Argumentation et Analyse du Discours

1 | 2008 L'analyse du discours au prisme de l'argumentation Questions disciplinaires et interdisciplinaires

Ruth Amossy et Roselyne Koren (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/aad/171 DOI : 10.4000/aad.171 ISSN : 1565-8961

Éditeur Université de Tel-Aviv

Référence électronique Ruth Amossy et Roselyne Koren (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 1 | 2008, « L'analyse du discours au prisme de l'argumentation » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/aad/171 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.171

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Argumentation & analyse du discours est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. 1

SOMMAIRE

Introduction Ruth Amossy et Roselyne Koren

Analyse du discours et Argumentation

L’argumentation dans une problématique d’influence Patrick Charaudeau

Les types d’arguments dans le traitement du débat sur la crise des banlieues par la télévision Anne Kalinic

Pour une éthique du discours : prise de position et rationalité axiologique Roselyne Koren

Pertinence de l’utilisation du modèle de Toulmin dans l’analyse de corpus Emmanuel de Jonge

Genres de discours

Performance… et contre-performance communicationnelles : des stratégies argumentatives pour le débat politique télévisé Guylaine Martel

De la micro-analyse à l’analyse globale des correspondances : lettres de combattants pendant la Grande Guerre Sylvie Housiel

Le discours diplomatique dans la correspondance franco-allemande 1871-1914 Sivan Cohen-Wiesenfeld

Ethos et Pathos : à la croisée de l’AD et de l’argumentation

Ethos collectif et Rhétorique de polarisation : le discours des étudiants en France pendant la guerre d’Algérie Eithan Orkibi

L’image de soi dans les « autographies » de Rousseau Pascale Delormas

L’analyse argumentative en diachronie : le pathos dans les débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort Raphaël Micheli

Pratiques discursives et enjeux du pathos dans la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France Claire Sukiennik

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Découpages disciplinaires

Analyse du discours et littérature : problèmes épistémologiques et institutionnels Dominique Maingueneau

Argumentation et Analyse du discours : perspectives théoriques et découpages disciplinaires Ruth Amossy

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Introduction

Ruth Amossy et Roselyne Koren

1 Ce premier numéro de la revue Argumentation et Analyse du Discours se donne un triple objectif, qui correspond à un questionnement essentiel dans les domaines concernés.

2 Tout d’abord, il s’agit d’explorer les liens qui unissent l’analyse du discours telle qu’elle se développe actuellement en France, et les théories de l’argumentation issues des travaux pionniers de Chaim Perelman et de Stephen Toulmin dans les années cinquante. La plupart des travaux réunis ici tentent de justifier - sur le plan de la réflexion théorique ou dans une pratique d’analyse - la nécessité de ne pas séparer ces deux espaces de recherche, voire de les intégrer dans un même ensemble.

3 Le second objectif consiste à s’interroger sur les partages disciplinaires et les découpages institutionnels auxquels se heurtent nécessairement tous les chercheurs qui tentent de construire et d’analyser des corpus qui sont l’objet privilégié de disciplines instituées : la littérature, les sciences politiques, l’histoire, etc. C’est la question des frontières, de leur porosité et de leur possible réaménagement qui est ici soulevée à travers certaines revendications d’interdisciplinarité, mais aussi à travers une analyse sociologique de la logique et de la dynamique des champs.

4 Le troisième objectif, enfin, est méthodologique et pratique. Il s’agit de voir comment les instruments de l’AD et de l’argumentation permettent d’étudier des corpus empruntés au discours politique, juridique, médiatique, épistolaire, littéraire, en rendant compte de leur spécificité et de leurs enjeux propres.

5 L’analyse du discours est loin d’être une discipline homogène faisant l’objet d’une définition consensuelle : l’article de Dominique Maingueneau sur « L’analyse du discours et ses frontières » montre bien la diversité des positions et le flou qui peut s’ensuivre1. C’est dire que toute étude se réclamant de l’AD se doit de préciser, ou tout au moins de manifester clairement, ce qu’elle entend par cette désignation.

6 Le présent numéro se place sous l’égide du Dictionnaire d’Analyse du Discours (2002) coordonné par Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau. Il se réfère donc à l’AD telle qu’elle est actuellement reconfigurée dans l’une des grandes tendances de la recherche française. L’étude de l’utilisation concrète du langage y est conçue comme l’analyse d’un dispositif d’énonciation au sein duquel organisation textuelle et situation

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de communication sont intrinsèquement liées. Cette approche permet d’abolir les dichotomies texte / contexte, fond / forme. Elle permet aussi de concevoir la parole, envisagée comme action et interaction, dans son rapport constitutif à l’interdiscours, et de conférer une place centrale aux genres qui modèlent les pratiques discursives. Quelle est, dans cette perspective, le rapport de l’AD à l’analyse argumentative ?

7 La question est loin de faire l’unanimité. C’est tout d’abord sa pertinence même qui fait problème. Les linguistes se contentent bien souvent de l’ignorer. Ils intègrent certes la théorie de l’argumentation dans la langue (« l’argumentation linguistique », selon les récentes formulations de Ducrot), mais rejettent l’«argumentation rhétorique» en dehors du champ de leur activité propre.

8 Les choses changent quelque peu lorsque l’on se situe dans une perspective d’AD. Ainsi, Dominique Maingueneau considère que le discours doit être pris en charge par des disciplines différenciées qui font toutes partie d’une linguistique du discours et parmi lesquelles il mentionne, en plus de l’AD ou de la sociolinguistique, les théories de l’argumentation. Patrick Charaudeau, quant à lui, va plus loin en la matière : il propose une intégration de l’analyse argumentative dans l’AD. Dans l’article qui ouvre ce numéro, il montre qu’il n’y a plus de raison de les séparer dès lors qu’on se focalise sur une « problématique de l’influence » : l’analyse argumentative est alors incluse dans l’AD « comme l’un des moyens de procéder à l’analyse de tous les processus discursifs qui interviennent dans la co-construction du sens à laquelle se livrent les partenaires, dans une visée d’influence. » Ce point de vue croise la position de Ruth Amossy dans L’Argumentation dans le discours (2000) : prenant en compte aussi bien la dimension que la visée argumentatives du discours, elle entend faire de leur analyse une partie intégrante de l’AD. Elle note ainsi dans l’article qui clôt ce numéro : « Dans la mesure où l’analyse du discours (AD) entend décrire le fonctionnement du discours en situation, elle ne peut faire l’économie de sa dimension argumentative. »

9 Cette position se retrouve aussi bien dans les travaux d’Emmanuel de Jonge fondés sur le schéma de Toulmin, que dans les analyses proposées par les articles qui se réfèrent plus volontiers au Traité de l’argumentation (1958) de Chaim Perelman et de Lucie Olbrechts-Tyteca. Ils tentent tous de voir comment la force de la parole, le maniement des moyens verbaux destinés à emporter l’adhésion, ont partie liée avec le fonctionnement global du discours. Et comment en retour les fonctionnements discursifs les plus divers, envisagés dans leur cadre communicationnel, voire interactionnel, comportent nécessairement une dimension argumentative.

10 Si cette approche entend doter l’AD d’un pan argumentatif qui est encore loin de faire l’unanimité dans les sciences du langage, elle entend en retour infléchir les études argumentatives vers une prise en compte de la matérialité discursive. Perelman, dont la Nouvelle Rhétorique a inspiré la plupart de ces pages, définit l’argumentation comme l’ensemble des moyens verbaux susceptibles d’emporter l’adhésion des esprits. Encore importait-il de traduire cette approche sur le plan discursif en étudiant la façon dont l’argumentation est mise en mots dans le langage naturel. Car l’entreprise de persuasion fonctionne en mobilisant des schèmes de raisonnement et des stratégies rhétoriques qui se matérialisent concrètement dans le discours, et qui sont tributaires de ses règles. Dans le domaine très vaste et relativement hétérogène des études argumentatives, les travaux présentés ici choisissent donc un biais particulier, celui qui consiste à considérer l’argumentation dans le discours comme faisant pleinement partie des sciences du langage. C’est dans cette perspective qu’a été choisi pour cette

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nouvelle revue électronique le titre Argumentation et Analyse du Discours. C’est en raison de l’intégration quasi unanime de l’argumentation dans l’étude des fonctionnements discursifs les plus divers que l’on a choisi de dénommer ce premier numéro spécial L’Analyse du discours au prisme de l’argumentation.

11 L’articulation des disciplines n’est, a priori,pas évidente. L’AD reconnaît la nécessité de problématiser la question du sujet en partant d’une tradition qui pose son décentrement et examine la production discursive dans ses déterminations socio- historiques. Elle entendait au départ se distinguer de la rhétorique fondée sur des universaux et sur la capacité du sujet parlant à programmer sa parole consciemment. Dans l’ensemble, les études qui pratiquent l’analyse de l’argumentation dans le discours se refusent à opter pour l’un de ces deux pôles en sacrifiant l’autre. Elles prennent en compte l’espace socioculturel et institutionnel au sein duquel le locuteur est tributaire d’une doxa d’époque et des règles du champ (au sens de Bourdieu). En même temps, elles posent sa capacité à manœuvrer dans cet espace pour y définir un projet délibéré. Ceci stipule, il faut peut-être y insister, à la fois l’incapacité pour le sujet parlant de communiquer, de dire, de penser, en-dehors du moment de l’histoire et de l’espace socio-institutionnel dans lequel il est immergé ; et la possibilité pour le locuteur de faire un usage efficace de la parole qui règle ses rapports à l’autre, et de se lancer dans une entreprise de persuasion qu’il espère faire aboutir. C’est accorder au langage une confiance certes relative, mais allant néanmoins à l’encontre des positions déclarées de Ducrot qui considère que l’argumentation échappe au logos dans son sens originel de parole et raison. Après tout, comme le rappelait fortement Perelman, l’argumentation rhétorique, ou tentative d’agir sur l’autre par le langage, est la seule alternative à la violence brute.

12 Au-delà d’un projet global commun, on trouvera dans ce volume des positions diverses sur l’articulation de l’AD et de l’argumentation, en particulier dans les trois articles théoriques qui s’attaquent directement à la question. Ainsi Patrick Charaudeau, qui insiste sur une problématique de l’influence, dit emprunter des concepts de communication, de représentations et d’effets à d’autres disciplines comme la psychologie sociale et la sociologie tout en les redéfinissant dans le champ langagier. Il prend ce faisant ses distances par rapport à la tradition de la rhétorique argumentative dont la conception de la communication, fondée sur la tripartition aristotélicienne du délibératif, du juridique et de l’épidictique, lui paraît trop étroite ; mais il entend néanmoins récupérer des types d’arguments étudiés dans la tradition rhétorique et les intégrer dans l’examen des fonctionnements discursifs. Ruth Amossy considère par contre que la tradition rhétorique redéfinie par Perelman ne nécessite pas d’emprunts aux autres disciplines, mais appelle bien plutôt un élargissement de sa définition de l’argumentation et, partant, des types de corpus qu’il lui est donné d’analyser. Elle insiste principalement sur la reconceptualisation imposée à la rhétorique et aux théories de l’argumentation par leur intégration dans le champ de l’AD. Roselyne Koren se propose, quant à elle, d’ouvrir des perspectives nouvelles en croisant l’AD avec l’argumentation pour introduire une problématique de l’éthique du discours. L’AD attribue une place centrale à la prise en charge des apparences de vérité référentielle dans la description de procédures argumentatives qui ont la crédibilité du sujet d’énonciation pour visée ; la Nouvelle Rhétorique de Perelman permet de penser simultanément, et en interaction avec elle, la prise en charge des valeurs et donc

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l’autonomie et la responsabilité énonciatives du sujet du discours, voire du chercheur en sciences du langage.

13 La deuxième question qu’aborde le présent volume est celle des découpages disciplinaires que soulève la vocation de l’AD et de l’analyse argumentative à étudier des corpus que s’approprient traditionnellement d’autres disciplines. L’analyse des fonctionnements langagiers suppose en effet l’observation de discours concrets en situation. Le chercheur tente de saisir des récurrences, de décrire des régulations, de rendre compte d’une logique discursive en examinant des textes : discours politique dans toutes ses variétés, discours médiatique avec ses nombreux genres, discours littéraire dans sa diversité et sa complexité. Il empiète ce faisant sur des territoires qui ne sont pas les siens dans la mesure où d’autres disciplines en réclament l’exclusivité. Sans doute est-ce là une nécessité inhérente aux objectifs même de l’AD et de l’analyse argumentative : comment pourraient-elles se réaliser en-dehors de cette emprise sur des genres de discours dont elles se proposent précisément de rendre compte ?

14 On peut alors se demander quels rapports elles entretiennent avec les Sciences de la Communication, qui entendent aujourd’hui se constituer en discipline différenciée, ou avec des disciplines instituées comme l’Histoire, les Sciences politiques ou la Littérature, qui leur refusent souvent droit de cité. L’exigence d’interdisciplinarité que formulent certains des travaux publiés ici se heurte bien souvent aux barrières que dressent les découpages institutionnels en vigueur. Plutôt que de formuler des vœux pieux, il importe de comprendre la logique au gré de laquelle se construit le champ du savoir contemporain et d’en penser les éventuels réaménagements. Seule une vue analytique permettra de saisir les difficultés inhérentes à une démarche qui s’attache aux pratiques discursives dont d’autres disciplines entendent souvent monopoliser l’étude. A partir de là, on peut tenter de repenser les différences et les complémentarités, voire d’esquisser les voies d’une collaboration. Comment penser les rapports de l’analyse du discours littéraire qui se développe aujourd’hui avec les études littéraires ? La division est-elle en l’occurrence, comme l’avance Dominique Maingueneau, purement institutionnelle ? Comment, par ailleurs, comprendre les relations que doivent entretenir les analyses du discours parlementaire, ou du discours étudiant pendant la Guerre d’Algérie, avec les approches élaborées par les sciences politiques et historiques ?

15 La question est abordée de front dans les deux textes qui viennent clore ce volume : « Analyse du discours et littérature. Problèmes épistémologiques et institutionnels » (Maingueneau) et « Argumentation et Analyse du discours. Perspectives théoriques et découpages disciplinaires » (Amossy). Mais elle ressort aussi clairement des études de corpus où le recours à l’AD et à l’analyse argumentative répond manifestement à des besoins divers. Certaines tentent d’affiner des notions à partir de l’étude d’un corpus particulier ou de décrire un genre : ils se situent ainsi plus directement dans le champ des sciences du langage en alimentant l’étude des fonctionnements discursifs D’autres se proposent avant tout d’explorer le traitement d’un thème dans un espace de communication donné (les médias, par exemple, ou le discours épistolaire), ou encore de répondre aux questions que soulève l’historien dans sa propre discipline. Que le questionnement soit celui du linguiste ou de l’historien, le fait de présenter des analyses concrètes permettra sans nul doute de mettre à l’épreuve la fécondité de l’AD et de l’analyse argumentative, d’en interroger les ambitions et les limites, de penser

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leur apport et leurs rapports souvent difficiles avec les autres disciplines qui entreprennent de traiter des mêmes corpus.

16 C’est dans cette perspective que la majeure partie du numéro est construite sur des études concrètes de corpus. On trouve ainsi des travaux portant sur le discours médiatique, juridique, politique, diplomatique, épistolaire, étudiant, littéraire. Les différentes études construisent des objets dont elles tentent de dégager les spécificités génériques, tout en s’attachant à analyser en termes discursifs, séparément ou conjointement, le logos, l’ethos et le pathos. La première partie du numéro traite de la question de l’argument. Ainsi l’article d’Anne Kalinic met en pratique la théorie de l’argumentation de Patrick Charaudeau dans un corpus constitué par des interviews télévisées qui ont pour objet les modes d’intervention préconisés pour faire cesser les émeutes de jeunes en banlieue. Emmanuel de Jonge, qui se penche sur la Déclaration d’Indépendance américaine, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, se fonde sur Toulmin et place le point fort de l’articulation entre AD et argumentation dans la procédure de justification, définie en termes de « garantie ». C’est l’inscription du pathos dans le discours et ses enjeux qui se trouvent au centre de l’étude de Raphaël Micheli sur les débats parlementaires sur la peine de mort, et de Claire Sukiennik sur la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France. La construction d’une image de soi dans le discours, ou ethos, fait l’objet des articles d’Eithan Orkibi sur « Ethos collectif et Rhétorique de polarisation : le discours des étudiants en France pendant la guerre d’Algérie », et de Pascale Delormas sur « L’image de soi dans les “autographies” de Rousseau ». Enfin, la question du genre, de son fonctionnement discursif et de ses stratégies argumentatives est le sujet sur lequel se concentrent plus particulièrement les travaux de Guylaine Martel, qui examine la performance et la contre-performance communicationnelles dans le débat politique télévisé, de Sylvie Housiel qui s’attache aux lettres de combattants pendant la Grande Guerre et de Sivan Cohen-Wiesenfeld qui analyse le discours diplomatique à travers l’étude de la correspondance franco- allemande 1871-1914. Une partie de ces travaux sur corpus sont menés par de jeunes chercheurs issus d’universités françaises, belges, suisses et israéliennes. En leur donnant la parole dans le premier numéro de notre revue, nous entendons marquer l’importance accordée à la recherche de pointe qui se développe aujourd’hui en langue française dans les thèses et les travaux post-doctoraux de divers pays.

NOTES

1. Voir : http://perso.orange.fr/dominique.maingueneau/conclusion2.html

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AUTEURS

RUTH AMOSSY Université de Tel-Aviv, ADARR

ROSELYNE KOREN Université Bar-Ilan, ADARR

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Analyse du discours et Argumentation

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L’argumentation dans une problématique d’influence1 Argumentation viewed from the Perspective of Influence

Patrick Charaudeau

1 Depuis longtemps, je m’applique à insérer les questions de langage - et donc de discours - dans une problématique de l’influence psychologique et sociale sur laquelle il existe une abondante littérature dans ces deux autres disciplines que sont la psychologie et la sociologie, mais point dans les sciences du langage. Cela suppose, du point de vue de l’analyse du discours, deux choses : d’une part, que celle-ci se développe de façon interdisciplinaire, d’autre part, que les catégories habituellement définies pour les descriptions de la langue, ou celles empruntées à d’autres domaines connexes comme la rhétorique, soient redéfinies dans une telle problématique.

2 Une interdisciplinarité, cela veut dire aller voir quels sont les outils d’analyse employés par d’autres disciplines, et se demander quels concepts sont utilisables dans son propre champ disciplinaire. On pourra alors les emprunter et les redéfinir, en précisant à quelle théorie on les emprunte et comment on les redéfinit, pour éviter qu’il y ait confusion autour des mêmes concepts. C’est ce que j’appelle une « interdisciplinarité focalisée ». Ainsi en est-il, pour ce qui me concerne, de la problématique de l’influence, des concepts de communication, de représentations et d’effets que j’emprunte largement à la psychologie sociale et à la sociologie, mais que je redéfinis dans le champ langagier.

3 Revisiter les catégories qui ont cours dans notre discipline, cela veut dire préciser leur définition, voire les redéfinir, en fonction de la problématique dans laquelle on se situe. Par exemple, les notions de thématisation et de prédication qui ont cours dans une linguistique de la langue (ou de la phrase) doivent être complètement redéfinies dans une linguistique du discours, dans la mesure où la relation thème-prédicat peut constituer une unité phrastique mais non point une unité de communication. Ainsi en est-il pour ce que je vais exposer ici, à savoir le refus de m’insérer dans la tradition de la rhétorique argumentative, laquelle repose sur une conception partielle de la

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communication (les débats citoyens ou les débats juridiques), tout en récupérant des types d’arguments largement définis dans cette tradition.

1. Une problématique de l’influence

4 Pour traiter les actes de langage dans une problématique de l’influence, il faut répondre à deux questions qui sont complémentaires l’une de l’autre : quel est l’enjeu psychologique et social d’un acte de langage ? Quels processus langagiers participent de cet acte d’influence ?

5 Pour répondre à la première question, il suffit de se référer à l’histoire de la rhétorique argumentative dont une partie a été occultée par la tradition scolaire et la critique littéraire ; la première par souci d’inculquer aux élèves des modes d’analyse des textes littéraires reposant sur le relevé des images et effets de style ; la seconde considérant que la rhétorique des tropes est réservée au fait littéraire. Pourtant, chez Aristote, on voit bien que le souci premier était d’aider à la délibération collective à des fins d’établissement d’une opinion majoritaire. Son souci est moins celui de la vérité que celui du vraisemblable, c’est-à-dire de ce qui doit paraître vrai pour persuader l’autre dans le cadre de la démocratie athénienne. On peut dire que son projet s’inscrit dans une problématique d’influence.

6 Perelman, de son côté, inscrit son projet rhétorique dans une problématique juridique. Marqué qu’il fut par le procès de Nuremberg comme lieu de confrontation des arguments dans un jeu de question/réponse plus ou moins fermé, il décrit les mécanismes argumentatifs qui servent à prouver, et in fine à établir une culpabilité. Son souci n’est pas non plus celui de déterminer une vérité, mais de déterminer ce qui permet de prendre une décision « raisonnable » (serait-ce celle de la sanction) en pondérant les arguments sur un axe du probable.

7 Tout cela est loin de la filiation platonicienne d’un modèle logico-mathématique cherchant à démontrer la vérité. Avec Aristote et Perelman, la rhétorique argumentative est tournée vers l’autre pour le faire adhérer à une prise de position : c’est ce que l’on peut appeler l’activité langagière de persuasion. Mais il faut aller plus loin, car comme on vient de le voir, ces deux auteurs, tout en s’insérant dans une situation de communication (débat politique, débat juridique), en limitent la portée.

8 Depuis lors, les sciences humaines et sociales ont montré que les sociétés sont composites, fragmentées, faites de divers domaines d’activité qui tous se construisent de manière interactionnelle entre des individus qui tentent de réguler socialement les rapports de force qui s’y instaurent. Le modèle de délibération du forum athénien et le modèle de persuasion des débats juridiques, à quoi on peut ajouter le modèle de démonstration de la communication scientifique, ne sont plus les seuls, voire ne sont plus dominants. Ils continuent d’exister mais participent d’un ensemble plus vaste de situations, lesquelles imposent des contrats interactionnels divers qui relèvent tantôt de la démonstration, tantôt de la persuasion, tantôt de l’explication, les trois grands ordres argumentatifs que la rhétorique traditionnelle a d’ailleurs du mal à distinguer.

9 Les rapports sociaux ne se joueraient pas tant sur le mode du « être vrai » que sur celui du « croire vrai » ; on ne jouerait plus tant sur la « force logique » des arguments que sur leur « force d’adhésion » ; on ne chercherait pas tant une « preuve absolue » renvoyant à l’universel qu’une « validité circonstancielle » dans le cadre limité du

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situationnel. Evidemment, ces différents aspects coexistent, car il est difficile pour quelque société que ce soit de ne plus croire en des valeurs d’absolu ; cependant, un curieux jeu de masques s’instaure dans nos sociétés modernes entre vérité absolue et relative2. Toujours est-il que l’analyse du discours n’a pas à se donner pour objet la découverte de la Vérité, mais la découverte des jeux de mise en scène de la vérité comme « croire » et « faire croire ». C’est ce que j’appelle une problématique de l’influence.

10 Pour répondre à la seconde question (quels processus langagiers participent de cet acte d’influence ?), et en prenant le point de vue du sujet du discours, il suffit d’envisager les problèmes qui se présentent à lui dès lors qu’il veut parler à quelqu’un dans quelque situation de communication que ce soit. On peut en envisager quatre : • Comment entrer en contact avec l’autre, à travers quelle relation ? Il s’agit ici de s’interroger sur le processus de prise de contact, sachant qu’entrer en contact avec l’autre est, pour le sujet parlant, un acte d’imposition de sa présence à l’autre, et sachant que toute mise en place d’une relation instaure des positions de supériorité / infériorité. Les rituels socio- langagiers étudiés par l’ethnométhodologie du langage masquent cette difficulté et tentent de justifier ce qui autorise le sujet parlant à obliger l’autre à entrer en relation avec lui. • Quelle position d’autorité adopter vis-à-vis de l’autre ? Il s’agit ici de s’interroger sur le processus de construction de l’image du sujet parlant, de sorte que l’autre le considère crédible ou aille jusqu’à s’identifier à sa personne. On retrouve l’ethos de la rhétorique3 qui est constitutif de tout acte de langage, mais prend des caractéristiques particulières selon la situation de communication dans laquelle il s’inscrit4. • Comment toucher l’autre ? Sachant qu’il n’est pas acquis par avance d’influencer l’autre, il s’agit de s’interroger sur le processus langagier qui permet de faire en sorte que l’autre adhère sans résistance au point de vue du sujet. On retrouve ici le pathos de la rhétorique qui, s’appuyant sur les émotions susceptibles de faire se mouvoir l’individu dans telle ou telle direction, met en place des stratégies discursives de dramatisation afin d’emprisonner l’autre dans un univers affectuel qui le mettra à la merci du sujet parlant. • Enfin, comment ordonnancer son dire de telle sorte que celui-ci soit au service du processus d’influence du sujet ? Car il faut bien parler du monde et le transmettre à l’autre pour qu’il lui soit compréhensible. Il s’agit ici de s’interroger sur les modes d’organisation du discours selon que l’on choisit de raconter ou d’argumenter. Raconter suppose que l’on organise son discours de façon descriptive et narrative ; argumenter que l’on organise son discours de manière argumentative.

11 Chacun de ces modes d’organisation a, comme on va le voir, des particularités qui lui sont propres, mais on remarquera qu’ils se distinguent en ce que le premier est « identificatoire » : il permet à l’autre de se projeter librement dans le récit qui lui est proposé, et de s’identifier ou non à tel ou tel aspect du récit ; le second est « impositif » : il oblige l’autre à entrer dans un mode de pensée et à l’évaluer en fonction de son propre point de vue. C’est pourquoi le premier est générateur de discours mythiques, le second de discours savants, mais tous deux participent d’un processus de rationalisation.

12 Chacun de ces processus (voir Figure 1) fait l’objet d’une mise en scène qui obéit à une certaine mécanique et a recours à certains procédés que l’on peut décrire et catégoriser : mise en scène et catégories des rituels de prise de contact ; mise en scène et catégories de l’ethos ; procédés des stratégies du pathos, mécanique et catégories de

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la mise en scène narrative et argumentative. Ici, il ne sera question que de cette dernière.

2. L’organisation argumentative du processus d’influence

13 La raison argumentative, considérée du point de vue d’une problématique de l’influence, ne réside pas seulement dans la force du raisonnement (existe-t-il un raisonnement imparable ?) ni dans la seule force des idées (qu’est-ce qu’une idée forte ?). Si c’était le cas, on saurait par avance ce qu’est un raisonnement imparable et tout le monde utiliserait le même, ou ce qu’est une idée forte et tout le monde y aurait recours. Un même raisonnement peut servir des idées opposées, une même idée peut s’insérer dans des raisonnements différents. On en conclura qu’aucun raisonnement, aucune idée, n’a de force en soi. Quand un pays qui veut défendre son droit à se doter d’une force nucléaire utilise l’argument « nationaliste » vis-à-vis de son peuple contre l’ingérence étrangère, on conviendra que l’argument en question n’a de force que dans cette situation et par rapport au peuple concerné, et non pas en soi puisque dans un autre contexte il pourra être rejeté comme négatif. On ne retiendra donc pas cette idée qui traîne dans la rhétorique argumentative, à savoir que l’on peut établir une hiérarchie entre des modes de raisonnements et entre des types d’arguments.

Figure 1

14 On posera donc que la raison argumentative dépend des considérations suivantes : • tout acte de langage se produit dans une situation de communication qui donne des instructions de production et d’interprétation du sens aux partenaires de l’échange ; le sens

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résulte d’une co-construction et donc l’acte argumentatif, qui s’y trouve, tire sa validité (et non point sa valeur) des instructions de cette situation ; • le processus de rationalisation argumentative obéit à certaines conditions de mise en scène discursive, faisant que la pertinence de l’argumentation ne peut être jugée que rapportée aux conditions de cette mise en scène ; • le processus argumentatif tire sa force d’influence d’un certain type d’argument, à l’intérieur d’une certaine situation, et selon la fonction que remplit l’argument considéré au regard de la mise en scène discursive.

15 On évoquera rapidement le premier considérant, pour s’attacher plus particulièrement aux deux autres.

3. Validité de l’acte argumentatif et situation de communication

16 Il est important de souligner ici la différence entre les notions de valeur et de validité. La valeur renvoie à un sémantisme à la fois référentiel et axiologisé qui se trouve inscrit dans les mots de par leur usage social, comme serait par exemple le mot « crime », porteur, par son usage social, d’un sémantisme à valeur négative. La validité concerne l’effet sémantique qui est produit en cohérence avec la situation dans laquelle sont employés les mots, et dont les partenaires de l’acte de langage sont comptables. Ainsi, le slogan publicitaire « Pas de vrai plaisir sans Perrier » sera interprété - et donc validé - comme : « si vous voulez un vrai plaisir, alors buvez Perrier », parce qu’on a connaissance des instructions de la situation de communication publicitaire qui nous dit, à la fois que : « vous ne pouvez pas ne pas vouloir avoir du plaisir », et que : « seul Perrier peut vous donner ce plaisir »5. Mais sortez cet énoncé de cette situation, plongez-le dans une autre situation, et il signifiera autre chose, les inférences que permettra cette nouvelle situation seront autres, et l’acte argumentatif sera validé différemment.

17 Sans pouvoir développer ici ce point, considérer que c’est la situation de communication qui donne force de validité à l’acte argumentatif est ce qui permet de définir trois grands ordres argumentatifs : la démonstration, l’explication, la persuasion. L’ordre de la démonstration correspond aux situations dont la finalité consiste à établir une vérité (un article scientifique) ; l’ordre de l’explication correspond aux situations dont la finalité consiste à faire savoir une vérité déjà établie (un manuel scolaire de physique) ; l’ordre de la persuasion correspond aux situations dont la finalité est de faire croire (une publicité, une déclaration politique). Cette distinction de « genres » (si l’on veut employer ce terme) à l’intérieur de l’activité argumentative ne tient donc pas aux caractéristiques linguistiques des énoncés, mais aux enjeux situationnels.

4. Les conditions de mise en scène discursive de l’acte argumentatif

18 Adoptant le point de vue du sujet argumentant, on posera que celui-ci, tenant compte des instructions de la situation de communication dans laquelle il se trouve, doit se livrer à une triple activité discursive de mise en argumentation (Figure 2). Il doit faire

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savoir à l’autre (interlocuteur unique ou auditoire multiple) : (1) de quoi il s’agit (problématiser) ; (2) qu’elle position il adopte (se positionner) ; (3) quelle est la force de son argumentation (prouver). Figure 2

4.1. Problématiser

19 Problématiser est une activité discursive qui consiste à proposer à quelqu’un, non seulement ce dont il est question, mais aussi ce qu’il faut en penser : d’une part, faire savoir à l’interlocuteur (ou à l’auditoire) de quoi il s’agit, c’est-à-dire quel domaine thématique on lui propose de prendre en considération ; d’autre part, lui dire quelle est la question qui se pose à son propos.

20 En effet, une assertion ne prête à aucune discussion tant qu’on n’en perçoit pas la mise en cause possible : l’énoncé « le premier ministre démissionne » peut n’être qu’un simple constat ; il ne devient problématisé qu’à partir du moment où est envisagée l’assertion opposée « le premier ministre ne démissionne pas », ce qui oblige à s’interroger sur les causes (pourquoi ?) et/ou les conséquences (donc) de cette opposition. Chaque fois qu’un locuteur profère un énoncé et que l’interlocuteur lui rétorque : « et alors ? », cela veut dire que ce dernier n’en saisit pas la problématisation. Ainsi, un dialogue apparemment argumentatif comme A - Pourquoi est-il arrivé en retard à la réunion ? B - Parce qu’il est parti en retard de chez lui

21 ne présente pas de problématisation, du moins si on en exclut des implicites qui pourraient mettre en cause soit la réponse, soit les conséquences de la réponse. Et donc l’on est en droit de se demander s’il s’agit ici d’un acte argumentatif, si ce ne serait pas plutôt un acte purement informatif, ce qui nous conduirait à dire que toute expression d’une causalité n’a pas nécessairement de validité argumentative.

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22 Problématiser, c’est donc imposer un domaine thématique (propos) et un cadre de questionnement6 (proposition) 7 qui consiste en une mise en question d’assertions à propos de laquelle le sujet destinataire est amené à s’interroger sur « qu’est-ce qui permet de faire cette assertion ? », ou « qu’est-ce qui permet d’apporter cette cause ? », ou encore « qu’est-ce qui permet de proposer cette conséquence ? ». C’est là ce qu’on appelle une « condition de disputabilité »8.

23 Par exemple, il y a de multiples façons de discuter autour du thème de « l’intervention humanitaire », mais se demander s’il faut intervenir ou non dans un pays étranger dès lors que celui-ci commet des exactions vis-à-vis de sa propre population, ou au nom de quoi on s’autorise à intervenir ou quelles seraient les conséquences si l’on intervient, c’est, à chaque fois, mettre en présence au moins deux assertions et donc proposer à son interlocuteur un cadre de questionnement qui donnera une raison de discuter l’acte d’assertion.

4.2. Se positionner

24 Mais cela n’est pas suffisant, car encore faut-il que le sujet qui veut argumenter dise quel terme de l’opposition il veut défendre. Il doit se positionner par rapport à la problématisation proposée, dire quel est son point de vue par rapport aux assertions en présence. Il s’engage alors dans une prise de position en défendant l’une des deux assertions, ce qui le conduira du même coup à s’opposer à l’autre. Théoriquement, il pourra argumenter soit en faveur d’une position (il est pour) ; soit en défaveur d’une position (il est contre) ; soit en faveur de l’une et parallèlement en défaveur de l’autre, cela dépendra des enjeux du sujet argumentant. Dans un débat, par exemple, on peut avoir une prise de position seulement orientée vers l’une ou l’autre position.

25 Cependant, le sujet argumentant peut également ne pas prendre parti, car son but est d’examiner les caractéristiques de chaque position pour éventuellement mettre en évidence les avantages et les inconvénients de chacune d’elles. Par exemple, à propos du débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, on peut argumenter en faveur de son intégration, on peut argumenter contre son intégration, ou bien on peut montrer les avantages et les inconvénients de chaque position sans pour autant en prendre une soi-même. On dira que, dans ce cas, le sujet argumentant prend une position de neutralité qui consiste à pondérer un point de vue par l’autre et à examiner les différents positionnements. On retrouve ici l’enjeu situationnel d’explication dont j’ai parlé plus haut : expliquer, c’est ne pas prendre parti et mettre en lumière les différentes prises de position.

4.3. Prouver

26 Prouver est l’activité discursive qui sert à justifier le choix du positionnement. En effet, problématiser et se positionner ne constituent pas le tout de l’acte argumentatif. Il faut encore que le sujet argumentant assure la validité de sa prise de position et que, du même coup, il donne à l’interlocuteur les moyens de juger celle-ci. Car il faut que ce dernier soit à son tour en mesure d’adhérer à la prise de position ou de la rejeter.

27 Évidemment, on pourrait discuter le choix de ce terme « prouver ». Car si l’on se réfère à la tradition de la rhétorique argumentative, on pourrait défendre l’idée qu’il faut distinguer preuve et argument. La preuve serait de l’ordre de l’« irréfutable » dans la

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mesure où elle s’appuie sur son authenticité, comme dans le cas de la pièce à conviction (l’arme du crime), ou sur une norme logique absolue reconnue par tous (l’homme est mortel). L’argument, lui, serait toujours discutable, dans la mesure où il s’appuie sur un savoir relatif. Mais on peut aussi soutenir que la preuve peut elle-même être mise en cause, non pas dans son authenticité, mais parce qu’elle doit toujours être interprétée. Aussi, je préfère avancer qu’il ne s’agit là que d’un jeu stratégique à l’intérieur d’une même activité qui est de prouver. C’est dans la façon de les présenter que certains arguments apparaîtront - stratégiquement - comme irréfutables.

28 Pour prouver, le sujet argumentant se livre à deux types d’opération : • Des opérations de raisonnement qui consistent à établir des rapports de causalité (cause/ conséquence) entre deux ou plusieurs assertions et à assurer la force du lien (de possibilité, de probabilité, de nécessité ou d’inéluctabilité) ; par exemple, il ne suffit pas d’établir un lien entre la consommation de tabac et la santé, comme dans « La consommation de tabac nuit gravement à la santé », il faut encore dire si ce lien est de l’ordre du possible ou de l’inéluctable9 ; • Des choix parmi les arguments de valeur qui lui sembleront les mieux à même de jouer le rôle de garant du raisonnement10, ou, en tout cas, qui lui semblent pouvoir avoir un impact sur le sujet destinataire. Un raisonnement ne peut être jugé qu’à la teneur de la preuve.

29 On verra en quoi consistent ces arguments, mais on peut conclure ici que c’est par cette activité de probation que le sujet argumentant, tout en tentant de justifier son point de vue et de le faire partager à son destinataire, révèlera en même temps son positionnement vis-à-vis des systèmes de valeurs qui circulent dans la société à laquelle il appartient.

4.4. Les stratégies argumentatives

30 Les stratégies argumentatives sont une manière de spécifier les stratégies d’influence11. Elles agissent au service de ces dernières, comme d’autres stratégies discursives (narratives, descriptives, énonciatives) pourraient le faire.

31 Ces stratégies, sans préciser pour l’instant sur quoi elles s’appuient, peuvent intervenir à différents niveaux de la mise en scène argumentative : au niveau de la problématisation, au niveau du positionnement du sujet et au niveau de l’acte de probation.

4.4.1. Les stratégies de problématisation

32 La problématisation, on l’a dit, est en partie imposée par la situation de communication, mais elle fait toujours l’objet d’une spécification à l’intérieur de celle- ci. La façon de problématiser relève donc des choix opérés par le sujet argumentant : il est en son pouvoir de proposer-imposer une certaine problématisation.

33 Celle-ci, cependant, peut être contestée par les autres participants au traitement de la question. Aussi les uns et les autres se livrent-ils à des stratégies de cadrage et recadrage de la problématisation, en la déplaçant, en y ajoutant une nouvelle ou en substituant celle imposée par une autre.

34 Par exemple, on a vu apparaître dans les journaux une discussion autour du « clonage ». On peut y repérer qu’une partie de la discussion a consisté à savoir s’il fallait discuter du clonage en général, la problématisation proposant alors une

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interrogation autour de : « faut-il accepter le clonage au nom du progrès scientifique / faut-il le refuser au nom de la morale sociale », ou s’il fallait discuter de la différence entre clonage reproductif et clonage thérapeutique, cette deuxième interrogation croisant la première. Autrement dit, une bonne partie de ce débat a porté sur le cadrage qu’il fallait imposer.

35 C’est que les stratégies de cadrage et recadrage servent à légitimer la discussion, au nom de ce qui est véritablement digne ou pertinent d’être discuté. Evidemment, en réalité, il s’agit pour chaque sujet argumentant d’amener la problématisation sur son terrain, et, du même coup, d’amener l’autre débatteur dans son champ de compétence : il impose à l’autre un cadre de questionnement qu’il lui demande de partager. Souvent, cette lutte pour imposer son propre cadre de questionnement est marqué par des expressions du genre « Le problème est mal posé », « La vraie question est… », « Peut- être, mais il y a une autre question plus importante », « Il faut être sérieux », etc. Cela est largement pratiqué par les hommes politiques, lors des débats en face à face.

4.4.2. Les stratégies de positionnement

36 Elles concernent la façon dont le sujet argumentant prend position. La prise de position est le fait d’une déclaration du sujet par rapport à la problématisation, mais il peut se faire que le sujet soit amené à la justifier et donc à l’expliciter à des fins de crédibilité. Il précisera, par exemple, « en tant que quoi » il parle, quelle est la qualité qui l’autorise à argumenter. Ce peut être en tant que personne impliquée (témoin, victime, acteur d’événements vécus), en tant que spécialiste qui a été sollicité (expert, savant), en tant que représentant d’un groupe qui l’a mandaté (délégué) ou en tant que porte-parole d’une voix d’autorité institutionnelle (la Loi), stratégie qui revient à utiliser ce que la rhétorique traditionnelle appelle l’« argument d’autorité ». Il s’agit de montrer que ce que l’on affirme est fondé, et permet de prendre position sans a priori de jugement ni volonté polémique, car sinon, l’interlocuteur ou l’auditoire seraient en droit d’avoir des soupçons sur la validité de l’argumentation, ce qui tendrait à discréditer le sujet argumentant.

37 Celui-ci peut également assurer son positionnement en s’appuyant sur d’autres paroles, soit pour établir des alliances (« Comme vient de le dire mon collègue… » ou « J’irai dans le même sens que madame, et ajouterai que… »), soit pour marquer des oppositions avec d’autres participants afin de souligner sa propre crédibilité (« Je ne sais pas ce qui vous permet de dire ça, mais moi qui pratique quotidiennement des statistiques, je peux vous dire que… »).

4.4.3. Les stratégies de preuve et les types d’arguments

38 La notion d’argument est différemment définie selon les domaines disciplinaires dans lesquels elle est utilisée : elle est considérée comme un « prédicat » en logique, elle est un « schéma d’intrigue » en littérature, elle joue le rôle de « preuve » en rhétorique (voir Charaudeau et Maingueneau 2005). On a dit plus haut le sens qu’on attribuait à cette notion de preuve que l’on n’oppose pas à argument.

39 La question consiste ici à se demander à quoi tient la force des arguments. On répondra que cela tient à trois choses : le mode de raisonnement dans lequel s’insère l’argument employé, c’est-à-dire la force du lien causal qui relie l’argument à son contexte ; le type de savoir dont il est porteur, c’est-à-dire la force axiologique susceptible de produire un

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effet d’adhésion de la part du destinataire ; la modalisation énonciative sous laquelle apparaît l’argument. On s’inscrit donc dans la tradition rhétorique mais avec quelques modifications à des fins de cohérence opératoire.

4.5. Les modes de raisonnement

40 Je ne peux, dans le cadre de cet exposé, décrire dans le détail les modes de raisonnement que j’ai retenus de la tradition rhétorique. Il y a d’ailleurs nombre d’écrits sur la question, chaque auteur proposant la catégorisation qui lui semble la plus pertinente. Disons que, pour ce qui me concerne, j’ai regroupé les formes de raisonnement en quatre modes : raisonnement par déduction, raisonnement par analogie, raisonnement par opposition, raisonnement par calcul. Je me contenterai ici de donner un exemple pour chacun de ces modes.

41 Le raisonnement par déduction concerne les types de liens de causalité qui peuvent être établis entre une assertion et sa cause ou une assertion et sa conséquence : A - Pourquoi devrais-je voter ? B - Parce que tu es un bon citoyen.

42 La force de cet argument repose sur le garant : « Si on est un bon citoyen, on doit voter », et le lien est d’inéluctabilité. Mais il y a deux façons de présenter cette relation de causalité. L’une, principielle (ou éthique), en disant « C’est parce que tu es un bon citoyen que tu dois voter » ; ici, la cause est originelle et l’on ne peut s’y soustraire, ce qui lui donne une plus grande force d’évidence. L’autre, pragmatique, en disant « Tu dois voter pour montrer que tu es un bon citoyen » ; ici, la relation de cause à conséquence correspond à une causalité intentionnelle qui a moins de force que la précédente. On peut donc donner à l’argument « être un bon citoyen » une plus ou moins grande force d’évidence selon le mode de déduction choisi.

43 Le raisonnement par analogie consiste à établir un rapprochement entre au moins deux faits, deux savoirs, deux jugements, deux comportements, etc., du fait d’une certaine similitude entre eux, dont l’un est donné comme déjà établi, comme ayant une certaine autorité, ce qui donne force d’autorité à l’argument qui lui est comparé12. Georges Frèche, président du Conseil régional du Languedoc-Roussillon, menacé de passer devant la commission des conflits du Parti socialiste pour avoir tenu des propos désobligeants vis-à-vis des Harkis, lance « Sarkozy et sa “karchérisation”, et Chirac et les odeurs, est-ce qu’ils sont passés devant la commission des conflits de l’UMP ? Non, on a écrasé » ; est établie ici une analogie à quatre termes (une homologie) : les déclarations de Sarkozy et Chirac sont à la commission des conflits de l’UMP, ce que la déclaration de Frèche devrait être à la commission des conflits du PS. Évidemment, le rapprochement ici n’est pas en sa faveur, mais les hommes politiques quelque peu sanguins peuvent commettre des erreurs de raisonnement. Il n’empêche que l’argument consiste ici à s’appuyer sur un fait déjà établi pour l’utiliser comme référence ou modèle13. Le raisonnement par analogie peut être une « poudre aux yeux », mais une poudre qui peut donner de la force à l’argument.

44 Le raisonnement par opposition consiste à mettre en regard des faits, des états, des jugements opposés qui s’excluent, ce qui permet d’argumenter en mettant en évidence des contradictions ou des incompatibilités. Ce mode de raisonnement est le plus souvent employé pour présenter des objections ou une contre-argumentation face à son contradicteur. C’est l’exemple emblématique du « On ne peut pas vouloir le beurre

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et l’argent du beurre » ; plus récemment « On ne peut pas se déclarer pro-européen et voter Non au référendum ».

45 Le raisonnement par calcul consiste à s’appuyer sur une opération plus ou moins mathématique d’égalité (« A travail égal, salaire égal »), d’interpolation réciproque (« Œil pour œil, dent pour dent »), de transitivité (« Les amis de mes amis sont mes amis »), de proportionnalité (« Plus on gagne, plus on paye d’impôts, moins on gagne, moins on en paye »). Ce mode de raisonnement a l’avantage de donner à l’argument, du moins en apparence, toutes les garanties de la rigueur mathématique

46 Enfin, on signalera que sur la base de ces modes de raisonnement le sujet argumentant peut opérer, volontairement ou non, des glissements dont la plupart sont répertoriés dans les ouvrages de rhétorique argumentative, comme celui de la généralisation abusive d’un rapport de causalité, ce qui permet à un homme politique populiste de déclarer « Un million d’immigrés, un million de chômeurs ».

4.6. Les types de savoir

47 La force d’un argument dépend également de sa nature sémantique, c’est-à-dire d’une catégorie de savoir ayant une certaine portée de vérité. Il faut donc que ce savoir soit partagé entre le sujet argumentant et son auditoire. En ce sens, il s’agit de « topiques », de « lieux communs », sans lesquels l’argument ne pourrait avoir d’effet.

48 On sait que la rhétorique ancienne (Aristote, Cicéron) propose de distinguer des types de preuves et des types de lieux. D’une part, des preuves « extra-techniques » (atechnoi), dites naturelles et extrinsèques, c’est-à-dire renvoyant à la réalité, et des preuves « intra-techniques » (entechnoi), dites artificielles et intrinsèques, c’est-à-dire renvoyant à la pensée. D’autre part, des lieux « génériques » ayant la propriété d’être communs et universels, et des lieux « spécifiques » ayant la propriété d’être spéciaux et locaux. Pour sa part, Perelman parle de valeurs « abstraites » (la Justice) qu’il oppose à des valeurs « concrètes » (l’Église, la France). Devant la difficulté à manier ces catégories (difficulté à distinguer le concret de l’abstrait ; difficulté à établir une frontière entre le générique et le spécifique), je propose un point de vue sémio- anthropologique qui s’appuie sur les représentations sociales que produisent les groupes sociaux sous forme de discours circulant entre les membres de ces groupes. Ces discours construisent des types de savoir que je propose de catégoriser en savoirs de « connaissance » et savoirs de « croyance ».

49 Ayant déjà défini ces types de savoir dans des écrits précédents ou en cours14, je me contenterai de donner un exemple d’illustration pour chacun de ces types. Dans les débats, dont la presse s’est faite l’écho, concernant le clonage, est proposée une distinction entre « clonage reproductif » et « clonage thérapeutique » ; le premier se ferait à partir de l’embryon, le second à partir de cellules souches. Mais voilà qu’un spécialiste en biologie moléculaire intervient pour contredire cette distinction en avançant l’argument que « cellule souche et embryon, c’est la même chose ». Cet argument repose sur un savoir de connaissance savant qui est censé s’imposer à tous les sujets argumentants, car il ne relève pas de l’opinion de telle ou telle personne, mais de la science. De même, lorsque quelqu’un conteste la qualification de « crime » appliquée à un vol en lui substituant celle de « délit », elle se prévaut d’un savoir de connaissance codé qui se trouve dans les textes de loi.

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50 En revanche, une explication comme « J’ai voté Non au référendum sur la Constitution européenne, parce que je ne veux pas que Bruxelles m’interdise de manger du fromage au lait cru » s’appuie sur un savoir de croyance, celui de l’attachement à des valeurs de souveraineté nationale. Il en est, évidemment, de même pour les arguments qui s’appuient sur des croyances religieuses, doctrinales, ou sur des convictions morales, comme c’est le cas des personnes auxquelles on demande pourquoi elles ont sauvé des Juifs pendant la deuxième guerre mondiale, et qui répondent « Je ne pouvais faire autrement ».

51 Ces savoirs de croyance sont eux-mêmes spécifiés en divers domaines de valeur : moral (ou éthique) : le bien/le mal (justice, liberté, paix, pardon, vertu, civilité, politesse, solidarité, tolérance, non violence, courage/lâcheté, etc.) ; pragmatique : l’utile/ l’inutile, le préférable, l’efficace/l’inefficace ; hédonique : les sentiments, l’émotionnel, le sensible, le désirable, la menace, la compassion, la peur ; esthétique : le beau/le laid.

4.7. La modalisation énonciative

52 La façon de modaliser l’énonciation intervient également dans la force qui est attribuée aux arguments. En effet, le sujet argumentant peut jouer entre l’explicite et l’implicite du discours pour faire varier cette force. Par exemple, une forme interrogative (« Aurait-il tort ? ») a peut-être plus de force, et ce malgré les apparences, qu’une forme affirmative (« Il a tort »). Il en est de même pour l’emploi des arguments. Dans une déclaration télévisée à propos du Référendum européen de 1972, , alors président de la République, fustige les opposants au Oui en disant : « Il y a ceux qui vous recommandent l’abstention. Est-ce qu’ils n’auraient pas d’avis sur l’Europe ? » Il est sûr que cette modalisation allocutive sous forme d’interrogation donne plus de force à l’argument : « quand on est un citoyen responsable on ne peut pas ne pas avoir d’avis sur l’Europe », que si cet argument avait été exprimé de façon délocutive15 (« Ils n’ont pas d’avis sur l’Europe »).

Conclusion

53 C’est donc à l’articulation entre mode de raisonnement, type de savoir et modalisation que peut être évaluée la force d’un argument dans une problématique de l’influence. On pourrait d’ailleurs compléter ce travail en demandant à des psychosociologues du langage de mesurer les effets d’impact des arguments en faisant varier ces différents paramètres.

54 Mais je voudrais terminer cet exposé en l’illustrant par un court extrait de La controverse de Valladolid (Carrière 1992 : 168-169). Le débat porte sur la question de savoir si les Indiens de l’Amérique nouvellement conquise appartiennent à l’espèce humaine et ont une âme susceptible d’être sauvée par Dieu. Ce débat oppose de façon très polémique le père dominicain, Las Casas, défenseur des Indiens, à Luis Sepúlveda, philosophe, se déclarant de surcroît aristotélicien, cela en présence du cardinal, légat du Pape. A ce moment du débat, le philosophe propose de faire le point - Je vais essayer, pour la clarté de tous, de résumer cette discussion en quelques phrases, telle au moins que je l’ai comprise. Sepúlveda joint les mains sous son menton, réfléchit un moment et parle : - J’énonce d’abord un principe logique, auquel, je pense, nous devons tous

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souscrire : de deux choses l’une, et une seulement. Tous hochent la tête, même Las Casas. Comment s’opposer à l’évident ? Le logicien reprend ainsi : - Ou bien ils sont pareils à nous, Dieu les a crées à son image et redemptés par le sang de son fils, et dans ce cas, ils n’ont aucune raison de refuser la vérité. Il marque une courte pause et reprend tranquille et sûr : - Ou bien ils sont d’une autre espèce. […] Le cardinal s’adresse au philosophe et, comme pour en finir enfin, lui demande : - Quel est votre sentiment sincère, professeur ? - Qu’ils sont d’une autre catégorie, nés pour servir et être dominés.

55 La problématisation et les positionnements ont été clairement donnés dès le début du récit. Un cadre de questionnement portant sur la nature des Indiens - « font-ils partie de l’espèce humaine ou non » ; « ont-ils une âme ou non ». Le positionnement du procureur, Luis Sepúlveda est « non, ce ne sont pas des hommes comme nous » ; celui du défenseur, Las Casas, « oui, ils sont des hommes comme nous ». Problématique et positionnements sont donc, au niveau de ce passage, présupposés par le contexte.

56 Une stratégie de positionnement de la part de Sepúlveda : en énonçant un « principe logique, auquel, je pense, nous devons tous souscrire : de deux choses l’une, et une seulement », il oblige (modalité déontique) le public et son contradicteur à entrer, par avance, dans son raisonnement. Par la même occasion, il assoit son autorité en rappelant qu’il est un philosophe se référant à un savoir absolu : la logique. De plus, vis- à-vis du Cardinal, il est important de faire acte d’humilité par un « je pense » (modalité élocutive de supposition à effet de modestie).

57 La stratégie de probation consiste d’abord à utiliser un argument reposant sur un savoir de croyance, en se référant au dogme qui dit que les enfants de Dieu sont des êtres humains « créés à son image et rédemptés par le sang de son fils », et donc qu’ils ne peuvent refuser la Vérité. Ensuite, il inscrit ce type de savoir dans un raisonnement qui articule deux modes l’un sur l’autre. Le mode Déduction (faussement syllogistique, mais l’effet est là) : « Tout enfant de Dieu acceptant la Vérité est de l’espèce humaine ; or, les Indiens refusent la Vérité ; donc ils ne sont pas enfant de Dieu et n’appartiennent point à l’espèce humaine ». Parallèlement se laisse deviner, en présupposé, un mode Opposition : « si on croit, on est de l’espèce humaine ; si on ne croit pas, on n’est pas de l’espèce humaine ».

58 La combinaison position d’autorité absolue du sujet argumentant se référant à la logique, obligation faite au public de faire acte d’allégeance au savoir de la logique, recours à un savoir de croyance qu’est censée partager l’assemblée au nom d’une parole de révélation, raisonnement apparemment syllogistique, a pour effet socio-discursif (effet d’influence) de bloquer toute discussion et d’empêcher qu’elle se poursuive. Ce que perçoit Las Casas qui n’a d’autre stratégie, par la suite, que mettre en cause la position même d’autorité du philosophe, arguant que la question des êtres humains ne relève pas de la logique.

59 L’un des avantages, et non des moindres, de cette démarche qui consiste à insérer les questions d’argumentation dans une problématique de l’influence, réside dans le fait que l’on n’a plus de raison de séparer analyse de l’argumentation et analyse de discours. La première est incluse dans la seconde comme l’un des moyens de procéder à l’analyse de tous les processus discursifs qui interviennent dans la co-construction du sens à laquelle se livrent les partenaires, dans une visée d’influence16.

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NOTES

1. Une partie de cette intervention a été exposée dans un autre colloque organisé par l’Université de Pau en mars-avril 2005. Les Actes du colloque ne paraissant pas (deux ans), je me suis autorisé à exposer de nouveau l’ensemble de mon point de vue sur la question de l’argumentation. Mais au jour où je termine cette rédaction j’apprends que ces Actes vont, finalement, être publiés. Je m’excuse donc auprès de ceux qui auraient accès aux deux écrits, mais ils pourront en même temps y trouver une complémentarité. 2. C’est dans cet antagonisme que s’est développée l’affaire des caricatures de Mahomet. 3. Question reprise par certains analystes du discours comme Ruth Amossy (1999) et Dominique Maingueneau (1998), et par ailleurs traitée dans le présent numéro. 4. Pour l’ethos dans la situation de communication politique, voir Charaudeau 2005.

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5. Pour le contrat implicite du discours publicitaire, voir Charaudeau 1994. 6. C. Plantin (1990) parle pour sa part de « proposition » et « opposition ». 7. Pour les notions de « propos » et « proposition », voir ma Grammaire du sens et de l’expression, 1992 (3e partie, chap.5, La mise en argumentation). 8. On rejoint ici le point de vue de C. Plantin pour qui « la mise en question est une condition nécessaire au développement d’une argumentation», voir article « Question » in Charaudeau et Maingueneau 2002. Mais cette « condition de disputabilité » est plus large chez moi puisqu’elle n’implique pas que des énoncés contradictoires : une mise en question surgit dès qu’un autre énoncé – quel qu’il soit – est possible. 9. Pour la différence entre « lien du possible » et « lien de l’inéluctable », voir Charaudeau 1992, § 539 et 541. 10. Voir sur cette question du « garant », Toulmin 1958 et 1976. 11. Pour ces stratégies voir Charaudeau 2005. 12. Ici, on ne distingue pas comparaison et analogie, les deux participants d’un même mouvement de pensée. 13. Ce que l’on fait également dans les écrits scientifiques, chaque fois que l’on cite un auteur. 14. Dans « Tiers, où es-tu ? A propos du tiers du discours », Charaudeau 2005 et « Les stéréotypes, c’est bien, les imaginaires, c’est mieux », Charaudeau (sous presse). 15. Pour ces catégories locutives (allocutif, élocutif, délocutif), voir Charaudeau 1992. 16. Voir à ce propos, ici même, l’article de Ruth Amossy, ainsi que son ouvrage L’argumentation dans le discours (2006 [2000]).

RÉSUMÉS

Pour traiter les actes de langage dans une problématique de l’influence, il faut répondre à deux questions qui sont complémentaires l’une de l’autre : quel est l’enjeu psychologique et social d’un acte de langage ? Quels processus langagiers participent de cet acte d’influence ? Pour répondre à la première question, il faut se référer à l’histoire de la rhétorique argumentative, et particulièrement à celle qui, d’Aristote à Perelman, est tournée vers l’autre pour le faire adhérer à une prise de position. Mais il faut aller plus loin, car ces auteurs, tout en tenant compte des situations de communication (débat politique, débat juridique), en limitent la portée. Les sciences humaines et sociales ont montré que les sociétés sont composites, fragmentées, faites de divers domaines d’activité qui tous se construisent de manière interactionnelle entre des individus qui tentent de réguler socialement les rapports de force qui s’y instaurent. Le modèle de délibération du forum athénien et le modèle de persuasion des débats juridiques ne sont plus les seuls, voire ne sont plus dominants. Les rapports sociaux ne se joueraient pas tant sur le mode du « être vrai » que sur celui du « croire vrai » ; on ne jouerait plus tant sur la « force logique » des arguments que sur leur « force d’adhésion » ; on ne chercherait pas tant une « preuve absolue » renvoyant à l’universel qu’une « validité circonstancielle » dans le cadre limité du particulier. Pour répondre à la seconde question (Quels processus langagiers participent de cet acte d’influence ?), et en prenant le point de vue du sujet du discours, il faut envisager les problèmes qui se présentent à lui lorsqu’il cherche à persuader quelqu’un : Comment entrer en contact avec l’autre, quelle position d’autorité adopter vis-à-vis de l’autre, comment toucher l’autre, et,

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conséquemment, comment ordonnancer son dire ? C’est à répondre à ces questions que s’attache cette contribution.

In order to take into account the efficacy of speech acts, we need to answer two complementary questions: What are the psychological and social stakes of a speech act? What are the linguistic processes involved in such an act aimed at achieving influence? To answer the first question, we must refer to the history of argumentative rhetoric, and in particular the one, which—from Aristotle to Perelman—, is aimed at the other in order to elicit adherence to a given position. But we should go further, since these authors have limited the scope of their theory to specific contexts of communication (such as political and forensic debates). The humanities and the social sciences have shown that human societies are composite, fragmentary and are made up of diverse fields of activity, all of which are constructed through interaction between individuals who attempt to socially regulate the power relationships resulting from such interaction. The Athenian deliberation model and the forensic debates persuasion model are no longer the only ones existing, and are not the most dominant ones either. Social relationships are no longer viewed as taking place on the “being true” or “seeming true” dichotomy; arguments are no longer judged according to their “logical force” or their “adherence power” ; we no longer look for an “absolute proof” related to the universal or a “circumstantial validity” within the limited framework of the particular. In order to answer the second question (What are the linguistic processes involved in such an act aimed at achieving influence?), and from the perspective of the speaking subject, we should take into account the problems a speaker encounters when she seeks to persuade someone: when in contact with another, what position of authority should we adopt, how do we touch the other, and consequently, how do we lay out what we have to say. The present paper aims at answering such questions.

INDEX

Keywords : explanation, persuasion, problematisation, proof, stand-taking Mots-clés : explication, persuasion, positionnement, preuve, problématisation

AUTEUR

PATRICK CHARAUDEAU Centre d’Analyse du Discours (CAD), Université de Paris 13

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Les types d’arguments dans le traitement du débat sur la crise des banlieues par la télévision Types of Arguments Used on TV in the French Suburban Crisis Debate

Anne Kalinic

1 Les émeutes de novembre 2005, qui se sont déclenchées à la suite de la mort de deux adolescents survenue après un contrôle de police en banlieue parisienne, vont se prolonger dans la durée et s’étendre géographiquement à plusieurs communes des périphéries urbaines du pays, créant à cet égard un événement sans précédent en France. Alors que le traitement du discours d’information des chaînes télévisées s’inscrit dans un processus de questionnement sur les causes de la crise - problème de délinquance et d’ordre public ou bien problème social dû aux conditions de vie défavorisées - et sur l’attribution de responsabilités qui en découle, individuelles ou collectives -, un certain nombre de reportages sont consacrés aux modes d’intervention pour enrayer le phénomène.

2 Parmi ces modes d’intervention médiatisés, on abordera ici la discussion suscitée par le recours à la mesure de l’état d’urgence, arrêtée en Conseil des ministres le 8 novembre 2005, prévoyant notamment l’application du couvre-feu pour les mineurs, et d’autre part, les appels au calme proférés par divers acteurs de terrain sur les lieux des incidents ou encore par certaines personnalités ayant grandi en banlieue, exemples de réussite sociale.

3 Le journal télévisé apparaît alors comme un lieu de configuration du débat, notamment à travers les opérations de cadrage des problématisations s’y manifestant. Les prises de position successives des différents acteurs sociaux qui investissent l’espace discursif forment un réseau de discours en tension répondant et participant à une logique d’influence et de persuasion. A cet égard, nous attribuons la logique d’influence à une finalité de captation de l’attention de l’autre, à savoir, comment le locuteur tente de s’imposer dans l’échange en se construisant, par exemple, une position d’autorité ou de crédibilité. La persuasion correspond, quant à elle, à la visée du discours caractérisé par

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la recherche de l’adhésion de l’autre à la thèse défendue. En relation avec ces deux logiques, l’argumentation apparaît en tant que mode d’organisation du discours se décomposant en trois niveaux : la problématisation, le positionnement et la probation selon le modèle que propose P. Charaudeau (2007 et dans ce numéro). En outre, nous abordons la mise en scène discursive des arguments émergeant dans les différentes scènes de débat, celles-ci impliquant des enjeux relatifs aux types de locuteurs représentés, ainsi que le mode de confrontation de leurs discours au sein du journal télévisé.

4 Nous présentons ici une analyse de la mise en œuvre des arguments correspondant aux différents niveaux du débat (problématisations, positionnements, probation) en considérant leur nature, c’est-à-dire le type de valeur convoquée, la modalisation de l’énonciation ainsi que leur articulation avec les modes de raisonnements appliqués dans la démarche argumentative. Notre analyse s’appuie sur quelques exemples tirés d’un corpus de reportages du journal télévisé de 20 heures pour les chaînes TF1 et France 2 concernant la période du 28 octobre 2005 au 17 novembre 2005.

1. Reconstituer le débat

5 Les problématisations abordées manifestant des conditions d’émergence distinctes, il convient de les présenter au préalable à travers les différentes scènes de débat où elles sont exposées. On tiendra compte des types de locuteurs interviewés afin de dégager les divers enjeux relatifs aux différents niveaux de problématisation, de positionnement et de probation.

