Modern London », dans Lesley Twomey et Thomas Cohen (dir.), Spoken Word and Social Practice : Orality in Europe (1400-1700), Leiden, Brill, 2015 ; pour la période suivante, voir Jelle van Lottum et Bo Poulsen, « Estimating numeracy and literacy levels in the maritime labour market of the North Atlantic of the late eighteenth century », Scandinavian Economic History Review, no 59, 2011, p. 65-80. 91. Voir Andrea Addobbati, « Until the Very Last Nail… », art. cit., p. 43-60. 92. Voir la cause d’insubordination survenue à bord de La Princesse d’Amsterdam dans ADBR, 357E-155, 10-07-1664, f. 714v. 93. Voir la condamnation d’Arnaud Perrin, François Beau et Jaulmet Delacroix, marins de La Sainte-Claire qui avaient désobéi et abandonné leur capitaine, à être châtiés jusqu’au sang, et à perdre leur salaire et leur part des profits et gains de leur dernier voyage dans ADBR, 9B-132, 22-09-1616, f. 664. 94. Il arrive que le capitaine somme aussi le subrécargue qui refuse de repartir, mais pour des raisons commerciales. Voir sommation par Adrian Bonveler capitaine du Saint-Adrian au subrécargue Robert Loveland dans ADBR, 357E-148, 07-03-1657, f. 279r-280r. 95. Voir le cas du vaisseau Le Reconnue de Bristol ADBR, 357E-152, 10-11-1661, f. 1246r-1247r. 96. Voir le cas du Lion Blanc d’Enkhuizen, capitaine Jean Jansen dans ADBR, 360E-62, 21-01-1626, f. 41v-42r. À propos des conditions de travail des marins néerlandais en Méditerranée, voir Tijl Vanneste, « Sailing through the Strait : Seamen’s Professional Trajectories from a Segmented Labour Market in Holland to a Fragmented Mediterranean », dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law Labour and Empire…, op. cit., p. 141-159.

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97. Ces aspects font l’objet de la conférence internationale Runaways : Desertion and Mobility in Global Labor History, c. 1650-1850, organisée à Amsterdam (22-23 octobre 2015) par l’Institut International d’histoire sociale. 98. Voir Georges Swansel et Jean Gargaduel, marchands anglais, contre Edouart Loys, également marchand anglais, pour le paiement du nolis et des salaires des mariniers avant le remboursement des assurances dans 9B-135, f. 528, 18 juillet 1623. 99. Pour une comparaison détaillée sur l’issue des salaires entre le Consulat de la mer et les Rôles d’Oléron, voir Julia Schweitzer, Schiffer und Schiffsmann in den Rôles d’Oléron und im Llibre del Consolat de Mar – Ein Vergleich zweier mittelalterlicher Seerechtsquellen, Frankfurt am Main - Berlin ‑ Bern, P. Lang, 2006, p. 41-59 ; Sur le statut des salaires d’équipage comme forme de crédit privilégié dans le Consulat voir Andrea Addobbati, « Until the Very Last Nail : English Seafaring and Wage Litigation in Seventeenth-Century Livorno », dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law, Labour and Empire…, op. cit., p. 45. 100. .Voir la procuration pour paiement de salaire de Guillaumes Guilhem, marin de Vlissingen pour percevoir le reste de son salaire d’un voyage à Constantinople dans ADBR, 357E-146, f. 768 (1655). À propos de Venise et Gênes, lire Maria Fusaro, « The Invasion of Northern Litigants » dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Rijl Vanneste (dir.), Law Labour and Empire…, op. cit., p. 21-42. 101. Voir négociation du salaire de l’équipage du Jules César de Medemblik dans ADBR, 357E-146, f. 804 (1655). Les marins étaient particulièrement exposés aux risques de la captivité, et constituent les premiers protagonistes de cette « économie de la rançon » brillamment définie et analysée par Wolfgang Kaiser. Voir en particulier le volume sous sa direction, Le commerce des captifs. Les intermédiaires dans l’échange et le rachat des prisonniers en Méditerranée, XVe-XVIIe siècles, Rome, École française de Rome, 2008 ; ainsi que son étude « Frictions profitables. L’économie de la rançon en Méditerranée occidentale (XVIe-XVIIe siècles) », dans Simonetta Cavaciocchi (dir.), Ricchezza del mare. Ricchezza dal mare, secc. XIII-XVIII, Florence, Le Monnier, 2006, 2 vol., vol. II, p. 689-701 ; du même auteur, « Échanges non coopératifs et la fiabilité sans confiance. Les rachats de captifs en Méditerranée, XVIe-XVIIe siècles », dans Sadok Boubaker et André Zysberg (dir.), Contraintes et libertés dans les sociétés méditerranéennes aux époques modernes et contemporaines, XVIe-XXe siècles, Tunis-Caen, CRHQ, 2007, p. 163-174. 102. Sur ces cas, voir Tijl Vanneste, « At the Intersection of Policy, Prosperity and Professional Identity : the Dutch Republic and its Seamen in the Mediterranean during the Golden Age », article soumis à Past and Present. 103. Lire Maria Fusaro « The Invasion of Northern Litigants », art. cit. 104. Voir paiement de salaire pour changement d’itinéraire du Lièvre Blanc d’Enkhuizen, ADBR, 357E-137, 17-04-1646 ; ou aux marins flamands de L’Alphonsine dans ADBR, 9B-129, f. 578, 16-06-1610, et 9B-125, 17-11-1603. 105. Voir paiement de salaire à l’équipage des navires hollandais le Jonatan et le Samson dans ADBR, 357E-138, 13-02-1647, f. 167v et 357E-138, 22-11-1647, f. 1359r. 106. .Voir Maria Fusaro, « The Invasion of Northern litigants… », art. cit. 107. Voir les salaires versés à des marins normands engagés au Havre par Bernard Jenquel capitaine de La Paix d’Hambourg et qui descendent à Marseille dans ADBR, 357E-148, 24-01-1657 ; ainsi que les salaires payés aux marins hambourgeois et flamands par Jean Hains capitaine du Sacrifice d’Abraham d’Hambourg par décision de l’amirauté dans 357E-153, 30-06-1662 et 08-07-1662. 108. Les cas émergent lors des décès ou des procès. Voir ADBR, 357E-148, 01-02-1657 et 9B-111, 04-07-1664. Au sujet de la pacotille en Méditerranée, voir Gilbert Buti, « Aller en caravane : Le cabotage lointain », art. cit. et sa bibliographie. Il met aussi en évidence des différences de comportement entre les Provençaux, les Hollandais et les Ragusains.

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109. Voir ce voyage sur la côte espagnole où le capitaine avait permis aux marins de charger 10 à 12 écus de marchandises, mais qui en chargèrent 50 écus, dans ADBR, 9B-58, 09-12-1611 et 16-12-1611. 110. Richard J. Blakemore, « Pieces of Eight, Pieces of Eight : Sailors’ Earnings and the Venture Economy of Early Modern Seafaring », soumis à Economic History Review. 111. Voir l’ordonnance de la Marine d’août 1681, Livre III, titre 1, Article 4 : « Le temps de charge et décharge des marchandises sera réglé suivant l’usage des lieux où elle se fera, s’il n’est point fixé par la charte-partie », dans Francois-André Isambert et al., Recueil général…, op. cit., vol. XIX (1672-1686), p. 313. 112. Au sujet des débuts de la navigation neutre lire Wilfrid Brulez, « La navigation flamande vers la Méditerranée à la fin du XVIe siècle », Revue Belge de philologie et d’histoire, no 36-4, 1958, p. 1210-1242. 113. Voir la quittance de salaire à huit marins engagés au Havre de Grace dans La Paix d’Hambourg, qui décident de quitter à Marseille avec l’accord du capitaine. Voir note 122. 114. C’est le cas de ces gens de mer protestants qui devaient se plier aux usages et au calendrier de la majorité catholique. Voir notes 61 et 62. 115. Maria Fusaro, « The Invasion of Northern Litigants », art. cit. 116. Dans une telle situation, le consulat de la mer précise que celui qui décide d’aller plaider ailleurs perd son procès et est mis à l’amende. Voir Giovan Battista Pedrezano, Le consulat contenant…, op. cit., chap. CCCLII, p. 216. Ceci explique probablement aussi pourquoi, dans l’incertitude, ils préfèrent utiliser la voie de l’arbitrage privé. 117. Voir la contestation d’arbitrage ADBR, 357E 155, 18-01-1664, f. 66r ou 357E-138, 31-05-1647, f. 606v-607r. Au sujet des arbitrages, lire Fabrizio Marrella et Andrea Mozzato, Alle origini dell’arbitrato commerciale internazionale : l’arbitrato a Venezia tra medioevo ed età moderna, Padoue, CEDAM, 2001, ainsi que la bibliographie annexe. 118. Voir la sommation par Christophe Sellman capitaine de La Rebecca de Dartmouth dans ADBR, 357E 155, 18-01-1664, f. 66r. Nous ignorons si le capitaine a obtenu gain de cause par la suite en Angleterre. 119. L’ordonnance de la Marine précise qu’en l’absence de délai d’estarie dans le contrat, le temps de charge et de décharge sera réglé selon les usages locaux. Voir note 130. 120. Voir la sommation par le capitaine de La Princesse d’Amsterdam dans ADBR, 357E-155, 28-05-1664 121. Dans les procédures de La Rebecca de Dartmouth par exemple, le capitaine Christophe Sellman déclare aux frères Napollon de Marseille qu’étant minoritaires dans le contrat passé en Angleterre ils ne peuvent pas le forcer à plaider à l’amirauté de Provence et qu’il règlera ce litige en Angleterre. Voir ADBR, 357E-155, 18-01-1664, f. 66r. Voir une réaction similaire avec L’Aventure de Dartmouth, ibid., 18-01-1664, f. 67r-v. 122. Voir ce litige opposant des Anglais à Marseille en 1662 dans ADBR, 357E-153, 09-06-1662. 123. Ibid. 124. Voir les observations de Maria Fusaro, « Afterword », dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law Labour and Empire…, op. cit., p. 304-310. 125. D’après le juriste français Jean Bodin (1530-1596), « La loi peut casser la coutume et la coutume ne peut déroger à la loi ». 126. La question de l’évolution des lois maritimes anglaises est complexe. Alors que la Common Law (fortement appuyée sur les coutumes) était appliquée par la majorité des tribunaux du pays, les lois maritimes résultaient d’un mélange de coutumes locales et de lois civiles. Le recours par la High Court of Admiralty aux lois civiles était perçu comme étranger au « vrai » droit anglais et mena à d’importants conflits de juridiction, particulièrement durant les guerres civiles anglaises du milieu du XVIIe siècle. À ce sujet lire Richard Blakemore, « The Legal World of English Sailors, c. 1575-1729 », dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law

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Labour and Empire…, op. cit., p. 117-139. Sur la disparité juridique entre la France et l’Angleterre en général, voir Jacques Vanderlinden, Histoire de la Common Law, Moncton, Université de Moncton, 1996, ainsi que sa bibliographie. 127. À propos de cette loi, voir Richard Blakemore, « The Legal World of English Sailors… », art. cit., p. 117-119. 128. Son plus ardent promoteur sous Louis XIV était Jean Domat. Lire Jean Domat, Les Lois civiles dans leur ordre naturel. Suivies du Droit public et de diverses Harangues par Jean Domat, Paris, Coignard, 1688-1689, 5 vol. 129. Les réformes concernent le code des armées (1661-1665), de la marine militaire, de la justice civile et criminelle (1667), du commerce (1673) et de la marine marchande (1681). Voir Albert Boyer, Le droit maritime, Paris, PUF, 1967, p. 9 et Bernard Allaire dans Maria Fusaro, Bernard Allaire, Richard Blakemore et Tijl Vanneste (dir.), Law Labour and Empire…, op. cit., p. 79-99. 130. Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle, op. cit.

RÉSUMÉS

Cet essai étudie la présence des marchands et des gens de mer nordiques à Marseille durant la première moitié du XVIIe siècle à travers l’analyse de leurs déboires avec la justice locale. Le texte porte sur l’administration de la justice – à la fois informelle via les arbitrages privés notariés et formelle par les recours aux tribunaux locaux – de manière à contribuer aux débats actuels sur le rôle des institutions étatiques dans la gestion du commerce maritime international à l’époque moderne. L’étude jette un éclairage sur les interactions entre la navigation nordique et l’économie marseillaise à travers l’analyse des litiges touchant les équipages anglais et hollandais, en mettant l’emphase sur les différences au sein des structures légales qui encadrent le commerce maritime européen.

This paper investigates the presence of Northern European seamen and merchants in Marseille during the first half of the seventeenth century through the analysis of their dealings with the local justice system. It focuses on the administration of justice, both informal (through notarised private arbitrations) and formal (through local courts cases), contributing to current debates on the role of state institutions in the management of international trade during the early modern period. Through the analysis of the most common litigations encountered by English and Dutch crews, it throws new light on the interaction of Northern shipping with the economy of Marseille, and pinpoints differences in the legal frameworks regulating maritime trade across Europe.

INDEX

Mots-clés : Marseille, gens de mer, Nordiques, amirauté, arbitrage, législations maritime, xviie siècle Keywords : Marseille, Seamen, Northern Europeans, admiralty, arbitration, maritime laws, 17th century

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AUTEURS

BERNARD ALLAIRE Bernard Allaire est spécialiste des économies urbaines et maritimes, impliqué dans plusieurs projets de recherche à caractère historique et archéologique avec des chercheurs européens et nord-américains. Il est l’auteur de : Pelleteries, manchons et chapeaux de castor, Paris, PUPS, 1999 (Prix Falardeau) ; de Crépuscules ultramontains, Bordeaux, PUB, 2008 (Prix Desgraves) ; de La Rumeur Dorée : Roberval et l’Amérique, Montréal, La Presse, 2013 et coéditeur avec M. Fusaro, R. Blakemore et T. Vanneste de l’ouvrage, Law, Labour and Empire, Basingstoke, Palgrave- Macmillan, 2015.

MARIA FUSARO Maria Fusaro est professeure à l’université d’Exeter où elle dirige le Centre for Maritime Historical Studies. Elle fut à l’origine du projet ERC LUPE Sailing into Modernity. Elle a entre autres publié Political Economies of Empire in the Early Modern Mediterranean…, (Cambridge, CUP, 2015) et coédité avec B. Allaire, R. Blakemore et T. Vanneste, l’ouvrage Law, Labour and Empire : Comparative Perspectives on Seafarers, c. 1500-1800 (Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 2015). Elle est l’auteure des essais : « Politics of justice/Politics of trade : foreign merchants and the administration of justice from the records of Venice’s Giudici del Forestier », dans Mélanges de l’École française de Rome, MEFRIM, 126/1 (2014), et de « Cooperating mercantile networks in the Early Modern Mediterranean », dans The Economic History Review, 65, 2012, p. 701-718.

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Étienne Famin, « chargé d’affaires américain » à Tunis : entre enjeu identitaire et logique clientéliste (fin XVIIIe - début XIXe siècle)1

Mehdi Jerad

1 L’ampleur des reconfigurations culturelles dans l’espace méditerranéen des XVIIIe et XIXe siècles a été mise en évidence par les historiens modernistes2. Dans sa thèse sur les consuls français à Tunis, Christian Windler, en particulier, a analysé le processus de redéfinition des appartenances et des allégeances, en situation d’expatriation3. D’autres recherches récentes ont mis l’accent sur les notions d’altérité et d’externalité permettant la construction d’un lien social spécifique dans un contexte d’interculturalité4. Cependant, rares sont encore les études consacrées aux agents diplomatiques européens et à leurs liens de clientèle avec la cour beylicale du Bardo5.

2 J’évoquerai ici ce sujet à partir de l’étude de l’entrecroisement des activités commerciales et diplomatiques dont fit preuve Joseph-Étienne Famin (1762-1806), un marchand français établi à Tunis aux époques troublées de la Révolution française, du Consulat et de l’Empire. Élu plusieurs fois député du Commerce français (à partir de 1790), cet individu inclassable, au parcours exceptionnel, occupa aussi le poste de « chargé d’affaires » des États-Unis d’Amérique (1796-1799). Ce « chrétien » fut également nommé en 1797 wakil du ministre Youssef Khodja, avant d’être déchu de sa citoyenneté française durant plus de cinq ans, de la fin de l’année 1797 jusqu’en janvier 1803. À la suite de la biographie d’Henry de Gérin-Ricard (1905), écrite à partir d’archives familiales6, nous proposons de revisiter sa courte carrière de marchand français, d’agent diplomatique américain et d’homme d’affaires beylical, en croisant les sources américaines, françaises et tunisiennes7. Alors que les sources françaises passent sous silence son rôle d’intermédiaire commercial au service des dignitaires beylicaux, les sources tunisiennes renseignent sur la nature des transactions de Famin et permettent d’en restituer l’importance.

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Un républicain, héritier d’un grand négociant marseillais

3 Afin de mieux saisir l’originalité du profil d’Étienne Famin, il convient de rappeler les étapes de sa vie et de ses activités à Tunis. Issu d’une famille de gentilshommes parisiens qui commerçaient en gros les produits du Levant, le fils cadet de Louis-César Famin (1716-1781) et de Gabrielle-Élisabeth Guieu fut baptisé le 13 novembre 1762 dans la paroisse des Accoules à Marseille8. Son père avait été autorisé par la chambre de commerce de Marseille à résider à Constantinople comme régisseur de la maison Famin et Cie (23 août 1753). Étienne, quant à lui, résida dans l’échelle de Tunis à partir de février 17879, mais il ne s’y établit officiellement qu’en 1789, à l’âge de 27 ans, en tant que régisseur de la maison Samatan10. Or Basile Samatan, ancien majeur à Tunis sous le consulat de Barthélémy de Saizieu (1761-1779), est considéré par Charles Carrière, comme l’un des plus grands brasseurs d’affaires marseillais au XVIIIe siècle. En atteste l’ampleur de ses activités dont l’horizon s’étendait jusqu’aux États-Unis d’Amérique, reconnus indépendants en septembre 1783 : Basile Samatan possédait, en 1793, en effet un capital de 300 000 livres tournois et deux sociétés en commandite, l’une à Tunis, l’autre à Palerme11. Or, après la nuit du 4 août 1789 qui abolit en France les privilèges, Étienne Famin créa à Tunis un « Comité pour l’abolition des droits et privilèges », avec deux autres républicains notoires, Jean Minuti et Louis Guiraud. L’année suivante, c’est en tant que Premier député qu’il participe à la cabale des négociants contre le consul en poste, Pierre Delespine de Chateauneuf, à qui il est reproché le ralentissement du commerce français, et son manque de crédit auprès du bey et de ses ministres12.

4 Après la chute de la royauté, un arrêté de l’Assemblée nationale française ayant proclamé la liberté de commerce et d’établissement dans les échelles du Levant et de la Barbarie (juillet 1791), il put se marier sans autorisation consulaire, avec Maria Alzetto (mars 1793). Cette alliance locale avec une Corse de Tunis l’introduisit dans le monde autochtone des chrétiens tabarkins qui constituaient un maillon non musulman du Makhzen – pris ici, au sens d’administration centrale13.

5 De même, du fait de la suppression de la chambre de commerce de Marseille (1791-1803), Étienne Famin ne fut plus obligé de fournir la caution d’une maison marseillaise pour résider à Tunis, en qualité de « négociant autorisé »14. Nous savons qu’il agit par la suite pour son compte, dans les ports de La Goulette et de Bizerte où il employait le facteur Joseph Saccoman (1759-1826), ancien commis du négociant Jérôme Noble. Or un mois après son arrivée en poste, le nouveau consul Jacques Devoize15 s’attaquait à Étienne Famin, « ami du Garde du Sceau » (saheb ettabaa), l’accusant de « faire le quart du commerce de toute l’échelle et de spéculer honteusement » (mai 1792)16, en intervenant dans la négociation des autorisations de sortie (tadhkira ou teskéré) pour l’exportation des grains et de l’huile d’olive. De fait, le marchand opérait ses transactions entre Tunis et Marseille en association avec son frère aîné qui, depuis 1789, avait été nommé adjoint du directeur de la Compagnie d’Afrique à Marseille. Ce poste important permettait à Jean-Louis-César Famin (1752-1834) d’entretenir des contacts directs avec Hammouda Pacha Bey (1782-1814) qui l’avait reconnu comme son agent commercial à Marseille. Durant la crise du commerce français provoquée par le blocus maritime décrété à partir de 1793, les affaires des frères Famin continuèrent de prospérer puisque le cadet devait être réélu député du Commerce français à Tunis, pour les années 1795 et 179617.

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6 Leurs relations d’intérêt avec le bey de Tunis expliqueraient surtout qu’en octobre 1795, ils se virent confier une opération stratégique : l’affrètement d’un navire portant un chargement de blé à vendre à Marseille, et qui devait s’en retourner à Tunis avec des munitions de guerre (boulets et poudre)18. En cette époque de batailles sur mer entre belligérants, la transaction de Famin frères – vraisemblablement soutenue par de puissants intérêts marseillais et tunisiens – réussit, en dépit des risques de prises corsaires. Après cette opération faite au bénéfice du bey de Tunis, Étienne Famin acquit un statut beylical à Tunis, en devenant l’agent d’affaires ou wakil du garde du Sceau Youssef Khodja (1760-1815) : une feuille de compte établie à son nom contenant des sommes d’argents reçues et différentes dépenses effectuées pour l’année 1796-1797 témoigne du caractère officiel de ce titre de wakil.

7 Au début du conflit européen, les ports tunisiens étaient restés ouverts au commerce de tous les pays en paix avec cette régence ottomane d’Occident, à l’exception du Portugal et des États-Unis d’Amérique.

Une opportunité diplomatique dans un comptoir isolé par la guerre sur mer

8 En réalité, le républicain Famin sut mettre à profit, à la fois, un nouveau rapport de force au sein de la cour beylicale et un dédoublement de la représentation française à Tunis, issu de la Révolution. En effet, le consul Jacques Devoize, mis en accusation par l’« envoyé extraordinaire de la République auprès des puissances musulmanes d’Afrique », fut révoqué par le gouvernement français (11 janvier 1796 - 10 août 1797)19. Lors de sa mission en Tunisie, en Algérie et en Tripolitaine, le républicain Allois d’Herculais20 chercha à créer une « confédération barbaresque » placée sous l’autorité du dey d’Alger21.

9 Les documents d’archives américains attestent de la « cordialité » des relations entre le représentant des États-Unis d’Amérique à Alger et ce chargé de mission républicain. Et c’est sur l’insistance d’Herculais que l’agent Joël Barlow (1754-1812)22 désigna le marchand français pour négocier un traité de paix avec le bey de Tunis et qu’il le nomma « chargé d’affaires américain à Tunis », le 15 juin 179623. À partir de là, les documents beylicaux qualifient Famin de konsul al-Marikan (« consul d’Amérique »), sans que son nom ne soit cité24.

10 À travers cette diplomatie directe avec les régences ottomanes d’Occident, la jeune confédération américaine veut assurer la liberté de navigation pour ses navires en Méditerranée, jusque-là placés sous protection britannique (leur ancienne puissance coloniale), mettre fin au paiement d’un tribut et aux attaques des corsaires « barbaresques »25.

11 Pourtant, Barlow aurait hésité à choisir un marchand français, moins en tant que négociateur que de « chargé d’affaires » qui ne peut être rémunéré par le gouvernement américain. Du point de vue français, toute participation des consuls et des chargés d’affaires au commerce était prohibée, en théorie, depuis l’ordonnance royale de 1781 relative aux échelles du Levant et de la Barbarie, ce qui les obligeait à vivre seulement de leurs appointements. Le diplomate américain était conscient de cette contrainte juridique, toujours en vigueur :

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S’il était décidé que notre consul à Tunis ne serait pas autorisé à faire du commerce, ce serait un bon prétexte pour exclure M. Famin. Autrement, il pourrait être nécessaire de déclarer que personne, à part les Américains, peut être employé en Barbarie ; ce qui, à mon avis, serait probablement le cas26.

12 Bien que français, le nouveau chargé d’affaires américain à Tunis ne sera donc pas concerné par cette ordonnance, et pourra continuer de mener ses affaires ; mais le diplomate américain préconise néanmoins, de ne pas tolérer n’importe quelle activité commerciale de sa part27. Dans une lettre à Famin datée du 8 décembre 1796, Barlow insiste sur l’importance de cette mission pour le commerce américain en Méditerranée : […] Je me flatte que maintenant vous ne trouvez pas de difficultés à terminer cette affaire [la paix] afin que notre commerce se trouve libre dans ces mers, et que notre gouvernement sache à qui il sera redevable de ce service28.

13 Famin dirige donc les négociations du premier traité tuniso-américain conclu en août 1797, mais dont la version finale est remaniée le 26 mars 1799, pour pouvoir être ratifié par le Congrès américain29. Il devait être maintenu provisoirement dans ces fonctions, jusqu’au 20 janvier 1799, avant d’être remplacé par le consul William Eaton (1764-1811)30.

14 Il convient de remarquer que la fin de la mission américaine du marchand français coïncide avec une première rupture des relations diplomatiques entre la régence de Tunis et la France, le 4 janvier 179931.

15 Il nous semble qu’en juin 1796, le choix d’Étienne Famin en tant que négociateur au service des États-Unis d’Amérique ne contrevient pas aux intérêts de la France pour qui la liberté du commerce en Méditerranée est d’une importance vitale, en particulier dans la dernière décennie du XVIIIe siècle. De plus, le gouvernement français ne s’oppose pas à ce qu’un simple particulier intervienne, en qualité de chargé d’affaires, pour favoriser l’émancipation commerciale de la jeune République américaine, au détriment du royaume britannique – principal acteur sur mer de la coalition européenne contre la France. Ce ne serait donc pas (ou pas seulement) la fonction d’agent des États-Unis qui aurait provoqué la déchéance de la « citoyenneté française » de Famin, vers la fin de l’année 1797. Il n’est d’ailleurs pas le seul négociant français, classé par le consul Devoize dans la catégorie des révolutionnaires « modérés », à être privé ainsi, pendant cinq ans, de ses droits civiques : il en fut de même pour Dominique Turc, régisseur de la maison Bouillé, marié depuis mai 1781 à Anne-Marie Nyssen, la fille du consul de Hollande32. Selon les correspondances françaises, Famin ne s’attendait pas à être déchu de sa citoyenneté en acceptant d’être chargé des affaires des États-Unis à Tunis. Dans l’une de ses lettres (datée de septembre 1799, soit neuf mois après la rupture des relations diplomatiques entre la France et la régence de Tunis et la fin de sa mission au service des Américains), il déclarait ainsi souhaiter sa « réintégration dans tous les droits de citoyen, qu’il attend avec impatience pour pouvoir se rapatrier ensuite »33.

16 Cette déchéance de citoyenneté serait-elle une vengeance du consul Devoize contre Herculais (destitué par le Comité de Salut public le 9 janvier 1797) et ceux qui ont servi sa « mission extraordinaire », après qu’il a été réintégré dans ses fonctions en août 1797, grâce au soutien du ministre Talleyrand ?34 Les documents attestent effectivement d’une forte hostilité et d’un conflit d’intérêts entre les deux diplomates français, outre leurs divergences idéologiques. Dans une lettre datée du 30 juillet 1798, Devoize ne fait que critiquer sévèrement la discorde que le chargé de mission

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républicain aurait attisée entre les « nationaux », ce qui aurait mis en péril la cohésion du corps des marchands autorisé.

17 Depuis 1789, ce diplomate d’Ancien Régime s’était au contraire efforcé de « pacifier », au sein du fondouk des Français, un climat politique extrêmement tendu, entre républicains, modérés et royalistes, notamment après l’exécution du roi Louis XVI35. Ayant su exploiter sa longue expérience de la cour beylicale pour consolider sa position auprès du gouvernement révolutionnaire, Devoize avait réussi à se maintenir comme l’intermédiaire obligé de toutes les transactions effectuées par des négociants français, notamment pour l’approvisionnement frumentaire de la France. Mais en 1795, Herculais l’avait accusé de distribuer les licences d’exportation (teskérés) de manière partiale et de favoriser les négociants auxquels il aurait été secrètement associé. Le consul de France s’appuyait, entre autres, sur l’un des agents du ministre Mustapha Khodja, le juif Elias Attal. Or ce dernier, réalisait la plupart de ses affaires en contrebande, grâce à la vente des prises corsaires, et par l’entremise de la maison Arnaud36.

18 C’est dans ce contexte de déchirement idéologique de la Nation française de Tunis et d’isolement du comptoir marchand que se créa un véritable lobby français, initié par Herculais avec l’appui Étienne Famin, autour de Youssef Saheb Ettabaa37.

19 Promu garde du Sceau en 1783, au lendemain de l’accession au pouvoir du jeune prince husseinite, ce mamelouk du sérail accède à la chancellerie dès 1794 et s’impose comme le principal conseiller de Hammouda Pacha Bey, au détriment de Mustapha Khodja, le vieux « tuteur » du bey et « ami de la France »38. Pour Devoize, le garde du Sceau Youssef serait devenu « le premier négociant du pays », agissant en concertation avec les milieux marchands, tunisien et européen – et avec pour « homme d’affaires » Étienne Famin. Azzeddine Guellouz insiste sur le fait que le nouveau conseiller du bey aurait mis sur pied un « véritable trust politico-commercial », afin de concurrencer la caravane maritime française en Méditerranée, à partir de l’île de Malte39. Pour Sadok Boubaker, il aurait été « le premier entrepreneur corsaire du pays et sans doute le plus important de toute l’histoire de la course tunisienne à l’époque moderne »40. La dernière décennie du XVIIIe siècle est en effet marquée par un important renouveau d’activité corsaire, européenne et ottomane. Le pari que fait Herculais sur ce dignitaire dont l’influence grandit au rythme de son enrichissement, notamment grâce aux reventes de prises et aux rachats de captifs, est dénoncé par Devoize, dans une lettre à Talleyrand, datée du 7 avril 1798 : Lorsque le cit. [citoyen] Herculais se fut bien convaincu qu’il ne réussissait pas à altérer les sentiments que le bey et son premier ministre me portaient, il se jeta du côté du garde des sceaux [sic] et il eut besoin des offices du citoyen Famin pour l’introduire et lui ménager des entrevues avec ce favori […]41.

20 Pour devenir « chargé d’affaires » des États-Unis d’Amérique, Étienne Famin exploita donc ses étroites relations d’affaires avec le garde du Sceau42, plus encore que sa position d’électeur puis de député du Commerce français43 : J’ai pris ce matin le sapatape [garde du Sceau] en particulier, et l’ayant fortement engagé à déterminer le Bei [Bey] à finir la négociation entamée et suspendüe […], le sapatape nous protège à cause que la négociation a été faite par son entremise […]44.

21 Plus largement, les Américains le considèrent comme un Français très bien introduit dans les milieux gouvernementaux tunisiens, ainsi qu’en témoigne cette lettre datée de 1798 :

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Famin is a French merchant residing at Tunis and much in favor with one or more of the influential officiers of that government […]45.

22 De la part de l’agent américain à Alger, ce choix précis correspondrait à une stratégie de maximisation des ressources déjà disponibles sur le terrain, et ceci au prix d’un recours à des agents étrangers. À cette époque, les États-Unis sont loin de posséder un corps d’interprètes connaissant, même partiellement, le turc et l’arabe, d’où la nécessaire médiation d’Européens établis en pays musulman, à l’instar de Famin. L’acquisition des langues, en particulier l’italien et l’arabe, est l’une des caractéristiques de l’apprentissage sur le terrain des négociants, qui résulte elle-même de l’activité internationale du port de Marseille.

23 Pour Famin qui réside à Tunis depuis huit ans en 1797, il ne semble pas que cette nomination fût une tentative de reconversion professionnelle en France, après les dix ans de séjour autorisé par l’État français dans cette échelle. Si tel était le cas nous pourrions comparer son itinéraire à celui d’Alexis Gierra qui a su profiter de ses compétences linguistiques pour s’imposer comme agent du bey de Tunis à Marseille46. Ne s’agit-il pas plutôt d’une simple opportunité, conçue comme limitée dans le temps pour les deux parties ?

24 Quels profits supplémentaires Famin retira-t-il de sa fonction de chargé d’affaires des États-Unis d’Amérique ? Et quels services rendit-il effectivement aux Américains, en trois ans ? Leur commerce s’était déjà développé après 1793, car la guerre franco- britannique avait entraîné l’augmentation de la demande européenne des transports maritimes par des pays neutres47. La conclusion de traités de paix avec les régences maghrébines48 avait donné une forte impulsion à la navigation américaine en Méditerranée, tout en protégeant les Américains de la captivité.

25 En l’état actuel de la documentation, rien ne montre que Famin eut à intervenir pour des rachats ou qu’il tira profit de ce mandat en rendant service aux marchands américains49. En revanche, il tira un bénéfice certain en défendant leurs intérêts auprès du bey.

26 En effet, il était devenu un maillon important de la circulation de l’information politique et diplomatique, dans un contexte marqué par la rupture des relations entre Tunis et la France50. Il concentrait aussi bien les nouvelles relatives à la régence de Tunis qu’à celle de la régence d’Alger, par l’intermédiaire du consul américain et du wakil Mohamed Bradai 51. Il était à même de fournir des indications précieuses sur le mouvement de la navigation en Méditerranée, ainsi que sur l’activité des corsaires tunisiens52. Famin n’hésita pas à diffuser ces informations aux consuls américains à Alger et à l’ambassadeur américain à Madrid.

27 Un autre document vient appuyer l’hypothèse que la fortune d’Étienne Famin servit à entretenir les bonnes relations tuniso-américaines : en mars 1798, Barlow lui donna l’ordre de faire venir de France, à ses frais, divers bijoux, armes et tissus précieux pour le bey, vraisemblablement des « cadeaux »53 : le marchand-diplomate demanda à son frère d’effectuer ces achats à Marseille, et lui donna en acompte 1 800 piastres fortes. Le négociant français cherchait à asseoir plus encore son influence à la cour beylicale du Bardo, et il y réussit puisqu’il fut nommé peu après wakil du garde du Sceau Youssef. Son titre de « chargé d’affaires » américain put surtout le protéger de tout arbitraire politique, lorsqu’il perdit les privilèges liés à la citoyenneté française, en particulier la protection juridique garantie par les capitulations franco-ottomanes.

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Négociateur et homme d’affaires au service du gouvernement beylical

28 Grâce à ses relations d’affaires personnalisées avec le mamelouk le plus influent de la cour beylicale, Étienne Famin aspirait à un enrichissement rapide et à une ascension sociale, au sein du Makhzen. Dès 1791, il avait élargi ses propres réseaux en intervenant dans le rachat des captifs chrétiens européens54. Sans doute attiré par la perspective d’un substantiel profit, il mobilisait ses propres ressources pour libérer aussi bien des Français que des Italiens ou des Maltais. Il n’en continuait pas moins à défendre ses compatriotes. Dans l’une de ses missives où il plaide sa cause, il rappelle au consul de France qu’il a été « utile à sa patrie » en cherchant à soutenir la Nation devant le bey55 : il fait allusion ici à la restitution des navires français pris par les corsaires tunisiens, mais également à son rôle d’intermédiaire dans des opérations de rachat imparties à Devoize, en tant que consul de France, chargé d’affaires de Sardaigne à Tunis (1792-1816) puis – à partir de 1793 et la suppression des ordres rédempteurs –, protecteur de tous les chrétiens (Tab. 1).

1. La médiation de Famin dans le rachat des captifs chrétiens (1791-1801)

Prix Origine Dates Noms Propriétaire (en piastres nationale tunisiennes)

1791 Francisco - Douletle ou Dey -

Avril 1792 Un jeune capitaine français le Bey -

Francisca Avril 1792 française le Bey - (mère du capitaine)

Juan Baptiste Juin 1792 italiens les filles du Kahia - Saladino et sa sœur

Hammouda Chelbi Février 1793 Gasparo - - (notable de Tunis)

1793 Paolo et ses fils italiens le Bey -

1793 la fille de Paolo italienne le Bey -

Sidi Mahmoud 1793 Juan Baptiste français - (famille husseinite)

Janvier 1794 Grasso sicilien - -

Décembre Youssef Khodja Saheb Seridol Sadani sicilien - 1794 Ettabaa

Février 1798 deux captifs maltais - 1 941

Mai 1801 une fille française - 17 000

Source : ANT, Tunis, registre 123, fo 21, 31, 43 et 5256.

29 Le rôle d’Étienne Famin dans les rachats ou les échanges de captifs qui s’inscrivent dans des négociations diplomatiques en cours, peut être comparé à celui du consul suédois à

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Tunis, George Logie : celui-ci n’était pas seulement l’acteur principal des traités conclus entre la Suède et les régences maghrébines (1729-1741), il était aussi l’un des agents les plus actifs dans le paiement des rançons des Suédois et des captifs d’autres nationalités.

30 D’après ce tableau, sa médiation est en effet importante entre 1791 et décembre 1794 : soit dix actes de rachat en quatre ans, pour trois Français et sept Italiens au moins ; un seul acte est effectué lorsqu’il est « chargé d’affaires » américain, pour deux Maltais en février 1798, d’un montant global de 1 941 piastres. Le dernier rachat qui concerne à nouveau une Française, date de mai 1801, au moment de la rupture des relations diplomatiques avec la France, alors que Famin est toujours déchu de sa citoyenneté : la conjoncture politique expliquerait le coût exceptionnel (17 000 piastres) de cette opération. Vers la fin du XVIIIe siècle, le plus souvent, les captifs maghrébins obtiennent leur liberté par versement d’une somme qui varie de 500 à 1 400 piastres par personne57. Il convient d’insister également sur l’essor spectaculaire de la course tunisienne à cette époque58.

31 Mais, les rachats où intervient Famin ne se limitent pas aux chrétiens, ils concernent également des musulmans : en 1795, il négocie ainsi la libération de quarante captifs turcs à Malte, pour le compte du garde du Sceau Youssef, moyennant la somme de 68 054 piastres59.

32 La place de Famin dans le dispositif diplomatique beylical ne doit donc pas être sous- estimée60. En atteste à nouveau, au début de l’année 1797, une nouvelle négociation pour un échange de captifs entre la régence de Tunis et le royaume de Naples – dont dépend la conclusion d’un traité entre les deux pays61. C’est alors seulement que les autorités françaises réagissent fermement. Dans sa correspondance au ministre Delacroix, Herculais désigne le « citoyen Famin » comme étant devenu « à moitié maure » (19 février 1797)62 : ce qualificatif méprisant ravalant le député du Commerce français au rang des tabarkins ou des Levantins, à l’identité nationale floue. Sa nomination de wakil fut immédiatement suivie d’une déchéance de citoyenneté française.

33 L’opération de rachat consistait à échanger un équipage napolitain contre des sujets du bey de Tunis63. Selon le consul américain à Alger, Richard O’Brien, Famin aurait payé « […] pour le rachat de l’équipage du chebek napolitain, cent mille piastres fortes, sans le moindre reçu […] »64. Comment un simple négociant a-t-il pu mobiliser, à cette date, des sommes d’argent aussi importantes, sans le soutien des réseaux marchands dirigés par le garde du Sceau, et sans l’association familiale qui le relie à Marseille, en dépit du blocus maritime ?

34 Certaines indications militent en faveur de l’idée selon laquelle Étienne Famin servait en priorité les intérêts de sa famille, en particulier ceux de son frère, majeur d’une maison de commerce à Marseille65. En novembre 1797 par exemple, il lui adressa un chargement de blé de 600 qafiz 66 par l’intermédiaire d’Abdallah Reïs, moyennant la somme de 38 132 piastres67. De son côté, Jean-Louis-César Famin envoyait fréquemment à Tunis diverses marchandises et effets luxueux pour le compte de la cour beylicale. De même, en 1798, Famin vendait des draps aux marchands du Dar el-Jeld (la ferme des cuirs et des peaux), pour une valeur de 12 257 piastres68. Les deux frères négociants s’imposèrent ainsi en tant que fournisseurs du Makhzen pour les marchandises en provenance de Marseille.

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35 Ils ne sont pas les seuls fournisseurs de la cour à importer régulièrement des canons, des barils de poudre, de l’horlogerie, parfois même des diamants et autres pierres précieuses de l’Inde, qui étaient généralement échangées contre le corail méditerranéen, l’un des rares produits exportés en Inde : à Tunis, ce trafic intercontinental qui était surtout l’affaire des juifs sépharades, était nécessairement organisé avec l’aide d’une autorité centrale, et non pas seulement grâce à un réseau informel de communautés de marchands de diverses origines ethniques et religieuses, tel que décrit Francesca Trivellato, pour l’époque moderne69. En effet, un registre fiscal nous informe que des diamants furent apportés par le caïd du Dar el-Basha, à savoir le dignitaire en charge des miliciens turcs et de leur traitement, et par deux juifs sépharades, Moshi et Zaki70. Indéniablement, la circulation d’objets de luxe, joailleries et horlogeries, ou encore meubles italiens, reflète l’enrichissement des beys husseinites et de leurs associés, ainsi que le développement de goûts nouveaux.

36 Il est incontestable que le négociant en qualité de wakil, faisait concurrence aux autres Européens de la régence de Tunis. Dès 1796, selon Mourad Regaia, il occupait la première place en payant 74 350 piastres de la taxe de franchise (sarâh) sur les exportations des négociants « chrétiens »71 : mais entre 1794 et 1809, deux Français, Joseph Barthez et Dominique-Lazare Arnaud, ainsi que le consul Devoize lui-même s’acquittaient ensemble de 224 650 piastres, soit 64,79 % de la valeur totale de cette taxe72. Les produits ainsi taxés étaient surtout de l’huile et du blé.

37 Nous avons essayé d’évaluer les transactions commerciales d’Étienne Famin à partir des registres fiscaux des années 1794-1804. Ces archives ne fournissent que peu d’indications le concernant avant l’année 1797, date à laquelle il devient officiellement wakil de Youssef Sahab Ettabaa (Tab. 2).

38 Rien que dans les deux derniers mois de l’année 1794, il a exporté de Sousse vers Marseille, 900 qafiz de blé et d’orge en payant, au total, une taxe de franchise de 15 550 piastres. Puis ses transactions disparaissent quasiment des registres fiscaux entre 1795 et 1800, à l’exception d’une exportation de blé de 65 qafiz, seulement (en septembre 1897) à partir du port corsaire de Bizerte.

39 Il ne semble pas que le champ d’action du marchand français fut freiné par le conflit qui opposa Devoize et Herculais73, sous le Directoire et le Consulat, puisqu’il n’eut besoin que des autorisations beylicales pour commercer depuis les ports tunisiens. En revanche, ses occupations d’ordre diplomatique et les recommandations de Barlow pourraient expliquer cette rupture d’activité « légale », du point de vue européen. Sa participation à l’activité corsaire des autorités beylicales et de revente de prises est en effet attestée. Cette participation pourrait finalement expliquer plus que toutes autres raisons sa déchéance de citoyenneté.

40 Famin, en qualité de négociant, agissait non seulement pour son compte, mais aussi pour le compte du principal inspirateur de la politique économique beylicale. Ainsi, en 1798, suite à la prise d’un chebek napolitain, il reçut 80 000 piastres74 du capitaine pour le compte du ministre. En tant que wakil de Youssef Saheb Ettabaa, outre les transactions commerciales qu’il concluait pour le garde du Sceau, il prêtait de l’argent au nom du ministre, s’occupait des loyers de ses biens immobiliers (maisons et magasins). Et surtout, à partir de 1798, il s’associa avec lui pour l’armement en course des navires, la revente des prises dans les ports tunisiens (qui avaient conservé leur neutralité vis-à-vis du conflit européen), et le partage des bénéfices. Deux années plus

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tard, le 15 février 1800, Famin continua à s’imposer comme associé de Youssef Saheb Ettabaa dans la vente des prises corsaires : Ce qui a été convenu entre nous [Youssef Saheb Ettabaa] et le marchand Famin à propos d’une prise corsaire apportée par Hadj Abdallah Mariqan : 1 000 piastres pour le marchand Famin, 420 piastres pour le Rais, 1 210 piastres pour dix marins et 1 600 piastres valeur du navire et des marchandises75.

41 Famin saisissait toutes les opportunités qui s’offraient à lui, dans le cadre de la nouvelle politique beylicale. Il eut de nombreuses occasions de spéculer sur la revente des cargaisons, car les marchés de Tunis étaient bien approvisionnés en toutes sortes de produits devenus introuvables en France, en raison du blocus maritime : Tunis, proche de l’île de Malte, se transformait en une plaque tournante des circuits de contrebande76. C’est en somme dans le sillage de Youssef Saheb Ettabaa que Famin pu profiter largement de la nouvelle conjoncture méditerranéenne, et du bouleversement du commerce maritime international77, outrepassant ses attributions de « marchand autorisé » administré par le consulat de France à Tunis.

42 Son entière inscription dans le réseau économique du garde du Sceau (en tant que wakil), contraire aux règles strictes d’un comptoir de commerce français, lui permit de diversifier ses placements. Alors qu’il était censé vivre dans le fondouk des Français, il acquit à Tunis une demeure « fort spacieuse et commode pour un commerçant »78, ainsi que des immeubles de rapport (magasins ou entrepôts) à Tunis et à Bizerte, dont l’un fut prêté au ministre pour déposer un chargement d’huile acheté à un corsaire français79.

43 Les mêmes listes de comptes relatives aux transactions d’Étienne Famin citent les noms des notables du Makhzen avec qui le garde du Sceau était en affaires ou qui effectuaient leurs transactions commerciales avec Marseille par l’intermédiaire de Famin. À côté des familles makhzéniennes (Les Djellouli, les Khodja, les Nouira, les Ben Ayed…) Youssef Saheb Ettabaa eut des étrangers comme agents officiels ou officieux : des Turcs comme Khazdaghli, Mourali, Arnaout ; des Français tout naturellement recrutés parmi les éléments hostiles à Devoize, tels que Famin et Barthez ; des Italiens comme Mariano Stinca ; des Maltais comme Raynaud Carcas ; des Marocains comme Muhammad Qasri ; des Juifs comme Nessim Attal80.

44 Une grande partie du succès de cet acteur diplomatique éphémère s’explique par sa capacité à mobiliser des capitaux, grâce à un réseau clientéliste, à Tunis81. L’organisation commandée par Youssef Saheb Ettabaa s’enracinait dans un vaste réseau d’intérêts économiques où étaient représentées toutes les communautés ou « nations » coexistant dans le pays. En plus de ses activités en tant que marchand et agent du Bardo, Famin était chargé d’accomplir des transactions commerciales avec certains négociants européens.

45 Ce dernier versait souvent des sommes d’argent, au nom du ministre, aux agents de Youssef Saheb Ettabaa tels que Salah Boughdiri, Mohamed Bradai, mais aussi le cheikh el-medina Mohammed Arfa82, le caïd du Dar el-Bacha ou le juif Moshi. Dans certains cas, il s’agit d’une répartition directe des bénéfices de l’activité corsaire. En outre, il procurait des fusils au caïd de Porto Farina, le port corsaire où étaient construits deux bagnes83.

46 Pour exporter des huiles, pour lui-même il s’appuyait sur les services de Mohamed el- Mouaddeb, wakil de l’ achour 84 à Sousse 85, ce qui explique que la majorité de ses exportations d’huile se faisait par Sousse86.

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47 Famin pouvait également compter sur le soutien d’autres membres du réseau du garde du Sceau. En septembre 1797, il empruntait 10 000 piastres au Hadj Younes Ben Younes, l’un des hommes d’affaires les plus proches du garde du Sceau. Ces liens débouchèrent bientôt sur des transactions commerciales entre les deux hommes : en 1797 Famin payait ainsi à la douane le passage de 65 qafiz de blé pour Djerba, alors que la licence était au nom de Younes Ben Younes87. Toujours selon les registres fiscaux, Famin entretenait aussi de relations directes avec la grande famille caïdale de Hmida et Regeb Ben Ayed88. Cependant, il ne semble pas avoir conclu des affaires avec la puissante famille Djellouli dont les membres étaient caïds, négociants et armateurs89. Au contraire, le caïd Mahmoud Djellouli mit fin, en 1798, à une opération de contrebande effectuée sur un navire appartenant à Étienne Famin : il s’agissait de 800 métars d’huile destinés à l’exportation mais sans payer le montant du sarâh (3 600 piastres)90.

2. Participation de Famin à l’exportation des principales denrées tunisiennes (1794-1804)91

Mois /Année Denrée Quantité Valeur du sarâh en piastres Port

Novembre 1794 Blé 300 qafiz 6 750 Sousse

Novembre 1794 Blé 100 qafiz 2 250 Sousse

Novembre 1794 Orge 400 qafiz 4 500 Sousse

Décembre 1794 Blé 100 qafiz 2 250 Sousse

Septembre 1797 Blé 65 qafiz - Bizerte

Mars 1800 Blé 300 qafiz - La Goulette

Avril 1800 Orge 100 qafiz - Soliman

Juin 1800 Blé 150 qafiz 3 375 La Goulette

Juillet 1800 Huile 800 métar 2 000 Sousse

Septembre 1800 Savon 500 quintaux 500 Sousse

Décembre 1800 Blé 500 qafiz 1 125 Bizerte

1801 Blé 500 qafiz 8 550 Tunis

1801 Blé 500 qafiz 7 500 Bizerte

Juillet 1801 Huile 1 000 métar - Sousse

Juillet 1802 Orge 250 qafiz 2 250 Soliman

Juillet 1802 Huile 1 000 métar 2 250 Sousse

Juillet 1802 Huile 2 500 métar 6 875 Sousse et Bizerte

Juillet 1802 Huile 600 métar 13 500 La Goulette

Juillet 1802 Huile 2 000 métar 5 500 Sousse

Juillet 1802 Huile 3 000 métar 8 250 Sousse

Août 1802 Huile 1 000 métar 2 750 Sousse

Septembre 1802 Blé 400 qafiz 12 600 Bizerte

Septembre 1802 Blé 200 qafiz 6 300 Bizerte

Octobre 1802 Huile 2 500 métar 6 875 Bizerte

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Juillet 1803 Huile 600 métar 1 350 La Goulette

Novembre 1803 Savon 200 quintaux 400 La Goulette

Novembre 1803 Huile 2 000 métar 5 500 Sousse

Novembre 1803 Huile 3 000 métar 8 350 Sousse

Décembre 1803 Savon 200 quintaux 400 La Goulette

Janvier 1804 Huile 2 000 métar 5 500 Sousse

Janvier 1804 Savon 200 quintaux - La Goulette

Mars 1804 Huile 3 000 métar 8 250 Sousse

Avril 1804 Huile 1 000 métar 2 750 Sousse

48 Son commerce officiel d’import-export reprend et se diversifie à partir de 1800 : la raison la plus vraisemblable serait que Jean-Louis-César gère, à partir de cette date, l’Agence française des relations extérieures à Marseille, pendant dix ans (1800-1810). Pour l’année 1800, nous avons pu identifier six exportations de blé (1 050 qafiz), d’huile (800 métars92) et de savon (500 quintaux), depuis La Goulette, Soliman, Sousse et Bizerte ; quatre exportations en 1801 concernant au total 1 000 qafiz de blé et 1 000 métars d’huile, depuis Tunis, Bizerte et Sousse, et ce malgré la rupture des relations diplomatiques tuniso-françaises. Par la suite, l’huile devient plus beaucoup plus importante que le blé dans les dix-neuf exportations vraisemblablement vers Marseille effectuées par Famin, de juillet 1802 à avril 1804 : soit en trois ans, 25 200 métars d’huile contre 850 qafiz de blé (ou d’orge) et 600 quintaux de savon. Cela confirme les études sur la transformation de l’activité corsaire en activité marchande93.

49 Après sa réhabilitation en janvier 1803, sous le Consulat, Famin renoue également avec le consul Devoize. En atteste le 31 mai 1803 son parrainage, au côté du consul général Devoize, lors de la cérémonie de légalisation du mariage du docteur Michel-Antoine Fesler et de Maria Angelica Tapia, assortie du baptême collectif et de la légitimation de leurs enfants nés au Bardo depuis 179794. De même, le 23 avril 1804, Jacques Devoize légalise son mariage religieux et légitime ses enfants devant l’état civil français du consulat de France à Tunis, en prenant pour témoin « le citoyen Joseph-Étienne Famin, 39 ans, négociant »95.

Conclusion

50 Nous avons cherché à mesurer le caractère fluctuant du parcours de ce « chrétien » entré au service d’un souverain musulman, entre négoce, diplomatie et notabilité beylicale, au sein d’une « société de cour » ottomane. L’exemple du négociant Étienne Famin montre que l’appartenance à un corps professionnel n’était pas seulement déterminée par un cadre normatif. Elle était le produit de multiples interactions sociales qu’il sut modifier en fonction des opportunités offertes par la transformation de la politique économique beylicale. Mais, son entière inscription dans le réseau marchand du « surintendant des finances » du bey, atteint un degré tel qu’elle provoque une remise en cause temporaire de son appartenance au corps des marchands français, censé défendre les intérêts de la France. Ce sont ses qualités d’intermédiation économique au service de la cour beylicale qui font de lui un

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négociateur (et non l’inverse). Famin défendait d’abord les intérêts de sa propre famille, par son habileté et par sa maîtrise des logiques clientélistes alors en pleine reconfiguration – du côté des négociants français, du fait de la Révolution et de ses conséquences, et du côté du Makhzen, suite à l’entrée en scène de notables locaux venus supplanter les rais corsaires. Famin avait entretenu – sur la recommandation d’Herculais – des relations personnalisées avec le garde du Sceau Youssef, après l’éclatement du clan de Mustapha Khodja, vers 1794, le consul français Devoize étant devenu le client de Talleyrand et s’appuyait sur les Djellouli et la maison Arnaud.

51 Le cas de Famin est rare. Les autres chrétiens qui étaient au service des beys husseinites furent, malgré leur adhésion au christianisme et leur attachement à leur terre d’origine, très proches des mamelouks au quotidien. Les Nyssen et les Allegro ont d’ailleurs joué un rôle de médiateurs avec le sérail96. En servant comme « homme d’affaires » des personnages de l’entourage du bey de Tunis, Étienne Famin cherchait à consolider ses intérêts commerciaux. Ce qui a causé parfois des complications diplomatiques. Il faut attendre 1803 (janvier), pour que Famin soit « réintégré dans ses droits et prérogatives de citoyen français ». C’est à ce moment que les sources consulaires précisent sa qualité de « citoyen » français. Famin joue sur ses relations multiples, profitant des liens qu’il peut tisser avec les uns et les autres, (sauf peut-être lorsqu’il s’agit de s’adresser à un État en particulier, comme lorsqu’il revendique à nouveau sa citoyenneté française perdue), et qui de toute évidence pense et agit en marchand qui flaire les opportunités.

NOTES

1. Ce texte doit beaucoup à la lecture attentive et aux suggestions de Sadok Boubaker, Anne- Marie Planel et des relecteurs des Cahiers de la Méditerranée. 2. Une orientation bibliographique est proposée par Guillaume Calafat, « Diasporas marchandes et commerce interculturel, familles, réseaux et confiance dans l’économie de l’époque moderne », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 66, no 2, 2011, p. 513-531. Voir aussi : Claudia Moatti et Wolfgang Kaiser (dir.), Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne, Paris, Maisonneuve & Larose, Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 2007. 3. Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre, consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002, en particulier p. 135-142. 4. Voir Mohammed Lazhar Gharbi (dir.), Être étranger au Maghreb et ailleurs, Tunis, Université de Tunis - Laboratoire Dirasset - Études maghrébines, 2011, p. 9 ; Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie. Histoire de la communauté française de Tunisie (1814-1883), Paris, Riveneuve Éditions-IRMC, 2015. 5. Voir Kamel Jerfel, « Les Soler de Minorque. Agents de la normalisation des relations entre l’Espagne et Tunis (1786-1828) », dans Sadok Boubaker et Clara Ilham Alvarez Dopico (dir.), Empreintes espagnoles en Tunisie à l’époque moderne et contemporaine, Gijón, Ediciones Trea, 2011, p. 165-230 ; Gérard Van Krieken, « Tunis-La Haye : Relations diplomatiques et consulaires d’après les archives néerlandaises (1607-1884) », Ibla, no 202, 2008, p. 201-277 ; Nejmeddine Kazdaghli, « La famille Nyssen de Tunis et son rôle dans les relations extérieures de la Régence (XVIIIe-XIXe

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s.) », Arab Historical Review for Ottoman Studies, no 19-20, 1999, p. 335-352. Par ailleurs, l’ouvrage de L. Blili donne quelques explications à l’émergence de certains personnages clés autour des deys et des beys : Leila Ben Temime-Blili, Sous le toit de l’Empire. La Régence de Tunis 1535-1666, Genèse d’une province ottomane au Maghreb, t. I, Tunis, Éditions Script, 2012. Amy Kallander a mis l’accent sur les influences combinées des Ottomans, de l’émigration andalouse et du commerce italien sur la cour beylicale des XVIIIe et XIXe siècles : Amy Aisen Kallander, Women, Gender, and the Palace Households in Ottoman Tunisia, Austin, University of Texas Press, 2013, p. 21-54 et 75-77. 6. Henry de Gérin-Ricard, « Étienne Famin et son vrai rôle diplomatique à Tunis (1795-1802) », Revue tunisienne, vol. 12, no 51, mai 1905, p. 177-193, ill. (vue de La Calle au XVIIIe siècle). L’auteur déclare vouloir réhabiliter la mémoire de son parent. 7. National Record Administration [NARA], College Park, Maryland, série RG 84, vol. 1. Je remercie ma collègue Amel Mahfoudhi qui m’a communiqué les documents de cette série qui contient des lettres écrites par Étienne Famin, en français, en italien et en anglais. Naval Documents Related to the United States Wars with the Barbary Powers, vol. 1, Naval Operations including diplomatic background from 1785 through 1801, Washington, United States Government Printing Office, 1939. Les archives américaines permettent de restituer les enjeux de la politique extérieure américaine en Méditerranée. Les échanges épistolaires – édités – entre les agents diplomatiques américains et leur autorité de tutelle (le secrétaire d’État) évoquent la question de la navigation américaine en Méditerranée ainsi que la négociation de la paix avec les Barbaresques entre 1785 et 1801. Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Paris, Correspondance consulaire (CC), pour les années 1795-1799 ; ainsi que les correspondances éditées par Eugène Plantet, Correspondance des Beys et consuls de France avec la cour, Paris, Félix Alcan, 1899, t. 3 (années 1790-1803) : elles permettent de suivre de près le problème de la déchéance de citoyenneté d’Étienne Famin. Archives Nationales de Tunisie (ANT), Tunis : il s’agit pour l’essentiel de registres fiscaux et de listes de compte qui couvrent la période 1795-1805. Leur intérêt réside dans l’identification des activités commerciales de Famin et son intégration dans le milieu local. Les listes de compte nous révèlent des données importantes sur les transactions commerciales et financières de Famin ainsi que d’autres informations précieuses sur son réseau social, notamment ses rapports avec les notables de Tunis, alors que les registres fiscaux se contentent de nous renseigner sur quelques transactions commerciales. 8. Je remercie Patrick Boulanger, conservateur du patrimoine à la Chambre de commerce de Marseille-Provence, de m’avoir communiqué ces informations. 9. La première mention du nom d’Étienne Famin sur la liste des membres de la Nation française de Tunis date du 7 février 1787. Cf. P. Grandchamp, « Restrictions à Tunis en 1804 », dans Pierre Grandchamp, Autour du consulat de France à Tunis (1577-1881), Tunis, Aloccio, 1942, [rééd. d’articles parus dans La Tunisie française], p. 42. 10. Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 336. 11. Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, t. 1, p. 138. L’auteur précise que Basile Samatan possédait aussi onze maisons à Marseille, deux domaines et des magasins. 12. Pétition du 10 juillet 1790, signée par les négociants français : Étienne Famin, Premier député, Minuti, d’Audibert Caille, Mourié, Arnaud, Barthez, Noble et Vianès. Voir François Arnoulet, « Les Français en Tunisie pendant la Révolution française (1789-1802) », manuscrit dactylographié, 1989, fonds Bibliothèque de l’IRMC, Tunis. 13. Maria Alzetto (1769-Tunis, 11 juin 1834) est la fille du facteur de commerce Jean-Baptiste Alzetto (né à Bastia, décédé à Tunis en novembre 1793) et de « Margherita » (probablement originaire de Tabarka, décédée à Tunis en février 1805). Son frère, Jean-Antoine Alzetto (né à Bastia, décédé à Tunis en mai 1807) a épousé la tabarkine Maria Rumbi (Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie…, op. cit., p. 626).

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14. L’ordonnance du Levant soumettait également tout régisseur à renouveler sa caution dans le délai d’un an, après le décès du majeur, en l’occurrence Samatan. Ce dernier est mort guillotiné, comme certains négociants marseillais, le 23 janvier 1794. MAE, Paris, CC, vol. 36, doc. 26, Beaussier à Delacroix, 1er février 1797. Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 267 ; Henry de Gérin-Ricard, « Étienne Famin… », op. cit., p. 179. 15. Jacques-Philippe Devoize (1745-1832). Vice-consul de France à Tunis (décembre 1776 - juillet 1779) sous le consulat de Barthélémy de Saizieu ; commissaire du Roi chargé d’affaires extraordinaires à Tunis, nommé le 21 avril 1791, en poste le 4 avril 1792. Après sa révocation (11 janvier 1796 - 10 août 1797) et après plusieurs ruptures ou tensions diplomatiques tuniso- françaises (1799, mai 1801 - février 1802 et 1814), Devoize retourne à Tunis en tant que consul général de France et chargé d’affaires (17 août 1815 - novembre 1819), (Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie…, op. cit., p. 716, en réf. à Christian Windler, La diplomatie…, op. cit.). 16. François Arnoulet, « Les Français en Tunisie… », art. cit., p. 38. 17. Signe d’intense activité commerciale, Famin loua à son compatriote Jérôme Noble un entrepôt supplémentaire dans le fondouk des Français de Tunis, pour le prix de 300 piastres l’an. MAE, Paris, CC, vol. 36, doc. 92, Extrait des minutes de la chancellerie du consulat de la République française à Tunis, décembre 1796. La location des magasins du fondouk, entre marchands français autorisés, devint pratique courante à la fin du XVIIIe siècle. 18. MAE, Paris, CC, vol. 33, doc. 99, Devoize aux membres du comité de Salut public à Paris, 24 mai 1795 ; Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 285. Rappelons que la vente aux pays musulmans de tout matériel de guerre (y compris les planches de bois pour l’armement en course) était prohibée par les anciennes ordonnances royales sur le commerce du Levant (et depuis le Moyen Âge par la Papauté). 19. Devoize est remplacé provisoirement par l’ancien vice-consul de France à Seyde, le citoyen Beaussier, MAE, Paris, vol. 36, doc. 88, Herculais à Joseph Famin, 27 avril 1796. 20. Louis-Alexandre d’Allois d’Herculais, né en 1754, avait accompagné le comte d’Expilly à Alger en 1784 ; ayant d’abord servi dans la marine puis la cavalerie, il était devenu chef de brigade dans les armées de la République. Lors de sa mission, il fit révoquer les deux consuls de France, dans les régences d’Alger et de Tunis, mais il abusa des fonds dont il fut comptable. Il épousa à Tunis la fille de Charles Gordon, l’ancien consul d’Angleterre. François Charles-Roux, « Les travaux d’Herculais ou une extraordinaire mission en Barbarie », Revue de l’histoire des colonies françaises, 1922, p. 1-208. Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 319. 21. Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie…, op. cit., p. 48-50. 22. Joël Barlow (24 mars 1754 - 20 décembre 1812) était un Américain, poète, diplomate et homme politique. De 1795 à 1797, il fut envoyé à Alger pour assurer la libération des prisonniers américains et négocier des traités avec les régences de Tripoli, Alger et Tunis. Il retourna aux États-Unis en 1805. 23. Alphonse-Marius Rousseau, Annales tunisiennes ou aperçu historique sur la régence de Tunis, Alger, Bastide, 1864, 575 p. ; 2e éd., Tunis, Bouslama, 1980, p. 236 ; Eugène Plantet, Correspondance …, op. cit., t. 3, p. 273. 24. Ce qualificatif est surtout utilisé en 1799 (ANT, Tunis, registre no 276, fo 41, et registre no 317, en novembre 1797). Le plus souvent, l’administration beylicale le désigne par son seul nom, ce qui confirme qu’Étienne Famin est une personnalité connue ; il peut aussi être désigné, selon l’usage : al-naçrani Famin mercanti al-françise (« Famin le chrétien, marchand français »), les étrangers étant identifiés par leur religion et leur origine géographique. 25. Rachida Tlili Sellaouti, « L’irruption des Américains en Méditerranée : une diplomatie nouvelle ? (1786-1805) », dans Brahim Muhammad Saadaoui (dir.), Études sur l’État, la culture et la société dans l’espace arabo-musulman, Mélanges offerts au professeur Abdeljelil Temimi, Tunis, Centre d’Études et de recherches économiques et sociales, 2013, t. 2, p. 134. Voir aussi : Silvia Marzagalli, « American shipping into the Mediterranean during the French wars : a first approach », Research