1.1. Le couvre-feu : un débat contradictoire fragmenté

6 Le décret déclarant l’état d’urgence, tel qu’il a été adopté au Conseil des Ministres, consiste en diverses applications1. Toutefois, le cadre de questionnement relevé dans les reportages du corpus porte essentiellement sur l’application d’un couvre-feu dans les communes concernées par les incendies, et les affrontements avec les forces de police. Ce mode d’intervention se trouve problématisé à travers une argumentation réactive. L’argumentation réactive est une argumentation de contestation, d’opposition voire de mise en cause du discours préalable, lequel est mentionné ou repris partiellement pour en contester le propos ou encore pour en disqualifier l’auteur. Dans l’exemple suivant, l’argumentation réactive est mise en évidence par citation interposée ou par la mise en parallèle des discours en opposition : (F2 8NOV R2) [Journaliste Commentateur] : Approuvée par l’UMP et le PS, l’état d’urgence est dénoncé par les Verts et l’extrême gauche. [Eric Raoult, député UMP] : Je préfère qu’on puisse utiliser la loi de 55 pour que les mômes restent chez eux, plutôt qu’ils soient dehors en train de brûler des voitures. [Noël Mamère, député Verts] : Sortir la loi de 55, c’est-à-dire l’état d’urgence, c’est considérer qu’aujourd’hui tous les habitants des banlieues sont des relégués.

7 Le premier positionnement du député UMP vient défendre l’application du couvre-feu, laissant sous-entendre un discours adverse, c’est-à-dire la possibilité de deux assertions contradictoires, à travers le verbe « préférer » marquant le choix, l’idée de préférence renvoyant à celle d’un engagement personnel. Dans le discours du député écologiste qui lui succède, le positionnement en faveur de l’état d’urgence représenté par la

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proposition infinitive « sortir la loi de 55 », se trouve mis en cause dans un processus de disqualification de l’autre par l’imputation d’une vision dévalorisante du rapport avec les habitants des banlieues découlant de la définition « c’est considérer que… ». Nous verrons que d’autres procédés de contestation se trouvent employés dans les attaques du raisonnement adverse ou encore dans les stratégies de recadrage des problématisations que nous analyserons plus loin. Ainsi, les reportages étudiés présentent différentes scènes de débat soulignant l’absence de consensus à travers lesquelles va s’opérer un certain cadrage pouvant s’établir à partir de la mise en présence de positionnements contradictoires. En effet, le cadre de questionnement général concernant le problème du couvre-feu est constitué par la mise en regard de ces assertions de positionnement contradictoires : pour ramener le calme dans les banlieues, il faut en premier lieu instaurer un couvre-feu / L’instauration d’un couvre- feu n’est pas une mesure congruente pour la résolution de la crise.

8 Les discours se répartissent sur différentes scènes de débat : la scène parlementaire (hémicycle, salle des quatre colonnes), où les locuteurs interrogés sont légitimés par le rôle de représentant de leurs électeurs respectifs ; la scène de la politique de terrain dans laquelle on trouve une confrontation d’opinion des responsables politiques locaux avec celle des habitants des communes ou des cités concernées ; et enfin, une scène citoyenne, dans laquelle on trouve exclusivement des habitants.

1.2. Les appels au calme : un positionnement de dissuasion

9 Cette seconde problématisation se compose à partir d’un positionnement d’opposition à la violence des actes, dans le but d’en dissuader les jeunes habitants des cités. Il s’agit donc d’un discours adressé directement aux acteurs. Ce positionnement de dissuasion vient attribuer implicitement ce discours à l’autre : on agit comme cela par réaction à nos conditions de vie défavorisées / la violence n’est pas le bon moyen.

10 Les scènes de débat sont notamment celle de la politique de terrain, et celle de l’entretien personnel, soit sous la forme d’un reportage soit sous la forme d’une interview en duplex. Ainsi, le reportage suivant présente une scène de dialogue entre un jeune habitant d’une cité et le maire de la commune : (TF1 5NOV R9) [Commentateur en voix off] : Bernard Birsinger, le maire de Bobigny, habite au cœur de cette cité. Et depuis les agressions de mercredi dernier dans le centre commercial, il tente de désamorcer la colère des plus jeunes. [Jeune] : on va foutre le bordel, ça va être light, y a que comme ça, Monsieur... [Maire] :C’est pas la bonne solution, ça va se retourner contre ceux qui souffrent. [Commentateur en voix off] : 44 000 administrés dont 60% vivent dans des logements sociaux, un taux de chômage à 16% mais qui grimpe à 30 pour les jeunes de certains quartiers. Autant de crispations sociales prêtant à alimenter un sentiment d’injustice et peut-être aussi une certaine agressivité.

11 Dans l’interaction entre le jeune et le maire, le positionnement du maire s’appuie sur une dissuasion du choix de la violence comme moyen. Le terme « solution » présuppose un problème, désignant implicitement celui des conditions de vie des habitants de la cité tandis que l’assertion du jeune interlocuteur « y a que comme ça » semble exprimer un cas de force majeure. Par ailleurs, le lien causal entre les conditions de vie et la réaction de violence est explicitée plus loin dans le commentaire du reporter dans une modalité de probabilité « peut-être aussi une certaine agressivité ». On notera ici que le

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positionnement de dissuasion émerge de la part d’acteurs montrant une relation de proximité avec les jeunes dans la discussion, à l’inverse d’une relation conflictuelle.

2. Les stratégies argumentatives

2.1. Les stratégies de problématisation

12 Au niveau des problématisations, l’argument a pour fonction de légitimer le cadre de questionnement, c’est-à-dire ce qu’il est considéré comme pertinent d’être discuté. Ainsi, à travers le cadrage ou le recadrage de la question, le locuteur tente d’imposer sa vision du problème posé.

2.1.1. Un couvre-feu pour les mineurs : une problématisation autour de la cause prioritaire

13 Douze jours après le déclenchement des émeutes, l’instauration du couvre-feu se référant au décret de 1955 est préconisée dans les communes concernées, définissant le retour à l’ordre public comme priorité au nom de la sécurité et de la loi, principes du vivre ensemble : (TF1 7NOV) [Dominique de Villepin, Premier ministre] : Dans le travail qui nous incombe aujourd’hui, je le redis : la priorité, c’est le rétablissement de l’ordre public, de la sécurité face à ceux qui menacent cet ordre public et qui doivent être sévèrement condamnés et c’est bien ce qui nous mobilise, l’ensemble des membres du gouvernement, le ministre de l’Intérieur comme tous les autres.

14 Un reportage nous donne à voir un député-maire dans une scène de politique de terrain où il défend l’application du couvre-feu en distribuant des tracts dans une rue de la commune dont il est élu. Face à une concitoyenne réticente dont on peut supposer qu’il anticipe la contre-argumentation, il amène la problématisation sur un plan éthique générique, à travers l’utilisation de l’hyperonyme « la violence » : (TF1 12NOV R8) [Eric Raoult, député-maire UMP] : Est-ce qu’il faut pas arrêter la violence ? [Passante] : Bien sûr qu’il faut l’arrêter, mais c’est pas comme ça qu’il faut l’arrêter.

15 Le discours du maire mis en corrélation avec son action présuppose un postulat : si on veut arrêter la violence, alors il faut appliquer un couvre-feu. La causalité intentionnelle « arrêter la violence » et le mode d’intervention par le couvre-feu sont alors assimilés. En effet, la formulation négative de l’interrogation laisse entendre une implication absolue réciproque « si on est contre le couvre-feu, c’est qu’on ne souhaite pas arrêter la violence », dans laquelle le lien entre les deux propositions devient exclusif. Le positionnement de rejet de la violence dans son sens global faisant consensus en tant qu’opinion principielle, la modalité allocutive ne peut que mettre en évidence que seul un individu irrationnel peut soutenir la thèse inverse. La réponse de l’interlocutrice confirme cette situation d’obligation d’assentiment, bien qu’elle rectifie sa position par la suite en mettant en cause le mode d’intervention, et par là même de manière implicite, son lien exclusif avec l’intentionnalité de mettre fin aux violences.

16 La suite de cette séquence en face-à-face révèle également la position asymétrique des deux interlocuteurs. Il s’agit une confrontation sans discussion, car les arguments ne sont plus repris pour être contre-argumentés par l’adversaire, comme cela a été le cas

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pour la réplique précédente de la passante. Dès lors, cette dernière essaie d’amener la problématisation sur son terrain par la contestation alors que le maire rejette la discussion : (TF1 12 NOV R8) [Eric Raoult] : Ici, on ne l’a pas connu sur les pavillons pour le moment… [Passante] : Enfin, faut voir les termes qui ont été employés… [Eric Raoult] : Pour le moment, on dit au gamin qui est là de jour oui, de nuit, non !

17 Alors qu’une discussion aurait pu être amorcée concernant le choix du mode d’intervention, le maire UMP opère un recadrage en suggérant la menace de propagation des troubles dans la commune à travers l’indication temporelle » pour le moment » révélant une position d’anticipation créant une expectative d’ordre négatif. Par inférence, l’effet perlocutoire qui en découle renvoie à un argument de type hédonique visant à produire la peur chez l’interlocuteur. A nouveau, un recadrage a lieu dans le discours de la passante, introduit par l’adverbe « enfin » marquant à la fois l’opposition et l’impatience, comme pour appeler son interlocuteur à la considération. Cette mise en cause faisant allusion au registre injurieux du terme « racaille » utilisé par le Ministre de l’Intérieur avant le déclenchement des émeutes, engage un cadrage éthique impliquant la notion du respect des personnes. Toutefois, cette mise en cause n’est pas discutée par le maire qui clôt l’échange en renforçant son positionnement initial avec force2. En effet, le maire réaffirme son statut de représentant institutionnel et le pouvoir de légiférer qui lui incombe dans sa commune - celui d’autoriser ou d’interdire -, ainsi sa sentence finale « de jour oui, de nuit, non » renvoie à l’argument d’autorité et détermine une relation asymétrique entre le fondé de pouvoir et la citoyenne.

18 Face à ces positionnements constituant un premier cadrage, une mise en cause est initiée dans une argumentation réactive, dès la scène parlementaire. Le discours d’opposition d’un député du parti communiste reprend le discours de l’adversaire à travers un procédé de redéfinition de la notion d’insécurité : (TF1 8NOV R6) [Maxime GREMETZ, député PC] : Au lieu de faire la guerre, je dirais, à nos jeunes des banlieues, il faut faire la guerre précisément à l’insécurité sociale permanente.

19 L’insécurité, se référant dans le discours de l’adversaire à la menace de l’ordre public et à la délinquance, fait référence alors à la précarité des conditions de vie dans certaines banlieues à travers la reformulation « insécurité sociale permanente ». Le raisonnement produit un déplacement causal en substituant le retour à l’ordre public évoqué précédemment par le Premier Ministre comme priorité par une autre cause d’ordre social, celle-ci étant sous-tendue implicitement par l’idée que ce sont les conditions de vie défavorisées qui engendrent les actes délictueux.

20 Le recadrage de la question procède également à la réappropriation du domaine du combat, comme imaginaire d’une politique de gauche avec la locution verbale « faire la guerre ». Tout d’abord mentionnée dans une dépréciation du caractère répressif de la mesure de l’adversaire, elle vient exprimer la lutte contre la précarité dans une modalité déontique. Le débat s’oriente alors sur un problème de hiérarchisation des causes entre une vision de la délinquance comme menaçant l’ordre public ou encore comme cause de l’insécurité venant s’opposer à une vision des conditions de vie défavorisées comme cause première de cette délinquance.

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21 Par ailleurs, dans la scène de la politique de terrain, c’est la pertinence du raisonnement de l’adversaire qui se trouve mise en cause dans l’interview d’un jeune commerçant d’une ville de la région lyonnaise où le couvre-feu vient d’être arrêté : (TF1 12NOV R1) [Commerçant] : On n’est pas en état de guerre, donc le couvre-feu, je ne comprends pas. On ferait mieux de s’intéresser aux causes plutôt qu’aux conséquences.

22 La contre-argumentation repose tout d’abord sur une dissociation entre un état de fait constituant un précédent et un état de fait actuel, dont la négation de l’état de guerre souligne l’incompatibilité. En effet, la mesure de l’état d’urgence avait été appliquée précédemment lors de la guerre d’Algérie et en Nouvelle Calédonie, elle est de ce fait associée à un cas de conflit armé, ne correspondant pas à la situation en banlieue. Le critère de l’état de guerre est invoqué pour montrer l’incongruité par l’excès du raisonnement adverse. Le recadrage est ensuite opéré dans une modalité déontique ayant pour effet de disqualifier l’adversaire ne traitant que des conséquences, en faisant allusion aux causes en amont comme cause prioritaire de la crise.

23 A travers ces exemples de cadrages et de recadrages, on note une confrontation des arguments principiels de type éthiques renvoyant chacun à des modèles distincts du vivre ensemble, l’un portant sur les individus devant respecter l’ordre public au nom de la vie en communauté et le second engageant la responsabilité du gouvernement dans la garantie d’un certain niveau de vie des citoyens. On trouve notamment un conflit au niveau de la hiérarchisation des causes, certains l’inscrivant dans un cadre explicatif contextuel d’ordre socio-économique, d’autres se référant à un cadre normatif légal et moral. Ces discours sont fortement marqués par une adversité exclusive fondée sur la disqualification de l’autre.

2.2. Les stratégies de positionnement

24 Les arguments de positionnement révèlent une recherche de légitimité et de crédibilité auprès des destinataires du discours. Ces arguments apparaissent dans le commentaire du journaliste précédant une interview par le biais de la mise en valeur de certains traits de la personne du locuteur, ceux-ci pouvant se combiner avec l’expression de son positionnement en donnant davantage de poids à l’argument.

25 Dans l’exemple suivant, le locuteur est légitimé en tant que faisant partie des fondateurs d’une association connue pour sa mission de lutte contre les discriminations raciales. De plus, le surtitre « membre du conseil économique et social » apparaissant à l’image lors de son interview lui donne également une identité d’expert : (TF1 8NOV R5) [Reporter] : BEUR FM multiplie les éditions spéciales qui condamnent la violence et ouvrent l’antenne à tous les appels au calme. Fodé Sylla, un des fondateurs de SOS Racisme : [Fodé Sylla, membre du conseil économique et social] : Instaurer un couvre-feu, cela renvoie à des périodes terribles de notre histoire. La meilleure protection qu’on peut aujourd’hui apporter à nos enfants, à nos petits frères dans les quartiers, c’est malgré tout de respecter ce couvre-feu.

26 Le positionnement concessif, évaluant les aspects négatifs et positifs, lui confère une certaine crédibilité. En évoquant la douleur du passé à laquelle renvoie la mesure de l’état d’urgence, il se montre solidaire d’une mémoire partagée. A cette figure de fraternité s’ajoute une figure paternelle, son discours faisant intervenir un argument

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de type éthique, la protection des enfants, tout en mobilisant des valeurs affectives à travers les expressions « nos enfants » et « nos petits frères ». L’ensemble de ces arguments nous donne à voir le reflet de la sagesse.

27 D’autre part, le point de vue d’une victime, identifiée en tant que telle en surtitre, pourrait favoriser la considération de ses arguments en faveur du couvre-feu, notamment quand (« celle-ci ») son discours laisse les acteurs de l’incendie dans l’indétermination (« ça peut continuer comme ça ») et appelle davantage la compassion. (F2 9NOV R3) [Michel Blanguernon, propriétaire de salon de coiffure incendié] : Moi je pense que c’est la seule solution, je vois pas autre chose pour l’instant. Pour sauvegarder un peu ce qui reste, je vois pas, parce que ça peut continuer comme ça.

28 Enfin, certaines personnalités ayant grandi en banlieue sont sollicitées dans le cadre du journal télévisé en tant que modèle de réussite exemplaire, voire d’idole, comme dans cette question que pose Patrick Poivre d’Arvor à Lilian Thuram, joueur de football de grande renommée, mais également membre du Haut Conseil de l’intégration, où l’admiration qu’il peut susciter se trouve instrumentalisée dans le discours du journaliste pour faire fonction d’argument d’autorité auprès des jeunes : (TF1 8NOV interview en duplex, fin de journal) [Journaliste présentateur : PPDA] : Et vous qui êtes très respecté par un grand nombre de ces jeunes, adulé parfois, est-ce que vous auriez envie de lancer un appel au calme ? [Lilian Thuram] : Evidemment, mais en fait pour ce qui se passe, il faut faire bien attention pour ces jeunes, parce que ce qui se passe en faisant tout ce qu’ils font, c’est qu’ils dénigrent la banlieue alors que je pense que ce n’est pas ce qu’ils ont envie d’envoyer comme message, et surtout il faut qu’ils fassent attention parce que ça va se retourner contre eux. Ça va donner raison justement à certaines personnes qui croient que la banlieue est un endroit où il n’y a pas de, je dirais, de sécurité et où il n’y a rien à faire, c’est-à-dire c’est ça qui me blesse, et ce qu’ils n’arrivent pas à comprendre, en fait, tout ce qu’ils sont en train de faire, ça se retourne contre eux.

29 L’atteinte à l’image de la banlieue se trouve au centre des préoccupations du locuteur. Celles-ci se manifestent notamment par la révélation de son attachement affectuel (« c’est ça qui me blesse »), comme faisant corps avec tout ce qui touche à la banlieue. L’implication personnelle se trouve renforcée par la modalité élocutive.

30 Le commentaire journalistique suivant fait appel à l’autorité de fait de l’acteur de terrain, caractérisée par l’efficace de son savoir-faire et de son expérience : (F2 8NOV en duplex) [Journaliste présentateur : David Pujadas] : Avec nous maintenant en direct de Clichy-Sous-Bois, d’où tout est parti rappelons-le, Samir Mihi, bonsoir. Vous êtes éducateur sportif. Vous êtes devenu un peu par la force des choses médiateur, on vous a vu notamment appeler au calme la semaine dernière et obtenir d’ailleurs un apaisement. […] Est-ce que vous renouvelez votre appel ce soir à calmer le jeu partout, dans tous les quartiers où il y a les incidents ? [Samir Mihi ] : Bien sûr, c’est un appel au calme que je ferai le plus longtemps possible et autant de fois qu’on me le permettra mais, je le redis encore une fois, pour connaître la vérité sur les deux drames de Clichy-sous-Bois, ici les gens se sentent concernés, et s’ils veulent vraiment connaître la vérité, moi je leur demande de se calmer, parce que dans tout ce bruit, dans toutes ces violences, notre parole n’a plus aucune valeur, on a l’impression. Donc, je leur demande encore une fois le calme, partout en France pour qu’on puisse un peu nous écouter et pour qu’on ait une voix un petit peu plus crédible.

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31 Le locuteur se trouve dans une position de porte-parole de la quête de vérité concernant les circonstances demeurées incertaines de la mort des deux adolescents, circonstances qui ont déclenché les émeutes. La modalité allocutive de requête vient réaffirmer sa posture de médiateur, conscient de l’enjeu de crédibilité dans le débat médiatique.

2.3. Les stratégies de probation

32 L’argument de probation intervient lorsqu’il s’agit de persuader l’adversaire du bien- fondé de son positionnement et l’amener à changer d’avis. Les exemples suivants illustrent différentes stratégies mobilisant pour chacune des types de savoirs, des modes de raisonnements et des modalités particulières.

2.3.1. Le principe absolu et exclusif

33 Dans un positionnement en faveur de l’instauration du couvre-feu pour les mineurs, un argument de type moral condamnant la sortie des enfants après 10 heures le soir apparaît dans un raisonnement implicatif, dans une modalité élocutive de supposition : (F2 9NOV R2) [Habitant] : Je pense que des gamins de 10-12 ans, de 10 heures à 6 heures du matin, ils n’ont rien à faire dans la rue, à part faire des conneries.

34 Le caractère d’évidence systématique de l’argument émerge de la mise en opposition de deux mondes antithétiques : « les gamins de 10-12 ans » renvoyant à celui de l’enfant nécessitant la tutelle de l’adulte et « la rue, de 10 heures à 6 heures du matin », c’est-à- dire la nuit, comme domaine en marge des normes sociales partagées, échappant à la vigilance des parents. Cette incompatibilité justifiant l’interdiction de sortie se trouve renforcée par la négation absolue « ils n’ont rien à faire dans la rue ».

35 La discussion semble se clore sur le principe moral en excluant par avance l’opposition. En effet, l’alternative exprimant un lien d’inéluctabilité « à part faire des conneries » dans une vision généralisante s’avère fortement dépréciative, ayant pour effet la délégitimation des jeunes à travers une sanction morale. Cet argument renvoie à l’idée commune selon laquelle un individu n’observant pas la discipline est nécessairement suspect.

2.3.2. L’attaque du raisonnement adverse

36 Dans les positionnements contre le couvre-feu, les arguments s’inscrivent dans une mise en doute du lien de causalité entre l’application de la mesure impliquant un mode d’intervention répressif et la cessation effective des émeutes.

37 Le raisonnement adverse est représenté sous la forme d’une implication absolue afin de mettre en évidence son incompétence tout en invitant les tiers à le co-constater : (F2 8NOV R2) [Maxime GREMETZ, député PC] : Si c’était la police qui pouvait ramener le calme, ça se saurait : y aurait déjà le calme, y a plein de policiers partout.

38 Le raisonnement causal attribué à l’adversaire « la police peut ramener le calme » se trouve mis en cause dans une reformulation d’hypothèse marquée par l’emploi d’un « si » implicatif ainsi que la succession de l’imparfait, « si c’était la police… », et du conditionnel, « ça se saurait ». Ainsi, par cette dernière assertion à la forme

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impersonnelle et réfléchie, l’hypothèse s’avère être dans le même temps une supposition rejetée par le locuteur, qui donne une vision définie de l’état de savoir sur la question, observable par tous, dans une modalité d’évidence. La disqualification de l’adversaire est produite à travers une mise en contradiction de la théorie à la pratique. De plus, la preuve invoquée par la suite se fonde sur le rejet du lien d’inéluctabilité entre la cause et l’effet du raisonnement adverse dans une vision déterministe mettant en cause son caractère mécanique : « y aurait déjà le calme, y a plein de policiers partout ». Les assertions de cause et de conséquence se trouvent inversées, celle de la conséquence présupposée venant en premier lieu, ce qui a pour effet de marquer une rupture de passage entre les deux états décrits, le calme et la présence de policiers. En effet, les deux assertions décrivent deux états distincts mis en parallèle, sans opérateur de causalité entre elles. Par ailleurs, elles sont mises en opposition par l’adverbe « déjà » supposant l’effectivité du calme ainsi que l’emploi du conditionnel, et les quantificateurs à valeur totalisante tels que « plein » et « partout » venant qualifier la présence des policiers dans l’assertion de cause. Le locuteur tente de faire adhérer l’auditoire à son positionnement en usant d’un effet d’objectivité - les faits parlent d’eux-mêmes – pour s’opposer à son adversaire. C’est donc de manière polémique que s’opère le rejet du raisonnement adverse en jouant sur son apparente symétrie entre la cause et l’effet, sur un plan pragmatique.

39 Dans la séquence suivante, l’argument consiste à montrer que le couvre-feu apporterait un résultat contraire au but recherché, tout en dénigrant l’intentionnalité du gouvernement : (TF1 12/11 R9) [Jean Christophe Lagarde, maire UDF de Drancy] : Oui, ça va mettre de l’huile sur le feu. Je pense que de la part du gouvernement, c’est beaucoup un affichage politique.

40 La métaphore « mettre de l’huile sur le feu » produit une inversion de résultat, celui qui voulait apporter le calme ne fait qu’envenimer la situation. La mise en doute de l’efficacité du couvre-feu par cet argument pragmatique s’appuie également sur la dévalorisation de la compétence et de l’honnêteté de l’adversaire par le biais de la formule « affichage politique », le terme d’affichage renvoyant à une démonstration d’apparence s’opposant au critère d’efficacité de l’action. L’expression implique par ailleurs la substitution de l’intentionnalité adverse déclarée visant le retour au calme renvoyant à un intérêt général par des objectifs plus particuliers d’ordre politique, c’est-à-dire d’une campagne ayant pour finalité une valorisation de l’image des défenseurs de l’application du couvre-feu auprès des citoyens au détriment d’une résolution réelle de la crise. Dans tous les cas, c’est la crédibilité de l’adversaire qui se trouve mise en cause.

2.3.3. La mobilisation des valeurs morales et affectives dans la persuasion

41 Les deux séquences suivantes comportent également une argumentation par la conséquence consistant à montrer un résultat contraire au but recherché pour dissuader les jeunes de provoquer sciemment des incendies. Elles offrent de surcroît une dimension émotionnelle et morale par la mobilisation de valeurs relatives à la compassion. (TF1 5NOV R9) [Commentateur en voix off] : Bernard Birsinger, le maire de Bobigny, habite au cœur de cette cité. Et depuis les agressions de mercredi dernier dans le centre

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commercial, il tente de désamorcer la colère des plus jeunes. [Jeune] : On va foutre le bordel, ça va être light, y a que comme ça, Monsieur... [Maire] : C’est pas la bonne solution, ça va se retourner contre ceux qui souffrent.

42 La réfutation du maire apparaît comme étant d’ordre pragmatique en premier lieu avec l’emploi du terme « solution », et le résultat contraire au but recherché apparaît notamment avec le verbe « se retourner contre ». L’argument de dissuasion se focalise quant à lui sur la souffrance dans un aspect duratif : « ceux qui souffrent ». Il incite par là même à un mouvement de compassion, passant par l’identification à l’émotion générique de la souffrance. Il implique également une sanction d’ordre moral pour celui qui s’acharnerait sur des personnes préalablement définies comme victimes. L’emploi du futur ainsi que la forme impersonnelle de la modalité délocutive forment une mise en cause portant sur la conséquence de l’acte dans laquelle l’actant n’est pas désigné.

43 Dans la séquence suivante, en revanche, l’argument évoquant la conséquence de l’acte fait intervenir la désignation de l’actant : (TF1 4NOV R2) [Interview : Ouardi Taguia, gérant de PME] : Demain, je perds tout. Qui va me faire perdre ? Donc, c’est mes frères, on est bien d’accord, c’est mon voisin, donc il va me mettre moi au chômage, mon assistant qui vit lui aussi de l’autre côté, et les deux personnes qui sont aussi issues de ces quartiers qui vont être au chômage.

44 Les actants sont désignés tout d’abord par le terme « frères », puis par le terme « voisin » dans une relation possessive. A cet égard, les traits de la fraternité introduisent une vision affective englobant de manière solidaire l’ensemble des habitants du quartier comme communauté partageant les mêmes épreuves, comme on peut le voir dans la reprise de la notion de voisin dans une comparaison d’équivalence lorsque le locuteur qualifie ses employés : « mon assistant qui vit lui aussi de l’autre côté », « les deux personnes qui sont aussi issues de ces quartiers ». A partir de ces procédés d’identification est mis en évidence un paradoxe dans l’action des émeutiers à travers le résultat de leur action, c’est-à-dire le chômage des employés des entreprises incendiées. De plus, la modalité élocutive, qui met en présence avec insistance les désignations personnelles et possessives, renforce l’argument de la conséquence de l’acte : « il va me mettre moi au chômage ».

2.3.4. Le modèle de conduite

45 Dans un appel au calme adressé aux jeunes incendiaires, ce locuteur faisant figure de modèle de réussite exemplaire condamne le recours à la violence en en réfutant le lien d’inéluctabilité avec la précarité : (F2 8NOV R11) [Interview : Malamine Koné, directeur de AIRNESS] : On sort de banlieues, donc, je ne dis pas qu’on n’a pas de chance, mais on part avec moins de chance que les autres. Mais alors, quand on a moins de chance, est-ce qu’il faut baisser les bras ? Est-ce qu’il faut choisir la violence ? Non.

46 L’argumentation du locuteur s’initie par une rectification sur l’absence de chance des personnes issues des banlieues en y substituant une comparaison d’inégalité relative, ce qui a pour effet d’atténuer la portée exclusive de la négation absolue « on n’a pas de chance ». Le pronom personnel correspond à un « nous » inclusif, évoquant le partage du vécu de conditions de vie difficiles. Le lien d’inéluctabilité de la causalité avec la précarité se trouve alors mis en cause à travers l’évocation de la lâcheté, avec

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l’expression « baisser les bras » dans les questions rhétoriques, marquées par la répétition « est-ce qu’il faut ». C’est le principe du libre-arbitre dont dispose chaque individu quelle que soit sa condition qui est évoqué à travers le verbe « falloir » ainsi que le verbe « choisir ». Les questions portent sur des termes génériques comme modèles de comportement (« baisser les bras »; « choisir la violence ») se rattachant à des principes éthiques tels que le courage et l’honneur.

En guise de conclusion

47 Cette étude de l’argumentation sur les modes d’intervention relatives aux émeutes met en regard les interventions de locuteurs variés. L’analyse des différents niveaux de la problématisation, du positionnement et de la probation permet de situer précisément les enjeux et les stratégies d’influence mises en place par la combinaison des arguments, que ce soit dans le discours rapporté seul ou sur un matériel polyphonique alliant la voix du journaliste et celle du locuteur interviewé.

48 Au niveau des problématisations, chaque cadrage excluant l’autre, le débat présente une forme dichotomique circonscrivant le débat entre deux pôles affrontant leur conception des émeutes, soit comme problème d’ordre public, soit comme découlant de problèmes socio-économiques. Les types d’arguments employés mettent en question la légitimité de la violence et du mode d’intervention de l’Etat. Il s’agit d’une argumentation en amont, remontant à la source des positionnements et du chemin du problème posé, comme on a pu le voir avec le débat sur la cause prioritaire.

49 Parmi les arguments de probation, on rencontre également une argumentation exclusive s’appuyant d’une part sur des principes d’ordre moral disqualifiant l’adversaire, ou encore sur une contre-argumentation mettant en cause l’incompétence du raisonnement adverse ; d’autres types d’arguments dans les appels au calme notamment relèvent davantage de l’éthique de responsabilité en mettant en exergue la conséquence des actes incendiaires tout en mobilisant des valeurs affectives afin d’en dissuader. Dès lors, on pourrait discerner principalement trois ensembles de stratégies argumentatives à visée persuasive s’articulant sur une relation distincte à l’autre pour chacune d’entre elles : le premier groupe d’arguments de probation vise principalement à renforcer le positionnement du locuteur en fédérant une adhésion autour des valeurs morales qu’il s’est approprié dans le discours, tel qu’on a pu le constater avec l’analyse du principe absolu et exclusif ; le second groupe d’arguments renvoie à une désolidarisation avec l’adversaire par l’attaque de son raisonnement ; le troisième groupe d’arguments s’inscrit dans l’établissement d’une relation partagée avec l’autre en ce sens que, cette fois-ci, le locuteur tente d’agir sur l’autre en recourant à des références communes de valeur morale et affective ou encore de modèle de conduite. Ces stratégies sont susceptibles de se combiner, par exemple, on pourrait envisager que la valorisation de l’entre-soi soit sous-tendue par la disqualification de l’adversaire dans une posture polémique.

50 Enfin, le recours aux interviews de personnalités dans le journal télévisé manifeste la recherche d’interlocuteurs faisant fonction de médiateurs, voire de « grand frère » auprès des jeunes. Autrement dit, le journal télévisé chercherait à établir une légitimité auprès des jeunes par cet intermédiaire afin de capter leur attention. A cet égard, bon nombre des arguments répondant aux enjeux de crédibilité et de légitimité sont mentionnés dans le commentaire du journaliste et les appels au calme des

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personnalités sont bien souvent suscités et orientés par la question qui leur est posée. La mise en scène argumentative se constitue donc autour de la valorisation de la personne interviewée et de sa prise à partie pour porter un discours de dissuasion à l’adresse des jeunes.

51 A travers ces différentes scènes de débat, on peut donc observer les modalités de la répartition des enjeux pour les différents locuteurs qui s’opère au sein du journal télévisé. Par la mise en opposition des discours des locuteurs, les reportages configurent une mise en débat se focalisant sur les discours de mise en cause de l’autre, faisant du journal télévisé un espace de confrontation discursive pour les différents acteurs sociaux, et pouvant amener à une « co-production » d’arguments dans une visée d’influence et de persuasion.

BIBLIOGRAPHIE

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Charaudeau, Patrick. 1992. Grammaire du sens et de l’expression (Paris : Hachette)

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Charaudeau, Patrick. 2005. Le discours politique. Les masques du pouvoir (Paris : Vuibert)

Charaudeau, Patrick. 2008. « L’argumentation dans une problématique de l’influence », dans le présent numéro (L’analyse du discours au prisme de l’argumentation)

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Plantin, Christian. 1990. L’argumentation (Paris : Le Seuil, « Mémo »)

Perelman, Chaim et Olbrechts-Tyteca, Lucie. 1958. Traité de l’argumentation (Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles)

ANNEXES

Retranscription d’un reportage (scène de politique de terrain) (TF1 12 NOV R8) [Présentateur plateau : Patrick Poivre D’Arvor] : La question de l’instauration du couvre-feu divise la classe politique depuis que le premier ministre l’a annoncé. En Ile- de-France où les préfets ne l’ont pas décrété, certains maires UMP ont pris eux-mêmes un arrêté municipal allant dans ce sens, d’autres n’ont pas fait ce choix. Pour mieux comprendre les différents points de vue, reportage de Christophe Pallée et Liseron Boudoul. /Début du reportage/

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[Commentateur en voix off] : Le Raincy, 2% de logements sociaux, un îlot tranquille et bourgeois situé au cœur de la Seine-Saint-Denis. Seules trois voitures ont brûlé depuis 15 jours. Depuis lundi dernier les moins de 18 ans n’ont plus le droit d’être dans la rue entre 22 heures et 6 heures du matin. [Habitant] : Je n’ai jamais vu un gamin de 16 ans se balader à 2 heures du matin. [Commentateur en voix off] : Mais pour le maire Eric Raoult, il s’agit d’éviter que les incidents ne débordent chez lui. [Eric Raoult, député maire UMP (distribuant des tracts)] : Est-ce qu’il faut pas arrêter la violence ? [Passante] : Bien sûr qu’il faut l’arrêter, mais c’est pas comme ça qu’il faut l’arrêter [Eric Raoult] : Ici, on ne l’a pas connu sur les pavillons pour le moment [Passante] : Enfin, faut voir les termes qui ont été employés [Eric Raoult] : Pour le moment, on dit au gamin qui est là, de jour oui, de nuit, non ! [Commentateur en voix off] : Un peu plus loin, Drancy où quelques magasins et un centre sportif ont été brûlés ici comme ailleurs en Ile-de-France, le préfet n’a pas demandé de couvre-feu, et cela tombe bien. [Jean-Christophe Lagarde, maire UDF de Drancy] : J’aurais refusé, catégoriquement, qu’on applique un état d’urgence dans ma commune, sans qu’on me demande mon avis. [Le maire s’adressant à un couple d’habitants] : Est-ce que vous trouvez qu’on a besoin d’un couvre-feu à Drancy ? [Habitant] : Non [Reporter] : Pourquoi ? [Habitante] : Parce qu’on a un maire qui fait très bien sa police. [Maire] : Maintenant qu’on a ramené le calme, je ne veux pas qu’on me mette le désordre en imposant un couvre-feu. Il punit tout le monde, ça empêche les gens de … [Habitant] : Bah oui, ça va mettre de l’huile sur le feu [Maire] : Oui, ça va mettre de l’huile sur le feu. Je pense que de la part du gouvernement, c’est beaucoup un affichage politique. [Commentateur en voix off] : De la politique, Eric Raoult ne s’en cache pas, en ce moment, il en fait beaucoup. [Eric Raoult] : Les gens qui ont vu leur voiture brûler, qui ont vu les banlieues flamber, ils sont actuellement c’est vrai très inquiets. Il vaut mieux au total une pétition UMP, qu’un bulletin de vote Front National. [Eric Raoult] : Parce qu’il y en a un peu assez [Commerçante] : On en a ras le bol. [Eric Raoult] : Je vous le fais pas dire, nous aussi. [Eric Raoult (donnant des tracts)] : C’est pour que ça se calme, madame, pour qu’il y ait plus de violence. [Commentateur en voix off] : Pour ce député aussi, ce sont les prochaines élections qui se jouent en ce moment. /Fin du reportage/

NOTES

1. Le décret, qui se base sur une loi du 3 avril 1955 datant de la guerre d’Algérie, permet également des perquisitions à tout moment au domicile de particuliers lorsqu’il y a suspicion de détention d’armes, sans passer par un mandat judiciaire comme c’est normalement la règle.

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2. Cette clôture de la part du locuteur coïncide avec la fin de la séquence de dialogue dans le reportage.

RÉSUMÉS

Les émeutes de novembre 2005 survenues dans les banlieues françaises ont suscité un débat médiatisé à propos des causes de la crise et des modes d’intervention pour sa résolution. A travers son traitement discursif, le journal télévisé configure un cadrage du débat dans lequel les prises de position des différents acteurs interviewés viennent s’opposer. L’analyse des arguments des discours cités se décomposera sur les trois niveaux proposés par P. Charaudeau : problématisation, positionnement et probation, en tenant compte de leur valeur - par exemple, éthique, pragmatique ou émotionnelle - afin de dégager les différentes stratégies à visée persuasive.

The October and November 2005 riots of the French suburbs, following the death of two teenagers chased by the police, have kindled a debate in the media on the causes of the crisis and the means used to resolve it. By its treatment of the question, TV discourse frames this debate, in which the stands of the various interviewed actors are in conflict. The analysis of the quoted arguments is performed on the three levels described by P. Charaudeau: “problematizing”, positioning, proving, while considering their value—for example, ethical, pragmatical or emotional—in order to find out the different strategies meant at persuading.

INDEX

Mots-clés : banlieues, journal télévisé, argumentation, argumentation polyphonique, positionnement, visée persuasive Keywords : suburbs, television news, argumentation, polyphonic argumentation, positioning, persuasion

AUTEUR

ANNE KALINIC Université de Paris 13

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Pour une éthique du discours : prise de position et rationalité axiologique Arguing on behalf of an Ethics of Discourse: Taking a Stand and Axiological Rationality

Roselyne Koren

Introduction

1 Le chercheur en analyse du discours est nécessairement amené à problématiser des objets de recherche qu’il partage avec d’autres disciplines faisant partie des sciences humaines ou sociales. Le discours, mode de vie sociale et de régulation de l’intersubjectivité, rend ces rencontres inéluctables. Patrick Charaudeau souligne ici même1 la pertinence et le bénéfice de références à la psychologie sociale et à la sociologie quant à la définition des notions d’« influence » et de « force de l’argument ». Je souhaite pour ma part situer cet article à la croisée de l’AD, de la rhétorique argumentative et du concept philosophique d’éthique afin de problématiser la question du « positionnement » discursif.

2 Je tenterai de réexaminer cette notion au prisme du concept argumentatif de « jugement » - et par « jugement » j’entends prise de position discursive - afin de contribuer à la conceptualisation de la notion d’éthique du discours. Cette démarche a pour fin de répondre à des questions épistémologiques comme : Pourquoi la prise de parole dans l’espace public implique-t-elle que le locuteur recoure, dans de nombreux genres de discours et même si les contraintes du genre ne l’exigent pas, à l’effacement énonciatif et donne à ses opinions les apparences du jugement de fait ? Pourquoi est-il encore nécessaire aujourd’hui de rappeler que le lexique de la langue comprend des masses de termes subjectifs axiologiques et que des questions comme « Que pense X de cette question ? Est-il pour ou contre ? Est-ce bien ou mal à ses yeux ? » constituent des réactions spontanées inéluctables aux dires des autres2 ? Pourquoi la majorité des

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chercheurs en sciences du langage prônent-ils un axiome déontologique de non- intervention, présupposant par là qu’elle est linguistiquement et discursivement possible, alors qu’ils reconnaissent par ailleurs la subjectivité énonciative du langage comme un fait avéré ? Pourquoi, enfin, un analyste du discours que préoccupe, certes, la question de la « véridiction », mais tout autant celle de la « rectitude éthique »3 et de la rationalité axiologique, se trouve-t-il contraint de recourir à une théorie de l’argumentation pour pouvoir aborder les tenants et aboutissants de l’acte de juger hors de contextes polémiques aporétiques, alors que son objet de recherche est la mise en mots et la mise en scène discursives sous toutes leurs formes ?

3 Mon hypothèse est qu’il existe toujours et encore un préjugé défavorable, profondément ancré dans les doxa rationalistes du sens commun et de la recherche en sciences humaines, à l’égard de l’acte de juger et de l’argumentation conçue comme une éthique du discours ou une logique des valeurs. Ce préjugé serait dû à la confusion entre positionnement idéologique partial ou militant, parole péremptoire de donneur de leçons et acte de « jugement » argumentatif. Les sciences du langage en général et l’AD en particulier ne croient plus dans la conception d’un langage spéculaire et transparent qui pourrait dire les choses telles qu’elles sont et pourtant ce qui fascine les analystes, ce sont les mises en scène discursives qui visent à créer des effets d’objectivité et systématisent le recours à l’effacement énonciatif. Ce qui est au centre du débat4, c’est donc toujours et encore la question du rapport des dires du locuteur, ou des énonciateurs intégrés dans la trame polyphonique de ses mises en mots, à la vérité - et cela, même si cette question est considérablement transformée par la notion de mise en scène subjective d’une conception socio-historique du Vrai. L’existence de la prise en charge énonciative des valeurs n’est certes pas contestée, mais elle constitue un aspect marginal, volontiers occulté, de la réflexion sur le langage et le discours. Je voudrais au contraire insister sur la nécessité de penser la coexistence et les interactions de la « rectitude éthique » et de la « véridiction ».

1. De quelques concepts clés

4 C’est à la croisée des concepts d’« éthique », de « sujet du discours », d’« objectivité discursive », de « jugement de valeur » et de « responsabilité » énonciative et argumentative que se situe ma tentative de conceptualisation de la notion d’éthique du discours. Je ne prétends pas épuiser la question, ni être en mesure de proposer des réponses exhaustives à une problématique aussi complexe, mais simplement contribuer au balisage d’un terrain où trop peu de chercheurs en sciences du langage souhaitent s’aventurer.

1.1. Brève définition opératoire du concept d’éthique

5 Le Dictionnaire de l’Analyse du Discours publié sous la direction de Charaudeau et Maingueneau (2002), ne contient pas d’entrée « Éthique » en dépit du fait qu’il définit des concepts comme « sujet », « identité », « ethos », « argumentation », « valeur », « modalisation » et « prise en charge » de la « vérité » ou des dires d’énonciateurs intégrés dans la trame polyphonique du discours du locuteur. On y trouve aussi une entrée « positionnement ». La notion y est présentée comme « l’une des catégories de base » de l’AD, qui touche à l’instauration et au maintien d’une « identité énonciative ».

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Cependant une distinction est établie entre des identités à forte « consistance doctrinale », soit des positionnements idéologiques (« discours du parti communiste », par exemple), et des identités « à faible consistance doctrinale ». Ainsi par exemple, pour Charaudeau, le « positionnement » correspond « à la position qu’occupe un locuteur dans un champ de discussion » et « aux valeurs qu’il défend (consciemment ou inconsciemment) et qui caractérisent en retour son identité sociale et idéologique » (2002 : 453). C’est donc au prisme de concepts comme ceux de « doctrine », de militantisme ou de « normes de comportement social », « plus ou moins » choisies et assumées consciemment et librement par les sujets sociaux, que la prise de position est pensée. Il n’y est pas question de l’acte de juger et de trancher, ni de responsabilité individuelle ou collective quant aux conséquences éventuelles de ce même positionnement discursif. La question de l’éthique du chercheur, par ailleurs, n’y est pas non plus problématisée. Sans doute est-ce parce que le devoir de non-intervention est perçu comme un axiome irréfutable. Mais est-il vraiment impossible d’allier « souci éthique » et rationalité scientifique ?

6 Il ne s’agira pas ici de mettre le principe de neutralité en question, mais de proposer des réajustements inspirés par une conception argumentative de l’ethos du chercheur. Je tenterai plus loin de justifier l’hypothèse qu’il pourrait exister, entre l’ethos de l’observateur impartial et celui du donneur de leçons ou du militant, une place pour l’ ethos d’un chercheur qui souhaiterait énoncer, si nécessaire, des jugements de valeur raisonnés, toujours conçus a priori comme réfutables.

7 Le texte de référence dont s’inspire la définition opératoire annoncée ci-dessus est l’entrée « éthique » du dictionnaire des Notions philosophiques, publié sous la direction de Sylvain Auroux. Le concept de « sujet » y occupe une place centrale. Il y est certes présenté au prisme de l’opposition « individu\milieu » (1990 : 875), du contexte social dans lequel il évolue et des contraintes qui pèsent donc sur son autonomie (1990 : 870 ; 2251-2252), mais ceci ne fait pas de lui un être entièrement asservi à des injonctions doxiques. C’est la liberté, même partielle, du sujet, qui fait de lui un être autonome et moralement responsable (ibid. : 2250, 2253). Ce qui « fascine » ce sujet, ce ne sont pas uniquement les « évidences » rationalistes consensuelles (ibid. : 875), mais l’option d’une logique des valeurs qui permette de rationaliser les prises de position subjectives (ibid. : 871). Ce questionnement a la « rectitude éthique » pour objet, autrement dit le juste et l’injuste, le bien et le mal, et non pas uniquement la « véridiction ». Rationalité et jugement de valeur subjectif y sont considérés comme parfaitement compatibles. Il n’y est pas question de « comportements » sociaux ni de principes de morale extérieurs au sujet, mais de questions existentielles, de responsabilité individuelle et d’autonomie partielle, certes, mais inéluctable.

8 Le sujet éthique affronte des dilemmes qu’il lui faut résoudre en effectuant des choix, choix qui l’engagent (ibid. : 870-871 ; 877) en tant qu’individu et qui doivent le mener à l’action. Si la morale est constituée par un système de principes imposé de l’extérieur à une collectivité sociale, le questionnement éthique est inhérent au sujet, il « colle » à chaque individualité et correspond à une exigence intérieure de « fonder la conduite humaine, de donner un sens à la vie » (ibid. : 875). L’éthique serait un mode de réflexion individuel sur l’agir humain5.

Le9 questionnement éthique serait lié par ailleurs aux interactions verbales par des liens essentiels. La discussion contradictoire intersubjective (ibid. : 871) y est considérée comme la condition préalable, et incontournable, de la quête du juste, du

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vrai et du valide. L’éthique privilégie « l’action et, plus profondément, le langage » ; il existerait des liens épistémologiques étroits entre les travaux de recherche de la philosophie analytique anglo-saxonne sur les interactions verbales et l’acception moderne du concept d’éthique, affirme le dictionnaire. La linguistique en général et l’analyse du discours en particulier laissent cependant cet espace interdisciplinaire le plus souvent inoccupé.

1.2. « Sujet » et « prise en charge »

10 Le questionnement éthique accorde une place primordiale au concept de sujet perçu comme un être à la fois autonome et soumis à des contraintes, confronté à des dilemmes existentiels et responsable de ses choix. Le sujet de l’éthique se doit d’assumer la responsabilité de la véracité de ses dires, mais il est tout autant responsable de leur intégrité. Le vrai et le juste sont à ses yeux des visées concomitantes, aussi cruciales l’une que l’autre. Je voudrais donc abonder ici dans le sens d’E. Eggs (1999 : 43)6 et prendre position non pas en faveur de la primauté de la prise en charge du Vrai ou du Juste, mais en faveur d’un troisième point de vue qui insiste sur la nécessité de leur coexistence.

11 La notion de sujet joue, certes, également un rôle central dans l’analyse du discours, mais ce rôle y est très différent. Ce développement n’a pas pour fin de contester la pertinence de l’approche discursive de la notion de sujet, mais de définir ce que l’intégration d’une conception argumentative de cette même notion pourrait lui apporter quant à la question de la prise en charge. Ce dont le sujet du discours est essentiellement responsable, c’est de la mise en mots et de la mise en scène du Vrai7. Son rapport aux valeurs est celui d’un membre d’une collectivité avant d’être celui d’un individu. Son rôle se limite, dans la majorité des descriptions théoriques, à choisir, affirme Maingueneau (1999 : 79), dans un ensemble préalable de « représentations sociales valorisées ou dévalorisées », celles qu’il souhaite « conforter » ou « transformer », mais la liberté dont il dispose quant à la transformation de ces représentations est constamment relativisée. Elle consiste davantage dans le choix d’un genre de discours et donc dans l’acceptation globale de ses normes et de ses stratégies que dans l’argumentation individuelle autonome de valeurs assumées explicitement.

12 Le concept de « sujet » constitue le dernier des cinq points présentés par Dominique Maingueneau (2002 : 202)8 comme caractéristiques des « tendances françaises en analyse du discours ». C’est une instance « qui à la fois se pose comme source des repérages personnels, temporels, spatiaux » et indique quelle « attitude » elle adopte à l’égard de ce qu’elle dit et de son interlocuteur. « La réflexion sur les formes de subjectivité que suppose le discours est - poursuit Maingueneau (DictAD 2002 : 189) - un des grands axes de l’analyse du discours ». L’énonciation, entendue comme acte de parole subjectif, identitaire et modalisateur, diffère donc considérablement d’une conception de l’argumentation qui renvoie à des procédures de prise de position axiologiques. Il faut de plus, lit-on dans l’entrée « Identité » (2002 : 299), joindre « altérité » à « sujet », si l’on souhaite pouvoir « utiliser la notion d’identité en analyse du discours ». « C’est à la mesure de la différence entre ”soi” et ”l’autre” que se constitue le sujet » (ibid.). Le « positionnement »9 discursif de l’Un ne pourrait aboutir sans un affrontement dialogique réel ou imaginaire avec le point de vue de l’Autre. Cet Autre n’est cependant pas un alter ego, mais - affirme Maingueneau (1999 : 80) - un « anti-

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garant » dont le rôle instrumental consiste avant tout à légitimer ou à valoriser les dires de l’Un.

13 L’ordre « contrainte » / « individuation » est inverse dans le cas du sujet de l’argumentation ou « personne » dans les termes de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 78). La liberté y est première sans être pour autant absolue. Comment le serait- elle ? Le « point de vue » du sujet qui argumente ne peut en aucun cas être celui de « Sirius », affirment Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 79) ; il fait partie d’une collectivité évoluant dans un contexte socio-historique (ibid. : 439-440) dont il ne peut aisément enfreindre les règles. Son point de vue ne peut être qualifié de fiable et crédible sans l’accord de l’opposant ; il sait et admet enfin que tout ce qui est discuté est systématiquement discutable. L’un et l’autre partagent la même « liberté de jugement » (ibid. : 73). L’allocutaire peut parfaitement refuser d’adhérer à la thèse proposée ; son autonomie est inhérente au système de l’argumentation10. L’opposant et le proposant d’une argumentation ont le même droit de choisir les opinions et les valeurs qu’ils ont à prendre en charge. La « personne » perelmanienne doit donc être considérée avant tout comme « l’auteur d’une série d’actes et de jugements », comme « un sujet libre » dont la liberté consiste dans le « pouvoir de changer et de se transformer », d’« être persuadé et de résister à la persuasion » (1970 : 397). Les protagonistes d’une argumentation sont certes responsables de la vérité de leurs dires, mais ce qu’ils doivent essentiellement justifier, c’est la validité des valeurs qui régulent leurs prises de position car « le jugement permet » aussi « de juger le juge » (ibid. : 401). Celui qui prend position s’expose de ce fait à la contre-argumentation et aux risques de la disqualification… Ce qui donne du sens à l’exercice de cette liberté et le rend responsable et rationnel, c’est l’obligation dans laquelle se trouve le sujet de justifier ses actes, ses choix et ses décisions et donc de les faire comprendre aux autres tout en recourant à des « moyens discursifs » qui ont pour fin d’agir sur « l’esprit des auditeurs » (ibid. : 62). « Seule l’existence d’une argumentation, qui ne soit ni contraignante ni arbitraire, accorde un sens à la liberté humaine, condition d’exercice d’un choix raisonnable », concluent les auteurs du Traité (1970 : 682). Le sujet de l’argumentation n’est donc pas un être polémique qui aurait pour fin première de « rejeter »11 le discours de l’Autre et de lui imposer sa mise en scène du Vrai, mais l’un des protagonistes d’une négociation rationnelle qui a des prises de position axiologiques12 pour enjeu.

1.3. Objectivité discursive et prise de position

14 Le fait d’accorder la primauté à la prise en charge du Vrai conduit le locuteur à accorder une place centrale aux apparences d’objectivité et à arborer une posture réservée dès qu’il est question de prise de position. C’est au prisme de la notion de « jugement de fait » que la nouvelle rhétorique perelmanienne explore les tenants et aboutissants du « jugement de valeur »13. Sa contribution ne se limite pas en l’occurrence à la constitution d’une somme de techniques argumentatives, elle permet de penser, dans le cas d’un discours comme celui de la presse écrite, la tension entre l’axiome de la neutralité de l’information et le concept de contre-pouvoir politique. L’argumentation peut servir de cadre théorique, à rebours des idées reçues sur la primauté de l’impartialité, à l’examen de textes et de discours où les procédures à problématiser sont, paradoxalement, celles qui affichent des apparences de neutralité.

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15 Perelman et Olbrechts-Tyteca consacrent le quatorzième point des « cadres de l’argumentation » à la question de la prise de position et de l’» engagement ». Il y est question de la définition du rôle du tiers, invité à servir d’arbitre en cas de conflit politique. Il s’agit donc d’un genre de discours particulier nécessairement inscrit dans un contexte socio-historique, crucial pour l’interprétation de négociations. Ce texte contient néanmoins des mises au point sur la question de l’objectivité discursive qui pourraient être utiles à tout analyste qui souhaite problématiser la question de la tension entre devoir d’objectivité et prise de position critique. Il s’agit pour les auteurs du Traité (1970 : 78) de justifier l’axiome suivant : « l’objectivité, quand elle concerne l’argumentation, doit être repensée, réinterprétée, pour qu’elle puisse avoir un sens dans une conception qui se refuse à séparer une affirmation, de la personne de celui qui la pose ». Ce qu’ils refusent d’emblée, c’est la thèse de l’existence d’un langage purement descriptif et informationnel, énoncé par un locuteur absent de son propre texte. Qui dit « argumentation » dit nécessairement pratique d’un langage géré par un sujet d’énonciation, garant et responsable de la validité de ses dires et de ses interprétations. Le but poursuivi : inciter l’Autre à adhérer aux thèses défendues– implique que le « juge » soit capable de dissocier principe d’» impartialité » et principe d’» objectivité ». La notion d’objectivité serait fondamentalement une notion philosophique ; elle ne pourrait donc être invoquée que dans un espace de discussion théorique, abstrait et décontextualisé, qui n’a rien de commun avec les « préoccupations d’ordre pratique » qui sont celles de l’argumentation et de l’action. Il serait contraire à une éthique du discours de « se placer du point de vue de Sirius » et de se retrancher dans l’abstention objective lorsque les enjeux de la prise de position sont des enjeux sociaux et qu’« une opinion exerce une influence sur l’action » (79). Le juge14 peut être « impartial » au stade heuristique de l’analyse de tous les points de vue (ou, dans les termes du discours journalistique, de l’investigation), mais il serait inadéquat qu’il adopte une posture « objective » de désengagement au moment où l’on attend de lui qu’il tranche et qu’il se prononce en faveur de l’une des positions qui lui est apparue non pas comme la seule position vraie, mais comme la solution la plus juste et la plus proche des intérêts communs des collectivités qui s’affrontent. Le tiers « objectif » ne peut évaluer les tenants et aboutissants du conflit ni contribuer à leur interprétation, car être « objectif », c’est rester extérieur, ne manifester aucune forme de « solidarité » axiologique. Ce type de distanciation est donc en contradiction avec la conception argumentative de la décision, qui implique que le juge tranche à l’intérieur de l’espace du débat. Seul le médiateur « solidaire », qui « fait partie d’un même groupe que ceux que l’on juge, sans avoir pris préalablement parti pour aucun d’eux » pourra veiller à « un équilibre des forces » et accorder « une attention maximum aux intérêts en cause », également « répartie entre les points de vue » ; seul ce médiateur « impartial », mais « solidaire » pourra permettre à l’auditoire qui le regarde faire de juger à son tour en connaissance de cause. L’argumentation permet de penser le choix responsable là où un sens commun objectiviste favorise l’option du désengagement. Ce que la nouvelle rhétorique permet donc de penser ici, ce sont les conséquences éthiques de l’effacement énonciatif, entendu comme choix de stratégies discursives de renoncement à la prise en charge de la vérité des dires des énonciateurs ou de leurs valeurs.

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1.4. Jugement de valeur, justification et rectitude éthique

16 La théorie de l’argumentation que défend la nouvelle rhétorique perelmanienne accorde une place centrale à l’acte de juger, de décider et de trancher, opposé à la défense de la neutralité et de la non-intervention impartiale qui caractériseraient, selon Perelman (1989 : 202), un réalisme rationaliste et « égalitaire ». Elle est de ce fait extrêmement précieuse pour tout linguiste, analyste du discours, qui souhaite problématiser la question de la primauté accordée à la « véridiction » et de la suspicion qui entoure l’acte de juger.

17 C’est au prisme du jugement de « réalité » que la notion de jugement de valeur est conceptualisée. Le premier exprimerait des « propositions vraies ou fausses » (ibid. : 197), le second « des attitudes propres à un individu ou à un groupe », il peut être « plus ou moins fondé ou justifié, mais il n’est ni vrai ni faux, et ne peut donc devenir un élément constitutif d’une connaissance objective » (ibid.). Ceci implique, dans une perspective rationaliste, que l’évaluation axiologique se trouve hors du champ du rationnel et du raisonnable. Il ne reste plus, conclut Perelman, qu’à « abandonner à l’irrationnel le règlement de notre conduite ». D’où la nécessité d’une théorie de l’argumentation ou « logique des valeurs » et du « préférable » qui fonde la possibilité d’une « raison pratique » (ibid. : 198) servant à « autre chose qu’à découvrir la vérité ou l’erreur » (ibid. : 199). La garantie de la légitimité et de la validité du jugement n’est plus alors la prise en charge du discours sur le Vrai par un locuteur spéculaire impartial, mais la justification, dont la visée serait « pratique » (ibid. : 198). Celle-ci « concerne essentiellement une action ou une disposition à agir : on justifie un choix, une décision, une prétention » (ibid. : 198) et ce faisant, on les rattache á « l’idée de valorisation ou de dévalorisation » (ibid. : 199). Le locuteur prend l’énonciation et son adhésion à une thèse explicitement en charge tout en admettant a priori la légitimité de la réfutation et le faitque la justification concerne « ce qui est à la fois discutable et discuté » (ibid. : 198). L’argumentateur montre en justifiant ses dires qu’il reconnaît d’emblée que ce qu’il argumente n’est pas une évidence « inconditionnellement et absolument valable », mais une prise de position discutable, raisonnée et subjective. « Doit être justifié » « pour un esprit épris de rationalité, ce qui n’est ni évident ni arbitraire » (ibid. : 201) : l’argumentation refuse le caractère réaliste absolu du raisonnement rationaliste et étend la rationalité au champ de l’évaluation affective et/ou axiologique où rien n’est « évident » et où tout peut aisément être perçu comme discutable.

18 Ce qui est en question ici, ce n’est pas seulement l’acte de parole par lequel celui qui justifie ses prises de position tente de se soustraire à tout « reproche » et à tout « blâme », mais aussi un type de rapport différent au savoir. La justification peut en effet concerner également « une disposition à croire, une prétention à savoir » (ibid. : 206). Il devrait donc y avoir, aux côtés d’une théorie cognitive rationaliste, qui articule « droit à la certitude » et exigence de vérité, et en interaction avec elle, une théorie de l’argumentation qui propose des « règles méthodologiques » et conduit à des « considérations d’ordre épistémologique ». Le refus de « limiter le rationnel à l’évident », la décision de défendre une approche axiologique du jugement constituent la condition qui permette de fonder une axiologie rationnelle « de l’action et de la pensée » (ibid. : 206) et une « théorie de la “connaissance” » intégrant une logique des valeurs. La nouvelle rhétorique perelmanienne ne nie pas la pertinence ni la nécessité d’une conception rationaliste du savoir. Ce qu’elle conteste, c’est la limitation de la

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définition des normes du discours argumentatif valide à la véridiction ou mode de transmission correcte de la vérité des prémisses à la conclusion, défini par Plantin (2002 : 72). Elle permet de ce fait de penser des questions comme la « rectitude éthique », la responsabilité du locuteur et la « mauvaise foi argumentative »15 - et par rectitude éthique, j’entends : devoir de justification raisonnée du point de vue, mise en mots explicite de la visée de l’argumentation, identité et responsabilité énonciatives assumées explicitement, attribution à l’allocutaire du rôle crucial de juge de la pertinence et de la validité des dires de l’Un, respect de sa liberté de pensée16.

1.5. De la responsabilité discursive à la responsabilité argumentative

19 Le terme « responsabilité » n’apparaît pas dans les entrées « Argumentation », « Autorité », « Acte de langage », « Acte de langage indirect », « Acteur », « Analyse du discours », « Ethos », « Individuation », « Subjectivité » du Dictionnaire d’Analyse du Discours, mais il y fait quelques apparitions ponctuelles dans les entrées « Actant », « Action langagière », « Énonciateur », « Énonciation » et « Sujet du discours ». Il y est précisé par ailleurs qu’» Action langagière » ne serait pas « une entité d’ordre linguistique » ; cette notion envisage le concept de « responsabilité » « dans le cadre de “l’interactionnisme socio-discursif“ », d’un « point vue psychologique » (2002 : 25). Il y est question de la responsabilité attachée à « la subjectivité parlante » de l’énonciateur qui accomplit des « actes de langage » et de celle du « locuteur », au sens ducrotien du terme, seul « responsable de l’énonciation » (2002 : 224). Le terme « responsable » n’est d’ailleurs utilisé dans la définition des acceptions de « sujet du discours » que dans le cas du « locuteur » d’Oswald Ducrot, « être de discours » opposé à « un être empirique », « extérieur à tout acte de langage » (2002 : 554). Il s’agirait essentiellement en fait d’un type de responsabilité « juridique »17 (2002 : 225).

20 On trouve également sous la plume de Maingueneau (1998 : 41) le terme d’énonciateur « responsable » entendu comme « garant de la vérité de l’énoncé ». Ce type de responsabilité vériconditionnelle est en fait comparable aux conditions d’acceptabilité du « point de vue logico-scientifique » défini dans l’entrée « Autorité » du Dictionnaire d’Analyse du Discours (2002 : 85). On peut y lire en effet qu’« un discours est recevable s’il recueille et articule selon des procédures admises des propositions vraies, c’est-à-dire conformes à la réalité »18. Ce qui n’est donc pas problématisé, c’est la description d’un autre type d’« engagement » discursif qui ne concerne pas la vérité du contenu propositionnel, mais l’énonciation et l’argumentation de jugements de valeur à fins persuasives, dont l’énonciateur serait un sujet conçu comme « une force agissante » et « une cause »19 et non pas comme un sujet » surdéterminé », « contraint », « dominé »20. Les locuteurs d’une langue ne sont pas des être désincarnés qui se contentent de prendre la parole en cas de litige sur des questions de vérité référentielle, ni des entités libérées par des instances juridiques du devoir d’introspection et de réflexion qui a la « conscience intérieure de soi »21 pour fondement. Le recours aux constituants axiologiques du lexique et des pratiques discursives serait-il dispensé de toute forme de responsabilité énonciative ? Et pourquoi faudrait-il que le linguiste renonce à penser ce qui sort du cadre de la prise en charge de la vérité référentielle ou des actes d’énonciation polyphoniques ? Les linguistiques de l’énonciation et l’analyse du discours attribuent une place centrale, dans leurs prises de position théoriques, à la

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subjectivité et à l’intersubjectivité. Il est donc surprenant que cela ne mène qu’à une réflexion partielle sur la responsabilité discursive d’un énonciateur qui est aussi amené à prendre position en termes axiologiques, termes qui impliquent nécessairement un appel à l’Autre et la volonté ou la tentative d’exercer une influence sur autrui.