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in Maritime history, no 44, 2010, p. 43-62 ; ainsi que l’étude pionnière d’Émile Dupuy, Américains et Barbaresques : 1776-1824, Paris, R. Roger et F. Chernoziz, 1910 (bibliogr. et annexe : traité de paix) ; rééd., avec une préface d’Alain Bondy et Arthur Chuquet, Paris, Bouchène, 2002. 26. NARA, série RG 84, vol. 1, Barlow (à Marseille) au secrétaire d’État, 17 août 1797. Traduction de Mehdi Jerad. 27. Naval Documents Related to the United States Wars with the Barbary Powers, vol. I, op. cit., p. 275. Le secrétaire d’État à James Leander Cathcart, consul des États-Unis à Tripoli, 20 décembre 1798. 28. NARA, série RG 84, vol. 1, Barlow à Famin, 8 décembre 1796. 29. Une version (en français) de ce traité est disponible dans Mehdi Jerad (dir.), Traités et conventions diplomatiques entre la Tunisie et les puissances occidentales (1626-1955), dans Cahiers des Archives, Tunis, Publications des Archives Nationales de Tunisie, 2011, p. 104-110. Cette paix a été rompue après la déclaration de guerre des États-Unis d’Amérique contre la régence d’Alger en février 1815. En septembre 1815, une escadre américaine, aux ordres du commodore Bainbridge, se rend aux régences de Tunis et de Tripoli pour rétablir les relations avec les États-Unis : Daniel Panzac, Les Corsaires barbaresques : la fin d’une épopée 1800-1820, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 226. 30. Le consul américain William Eaton demeure en poste à Tunis jusqu’en 1803. Soutenu par les canons de navires américains, il monte une expédition et parvient à s’emparer de la ville de Tripoli, le 27 avril 1805. Pour d’amples informations : Daniel Panzac, Les Corsaires barbaresques…, op. cit., p. 68. Plus tard, Charles Cox, chargé d’affaires américain à Tunis entre 1806 et 1814, fut introduit dans le milieu local en nouant des relations d’affaires avec un négociant français, Jacques-Henri Chapelié. Voir Rachida Tlili Sellaouti, « L’irruption… », art. cit., p. 150. 31. Henry de Gérin-Ricard, « Étienne Famin… », art. cit., p. 189. L’expédition d’Égypte date de l’été 1798, la rupture des relations entre la France et l’Empire ottoman intervient le 9 septembre 1798, celle entre la France et Tunis le 15 février 1801. Jamel Ben Tahar, « Les stratégies de la Régence de Tunis durant l’expédition d’Égypte », Égypte/Monde arabe, IIe série, no 1, 1999, p. 162 et p. 165. Sur la rupture des relations franco-tunisiennes en 1799, voir Ahmed Ibn Abi Dhiaf, Ithâf ahl-zamân bi-akhbâr Mulûk Tûnis wa’ Ahd al-amân, Tunis, Maison tunisienne de l’édition, 1989, t. III, p. 45. 32. Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. III, p. 443 et 447, Tunis, 12 janvier 1803, (cité par Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie…, op. cit., p. 770). 33. MAE, Paris, vol. 36, Devoize à Talleyrand, 24 septembre 1799. 34. Talleyrand est nommé ministre des Affaires étrangères quatre fois ; 19 juillet 1797 - 19 juillet 1799 ; 22 novembre 1799 - 17 juin 1807 ; 13 mai 1814 - 10 septembre 1814 ; 8 juillet 1815 - 23 septembre 1816. 35. François Arnoulet, « Les Français en Tunisie pendant la Révolution (1789-1802) », dans Hédia Khadar (dir.), La Révolution française et le monde arabo-musulman, Tunis, Société tunisienne d’Étude du XVIIIe siècle - Alif - Éditions Méditerranée, 1991, p. 25-59. 36. Christian Windler, La diplomatie…, op. cit., p. 124. Il s’agit du négociant Dominique-Lazare Arnaud (1745-1811) présent à Tunis depuis décembre 1780. Sur les affaires conclues entre le bey de Tunis et le consul de France, voir ANT, Tunis, registre 123, fo 31 ; ANT, Tunis, Série historique, Carton 206, dossier 81, doc. 64, sans date. 37. Sur la carrière de Youssef Khodja et la fonction de saheb ettabaa, voir Sadok Boubaker, « Sahib Al Taaba’ Youssef », dans Gilbert Buti et Philippe Hrodej (dir.), Dictionnaire des corsaires et des pirates, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 707-708. M’hammed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouk des beys de Tunis du XVIIIe siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 163-164. Mohamed Faouzi Mosteghanni, Yûsûf Sâhib al-Tâba‘, ses liens avec le faubourg de bab Souika (fin XVIIIe - début XIXe siècle), DEA en Histoire sous la dir. d’Abdelhamid Hénia, Université de Tunis, Faculté des Sciences humaines et sociales, 2000 [en langue arabe]. André Raymond, Ibn Abî l-Dhyâf, Présent aux hommes de notre temps. Chronique des rois de Tunis et du Pacte fondamental, Chapitres IV et V, Tunis, Alif, IRMC-ISHMN, 1994, 2 vol., vol. 2 « Commentaire historique », p. 170-171 ; Azzeddine

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Guellouz, « La Tunisie Husseinite au XVIIIe siècle », Histoire de la Tunisie. 3. Les Temps Modernes, Tunis, STD, 1983, p. 135-275 ; rééd., Tunis, Sud Éditions, 2007, p. 173-323, ici p. 269-292. 38. Mamelouk originaire de Géorgie, Mustapha Khodja était relieur de son métier ; entré au service de ‘Alî Bey II (1759-1770), il s’imposa comme négociateur avec la France après la guerre tuniso-française de 1770 ; promu khaznadâr (1770-1794), il joua un rôle de tuteur auprès du jeune Hammouda Pacha Bey qui le nomma ministre et conseiller dès son accession au trône en 1782. Malgré son âge avancé et ses infirmités, le bey lui confia au début de l’année 1795 le commandement de l’expédition envoyée à Tripoli. Il meurt le 11 octobre 1800 (André Raymond, Ibn Abî l-Dhyâf, Présent aux hommes de notre temps…, op. cit., t. II, p. 158 ; Azzeddine Guellouz, « La Tunisie Husseinite au XVIIIe siècle », op. cit., p. 254-267). Voir aussi : Hédia Hassine, Moustapha khodja, dirasset chakhssiyya [Mustapha Khodja, étude d’un personnage], Master en Histoire, sous la dir. de Sadok Boubaker, Université de Tunis, Faculté des Sciences humaines et sociales, 2013, p. 86-87 [en langue arabe]. 39. Azzeddine Guellouz, « La Tunisie Husseinite au XVIIIe siècle », op. cit., p. 281-287. 40. Sadok Boubaker, « Sahib Al Taaba’ Youssef », art. cit., p. 707. 41. MAE, Paris, vol. 36, doc. 85 ; Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 348. 42. Ces relations personnalisées sont antérieures à sa désignation de négociateur américain en 1796. Des listes de comptes conservées aux Archives Nationales de Tunisie en attestent : ANT, Tunis, registre no 276, fo 121-122 et fo 128-129. 43. Sur son élection à la députation du Commerce français pour l’année 1796, voir Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 256 ; Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Paris, Correspondance consulaire, vol. 32, doc. 59. 44. NARA, série RG 84, vol. 1, Famin à Barlow, 16 janvier 1797, et Famin à George Clarke, 21 décembre 1797. George Rogers Clark (1752-1818), était chargé d’affaires des États-Unis d’Amérique à Alger. 45. Naval Documents Related to the United States Wars with the Barbary Powers, vol. 1…, op. cit., p. 272. Le secrétaire d’État à William Eaton, consul des États-Unis à Tunis, 20 décembre 1798. 46. Mathieu Grenet a montré que la trajectoire individuelle d’Alexis Gierra a également évolué au gré des opportunités professionnelles et sociales. Mathieu Grenet, « Alexis Gierra, “interprète juré des langues orientales” à Marseille : une carrière entre marchands, frères et refugiés (fin XVIIIe - premier tiers du XIXe siècle) », dans Gilbert Buti, Michèle Janin-Thivos et Olivier Raveux (dir.), Langues et langages du commerce en Méditerranée et en Europe à l’époque moderne, Aix- en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2013, p. 51-64. 47. Silvia Marzagalli, « American shipping into the Mediterranean… », op. cit., p. 50. 48. Alger en 1795 et Tripoli en 1796. 49. Mr. Rand, marchand américain qui circulait entre les pays d’Afrique du Nord et Naples ou encore le capitaine Graves qui avait l’habitude d’affréter son navire pour des transactions commerciales. En 1797, Graves affréta son schooner pour aller à Bristol : NARA, série RG 84, vol. 1, Famin à Barlow, 10 mars 1797. 50. Selon certains auteurs, Famin aurait joué un rôle d’agent de renseignement auprès d’Herculais, mais nous n’avons relevé aucun document en ce sens. Voir Rachida Tlili Sellouati, « Un modèle du fonctionnaire public : Jacques Devoize-Voiron, consul de France à Tunis », dans Jean-Pierre Jessenne (dir.), Du Directoire au Consulat, t. III, Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Villeneuve d’Asq, ANRT, 2001, p. 474. De son coté, Jamel Ben Tahar (« Les stratégies de la Régence… », art. cit., p. 166) a montré que la circulation des informations relatives aux mouvements de l’escadre anglaise en Méditerranée, après la prise de Malte par les Français le 10 juin 1798, se faisait par le biais des corsaires tunisiens. 51. Wakil du Beylik, chargé de vendre les bestiaux venus de la régence d’Alger à Tunis. 52. NARA, série RG 84, vol. 1, Famin à Barlow, 16 février 1797.

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53. En l’occurrence, une montre d’or à répétition avec chaîne, sept montres d’or avec chaînes, cinq chaînes d’or, trois fusils garnis en or, six pistolets, un fusil garni en argent, cinq pièces de brocard, une pièce satin, huit pièces de drap et dix pièces de drap de Sedan ; NARA, série RG 84, vol. 1, Famin à O’Brien, 19 mars 1798. 54. Les documents d’archives tunisiens que nous avons consultés ne précisent pas qui sont les commanditaires de Famin, ni les bénéficiaires des opérations de rachat pour lesquels il a servi d’intermédiaire. 55. MAE, Paris, CC, vol. 36, doc. 236, Famin à Devoize, sans date (probablement début de l’année 1798). 56. D’autres noms de captifs français figurent dans le registre n o 123 ; voir aussi ANT, Tunis, registre 286, fo 75. 57. Daniel Panzac, Les Corsaires barbaresques …, op. cit., p. 102. 58. Ibid., p. 65-76. 59. ANT, Tunis, registre 276, f o 129. Liste des dépenses effectuées par Étienne Famin sur les affaires du garde du Sceau Youssef, 15 mai 1795. 60. Joachim Östlund, « Swedes in Barbary captivity : the political culture of human security, circa 1660-1760 », Historical Social Research, vol. 35, no 4, 2010, p. 148-163, ici p. 157. Voir Gustaf Fryksén, « The ‘Omnipresent’ Consul : George Logie, Ottoman North Africa and the Swedish commercial expansion in the Mediterranean, 1722-1776 », opublicerad master-uppsats, Lunds universitet, 2015 ; ibid., « Les réseaux de la diplomatie et du commerce : George Logie, consul de Suède et intermédiaire marchand en Afrique du Nord, v. 1726-1763 », dans De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen (XVIIe-XIXe siècle), éd. par Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert, Madrid, Rome, Casa de Velasquez, EFR, 2017. 61. Signalons que le premier traité de paix entre la régence de Tunis et le royaume de Naples ne devait être conclu que le 21 juin 1799, soit cinq mois après la fin de la mission américaine de Famin (20 janvier 1799). La même année, l’armée française envahit le royaume de Naples en chassant la dynastie des Bourbons, dont les membres se réfugient en Sicile. Une république est instaurée en janvier. Cette période est marquée également par la rupture des relations entre la France et l’Empire ottoman durant trois années (1798-1801 lors de l’expédition d’Égypte). 62. Eugène Plantet, Correspondance…, op. cit., t. 3, p. 315. Lettre d’Herculais à Delacroix (19 février 1797), lettre d’Herculais à Delacroix : « […] la paix de Naples avec les deux régences va se conclure, le citoyen Famin qui est à moitié maure, ayant su s’imposer comme intermédiaire […] ». De leur côté, les sources tunisiennes qualifient Famin de « marchand français », et non de « chargé d’affaires des États-Unis d’Amérique », bien qu’il soit toujours en fonction. ANT, Tunis, Série historique, Carton 186, dossier 1055 bis, doc. 6, 24 février 1797. 63. Nous n’avons aucune information sur l’identité et le rang de ces captifs musulmans. 64. NARA, série RG 84, vol. 1, Famin à O’Brien, avril 1798. Richard O’Brien est consul des États- Unis d’Amérique à Alger entre 1798 et 1801. 65. Charles Carrière ( Négociants…, op. cit., p. 880) a montré la fréquence des entreprises familiales, au sein du négoce marseillais et l’importance de l’autofinancement. 66. Le qafiz (unité de mesure des céréales, des légumes secs et des olives) équivaut à 320 kg, au début du XVIIIe siècle. 67. ANT, Tunis, registre no 276, fo 121, 2 novembre 1797. 68. ANT, Tunis, registre no 276, fo 121. 69. Francesca Trivellato, « Juifs de Livourne, Italiens de Lisbonne, Hindous de Goa : réseaux marchands et échanges interculturels à l’époque moderne », Annales. Histoire et Sciences Sociales, vol. 58, no 3, 2003, p. 581-603. Voir aussi : Francesca Trivellato, The familiarity of strangers : The Sephardic diaspora, Livorno, and cross-cultural trade in the early modern period, New Haven, Yale University Press, 2009.

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70. ANT, Tunis, registre no 276, fo 121 et fo 129, 2 janvier 1798. On relève dans ce même registre l’achat de tissus en provenance de Malte et de Marseille par les marchands du Dar el-Jeld, ainsi que du bois en provenance du Levant et de Venise. 71. Le sarâh est un permis d’exporter un certain nombre de produits dont la sortie hors de Tunisie était interdite ou soumise à autorisation (André Raymond, Ibn Abî l-Dhyâf, Présent aux hommes de notre temps…, op. cit., t. II, p. 77). Plus largement, le terme signifie soit le rachat de captifs, soit toute licence donnant la possibilité de vendre et d’acheter, la valeur de cette licence variant selon l’identité de l’exportateur et les années. En tant que permis d’exporter, il était spécifique aux marchands étrangers et tunisiens. 72. En cette période d’isolement du comptoir (du point de vue français), Devoize ne recevait plus ses appointements et devait commercer pour subsister. Voir Mourad Regaia, Al-ouadh’a al-jibai bi- albilad at-tounissiya fi alqarn al-thamin ashar : mithal jihaoui giyadat soussa 1705-1820 [La fiscalité en Tunisie au XVIIIe siècle : un exemple régional du caïdat de Sousse, 1705-1820], DEA en histoire, sous la dir. de Taoufik Bachrouch, Université de Tunis, Faculté des Sciences humaines et sociales, 1986, t. II, p. 694-695 ; ANT, Tunis, Série historique, Carton 206, Dossier 81, doc. 64, liste de compte entre le bey de Tunis et le consul Devoize, sans date. 73. Une recherche sur les éventuelles opérations commerciales d’Herculais, engagées depuis Alger ou Tunis, avec des maisons de commerce marseillaises, permettrait peut-être d’apporter des éléments de réponse. 74. ANT, Tunis, registre no 286, fo 12. 75. ANT, Tunis, registre no 276, fo 141. 76. Christian Windler, La Diplomatie…, op. cit., p. 124. 77. Paul Masson, Histoire des établissements…, op. cit., p. 595. 78. Les documents ne précisent pas la situation géographique de cette maison ; MAE, Paris, CC, vol. 36, doc. 92, décembre 1796. 79. Ibid. 80. Azzeddine Guellouz, « La Tunisie Husseinite au XVIIIe siècle », op. cit., p. 283. 81. En étudiant la participation des différentes catégories sociales dans l’exportation des principales denrées alimentaires de la régence de Tunis entre 1795 et 1814, Mohamed Faouzi Mosteghanemi a montré la présence d’un « colossal groupe de pression » qui conditionna pendant près de vingt ans l’ensemble de la vie économique de la régence. Ce groupe est représenté par les marchands de la cour, les petits marchands locaux, les marchands européens, les marchands juifs et les consuls. Il s’est appuyé sur les registres de sarâh afin de fixer la part de ces catégories dans le commerce extérieur de la régence de Tunis. Ainsi, les marchands de la cour accaparent 40,25 % de l’exportation des huiles, 33,39 % du blé et 28,09 % de l’orge. Mohamed Faouzi Mosteghanemi, Balat bardou zamana hammouda basha, 1782-1814 [La cour du Bardo sous le règne de Hammouda Pacha, 1782-1814], Thèse de doctorat en histoire, sous la dir. d’Abdelhamid Hénia, Université de Tunis, Faculté des Sciences humaines et sociales, 2007, t. II, p. 447. 82. Responsable de la ville de Tunis. 83. NARA, série RG 84, vol. 1, Famin à O’Brien, 2 mars 1799. Dans l’état actuel de nos informations, on ne peut pas savoir si Famin en tant que wakil assurait l’armement des ports corsaires. 84. Ou dîme, impôt en nature qui valait le 1/10 de la récolte. L’achour entrait dans le système d’impôts réguliers des pays arabes. 85. ANT, Tunis, registre no 2330. 86. De l’abondance de la récolte dans la région du Sahel dépendait, pour une bonne part, l’importance du commerce annuel des Français. Les huiles étaient le produit le plus exporté vers la France : Paul Masson, Histoire des établissements et du commerce français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793) : Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, Paris, Hachette, 1903, p. 598 ; Patrick Boulanger, « Huiles lampantes et pour fabrique, les importations tunisiennes dans la France du XVIIIe siècle »,

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dans Samira Sehili (dir.), L’Olivier en Méditerranée entre histoire et patrimoine, La Mannouba, Centre de Publication Universitaire, 2011, t. I, p. 415-437. 87. ANT, Tunis, registre no 286, fo 8 et fo 9. Originaire de Djerba, Younes Ben Younes mena à Tunis une longue carrière de négociant. Ses activités sont attestées depuis 1764. 88. Les Ben Ayed sont une dynastie jerbienne de fermiers beylicaux dont on peut suivre les activités sur près d’un siècle, de 1740 à 1837. Ils commercent avec la Méditerranée orientale, les grands ports italiens, Malte, Alicante, Barcelone et Marseille. Voir Sadok Boubaker, « Négoce et enrichissement individuel à Tunis du XVIIe siècle au début du XIXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 50-4, octobre-décembre, 2003, p. 45. 89. Après la mort de Famin, en 1810, Mahmoud Djellouli, chef de la lignée tunisoise, dirigea des opérations commerciales en association avec le consul français Devoize. Voir Christian Windler, La Diplomatie…, op. cit., p. 129. 90. ANT, Tunis, registre no 331, fo 14. On ne sait pas si Étienne Famin était complice dans cette affaire. 91. ANT, Tunis, registre no 317, fo 9, 17, 40, 49, 56, 88, 104, 107 et 113 ; ANT, Tunis, registre no 286, fo 8, 9, 11, 12, 13, 15, 18, 24, 25, 27, 29 et 75 ; ANT, Tunis, registre no 2330, sans folio. Ces registres n’indiquent ni la destination des exportations ni le pourcentage de prélèvement du sarâh ce qui nous aurait donné une idée, même approximative, de la valeur du commerce. 92. Mesure de capacité : à Tunis, le métar d’huile équivaut à 19,04 litres. 93. Sadok Boubaker, « Sahib Al Taaba’ Youssef », art. cit., p. 707-708. 94. Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie, op. cit., 2015, p. 767. Parrainages : Jacques Devoize et son épouse ; le docteur Laurent Gay ; César Nyssen, consul de Hollande ; l’épouse du chancelier Adanson ; les négociants Famin, Arnaud et Barthez. 95. Ibid., p. 649. Les autres témoins sont : Nyssen, 38 ans, commissaire général de la République batave à Tunis ; Laurent Gay, 49 ans, premier médecin du Bey. 96. M’hamed Oualdi, Serviteurs et maîtres…, op. cit., p. 41.

RÉSUMÉS

Cet article se veut une contribution à l’histoire des pratiques diplomatiques et marchandes entre la France, la régence de Tunis et les États-Unis durant la dernière décennie du XVIIIe siècle et la première du siècle suivant. Il aborde la question de la « déchéance de citoyenneté » d’un négociateur français établi à Tunis en période révolutionnaire. Dans cette contribution, nous nous proposons de suivre le caractère fluctuant du parcours d’un « chrétien » entré au service d’un souverain musulman, entre négoce, diplomatie et notabilité beylicale, au sein d’une « société de cour » ottomane. Le républicain Famin sut mettre à profit à la fois un nouveau rapport de force au sein de la cour beylicale et un dédoublement de la représentation française à Tunis, issue de la Révolution. Son titre de « chargé d’affaires » américain put surtout le protéger de tout arbitraire politique, lorsqu’il perdit les privilèges liés à la citoyenneté française, en particulier la protection juridique garantie par les capitulations franco-ottomanes. En outre, l’inscription de Famin dans les réseaux du pouvoir tunisien est bien attestée. En fait, l’exemple du négociateur Étienne Famin montre que l’appartenance à un corps professionnel n’était pas seulement déterminée par un cadre normatif. Elle était le produit de multiples interactions

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sociales qu’il sut modifier en fonction des opportunités offertes par la transformation de la politique économique beylicale.

This paper aims at giving a contribution to the history of diplomatic and commercial practices between France, the Regency of Tunis, and the United States of America during the last decade of the eighteenth century and the beginning of the following one. It tackles the question of “the degeneration of citizenship” of a French negotiator settled in Tunis at the revolutionary period. In this contribution, the main objective is to follow closely the fluctuating characteristic of the course taken by a “Christian” fellow who entered the service of a Muslim sovereign, oscillating between negotiation, diplomacy and Bey’s notability within an Ottoman “Court’s society”. The Republican Famin knew how to take profit of both the new balance of power within the Bey’s Court and the splitting of the French representation into two at Tunis as a result of the revolution. His title as an American “chargé d’affaires” was able to protect him from any political problem when he lost the privileges related to French citizenship, particularly the legal protection granted by the Franco-Ottoman capitulations. Moreover, Famin’s registration in the Tunisian networks of power is well attested. In fact, the example of the negotiator Etienne Famin shows that the fact of belonging to a professional body was not determined only by a normative framework. But it was the product of a variety of social interactions that he knew how to modify according to the opportunities provided by the transformation of the political economy of the “Beylical” system.

INDEX

Mots-clés : pratique marchande, cour beylicale, République, représentation diplomatique Keywords : commercial practice, Bey’s Court, Republic, diplomatic representation

AUTEUR

MEHDI JERAD Maître-assistant à la faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse, Medhi Jerad est directeur du département d’histoire depuis août 2014. Ses travaux de recherche, élaborés au sein du laboratoire « Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes », portent sur l’histoire sociale de la Tunisie moderne. Il vient de faire paraître en 2015, La correspondance de Jean Antoine Molinari, consul suédois à Tunis 1764-1778, (correspondance introduite et annotée), Facultés des lettres et des sciences humaines de Sousse, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, Laboratoire « Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes », Tunis, 607 p.

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Les voyageuses britanniques à Nice de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle : un espace relationnel à dimensions multiples

Isabelle-Eve Carlotti-Davier

Among the many evils arising to England from the disastrous state in which the French revolution had placed Europe, must be reckoned its influence on the character of our youth, by debarring them for all powers of seeing various modes of social life, or living in any society but that of their own country. Foreign travel, however incapable of suffering the wants of a neglected education must surely be considered as particularly necessary to the development of mind in inhabitants of an island. Agnès Berry, England and France. A Comparative View of the Social Conditions of Both Countries, 18341.

1 À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les femmes de l’élite britannique entendent effectuer leur propre Grand Tour, fondé sur le modèle ancien du voyage d’éducation en Europe2. Le parcours est bien connu : traversée de la Manche et escale à Calais ou à Boulogne pour atteindre la première ville d’importance : Paris. La capitale française, représentée comme le haut lieu du bon goût et des coteries littéraires, est aussi la première étape pour accéder à la haute société européenne. Ensuite, fortes de nouvelles relations et munies de lettres de recommandation, les voyageuses poursuivent leur voyage vers les États italiens, dont les villes de Florence, Rome, Naples et Venise attirent toutes les convoitises par leur richesse culturelle et artistique.

2 Nice n’est généralement qu’une étape sur ce chemin et le séjour des voyageuses est relativement court, limité au plus à la saison qui s’étend de décembre à mars3. Pour l’époque moderne et le début des temps contemporains, l’historiographie s’est peu intéressée à cette ville de bord de mer, à l’histoire mouvementée, comprenant des périodes savoyardes et des occupations françaises. La visite de voyageuses britanniques à Nice s’interrompt pendant l’annexion française de 1792 à 1814, hormis durant la Paix d’Amiens (mars 1802 - mai 1803). Ce sont donc les États de Savoie qui président à la destinée du comté lorsque les Britanniques se rendent à Nice et cela, jusqu’en 1860. Les

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voyageurs français et britanniques du XVIIIe et du XIXe siècle ont véhiculé par leurs récits l’image d’une ville pauvre en sociabilités et vie culturelle4. La faible interaction entre les visiteurs et les autochtones qui semble en résulter a conduit les historiens à considérer que la communauté britannique est repliée sur elle-même sans réel contact avec la population locale5. Alain Bottaro dans son étude sur la présence britannique à Nice sous l’Ancien Régime évoque dans ce sens le regroupement des Britanniques dans un même quartier, celui de la Croix de Marbre et renommé sous un vocable anglais « Newborough ». Ce lieu de vie commun permet de supposer que « la colonie vit en vase clos »6. Cette représentation est confirmée dans les études sur les voyageurs britanniques à l’ère victorienne et édouardienne. John Pemble se fonde notamment sur les propos d’un voyageur anglais à Nice en 1852, Edmund Spencer, pour en conclure que le faubourg de la Croix de Marbre est en quelque sorte « annexé » par les Britanniques sans égard pour ses habitants. Les pancartes sont écrites en langue anglaise dans les commerces et proposent des articles provenant du Yorkshire et de Manchester tandis que des apothicaires et des médecins sont également des sujets du Royaume-Uni. L’édification d’un lieu de culte anglican parachève la matérialité d’une communauté britannique à Nice, de manière semblable à d’autres destinations de voyage britanniques en Méditerranée au XIXe siècle7.

3 Ces analyses sont pourtant en contradiction avec l’article éclairant d’Elaine Chalus, qui en étudiant le caractère cosmopolite de la saison à Nice dans la première moitié du XIXe siècle, met en évidence des liens étroits entre les voyageurs britanniques et les notabilités locales8. Cette rencontre donne lieu, chaque année, à ce qu’elle nomme une « fusion annuelle ». Les rapports entre voyageurs et autochtones influent sur l’identité même de la ville qui s’impose au cours du siècle comme villégiature cosmopolite de la haute société. Les femmes de l’élite jouent un rôle central dans la mise en relation des différents acteurs et réseaux en présence.

4 À travers l’étude de récits de voyage ou d’échanges épistolaires entre femmes britanniques, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au premier XIXe siècle, nous souhaitons démontrer que les sociabilités locales durant la saison s’inscrivent dans une longue tradition du voyage et de l’hospitalité féminine à Nice qui remonte aux débuts du tourisme9. Les échanges sont principalement débutés et régulés par les femmes de la haute société. La prédominance de la colonie britannique jusqu’en 1860 a favorisé des rapports continus entre les voyageuses britanniques et la noblesse locale10. Des visiteurs d’autres nationalités (italienne, française, allemande et russe) séjournent dans la ville au XIXe siècle mais il apparaît que la pratique de l’hospitalité relève de l’initiative des voyageuses britanniques et des femmes de la noblesse niçoise11.

5 Daniel Féliciangeli souligne que la noblesse niçoise est la seule catégorie de la population locale à même d’entrer en contact avec les visiteurs britanniques, ce qui n’est guère contestable si on se place du point de vue du rang social12. Toutefois, en raison du réel intérêt que les voyageuses britanniques manifestent pour la découverte de la culture niçoise ainsi qu’une soif de développer des compétences intellectuelles et artistiques, ces dernières sont conduites à se lier avec d’autres groupes sociaux locaux qui n’appartiennent pas à la haute société. Il s’agit de relations contractuelles informelles entre les voyageuses et des intermédiaires, principalement des apothicaires et des professeurs privés. Ces rapports, bien que rémunérés, offrent une ouverture supplémentaire aux femmes britanniques qui accèdent ainsi à une connaissance plus diversifiée de la société locale.

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6 Les liens privilégiés qu’entretiennent les voyageuses avec la société locale ne signifient néanmoins pas que la vie « intracommunautaire » britannique n’a pas d’existence propre. Elle est au contraire dynamique en constituant un autre réseau de relations se déployant parallèlement à celui de la haute société cosmopolite. Une forte présence féminine l’anime reproduisant certaines formes de sociabilités « à l’anglaise » permettant ainsi aux voyageurs de retrouver à l’étranger la culture de leur pays d’origine. Entre ouverture et préservation identitaire, les voyageuses sont à la croisée de ces deux aspirations qui peuvent sembler antinomiques.

Les voyageuses britanniques à Nice : 1783-1839

Voyageuses de passage et « habituées »

7 Dans la majorité des cas, Nice constitue une étape sur la route de l’Italie mais la ville compte des voyageuses régulières dont les plus connues sont Lady Penelope Rivers (vers 1724-1795) et Lady Olivia Sparrow (vers 1775-1865). Elles ont toutes les deux fait construire une villa (l’une à Nice et l’autre à Villefranche-sur-mer) mais seule celle édifiée par Lady Penelope Rivers existe toujours aujourd’hui13. Elles s’installent tous les hivers et accueillent les nouveaux arrivants de la colonie14. Par leur connaissance du lieu, elles facilitent l’intégration des voyageurs britanniques dans la société locale.

8 Par son climat, Nice regroupe de nombreux valétudinaires souvent atteints de phtisie. Pour éviter la chaleur de l’été, les voyageuses se rendent en Italie ou en Suisse. Certaines feront plusieurs séjours à Nice tandis que d’autres ne viennent qu’une fois. Un arrêt de quelques heures ou jours à Nice peut également être imposé par des conditions climatiques défavorables dans le cadre d’une traversée maritime ayant pour destination, Gênes. Ces différentes voyageuses se côtoient temporairement et forment une colonie mobile en constant renouvellement. Le rôle des « habituées » est alors essentiel à la cohésion du groupe.

Un groupe hétérogène

9 Les voyageuses ne forment pas un groupe socialement homogène mais elles appartiennent toutes à une forme d’élite, qu’elle soit sociale ou culturelle : les représentantes de la haute aristocratie ou de la gentry occupent souvent des fonctions à la cour d’Angleterre. Plusieurs d’entre elles sont dame d’honneur auprès de la reine Charlotte (1744-1818) ou de la princesse de Galles, Caroline (1768-1821). Nous trouvons également des écrivains ou des artistes amateurs qui relèvent tant de la noblesse que des classes moyennes.

10 Même si la plupart des voyageuses ayant laissé des écrits sont anglaises, certaines sont irlandaises ou écossaises. Ces différences ressortent néanmoins peu dans le discours. Un sentiment d’appartenance « nationale » émerge dans les textes. Ainsi, Lady Blessington (1789-1849), née de parents irlandais et catholiques mais marié à un Anglican, se définit comme anglaise et désigne la communauté des voyageurs britanniques « d’Anglais » sans distinction des différentes composantes du royaume15. À l’étranger, le lien social semble prendre le dessus par rapport à l’origine ethnique ou religieuse : ainsi, Lady Mary Graham (1757-1792) de Balgowan, représentant de la haute noblesse écossaise, entretient des rapports étroits à Nice avec les Spencer et les

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Cavendish, représentant les grandes familles aristocratiques anglaises. Elles constituent son principal soutien avant son décès en 1792. Dans le domaine religieux, la majorité des voyageuses se rattachent à des mouvements divers du protestantisme mais leur coexistence ne semble pas problématique. Au XIXe, avant la construction de la première église anglicane en 1822, Katherine West (??-??), qui appartient à la communauté des Quakers (Society of Friends) se réunit toutes les semaines pour l’office du dimanche chez un autre voyageur avec toute la colonie protestante16. Une minorité est de confession catholique ou juive.

11 Les voyageuses ont généralement reçu une éducation adaptée pour assurer leur place dans la haute société et tenir leur rang d’hôtesse au sein de la Polite Society17. Une tendance s’affirme au cours du XVIIIe siècle visant à l’amélioration de l’éducation des femmes de l’élite. La notion de Companionate marriage y a contribué en introduisant l’idée que le mariage doit être fondé sur une estime mutuelle des époux, valorisant ainsi l’instruction des femmes. Néanmoins, cette conception a souvent été limitée dans la pratique à l’acquisition d’accomplishments18 qui réduisent la bonne épouse à un rôle de faire-valoir social. Certaines personnalités féminines jugées radicales comme Hester Thrale Piozzi ou Mary Wollstonecraft se sont insurgées contre cet enfermement dans un rôle de représentation et de superficialité et ont préconisé au contraire une formation intellectuelle plus approfondie, fondée sur la raison19. Plus conservateur mais animé d’un même désir d’instruction est apparu le groupe d’Elizabeth Montagu, les Bluestockings, qui a contribué à diffuser au sein de l’élite un modèle de femme cultivée se situant dans le cadre de la bienséance et des codes de la haute société20. La plupart des voyageuses sont héritières de ces courants de pensée et démontrent au cours du voyage une volonté de se présenter comme des femmes instruites et curieuses d’apprendre. Les voyageuses consacrent du temps à l’écriture mais également à la lecture d’ouvrages érudits (guides ou traités scientifiques) ou de la littérature21.

12 Enfant, certaines ont bénéficié de l’enseignement reçu à la maison par un frère tandis que d’autres, grâce à la sollicitude de leur père, parviennent à un enseignement plus complet comprenant notamment la maîtrise de plusieurs langues et parfois même, une connaissance solide en lettres classiques. D’autres participent à des cercles de sociabilité où elles font la rencontre de personnalités contribuant à leur formation intellectuelle. Cornelia Knight (1757-1837) fréquente régulièrement les peintres Joshua Reynolds et Angelica Kauffman ainsi que l’écrivain Samuel Johnson et le philosophe Edmund Burke22. De même, Lady Damer (1749-1792) a reçu une formation artistique hors norme puisqu’elle a suivi des cours de sculpture et d’anatomie, disciplines jusqu’alors réservées aux hommes23. Les moins chanceuses ont recours à une formation autodidacte à l’âge adulte, fondée sur des lectures personnelles ou des leçons particulières24.