21 Ducrot est l’un des rares linguistes qui problématisent la question de la responsabilité énonciative envers la prise en charge du Vrai. Mais il s’agit en fait d’un type d’approche négatif qui prend pour objet les stratégies discursives de dénégation ou de masquage des prises de position du sujet. Ainsi met-il essentiellement l’accent sur la « difficile liberté » d’un locuteur occupé à résister aux contraintes de la doxa ou aux assauts d’interlocuteurs qui exploiteraient l’intentionnalité inhérente à toute prise de parole pour exercer un droit de regard sur ses dires22. L’éventualité de la contre- argumentation constituerait une menace pour l’ethos du sujet d’énonciation, contraint d’assumer la responsabilité de ses dires et de les justifier explicitement ; celui-ci pourrait par exemple résoudre la difficulté en donnant à sa prise de position l’apparence d’un énoncé comme « A donc C » qui arbore les apparences du jugement de fait et l’autorité d’une logique déductive rationaliste. Il accomplit, ce faisant, affirme Ducrot (2004 : 26), un « coup de force » polémique destiné à réduire son interlocuteur au silence. L’énonciateur serait contraint s’il souhaite aller à rebours des idées reçues, des tabous et des interdits énonciatifs « protégés par une sorte de loi du silence », de recourir à des stratégies de masquage identitaire qui lui permettraient de « dire sans encourir la responsabilité d’avoir dit » et donc sans avoir à rendre compte de ses dires (1972 : 4-6).

22 Contrairement à la théorie ducrotienne de l’argumentation dans la langue, l’«argumentation rhétorique » perelmanienne met l’accent sur l’autonomie et la responsabilité du sujet d’énonciation qui ne souhaite pas s’effacer ni « dire et ne pas dire », mais au contraire prendre position et trancher. Perelman critique la « tradition scientifique et philosophique occidentale »23 qui alimenterait le mythe de la parole autonome des faits et validerait ainsi la transformation du sujet responsable en un « trou d’être » ou « néant » qui ne ferait pas écran entre « l’idée » et l’« objet de la connaissance »24. Le sujet d’énonciation est certes à ses yeux un « être social » (j’emprunte ce terme à Charaudeau 2005 : 232), mais il n’en est pas moins un individu autonome et contraint, du fait de cette autonomie, de trancher et de prendre position. La conception rhétorique de l’argumentation ne présente pas la responsabilité énonciative comme un joug ni le « jugement du je » (Pottier 1992 : 76) comme un délit ou un risque « redoutable » ; elle ne distingue pas sur ce point entre le chercheur (j’y reviendrai) et les autres « êtres sociaux »...

23 Dernier point particulièrement éclairant quant aux liens qui lient la question de la responsabilité énonciative à celle de l’autonomie du sujet du discours : la distinction entre moralisation et questionnement éthique. Perelman (1945 : 9) distingue entre argumenter, soit confronter et justifier rationnellement des choix éthiques contraires25, et « moraliser » entendu comme tirer profit de « mots à résonance émotive » ou « mots que l’on écrit avec une majuscule pour bien montrer le respect qu’on leur témoigne » : Justice, Liberté, Beau, Devoir, etc. Ce qu’il considère comme condamnable, c’est l’exploitation du prestige de ces valeurs pour tenter d’imposer par la force des prises de position idéologiques. Si les censeurs et les donneurs de leçons ne sont pas en odeur de sainteté et si l’acte de juger est considéré comme suspect, c’est en raison d’une des « deux composantes » qui constituent la « notion confuse de morale » : le « moralisme »

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ou, affirme Marc Dominicy (2002 : 135), « qualité apparente des esprits faibles, enclins à l’obéissance aveugle et soucieux de se conformer à l’opinion dominante » et la morale authentique, qui serait « la qualité réelle de ceux qui restent capables d’évaluer leurs actes en termes éthiques, au delà des modes ou pressions du moment ». La moralisation impliquerait un comportement autoritaire qui aurait surtout la responsabilité de l’Autre pour cible. Elle se reconnaîtrait à la « fascination » pour les « évidences » de « l’ordre établi » et à « un monde de normes » où il n’y aurait pas de place pour le choix individuel26. Or le questionnement éthique problématise la responsabilité de tous les protagonistes de l’interaction verbale, il « colle à chaque individualité » et implique « une exigence de renouvellement » et d’» inventivité personnelle ».

2. De la théorie à la pratique

24 Je me propose à présent de justifier les prises de position épistémologiques défendues dans la première partie de cet article en proposant trois études de cas. Les deux premières (2. 1 et 2. 2) concernent l’éthique du discours journalistique. La troisième (2. 3), celle du discours scientifique. Les analystes de la nouvelle rhétorique soulignent dans la plupart des cas les liens qui lient cette théorie de l’argumentation aux discours philosophique et/ou juridique, mais Perelman et Olbrechts-Tyteca affirment dès le début du Traité : Nous chercherons à la construire [la théorie de l’argumentation] en analysant les moyens de preuve dont se servent les sciences humaines, le droit et la philosophie, nous examinerons des argumentations présentées par des publicistes dans leurs journaux, par des politiciens dans leurs discours, par des avocats dans leurs plaidoiries, par des juges dans leurs attendus, par des philosophes dans leurs traités (1970 : 13).

2.1. Le cas de l’ « engagement neutre »27 de l’écriture de presse : « Evidences »

25 Je me propose à présent de montrer, en commentant trois extraits d’un article du Monde (18 avril 2003) intitulé « Evidences », ce qu’une approche argumentative du concept d’« engagement neutre » permet de problématiser et d’éclairer. Ces extraits, les voici28 : 1. Dans le tumulte, le désordre, l’anarchie, l’insécurité, la pénurie, bref, dans tout ce qui fait le quotidien d’un pays, et surtout de ses villes dévastées par la guerre, au moins une vérité apparaît, jour après jour, au travers des découvertes et des témoignages. C’était une évidence déjà c’est un fait établi désormais : le régime de fut bien cette abominable dictature, imposant par la terreur, la répression, la torture et les exécutions son propre pouvoir et sa propre longévité. 2. Il faudrait donc être d’une assez détestable mauvaise foi pour ne pas reconnaître que d’un mal, la guerre, est sorti un bien, sans aucun doute très fragile et précaire, la fin d’une oppression abominable. 3. D’où peut-être la nécessité, en guise d’alibi à ses propres accommodements avec une situation connue et délibérément occultée pour des intérêts supérieurs, de trouver un prétexte à l’action après des décennies d’inaction. Ce fut, cette fois, la recherche d’armes de destruction massive. En trouvera-t-on ? Ou pas ? La question reste ouverte. La réponse, elle, fut fermée et définitive.

26 Il ne s’agit pas ici d’imputer au journaliste la responsabilité de l’oscillation et de l’interaction, inhérentes au système de la langue, entre structures linguistiques et

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discursives contraignantes et autonomie, mais de montrer comment le journaliste met en pratique et régule ce système dans un article à visée argumentative auquel la rédaction a donné le titre paradoxal d’« Evidences »29. L’article se situe d’emblée dans le champ du Vrai absolu et de réalités présentées comme objectives et indiscutables. Ce qui retient l’attention, dès le titre, c’est le ton péremptoire, l’ethos autoritaire d’un médiateur qui affiche les apparences d’un rapport direct avec des faits présentés comme avérés et la tentative de faire croire que de tels faits peuvent exister dans un contexte politique (il s’agit d’un bilan critique de la seconde guerre contre l’Irak). On pourrait s’attendre à ce que la suite soit de l’ordre du compte rendu ou du procès verbal, mais il n’en est rien : on y trouve de nombreuses qualifications axiologiques ou émotionnelles comme « désordre », « pénurie », « villes dévastées », « abominable dictature », « répression », « oppression abominable », « décennies d’inaction » etc. Il y a donc simultanément apparences objectives affichées tout au long du texte et prises de position qui impliquent des jugements de valeur. Ces deux ethè, celui du rapporteur- miroir et celui de l’analyste critique (« devoir d’irrespect » du journaliste, fonction de « contre-pouvoir ») semblent non pas se compléter ni se légitimer réciproquement, mais œuvrer côte à côte à un coup de force discursif qui aurait pour but d’intimer à l’auditoire de considérer le point de vue défendu par le journaliste comme la vérité absolue. Au lieu d’assumer explicitement ses prises de position, ce qui serait tout à fait légitime dans ce type d’article - il s’agit d’un éditorial - le journaliste accumule les effets d’objectivité et semble chercher à imposer ce qu’il aurait dû tenter de justifier et de faire accepter en argumentant son point de vue. Voici quelques-uns des énoncés où figurent ces pratiques discursives : « au moins une vérité apparaît… », « c’était une évidence déjà c’est un fait établi désormais », « ce fut, cette fois, la recherche d’armes de destruction massive ». On y reconnaît des stratégies bien connues comme l’attribution à un concept, la « vérité », d’une vie autonome indépendante de l’interprétation humaine, l’articulation du présentatif « objectif » impersonnel « c’est » et des notions d’ « évidence » et de « fait établi » qui présupposent qu’il existe a priori de telles notions dans l’espace politique international et que le rapporteur–miroir peut les refléter telles quelles, le sous-entendu dont « cette fois », notation chronologique aux apparences anodines, est le point de départ car il implique le raisonnement implicite suivant : ce n’est pas la première fois où la grande puissance mise en cause ici recourt à un prétexte fabriqué de toutes pièces pour justifier son entrée en guerre. Les prises de position sont donc affirmées par le biais de qualifications subjectives, mais elles ne sont pas pleinement assumées. L’auteur systématise le recours à l’effacement énonciatif dans les exemples cités ci-dessus, mais aussi dans la totalité de l’article. Son rôle se limite à la médiatisation d’une voix anonyme, celle de la parole de « vérités » qui émergent d’elles-mêmes. Quant aux critiques dirigées contre des instances politiques internationales, critiques qui impliquent un second ethos antithétique (cf. plus haut les qualifications axiologiques et/ou affectives), elles pointent des responsabilités, imputent des fautes (3. : « alibis » politiques mensongers en guise de justifications, refus de voir et de savoir ce qui est contraire aux intérêts de l’ État, « inaction », etc.), mais sans dire explicitement à qui. Ainsi, le texte ne précise pas aux yeux de quel État il y a « nécessité » ni quel est celui qui s’est « accommodé » et a « occulté » les savoirs dérangeants ; il ne précise pas davantage qui a pris l’initiative de la « recherche d’armes » ni qui a veillé à ce que la réponse soit « fermée et définitive ».

27 Ce que l’approche argumentative permet donc de percevoir, ce sont les modalités de l’acte de juger, la réticence de l’auteur à assumer explicitement ses prises de position

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axiologiques en recourant à de nombreux effets d’objectivité parmi lesquels l’effacement énonciatif occupe une place de choix. Ces passages permettent d’observer les pratiques discursives d’une démarche qui consiste à dire, à savoir prendre position, énoncer des jugements de valeur, et à masquer aussitôt ce que l’on vient de dire en systématisant l’effacement énonciatif. L’euphémisation des prises de position serait une stratégie de « rachat » (j’emprunte ce terme à François Rastier) car ce qui compterait en fait, quant à la légitimation publique des dires du journaliste, ce serait les apparences du Vrai, l’accès à peine médiatisé, en direct, à des évidences préétablies. Ce qui n’aboutit pas ici, d’un point de vue argumentatif, c’est le questionnement qui doit permettre à l’auditoire de passer de la réflexion à l’action. La réflexion sur la responsabilité des États impliqués dans le conflit est remplacée par un discours de condamnation qui se contente de moraliser et de chercher des coupables. Là où il aurait fallu argumenter, problématiser la question de la responsabilité collective et des conséquences de la guerre au prisme d’une « raison pratique », soit débattre de l’avenir30, le journaliste se contente de la posture d’« imprécateur » qui recourt à l’intimidation pour avoir raison de ceux qui oseraient soutenir un point de vue différent.

28 La seconde citation illustre clairement ces points : « il faudrait donc être d’une assez détestable mauvaise foi pour ne pas reconnaître que ». Le ton catégorique de la tournure impersonnelle - effet d’objectivité notoire - est relativisé ici par la valeur modale du conditionnel d’éventualité, mais l’accusation de « détestable mauvaise foi » constitue une double menace - le droit au désaccord n’est pas reconnu à l’auditoire. Celui-ci n’aurait que deux options : s’aligner, ou être exclu du groupe de ceux qui détiennent le monopole de la définition des « évidences ».

29 Contrairement au journaliste, le « proposant » d’une thèse argumentative veille à justifier des thèses qu’il ne saurait en aucun cas qualifier d’« évidences », sans chercher pour autant à faire taire ses passions. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour persuader l’auditoire, en lui reconnaissant néanmoins le droit de le réfuter et de ne pas adhérer à ses thèses car il sait et admet que tout ce qui est « discuté » doit être considéré comme « discutable ».

2.2. Le cas de l’écriture « bipolaire »31 ou l’oscillation binaire au prisme d’un rationalisme « égalitaire »

30 Un des rythmes fondamentaux de l’écriture de presse est assurément l’oscillation « statique »32 entre des pôles contraires ou intrinsèquement différents. Mon intention n’est pas ici de recenser ni d’analyser les diverses causes de ce type de cadence33, mais d’établir un lien entre cette cadence fondamentale et l’un des types de rationalisme critiqué par la nouvelle rhétorique : le « rationalisme égalitaire » (Perelman 1989 : 202). Nous avons vu plus haut que la nouvelle rhétorique intègre l’impartialité dans le champ de l’éthique au stade heuristique de l’analyse des points de vue, mais qu’elle la dissocie de l’objectivité, jugée incompatible avec les nécessités de l’action, à tous les stades des procédures argumentatives qui ont une prise de position finale pour enjeu. Il serait contraire aux normes d’un rationalisme « égalitaire », mais aussi à celles d’une théorie de l’argumentation, d’établir, dans le cadre préliminaire du recensement « impartial » des points de vue conflictuels, la moindre hiérarchie entre les diverses thèses en présence. Les deux approches se séparent néanmoins à l’étape suivante. Là où le

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partisan d’une éthique objectiviste refuse de se livrer à la moindre hiérarchisation au nom d’un idéal égalitariste, celui d’une éthique argumentative, fort proche sur ce point de l’éthique de responsabilité de Max Weber, prône une prise de position axiologique, la justification de la valorisation de l’Un et de la dévalorisation de l’Autre, la hiérarchisation et la décision. L’obligation de choisir et de prendre position joue un rôle central dans la nouvelle rhétorique où l’ultime preuve de la réussite d’un argumentaire est le passage de la pensée à l’action ; l’oscillation « statique » systématique entre des options antithétiques ne saurait y être une fin en soi. Le scepticisme qui conduit à la décision de ne pas décider est aux yeux des auteurs du Traité aussi dangereux que le fanatisme. Le sceptique « refuse » l’engagement parce qu’il assimile « l’adhésion à une thèse à la reconnaissance de la vérité absolue de celle-ci ». Or l’argumentation « ne peut fournir des justifications qui tendraient à montrer qu’il n’y a pas de choix, mais qu’une seule solution s’offre à ceux qui examinent le problème ». Bref, le sceptique « se fait de l’adhésion - affirment Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 82-83) - une idée qui ressemble à celle du fanatique : l’un et l’autre méconnaissent que l’argumentation vise à un choix entre des possibles ». La rationalité du choix n’est pas garantie par la « vérité absolue de la thèse », mais par la justification explicite de la hiérarchisation des points de vue et d’une décision qui est liée à un « engagement » conscient et délibéré du sujet. On pourrait être tenté de voir des similitudes entre l’incertitude engendrée par l’oscillation binaire systématique et quelques-uns des leitmotiv épistémologiques de la nouvelle rhétorique comme : il n’y a pas de définition intrinsèque absolue du « bon » et du « mauvais » argument, tout argument aussi fort soit-il peut-être discuté et réfuté, la nécessaire confrontation du pour et du contre, la relativisation contextuelle du sens de concepts pourtant cruciaux aux yeux du théoricien comme « conviction » et « persuasion », « auditoire universel » et « auditoire particulier », mais ce n’est qu’une illusion d’optique. Le caractère flou et confus des notions, leur plasticité seraient en fait aux yeux de Perelman, dans le cas de nombreux dilemmes éthiques, au service de la part d’autonomie inhérente à tout sujet d’énonciation. Ils n’alimenteraient pas les velléités de désengagement, mais encourageraient les dispositions du sujet à choisir, trancher et agir le plus librement possible dans un contexte socio-historique précis.

31 Le rationalisme égalitaire risque d’œuvrer au maintien du statu quo, mais aussi de constituer la condition de possibilité de raisonnements « quasi logiques » où le vrai et le faux, des vérités historiques établies et leur dénégation, la criminalisation et l’idéalisation concomitantes du même individu seraient présentés comme des thèses équivalentes ou transformés en questions de goût34. Ce qui est problématique en l’occurrence, c’est l’attitude « objective » et distanciée d’une instance médiatique qui s’exonère de la responsabilité de trancher, définie en ces termes par le philosophe Vincent Descombes dans Philosophie par gros temps : donner une identité morale à ce qui vient d’arriver […] dans des mots qui […] préparent la communauté aux décisions qu’appelle cet événement. Seul un événement qui ne requiert aucune décision personnelle et collective peut se contenter d’une identité physique, d’une description donnée dans un vocabulaire neutre. Mais si le groupe auquel nous appartenons doit réagir, il faut que le changement récent ou imminent de l’état des choses lui soit annoncé dans une langue qui fixe clairement les responsabilités et les mérites, les tâches et les droits : ce qui arrive veut dire menace ou secours, victoire ou défaite, crime ou châtiment (Minuit, 1989 : 77).

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2.3. Contribution au débat sur la neutralité du chercheur

32 Je voudrais problématiser au moment de conclure la question de la prise de position du chercheur. L’axiome de non-intervention est profondément ancré dans la recherche en sciences humaines. La dérogation à cet impératif fait courir à qui ose l’enfreindre le risque de se voir refuser la qualification de scientifique et donc de se voir refuser par ses pairs le droit à la parole. Toute forme de jugement de valeur est aussitôt qualifiée, avec une réprobation non dissimulée35, de « militante » et/ou de « normative ». Il ne s’agit pas ici de mettre la légitimité ni la pertinence de ce principe en cause ni d’argumenter en faveur de la thèse inverse qui revendiquerait pour le chercheur le statut permanent d’acteur et non d’analyste « objectif ». Je voudrais simplement rappeler ici36 quelle est la position de la nouvelle rhétorique en la matière. L’AD éclaire bien la question des contraintes sociales et institutionnelles qui pèsent sur l’attribution du droit à la parole ainsi que la question des pratiques discursives imposées par le concept de genre, mais elle ne traite pas la question de la rectitude discursive (c’est son droit le plus légitime)37. Le chercheur devrait donc s’en tenir à décrire par exemple l’oscillation binaire entre deux pôles contraires et renoncer à sa « liberté de jugement » là où il existe d’autres options comme celle de désigner et d’imaginer les conséquences éventuelles de ce type d’écriture « bipolaire » dans les cas où le vrai et le mensonger sont présentés comme équivalents. Je suis parfaitement consciente du fait qu’un linguiste ne peut pas évaluer les effets perlocutoires des discours ou des argumentaires qu’il analyse, pour des raisons épistémologiques, mais je suis convaincue qu’il peut en imaginer ou en calculer quelques-uns à partir de l’analyse attentive de stratégies discursives d’ores et déjà classées et répertoriées. Si l’argumentation, nous l’avons vu plus haut, peut se constituer en théorie de la connaissance, c’est, entre autres, parce qu’elle propose des outils d’analyse épistémologiques.

33 Ceci implique, par exemple, que dans le cas de l’assimilation polémique d’une armée contemporaine à celle de la Wehrmacht du régime nazi, je ne me placerai pas du point de vue de la réception de la procédure qui peut osciller entre l’indifférence, la légitimation ou l’indignation, mais à l’intérieur du rapprochement ; j’essaierai de démontrer où se situe la procédure assimilatrice fallacieuse par rapport à des normes éthiques argumentative de « rectitude ». Il existe des définitions consensuelles de l’argument par analogie, indépendantes de la situation d’énonciation, qui permettent de démontrer dans quels lieux discursifs des similitudes ponctuelles peuvent dévier et se transformer en assimilation totale avec, en l’occurrence, le parangon du Mal, à des fins de délégitimation de l’ethos de l’autre. Je rappellerai ensuite que l’« amalgame » (on trouve même, aujourd’hui, ce terme polémique dépréciatif sous la plume des plus ardents défenseurs du devoir de neutralité scientifique) peut contribuer à la légitimation implicite de la mise à mort d’un ennemi politique comme l’atteste l’histoire de l’emploi du mot dans les procès révolutionnaires où le verdict - envoyer à la guillotine les ennemis politiques de la Révolution - avait pour condition de possibilité leur « amalgame » préalable avec des détenus, coupables de crimes de droit commun.

34 La publication ces dernières années de travaux de recherche qui n’hésitent pas, par exemple, à analyser le fonctionnement des médias en termes critiques ni à stigmatiser les dérives et les dérapages de l’idéologie de captation qui transformerait l’information en manipulation pourrait contribuer à démontrer que le principe de non-intervention absolue est un principe intenable. La prise de position axiologique et les justifications

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qui la rationalisent constituent, si nécessaire, une option valide pour le chercheur qui souhaite, comme l’affirment les auteurs du Traité de l’argumentation (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1970 : 681-682), pratiquer un « rationalisme critique » et assumer la responsabilité « de ses décisions dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action ».

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NOTES

1. Voir « L’argumentation dans une problématique de l’influence » : « C’est ce que j’appelle une ‘interdisciplinarité focalisée’. Ainsi en est-il, pour ce qui me concerne, de la problématique de l’influence, des concepts de communication, de représentation et d’effets que j’emprunte largement à la psychologie sociale et à la sociologie, mais que je redéfinis dans le champ langagier ». 2. Cf. Kerbrat-Orecchioni 1980 : 82, où l’auteur évoque le « besoin d’encodage qui se répercute au décodage sous la forme de ce réflexe interprétatif dont on fait constamment l’expérience : que pense celui qui parle de l’objet dont il parle ? est-il ‘pour’, est-il ‘contre’ ? Besoin de réflexe dont il est plus facile de s’irriter que de se défaire ». 3. Cf. la définition de l’entrée « Argumentation » du Dictionnaire d’Analyse du Discours 2002 : 72. 4. Cf., ici même, Charaudeau, art. cité : « l’analyse du discours n’a pas à se donner pour objet la découverte de la Vérité, mais la découverte des jeux de mise en scène de la vérité comme ‘croire’ et ‘faire croire”». Voir également, Boisson 2001, cité par Dendale et Coltier (2005 : 127) : « En réalité, j’espère l’avoir montré par mon désossement analytique, la prise en charge, même si elle déborde la notion de vérité, implique nécessairement l’indication d’une valeur de vérité, concept décidément impossible à liquider facilement, quelque idée que l’on entretienne par ailleurs sur la nature de la vérité. » 5. Ce point trouve un écho dans l’entrée « Actions / événements (en narratologie) » du Dictionnaire d’Analyse du Discours (2002 : 26). La définition, rédigée par Jean-Michel Adam, s’y achève par cette conclusion : « Tout récit […] peut être défini comme une interrogation portant

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sur les raisons d’agir, sur les degrés d’intentionnalité (motifs, buts) et donc sur la responsabilité des sujets ». Ce n’est pas le seul cas où les positions épistémologiques d’un chercheur en AD sont plus proches des théories de l’argumentation et d’une éthique du discours que la plupart de celles de leurs pairs. Jean-Michel Adam et Patrick Charaudeau accordent en effet une place centrale à l’analyse argumentative dans leurs travaux. 6. Je suis arrivé, affirme Eggs, « à une conclusion ”contradictoire” mais simple ; on ne peut pas réaliser l’ethos moral sans réaliser en même temps l’ethos neutre, objectif ou stratégique. Il faut agir et argumenter stratégiquement pour pouvoir réaliser la sobriété morale du débat. Ces deux faces de l’ethos constituent donc deux éléments de la même procédure : convaincre par le discours ». 7. Cette position est proche de celle défendue par Coltier et Dendale (2004 : 41 ; 44 ; 51) dans « La modalisation du discours de soi ». Qu’il s’agisse de « vérité pour le locuteur », de « vérité pour l’opinion publique » ou de vérité « onto-aléthique » de « l’ordre des choses », ce qui compterait en fait, c’est la description que le sujet donne de ce qu’il est et de ce qu’il « croit » ou « veut croire ». 8. J’emploierai désormais l’abréviation DictAD pour désigner cet ouvrage. V. également, l’entrée « Sujet du discours », p. 554-555. 9. V. les définitions de ce terme dans les entrées « Individuation » p.308-309 et « Positionnement » p. 453-454. 10. V. également à ce sujet Perelman 1989 : 299. 11. V. le DictAD (2002 : 231) : « L’énonciation est fondamentalement prise dans l’interdiscours ». « L’énonciation revient à poser des frontières entre ce qui est ”selectionné” et précisé peu à peu […] et ce qui est rejeté. Ainsi se trouve dessiné en creux le champ de ”tout ce à quoi s’oppose ce que le sujet a dit”». 12. Ceci ne signifie pas que l’argumentation soit une forme d’interaction verbale irénique et toujours consensuelle, mais que la conception du Vrai de celui qui remplit la fonction de l’Autre y a plus de poids que dans le cas de l’AD où elle serait réduite à n’exister qu’« en creux ». 13. Pour le recensement des effets d’objectivité analysés par Perelman et quant à son rapport à la question de l’objectivité discursive, cf. Koren (1993 : 469-487). 14. Il est intéressant de constater que Ducrot (2004 : 31) imagine l’existence dans les interactions verbales polémiques d’un tiers intériorisé par le sujet d’énonciation et son co-énonciateur, tiers à « apprivoiser » car il constituerait « cette sorte de sur-moi abstrait, que les interlocuteurs prennent comme arbitre idéal » et qui pourrait être la voix d’une doxa rationaliste objectiviste. 15. Cf.C. Kerbrat-Orecchioni 1981, “Argumentation et mauvaise foi”. 16. Perelman ne cesse de répéter, affirme Kerbrat-Orecchioni (1981 : 44) que « toute argumentation est contestable, et toute réfutation, à son tour réfutable » ; il n’existerait donc pas de définition préalable absolue du « bon » et du « mauvais » argument ; « bon » peut signifier « valable » ou « valide », tandis que « mauvais » peut renvoyer à « fautif » ou « abusif » « frauduleux », mais si le « caractère fluctuant de la norme argumentative » constitue un obstacle à la définition de la mauvaise foi, elle crée simultanément les conditions de possibilité qui permettent de penser son contraire : l’honnêteté discursive (cf. ibid. : 63). 17. Le Dictionnaire des Notions philosophiques considère l’intrication de la responsabilité juridique et de la responsabilité morale comme un trait distinctif de l’acception moderne du concept. On peut même y lire que si le sentiment de « responsabilité morale » n’était pas ressenti par le sujet et qu’il ne restait donc que la « responsabilité juridique », celle-ci ne serait qu’une « simple règle de jeu », « un peu d’habileté suffirait pour la tourner ou s’y soustraire » (p. 2251). L’effacement énonciatif pourrait donc être légitimement perçu, au prisme de cette remarque critique, comme une procédure langagière de refus d’assumer la responsabilité juridique de ses actes de parole - mais cela n’annule pas pour autant la nécessité de penser l’autre versant de la responsabilité : le versant moral.

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18. C’est également à ce type de responsabilité envers la vérité référentielle que Searle (1982 : 105) réfère dans sa théorie pragmatique des actes de langage. Ces actes doivent être accomplis « conformément à des règles » qui donnent lieu à des engagements (commitments). Ainsi l’assertion obéit à des « règles sémantiques et pragmatiques » tout à fait particulières dont la première et la quatrième sont les suivantes : 1. « La règle essentielle : l’auteur d’une assertion répond (commits himself to) de la vérité de la proposition exprimée » ; 4. « La règle de sincérité : le locuteur répond (commits himself to) de sa croyance dans la vérité de la proposition exprimée ». Searle (1972 : 254) conclut : « “ignorer“ l’emploi “engagé“ des mots, aboutit en définitive à ignorer le langage lui-même ». 19. Dictionnaire des Notions philosophiques, « Subjectivité »(1990 : 2479). Patrick Charaudeau (2002 : 554), auteur de l’entrée « Sujet du discours », souligne que celui-ci est, « à la fois, surdéterminé—mais seulement en partie—par des conditionnements d’ordre divers, et libre d’opérer des choix lors de la mise en œuvre du discours. », entendu comme « libre de s’individuer, ce qui l’amène à user de stratégies ». 20. Dictionnaire d’Analyse du Discours, « Sujet du discours » (2002 : 554). 21. Notions philosophiques, « Subjectivité » (1990 : 2480). 22. C’est pour l’auditeur, affirme Oswald Ducrot (1972 : 8), « une attitude considérée comme légitime que de se demander si le locuteur était autorisé à parler comme il l’a fait, et quelles intentions il pouvait avoir en le faisant. Les questions De quel droit dis-tu cela ? ou Pourquoi dis-tu cela ? passent pour des questions raisonnables ». 23. V., à ce sujet, Rhétoriques (1989 : 202-203, 430-431) et le Traité de l’argumentation (1970 : 679). 24. Rhétoriques (1989 :431) ; et également, au sujet de la problématique de l’effacement énonciatif : le Traité (1970 : 218, 243), Koren (1993 : 475-479) et le Dictionnaire des Notions philosophiques (1990 : 2252b), entrée « responsabilité », sur « faire le vide en soi ». 25. V. le Dictionnaire des Notions philosophiques (1990 : 871b). 26. V. également le Dictionnaire des Notions philosophiques (1990 : 875b) ; et ci-dessous l’analyse de l’article du Monde intitulé « Évidences ». 27. Cf. Koren (2004). J’emprunte la notion d’« engagement neutre » à Charaudeau (1997 : 262). 28. Il s’agit du premier et du dernier paragraphe de l’article, reproduits ici en entier ; l’exemple deux, par contre, ne cite que les trois premières lignes du troisième paragraphe. Les citations sélectionnées sont représentatives de la rhétorique à l’œuvre dans la totalité du texte. Je souhaite revisiter mon commentaire partiel de cet article, publié dans Semen 17, au prisme du concept d’éthique du discours. 29. V., au sujet de ce concept, Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 42 et 75) : « Là où s’insère l’évidence rationnelle, l’adhésion de l’esprit semble suspendue à une vérité contraignante et les procédés d’argumentation ne jouent aucun rôle. L’individu, avec sa liberté de délibération et de choix, s’efface devant la raison qui le contraint et lui enlève toute possibilité de doute » (42) ; « le sens commun » admet « l’existence de vérités indiscutées et indiscutables, il admet que certaines règles soient “hors discussion” et que certaines suggestions “ne méritent pas discussion“. Un fait établi, une vérité évidente, une règle absolue, portent avec eux l’affirmation de leur caractère indiscutable, excluant la possibilité de défendre le pour et le contre ». La ressemblance avec la voix anonyme, mais péremptoire du locuteur du Monde est saisissante. 30. V., à propos des liens qui lient le concept d’argumentation à celui d’avenir, Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 106-107). 31. Voir, à propos du concept de « récit » journalistique « bipolaire », Morin (1969 : 155). 32. Voir Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 188) au sujet de la « manière statique » dont est abordée, hors du champ de l’argumentation, la signification essentiellement descriptive des notions. 33. Voir, à ce sujet, Koren (1996 : 259-267 ; 2001 : 177-200 ; 2006a).

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34. Voir, parmi tant d’autres, les deux exemples types suivants : cet extrait d’un texte de Simone de Beauvoir paru dans un article du Nouvel Observateur (12 janvier 1981) : « En disant tour à tour ou même simultanément blanc et noir, il [Le Monde] prétend donner leur chance à toutes les opinions : comme si le vrai et le faux s’équivalaient », et cet énoncé relevé dans un reportage sur le terrorisme : « Trente années de terrorisme ou de résistance, comme on voudra »… 35. Une remarque critique épistémologique aurait donc le droit d’user de termes axiologiques ou axiologisés pour discréditer une position théorique rivale ; il faudrait la distinguer de l’accusation formulée par les acteurs d’un échange polémique afin de discréditer leurs cibles. Un chercheur qui affirme ses réticences théoriques sur un ton radical serait toujours encore un scientifique « objectif »… 36. J’ai problématisé la question de la neutralité du chercheur linguiste dans Koren (2002 ; 2003 ; 2006 ; 2006a). 37. Il existe toutefois des exceptions ; ainsi les auteurs de « Discours en situation de travail », Boutet, Gardin et Lacoste, paru en mars 1995 dans Langages 117, « Les analyses du discours en France», posent une question qui aurait pu constituer le point de départ d’un amendement de la doxa dominante : « Le linguiste peut-il dès lors se comporter uniquement en “linguiste” : faire abstraction de cette intrication du langagier et du non-langagier et traiter les situations de travail comme un lieu de recueil de corpus au même titre qu’un square ou un arrêt d’autobus ? Pour deux ensembles de raisons nous pensons que non. D’abord pour des raisons éthiques. Ce que les femmes et les hommes au travail engagent d’énergie, de pulsions, de souffrance rendrait mal venue une attitude de linguiste consistant à venir chercher là des corpus exotiques. Cependant, même si nous n’avions pas de semblables dispositions éthiques, les propriétés mêmes de l’empirie observée nous contraindraient à répondre négativement. […] Les collectifs se construisent, se transforment ou se détruisent sur le terrain par les actions langagières des participants, ils ne sont pas seulement des êtres de papier préconstitués ou créés par un discours monologal. Nous trouvons des agents engagés collectivement dans des activités et obligés de se servir du langage pour se coordonner, co-construire un objet, un processus, réaliser une tâche » (p. 16). Ce qui traduit parfaitement ici le « souci éthique » (p. 15) des trois chercheurs, c’est le fait de présenter leur position comme un choix et donc, « en creux », les positions contraires non pas comme des positions « rejetées », mais comme des options tout aussi valides…

RÉSUMÉS

Cet article se situe à la croisée de l’analyse du discours, de la rhétorique argumentative et du concept philosophique d’éthique. Il a pour fin de problématiser la question du « positionnement » discursif. Je tenterai de réexaminer cette notion au prisme du concept argumentatif de « jugement » - et par « jugement » j’entends prise de position discursive - afin de contribuer à la conceptualisation de la notion d’éthique du discours. Cette démarche a pour fin de tenter de répondre à des questions épistémologiques comme : Pourquoi la prise de parole dans l’espace public implique-t-elle que le locuteur recoure, dans de nombreux genres de discours et même si les contraintes du genre ne l’exigent pas, à l’effacement énonciatif et donne à ses opinions les apparences du jugement de fait ? Pourquoi est-il encore nécessaire aujourd’hui de rappeler que le lexique de la langue comprend des masses de termes subjectifs axiologiques et que des questions comme « Que pense X de cette question ? Est-il pour ou contre ? Est-ce bien ou mal à ses yeux ? » constituent des réactions spontanées inéluctables aux dires des autres ?

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Troisième et dernière question : Pourquoi un analyste du discours que préoccupe, certes, la question de la « véridiction », mais tout autant celle de la « rectitude éthique » et d’une rationalité axiologique, se trouve-t-il contraint de recourir à une théorie de l’argumentation pour pouvoir aborder les tenants et aboutissants de l’acte de juger hors de contextes polémiques aporétiques, alors que son objet de recherche est la mise en mots et la mise en scène discursives sous toutes leurs formes ? Cet article commencera par l’élaboration d’un cadre théorique où seront traitées les questions suivantes : la nécessité de penser aux côtés de la prise en charge de la vérité référentielle et en interaction avec elle, la prise en charge des jugements de valeur et les conditions de possibilité d’une rationalité axiologique. Il faudra donc pouvoir penser la coexistence de la responsabilité discursive de l’énonciateur et de sa responsabilité argumentative, la question de la « véridiction » et celle de la « rectitude éthique ». Trois études de cas permettront ensuite de passer de la théorie à la pratique. Les deux premières concernent la rhétorique de l’écriture de presse. Il s’agit du concept déontologique d’« engagement neutre ») et d’un rythme fondamental de l’écriture de presse : l’oscillation statique entre deux pôles contraires. La troisième et dernière illustration concernera la controverse autour de la question du devoir de neutralité du chercheur en sciences du langage. La majorité des chercheurs prônent en effet un axiome déontologique de non-intervention ; ils présupposent ainsi que la neutralité est linguistiquement et discursivement possible, alors qu’ils considèrent par ailleurs la subjectivité énonciative du langage comme un fait avéré.

This article is situated at the crossroads of Discourse Analysis, Argumentative Rhetoric and the philosophical concept of Ethics. It aims at raising the problems inherent to the issue of discursive positioning. It will attempt to reexamine this notion through the prism of the argumentative concept of judgment or discursive stand, in order to contribute to a conceptualization of the notion of an Ethics of discourse. This paper attempts to answer epistemological questions such as: 1) why does taking a stand in public imply that the speakers recur, in numerous genres of discourse, and even if the genre does not require it, to erasing any trace of discursive subjectivity, thus making opinions appear as judgments of fact? 2) Why is it still necessary today to remind linguists that the lexicon of a language contains a myriad of subjective axiological terms and that questions such as “what does X think about this? Is he for or against it? Does he like it or not?” constitute spontaneous inescapable reactions to the words of others? Lastly, why would a discourse analyst preoccupied by referential truth, but similarly by “ethical rectitude” and axiological rationality, have to turn to a theory of argumentation in order to deal with the ins and outs of judging ? This article starts with a presentation of a theoretical frame dealing with the necessity to take into account not only referential truth, but also and in close relation to it, of value judgments and axiological rationality. The coexistence between the speaker’s discursive responsibility and his argumentative responsibility, and the coexistence of the issues of “referential truth” and “ethical rectitude”, should be considered jointly. Three case studies will then allow us to move from theory to practice. The first two cases deal with the rhetoric of the written press, analyzing first the deontological concept of “neutral commitment” and then a fundamental journalistic rhythm: the static oscillation between two opposing poles. The third and last example illustrates the controversial question of the linguist’s neutrality. Most scholars subscribe to the deontological axiom of non-intervention, thus presupposing that neutrality is linguistically and discursively possible, although simultaneously affirming that enunciative subjectivity is inescapable.

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INDEX

Keywords : ethics of discourse, value judgment, axiological rationality, “objectivity” of the written press, researcher’s commitment Mots-clés : éthique du discours, prise en charge, jugement de valeur, rationalité axiologique, rhétorique « égalitaire » de la presse écrite, engagement du chercheur

AUTEUR

ROSELYNE KOREN Université Bar-Ilan, ADARR

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Pertinence de l’utilisation du modèle de Toulmin dans l’analyse de corpus The relevance of Toulmin’s model in case studies

Emmanuel de Jonge

Merci à Ruth Amossy et Jürgen Siess pour leurs conseils, à Roselyne Koren et Dominique Maingueneau pour leur relecture approfondie du texte.

Introduction

1 Le terme « analyse du discours » recouvre une série d’approches qui se sont développées ces dernières années dans le domaine de l’argumentation et dont le projet consiste à pouvoir décrire un texte dans toutes ses dimensions, contextuelles, narratives et socio-discursives. Dans cette perspective, l’analyse du discours a de nombreux points de contact avec la rhétorique aristotélicienne, l’approche perelmanienne de l’argumentation et la sociologie du langage. A ce titre, elle peut se féliciter d’être résolument transdisciplinaire et de réussir à rassembler plusieurs domaines de recherche pour parvenir à son objectif : comprendre le discours dans toute sa complexité.

2 L’approche que nous exposerons ici s’inspire des derniers développements en analyse du discours (R. Amossy, D. Maingueneau, P. Charaudeau, M. Angenot), en rhétorique à orientation anthropologique (E. Danblon) et en linguistique textuelle (J.-M. Adam). Dans cette optique, nous considérons que la réflexion rhétorique et argumentative ne peut se concevoir que dans une perspective empirique qui prend en compte à la fois la fonction persuasive et la dimension cognitive du langage ; il s’ensuit que la réflexion rhétorique doit se focaliser sur l’arrière-plan cognitif et psychologique du discours, ce dernier étant vu comme le « niveau de surface » d’un ensemble de phénomènes complexes plus « profonds ». En outre, notre perspective se place dans une vision anthropologique-naturaliste de l’activité langagière qui stratifie les normes de

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rationalité en fonction de leur apparition dans l’évolution naturelle de ces aptitudes chez les humains. L’objectif de la présente réflexion sera de montrer la pertinence d’une telle approche, couplée à des perspectives syntaxiques, sémantiques et pragmatiques qui permettront d’approfondir l’analyse à l’aide d’arguments micro- linguistiques.

3 Dans cet article, nous analyserons la pertinence de l’utilisation du modèle de Toulmin dans l’étude de corpus. L’objectif de cette réflexion sera double : d’une part, nous montrerons comment le modèle de Toulmin est un modèle d’analyse de l’argumentation complet, qui prend en compte le niveau de surface et le niveau profond du discours, et permet de dégager les garanties et lieux communs sur lesquels les orateurs vont se baser pour argumenter. D’autre part, d’un point de vue plus rhétorique, nous définirons comment ce modèle peut être appliqué à l’analyse de textes et refléter un lien de parenté psycho-cognitif entre les discours et l’expérience collective de la communauté, et permet d’exprimer l’arrière-plan de l’argument considéré.

1. Le modèle de Toulmin : apports et intérêt dans l’analyse de corpus

4 La garantie dans le modèle de Toulmin exprime les lieux communs - souvent en réalité non exprimés - à savoir la proposition générale qui permet d’effectuer le passage d’une donnée à une conclusion. C’est le lieu de la justification.

5 L’un des apports essentiels du modèle de Toulmin qui nous intéressera dans le cas présent est d’avoir intégré un élément au découpage de l’argument, le fondement. A un moment du raisonnement en effet, la justification doit s’arrêter à un fondement ultime pour ne pas être exposée à la régression à l’infini ou à la circularité. Le fondement est le champ topique dans lequel les orateurs vont puiser la garantie pour argumenter, et par lequel ils établissent un lien direct avec leurs représentations mentales. Tandis que le fondement constituera la « structure profonde » du raisonnement, la garantie exprimera la structure de surface de celui-ci, c’est-à-dire la partie visible, implicite ou explicite, de l’argument.

6 Dans cet article, nous examinerons un corpus très particulier : le préambule des Déclarations, envisagées en tant que genre discursif et argumentatif. Il est généralement admis que les Déclarations, en tant que phénomène linguistique, se caractérisent par le fait que leur proclamation crée une nouvelle réalité sociale dans la communauté, elles sont l’expression linguistique du nouvel arrière-plan topique (Perelman 1990 ; Searle 1998 ; Danblon 2002). La communauté peut alors être considérée comme un sujet pluriel qui se dote d’une intentionnalité collective - nous empruntons ce terme à Searle - pour proclamer la Charte. Par ce fait, elles construisent la réalité sociale et sont une étape importante dans l’établissement de cette réalité. Ainsi les constitutions des pays créent la réalité institutionnelle de ces pays et instituent leur mode de fonctionnement. C’est dans cette mesure que les constitutions ou les déclarations sont considérées comme les fondements inaliénables d’un régime politique - la politique étant entendue ici dans son sens large comme la finalité institutionnalisée de tout groupement humain.

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7 Au plan cognitif, les déclarations sont une expression linguistique fiable des représentations mentales collectives d’une période déterminée. Promulguées à la suite d’un événement marquant, elles sont le traité de réunion de la communauté autour d’un socle commun de nouvelles valeurs et de nouvelles directions. Ainsi, dans la plupart des préambules de déclarations ou de constitutions, on trouve une référence à l’histoire du pays, et dans le cas des grandes déclarations fondatrices, une mise en récit de l’événement qui a divisé la communauté.

8 L’articulation formelle des déclarations les rendent particulièrement propices à l’analyse : elles sont constituées d’un préambule qui joue le rôle de justification et d’une proclamation qui peut être considérée comme la conclusion du raisonnement. Dans cette mesure, l’analyse à l’aide du modèle de Toulmin de leur structure logique formelle va tendre à un objectif double : montrer comment la déclaration fonctionne à un niveau micro-linguistique mais aussi permettre de lier la structure profonde - ce qu’exprime la déclaration - à l’analyse des discours qui se situent dans le paradigme de pensée de cette dernière.

9 Dans cette réflexion, nous nous concentrerons sur trois déclarations exemplaires qui appartiennent au même champ topique, celui des droits de l’homme : la Déclaration d’Indépendance américaine, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

2. La Déclaration d’Indépendance américaine (4 juillet 1776)

Lorsque dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation. Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l’expérience de tous les temps a montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu’à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future. Telle a été la patience de ces Colonies, et telle est aujourd’hui la nécessité qui les force à changer leurs anciens systèmes de gouvernement. L’histoire du roi actuel de Grande-Bretagne est l’histoire d’une série d’injustices et d’usurpations répétées, qui toutes avaient pour but direct l’établissement d’une tyrannie absolue sur ces États. Pour le prouver, soumettons les faits au monde impartial : Il a refusé sa sanction aux lois les plus salutaires et les plus nécessaires au bien

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public. Il a défendu à ses gouverneurs de consentir à des lois d’une importance immédiate et urgente, à moins que leur mise en vigueur ne fût suspendue jusqu’à I’obtention de sa sanction, et des lois ainsi suspendues, il a absolument négligé d’y donner attention. Il a refusé de sanctionner d’autres lois pour l’organisation de grands districts, à moins que le peuple de ces districts n’abandonnât le droit d’être représenté dans la législature, droit inestimable pour un peuple, qui n’est redoutable qu’aux tyrans. […] En conséquence, nous, les représentants des États-Unis d’Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l’univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement au nom et par l’autorité du bon peuple de ces Colonies, que ces Colonies unies sont et ont le droit d’être des États libres et indépendants ; qu’elles sont dégagées de toute obéissance envers la Couronne de la Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l’État de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous ; que, comme les États libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que les Etats indépendants ont droit de faire ; et pleins d’une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette Déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l’honneur.

10 L’analyse des connecteurs laisse apparaître une structure logique à l’articulation entre préambule et déclaration proprement dite. L’acte de proclamation est quant à lui précédé de « en conséquence » (en anglais « therefore »), qui joue le rôle d’opérateur argumentatif et construit le raisonnement comme un développement logique. Le préambule expose les motivations, puis en vertu de ce qui est asserté, la proclamation peut avoir lieu.

11 A un deuxième niveau, l’examen de la structure logique du préambule fait apparaître deux types d’énoncés : des énoncés qui sont des propositions générales (en normal) et d’autres qui sont des propositions particulières relatives à l’histoire de la Grande- Bretagne, et font ainsi partie du récit (en italique). La structure logique correspond ainsi parfaitement à la structure d’un jugement : on énonce des vérités générales sacrées et inaliénables qui vont, après avoir été violées, entraîner la proclamation d’indépendance. On est face à une structure syllogistique classique prémisse majeure- prémisse mineure-conclusion : • Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. (M) • L’histoire du roi actuel de Grande-Bretagne est l’histoire d’une série d’injustices et d’usurpations répétées, qui toutes avaient pour but direct l’établissement d’une tyrannie absolue sur ces États (m) • En conséquence, nous, les représentants des États-Unis d’Amérique, assemblés en Congrès général, […] publions et déclarons solennellement au nom et par l’autorité du bon peuple de ces Colonies, que ces Colonies unies sont et ont le droit d’être des États libres et indépendants (C)

12 L’analyse de la Charte avec le modèle de Toulmin est éclairante car elle permet de dégager la garantie, ou le lieu de la justification :

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Figure 1

13 Cette analyse permet d’éclairer trois points : • Les garanties exprimées sont supportées par un fondement transcendant, inaliénable et sacré ; en somme un fondement ultime indiscutable, ancré dans la nature et le divin. Les garanties sont formées comme des propositions générales qui concernent l’ensemble des êtres humains, de tous temps et en tous lieux. • Le récit de l’histoire fait partie des données, à aucun moment, il ne s’insère dans la garantie (le lieu de la justification) ou le fondement formel. D’un point de vue psycho-cognitif, l’on pourrait arguer contre ce constat que l’état de fait exprimé par la garantie provient de l’expérience spécifique du peuple américain face à un certain nombre d’événements, et donc d’une mise en récit particulière, et non pas d’une vérité scientifique ; cependant le fait que la garantie soit construite comme une vérité générale préexistant à la fondation du monde reflète une croyance transcendante aux principes exprimés, croyance qui dépasse le cas particulier de la révolution américaine. • Le raisonnement général s’inscrit dans un système dialectique qui rappelle le fonctionnement cognitif de l’idéal (Angenot 1993) : si OPPRESSION alors INJUSTICE donc REVOLTE alors JUSTICE. La majorité des discours et débats publics qui se situeront dans le paradigme (ou l’esprit) de la Déclaration d’Indépendance mettront en avant les valeurs de liberté et de lutte contre l’oppression qui prévalent dans le mode de pensée américain.

3. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août 1789)

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont

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résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que leurs actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En conséquence, l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre suprême, les droits suivants de l’Homme et du Citoyen.

Figure 2

14 Dans cette Déclaration, le récit n’a qu’une fonction limitée puisqu’il n’est pas explicitement raconté dans la Déclaration. On sait que les droits de l’homme n’ont pas toujours été respectés et qu’il y a eu corruption de gouvernements mais cela peut s’appliquer à n’importe quelle situation. L’absence de récit accentue la dimension globalisante et universelle de la Déclaration puisque le préambule exprime une vérité générale et abstraite qui a un caractère sacré et transcendant dans la communauté. Ici comme dans la DI, le droit à la révolte, garanti par Dieu1, soutient la dynamique dialectique et permet aux hommes en ultime recours, chaque fois que leurs droits sont bafoués, d’agir afin de rétablir l’état de liberté et de justice2.

15 En ce qui concerne l’articulation entre structure profonde (les représentations mentales) et structure de surface (l’argumentation), on peut remarquer une très forte similitude entre les garanties et les fondements de la DDHC et ceux de la rhétorique pré- et post-révolutionnaire. En effet, une fois le nouveau paradigme établi, la dynamique critique va continuer à fonctionner dans le même mouvement, ce qui signifie qu’en examinant tout discours critique qui s’inscrit dans le paradigme post- Révolution Française, on observera le même mouvement.

16 Le texte suivant est une exhortation à la suppression du véto royal, publié par Robespierre en 1789 : Il ne faut plus nous dire continuellement : La France est un État Monarchique; et faire découler ensuite de cet axiome les droits du Roi, comme la première et la plus

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précieuse partie de la constitution ; et secondairement la portion de droits que l’on veut bien accorder à la Nation. Il faudrait d’abord savoir, au contraire, que le mot Monarchie, dans sa véritable signification, exprime uniquement un État où le pouvoir exécutif est confié à un seul. Il faut se rappeler que les Gouvernements, quels qu’ils soient, sont établis par le Peuple & pour le Peuple. […] Dès qu’une fois on sera pénétré de ce principe ; dès qu’une fois on croira fermement à l’égalité des hommes, au lien sacré de la fraternité qui doit les unir, à la dignité de la nature humaine, alors on cessera de calomnier le Peuple dans l’Assemblée du Peuple ; alors on ne donnera plus le nom de prudence à la faiblesse, le nom de modération à la pusillanimité, le nom de témérité au courage ; on n’appellera plus le patriotisme une effervescence criminelle, la liberté une licence dangereuse, le généreux dévouement des bons citoyens une folie ; alors il sera permis de montrer, avec autant de liberté que de raison, l’absurdité et les dangers du veto royal, sous quelque dénomination & sous quelque forme qu’on le présente. […] (Discours contre le veto royal, 30 septembre 1789)

17 L’analyse toulminienne de l’argumentation de Robespierre révèle une structure similaire à celle de la Déclaration de 1789, aux niveaux de la garantie et du fondement :

Figure 3

18 A cet égard, l’émergence de la conception de l’égalité, « à chacun selon son mérite », comme régulant les dispositions juridiques et politiques de la société française procède d’un renversement dans la société de la conception prédominante pour la remplacer par une conception minoritaire à l’époque, devenant prédominante au moment du changement de paradigme. L’incompatibilité entre la conception « à chacun selon son rang » et la conception « à chacun selon son mérite » a provoqué une suspension des valeurs liées à la première conception (valeurs aristocratiques de hiérarchisations sociales) et sa disqualification pour rétablir un équilibre avec la deuxième conception et les valeurs qui y sont associées (liberté, égalité, fraternité). Une fois le champ topique modifié, un nouveau type de régulation est mise en place dans les représentations mentales des individus, régulation qui a pour objectif d’atteindre une société parfaite et

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éternelle, dans laquelle la présence de la révolte dans les représentations collectives n’aurait plus d’objet :

Figure 4

19 La plupart des rhétoriques postérieures à la Révolution Française s’inscriront en plein dans ce paradigme, avec des variations locales quant aux moyens ou aux buts poursuivis, mais toujours dans cet arrière-plan cognitif. On peut ainsi penser à la rhétorique marxiste, communiste, jaurésienne, ou même gaullienne, qui se font toutes écho en termes de fondement et, dans une certaine mesure, de garanties.

4. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (10 décembre 1948)

20 Proclamée peu après la Deuxième Guerre Mondiale, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (désormais DUDH) fut l’objet d’un accord conjoint entre 58 pays. Les travaux de rédaction nécessitèrent plusieurs semaines et la version finale fut approuvée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée Générale de l’ONU. (1) Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. (2) Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. (3) Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression. (4) Considérant qu’il est essentiel d’encourager le développement de relations amicales entre nations. (5) Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande. (6) Considérant que les États Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales. (7) Considérant qu’une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement. [...] L’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les

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nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.

21 L’analyse toulminienne révèle la structure particulière de ce préambule. Nous avons établi ailleurs (de Jonge 2008) que les énoncés (3) à (7) sont tous des conséquences historiques de l’énoncé (2), à savoir la Seconde Guerre Mondiale et son traumatisme sur les populations européennes. Bien que l’énoncé (1) exprime une vérité générale, il n’a pas de cohérence logique, en première position, avec l’articulation du préambule. En effet, (1) exprime un principe général qui est posé, alors que paradoxalement, c’est (2) qui semble avoir causé la prise de conscience de (1). La référence aux droits de l’homme comme protection du citoyen ne peut pas logiquement précéder la proclamation de ces droits pour la première fois.

22 (2) est donc la garantie de ce raisonnement, garantie qui diffère des deux garanties que nous avions établies dans les préambules précédents en ce qu’il ne s’agit plus d’une vérité générale mais d’une référence à un événement particulier (voir l’utilisation de des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité, ce qui implique que les actes barbares sont spécifiques et définis) :

Figure 5

23 La garantie et le fondement expriment la crainte de la reproduction de l’événement et du retour à une période où les droits de l’homme seraient foulés aux pieds. A première vue, « la reconnaissance des droits de l’homme est le fondement de la liberté », garantie qui fonde les Déclarations américaine et française, semble équivalente à notre garantie, mais il n’en est rien : la première exprime le souhait de voir la liberté respectée, la seconde de ne pas voir la liberté à nouveau bafouée, ce qui, du point de vue des

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fondements, est totalement différent, l’un s’exprimant comme l’idéal voulu par les Lumières ; l’autre comme une crainte par rapport à un événement traumatisant. L’événement de bouleversement du paradigme ne vient plus s’inscrire dans une dynamique prospective de remplacement des fondements mais dans une peur rétrospective de répétition du fondement originel. Contrairement aux idéaux présentés dans la DDHC (où la volonté de ne pas répéter la période de l’Ancien Régime était un moyen pour obtenir le bonheur politique), l’évitement de la répétition des événements négatifs constitue la finalité de la DUDH :

Figure 6

24 Le « plus jamais ça » fonde effectivement la topique des droits de l’homme et des sociétés contemporaines, nous pouvons tenter de tracer un lien entre la structure profonde - le « plus jamais ça » - et la structure de surface - l’argumentation dans les sociétés contemporaines. Considérons un exemple classique d’argument politique relatif au danger que constitue l’avènement de l’extrême droite au pouvoir : « Haider, comme d’autres en d’autres temps, accuse les étrangers de voler le pain de la bouche des Autrichiens. S’il est élu, c’est la fin de la démocratie et le retour aux heures sombres de l’histoire de l’Europe ».

Hitler Haider

Allemagne Autriche

La race allemande ne doit pas se faire empoisonner par Les étrangers volent le travail des des étrangers Autrichiens

Extermination des étrangers ?????......

25 Cette inférence est acceptable dans un contexte contemporain, le saut cognitif vers la conclusion « Haider risque d’exterminer les étrangers » semble pratiquement inévitable. La justification de l’empêchement de l’accession d’Haider au pouvoir, analysée dans un modèle de Toulmin, pourrait être exprimée comme suit : « Il faut empêcher le retour de la possibilité des actes barbares », ce qui est équivalent à la garantie mise au jour dans la DUDH.

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26 L’énoncé aurait donc la forme d’une prédiction nécessaire basée sur une seule expérience, et donc sur la peur du retour de cette expérience. Ainsi, loin d’être une mise en scène fictionnelle, la « menace » représentée par le risque de retour aux actes barbares est bien réelle et utilisée avec sa force prédictive, et donc avec une force persuasive de nécessité dans l’argumentation contemporaine. Tous les traits qui sont potentiellement similaires à la situation qui a précédé la Deuxième Guerre Mondiale sont considérés comme pertinents pour effectuer un passage direct vers la prédiction négative. La rhétorique contemporaine, et en particulier la critique politique, s’articulent autour de la comparaison possible avec les événements qui ont précédé la Shoah. Tout trait de ressemblance, parfois choisi en dépit du moindre critère de pertinence, est utilisé dans la critique pour prédire le retour aux actes barbares, vu comme la réalisation irrépressible de la prédiction.

27 A un niveau plus général, cet éclairage de la Déclaration de 1948 par l’analyse toulminienne mérite d’être mise à l’épreuve d’un certain nombre de discours et mouvements de pensée qui ont émergé après la Seconde Guerre Mondiale, et qui, analysés en surface, n’ont apparemment pas de réel rapport entre eux, mais une fois examinés en lien avec la structure profonde, peuvent révéler des bases de représentations psycho-cognitives communes, relatives au traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale. On peut citer le négationnisme, les débats sur la liberté d’expression, sur la discrimination ou certains mouvements post-modernes à titre d’exemple, qui entretiennent tous une relation plus ou moins particulière au fondement du paradigme.

Conclusion

28 Comme nous avons pu le constater, le modèle de Toulmin permet, dans ce type d’analyses, de révéler l’articulation entre la structure profonde - ce que signifie l’argument - et la structure de surface - la manière dont l’argument est exprimé. A ce titre il semble être un outil nécessaire et indispensable à l’analyse du discours car il permet d’en inclure toutes les dimensions et de travailler de manière empirique sur les corpus de textes. Il est un élément essentiel de la méthode d’analyse, à côté de considérations socio-discursives et rhétoriques de l’analyse des textes et discours. Nous avons donc tenté de montrer le lien entre deux disciplines, la rhétorique et l’analyse du discours, qui doivent se complémenter afin de former une réflexion homogène qui rassemble l’ensemble de ce qui peut être dit à propos d’un texte, mais aussi de son arrière-plan psychologique et cognitif. C’est là tout l’enjeu d’une vision transdisciplinaire de la rhétorique et de l’argumentation.

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NOTES

1. Ce droit à la révolte est exprimé dans l’article 2 de la DDHC : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». 2. Une remarque intéressante m’a été communiquée à ce sujet par Roselyne Koren, qui voit dans certains extraits de la DDHC et de la DI une légitimation implicite du recours à la violence. Bien que nous n’ayons pas la place pour nous étendre sur ce sujet, il semble effectivement pertinent de constater la présence de nombreux éléments sous-entendus justifiant la violence, et ce dans les deux déclarations ; ces éléments devenant explicites dans la version de 1793 de la DDHC : - Article 27 : Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres - Article 33 : La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme

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- Article 35 : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs

RÉSUMÉS

A travers cette réflexion, nous montrons comment le modèle de Toulmin, en tant qu’outil logico- argumentatif, peut aider à la description de mécanismes rhétoriques et argumentatifs opérant au sein du discours. Ce modèle permet en effet de mettre en avant la justification d’un argument et d’analyser comment celle-ci s’articule à son fondement, vu comme le cadre topique dans lequel cette justification s’inscrit. Nous examinons le cas particulier des Déclarations des droits de l’homme, exemplaire dans cette perspective d’analyse. Leur structure est divisée en trois catégories: préambule, proclamation, articles, qui correspondent à la structure du raisonnement argumentatif justification-conclusion. L’analyse de ce corpus permet, d’une part, de vérifier des hypothèses à propos de la topique des droits de l’homme et de son articulation au sein des discours, d’autre part de jeter les bases d’une méthode d’analyse toulminienne qui suppose la corrélation entre le fondement au sens technique que lui donne Toulmin et le fondement en tant qu’instance psycho-cognitive qui dépend de facteurs cognitifs tant que culturels. L’analyse montre en effet les différences de vision du monde qui peuvent être dégagées de la comparaison des schémas toulminiens. La présence du génocide et des actes barbares au sein de la justification de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 est centrale pour comprendre le renversementde perspective sur les droits de l’homme par rapport à la Déclaration de 1789. En 1789, les droits de l’homme étaient proclamés comme moyens d’accéder au bonheur ; alors qu’en 1948 ils sont une condition nécessaire de non-reproduction des actes barbares. Les conséquences pour les discours sont très importantes, puisque dans le premier cas, l’orateur va se positionner dans un cadre utopiste pour argumenter ; alors que dans le second l’expérience traumatique de la Seconde Guerre Mondiale constituera un anti-exemple dans lequel il faut puiser les moyens d’éviter la reproduction de l’événement. Nous utiliserons le terme de désenchantement pour qualifier cette disposition psycho-cognitive qui affecte toute la rhétorique. Au niveau des discours d’opposition, on constate une immixtion du génocide dans le politique, que ce soit dans les discours négationnistes, théories du complot, ou dans les discours sur l’esclavage, mettant en jeu une concurrence des victimes. La méthode d’analyse toulminienne permet cet éclairage, et établit ainsi un lien essentiel entre la rhétorique et l’analyse du discours.

How can we use Toulmin’s model in the analysis of specific case studies? It seems that it has been almost exclusively used for either discussions in logical reasoning, or for theoretical discussions about probability. In this article, I want to show that Toulmin’s model can be very useful for Discourse Analysis since it allows the analyst to extract mostly implicit warrants and backings. In my view, the notion of backing is related, on the one hand, to its technical argumentative side, and on the other hand, to the psycho-cognitive foundation of any reasoning, linked both to cognitive dispositions and to cultural factors. The Toulminian analysis thus proves to be very interesting when discussing deep-level arguments in a text. The article is divided into two sections. The first one is devoted to a comparative analysis of three Declarations: the 1776 American Declaration of Independence, the 1789 Declaration of the Rights of Man and the Citizen, and the 1948 Universal Declaration of Human Rights. I assume that the declarations constitute the linguistic expression of the deep-level or “backing” of society’s discourses. They

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show which warrants the argumentation is based on, in other words, on the basis of which values the society is going to argue. In the specific context of democracies concerned with human rights, it is interesting to make the justifications of such political regimes explicit in order to better our understanding of the rhetorical paradigm of contemporary discourses. Through the Toulminian analysis of the preamble of these declarations—which play the role of justification in the classical syllogistic reasoning, I show that whereas they seem equivalent in terms of backings, the Universal Declaration of Human Rights actually exhibits another backing: the specific event of the genocide and the horrors of World War II. This has serious consequences on the type of rights that will be proclaimed and on the idealistic dimension of human rights. In one case, it will be the Enlightenment ideals and hopes, in the other, the negative hope that the tragedy of World War II can never be reproduced. I argue that this point can explain most of the political discourse phenomena of contemporary democracies—especially France. The particular context of the French situation is due to the fact that it is influenced both by the traditional Enlightenment conception of human rights and by the World War II paradigm. The influence of World War II and Jewish genocide on current argumentation is very clear, especially if we examine “paradigmatic” analogies, which block the argumentation at its earliest stage. It is sufficient to say about someone that he is like Hitler to exclude him from the argumentation community. Political correctness might, in some sense, derive from that phenomenon. This is what I ultimately discuss, putting forward hypotheses to be confirmed by further research.

INDEX

Keywords : Toulmin (Stephen), declaration, human rights, rhetoric, argumentation, political discourse Mots-clés : Toulmin (Stephen), déclaration, droits de l’homme, rhétorique, argumentation, discours politique

AUTEUR

EMMANUEL DE JONGE Université Libre de Bruxelles, GRAL (Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive)

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Genres de discours

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Performance… et contre- performance communicationnelles : des stratégies argumentatives pour le débat politique télévisé Communicative performance in the media: A discourse analysis of argumentative strategies for political debate on TV

Guylaine Martel

1 Au cours de la campagne électorale fédérale de 2004, deux équipes de recherche, l’une spécialisée en analyse du discours médiatique (Lab-O) et l’autre en étude de la réception (GSR)1, ont mis leur expertise en commun pour réaliser une expérience visant à saisir sur le vif la perception d’électeurs canadiens quant à la performance des politiciens pendant un débat télévisé. Pour ce faire, elles ont réuni une trentaine de personnes, d’âge, de sexe et d’allégeance politique différents, et leur ont demandé d’évaluer, en temps réel et en continu, la performance communicationnelle des chefs des quatre principaux partis politiques fédéraux pendant la diffusion en direct de l’événement médiatique par excellence de toute campagne électorale canadienne : le « Débat des chefs ». Chaque électeur était muni d’un contrôle individuel lui permettant d’évaluer, sur une échelle de 1 à 100, la performance des politiciens tout au long du débat. Ainsi, la courbe qui apparaît au bas de l’extrait qui suit représente, à la seconde de décalage près, l’évaluation moyenne des 30 électeurs quant à la performance communicationnelle des chefs.

1. La performance communicationnelle médiatique

Extrait 1. Le débat des chefs. Campagne électorale canadienne, 2004 Gilles Duceppe, chef du Bloc québécois : Monsieur Harper on a toujours été responsable. Les seuls fronts communs organisés

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entre les partis d’opposition à Ottawa, c’est le Bloc qui les a organisés. Quand les Libéraux ont eu besoin de nous autres sur le mariage gay, une chance que le Bloc était là. < (Harper :) Nous n’avons changé des choses : nous n’avons pas changé des choses: > Écoutez un instant. La démocratie pour vous est-ce que c’est seulement le pouvoir ? < (Harper :) Non ce n’est pas : > Vous avez été dix ans dans l’opposition, est-ce que vous avez perdu votre temps ? < (Harper :) Non c’est : > Moi la démocratie c’est de représenter ceux et celles qui nous font confiance, de défendre leurs intérêts leurs valeurs ce qu’ils veulent < (Harper :) Oui mais: > mais ce n’est pas de ma faute si ce que vous proposez ne correspond pas aux intérêts des Québécois. < (Animateur :) Monsieur Harper > Je ne suis pas responsable de votre impuissance moi.

Steven Harper, chef du Parti conservateur : Monsieur Duceppe, c’est important : c’est important de défendre des idées je fais ça depuis longtemps dans la politique mais à la fin, on doit avoir des options pour le gouvernement et c’est ce que j’offre aux Québécois. < (Animateur :) Merci >

Gilles Duceppe, chef du Bloc québécois : Mais les Québécois n’en veulent pas Monsieur Harper.

2 Cette expérience soulève deux questions auxquelles j’essaie de répondre dans mes travaux de recherche actuels : 1) Qu’est-ce que la performance communicationnelle ? 2) Sur quoi les informateurs fondent-ils leur évaluation de la performance communicationnelle ?

3 Qu’ont évalué, au juste, les électeurs au cours du « Débat des chefs » et quels procédés ont été perçus qui motivent leur évaluation de la performance communicationnelle des politiciens ? Du point de vue de l’analyse du discours, les deux questions sont intimement liées : la performance communicationnelle est observable à partir des stratégies de communication qui ont été élaborées en vue d’atteindre certains objectifs d’efficacité. L’analyse fine de ces stratégies discursives devrait faire apparaître ce qui est conçu comme étant performant, tout au moins pour la diffusion médiatique de l’information dite sérieuse.

4 Cette façon d’aborder la performance communicationnelle s’inscrit parfaitement dans la perspective interactionniste de la communication telle qu’elle a été développée par Goffman. Selon cette approche théorique, les stratégies de communication élaborées pour la diffusion massive de l’information résultent de l’expérience acquise par les actants de la scène publique au cours de leurs diverses interactions médiatiques avec le public. L’analyse de ces stratégies permettrait ainsi de remonter aux mécanismes et règles communicationnelles qui caractérisent plus spécifiquement la communication médiatique. J’aimerais montrer comment certains procédés rhétoriques utilisés au cours du « Débat des chefs » soutiennent la conception interactionniste de la performance communicationnelle telle que je la propose pour la communication médiatique.

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2. Une conception interactionniste

5 Les approches « transmissionnistes » qui renvoient au modèle émetteur / récepteur de la communication publique conçoivent la performance communicationnelle médiatique à la manière d’une production artistique : il s’agit d’une représentation devant le public, une construction de la réalité réalisée par l’instance émettrice qu’on soumet à l’appréciation d’un public récepteur. La conception interactionniste tend davantage à définir la performance communicationnelle médiatique en termes d’interaction avec le public. La performance ne serait pas la construction exclusive de l’instance émettrice, il s’agirait plutôt d’une co-construction, c’est-à-dire d’une construction résultant de l’interaction entre des actants médiatiques et le public. The lecturer and the audience join in affirming a single proposition. They join in affirming that organized talking can reflect, express, delineate, portray—if not come to grips with—the real world, and that, finally, there is a real, structured, somewhat unitary world out there to comprehend. (Goffman 1981 : 194)

6 De fait, la grande diversité des formats télévisuels produits pour mettre en scène l’information donne lieu à autant de stratégies de communication visant à ratifier les téléspectateurs, dans une interaction aussi proche possible de celle décrite par Goffman, pour la communication interpersonnelle (1981 : 130-135)2. Bien sûr, cette interaction n’est jamais que simulée, le contexte médiatique ne permettant pas qu’une « influence réciproque » directe (Goffman 1973 : 23) s’exerce entre les actants médiatiques et le public. Or, c’est précisément cette distinction qui m’amène à concevoir la performance comme une interaction. La performance communicationnelle en contexte médiatique se définit comme un type particulier d’interaction qui se distingue de la communication naturelle par le fait qu’elle recourt à la mise en scène pour ratifier son interactant privilégié, le public. Réaliser une performance communicationnelle médiatique, c’est simuler, au moyen de procédés divers, une interaction naturelle entre le/s actant/s du dispositif médiatique et un public absent3. Les diverses stratégies de ratification du public doivent être considérées comme autant de manières d’actualiser la performance communicationnelle. Se pose alors la question de savoir s’il existe des stratégies de communication plus adéquates, plus pertinentes ou plus efficaces que d’autres de réaliser une performance communicationnelle médiatique. Pour répondre à cette question, il faut déjà en poser une autre : à quoi sert l’interaction dans la diffusion médiatique de l’information ?

7 L’interaction étant considérée comme le lieu privilégié de la construction du sens - « [tout mot] constitue le produit de l’interaction du locuteur et de l’auditeur » (Bakhtine 1977 : 123) - une performance communicationnelle efficace est celle qui, dans le contexte d’une production médiatique visant la diffusion de l’information comme c’est le cas des téléjournaux et des débats politiques, présente un modèle d’interaction médiatique permettant de construire, en coopération avec le public, un message qui atteint son plein potentiel de sens. Considérant la situation de communication et le public visé, certaines stratégies de communication prédisposent le public à bien recevoir l’information, à participer activement à la construction du message, c’est-à- dire à co-construire du sens. Tout signe, nous le savons, résulte d’un consensus entre des individus socialement organisés au cours d’un processus d’interaction. C’est pourquoi les formes du signe sont conditionnées autant par l’organisation sociale desdits individus que par les conditions dans lesquelles l’interaction a lieu. (Bakhtine 1977 : 41)

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8 Ainsi, contrairement au modèle « transmissionniste », linéaire, de la communication publique, la qualité de la performance ne se mesure pas en termes d’appréciation du public sur la production de l’instance médiatique, mais plutôt en fonction de la qualité du sens qui résulte de l’interaction entre l’instance médiatique et le public. Dans cette perspective, il y aurait effectivement des performances communicationnelles plus efficaces que d’autres, parce qu’il y aurait des stratégies interactionnelles plus aptes que d’autres à favoriser la co-construction du sens. Mais en fonction de quoi ? Comment peut-on opérationnaliser la performance communicationnelle médiatique pour la rendre efficace ?

3. Opérationnaliser la performance communicationnelle

3.1. Comment se co-construit le sens ?

9 Si l’on admet que la performance communicationnelle médiatique se définit en termes d’interaction et qu’elle s’évalue en termes de co-construction du sens, l’opérationnalisation de ce concept devrait prendre en compte les éléments de la communication qui participent à la construction du sens et qui se négocient en cours d’interaction médiatique. En fonction de quoi se co-construit le sens dans une interaction médiatique ? À partir de quelles organisations les stratégies discursives devraient-elles être élaborées pour construire le sens le plus approprié ? Existe-t-il des procédés discursifs plus performants que d’autres pour assurer l’efficacité de la communication médiatique ?

10 L’analyse des débats politiques télévisés a permis de circonscrire au moins trois composantes primordiales en fonction desquelles se co-construit le sens : le genre de la communication médiatique, l’identité professionnelle et l’identité personnelle des actants médiatiques. Le but n’est pas ici de reprendre par le détail la description de ces éléments, mais de montrer comment chaque composante participe à la co-construction du sens dans la communication médiatique et à expliquer le lien que chacune entretient avec la performance communicationnelle médiatique.

3.1.1. Le genre communicationnel médiatique4

11 Le genre communicationnel renvoie au type de production médiatique : téléjournal, débat, talk show, etc. La description scientifique des genres communicationnels médiatiques est assez récente5. D’une grande hétérogénéité discursive, les genres communicationnels médiatiques résistent à une description stable. C’est précisément sur cette instabilité que porte la négociation au cours de l’interaction médiatique. Telle qu’elle est conçue, la production médiatique rejoint-elle les attentes du public ? Par rapport à l’expérience du téléspectateur, satisfait-elle les contraintes du genre permettant au public de la reconnaître comme étant, par exemple, une émission d’information sérieuse ou une émission de divertissement ? Si la négociation entre les contraintes du genre et les attentes du public ne débouche pas sur une certaine forme de compromis, si le modèle proposé par l’instance médiatique s’éloigne à ce point du modèle attendu par le public que celui-ci n’est plus en mesure de le reconnaître, il y a un risque pour que le contrat de communication (Charaudeau 1991) soit rompu entre

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l’instance médiatique et le public. La performance communicationnelle est alors sérieusement en danger. Par le fait même, l’efficacité de la performance est d’autant plus faible que l’interaction, peu satisfaisante, ne favorise pas la co-construction du sens du message à diffuser.

3.1.2. L’identité professionnelle6

12 Le même raisonnement s’applique à l’identité professionnelle, laquelle renvoie au rôle assumé par les actants pendant la communication médiatique. Comme le genre communicationnel, l’identité professionnelle impose un certain nombre de contraintes quant à la manière de se comporter des actants médiatiques. Ces contraintes sont elles aussi négociées au cours de l’interaction médiatique : l’actant médiatique se comporte- t-il conformément au rôle professionnel - chef d’antenne, chef de parti politique - auquel il prétend ? Sa manière de se comporter correspond-elle aux attentes du public, c’est-à-dire à l’image qu’il se fait de la fonction ? Comme pour le genre communicationnel, la construction du sens du message est intimement liée à la reconnaissance du rôle professionnel des actants par le public. Ceci est encore plus vrai dans le cas du téléjournal et du débat politique, puisque la transmission de l’information est largement dépendante de la crédibilité professionnelle des individus qui l’incarnent. Si, au cours de l’interaction médiatique, le public ne reconnaît pas le rôle professionnel dans la manière de se comporter de l’actant médiatique, que celui-ci ne se comporte pas professionnellement selon les attentes du genre, la construction du sens n’est pas optimale, la performance communicationnelle est nécessairement moins efficace.

3.1.3. L’identité personnelle7

13 L’identité personnelle se distingue de l’identité professionnelle en ce qu’elle renvoie à la nature humaine plutôt qu’à la fonction sociale qui motive généralement la présence de l’actant sur la scène médiatique. Elle correspond à ce qu’on pourrait appeler, dans le cadre de la communication médiatique, la valeur humaine ajoutée. Certains voudraient croire que l’identité professionnelle peut à elle seule justifier la présence de l’actant dans l’espace médiatique et que l’identité personnelle doit être réservée à l’espace privé. Pourtant, connaît-on une seule personnalité publique dont la performance communicationnelle médiatique ne dépend que de sa seule compétence professionnelle ? L’identité personnelle compte pour une grande part dans la construction de l’image publique. En fait, là où l’identité professionnelle assure le maintien de l’interaction entre l’instance médiatique et le public - l’actant joue adéquatement le rôle professionnel que le public attend de lui - , l’identité personnelle prend en compte des éléments qui ajoutent à la construction du sens et qui permettent d’augmenter l’efficacité de la performance communicationnelle. L’identité personnelle est un moyen privilégié d’ajouter du sens à la construction du message. Ainsi, depuis plusieurs années, et particulièrement à la télévision, on reconnaît dans tous les genres communicationnels médiatiques les efforts pour mettre en valeur l’identité personnelle des personnalités publiques, « to combine the authenticity of the self with a professional, public role » (Tolson 2006 : 16).

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4. Performance… et contre-performance pendant le « Débat des chefs »

14 L’analyse de ces trois composantes sur la production discursive des politiciens au cours du Débat des chefs qui a précédé l’élection provinciale québécoise de 2003 explique en grande partie la performance et la contre-performance communicationnelle des trois chefs de partis au cours de cet événement médiatique. Les résultats de l’analyse8 révèlent que le chef du gouvernement sortant, Bernard Landry, et le chef d’un parti de formation récente, Mario Dumont, ont sacrifié la nature conflictuelle du genre débat et une certaine forme de combativité inhérente à leur identité professionnelle au profit d’une image personnelle plus conciliante et plus sympathique. Seul le chef de l’opposition, Jean Charest, s’est comporté conformément à son rôle social : il s’est opposé, et a respecté les attentes liées au genre communicationnel : il a débattu.

15 Étant donné la nature conflictuelle du genre communicationnel qu’est le débat, il était pertinent de faire porter l’analyse de la performance des politiciens sur les marques d’expression de leur opposition, c’est-à-dire les situations discursives où l’un ou l’autre des chefs émettait une opinion qu’il présentait comme étant différente de celle de ses adversaires.

4.1.Les marques d’opposition

Extrait 2. Jean Charest, chef de l’opposition : S’il y a une chose sur laquelle les gens savent très bien où je me campe c’est sur cette question-là contrairement à vous vous êtes pas capable de nous dire qui vous êtes.

4.1.1. La performance du chef de l’opposition

16 La fréquence élevée des formes accentuées d’opposition dans le discours du chef de l’opposition (63,3 %) révèle que la performance communicationnelle du politicien est en grande partie conditionnée par son rôle professionnel : il s’oppose fermement. Des trois candidats, c’est celui qui recourt le plus souvent à la contradiction (46,7 %), qu’il dirige majoritairement contre le chef du gouvernement sortant.

4.2. La contradiction

Extrait 3. Jean Charest, chef de l’opposition : Vous dites aux contribuables que selon votre dernier plan là à votre dernier congrès que les réductions d’impôts arriveront pas avant 2010 alors que vous : pendant la même campagne électorale vous leur dites que vous voulez offrir des crédits d’impôts pour que les gens puissent se payer des voyages.

17 La contradiction (Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 264) consiste, pour un locuteur, à opposer deux propositions clairement incompatibles et à montrer l’intention de l’adversaire de les appliquer toutes les deux, faisant ainsi ressortir une faille dans son raisonnement. L’effet de ce procédé rhétorique s’en trouve décuplé : sur le plan de l’argumentation, les deux propositions sont perçues comme étant irréalisables puisque fondamentalement incompatibles11 ; quant à la personne qui en fait la proposition, le

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soutien d’une telle incompatibilité implique son inaptitude intellectuelle à gouverner. Ce second effet, implicite, pourrait bien agir plus fortement sur l’esprit du public que la mention explicite de l’opposition entre les deux propositions.

18 Dans l’extrait précédent, l’opposition entre l’impossibilité de réduire les impôts et l’offre de crédits d’impôts pour aller en voyage rend compte d’une incohérence entre les deux projets économiques proposés par le chef du gouvernement. Ce faisant, elle témoigne de l’absurdité même de son raisonnement, voire de sa mauvaise foi dans le refus de réduire les impôts, ce que promet justement de faire le chef de l’opposition s’il est élu. La présentation est ingénieuse puisqu’elle permet de passer d’une argumentation par la raison fondée sur des faits financiers, à une argumentation ad hominem (Perelman et Olbrechts-Tyteca ibid : 149).

19 De l’avis des analystes au lendemain du débat, d’après le résultat des sondages auprès des électeurs aussi, la performance communicationnelle du chef de l’opposition était de loin la meilleure des trois candidats. Nous attribuons cette performance principalement au fait que sa stratégie communicationnelle était conforme aux attentes du genre et de l’identité professionnelle.

4.2.1. La contre-performance du chef du parti de formation récente

20 Parmi les formes de présentation qui accentuent l’opposition, le chef du parti de formation récente utilise le contraste, un procédé rhétorique qui frappe l’esprit de l’interlocuteur en juxtaposant deux concepts inversés faisant particulièrement image12. Dans l’exemple qui suit, l’effet produit par le rapprochement des expressions « moins d’argent dans les tours à bureaux » et « plus d’argent près des patients » contribue à amplifier l’opposition entre une réalisation attribuable au chef du gouvernement sortant et une proposition faite par le troisième candidat.

4.3. Le contraste

Extrait 4. Mario Dumont, chef du parti de formation récente : Et tout ça pourra se faire en plus de travailler pour mieux utiliser l’argent dans notre réseau public qui demeure prioritaire, moins d’argent dans les tours à bureaux, plus d’argent près des patients, pour des se : ressources sur le terrain.

21 Mais l’analyse révèle que le chef du troisième parti privilégie les formes atténuées d’opposition (40 %), construisant ainsi un discours de conciliation. La stratégie est donc à l’opposé de celle du chef de l’opposition. Plutôt que d’attaquer ses adversaires, sa stratégie consiste à rehausser son image auprès du public, à se montrer beau joueur, soutenant que les propositions des autres candidats sont valables, mais prétendant que les siennes correspondent davantage aux aspirations des électeurs. Tout empreint de compromis, son discours s’incarne principalement à travers la concession (27,4 %).

4.4. La concession

Extrait 5. Mario Dumont, chef du parti de formation récente : D’abord on est tous égaux devant la maladie c’est un principe avec lequel on est d’accord. Une personne a un accident grave rentre dans le réseau public va être traitée.

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22 Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 646) décrivent la concession comme un procédé rhétorique qui consiste à abandonner un point de discussion à l’adversaire pour mieux en faire valoir un autre. Tout en ayant l’air de leur faire une faveur, la concession permet de rejeter les propositions des adversaires. C’est aussi une façon particulièrement habile de contre-argumenter sur le plan interactionnel. Reconnaître l’intérêt de mesures proposées par l’adversaire témoigne d’une certaine sagesse, d’honnêteté, de bienveillance, de respect à son égard. Une telle forme de présentation contribue, mieux souvent que l’agressivité, à améliorer l’image du politicien aux yeux du public. On peut ainsi voir en la concession le pendant de la contradiction pour les procédés d’accentuation de l’opposition : elle porte explicitement sur l’argumentation, mais elle touche implicitement à la personne visée par la concession.

23 La performance communicationnelle du troisième candidat est à la fois conditionnée par son identité professionnelle et son identité personnelle. Considérant son rôle professionnel, le jeune chef d’un parti de formation récente cherche à se démarquer des « vieux partis », de la « vieille politique » et, corollairement, de la « vieille rhétorique » de conflit qui y est associée. Quant à son identité personnelle, le fréquent recours aux procédés d’atténuation s’inscrit dans une stratégie de reconstruction de l’image publique. Dans les jours précédant le débat, les sondages défavorables ont eu raison de l’optimisme du chef, au point où la journaliste de La Presse, Lysianne Gagnon, lui suggérait « de mettre la pédale douce sur l’agressivité un peu adolescente qu’il manifeste depuis le début de la campagne ». Celui-ci adopte donc un discours de conciliation, inattendu pour le débat, allant même jusqu’à confier au chef de l’opposition qu’il a déjà voté pour lui. Cette infraction aux règles communicationnelles du débat politique médiatisé témoigne de la nécessité, pour le jeune chef, de se montrer plus calme, plus conciliant, mieux en contrôle de ses émotions.

24 Mais la manœuvre n’est pas sans risque : à force de concessions et de prolepses, le chef se place lui-même en situation de vulnérabilité par rapport à ses adversaires et à la population. La prolepse qui suit relève d’un argument ad misericordiam peu compatible avec l’image d’un leader politique.

4.5. La prolepse

Extrait 6. Mario Dumont, chef du parti de formation récente : Je vous mentirais si je vous disais que les derniers mois n’ont pas été difficiles. Mais quand on brasse la cage, qu’on fait de profondes remises en question, de véritables propositions de changement, on peut s’attendre à déranger bien des gens qui eux sont satisfaits de l’état actuel des choses.

4.5.1. La contre-performance du chef du gouvernement sortant

25 L’usage fréquent de la concession et de la prolepse est plus surprenant encore venant d’un vétéran comme le chef du gouvernement sortant. Bien sûr, son identité professionnelle explique en partie la faible production de marques d’opposition dans son discours ; comme chef du gouvernement, il est plus occupé à faire valoir ses réalisations qu’à s’opposer à ses adversaires. Mais le rôle professionnel ne peut expliquer à lui seul pourquoi il recourt si peu souvent aux formes accentuées d’opposition (10 %). Au contraire, c’est lui qui enregistre la plus forte production des procédés d’atténuation (41,1 %) malgré les attaques virulentes du chef de l’opposition.

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Considérant le genre communicationnel conflictuel, son rôle social et son tempérament personnel, le comportement du chef du gouvernement ne peut que révéler un refus volontaire et prémédité de s’engager dans un combat trop agressif avec ses adversaires. Outre qu’elles permettent d’anticiper les attaques des autres chefs et de prévenir les mauvais jugements que le public pourrait porter sur son gouvernement, les formes atténuées d’opposition participent à la reconstruction de l’identité personnelle du politicien. Les recours concessifs et proleptiques témoignent de la sagesse et de l’humilité de l’homme, alors que celui-ci serait plutôt connu pour son arrogance et son tempérament emporté13.

4.5.2. Autres cas de prolepse

Extrait 7. Bernard Landry, chef du gouvernement sortant : On n’est pas parfaits, on est meilleurs que tous les autres sauf deux.

26 À petite dose, ce mea culpa assez maladroit contribue sans doute à la stratégie de reconstruction de l’image publique du chef du gouvernement. Mais lorsqu’il s’étend à de la bienveillance envers son plus dangereux adversaire14, l’efficacité de la performance communicationnelle s’en ressent grandement : l’aspect conflictuel du débat est dénaturé, le candidat semble avoir déjà concédé sont rôle professionnel au chef de l’opposition, pire, le public ne reconnaît plus l’homme derrière le politicien. Extrait 8. Bernard Landry, chef du gouvernement sortant : J’ai eu le plaisir d’être le ministre des Finances qui a le plus baissé les impôts dans l’histoire. Ça crée un bonheur incommensurable. Vous voulez avoir ce bonheur. Mais il est prématuré.

27 Considérant les attentes liées au genre et aux identités professionnelle et personnelle, le comportement conciliant de deux des chefs de partis au cours du débat a produit un bruit qui a nui à la co-construction du sens du message politique. Comme le mentionne Tolson (2006 : 46) : « TV performers construct identities to engage with the audience. » Or, à cet égard, la performance communicationnelle a connu des ratés et a été perçue, par les médias et les électeurs sondés, comme étant faible. Dans le meilleur des cas, l’interaction médiatique aura donné lieu à une construction ambiguë de la compétence du politicien, le sens construit par le public étant différent de celui que voulait - pensait15 - construire le politicien. Dans le pire des cas, certains téléspectateurs n’auront pas été pleinement ratifiés dans le cadre de l’interaction et auront voulu mettre fin à l’interaction en changeant de chaîne ou en fermant leur poste. Dans la mesure où l’on définit la performance en termes d’interaction, une telle rupture correspondrait à un cas extrême de contre-performance communicationnelle.

5. L’apport de l’analyse du discours à l’étude de la communication médiatique

28 L’analyse du discours des politiciens pendant le Débat des chefs de 2003 a permis de dégager deux formes rhétoriques d’opposition qui témoignent en faveur d’une conception interactionniste de la performance communicationnelle telle que celle proposée au début de cet article. L’analyse montre, en effet, que la force argumentative de la contradiction et de la prolepse - et, donc, une partie de leur performance

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communicationnelle - tient précisément au fait que le sens particulier attaché à l’un et l’autre procédé dépend obligatoirement de la participation d’un co-constructeur pour exister et que cette participation peut avoir lieu même si les co-constructeurs ne sont pas en situation d’interagir directement.

29 La contradiction, comme on l’a vu, consiste à opposer deux points de vue incompatibles et, ce faisant, à révéler une faille dans le raisonnement de son auteur. Cette faille, qui n’est jamais explicitée, requiert obligatoirement la participation d’un interlocuteur pour exister. Si, pour une raison ou pour une autre, l’interlocuteur n’est pas en mesure d’inférer ce qui est implicite, une partie du sens est perdue, la force argumentative attachée à ce procédé n’est pas optimale. On peut donc dire que la qualité de la performance communicationnelle de la contradiction dépend de la co-construction du sens. La prolepse aussi en appelle à la participation d’un co-constructeur pour atteindre son plein potentiel de sens. Si l’interlocuteur ne partage pas avec le locuteur l’information qui lui permettrait de reconnaître le jugement resté implicite au moment de l’énonciation, la performance communicationnelle liée à ce procédé s’en trouve affaiblie.

30 Du point de vue spécifique de la communication médiatique, le fonctionnement discursif de la contradiction et de la prolepse est intéressant à au moins deux égards. D’abord, il montre que certains procédés sont particulièrement performants à co- construire du sens, même en situation d’interaction non réciproque, c’est-à-dire avec un public absent comme l’est le « téléspectorat ». Ensuite, il révèle l’enjeu primordial des stratégies de ratification du public dans la performance communicationnelle médiatique.

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NOTES

1. Le Lab-O, dirigé par Guylaine Martel, s’intéresse aux stratégies de communication élaborées par les médias audiovisuels pour la diffusion de l’information, principalement les téléjournaux et les débats télévisés. Le GSR, dirigé par Guy Paquette, se spécialise dans les méthodes d’évaluation de la réception en communication publique. Les travaux du GSR portent principalement sur les campagnes publicitaires visant la sécurité routière et les effets de la violence à la télévision. 2. Cette affirmation est fondée sur l’étude de 130 téléjournaux produits sur les principales chaînes généralistes francophones de la télévision québécoise. Du plus standard au plus original, les nombreux formats de diffusion de l’information témoignent des efforts d’imagination que déploient les chaînes de télévision pour ratifier les auditoires les plus variés. Nous travaillons présentement à la conception d’un ouvrage répertoriant toutes ces stratégies de diffusion de l’information. 3. L’actant en situation de dispositif médiatique renvoie à un énonciateur multiple qui intègre l’ensemble des voix que composent l’équipe de production et la chaîne de télévision. L’auditoire en studio, lorsqu’il y en a un, est considéré comme un actant relevant lui aussi du dispositif médiatique. Bien qu’il consiste en un échantillon du public des téléspectateurs, il sert généralement les objectifs de la production télévisuelle—pensons seulement aux animateurs de foule qui indiquent à l’auditoire quand rire et quand applaudir—et il est régi par les mêmes contraintes contextuelles. 4. Voir Charaudeau 1991; 1997; 2005; Goffman 1981. 5. Pour l’information télévisée, voir Charaudeau (1997) et Martel (2004). Pour le talk show, voir Charaudeau (1991) et Tolson (2001). Pour le discours politique télévisé, voir Charaudeau (2005), Simons et Aghazarian (1986) et Trognon et Larrue (1994). Pour des types variés de discours médiatiques, voir Fairclaugh (1995), Hutchby (2005 ; 2006), Livingstone et Lunt (1994), Scannell (1991), Scollon (1998), Thompson (1995) et Tolson (2006). 6. Voir Burger 2002 ; Charaudeau 1995. 7. Voir Amossy 1999 ; 2000 ; Kerbrat-Orecchioni et De Chanay (à paraître). 8. Voir Martel et Turbide (2005 : 196-225) pour l’analyse complète des stratégies d’opposition des politiciens lors du Débat des chefs de la campagne de 2003. 9. Voir les techniques d’accentuation dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 194). 10. Voir les techniques d’atténuation dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (618). 11. Voir la dissociation notionnelle dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 550-609). 12. Voir les relations mathématiques dans Perelman et Olbrechts-Tyteca (262).

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13. Les concessions du chef du gouvernement sortant visent principalement le troisième candidat et témoignent d’une certaine condescendance à son égard. Les prolepses s’adressent surtout au chef de l’opposition et visent à prévenir ou à réduire la menace des attaques du chef de l’opposition. 14. Bernard Landry, le chef du gouvernement sortant, a effectivement perdu le pouvoir au profit de Jean Charest, l’actuel premier ministre du Québec. 15. On peut se demander si Bernard Landry aurait maintenu sa stratégie argumentative s’il avait bénéficié des réactions en temps réel d’un auditoire en studio (feedback, processus de rétroaction). Clairement, la performance communicationnelle a plus de chance de réussir en contexte de face à face qu’en contexte médiatique. En effet, les débats télévisés qui intègrent un auditoire en studio montrent que la performance des chefs est très différente lorsque ceux-ci savent utiliser à leur profit les réactions spontanées du public. « But at least in these public contexts, where the audience is co-present, it is possible to adjust the performance to accomodate perceived reactions. Somehow, when those reactions are absent, performativity becomes even more of an issue—more self-conscious and reflexive. » (Tolson, 2006 : 10)

RÉSUMÉS

Selon la perspective interactionniste dans laquelle s’inscrit cette étude de la communication médiatique, la qualité de la performance communicationnelle repose en grande partie sur la capacité des locuteurs à simuler une interaction aussi naturelle que possible avec un public absent ou, dans les termes de Goffman (Forms of Talk, 1981), à le ratifier de manière à co- construire avec lui un message qui produit du sens. L’analyse des stratégies argumentatives produites par des politiciens au cours d’un débat télévisé révèle qu’en fonction de ce genre de production médiatique et des identités professionnelle et personnelle des politiciens, certains procédés rhétoriques sont particulièrement efficaces pour assurer la performance communicationnelle.

This interactional approach to communication in media context suggests that the quality of the performance rests mostly on the speaker’s capacity to simulate, with an absent audience, an interaction as natural as possible or, in Goffman’s terms (Forms of Talk, 1981), to ratify the public in order to produce a message that makes sense. The analysis of some argumentative strategies used by politicians during a debate on TV reveals that, according to this type of media production and to the professional and personal identities of the politicians, some rhetorical procedures are particularly appropriate to support communicative performance.

INDEX

Keywords : communication in the media, theory of interaction, discourse analysis, rhetoric, argumentation, political discourse Mots-clés : communication médiatique, théorie de l’interaction, analyse du discours, rhétorique, argumentation, discours politique

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AUTEUR

GUYLAINE MARTEL Université Laval (Québec), Département d’information et de communication, Laboratoire sur les Stratégies de l’Oral (Lab-O)

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De la micro-analyse à l’analyse globale des correspondances : lettres de combattants pendant la Grande Guerre Soldiers Letters - from Micro to Macro Analysis: Correspondences during the Great War

Sylvie Housiel

Introduction

1 La principale question qui se pose lorsqu’on traite de correspondances de la Grande Guerre consistant en quelques 12000 lettres est de savoir comment passer de la micro- analyse à l’étude d’un corpus aussi considérable. Comment l’AD peut-elle brasser une masse aussi importante de textes pour éclairer le fonctionnement et les enjeux des lettres de combattants ? C’est ce que nous allons tenter d’examiner ici.

2 Mon travail de recherche se donne pour objectif de montrer, avec les instruments de l’AD, de quelle(s) façon(s) le rapport des combattants français à la guerre de 14-18 s’est élaboré à travers leur discours épistolaire. Il s’agit d’explorer les écrits dans leur dimension interactionnelle, en y cherchant les traces d’un parcours qui ne prend sens que dans sa continuité, c’est-à-dire dans le déploiement temporel de la correspondance. Je parle de continuité car il semble que l’analyse ne puisse saisir un certain nombre d’indices qu’à deux conditions : prendre en compte les relations entre les interlocuteurs, mais aussi s’attacher à des correspondances complètes, chaque lettre apportant un nouvel éclairage à la précédente et à la suivante dans une logique d’ensemble.

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1. Le corpus et sa particularité

3 Le nombre de lettres émises pendant la Grande Guerre est impressionnant. Selon Carine Trevisan (2003 : 331-341), environ mille lettres par combattant auraient été rédigées pendant toute la durée du conflit, soit en moyenne une lettre par jour et par soldat. La sélection des correspondances effectuée tente de respecter la diversité du statut des combattants : de tous âges, de toutes religions, de toutes situations sociales et familiales, ils ont servi dans des armes différentes couvrant des zones géographiques françaises dissemblables. Pourtant un point commun relie ces hommes des tranchées : leur statut de combattant au front, d’acteur et de témoin qui partage une expérience vécue avec ses proches à travers une correspondance suivie. La variété présentée doit permettre d’élaborer un corpus représentatif du polymorphisme des épistoliers. Il se compose de correspondances publiées, mais aussi inédites provenant de particuliers. Le corpus est constitué de documents authentiques d’ordre privé et familial.Le matériau rassemblé, tenant compte des critères d’hétérogénéité cités précédemment, explore toute la durée de la guerre. Certaines correspondances couvrent à elles seules les quatre années et demie de conflit, d’autres, une seule année ou deux seulement et indifféremment.

4 La particularité de ce corpus repose sur l’interaction épistolaire qui apparaît comme un lieu de construction d’images et d’entreprises argumentatives. Dans un contexte de guerre, la situation précise d’interaction contraint l’épistolier à respecter deux règles auxquelles il est soumis. La première relève de la censure militaire, la seconde se situe au niveau de l’autocensure qu’il s’inflige volontairement dans le but de rassurer la/le destinataire sur sa condition. Aussi importe-t-il de prendre en compte l’impact de ces deux contraintes sur l’écriture lors de l’analyse : elles suscitent souvent l’élaboration d’un discours pour l’autre qui présente l’évènement d’une façon indirecte et nécessite par là le recours aux diverses stratégies discursives que constituent les syllogismes, les métaphores, les comparaisons, les exemples, l’implicite, le non-dit, etc. Dans sa dimension implicite aussi bien que littérale, l’interaction épistolaire permet d’explorer la façon dont le combattant élabore son expérience dans le partage avec l’Autre qu’autorise la lettre privée. Son analyse permet de dégager dans le discours des combattants des informations qui ne sont pas toujours contenues dans la littéralité du texte.

5 Mon hypothèse est que la lettre de guerre, de par sa nature, fournit sur le vécu des poilus des informations qui ne se trouvent nulle part ailleurs et permet de dégager des façons de penser, des attitudes, des sentiments, qui souvent ne se disent qu’indirectement, soit parce qu’ils ne peuvent s’énoncer explicitement, soit parce qu’ils échappent à la claire conscience de l’épistolier qui trahit dans les dessous de l’écriture quelque chose qu’il n’est pas capable de conceptualiser. Aussi l’implicite est-il aussi important, sinon plus, que l’explicite - à savoir, ce qui s’élabore dans l’interaction au niveau des thèmes abordés et des prises de position délibérées.

2. La perspective analytique : du micro au macro

6 L’écriture pour l’Autre, principe de l’interaction par excellence, est le lieu où constructions et représentations s’interpellent et se complètent. Ce triple paramètre - interaction, représentation et construction (représentant respectivement

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interlocuteurs, énoncé et énonciation) - est un axe principal dans l’analyse qui explore à la fois la situation de discours, les conditions de production, le rapport de places, la doxa et l’interdiscours, l’ethos.

7 J’examinerai ici les modalités d’insertion de la propagande dans la correspondance des combattants. Je m’en tiendrai au moment de l’entrée en guerre, pour vérifier ce qui se dit dans le rapport qu’entretient le discours épistolaire avec la parole officielle sur la guerre. Ainsi, le passage de la micro à la macro-analyse prend ici pour axe central les modalités selon lesquelles l’interdiscours est inséré dans la lettre privée.

3. Exemplification

8 Pour exemplifier cette démarche, je propose d’examiner un échantillon de correspondances qui relèvent de la première année du conflit, l’année 1914, et plus précisément de la période de l’entrée en guerre qui couvre le premier mois (août- septembre 1914). Si l’on se base sur une première lecture, il semble que le consensus sur la nécessité du conflit est unanime : telle est en tout cas l’image que construit l’épistolier récemment mobilisé à l’intention de ses destinataires restés à l’arrière : « Je bous d’impatience : nos armées se battent et nous sommes l’arme au pied » - 17 août 1914 (Ferry 2005 : 316). « Nous nous trouvons les derniers encore de tous les régiments de réserve […] On a un peu honte de se trouver si loin : il faudrait pourtant qu’on ne nous laisse pas trop derrière, ce ne serait pas à notre honneur » - 19 août 1914 (Castex 1996 : 47). « Ici, les régiments sont partis avec un entrain magnifique et c’étaient des Normands! » - 10 août 1914 (Bénard 1999 : 16), « Il arrivera ce qu’il voudra, car nous sommes prêts et remplis d’espérance » - 2 août 1914 (Berger 2005 : 97). Et il semble également que la nouvelle ait été reçue avec calme et confiance : « Ici la vie est calme. Le temps est magnifique et tout respire le calme et la confiance » - 13 août 1914 (Lemercier 2005 : 24). « J’ai si bien dormi cette nuit, malgré l’orageuse chaleur [….] j’ai fait de si aimables rêves … » - 5 août 1914 (Tanty 2002 : 49). Cette image du mobilisé impatient de se battre, calme et confiant que l’on retrouve dans la majorité des correspondances, quelle que soit l’arme, la zone géographique, l’âge ou le statut social des épistoliers, ne relève pas seulement du désir de rassurer les proches sur le sort du soldat fraîchement mobilisé. Il faut aussi s’interroger sur la ou les raison(s) de son élaboration en le mettant en perspective sur le discours de propagande qui circule à cette époque.

9 Si l’on s’en réfère aux historiens, la propagande du moment se résumait à présenter la guerre comme courte et victorieuse : « L’idée que la guerre serait courte est à peu près toujours complétée par l’idée qu’elle serait victorieuse » (Becker 1977 : 493). A la question de savoir si personne ne mettait en doute que la guerre dût être courte et victorieuse, J.-J. Becker, dans le chapitre « Les Français au mois d’août », répond nettement : « Quelles que soient les sources utilisées, on trouve toujours le thème d’une guerre de courte durée » (ibid. : 494). L’équation « brève et victorieuse » suppose également sans grandes pertes, comme le laisse entendre la déclaration suivante : La France aime son armée et compte qu’elle revienne bientôt victorieuse (ibid. : 37). C’est également ce que précisent S. Audouin-Rouzeau et A. Becker : « Car tout se passe en effet comme si les cadres de représentations cristallisées fin juillet-début août 1914, alors que l’on ne savait rien encore du type de guerre à venir et que dominait, en outre, l’idée d’une guerre courte susceptible de n’entraîner que des sacrifices limités, avaient

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largement survécu à l’épreuve des pertes de l’année 1914… » (Audouin-Rouzeau et Becker 2000 : 141). Comment l’expliquer ? Selon Hew Strachan, la propagande, outil indispensable pour rallier les opinions, se fonde ici sur la question de la responsabilité du conflit : celle-ci « était essentielle pour la bataille de la propagande, car l’opinion neutre devait être conquise […] La guerre se justifiait en tant que bataille pour la défense nationale » (Strachan 2005 : 35).

10 Ce point explique comment et pourquoi le discours de propagande a été reçu sinon favorablement, tout au moins sans réelle opposition (aussi bien en Allemagne qu’en France d’ailleurs) par toutes les classes sociales. Il a, par ailleurs, été soutenu par les journaux de l’époque qui présentaient l’Allemagne comme « l’agresseur » justifiant ainsi une guerre de défense. Qu’il s’agisse de journaux nationalistes comme L’Echo de Paris ou de la presse socialiste comme L’Humanité du 4 et 20 août 1914 ou encore de l’hebdomadaire La Guerre sociale du 28 juillet-4 août 1914, « l’unanimité sur les responsabilités de la guerre peut donc être considérée comme le principal facteur du climat d’union » (J.-J. Becker 1977 : 370).

11 La propagande française qui allie la représentation d’une guerre courte et victorieuse à un sentiment « justifié » de défense du territoire présente cependant un paradoxe sur lequel l’historien s’interroge : Il est toutefois plus surprenant que les Français aient cru avec un tel ensemble que la guerre serait courte et victorieuse. On pouvait penser que quelques grandes batailles décideraient du sort de la guerre, mais comment expliquer que la conviction ait à ce point régné que l’Allemagne, dont la puissance militaire était si souvent évoquée, serait mise à genoux sans difficultés ? Et pourtant ce double postulat fut admis sans restrictions ou presque (Becker 1977 : 491).

12 Mais qu’en pensaient vraiment les combattants ? On peut s’interroger sur la façon dont ils percevaient la puissance de l’ennemi, et les conséquences qui en découlaient. C’est dans cette perspective que je propose d’examiner de façon précise l’image de l’Allemagne qui se construit dans l’interaction épistolaire au moment de l’entrée en guerre pour voir la manière dont le discours de propagande est traité dans les correspondances. En examinant de plus près les lettres datées du premier mois du conflit, il s’avère en effet que sous un patriotisme ardent, on retrouve la question du « double postulat » soulevée par Jean-Jacques Becker.

13 Henri Bénard, 56 ans, officier d’active retraité, se porte volontaire. La période qui nous intéresse ici est éclairée par cinq lettres rédigées au mois d’août, entre le 4 et le 24, à son épouse. Dans le début de la correspondance, la scène qu’il projette à l’intention de sa destinataire est celle d’une mobilisation placée sous le signe de la sérénité et de la fraternité. A cette image de mobilisation ordonnée côté combattants s’ajoute celle de l’arrière qui participe à l’effort de guerre. Bénard met ainsi en place, dans le partage avec l’autre, les toutes premières scènes de la guerre, mobilisés et civils confondus.

14 L’image de l’Allemagne coupable qui justifie l’ardeur patriotique des troupes françaises correspond à la représentation véhiculée dans le discours de propagande qui, nous l’avons vu précédemment, présente une certaine tendance à sous-estimer la puissance militaire de l’ennemi. « Personne ne doute du succès car l’Allemagne s’est mise dans la situation la plus critique, le moral de tous les soldats est tel que leur élan sera irrésistible » (6 août, p.15). Le caractère polyphonique de cet énoncé transparaît clairement : Bénard, le locuteur, reprend à son compte et assume pleinement la responsabilité du dire d’un énonciateur indéterminé, un « on » qui correspond au

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discours commun (Ducrot 1984). Il reproduit non seulement les déclarations sur la victoire certaine de la France, mais aussi une argumentation sur la culpabilité de l’ennemi qui, selon lui, garantit le succès final de l’armée française. La voix collective à laquelle il se rallie lui permet de se définir par rapport à sa destinataire comme un patriote dont l’ethos préalable, bien connu d’elle, se confirme : son image de vaillant officier de carrière est maintenue, voire valorisée, par son volontariat. Il soutient d’ailleurs cet ethos en insérant un exemple : « un petit Alsacien de Ribeauvillé qui a confectionné un drapeau qu’il a placé dans son sac pour planter sur sa maison quand il retournera là-bas et qui me serrait la main à ma briser les os » (6 août, p. 14). La chaleureuse reconnaissance de ce « petit Alsacien » permet au locuteur de souligner indirectement la grandeur de son propre geste. L’argument de la « revanche » conditionné par le statut de la destinataire qui, il faut le préciser, est alsacienne, autorise la justification de la guerre en même temps qu’il crédite doublement le locuteur : il construit ici un ethos non seulement de patriote mais aussi de libérateur d’une terre dont sa femme est originaire.

15 Ce point nous montre que l’épistolier s’identifie complètement à la communauté combattante, mais aussi comment l’échange épistolaire suscite et autorise l’apparition, dans le discours, de représentations inhérentes à la perception du conflit. Or, l’échange, entièrement basé sur la justification de son volontariat à l’intention de la destinataire, commence à introduire progressivement une notion particulièrement intéressante qui tend à compléter l’image de l’Allemagne jusqu’ici présentée uniquement comme fautive. En effet, c’est dans sa tentative de se consoler du relèvement de son poste de commandement que nous apprenons, et ce malgré l’incessante et répétitive projection de mobilisés partant au combat la fleur au fusil, que l’épistolier s’avère être conscient de la puissance militaire de l’ennemi et des nombreuses pertes humaines qu’elle implique : « Tout le monde me fait espérer cependant que les pertes énormes auxquelles il faut s’attendre, créeront des vacances et que tôt ou tard j’aurai ma petite part de gloire » (10 août, p. 16). Intéressante mais en même temps grave révélation, pour le moins involontaire, que l’échange a provoquée : admettre ces pertes, c’est aussi reconnaître une certaine supériorité militaire de l’Allemagne. Ainsi, la scène du joyeux départ des braves soldats français vers une victoire rapide et inoffensive soutenue par le discours de l’époque, se voit soudain transformée en celle d’un « envoi » d’hommes vers une mort certaine et en toute connaissance de cause. Nous voyons comment, en essayant de faire partager un sentiment personnel qui lui tient à cœur, en essayant de se consoler et de se rassurer sur un éventuel commandement qu’il espère obtenir dans l’avenir, et toujours dans la tentative de construire un ethos qu’il veut valorisant, Bénard insère dans son discours un indice important : la reconnaissance d’un ennemi dont l’image militaire ne correspond pas à ce que le discours commun se plaît à véhiculer. Au fil de l’échange, Bénard confirme sa parfaite connaissance de la réalité : « J’ai 4000 hommes en réserve et nous avons ainsi de quoi boucher les trous que les grandes batailles vont faire » (p. 17). L’expression pour le moins curieuse de « boucher les trous » déjà employée dans les mêmes circonstances dans sa lettre du 4 août (« il y aura des hommes, environ 4000 en réserve, pour boucher les trous », p. 14), semble confirmer que Bénard ne croit pas à la thèse d’une guerre courte et sans pertes, pas plus qu’à une victoire facile et encore moins à l’infériorité d’un ennemi qu’il place dans cet échange en position de supériorité par rapport à la France.

16 C’est donc en voulant projeter à l’intention de son épouse un ethos d’officier dont la position implique une connaissance des faits militaires, qu’il construit une image de

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plus en plus précise de l’Allemagne. Sa lettre du 20 août confirme deux points importants déjà perçus dans l’échange ; d’une part que les batailles vont faire rage et que les pertes humaines sont à prévoir en grand nombre : « cette cohue d’hommes que nous avons reçue et qui forme un renfort sérieux pour boucher les trous qui vont se produire » et, d’autre part, que rien n’est gagné ni fini : « La guerre va être longue, il semble […] Nous progressons en Alsace, mais avec beaucoup de pertes » (p. 18). Bénard projette dans la fin de cette correspondance d’août une image de l’ennemi bien différente de celle que véhicule le discours de propagande : l’Allemagne est militairement puissante et par conséquent une guerre rapide et peu coûteuse en vies humaines est peu crédible. C’est ce qui ressort d’une interaction épistolaire dont le but principal est de justifier son volontariat mais surtout de le valoriser aux yeux de la destinataire.

17 Robert Dubarle, 33 ans, député de l’Isère (de 1910 à 1914), avocat et originaire d’une famille de robe, se porte volontaire. La correspondance analysée ici commence avant la déclaration de guerre (le 28 juillet) et se termine le 23 août, jour de son départ au combat. Dubarle construit lui aussi, et tout d’abord pour sa destinataire, une image calme et confiante du peuple français. A ce tout premier stade de la mobilisation, l’attitude pour laquelle chaque Français doit opter ne fait aucun doute pour Dubarle. A cette attitude patriotique et combative, il en ajoute immédiatement une autre qui dépasse la notion d’acceptation première puisqu’elle envisage déjà les conséquences de sa décision : « Si je venais à disparaître, écrit-il à son frère, tu consolerais nos parents. Si au contraire c’est toi qui devais être frappé, dis-toi que tes chers enfants seront toujours aimés et chéris » (2 août 1914 à son frère André, p. 2). Dubarle valorise leur volontariat commun en poussant l’acceptation du devoir jusqu’à celle de la mort. Il opère une identification entre son frère et lui dans un partage de valeurs et d’idées communes (Amossy 2000 : 89) qu’il a précédemment définies comme devant être partagées par un peuple entier, combattants et civils confondus.

18 En ce qui concerne l’image de l’Allemagne, elle est celle de l’agresseur conformément au discours commun : « Que veut l’Allemagne et où peut la conduire cette politique violente et agressive ? Enfin, il n’y a pas à discuter ou à épiloguer. Nous ferons cela plus tard. Occupons-nous des faits qui sont assez graves et assez émouvants pour nous absorber » (5 août 1914 à sa femme, p. 3). L’interjection « enfin » qui, selon Ducrot « montre » le sentiment qu’elle exprime (1984 : 188) est le lieu privilégié où se marque l’interaction des individus (Ducrot 1980 : 161). « Enfin » n’est pas ici un signe de soulagement, mais bien celui de la résolution par lequel le locuteur interpelle sa destinataire pour lui signifier la notion de fatalité et d’irréversibilité de la situation qu’ils vivent tous deux. La perception de l’évènement par le locuteur repose principalement sur la notion de gravité des faits qui revient dans son discours comme un leitmotiv. Cette notion de gravité, Dubarle l’éclairera par l’élaboration de l’image de l’Allemagne qu’il construit pour son épouse : l’ennemi « violent et agressif » justifie le combat et permet à l’épistolier de présenter à la destinataire son volontariat comme nécessaire et justifié. Le sentiment d’urgence évacue ici le rôle du logos comme parole et raisonnement tout à la fois : il n’y a pas à raisonner ni à argumenter. Nous noterons que les trois points traitant du devoir patriotique, de l’accusation contre l’Allemagne coupable et responsable du conflit et de la nécessité de remplacer la parole par l’action relèvent de lieux communs de l’époque, c’est-à-dire participent du discours commun de

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cette période où la guerre éclate. La polyphonie qui caractérise le discours de Dubarle, porteur de la voix du On, permet de saisir les représentations communes de l’époque.

19 Ayant défini préalablement dans ses différentes interactions son rôle, celui de chaque Français et les raisons qui doivent les guider, il s’applique à élaborer à présent son propre ethos. Officier (capitaine) revendiquant ce statut auprès de sa destinataire en essayant de partager d’apparentes informations militaires avec elle, il révèle ce faisant sa parfaite connaissance de la puissance militaire allemande : « Mon beau-frère commande une compagnie du 340eme composée de réservistes. Il part également pour les Alpes. Toutes ces troupes ne seront dirigées que plus tard sur la frontière, après le premier choc » (5 août 1914 à sa femme, p. 5). Les combats placés sous le signe « d’un premier choc »rejoignent la métaphore « d’un orage inattendu » (p. 5) mise en place pour sa destinataire dans le but de modifier quelque peu l’image de confiance et de calme initialement introduite. Progressivement mais indirectement, le « je » identifié depuis le début de cette correspondance au nous du peuple français, se détache en effectuant exactement le même parcours que Bénard ; il en vient à présenter l’ennemi sous un jour nouveau: « Il ne faut pas nous dissimuler que la guerre sera terrible ». L’image de l’Allemagne présentée initialement comme responsable du conflit ne l’empêche cependant pas de l’apprécier à sa juste valeur : « L’Allemagne est formidablement armée et préparée et, si nous en venons à bout, ce ne sera qu’au prix des plus grands sacrifices » (9 août 1914). La mise en place de cette image qui se distingue du discours de propagande véhiculé par la supériorité militaire qu’il accorde à l’ennemi, laisse entendre la voix du locuteur dans sa dimension individuelle : rien n’est joué et la victoire n’est pas aussi évidente que le discours de l’époque veut le laisser entendre. Par cette dichotomie entre l’image de l’ennemi véhiculée par le discours de propagande et le sien, Dubarle rejoint Bénard, bien que sur un mode plus discret, dans la valorisation de son volontariat.

20 De cette succincte analyse, nous pouvons conclure que l’ethos construit par Dubarle dans l’échange épistolaire est celui d’un patriote qui, bien que parfaitement conscient de la force de l’ennemi, ne remet en aucun cas et à aucun moment sa participation en cause. Ce point est d’une importance capitale car il projette l’ethos d’un combattant dont le volontariat apparaît comme le fruit d’une décision rationnelle et non pas purement émotive. En d’autres termes, la nouvelle image de l’ennemi élaborée dans le discours épistolaire pour l’autre substitue à la parole collective qui fait appel au pathos, celle, individuelle, d’un homme dont les choix sont raisonnés.

21 Même parcours pour Jean Pottecher, 20 ans, infirmier, qui se porte volontaire. Je pensais aussi que la position de l’Allemagne était désespérée, et qu’il n’était pas nécessaire que je me joigne aux autres soldats ; mais outre que je ne peux pas garder facilement ce rôle d’inutile égoïste, la situation de l’Allemagne ne me parait pas si mauvaise, ni le sort décidé (3 septembre, p. 11 ; première lettre alors que Jean n’est pas encore mobilisé).

22 Il confirme l’ethos qu’il a créé préalablement dans l’échange avec son père, où il se présente comme un lâche resté à l’arrière pendant que ses camarades sont en train de lutter contre un ennemi dont la puissance n’est pas à sous-estimer. En élevant l’Allemagne au rang de puissance militaire à redouter, il introduit lui aussi et pour le destinataire la nécessité de son combat. Nous noterons que l’image de l’Allemagne projetée dans cet échange est identique à celle construite par Bénard et Dubarle dans leurs relations épistolaires, et qu’elle est utilisée aux mêmes fins argumentatives : elle justifie la nécessité de combattre tout en se détachant de la valeur émotionnelle qui

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prédomine dans le discours commun pour revendiquer une décision rationnelle, fruit d’une délibération personnelle fondée sur l’argument de la supériorité militaire de l’ennemi.

23 Robert Hertz, 33 ans, ethnologue, entreprend la même entreprise justificative que les épistoliers précédents dans les échanges avec sa femme, à qui il veut faire accepter sa décision de se porter volontaire au front. Je précise cependant qu’il faut distinguer Bénard et Dubarle de Pottecher et Hertz, les deux premiers ne cherchant pas à faire adhérer leur destinataire à leur décision de volontariat, alors que chez Pottecher et Hertz, le discours révèle une nette visée argumentative. Au début de cette correspondance, l’image du mobilisé mise en place dans l’échange concorde avec celle présentée par les épistoliers précédents : « tout le monde est plein de bonne humeur ; mais nulle tension, nulle fièvre » (10 août, p. 42). Là aussi, l’image du mobilisé calme et confiant est de rigueur et une attitude posée et réfléchie s’impose. Sa détermination au combat ne fait aucun doute : « le moral est excellent, les gars sont décidés à vaincre ou se faire tuer ».Dans ce tout premier contact, l’image qu’il donne de lui et de ses camarades est entièrement conforme à celle du patriote que véhicule le discours de l’époque. De plus et selon lui, elle s’accorde parfaitement avec celle du socialiste qu’il est : « Les Allemands se sont trompés s’ils croient entrer chez nous comme ils voudront. Les socialistes sont les plus enragés ».Le ralliement des socialistes au combat se justifie par l’Union Sacrée autour d’un discours commun de défense de la patrie face à un agresseur coupable. L’image de bravoure collective qu’Hertz construit par de nombreux exemples dans son échange avec la destinataire et dont il se présente comme exclu, a pour but de soutenir une argumentation : l’entreprise qui vise au départ à rassurer l’autre se meut en une véritable argumentation en faveur de son volontariat. Nous rappelons que le régiment de Hertz appartient à la réserve territoriale qui, par définition, n’est pas vouée au combat.

24 Or la nécessité de combattre est principalement issue de la construction par Hertz d’une certaine image de l’Allemagne : « Chérie, nous ne sommes pas de ceux qui se faisaient des illusions et qui ignoraient la force de l’ennemi » (26 août, p. 46). Je précise que le nous se rapporte aux interlocuteurs (à Hertz et à son épouse), et que la destinataire a un statut d’intellectuelle. Le début de la correspondance de Hertz se présente donc exactement de la même façon que celui des épistoliers précédents dans la forme, dans le sens, dans l’ordre et dans l’évolution du discours. Encore faut-il préciser que ceux de Pottecher et de Hertz se focalisent progressivement et tout particulièrement sur une même entreprise de persuasion.

25 On trouve là un point qui demandera une étude plus approfondie dans la suite de la recherche : le besoin de voir adhérer le ou la destinataire à la décision de combattre et, par là, le besoin de justification que l’épistolier éprouve. Ce dernier point fournit l’exemple d’un axe qui se dégage au cours de l’analyse, et qui n’est pas perceptible à une première lecture littérale.

26 Jules Isaac, 37 ans, historien, mobilisé, présente à sa femme, comme Dubarle, la déclaration de la guerre sous le signe de la gravité : « Quelle que soit la gravité de l’heure, je garde le plus ferme espoir ». Bien que rejoignant le discours de propagande dans l’idée de la guerre de défense, il confirme pareillement sa connaissance de la puissance militaire allemande : J’en prépare une [conférence] pour les hommes sur l’Allemagne pour leur montrer ce dont personne ne doute plus, que la cause de la France est la cause de la

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civilisation et de la liberté. Adieu, combien de temps ces atrocités vont-elles durer. Quel charnier dans toute l’Europe ! (2 septembre 1914, p. 49)

27 Si l’on tient compte de la date relativement tardive de cette lettre (qui est cependant la première présentée de sa correspondance), sa valeur se situe dans le fait qu’Isaac n’est pas encore au front, qu’il ne rejoindra qu’en octobre 1914. Parfaitement conscient lui aussi que le discours d’une guerre courte et sans pertes n’est pas vraiment crédible – comme le montrent l’image du « charnier »et l’interrogation littéralement formulée dans le discours sur la durée du conflit - il confirme ses doutes à ce sujet : « Je continue d’ailleurs à croire que ce sera assez long ». Pour justifier auprès de sa destinataire ce qui n’est, à ce stade, qu’une simple assertion fondée sur une opinion personnelle puisqu’il n’apporte pas d’arguments pour la justifier (Ducrot 1984 : 199), il se fonde sur l’autorité que lui confère son statut d’historien et rapporte des propos qu’il présente comme incohérents pour donner de la force à sa position propre : Théo m’écrit au lendemain de la bataille de la Marne que dans huit jours il n’y aura plus d’Allemands en France […] Ce sont des enfantillages. Les Allemands qui sont des gens prudents ont préparé plusieurs positions de repli, il faudra d’abord les déloger […] ce sera dur, nous y parviendrons, j’en suis convaincu […] Il faudra ensuite les rejeter de l’Ardenne : ce sera plus dur encore et plus long (p. 53).

28 Ce procédé du discours rapporté dont le but est ici de faire connaître les propos tenus par l’énonciateur dénommé Théo, permet à l’épistolier de démentir l’assertion et d’enchaîner sur son propre point de vue. L’absurde qu’il dénonce ici démontre qu’il est parfaitement conscient de la « grave » situation. Il confirme en même temps que la thèse d’une guerre courte ne l’a pas convaincu. Bien que présentant le combattant français comme déterminé pour rassurer sa correspondante et en même temps conserver la notion d’élan patriotique répandue par le discours commun, il fait preuve de réalisme et de perspicacité à l’égard de l’ennemi : celui-ci est puissant, et la guerre sera longue. En construisant pour sa destinataire cette image de l’Allemagne, l’épistolier entend maintenir son ethos d’historien capable d’analyser les évènements rationnellement à l’aide des connaissances propres à sa profession. Nous voyons ici comment l’ethos discursif qu’il élabore pour l’autre permet de saisir la représentation qu’il se fait de l’ennemi et marque sur ce point sa similitude avec les épistoliers précédents : la guerre courte est un leurre, les pertes humaines constituent un véritable « charnier », l’ennemi est puissamment organisé et préparé.

29 L’analyse du début des correspondances de Bénard, Dubarle, Pottecher, Hertz et Isaac rejoint les principaux points relevés dans beaucoup d’autres correspondances : les épistoliers n’adhèrent pas à la thèse d’une guerre courte et sans pertes et proposent dans l’échange avec l’autre une évaluation personnelle de la supériorité militaire de l’Allemagne qui ne coïncide pas avec la représentation collective de l’ennemi diffusée par le discours de propagande à l’époque de l’entrée en guerre. C’est la distance que prend l’épistolier par rapport à celle-ci qui ressort d’une analyse fine des discours. Celle-ci impose un constat : l’évaluation rationnelle appartient à une classe d’intellectuels qui semblent parler à ce sujet d’une seule voix et éclaire la question du double postulat soulevée par Jean-Jacques Becker. Dans leur cas précis, ils n’ont pas accepté de combattre parce qu’ils ont cru au discours patriotique de l’époque : tout au contraire, ils se sont portés volontaires précisément parce qu’ils avaient parfaitement conscience du danger lié à la puissance militaire de l’ennemi. Certains ont parlé de « revanche » (Bénard), d’autres d’une « tâche humanitaire » (Pottecher) ou d’« un

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devoir militaire » (Dubarle) ou encore de « dette envers la France » (Hertz). Mais quelle que soit la raison qu’ils ont pu évoquer (pour justifier et se justifier), tous savaient pertinemment les risques qu’ils encouraient et ce point nous semble important dans l’exemple de patriotisme qu’ils ont donné.

Conclusion

30 La méthode appliquée au corpus empirique que représentent les lettres de la Grande Guerre dont j’ai tenté de donner une esquisse, permet de canaliser le matériau. Dans la masse des correspondances, j’ai effectué tout d’abord un découpage chronologique, et j’ai dégagé celles qui couvraient le premier mois du conflit (d’août à septembre 1914) pour voir comment les soldats français sont entrés en guerre et analyser l’attitude des combattants. De cette lecture, j’ai dégagé un axe commun basé sur le fait que le discours épistolaire construit dans l’interaction une image de l’Allemagne qui me semblait différente de celle que véhiculait la propagande dans l’évaluation donnée par l’épistolier de la puissance militaire de l’ennemi. Cette observation, issue d’une grande partie du corpus, m’a incitée à analyser la représentation de l’Allemagne telle qu’elle s’élabore dans les lettres de chaque épistolier. Pour cela, il fallait tout d’abord examiner le statut de l’épistolier, la nature du destinataire, la situation de discours, etc., mais aussi la fonction que cette construction remplissait dans l’interaction. Ainsi, au fil des analyses, je me suis aperçue qu’elle n’était pas traitée pour elle-même mais était mise en place par les épistoliers pour différentes raisons relatives à leur statut et à l’éthos qu’ils souhaitaient projeter à l’égard de leur destinataire respectif : certains se lançaient dans une véritable entreprise de persuasion pour justifier leur volontariat et obtenir l’adhésion de leur interlocuteur, d’autres entrevoyaient le moyen de valoriser leur geste, d’autres encore souhaitaient souligner le côté rationnel de leur décision. C’est alors qu’il m’est apparu que, quel que fût l’objectif de chacun, ils ont tous utilisé une même image de supériorité militaire ennemie allant à l’encontre du discours de propagande. Ce dernier point m’a permis d’établir une généralisation valable pour un nombre considérable de correspondances, mais aussi d’établir une sous-catégorie de combattants à partir de la façon dont ils ont projeté une image de l’Allemagne dans l’interaction épistolaire. Ainsi d’une première lecture littérale de l’ensemble du corpus qui a conditionné l’axe central à analyser au niveau de la micro-analyse, je suis parvenue à élaborer un tableau d’attitudes à l’entrée en guerre.