13 La majorité des voyageuses est relativement âgée (plus de trente ans) avec une forte proportion de femmes voyageant seules25 : des femmes mariées séparées temporairement ou définitivement de leur époux, des célibataires mais surtout des veuves. Même si la plupart sont d’un âge avancé comme la duchesse d’Ancaster (??-1793) qui séjourne à Nice en 1792 ou Lady Elizabeth Fremantle (1778-1857) en 1836, d’autres connaissent un veuvage très précoce et viennent durant la saison à Nice pour de multiples raisons. Lady Charlotte Campbell (1775-1861), dont l’époux décède en 1809 part ainsi avec ses cinq filles à Nice en 1815 car la vie y est moins chère qu’en Angleterre26 tandis que Lady Olivia Sparrow (vers 1775-1865) s’y trouve en 1817 dans

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l’espoir de la guérison de son fils. Après son décès, elle continue à revenir tous les ans à Nice jusqu’en 182427.

14 En raison du coût élevé d’un voyage sur le continent, les femmes séparées de leur époux sont contraintes de solliciter l’aide d’amis ou de proches. Lady Elizabeth Foster (1759-1824), qui a quitté le foyer conjugal de son propre gré, n’est en mesure de partir en Italie que parce qu’elle bénéficie de la protection du duc et de la duchesse de Devonshire. En échange de leur générosité, Lady Elizabeth Foster accepte de prendre soin de l’éducation de la fille illégitime du duc à l’étranger. Une autre partie du voyage est financée par son père, Lord Bristol, qui grâce à l’intercession de son épouse, concède une augmentation de cinquante livres aux revenus qu’il verse annuellement à sa fille. Il consent à lui accorder cinquante livres supplémentaires en cas de conduite morale irréprochable28. Les femmes non mariées de la classe moyenne sans protecteur ou bienfaiteur influent, sont contraintes de travailler. Claire Clairmont (1798-1879), belle-fille du philosophe William Godwin, occupe des fonctions de gouvernante29.

Le récit de voyage au féminin

15 Rosemary Sweet souligne que dans la pratique du voyage, les femmes prennent une certaine distance par rapport aux « normes » du Grand Tour. Cette liberté se reflète dans l’écriture des récits de voyage30. Les sociabilités sont détaillées avec minutie, ce qui est très utile pour étudier les relations interpersonnelles des élites européennes. Katherine Turner a mis en évidence l’apparition croissante de publications de relations féminines de voyage dès 177031. Lady Mary Wortley Montagu (1689-1762) a ouvert la voie en rédigeant ses lettres turques (The Turkish Embassy Letters) au cours d’un séjour à Constantinople de 1717 à 1718. Cet ouvrage constitue pour le public féminin au Royaume-Uni un modèle de l’art épistolaire au même rang que Madame de Sévigné32. Progressivement, le récit de voyage, élevé au rang de genre littéraire, permet aux femmes d’élargir leur activité d’écriture. Les conditions de forme sont relativement lâches et reprennent des formats connus tels que la correspondance ou le journal intime qui appartiennent déjà à la sphère d’expression féminine. L’exercice paraît accessible et adapté au rôle qui leur est attribué dans la société. Mariana Starke (vers 1762-1838) devient le premier auteur féminin à publier de 1802 à 1836 une série de guides de voyage en Italie qui inspire à son ancien éditeur, John Murray, la collection Murray qui sera suivie par d’autres comme les Baedeker33. L’écrivain Lady Margaret Blessington (1789-1849) parvient à obtenir une légitimité dans les cercles littéraires grâce à la publication de ses mémoires en Italie34. Toutefois, cette évolution n’est pas aussi révolutionnaire qu’il n’y paraît car s’il est vrai que la mode de tenir un journal de voyage est très répandue parmi les voyageurs, féminins ou masculins, seule une petite minorité des voyageuses vise une consécration publique de leurs écrits. La plupart des femmes de l’élite restent attachées à une communication « contrôlée » de ceux-ci consistant en une circulation limitée au cercle familial ou à certains amis.

Des relations privilégiées avec la noblesse locale

16 Les femmes de l’élite britannique jouent un rôle central dans l’introduction des voyageuses dans la haute société locale. Elles peuvent intervenir directement sur place ou à distance par le moyen de lettres de recommandation. Les représentantes des

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familles nobles niçoises, qui ont tissé des liens avec certaines voyageuses lors de précédents séjours, constituent également des relais pour intégrer les nouvelles venues aux cercles de sociabilité mondaine.

L’accès à la bonne société

17 Lady Penelope Rivers est un bon exemple pour comprendre comment les voyageuses britanniques sont présentées à la haute société locale. Ainsi Laetitia Houblon (1742-1828) entreprend un voyage à Nice en 1787. L’itinéraire classique, suivant les étapes du Grand Tour, est de faire un séjour à Paris puis à Lyon avant de descendre la vallée du Rhône. Elle rencontre lors de son étape lyonnaise Lady Penelope Rivers qui est l’une de ses amies. Cette dernière précède Laetitia Houblon à Nice et se charge d’annoncer son arrivée prochaine à toute la colonie britannique mais aussi à ses relations dans la noblesse niçoise et aux étrangers en visite. Elle prépare donc l’introduction de Laetitia Houblon à la bonne société. Après une première présentation à la « Baronne Tondut », celle-ci fait la connaissance d’autres notabilités locales par son intermédiaire35 : Lady Rivers, who had preceded the ladies from Lyons, had announced their coming, and now made it her business to introduce them to all the « best people », both of the little côterie of English and now the large and varied society comprising the residents « Nissards » and many other visitors, both of French and Italian nationality 36.

18 Les lettres de recommandation sont également un moyen efficace pour entrer en contact avec la noblesse locale. Ainsi, au début du XIXe siècle, Mary Berry (1764-1852) qui fait partie des quelques familles à se rendre à Nice après la signature de la Paix d’Amiens, est munie d’une lettre qui lui a été remise par son amie la duchesse de Devonshire, Georgiana Cavendish. Elle est ainsi présentée à Madame de Sainte-Agathe, hôtesse niçoise : The Chevalier de Chateauneuf, to whom the Duchess of Devonshire gave me a note, is not here, but as she likewise gave me the name of his sister, a Madame de Sainte-Agathe, I sent a civil note to her, with the Duchess compliments, which soon brought her to our hotel ; […] she brought with her a Monsieur Reynardi and her belle-soeur, and two other demoiselles ; in short, nous voici faufilées in any society there is at Nice37.

19 Au-delà de la première présentation, les voyageuses doivent entretenir leur nouveau réseau de relations en remplissant leur devoir de visite. Les femmes de la noblesse niçoise se conforment également à cette obligation. La visite s’effectue en général à plusieurs ce qui permet de nouer de nouveaux liens et de participer à un plus grand nombre de cercles mondains. Les visites permettent aussi une connaissance plus intime qui peut dans certains cas s’apparenter à de l’amitié.

20 Laetitia Houblon évoque dans ce sens celle de la comtesse de Cessole et de ses trois filles qui lui ont fait l’honneur de chanter et de danser pour elle. Une relation suivie s’instaure entre la voyageuse et les jeunes filles pendant son séjour. Laetitia Houblon invite ainsi « les petites Cessoles » régulièrement à l’accompagner au théâtre38.

21 L’accès à la bonne société suppose la rencontre avec les notabilités de la ville comme le commandant ou l’intendant général. Parmi les autorités religieuses, l’évêque est reçu et invité par les voyageuses39. La haute société mondaine accueille aussi des étrangers en visite issus de la noblesse française, allemande et italienne, ce qui permet d’affirmer le caractère cosmopolite de Nice dès le XVIIIe siècle, même si cette composante s’affirme encore davantage au siècle suivant40.

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22 Les espaces dans lesquels la sociabilité mondaine se développe et s’organise revêtent une importance particulière. Les réceptions ou soirées dans le cadre privé des maisons ouvertes, que nous aborderons plus loin, en constituent le pivot central. Cette sociabilité se prolonge ensuite dans certains lieux publics incontournables de la vie urbaine des élites comme le théâtre.

23 Le théâtre fréquenté par les voyageuses est fondé par la comtesse Alli de Maccarani en 1777 dans le quartier de Villeneuve. Il réunit voyageurs distingués, noblesse niçoise et personnalités de la ville41. Le jeu des réseaux joue à plein pour obtenir une bonne place au théâtre : grâce aux introductions faites par Lady Penelope Rivers et la comtesse Tonduti de l’Escarène, Laetitia Houblon est invitée à occuper la loge de l’intendant général42. Pour Laetitia Houblon, cette marque d’hospitalité revêt une importance plus grande que pour des voyageuses appartenant aux anciennes familles aristocratiques britanniques car elle lui permet d’affirmer sa position sociale. Laetitia Houblon est membre de la gentry anglaise mais sa famille huguenote, réfugiée en Angleterre pour éviter les persécutions religieuses, connaît à partir de la fin du XVIIe siècle une ascension sociale après avoir débuté dans le commerce et la finance. Le voyage en Europe permet ainsi d’être traité avec distinction et d’être assimilé aux plus grands. La participation des voyageuses à la vie du théâtre est encouragée comme le témoigne aussi la dédicace de la pièce jouée en 1783, adressée à « l’illustrissima Donna Milady Ryvers »43. La venue d’étrangers est souhaitable à l’économie du pays et constitue sans aucun doute un élément déterminant dans la politique locale d’accueil. Un public de voyageuses pour les soirées lyriques contribue au prestige de la ville, démontrant sa capacité à regrouper une société cosmopolite élitaire. L’enjeu de distinction est au centre de la vie du théâtre tant pour les voyageurs que pour la ville.

24 Au début du XIXe siècle, apparaissent de nouveaux lieux de sociabilité qui sont à la mode dans les villes d’eau britanniques mais également à Paris. Il s’agit d’établissements proposant des salles de divertissement et des cabinets de lecture, ouverts à des visiteurs fortunés, déplaçant encore davantage les élites de la sphère domestique vers la sphère semi-privée. La politique de la ville confirme ainsi sa volonté d’attirer de nombreux touristes et son ambition d’égaler avec les villégiatures les plus prisées en Europe. En 1805-1806, la « Société philharmonique » est créée à Nice afin d’organiser des bals par souscription. En 1838, la société est transformée en Cercle, à la manière d’un club anglais, comprenant des salles de lectures avec mise à disposition de journaux étrangers dont le Times et le Galignani’s Messenger mais aussi des périodiques français44. Des salles de jeux, de bals ou de concerts ainsi qu’un restaurant participent à l’agrément des visiteurs. L’accès au Cercle est subordonné à la présentation par un membre mais il revient dans les faits au consul britannique d’intégrer les ressortissants dont il a la charge45. En 1839, Benoît Visconti ouvre dans le même esprit que le Cercle une librairie proposant à leurs clients des salons de lecture, une salle de conversation et de musique, des expositions de peinture locale et d’objets d’art, une salle de jeu ainsi qu’un salon à l’usage des dames46. Nous pouvons constater que même si les réseaux à l’échelle de l’individu sont relayés par des entités faisant office d’institutions culturelles, la rencontre et les échanges sont toujours recherchés et animés par un esprit cosmopolite qui n’est pas sans lien avec celui de la République des Lettres puisqu’il contribue à une diffusion du savoir dans le cadre d’une société élitaire47.

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L’Hospitalité

25 Le rôle d’intermédiaires des femmes de l’élite ou même de « facilitatrices »48 pour reprendre le terme anglo-saxon de facilitator se prolonge par un devoir d’hospitalité. Des assemblées, généralement nommées conversazioni, ont lieu dans l’espace privé49. À tour de rôle, les femmes de la noblesse niçoise et britannique organisent des soirées rassemblant notabilités locales et voyageurs de qualité. Les divertissements proposés sont des jeux de cartes et des bals qui accompagnent ou suivent la conversation. Un souper ou des rafraîchissements sont parfois servis. Étant donné la mobilité des voyageurs que nous avons soulignée, ces réunions sont peu propices à la création de salons permanents, du moins lorsqu’ils naissent de l’initiative des voyageuses présentes uniquement pour la saison. Ces sociétés informelles, créées au gré des arrivées, connaissent un succès qui se mesure à l’aune du talent de l’hôtesse qui entreprend de rassembler des personnalités autour d’elle. Il n’y a pas de hiérarchie entre les soirées organisées qui demeurent informelles : il n’y a pas par exemple comme pour les salons romains, de distinction entre les salons de premier rang, « de primera sera » et ceux qui leur sont inférieurs, « de seconda sera »50. Le modèle des conversazioni niçois est proche de celui des Assemblies qui se tiennent en Angleterre dans les villes d’eau comme à Bath à tel point que les voyageuses emploient indifféremment la dénomination italienne ou anglaise51.

26 L’hospitalité niçoise a très certainement été peu étudiée jusqu’alors car de nombreux historiens ont fondé leur analyse des relations entre voyageurs et habitants locaux sur le récit de voyage de Tobias Smollett52. Les célèbres lettres niçoises du médecin écossais, Travels through France and Italy, publié en 1766 offrent une multitude d’informations utiles sur le comté de Nice et constituent une référence d’autorité autant pour le public du XVIIIe siècle qu’aujourd’hui. L’auteur indique que la noblesse locale se montre particulièrement peu accueillante auprès des étrangers. La haute société locale considérerait les Anglais avec mépris, principalement en raison de leur supériorité économique et de leurs préjugés religieux. Il en donne pour preuve ultime l’exemple du consul anglais qui malgré ses quelque trente-quatre années de résidence à Nice, n’aurait jamais été invité à la table de notables niçois53 : You must not expect that I should describe the tables and the hospitality of our Nissard gentry. Our consul, who is a very honest man, told me, he had lived four and thirty years in this country, without having once eat or drank in any of their houses54.

27 Cette assertion mérite deux observations. Tobias Smollett semble tout d’abord faire référence à l’absence de repas plutôt qu’à un défaut d’invitation du consul dans la bonne société niçoise. Il est facile d’établir à la lecture des correspondances ou de journaux de voyage la position centrale du consul britannique à Nice. Le statut dont il bénéficie l’intègre de fait dans les assemblées mondaines de la ville. En revanche, les étrangers en visite à Nice se confrontent à des pratiques différentes dans la manière de recevoir. Il ne faut pas oublier que la noblesse niçoise est relativement pauvre et n’était vraisemblablement pas en mesure d’offrir d’aussi fastueuses réceptions que les voyageurs britanniques fortunés. En second lieu, Isabelle Bour fait apparaître un autre aspect dans son étude sur la représentation de la sociabilité franco-anglaise dans les guides et récits de voyage au XVIIIe siècle dans laquelle elle cite les propos d’un voyageur britannique nommé Philip Thicknesse qui sont particulièrement éclairants pour notre propre analyse : Philip Thicknesse déclare qu’il se flatte d’avoir été reçu parmi la haute aristocratie en France et qu’il impute aux préjugés de Tobias Smollett

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sur les Français son incapacité à avoir fréquenté des gens de qualité. Il est intéressant de noter que Tobias Smollett n’a probablement pas obtenu les lettres de recommandation nécessaires pour accéder à la haute société française mais également niçoise. L’interprétation de Philip Thicknesse met bien en lumière l’enjeu de distinction sociale qui caractérise le Grand Tour. L’intégration dans la haute société étrangère est un passage obligé qui valide toute l’entreprise du voyage. Le voyageur de qualité est libre de critiquer ou d’apprécier cette société, l’essentiel étant d’y avoir été présenté. Tobias Smollett en appelle pourtant à la respectabilité du consul pour affirmer qu’en dépit de cela, il n’a pas bénéficié d’un accueil digne de sa réputation, ce qui justifierait en réalité, le fait que lui-même, modeste médecin, ne pouvait donc prétendre à une quelconque invitation.

28 Cette critique de Tobias Smollett à l’égard de la noblesse niçoise est absente de tous les écrits des voyageuses qui ont pu être consultés. Ils établissent au contraire l’existence d’une hospitalité constante de celle-ci tant au XVIIIe siècle qu’au XIXe siècle55. Lætitia Houblon (1742-1828) indique qu’elle a été reçue en premier lieu par la comtesse Tonduti de l’Escarène qui tient à jour fixe des Assemblies où les jeux de hasard et d’argent vont bon train : […] where all the first people and where we received a thousand of civilities. I shan’t be ruined by gaming, for I find they doubled the stake out of compliment to me at my table, and yet we played shilling whist. Most took Miss Betsy for my daughter. She flirted with Signor Grimaldi, the first grandee of this place. Lady Rivers introduces us 56.

29 Elle poursuit : […] we dined out five days a week. English and Irish are very sociable, and the Nissards shew us a thousant attentions. The assemblies are very pleasant57.

30 D’autres hôtesses niçoises comme les comtesses de Cessole et Torrini sont également citées par Laetitia Houblon, ce qui montre une hospitalité active des femmes de l’élite niçoise à la fin du XVIIIe siècle58. Au XIXe siècle, Madame de Sainte-Agathe réunit dans sa demeure des voyageurs distingués pour ses conversazioni, rue du Pont Neuf59. En 1838, Lady Judith Montefiore (1784-1862) fait état de l’accueil de Madame Avigdor. Cette dernière est l’épouse du célèbre banquier juif niçois, Isaac Samuel Avigdor. Elle possède comme toute personne de la bonne société une loge au théâtre et organise à jour marqué des « soirées »60. Il est intéressant de noter que les contacts des voyageuses ont évolué et se sont étendus aux personnalités locales appartenant à la bourgeoisie. La présence d’une communauté juive à Nice accueillant des voyageuses britanniques d’origine juive est également un élément peu souligné du voyage au féminin61.

31 Les voyageuses britanniques sont elles-mêmes à l’initiative de sociabilités cosmopolites qui ont lieu le plus souvent dans les résidences d’été (« les campagnes ») qui ont été construites dans le nouveau quartier de « Nieubourg » (Newborough). Laetitia Houblon affirme qu’elle invite toutes les personnes à laquelle elle rend visite, ce qui permet de prendre la mesure de l’amplitude de son réseau sur place. Elle indique qu’elle recevra 108 hôtes lors d’une soirée en février 178962. Elle évoque également un bal donné par une compatriote, Lady Landaff, où étaient présents seize couples de danseurs, trois pièces étant consacrées au jeu tandis que des rafraîchissements sont servis pendant toute la soirée63.

32 Pendant l’hiver 1802-1803, Mary Berry (1763-1852), salonnière et écrivain, fait ouvertement part à l’une de ses amies en visite à Paris de sa détermination à réunir auprès d’elle une société à son goût : elle a refusé toutes les invitations britanniques

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pour s’entourer, une fois par semaine, de ce qu’elle appelle ses « amis niçois » qui sont composés notamment du général Reynardi64 et de Madame de Sainte-Agathe mais aussi du prince Louis de Liechtenstein. Elle apprécie leurs talents de musicien et partage avec eux des jeux de cartes et un repas. La soirée s’achève parfois par de la danse. Face au succès de ces soirées, des ressortissants britanniques ont prié Mary Berry de se joindre à eux. D’une manière informelle et grâce à son expertise sociale, elle parvient ainsi à transformer un cercle confidentiel en une assemblée diverse faisant intervenir plusieurs réseaux présents à Nice : les représentants de la noblesse niçoise, l’aristocratie royale européenne et les voyageurs britanniques.

33 Trente ans plus tard, la vie mondaine continue à se développer, regroupant de nombreuses nationalités. Lady Elisabeth Fielding, mère du célèbre savant britannique, William Henry Talbot65, reçoit pendant les saisons de 1834 à 1836, tous les jeudis en alternant soirées dansantes, concerts musicaux et bals d’enfants. Une société cosmopolite s’y retrouve : dans la noblesse locale, la famille de Cessole, le Marquis de Chateauneuf, le comte de Garin, le chevalier Arson, Madame de Sainte-Agathe, le marquis de Gubernatis pour ne citer que les plus connus. Il y a aussi des personnalités des autorités publiques telles que le gouverneur et le président du Sénat, des diplomates comme les consuls d’Autriche et britannique ou l’ambassadeur d’Espagne et des banquiers comme Isaac Samuel Avigdor. Des membres de la noblesse européenne sont également invités comme le Prince et le Vicomte de Wrede66.

34 Le prestige des invités ainsi que le caractère cosmopolite des soirées constituent les éléments déterminants d’une compagnie plaisante. Our great card as to agreeableness is a Prince de Wrede, son of a Bavarian General who did good service at the end of the war – he is very agreeable, he travelled much in the East and elsewhere and we have all take a fancy to him 67.

35 La présence d’autres voyageurs étrangers apparaît comme la garantie de réunir une société de distinction donnant lieu pour reprendre les termes d’Elaine Chalus à une « fusion annuelle »68. L’année suivante, la menace de l’épidémie du choléra éloigne les visiteurs et compromet le renouvellement des différentes colonies, affectant ainsi de manière drastique la vie mondaine à Nice. The society here does not promise very agreeable this winter, there are a great many English families, but mostly either saints, like Lord and Lady Mandeville 69 or invalids or obscure people nobody ever heard of – and hardly any French or other foreigners 70.

36 Comme dans les salons de l’Ancien Régime à Paris ou dans les conversations mondaines d’autres capitales européennes, les rencontres de Lady Feilding comportent des représentations musicales réalisées soit par des musiciens amateurs ou professionnels71. En Angleterre, sa fille, Horatia, joue régulièrement pour les invités de passage à Lacock Abbey des duos de harpe avec une ancienne gouvernante de la maison nommée « Amandier »72. Cette dernière anime également les soirées par son chant, qu’elle interprète seule ou avec d’autres hôtes. La vie musicale de Lacock est transposée à Nice puisque la harpe a suivi ses propriétaires et que la musique créé un lien social manifeste. Au pic de l’épidémie du choléra, la famille Feilding s’installe dans l’arrière- pays, à Saint Barthélémy, avec des contacts extrêmement réduits. Grâce à la musique, de nouvelles amitiés se nouent avec leurs plus proches voisins qui sont de nationalité russe : Since Caro went away we have only seen one night the Russians, they often spend the evening with us, make music and go home at midnight73.

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Le recours à des intermédiaires rémunérés

37 Au cours de leur séjour à Nice, les voyageuses ont recours à des services rémunérés. La domesticité constitue une part importante du travail apporté par la clientèle britannique même si celle-ci est généralement accompagnée d’un ou plusieurs serviteurs attachés à leur service au Royaume-Uni74. Les voyageuses sont en contact aussi avec le personnel dans les hôtels ainsi qu’avec les commerçants de la ville. Nous ne rentrerons pas dans ces aspects, notre propos étant de montrer que le voyage au féminin se rattache à la tradition du « voyageur éclairé » qui met à profit toutes les opportunités d’apprendre. Cette question est généralement absente dans les études sur les sociabilités féminines à l’étranger, à l’exception des salons parisiens et des conversazioni des grandes villes italiennes75. Les analyses se concentrent sur les réseaux littéraires féminins européens et ne couvrent pas la diversité des interlocuteurs avec lesquels les voyageuses entrent en contact.

Les apothicaires et savants

38 Les apothicaires ont développé des liens étroits avec la clientèle britannique dès le XVIIIe siècle. La formation de cette profession n’est pas réglementée, ce que souligne Mariana Starke lorsqu’elle évoque le parcours d’un certain Faraudy76, qu’elle présente comme un homme d’origine paysanne, qui s’est instruit de manière autodidacte à la médecine puis a entrepris d’apprendre la langue anglaise. Il s’est ensuite proposé comme apothicaire à la communauté de voyageurs britanniques77. Les voyageuses ne précisent pas si ce dernier rendait d’autres services à la communauté anglaise. À l’inverse, au XIXe siècle, intervient un autre apothicaire nommé Antoine Risso (1777-1845). Contrairement à Faraudi, il a été apprenti dans un laboratoire de pharmaciens et s’est donc formé à ce métier. Il entretient des relations avec les étrangers à Nice dans la mesure où il est souvent cité dans les récits de voyage. Par son intermédiaire, Katherine West découvre la pratique religieuse locale : elle indique qu’elle a pu observer la procession de la Fête-Dieu depuis les fenêtres de son appartement78. Son rôle n’apparaît donc pas limité à des services d’ordre pharmaceutique mais il agit plutôt comme médiateur. Antoine Risso a complété sa formation par des cours de botanique et de chimie puis est devenu un spécialiste en ichtyologie, publiant de nombreux ouvrages savants. Il peut ainsi offrir son expertise scientifique79. Lady Elisabeth Feilding (1773-1846), comme de nombreuses voyageuses britanniques, est passionnée de botanique et pratique cette activité à l’étranger afin de connaître de nouvelles espèces et éventuellement rapporter des boutures en Angleterre. Dans sa correspondance avec son fils, William Henry Talbot (1800-1877), lui-même botaniste et herborisant lors de voyages sur le Continent, elle partage ses découvertes. À Nice, elle a l’opportunité d’acquérir des plantes ou des graines qu’elle fait ensuite expertiser et contrôler par Antoine Risso : I have spent 40 francs more for some seeds which have been acclimatés at Hyeres – they were brought here by a Man who has lived there 12 years & has a large garden entirely for that, as it is the warmest place in France, & he is employed by the jardin des plantes at Paris on purpose to induce the natives of hot countries to grow & prosper in moderate climates. De toutes les productions d’outre mer, I only took one large parcel chiefly from Algiers & the different côtes de la Méditerranée & qui n’exigent pendant l’hyver [sic] que des

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serres tempérées ou d’Orangerie. Each small pacquet has its botanical etiquette supervised by Risso. The Man himself is well known & they say que je peux me fier à lui80.

39 Antoine Risso introduit Lady Feilding à un autre scientifique niçois, Jean-baptiste Vérany (1800-1865), naturaliste, ayant suivi des études supérieures à l’université de Turin81. La rencontre de savants n’est cependant pas propre au XIXe siècle. Laetitia Houblon indique qu’elle a fait la connaissance d’un savant niçois (mais elle ne révèle pas son identité) qui lui a octroyé des lettres de recommandation auprès de ses « confrères » qui lui ont ouvert les portes de grands scientifiques, écrivains et artistes à Milan. Elle entre notamment par ce biais en relation avec l’abbé Amoretti, géographe et naturaliste, qui lui donne à son tour des lettres de recommandation pour être reçue par des savants de l’université de Pavie, dont Alessandro Volta. Ce dernier fait l’honneur aux visiteuses de leur présenter ses découvertes sur des machines anglaises82. Le réseau mondain ouvre donc aussi sur la vie intellectuelle.

Les professeurs particuliers

40 Ce commerce est florissant en Angleterre où s’enchaînent dans les bonnes maisons les professeurs d’accomplishments. Ces enseignements s’adressent surtout aux jeunes filles avant leur mariage mais ils peuvent aussi être proposés à l’âge adulte. La sphère domestique n’est le seul lieu où se déroulent les leçons, il est fréquent de poursuivre son éducation ou de perfectionner ses talents à Londres ou dans les villes d’eau83.

41 Nice s’est adaptée à cette demande en mettant à disposition des voyageuses des professeurs particuliers dans les disciplines qu’elles recherchent84. Il apparaît que les leçons de langues (français et italien), de botanique, de musique et de dessin ont été dispensées à la fin du XVIIIe siècle85. La maîtrise du français relève de la bonne éducation et constitue une marque de distinction héritée de la tradition du Grand Tour où le jeune fils de famille devait séjourner longuement en France avant d’atteindre un niveau suffisant en français afin d’être introduit dans les cours européennes86. La botanique est une occupation féminine à la mode, développée par la reine Charlotte (1744-1818) et certaines dames de la cour comme Mary Delany. Au XIXe, la botanique est élevée au rang des accomplishments les plus élégants87. L’enseignement des arts n’est ici guère surprenant et correspond comme nous l’avons indiqué aux compétences de toute femme de qualité. Il y a très probablement eu d’autres offres possibles surtout si nous nous référons au guide de William Farr paru en 1841 recensant des professeurs de langue (français et italien), de musique, de dessin et de danse. Il indique que des leçons en histoire, en géographie et en langues mortes sont également disponibles88. La palette de compétences proposée est significative dans la mesure où nous retrouvons les disciplines traditionnellement pratiquées par les femmes de l’élite mais également d’autres sujets réputés plus érudits. Le guide de William Farr montre que cet engouement des voyageuses pour les cours particuliers est encore d’actualité dans une période historique où la culture du Grand Tour est moins prégnante. Toutefois, les enjeux de distinction demeurent ainsi que les exigences liées à l’éducation des femmes en vue du mariage.

42 Au-delà des contacts avec des professeurs, les voyageuses sont en relation à Nice avec d’autres intermédiaires qui participent de la vie intellectuelle et culturelle de leur séjour. Lady Elizabeth Webster (1771-1845) se fait livrer par exemple alors qu’elle est en entretien avec l’évêque, une machine électrique et elle mentionne qu’elle possède un

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télescope89. De plus amples recherches pourraient mettre en évidence l’accès des voyageuses au commerce des instruments scientifiques.

Une sociabilité britannique

43 Les relations privilégiées que les voyageuses entretiennent avec la société locale n’excluent pas une vie dynamique au sein de la colonie britannique où les femmes jouent de nouveau un rôle d’hôtesse et d’intermédiaire. Certaines voyageuses britanniques dont Lady Olivia Sparrow (vers 1775-1863) ont également été actives dans le domaine religieux afin de doter la communauté britannique d’un lieu de culte public mais nous n’aborderons pas ce point car il a fait déjà fait l’objet d’études90. La sociabilité britannique se développe parallèlement aux cercles mondains cosmopolites. Elle correspond dans une certaine mesure à la transposition des modèles et des institutions de la vie sociale britannique. Le jeu des lettres de recommandation et des visites constitue le socle des relations interpersonnelles dans la colonie de la même manière qu’il a opéré pour l’introduction des voyageurs dans la haute société locale.

Les cercles de sociabilité restreints

44 Rosemary Sweet relève le rôle des femmes au sein de la communauté britannique, en indiquant qu’elles sont à même de reproduire certaines formes de sociabilité de la capitale londonienne (notamment une société mixte) et de proposer à l’étranger un cadre familier91. À Nice, il est habituel que les voyageuses les plus âgées préfèrent rester dans un entre-soi plus confidentiel. Lady Penelope Rivers (vers 1724-1795), qui comme nous l’avons vu joue le rôle d’intermédiaire auprès des notabilités locales mais accueille et rassemble également autour d’elle une société britannique. Elle reçoit ses amies dans sa villa niçoise, ce que relate Lady Margaret Spencer dans ses lettres à son amie, Caroline Howe92. Lady Margaret Spencer, elle-même, reçoit tous les soirs à partir de sept heures jusqu’à dix heures autour d’une table de jeu93. Au XIXe siècle, Madame Mary Way (??-??) énumère les différentes formes de sociabilités auxquelles sa famille peut participer mais elle préfère se contenter de dîners en petit comité : We have frequently small Gentleman dinner-parties, which are very pleasant but decline all evening visiting (« soirées ») which is the general intercourse with balls, cards… those at the Governement House are most gay : we have been invited frequently and all have been except me94.

45 Il est intéressant de noter qu’au début du XIXe siècle, Mary Berry (1763-1852) fait mention dans son journal de Britanniques se retrouvant pour des dîners entre compatriotes selon des horaires anglais. Il est fort probable que les soirées chez Lady Penelope Rivers, Lady Margaret Spencer et Madame Way aient correspondu à des critères purement britanniques, ce qui ne vient pas cependant contredire leur participation à des cercles cosmopolites. Lady Margaret Spencer évoque dans l’une de ses lettres une soirée passée chez Lady Penelope Rivers où cette dernière a fait lire à ses invités la dernière lettre qu’elle a reçue de Milan, de la main de l’archiduchesse Marie- Thérèse d’Autriche95. Il apparaît que même dans les cercles britanniques, les liens avec la haute société et les familles royales d’Europe soient au cœur des échanges.

46 Pour les voyageuses plus jeunes, le choix de limiter son réseau de relations est parfois motivé par des circonstances personnelles particulières : Lady Elizabeth Webster

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(1771-1845) effectue un voyage en Europe avec son époux, Sir Godfrey Webster (1748-1800), de vingt ans son aîné et qui se révèle d’un caractère difficile. Ce dernier consent néanmoins à satisfaire le désir de voyage de son épouse mais il décide de rentrer seul en Angleterre lorsque le couple se trouve à Nice. Lady Elizabeth Webster adopte alors une conduite prudente afin d’éviter tout scandale qui entraînerait son retour définitif et pourrait l’exposer à une procédure de divorce. Elle s’entoure de femmes plus âgées (Lady Penelope Rivers et la duchesse d’Ancaster) ainsi que d’hommes mariés ou de confiance : I was left alone at twenty years old in a foreign country without a relation or any real friend […]. The English society was too numerous to be pleasant. I lived with a few only -Dss. of Ancaster, Ly. Rivers, Messrs. Ellis, Wallace, Cowper, etc. […] I lived with great discretion, even to prudery. I never admitted any male visitors (except to numerous dinners) either in the morning or evening, with the exception of only of two- Dr. Drew, and a grave married man, a Mr. Cowper96.