BIBLIOGRAPHIE

Correspondances de guerre

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Trévisan, Carine, 2003. « Lettres de guerre », Revue d’Histoire Littéraire de la France,2, pp. 331-341

RÉSUMÉS

Le nombre imposant de correspondances émises par les combattants français de la Grande Guerre nécessite l’élaboration d’un cadre méthodologique précis approprié au corpus et permettant d’en brasser la masse. L’étude utilise les instruments de l’Analyse du discours et de l’argumentation afin d’éclairer un fonctionnement discursif propre aux lettres des combattants. Dans cette perspective, les écrits sont explorés dans leur dimension interactionnelle, représentationnelle et communicationnelle en tenant compte du déploiement temporel de la correspondance et de son cadre spatio-temporel. Nous verrons comment le passage de la micro- à la macro-analyse s’opère par l’étude des modalités selon lesquelles les épistoliers traitent de l’événement dans leur échange avec l’autre au moment de l’entrée en guerre. La parole du combattant est examinée dans une perspective de polyphonie et de dialogisme qui l’inscrit dans un discours commun, ou l’en détache. L’attitude épistolière ainsi dégagée dans l’espace de l’interdiscours contemporain permet de faire entendre la voix d’un groupe, celui des combattants, qui se distingue par la spécificité de sa perception du conflit.

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The important number of letters written by French soldiers during World War I calls for an adequate methodological frame allowing for the organization of the data. The study uses the tools of Discourse Analysis and Argumentation in order to enlighten the nature of epistolary exchange in the combatants’ letters. In this perspective, the written documents are explored in their interactional, communicational and representational dimensions, while taking into consideration the evolution of the correspondences and their spatio-temporal frame. We will see how the shift from micro- to macro-analysis can be achieved by studying the way the soldiers deal with the event in their communication with the other at the very beginning of the war. The epistolary discourse is examined through a perspective of polyphony and of dialogism inscribing it in a common discourse, or detaching it from this interdiscourse. The epistolary attitude displayed by such an analysis of the letters at this precise period allows us to hear a single voice common to a group distinguished by its specific perception of the conflict.

INDEX

Mots-clés : échange épistolaire, correspondance de guerre, macro-analyse, interdiscours, polyphonie, dialogisme Keywords : epistolary exchange, war correspondence, macro-analysis, Interdiscourse, polyphony, dialogism

AUTEUR

SYLVIE HOUSIEL Université de Tel-Aviv, ADARR

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Le discours diplomatique dans la correspondance franco-allemande 1871-1914 The diplomatic discourse in the correspondence between France and Germany from 1870 to 1914

Sivan Cohen-Wiesenfeld

1. État de la recherche

1 Le domaine de la diplomatie a fait l’objet d’investigations dans les champs les plus divers : études philosophiques et politiques à tendance morale, ouvrages de diplomates et de juristes, recherches en histoire des relations internationales, diplomatique1, études sur la négociation et, plus récemment, tentatives d’études sémiotiques, et même ébauche d’analyses dans le domaine de la pragmatique linguistique (Kurbalija and Slavick 2001 ; Pascual 2004). Cependant, le discours diplomatique en tant que tel n’a jusqu’à présent pratiquement pas été étudié par les sciences du langage2. La présente étude est prélevée sur un travail de plus grande envergure (une thèse de doctorat) qui se propose de combler cette lacune3. Il tente en effet de mettre en lumière le fonctionnement discursif de l’échange diplomatique à l’aide des méthodes élaborées dans les domaines de l’analyse du discours, de la pragmatique et de l’analyse argumentative. Ce faisant, il prend en compte le contexte spatio-temporel de l’interaction, et pose l’hypothèse que l’analyse de la rhétorique épistolaire peut contribuer à la compréhension des relations franco-allemandes de l’époque.

2. Le corpus

2 Le corpus consiste en un ensemble de lettres tirées des quarante tomes d’archives diplomatiques, publiées entre 1929 et 1958 par la commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914 du Ministère français des Affaires

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étrangères. Cette publication avait eu lieu suite à une polémique, au lendemain de la guerre de 1914, sur la responsabilité de la guerre. Les alliés ayant accusé l’Allemagne de porter l’entière responsabilité du conflit, celle-ci avait rapidement entrepris un immense effort d’historiographie qui avait abouti, dès 1922 et jusqu’en 1926, à la publication accélérée des quarante volumes de la série La grande politique des cabinets européens. Suite à quoi les alliés eux-mêmes ouvrirent leurs archives, sans tenir compte de la loi des cinquante ans, pour les publier également sous forme de recueil. Les quarante tomes de documents diplomatiques français font donc le pendant avec les quarante tomes allemands publiés auparavant. Ces documents recouvrent l’ensemble des relations internationales entre la fin de la guerre franco-allemande de 1870 jusqu’à la première guerre mondiale. Mon investigation s’est limitée à la partie de la correspondance qui concerne les relations entre la France et l’Allemagne, en prenant appui plus spécialement sur certains points de cette longue période, comme par exemple l’immédiat après-guerre, l’immédiat avant-guerre, les deux crises franco- allemandes de la période bismarckienne ou les deux crises marocaines du début du siècle.

3. Genres de correspondance

3.1. La dépêche et la note

3 Ce corpus, rassemblé par des historiens, « mélange », dans sa présentation chronologique, des types d’échanges épistolaires très différents : d’une part les rapports envoyés par les ambassadeurs à leur ministre, et les instructions de ceux-ci— documents internes au ministère—, et d’autre part, la correspondance entreÉtats, c’est- à-dire les différentes formes de lettres, notes etc. échangées, par exemple, entre l’ambassadeur de France en Allemagne et le secrétaire d’État allemand aux Affaires étrangères, ou entre l’ambassadeur d’Allemagne à Paris et le ministre français des Affaires étrangères. Sur le plan de l’archive historique, tous ces documents sont essentiellement considérés comme des témoignages ou des preuves, entre lesquels les historiens font des recoupements dans le but d’attester, de confirmer, d’infirmer ou de modifier des hypothèses. Il s’agit pourtant de documents foncièrement différents, correspondant à des formes d’interaction distinctes entre les différents acteurs, qui se situent dans le cadre de ce que l’on appelle la démarche diplomatique et répondent aux différentes fonctions des diplomates. C’est l’ensemble de ces documents (rapports internes des ambassadeurs et correspondance entre États) que l’on désigne sous le terme très général de « correspondance diplomatique ».

4 Une première conclusion s’impose donc : sur le plan d’une analyse discursive, il est fondamental de distinguer nettement entre ces deux types de correspondance. On ne peut parler de la correspondance diplomatique de façon globale ; on est obligé de se référer expressément à deux genres ou sous-genres de cette correspondance, répondant à deux pratiques socio-discursives différentes, qui possèdent des objectifs indépendants.

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3.2. Contraintes génériques

5 Cette distinction est d’ailleurs connue dans les milieux diplomatiques, où l’on distingue nettement entre « les dépêches et les notes » (dépêches diplomatiques est le nom générique de tous les courriers, lettres ou télégrammes échangés au sein du ministère ; notes diplomatiques est le nom générique de toutes les formes de correspondance entre les États, qui s’étendent de la « note verbale » non signée adressée à la suite d’une conversation et en reprenant les termes, à la lettre diplomatique signée, en passant par toutes les formes de notes et mémorandums ou mémoires à la troisième personne). Les règles concernant ces deux types de correspondance ont été établies au cours des siècles et rassemblées d’abord dans des ouvrages de diplomates. Le plus ancien et le plus reconnu est celui du diplomate et homme de lettres François de Callières (1717), à la fin du règne de Louis XIV, De la manière de négocier avec les souverains, qui est devenu aujourd’hui un des classiques internationaux de la négociation (réédité en 2000 aux États-Unis). Il a été suivi par des manuels de diplomatie et de droit diplomatique. On retrouve jusque dans des ouvrages récents les mêmes règles, actualisées. Elles se traduisent par un certain nombre de contraintes génériques. Le rapport, par exemple, bien qu’il se présente sous forme de lettre, doit être complet, véridique, ne pas chercher à persuader mais à informer, et surtout « ne pas prétendre éclairer le gouvernement dont il attend des ordres » (objectif, informatif et non argumentatif). Il doit correspondre à l’ethos de l’honnête homme, qui est capable de parler de tout sans se piquer de rien (Maximes de La Rochefoucauld, 1665), et pour lequel, entre autre, « Le moi est haïssable » (Pensées de Pascal, 1660).

6 Les notes que les gouvernements étrangers échangent entre eux sont, au contraire, des textes argumentatifs qui ont pour but de convaincre la partie adverse et d’emporter son consentement. Mais elles doivent le faire sous une forme impersonnelle et distante (d’où l’emploi fréquent de la troisième personne), en respectant un ensemble de règles strictes concernant la forme des documents, la terminologie et les formules de courtoisie qui relèvent du protocole, un style qui comprend la clarté de l’expression, l’emploi de termes appropriés ne laissant pas de place à l’équivoque), et la forme de l’argumentation : construction logique, rigueur du raisonnement ; pas de sous-entendus, de phrases obscures, de contradictions, de conclusions ne découlant pas des prémisses, d’arguments mineurs mêlés aux arguments importants. De plus, elle se caractérise par le respect indispensable des règles de la courtoisie internationale, dont le rôle est notamment de réglementer l’expression de la subjectivité. Pas d’insultes ni d’injures, des expressions « adoucies », dans le cas de la protestation des euphémismes et des périphrases permettant de contourner les expressions trop crues. Ces règles sont contraignantes, puisque leur omission peut aboutir au rejet de la note (renvoi à l’expéditeur).

3.3. Respect/contournement des contraintes génériques

7 Or, si la note respecte relativement bien ses contraintes génériques, le rapport par contre, les enfreint fréquemment, soit directement, soit indirectement.

8 Pour illustrer la rhétorique de la note diplomatique, texte présentant une dimension à la fois fortement argumentative et très formaliste, nous prendrons un exemple

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extrême, la dernière lettre adressée par l’ambassadeur d’Allemagne à Paris au président de la République française avant la guerre de 1914 : Paris, 3 août 1914 Monsieur le Président, Les autorités administratives et militaires allemandes ont constaté un certain nombre d’actes d’hostilité caractérisée commis sur le territoire allemand par des aviateurs militaires français. Plusieurs de ces derniers ont manifestement violé la neutralité de la Belgique, survolant le territoire de ce pays. L’un a essayé de détruire des constructions près de Wesel, d’autres ont été aperçus sur la région de l’Eiffel, un autre a jeté des bombes sur le chemin de fer près de Karlsruhe et de Nuremberg. Je suis chargé et j’ai l’honneur de faire connaître à Votre Excellence qu’en présence de ces agressions, l’Empire allemand se considère en état de guerre avec la France du fait de cette dernière puissance. […] Ma mission diplomatique ayant ainsi pris fin, il ne me reste plus qu’a prier Votre Excellence de vouloir bien me munir de mes passeports et de prendre les mesures qu’Elle jugera utile pour assurer mon retour en Allemagne avec le personnel de l’Ambassade […] Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération. Signé : Schoen

9 Cette lettre, qui rompt avec la tradition classique des longues déclarations de guerre motivées en détail, et dont le caractère manipulateur a été relevé par les historiens, reste cependant conforme aux codes génériques de la correspondance interétatique. Malgré l’emploi de la première personne, due à la forme épistolaire et à la nécessité pour l’ambassadeur de récupérer ses passeports diplomatiques, garants de son immunité, le locuteur parle au nom d’instances nationales, officielles et impersonnelles (« Les autorités administratives et militaires allemandes », « l’Empire allemand ») et désigne son destinataire de la même façon (« des aviateurs militaires français », « la France »). Les dénominatifs et les titres protocolaires sont scrupuleusement respectés (« Monsieur le Président », « Votre Excellence », « Elle »), de même que la formule de courtoisie finale. L’argumentation, qui aboutit rapidement à la culpabilité de la France dans le déclenchement de la guerre, se fonde sur des faits « constatés » et « manifestes », les précisions géographiques parant grossièrement la nébulosité des motifs (« L’un a essayé… », « d’autres ont été aperçus… ») qui justifient les appellations « d’actes d’hostilité caractérisée » et « d’agression », ou l’accusation de violation de la neutralité du territoire belge. La distance énonciative exacerbée, accentuée par le constant rappel des qualificatifs nationaux (« les autorités allemandes », le « territoire allemand », les « aviateurs militaires français » etc.) prépare le terrain, sur le plan énonciatif, à la rupture effective des relations diplomatiques dont la responsabilité est rejetée sur l’instance énonciataire (« l’Empire allemand se considère en état de guerre avec la France du fait de cette dernière puissance »). La brièveté et la formalité du langage officiel a ici été utilisée pour bloquer définitivement la situation argumentative et légitimer le recours à la force. La note diplomatique est donc un genre de texte clairement argumentatif, présentant un point de vue, tout en respectant strictement les modalités formelles, quelle que soit la gravité de la situation, et ce pour protéger les règles du jeu entre les nations. Ces contraintes elles-mêmes sont susceptibles de faire l’objet, comme c’est le cas ici, d’une utilisation à des fins déterminées.

10 Le rapport, par contre, enfreint souvent ses contraintes génériques, généralement par des moyens détournés. Loin d’être un simple « commis voyageur » chargé de transmettre des messages de son gouvernement ou d’en appliquer les instructions,

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l’ambassadeur de la fin du XIXe siècle possède un rôle central dans la conduite de la diplomatie bilatérale secrète qui caractérise cette époque. Les dépêches par lesquelles il rend compte à son ministre de ses entretiens avec ses interlocuteurs étrangers reflètent l’ambiguïté de ce statut, limité institutionnellement, mais conséquent sur le terrain. L’émergence du sujet, qui est inévitable, ne peut s’y exprimer ouvertement. Ses prises de position, le cas échéant, ne peuvent se faire de façon directe, et doivent « contourner » les contraintes génériques. De même la présentation de soi de l’ambassadeur, conforme à celle de l’honnête homme, doit jongler entre le tabou sur l’auto-compliment et la nécessité de maintenir un ethos de compétence et de faire acte de qualités qui justifient sa position. Cette « rhétorique de l’indirection » se traduit par l’utilisation de diverses stratégies énonciatives.

11 Le ton général des rapports des diplomates à leur ministre dans ce corpus est proche, dans l’ensemble, de celui de la dépêche citée ci-dessous : Voici, Monsieur le Ministre, le résumé de la conversation qui a eu lieu ce matin entre nous et Monsieur Herzog […] La France, a dit ce commissaire, désire que […] Les confidences que nous a fait le délégué du prince de Bismarck sont-elles préméditées, sérieuses, et pouvons-nous entrer dans la voie qui nous est ouverte ? L’attitude même de M. Herzog, ce que nous savons des habitudes de la haute administration prussienne aurait suffi pour nous édifier à cet égard, si, comme nous vous le disions plus haut, M. le comte d’Arnim, sous la même forme d’insinuation toute personnelle, quoique en termes moins couverts, ne nous avait, de son côté, fait clairement comprendre que, sur le terrain des compensations indirectes, les demandes dont nous prendrions l’initiative trouveraient à Berlin un accueil favorable. Permettez-nous, Monsieur le Ministre, d’ajouter, en terminant, que nous croyons à la sincérité des aveux que l’on a reçu l’ordre de nous faire ; mais, jusqu’à plus ample informé, nous sommes moins convaincus de l’étendue des avantages matériels qu’on serait disposé à nous concéder à Berlin. Les précédentes négociations auxquelles nous avons eu l’honneur d’être associés ne nous autorisent que trop à craindre, qu’en échange de sacrifice facile à chiffrer, on se croit dégagé envers nous, par la concession de ce qu’au fond on est dès aujourd’hui décidé à faire […] […] Sans songer à influencer les résolutions du gouvernement, nous avons cru de notre devoir, Monsieur le Ministre, de vous faire part des impressions que nous avons pu recueillir à cet égard et d’éveiller votre attention sur l’une des faces de la question qui vient d’être soulevée ici […] (Dépêche du 14 juin 1871 des plénipotentiaires de France à Francfort au ministre des Affaires étrangères ).

12 Le rapport débute par le compte rendu d’un entretien, soit au discours direct, soit, comme c’est le cas ici, à la forme indirecte, suivi d’une partie interprétative et délibérative. Le point de vue de l’agent, représentant de son gouvernement et négociant en son nom, ne peut émerger que prudemment, s’entourant d’un luxe de « précautions énonciatives » (« Permettez-nous, Monsieur le Ministre… », « Sans songer à influencer les résolutions du gouvernement », « éveiller votre attention » etc.). Le compte rendu du diplomate reflète, certes, la rhétorique particulière du processus même de négociation (comme le fait de se livrer à des « confidences préméditées » ou sérieuses, ou de faire « clairement comprendre » sous forme d’insinuation), mais il s’agit aussi et avant tout d’un rapport adressé dans un cadre institutionnel précis. L’ ethos de compétence est également posé de façon indirecte, esquivant le tabou sur l’auto-compliment (« Les précédentes négociations auxquelles nous avons eu l’honneur d’être associés ne nous autorisent que trop… »).

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13 La « transgression ouverte » des contraintes génériques du rapport, plus rare, se remarque cependant dans le corpus, à une époque où « les grands ambassadeurs […] [n’] ont assez de caractère et d’autorité personnelle pour devenir, dans les circonstances graves, les conseillers de leur gouvernement et prendre même parfois une allure de “mentor“ » (Renouvin 1955 : 378-379). Lors de la seconde crise marocaine, par exemple, l’ambassadeur Jules Cambon, partisan de la signature d’un accord avec l’Allemagne, s’opposa à la politique de son ministre des affaires étrangères, de Selves, moins souple, qui, lui, souhaitait la réunion d’une nouvelle conférence internationale. A la suite d’une joute épistolaire au cours de laquelle la règle selon laquelle il ne doit « pas chercher à persuader mais à informer », et surtout « ne pas prétendre éclairer le gouvernement dont il attend des ordres » fut largement enfreinte, l’ambassadeur finit par avoir gain de cause4. Notons qu’au contraire, les lettres du ministre ou du Président à son agent (rapport hiérarchique inversé) sont, elles, plus libres sur le plan de l’expression, moins tenues par les contraintes de forme et laissent libre cours notamment à la construction de l’ethos5.

14 Il faut ajouter, enfin, qu’à partir de 1875, les Chambres délibérantes peuvent demander que leur soit transmises des pièces concernant la sécurité de l’Etat, pièces qui étaient traditionnellement confidentielles et secrètes. Pour pallier ce risque de publicité devant les chambres, on voit se développer la pratique des « lettres particulières » entre l’agent et son ministre, lettres confidentielles personnelles moins formelles que la correspondance officielle, qui restent la propriété privée de leur rédacteur ou de leur destinataire, et ne sont pas obligatoirement reversées dans les Archives du ministère. Portant en principe sur des questions personnelles, ces lettres ont eu tendance à tenir le rôle des dépêches officielles, particulièrement en période de crise. Les exemples suivants montrent un autre aspect de cette correspondance dans laquelle les énonciateurs, tout en se limitant à l’objet formel du discours, utilisent cependant des dénominatifs affectifs et des termes axiologiques, qui relèvent clairement du domaine de la subjectivité : Faisons donc, mon cher ami, tous nos efforts pour déjouer même, s’il est possible, les desseins hostiles. En ne négligeant rien, en nous armant d’une grande et persévérante patience, en restant corrects dans tous nos actes, en nous renfermant dans nos affaires intérieures si graves déjà par elles-mêmes, nous n’aurons du moins rien à nous reprocher. (Dépêche personnelle de l’ambassadeur Gontaut-Biron au Duc Decazes, 26 décembre 1873) Je pense souvent à vous et je vous plains, car je comprends tout ce que votre situation doit avoir de douloureux en ce moment. Ce n’est pas que nous n’ayons pas aussi notre part d’angoisses. Les députés alsaciens du Reichstag ont écrits ou vu nos députés des départements du Nord-Est... (Lettre particulière du 23 janvier 87 du ministre Flourens à l’ambassadeur Herbette)

15 En reprenant les classifications proposées par Jean-Michel Adam (1998 : 46-53) et Jürgen Siess (1998 : 111), j’ai donc proposé d’assimiler la note ou correspondance interétatique à la correspondance d’affaire – la plus éloignée sur l’échelle de la formalité et de la distanciation, brève et limitée à l’objet formel du discours. La dépêche ou rapport diplomatique serait par contre comparable à la lettre à enjeu relationnel, de par son dispositif d’énonciation (je/vous), la place qu’y occupent l’ethos et la construction de l’image de soi et de l’autre, et le but - sollicitation, maintien, développement, reprise d’une relation.

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16 On a donc dans l’ensemble de cette « correspondance diplomatique » un sous-genre qui reste dans la formalité et la distance, et un autre dans lequel se concilient fonction officielle et sphère privée confidentielle. Ces deux types de documents, qui sont mis sur un même plan dans le corpus historique dont ils sont tirés, présentent pourtant deux aspects différents d’un même discours institutionnel « clivé », scindé entre des échanges discursifs confidentiels et une rhétorique officielle tournée vers l’extérieur.

3.4. Contraintes antinomiques et tensions internes du discours

17 Cependant, ces deux sous-genres relèvent d’un même type de discours : le discours diplomatique. Diplomates et spécialistes des sciences politiques le répètent dans tous leurs ouvrages : le discours du diplomate possède une visée spécifique et répond aux contraintes antinomiques qui pèsent sur la diplomatie : il s’agit de concilier la défense des intérêts nationaux particuliers tout en empêchant la guerre, voire en construisant la paix. La communication diplomatique est donc le fruit d’un compromis constant entre des exigences contradictoires. Cette caractéristique émerge en particulier dans les négociations. Forme pacifique de résolution des conflits internationaux, la négociation diplomatique ne cherche pas à éviter ou à ignorer les conflits d’intérêts, inhérents aux relations internationales. Elle a pour but de s’y confronter, mais même si elle ne parvient pas à concilier les vues contradictoires, elle doit cependant s’efforcer d’éviter l’échec radical de l’interaction qui marque la fin de la paix. Les conséquences d’un tel échec prennent ici des proportions d’ordre international. Ces contraintes antinomiques sont à l’origine des tensions internes qui traversent ce discours de part en part, et qui se traduisent par des « choix » discursifs et linguistiques, lesquels trouvent leur expression dans la correspondance diplomatique.

3.5. Discours officiel et subjectivité

18 La première tension est celle entre la fonction officielle et la sphère de la subjectivité. Le discours diplomatique émane de personnes au service de l’État dans l’exercice de leur charge. A ce titre, il possède les propriétés du discours officiel, formel et impersonnel, soumis à des astreintes hiérarchiques et protocolaires et régi par des codes spécifiques. Ceci est encore plus vrai quand il s’agit d’écrits. Aussi bien la correspondance entre États que les rapports internes des diplomates apparaissent comme se conformant à ces contraintes de neutralité, d’objectivité (chacun « dans son genre » : la note en conformité avec les règles du protocole international et le rapport avec celles du contexte hiérarchique). Le langage de la diplomatie se doit de rester dans le domaine de l’impartialité, la neutralité, la précision, la logique et la régularité afin d’éviter les contresens et de préserver l’harmonie des relations entre les États. Il est pourtant frappant de constater l’importance de l’élément subjectif dans un domaine où il est censé ne pas exister, ainsi que l’étrange imbrication de la sphère publique et de la sphère privée qui le caractérise La dépêche diplomatique est une forme particulière de rapport : son but essentiel reste l’information du destinataire, mais les enjeux relationnels, la construction de l’image de soi et la négociation de la relation interpersonnelle y prennent une place prépondérante, favorisée par le dispositif d’énonciation. D’autre part, la subjectivité du scripteur y émerge sans cesse sous la forme d’« impressions » (ce mot revient au moins une fois dans pratiquement chaque texte), de « sentiments », d’interprétation du « climat général », de réflexions d’ordre

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psychologique sur les personnes, d’analyses relevant autant du domaine de la psychologie que de celui la politique pure (voir le portrait de Guillaume II par Herbette en annexe). Qu’il s’agisse de « ménager des susceptibilités », ou de « changer des sentiments », le champ sémantique est souvent celui de l’affectif : Pendant les fêtes… j’ai été comblé d’attentions particulières par l’Empereur, l’Impératrice et son entourage. … Je n’ai d’ailleurs observé, pendant le cours de ces fêtes à Berlin, aucune parole, aucune manifestation dont notre susceptibilité n’aurait pu être blessée… Je crois devoir signaler ces circonstances parce qu’il me parait important pour les rapports entre la France et l’Allemagne qu’au moment où la presse de tous les pays de l’Europe retentit d’adulations intéressées en l’honneur du vieil Empereur, il ne se produise pas chez nous quelques-unes de ces récriminations amères ou ironiques qui ont le don de blesser si profondément le sentiment national allemand. (Télégramme personnel du 5 janvier 1886 du baron de Courcel à Freycinet)6

19 Rappelons encore que cette correspondance est confidentielle, et sauf mention explicite, destinée à être lue uniquement par le destinataire auquel elle est adressée. Entremêlant l’officiel et l’officieux, la dépêche diplomatique peut donc être, malgré ses contraintes génériques, traversée de part en part, directement ou indirectement, par la subjectivité de ses énonciateurs. On peut encore évoquer à ce sujet l’importance de la perception de l’autre et du jeu spéculaire des images dans les négociations internationales, constituant la toile de fond sur laquelle se déroulent les négociations, les ethnotypes jouant à cet égard un rôle particulier : Le défaut de tact et la lourdeur des Allemands sont notoires... Le vingt-cinquième anniversaire de ces évènements douloureux m’a exposé à une série de démonstrations, sympathiques ou intéressées, qui, de la part de nature moins inconscientes, pourraient presque être taxées d’impertinence… (Dépêche du 29/7/1895 de Jules Herbette au ministre Hanotaux)

20 Enfin, certains ambassadeurs, en particulier ceux qui, restés longtemps en poste, avaient acquis une grande expérience et une parfaite connaissance du terrain, ont eu le désir d’infléchir la politique de leur pays dans le sens qui leur semblait le plus adapté au bien national, en particulier lorsqu’ils avaient en face d’eux un ministre moins expérimenté, même si cela n’était pas leur rôle institutionnel. Aussi le poids spécifique de la personnalité individuelle est-il déterminant, même dans un cadre contraint.

3.6. Un discours à double niveau

21 La seconde tension interne se situe entre le niveau apparent et la dimension gommée du discours. Le but informatif du rapport, par exemple, constitue son « niveau apparent » ; la négociation de la relation interpersonnelle de l’agent qui rapporte à son supérieur hiérarchique relève du « non-dit ».

22 L’emploi du discours de l’autre, et donc des différentes modalités du discours rapporté, est l’une des caractéristiques de ces deux types de correspondance. Dans les rapports bien sûr : l’emploi du discours direct dans le compte rendu de la négociation orale est une mise en scène ayant pour but de montrer l’autre « tel qu’il est vraiment », plus efficacement que par une argumentation explicite et donc discutable. Celui du discours indirect permet l’interprétation voilée de la parole de l’autre. Par ailleurs, rapporter ses propres paroles au discours direct permet de mettre en valeur son propre comportement, bien que le moi soit « haïssable ». Le discours rapporté répond donc dans la dépêche à un double but, l’un visible, et l’autre « caché ».

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23 La correspondance interétatique, quant à elle, se présente comme un discours fondamentalement hétérogène, caractérisé par la présence structurante du discours antagoniste qu’elle expose pour en exhiber les faiblesseset le réfuter. Les actes de langage comme les déclarations, promesses et engagements oraux ou écrits y sont considérés comme des faits sur lesquels est fondée l’argumentation. Ils sont donc sans cesse, soit « rappelés » au partenaire, sous la forme du discours direct, pour le mettre en contradiction avec sa propre parole, comme dans le premier exemple ci-dessous, soit reconstruits au discours indirect ou au discours indirect libre, et réfutés, comme dans le second : Me permettez-vous de vous avouer que j’ai été douloureusement impressionné en voyant passer le jour de naissance de Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne sans que l’amnistie de nos prisonniers ait été complétée ? Vous aviez bien voulu me dire que vous nous rendriez » tous ceux qui n’auront pas été pris au coin d’un bois tirant sur nos troupes sans être revêtus d’aucun insigne militaire ». J’attends la réalisation de vos promesses. [ …] Vous m’avez dit expressément que vous vouliez la paix. Je mets la foi la plus entière en vos paroles. Veuillez m’en croire. L’un des plus sûrs moyens d’y parvenir par rapport à la France est entre les mains de Sa Majesté. (Lettre de l’ambassadeur de France à Berlin, M. de Gontaut-Biron, à Bismarck 23/3/1872) Vous avez bien voulu me parler dans votre lettre de l’idée d’une occupation temporaire de par les troupes françaises, une pareille occupation devant faciliter une expédition pour venir au secours des colonies à Fez. Je ne saurais cependant vous cacher qu’il est à craindre que cette mesure ne soit mal vue par l’opinion publique en Allemagne. L’occupation par la France d’un deuxième port important, à côté de celui de Casablanca, serait considérée comme une étape vers l’élimination de la convention d’Algésiras, puisque tout est calme, en ce moment, à Rabat, et que l’occupation de cette ville n’aurait qu’un but indirect. (Note du secrétaire d’Etat allemand aux Affaires étrangères, Kiderlen-Wächter à l’ambassadeur Jules Cambon, 7 avril 1911)7

24 De même, la subjectivité de l’énonciateur, qui ne peut s’exprimer directement ou explicitement, doit passer par le mode implicite, créant un « effet d’objectivité », par l’utilisation des procédés de l’effacement énonciatif, tout en ayant recours aux nombreuses ressources qu’offre le langage pour introduire dans l’énonciation des éléments dirigeant l’interprétation du lecteur. Dans l’exemple ci-dessous, l’effet d’objectivité, créé par l’usage de la troisième personne « recouvre » l’emploi d’unités lexicales auxquelles sont attachées des présupposés comme « il a cru devoir », ou de termes affectifs (« susceptibilité ») ou axiologiques (« coupables de ») : Le gouvernement allemand a cru devoir intenter des poursuites contre un certain nombre de curés de l’ancien département de la Meurthe, placés maintenant sous sa domination, et coupables d’avoir lu en chaire, il y a environ trois mois, un mandement de Mgr l’Evêque de Nancy dont les termes ont éveillé la susceptibilité du Cabinet de Berlin. (Dépêche du 19 novembre 1873 du ministre des affaires étrangères de Broglie au chargé d’affaires à Berlin, Sayve)

25 Dans l’extrait suivant, c’est cette fois un adverbe focalisateur interprétatif (« malheureusement ») associé à un présupposé (« tout le corps diplomatique sait que »), qui véhicule le regard du locuteur (Nolke 1993) et oriente l’interprétation du destinataire, en insistant sur l’image peu fiable et ennemie de l’interlocuteur allemand dont il convient de mettre la parole à distance. Il y a donc un jeu sur le degré d’adhésion aux déclarations de ses interlocuteurs :

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Comme à notre premier entretien, M. de Thile me témoigna un certain étonnement feint ou sincère de l’importance que j’attachais à ce point, prétendant que après tout ces prisonniers n’étaient pas si intéressants8. Si M. de Thile était le ministre dirigeant, ses assurances me donneraient un espoir sérieux ; malheureusement, tout le corps diplomatique sait que le Prince de Bismarck ne se tient nullement engagé par les paroles de M. de Thile. (Dépêche du 25 janvier 1872 de Gontaut-Biron à Rémusat)

26 On note également l’emploi du « on-vérité », qui tire sa force persuasive du fait qu’il utilise la parole de l’autre, et qu’il se fonde sur une généralisation, procédés typiques de la production de « l’effet d’objectivité ». Quant aux négociations par écrit, elles voilent par les formes protocolaires et impersonnelles un débat polémique qui constitue le fond du problème.

4. Conversation diplomatique et préservation des faces

27 La négociation à huis clos abordable à travers le corpus emprunte la forme souple et informelle de la conversation, enveloppant la phase argumentative conflictuelle inhérente à toute négociation dans les méandres de cette forme d’interaction quotidienne, voire intime. Elle laisse cependant une place prépondérante au « ménagement des faces », étant donné le statut de représentants nationaux des participants. Ceci se manifeste par le respect de l’alternance des tours de parole et du principe de réciprocité de la relation en général, aussi bien au niveau formel que des thèmes abordés, le maintien du ton cordial, la préférence pour les Face Saving Acts, nécessaire conciliation de comportements discursifs antagonistes comme la sincérité et la courtoisie, la franchise et le tact. Ce respect du Face Management s’avère particulièrement nécessaire en période de crise, le caractère extrêmement ritualisé des échanges interétatiques, oraux et épistolaires, servant alors de garde-fou contre les débordements émotionnels qui caractérisent le débat public. Il existe une similitude entre cette forme réglée et contrainte d’échanges entre États caractérisée par un ensemble de rituels, de codes verbaux, de cérémonial ayant pour but le maintien de l’équilibre de la paix internationale, particulièrement en période de crise, et la communication quotidienne modelée par un système de règles interactionnelles avec lesquelles les participants doivent composer pour permettre la préservation de l’harmonie sociale dans les conflits mineurs de la vie de tous les jours. Dans les relations interpersonnelles comme dans les relations entre États, tout est une question de sauvegarde du territoire et de la face – la sienne et celle de l’autre, ce Face management masquant souvent, sous une forme consensuelle de civilité, des enjeux moins avoués de puissance et de gloire.

28 Il faut cependant noter que les conversations diplomatiques en face-à-face n’apparaissent dans le corpus qu’à travers le discours rapporté du diplomate. L’analyse de la négociation doit donc tenir compte du double niveau d’interaction impliqué par la correspondance : l’entretien oral faisant l’objet du rapport, mais aussi l’interaction épistolaire entre le scripteur et son destinataire. La conversation est « représentée » par l’énonciateur à l’attention de son destinataire, qui est ici son supérieur hiérarchique. Sans chercher à « déformer la réalité », il la lui montre en fonction de ses divers objectifs propres : assurer son ethos, prouver sa compétence, montrer comme il s’est conformé aux instructions reçues, ou bien au contraire infléchir une politique etc.

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La correspondance interétatique, par contre, qui met les deux États en « face-à-face » sans intermédiaire, montre bien cette place prépondérante du Face Management et des procédés « adoucisseurs » (Kerbrat-Orrecchioni 1992 et 1994) des actes menaçants.

29 Les caractéristiques que le sens commun relie de façon quasi-automatique et stéréotypée au discours diplomatique, comme l’ambiguïté ou l’ostentation, prennent donc sens si on les considère dans le cadre de la visée globale d’un genre de discours et de ses contraintes.

5. La dimension diachronique de l’échange

30 L’approche argumentative adoptée dans cette étude privilégie l’étude des « genres » considérés comme des dispositifs de communication socio-historiquement définis. Replacé dans son contexte socio-historique, le corpus y a été étudié non seulement dans le but d’y retrouver les règles régissant le discours diplomatique en général, mais aussi et surtout les caractéristiques du discours diplomatique entre la France et l’Allemagne au cours de la période concernée. Ainsi, l’étude du corpus par « sondes » diachronique a permis de suivre l’évolution du fonctionnement de l’interaction discursive entre les deux pays au long de la période. Polémiques et conflictuels au lendemain de la guerre de 1870 comme à la veille de celle de 19149, les échanges entre les diplomates se dissocient progressivement, à partir des années 80, du bellicisme encore de règle sur la scène publique, comme en témoignent, en particulier, les dépêches confidentielles : Il est des passions qui ne peuvent disparaître immédiatement, dis-je à mon interlocuteur, mais, en cherchant des points de contact dans chaque affaire particulière qui se présentera successivement, von fall zu fall, suivant une expression que vous employez quelquefois, nous arriverons à multiplier les occasions d’accord ; il pourra naître de cette manière de procéder une sorte d’habitude et l’habitude transforme les sentiments (Dépêche du 20 janvier 1885 du baron de Courcel, ambassadeur, au ministre - Confidentiel).

31 Certains diplomates feront même figure d’agents de l’ennemi (comme ce fut le cas d’Herbette à l’époque de l’affaire Schnæbelé) pour cette raison. Cependant, on n’a jamais affaire à un véritable « dialogue franco-allemand », à vocation de communication « authentique ». Même pendant les périodes de rapprochement politique, la correspondance diplomatique garde un fond de méfiance, les accords ne sont obtenus que lorsqu’il n’y a pas le choix et au vu des intérêts communs, au terme de négociations à dominante conflictuelle, et non par désir de coopération attesté par le mode d’interaction. Dans les rapports internes, les frontières posées dans le texte avec le discours de l’autre, pratiquement tout au long de la période étudiée, sont révélatrices de la distance incompressible entre les deux Etats, qui malgré les déclarations de pacifisme officiel et le désir de rapprochement de certains diplomates, ne deviendront jamais des alliés. La perception de l’autre dans les rapports, fortement négative après le conflit, évolue positivement pendant les périodes de rapprochement politique, les stéréotypes péjoratifs réapparaissant cependant au moment des crises jusqu’à celle de 1905. La nomination de Jules Cambon au poste d’ambassadeur à Berlin en 1907 marque à ce titre un changement déterminant : sa grande connaissance du terrain, combinée à un patriotisme clairvoyant et un profond désir de paix lui font envisager ses interlocuteurs de façon pondérée, permettant une vision équilibrée de la situation entre les deux pays. Parallèlement à la réhabilitation graduelle de l’image de

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l’Allemagne se fait jour une certaine autocritique, qui reste cependant dans les limites du patriotisme consensuel et apparaît uniquement dans les dépêches confidentielles, portant d’abord sur la responsabilité de la guerre de 1870 (facilitée il est vrai dans ce domaine par le changement de régime), puis s’élargissant parfois à l’ensemble de la politique et de la société françaises. Cependant, l’image d’un adversaire à la fois méfiant et peu fiable perdure à travers toutes les parties du corpus étudiées, rendant illusoires les diverses tentatives de rapprochement sur des bases d’intérêts économiques (à la période coloniale, puis en 1894-1898 et enfin en 1909-1911), impuissantes à « transformer les sentiments », selon le souhait exprimé par le baron de Courcel en 1885. Ces « sentiments » étant cristallisés autour du thème de l’Alsace-Lorraine, question « hors diplomatie »10, point d’achoppement des relations entre les deux pays.

Conclusion

32 L’étude des deux aspects de la correspondance diplomatique – échanges interétatiques officiels et rapports internes – permet d’appréhender le fonctionnement d’un discours institutionnel à deux faces, dont le pivot, à la fin du XIXe, début du XXe siècle, est encore constitué par le personnage de l’ambassadeur, représentant de l’État vis-à-vis de l’étranger, et en même temps informateur de son propre gouvernement.

33 Les notes interétatiques gardent un caractère formel et distancié, nécessaire à la préservation de l’harmonie des relations entre les États. Elles n’en sont pas moins des textes fortement argumentatifs, cristallisant des positions antagonistes, et exprimant des points de vue subjectifs « masqués » sous des arguments rationnels. Les rapports des diplomates, contournant les contraintes liées à leur but strictement informatif en contexte hiérarchique, se présentent comme des lettres à forts enjeux relationnels, dans lesquelles la construction de l’ethos et de l’image de l’autre occupe une place prépondérante, et où la subjectivité de l’énonciateur émerge sans cesse sous différentes formes.

34 Le rapprochement de ces deux formes de correspondance, représentant les deux faces d’un même discours, permet, notamment, de mettre en lumière le fonctionnement des échanges diplomatiques à cette période ainsi que l’évolution de l’interaction discursive entre deux pays.

35 Au-delà des divergences dues à l’inscription de ces genres dans des contextes énonciatifs différents, la visée particulière de la diplomatie réalise l’unité de ce discours. Obligé de concilier des contraintes antinomiques, le discours diplomatique utilise les formes de l’indirection, de l’implicite et de l’échange ritualisé pour assurer la sauvegarde du territoire et de la « face » des nations, au sens propre comme au sens figuré. La notion de frontière, qu’il s’agisse de la délimitation entre intérieur et extérieur, propre à toute institution, ou de la frontière identitaire entre le moi communautaire et l’étranger semble ici une donnée structurante du discours.

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Wicquefort, 1724. L’ambassadeur et ses fonctions (La Haye)

ANNEXES

Portrait de l’Empereur Guillaume II par l’ambassadeur Herbette dans son rapport du 14 juillet 1888 Hier, à Postdam, j’ai pu observer tout à loisir l’Empereur que je n’avais pas eu depuis plusieurs mois l’occasion de voir de près. Je l’ai trouvé très épaissi de carrure et, comme il n’est que de taille moyenne, la lourdeur du buste donne à l’ensemble de la personne une vulgarité disgracieuse. La tête est peu développée, le front n’a pas d’ampleur ; les

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pommettes sont saillantes ; les yeux clairs et sans expression. La physionomie générale est celle d’un sous-officier « bon enfant » mais dur et brutal. […] Au point de vue physique, l’empereur Guillaume qui n’a pas trente ans, a la force de la jeunesse et non la vigueur d’une robuste santé. Son sang doit être vicié par la scrofule, sinon par un principe cancéreux. Bien que sobre (je ne l’ai vu boire qu’un verre de vin du Rhin et manger que très peu), il a une tendance marquée à l’embonpoint. En un mot, il ne porte pas les signes de la longévité. Au point de vue moral, il ne me paraît pas d’une intelligence supérieure, son tempérament est vif, enjoué, brusque, audacieux et entreprenant. Tout cet ensemble ne m’inspire pas, je dois l’avouer, une grande confiance dans la modération et la sagesse du pupille de M. de Bismarck. (Berlin, 14 juillet 1888)

NOTES

1. Science critique née au XVIIe siècle (Dom Jean Mabillon, De re diplomatica libri sex, 1681), dont le but premier était de distinguer les faux qui proliféraient depuis le Moyen Age. Apparentée à la fois au droit et à l’histoire, la diplomatique étudie les actes (jugements, contrats… - ou diploma, appelés « chartres » au Moyen Age) datant de l'époque byzantine jusqu’aux « temps modernes ». 2. Signalons cependant le très récent ouvrage de C. Villar, parlant d'une « diplomaticité » pour définir ce discours diplomatique qu'elle considère comme un « type universel », situé « hors du temps et de l'espace » (Villar 2006 : 9). 3. Ce texte présente les conclusions d’une thèse de doctorat sur « Le discours diplomatique sous sa forme épistolaire : étude de la correspondance diplomatique sur les relations franco- allemandes entre 1871 et 1914 », sous la direction de R. Amossy (décembre 2006, Université de Tel-Aviv). 4. Voici par exemple, un extrait d’une dépêche du 24 juillet 1911 : « Votre Excellence ne partage pas mes appréhensions au sujet de la perspectives d’une nouvelle conférence pour régler les difficultés marocaines… je crois fermement que la réunion d’une conférence présente de graves inconvénients, et nous ôte tout espoir d’en finir avec les difficultés contre lesquelles nous luttons depuis longtemps… Je prie votre Excellence d’arrêter un moment son esprit sur les modifications apportées à l’état de choses existant au Maroc depuis 1906, du fait de l’Allemagne, de l’Espagne et de la France… Nous mettrons fin, il est vrai, en allant à la conférence, au dialogue que nous avons entamé avec l’Allemagne, et celle-ci aura l’affront de voir échouer les réclamations excessives qu’elle nous a présentées. Il se trouvera des Français pour qui cette satisfaction d’une minute suffira à masquer les conséquences graves de cette solution. Je ne pense pas que des hommes soucieux de l’intérêt de leur pays doivent se conduire par des considérations d’amour-propre… » (Dépêche du 24 juillet 1911 de l’ambassadeur Jules Cambon au ministre des Affaires étrangères de Selves) 5. Voir par exemple cette dépêche du président Thiers adressée à Gontaut-Biron, premier ambassadeur de France à Berlin après la guerre de 1870 : « Nous voulons la paix, nous devons la vouloir pour notre sûreté intérieure autant que pour notre sûreté extérieure. Le contraire serait de notre part, de la folie. A mon âge, je ne puis désirer d’autre gloire, si je puis aspirer à en avoir, que celle de pacifier mon pays, de lui procurer quelques années de repos, de calme, de bien-être et de lui procurer, en un mot, non pas du bruit mais du bonheur. C’est le bonheur qui lui rendra des forces et qui remettra son moral. J’ai vaincu la démagogie par le canon ; je ne vaincrai l’anarchie intellectuelle et morale que par un long apaisement. Je comprends cela, et, si je ne le comprenais pas, je n’aurais pas signé la paix que j’ai

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signée, le cœur déchiré, mais l’âme haute, parce que je savais qu’il n’y avait pas autre chose à faire. » (Dépêche du 18 avril 1872) 6. Autres exemples : « Bien cher ami, Je reçois votre lettre et votre dépêche du 14. Je m’associe à vos sentiments et à vos impressions. Je les partage. Je vous remercie et je vous embrasse avec reconnaissance » (Dépêche du 16 mai 1875 du duc Decazes, ministre des Affaires étrangères à l’ambassadeur Gontaut-Biron). « Je n’ai jamais cru pour ma part, à la possibilité d’un concours effectif et sincère de l’Allemagne dans une négociation quelconque pouvant tourner au profit de la France. Vous devinez sans peine que les derniers événements ne sont pas de nature à me faire revenir sur mes sentiments antérieurs. » (Lettre particulière du ministre Flourens à l’ambassadeur Herbette, sans date d’expédition, arrivée à l’ambassade le 16 mars 1887) « J’ai plus d’une fois entretenu vos prédécesseurs des sentiments pacifiques de l’Empereur, mais je leur ai en même temps indiqué que le souverain ne serait peut-être pas toujours de force à opposer une résistance victorieuse à certains courants qui peuvent entraver la paix. » (Dépêche du 22 juin 1914 de l’ambassadeur Jules Cambon) 7. Exemple tiré des entretiens d’avril 1911 entre Jules Cambon et Kiderlen-Wächter sur une éventuelle occupation française de Rabat et la possibilité d’une action française sur Fez. Dans une lettre du 5 avril 1911 Jules Cambon avait tenté de persuader le secrétaire d’État allemand de la nécessité pour la France d’occuper le port de Rabat, afin d’assurer la sécurité des Européens résidant à Fez. L’ambassadeur y affirme entre autre que la France n’a pas l’intention par son action de modifier le statu quo instauré par l’accord d’Algésiras de 1906, qui consacrait l’indépendance du Maroc. Dans sa réponse, le secrétaire d’État allemand reformule les propos de son interlocuteur en soulignant le caractère temporaire (mot non employé dans la lettre française) de l’occupation éventuelle de Rabat pour le mettre en doute, en se fondant sur un précédent (l’occupation française de Casablanca, laquelle, intervenue dans des circonstances semblables, est devenue permanente) et introduire son propre discours. 8. Il s’agit de la question de la libération des prisonniers après la guerre de 1870. 9. Les dépêches fourmillent alors de réflexions de ce type : « J’ai pu me convaincre malheureusement une fois de plus que, grammaticalement et moralement parlant, le mot français de générosité n’avait pas son équivalent dans la langue allemande […] » (Dépêche du 22 novembre 1871, de MM. Goulard et de Clerq, plénipotentiaires français aux négociations de Francfort). « Ne voyez-vous pas déjà poindre cette tactique favorite du Prince de Bismarck, consistant à représenter ses adversaires comme les agresseurs, et l’Allemagne obligée bien malgré elle de faire une guerre qui n’est qu’un acte de défense ? » (Dépêche du 7 mai 1875 de l’ambassadeur Gontaut-Biron au duc Decazes) 10. Au Marquis de Noailles qui lui vante en 1899 les vertus du rapprochement avec l'Allemagne, Maurice Paléologue, alors directeur de cabinet au ministère des Affaires étrangères, objecte l'Alsace-Lorraine, et Noailles capitule : « Je n'ai plus rien à dire… Je ne suis plus compétent : l'Alsace-Lorraine, ce n'est plus de la diplomatie ! »

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RÉSUMÉS

Cette étude décrit les caractéristiques du discours diplomatique qui s'est tenu entre la France et l'Allemagne de 1870 à 1914, à travers l'analyse de deux « sous-genres » de la correspondance diplomatique : les lettres échangées entre le ministère et les ambassadeurs, et la correspondance interétatique. Ces deux genres relèvent de pratiques socio-discursives différentes et ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Leur point commun est néanmoins le rôle central joué par l’ambassadeur qui est l’axe de la communication. Bien que très formelles et distanciées en vue de préserver l’harmonie internationale, les notes entre États sont des textes fortement argumentatifs qui cristallisent des positions antagonistes et expriment des points de vue subjectifs « masqués » par des arguments rationnels. Les rapports diplomatiques, en dépit de leurs contraintes génériques, comportent des enjeux relationnels et laissent un espace considérable à la présentation de soi, ou construction d’ethos. L'analyse de leur spécificité permet à la fois d'éclairer le fonctionnement de l'interaction discursive entre les deux pays au long de la période, et de dégager les différents aspects d'un discours jusque-là relativement ignoré par les sciences du langage. Au-delà de la distinction entre les genres, certains traits constitutifs du discours diplomatique peuvent être dégagés. Dans l’obligation de concilier des objectifs antithétiques tels que la défense des intérêts nationaux et la préservation de la paix internationale, le discours diplomatique a recours à des formes linguistiques qui privilégient l’indirection et l’implicite. Il a également recours à des formes d’échange ritualisées permettant de sauvegarder le territoire et la face des nations. Les frontières identitaires entre les egos nationaux transparaissent également dans la matérialité du discours, en particulier dans les périodes de crise internationale.

This paper describes the characteristics of the diplomatic discourse between France and Germany from 1870 to the First World War through the analysis of a corpus of diplomatic correspondence. The latter is divided into two main genres: the letters exchanged between foreign ministries and ambassadors, and the correspondence between states. These two genres reflect different socio-discursive practices and aim at different objectives; their main common point is the role played by the ambassador as the central axis of the communication. Although very formal and distanced in order to preserve international harmony, the notes between states are strongly argumentative texts which crystallize antagonist positions and express subjective points of view “masked” by rational arguments. Diplomatic reports, in spite of their generic constraints, have high relational stakes, and leave considerable room to self-presentation, or the construction of ethos. The concomitant analysis of these two forms of diplomatic correspondence enlightens the way diplomatic exchanges work at this period and helps to understand the evolution of the discursive interaction between the two involved states. Beyond this distinction between genres, some constitutive features of diplomatic discourse can be identified. Because it must reconcile antithetical aims such as defense of national interests and preservation of international peace, diplomatic discourse has to use linguistic forms that are oblique and implicit. It also recurs to ritualized exchanges in order to save the territory and the “face” of nations. Identity borders between national egos can be perceived as well in the materiality of the discourse, especially during periods of international crisis.

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INDEX

Mots-clés : discours, échange épistolaire, genre, diplomatie Keywords : discourse, epistolary correspondence, genre, diplomacy

AUTEUR

SIVAN COHEN-WIESENFELD Université de Tel-Aviv, ADARR

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Ethos et Pathos : à la croisée de l’AD et de l’argumentation

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Ethos collectif et Rhétorique de polarisation : le discours des étudiants en France pendant la guerre d’Algérie Collective Ethos and Rhetoric of Polarization: Students’ discourse in France during the Algerian War

Eithan Orkibi

Ce texte a bénéficié de l’aide précieuse de Ruth Amossy et de Jürgen Siess. Nous remercions également Jean-Philippe Legois et Pierre Moulinier pour leurs remarques et suggestions.

Introduction

Si l’on peut parler d’une génération intellectuelle de la guerre d’Algérie, c’est en raison d’une manifestation autonome de son existence, dans le cadre spécifique de l’Union Nationale des Étudiants de France (Winock 1989 : 32).

1 L’objectif de cette étude est d’analyser la construction de l’image de soi qui s’est effectuée dans le discours étudiant en France pendant la guerre d’Algérie, et la façon dont elle s’est mise en place à travers une polarisation entre l’ancien (les représentations du passé) et le nouveau. En raison de la visée argumentative de cette construction, nous recourons à la notion d’ethos dans son sens rhétorique classique, à savoir l’image de soi que le locuteur construit à travers son discours pour exercer une influence sur son auditoire (Amossy 2002 : 239). Et comme il s’agit d’une construction collective qui concerne un groupe, un ensemble d’intervenants et d’individus concernés, on choisira de la dénommer « ethos collectif ».

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1. Le monde étudiant comme acteur politique

2 L’émergence du monde étudiant comme acteur politique dominant pendant la guerre d’Algérie n’est pas ignorée des historiens (Fischer 2000 : 204-259). L’intérêt grandissant du milieu étudiant pour des questions extra-universitaires est incontestablement lié aux mutations sociales et politiques qui ont affecté la population étudiante en France depuis la Libération, et tout particulièrement au rôle joué par l’organisation qui régit cette population (Sabot 1995 : 21-47) - l’Union Nationale de Étudiants de France (l’UNEF), fondée en 1907 et officiellement proclamée syndicat en 1946. C’est à travers le syndicalisme étudiant que la génération étudiante de l’après-guerre s’est lancée à la recherche de son identité, a reconsidéré les rôles traditionnels qui lui avaient été jusque-là dévolus et a adopté une nouvelle conception de l’étudiant et de son rôle dans la cité (Pinner 1964 et 1968 ; Fields 1970). Les institutions gérées par l’UNEF ont facilité la « construction volontaire d’une identité collective » (Morder 2002 : 28) en délimitant les frontières du groupe et en lui offrant un lieu de socialisation. Et si les étudiants rejoignent les forces sociales - syndicats ouvriers, organisations de jeunesse, figures intellectuelles - qui composent la résistance française à la guerre d’Algérie, c’est avant tout à travers l’UNEF, seule organisation représentative du monde étudiant jusqu’en 1961, reconnue comme le « grand syndicat unique de la classe estudiantine » (Le Figaro, 14 février 1956, voir aussi Monchablon, 1983 : 25, et Maupeou-Abboud 1974 : 15-16).

3 Or, l’engagement de l’organisation étudiante dans un mouvement à caractère politique et social n’allait pas de soi. Sur le plan organisationnel, l’UNEF fut l’arène d’une querelle étudiante entre deux camps : les « minos », adhérents du syndicalisme politique associé au renouvellement du milieu étudiant depuis 1946, et les « majos », demeurés fidèles à l’approche apolitique associée au corporatisme qui caractérise l’organisation étudiante de l’entre-deux guerres (Monchablon 1983 : 42-70)1. Durant le conflit algérien, cette querelle s’est traduite en « bataille de l’écrit » propre au milieu étudiant, faisant écho à celle des intellectuels à la même époque (Monchablon 1999 : 180). A travers cette production discursive émerge une image du monde étudiant telle qu’elle se construit en fonction d’objectifs argumentatifs : il s’agit, en l’occurrence, de justifier l’engagement politique de l’organisation, d’expliquer les effets du conflit sur le milieu étudiant et de mobiliser la masse étudiante pour l’action. Cette image collective nouvelle s’élabore en rapport étroit avec le passé du groupe : elle travaille à se différencier des représentations discursives qui circulent dans la mémoire du groupe, cette « mémoire étudiante » qui fait en soi l’objet de reconstructions répétitives (Legois 2002 : 15-16). Ainsi se crée un discours de polarisation qui confronte les générations étudiantes passée(s) et présente. C’est dans ce cadre qu’il faut examiner les modalités selon lesquelles s’élabore un nouvel ethos collectif susceptible de modifier l’image traditionnelle de l’étudiant et de le transformer en acteur politique légitime.

2. Cadre théorique

4 Une partie importante des études sur le fonctionnement rhétorique des mouvements sociaux traite de la construction rhétorique de l’identité collective (Stewart, Smith and Denton 2002 : 59-61), considérant qu’en l’absence d’une identité positive et forte, les participants à un mouvement de protestation risquent de se sentir marginalisés, ignorés, dépréciés, voire ridiculisés par l’opinion publique :

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Protestors must have strong, healthy egos if they are to take on powerful institutions and entrenched cultural and social customs and values. […] Protestors must come to see themselves as substantial human beings with the power to change their world (Stewart 1999: 91).

5 Le renforcement de l’identité collective s’effectue sur la base de la race, de l’âge, du sexe (gender) ou du statut professionnel, et consiste en l’élaboration de traits caractéristiques propres au groupe, à savoir l’apparence, le langage, les valeurs et les croyances, les symboles visuels. A cette rhétorique de l’affirmation identitaire s’ajoute une rhétorique de polarisation dont l’objectif est de consolider l’identité du groupe en présentant péjorativement les autres : A strategy of affirmation is concerned with judicious selection of those images that will promote a strong sense of group identity. A strategy of subversion is concerned with a careful selection of those images that will undermine the ethos of competing groups, ideologies, or institutions (King and Anderson 1971 : 244).

6 Cette double rhétorique d’identification et de polarisation produit une image du groupe avec laquelle les membres du mouvement peuvent s’identifier et à l’aide de laquelle ils se positionnent par rapport aux autres groupes. Elle sert également à recruter des membres potentiels et à faire adhérer d’autres auditoires au discours du mouvement.

7 C’est cette image du groupe que nous appelons ici ethos collectif. La présente étude se propose de décrire le processus de sa construction et la manière dont il s’est élaboré par une stratégie de polarisation. Mais alors que la rhétorique de polarisation est traditionnellement examinée sur l’axe synchronique, à savoir l’ethos collectif face aux autres ethè coexistants, nous l’étudierons ici sur l’axe diachronique, à savoir l’ethos collectif contemporain face aux ethè précédents du même groupe. C’est dans ce cadre que la distinction entre ethos discursif et ethos préalable joue un rôle essentiel.

8 Le re-travail de l’ethos préalable est la pratique discursive au gré de laquelle le locuteur investit son image préexistante pour construire un ethos discursif plus conforme à son projet argumentatif (Amossy 2002 : 239). L’ethos préalable consiste en l’idée que l’auditoire se fait du locuteur à partir de son statut social ou de sa position institutionnelle ; des représentations sociales et des stéréotypes attachés à la catégorie sociale à laquelle il appartient ; et des représentations préalables de la personne du locuteur qui circulent jusqu’au moment de l’échange nouveau (Amossy 2006 : 79-82). Il est également convenu de considérer les rôles préétablis inhérents au genre du discours comme des éléments d’ethos prédiscursif, surtout quand la situation communicationnelle présente un locuteur au sujet duquel l’auditoire ne dispose d’aucune représentation préalable à sa prise de parole (Maingueneau 1999 : 78). L’ethos discursif choisit ainsi de modifier ou de confirmer certains éléments de l’ethos préalable. Il est élaboré par le locuteur en fonction de l’image qu’il se fait de son auditoire : faisant partie d’une stratégie argumentative plus large, il est adapté à ce que le locuteur considère comme les attentes de l’auditoire visé, sa conception d’un orateur crédible et compétent, et la manière dont cet auditoire est censé percevoir le locuteur (Amossy 1999 : 132-134).

9 Dans cette perspective, l’ethos collectif est plutôt lié aux représentations et stéréotypes attachés à la catégorie sociale à la quelle le locuteur appartient. Ainsi, Charaudeau suggère que : Les individus, du fait de leur appartenance à un groupe, partagent avec les autres membres du groupe des caractères similaires, ce qui donne l’impression, vu de l’extérieur, que ce groupe représente une entité homogène. Une fois de plus, il est

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essentialisé par un regard extérieur, ce qui engendre des stéréotypes […] L’ethos collectif correspond à une vision globale, mais à la différence de l’ethos singulier, il n’est construit que par attribution apriorique, attribution d’une identité émanant d’une opinion collective vis-à-vis d’un groupe autre (2005 : 90).

10 L’étude du re-travail de l’ethos préalable d’un groupe2 exige alors d’analyser la manière dont ce groupe élabore sa propre histoire et retravaille une série de représentations sociales préétablies. Nous nous attacherons principalement à l’image que les énonciateurs ont construite en parlant explicitement d’eux-mêmes. Autrement dit, nous étudierons ici l’image que nous trouvons dans le « dit », ou ce que Dominique Maingueneau dénomme « ethos dit » (1999 : 91-97 ; 2002 : 64-66).

3. Etude de cas

3.1. Exprimer la volonté de renouveler le mouvement étudiant

11 En 1961, un leader étudiant, président de l’UNEF, publie un livre qu’il intitule Les étudiants. Dans cet ouvrage, il constate qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les étudiants français, regroupés au sein de leur nouveau syndicat, ont redéfini leur place et rôle dans la société, modifiant de ce fait la manière dont ils se perçoivent. La nouvelle définition de l’étudiant français, écrit-il, « est loin de la traditionnelle définition de l’étudiant situé en dehors de la société, vivant comme une sorte de parasite, passant le plus clair de son temps à d’agréables occupations plus ou moins folkloriques et sans souci de son avenir » (Gaudez 1961 : 20). Il se demande alors jusqu’à quel point les étudiants de l’an 1961 se reconnaissent dans la « nouvelle définition » de l’étudiant comme « jeune travailleur intellectuel », telle qu’elle figure dans la Charte de Grenoble, adoptée par l’UNEF en avril 1946.

12 Il se trouve que ce souci de faire adhérer la masse étudiante à une nouvelle définition de ses tâches civiles au sein de la cité, élaborée autour du « syndicalisme étudiant », préoccupe les dirigeants « minos » de l’UNEF depuis qu’ils ont gagné le contrôle du bureau national de l’organisation en juin 1956. Issus pour la plupart de la Jeunesse É tudiante Chrétienne (Fischer 2000 : 216-224), ces militants « minos » placent le renforcement de la « conscience syndicale » dans la population étudiante en tête de leur liste de priorités, à côté, sinon avant, la Mission universitaire confessionnelle dans laquelle ils s’engagent (Chapuis 1976 : 27-38). En témoigne une brochure diffusée parmi les militants de la Jeunesse Étudiante Chrétienne, à la rentrée de l’année scolaire 1956 - 1957 : Il est aisé de proclamer que le syndicalisme est un excellent moyen d’éducation, qu’il permet l’exercice de responsabilités concrètes, qu’il peut être pour le milieu l’occasion d’une véritable libération […] L’expérience prouve par contre qu’il est beaucoup plus difficile de réaliser ces beaux principes. Nous avons aussi un rôle essentiel à jouer. Nous n’admettrons jamais que le syndicalisme ne soit le fait que de quelques dirigeants « éclairés » : il n’y a pas de syndicalisme, s’il n’y a pas, préalablement, le souci d’y faire participer l’ensemble des étudiants (Problèmes syndicaux 1956 : 39).

13 Ainsi, l’organe principal de la J.E.C., l’Action Catholique Étudiante, qui passe à cette époque du format ronéotypé à l’imprimé, et dont le tirage mensuel s’accroît à 5000 exemplaire en 1956 (selon la fiche du dépôt légal, et sans compter les éditions destinées aux classes préparatoires et aux grandes écoles), apparaît comme un instrument de

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réflexion et de discussion sur les tâches et rôles du monde étudiant à l’ère du syndicalisme. Le numéro spécial de septembre 1956 se propose de s’« interroger sur les justifications profondes du syndicalisme étudiant » à travers une étude de « l’histoire récente du mouvement étudiant », et plus précisément depuis 1946, l’année qui « avait rénové le mouvement étudiant [et] consistait en la volonté des étudiants d’alors de replacer le monde étudiant dans la nation » (A.C.E., numéro spécial, septembre 1956, pp. 45-46). La notion que le syndicalisme étudiant « c’est la recherche dès aujourd’hui et pour l’avenir de la juste place des étudiants dans la nation » (A.C.E., n° 2, décembre 1956, pp. 10-11) sera donc reprise et approfondie dans plusieurs articles durant cette année (du n° 1 au n° 9, ce sont les pages 10-11 qui sont régulièrement consacrées à ce débat, où interviennent plusieurs responsables étudiants).

14 Le concept de « renouvellement » du milieu étudiant par le syndicalisme devient ainsi un lieu commun dans une rhétorique qui vise à justifier l’engagement politique du mouvement étudiant face aux événements en Algérie : Une première attitude caractéristique [du milieu étudiant face aux problèmes d’Outre-mer] est la défense et la recherche de la vérité, dont les étudiants ont souvent le souci sur ces problèmes d’Outre-mer. Rien de bien surprenant dans cette attitude : elle est en quelque sorte inhérente au milieu étudiant. La recherche et la défense de la vérité ne sont-elles pas la mission de l’intellectuel ? Mission que le monde étudiant a revendiquée officiellement et spectaculairement dans la Charte de Grenoble, en précisant les droits et devoirs du jeune intellectuel (A.C.E., n° 4, février 1956, pp. 4-5).

15 La création de la revue Documents Étudiants en 1957 est une manifestation authentique de cette recherche et défense de la vérité comme mission intellectuelle des étudiants. Le comité de rédaction, composé d’anciens militants de la J.E.C. et responsables « minos » de l’UNEF, a entrepris de faire circuler les informations nécessaires pour comprendre la réalité de la décolonisation (Fischer 2000 : 219). Dans l’article d’ouverture du premier numéro, les animateurs attestent que : Les crises qui, à différents titres, ont marqué ces dernières années, et en particulier les conflits provoqués par les phénomènes dits de « décolonisation », suscitent chez nombre d’étudiants une prise de conscience civique : nos camarades éprouvent avec une force nouvelle la nécessité de participer pleinement à la vie de la « cité » (Documents Étudiants, n° 1, décembre 1957).

16 C’est sur la base de cette auto-conception de la génération contemporaine du mouvement étudiant, marquée par les événements actuels et cherchant ses justifications dans une mission intellectuelle associée à son renouvellement depuis la Libération, qu’émerge un discours de polarisation qui cherche à distinguer la génération étudiante contemporaine des précédentes. En témoigne ce passage d’un article sur « Politique et Jeunesse » paru dans la revue Le Semeur, (organe de la Fédération Française des Associations Chrétiennes d’Étudiants protestants) : Enfin, ce n’est que par la vitalité des Mouvements que les réactions des jeunes pourront être exprimées, et que leur évolution pourra se manifester. Toutefois, ce caractère d’actualité et de vitalité des Mouvements conditionnent ou plutôt commandent leur vigilance. Ils ne peuvent s’enfermer dans leurs traditions si bonnes soient-elles. Ils ne peuvent non plus s’en tenir à une fidélité formelle à leurs programmes ou à leurs structures. Pour assumer leurs responsabilités, ils doivent être actuels, présents à la vie du pays, structurés de telle manière que les réactions et l’évolution des jeunes y soient immédiatement perceptibles (Le Semeur, no. 2, décembre 1955, pp. 13-15).

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3.2. Du renouvellement au re-travail de l’ethos préalable

17 Si la rhétorique du renouvellement avait réussi à introduire une série de lieux communs dans le discours étudiant, elle n’en semblait pas moins insuffisante pour préparer l’opinion de la majorité en faveur de l’aventure politique de l’UNEF. La fragilité du mouvement s’est exprimée lors du congrès d’avril 1957, qui a aussi marqué le cinquantenaire de l’organisation. Annonçant que l’UNEF « va s’interroger une fois de plus sur les limites de son “apolitisme” » (Le Monde, 21 avril 1957), la presse perçoit bientôt que « les étudiants livrent entre eux une grande bataille » lors du « congrès le plus dramatique de 50 ans de syndicalisme universitaire » (Paris-Presse, 21 avril 1957). Le drame atteint son apogée lors de la « fin d’un congrès lourd de conséquences » (Le Figaro, 27-29 avril 1957) : « L’UNEF explose à l’aube » (Paris-Presse, 28-29 avril 1957). La scission est donc consommée : dix-sept associations générales d’étudiants (les branches locales de l’UNEF) quittent l’organisation pour créer le Mouvement des Étudiants Français sur une base d’apolitisme.

18 Le décor d’une rhétorique qui va distinguer le « nous », partisans de l’UNEF politisée, et le « eux », fidèles à un mode d’action apolitique, est donc planté. Mais si la rivalité entre les deux camps est visible sur le plan organisationnel, elle reste plus modérée au niveau discursif. Se souciant de l’unité du mouvement étudiant, les porte-parole de l’UNEF se confrontent à un besoin urgent d’expliquer l’engagement politique de l’organisation sans recourir à une attaque directe contre leurs adversaires. C’est dans ce contexte que le thème du renouvellement de l’UNEF sera développé pour se muer en re-travail des représentations préalables du monde étudiant. L’engagement politique de l’organisation y sera présenté comme le résultat d’un processus historique. Dans cette perspective, les partisans de l’approche politique ne font que réaliser le passage de l’UNEF vers l’ère du syndicalisme, qui « donne accès aux problèmes politiques » alors que les modes d’action précédents avaient empêché « une prise de conscience politique sérieuse dans le monde étudiant » (Témoignage Chrétien, 15 mars 1957).

19 Il n’est pas étonnant de constater que les adversaires « majos » adoptent une stratégie parallèle pour déplorer le tournant politique de l’UNEF. Le président de la Fédération des Étudiants de Paris, Eric Lem, publie une lettre ouverte destinée au président de l’UNEF dans laquelle, en qualité d’ancien vice-président de l’UNEF, il déplore la fin de la période où « tout le monde était uni » : L’UNEF jouant son rôle de syndicat étudiant, personne ne songeait à discuter les mots d’ordre de son bureau national ; conscients que leurs efforts étaient fonction de leur unité, tous les étudiants de France manifestaient pour défendre des revendications strictement universitaires. Aujourd’hui, une grande partie de ceux qui manifestaient il y a quinze jours, sont troublés, indignés par la prise de position que tu viens de faire prendre à l’Union Nationale, à propos de l’Algérie (Combat, 10.4.1957).

20 Un exemple impressionnant de stratégie de polarisation apparaît dans le discours des « minos » peu avant la rentrée de 1957-1958. Deux responsables étudiants, l’un président de l’UNEF, l’autre conseiller juridique de l’organisation, rédigent ensemble un essai remarquable qui devient rapidement « la bible du syndicalisme étudiant en France » (Monchablon 2006 : 63). Tiré à plus de 5,000 exemplaires3, le livre Syndicalisme étudiant offre une synthèse historique du mouvement étudiant français 4, dont les principaux thèmes vont dépasser de loin les limites du cadre étroit du discours étudiant pour devenir un point de référence dans les écrits universitaires sur l’histoire des

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étudiants en France (Morder 2006 : 10). Le format choisi pour cette rédaction, un essai aux éditions du Seuil, permet désormais d’approfondir le regard historique sur le mouvement étudiant en le faisant servir aux besoins argumentatifs nés de la crise politique5. Sensibles à la réticence que manifeste une partie importante de l’opinion publique des étudiants à l’égard de l’engagement politique, les auteurs examinent systématiquement les traits caractéristiques de l’étudiant et de son milieu à travers l’histoire, puis les retiennent ou les rejettent au gré de l’image qu’il importe de mettre en place.

21 « L’étudiant d’aujourd’hui » est constamment comparé à celui d’hier, à commencer par l’étudiant bourgeois de la Belle Epoque, à laquelle on attache l’étiquette de « folklorique ». C’est l’époque où les premières Associations générales des étudiants ont été créées, avec les encouragements des professeurs et du gouvernement. Regroupés dans une forme d’organisation destinée à développer la culture des clubs, les étudiants sont décrits ainsi : Issus des classes dirigeantes, [ils] viennent à l’Université pour y passer les plus joyeuses années de leur vie et accessoirement préparer des examens que rien ne les presse d’obtenir, car le père assure une pension confortable et apprend avec indulgence les fredaines du fils choyé dont on sait bien qu’il s’assagira vite et pour qui l’on prépare situation confortable et jeune femme bien élevée qui feront de lui un homme respectable. A l’abri, pour la plupart, des soucis matériels et des préoccupations professionnelles futures, les étudiants se livrent à des manifestations extérieures et à des chahuts destinées à effrayer le « bourgeois », à terroriser les jeunes bizuths ou à épater la population. Ces activités sont encadrées et orchestrées par les associations qui se conçoivent comme des cercles plus ou moins fermés où l’esprit de caste n’est pas absent. Une fois entré, un vocabulaire approprié, la science du chansonnier, l’apprentissage des traditions et différents exploits font de l’étudiant cet être hybride, en marge de la société, profondément méprisant à l’égard de tout ce qui n’est pas étudiant (Borella et De la Fournière 1957 : 37).

22 La description de l’étudiant folklorique n’est pas sans présenter une dimension caricaturale. Elle repose sur une série de représentations sociales qui circulent au XIXe siècle et que diffusent la littérature ou les guides touristiques de Paris. Mais il faut voir que cette description caricaturale de la gaîté étudiante ne se fait pas seulement l’écho des certaines idées reçues. Elle reprend aussi un ton de dérision courant durant la période « folklorique », où les étudiants sont la cible d’une critique, portée en l’occurrence par le discours socialiste, qui vise le caractère bourgeois de leur milieu. La similarité de ce passage écrit en 1957 avec les textes de la fin du XIXe siècle cités par Moulinier (2002) est frappante : [L’étudiant] sait que tout est arrangé pour lui dans la société… Pourquoi essaierait-il de développer en lui l’esprit d’initiative, le jugement personnel ? La faculté pense pour lui (Renault et Le Rouge, Le Quartier Latin, 1898, pp. 2-22, cité par Moulinier 2002 : 27-28).

23 Egalement présente dans le texte de Borella et De la Fournière figure la défense de la gaité étudiante contre la critique issue du monde adulte ou des cercles politiques étudiants. De même que les étudiants de l’âge folklorique n’ont pas renoncé à « la noce et la blague » et ont réclamé leur droit au plaisir (ibid. : 28-29), de même le Syndicalisme étudiant reste sensible à la puissance de cette tradition folklorique au sein de sa propre génération étudiante : Il se trouvera sans doute des esprits chagrins pour regretter le bon vieux temps où l’on s’occupait moins de syndicalisme et plus de folklore. Laissons-les à leurs

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tendres évocations ! L’étudiant d’aujourd’hui a gardé toute sa bonne humeur, son sens du canular et son amour de la vie ; mais il sait aussi que d’autres problèmes doivent retenir avant tout son attention (Borella et De la Fournière : 65).

24 Une deuxième époque, qui correspond à la période de l’entre-deux guerres, est qualifiée d’âge corporatiste. « Appauvri, ayant pour camarade un ancien soldat de Verdun, pleurant un père ou un cousin, hanté - fait nouveau - par l’avenir, l’étudiant de 1920 n’est plus celui de 1900 » (ibid. : 39). C’est une période qui voit la création de l’entraide sociale en faveur d’un nouveau type d’étudiant : l’étudiant pauvre. Nés souvent de façon spontanée, sous la pression de cette solidarité instinctive qui amène l’étudiant à soulager les misères de ses camarades, de nombreux services coopératifs vont s’étendre puis s’organiser à l’échelon national. [...] On commence à y travailler, à se sentir responsable de la masse étudiante (ibid.).

25 Mais si ces activités marquent le début d’une solidarité étudiante et l’émergence d’une conscience nationale, elles entraînent néanmoins, selon les auteurs, quelques désavantages. Ainsi, l’entraide sociale en faveur de l’étudiant pauvre impose l’image d’un étudiant nécessiteux : « pour l’individu moyen non averti, les “œuvres en faveur des étudiants” pourraient faire partie de ces bonnes œuvres au service des déshérités, et l’étudiant pauvre doit être aidé par la charité publique au même titre que l’aveugle ou l’incurable » (ibid. : 40). C’est donc une image qui est très loin de celle qu’entend promouvoir la Charte de Grenoble, celle d’un être responsable, autonome et producteur. D’autres traits qu’il importe de rejeter concernent la nature même du corporatisme étudiant de l’époque. On se refuse ou on ne songe pas à poser le problème d’ensemble, c’est-à-dire celui de la situation de l’étudiant dans le pays et de son statut. A des difficultés partielles, on trouve des solutions partielles : restaurants bon marché, cités, bourses d’études ; pour cela on fait appel à l’État ou à l’initiative privée pour qu’ils aident l’étudiant qui devient ainsi un assisté ; mais on n’a résolu ni même posé la véritable question, celle de la vie du jeune intellectuel. […] Il y a plus grave. Le corporatisme, s’il refuse d’analyser les causes profondes des difficultés sociales étudiantes, manifeste en même temps sa volonté de ne pas s’occuper que des seuls étudiants actuellement sur les bancs de l’Université. L’UNEF n’imagine pas qu’elle ait son mot à dire sur les rapports du monde étudiant avec le reste de la nation, ni sur le devenir de l’Université. […] De plus les méthodes revendicatives restent dans l’enfance : on exprime des vœux, on demande poliment, mais on hésite à se servir de la masse pour forcer le succès (ibid. : 43).

26 Dépendant de son père à l’âge folklorique, l’étudiant de l’âge corporatiste est dépendant de la charité de l’État ou des fonds privés. L’étudiant assisté de ce stade antérieur est le symbole d’une période durant laquelle, malgré la prise de conscience de l’UNEF, les étudiants sont toujours loin de l’autonomie, et privés d’une place véritable au sein de la société. L’apolitisme associé à leur organisation est le signe d’un manque de maturité, celui d’un âge l’adolescent où l’étudiant ne parvient pas à assumer la maîtrise de son propre pouvoir, celui de la masse étudiante.

27 A ces deux « âges » dans l’évolution du mouvement étudiant français, les auteurs ne manquent pas d’ajouter deux moments supplémentaires. Il s’agit d’abord de l’activisme étudiant avant la création des premières Associations Générales des Etudiants (A.G.E.) qui ont donné à cet activisme son identité étudiante. C’est une période allant du Moyen Age jusqu’aux premières années de la Troisième République, donc, une véritable histoire qu’il ne faut pas laisser échapper, et dont l’héritage est trop riche pour être ignoré :

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Qu’y-a-t-il de commun entre nos modernes facultés, où des jeunes préparent hâtivement une carrière, et cette Université [de l’ancien régime]… ? Bien peu de choses, sinon cette curiosité intellectuelle, cet anti-conformisme et cette bohême anarchisante qui sont l’apanage de tout intellectuel, du moins sous certaines latitudes ! Il y a également bien peu de rapports entre nos modernes associations et les nombreux groupements estudiantins qui fleurissent au XIXe siècle, après que la France ait fait son premier apprentissage de la démocratie. Certes, nombre d’étudiants d’aujourd’hui reconnaissent leurs frères en ceux qui entourent Théophile Gautier à la Bataille d’Hernani, applaudissent Lamennais, ou se font tuer sur les barricades en 1830 et 1848. Mais rien à cette époque n’atteste une action originale des étudiants en tant que groupe. Leur désir d’action, leur attachement à la liberté, les amènent à s’enthousiasmer pour les luttes politiques ou religieuses mais ils y participent comme de jeunes citoyens, au même titre que l’ouvrier du faubourg Saint-Antoine ou le libraire des quais de la Seine. Leur action n’a rien de celle d’un « corps », qui va peu à peu se dessiner mais sous d’autres aspects (ibid. : 34-35).

28 Si cette tradition apporte à la mémoire étudiante un héritage précieux - celui des modes de vie, des styles, des comportements - elle souffre néanmoins d’un désavantage sensible : l’absence d’une collectivité ou d’une identité étudiante, sans laquelle on ne peut pas vraiment parler d’un mouvement étudiant. Autrement dit, sans organisation sous forme d’association, il n’y a pas de mouvement étudiant mais plutôt un type primitif de « regroupement estudiantin » si bien que, « malgré des antécédents si vénérables, on ne saurait faire remonter le mouvement étudiant plus haut que la fin du XIXe siècle » (ibid.).

29 Une deuxième période fort problématique est la Seconde Guerre mondiale. Le compte rendu de cette période commence par une affirmation très claire : « L’UNEF n’a jamais collaboré ». Mais elle n’a pas résisté non plus : « Ce qui n’était pas que frein dans l’action (de l’âge corporatiste) va devenir erreur tragique avec la Seconde Guerre mondiale. Confrontés à la réalité des déportations et de l’occupation allemande, les principes corporatistes et apolitiques de l’UNEF sont ridicules sinon gravement coupables, et cette période faillit coûter la vie au mouvement étudiant, du moins sous la forme qu’il avait prise jusqu’alors » (ibid. : 44). Si cette période reste en dehors de l’histoire du mouvement étudiant c’est, une fois de plus, à cause de l’absence d’une spécificité étudiante : l’UNEF, fragile à cause de son apolitisme de l’entre-deux guerres, laisse le terrain libre à un autre regroupement de jeunesse (Forces Unies de la Jeunesse Patriotique, par exemple). On ne l’accuse pas d’avoir collaboré : on l’accuse d’être restée - comme tant d’autres - passive, de n’avoir pas su s’intégrer au magnifique mouvement de résistance qui souleva les étudiants dès 1940, ou en prendre la tête. Quelques-uns pourtant ont sauvé l’honneur ; parmi eux un dirigeant de l’UNEF de Lescure, organisateur de la célèbre marche à l’Étoile des étudiants de Paris du 11 novembre 1940 (ibid. : 47).

30 A cela ils ajoutent une remarque en bas de page : « Nous ne voulons pas ici faire l’histoire de la Résistance étudiante. Cette histoire reste à faire. Nous citons seulement les faits principaux qui ont pesé sur l’histoire de l’UNEF après la Libération ». La manœuvre rhétorique est évidente : admettant l’échec de l’UNEF pour déplorer l’approche apolitique du corporatisme unéfien, on insiste plutôt sur l’engagement d’une poignée d’étudiants, « sauveurs de l’honneur », pour arriver directement à la création de la Charte de Grenoble, et donc présenter le syndicalisme étudiant, et l’approche politique des « minos » en leur centre, comme un prolongement de la résistance étudiante. La leçon tirée de la Seconde Guerre mondiale est que le

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mouvement étudiant ne peut pas rester dans le corporatisme apolitique et que les quelques étudiants qui ont participé à la Résistance doivent servir de modèle.

31 C’est alors qu’arrive la Charte de Grenoble qui ouvre « la voie à un syndicalisme étudiant qui lutte pour la défense de l’école, la réforme de l’Université, une politique nouvelle orientée vers la jeunesse, la reconnaissance de l’étudiant comme un jeune travailleur intellectuel » (ibid. : 66). Les créateurs de la charte sont rebaptisés « les hommes de Grenoble » (56), groupe de pionniers qui marquent « la victoire de l’esprit de la Résistance » (55), dont le travail doit être continué, afin de « remuer quarante ans de traditions et d’habitudes » (55). Cet appel à la mémoire collective débouche sur un impératif moral, « conserver un dépôt, celui de la Libération et de l’espoir de Grenoble » (61). Ceci est fortement accentué dès le début du livre, avec une dédicace « aux étudiants français morts dans la Résistance, qui montrèrent aux jeunes générations où sont la vérité et le devoir, pour le temps de paix comme pour le temps de guerre », et une préface de Paul Bouchet, représentant la génération de la Libération et l’un des rédacteurs de la Charte de Grenoble.

32 La dimension historique que ce livre fournit à l’ethos collectif des étudiants est donc considérable. Si cet ethos collectif, image d’un groupe construite au gré d’un réel besoin argumentatif, consiste à se concevoir comme les successeurs des héros de la Résistance, c’est en fait pour justifier la prise de position politique de l’UNEF par rapport à la guerre d’Algérie, afin que la génération actuelle ne soit pas jugée ou condamnée par l’histoire comme collaboratrice. Dans ce sens, l’ethos collectif construit et proposé par les « minos » correspond à un véritable souci, qui se dégage clairement du livre : il ne faut pas laisser l’UNEF faillir une deuxième fois. Le découpage historique proposé par les auteurs se propose, avant tout, d’associer le courant apolitique de l’UNEF, celui des militants « majos », à une période que l’on peut qualifier de « préhistoire ». Ainsi, il ne s’agit pas d’un simple résumé d’une série de représentations sociales et de stéréotypes associés aux étudiants de l’avant-1946. Il y va plutôt d’une manipulation de ces représentations qui vise à voir dans l’âge contemporain du syndicalisme étudiant, annoncé par la Charte de Grenoble, une maturation historique.

3.3. Mobiliser à l’action à l’aide de la rhétorique de polarisation

33 L’efficacité du Syndicalisme Etudiant comme instrument explicatif n’échappe pas aux militants étudiants. L’Étudiant de France annonce sa parution dans le premier numéro paru depuis sa suspension en 1953, considérant qu’un « tel livre était nécessaire depuis longtemps. […] Trop de choses ont été dites à tort ou à raison sur l’UNEF Il importait qu’une mise au point précise soit publiée : voilà qui est fait » (L’Étudiant de France, no. 1, octobre 1957). Le Semeur le baptise « Bréviaire du syndicalisme étudiant », en soulignant le « rôle qu’il jouera auprès des étudiants qui vont prendre à la tête de l’UNEF la relève de l’équipe », mais aussi chez « nous, simples étudiants, c’est-à-dire éléments de base du syndicalisme étudiant » : Mais ce n’est pas simplement une chronique, intéressante par les leçons qu’elle nous aide à tirer des expériences passées, elle nous permet surtout de comprendre ce que signifie le retour actuel de l’UNEF à sa vocation syndicale, sa fidélité à la Charte de Grenoble (Le Semeur, n° spécial, décembre 1957, 11).

34 Mais si la rhétorique de polarisation est utilisée à des fins plus concrètes, telle que la mobilisation de la masse étudiante en vue d’une action protestataire, c’est sans doute à l’occasion de la manifestation organisée par l’UNEF le 27 octobre 1960. Au congrès

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décisif d’avril 1960, l’UNEF déclare que « le moment est venu de prendre position » (Tribune-Socialiste, 23 avril 1960, voir notamment un cliché d’une scène folklorique de la vie étudiante avec comme sous-titre « être étudiant, ça n’est pas seulement chahuter… »). Le nouveau bureau reprend les relations avec l’UGEMA (Union Générale des Étudiants Musulmans d’Algérie) et se fait immédiatement attaquer par la presse générale, qui fait intervenir plusieurs responsables étudiants ou ceux dits « de base » en délégitimant la prise de position politique de l’UNEF (« L’Union Nationale des Étudiants et la politique algérienne - deux réponses », Le Figaro, 18-19 juin 1960 ; « Pierre Gaudez et le bureau de l’UNEF jugés par la “base” », Paris-Presse, 19-20 juin 1960 ; « L’avenir du syndicalisme étudiant dépend du réveil des abstentionnistes », Combat, 22 juin 1960). C’est sur cette base que le ministre de l’éducation nationale sanctionne l’UNEF en supprimant la subvention accordée à l’organisation, une décision à laquelle l’UNEF répond par un rapport financier, affirmant qu’il « est bien éloigné le temps où l’UNEF faisait dans son budget une part aux activités dites de “folklore”… Ainsi, l’UNEF entre de plus en plus pleinement dans le rôle qui lui revient de par sa nature : apporter le point de vue de l’ensemble des étudiants dans les organismes où se débattent leurs problèmes » (UNEF, Notes sur les activités de l’UNEF, juin 1960, préface, BN 4°WZ 6924). D’un autre côté, l’UNEF est menacée par le nombre croissant des étudiants qui penchent vers des méthodes de protestation illégales, l’insoumission ou le soutien au FLN en qualité de « porteurs de valises » (Hamon et Rotman 1979 [1982] : 220-228 et 316-320 ; Winock 1987 : 23-24).

35 C’est pour regagner la confiance de cette « nouvelle mino » et pour réaliser le mandat de poursuivre l’engagement politique que lui a confié l’assemblée générale extraordinaire de l’organisation à Paris en juin 1960 (Monchablon 1983 : 112), que l’UNEF lance un « Appel aux hommes de la Paix », invitant les mouvements de jeunesse ainsi que des syndicaux ouvriers à la rejoindre dans une manifestation en faveur d’une paix négociée en Algérie. Le numéro de la rentrée d’octobre 1960 de L’Étudiant de France sera consacré à « la Grande Manif », exemplifiant ainsi une rhétorique qui cible une action protestataire précise.

36 L’éditorial du président de l’UNEF, Pierre Gaudez, établit tout d’abord les rapports entre le milieu étudiant et le mécontentement à l’égard de la politique française en Algérie : La rentrée universitaire se déroule dans une atmosphère de troubles et de répression des libertés, et l’Université est la première cible de toutes les attaques faites au nom sacro-saint de la Communauté nationale ! Quelle place donne-t-on à l’Université dans ce pays ? On préfère envoyer les jeunes en Algérie s’initier aux techniques de la guerre révolutionnaire plutôt que de leur permettre d’accéder plus nombreux à l’enseignement. On préfère engloutir des milliards dans une guerre anachronique plutôt que de construire des amphis, des labos et des cités universitaires. On galvaude les valeurs traditionnelles de liberté et de justice chères à l’Université française pour y substituer celles d’Honneur et Patrie mises à toutes les sauces. « La guerre c’est le passé, l’Éducation c’est l’avenir ! » On ne prépare pas l’avenir à reculons. Il est urgent de donner à l’Éducation Nationale les moyens d’accueillir et de former les dix millions de jeunes qui arrivent à l’École et de leur donner ainsi la notion des vraies valeurs de la Communauté Nationale (« Un avenir alarmant ! », L’Étudiant de France, n° 22, octobre 1960, p. 3).

37 Ce discours destiné à un auditoire qui, pour sa plus grande part, entre à la faculté pour la première fois, vise à donner au lecteur un sentiment d’appartenance plus global. Les problèmes actuels sont observés d’une perspective plus large dans laquelle le milieu

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étudiant apparaît comme un ensemble d’individus appartenant à trois groupes : la nation, l’Université et le milieu étudiant. Remplissant le rôle de dirigeant syndical, Gaudez donne le souci de l’avenir de l’enseignement supérieur, ou de l’avenir de ceux au nom desquels il parle, comme la raison principale du mécontentement. Cette position marque la spécificité étudiante de la protestation, l’UNEF défendant l’intérêt d’un public troublé par la guerre. Mais elle agit également en qualité de groupe appartenant à la communauté plus large de l’éducation et du monde universitaire. Les étudiants sont donc chargés d’une mission éthique, qui va au-delà de la défense de leur intérêts immédiats : porter et défendre les valeurs de la liberté et de la justice « si chères à l’université française ». A travers cette mission, les membres du groupe rempliraient leur rôle de citoyens : ils seraient les fidèles défenseurs des « vraies valeurs de la Communauté Nationale ».

38 L’éditorial de Gaudez présente alors un ethos collectif correspondant aux thèmes courants du discours étudiant précédent : celui d’un groupe doté par le syndicalisme d’une mission civile et d’un rôle dans la cité. Mais si cet appel à l’opinion publique des étudiants lancé ici par le président du mouvement recourt à une polarisation plutôt modérée, à savoir « nous » - les étudiants unis - face à « eux » - les pouvoirs politiques - l’article principal du numéro fait, quant à lui, un usage moins timoré de la rhétorique de polarisation. Reprenant le découpage chronologique d’ores et déjà connu, cet article y ajoute un aspect supplémentaire pour insister sur la spécificité de la génération étudiante de cette année 1960 en annonçant que « l’UNEF passe à l’action » (ibid. : 5-6).

39 Sous le titre « UNEF. 50 ans d’histoire ; 13 ans de lutte », une occasion s’offre aux rédacteurs de présenter aux lecteurs du journal une vue d’ensemble de l’histoire du mouvement étudiant. On conseille aux lecteurs de lire l’ouvrage déjà célèbre de Borella et De la Fournière, dont les idées sont systématiquement reprises et résumées dans l’article. Quatre ans après la parution de l’ouvrage, les étudiants nouveaux ont eux- mêmes l’occasion de participer au mouvement à un moment unique que le journal qualifie de nouveau chapitre de son histoire. C’est le moment pour la masse étudiante de se lancer sur le terrain préalablement préparé par la direction « mino » de l’UNEF Depuis six ans, le bureau national de l’UNEF ne cesse de s’exprimer, mais « [ses] déclarations hardies sur le colonialisme ne sont pas l’expression d’une véritable prise de conscience de l’opinion étudiante qui ne suit encore que d’assez loin les actions de ses dirigeants ». Maintenant que le terrain est prêt pour une véritable action de masse, « des brochures et des motions, UNEF passe à l’action » (ibid.).

40 Se crée alors une histoire propre de l’âge syndical de l’organisation étudiante, qui oscille depuis l’an 1946 entre les successeurs des Hommes de Grenoble et leur opposants, attachés à cette « hantise de la politique chère aux dirigeants de l’UNEF d’avant 1939 » (ibid.). L’opposition « mino » / « majo » sur la base d’une polarisation entre l’ancien et le nouveau est alors pleinement réalisée, et en ce moment de passage vers l’action, l’article évoque l’expérience du mouvement durant l’occupation allemande, cette fois-ci explicitement qualifiée d’échec : « L’apolitisme est presque toujours une équivoque, souvent une hypocrisie et une lâcheté, parfois une trahison. » Cette phrase de Paul Bouchet (Président de l’Association Générale des Étudiants de Lyon, de 1945-1947) n’a rien perdu de son actualité et le mouvement étudiant se souvient trop de ses erreurs passées, de son refus de choisir, en 1940, pour accepter de s’enfermer dans un corporatisme stérile au moment où l’avenir du pays se joue, et avenir qu’il doit que tout autre contribuer à bâtir (ibid.).

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Conclusion

41 Confrontés à une opinion publique divisée par rapport à l’engagement politique de l’organisation étudiante, sanctionnés par les pouvoir politique sur la base de cet engagement et constamment accusés par leurs opposants « majos » d’avoir endommagé l’unité du mouvement, les responsables « minos » ont cherché à justifier la prise de position de l’UNEF sur la question algérienne en construisant l’image nouvelle d’une génération étudiante profondément touchée par les événements politiques.

42 Cette image du groupe, ethos collectif construit au gré de soucis argumentatifs bien concrets, s’est élaborée à travers une rhétorique de polarisation entre l’ancien et le nouveau. Afin que la génération actuelle soit perçue comme majeure, responsable, remplissant ses rôles civils, il fallait reconstruire les images des générations précédentes dont elle se sépare. Folkloriques ou corporatistes, les étudiants du passé ont été présentés dans le discours étudiant comme une forme primitive du monde étudiant : vivant en dehors de la société et se livrant uniquement à des plaisanteries pendant la Belle Époque, ou nécessiteux et dépendants durant la période de l’entre deux-guerres.

43 Il se trouve que le re-travail de l’ethos préalable visant à manifester une distinction entre l’étudiant contemporain et celui d’hier a pris un tournant plus spécifique dans le discours destiné à faire adhérer la masse étudiante à la politisation de l’organisation. Les porte-parole du syndicalisme étudiant se sont fondés sur l’opposition ancien / nouveau dans leur rhétorique de polarisation entre les partisans du militantisme politique et les adhérents de l’approche apolitique au sein du mouvement étudiant. Sans se référer directement à leurs adversaires « majos », les « minos » se sont écartés du folklorisme et du corporatisme, termes lourdement connotés, en construisant une image collective péjorative susceptible de renvoyer plus ou moins indirectement au camp adverse. Au moment de l’appel à l’action protestataire, cette polarisation est devenue plus directe, et les « majos » ont été associés explicitement à l’image péjorative de l’ancienne génération étudiante.

44 Se démarquer d’une image préalable devenait ainsi le moyen de se distinguer d’un adversaire idéologique. Cette stratégie s’avérait compatible avec les objectifs de l’organisation : visant à projeter l’image d’un groupe uni, les « minos » ont construit un ethos collectif avec lequel l’étudiant de base, le « simple étudiant », peut facilement s’identifier. S’approprier un tel ethos collectif signifiait admettre les valeurs du progrès plutôt que rejeter le modèle d’un autre groupe.

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NOTES

1. C’est sur la base de cette opposition que l’UNEF subit une première scission en 1957 (résolue en 1958) et une deuxième en 1961, plus grave en raison du soutien gouvernemental à la création de la FNEF (Fédération Nationale des Étudiants de France) qui met en cause l’exclusivité de l’UNEF comme organisation représentative des étudiants. 2. La sociologie des mouvements sociaux qualifiera ainsi d’Image-making movement toute action collective destinée à modifier les stéréotypes associés à un groupe donné (Pitchford 1994). 3. Editions du Seuil, Comptes d’auteur pour l’année 1957. CME Fonds François Borella. 4. Certains éléments de cet historique avaient été publiés par François Borella dans les Cahiers Reconstruction N° 37, octobre 1956, sous le titre « Le syndicalisme étudiant : historique et signification ». 5. « C’était pour prouver aux autres organisations syndicales, ouvrières et politiques, que les étudiants n’étaient pas tous des nantis, des bourgeois, des profiteurs...», affirme François Borella dans un entretien avec Jean-Philippe Legois et Eithan Orkibi à Nancy le 24 avril 2008.

RÉSUMÉS

Cet article analyse la construction de l’ethos collectif des étudiants français durant la guerre d’Algérie. Troublée par les événements, une partie importante au sein de la direction de l’Union Nationale des Étudiants de France (UNEF), seule organisation représentative du milieu étudiant à cette période, revendique la politisation de l’UNEF et la mobilisation de ses adhérents en faveur d’une paix négociée en Algérie en soutien des aspirations nationales du peuple algérien. A travers une production discursive exceptionnellement riche, les responsables étudiants de ce courant, promoteurs du syndicalisme étudiant, ont créé une nouvelle image du milieu étudiant dans l’intention de remplacer l’image folklorique de l’étudiant par celle d’un citoyen responsable politiquement engagé. Cette procédure de re-travail d’un l’ethos préalable a contribué à légitimer l’expression politique du groupe et a facilité la mobilisation de ses adhérents. Elle a été également utilisée dans une rhétorique de polarisation par laquelle les étudiants plus proches du syndicalisme se sont détachés de leurs adversaires de l’UNEF, défenseurs d’un corporatisme

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étudiant non-politique. Remplissant plusieurs objectifs rhétoriques, le nouvel ethos collectif des étudiants renvoie à une population en train de se massifier dans un contexte social et politique unique.

This article analyzes the construction of the French students’ collective ethos during the Algerian War. Unsettled by the events, a large fraction within the leadership of the National Union of the Students of France (UNEF), the only representative organization of this population at the time, promoted the politicization of the UNEF and the mobilization of its members in favour of peace negotiations in Algeria and in support of the Algerian people’s national aspirations. Through an exceptionally rich discursive production, the leaders of this movement, who promoted student trade-unionism, created a new image of the group meant to replace the old folkloric representation by the image of a politically engaged and responsible citizen. This re-elaboration of the pre-discursive ethos of the group contributed to legitimize the political expression of the UNEF and to mobilize its members. It was also used as part of a “rhetoric of polarization” which enabled students in favour of trade-unionism to distinguish themselves from those of the opposite trend in the UNEF, who advocated non-political student corporatism. Serving several rhetorical objectives, the new collective ethos designated a rapidly increasing population in a unique social and political context.

INDEX

Mots-clés : ethos collectif, re-travail de l’ethos préalable, rhétorique de polarisation, guerre d’Algérie (1954-1962), étudiants Keywords : collective ethos, re-elaborating of pre-discursive ethos, rhetoric of polarization, Algerian War (1954-1962), students

AUTEUR

EITHAN ORKIBI Université de Tel-Aviv, ADARR

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L’image de soi dans les « autographies » de Rousseau Rousseau’s image of self in his “Autographies”

Pascale Delormas

1. Un ethos montré de rhéteur

1 La notion d’ethos telle que la conçoit l’analyse de discours permet d’aborder sous un angle nouveau la catégorie discursive de l’« autographie » (ce néologisme renvoie à l’idée d’une écriture qui met en scène le moi sans recruter forcément du « bio »1). L’autographie gagne à être considérée comme le lieu privilégié de l’élaboration d’une image de soi et de ce fait comme l’expression d’un positionnement dans une communauté. Nous prendrons l’exemple de discours autographiques considérés par la tradition comme canoniques pour examiner l’ethos qui s’y construit : les Confessions, les Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques et les Rêveries de Rousseau. Fondées sur la captation2 du genre des Vies de philosophes3, ces autographies cherchent à faire valoir les qualités de l’auteur en reprenant les traits stéréotypés du « vrai » philosophe. Mais ces traits ne sont pas figés : ils sont revus à l’aune des valeurs de la communauté de la République des Lettres des Lumières et ils prennent sens dans un contexte particulier. Les autographies peuvent être envisagées selon une approche dialogique comme des réponses à des jugements contemporains. Ainsi, l’auteur Rousseau est confronté à la nécessité de tenir compte d’un ethos préalable4 pour éviter d’être discrédité : l’image qu’il déploie de lui-même dans ses autographies s’oppose à la réalité d’un homme parfaitement acculturé, habitué des cercles mondains car, dans une perspective éditoriale, il doit mettre en avant une figure de « philosophe », indépendant des salons et des circonstances. Nous tenterons de montrer comment les ethè apparemment contradictoires du rhéteur et du philosophe s’articulent dans les différentes formes discursives adoptées.

2 Dans les trois textes, Rousseau répète sa revendication à défendre une image de sa personne si bien que le lecteur y voit soit un acharnement pathologique - la perspective

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adoptée est alors celle de la psychologie - soit des variations rhétoriques sur un même thème. Dans ce second cas, l’ethos montré n’est pas celui d’un fou mais celui du rhéteur habile, lecteur de Bernard Lamy (Lamy 1998 [1675]).

3 Rousseau demande explicitement que ses autographies soient lues comme des argumentations. Le motif invoqué est la nécessité de défendre sa personne à laquelle il serait acculé parce que ses ennemis s’acharneraient à faire de lui un monstre. Une méta-scène judiciaire configure ainsi un « espace autographique » cohérent par la relation qu’elle instaure entre les trois autographies. Ainsi, dès le préambule des Confessions, Rousseau s’affirme en plaideur dans un tribunal divin, toute confiance envers les hommes faisant défaut : Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. (Rousseau 1959 : 5)

4 Dans les Dialogues, le paratexte montre un auteur qui se plaint de n’être lu que comme homme de lettres alors qu’il chercherait à entrer en relation avec un lecteur pour le convaincre de son innocence : Quinze jours après je retourne chez lui [il s’agit de son ami Condillac], fortement persuadé que le moment était venu où le voile de ténèbres qu’on tient depuis vingt ans sur mes yeux allait tomber, et que d’une manière ou d’une autre, j’aurai de mon dépositaire des éclaircissements qui me paraissaient nécessairement suivre la lecture de mon manuscrit. Rien de ce que j’avais prévu n’arriva. Il me parla de cet écrit comme il aurait parlé d’un ouvrage de littérature que je l’aurais prié d’examiner pour m’en dire son sentiment. Il me parla de transpositions à faire pour donner un meilleur ordre à mes matières : mais il ne me dit rien de l’effet qu’avait fait sur lui mon écrit, ni de ce qu’il pensait de l’auteur. (Rousseau 1959 : 982)

5 Rousseau attend de son ami une réaction sur la chose même dont il est question dans les Dialogues : il lui demande de participer au procès qui lui serait fait dans la réalité et dont son ouvrage, en présentant sa vraie nature, donnerait le témoignage.

6 Dans les Rêveries, sa troisième autographie, Rousseau prétend avoir renoncé à tout espoir de se faire reconnaître pour ce qu’il est, mais nul n’est dupe : il s’agit d’une ultime manifestation qui sert ses intérêts. Rappelons qu’il avait prévu de faire figurer les Rêveries dans son Edition générale, alors qu’il prétend qu’il ne les écrit que pour lui.

2. Un déploiement ordonné de discours argumentatifs

7 Les différents genres de l’éloquence aristotélicienne, c’est-à-dire l’épidictique, le judiciaire et le délibératif semblent trouver à s’illustrer dans les autographies de Rousseau (Chanteloube 2003) : on repère le modèle de l’exemplum dans les Confessions, celui de l’elenchos dans les Dialogues et de la disputatio dans les Rêveries. L’analogie entre

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les genres oratoires et les genres littéraires étant devenue fondamentale à l’âge classique, à côté de la Rhétorique d’Aristote, Rousseau puise dans sa Poétique et dans les Principes de littérature de Batteux (1969 [1746] et 1967 [1754]) pour donner une image de soi positive sous une forme épique, dramatique et lyrique et construire un ethos explicite de philosophe tour à tour héroïque, offensif et serein.

2.1. Argumentation dans les Confessions

8 La technique d’argumentation par l’épidictique est décelable particulièrement dans les Confessions : l’éloge est omniprésent dans des anecdotes et des paroles rapportées qui représentent le philosophe en position de victime, d’accusé ou d’accusateur.

9 On peut nettement identifier dans les six premiers livres un choix thématique, textuel et pragmatique5 conforme au modèle rhétorique de l’ exemplum, c’est-à-dire une argumentation par l’illustration. La définition communément admise de l’exemplum est résumée par Le Goff : c’est « un écrit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire » (Bremond, Le Goff et Schmitt 1982 : 37-38) Suivant le modèle d’Aristote qui justifie la narration des faits de gloire et de vertu, parce qu’il suppose que la vertu ne prend de sens que in concreto, l’anecdote triviale est plaisante et frappe l’imagination. Perelman, à la suite d’Aristote, établit une distinction entre « illustration » et « exemple » dans une argumentation lorsqu’il écrit que « alors que l’argument par l’exemple sert à fonder soit une prévision soit une règle, le cas particulier joue un tout autre rôle quand la règle est admise : il sert essentiellement à l’illustrer, c’est-à-dire à lui donner une certaine présence dans la conscience » (Perelman 1988 : 121-120).

10 La deuxième partie des Confessions est majoritairement fondée sur l’argumentation par l’exemple. Les six derniers livres s’adressent à un public de lecteurs contemporains que Rousseau amène à se reconnaître dans les événements évoqués et dans la description critique de son univers.

2.2. Argumentation dans les Dialogues

11 L’argumentation dans les Dialogues se présente comme la mise en abyme de la défense de l’auteur à travers la forme du dialogue. Incarné dans un personnage du nom de « Rousseau », un « raisonneur » cherche à convaincre un autre personnage, appelé le « Français », de la nécessité de lire attentivement les écrits de Rousseau et de prendre parti pour lui. Cette indication générique de « Français » place d’emblée le dialogue dans la double énonciation : derrière le Français, c’est naturellement les Français qu’il faut entendre, c’est-à-dire des « lecteurs potentiels », auxquels Jean-Jacques Rousseau livre ses arguments.

12 Rousseau-personnage essaye de convaincre le Français par un procédé rhétorique moins répandu et nettement plus offensif que la maïeutique, le procédé de l’elenchos. Procédé ad hominem, l’elenchos est destiné à faire perdre la face à son adversaire dans un rapport interpersonnel en l’éprouvant et en mettant en évidence qu’il est un homme ignorant. Importé du vocabulaire juridique, ce terme renvoie à la démarche qui consiste à éprouver la validité des arguments adverses et à démonter les contradictions de l’interlocuteur. Il s’agit de faire dire à son interlocuteur exactement ce qu’il pense

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pour l’amener à reconnaître l’incompatibilité de ses arguments par un échange de questions / réponses et ainsi disqualifier sa pensée. Le procédé de l’elenchos est un exemple caractéristique du ton agonique dont M. Angenot6 donne une définition pragmatique : on peut y voir un type de discours qui suppose un contre-discours antagoniste fortement impliqué. Le locuteur vise alors une double stratégie : démonstration de sa thèse et réfutation de la thèse adverse, ou ridiculisation ou disqualification, ou tout à la fois (Angenot 1982 : 35-36). Un passage montre une satire du mauvais procès qui est fait à J.-J. : Rousseau : […] Mais, Monsieur, à ce compte, cet homme chargé de tant de crimes n’a donc jamais été convaincu d’aucun ? Le Français : Eh non vraiment. C’est encore un acte de l’extrême bonté dont on use à son égard de lui épargner la honte d’être confondu. Sur tant d’invincibles preuves n’est-il pas complètement jugé sans qu’il soit besoin de l’entendre. Où règne l’évidence du délit la conviction du coupable n’est-elle pas superflue ? Elle ne ferait pour lui qu’une peine de plus. En lui ôtant l’inutile liberté de se défendre on ne fait que lui ôter celle de mentir et de calomnier. (Rousseau 1959 : 726)

13 Les Dialogues cherchent à faire la démonstration par la dérision de la caducité de la pensée d’autrui, de la crédulité et de la critique aveugle de ses lecteurs, présentés comme les victimes secondaires de la manipulation dont ses écrits sont l’objet. Jusqu’alors on avait regardé l’amour de la retraite comme un des signes les moins équivoques […]. Au lieu de cela, voici par un coup de plume inattendu, ce goût paisible et doux jadis si universellement admiré, transformé tout d’un coup en une rage infernale ; voilà tant de Sages respectés et Descartes lui-même, changés dans un instant en autant de misanthropes affreux et de scélérats. (Rousseau 1959 : 788-789)

14 Le choix de l’elenchos s’avère efficace puisque le Français reconnaît dans le troisième et dernier dialogue que son interprétation erronée était liée à l’influence qu’il subissait.

15 Le propos des Dialogues s’apparente également au genre délibératif, qui implique qu’une décision soit prise à l’issue de l’exposition des arguments. La collectivité, représentée par le Français, est persuadée du bénéfice qu’elle peut retirer de la lecture des œuvres de Jean-Jacques Rousseau à travers une discussion sur l’opportunité de condamner ou d’innocenter l’individu J.-J.

2.3. Argumentation dans les Rêveries du promeneur solitaire

16 L’exercice scolastique de la disputatio est un dispositif argumentatif dont les trois étapes sont particulièrement bien représentées dans les Troisième et Quatrième Promenades des Rêveries (rappelons que les Rêveries sont constituées de dix fragments autonomes que Rousseau a appelés des Promenades) : dans la première étape, une pensée est soumise à la discussion, une sentence soutient une thèse (lectio) ; elle est suivie de commentaires de nature religieuse, philosophique ou scientifique ; c’est une mise à l’épreuve du raisonnement par des arguments contraires (quaestio), la dernière étape est une synthèse (determinatio) ; l’anecdote confirme ou infirme une thèse qui la précède - en cela, elle constitue un apport à l’argumentation7.

17 Dans la Troisième Promenade, la discussion s’oppose à une maxime de Solon, comme le début et la fin de la Promenade en témoignent : Je deviens vieux en apprenant toujours. Solon répétait souvent ce vers dans sa vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne ; mais

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c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir. (Rousseau 1959 : 1011) Ainsi retenu dans l’étroite sphère de mes anciennes connaissances je n’ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant. (1959 : 1023)

18 La Promenade suivante conduit le discutant à accepter cette même « vérité » qu’il vient de rejeter : « En ceci donc et en toutes choses semblables la maxime de Solon est applicable à tous les âges. » (1959 : 1039)

19 Adresse explicite de l’auteur à son lecteur, schémas textuels et discursifs de l’exemplum, de l’elenchos et de la disputatio empruntés à la tradition, tels sont les traits d’un ethos montré de rhéteur au service d’une figure de philosophe en conformité avec les attentes du public. Cette représentation se superpose à l’ethos montré et relève d’un ethos thématisé 8.

3. Des ethè thématisés

20 Dans les Confessions, un ethos tour à tour vertueux et doux est construit dans le cadre d’anecdotes vécues par le locuteur alors qu’il était plus jeune. Ce sont les exempla évoqués plus haut : Sans cesse occupé de Rome et d’Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d’une République, et fils d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’en enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain ; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de constance et d’intrépidité qui m’avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l’aventure de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action. (Confessions, Livre IX, 1959 : 416)

21 L’ethos vertueux dont s’inspire l’enfant, puisé dans les livres de l’Antiquité, est censé avoir modélisé ses actes : dès son plus jeune âge, Rousseau aurait tenté d’imiter des modèles et cherché à incarner l’arétè, c’est-à-dire la vertu du paysan du Danube, figure emblématique du parler franc, rude et vrai. A cette rigueur, s’oppose l’ethos doux de scènes bucoliques et tendres qui témoigne de qualités émotionnelles souvent teintées de nostalgie : J’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais point à mon lever, lorsqu’il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l’air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu’excite la contemplation de ses œuvres, et qui ne s’exprime point par des actes développés. (Livre XII, 1959 : 642)

22 L’évolution du personnage d’un mode d’être à l’autre (de l’arétè à l’ethos doux) trouve une justification psychologique : [Des circonstances particulières] me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j’avais voulu m’élever […]. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt l’ardent enthousiasme qui m’avait transporté si longtemps et sans qu’on s’en aperçût, sans presque m’en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide ; en un mot, le même Jean-Jacques que j’avais été auparavant. (Rousseau 1959 : 417)

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23 A l’ethos thématisé du personnage qui porte son nom, d’abord rude puis doux, se superpose l’ethos dit de l’écrivain dont est vanté le savoir-faire. Un passage des Confessions fait apparaître clairement l’artifice discursif par lequel il parvient à allier thème cruel et ethos doux : Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma dernière lecture la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m’avait envoyées, il y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de les réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite d’Ephraïm. Ce style champêtre et naïf ne paraissait guère propre à un sujet si atroce, et il n’était guère à présumer que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour l’égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser dans ma chaise, et sans aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé, que je fus étonné de l’aménité de mes idées, et de la facilité que j’éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers ; et je suis sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves, un costume plus exact, une plus antique simplicité en toutes choses, et tout cela malgré l’horreur du sujet, qui dans le fond est abominable ; de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore le mérite de la difficulté vaincu. (1959 : 586-587)

24 De la rencontre de l’ethos montré et de l’ethos thématisé du mondain, en possession des codes de la rhétorique, et de l’ethos thématisé de l’ermite naît une figure d’auteur ambiguë. Tandis que le choix énonciatif des Confessions masque la diversité des instances discursives derrière l’usage du « je », les Dialogues, au contraire, jouent de leur pluralité. Les deux ethè du rhéteur et du philosophe y sont incarnés par des personnages différents, « Rousseau » et J.-J., l’ethos du second n’apparaissant jamais que dans le discours du premier, à travers les paroles rapportées et les arguments échangés à son propos.

4. Un ethos paratopique d’auteur

25 Cette distorsion entre la manière d’écrire du rhéteur conforme à la tradition et la volonté critique du philosophe relève de la « paratopie » de l’auteur (Maingueneau 1983). Comme tout artiste, il ne peut se positionner que dans la sphère dans laquelle il peut se faire reconnaître comme marginal. En d’autres termes, pour manifester un exil de la communauté des humains et en même temps être entendu de ceux-là même dont il prétend se distinguer, Rousseau doit parler le même langage.

26 Non seulement les Dialogues thématisent l’ethos du rhéteur et celui du philosophe, mais ils thématisent également la problématique même de l’ethos discursif à travers des discours « seconds ». Dans le Premier Dialogue de Rousseau juge de J.-J., le philosophe Jean-Jacques se fait connaître par une controverse entre « Rousseau » et le Français à propos de l’homme et de son œuvre ; dans le Deuxième Dialogue, par un compte rendu que « Rousseau » fait de sa visite à l’ermite ; dans le Troisième Dialogue, par le commentaire sur l’ethos des œuvres dont le personnage du Français prétend se contenter.

27 De tels indices de positionnement risquent de discréditer l’ethos de philosophe que Rousseau cherche à établir. Pour en convaincre ses lecteurs et renforcer efficacement

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son action de persuasion, il lui faut le faire admettre au lecteur dans sa manière même d’écrire, c’est-à-dire à travers un ethos montré de philosophe.

5. Un ethos montré de philosophe

28 a). La distinction entre ethos montré et ethos thématisé n’est pas très nette dans une écriture à la première personne dans la mesure où locuteur et énonciateur figuré sont superposables. Le cas de l’autocitation en fournit un bon exemple ; l’ethos dit du philosophe est en même temps ethos montré puisque les paroles du philosophe dont il est question dans les autographies ne sont pas des paroles « rapportées » mais des paroles ré-énoncées et éventuellement sur-assertées par le locuteur. Ainsi, dans les Dialogues, l’ethos montré de Jean-Jacques Rousseau est tout autant celui du rhéteur « Rousseau » que celui de l’ermite Jean-Jacques, puisque les deux personnages renvoient à l’entité de l’auteur signataire Jean-Jacques Rousseau. Dans les Rêveries, l’ethos montré et l’ethos thématisé se superposent pour donner corps au philosophe. Cette dernière autographie paraît refléter une évolution historique qui a conduit à intérioriser la controverse pour conduire à la forme de la méditation (Declercq 1999). En effet, les critères de la disputatio qui semble inspirer l’œuvre ne sont pas toujours respectés : les sentences commentées ont souvent pour auteur Rousseau lui-même et la dispositio est très libre.

29 b). L’écriture de méditations est la manifestation d’une pratique philosophique. Le locuteur des Rêveries prétend faire une expérience inspirée de la philosophie sensualiste de Condillac, pour lequel rien n’est dans l’intellect qui n’a pas été d’abord dans la sensation. Apparemment émancipé de toute contrainte rhétorique, l’ensemble des Rêveries constitué de dix fragments mime la déambulation d’un promeneur attentif à ses sens plutôt qu’au souvenir. Les faits passés ne sont pas évoqués pour restituer une chronologie factuelle (comme c’est le cas dans les Confessions) mais des sensations aléatoires attachées à la réminiscence.

30 En outre, un processus de recherche quasi « anthropologique » du moi est censé être mis en œuvre. Lorsque Rousseau fait appel à ses souvenirs dans les Confessions et dans les Rêveries pour témoigner de la permanence de sa personne, c’est pour prouver qu’il a toujours été un marginal, qu’il se serait fourvoyé momentanément dans les salons parisiens avant de vivre enfin selon sa « véritable nature ». Le moi est alors conçu comme mêmeté 9, le souvenir étant garant de la permanence de soi : Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne. […] Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut […]. (1959 : 1059)

31 Mais ce n’est pas seulement de permanence qu’il s’agit mais aussi d’ipséité dans les Rêveries : le moi y est présenté comme une construction dont l’imagination serait l’instrument. Un passage tiré de la Sixième Promenade le dit explicitement : Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont procuré par la réflexion de nouvelles lumières sur la connaissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. (1959 : 1052)

32 Le premier paragraphe de la Quatrième Promenade montre également très concrètement cette démarche guidée par l’idée de progrès :

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Avant-hier, je lisais dans ses œuvres morales le traité « Comment on pourra tirer utilité de ses ennemis ». Le même jour, en rangeant quelques brochures qui m’ont été envoyées par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l’abbé Rosier, […]. Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque je résolus d’employer à m’examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j’y vins bien confirmé dans l’opinion déjà prise que le « Connais-toi toi-même » du Temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions. (1959 : 1024)

33 L’expression de l’effort de l’inscripteur pour atteindre une meilleure connaissance de soi le montre comme acteur du processus et conforte naturellement l’ethos du philosophe. L’exercice de la méditation semble se dérouler sous les yeux du lecteur et l’inviter à y participer. Il peut percevoir les Rêveries comme un ouvrage susceptible de le faire accéder à une connaissance générale de l’être humain. Comme l’écrit Foucault à propos des Méditations de Descartes, les Rêveries décriraient un processus auquel le lecteur est convié : c’est « un ensemble de modifications formant exercice, que chaque lecteur doit effectuer, par lesquelles chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être à son tour le sujet énonçant, pour son propre compte, cette vérité » (Foucault 1966 : 1126).

34 La force persuasive de l’ethos discursif qui s’exerce sur le lecteur des autographies de Rousseau naît d’ethè variés qui s’articulent : l’ethos montré du rhéteur, l’ethos thématisé du philosophe tel que le rhéteur le met en scène, l’ethos paratopique de l’auteur issu de ces ethè contradictoires que les Dialogues rendent explicite, et, enfin, l’ ethos du philosophe tel qu’il est perçu dans la manière même de l’écriture du texte et dont seules les Rêveries sont représentatives.

Figure 1

35 La distinction entre ethos montré et ethos thématisé permet de faire apparaître que les autographies de Rousseau ne relèvent ni d’une quelconque tentative de « dire sa

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vérité », ni de la mobilisation mondaine de schèmes rhétoriques éprouvés, mais participent de l’édification de la postérité du grand auteur. A la thématisation d’un ethos de philosophe dans les deux premières autographies succède, comme l’aboutissement d’une patiente construction, la monstration du philosophe dans les Rêveries. Cette dernière autographie est celle qui, à travers la convergence du dit et du dire, parvient le mieux à faire œuvre.

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NOTES

1. . Voir P. Delormas, Genres de la mise en scène de soi. Les autographies » de Jean-Jacques Rousseau, thèse soutenue le 13 décembre 2007 à l’Université de Paris 12-Val de Marne. Le choix d’un tel néologisme y est justifié. 2. . Cf. P. Charaudeau et D. Maingueneau, article « captation », Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. La « captation » renvoie à une stratégie de réinvestissement d’un genre de discours dans d’autres. « Elle consiste à transférer sur le discours réinvestisseur l’autorité attachée au texte ou au genre source. » 3. . Voir, Raconter Vivre Penser - Histoires de philosophes - 1650 -1766, Paris, Vrin/ Ehess, 2003. 4. . Pour la notion d’« ethos préalable », voir R. Amossy, Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999. 5. Les trois aspects distingués par la rhétorique aristotélicienne sont les tâches qui participent de l’élaboration du discours de l’orateur : l’inventio, la dispositio et l’elocutio. 6. Polémique, satire et pamphlet s’inscrivent dans ce qu’on appelle le mode agonique. (Angenot 1982 : 38). 7. Selon la typologie établie par Perelman pour distinguer illustration et exemple, nous sommes ici confrontés à des exemples. 8. L’ethos « thématisé » correspond à tout ce qui est dit de l’écrivain, l’» ethos dit » ne rendant compte que de l’écriture du personnage de l’écrivain. 9. Voltaire dans le Dictionnaire philosophique proposait déjà le terme de « mêmeté », v. l’article « Identité » : « Ce terme scientifique ne signifie que même chose ; il pourrait être rendu en français par mêmeté. […] Vous n'êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes ; vous n'avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire : ce n'est donc que la mémoire qui établit l'identité, la mêmeté de votre personne ».

RÉSUMÉS

Dans ses autographies, Rousseau réitère sa plainte en vue de défendre son image : il met en œuvre les différentes catégories aristotéliciennes de l’éloquence – épidictique, judiciaire et délibératif. Le mode d’adresse au lecteur et les modèles textuels qu’il emprunte à la tradition donnent lieu à un ethos montré de rhéteur : l’exemplum dans les Confessions, l’elenchos dans les Dialogues et la disputatio dans les Rêveries sont au service d’une figure de philosophe conforme aux attentes du public. Cet ethos montré se superpose à l’ethos représenté. L’analogie entre types oratoires and littéraires est fondamentale à l’âge classique; ainsi, à côté de la Rhétorique, Rousseau puise dans la Poétique d’Aristote et dans les Principes de Littérature de Batteux pour façonner un ethos favorable sous une forme épique, dramatique et lyrique. Les autographies de Rousseau peuvent être envisagées selon une approche dialogique comme autant de réponses à des jugements contemporains. Ainsi, l’auteur est-il confronté à la nécessité de prendre en considération l’ethos préalable pour éviter tout discrédit : l’image de soi qu’il donne dans ses autographies s’oppose à la réalité d’un homme que la culture et les fréquentations mondaines désignent comme un membre parfaitement intégré socialement. En effet, dans une perspective éditoriale, il doit apparaître comme un philosophe détaché de toute contingence. Pour montrer comment la force persuasive de l’ethos discursif s’exerce sur le lecteur des autographies de Rousseau, nous montrons que l’ethos effectif naît d’ethè variés qui s’articulent : l’ethos du

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rhéteur, l’ethos du philosophe tel que le rhéteur le met en scène, l’ethos de l’auteur issu de ces ethè contradictoires (que les Dialogues explicitent), l’ethos du philosophe tel qu’il est perçu dans la manière même de l’écriture du texte (dont seules les Rêveries sont représentatives). En distinguant l’ethos montré de l’ethos représenté, nous faisons apparaître que les autographies de Rousseau sont un moyen de positionnement et que l’ethos montré du philosophe des Rêveries, en complétant un ethos représenté dans les deux premières autographies, reflète une progression dans l’entreprise de promotion de soi. La troisième autographie de Rousseau est celle qui, tout en prétendant faire œuvre, y parvient le mieux.

In his “autographies”, Rousseau repeats his claim in the defense of his self image, using all three of Aristotle's speech genres—the epidictic, the judicial, and the deliberative types. His way to address the reader and the discursive and textual patterns, borrowed from the rhetorical tradition, endow him with an apparent ethos of orator: the exemplum in the Confessions, the elenchos in the Dialogues and the disputatio in the Rêveries all contribute to the appearance of the philosopher in accordance with public expectations. This apparent ethos is superimposed by the represented ethos. An analogy between oratory types and literary types became fundamental in the classical age; so, apart from Aristotle's Rhetoric, Rousseau draws upon his Poetics as well as Batteux’ Principles of literature in order to create a positive ethos under an epic, dramatic and serene form. In a dialogic approach, autographies can be viewed as answers to contemporary judgments. So, the author Rousseau is faced with the necessity to take into account an a priori ethos in order to avoid being discredited. Thus, the self image he unfolds in his autographies as a secluded philosopher is in opposition to the perfectly cultivated man he is, who frequently moves in higher circles, because, in an editorial perspective, he must appear as a “philosopher”, independent of history and circumstances. To clarify the persuasive effects the discursive ethos exerts upon the reader of Rousseau’s autographies, I show that the actual ethos comes from varied ethè which are linked in different discursive forms: the orator’s ethos, the philosopher’s ethos as staged by the speaker, the ethos of the author stemming from these obviously contradictory ethè (which the Dialogues explain), the ethos of the philosopher as it is perceived in the way he writes the text (of which alone the Rêveries are representative). By differentiating the apparent ethos from the represented ethos, I show that Rousseau’s autographies constitute a means of positioning in Bourdieu’s sense (of taking a stand in the field) and that the apparent ethos of the philosopher of the Rêveries, by completing the represented ethos of the first two autographies, reflects a progress in a project of self-promotion. The third autography of Rousseau, while claiming to act as a work of art, is the most accomplished.

INDEX

Mots-clés : analyse du discours, autobiographie, autographie, communauté discursive, ethos, genre, interdiscours, rhétorique, Rousseau (Jean-Jacques) Keywords : autobiography, autography, discursive community, discours analysis, ethos, genre, interdiscourse, rhetoric, Rousseau (Jean-Jacques)

AUTEUR

PASCALE DELORMAS Université Paris 12

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L’analyse argumentative en diachronie : le pathos dans les débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort Argumentative Analysis in Diachrony: uses of Pathos in the French Parliamentary Debates on the Abolition of the Death Penalty

Raphaël Micheli

1. L’objectif

1 L’objectif de cet article est de présenter une recherche en cours qui porte sur la construction discursive des émotions dans un corpus de débats parlementaires français relatifs à l’abolition de la peine de mort1. Le premier volet de l’article (2 et 3) sera consacré à la formulation des principes méthodologiques qui guident cette recherche. Nous commencerons par présenter le corpus sur lequel elle porte : il s’agira d’en expliquer le choix, la délimitation et la cohérence (2). Nous tâcherons ensuite de montrer la pertinence de la recherche au regard d’une série de questionnements qui, à l’heure actuelle, traversent le champ des études argumentatives, d’une part, et celui des sciences du langage, d’autre part.