47 Quelques années plus tôt, Lady Elizabeth Foster (1759-1824), dont la conduite irréprochable est subordonnée nous l’avons vu à l’octroi d’une augmentation de la pension paternelle mais surtout à un éventuel changement de position de son époux à l’égard de la garde de ses enfants qu’elle a perdue en quittant le domicile conjugal, applique la même stratégie de prudence en ne fréquentant qu’un cercle restreint de compatriotes et se place sous la protection de Lady Penelope Rivers97. Une autre catégorie de voyageuses privilégie des rencontres plus confidentielles en raison de leur état de santé qui ne leur permet pas de participer aux soirées mondaines. Le mobile médical est souvent la justification du voyage vers les climats chauds mais le degré de gravité des affections dont souffrent les voyageuses est très variable. Dans les cas les plus dramatiques, généralement des phtisiques, le confinement est fréquent. Les femmes de la colonie satisfont alors à leur devoir de visite.

Les visites

48 Comme les voyageuses britanniques exportent dans une certaine mesure leur façon de vivre à l’étranger, il n’est pas surprenant que le rituel des visites qui ponctue la vie de la haute société au Royaume-Uni prenne toute sa place à Nice98. Comme l’octroi de lettres de recommandation est relativement facile à obtenir, le rythme des visites est très soutenu. D’une saison à l’autre, le renouvellement de la colonie peut conduire les voyageuses à effectuer de nouvelles visites afin d’être intégrées à la société nouvellement formée99. Lady Margaret Spencer en vient même à redouter la destination de Nice où les Anglais constituent une forte communauté et à préférer d’autres villégiatures plus calmes : I shall get into humour with Nice soon I trust but at present I do not think it to be compared to Hières [sic], it is much crowded with company who are playing at visiting all day long100.

49 La visite tend à satisfaire deux objectifs : le premier est social, comme étant le préambule nécessaire pour participer à la vie mondaine locale et y être reconnu comme membre « légitime »101. Le second correspond au devoir de charité et d’assistance que toute femme de la haute société se doit de respecter à l’égard de son entourage ou des personnes placées sous sa protection.

50 Claire Clairmont (1798-1879), présente à Nice en 1830, met bien en valeur cette double obligation dans une lettre adressée à sa belle-sœur Mary Shelley. Toute personne réputée appartenir à la bonne société se doit de recevoir toute autre personne

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également reconnue comme faisant partie de cette même société, quel que soit son état de santé, puisqu’à Nice, tout le monde est malade ou a été malade, et cela ne saurait constituer une excuse valable pour refuser de se soumettre à cette formalité et ainsi manquer à l’obligation d’assistance à autrui que comporte ce type de visite : Since I have been at Nice I have had to change lodgings four times ; beside this, we were a long time without a maid, and received and paid innumerable visits. My whole day was spent in shifting my character. In the morning I arose as a waiting-maid and, having attended to the toilette of Nathalie, sank into a house-maid, a laundry-maid, and, after noon, I fear me, a cook, having to look to the cleaning of the rooms, the getting up of linen, and the preparation of various pottages fit for the patient near me. At mid-day I turned into a governess, gave my lessons, and at four or five four became a fine lady for the rest of the day and paid visits or received them, for at Nice it is the custom, so soon a stranger arrives, that everybody comme il faut in the place comes to call upon you ; nor can you shut your doors against them even if you were dying, for as Nice is the resort of the sick and as everybody either is sick or has been sick, nursing has become the common business. So we went on day after day. We had dejeuners dansants, soirées dansantes (dîners dansants are considered as de trop by order of the physicians), bals parés, théâtres, opéras, grands dîners, petits soupers, concerts, visites du matin, promenades à âne, parties de campagne, réunions littéraires, grands cercles, promenades en bateau, coteries choisies […]102.

51 Nous pouvons constater que les visites ont lieu le soir à partir de quatre ou cinq heures mais elles peuvent prendre place le matin si nous nous référons aux lettres de Madame Mary Way quelques années plus tôt ou au journal de Lady Elizabeth Webster à la fin du XVIIIe siècle. Nous retrouvons également la visite comme moyen d’intégrer la bonne société alors même qu’il n’est pas certain que toute personne « comme il faut » réponde en réalité aux critères requis. Claire Clairmont, elle-même, n’est pas admise dans toutes les sociétés en Europe car étant donné ses liens familiaux avec le libre penseur William Godwin et son ancienne association avec Lord Byron, son acceptation au sein de la colonie anglaise ne va pas de soi.

52 Lorsqu’elle est gouvernante à Moscou, elle supplie une amie, Jane Williams, de contacter pour elle leur ami commun, Edward John Trewlawny, afin qu’il obtienne des lettres de recommandation à son profit auprès de ses connaissances féminines distinguées. Elle souhaite quitter Moscou où les portes de la meilleure compagnie lui sont restées fermées pour s’installer à Saint Pétersbourg, ville qu’elle considère plus « cosmopolite »103. Elle précise qu’une lettre de recommandation et non d’introduction est nécessaire pour se présenter à l’ambassadeur britannique et à son épouse. Elle indique qu’il est impératif qu’elle jouisse de la protection de personnes de qualité garantissant sa connaissance des codes de civilité afin de ne pas être assimilée à une « aventurière » de basse condition s’immisçant dans la haute société mais qui en serait ensuite immédiatement rejetée à la première vue104. Toutefois, sa situation est différente à Nice si l’on se réfère à la liste exhaustive des activités sociales auxquelles elle participe. Cette énumération permet d’une part de constater qu’elle jouit d’une vie sociale riche et variée, que l’on peut supposer en partie cosmopolite et en partie « britannique ». Les lieux publics de divertissement (théâtre et chemins de promenade) sont par définition cosmopolites et fréquentés par la noblesse niçoise tandis que les invitations dans la sphère privée ou les excursions dans l’arrière-pays se font, suivant les cas, entre compatriotes ou avec d’autres étrangers et/ou des amis niçois105. D’autre part, sa participation à des sociétés informelles ou plus « institutionnalisées » démontre que les « mécanismes de cooptation » ont bien fonctionné. Peut-on en conclure que Nice bénéficie d’une haute société plus accueillante qu’à Moscou ou qu’on

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y obtient plus facilement des lettres de recommandation ? La question reste ouverte puisque nous ne pouvons déduire d’un seul témoignage la réalité de l’intégration des voyageuses britanniques dans la société moscovite mais il est certain que la villégiature cosmopolite de Nice s’est construite depuis le XVIIIe siècle autour d’intermédiaires féminins qui ont contribué à son dynamisme106.

Conclusion

53 Les femmes de l’élite britannique et niçoise jouent un rôle central dans la formation de cercles cosmopolites. Ces « rendez-vous » des élites européennes, partageant un idéal de civilité commun, semble justifier une reconnaissance réciproque. La médiation des femmes ne signifie cependant pas qu’elles sont les seules à favoriser les échanges. Au XIXe siècle, il existe à Nice des salons animés par des nobles niçois dont celui de Hilarion Spitalieri de Cessole ou de voyageurs étrangers comme le comte Andriani cité par Lady Margaret Blessington107. Bien que sociabilité et cosmopolitisme soient inextricablement liés, il n’est pas certain non plus que le cosmopolitisme du Grand Tour puisse se résumer à la définition du dictionnaire de l’Académie française de 1798 qui qualifie de cosmopolite : « celui qui n’a point de patrie, citoyen du monde » qui reflète les ambitions du projet cosmopolite des lumières. Les voyageuses en acceptant de dépasser des limites géographiques mais aussi symboliques dans le fait de quitter d’abord son foyer puis de traverser la mer, se considèrent dans une certaine mesure comme des citoyennes du monde mais elles expriment parallèlement dans leurs écrits, faits et gestes l’émergence d’un sentiment patriotique108. L’ouverture ou bien le repli sur sa propre culture est en réalité mesurable à l’échelle de l’individu : même si les egodocuments liés au voyage sont marqués par la prise de conscience d’une supériorité économique qu’atteste l’Empire britannique et qu’il est de bon ton de reproduire certains préjugés, l’expérience personnelle met en lumière des attitudes plus contrastées.

54 La pratique du voyage au féminin est fondée en grande partie sur des enjeux de distinction intrinsèques au modèle du Grand Tour dont elle est issue. Le système des lettres de recommandation revêt une importance incontestable, gouvernant l’accès à toute société élitaire. Le rôle de représentation des femmes est encouragé et recherché. Dans une large mesure, les voyageuses se conforment aux rôles qui leur sont assignés dans leur pays d’origine. Toutefois, les voyageuses ont des ambitions intellectuelles portées par des femmes écrivains ou inspirées par les salonnières françaises ou italiennes ou bien encore par certaines femmes savantes en Europe. Même si Nice ne regorge pas autant de personnalités illustres que les grandes villes italiennes comme Florence et à Rome, une aspiration à s’affirmer dans le domaine littéraire, artistique ou scientifique affleure. De multiples rencontres et espaces s’offrent aux voyageuses comme autant d’expériences à mobiliser et de savoirs à saisir.

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NOTES

1. Agnès Berry, England and France. A Comparative View of the Social Conditions of Both countries, vol. 2, Londres, Richard Bentley, 1834 (première édition 1828), p. 10-11. « Parmi les nombreux maux affectant l’Angleterre du fait de l’état désastreux dans lequel la Révolution française a placé l’Europe, on doit souligner son effet sur la formation de la jeunesse, qui se trouve ainsi privée de tous moyens de découvrir d’autres modes de vie ou de participer à quelque autre société que celles que leur offre leur propre pays. Si le voyage sur le Continent ne peut pallier une éducation que l’on aurait négligée, il peut en revanche se révéler particulièrement nécessaire pour les habitants d’une île, en ce qu’il permet d’élargir l’esprit humain ». 2. Brian Dolan, Ladies on the Grand Tour, Londres, Harper and Collins, 2001. 3. Daniel Féliciangeli, « Le développement de Nice au XVIIIe siècle », Annales de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Nice, no 19, 1973, p. 59-60. 4. Tobias Smollet, Travels through France and Italy, Londres, Baldwin, 1763 ; Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départements du midi et de la France, 1807. 5. Alain Bottaro, « La présence britannique à Nice sous l’Ancien Régime », Recherches régionales des Alpes-Maritimes et des contrées limitrophes [en ligne], vol. 197, janvier-mars 2011, www.departement06.fr/../recherches-regionales-2011-2952.html. 6. Ibid. 7. John Pemble, The Mediterranean Passion : Victorians and Edwardians in the South, Oxford, Clarendon Press, 1987. 8. Elaine Chalus, « Cette fusion annuelle : Cosmopolitism and Identity in Nice, c. 1815-1860 », The Urban History Journal, vol. 41, no 4, novembre 2014, p. 606-626. Nous reprendrons le terme « cosmopolite » dans cette étude même s’il renvoie souvent à des réalités différentes qu’il convient de préciser. Le Dictionnaire de l’Académie française de 1798 définit le terme « cosmopolite » comme : « citoyen du monde. Il se dit de celui qui n’adopte point de patrie. Un cosmopolite regarde l’univers comme sa patrie ». Nous retrouvons la même définition dans le dictionnaire anglais, A Dictionnary of the English Language (1792) : « A citizen of the World ; one who is at home in every place ». Même si l’univers n’équivaut pas tout à fait au foyer domestique, néanmoins, l’idée d’absence de frontières et le défaut de patrie sont manifestes dans les deux langues. Dans notre acceptation du terme, « cosmopolite » suppose non pas uniquement la juxtaposition de plusieurs nationalités mais également le partage de codes sociaux et de pratiques communes qui dépassent les frontières des différents territoires au sein d’une société européenne élitaire. 9. Notre étude porte principalement sur des récits de voyage et correspondances se situant entre 1783 et 1839 : Lettres de Lady Bristol à Lady Elizabeth Foster, The Two Duchesses, Vere Foster (éd.), Londres, Blackie and Son Limited, 1898 ; Laetitia Houblon, The Houblon Family, its Story and Times, éd. Alice Frances Houblon, vol. 2, Londres, Archibald et Co., 1907 (voyage à Nice en 1787, 1788 et 1789) ; Lady Margaret Spencer, lettres manuscrites à Caroline Howe, British Library, Add MS 75640 (voyage à Nice en 1792) ; Lady Elizabeth Webster (Holland), Journal of Lady Holland, Earl of Ilchester (éd.), Londres, Longsmans, Green and Co., 1908 (voyage à Nice en 1792) ; Mariana Starke, Letters from Italy in the Years 1792 to 1798, containing a view on the late revolutions in that country, vol. 1 (voyage à Nice en 1792) ; Mary Berry, Mary Berry, Extracts of the Journals and Correspondence of Miss Berry, vol. 2, Lady Theresa Lewis (éd.), Londres, Longsmans and Co., 1865 (voyage à Nice en 1802-1803), Katherine West, Journal of Travels from London through France, 1817-1818, British Library, Add MS 52498 (voyage à Nice en 1817-1818) ; Mary Way, The Ways of Yesterday : being the Chronicles of the Way Family 1307-1885, Londres, Thornton Butterworth, 1930 (voyage à Nice en 1822) ; Lady Margaret Blessington, The Idler in Italy, vol. 1, Londres, Henry Colburn, 1839 (voyage à Nice en

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1823) ; Lettres de Claire Clairmont dans Thomas Marshall, Life and letters of Mary Wollstonecraft Shelley, vol. 2, New York, Haskell House Publishers (voyage à Nice en 1830) ; Lady Elisabeth Feilding, lettres à William Henry Talbot, British Library, Add MS 88942/2/191 (voyage à Nice de 1834-36) ; Lady Judith Montefiore, Notes from a Private Journal of a Visit to Egypt and Palestine by way of Italy and the Mediterranean, Londres, Joseph Rickerby, 1844 (voyage à Nice en 1839). 10. Nous employons le terme de « colonie » car il est utilisé par les voyageuses ; selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1798, la colonie se dit « du nombre de personnes de l’un ou l’autre sexe, que l’on envoie d’un pays pour en habiter un autre. Se dit aussi des lieux où l’on envoie des habitants ». 11. Si l’on se réfère aux extraits de correspondance de la voyageuse anglaise, Laetitia Houblon, cette dernière mentionne dès le XVIIIe siècle la participation de membres étrangers (des Français, des Italiens et des Allemands) dans les soirées mondaines à Nice ; Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 188-189. 12. Daniel Féliciangeli, « Le développement de Nice au XVIIIe siècle », art. cit., p. 66. 13. Il s’agit de la villa Furtado-Heine sur la Promenade des Anglais. Lord Duncannon dans une lettre du 27 février 1792 adressée à son père, Lord Bessborough, évoque l’existence de cette maison ainsi qu’une autre que Lady Penelope Rivers possédait à Lyon avant la Révolution française ainsi que le nombre de saisons que cette dernière a passées à Nice : « Lady Rivers dined with us today and enquired much after you. She looks very well. She told us she was 67. She has built a very good house here and passed 13 winters here ; she has a house near Lyons, but has not been at it since the Revolution » [Lady Rivers a dîné avec nous ce soir et elle s’est enquis de vos nouvelles. Elle nous a confié qu’elle avait 67 ans. Elle a fait construire une très belle maison ici et déjà passé 13 hivers ici ; elle a aussi une maison près de Lyon mais elle n’y est pas retournée depuis la Révolution]. A. Aspinall et Earl of Bessborough, Lady Bessborough and her family circle, John Murray, 1940, p. 69. 14. Alain Bottaro, « La présence britannique à Nice sous l’Ancien Régime », art. cit., p. 12. 15. Lady Margaret Blessington, The Idler in Italy, op. cit., p. 330-357. 16. Les familles de la haute aristocratie britannique sont au contraire le plus souvent rattachées au culte anglican le plus conservateur (« High Church »), se situant à l’opposé de la doctrine de la Société religieuse des Amis qui prônent l’absence de hiérarchie ecclésiale et la pratique personnelle, ce qui montre in fine une cohabitation religieuse des différents mouvements protestants au sein de la colonie britannique ; Katherine West, Journal of Travels from London through France, op. cit., BL Add MS 52498. 17. Le terme de Politeness est couramment utilisé au XVIIIe siècle pour caractériser un idéal de comportement ainsi que le respect de codes de civilité qui s’appliquent à tous les domaines de la culture britannique et plus particulièrement dans les interactions entre individus et dans les relations aux choses. Il ne se rattache pas exclusivement aux élites mais est accessible à des groupes sociaux plus larges se rejoignant autour de pratiques et de codes communs. Au XIXe siècle, cette norme est en déclin même si les cercles cosmopolites reprennent la plupart des pratiques de la haute société du siècle précédent ainsi que les contours sociaux lâches de la Polite Society. Pour le XVIIIe siècle, Lawrence Klein, « Politeness and the Interpretation of the British Eighteenth Century », Historical Journal, vol. 45, no 4, décembre 2002, p. 869-898 et pour le XIXe siècle, Maurice Quinlan, Victorian Prelude : a history of English manners, 1700-1830, Londres, 1965. 18. Les accomplishments correspondent à l’étude de la musique, de la danse, du dessin ainsi qu’à certaines activités manuelles. 19. L’écrivain et voyageuse, Hester Thrale Piozzi, dénonce les accomplishments qui s’apparentent selon elle à un savoir purement « décoratif » (ornemental knowledge) à des fins de représentation ; Marianna d’Ezio, « Literary and Cultural Intersection between British and Italian Women Writers and Salonnières during the Eighteenth-Century », dans Hilary Brown et Gillian Dow (dir.), Readers, Writers, Salonnières. Female Networks in Europe, 1700-1900, Bern, Peter lang, 2011, p. 11 ; Mary Wollstonecraft, « Thoughts on the education of Daughters : with reflections on female

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conduct in the more important duty of life » (1787), dans Janet Todd et Jane Butler, The Works of Mary Wollstoncraft, vol. 4, Londres, W. Pickering, 1989, p. 6-49 ; A Vindication of the Rights of Women, Londres, 1792. 20. Sylvia Myers, The Bluestocking Circle : Women, Friendship and the life of the mind in Eighteenth- Century England, Oxford, Clarendon Press, 1990. 21. La lecture peut être collective (à voix haute) ou individuelle. Dans ce cas, elle est commentée ensuite dans la correspondance. Lecture et conversation, orale ou écrite, sont indissociablement liées. 22. Ellis Cornelia Knight, An Autobiography of Mrs Cornelia Knight, Lady Companion to the Princess Charlotte of Wales. Extracts from her journals and anedocte books, vol. 1, Londres, Leadenhall Street, 1861, p. 8-12. 23. Lewis Melville, The Berry Papers, Londres, The Bodley Head, 1914, p. 19. 24. C’est le cas de Lady Elizabeth Webster (1771-1845) et de Mary Berry (1763-1852). 25. Il convient de préciser que les femmes de l’élite sont toujours accompagnées par quelques serviteurs mais elles ne sont pas toujours suivies par les membres de leur famille. 26. Lady Charlotte Campbell Bury, Diary Illustrative of the Times of George the Fourth, vol. 2, New York, John Lane, 1908, p. 123-188. 27. Journal de Katherine West, BL Add MS 52498. 28. Lettre de Lady Bristol en date du 13 mars 1783, Vere Foster (éd.), The Two Duchesses, Georgiana, Duchess of Devonshire, Elizabeth, Duchess of Devonshire : Family correspondence of and relating to Georgiana, Duchess of Devonshire and Elizabeth, Duchess of Devonshire, 1777-1859, Londres, Blackie and Son Limited, 1895, p. 95. 29. Lettres de Claire Clairmont à Mary Shelley dans Thomas Marshall, Life and letters of Mary Wollstonecraft Shelley, vol. 2, New York, Hashell House Publishers, p. 234-235. 30. Rosemary Sweet, Cities and the Grand Tour : the British in Italy c.1690-1820, Cambridge, Cambridge University, p. 27-62. Le fréquent recours à des correspondances, sources de première main, tranchent avec certains récits de voyages masculins plus érudits. 31. Katherine Turner, British Travellers in Europe : 1750-1880 : Authorship, Gender and National Identity, Ahsgate, vol. 10, 2001, p. 25-38 ; 55-85. 32. Lady Mary Wortley Montagu (1689-1762) accompagne son époux en Turquie, nommé ambassadeur à Constantinople, séjour durant lequel elle entretient une correspondance suivie avec des proches en Angleterre. Elle a l’intention d’utiliser les copies de ses lettres afin d’écrire une relation de voyage. Conformément aux termes de son testament, son œuvre est publiée post- mortem en 1763. Son récit connaît un vif succès notamment auprès du lectorat féminin car le style de l’auteur y est jugé remarquable. Le contenu est inédit puisqu’elle décrit la vie d’un harem de l’intérieur. Mary Wortley Montagu, The Turkish Embassy Letters, Londres, 1763. Les lettres de la marquise de Sévigné sont lues par les voyageuses et citées dans leurs écrits comme un exemple à suivre. 33. Susan Pickford, « The page as private/public space in Starke’s travel writings on Italy », dans Julia Kuehn et Paul Smethurst (dir.), Travel Writing, Form and Empire : the Politics of Mobility, Abingdon, Routledge, 2008, p. 64-79. 34. Lady Margaret Blessington, The Idler in Italy, vol. 1, op. cit. 35. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 188 et 190. En raison des variations orthographiques du patronyme et du titre de noblesse qui ne semble pas correspondre aux familles niçoises existantes, il n’est pas aisé de déterminer avec certitude l’identité de cette personne. Il s’agit très probablement de la comtesse Tonduti de l’Escarène, Marie-Thérèse Caissotti de Roubion épouse de Joseph André Tonduti de l’Escarène. Nous avons trace de précédents contacts entre une « barrona Tonda » et des voyageurs britanniques dès 1757 ; elle désigne en toute vraisemblance la première épouse du comte, Angèle Germano. Le comte de Bristol, John Augustus Hervey, capitaine de marine en Méditerranée, indique dans son journal

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que lors d’une escale à Nice il s’est rendu à l’Opéra en sa compagnie. John Hervey, Augustus Hervey’s Journal, Londres, Clatham Publishing, 2002, p. 250. 36. « Lady Rivers, qui avait quitté Lyon avant ses amies, avait annoncé leur venue prochaine à Nice et s’était fait fort de les introduire à la meilleure société, composée de la petite coterie anglaise mais aussi d’un groupe beaucoup plus vaste comprenant les Niçois ainsi que de nombreux étrangers, français et italiens ». 37. Mary Berry, Extracts of the Journals and Correspondence of Miss Berry, op. cit., p. 226. « Comme le Chevalier de Chateauneuf auquel je devais me recommander par un billet de la duchesse de Devonshire était absent et que cette dernière m’avait également indiqué le nom de la sœur du Chevalier, Madame de Sainte Agathe, je décidai de lui envoyer une missive courtoise avec les salutations de la duchesse, ce qui eut pour effet de nous honorer de sa visite à notre hôtel peu de temps après […]. Elle était accompagnée par un monsieur Reynardi et sa belle-sœur ainsi que deux autres demoiselles ; en bref, nous voilà maintenant introduites dans tout le beau monde à Nice ! ». 38. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 195. 39. Ibid., p. 191 et Lettre de Lady Elizabeth Webster (Holland) à Maria Josepha en date du 11 février 1792 dans Jane Adeane, The Girldhood of Maria Josepha Holroyd, Longsmans, Green and Co., 1897, p. 128-129. 40. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 198 et 220. La voyageuse fait la connaissance du baron allemand von Feilitzch qui devient son époux quelques années plus tard ainsi que de la voyageuse française, la duchesse de Brissac et de la célèbre salonnière italienne, la comtesse Piccolomini. 41. André Compan, Histoire de Nice et de son comté, Nice, Serre, 1989, p. 177. Daniel Féliciangeli indique que le premier théâtre permanent à Nice date de 1750 ; Daniel Féliciangeli, « Le Théâtre à Nice au XVIIIe siècle », https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les.../ rr70-1979-02.pdf. 42. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 201. 43. Ibid. 44. Edouard Beri, « Le Philarmonique : la vie d’un cercle pendant un siècle », Nice Historique, 1927, p. 43-49 ; Elaine Chalus, « Cette fusion annuelle… », art. cit., p. 17. André Compan fait mention d’un cercle ou d’un casino dès 1777 où des jeux sont autorisés et où l’on peut lire des journaux étrangers (anglais, français, hollandais et allemands), André Compan, Histoire de Nice et de son comté, op. cit. Toutefois, il n’est pas clair si cette institution fut plutôt à l’état de projet ou si elle a réellement fonctionné, il semble qu’il n’y ait pas d’archives permettant de trancher la question. Daniel Féliciangeli, « Le théâtre de Nice au XVIIIe siècle », art. cit. 45. William Farr, A Medical Guide containing every information necessary to the Invalid and the Resident Stranger, Londres, John Churchill, 1841, p. 113-114. L’inscription au Cercle est de dix francs pour un mois, de vingt-cinq francs pour trois mois et cinquante francs pour six mois. L’admission au cercle sur présentation d’un membre et les tarifs relativement élevés démontrent bien le caractère élitaire du lieu. 46. Jean-Paul Potron, « La librairie Visconti », Nice Historique, 1997, p. 122-135. 47. Certains auteurs considèrent que la République des Lettres demeure à la fin du XVIIIe siècle (Dena Goodman, The Republic of Letters : A Cultural History of the French Enlightenment, New York, Cornell University Press, 1994 et Steven Kale, French Salons : High Society and Political Sociability from the Old Regime to the revolution of 1848, Baltimore, John Hopkins University Press, 2004). Eve- Marie Lampron estime qu’au début du XIXe siècle, il paraît difficile de parler de République des Lettres, notamment en raison des bouleversements politiques et de la modifications des structures de sociabilité, néanmoins ce modèle a d’une part donné l’accès des femmes au monde littéraire européen et, d’autre part, a déterminé leur mode d’interaction dans les échanges. Eve- Marie Lampron, « From Venice to Paris : Fame, Gender and National Sensibilities in Late

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Eighteenth-and Nineteenth-Century Female Literary Networks », dans Hilary Brown et Gillian Dow, Readers, Writers, Samonnières…, op. cit., p. 33. De même, nous pensons que pour les voyageuses de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, la culture savante du voyage des Lumières favorisant la rencontre avec autrui dans un rapport de connaissance est toujours prégnante même si le romanticisme y apporte certaines modulations et adaptations. 48. Didier Masseau emploie le terme « d’introductrice » lorsqu’il évoque le rôle d’intermédiaire des voyageuses britanniques à Paris ; Didier Masseau, « Les enjeux franco-anglais de la distinction : le cas d’Horace Walpole », dans Kathryn Ready et Thierry Belleguic (éd.), L’art de l’échange : modèles, formes et pratiques de la sociabilité entre la France et la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 2015, p. 119-134. 49. La composante « semi-publique » des salons, assemblées et conversazioni est bien-entendu implicite même si physiquement la rencontre a lieu dans l’espace domestique. Les travaux d’Antoine Lilti sur les salons parisiens mettent bien en lumière le fait que la notion d’hospitalité « brouille la distinction espace privé / espace public, puisque l’on ne saurait assigner ces pratiques de sociabilité ni à une sphère de l’intime, du privé et du particulier, ni à un lieu public ». Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 89. 50. Mirabelle Madignier, « Conversazioni, salons et sociabilités intellectuelles informelles à Rome et à Florence », dans Jean Boutier, Brigitte Main et Antonella Romano, Naples, Rome et Florence : une histoire comparée des milieux intellectuels italiens, XVIIe-XVIIIe siècles, Rome, École française de Rome, 2013, p. 575-598. 51. En Italie, les Conversazioni correspondent à différentes formes de sociabilité : dans les cercles incluant des femmes voyageuses, les cercles sont mondains et proposent les mêmes activités de jeu et de conversation. Ils sont souvent à l’initiative de femmes italiennes lettrées dans les grandes villes. À Rome, les femmes voyageuses n’ont pas accès à tous les salons, notamment ceux de la Curie. Les femmes italiennes de l’aristocratie et de la bourgeoisie réunissent des salons ouverts à une société mixte comprenant cardinaux, nobles, artistes et voyageurs. Les salons aristocratiques sont mondains tandis que les bourgeois poursuivent des fins intellectuelles ; Mirabelle Madignier, « Conversazioni, salons et sociabilités informelles à Rome et à Florence », art. cit. ; Marianna D’Ezio, « Sociability and Cosmopolitanism in Eighteenth-Century Venice : European Travellers and Venetian Women’s Casinos », dans Scott Breuningen et David Burrow, Sociability and Cosmopolitanism : Social bonds on the fringes of the Enlightenment, New York, Routledge, 2016 (1re éd. 2012) et du même auteur, « Literary and Cultural Intersections between British and Italian Women Writers and Salonnières during the Eighteenth Century », art. cit., p. 11-30 ; Andrea Merlotti, « Salotti in una città cosmopolita. Gentildonne e conversazioni nella Torino del secondo Settentecento », dans Maria Luisa Betri et Elena Brambilla, Salotti e ruolo femminile in Italiatra fine Seicento e primo Novecento, Venise, Marsilio, 2004, p. 125-152. 52. Tobias Smollett, Travels through France and Italy, Londres, I.B. Tauris, 2010, p. 178. 53. Ibid., p. 176. 54. « Je serais bien incapable de vous donner une description des bonnes tables et de l’hospitalité de la haute société niçoise. Même notre consul, qui est par ailleurs un honnête homme, m’a confié que durant les trente-quatre années de son mandat dans ce pays, il n’a jamais bu ni mangé dans aucune maison ». 55. Isabelle Bour, « La représentation de la sociabilité franco-anglaise dans les guides et récits de voyage au XVIIIe siècle », dans Kathryn Ready et Thierry Belleguic (dir.), L’art de l’échange, op. cit., p. 92. 56. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 188. 57. Ibid., « [Chez la comtesse] toutes les personnes de distinction sont reçues ; nous avons été accueillies avec les meilleurs égards. Je ne risque pas de me ruiner au jeu car en mon honneur, ils ont décidé à ma table de doubler la mise. Nous avons pourtant joué au shilling whist. La plupart

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ont pensé que Betsy était ma fille. Elle a entretenu une conversation galante avec le seigneur Grimaldi, un noble de premier rang de la place. C’est Lady Rivers qui nous introduit » ; « Nous sommes invitées à dîner cinq jours dans la semaine. Les Anglais et les Irlandais sont très sociables et les Niçois nous témoignent mille attentions. Les assemblées sont plaisantes ». 58. Laetitia Houblon cite la présence de la comtesse de Brissac lors d’une soirée chez les comtes de Cessole. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 195. 59. Elaine Chalus, « Cette fusion annuelle… », art. cit., p. 18. 60. Lady Judith Montefiore, Notes from a Private Journal of a Visit to Egypt and Palestine by way of Italy and the Mediterranean, Londres, Joseph Rickerby, 1844, p. 67. 61. Nous pouvons toutefois citer dans l’historiographie sur les salons l’article de Marianne E. Goozé sur des salonnières juives en Allemagne entre 1780 et 1840 : Marianne E. Goozé, « Mimicry and Influence : The “French” Connection and the Berlin Jewish salon », dans Hillary Brown et Gillian Dow (dir.), op. cit., p. 49-71 et Emily D.Bilski et Emily Brawn, Jewish Women and Their Salons : The Power of Conversation, New York, Jewish Museum, 2005. 62. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 218. 63. Ibid., p. 195. 64. L’orthographe « Reynardi » employée par Mary Berry est erronée : il s’agit de la famille Raynardi de Belvédère et Sainte-Marguerite ou Raynaldi de Saint Albert. 65. William Henry Talbot (1800-1877) est un savant, membre de la Royal Society, concurrent de Daguerre et de Niepce, il est l’inventeur du calotype. 66. Carnets d’invités de Lady Feilding, British Library, Add MS 88942/1/264. 67. Lettre de Charles Feilding (époux de Lady Feilding) à William Henry Talbot du 1 er janvier 1835, BL Add MS 8892/2/39. « Notre invité le plus agréable est un prince de Wrede, fils d’un général bavarois, qui a dignement servi à la fin de la guerre – il est vraiment très agréable, il a beaucoup voyagé en Orient et ailleurs ; nous l’aimons tous ». 68. Elaine Chalus, « Cette fusion annuelle… », art. cit. 69. Lady Mandeville (??-1848), fille de Lady Sparrow (vers 1775-1865) et épouse de George Montagu, vicomte Mandeville, s’investit principalement dans des œuvres de charité avec sa mère, sous l’égide du Révérend Lewis Way. A.M.W. Stirling, The Ways of Yesterday, op. cit., p. 224-225. 70. Lettre de Horatia Feilding à William Henry Talbot du 11 octobre 1835, Add MS 88942/2/58. « La saison ne se présente guère favorablement cette année : il y a de nombreuses familles anglaises mais soit ce sont des “saints” comme Lord et Lady Mandeville, soit des malades, ou bien encore d’illustres inconnus dont personne n’a jamais entendu parler – et quasiment aucun français ou d’autres étrangers ». 71. Le violoniste Charles Philippe Lafont (1781-1839) se produit chez les Feilding à Nice en décembre 1835. Lettre de Horatia Feilding à William Henry Talbot du 16 décembre 1835, BL Add MS 88942/2/58. 72. Il s’agit de Amélina Petit de Billier (1798-1876). Issue de la petite noblesse française, elle est contrainte de s’exiler en Angleterre pour travailler comme gouvernante en raison des difficultés financières de sa famille. Ses journaux intimes sont conservés dans les archives privées de la famille Feilding à Lacock mais certains extraits ont été traduits et édités par Sheila Metcalf et Trudy Wallace, Amélina and the Talbots at Lacock, Madeira Road Media, 2012. 73. Lettre de Lady Elisabeth Feilding à William Henry Fox du 27 septembre 1835, BL Add MS 88942/2/191. 74. Dans le cas de Lady Elizabeth Foster (1759-1824), que nous avons cité plus haut, Lady Bristol pourvoit aux services d’un coursier chargé de régler l’organisation du voyage et une femme de chambre tandis que le duc de Devonshire met également à sa disposition une femme de chambre pour sa fille. Lettre de Lady Bristol du 5 janvier 1783, Vere Foster (éd.), op. cit., p. 87. Caroline Chapman et Jane Dormer, The Two Duchesses, Londres, John Murray, 2002, p. 33.