2 On assiste, depuis une quinzaine d’années, à un « retour » de la problématique de l’émotion au sein de la théorie de l’argumentation et de l’analyse des discours argumentatifs. C’est là un débat tout à fait actuel et, faut-il ajouter, fort controversé. On peut ainsi tracer une ligne de partage entre les auteurs se réclamant d’une approche normative des appels à l’émotion et ceux qui revendiquent une approche plus descriptive. Les premiers cherchent à identifier les critères permettant de départager les appels à l’émotion « rationnels » des appels à l’émotion « fallacieux ». On citera, à ce titre, les travaux de Douglas Walton (1992, 1997), qui relèvent d’une théorie résolument pragmatique des fallacies : les appels à l’émotion n’y font pas l’objet d’une

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ontologisation négative, mais sont jugés fallacieux uniquement si l’on peut montrer qu’ils font obstacle à la réalisation des buts que les locuteurs sont supposés poursuivre de façon coopérative dans le cadre spécifique d’un « modèle de dialogue ». D’autres auteurs ne poursuivent pas de visée normative : ils ne disent pas ce que l’argumentation devrait être et ne cherchent pas à évaluer en quoi un appel à l’émotion peut entraver la « bonne » tenue du processus argumentatif. Menés principalement dans l’espace francophone, leurs travaux mettent à profit le double apport de l’héritage rhétorique et de la linguistique du discours et/ou de l’interaction pour décrire comment les discours argumentatifs construisent des émotions : on citera les travaux de Christian Plantin (1997, 1998, 2004), de Ruth Amossy (2000) et de Patrick Charaudeau (2000).

3 Notre but n’est pas ici de développer les enjeux de ce « retour » de la problématique de l’émotion au sein de la théorie de l’argumentation, ni d’interroger plus avant la controverse méthodologique entre les approches normatives et descriptives2. Nous souhaitons plutôt nous tourner vers les sciences du langage et examiner les ressources que celles-ci offrent à qui entend décrire avec le plus de rigueur possible la construction d’une émotion dans et par le discours. C’est donc, méthodologiquement parlant, la question des « observables » qui nous retiendra dans le premier volet de cet article (3). Les recherches récentes tentent de distinguer entre les différents rapports qui peuvent unir l’émotion, d’une part, et le donné linguistique, d’autre part : elles proposent, pour ce faire, un ensemble de catégories - comme, par exemple, l’émotion « exprimée » ou l’émotion « visée ». Elles explorent également la diversité des matériaux sémiotiques que les locuteurs peuvent investir lorsqu’ils manifestent une émotion et/ou cherchent à la susciter chez l’allocutaire - on parle, à ce sujet, du matériau verbal, mais aussi des matériaux para-verbal et non verbal. Enfin, différents niveaux d’observation sont dégagés - morphologique, lexical, syntaxique - et, pour chaque niveau, diverses unités sont énumérées. C’est là un domaine de recherches qui présente un aspect intriqué et peut décourager toute velléité de clarification : on y observe en effet un foisonnement de catégories, de niveaux et d’unités d’analyse. Dans une telle situation, il est, à notre sens, impératif de faire preuve à la fois d’esprit de synthèse et d’esprit critique. Il ne s’agit pas de rendre compte de ces travaux dans une visée d’exhaustivité, mais bien plutôt de parvenir à une vue d’ensemble qui permette de prendre une série de décisions méthodologiques, et cela en connaissance de cause. Toutes les catégories ne sont pas pertinentes au même titre pour l’analyse d’un corpus comme le nôtre : certaines charrient même, on le verra, des présupposés encombrants dont il peut être utile de s’affranchir. Nous tracerons ainsi un parcours critique à travers les principales catégories existantes, ce qui permettra d’esquisser un appareil d’analyse adapté aux exigences du corpus.

4 Le second volet du présent article (4 et 5) verra l’illustration de la démarche par une étude de cas. On s’intéressera au premier débat parlementaire sur l’abolition que compte l’histoire de la France : il s’agit du débat qui eut lieu entre le 30 mai et le 1er juin 1791 à l’Assemblée Constituante. L’enjeu consistera à dégager les traits distinctifs du pathos que les orateurs abolitionnistes mobilisent lors de ce débat. Nous montrerons que celui-ci repose sur une topique particulière, que nous appellerons la topique du spectacle de l’exécution. Il conviendra de décrire aussi précisément que possible le fonctionnement de cette représentation discursive : quels types d’individus met-elle en scène ? Comment les désigne-t-elle et quels prédicats leur attribue-t-elle ? Quel type d’émotion assigne-t-elle explicitement aux individus décrits, quel type d’émotion

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cherche-t-elle, plus implicitement, à fonder ? Nous tâcherons, en conclusion, d’inscrire cette topique dans la diachronie des débats parlementaires sur l’abolition de la peine de mort. Une telle mise en perspective permettra de mesurer le caractère historiquement variable du pathos abolitionniste : la construction discursive de l’émotion que l’on observe dans le débat de 1791 ne se retrouve en effet pas lors des débats ultérieurs et laisse place à d’autres figures pathémiques. Quelques références aux débats de 1848 et de 1908 en donneront une idée.

2. Le corpus

5 Le corpus inclut les comptes-rendus écrits des quatre principaux débats parlementaires français relatifs à l’abolition de la peine de mort.Avant d’expliciter le choix et la délimitation de cet ensemble de textes, nous allons rappeler brièvement la teneur des différents débats.

6 Le premier débat, auquel on reviendra en détail lors de l’étude de cas, a lieu les 30, 31 mai et 1er juin 1791 à l’Assemblée Constituante dans le cadre de la réforme du Code Pénal. Le second a lieu les 17 et 18 septembre 1848 à l’Assemblée Constituante de la Deuxième République, dans le cadre de la discussion du projet de Constitution. Le troisième a lieu en 1908 à la Chambre des députés de la Troisième République et se déroule de façon irrégulière entre le 3 juillet et le 8 décembre. Enfin, plus proche de nous, le quatrième et dernier débat a lieu à l’Assemblée Nationale et au Sénat de la Cinquième République à la fin du mois de septembre 1981. Il débouche sur l’abolition de la peine de mort, qui est promulguée au Journal Officiel le 9 octobre.

7 Ce corpus n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Il ne cherche en effet aucunement à embrasser la totalité des interventions parlementaires qui, d’une manière ou d’une autre, ont trait à l’abolition de la peine de mort durant la période considérée. De très nombreuses propositions de loi ont été déposées durant cette période, aussi bien sous la Monarchie de Juillet et la Seconde République que sous le Second Empire ou les Troisième, Quatrième et Cinquième Républiques. La plupart se voient refuser l’entrée en matière et ne vont ainsi pas jusqu’à faire l’objet d’un débat en séance plénière. Pour avoir un aperçu général de l’ensemble des travaux et des initiatives parlementaires relatifs à l’abolition de la peine de mort, on peut se référer aux annexes du projet de loi de 19813, ainsi qu’à l’étude historique et sociologique de Julie Le Quang Sang (2001). Nous avons choisi de porter notre attention sur quatre débats que l’on peut considérer comme les plus marquants : dans le cadre de la discussion d’un projet de Constitution (1791 et 1848) ou d’un projet de loi (1908 et 1981), ils ont donné lieu à des discussions en séance publique qui, elles-mêmes, ont débouché sur un vote engageant le retrait ou le maintien de la peine de mort dans l’arsenal législatif français.

8 L’unité de ce corpus ne doit pas uniquement être envisagée sous un jour thématique,mais également, et c’est essentiel, sous un jour générique. Les textes sélectionnés investissent la thématique de l’abolition dans le cadre tout à fait spécifique que tracent les normes d’un genre. Celles-ci contribuent à définir une situation d’interaction typifiée, impliquant des participants (locuteurs et allocutaires), un cadre à la fois spatial, temporel et institutionnel, des buts, ainsi qu’un support et un mode de diffusion légitimes. Circonscrit par l’étude d’un genre, le travail ne porte donc pas sur le « thème » de l’abolition de la peine de mort en général : il s’intéresse aux investissements dont ce thème a fait l’objet dans le cadre spécifique d’une pratique

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sociale et discursive normée. L’étude du pathos abolitionniste et anti-abolitionniste dans d’autres genres discursifs ainsi que les comparaisons inter-génériques en excèdent donc les ambitions.

9 Le pari de la présente recherche consiste à réunir un corpus dont la dispersion temporelle se trouve en quelque sorte compensée par une forte cohésion au niveau thématique et générique4. Cette cohésion est essentielle, dans la mesure où elle autorise ce qui est l’enjeu majeur de l’enquête, à savoir une pratique raisonnée de la comparaison en diachronie. Les résultats les plus intéressants auxquels nous sommes parvenus à ce jour tendent à accréditer l’hypothèse du caractère historiquement variable de la sensibilité. Observé sur une longue durée, le pathos des parlementaires abolitionnistes présente différents visages selon les époques et ne saurait se réduire à certains procédés rhétoriques familiers - comme par exemple la représentation des souffrances du condamné avant et pendant l’exécution. Comme on pourra le constater, les appels à l’émotion que privilégient les orateurs de la Constituante n’ont que peu à voir avec ceux auxquels leurs successeurs ont recours en 1848 et en 1908. Nous tâcherons, lors de l’étude de cas, d’esquisser l’évolution de ce pathos au fil des débats. Ce n’est pas là le moindre intérêt de la perspective diachronique : elle coupe court aux généralisations hâtives et à la croyance en l’éternel retour du même. Le travail empirique d’analyse comparative des textes force parfois à aller contre - ou à réviser - son intuition de départ. Ainsi, certaines topiques de l’émotion, qui paraissent à première vue faire partie intégrante de tout débat sur la peine de mort, se révèlent quasiment absentes du corpus : c’est le cas, notamment, de la topique « hugolienne » qui investit la scène d’exécution par le biais d’une description de l’expérience sensible du condamné. D’autres topiques familières apparaissent, mais relativement tardivement : c’est le cas, dans le discours des parlementaires hostiles à l’abolition, du pathos centré sur l’évocation du vécu de la famille de la victime d’un crime, qu’on ne rencontre guère avant l’ultime débat de 1981.

3. Les émotions dans le discours et l’interaction

10 Les linguistes insistent sur l’extrême variété et sur l’extrême abondance des modes d’inscription de l’affectivité dans le discours. C’est là sans nul doute un topos de la littérature sur le sujet. Lors d’un essai de synthèse des études anglophones, Niko Besnier affirme par exemple : « A multichannel phenomenon, affect floods linguistic form on many different levels of structure and in many different ways. » (1990 : 421) Ce point de vue est partagé par Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui se résout à conclure à « la fantastique diversité des moyens que peut investir le langage émotionnel, puisque tout mot, toute construction peuvent venir en contexte se charger d’une connotation affective » (2000 : 57). Si l’on en croit ces propos, ce n’est pas à une pénurie d’observables que s’expose celui qui s’aventure sur ce terrain, mais bien à un trop- plein. Toutefois, le linguiste court paradoxalement le risque de se retrouver les mains vides au terme de son investigation, dans la mesure où, comme le veut l’adage, qui trop embrasse mal étreint. Kerbrat-Orecchioni relève à juste titre que les émotions posent de réels problèmes aux linguistes, car elles sont « dans le langage » à la fois « partout » et « nulle part » (ibid.). Nous dirons que l’omniprésence des observables n’a ici d’égal que leur évanescence.

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11 Le développement qui suit a pour but d’examiner les ressources descriptives qu’offrent les sciences du langage lorsqu’elles tentent, et cela de leur propre point de vue, d’appréhender les émotions. Afin d’assurer l’intelligibilité de la progression, on s’appuiera sur le schéma suivant :

Figure 1

3.1. L’émotion éprouvée

12 Il s’agit ici d’esquisser, à l’instar de Patrick Charaudeau (2000), les « conditions d’une étude proprement discursive des émotions » qui guideront notre analyse du corpus parlementaire. Nous commencerons par affirmer que l’analyste du discours ne s’intéresse pas - ou plutôt : ne peut pas s’intéresser - à ce que ressentent effectivement les sujets. Il nous faut ainsi souligner d’entrée de jeu que notre étude de la construction discursive des émotions comporte deux restrictions, l’une en amont, l’autre en aval : (a) on ne se demandera pas si le locuteur éprouve bel et bien l’émotion qu’il exprime ou qu’il cherche, plus implicitement, à légitimer, voire à susciter par le recours à une topique ; (b) on ne spéculera pas à non plus à propos de ce qu’éprouve l’auditoire lorsqu’il reçoit le discours. Notre étude de la construction des émotions dans le discours parlementaire ne concerne ainsi ni l’émotion effectivement ressentie par les orateurs, ni celle effectivement suscitée chez l’auditoire. Comme le rappelle opportunément Charaudeau (2000 : 135), il n’existe aucune correspondance nécessaire entre l’émotion qu’éprouve le locuteur et celle qu’il exprime. Il n’est pas non plus possible de rabattre l’émotion visée par le locuteur lorsqu’il tient un discours sur celle qui, enfin de compte, est produite chez l’auditoire : « On peut décrire des scènes que l’on pense émouvantes et ne pas provoquer d’émotion, on peut décrire des scènes que l’on croit neutre d’un

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point de vue émotionnel et cependant provoquer chez le destinataire […] un état d’émotion » (ibid.)5.

13 La première étape du parcours consiste ainsi en un découplage entre, d’une part, les émotions effectivement éprouvées par les partenaires de la communication et, d’autre part, celles qui sont exprimées dans le discours ou manifestement visées par celui-ci.

3.2. La diversité des matériaux sémiotiques de l’interaction

14 Si l’on considère à présent que les émotions sont « manifestées » dans le discours et l’interaction - cela indépendamment de leur présence effective en tant qu’éprouvés - , on peut se poser, à un niveau encore très général, la question du « matériau sémiotique » pertinent (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 133-134). Les études interactionnistes ont le mérite d’avoir pris la mesure du fait que la communication humaine s’effectue à travers plusieurs canaux et selon plusieurs codes. Elles ont ainsi montré que le matériau sémiotique dont les interactants font usage est certes verbal,mais aussi para-verbalet non verbal.Ainsi, on en vient à accorder une place de choix aux signes vocaux-acoustiques, qui ressortissent au matériel dit para-verbal : intonations, pauses, intensité articulatoire, débit etc. On ouvre également le champ de la description aux signes relevant du canal visuel : c’est ainsi qu’on examine le matériau non verbal, notamment les signes statiques(l’apparence physique des interactants) et les signes cinétiques (les expressions faciales, ainsi que les gestes)6.

15 L’enjeu consiste ici à opérer une délimitation qui relativise l’importance du matériau para-verbal et non verbal. C’est que les textes étudiés sont des comptes rendus écrits, qui impliquent la fixation de la parole sur un support et la mise en circulation dans l’espace public. L’écriture vise à arracher la parole aux circonstances spatio- temporelles immédiates de sa profération, à en fixer la lettre et à l’offrir à une réception différée et à distance. Une telle position ne va pas de soi dans le contexte actuel, tant prédomine l’idée qu’il est nécessaire d’« intégrer » à la fois les « messages émotionnels verbaux et non verbaux » (selon le titre d’un article récent de Planalp et Knie 2002) ou encore qu’une description « adéquate » de la « communication émotive » doit porter une « attention égale aux moyens de communication verbaux, non verbaux, vocaux et kinésiques » (Cmejrkova 2004 : 36).

3.3. L’émotion exprimée

16 Si l’on s’en tient au niveau verbal, quelles sont les catégories pertinentes ? Selon Kerbat-Orecchioni, si l’on « se situe dans la perspective du discours, cela signifie que l’on doit distinguer entre émotion éprouvée vs. exprimée (celle qui constitue le lieu propre de l’investigation linguistique) vs. suscitée » (2000 : 59). Il faut donc s’interroger sur l’« émotion exprimée », car il s’agit là d’une catégorie incontournable qui traverse l’ensemble de la littérature sur le langage et les émotions. On verra plus loin que cette catégorie comporte des présupposés critiquables et entraîne certaines limitations méthodologiques regrettables. Pour l’instant, on peut partir de l’idée simple selon laquelle les locuteurs expriment des émotions et disposent, pour ce faire, d’un ensemble de ressources verbales. Il convient, à ce stade, d’introduire une distinction importante qui, bien qu’il n’existe pas de consensus terminologique, semble se retrouver assez systématiquement chez les chercheurs qui s’efforcent de raffiner cette

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catégorie de l’« expression ». On rencontre, dans la littérature, une série de couples d’opposés que nous allons rapidement passer en revue :

EMOTION EXPRIMEE

Emotion dénotée Emotion connotée

Emotion dite Emotion montrée

Emotion referred to Emotion implicated

Emotion described Emotion alluded to

17 Lorsqu’elle traite de l’émotion « exprimée », Catherine Kerbrat-Orecchioni oppose l’émotion « dénotée » à l’émotion « connotée » (2000 : 61). Niko Besnier (1990 : 428) affirme, pour sa part, que les locuteurs peuvent décrire leurs émotions (« emotions can be described ») ou y faire allusion (« emotions are alluded to »). Dans leurs recherches sur le lexique des émotions (1987 : 344), les psychologues Ortony, Clore et Foss distinguent entre deux processus : « referring to an emotion », d’une part, et « implicating an emotion », d’autre part.

3.3.1. L’émotion dénotée

18 Quelle est l’idée directrice qui sous-tend ces divers couples d’opposés ? Lorsqu’une émotion est « dénotée » ou « décrite », le locuteur fait référence à l’émotion qu’il est censé ressentir et la constitue ainsi en objet de discours. Dans un tel cas,on ne se contente pas de faire l’hypothèse que, par certaines de ses caractéristiques stylistiques, un énoncé est le signe d’une émotion chez le locuteur ou qu’il vise à induire cette émotion chez l’allocutaire. L’émotion dénotée est indissociable d’un processus de thématisation que Reinhard Fiehler décrit opportunément en ces termes : « In thematization, […] an emotion is made the topic of the interaction by a verbalization » (2002 : 86). La catégorie d’émotion dénotée s’applique donc uniquement aux énoncés dont l’émotion constitue le référent, mais non à ceux dont elle ne constitue que l’origine ou l’horizon probables.

19 Si l’émotion dénotée implique un acte de référence à l’état émotionnel du locuteur, on peut affiner encore cette sous-catégorie et établir une distinction qui a trait au mode direct ou indirect de la dénotation. On envisagera deux cas : d’une part, la dénotation directe qui implique une désignation explicite par le biais d’un terme d’émotion et, d’autre part, la dénotation indirecte, qui implique des mécanismes d’inférence. (1) Lorsqu’on a affaire à une dénotation directe, on peut isoler un terme d’émotion - qui peut appartenir à l’une ou l’autre des classes morphologiques ouvertes du lexique. Comme le rappelle Maurice Gross : « Un sentiment étant donné par un mot, ce mot peut être un verbe, un nom, un adjectif ou un adverbe » (1995 : 71) : Cette situation m’effraie. J’ai peur. Je suis effrayé. …

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20 Nous n’entrerons pas ici dans la discussion, fort complexe, des critères qui président à l’établissement d’un « lexique des émotions »7. (2) Dans le cas d’une dénotation indirecte, l’énoncé ne réfère pas directement à une émotion par le biais d’un terme d’émotion (peur, effrayé, effrayer,…etc.). Dans un tel cas, l’attribution se fait par un processus de backward derivation (Plantin 2004 : 269) où l’on « remonte » d’une description des manifestations internes ou externes d’une émotion à l’émotion elle- même, de l’effet à la cause, si l’on veut8. Les psychologues s’intéressant au lexique des émotions ont remarqué que lorsqu’ils demandaient à des sujets de leur citer des termes d’émotion, ceux-ci ne leur livraient souvent pas des termes référant à des émotions per se, mais bien plutôt des termes désignant notamment des états somatiques (bodily states), des traits comportementaux (characteristics of behaviour) ou encore des états d’esprit (states of mind) qu’ils associaient conventionnellement à telle ou telle émotion (Johnson-Laird and Oatley 1989 : 87-88). Nous dirons que lors d’une dénotation indirecte, l’énoncé procède à la description verbale d’un trait physiologique ou comportemental conventionnellement associé à une émotion. Les travaux de Zoltan Kövecses (1990) abordent cette question de manière systématique. Examinant les diverses manières dont les conceptions non savantes des émotions se marquent dans les usages figés de la langue, Kövecses relève notamment l’importance de la métonymie. En effet, les locuteurs dénotent souvent leurs émotions par le biais d’un mécanisme de type métonymique. Comme le rappelle Georges Molinié, lorsqu’on fait usage d’une métonymie, on sélectionne « un attribut d’une réalité, attribut que l’on met en valeur et par lequel on désigne cette réalité » (1992 : 218). Par exemple, lorsqu’un locuteur affirme qu’il « a la boule au ventre », il se peut qu’il exprime son anxiété par un biais métonymique : il offre en effet la description d’un changement physiologique (un « attribut ») associé par convention à cette disposition affective particulière. Dans les cas de dénotation indirecte, l’émotion doit être reconstruite par une inférence reposant elle-même sur la connaissance de stéréotypes culturels.

3.3.2. L’émotion connotée

21 Les linguistes insistent régulièrement sur le fait que la désignation lexicale des émotions par les locuteurs ne recouvre pas, loin s’en faut, l’ensemble des phénomènes linguistiques ayant trait à l’expression de l’affectivité. Comme l’affirme Carla Bazzanella : « It should be underlined […] that emotional words are only one way of grammatically codifiying emotions in language » (2004 : 62). De façon générale, nous dirons que l’on n’exprime pas seulement des émotions par le biais de dénotations directes et par le recours au lexique des émotions. En d’autres termes, l’expression ne se réduit pas à un acte de référence à l’état émotionnel supposé du locuteur. Cet état émotionnel peut également s’incarner dans des traits stylistiques, sans pour autant que l’énoncé y fasse référence stricto sensu. On a alors affaire à une catégorie que nous désignerons, suivant Kerbrat-Orecchioni, par l’étiquette d’« émotion connotée »9. L’idée centrale est que l’émotion peut se montrer sans se dire.Lorsqu’on parle d’émotion « connotée », il n’y a pas d’acte de référence à l’état émotionnel per se. Dans ce cas, l’émotion est, si l’on veut, montrée, exhibée ou affichéepar différents moyens verbaux10 qui ressortissent notamment à la morphologie, à la syntaxe et au lexique. On peut ici donner une illustration simple de la distinction « dénoté » vs. « connoté ». L’énoncé « J’ai pitié de cet homme » fournit un exemple d’émotion dénotée : le locuteur thématise par un acte de référence l’état émotionnel dans lequel il est supposé se

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trouver. L’énoncé « Le pauvre homme ! » constitue, en revanche, un exemple d’émotion connotée. Le locuteur ne fait pas directement référence à son état émotionnel, mais l’incarne par l’usage de l’adjectif affectif, du tour exclamatif et de l’ellipse du syntagme verbal. Il faut noter que les processus de dénotation et de connotation ne sont pas mutuellement exclusifs : on peut très bien assister à leur cumul. En effet, un énoncé tel que « Comme j’ai pitié de ce pauvre homme ! » met à la fois en jeu un processus de dénotation – par le biais du terme d’émotion « pitié » – et un processus de connotation – par le biais de l’adjectif affectif et du tour exclamatif. On dira, dans ce cas, que l’émotion est aussi bien dite que montrée.

3.3.3. Critique des catégories de l’« expression »

22 Il faut marquer ici un temps d’arrêt. Les catégories de l’« expression » passées en revue comportent, pour certaines, des présupposés et des implications méthodologiques dont il peut être utile de s’affranchir. Il s’agit, à ce stade, d’avancer une série de critiques à l’endroit de ces catégories de l’» expression » et d’opérer des choix de terminologie et de méthode qui s’avéreront importants pour la suite de l’enquête.

23 Si nous répugnons à parler de l’« expression » d’une émotion, c’est que l’usage de ce terme sous-entend presque immanquablement la présence effective d’un état émotionnel « à l’intérieur » du sujet parlant. La critique, déjà ancienne, que Bakhtine et Volochinov adressent aux théories basées sur la notion d’« expression » nous semble ici tout à fait pertinente : « La théorie de l’expression suppose inévitablement un certain dualisme entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur, avec une primauté certaine du contenu intérieur, étant donné que tout acte d’objectivation (expression) procède de l’intérieur vers l’extérieur » (1977 : 121).

24 Nous avons souligné précédemment qu’il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre l’émotion effectivement éprouvée et celle qui est manifestée dans le discours.Il paraît donc préférable de parler non de l’expression, mais de l’attribution d’une émotion. Quels sont les arguments en faveur d’un tel choix terminologique ? Le terme d’« attribution » comporte l’avantage de ne faire aucune référence à l’intériorité du locuteur : le discours ne se donne pas ainsi dans la transparence d’un simple passage de l’intérieur vers l’extérieur. Lorsqu’on dit qu’un locuteur s’attribue une émotion, on ne préjuge en rien de l’existence ou non de celle-ci en amont du discours : on porte son attention sur le processus discursif même. Une telle perspective est ajustée aux textes de notre corpus, dont on ne saurait sous-estimer le caractère mûrement planifié et éminemment stratégique.

25 En outre, la catégorie d’« expression » ou d’« émotion exprimée » présente l’inconvénient majeur d’être exclusivement centrée sur le locuteur. Une telle limitation est indue. Dans le débat analysé, les locuteurs ne se préoccupent pas seulement de leurs propres émotions, mais interrogent assez systématiquement les émotions d’autrui - que ce soit pour leur conférer une légitimité ou, à l’inverse, pour les disqualifier. Il faut donc disposer d’un modèle qui permette de saisir non seulement les émotions que les locuteurs s’attribuent à eux-mêmes (qu’ils « expriment », si l’on veut),mais aussi celles qu’ils attribuent à leurs allocutaires premiers - les autres parlementaires - et à des tiers - les victimes, les criminels, les spectateurs d’une exécution, etc. Ici encore, la catégorie d’« attribution » paraît indiquée : elle permet d’englober à la fois les émotions qui ont pour siège supposé le locuteur et celles qui ont pour siège supposé l’allocutaire ou un tiers. C’est se séparer clairement de Kerbrat-Orecchioni (2000 : 59) qui élit l’émotion

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« exprimée » comme « lieu propre de l’investigation linguistique » et qui ne s’intéresse par conséquent pas aux attributions d’émotion sous prétexte que celles-ci n’actualisent que la fonction référentielle du langage - et non sa fonction émotive.

26 Par ailleurs, l’adoption d’une telle perspective permettra de cerner un phénomène récurrent dans le corpus, à savoir ce que l’on peut appeler les évaluations d’émotion. Dans le débat sur l’abolition de la peine de mort, les attributions d’émotion s’accompagnent en effet presque immanquablement de jugements de valeur. C’est là une de nos hypothèses centrales : la construction discursive des émotions y est difficilement séparable d’une axiologie qui permet aux différents locuteurs de valoriser ou dévaloriser celles-ci. Pour le dire simplement : il ne suffit pas d’attribuer une émotion, à soi-même, à l’adversaire, ou à un tiers. Encore faut-il, dans l’optique de fonder un devoir éprouver, offrir une évaluation de l’émotion attribuée, en fonction - par exemple - de l’ajustement de celle-ci à son objet intentionnel ou en fonction des tendances à l’action qu’elle est susceptible de favoriser. Nous verrons un exemple frappant de ce processus lors du débat de 1791, avec les évaluations négatives du sentiment de « pitié » attribué aux spectateurs de l’exécution.

3.4. L’émotion visée

27 Lors de l’examen de la catégorie de l’émotion exprimée11, nous avons vu que les locuteurs disposent de différents moyens pour « exprimer » leurs émotions. Ils peuvent, dans le cas de l’émotion dénotée,faire directement référence à l’état émotionnel qui est censé les animer ou, de façon plus oblique, à un état physiologique ou à une réaction comportementale que l’on associe conventionnellement à cet état émotionnel. Ils peuvent également, omettant toute référence à l’état émotionnel per se, afficher ou incarner celui-ci en jouant sur les connotations affectives de certains items lexicaux ou de certaines configurations syntaxiques. Il faut maintenant aller plus loin et rappeler que les locuteurs ne se contentent pas d’« exprimer » des émotions, mais peuvent également viser à provoquer des émotions chez leur(s) allocutaire(s) ou, de façon plus abstraite, à fonder la légitimité d’une émotion. Ruth Amossy affirme avec raison qu’il convient de distinguer entre, d’une part, un énoncé qui « assigne un sentiment à un sujet humain » - ce que nous appelons une attribution d’émotion - et, d’autre part, un énoncé qui ne « dit pas [le sentiment], mais vise à le susciter chez l’auditeur » (2000 : 170). Elle oppose ainsi deux cas de figure : « celui où l’émotion est mentionnée explicitement » et celui où « elle est provoquée sans être désignée par des termes de sentiment » (ibid. : 171). Il faut noter que les deux phénomènes ne sont pas mutuellement exclusifs et peuvent être concomitants : un locuteur peut fort bien exprimer sa peur et, dans le même temps, viser à susciter de la peur chez celui ou celle à qui il s’adresse. Bien que possible, une telle concomitance n’est, toutefois, en rien nécessaire : une émotion peut apparaître comme la visée d’un discours sans qu’elle y soit pour autant dénotée par le biais du lexique ni même connotée à l’aide de traits stylistiques conventionnels. S’il peut donc y avoir cumul, les deux phénomènes n’en sont pas moins distincts. Il faut donc à présent interroger la catégorie d’émotion visée - à la fois dans ses présupposés et dans la méthodologie d’analyse qui lui est afférente.

28 Si l’on admet qu’une émotion peut être visée par un discours sans qu’elle y soit forcément « exprimée », on doit se demander, à un niveau très général, quels mécanismes discursifs sont alors en jeu. Il faut rappeler, à ce stade, une hypothèse

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générale sur laquelle les théoriciens actuels de l’émotion tendent à s’accorder, que ce soit dans le champ de la psychologie cognitive (Scherer 2004), dans celui de la sociologie compréhensive (Boudon 1994) ou dans celui d’une théorie philosophique de la rationalité (Elster 1999 ; Nussbaum 2001) : l’expérience émotionnelle ne saurait se réduire aux modifications physiologiques du sujet ému, dans la mesure où elle repose sur un processus cognitif d’évaluation des stimuli. Il ne s’agit pas, précisons-le, de nier que l’activation physiologique joue un rôle important dans l’expérience émotionnelle : l’argument de la plupart des théoriciens actuels consiste plutôt à dire qu’outre ce processus d’activation physiologique, l’expérience émotionnelle implique aussi, et de façon déterminante, la visée d’un objet intentionnel et un processus d’évaluation de cet objet. S’intéresser à la composante cognitive des émotions, c’est ainsi affirmer que les émotions dérivent en grande partie, de l’évaluation, par le sujet, d’un événement ou d’une situation à laquelle il se trouve confronté. C’est dire que l’émotion a partie liée avec les croyances et les jugements que le sujet entretient à propos de cet événement ou de cette situation.

29 Quelles conséquences peut-on tirer de ce point en tant qu’analyste du discours? On dira que si un locuteur vise à susciter une émotion chez son allocutaire, il doit, pour ce faire, avancer une représentation discursive de la situation particulière ou, plus généralement, du type de situation qui, selon lui, peut - voire même doit - donner lieu à cette émotion. On est ici proche de la notion rhétorique de topique : la topique, rappelle Ekkehard Eggs, « associe des types de réactions affectives à des scénarios déclencheurs déterminés » (2000 : 16). La représentation de l’événement inducteur est schématique, en ceci qu’elle sélectionne un ensemble de traits émotionnellement pertinents : elle s’effectue de façon réglée, selon un ensemble de paramètres descriptifs et évaluatifs que nous appelons les paramètres topiques.S’intéresser aux paramètres topiques, c’est tenter de saisir la logique qui préside à la construction discursive des situations qui doivent idéalement légitimer une émotion donnée. Plantin parle d’« axes structurant la situation qui induit l’émotion » (2004 : 269).

30 L’interrogation qui nous guide peut être formulée ainsi : quels aspects de la situation bénéficient d’une saillance discursive lorsqu’il s’agit de fonder la légitimité d’une émotion donnée ? Nous suggérerons, à la suite de Plantin, que l’établissement d’une grille de paramètres topiques peut tirer un réel bénéfice des travaux qui, dans le champ de la psychologie cognitive, énumèrent les paramètres d’évaluation émotionnellement pertinents. Ces travaux, au premier rang desquels on citera ceux de Klaus Scherer (2004), cherchent à identifier les principaux critères à l’aune desquels les sujets évaluent une situation et qui leur permettent, en fin de compte, d’être émus : ce sont les « criteria for event evaluation » (« outcome », « agency », « coping potential », etc.). Du point de vue de l’analyste du discours, on peut les formuler comme une liste de questions : • (1) Quels sont les individus ou les classes d’individus représentés ? • (2) Quels sont les prédicats typiquement associés à ces individus et classes d’individus ? • (3) Quelle est la cause supposée de la situation décrite ? • (4) Le discours impute-t-il la responsabilité de cette situation à un agent ? • (5)Quelles sont les conséquences que le discours prête à la situation qu’il construit ? • (6) Dans quelle mesure le discours présente-t-il des possibilités de contrôle sur la situation qu’il décrit ?

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• (7) La situation est-elle construite dans un rapport d’analogie avec d’autres situations émotionnellement pertinentes ? • (8) Dans quelle mesure la situation construite par le discours est-elle présentée comme conforme aux valeurs supposément partagées par le locuteur et son groupe de référence ? etc.

4. Le pathos abolitionniste dans le débat de 1791 sur l’abolition de la peine de mort

31 Nous aimerions à présent illustrer notre démarche par une étude de cas. Nous nous intéresserons au débat de 1791 à l’Assemblée Constituante pour tenter de dégager les traits distinctifs du pathos abolitionniste qui s’y exprime. Pour ce faire, on se concentrera sur les interventions de deux orateurs qui comptent parmi les figures les plus marquantes de ce débat : Louis-Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau, qui y exerce la fonction de rapporteur et qui présente à l’Assemblée le projet de réforme du Code Pénal, et Adrien Duport, membre du comité de législation criminelle et figure de proue des questions judiciaires.

32 Au regard des catégories présentées dans la première partie, l’analyse du corpus explorera deux dimensions majeures. On s’intéressera, d’une part, aux nombreux cas où l’émotion fait l’objet d’une attribution explicite à un tiers : il s’agit, on le verra, d’émotions attribuées à ceux qui assistent à l’exécution. On verra, d’autre part, comment ces attributions explicites s’intègrent à une topique de l’émotion, dont nous ferons l’hypothèse qu’elle vise implicitement à susciter la peur. Ce que nous appelons la topique du spectacle de l’exécution cherche en effet, selon nous, à construire chez l’auditoire un sentiment de crainte en dépeignant un véritable dérèglement de la sensibilité publique causé par le spectacle des exécutions capitales.

4.1. Légitimité et efficacité : une hiérarchie des critères de délibération

33 Avant de s’intéresser à la construction discursive de l’émotion proprement dite, il faut brièvement rappeler le cadrage particulier que ces orateurs tentent d’imposer à la délibération. Si on lit leurs interventions, on voit que tous deux s’attachent à hiérarchiser de façon explicite les critères qui sont susceptibles de présider à la qualification de l’objet soumis à la délibération. Ce point est important, dans la mesure où il détermine en grande partie les usages du pathos qui trouveront à s’exprimer dans le débat : Avant tout il faut enfin aborder et résoudre cette grande question : la peine de mort formera-t-elle ou non l’un des éléments de notre législation criminelle ? Dans la discussion de cette haute et redoutable théorie, nous ne nous arrêterons pas, Messieurs, sur la première partie de la question, savoir, si la société peut légitimement ou non exercer ce droit. Ce n’est pas là que nous apercevons la difficulté ; le droit nous paraît incontestable ; mais la société doit-elle en faire usage ?… Voilà le point sur lequel des considérations puissantes peuvent balancer et partager les opinions. Un mot peut nous suffire pour établir la légitimité du droit. La société, ainsi que les individus, a la faculté d’assurer sa propre conservation par la mort de quiconque la met en péril.

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[…] Mais si le fond du droit est incontestable, de [la] nécessité seule [de la peine capitale] dérive la légitimité de son exercice : et de même qu’un particulier n’est dans le cas de l’homicide pour légitime défense que lorsqu’il n’a que ce seul moyen de sauver sa vie, ainsi la société ne peut légitimement exercer le droit de vie ou de mort que s’il est démontré impossible d’opposer au crime une autre peine suffisante pour le réprimer. (Le Pelletier de Saint-Fargeau, 30 mai 1791, p. 32512) Je ne m’engagerai pas dans la question métaphysique de savoir si la société a ou non le droit de vie et de mort sur ses membres. Les hommes, a-t-on dit, n’ont pu donner à la société sur eux que les droits qu’ils avaient eux-mêmes : or personne n’a le droit de mort sur les autres, ni sur lui-même ; car il n’y a que les malades et les insensés qui se tuent. D’autre part, on soutient que la société peut faire tout ce qui est indispensable à sa conservation, et qu’elle peut en conséquence établir la peine de mort, si elle la juge indispensable pour se conserver. [Suivent deux arguments en faveur de la première de ces positions] Mais sans entrer plus avant dans cette discussion, je vais poser la question d’une manière moins favorable peut-être à l’opinion que je défends, mais propre à conduire à un examen plus facile, à une solution plus prompte et plus complète de la difficulté. J’accorde qu’il faut établir la peine de mort, si elle est indispensable à la conservation de la société ou, ce qui est la même chose, au maintien des droits naturels des hommes. Sans doute, on ne me contestera pas que, si cette peine n’est pas nécessaire à cet objet, elle doit être abolie. (Duport, 31 mai 1791, p. 644)

34 On a, à l’entame de ces deux extraits, un commentaire méta-discursif qui permet aux orateurs de préciser par la négative selon quels critères leur argumentation va se développer (« Dans la discussion de cette haute et redoutable théorie, nous ne nous arrêterons pas, Messieurs, sur la première partie de la question, savoir, si la société peut légitimement ou non exercer ce droit » ; « Je ne m’engagerai pas dans la question métaphysique de savoir si la société a ou non le droit de vie et de mort sur ses membres »). On peut ici d’ores et déjà pointer un élément crucial : les deux orateurs se rejoignent dans un même geste qui dénie au critère du « droit » et de la « légitimité » un quelconque caractère décisif dans la conduite de la délibération. La hiérarchie proposée ici place en son sommet le critère de l’utilité des effets et inféode à celui-ci le critère de la « légitimité ». Les deux orateurs ne placent pas leur refus de la peine de mort sous l’égide d’une opposition principielle qui se situerait au-delà de toute considération utilitaire. Ils se disent prêts à concéder la légitimité de la peine de mort, mais dans la stricte mesure où cette peine est apte à exercer certains effets. On trouve ici une expression très claire de la doctrine de l’utilitarisme pénalqui, de façon générale, marque la pensée juridique des Lumières13. Ce qui nous intéresse spécifiquement ici, c’est l’incidence d’un tel cadre de pensée sur le développement d’usages spécifiques du pathos et sur la construction discursive d’émotions particulières. On peut se demander quelles ressources pathémiques ces postulats offrent aux orateurs.La relativisation du critère de légitimité ne semble pas favoriser la construction d’une forme d’indignation qui se scandalise devant le fait que la société, lorsqu’elle exerce la peine capitale, s’octroie un droit qui ne lui appartient pas. On verra, en revanche, que dans les discours abolitionnistes ultérieurs, le thème de l’usurpation du droit constitue l’une des ressources privilégiées du pathos. Rien de pareil en 1791 : la topique que nous allons envisager à présent ne stigmatise pas le caractère illégitime des fondements de la sanction, dans la mesure où elle privilégie le déploiement des effets qu’exerce le spectacle de l’exécution sur les spectateurs.

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4.2. La topique du spectacle de l’exécution

35 Après avoir esquissé le cadrage que les orateurs abolitionnistes imposent à la délibération, il convient à présent de décrire la construction discursive particulière qu’ils offrent de la scène d’exécution. On examinera les deux extraits suivants : Considérez cette foule immense que l’espoir d’une exécution appelle dans la place publique ; quel est le sentiment qui l’y conduit ? Est-ce le désir de contempler la vengeance de la loi, et en voyant tomber sa victime, de se pénétrer d’une religieuse horreur par le crime ? Le bon citoyen est-il meilleur ce jour-là en regagnant sa demeure ? L’homme pervers abjure-t-il le complot qu’il méditait ?… Non, Messieurs, ce n’est pas à un exemple, c’est à un spectacle que tout ce peuple accourt. Une curiosité cruelle l’y invite. Cette vue flatte et entretient dans son âme une disposition immorale et farouche. Souvent le même crime, pour lequel l’échafaud est dressé, trouve des imitateurs au moment où le condamné subit sa peine ; et plus d’une fois on volait dans la place publique, au milieu de la foule entassée pour voir pendre un voleur. Malheur à la société si, dans cette multitude qui contemple avidement une exécution, il se trouve un de ces êtres disposés au crime par la perversité de ses penchants ! Son instinct, semblable à celui des animaux féroces, n’attend peut-être que la vue du sang pour s’éveiller ; et son âme est endurcie au meurtre à l’instant où il quitte l’enceinte trempée par le sang que le glaive des lois a versé. […] L’effet que produit la peine de mort est immoral sous tous ses rapports. Tantôt il alimente le sentiment de cruauté, nous venons de développer cette vérité ; tantôt aussi par la pitié cette peine va directement contre son objet. C’est un grand malheur lorsque la vue du supplice fait céder le souvenir du crime à l’intérêt qu’inspire le condamné ! Or cet effet est toujours auprès de la peine de mort. Il ne faut que quelques circonstances extérieures, l’expression du repentir, un grand calme, un courage ferme dans les derniers instants pour que l’indignation publique se taise ; et tel sur l’échafaud a été plaint par le peuple, dont le peuple avant le jugement demandait la tête à grands cris. (Le Pelletier de Saint-Fargeau, 30 mai 1791, p. 327) Au milieu de la place publique et du peuple qui s’y assemble, je vois un homme massacré de sang-froid par votre ordre ; mes yeux, ces organes qui transmettent au dedans des sensations si vives et si puissantes, ont été offensés de ce spectacle. L’homme que l’on a fait mourir a, dites-vous, assassiné son semblable ; mais l’idée éloignée de son crime s’absorbe et se perd dans la sensation présente et bien plus vive de son supplice. Le spectateur, celui même que l’indignation contre le coupable a conduit à le voir périr, au moment de l’exécution lui pardonne son crime ; il ne vous pardonne pas votre tranquille cruauté ; son cœur sympathise secrètement avec le supplicié contre vous ; les lois de son pays lui paraissent moins chères et moins respectables, en ce moment où elles blessent et révoltent ses plus intimes sentiments ; et, en se retirant, il emporte avec lui, suivant son caractère, des impressions de cruauté et de compassion, toutes différentes de celles que la loi cherchait à lui inspirer. […] Si quelquefois il a médité de se défaire de son ennemi, ou d’assassiner un citoyen, cette horrible entreprise lui paraît plus simple et plus facile, elle fatigue moins ses sens depuis qu’il a vu la société elle-même se permettre l’homicide. Ainsi donc une peine qui n’est point répressive pour l’assassin devient encore dangereuse et corruptrice pour le spectateur, elle est à la fois inutile et funeste : et vous, loin de favoriser la nature dans les moyens qu’elle emploie pour la conservation des individus, vous atténuez ces moyens, et vous multipliez ainsi les crimes en détruisant leur plus grand obstacle : je veux dire l’horreur du meurtre et de l’effusion du sang. (Duport, 31 mai 1791, pp. 646-647)

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36 Pour amorcer la description de cette topique, on peut commencer par en dégager les acteurs. Quelles catégories d’individus s’y trouvent représentées ? Il nous semble que le dispositif textuel fonctionne sur la mise en œuvre de trois catégories : • (1) le patient : celui qui subit l’exécution ; • (2) l’agent : celui qui accomplit, ou plutôt fait accomplir l’exécution, et, enfin, • (3) le spectateur : celui qui assiste à l’exécution.

37 Examinons avec soin le paradigme de désignation de ces diverses catégories et le type de prédicats qui leur sont attribués.

4.2.1. Le patient

38 Celui qui subit l’exécution est parfois désigné sous un jour agentif, en tant qu’« assassin » ou « coupable » : la désignation fonctionne alors comme un rappel de l’acte pour lequel il est puni. Ce cas de figure reste cependant marginal. La plupart du temps, il est saisi dans sa dimension de patient, c’est-à-dire en tant qu’être sur lequel s’exerce un procès : il apparaît alors comme « le condamné », la « victime [de la vengeance de la loi] », « un homme massacré de sang-froid par votre ordre », « l’homme qu’on a fait mourir » ou encore « le supplicié ». Ce relevé d’expressions référentielles est toutefois trompeur si on l’isole de la dynamique du texte : il pourrait en effet laisser croire que le patient va, au vu de la violence et du caractère intentionnel de l’acte qu’il subit, devenir l’objet d’élection du pathos et constituer le lieu propre de l’investissement affectif. Or il n’en est rien. Il faut noter, à ce titre, deux points essentiels. (1) Cette topique ne s’attarde aucunement sur l’expérience sensible du condamné : il ne s’agit en effet pas de décrire en détail les divers états physiques et psychiques que celui-ci traverse durant l’exécution. En d’autres termes, dans leur construction discursive de l’émotion, les orateurs ne jouent pas du tout de la représentation du condamné en tant qu’être souffrant. (2) Dans cette topique, les orateurs ne cherchent pas à conférer à la personne du condamné une valeur intrinsèque et à présenter sa vie comme quelque chose de précieux en soi. Cette caractéristique est d’un grand intérêt en regard de l’évolution diachronique du corpus : elle différencie la topique ici envisagée des topiques ultérieures. En 1848, par exemple, le cadre chrétien dans lequel se situent les orateurs abolitionnistes implique une tout autre représentation du condamné. Ce dernier est présenté comme une « créature » : il porte en lui, en dépit des actes qu’il a pu commettre, une « étincelle de divinité » qui rend choquant le fait même qu’on attente à sa vie, qui lui confère, si l’on ose le mot, une immunité. Rien de tel chez un Duport qui, ailleurs, s’exclame : « Croyez-vous que c’est pour sauver un assassin que je parle ? Croyez-vous que je pense qu’il ne mérite pas la mort ? Oui, sans doute, il la mérite ; et si je ne la lui donne pas, c’est pour apprendre aux autres, par mon exemple à respecter la vie des hommes ». La décision d’abolir la peine de mort ne repose ainsi pas sur la volonté de préserver la vie humaine à tout prix - par exemple en raison de son origine divine supposée - , mais bien sur la prise en compte des effets latéraux que l’exécution risque d’exercer sur les spectateurs.

39 Notre description du traitement réservé au condamné dans la topique de l’exécution rejoint ici l’analyse générale que Michel Foucault a avancée, dans Surveiller et punir, au sujet de la « sensibilité » qui sous-tend l’entreprise de réformation de la pénalité à la fin du XVIIIe siècle. Selon Foucault, « le corps, l’imagination, la souffrance, le cœur à

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respecter ne sont pas […] ceux du criminel qu’on a à punir, mais ceux des hommes qui, ayant souscrit au pacte, ont le droit d’exercer le pouvoir de punir » (1975 : 108-109).

4.2.2. L’agent

40 Celui que nous avons appelé - peut-être abusivement - l’agentne doit pas ici être entendu comme l’individu qui prend en charge l’accomplissement physique de l’acte d’exécution : aucune référence n’est faite au bourreau. La saisie de l’agent s’effectue sur un mode davantage indirect ou abstrait. L’embrayeur « vous », utilisé par Duport, désigne les participants à la situation de communication, qui ont pour caractéristique d’être des représentants du peuple et de disposer, par délégation, du pouvoir d’élaborer, de discuter et de voter les lois qui, ensuite, seront exécutées. Outre ce régime de désignation encore individualisant, on constate que le discours glisse également vers une plus grande abstraction - les orateurs évoquent à plusieurs reprises la « loi », mais sur un mode quelque peu anthropomorphique, puisqu’il est question de sa « vengeance » ou des « impressions » qu’elle « cherche à inspirer ». Dans un même registre désindividualisant, on notera l’usage du terme « société » (le spectateur voit « la société elle-même se permettre l’homicide »), qui désigne probablement ici les institutions qui disposent du pouvoir - qu’il s’agisse du pouvoir d’élaborer les lois ou de celui de les faire appliquer. Il nous faut à présent relever un trait essentiel de la présente topique : le fait d’attribuer à l’agent la responsabilité d’actes dont la désignation stigmatise la violence et le caractère répréhensible (« massacre de sang- froid », « homicide ») n’implique pas que cet agent fasse l’objet d’un blâme. Comprenons-nous : l’agent est bel et bien blâmé, mais uniquement en raison des effets latéraux que ses actions sont susceptibles d’exercer sur le spectateur, et non en raison d’une quelconque illégitimité qui, à un niveau fondamental, caractériserait celles-ci.On trouve ici un nouvel exemple de cette hiérarchie des critères de délibération qui, on l’a vu, subordonne la légitimité à l’exigence d’efficacité. La possibilité de blâmer l’agent ne réside pas ici dans le fait que ses actes apparaissent comme dénués de tout fondement éthique en amont : elle doit plutôt être cherchée en aval, dans les conséquences que ceux-ci entraînent.

41 C’est là une différence essentielle avec les topiques de l’émotion qui se rencontrent dans les débats ultérieurs. En 1848 et en 1908, le blâme de l’agent, ressource essentielle de l’indignation, place en son centre la question même du « droit ». En 1848, la peine de mort choque, car - disent les orateurs - l’homme usurpe un droit à Dieu lorsqu’il l’applique. En 1908, chez Jaurès notamment, le droit paraît usurpé dans la mesure où la société se permet d’éliminer des « misérables », alors qu’elle a systématiquement omis de remplir ses devoirs les plus élémentaires à leur égard et qu’elle les a, en quelque sorte, acculés au crime.

4.2.3. Le spectateur

42 Intéressons-nous maintenant à la figure du spectateur, qui constitue sans nul doute le point focal de la topique. Cette figure est d’abord saisie comme un ensemble d’individus non spécifiés - le « peuple ». Le mode de désignation peut souligner à la fois son importance - au plan quantitatif - et le caractère compulsif du désir qui l’anime : c’est « cette foule immense que l’espoir d’une exécution appelle dans la place publique », « la foule entassée pour voir pendre un voleur » ou « cette multitude qui contemple

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avidement une exécution ». Cet ensemble d’individus se voit scindé en deux sous- ensembles. Le Pelletier oppose, au moyen de syntagmes en emploi générique14, deux catégories d’individus : « le bon citoyen » et « l’homme pervers ». Une telle binarisation permet, on le verra, de spécifier les effets exercés par le spectacle. Elle est présente également chez Duport, bien qu’elle n’apparaisse pas avec la même netteté. Duport investit d’abord la figure du spectateur par le biais de l’embrayeur « je ». Ce « je » a ici une valeur énonciative particulière. Il nous semble qu’il ne réfère pas à la personne de l’énonciateur stricto sensu : le discours ne s’apparente pas à un témoignage qui miserait sur la singularité d’un vécu. Le « je » paraît plutôt ici viser à déployer le caractère typique de l’expérience du spectateur : il cède d’ailleurs ensuite sa place au syntagme « le spectateur », également en emploi générique. Toutefois, Duport introduit également une sous-catégorie, lorsqu’il envisage la possibilité que le spectateur ait « médité de se défaire de son ennemi, ou d’assassiner un citoyen ». Même si la catégorisation semble moins essentialiste que chez Le Pelletier et ses « êtres disposés au crime par la perversité de [leurs] penchants », il s’agit bien de cerner un sous- ensemble de spectateurs sur laquelle les effets du spectacle vont se trouver décuplés.

4.2.4. L’anticipation des effets

43 Il convient, après avoir envisagé les acteurs de la topique, d’examiner quels effets le discours prête à la situation qu’il construit. Nous avons mentionné cet aspect lors de l’énumération des paramètres topiques : nous ajouterons qu’il est essentiel à la construction d’une émotion telle que la peur. Il semble que dans la topique du spectacle de l’exécution, il occupe une place prépondérante. Répétons ici notre hypothèse : si l’exécution peut, dans cette topique, être investie affectivement, c’est grâce à un déploiement des effets qu’elle exerce en aval. En quoi consistent au juste ces effets ? A un niveau très général, ils apparaissent comme une altération profonde des dispositions du spectateur à ressentir certaines émotions et à accomplir certaines actions. Nous distinguerons plusieurs cas de figure. Cette altération apparaît comme la transformation, voire l’inhibition de dispositions affectives initialement saines. Elle est aussi envisagée comme le renforcement et la facilitation de tendances à l’action déjà malsaines à l’origine.

44 Le premier cas concerne la transformation des dispositions affectives qu’entretiennent les spectateurs à l’égard du condamné. On a ici un bel exemple du phénomène d’attribution d’émotion. L’émotion initiale qui conduit le spectateur est décrite par Duport comme « l’indignation contre le coupable ». Or le spectacle de l’exécution a pour effet, selon Le Pelletier, de faire taire l’« indignation publique ». Le Pelletier et Duport évoquent ce basculement affectif dans des termes très proches : « C’est un grand malheur lorsque la vue du supplice fait céder le souvenir du crime à l’intérêt qu’inspire le condamné ! » ; « L’homme que l’on a fait mourir a, dites-vous, assassiné son semblable ; mais l’idée éloignée de son crime s’absorbe et se perd dans la sensation présente et bien plus vive de son supplice ». Le « condamné » est, à l’origine, perçu avant tout comme un agent auquel on peut imputer la responsabilité d’une action blâmable et qui peut dès lors faire l’objet d’un sentiment d’indignation. La vue du « supplice » modifie cette représentation de manière radicale : le « condamné » apparaît comme un être souffrant et les spectateurs le plaignent, lui pardonnent son crime et « sympathisent secrètement » avec lui. Il faut noter que cette attribution d’émotion se double ici de ce que nous appelons une évaluation d’émotion. Le fait que

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l’« indignation » à l’égard du crime se trouve convertie en « pitié » à l’égard du condamné est jugé comme un « grand malheur » : cette « pitié » est considérée comme un exemple de l’effet « immoral » que produit la peine de mort. Il nous faut essayer de comprendre plus précisément en quoi cette pitié fait l’objet d’une telle dévalorisation. On peut penser que c’est l’ajustement de l’émotion à son objet intentionnel qui fait problème : un « condamné » ne mérite pas la pitié, fût-il en train de vivre des souffrances aiguës. Il nous semble cependant que le point crucial est ailleurs : la pitié que le discours attribue aux spectateurs est avant tout dévalorisée en raison des tendances à l’action qu’elle est susceptible de favoriser chez celui qui la ressent.

45 Ainsi, le danger représenté par le spectacle de l’exécution est loin de se réduire, dans la présente topique, à la conversion de l’« indignation publique » en une « pitié » mal placée. C’est l’alliance de cette pitié avec certaines tendances à l’action qui fournit aux orateurs leur principal ressort pathétique. La pitié attribuée au spectateur n’est pas uniquement présentée comme une tendance à s’émouvoir des souffrances du « condamné » - ce qui, pour être éventuellement « immoral », risquerait d’apparaître somme toute bien inoffensif. Le discours suggère que cette pitié recèle un potentiel d’action qui se dirige spécifiquement vers le responsable des souffrances infligées : le cœur du spectateur « sympathise secrètement avec le supplicié contre vous ». La pitié est dangereuse, en ceci qu’elle favorise l’insoumission du spectateur face à ce que nous avons appelé de façon générique l’agent de l’exécution - les représentants élus du peuple et, de façon plus abstraite, la « loi » ou la « société ». Cette attitude de défiance envers les institutions (« les lois de son pays lui paraissent moins chères ») est encore aggravée par un phénomène que les orateurs décrivent en ces termes : selon Le Pelletier, l’âme de l’homme pervers « est endurcie au meurtre à l’instant où il quitte l’enceinte trempée par le sang que le glaive des lois a versés », et, selon Duport, l’horrible entreprise de se défaire de son ennemi ou d’assassiner un citoyen « lui paraît plus simple et plus facile, elle fatigue moins ses sens depuis qu’il a vu la société elle- même se permettre l’homicide ». L’« âme endurcie au meurtre » et la moindre « fatigue » des « sens » suggèrent l’idée fondamentale d’une insensibilisation : le spectacle de l’exécution a pour effet d’atténuer, voire d’inhiber des dispositions morales et affectives saines. Ce processus d’insensibilisation s’exerce en priorité - mais non exclusivement - sur le sous-ensemble des spectateurs composé d’« hommes pervers » et d’individus qui ont « médité de se défaire de [leurs ennemis], ou d’assassiner un citoyen ». Il a pour caractéristique de favoriser le passage à l’acte : de criminels en puissance(« des êtres disposés au crime par la perversité de leurs penchants » et dont l’instinct est « semblable à celui des bêtes féroces »), il fait des criminels effectifs.La complexité de la topique que nous examinons ici tient à ce qu’elle prête au spectacle de l’exécution des effets a priori antinomiques : coexistent en effet la « cruauté » et la « compassion ». Cela paraît étrange, dans la mesure où la « cruauté » fait signe vers une disposition à faire souffrir autrui,alors que la « compassion » fait signe vers une disposition à être touché par les souffrances d’autrui et à les partager. Sans prétendre résoudre ce paradoxe, on peut dire qu’il permet aux orateurs de présenter la sensibilité des spectateurs comme deux fois corrompue. L’exécution est, d’une part, productrice d’émotions qui ne sont pas souhaitables : on a vu qu’elle transforme indûment l’« indignation » à l’égard du condamné en « pitié » et en « compassion ». Elle est, d’autre part, inhibitricede dispositions morales et affectives qui, elles, sont souhaitables et doivent idéalement assurer la coexistence pacifique des citoyens et, partant, l’ordre public : l’« horreur du meurtre et de l’effusion de sang ».

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Dans les deux cas, cette altération renforce des tendances à l’action présentes à l’état latent chez certains spectateurs et facilite le passage à l’acte criminel.

46 Si la topique détaille avec minutie les effets que le spectacle de l’exécution exerce sur les spectateurs, il faut souligner que ces effets atteignent en fin de compte ceux-là même qui ont instigué le spectacle. Par une sorte d’effet boomerang, ce sont les agents de l’exécution qui subissent en retour les conséquences ultimes de celle-ci et se trouvent ainsi déstabilisés. Duport, on l’a vu, ne se prive pas de souligner le caractère adversatif de la pitié éveillée chez le spectateur, qui l’éprouve certes pour le « supplicié », mais également - et surtout - « contre vous » - et la défiance de ce dernier à l’égard des « lois de son pays ». Si elle évoque de façon explicite une série de dérèglements qui interviennent dans les dispositions des spectateurs, cette topique du spectacle de l’exécution dessine également en pointillé une déstabilisation du pouvoir.

5. Ouvertures diachroniques

47 La topique du spectacle de l’exécution que nous venons d’examiner semble pouvoir fonctionner comme une construction discursive de la peur - même si cette émotion ne fait pas l’objet d’une thématisation. Lorsqu’il évoque les effets qu’exerce le spectacle sur les spectateurs, le discours fournit des raisons d’avoir peur : subversion de la sensibilité publique, facilitation du passage à l’acte criminel et déstabilisation du pouvoir. La scène d’exécution n’est pas investie par les orateurs pour fonder un sentiment de pitié : celui-ci, on l’a vu, n’est attribué que pour être dévalorisé. Il ne s’agit pas non plus de justifier un sentiment d’indignation, en contestant la légitimité de l’acte d’exécution.

48 Si l’on procède, en guise de conclusion, à une brève ouverture diachronique et que l’on observe les discours abolitionnistes des débats ultérieurs du corpus, on peut dire que cette topique du spectacle de l’exécution n’est pas reconduite et laisse place à d’autres figures pathémiques. (1) Dans les débats ultérieurs, priorité est donnée au critère de légitimité et à ce que les orateurs de 1848 appellent la « question même du droit ». Le pathos trouve ainsi ses principales ressources dans la qualification de la peine de mort comme illégitime en amont - davantage que comme inutile ou dangereuse en aval. En 1848, si la peine de mort « épouvante la conscience », selon l’expression de Victor Hugo, c’est que son application témoigne d’une attitude de défiance de l’homme face à Dieu : il s’octroie indûment un droit qui est censément l’apanage de ce dernier. En 1908, les discours des parlementaires socialistes tentent de fonder une forme particulière d’indignation : la « société » apparaît, dans le cas de la peine de mort, comme étant en défaut de droit, dans la mesure où elle se permet d’ôter la vie à des « individus misérables », alors qu’elle-même, en omettant systématiquement de remplir ses devoirs d’assistance à leur égard, est autant - sinon davantage - responsable qu’eux de l’existence du phénomène criminel. (2) On observe également, dans les débats ultérieurs, un changement dans la construction discursive de la figure du condamné. Si Duport et Le Pelletier n’hésitent pas à évoquer les « assassins », les orateurs abolitionnistes plus tardifs s’interdisent absolument ce genre de désignatifs. En 1848, le condamné est présenté comme une « créature » à laquelle son origine divine garantit - et cela quoi qu’il ait pu faire - des possibilités inépuisables d’amendement. En 1908, le condamné n’est plus désigné à travers le prisme de la religion : la stratégie des orateurs consiste davantage à empêcher qu’on le constitue pleinement en agent de ses actes. Le

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condamné apparaît alors comme un « malheureux » ou un « misérable », bref comme un être dont les souffrances passées atténuent en grande partie la responsabilité.

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NOTES

1. Cette recherche a fait l’objet d'une thèse de doctorat soutenue en 2008 à l’Université de Lausanne. Elle a donné lieu à des publications, dont certaines sont listées dans la bibliographie. 2. Christian Plantin évoque cette question dans le « Que sais-je ? » qu’il a récemment consacré à l’argumentation (2005 : chapitre VI, « Les personnes et leurs affects »). Nous tentons, dans un autre contexte, de comparer le modèle résolument descriptif de Plantin à celui, normatif, de Walton (Micheli 2007). 3. Assemblée Nationale, Projet de loi portant abolition de la peine de mort présenté par Robert Badinter et enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 29 août 1981, annexes, pp. 21-27 4. Un argument supplémentaire que l’on peut fournir à l’appui d’une cohérence du corpus dérive du constat de la forte intertextualité qui le traverse de part en part. Au fil du temps, les locuteurs eux-mêmes font de plus en plus fréquemment référence aux discours de ceux qu’ils considèrent comme leurs prédécesseurs, soit pour s’en réclamer, soit, au contraire, pour s’en distancier. Il y a là création d’une mémoire discursive interne à un genre de discours,qui se manifeste par le fait que les locuteurs d’un débat donné font presque systématiquement référence au(x) débat(s) précédent(s). Ce type d’intertextualité repose sur la similarité que posent les locuteurs entre leur propre situation de communication et d’autres situations de communication pourtant fort éloignées dans le temps. On a l’impression, lorsqu’on lit les comptes-rendus, qu’à chaque fois, le débat reprend - à l’exception du débat » inaugural » de 1791 qui, lui, n’a tout simplement pas de précédent dans l’histoire de France. 5. Catherine Kerbrat-Orecchioni opère une série de distinctions similaires. Elle affirme que « l’émotion exprimée ne coïncide pas nécessairement avec l’émotion éprouvée » et que « l’émotion suscitée ne coïncide pas non plus nécessairement avec l’émotion exprimée (et a fortiori éprouvée) » (2000 : 59-60). 6. Cette terminologie, empruntée à Cosnier et Brossard 1984, est reprise et discutée par Kerbrat- Orecchioni 1998 : 137-138. 7. Certains travaux, qui relèvent le plus souvent du champ de la psychologie, tentent de fonder la délimitation du champ lexical des émotions sur la structure supposée de l’espace référentiel visé (Johnson-Laird and Oatley 1989 ; Ortony1987). D’autres, plus strictement linguistiques, visent à regrouper les termes d’émotion en « classes » sur la base des constructions syntaxiques dans lesquelles ils sont susceptibles d’entrer (critère distributionnel) (voir Gross 1995, notamment). 8. Cette dernière formulation est fort contestable si elle est prise littéralement. Admettons que je ressente de la peur et que je tremble. Faudra-t-il pour autant dire que ma peur cause mon tremblement, que ce tremblement est l’effet de ma peur ? On peut préférer dire que le tremblement est une partie de la peur (une de ses composantes physiologiques possibles). 9. On pourrait également avoir recours à l’expression « émotion montrée » (vs. « émotion dite »). 10. Nous n’évoquons pas ici, pour les raisons mentionnées plus haut, les marqueurs para- verbaux et non verbaux qui, en ce qui concerne l’émotion connotée, seraient évidemment fort nombreux. 11. Nous continuons provisoirement d’utiliser cette catégorie, malgré nos critiques et notre volonté de lui substituer celle d’émotion « attribuée » - cela dans le but de bien faire comprendre la distinction « exprimé »vs.« visé » qui est topique dans les approches linguistiques, discursives et rhétoriques des émotions. 12. Les extraits sont tirés des Archives parlementaires de 1787-1860, tome XXVI (du 12 mai au 5 juin 1791), Paris, 1887 (Nendeln : Kraus, 1969), pp. 319-693. 13. L’historien du droit Jean-Marie Carbasse rappelle que cette dernière a tendance à tourner le dos à « une conception “théologique” qui attachait au système pénal une fonction rétributive » et « ne veut plus considérer la sanction que sous l’angle de sa seule utilité sociale » (2002 : 57).