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75. Marianna d’Ezio, « European Women Writers and Salonnières as cultural mediators in the Age of the Grand Tour », dans Alayrac-Fielding et Ellen R. Welsh, Intermédiaires culturels, Paris, H. Champion, 2015, p. 126-149 ; Hilary Brown et Gillian Dow, Readers, Writers, Salonnières…, op. cit. 76. Laetitia Houblon cite également ce même apothicaire mais elle orthographie un peu différemment son nom puisqu’elle l’écrit « Faraudi » ; elle mentionne qu’il est venu lui délivrer des médicaments. 77. Mariana Starke, Letters from Italy…, op. cit., p. 45. 78. Journal de Katherine West, BL Add MS 52498. 79. Gaston Fredj et Michel Meinardi, Risso, Vérany et Barla : une lignée de savants de renommée mondiale à Nice au XIXe siècle, Nice, Serre Éditeur, 2007, p. 12-43. 80. Lettre de Lady Elisabeth Feilding à William Henry Talbot du 16 juin 1835, BL Add MS 88942/2/191. « J’ai dépensé 40 francs pour l’achat de quelques graines de plantes qui ont été acclimatées à Hyères – Elles ont été rapportées par un homme qui a vécu là-bas [Alger] pendant 12 ans et qui a un grand jardin consacré à leur culture, car c’est l’endroit le plus chaud en France. Il travaille au jardin des plantes à Paris afin de développer l’acclimatation d’espèces des pays chauds dans des climats plus modérés. De toutes les productions d’outre mer, je n’ai pris qu’un seul gros paquet provenant d’Alger et des différentes côtes de la Méditerranée et qui n’exigent pendant l’hyver [sic] que des serres tempérées ou d’Orangerie. Chaque petit paquet est étiqueté et contrôlé par Risso – cet homme est bien connu et on me dit que je peux me fier à lui ». 81. Lettre de Lady Elisabeth Fielding à William Henry Talbot du 3 septembre 1835, BL Add MS 88942/2/191. 82. Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 203. 83. Mary Harcourt (1750-1833), célèbre à Nice pour ses gravures de la ville et du col de Tende, commence l’apprentissage du dessin après son mariage sous la direction d’Alexander Cozens. Professeur de dessin à Eton, il donne des cours privés à des enfants et des adultes, au sein de l’aristocratie à Londres ou dans les propriétés familiales à la campagne. Kim Sloan, The teaching of non-professional artists in the Eighteenth-Century England, thèse en histoire de l’art, Université de Londres, 1986, p. 183. Bath regorge de professeurs ; Phyllis May Hembry, The English Spa 1560-1815. A Social History, Londres, Althone Press, 1990, p. 151. 84. Les voyageuses bénéficient aussi du savoir d’autres voyageurs. Le médecin anglais, Monsieur Drew, communique ses connaissances en chimie, en histoire naturelle et en philosophie à Lady Elizabeth Webster tandis que Lady Margaret Spencer donne des cours de botanique à sa fille et à son neveu ; The Journal of Lady Holland, op. cit., p. 7 et lettre de Lady Margaret Spencer du 15 mars 1792, BL Add MS 75640. 85. Laetitia Houblon, The Houblon family, op. cit., p. 189 ; Lettre de Lady Margaret Spencer à Caroline Howe du 15 mars 1792, BL Add MS 75640 ; Lettre de Lady Elizabeth Foster à Lady Sheffield du 12 avril 1783, Record Office de Gloucester, AMS 5440/115. 86. Charlotte, la fille illégitime du Duc de Devonshire dont Lady Elizabeth Foster (1759-1824) avait la charge pendant son voyage en Europe, parvient à la fin du séjour à maîtriser le français et l’italien, ce qui semble constituer l’un des objectifs éducatifs visés. John Ingamells, A Dictionary of British and Irish Travellers in Italy 1701-1800, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 375. 87. William Mavor, The Lady’s and Gentlemen’s Botanical Pocket Book, Londres, 1800 cité par Ann Shteir, Cultivating Science : Flora’s Daughters and Botany in England 1760 to 1860, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1996, p. 10. 88. William Farr, A Medical Guide to Nice, op. cit., p. 130-131. 89. Lettre de Lady Elizabeth Webster à Maria Josepha Holryod en date du 11 février 1792, p. 128-129 dans Jane Adeane, The Girlhood of Maria Josepha Holroyd, Londres, Longsmans, Green and Co., 1897.

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90. Nous vous reportons notamment aux travaux d’Avillach Robin, « L’église anglicane et la communauté britannique à Nice sous le régime sarde (1814-1860), Recherches régionales des Alpes- Maritimes et des contrées limitrophes, 52e année, vol. 197, janvier-mars 2011, p. 82-89. 91. Rosemary Sweet, Cities and the Grand Tour : the British in Italy c.1690-1820, op. cit., p. 38-39. Une société mixte est l’essence même du modèle de la Polite Society où les femmes arbitrent les échanges. Paul Langford, A Polite and Commercial People, England 1727-1783, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 102. 92. Lettre de Lady Margaret Spencer à Caroline Howe en date du 7 avril 1792, BL Add MS 75640. 93. Lettre de Lady Margaret Spencer à Caroline Howe en date du 5 mars 1792, BL Add MS 75640. 94. Lettre de Madame Mary Way en date du 19 janvier 1823 dans A.M.W. Stirling, The Ways of Yesterday, op. cit., p. 225. « Nous dînons souvent dans la société particulière de certains amis de distinction mais je décline toutes les invitations à des soirées qui comprennent généralement des bals, des jeux de cartes… celles que donne le gouverneur sont des plus gaies : nous avons été invités de nombreuses fois, toute la partie y est allée sauf moi ». 95. Lettre de Lady Margaret Spencer à Caroline Howe en date du 1er avril 1792, BL Add MS 75640. 96. « Je me suis retrouvée seule à vingt ans dans un pays étranger alors que je n’avais aucune connaissance ni d’amis véritables […]. Les Anglais étaient trop nombreux pour que leur société soit agréable. C’est pourquoi, je n’ai côtoyé que certaines personnes comme la duchesse d’Ancaster, Lady Rivers et messieurs Ellis, Wallace, Cowper, etc. […] J’ai vécu avec discrétion allant même jusqu’à la pruderie. Je n’ai jamais accepté la visite d’aucun membre masculin le matin ou dans la soirée (sauf lors de nombreux dîners) à l’exception de deux individus : le médecin, Monsieur Drew et un homme marié, grave et sérieux, Monsieur Cowper ». Lady Elizabeth Webster (Holland), Journal of Lady Holland, op. cit. , p. 5. Il convient d’ajouter que l’attitude de Lady Elizabeth Webster change au cours du voyage puisqu’elle rencontre à Naples Henry Richard Fox, 3e baron Holland qui devient son amant puis son deuxième époux après son divorce. 97. Lettre de Lady Elizabeth Foster à Abigail Holroyd en date du 7 février 1783 : « The English swarm here, but I know a few […]. I live quiet and retired and I do nothing but ride, draw and practise music » [La ville est envahie par les Anglais mais je ne connais que quelques personnes […]. Je vis retirée et au calme en me consacrant essentiellement aux promenades à cheval, au dessin et à la musique]. East Sussex Record Office, AMS5440 ; lettre de Lady Bristol à Elizabeth Foster en date du 13 mars 1783 : « I am glad to find Lady Rivers so confortable to you, nonwithstanding her deafness » [Je suis heureuse de savoir que Lady Rivers vous est agréable malgré sa surdité], dans Vere Foster, The Two Duchesses, op. cit., p. 97. 98. Amanda Vickery, The Gentleman’s Daughter. Women’s lives in Georgian England, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1999, p. 205. 99. Madame Way se rend deux années successives à Nice mais les familles présentes ont changé, ce qui l’oblige à reprendre la formalité des visites : « There are but two families here who were here last year, so we have a new set of acquaintance to form and my mornings have been much occupied with visits, a most unprofitable and tiresome expenditure of time » [Il n’y a que deux familles de la saison dernière c’est pourquoi nous sommes contraints de renouveler notre réseau de relations. Mes matinées ont été consacrées à des visites, activité épuisante et une pure perte de temps]. Lettre de Madame Way à Madame Drew en date du 8 novembre 1823 dans A.M.W. Stirling, The Ways of Yesterday, op. cit., p. 266. 100. .Lettre de Lady Margaret Spencer à Caroline Howe en date du 13 février 1792, BL Add MS 75640. « Je pense que bientôt j’apprécierai Nice mais pour l’instant, elle n’est rien comparée à Hyères ; il y a beaucoup trop de monde dont le seul jeu est de passer leur journée à se rendre visite les uns les autres ». 101. Nous employons ce terme dans le sens de Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions du Minuit, 1979.

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102. « Depuis que je suis à Nice, j’ai changé quatre fois d’hébergement ; de surcroît, nous avons été longtemps sans servante tout en recevant et en effectuant d’innombrables visites. Toute ma journée consistait à me métamorphoser en plusieurs rôles. Le matin, j’étais la femme de chambre et après avoir assisté Nathalie dans sa toilette, je devenais servante puis à midi – je le crains – cuisinière ; je devais m’assurer de la propreté des lieux, de la préparation du linge ainsi que celle de divers potages adaptés à la ma petite patiente. En début d’après-midi, je me transformais en gouvernante et donnait mes leçons et à quatre ou cinq heures, j’étais une dame de la bonne société pour le reste de la journée, recevant et retournant des visites car il est de coutume à Nice, dès qu’un étranger arrive dans la ville, toute personne comme il faut étant sur place vienne vous voir ; il n’est pas possible de fermer sa porte au visiteur même si vous étiez en pleine agonie car Nice est le refuge des malades et comme tout le monde est souffrant ou vient de l’être, l’assistance aux valétudinaires est devenue ici l’activité la plus répandue. Voilà comme nous avons passé nos journées. Nous avons été à des déjeuners dansants (les dîners dansants sont condamnés par les médecins comme de trop), bals parés, théâtres, opéras, grands dîners, petits soupers, concerts, visites du matin, promenades à âne, parties de campagne, réunions littéraires, grands cercles, promenades en bateau, coteries choisies […] ». Lettre de Claire Clairmont à Mary Shelley du 11 décembre 1830, op. cit. 103. « Saint Petersburgh is quite another town from Moscow, and being so much more foreign in their manners and ways of thinking » [Saint Pétersbourg est très différente de Moscou, beaucoup plus cosmopolite autant dans ses manières que sa façon de penser]. Lettre de Claire Clairmont à Jane Williams (non datée, vers 1827), op. cit. 104. Ibid. 105. Mary Berry, Extracts of the Journals of and Correspondence of Miss Berry, op. cit., p. 229-231 ; Laetitia Houblon, The Houblon Family, op. cit., p. 196-197. 106. Après 1850, Marie de Solms (Rattazzi), petite-fille de Lucien Bonaparte, écrivain, journaliste et salonnière, présente la ville de Nice comme une société réalisant l’idéal du cosmopolitisme des Lumières : « Les villes comme Nice jouent un peu, dans le monde, le rôle de creusets dans le laboratoire : - les éléments les plus divers s’y rencontrent, les opinions les plus variées s’y coudoient. - Tout cela se mêle, réagit, se combine, et les angles disparaissent, les lignes de séparations s’effacent. - Entre le commencement et la fin d’une saison, la différence est immense : - le mot étrangers ne se retrouve plus qu’en tête de la liste officielle : le même souffle de bienveillance a pénétré toutes les nationalités – on se recherche, on s’estime, on s’aime ». Citation empruntée à Elaine Chalus, « Cette fusion annuelle… », art. cit., p. 3. 107. Florence Fossat, « Le comte Hilarion Spitalieri de Cessole (1776-1845) », Cahiers de la Méditerranée, année 97, vol. 5, no 1, p. 131-142 ; Lady Margaret Blessington, The Idler in Italy, op.cit. p. 336-337. 108. Dictionnaire de l’Académie française, 1798. Isobel Grundy analyse la notion de frontière dans le voyage au féminin en mettant en lumière la perception de « frontières métaphoriques » qui vont au-delà des limites géographiques. Isobel Grundy, « British Women Writers crossing the boundaries : straying, migration and trespass », Revue internationale d’étude du dix-huitième siècle, vol. 1, 2007, p. 179-193.

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RÉSUMÉS

Dans l’historiographie sur le Grand Tour, un mythe s’est forgé selon lequel les ressortissants britanniques vivent à l’étranger en vase clos, sans contact réel avec la population locale. Les femmes, dont le séjour est relaté par des lettres ou à travers des récits de voyage, viennent contredire cette vision réductrice. Membres de l’aristocratie, de la Gentry ou même des classes moyennes, les voyageuses démontrent une expertise dans l’art de la sociabilité, leur permettant de tisser des liens entre les différentes communautés et réseaux en présence.

In the historiography of the Grand Tour, a common narrative is that British travellers lived abroad with little interaction with the local population. However, the travelogues and letters of female travellers contradict this reductive assumption. Women from the aristocracy, the gentry or even the middle class played a major role in connecting local communities and networks by using their expert social skills.

INDEX

Keywords : female travellers, elite sociability, cosmopolitanism, intermediaries, cross-cultural exchanges Mots-clés : voyage des femmes, sociabilités, élites, cosmopolitisme, intermédiaires, circulation des savoirs

AUTEUR

ISABELLE-EVE CARLOTTI-DAVIER Isabelle-Eve Carlotti-Davier est doctorante du laboratoire ICT (Identités, cultures, territoires) à l’Université Paris Diderot (Paris 7). Elle prépare actuellement une thèse sur « Entre identité et altérité : les voyageuses britanniques à Nice, Turin et Gênes au XVIIIe siècle » sous la co-direction de Liliane Pérez et de Pierre-Yves Beaurepaire.

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The Istituto Affari Internazionali as non-state actor for Italy’s foreign policy?

Jean-Pierre Darnis and Alessandro Marrone

AUTHOR'S NOTE

This paper represents the revised version of the work “L’Istituto Affari Internazionali attore della politica estera italiana? Problematiche di analisi di un attore non statale” elaborated and presented by Jean-Pierre Darnis and Carolina De Simone at the XXVIII Annual Conference of the Italian Society of Political Science Studies, held in Perugia on 11-13 Settembre 2014. The authors also thank Roberto Aliboni, Gianni Bonvicini, Ettore Greco, Cesare Merlini, Michele Nones, Stefano Silvestri, Nathalie Tocci e Roberto Zadra for the fruitful exchange of views on the issues considered by this paper. The authors are the sole responsible for the content of the paper.

Introduction

1 The Istituto Affari Internazionali (IAI) is an example of think tank working in the context of Italy’s foreign and defence policy since its establishment in 1965. The aim of this paper is twofold. On the one hand, it presents an empirical analysis of IAI activities, on the basis of both Institute’s archives and interviews to its founding members and leading personalities. On the other hand, it relates to the relevant literature on think tanks by contributing to understanding how a non-state actor like IAI participates in the framing of a state’s foreign and defence policy.

2 IAI represents a relevant non-state actor within the Italian foreign policy community, including the defence policy community. The concept of foreign policy community has been put forward in Italy by Santoro in 1991,1 also on the basis of the US debate in this regard.2 According to Santoro, the foreign policy community is the constellation of

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political, institutional, bureaucratic and other types of actors, from public or private sector, which participate in the political process to shape and implement foreign policy. Through its 50 years-long history, IAI has interacted in various ways with these actors by participating in the making of Italy’s foreign and defence policy.

The analysis of think tanks working on foreign policy

3 Political science studies on think tanks working on foreign policy are part of the broader reflection on non-state actors, which begun in the 1970s with the seminal works of Kaiser in 1971,3 Keohane and Nye in 1972.4 These authors began to question the state-centric paradigm within international relations theory, by marking a significant difference with regards to the realist approach. Whilst realists do not consider non-state actors’ role in foreign policy, nor their theoretical relevance, Keohane and Nye underlined the importance of non-state actors by analysing a number of examples including the action of multinational corporations, churches and sectarian groups, revolutionary movements, trade unions and networks of scientists. The role played by non-state actors in the collapse of the Soviet Union revived academic interest in this subject from the late 80s onwards.5

4 Regarding in particular think tanks, and specifically those working on foreign and defence policy, their role begun to be analysed in the late 1990s. The focus was initially on Anglo-American examples, with specific empirical studies on single prominent think tanks such as Council on Foreign Relations,6 RAND 7 and the Royal Institute of International Affairs (Chatham House)8 –as well as comparative analysis of selected leading US think tanks.9 Then the reflection expanded to other Western countries and beyond, by following the significant diffusion of these actors: in 2015, an international survey counted 6.846 think tanks worldwide, including 1.685 in the US and 1.770 in Europe.10

5 Beside the analysis of think tanks’ organization,11 these actors have been often considered in order to understand the broader role of experts in policy-making related to international affairs. Accordingly, analytical categories such as “policy community”, “advocacy coalitions” and “epistemic communities”12 have been utilized to understand why and how ideas do matter in the larger context of political coalitions and power arrangements.13 The literature continues to debate about the influence exerted by think tanks on policy-making. Some authors focus on their ability to set the terms of the debate, define problems and shape policy perceptions as a way to influence the political system they are part of.14 Others underline the importance of the way think tanks interact with “policy networks”, because these networks incorporate actors from both inside and outside government to facilitate decision-making and implementation, often in an informal and open way.15 Within these networks, think tanks provide “intellectual resources” and act as “policy entrepreneurs” by promoting ideas on the public agenda and by engaging actors in the policy systems on these ideas.16 A key linkage is between on the one hand think tanks and on the other hand institutions, public bodies and bureaucracies which have a dialogue with “experts”. Moreover, political parties and interest groups have often established formal and informal ties with think tanks, because the latter are a source of policy ideas and have a kind of intellectual authority that can give additional credibility to policy positions.17 At the same time, relations are often built between media and think tankers, as the former

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looks for “expert” source of information and commentary and the latter are keen to have their ideas disseminated by the press, radio or television.

6 Such role of experts in policy-making takes place at both national and international levels. International organizations such as UN, WTO, IMF and WB have also worked with think tanks by sustaining the “market of ideas” with their funding for research and analysis activities. The EU is a prominent example in this regard, since its institutions and agencies have traditionally mobilized experts across member states and in Brussels, by establishing close relations with think tanks and by funding substantial research programmes which have been utilized by these actors –as well as by universities and research centres. The deepening and widening of EU by itself has increased the quantity and complexity of policy-making both in Brussels and at national level, thus fuelling the growth of think tanks covering a wide spectrum of policy issues18 –including foreign, security and defence policy. As the policy-makers demand in terms of time and expertise becomes greater, there is an increasing need for specialist knowledge, new ideas and policy alternatives.19 Moreover, the variety of access points and target audience for experts implies a broader constituency for think tanks at EU level.20

7 In the post-Cold War period, NATO has also increased its contacts with think tanks, because of the growing political dimension of the Alliance and its efforts in terms of partnerships, enlargement and crisis management operations. Indeed, in this context think tanks perform important functions such as building up confidence between international actors and making their professional know-how (i.e. information, analysis, proposals) available21 for NATO, its members and partners. The goal to achieve civil-military cooperation and the greater emphasis on public diplomacy by NATO have contributed to fuel this engagement with funding of think tanks.

8 In this context, as a member of EU, NATO and the aforementioned international organizations, Italy has been involved in the larger trend in favour of think tanks and experts role in policy-making related to international affairs. However, the literature of non-state actors based in Italy and working on foreign and defence policy is rather limited. Some recent works on Italian foreign policy do consider certain domestic non- state actors such as large defence22 and energy23 companies. Other studies focus on civil societies organizations as relevant non-state actors in Italy.24 Within this landscape, the literature on Italian think tanks working on foreign policy is even more limited. In 2002, Lucarelli and Menotti25 provided a useful mapping of the variegated ensemble of university departments, think tanks and political/cultural foundations which deal with foreign affairs. In 2004, Lucarelli and Redaelli26 deepened the study of Italian think tanks, for example by addressing the effectiveness of their action in the field of European studies. In 2009, Diletti offered a synthetic analysis of think tanks in Italy, by noticing that in the post-Cold War period political parties have experienced constant changes that have made also the landscape of think tanks quite fluid.27 In this context, few realities –including IAI– have managed to adapt from the Cold War reality to the current one, by adjusting their agenda to the new political, cultural, institutional and economic context.28

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The foundation of IAI

9 IAI was founded in 1965 by Altiero Spinelli, who wanted to create in Italy a new actor aimed at elaborating and promoting reflection on international affairs, bearing in mind the example of Chatham House established in London in 1920. Since its foundation, IAI has represented a fabric of knowledge, expertise and influence in relation to Italy foreign policy.

10 The foundation of IAI is due to the will of a few key personalities who pursued a significant cultural initiative, and looked for the economic support of stakeholders interested in supporting such an endeavour. Spinelli’s role was paramount in this first phase. He was a cultural and political entrepreneur, who conceived IAI as a tool for a cultural and political initiative. Such an initiative was about the development of an autonomous centre to analyse international affairs, in order to spread the knowledge of European and transatlantic integration and raise the cultural level of Italian political elites and intellectuals. The Spinelli endeavour took place in the political context of governments including Christian Democrats, Liberal, and Social-Democratic parties, and it aimed to contribute to the reflection by these parties on international affairs, defence issues and transatlantic relations. It should be noticed that the Institute was not neutral in political terms: IAI had –and still has– an explicit manifesto which has contributed to characterize its cultural and political profile. Indeed, the first article of the Institute’s statute affirms explicitly that its goal is to promote the understanding of international affairs, as well as to “contribute to the promotion of European integration and to increase the prospects for all countries to move towards some forms of supranational organization and to pursue democratic freedoms, economic development and social equity.”29 The IAI researchers have maintained over time the commitment to this vision, with obvious differences among single personalities working at the Institute, by creating a new community of intents in Italy. IAI is not only a research centre, but also a place where political visions are shared among like-minded intellectuals. Such a sense of belonging to a cultural family with a political vision –still valid– contributes to explain the IAI solidity and persistence over time.

11 IAI was created almost twenty years after the crucial choices made by Italy at the end of World War Two, namely the participation in NATO and the European Communities, and built upon them: the “Atlanticist” and “Europeanist” perspectives were two strategic guidelines for IAI, although they might diverge from time to time. The idea was to kick off the revival of thinking about Italy’s positioning in the international context, after such reflection was somehow abandoned because of the diffidence about power politics linked to the Fascist regime. The first funds received by IAI illustrated the aforementioned strategic guidelines, as the Institute was financed by the US Ford Foundation and by Italian private companies or foundations in favour of European integration such as FIAT and Fondazione Olivetti.30 At that time, the US was interested in spreading Western culture and values in allied countries west of the Berlin Wall, and favoured those initiatives to enlarge the consensus for the transatlantic Alliance and the fundamental choices made by European allies, also to counter similar cultural initiatives promoted by the Soviet Union during the Cold War.

12 The Italian actors supporting IAI considered its privileged relationship with US interlocutors also as a driver for cultural modernization, knowledge acquisition and competencies development, through the dialogue with American cultural elites in a

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period when US-influenced social sciences entered the Italian academia –a crucial role was played in this regard by the Associazione Il Mulino). It should be noticed that in the 1920s and 1930s North America hosted several Italian intellectuals which had to escape from the Fascist regime, and this contributed to creating a dialogue between US and Italy after World War Two. In this context, IAI was deemed a useful cultural initiative by both Italian/American funders and the Spinelli group. Such an initiative aimed to create an autonomous expertise in the field of foreign policy did inevitably provoke a reaction from the other actors already part, de iure and/or de facto, of the Italian foreign policy community.

A vacuum vis-à-vis MFA, MoD and academia? IAI and the Italian foreign policy community

13 Today IAI is chaired by the former Ambassador Ferdinando Nelli Feroci, previous Head of Italy’s delegation at the EU, Head of Cabinet of the Italian Minister of Foreign Affairs, and EU Commissioner for Industry. Such an example epitomizes the proximity between IAI and Italian diplomatic service. However, this was not the case in the 1960s. At that time, the Italian Ministry of Foreign Affairs (recently renamed Ministero Affari Esteri e Cooperazione Internazionale, MAECI) was quite sceptical about IAI researchers, considered somehow newcomers and amateurs talking about Italy’s foreign policy. Quite often diplomats did not deem useful someone else that could promote a public debate on foreign affairs out of the MAECI building –the so-called Farnesina– since they considered to have a kind of monopoly on such reflection. It took some years to develop a cooperative relation between IAI and MAECI, and tights progressively grew up as new generations of diplomats came into office. Such growing cooperation included a dialogue at a politico-strategic level between the Institutes’ experts and Ministries or Deputy Ministries, as well as a structured working relation with conferences, seminars and research projects jointly managed by the two partners.

14 Another important IAI intuition was to immediately start the study of security and defence issues. Out of the military, the reflection on these matters was rather limited in Italy at that time: it was quite fragmented and stove-piped through, and it was dealt either an international law’s point of view or through the history of treaties, without taking into account the contemporary political and strategic context.31 As for geopolitics, defence issues were somehow perceived in Italy as linked to the war-prone Fascist regime, thus they did not deserve attention and importance at that time. Strategic thinking with long-term perspective was neither cultivated within the Italian Ministry of Defence (MoD), also because of the scarce internationalization of Italian military, coupled with the kind of education and training they received. In this context, IAI filled a vacuum by developing strategic studies out of the MoD and through a dialogue with military and civilian stakeholders.32 Such circumstances contribute to explaining the good relations immediately established between the Institute and the MoD, as the military did not perceived the new actor as a direct “competitor” within the foreign policy community. Furthermore, IAI expertise was projecting Italian armed forces on an international scenario, an approach which was particularly appreciated by Navy and Air Force, keen in developing the projection of capabilities.

15 Moreover, while today the study of International Relations (IR) is widespread across Italian universities, in 1965 the academic focus on that subject was embryonic –is not

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absent at all. Indeed, this discipline was included in university courses only with the 1968 reform. In 1975 Luigi Bonanate, Umberto Gori and Antonio Papisca became the first three full professors of International Relations,33 and then it took many years before the establishment of IR Degrees within Italian universities. As a result, IAI benefitted from a relative vacuum also in the academic fields with regards to foreign policy. It is not by accident that Bonanate, in his mapping of the state of the art of Italian studies on foreign affairs, considered IAI foundation in 1965 and the first IR courses set up in 1968 the two symbols of the raise in Italy of a more nuanced and structured interest in international affairs.34

16 In this context, Spinelli’s idea was to go beyond the Italian university circles, which at that time he considered relatively obsolete and insulated from international academic debate.35 He rather wanted to establish contacts with American research centres such as the Center for International Affairs established at Harvard University in 1958. The connection with US academia was part of a Spinelli’s pragmatic vision of intellectual exchange aimed to improve quality and competitiveness of IAI research, in line of the importance of the American interlocutor previously mentioned in this paper. In contrast, the Istituto per gli Studi di Politica Internazionale (ISPI) in Milan and the Società Italiana per l’Organizzazione Internazionale (SIOI) in Rome, which pre-existed IAI, did focus on institutional initiatives and/or training, without developing the capacity for autonomous research which was the main goal of IAI funders. Undoubtedly, the transformation into a non-profit organization in 1972 marked a re-launch of ISPI, which later on initiated activities somehow similar to IAI ones. The parallel development of IAI and ISPI did generated a form of competition, but above all various examples of cooperation such as the joint yearly publication on Italy’s foreign policy – as well as some attempts to merge the two institutes, never realized.

17 Regarding Italian politicians and political parties’ experts, at that time they worked on international affairs through a “party’s foreign policy” approach, that means mainly by engaging parties with similar ideology in other countries. They did not developed a reflection on international affairs and Italy’s foreign policy as such. Also with regards to Italian politics, IAI filled a relative vacuum by creating a specific expertise.

18 The 1960s and 1970s did represent a pioneer period for IAI, characterized by Spinelli’s drive and the Institute growth in this new field of policy-oriented research on international affairs and Italy’s foreign policy. Despite the Cold War, IAI took roots not only in Italy but also abroad within the networks of think tanks and via specific cooperation with other similar institutes, particularly in Western Europe and North America. For example, in 1974 IAI was one of the founding members of the Trans European Policy Studies Association (TEPSA). In these years, IAI assumed a feature which will characterize the Institute’s history: IAI is the usual Italian partner for international networks working on foreign affairs and strategic studies. This has ensured a form of double legitimacy to the Institutes, which has continued to be the only Italian voice in a series of international networks, and the only member of these networks within Italy’s foreign policy community.

19 The research activity performed by IAI in these pioneer years was extremely important. In 1965 the Institute establishes the peer-reviewed academic quarterly “Lo Spettatore Internazionale”, in Italian, which in 1983 became the “The International Spectator: the Italian Journal of International Affairs”, in English –today published by Routledge. Since 1969, this IAI review does publish articles analysing with a critical

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view Italy’s foreign policy. In 1973, IAI begun to publish the yearly book “L’Italia nella politica internazionale” (Italy within international politics).36 From 1969 to 1980 IAI published with the publishing house Il Mulino first the “Quaderni” series and then the “ Collana dello spettatore internazionale” one. In that period, IAI also organized important public conferences, such as “La politica estera della Repubblica italiana” (Italian Republic Foreign Policy) in 1967, which marked the public renaissance of the debate on Italy’s role on the world stage,37 or in 1977 “La politica estera italiana: autonomia, interdipendenza, integrazione e sicurezza” (Italy’s foreign policy: autonomy, interdependence, integration and security).

20 In 1970, Spinelli’s appointment as Commissioner of the European Commission (EC)38 marked an evolution for IAI. Researchers such as Riccardo Perissich, Gerardo Mombelli, and after a while Massimo Bonanni, did follow Spinelli in Brussels. At the same time, the IAI team and leadership was renewed, also through the hand over of the Institute direction from Spinelli to Cesare Merlini. The designation of the first IAI director to the EC was the first example of a series of IAI personalities called to shoulder political responsibilities: Stefano Silvestri has been Undersecretary for Defence of the Italian government led by Lamberto Dini in 1995-1996; Ferdinando Nelli Feroci has been European Commissioner for Industry in 2014. These examples point out that IAI responsibilities have constituted a form of legitimacy factor in the field of foreign affairs and defence vis-à-vis Italian political elites.

21 Merlini has represented a strong element of continuity in IAI history. Indeed, he has been director from 1970 to 1980, then President until 2001, and he is still part of the Institute governance.39 Merlini did anchor IAI to the Turin private sector circles, since his family chaired the UTET publishing house, and he had contacts with both the Agnelli family (at that time owners of FIAT) and the Compagnia di San Paolo (the foundation of the large Italian bank San Paolo). Moreover, Merlini enhanced IAI transatlantic relations, as he created the Consiglio per le Relazioni tra Italia e Stati Uniti (Council for the US and Italy) in 1982, and he has been for long time fellow at the Brookings Institution in Washington DC.

22 In the 1970s IAI increased its activities and fund-raising, it went beyond the start-up funds provided by Ford Foundation, FIAT and Olivetti Foundation, it diversified its portfolio of donors and developed the autonomous capacity to create and manage research projects.

23 Such growth of the Institute did not translate into a stabilization of full time researchers, at least until the late 2000s, because since the beginning IAI was conceived of as the breeding ground for Italian elites meant to work in the public administration, private sector, academia, media, etc. According to Spinelli’s view, the researchers after a while should leave the Institute and bring their IAI expertise to other contexts. It is not by accident that over the decades a number of former IAI fellows found their way into a broad range of offices: Pier Virgilio Dastoli, Roberto Zadra, Radoslava Stefanova, Raffaele Farella, Emiliano Alessandri, Valérie V. Miranda, Alessandro Giovannini, Giovanni Faleg into national and EU institutions or international organizations; Giovanni Casa in the media; Laura Guazzone and Daniela Pioppi in the academia; Lucia Marta and Chiara Rosselli in other European or Transatlantic think tanks and foundations; Isabella Falautano, Raffaello Matarazzo, Federica Moroni, Anna C. Veclani into large companies. Such vision to disseminate the expertise developed at IAI was also a source of problems, since it limited the size of the stable team of full time, in

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house researchers, and constrained the professional expectations of some researchers in the past –also with a protest made by IAI personnel in 1972.

24 Another important aspect of IAI’s activities from the 1970’s is the opening of the dialogue with selected members of the Italian communist party (Partito Comunista Italiano – PCI).40 Following the cooperative trend set by the historical compromise between the PCI and the Christian Democrats, IAI engaged several key members of the communist party to develop a dialogue about international issues, specifically insisting on transatlantic and European policies. This specific effort has never ceased and, for example, IAI did co-promote the visit in the US of the PCI member of Parliament Giorgio Napolitano –then President of Italian Republic from 2006 to 2015. The involvement of Italian communists within an international policy debate, even when their official positions would be quite far from IAI ideas, gives another example of the Institute’s cultural action, which has always tried to promote debate about international issues across the Italian political spectrum.

The 1980s: Italian socialist governments, a mainstream IAI and Stefano Silvestri’s role

25 In the 1980s the IAIs role increased in Italy, as the Institute reached a certain threshold of maturity. The IAI policy of cultural penetration among Italian institutions and elites initiated to achieve results, with a further recognition of IAI competences by national policy-makers. Such evolution had both internal and external reasons. First, the continuity and quality of IAI analysis, which was considered more and more as a prominent Italian voice on international affairs and strategic studies. The Institute did elaborate a number of publications in both English and Italian, by bringing Italy’s views at the European and transatlantic levels as well as by making international debate accessible to domestic readers. Such developments ensured greater stability to IAI activities and fund-raising, and its evolution towards a modus operandi less dependent on a single charismatic leader as it was with Spinelli.

26 In the 1980s Italian institutions and political parties became more keen to look at IAI analysis because of the changes in both the international environment and domestic politics. On the one hand, world bipolar confrontation initiated to allow greater room of manoeuvre for mid-powers. On the other hand, a new generation of Socialist leaders came into power and countered the communist influence on the Italian left also by rediscovering national symbols and history. In this context, the Italian establishment and particularly the governments led by the Socialist leader Bettino Craxi attached greater importance to the idea of national interests to be promoted on the world stage. In the 1980s there were solid relations between IAI high-level personalities and Socialist politicians,41 which built on the basis of the 1960s joint activities of Spinelli and Pietro Nenni, leader of the Italian Socialist Party (Partito Socialista Italiano - PSI). At the same time, the aspiration towards political, institutional and economic modernization of Italy put forward by PSI and its interest on Italy’s foreign policy meet the expertise provided by IAI. Socialist governments also devoted specific attention to the Mediterranean region, while IAI worked on two politically relevant elements of it: the political economy of the Arab world, and the necessity to launch a broad political initiative by Italy and Western Europe towards the Mediterranean area.42 This set of circumstances created a dual-track relation. On the one hand, the personal contacts

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between Institute’s personalities and Socialist politicians. On the other hand, more importantly, PSI political vision evolved in parallel with IAI analysis. This situation is epitomized by the role of Stefano Silvestri, at that time Director of IAI.

27 Between the end of the 1970s and beginning of the 1980s Stefano Silvestri became known in Italy as one of the major experts of international affairs and strategic studies. In this period IAI ran several activities on defence and security issues, particularly thanks to Silvestri and Maurizio Cremasco, for example with the study on NATO “southern flank” published in 1980.43 Silvestri is both a journalist and a IAI senior researcher, as well as political advisor for several Italian politicians and high-level civil servants on foreign and defence policy –although without an official recognition of such an advisory role. In 1979-1980, the circumstance of Italian decision to host US euro-missiles Pershing on its military bases epitomized the role played by Silvestri as the IAI expert regularly consulted by Italian policy-makers, particularly Socialist ones, involved in this issue.44 In this evolving situation IAI legitimacy increased: the Institute as such was not directly and formally involved in these political advisory activities – which are slightly different than the promotion of international culture in Italy envisaged by the art. 1 of its statute– yet the “IAI experts” did perform such activities for politicians and high-level civil servants.

28 In 1982, a law to regularly fund think tanks working on international affairs was proposed by a Socialist lawmaker and approved by the Italian Parliament.45 It somehow represented a political recognition of the role played by IAI, which begun to receive in this way public funding: a concrete linkage between the Institute and Italian institutions which got closer to each other in previous years.

29 In the 1980s the international economics programme at IAI was created and rapidly grew as an important pillar of the Institute portfolio of research activities. It should be noticed the good relations with Bankitalia, particularly with Paolo Baffi, developed by Merlini upon the suggestion of Spinelli. These relations continued over time, with Bankitalia governors or grand commis such Carlo A. Ciampi, Tommaso Padoa Schioppa, Fabrizio Saccomani, Ignazio Visco participating in IAI activities and/or in the Institute governance. For example, Ciampi is the current IAI Honorary President and Saccomanni is the IAI Vice President. In the 1980s the Institute published a number of economic studies, for example those on finance authored by Pier Carlo Padoan –today Minister of Economics and Finance in the Matteo Renzi’s government– and those on international trade supervised by Paolo Guerrieri or Giacomo Luciani. The growth of IAI expertise on Italy’s economic relations with other countries contributed to the experiment of the “mock-up summits” organized at the Institute to prepare Italian participation to important international meeting. Such an approach enhanced IAI cooperation with Bankitalia as well as with the Ministries of Finance, Foreign Affairs and Defence, and contributed to augment the overall comprehension of international affairs in Italy.

30 The research activities on economics enabled IAI to include among its donors a number of Italian companies interested in the development of competencies on the aforementioned issues, particularly in relation with the increasing internationalization of country’s private sector (i.e. in terms of exports to third markets, foreign direct investment in Italy, etc). These companies then became part of the initiative “Global Outlook” launched by IAI economic programme under the lead of Paolo Guerrieri –who today is a Senator elected within the Democratic Party. Research activities in this field

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have continued up to the recent years marked by the economic crisis, whereby the IAI rationale has been to analyse the costs of such a crisis and to contribute to re-discover the benefits of multilateralism and international integration.46

The 1990s: IAI in post-Cold War Italy

31 The 1990s in Italy were characterized by two systemic changes affecting the foreign policy community. On the one hand, the Cold War’s end with all its implications for the international system. On the other hand, the 1992 crisis of “Tangentopoli” with the collapse of traditional Italian parties due to the corruption scandals and therefore a profound change in the domestic political system. Italy’s role on world stage increased significantly, also thanks to the use of the Italian military in crisis management operations abroad, namely in Somalia, Yugoslavia, Albania and Timor Est. At the same time the domestic political situation has been very fluid and fast-changing. IAI studies and conferences on Italy’s defence policy and missions abroad had begun already in the late 1980s and increased in the 1990s, yet the Institute seemed to be less influential in the Italian policy-making because of the abrupt changes in the political ruling class.

32 A relevant example of IAI direct political influence was the appointment of Silvestri as Undersecretary of Defence of the Dini government, from January 1995 to May 1996.47 However, this was mainly due to the legitimacy as expert acquired by Silvestri in the 1980s, which turned out to be useful for a government made of grand commis and experts rather than of post-1992 politicians. In 1996, another example of solid IAI relations with political parties was the involvement of Gianni Bonvicini, the Institute’s Director at that time, in the writing of foreign policy manifesto of the progressive candidate premier Romano Prodi. Bonvicini was officially included in the team of “seven wise man” tasked by Prodi to contribute to the development of his political platform, but after this job was performed in a few months he re-assumed the IAI direction. Moreover, both Silvestri and Michele Nones did informally contribute to the defence aspects of the political manifestos of both progressive and conservative parties. Such collaborations were informal and mainly linked to personal relations between IAI personalities and Italian politicians, without the kind of convergence of visions experienced in the previous decades. Nonetheless, they enhanced the idea of IAI as forge of ideas and expertise on Italy’s foreign policy at disposal of policy-makers.

33 Since the 1908s and particularly in the 1990s the Institute developed a significant “Euro-Mediterranean” field of research. Since 1994 the IAI was one of the creators of the EUROMESCO initiative, the network of think tanks from Europe, North Africa and Middle East centred around the Mediterranean Sea. This network represented –and continues to represent– an important opportunity for joint reflection and debate among stakeholders in the region, and one of the most advanced process of politico- cultural dialogue ever realized in this part of the world. The IAI leading role in that field is taken by Roberto Aliboni, Head of the Mediterranean and Middle East Programme. The Institute has constantly carried on activities on the Mediterranean region and Italy’s projection in this area, and overtime it has developed an important net of relations with Arab partners. Such activity did encounter the interest of important Italian stakeholders, such as the Ministry of Foreign Affairs that under the leadership of the Socialist Minister Gianni De Michelis launched the Conference on the Security and Cooperation in the Mediterranean Sea, and the ENI projected in the old

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Mare Nostrum. In this case IAI did not participated directly in the decision making, but contributed to stimulate the Italian debate and deepen the analysis of certain issues, for the benefit of opinion-shapers and decision-makers. Such activities on the Mediterranean region also illustrates the solid working relation between the Institute and the Italian Ministry of Foreign Affairs, as diplomats usually actively participate as speakers in IAI seminars and conferences –a rather different situation with respect to the 1960s. This research area has been further developed by recent and current studies on Euro-Mediterranean policies and politics, including on European Neighbourhood Policy (ENP) and on the EU relations with Gulf Countries –an activity significantly re- launched in the second half of the 2000s.

The 21st century: IAI model between collective and individual influence

34 IAI developed since its establishment a specific expertise on strategic studies. Yet such expertise significantly broadened to the defence industry issues only after 1996 with the arrival of Michele Nones at the lead of Institute’s Security and Defence Programme. Since the 1990s IAI promoted a number of research, studies and conferences on the transformation of the Defence Technological and Industrial Base (DTIB) in Italy as well as at European and transatlantic levels. Such a comprehensive approach to defence including political, strategic, institutional, military, technological, industrial and economic aspects, proved to be successful. The Security and Defence Programme at IAI gradually increased in terms of projects, budget and personnel, and today can rely on 12 full time researchers and 3 scientific advisors. Since the late 1990s and through the 2000s, under Nones’ lead a specific expertise has been developed on the interplay between policies and technologies in the security and defence field, including their legal and regulatory aspects at national and EU levels. Such an approach and expertise has renewed the interest in IAI activities by Italian major companies in the aerospace, defence and security sector, from national institutions such as the Ministry of Defence, the Presidency of the Council of Minister (Presidenza del Consiglio dei Ministri, PCM –the Italian equivalent of Prime Minister Office) and the Parliament, as well as from the European Commission. In this context, IAI developed a new original field of research on space policy and technologies, including civil and military ones, becoming one of the very few think tanks in Europe mastering such expertise.

35 Despite the growth of research projects, in the 1990s the IAI financial situation has become more precarious because public funding has been shrinking dramatically in both absolute and relative terms. For example, the MAECI funds constituted 40% of IAI budget in 1993 and around 3% in 2014, while Italian MoD has had no budget available for research in the last 25 years. Such a drastic decrease of resources coming from Italian public bodies forced the latest generation of IAI researchers to pay attention to new potential sources of funding, such as the research programs from European Commission, European Parliament (EP), European Defence Agency (EDA), European Space Agency (ESA). This new funding channel has also produced new research requirements, as EU projects are granted via bidding procedures and demands very specific deliverables and activities: a very different approach from the kind of broader institutional donation previously ensured by Italian authorities. Over the years the Institute, starting with the Security and Defence Programme, has won calls for tender

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issued by the European Commission from the 6th Framework Programme (FP6), the 7th Framework Programme (FP7) and Horizon 2020 (H2020), through consortium with European think tanks, universities and private companies. The research projects on space policy pioneered this path in 2004 with “Astro+” PASR,48 rapidly followed by the first bids won on FP6 and FP7 security theme. In the meanwhile, key Italian private companies such as Finmeccanica-Leonardo sustained the IAI Security and Defence Programme.

36 Such a logic of innovation and specialization in research projects did apply also to European and Mediterranean fields of activities, starting with the EU-funded Microcon project in 2007. At the same time, traditional donors among Italian stakeholders such as Compagnia di San Paolo, as well as among US ones like the German Marshall Fund (GMF), maintained their partnership with IAI. As a whole, in recent years the Institute has strongly reoriented its fund-raising towards EU-funded research projects, by adjusting its business model to the decrease of “institutional” funding by Italy’s authorities, while maintaining strategic partnerships with a number of Italian and transatlantic stakeholders. This trend is further enhanced by the prolonged economic crisis experienced since 2008, which coupled with austerity measures further reduced the support of Italian donors to IAI.

37 Such a trend has produced a substantial growth of the IAI’s international networks, renewed and enlarged in comparison with the 1990s in order to successfully bid for EU- funded research projects. In this context, the professional profile of IAI researchers has changed significantly because of the need to increase management skills. As a result, a new generation of IAI researchers built up their career also on the basis of this new model and have been included in the Institute’s governance. For example, Jean-Pierre Darnis is currently Director of the Security and Defence Programme, Nicoletta Pirozzi is Responsible of IAI Institutional Relations, and Nathalie Tocci is the Institute Deputy Director.

38 Since the 2000s we can notice a consolidation of IAI academic profile in comparison with previous generations. This is the result of a double trend. Firstly, Italian academic system set up its doctoral courses largely during the 1980s/1990s, by pushing young researchers to achieve their PhD. Furthermore, the PhD has become a requirement for their career also out of their respective universities, and creates further opportunities of cooperation between IAI and Italian academia. In recent years, the following IAI researchers have obtained a PhD in social sciences, in chronological order: Darnis, Pioppi, Tocci, Maria Cristina Paciello, Azzurra Meringolo, Daniela Huber, Pirozzi, Eleonora Poli and Silvia Colombo. Moreover, Riccardo Alcaro, Andrea Dessì, Federica Di Camillo, Alessandro Marrone, Nona Mikhelidze, Simone Romano and Nicolò Sartori are currently PhD candidates in Italian or European universities. Beside, IAI former researchers such as Federico Niglia, Michele Comelli, Raffaello Matarazzo, Giovanni Faleg and Carolina De Simone got a PhD in recent years. IAI has always had prominent university professors among its researchers such as Natalino Ronzitti and Paolo Guerrieri. Today we can observe that Darnis and Pioppi are associate professors while a relevant number of IAI researchers are adjunct professors (Bonvicini, Huber, Marrone, Paciello, Pirozzi, Tocci), a further signal of the deepening of relations between IAI and academia.

39 Another interesting feature of IAI since the 2000s is the greater internationalization of its research team through the presence of full time, in house researchers with

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nationalities other than Italian, namely: Darnis (French), Huber (German), Mikhelidze (Georgian). This is in line with the average internationalization of main European think tanks, and constitutes an added value on top of the long-standing praxis of non-Italian visiting fellows hosted at IAI for a certain period of time.

40 The aforementioned renewal of IAI expertise and networks is reflected also in its atypical links with the Italian and EU institutions. Two main examples: Nones, who has been Director of Security and Defence Programme until 2015 and is currently IAI Scientific Advisor, is the Advisor for European Affairs of Italian Defence Minister Roberta Pinotti; the IAI Deputy Director Tocci is Special Adviser of High Representative for Foreign Policy and EC Vice-President Federica Mogherini. Such a novel circumstance in the Institute’s history is due to the IAI research activities carried on over time by Nones and Tocci, as well as to their individual credit in different policy- making circles out of the Institute which in turn enhances the already solid credibility as “IAI experts”. As a whole, the double hat of IAI senior researchers strengthens and underlines the Institute’s role within Italy and EU foreign policy community.

41 In this context, it is important to highlight the launch in 2006 of the IAI web magazine “ AffarInternazionali”. Four decades after the launch of The International Spectator, AffarInternazionali grasps the new potential of the web by publishing brief articles on international affairs and Italy’s foreign policy. AffarInternazionali has published around 3.500 articles in ten years. They have been authored by a network of hundreds of contributors much broader than IAI research team, which encompasses not only researcher and academics but also journalists, politicians, diplomats and military officials.

Conclusions

42 It is worthy to reflect upon the Spinelli’s view of IAI five decades after the Institute foundation by this political-cultural entrepreneur. For sure, the think tank has been institutionalized within the Italian foreign policy community, also through the role it plays at national and international levels. That means Spinelli’s vision took roots, and has been developed by various generations of researchers by adapting its modus operandi through the decades.

43 The previous analysis of IAI funding and research evolution indicates that the model of a think tank as an actor within the foreign there are some important continuities. First, IAI has always made a “cultural promotion effort” within Italian elites and society, through a wide and ever-growing range of publications and an increasing number of public events in Rome and across Italy. Second, the Institute appears to be a strong factor of “individual legitimization” for its researches, including junior and senior ones: IAI experience and network is a resource for a career within the international relations area. This aspect is a classic feature of the US system, but it is less obvious within EU member states. As far as Italy is concerned, there are few examples of think- tankers jumping in a political career (ISPI Carlo Maria Santoro or CESPI/Aspen Marta Dassù), but only IAI seems to be able to reproduce the model among several generations of researchers. As a result, Institute’s members or former members do support direct decision-making through formalized relations. In this sense, Spinelli’s idea to look at the Chatham House model and build a think tank in the Italian context, mutatis mutandis, proved to be quite successful.

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44 A third element of continuity is the participation in decision-making processes of the Institute as a whole. As mentioned before, single personalities play key roles at a national or EU level, thus contributing to the influence of a IAI policy oriented approach. But recent and current day-to-day research activities can be characterized as a “policy oriented research”, whereby IAI produces analysis, scenarios and policy recommendations that can be endorsed and put forward by decision-makers. It is very difficult to measure the level of endorsement of such input by the political and institutional actors. Some analysis have little influence on the political process, while other might feed significantly the decision-making process.

45 Since the mid-2000s IAI increasing activities at EU level have fostered the development of sectorial research which is then processed by EU institutions, for example the EC or EDA. Again, it is quite difficult to measure the effectiveness of a “deliverable” written by IAI on a precise topic, but certainly such production actively contributes to shape the agenda of the customer institutions. In other words, the shift of activity towards EU projects, pushed by financial constraints, has broadened the European policy-making channels for IAI inputs. Indeed, since its foundation the Institute has developed a classic portfolio of think tank actions, from conferences to publications, coupled with the aforementioned direct role of single researches within national or EU institutions. The very last evolution in terms of EU projects creates a specific channel to feed IAI production into decision-making, which institutionalizes the link between policy oriented analysis and EU institutions. This project-oriented does not represent a rupture with IAI traditional activities, but can be described as an important evolution where the classic “cultural promotion” & “individual legitimization” model can be mixed with an “policy-oriented research” one.49

46 Moreover, IAI continuity and functioning in the Italian context prove Italy’s receptivity towards think tanks action. Critics do put forward the US example whereby think tanks are structurally interlinked with political parties and administrations. However, in the European context IAI is considered on pair with main British, French and German think tanks, while being more autonomous from national institutions in comparison with other institutes substantially financed and/or controlled by public authorities. As a result, IAI is an example of a normal think tank in a normal policy-making context, whereby a research centre is able to contribute to the overall country’s capacity to elaborate analysis and scenarios.

47 As a non-profit organization contributing to Italy’s foreign policy’s formulation, which always managed to keep its budget on balance, IAI is similar to other think tanks exerting influence in Europe and beyond. Nevertheless, the Institute has a specific “dual nature”. On the one hand, it is an autonomous non-state actor. On the other hand, it works in a national context whereby the foreign policy community is relatively small, and public authorities have limited in-house expertise in terms of strategic analysis and scenario making. For example, both the MAECI’s Analysis and Planning Unit (Unità di Analisi e Programmazione – UAP) and the MoD’s Military Center of Strategic Studies (Centro Militare di Studi Strategici – CeMiSS) currently employ a number of experts inferior to the ensemble of IAI researchers, and elaborate less papers and documents than the Institute. As a result, IAI often perform a role of “ghost writing” of some policies, by supporting public actors and/or acting as consultant. Initially, the Institute was created by Spinelli bearing somehow in mind the model of NGOs and advocacy groups, which put forward political campaign on certain issues. Overtime, the

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growth of IAI competencies and the continuity of researchers’ activities has increasingly connected the Institute with Italian institutions and political parties. A connection which today is particularly strong –even if not always formalized– with MAECI and MoD, but also, at international level, with EU institutions and NATO bodies. As previously said, the institutionalisation of IAI contribution to EU institutions’ projects has produced a new step in terms of “policy oriented” research.

48 In conclusion, the IAI is by definition a non-state actor but it has somehow “hybrid” nature in terms of activities performed in close cooperation with national and EU decision-making. Indeed, currently the Institute combines a “cultural promotion” effort, an “individual legitimization” effect, and a “policy oriented research”. Such a “hybrid” nature makes the Institute an interesting case study to analyse the role of non-state actors in the Italian foreign policy community.

BIBLIOGRAPHY

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RONZITTI Natalino (ed.), La politica estera italiana: autonomia, interdipendenza, integrazione e sicurezza, Milano, Edizioni di Comunità, 1977.

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NOTES

1. Carlo Maria Santoro, La politica estera di una media Potenza, L’ Italia dall’ Unità ad oggi, Bologna, Il Mulino, coll. “Studi e Ricerche”, 1991.

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2. Roger Hilsman, Politics of Policy Making in Defense and Foreign Affairs: Conceptual Models and Bureaucratic Politics, Englewood Cliffs, N.J., Prentice Hall, 1993 (1971, 1987). 3. Karl Kaiser, Transnational Politics: Towards a Theory of Multinational Politics, International Organization, 1971, Vol. 25, No. 4, p. 790-817. 4. Robert O. Keohane and Joseph S. Nye, Jr., Transnational Relations and World Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1972. 5. Daphné Josselyn and William Wallace, Non-state actors in World Politics, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2001, and Bob Reinalda, The Ashgate Research Companion to Non-State Actor, Aldershot, Ashgate, 2011. 6. Robert D. Schulzinger, The Wise Man of Foreign Affairs: the History of the Council on Foreign Relations, New York, Columbia University Press, 1984. 7. Bruce L. R. Smith, The RAND Corporation: Case Study of a Nonprofit Advisory Corporation, Cambridge, Harvard University Press, 1966. 8. Roger Morgan, To Advance the Sciences of International Politics: Chatham House’s Early Research, International Affairs, No. 55, p. 240-51. 9. James G. McGann, Think tanks and policy advice in the United States, New York, Routeledge, 2007. 10. James McGann, Global Go To Think Tank Index, Philadelphia, University of Pennsylvania, 2016, p. 9. 11. See, among others, James McGann and Kent Weaver, Think tanks and Civil society: Catalysts for Ideas and Action, London and NewBrunswick, NJ, Transaction Publishers, 2000. 12. On the concept of epistemic communities, see Emanuel Adler and Peter M. Haas, Conclusion: Epistemic Communities, World Order and the Creation of a Reflective Research Program, Knowledge, Power and International Policy Coordination, International Organisation, 1992, p. 367-390. 13. Diane Stone and Andrew Denham, Think Tanks Traditions: Policy Research and the Politics of Ideas, Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 2. 14. Simon James, “Influencing government policymaking”, in Diane Stone (ed.), Banking on Knowledge: the genesis of the global development network, London, Routledge, 2000, p. 163. 15. Diane Stone and Andrew Denham, Think Tanks Traditions…, op. cit., p. 13. 16. Ibid., p. 14. 17. Ibid., p. 8. 18. Heidi Ullrich, “European Union think tanks: generating ideas, analysis and debate”, in Diane Stone and Andrew Denham, Think Tanks Traditions…, op. cit., p. 51. 19. Ibid., p. 52. 20. Philippa Sheerington, “Shaping the policy agenda: think tank activity in the European Union”, Global Society, Vol. 14, No. 2, 2000, p. 175. 21. Roberto Aliboni, Think tanks as a cooperative factor in NATO’s Mediterranean Dialogue, Rome, Istituto Affari Internazionali, 2001, p. 2. 22. Jean-Pierre Darnis, “The Role of Italy’s Strategic Industries in Its Foreign Policy”, in Giampiero Giacomello and Bertjan Verbeek, Italy’s Foreign Policy in the Twenty-First Century The New Assertiveness of an Aspiring Middle Power, Lanham, Lexington Books, 2012, p. 197-214. 23. Fabrizio Coticchia, Giampiero Giacomello and Nicolò Sartori, “Securing Italy’s Energy Supply and Private Oil Companies”, in Giampiero Giacomello and Bertjan Verbeek, Italy’s Foreign Policy in the Twenty-First Century…, op. cit., p. 175-196. 24. Donatella Cugliandro, “New actors on the horizon: the international outreach of Italian CSOs”, The International Spectator, Vol. 44, No. 1, 2009, p. 185-98 and Raffaele Marchetti, “Civil Society-Government Synergy and Normative Power Italy’”, The International Spectator, Vol. 48, No. 4, 2013, p. 102-118. 25. Sonia Lucarelli and Roberto Menotti, Studi internazionali: i luoghi del sapere in Italia, Roma, Edizioni Associate, 2002.

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26. Sonia Lucarelli and Claudio M. Radaelli, “Italy: think tanks and the political system”, in Diane Stone and Andrew Denham, Think Tanks Traditions…, op. cit., p. 103. 27. Mattia Diletti, I think tank. Le fabbriche delle idee in America e in Europa, Bologna, Il Mulino, 2009, p. 108. 28. Ibid., p. 109. 29. IAI Bylaws, Art. 1. Since the foundation, this article has slightly changed, but the “policy” goal of the Institute remains a key feature. 30. Piero S. Graglia, Altiero Spinelli, Bologna, Il Mulino, 2008, p. 464. 31. Stefano Silvestri, “La difesa e gli studi strategici”, in Roberto Aliboni, Gianni Bonvicini, Silvia Colombo et al., La politica estera dell’Italia - Cinquant’anni dell’Istituto Affari Internazionali, Bologna, Il Mulino, 2016, p. 65. 32. Luigi Bonanate, “Relazioni internazionali”, in Luigi Bonanate, Guida agli studi internazionali, Torino, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, 1990, p. 64. 33. Ibid., p. 9. 34. Ibid. 35. Piero S. Graglia, Altiero Spinelli…, op. cit., p. 455. 36. The publication continues until 1994, when it is suspended for six years. Its successor, “L’Italia e la politica internazionale” (Italy and international politics), is jointly published by IAI and ISPI between 2000 and 2009. Since 2010, IAI publishes “La politica estera dell’Italia” (Italy’s foreign policy), which focuses explicitly on Italy’s role on the world stage. The 2014 edition is presented in Rome in a public conference and commented by the three last Italian Ministries of Foreign Affairs: Massimo D’Alema, Franco Frattini and Emma Bonino. 37. The conference report represents the first edited book covering a broad range of aspects of Italy’s foreign policy. See Massimo Bonanni, La politica estera della Repubblica italiana, Milano, Edizioni di Comunità, 1967. 38. Spinelli was Commissioner for Industrial Affairs, Research and Technology from 1970 to 1976. 39. Merlini in 2016 is President of the IAI Board of Trustees. 40. Marinella Neri Gualdesi, “Lo IAI e la formazione della politica estera in Italia”, in Roberto Aliboni, Gianni Bonvicini, Silvia Colombo et al., La politica estera dell’Italia…, op. cit., p. 225-226. 41. Lelio Lagorio, L’ultima sfida. Gli euromissili, Firenze, Loggia De’ Lanzi Editore, 1998, p. 112. 42. Roberto Aliboni, “A sud dell’Italia e dell’Europa: Mediterraneo, Medio Oriente e Turchia”, in Roberto Aliboni, Gianni Bonvicini, Silvia Colombo et al., La politica estera dell’Italia… , op. cit. , p. 197-198. 43. Stefano Silvestri and Maurizio Cremasco, Il fianco sud della Nato. Rapporti politici e strutture militari nel Mediterraneo, Milano, Feltrinelli, 1980. 44. Lelio Lagorio, L’ultima sfida…, op. cit., p. 32-37; Leopoldo Nuti, La sfida nucleare. La politica estera italiana e le armi atomiche 1945-1991, Bologna, Il Mulino, 2007, p. 207; Giovanni Faleg, “L’Italie et les euromissiles: crise et relance de l’intérêt national”, Cahiers de la Méditerranée, No. 88, 2014, p. 145. 45. Law L. 28 dicembre 1982, n. 948 – Norme per l’erogazione di contributi statali agli enti a carattere internazionalistico sottoposti alla vigilanza del Ministero degli affari esteri. 46. Paolo Guerrieri and Fabrizio Saccomanni, “L’impatto della globalizzazione sull’integrazione europea e l’economia italiana”, in Roberto Aliboni, Gianni Bonvicini, Silvia Colombo et al., La politica estera dell’Italia…, op. cit., p. 108. 47. Sonia Lucarelli and Claudio M. Radaelli, “Italy: think tanks and the political system…”, art. cit., p. 96. 48. ASTRO + Project, see more at: http://www.iai.it/it/ricerche/astro-project. 49. This is also relevant for the emerging analysis of EU institutional actors such as EDA and the related policy-making community.

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ABSTRACTS

The Istituto Affari Internazionali (IAI) is an example of a think tank working in the field of Italy’s foreign and defence policy since its establishment in 1965. This paper presents an empirical analysis of the IAI’s activities, working from the Institute’s archives and interviews with its founding members and leading personalities. This paper also draws from existing literature on think tanks, in order to understand how a non-state actor like the IAI can contribute to shaping a state’s foreign and defence policy.

L’Istitituto Affari Internazionali (IAI) représente un exemple de centre analyse (« think tank ») actif sur les sujets de la politique étrangère et de défense de l’Italie depuis sa fondation en 1965. Cette contribution représente une analyse empirique des activités de l’IAI se basant sur l’exploitation de sources originales (archives de l’Institut et entretiens avec les membres fondateurs ainsi que les personnalités principales). D’autre part, la référence aux travaux sur les think tanks permet de formuler des hypothèses pour comprendre l’action d’un acteur non gouvernemental comme l’IAI dans le cadre de l’élaboration d’une politique étrangère et de défense étatique.

INDEX

Mots-clés: Italie, politique étrangère, politique de défense, acteur non-gouvernemental, think tank Keywords: Italy, foreign policy, defence Policy, non-state actor, think tank

AUTHORS

JEAN-PIERRE DARNIS Maitre de conférences et membre du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine de l’Université de Nice Sophia Antipolis, senior research fellow et membre du comité exécutif de l’Istituto Affari Internazionali de Rome. Il a soutenu en 1996 à l’Université de Paris X Nanterre une thèse de doctorat portant sur l’européisme et le nationalisme italien depuis les premières campagnes électorales européennes. En 2012 il a obtenu à l’Université Stendhal de Grenoble son habilitation à diriger des recherches. Il est responsable du master Langues et Affaires internationales, relations franco-italiennes de l’UNS. Il est « mentor » au collège de défense de l’OTAN et membre du comité scientifique du « Parvis des Gentils ». Ses travaux actuels portent sur l’évolution de l’Italie dans le contexte international.

ALESSANDRO MARRONE Chargé d’enseignement (Études Stratégiques) à l’Université de Pérouse et responsable de recherche au sein du département sécurité et défense de l’Istituto Affari Internazionali de Rome où il coordonne des projets de recherches pour l’Agence Européenne de la Défense (AED). Il a soutenu en 2016 une thèse de doctorat en histoire de l’Europe à l’Université de Rome La Sapienza sur la politique de défense italienne. Il est membre du comité de rédaction de la revue Affari Internazionali. Ses recherches portent sur la politique de défense italienne et européenne.

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Comptes-rendus

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Louis-Jean Calvet, La Méditerranée : mer de nos langues, CNRS Éditions, 2016, 328 p.

Chayma Dellagi

1 Dans son dernier ouvrage, Louis-Jean Calvet trace le parcours d’un voyage en Méditerranée à la rencontre d’une histoire des langues qui se parlaient et qui se parlent encore sur ses rives. En réalité, plus qu’une histoire des langues, l’auteur cherche à montrer la constante mutation dont les langues font l’objet, les voyages qu’elles effectuent et les intenses rapports de croisements qu’elles entretiennent. Le parti-pris du livre est clairement annoncé : prôner une approche qui soit du côté de l’histoire « évolutive » des langues, à la fois dans les rapports qui se tissent entre elles, ou qui les font découler les unes des autres de façon phylogénétique, mais aussi dans leur rapport véritable à l’environnement qui les voit – et l’on serait tenté de dire, avec Louis-Jean Calvet, qui les fait – naître.

2 S’inscrivant dans le droit fil de la sociolinguistique, tout en sollicitant des disciplines aussi diverses que la cartographie, la mythologie, ou la géopolitique, il est bien question de suivre les langues dans le temps, en ayant recours à l’histoire, c’est-à-dire en réinvestissant le temps (que la linguistique traditionnelle considère comme un facteur de changement opérant intrinsèquement dans les langues) de sa substance événementielle, et en le rattachant à ses composantes politiques et sociales. Pour cela, l’auteur prend l’exemple de la Méditerranée, à la fois comme le lieu privilégié d’une étude qui s’adresse spécifiquement à un public susceptible de s’y retrouver, dès le moment où elle constitue cette « mer de nos langues », mais aussi comme une illustration, peut-être des plus parlantes, de la théorie qu’il cherche à construire et qu’il annonce dès l’introduction : la Méditerranée, définie comme un « bassin bordé de peuples, de cultures, de langues qui vont se confronter en vase clos », constituerait « une niche écolinguistique », un laboratoire naturel où les langues interagissent comme de véritables « espèces vivantes ».

3 La description situationnelle, proprement historique – rapports entre communautés linguistiques, dominations culturelles, histoires de conquêtes, d’expansions

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géographiques, d’échanges commerciaux – est privilégiée pour rétablir la langue dans la situation de communication globale qui lui donne toute sa consistance, et rappeler les éléments susceptibles d’éclairer le linguiste, mais pas seulement (car cet ouvrage, qui a reçu le prix Ptolémée de vulgarisation scientifique se veut à l’usage de tous), sur son évolution. À cet égard, on retrouve bien en Louis-Jean Calvet le sociolinguiste attentif au rapport entre l’endogène et l’exogène, expliquant que l’étude linguistique spécialisée, de chaque langue à part, prise comme système indépendant et séparé des autres, mais aussi sans contexte et sans espace, assèche l’objet d’étude et le fausse.

4 Ainsi, sur les trois parties de l’ouvrage, la première, qui en occupe une bonne moitié, justement intitulée « Histoire de langues », est mise au service de cette perspective historicisante, au point de se lire presque comme un livre d’histoire dont les chapitres sont un à un consacrés aux civilisations méditerranéennes célèbres. Civilisations et cultures qui se sont succédé, chevauchées, évincées sur la scène de ce véritable « continent liquide » – Phéniciens, Araméens et Juifs, Grecs, Romains, Arabes, Turcs… – où s’est déroulée toute cette activité parallèle d’éclosion, d’avènement et de destitution des langues riveraines, qui furent langues d’empire puis langues déchues, évoluant au fil des différentes conquêtes et pérégrinations. Au cœur de ces chapitres sur des civilisations dont l’impérialisme s’accompagne souvent d’une domination linguistique, Calvet n’oublie pas de raconter l’histoire de la lingua franca, donnée comme l’exemple d’une autre réponse possible aux rapports de compétition entre cultures, à savoir la création d’une langue véhiculaire à la fois au croisement des différentes langues mises en contact, et « no man’s langue » (expression qu’il emprunte à Jocelyne Dakhlia) permettant le dépassement du lien identitaire, sans tomber pour autant dans le fantasme de la langue de la coexistence pacifique.

5 Pour constituer ce que l’on peut considérer finalement comme une histoire globale des langues, Louis-Jean Calvet ramène au premier plan non pas seulement une histoire des hommes mais aussi une histoire des lieux, et du rapport à ces lieux. Pour ce faire, il réinvestit une véritable géographie linguistique, au sens où il questionne les divisions de l’espace à travers le temps et les civilisations, la toponymie et ce qu’elle révèle… À cet égard, le livre se présente comme un véritable ouvrage de référence, parcouru de cartes illustratives, placées systématiquement au cœur de chapitres dont elles ont vocation à illustrer le propos, qui permettent ainsi de ne jamais perdre de vue cet espace sillonné par les mouvements qui en dessinent la trame linguistique.

6 Mais il va aussi jusqu’à fouiller le rapport entretenu par la langue avec son espace « écologique ». De fait, ce qui constitue à la fois l’ancrage théorique de cet ouvrage et son enjeu, c’est le souci d’inscrire ces langues dans leur rapport direct, presque organique, avec leur environnement. C’est tout le propos d’une deuxième partie dans laquelle, à travers l’histoire de certains mots proprement méditerranéens, comme « huile », ou « madrague », Louis-Jean Calvet réussit à décrire des phénomènes d’emprunts, de calque, de traduction qui témoignent d’abord d’une circulation réelle entre les langues comprises dans une sorte de Méditerranée-« éprouvette », mais qui assoient, en outre, une sorte de rapport d’espèce endémique des langues à leur environnement.

7 Dans l’ambition d’établir cette profondeur de champ, l’auteur n’hésite pas à solliciter Darwin et réinvestit les outils scientifiques de la phylogénétique pour décrire les langues qu’il considère alors comme de véritables « espèces », qui naissent des matériaux mis à leur disposition, évoluent, s’adaptent, rivalisent, s’acclimatent,

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survivent… Au fil du développement, Calvet introduit les éléments servant à étayer ce propos, tantôt à travers la description des changements qui se produisent dans l’histoire interne de la langue (l’étude diachronique classique), tantôt par l’observation des réactions de celle-ci lorsqu’elle entre en contact avec les autres langues, à savoir les mécanismes de compétition et de sélection qui se font alors jour.

8 Ces observations sur la réactivité des langues mises en présence et leur rapport à l’espace et au temps permettent à Louis-Jean Calvet de distinguer les mécanismes in vivo, c’est-à-dire tels qu’ils émergent naturellement des pratiques sociales des locuteurs, et ceux, in vitro, qui relèvent des décisions politiques, venant à s’imposer verticalement à une réalité donnée et visant à la modifier de l’extérieur. En s’intéressant à la question du statut des langues, comme dans le rapport aux dialectes dans le monde arabe et aux langues régionales en France, ainsi qu’en abordant la traduction de textes dans les pays méditerranéens et le problème des flux migratoires contemporains, l’auteur embrasse le champ large du rapport de la politique à la langue. Il préconise, à la fin de cette « Histoire au présent » de la Méditerranée (titre de sa troisième et dernière partie) une politique linguistique plus consciente des enjeux du plurilinguisme inhérent à cet espace, plus égalitaire et plus respectueuse des différents apports qui la constituent, en mettant sérieusement en garde – par une démonstration où il s’inspire des travaux d’Abraam de Swan concernant le modèle gravitationnel – contre les modèles uniformes et dominants, voués nécessairement à se tarir puis à disparaître.

9 Dans la continuité de ses travaux prônant une approche sociolinguistique, puis écologique, telle qu’ébauchée dans Pour une écologie des langues du monde, et en relation avec d’autres travaux du champ, comme ceux de Nadège Lechevel qu’il cite, Louis-Jean Calvet élabore une théorie en faveur d’une étude complète des langues. À l’image de cette mer qui lui sert de cadre de référence, Calvet cherche à cerner un outil fluide, circulant sans entrave entre tous les éléments constitutifs de l’étude linguistique, répondant à l’ambition d’adopter une perspective globale et pluridisciplinaire, loin du péril cloisonnant de la spécialisation monothématique, mais surtout plus adapté à la « mutabilité » même de son objet d’étude. Si une telle volonté demeure pertinente, il n’est pas sûr que le recours aux métaphores darwinistes soit, scientifiquement, nécessaire pour expliquer des rapports spécifiques entre les langues. Celles-ci, pour tendre à ressembler à des espèces vivantes, ne sauraient être systématiquement ramenées à tous les comportements qui les régissent sans forcer l’analogie. L’usage éclairant de la métaphore n’implique pas de faire épouser nécessairement les objets rapprochés. Néanmoins, cet ouvrage, par moments très didactique, pour être au croisement de la linguistique, de l’histoire, de la géographie, et pour être d’une grande clarté, permet un véritable tour d’horizon de la question linguistique en Méditerranée, hier et aujourd’hui, et constitue un excellent outil introductif à la large palette des sujets qu’il aborde.

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AUTEUR

CHAYMA DELLAGI Université de Montpellier-3 IRIEC

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Geneviève Goussaud-Falgas, Le Consulat de France à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles. Vie quotidienne, Paris, L’Harmattan, 2014, 304 p.

Jörg Ulbert

1 Les monographies qui traitent dans la diachronie d’un consulat français sont clairsemées. Jacques Caillé s’est penché sur le consulat de Tanger1. Bernard Gille a consacré sa thèse à celui d’Alger2, Mathieu Jestin la sienne à celui de Salonique3 et A. Siorokas Georgios la sienne à celui d’Arta4. D’une manière chronologiquement plus resserrée, Julien Sempéré a étudié à deux reprises le poste de Barcelone5, et Pierre Savard ceux de Québec et de Montréal6.

2 On peut donc désormais ajouter Tunis à cette liste. Il y existait un consulat provençal et languedocien dès 1255 (p. 53). Le consulat royal y a été créé en 1577 et est maintenu, sans doute avec quelques interruptions au cours de son premier siècle d’existence, jusqu’à nos jours. Le titre du livre de Geneviève Goussaud-Falgas promet une analyse des XVIIe et XVIIIe siècles. Or, à y regarder de plus près, l’ouvrage traite surtout de la période 1680-1710. Rares sont les passages qui dépassent cet horizon.

3 Le livre est divisé en neuf chapitres. Deux traitent de la situation politique, extérieure comme intérieure, dans laquelle se trouve la Régence de Tunis à l’époque moderne (p. 13-28, 193-204) et un autre de son commerce (p. 205-242). Un chapitre est réservé à la question spécifique de l’esclavage à Tunis et au rachat des esclaves chrétiens (p. 243-279) ; un autre l’est à la personne du commissionnaire Nicolas Béranger, dont la correspondance et le Mémoire pour servir l’histoire de Tunis constituent les principales sources du livre (p. 135-155). Les autres chapitres traitent du consul et de ses tâches (p. 73-112, 113-134), du fondouk, ce lieu clos dans lequel est situé le consulat et où sont logés les marchands français (p. 39-72), et de la nation française dont le consul a la charge (p. 157-192).

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4 Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, Geneviève Goussaud-Falgas cherche à relater la vie quotidienne des consuls de France et des Français alors installés dans l’Échelle. À première vue, elle y parvient largement. C’est surtout à travers les yeux de Nicolas Béranger, mais également à travers ceux des consuls Antoine Michel (1679-1681), Étienne Ducoudray-Plastrier (1681-1683), Claude Lemaire (1684-1685), Jean-Baptiste Michel (1685-1689), Auger Sorhaindre (1689-1711) et Pierre-Victor Michel (1711-1716) que l’auteur décrit la vie des Français à Tunis. La place est sujette à de fréquents troubles dus aux luttes intestines entre beys et deys (p. 15-17, 197-202) et aux conflits avec la Régence voisine d’Alger (p. 194-197, 210-215). Ces affrontements menacent à maintes reprises les étrangers sur place et font pâtir le négoce. Si Tunis est « une des plaques tournantes de l’esclavage de cette époque » (p. 246), son commerce semble avoir été languissant (p. 76, 210-215, 240-242). D’après Béranger, il n’y avait, à la fin du XVIIe siècle, de la place que pour cinq maisons négociantes. Or elle en comptait le double (p. 161, 224). Ce n’était pas que l’instabilité politique de la Régence qui nuisait au commerce. La course (p. 217-218), les épidémies (p. 231) et la concurrence des caravanes maritimes ainsi que celle des autres nations européennes, et particulièrement celle des Anglais (p. 224-229), le mettaient également à mal.

5 C’est le consul qui administre la nation française sur place, qui assiste les capitaines et marchands de passage (p. 122-133) et qui défend les intérêts du commerce français auprès des autorités beylicales. Là aussi, Geneviève Goussaud-Falgas donne un bon résumé de la diversité des tâches qui incombent au consul : le contrôle des mœurs de la communauté française (p. 94, 115), les relations souvent difficiles avec les beys de Tunis (22-34), l’activité de la chancellerie (p. 50-54, 215), la gestion du fondouk (p. 39-72), son activité au profit des protégés du consulat (p. 175) et des esclaves chrétiens (p. 113-115, 243).

6 Si la construction du livre ne laisse rien à désirer, sa conception scientifique peut surprendre. L’étude repose exclusivement sur des sources publiées. En soi, cela ne pose pas de problème. Tunis est sans doute le poste consulaire français pour lequel les sources publiées sont les plus abondantes. Dès la fin du XIXe siècle, Eugène Plantet a donné une édition, en trois volumes, de la correspondance des beys et des consuls avec la cour de France7. Puis Pierre Grandchamp a publié, dans l’entre-deux-guerres, une longue série de documents tirés des archives du consulat de France de Tunis qui incluent également de nombreux actes dressés en chancellerie8. Néanmoins, il aurait été souhaitable de confronter ces sources déjà connues à de nouvelles. Cela aurait permis de reprendre à nouveaux frais un sujet déjà amplement étudié par d’autres auteurs.

7 Or, à en juger des références bibliographiques citées, Geneviève Goussaud- Falgas n’a même pas dû se rendre compte que la recherche sur la fonction consulaire à l’époque moderne en général, et sur le consulat de Tunis en particulier, a fait quelques progrès ces dernières années. Sa bibliographie (p. 297-300) contient exactement deux titres parus après 1989. Tous deux sont des éditions de sources, dont celle du Mémoire de Nicolas Béranger qui sert de principale source au livre9. Il ne se trouve en revanche aucune trace des nombreuses publications qui touchent de loin ou de près aux sujets abordés par Geneviève Goussaud-Falgas. Que penser d’un ouvrage qui souhaite étudier le consulat de France à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles et qui ne cite pas, pour ne nommer qu’eux, les travaux de Christian Windler ou d’Anne-Marie Planel10 ? Que dire de ces chapitres qui traitent de la fonction consulaire sans faire le moindre état des

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nombreuses études publiées depuis vingt ans sur ce sujet, ni même de la thèse d’Anne Mézin ? Que dire d’un chapitre qui traite des esclaves à Tunis et de leur rachat sans citer une seule des innombrables publications consacrées à l’économie de la rançon ?

8 Le livre de Geneviève Goussaud-Falgas aurait pu convenir s’il avait été publié il y a trente ans. Aujourd’hui il n’en est plus de même.

NOTES

1. Le consulat de Tanger (des origines à 1830), Paris, A. Pedone, 1967. 2. Le consulat de France à Alger de 1578 à 1830, thèse d’histoire de droit, Aix-Marseille III, 1985. 3. Le consulat de France à Salonique, 1781-1913, thèse d’histoire, Université Paris IV – Sorbonne, sous la direction de M. Robert Franck, soutenue le 30 juin 2014, 2 vol. 4. Το γαλλικό προξενείο της Άρτας (1702-1789), Ioannina, 1981. 5. Le consulat français de Barcelone. Une institution en construction (1679-1716), thèse de l’École nationale des Chartes, Paris, 2010 ; Le consulat français de Barcelone (1679-1716). Guerre et commerce en Méditerranée, thèse d’histoire sous la direction de Wolfgang Kaiser, soutenue le 22 mars 2014 à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne. 6. Le consulat général de France à Québec et à Montréal de 1859 à 1914, Paris, A. Pedone, 1970. 7. Plantet Eugène (éd.), Correspondance des beys de Tunis et des consuls de France avec la cour (1577-1830), 3 vol., Paris, F. Alcan, 1893-1899 [vol. 1 : 1577-1700 ; vol. 2 : 1700-1770 ; vol. 3 : 1770-1830]. 8. Grandchamp Pierre (éd.), La France en Tunisie à la fin du XVIe siècle (1582-1600), Tunis, Société Anonyme de l’Imprimerie Rapide, 1920 ; La France en Tunisie au début du XVIIe siècle (1601-1610), Tunis, Société Anonyme de l’Imprimerie Rapide, 1921 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle (1611-1620), Tunis, Imprimerie générale J. Barlier et Cie, 1925 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle (1621-1630), avec une lettre-préface de Ch. De la Roncière, historien de la Marine française, Tunis, Imprimerie générale J. Barlier et Cie, 1926 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle (1631-1650), Tunis, Librairie Tournier, 1927 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle (1651-1660), Tunis, Librairie Tournier, 1928 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle (1661-1680), Tunis, J. Aloccio, 1929 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle (1681-1700), Tunis, J. Aloccio, 1930 ; La France en Tunisie au XVIIe siècle – Correspondance de Nicolas Béranger de Marseille, marchand à Tunis (1692-1700), Tunis, J. Aloccio, 1932 ; La France en Tunisie de 1701 à l’avènement de la dynastie Hassinite (1705), Tunis, J. Aloccio, 1933. 9. Béranger Nicolas, La régence de Tunis à la fin du xviie siècle : mémoire pour servir à l’histoire de Tunis depuis l’année 1684. Introduction et notes de Paul Sebag, Paris, L’Harmattan, 1993. 10. Pour les références de ces deux auteurs et toutes les autres parues au cours des trois dernière décennies voir le détail dans : Ulbert Jörg, Manke Matthias et Fryksén Gustaf, « Bibliographie : L’histoire de la fonction consulaire jusqu’au début de la première guerre mondiale », Cahiers de la Méditerranée, no 93, décembre 2016, p. 79-336.

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AUTEUR

JÖRG ULBERT Université de Bretagne Sud, Lorient CERHIO

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Sergio Luzzatto, Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2016, 457 p. (traduction de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat)

Jean-Philippe Bareil

1 Cet ouvrage de Sergio Luzzatto a pour point de départ un épisode de la biographie de Primo Levi qui est à la fois connu et peu étudié : sa participation à la résistance contre le nazi-fascisme au cours de l’automne 1943, jusqu’à son arrestation, au col de Joux, le 13 décembre de la même année. Se focalisant sur cet engagement, auquel Primo Levi n’a consacré que quelques lignes alors qu’il est étroitement lié à sa déportation à Auschwitz, Sergio Luzzatto est amené à évoquer un autre épisode sur lequel l’auteur est resté laconique : l’exécution sommaire, par son groupe de résistants, de Fulvio Oppezzo et Luciano Zabaldano, deux individus soupçonnés d’être des indicateurs de la république de Salò mais qui n’étaient peut-être coupables, en définitive, que de menus larcins.

2 On ne peut rendre compte de cet ouvrage sans évoquer d’emblée l’immense débat qu’il a soulevé en Italie – un débat dont il est au demeurant question dans l’intéressante postface à l’édition française. Nombreuses ont été les objections adressées à l’auteur : il aurait consacré près de 450 pages à ce « vilain secret » (un secret connu de tous, puisque Primo Levi en a lui-même parlé dans Si c’est un homme et dans Le système périodique) pour n’apporter, au bout du compte, que peu d’informations nouvelles ; il aurait mis sur un même plan la violence de l’action partisane et celle exercée par les fascistes, compromettant ainsi la mémoire de Primo Levi et la portée de son message dans un projet que d’aucuns n’ont pas hésité à juger révisionniste. On aura compris que les enjeux de cet ouvrage dépassent de bien loin la reconstitution des actions menées par les bandes partisanes actives dans le Val d’Aoste (des actions décrites avec une abondance de détails qui rendent parfaitement compte des risques et des difficultés

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auxquels se confrontaient ceux qui refusaient de se soumettre à l’autorité de la République de Salò), pour se situer sur le terrain d’une mémoire collective et nationale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est en rien apaisée (rappelons au passage que le titre original du livre est Partigia : una storia della Resistenza et que c’est le traducteur français qui y a introduit cette référence directe à la mémoire). C’est sans doute à ce niveau que se situe le principal intérêt de cet ouvrage : Sergio Luzzatto aborde un moment de la biographie de Primo Levi que sa déportation a en très grande partie éclipsé, mais sur lequel il n’apporte pas d’informations retentissantes ; il décrit cependant de manière détaillée les enjeux, en termes de mémoire collective, des procès qui se sont tenus après la guerre (notamment ceux des délateurs et des collaborateurs) et relie de manière convaincante le retour à la démocratie à l’édification d’un « récit partisan » – comme d’autres parleraient de « roman national » – en grande partie mythifié. C’est bien dans la reconstitution du climat propice à l’avènement de la République italienne que ce livre est le plus intéressant.

3 Un mot reste à dire sur « la méthode » adoptée par l’auteur dans sa démarche : le lecteur est dans un premier surpris par la présence – voire l’omniprésence – de l’historien dans le discours qu’il construit et qu’il nous livre à la première personne ; Sergio Luzzatto évoque en outre à de multiples reprises la manière dont il a rassemblé les informations produites et notamment son usage intensif d’Internet et des réseaux sociaux, qui lui ont permis d’entrer en contact avec des témoins encore en vie ou avec des individus disposés à lui donner accès à des archives familiales (signalons à cet égard le nombre très important des notes et des références indiquées par l’auteur). Si l’on peut regretter que la recherche de l’information prenne parfois l’apparence d’un roman policier, la démarche suivie rappelle aussi, s’il en était besoin, que l’histoire collective est aussi le fait d’individus dont il convient de comprendre les parcours, les motivations, voire les errances. L’autre intérêt de l’ouvrage réside dans les allers et retours que son auteur effectue entre deux disciplines distinctes, l’histoire (voire la micro-histoire) et la littérature ; ce faisant, il souligne de manière opportune que la publication de textes aussi différents dans leur forme et dans leur contenu que Si c’est un homme (1947 et 1956), Le système périodique (1975) ou Maintenant ou jamais (1982) entretient des relations étroites avec un contexte politique précis (celui de la défascisation du pays pour Si c’est un homme, celui des années de plomb pour Le système périodique), même si ce sont autant de pierres dans l’immense édifice que Primo Levi s’est attaché à construire sur près de quarante ans, après son retour d’Auschwitz.

AUTEUR

JEAN-PHILIPPE BAREIL

Université de Lille-3 CECILLE

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Maazouzi Djemaa, Le Partage des mémoires. La guerre d’Algérie en littérature, au cinéma et sur le web, Paris, Classiques Garnier, 2015, 487 p.

Jacques Frémeaux

1 Il s’agit de la publication d’une thèse en littérature soutenue en novembre 2012 à l’université de Montréal, et codirigée par les professeurs Éric Méchloulan et Benjamin Stora. L’idée directrice de l’auteur est de montrer comment trois types de mémoire considérés au départ comme hétérogènes (celle des Pieds-noirs, celle des Algériens immigrés en France, celle des harkis) sont susceptibles d’un traitement commun qui, par-delà des différences de destin évidentes pour qui s’est quelque peu penché sur la question, tend à les rapprocher. Toutes les trois, en effet, sont susceptibles d’une lecture parallèle qui pourrait se résumer dans le triptyque : « procès du père, rencontre, retour ». D’une manière explicite, un même processus mémoriel, lisible à travers des expériences diverses commence par la remise en cause des certitudes quant au bien-fondé des engagements et des convictions des pères, depuis l’Algérie française pour les uns, jusqu’à la Révolution pour les autres ; il amène ensuite celui qui l’a entamé à rencontrer des porteurs d’autres mémoires algériennes que celle de son groupe immédiat ; il provoque enfin, sous forme de pèlerinage, un retour au pays natal destiné à retrouver ses racines. L’interrogation tourne autour d’une réflexion à partir des œuvres de Mehdi Charef, Tony Gatlif et Zahia Rahmani. Mais de nombreux autres témoignages sont appelés à renforcer ce parcours de mémoire.

2 Ce livre, en effet, a d’abord le mérite de fournir un nombre considérable de références, empruntées moins au domaine de l’histoire (mes propres travaux et ceux de mon ami Daniel Lefeuvre ne sont pas cités), qu’aux domaines de la sociologie, de l’analyse des médias et de la critique littéraire, qu’il s’agisse de l’approche théorique et méthodologique, des œuvres artistiques ou des témoignages. De nombreuses références

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au web viennent très justement témoigner de l’importance que ce type de support occupe désormais dans la diffusion de la création et le débat des idées. On peut dire que tout chercheur désireux d’aborder le domaine de la mémoire de la guerre d’Algérie trouvera de quoi alimenter sa réflexion dans les notes infrapaginales et dans la bibliographie placée à la fin de l’ouvrage. Quant au fond, on ne peut qu’être séduit par le schéma de lecture que propose Djemaa Mazouzi. Il correspond bien, en effet, à un itinéraire que beaucoup (y compris l’auteur de ce compte-rendu) pourraient confirmer et qui, même quand il n’est pas totalement repris, correspond à un idéal qui a suscité et suscite encore beaucoup de bonnes volontés (certaines d’entre elles ont même pu inspirer de récents discours des plus hautes autorités françaises).

3 Ce modèle, pourtant, n’est-il pas en partie dépassé par l’histoire ? Les trois auteurs fondamentaux autour desquels s’organise le travail sont nés respectivement en 1948, 1952 et 1962, et ils représentent une mémoire construite sur un monde déjà révolu. Il en va de même de la plupart des témoignages ou productions évoqués, notamment du webfilm de Gérard Roignant, né en Algérie en 1943. Dans quelle mesure ce partage des mémoires, entre « Algériens » de toutes origines nés pendant ou à l’extrême fin du conflit intéresse-t-il la France et l’Algérie d’aujourd’hui ? Nous sommes bien éloignés en 2017 des années dans lesquelles les deux pays se construisaient selon des mythes de démocratie et de développement, parallèles, mais également séduisants, avec une véritable confiance dans l’avenir. La crise politique et économique est passée par là, et de part et d’autre de la Méditerranée domine le manque de confiance dans l’avenir. En France comme en Algérie, la mémoire de la guerre est, plus que jamais, un vivier d’arguments politiques servis précuits à des populations qui ne l’ont pas connue. Les jeunesses qui ne sont pas séduites par l’islamisme sont de plus en plus détachées des traditions autour desquelles avait pu se former l’attachement des générations précédentes à une culture méditerranéenne commune. Dès lors, le très utile travail de Djemaa Maazouzi témoigne surtout d’un épisode fugitif, et, on le craint, sans lendemain de construction du passé. C’est déjà beaucoup de l’avoir évoqué avec maîtrise.

4 Agréable à lire, grâce à une écriture aisée, et une présentation matérielle de qualité (présence d’un index), ce livre érudit mérite de figurer dans les bibliothèques des chercheurs.

AUTEUR

JACQUES FRÉMEAUX Université Paris-IV Sorbonne Centre Roland Mousnier

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Charles Bonn, Lectures nouvelles du roman algérien. Essai d’autobiographie intellectuelle, Paris, Classiques Garnier, 2016, 280 p.

François Desplanques

1 Charles Bonn, professeur émérite à l’Université Lyon-II, a consacré toute sa carrière d’enseignant-chercheur à la littérature maghrébine de langue française qu’il a découverte au cours de ses années de coopération, d’abord en Algérie puis au Maroc. Dès 1972, sa thèse de 3e cycle proposait une première approche de la jeune littérature algérienne sous le titre Imaginaire et Discours d’idées. La littérature algérienne d’expression française1. Sa thèse de doctorat d’État, soutenue en 1982, Le roman algérien contemporain de langue française. Espaces de l’énonciation et productivité des récits2, creusait le même champ mais avec de nouveaux outils d’analyse. Par la suite, comme directeur de nombreuses thèses mais aussi comme initiateur et principal fournisseur du site www.limag.com, qui rend de précieux services aux chercheurs, il a suivi l’évolution des œuvres et des travaux qui leur sont consacrés.

2 Dans le présent ouvrage, l’auteur reprend une douzaine d’articles précédemment publiés3 dans différentes revues, entre 1985 et 2013, et donc tous postérieurs à ses premiers travaux universitaires. Regroupés en quatre parties4, non pas en suivant l’ordre des publications mais selon différents axes de réflexion, ils permettent néanmoins de suivre l’évolution d’une pensée toujours en éveil, et cela d’autant mieux que ces articles sont précédés d’une introduction où l’auteur retrace son cheminement intellectuel, de ses premières découvertes à aujourd’hui. Mais comme il le précise lui- même : « si les approches proposées se veulent les plus actuelles sur le plan théorique, le corpus de romans algériens ou émigrés sur lequel portent ces approches (corpus auquel viennent s’ajouter quelques textes marocains également) est légèrement plus ancien ». Concrètement, ses analyses portent sur les romanciers de la première génération, celle qui commence à écrire dans les années 1950 : Feraoun, Mammeri, Dib et Kateb ; sur ceux de la génération suivante, Boudjedra, Bourboune, Farès et au Maroc

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Ben Jelloun ; enfin sur la génération des années 1980, constituée de jeunes romanciers et romancières qui s’expriment sur leur expérience d’enfants d’immigrés en France.

3 Même si ce recueil, nous dit l’auteur, « n’a nullement pour but de faire découvrir les textes les plus récents de cette littérature », il n’en demeure pas moins que c’est presque un demi-siècle de production romanesque qui se trouve étudié là. Cette attention critique dans la durée n’est pas le moindre mérite de l’auteur. Il va de soi que durant cette période, la société algérienne, les thèmes abordés par les auteurs, la manière de les traiter ont évolué et, par voie de conséquence, le regard porté sur leurs œuvres par la critique, que celle-ci soit journalistique ou universitaire.

4 Dans le cadre historique qui vient d’être précisé, Charles Bonn ne cherche pas à dresser un panorama complet. L’histoire littéraire n’est pas son angle d’attaque. De manière tout à fait légitime il privilégie certains auteurs, ne serait-ce que par le nombre de pages qu’il leur consacre. Mais cela n’a rien d’arbitraire dans la mesure où ceux qu’il admire et qu’il étudie le plus sont aussi les plus créatifs et les plus originaux : Kateb Yacine, Mohammed Dib et, dans une moindre mesure, Rachid Boudjedra. Cela ne l’empêche pas, nous l’avons vu, de porter un vif intérêt aux romanciers « beurs » et, moins connues, à l’exception d’Assia Djebbar, aux romancières algériennes.

5 Au point de départ de sa recherche, il s’inspire de la sociologie de la littérature ; il s’intéresse au lectorat, à l’horizon d’attente du public et constate que l’attente et donc la lecture des textes n’est pas la même chez ses étudiants algériens et dans la gauche française à laquelle lui-même appartient. Mais sa première thèse doit aussi beaucoup à Bachelard et au livre de Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, paru en 1960. Il s’attache plus particulièrement à la représentation de l’espace dans les premiers romans algériens et croit alors pouvoir le décrire de manière binaire : espace citadin, moderne, viril contre espace rural, maternel, en marge de l’histoire. Mais à mieux lire les textes, il constate rapidement, s’appuyant surtout sur Nedjma de Kateb Yacine et L’incendie de Mohammed Dib, que la réalité est plus complexe. Les personnages les plus enracinés à la terre prennent conscience de l’oppression coloniale, s’éveillent à la réflexion politique et, n’en déplaise à la théorie marxiste de l’histoire, pourraient bien fournir les forces vives de la révolution en marche.

6 De là une inflexion sensible de la démarche critique. Dans sa thèse d’État, Charles Bonn s’attache à mettre en évidence le fonctionnement des textes, leur « littérarité », concept cher à la « nouvelle critique » qui brille alors de tous ses feux dans le sillage de Roland Barthes. C’est ainsi qu’à propos de Dib, il écrit, forçant un peu le trait : « Il me permettait de passer d’une attente restée longtemps encore documentaire ou politique, à une attente de littérarité indépendante de l’espace de référence des récits que je lisais ». Il s’attache donc à mettre en lumière, chez les meilleurs romanciers algériens, cette littérarité qui attache autant d’importance au signifiant qu’au signifié, ce qui distingue l’œuvre littéraire du reste de la production écrite. Plus discutable est le fait de lier la littérarité à la modernité et plus encore à la post-modernité. Un apport de Lectures nouvelles du roman algérien est l’attention portée au tragique. À partir du livre de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, plusieurs articles établissent un parallélisme entre la naissance de la tragédie à Athènes au Ve siècle, liée à la naissance de la philosophie et de la démocratie qui viennent bousculer les croyances anciennes, et l’émergence du roman maghrébin à l’heure où s’effondre le système colonial. Charles Bonn observe à juste titre que le thème du sacrifice, qu’il s’agisse de la mère, du père, du fils ou de la fille, est un thème récurrent chez ces

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romanciers. Cela s’explique par le contexte historique (dépossession coloniale et lutte de libération) mais aussi par des facteurs endogènes (prégnance de la pensée magique, statut de la femme). Proche du sacrifice, la perte : perte de la langue maternelle mais aussi perte du sens. À condition de préciser que la première n’est jamais totale et qu’elle a pour contrepartie l’acquisition d’une autre langue, même si cette langue est celle de l’autre, dominant ; et que la seconde n’est ni une fatalité ni nécessairement un certificat de littérarité.

7 Chemin faisant, Charles Bonn rencontre la pensée des tenants de la théorie postcoloniale venue des États-Unis et vulgarisée en France par Jean-Marc Moura5. Selon cette théorie, pour se faire reconnaître, eux et leur peuple, les écrivains originaires des anciennes colonies doivent d’une part accorder une large place à la description, d’autre part s’engager dans une stratégie de rupture. L’auteur entend montrer « des applications possibles, mais aussi les limites de cette théorie pour décrire la production littéraire algérienne ». Il juge en effet cette théorie binaire, trop simple pour rendre compte de la complexité des œuvres et de leur évolution.

8 L’auteur aime théoriser, créer de nouveaux concepts et pour cela invente des néologismes tels que « écriture-migrance », « écriture diasporique ». Il aime aussi les longues phrases encombrées d’incises et de subordonnées. Péchés véniels. On peut regretter davantage qu’il passe sous silence les travaux des universitaires algériens. Alors qu’il consacre d’importants développements aux romans de Mohammed Dib, on chercherait en vain dans le texte comme dans le très utile index des noms propres ceux de Manel Aït-Mekideche, Sabeha Benmansour, Beïda Chikhi, Yamilé Ghebalou, Fawzia Mostepha-Kara ou Naget Khadda. La recherche ne s’effectue pas seulement sur les bords du Rhône ou de la Seine. Mais ces réserves posées, il reste que l’ouvrage ouvre bien des pistes de lecture. On n’est pas obligé de partager toutes les analyses de l’auteur mais on doit lui savoir gré de montrer que les romans étudiés sont bien autre chose que des documents ou des témoignages : des créations littéraires originales, polysémiques, rebelles aux injonctions du pouvoir, quel qu’il soit.

NOTES

1. Éditée, avec inversion des deux phrases du titre, à Sherbrooke, Éd. Naaman, 1974. 2. Remaniée sous le titre simplifié Le Roman algérien de langue française, Paris-Montréal, L’Harmattan - Presses de l’Université de Montréal, 1985. 3. Ce qui ne va pas sans quelques répétitions, soit dans les arguments soit dans le choix des exemples. 4. La production de l’Histoire, Espaces et localisation identitaire, Le sens errant ou absent, Érotique de l’écriture ou le roman familial de l’entre-deux langues. 5. Auteur de Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.

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AUTEUR

FRANÇOIS DESPLANQUES Université Côte d’Azur

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