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14. Les syntagmes nominaux avec article défini permettent, lorsqu’ils sont en emploi générique, de désigner une « entité typique qui représente ou subsume toutes les occurrences d’une classe » (Riegel 1994 : 571).

RÉSUMÉS

Cet article porte sur la construction discursive des émotions dans un corpus de débats parlementaires français relatifs à l’abolition de la peine de mort (1791-1981). Le premier volet de l’article est consacré à la formulation des principes méthodologiques qui guident cette recherche. Nous commençons par présenter le corpus sur lequel elle porte : il s’agit d’en expliquer le choix, la délimitation et la cohérence. Nous nous tournons ensuite vers les sciences du langage contemporaines et examinons les ressources descriptives que celles-ci offrent à qui entend décrire avec le plus de rigueur possible la construction d’une émotion dans et par le discours. C’est donc, méthodologiquement parlant, la question des « observables » qui nous retient. Le second volet de l’article voit l’illustration de la démarche par une étude de cas. On s’intéresse au premier débat parlementaire sur l’abolition que compte l’histoire de la France et qui a lieu en 1791 à l’Assemblée Constituante. L’enjeu consiste à dégager les traits distinctifs du pathos que les orateurs abolitionnistes mobilisent lors de ce débat. Nous tâchons, en conclusion, d’adopter une perspective diachronique et de comparer cet usage particulier du pathos avec d’autres constructions discursives de l’émotion que l’on rencontre dans les débats ultérieurs (1848 et 1908). Une telle mise en perspective permet de mesurer le caractère historiquement variable du pathos abolitionniste.

The aim of this paper is to examine the discursive construction of emotions in a series of French parliamentary debates concerning the abolition of death penalty (1791-1981). In the first part, I set out the methodological tenets of this research. I begin by discussing the choice of the corpus. The challenge is to set a corpus which despite being chronologically scattered, is strongly coherent, in terms of theme and genre. This kind of coherence is essential, I will argue, as it allows for diachronic comparisons. I then turn to the sciences of language, where I attempt to examine the descriptive resourcesthey provide in order to grasp how emotions are constructed in discourse. What is at stake here is to identify the main “observable phenomena”. Scholars working in the field of linguistics and discourse analysis strive to determine the various types of relationshipbetween emotions, on the one hand, and language data, on the other: they offer a set of categories,and claim, for instance, that emotions may be “expressed” or “aimed for” by speakers. The question of what constitutes relevant material is also the subject of much interest: when it comes to emotions, scholars tend to highlight the significance of the paraverbaland the non-verbal material. I engage in a critical discussion of the main categories and try to determine which are the most useful considering the characteristics of the corpus. The second part of the paper is devoted to a case study. I look at France’s first parliamentary debate on the abolition of the death penalty, which takes place between May 30 and June 1, 1791 at the Assemblée Constituante. Here, my objective is to bring out the main features of pathos, which orators who oppose the death penalty use during this debate. I suggest that this pathos relies on a particular topos, which depicts the execution as a “spectacle”.I describe this specific use of pathos in some detail. In conclusion, I attempt to look at it from a diachronic perspective and compare it with other uses of pathos which are found in the later debates (1848 and 1908). Such a perspective

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allows us to identify significant alterations in the way abolitionist orators construct emotions in their discourse.

INDEX

Mots-clés : analyse du discours, argumentation, débat parlementaire, émotion, linguistique, peine de mort Keywords : argumentation, death penalty, discourse analysis, emotion, linguistics, parliamentary debate

AUTEUR

RAPHAËL MICHELI Université de Lausanne

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Pratiques discursives et enjeux du pathos dans la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France Discursive Practices and the Stakes of Pathos in the Presentation of the Al-Aqsa Intifada in the French Press

Claire Sukiennik

Introduction

1 Une recherche en cours qui porte sur les pratiques discursives et enjeux du pathos dans la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France, me permettra d’apporter une contribution aux interprétations de la « rhétorique des passions ». Je tiens à préciser que ceci n’est pas un travail de recherche en sciences politiques mais un travail de linguiste qui voudrait rendre compte de pratiques discursives et rhétoriques. Je vais limiter ma recherche à la mise en mots de l’Intifada al-Aqsa, qui a éclaté en Israël et dans les territoires occupés palestiniens en septembre 2000. Mon étude porte sur les formes de mise en scène pratiquées par le discours qui construit les effets de pathos, et plus particulièrement sur la pitié et l’appel à la pitié.

2 Pour Aristote, dans la Rhétorique (Chap. VIII) : la pitié sera le chagrin que nous cause un malheur dont nous sommes témoins et capable de perdre ou d’affliger une personne qui ne mérite pas d’en être atteinte, lorsque nous présumons qu’il peut nous atteindre nous-mêmes, ou quelqu’un des nôtres, et cela quand ce malheur paraît être près de nous. (1991 :218).

3 La pitié est donc liée à la solidarité car elle va susciter des sentiments d’identification avec la position d’une autre personne. La pitié peut éveiller un sentiment d’injustice à l’égard de la personne qui souffre mais aussi la peur, car l’on craint de pouvoir être dans la même situation. Il s’agit ici, en partant de la rhétorique aristotélicienne,

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d’analyser et de décrire les stratégies les plus visibles du pathos dans un discours de notre époque, mais aussi celles qui y sont reléguées dans l’implicite ou masquées par des effets d’objectivité. Il importe, entre autres, de rendre compte de lieux d’inscription inattendus et même paradoxaux dans l’énoncé, mais aussi à l’échelle textuelle, dans l’agencement du récit des événements. Je ne limiterai pas l’analyse à des cas ponctuels ; je traiterai également du pathos dans l’organisation textuelle. A la lecture de la presse française, j’ai eu l’intuition qu’il existait une mécanique du récit pathétique qui se répète systématiquement. Cette écriture mécanique se retrouve-t-elle dans la présentation d’autres conflits ? Pour répondre à cette question, il faudra prendre en compte des travaux comme l’étude de Patrick Charaudeau (2001) sur l’ex-Yougoslavie, car il est possible que la mise en mots du conflit israélo-palestinien ne diffère pas fondamentalement sur bien des points de celle de ces autres conflits.1

1. La contribution au pathos de trois effets d’objectivité

4 Je me limiterai à la présentation d’un aspect inattendu de la contribution au pathos de trois effets d’objectivité notoires. Je veux parler de la citation (ou du discours rapporté), des indications chiffrées et de quelques effets de réel, tels que les descriptions de paysages et les portraits de protagonistes palestiniens et israéliens. J’entends démontrer qu’il n’est pas rare que des journalistes de la presse française utilisent l’instrument de la compassion en tant que procédé argumentatif alors qu’ils pratiquent en apparence un discours rationnel exempt de pathos. Ce que je souhaite mettre en question, c’est la pertinence et les enjeux de certaines exploitations argumentatives de l’écriture émotionnelle.

2. De la prise de position du chercheur

5 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut poser la question de savoir si un chercheur juif vivant en Israël peut traiter le sujet problématique que constitue la rhétorique du pathos à l’œuvre dans la mise en mots journalistique du conflit israélo-palestinien - sans, pour cela, renoncer à la qualité scientifique de ses recherches. Cette question est d’autant plus délicate que le droit à l’intervention du chercheur en sciences du langage est sujet à controverse.

6 Il existerait en fait deux courants principaux : pour ou contre l’intervention du chercheur. Plantin (1995) refuse l’approche normative de l’école américaine des paralogismes et il estime que seules les sciences sociales possèdent l’expertise ad hoc pour établir la vérité d’un discours et dénoncer les manipulations et les fautes de méthode. L’important pour Plantin est qu’à tout discours soit opposé un contre- discours. J’ai d’ailleurs essayé de suivre la démarche de Plantin en comparant les discours sur les Palestiniens à ceux sur les Israéliens. Marianne Doury (2004) s’aligne sur la position de Plantin et pose les limites de l’analyse argumentative en revendiquant l’approche descriptive qui oppose discours et contre-discours. Pour Kerbrat-Orecchioni (2002) l’analyste est un interprétant ou archi-interprétant qui a éventuellement pour mission de rendre compte du plus grand nombre des effets produits par un texte et qui est ainsi nécessairement amené à prendre position. Je suis

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consciente du fait qu’un/e linguiste ne peut prévoir de façon absolue les effets produits par un texte, mais la structure du langage lui permet de les imaginer. Pour Roselyne Koren (2002), le savoir acquis en matière de linguistique et d’argumentation permet précisément d’imaginer les interprétations que le discours rend possibles ; la rationalité du discours scientifique dépendrait de la transparence de ses justifications.

7 Mon intention n’est pas de dénoncer le traitement journalistique ni de rédiger un réquisitoire contre la presse écrite en France mais de problématiser la question de la responsabilité énonciative de la mise en mots journalistique d’un conflit. P. Charaudeau affirme que la machine à informer complexe et incontrôlable que sont les médias, poursuit une visée de captation qui la fait dériver de façon obsessionnelle vers des mises en scènes dramatisantes de l’actualité, dérive dont on finit par ne plus savoir si elle correspond à une prise de position sur tel ou tel sujet de la vie politique ou à une commodité, celle de l’information émotionnelle. (Charaudeau 2006 : 191)

8 Le terme « commodité » est un mot abstrait qui renvoie à la facilité d’usage et à l’aspect purement pratique de cet usage en raison de l’avantage qu’il procure. Ce qui fait problème à mes yeux, c’est « l’insoutenable légèreté » d’un recours « commode » à l’appel à la pitié ; la diabolisation des uns et la victimisation des autres, par exemple, peuvent exercer une influence néfaste sur le déroulement du conflit et empêcher que le lecteur en comprenne les enjeux. La déontologie du chercheur en sciences du langage m’impose la fonction de tiers observateur et d’analyste, et la distance par rapport au dit, selon la doxa dominante2. Toutefois, il y a des questions que l’on ne peut éluder, comme celle des enjeux de l’idéologie de captation. Peut-on en ignorer les éventuelles conséquences et ses enjeux mercantiles ? Dois-je, au nom de l’idéal scientifique de neutralité, renoncer à poser les questions que suscite un recours au pathos qui oscille entre émotion légitime et renoncement à appliquer le fameux devoir d’impartialité face aux victimes des deux camps ?

9 Ces questions me sont suggérées par la mise en mots observée dans l’écriture de presse. On peut en effet se demander si le jeu de rôles qui divise mécaniquement les protagonistes en « bons » et « méchants » pour des raisons d’« information-spectacle », ne risque pas de faire obstacle à la compréhension de la complexité du conflit. L’hypothèse que ce travail souhaite vérifier est que les enjeux du pathos sont plus complexes que l’appel très humain à la pitié face à la souffrance et que le pathos peut constituer un obstacle au débat et à la réflexion. Il y aurait alors, consciemment ou inconsciemment, tentative d’orienter l’auditoire vers une vision polémique du conflit où le journaliste passe du rôle d’observateur-rapporteur à celui d’acteur. Il devient dès lors difficile pour le lecteur de percevoir les événements différemment et de prendre position en connaissance de cause.

3. Présentation du corpus et de la méthode

10 Mon corpus se compose d’articles parus dans les principaux journaux de la presse écrite en France (les quotidiens : le Monde, le Figaro, Libération, les hebdomadaires : l’Express, Le Point et le Nouvel Observateur, et le mensuel le Monde diplomatique) qui relatent la seconde Intifada à partir de Septembre 2000. Dans ces articles, le pathos se manifeste, de façon surprenante, aussi bien dans les énoncés laconiques, descriptifs, que dans les dénominations subjectives affectives. J’ai privilégié certains événements

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car ils constituent d’ores et déjà des cas d’école. La bataille de Jénine est l’un d’entre eux. Elle a suscité la rédaction d’une centaine d’articles dans la presse (mars-avril 2002). Cet événement constitue un cas exemplaire pour tout analyste concerné par l’interprétation des faits dans un contexte de guerre.

3.1. Cadres théoriques

3.1.1. Sciences du langage

11 Ce travail se fonde avant tout sur la théorie de l’énonciation de Benveniste et sur la conception pragmatique (interactionnelle) du langage de Kerbrat-Orecchioni. Le postulat de l’inscription du sujet d’énonciation (ou instance de discours) dans l’énoncé pose le problème de la subjectivité dans le langage, et il permet en effet de mettre en question les velléités des journalistes qui croient, ou veulent faire croire, qu’ils peuvent être absents de leur texte et qui pratiquent l’effacement énonciatif. Je me suis appuyée également sur les travaux de Dominique Maingueneau sur l’analyse du discours, le contexte et le cotexte. Comme le montre bien Roselyne Koren dans le présent numéro d’Argumentation et Analyse du Discours, le Traité de l’argumentation de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958) permet de problématiser la question de l’éthique du discours et de décrire l’agencement textuel de l’argumentation.

3.1.2. La place des émotions dans l’argumentation

12 Deux courants théoriques serviront de cadre à ce travail sur la place des émotions dans l’argumentation, l’école américaine représentée par Walton et l’école française, représentée par Christian Plantin. La thèse de Walton dans The place of Emotions in Argument traite la question de la pertinence et du caractère légitime des arguments dictés par l’émotion dans le discours. Il met l’accent sur quatre types d’émotions, dont l’appel à la pitié - ad misericordiam. Les appels à l’émotion peuvent occuper une place légitime et même importante en tant qu’arguments dans un discours persuasif, affirme Walton, mais, prévient-il, ils doivent être traités avec précaution car ils peuvent également être utilisés d’une manière fallacieuse. Le problème, dit-il, est qu’un tel appel peut avoir un impact si fort qu’il échappe à tout contrôle, empêchant l’allocutaire de percevoir des considérations plus appropriées et plus importantes. Walton propose un système de normes et d’évaluation qui permet de désigner les lieux discursifs où l’argument valide et légitime se change en paralogisme. Dans les arguments ad misericordiam, l’appel à la pitié a un énorme impact émotionnel sur l’auditoire, lui faisant oublier qu’il ne possède pas les données nécessaires pour juger le cas équitablement et impartialement. L’appel à l’émotion peut ne pas être pertinent en ce sens qu’il ne contribue pas aux visées du dialogue dans lequel les participants sont engagés. Les critères proposés par Walton (contexte, poids, impact, dosage, présomptions inappropriées, supplément d’information) me permettront d’analyser le bilan émotionnel en termes de validité et de légitimité argumentatives.

13 Christian Plantin, dans « L’argumentation dans l’émotion » (1997), étudie les discours émotionnels ainsi que la construction rhétorique-argumentative des émotions. Il propose une démarche méthodologique permettant d’établir le bilan émotionnel et les thèmes porteurs d’émotion, tels que les enfants, la mort, la faim. L’affirmation de Plantin selon laquelle l’émotion peut être suscitée sans avoir nécessairement recours à

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des termes émotifs m’a servi de guide dans l’interprétation de nombreux énoncés qui a priori ne comportaient pas de traces linguistiques pathétiques.

14 Le pathos est pris dans son sens aristotélicien, il constitue l’un des trois types d’arguments dans la Rhétorique d’Aristote (l’ethos, le pathos et le logos) destinés à modifier l’attitude de l’auditoire ou encore à le persuader en faisant naître des émotions ou l’état d’esprit souhaité. Aristote parle de thèmes émouvants en soi. Au Chapitre 8 du Livre II de la Rhétorique, le philosophe grec cite les maux qui suscitent la pitié : Parmi les choses affligeantes et douloureuses, toutes celles qui amènent la destruction excitent la pitié, ainsi que celles qui suppriment un bien, et celles dont la rencontre accidentelle est une cause de malheur d’une grande gravité. Sont des choses douloureuses et des causes de perte : la mort, la flagellation, les infirmités, la vieillesse, les maladies, le manque de nourriture.

4. De la théorie à la pratique

15 Passons maintenant à une brève présentation de trois effets d’objectivité notoires : les citations, les indications chiffrées et les descriptions.

4.1. Les citations

16 Je me propose de rendre compte d’un type d’exploitation inattendu de la citation : l’appel à la pitié. La citation est supposée être la reproduction objective par un locuteur de l’énoncé d’un autre locuteur. Ainsi Kerbrat-Orecchioni, dans L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, note que ce qui caractérise l’énonciation journalistique dans son ensemble c’est l’utilisation d’un certain nombre de stratégies qui permettent au locuteur de porter des jugements évaluatifs tout en restant dans un relatif anonymat. Ce sont essentiellement : le masquage du sujet individuel derrière un sujet collectif, l’utilisation du rempart des citations dont le statut est ambigu, car elles relèvent à la fois du discours objectif (le journaliste s’efface derrière le protagoniste) et subjectif (même si le journaliste n’accompagne pas la citation d’indices contextuels d’adhésion / rejet) il intervient dans la sélection même de la personne et de la séquence citées : (1999 : 187)

17 Pour illustrer cette thèse, je souhaiterais me reporter à l’exemple suivant : Abou Ali. « Mes neuf enfants sont sous les gravats. » Il est assis sur un parpaing, les pieds dans la boue, devant sa maison en miettes. A ceux qui s’arrêtent près de lui, retenus par son sourire amer, il raconte une histoire d’horreur avec des mots banals. Abou Ali, 49 ans, est le patron d’un petit supermarché de Jénine. Quand les soldats sont entrés dans le camp, le 2 avril dernier, à 1 heure du matin, il a pris un bout de papier. Jour après jour, il a consigné en une ligne le déroulement de l’attaque. A la date du 12, il a griffonné le mot « destruction ». Il raconte : « Les bulldozers étaient là. Il fallait partir. Je suis sorti faire le plein de ma voiture à toute vitesse en disant à mes neuf enfants que je les attendrais sur la route principale. Sur le chemin du retour, les chars m’ont barré le passage. J’ai été refoulé vers le village de Roumaneh. Quand j’ai pu revenir, une semaine plus tard, ma maison était détruite et mes enfants n’étaient plus là. » Abou Ali sort de son portefeuille sa carte wakali, le certificat d’enregistrement de l’ONU qui tient lieu de papier d’identité pour les réfugiés. Le nom et l’âge de ses enfants y sont indiqués. Dix huit ans pour Amira, l’aînée, et 1 an pour Racha, la cadette. « Ça pue la mort par ici. Je suis sûr que

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mes enfants sont sous les gravats. Revenez dans une semaine et vous verrez les corps. » (Nouvel Observateur, 2 mai 2002)

18 Entre les paroles citées, le journaliste insère une description qui accentue l’abattement du personnage et reflète son état d’âme ; la solitude et le désespoir du père sont illustrés par sa posture « assis sur un parpaing, les pieds dans la boue », qui symbolise la pauvreté, la déchéance. De surcroît, « sa maison en miettes » est une image pittoresque de la langue parlée familière. Cette description réaliste rend le personnage plus proche et suscite l’empathie, car Abou Ali utilise des mots simples, dont l’impact est plus fort parce qu’ils sonnent vrais et qu’ils disent la douleur. Les mots « consigner en une ligne », « griffonne », « destruction » ont tous des connotations pathétiques car ils supposent le drame et l’aspect inéluctable de la situation (Abou Ali tient le registre des événements, peut-être pour les mémoriser ou bien pour essayer d’en comprendre l’horreur). La mort des neuf enfants n’est pas un fait avéré en dépit du titre « Jénine les survivants racontent » : le père la suppose, mais sans en avoir ni en fournir la preuve ; ce qui augmente la force du pathos, c’est la mise en vedette de la force du pressentiment paternel. La première phrase « Mes neuf enfants sont sous les gravats » se présente comme une évidence (elle le restera le temps de la description journalistique) séparée de la suite du texte. La citation qui s’achève par » vous verrez les corps » n’est pas commentée. Il y a silence métalinguistique du journaliste qui contribue ainsi à transformer une hypothèse sinistre en tragédie avérée. Le pressentiment et le fait avéré sont mis sur le même plan : de quoi le lecteur se souviendra-t-il ? Le nombre important de petits détails crée et renforce l’effet de réel, mais augmente aussi simultanément le taux de subjectivité pathétique implicite. Abou Ali raconte longuement sa tragédie personnelle de manière crue ; les chars et les bulldozers représentent la force destructrice. La simplicité du personnage et de son langage disent sa tragédie. Le verbe familier « pue » fait certainement partie de l’idiolecte du personnage ; il augmente l’authenticité de ses dires mais atteste aussi la rectitude du journaliste qui rapporte ses propos « tels quels » ; le parler vrai ne peut que susciter la pitié et même l’empathie. Pas de fioritures quand on souffre. L’horreur ne peut être traduite par des termes sophistiqués.

19 Il importe de recontextualiser la citation. Dans cet article dont le titre est « Jénine les survivants racontent » (le contrat de lecture est respecté car l’article rapporte effectivement le témoignage de survivants), les propos d’un médecin militaire israélien sont rapportés pour expliquer l’entrée de Tsahal dans Jénine : Ce camp était une machine à produire des terroristes. Nous devions faire ce que nous avons fait. Si nous avions voulu tuer des civils, nous n’aurions pas pris autant de précautions. Nous aurions fait bombarder le camp par l’aviation. Et l’affaire aurait été réglée sans que nous ayons vingt-trois morts.

20 Le journaliste poursuit : Une vingtaine d’auteurs d’attentats suicides, c’est vrai, étaient originaires de Jénine. Mais, pour le reste, les affirmations du docteur Zangen sont en contradiction avec les rapports du haut-commissaire des Nations-Unies pour les droits de l’homme, Mary Robinson, et aussi avec ceux de Human Rights Watch et de l’organisation israélienne des droits de l’homme B’Tselem, qui dénoncent, enquêtes à l’appui, le recours aux « boucliers humains » et les entraves mises par l’armée israélienne au travail des médecins et ambulanciers. Elles sont aussi en contradiction avec les témoignages recueillis dans le camp de Jénine, parmi les survivants.

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21 Le journaliste utilise l’argument d’autorité des organisations humanitaires, qui ne peut être réfuté, pour délégitimer la totalité du discours du médecin (dont l’argument - « nid de terroristes » - est une tentative de recontextualisation). C’est une procédure connue qui recourt au raisonnement suivant : à partir du moment où il y a erreur dans un témoignage, c’est la totalité des dires du témoin, leur véracité même qui sont mises en cause. Il y aurait une hiérarchie des arguments d’autorité et c’est le journaliste qui décide du statut qu’il leur accorde. Il passe en revue les différentes organisations humanitaires, et il semble effectivement que rien ne puisse contredire l’autorité des « rapports du haut-commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme, Mary Robinson ». Sous les dehors du rapporteur objectif, le journaliste argumente par le biais de l’énoncé - « mais les affirmations du Dr Zangen sont en contradiction avec les rapports ». On admet qu’il y a contradiction lorsque deux propositions affirment et nient le même élément de connaissance : A est vrai et A n’est pas vrai. Si l’on applique cette antinomie à l’exemple ci-dessus, il apparaît d’après le cotexte que les propos du Dr Zangen ne sont pas pris en charge par le journaliste (ils sont donc présentés comme faux) tandis que les rapports officiels ont plus de poids et sont, eux, présentés comme vrais. Le journaliste opte donc pour la prééminence des rapports officiels de l’ONU et de cette manière, il discrédite les propos du médecin israélien. Par ailleurs, l’utilisation du connecteur « mais » selon Ducrot renforce la portée de l’argument qui est contenu dans l’énoncé coordonné. Le journaliste cherche à prouver la vérité « enquêtes à l’appui » affichant son ethos de professionnel rigoureux.

22 Je n’ai pas souvent trouvé dans mon corpus des réactions de parents israéliens semblables aux sentiments exprimés par le père palestinien Abou Ali. L’évocation des parents israéliens est d’ailleurs peu fréquente dans les exemples de presse relevés. Il est assez rare que les proches des victimes soient interviewés comme dans l’exemple ci- après qui rapporte les dires de la mère d’une jeune fille tuée dans l’attentat perpétré le 1er juin 2001 par un terroriste kamikaze contre la discothèque Dolphinarium à Tel- Aviv. Vingt et une personnes avaient péri dans cet attentat. Un an après l’attentat, Libération consacre un long article à la tragédie d’une mère qui a perdu sa fille unique. Voici un exemple tiré de cet article : Mentalement, c’est bien plus dur aujourd’hui... elle me manque tellement, raconte Irina, la voix monocorde. Je rêve à ma fille presque toutes les nuis. Je la serre fortement contre moi, car je sais qu’elle ne va vivre qu’une journée, et puis insensiblement, je la sens qui s’éloigne, je sais qu’elle va partir, j’essaie à tout prix de la retenir et je me réveille (Libération, 2 juin 2002).

23 C’est une longue citation qui fait partager un an après les réflexions poignantes d’une mère en deuil. Mais les parents des victimes israéliennes restent pour la majorité anonyme. Je n’ai pas trouvé de citations de parents de soldats israéliens tués alors qu’il existe de nombreuses interviews des proches des combattants de l’Intifada. Par ailleurs, quantitativement, les citations de parents israéliens ou d’enfants israéliens sont beaucoup moins nombreuses que les citations de Palestiniens. Sur un corpus d’une centaine de textes, il y aurait approximativement quatre-vingts pour cent de citations de parents palestiniens ou de proches des combattants palestiniens.

4.2. Les indications chiffrées

24 Extrêmement nombreuses dans les articles étudiés, elles nécessitent une étude approfondie. Quoi de plus objectif, de plus neutre qu’un chiffre. Nous allons démontrer

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que les chiffres insérés dans le discours font cependant battre les cœurs et suscitent l’émotion. Les indications chiffrées concernent les âges, les jours, le nombre de victimes, de morts et de blessés. Le nombre exact des victimes de Jénine est bien le problème crucial et il y fait l’objet de spéculations. Des personnes ont péri à Jénine : des civils et des militants palestiniens ainsi que des soldats israéliens. Les journaux ont le plus souvent ramené ces morts à un bilan ou à une macabre comptabilité sans problématiser les tenants et aboutissants de l’opération militaire menée par Israël dans le camp de réfugiés. En fait, le cas de Jénine se ramène à une simple comptabilisation. Je voudrais souligner l’usage du quantitatif comme principe d’organisation du récit dans les bilans, par exemple dans les paragraphes de clôture qui prédisent que la catastrophe va continuer. Je dois me limiter à quelques exemples types, sans pouvoir entrer dans les détails de cette problématique.

4.2.1. Décompte minutieux

Le CICR et le Croissant Rouge qui ont entrepris le déblaiement des gravats ont déjà retrouvé plus de quarante corps dont quatre enfants, deux femmes et deux hommes de plus de 65 ans (Nouvel Observateur, 25 avril 2002)

25 Le détail des nombres de corps d’enfants, de femmes et de vieillards suscite toujours l’émoi : ce sont des catégories d’êtres dont l’évocation suffit à créer une « orientation » émotionnelle. L’enfant est associé à l’innocence, or la mort de l’innocent est un thème ancien, éveillant des sentiments d’injustice et de pitié. De même pour les femmes et les vieillards (par leur impuissance et leur incapacité à se défendre). D’après la règle de justice, on s’attend à ce que le bilan des civils israéliens tués dans les attentats mentionne également les âges, mais cela n’est pas toujours le cas. J’ai trouvé peu d’exemples comme celui-ci : « Les deux victimes Avi Ben Harush, 20 ans, et Hanit Armiel, 19 ans, ont été enterrées hier » (Le Figaro, 18 juillet 2001). De surcroît, j’ai trouvé peu d’exemples qui mentionnent l’âge d’enfants israéliens tués parmi des civils, comme celui-ci : Ou cette fratrie décimée le 9 août dans une pizzeria de Jérusalem-Ouest, par l’explosion d’une bombe humaine : Raya, 14 ans, Itzhak, 4 ans, Hemda, 2 ans. Trois des 15 civils déchiquetés lors du carnage. (L’Express, 6 septembre 2001)

26 La mise en mots dans cet exemple donne la primauté à l’idéologie de captation, puisqu’il s’agit d’enfants supposés être innocents. Concernant les combattants palestiniens tués au combat ou les chahids, leur âge est, dans la majeure partie des cas, mentionné comme dans l’exemple : « Nidal Chadouf, 20 ans, était parvenu à se faire sauter avec sa ceinture d’explosif dans la file d’attente d’un arrêt d’autobus » (Le Figaro, 18 juillet 2001). Le journaliste impartial qui prône le même traitement des protagonistes devrait présenter les deux camps de manière équitable. Ne serait-on pas en droit d’attendre lorsque l’âge des combattants palestiniens est précisé (l’âge peut être considéré comme une information pertinente dans certains cas, par exemple dans des avis de décès ; sa mention a un effet émotionnel si la personne morte est jeune) que celui des soldats israéliens tués à Jénine, par exemple, soit aussi détaillé ? En vertu de cette impartialité, qui se rapporte à la règle de justice, le journaliste devrait traiter de la même façon les personnes soumises au même sort. Ce qui s’applique aux Palestiniens doit pouvoir être appliqué aux Israéliens. Toutefois le cotexte indique laconiquement : « C’est à Jénine que l’armée israélienne a perdu 23 des 29 soldats tués ». (Nouvel Observateur, 25 avril 2002). On peut se demander en quoi la mort d’un chahid de 20 ans, pourvu d’un nom, est plus tragique que celle d’un soldat israélien anonyme du même

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âge. Est-ce l’idéologie de captation qui favorise la représentation du sacrifice de Nidal Chadouf, 20 ans, par le journaliste, comme un acte héroïque commis par un jeune homme ayant une identité (jeune et qui a donc toute la vie devant lui, d’où le chagrin causé par le désespoir de la jeunesse) ? Par ailleurs, la mort d’un soldat anonyme au combat ne serait-elle pas émotionnellement rentable ?

27 De la même manière, dans les portraits d’enfants palestiniens confrontés à l’Intifada, l’âge est souvent mentionné, comme pour insister sur « leur état d’innocence qui accroît la cruauté de l’agresseur responsable de cette injustice » (Charaudeau, 2005 : 186). L’âge des Palestiniens a donc une visée argumentative, particulièrement pour les enfants palestiniens. Par exemple : Majdi n’a que 13 ans. On lui en donne moins en le voyant parce qu’il est tout frêle, plus en l’écoutant à cause de sa voix rocailleuse... Bilal, 14 ans, un peu chétif lui aussi par rapport à son âge, intercale très bien cette révolte dans sa vie. (Libération, 8 décembre 2000)

28 Je n’ai pas trouvé d’exemple d’articles sur des portraits d’enfants victimes d’attentats, du côté israélien.

4.2.2. Dissymétrie dans la mise en mots discursive du bilan des morts palestiniens et israéliens

Depuis l’éclatement de la nouvelle Intifada en septembre 2000, 615 Israéliens sont morts, tandis que 1400 Palestiniens, terroristes ou civils, ont été tués par les forces de sécurité. (Nouvel Observateur, 8 août 2002)

29 Si la règle de justice semble être respectée dans cet exemple type par la comptabilisation des morts palestiniens et israéliens, c’est aussi un exemple de dissymétrie patent car les causes et les responsables de leur mort ne sont pas désignés. Il recense 615 morts israéliens sans préciser les motifs de leur mort ni désigner les responsables. Ils ne sont toutefois pas décédés de mort naturelle et on sait qu’ils ont été tués dans des attentats-suicides par des terroristes kamikazes qui se sont fait sauter au milieu de la population israélienne. En revanche, les 1400 Palestiniens « ont été tués par les forces de sécurité israéliennes » : les responsables sont explicitement mentionnés, démarche qui responsabilise donc « les forces de sécurité israéliennes », mais déresponsabilise leurs ennemis. La neutralité des indications chiffrées n’est qu’apparente dans ce cas.

4.3. Les descriptions

30 Puisque l’effet recherché est celui de la vérité, l’une des stratégies pour faire croire à la reproduction exacte et fidèle du réel est la description qui ne remplit pas uniquement une fonction ornementale ou esthétique et qui n’a pas une visée purement informationnelle. A l’instar de l’écrivain réaliste qui cherche à donner à la fiction les apparences d’une réalité authentique, le journaliste cherche à faire croire qu’il dit la réalité « telle qu’elle est » pour fonder sa crédibilité et avoir droit à la parole. Comme dans les romans réalistes, la description « représentative », référentielle, crée l’illusion de réalité. Je tenterai de démontrer avec Jean-Michel Adam (1989) qu’en dépit de ses apparences réalistes, la description implique un point de vue. Je me propose de traiter deux formes de descriptions : la description de paysages et la description de protagonistes.

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4.3.1. La description de paysages

Autour sur un rayon de quelques centaines de mètres, subsiste un décor de maisons fracassées sous les obus, de bâtiments pliés par les impacts de missiles. Un paysage de ville après un tremblement de terre. Derrière les façades écroulées trônent parfois des vestiges de vie : un lit, des rideaux, un lavabo, une poussette. (Le Monde, 17 avril 2002)

31 L’énoncé paratactique « un paysage de ville après un tremblement de terre », a des allures de constat objectif mais effectue un rapprochement associatif évaluatif. La désolation du paysage est en fait celle de ses habitants. Les adjectifs « fracassées », « écroulées » et « pliés » témoignent de la violence de l’action par leur signification mais aussi par le son de la fricative et des occlusives sourdes. Le réalisme mène au pathétique par le biais de la métonymie « vestiges de vie » qui a une signification à la fois concrète (ce qui reste après la destruction) et abstraite (l’âme et la force des objets qui témoignent d’une vie passée). Comme à la Pension Vauquer dans Le père Goriot de Balzac, les objets sont des rescapés et chaque pièce forme une sorte de poème de la misère. Dans le bouleversement intérieur des personnages, les objets sont un des points de repère les plus sûrs. Il y a en fait une relation symbiotique entre les personnages et les objets qui constituent l’illusion réaliste. Ils sont les témoins muets d’une réalité. Le décor et les accessoires permettent de faire sentir l’atmosphère ambiante. La description métonymique a pour point de départ des objets prosaïques : la poussette (les enfants), les rideaux (le foyer), le lit, le lavabo (la maison, la famille). Le pathos est suscité par les notions implicites de famille, foyer, enfance qui font partie du patrimoine culturel commun et constituent des thèmes universels qui font vibrer la fibre émotionnelle.

32 De la même manière dans l’exemple suivant, la description joue un rôle argumentatif : « Plus de deux mois après sa mort, les graffitis et les photos à la gloire du chahid (martyr) continuent d’orner les murs de la maison familiale, perdue au bout d’un chemin poussiéreux du village de Jabalya ». (L’Express, 30 août 2001) La description de la maison familiale « perdue au bout d’un chemin poussiéreux du village de Jabalya », suscite le pathos sans avoir recours à des termes émotifs. Comme le dit Plantin (1997) il y a des termes évocateurs qui suffisent à créer une orientation émotionnelle. Leur simple évocation ou description atteste d’une atmosphère romanesque et a un effet pathémique. Le mot « familiale » évoque des valeurs d’union, de fraternité et d’amour. Mais, ces valeurs sont modifiées par l’effet pathémique mis en place par le biais d’un attribut poétique « perdue au bout d’un chemin poussiéreux ». C’est un attribut poétique qui semble accréditer l’ambiance (de solitude) dans laquelle a vécu le chahid et pourrait expliquer son geste comme un acte de désespoir. On se demandera si ce n’est pas l’âme du chahid qui est elle aussi « perdue », en dépit peut-être du soutien familial. On va oublier le fait que cette maison a abrité en fait un terroriste, responsable d’un attentat contre des civils. Je n’ai pas trouvé de descriptions équivalentes du côté israélien, des descriptions de maisons de familles en deuil, de maisons de soldats tombés au front.

4.3.2. Rythme et description

33 Le rythme est souvent présent dans ces descriptions réalistes. Je tenterai de démontrer qu’il contribue à rendre les descriptions pathétiques et que la subjectivisation par le

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rythme est un aspect du pathos descriptif. C’est un lieu d’énonciation méconnu qui produit du sens et révèle une prise de position (Koren 2003). « Le rythme est le pouvoir de signifier sans signe » dit Henri Meschonnic dans Critique du rythme (1982 : 93). Il y considère le rythme comme un mode de disposition et d’organisation de la signifiance, une forme qui subjectivise l’énoncé. L’exemple ci-après le montre bien : C’est un monde où suintent l’ennui et la tristesse résignée des destins immobiles, un univers peuplé de rêves non-assouvis, d’illusions déchirantes, de promesses non- tenues : le camp de réfugiés de Jabalya à Gaza est le plus grand, le plus peuplé, le plus sale. (Le Monde, 6 novembre 2001)

34 Les adjectifs axiologiques et affectifs « déchirantes », « résignée », « non-assouvis » dénotent le renoncement et la frustration. Des formules telles que « tristesse résignée », « rêves non-assouvis », « promesses non-tenues » disent l’insoutenable mélancolie et la stagnation du camp. Dans « promesses non-tenues », il y a une accusation implicite. Qui est responsable ? Les rythmes sont enchâssés : le rythme binaire (c’est un monde, un univers) comprend un rythme ternaire (rêves non-assouvis, illusions déchirantes, promesses non-tenues) ; une seconde cadence ternaire (le plus grand, le plus peuplé, le plus sale) créé un effet de crescendo par l’emploi de l’adjectif axiologique « sale » qui caractérise l’état du camp de réfugiés. L’effacement du sujet d’énonciation par le présentatif « c’est » (Rabatel 2000) objectivise le jugement de valeur qui suit et qui suscite la compassion, voire l’indignation. Le verbe « être » sert ici de signe introductif à une description. Il y a un contraste frappant entre la dernière ligne où se trouvent les détails descriptifs (le plus grand, le plus peuplé, le plus sale) - effets de réel - et les deux premières lignes où il y a essentialisation avec les mots « monde », « univers », « ennui », « la tristesse des destins », et l’emploi d’adjectifs affectifs (résignée, immobile, non-assouvis, déchirantes). Le groupe nominal axiologique « promesses non tenues » reste vague et ne précise pas qui n’a pas tenu les promesses. Ce sont des émotions à l’état pur qui tentent d’envelopper le lecteur par tous les moyens, notamment par le recours à des lexèmes subjectifs et à une mise en mots cadencée.

35 Comme la description des paysages, la description des protagonistes palestiniens crée, elle aussi, un effet pathémique.

4.3.3. La description des protagonistes

36 Les principaux protagonistes palestiniens dépeints dans les exemples qui composent mon corpus sont les « martyrs », les « combattants » et les enfants. Les martyrs ou chahids sont des Palestiniens qui ont perpétré des attentats-suicides en déclenchant leur ceinture explosive. Une fois l’attentat exécuté, leurs photos transformées en posters sont affichées dans les rues et deviennent de véritables « icônes ». Il s’opère un processus de transformation : des hommes bien réels passent à l’état de portraits porteurs d’une idéologie religieuse militante. C’est la mise en mots de ces portraits que je vais tenter d’analyser ; il s’agit de visages d’hommes jeunes à l’allure sobre, porteurs de « fines moustaches » (notation esthétique), qui suscitent l’empathie et même le respect. Il y a un écart entre les apparences inoffensives de ces « bombes humaines » ou « kamikazes » et leurs actes.Voici deux exemples : Ce sont des portraits couleurs de visages d’hommes jeunes aux fines moustaches, la plupart du temps sur fond du dôme de la grande mosquée al-Aqsa de Jérusalem, qui donne son nom à la nouvelle insurrection palestinienne : l’Intifada al-Aqsa. (Le Monde, 24 octobre 2000)

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37 Comme on l’a dit, rien ne réfère à la violence de leurs actes. (Ezzedine) Ce Palestinien de vingt et un an apparaît au premier plan vêtu d’une chemise bleue. Sa barbe et ses lunettes lui donnent des allures d’étudiant. Le visage est blême, le regard sévère. En toile de fond, se dresse la mosquée d’al-Aqsa de Jérusalem. (Le Monde, 8 septembre 2001)

38 Le journaliste présente un homme jeune et décidé ; les adjectifs « blême » et « sévère » dénotent le sérieux et la gravité du personnage qui assume son acte mais aussi la colère et la rage d’un jeune qui lutte pour son indépendance. Ce n’est pas le portrait d’un fanatique ; le fait qu’il soit comparé à un étudiant (qui connote une personne réfléchie) lui confère une image rassurante et valorisante. Elle lui attribue une certaine dignité et minimise l’acte terroriste et ses conséquences. Contrairement au cas des soldats israéliens (dont les portraits ou les photographies ne sont pas commentés), l’âge et le nom sont toujours mentionnés.

39 Le portrait réaliste du combattant peut verser dans l’information-spectacle comme dans les deux exemples suivants : [...] blouson et jeans noir, la kalachnikov à portée de main, genre voyou sympa, la lèvre un rien moqueuse. (Le Monde, 30 novembre 2000) Abou Saleh, un homme d’une trentaine d’années, bonnet noir, barbe noire et yeux de braise. L’homme se présente comme un responsable des Brigades des martyrs d’al-Aqsa, un groupe armé proche du Fatah. (Libération, 11 avril 2002)

40 La description d’Abou Saleh passe par le portrait : « bonnet noir », « barbe noire » et la métaphore « yeux de braise » (noirs et brillants). Pourquoi mentionne-t-on des yeux de braise ? Serait-ce par exemple parce que l’homme est un « résistant » ardent - Abou Saleh est en fait responsable d’attentats, mais cela n’est pas dit. Inversement, dans le cas des soldats israéliens, l’anonymat domine. En effet les soldats n’ont pas de visages et pas de noms. Cela a été dit par le chercheur Daniel Dayan3 (2005) qui propose de distinguer « parmi les acteurs ou les victimes d’un conflit entre ceux qui sont dotés d’un visage, d’une parole, d’un nom, d’une parentèle, et ceux qui relèvent plus sommairement de l’évaluation chiffrée ». Si les soldats israéliens sont représentés c’est le visage noirci et l’arme au poing, ou encore par la métonymie du casque, comme dans les exemples ci-après : Perchée sur son mirador, une sentinelle israélienne scrute la frontière à la jumelle. De la tour coiffée du drapeau bleu à l’étoile de David ne dépassent que la bosse de son casque et la bouche d’un fusil. (Libération, 16 octobre 2000) Armes au poing, le visage noirci, ils [les militaires israéliens] fouillent la maison et entraînent le propriétaire dans les étages, le M16 dans les reins. (Le Monde, 25 novembre 2000)

41 La référence à l’arme « kalachnikov à portée de main » est différente de celle du soldat israélien : elle n’est pas « au poing », c’est à dire offensive violente, mais dans une position défensive. Il y a dissymétrie dans la présentation du port de l’arme : du côté palestinien. Le combattant apparaît comme humain et même romantique, tandis que le soldat israélien apparaît comme une entité violente et anonyme. Pourquoi cette différence ? Les soldats israéliens semblent constituer un stéréotype. Ils n’existent pas en tant qu’êtres humains. L’idéologie de captation, selon Charaudeau (2006 :191) suppose un bon et un méchant, une victime et un bourreau. Selon Perelman (2000 : 155-157) l’effacement de la présence4 constitue un phénomène tout aussi remarquable que l’importance de la présence dans l’argumentation. Quant au déni de l’existence de l’autre, je souhaiterais rapporter des propos de Stephen Spender cités par Perelman : ce

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sont les sentiments éprouvés par l’auteur lors de la guerre civile en Espagne, devant les atrocités des franquistes et des défenseurs de la République. Cette conception m’a semblé exprimer l’absence d’humanité du soldat israélien dans les exemples de la presse écrite que j’ai recueillis : Presque tous les êtres humains ont une saisie très intermittente de la réalité. Un petit nombre de choses seulement qui illustrent leurs propres intérêts sont réels pour eux : les autres choses qui, en fait, sont tout aussi réelles, leur apparaissent comme des abstractions … Vos amis, parce que vos alliés, sont de vrais êtres humains… Vos adversaires ne sont que d’ennuyeuses, peu raisonnables, inutiles thèses dont les vies ne sont que de faux jugements que vous souhaiteriez effacer avec une balle de plomb. Dans le premier cas, je voyais des cadavres, dans le second, seulement des mots. (2000 [1958] : 159)

Conclusion

42 « L’insoutenable légèreté » de l’idéologie de captation implique le recours fréquent à des mises en scènes dramatisantes, qui peuvent avoir des effets pervers. S’il est vrai que le linguiste ne peut prédire comment l’auditoire percevra ce type de présentation (angélisation vs. diabolisation), il peut toutefois prévoir des types d’interprétation déduits des mises en mots et attendre des journalistes du corpus qu’ils assument leur responsabilité explicitement au lieu de multiplier des prises de position implicites masquées par des effets d’objectivité.

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Walton, Douglas. 1992. The place of emotion in argument (The Pennsylvania State University Press)

NOTES

1. La mise en intrigue pathétique du récit constitue un chapitre important de ma thèse dont je ne pourrai pas rendre compte ici. 2. Voir Koren 2006, Questions de communication 9, «La prise de position normative ne va pas de soi dans le domaine de la recherche scientifique. Les chercheurs doivent, selon la doxa dominante, s’abstenir d’énoncer des jugements de valeur ou de traverser la frontière entre le territoire de l’observateur analyste et celui de l’acteur. » 3. Dayan, D. « Pour une critique des médias », Questions de communication, 8 4. Cf. Perelman C. et Olbrechts-Tyteca L. (2000 : 155) : » Le fait de sélectionner certains éléments et de les présenter à l’auditoire, implique déjà leur importance et leur pertinence dans le débat. En effet, pareil choix accorde à ces éléments une présence, qui est un facteur essentiel de l’argumentation, beaucoup trop négligé d’ailleurs dans les conceptions rationalistes du raisonnement. La présence agit d’une manière directe sur notre sensibilité. »

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RÉSUMÉS

Mon étude porte sur les formes de mise en scène pratiquées par le discours qui construit les effets de pathos, et plus particulièrement sur la pitié et l’appel à la pitié. Mon cadre de recherche se limite à la mise en mots de l’Intifada al-Aqsa dans la presse écrite française. L’Intifada a éclaté en Israël et dans les « territoires occupés » en septembre 2000. Je me propose de problématiser ici la question paradoxale de la contribution au pathos de trois effets d’objectivité notoires : la citation ou le discours rapporté, les indications chiffrées et quelques effets de réel notoires, tels que les descriptions de paysages et les portraits de protagonistes palestiniens et israéliens. Il n’est pas rare en effet que les auteurs des articles de mon corpus utilisent l’instrument de la compassion en tant que procédé argumentatif alors que la déontologie de l’écriture de presse présente le devoir de neutralité rationnelle comme une obligation fondamentale.

My study is based on the patterns of discourse which produce emotion and more particularly pity and the appeal to pity. My research is limited to the verbal description of Al-Aqsa Intifada in the French press, in Israel and in the “Occupied Territories” during September 2000. My purpose is to show how three effects of objectivity, namely quotation or direct speech, the appeal to numbers and some effects of reality such as the descriptions of landscapes and the portrayal of Palestinian and Israeli protagonists, actually contribute to the production of pathos. I will show that contrary to the code of ethics of the written press, which consists of presenting rational neutrality as a formal obligation of the press, compassion as an argumentative means is quite frequently used by the authors of the articles in question.

INDEX

Mots-clés : rhétorique du pathos, effet de réel, effet d’objectivité, subjectivité dans le langage, visée de captation, décontextualisation Keywords : rhetoric of pathos, effect of reality, effect of objectivity, subjectivity in language, decontextualization

AUTEUR

CLAIRE SUKIENNIK Université Bar-Ilan, ADARR

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Découpages disciplinaires

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Analyse du discours et littérature : problèmes épistémologiques et institutionnels Discourse Analysis and Literature: epistemological and institutional problems

Dominique Maingueneau

1 Le développement, depuis les années 1990, d’une « analyse du discours littéraire » qui s’assume comme telle ne va pas sans soulever des difficultés épistémologiques et institutionnelles. D’un côté, on est amené à se demander en quoi ses présupposés, ses concepts et ses méthodes modifient notre appréhension de la littérature ; pour ma part, c’est ce que je me suis efforcé de faire dans différents ouvrages1. D’un autre côté, il faut aussi se demander en quoi l’émergence d’une analyse du discours littéraire a des répercussions sur l’analyse du discours elle-même.

2 La question de la nature des relations entre analyse du discours et littérature se pose avec une acuité particulière dès lors que la plupart des spécialistes de littérature jugent tout à la fois illégitime et inefficient le recours à des problématiques d’analyse du discours dans leur domaine. Cela tient sans doute au fait qu’un présupposé puissant, hérité de l’esthétique romantique, oppose la littérature au reste des autres productions discursives d’une société : il y aurait d’une part les énoncés « transitifs », qui auraient leur finalité hors d’eux-mêmes, d’autre part les œuvres véritables, « intransitives », « autotéliques », celles de la littérature, qui auraient leur finalité en elles-mêmes. Dans les années 1960, période où se constitue l’analyse du discours, cette opposition a même été radicalisée par certains auteurs dans la mouvance du groupe « Tel Quel », par R. Barthes en particulier, qui a opposé « écrivains » et « écrivants », développant une conception du Texte majuscule, qui serait au-delà de toute économie usuelle du langage, révolutionnaire. Il est clair que le principe même d’une analyse du discours littéraire ne peut que heurter de plein fouet un tel présupposé : pour ses détracteurs, l’analyse du discours n’a-t-elle pas précisément pour ambition de ramener à l’ordinaire de la communication ce qui excède tout ordinaire et toute communication ?

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3 On a pu s’en rendre compte lors de la table-ronde consacrée aux relations entre stylistique et analyse du discours qui a été organisée dans le cadre du colloque de Cerisy2, en 2002, sur « l’analyse du discours dans les études littéraires ». On y perçoit nettement le souci de cantonner l’analyse du discours dans l’étude de la sous- littérature : « il n’est pas possible de traiter du discours littéraire en transposant tout simplement les notions élaborées pour d’autres discours sociaux : il y faut une poétique. »3 L’auteur de cette affirmation, D. Delas, entendait critiquer à la fois l’analyse du discours et la stylistique d’auteur, mais il maintient l’opposition fondamentale entre les textes médiocres (les « discours sociaux » font écho aux célèbres « mots de la tribu » de Mallarmé) et les œuvres pleinement littéraires. Comme le dit de son côté A. Herschberg Pierrot, « le discours est opposable à l’œuvre littéraire. L’œuvre n’est pas un discours parmi d’autres, c’est un événement d’écriture et de lecture et une configuration esthétique […] Dans cette perspective, l’analyse du discours et celle du style n’ont pas les mêmes enjeux ni ne portent sur les mêmes objets4. » Ce qui conforte évidemment une certaine distribution des tâches dans l’univers académique : la distinction entre les facultés de lettres, qui auraient en charge les œuvres, et les sciences humaines et sociales, naturellement portées à l’étude des textes de second plan.

4 Les réticences des littéraires rejoignent ici celles des analystes du discours à l’égard de la littérature. Leur désintérêt ne tient pas seulement au fait que les promoteurs de l’analyse du discours sont généralement issus des sciences humaines et sociales. Au moment où l’analyse du discours est apparue, dans les années soixante, en matière d’étude de textes il existait une sorte de répartition tacite du travail : les facultés de lettres analysaient les textes prestigieux, en prêtant une attention particulière au « style », et donc aux ressources linguistiques mobilisées par l’écrivain ; de leur côté, les départements de sciences humaines ou sociales avaient affaire à des textes de faible prestige, des « documents » qui n’étaient pas considérés comme passibles d’une approche stylistique et n’étaient étudiés que parce qu’ils donnaient accès à des réalités extralinguistiques. L’analyse du discours, en posant un « ordre du discours » qui excède l’immémoriale opposition entre « les mots et les choses », pour reprendre les expressions de M. Foucault, a converti le regard sur ces « documents » : ils ont bénéficié désormais d’une attention comparable à celle des textes qui étaient étudiés dans les facultés de lettres, mais dans un cadre théorique et méthodologique très différent. Pendant plus de deux décennies cette situation a perduré tant bien que mal : l’analyse du discours a soigneusement évité les textes prestigieux, tandis que la stylistique littéraire a intégré certains outils empruntés aux courants énonciatifs et pragmatiques, mais sans pour autant mettre en cause ses gestes essentiels et les partages institutionnels qu’ils impliquent.

5 Le fait que se constitue à l’intérieur de l’analyse du discours une branche dédiée spécifiquement au discours littéraire donne davantage de consistance à un postulat implicite de l’analyse du discours, à savoir que le discours est un : du traité de métaphysique aux graffitis en passant par les conversations, les tracts publicitaires ou les débats télévisés, toute énonciation socialement circonscrite peut a priori être abordée à travers le même réseau de concepts. C’est là un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité, puisque jusqu’alors seuls certains types de textes étaient jugés dignes d’intérêt et à chaque ensemble de textes correspondaient des techniques de commentaire spécifiques. En fait, un tel postulat est commun à l’ensemble des

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sciences humaines et sociales, qui ignorent les territoires réservés : il y a une psychologie de la création esthétique comme une psychologie de l’enfant, une sociologie de la littérature comme il y a une sociologie de l’entreprise ou de l’alcoolisme. Ce postulat de l’unité du discours n’a néanmoins de validité que s’il est associé à un autre, celui de la diversité irréductible des modes d’existence de ce discours. Dire que le discours est un, c’est aussi dire qu’il faut rendre raison de sa diversité, être capable de dire en quoi un traité de métaphysique n’est pas une conversation.

6 Il faut bien reconnaître que l’analyse du discours comme les études littéraires sont loin d’avoir tiré toutes les conséquences de ce double postulat. Car il n’a rien d’innocent : sur le plan institutionnel, en particulier, le développement d’une analyse du discours littéraire a des conséquences non négligeables, puisqu’il met à mal la frontière entre les départements de lettres et ceux de sciences sociales et humaines. Ce qui n’a rien d’étonnant, si l’on songe que l’étude de la littérature ne constitue pas véritablement une discipline. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie ici « discipline ».

7 Même si le partage n’est pas toujours facile à faire, on doit déjà distinguer les disciplines au sens institutionnel, celles que reconnaissent les pratiques de l’administration, et les disciplines heuristiques, celles qui structurent la recherche, qui permettent aux acteurs des champs scientifiques d’organiser leurs activités. Les deux types possèdent une légitimité dans leur ordre propre. Pour prendre un exemple qui m’intéresse tout particulièrement, l’analyse du discours peut être considérée comme un exemple de discipline de recherche qui – du moins pour le moment – n’a guère d’existence institutionnelle. C’est une discipline quand il s’agit d’écrire des thèses et des articles ou de participer à des colloques ; mais quand il faut définir une affiliation proprement institutionnelle, les analystes du discours se trouvent dispersés dans l’ensemble des sciences humaines et sociales et des humanités, avec des situations extrêmement variables d’un pays à l’autre.

8 Ces deux conceptions de la discipline, institutionnelle et heuristique, ne divergent que partiellement. Une discipline institutionnelle finirait par être menacée si elle se coupait complètement de toute légitimité par la recherche ; réciproquement, une discipline de recherche est incitée à chercher un ancrage institutionnel pour assurer sa survie. Mais en la matière, les généralisations sont difficiles car des facteurs d’ordres très divers sont à prendre en compte dans chaque cas.

9 C’est le caractère foncièrement coopératif de la recherche qui fonde l’existence des disciplines de recherche, qui sont des réalités à la fois cognitives et institutionnelles. Elles impliquent l’existence de communautés de chercheurs qui construisent des espaces communs de discussion sur des problèmes partagés, valident et archivent les résultats des recherches, échangent des informations, participent de manière privilégiée aux mêmes groupes, figurent dans les mêmes réseaux de renvois bibliographiques, etc.

10 Mais il existe aussi des modes de groupement de chercheurs beaucoup moins contraints. C’est le cas quand des gens issus de disciplines très diverses qui s’intéressent à un même domaine empirique, à un même « territoire » : l’alimentation, les accidents du travail, Internet, la presse écrite, etc. Ces territoires sont liés de manière plus ou moins directe à une demande sociale. Ce n’est pas du tout là un phénomène marginal, surtout dans une conjoncture où la pluri-, la trans- ou l’interdisciplinarité sont largement recommandées par les politiques de recherche.

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11 Nous en arrivons ainsi à une double distinction : entre disciplines institutionnelles et disciplines de recherche, et à l’intérieur de ces dernières, entre groupements fondés sur un intérêt épistémologique partagé et groupements autour d’un même territoire. Qu’en est-il alors de l’étude de la littérature ?

12 On peut noter que nous avons été obligé d’user d’une expression (« l’étude de la littérature ») qui n’est pas une étiquette disciplinaire reconnue. De fait, s’il existe un terme pour désigner ceux qui s’adonnent à l’étude de la littérature (« les littéraires5 »), il n’en existe pas pour désigner le domaine de recherche correspondant. Le terme « critique littéraire », si en vogue dans des années 1960, a vécu ; « théorie littéraire » apparaît trop restrictif, « science de la littérature » révulse beaucoup de littéraires (on sait qu’en français « science » n’est pas aussi souple que la Wissenschaft allemande). Ainsi parle-t-on communément de « littérature » aussi bien pour l’objet que pour la discipline. La situation est comparable à celle qui prévaut en philosophie, où le même terme (« philosophie ») désigne à la fois la discipline et son « objet ».

13 En apparence, le problème qui se pose est simple : la « littérature » (que, pour la clarté du propos, nous placerons désormais entre guillemets quand il s’agit de désigner la discipline), considérée comme discipline de recherche, est-elle définie par un intérêt épistémologique spécifique ou n’est-ce qu’un groupement de chercheurs de diverses disciplines travaillant sur un même territoire ? Cette question, sans doute parce qu’elle peut sembler d’une grande trivialité, est rarement posée comme telle. Mais, toute triviale qu’elle soit, elle ne peut être éludée. On peut parfaitement soutenir que cette discipline tire sa nécessité de divers facteurs qui ne sont pas fondés sur le plan épistémologique. Certes, dans les années 1960, s’était fait jour la prétention, rapportée aux formalistes russes ou à la poétique d’Aristote, de donner une consistance théorique forte à l’étude de la littérature, mais l’acuité de ces interrogations s’est fortement émoussée avec le reflux du structuralisme.

14 Sur le plan institutionnel, en revanche, l’existence d’une telle discipline semble ne faire aucun doute. Sa consistance, en effet, ne doit pas grand chose à la recherche universitaire : il existe dans la société une activité littéraire multiforme, et une matière d’enseignement correspondante qui couvre toutes les étapes du cursus scolaire. Mais à y regarder de plus près, les choses apparaissent sous un jour moins favorable : certes, la littérature s’enseigne à tous les niveaux, mais à l’intérieur du cadre plus vaste du « français ». La part laissée à la littérature est donc variable, il est l’enjeu de conflits sans cesse renaissants sur le contenu qu’il convient de donner, à chaque étape du cursus, à une discipline scolaire, le « français », qui associe histoire culturelle, grammaire, techniques d’expression écrite et orale, commentaire des textes des grands écrivains, mais aussi de textes non littéraires, étude de films, etc. Quant à l’activité littéraire, ses liens avec les pratiques de la recherche universitaire sont moins immédiats qu’il pourrait le sembler. L’immense majorité de ce qui se produit et de ce qui se lit dans la société relève en effet de ce que l’université considère comme de la « sous-littérature », ou de la « paralittérature », très éloignée des corpus qui l’intéressent. En outre, les frontières du « littéraire » sont très floues, comme le montre le contenu des émissions dites « littéraires » à la télévision, ou les suppléments « littéraires » des journaux. Ces facteurs combinés font que la discipline appelée « littérature » a une assise extrêmement puissante hors du monde de la recherche, mais très incertaine aussi.

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15 Dans le monde universitaire, la « littérature » s’efforce de ne pas se couper d’une légitimité de type heuristique, et s’accommode d’un subtil compromis entre une logique du « territoire » - dont la consistance épistémologique est faible, mais qui n’hésite pas à emprunter massivement à d’autres domaines des sciences humaines et sociales - et une logique qu’on pourrait dire « herméneutique », qui légitime le littéraire par sa capacité à entrer en contact avec des textes prestigieux en surplomb de l’ordinaire de la vie sociale.

16 Dans cette situation de compromis, on voit se multiplier les modes d’énonciation contournés, puisque le littéraire ne peut pas se contenter de commenter les œuvres en s’appuyant sur des routines interprétatives et son propre charisme. Il s’efforce aussi de montrer qu’il appartient de plein droit au monde scientifique, conférant à sa parole certains attributs de ces savoirs qu’il disqualifie en tant qu’herméneute d’un Thésaurus. Il doit simuler sans simulation la démarche de savoirs dont, dans le même mouvement, il récuse la pleine légitimité. Sa démarche se fait au gré des conjonctures narratologique, linguistique, sémiotique, sociologique, psychanalytique, pragmatique, énonciative, cognitive…, mais sans se soumettre réellement aux contraintes de ces approches. L’emploi d’un terme comme « lecture » est à cet égard révélateur : un littéraire ne mène pas une recherche qui relèverait de la sociologie de la littérature, mais fait une « lecture sociologique » des œuvres. Une telle formulation présente l’avantage d’invoquer la caution de la sociologie, tout en préservant l’excès qui légitime la relation herméneutique ; en parlant de « lecture » on laisse entendre que ce n’est là qu’une lecture parmi d’autres, que l’œuvre est de toute façon inépuisable. Cette ambiguïté se retrouve d’ailleurs dans la philosophie universitaire, qui se voue aux patientes besognes de l’histoire de la philosophie, mais en soulignant toujours que l’essentiel est le « contact vivant avec l’interrogation philosophique », la confrontation aux textes des grands penseurs.

17 On est tenté de parler ici d’un « double langage » du littéraire, mais en précisant que ce double langage n’est pas un discours mensonger ou de mauvaise foi : c’est le produit d’un lieu bien particulier, l’université. En effet, pour le public amateur de littérature, les œuvres ne sont pas affaire de disciplines et de chercheurs ; quant à ceux qui assument leur pleine appartenance aux sciences humaines et sociales, ils n’ont aucun besoin de disqualifier leur travail au profit d’une relation privilégiée avec une Œuvre. Seul celui qui prétend bénéficier de la double légitimité du savant et de l’herméneute est contraint de tenir ce discours de ligne de crête, qui risque à tout moment de basculer dans le commentaire inspiré, affranchi des normes de toute discipline, ou, à l’inverse, d’être accusé de réductionnisme, pour s’être inscrit pleinement dans l’espace des sciences humaines et sociales.

18 On comprend que l’analyse du discours soit mal perçue du littéraire traditionnel, dès lors qu’elle n’entre pas dans ce subtil compromis entre légitimité universitaire et légitimité herméneutique. Sur ce point, elle s’avère en effet beaucoup plus menaçante que des approches de la littérature issues de la psychologie ou de la sociologie, dans la mesure où elle se construit sur le rejet de la topique même qui oppose un intérieur et un extérieur du texte, un texte et un contexte : ce que montrent, à l’évidence, des notions comme celles de genre de discours, de positionnement, d’ethos, de paratopie, etc.

19 Face à cette menace, pour préserver l’autonomie de leur espace et leur autorité, les littéraires recourent aujourd’hui facilement à deux stratégies qu’on pourrait

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métaphoriquement désigner comme la fuite vers le haut, vers la philosophie, et la fuite vers le bas, vers l’érudition.

20 Le retour en grâce de l’érudition, parfois mis sous le patronage de la « philologie », n’a rien de surprenant. Celle-ci présente l’avantage de produire des connaissances hors de tout cadre théorique contraignant. On peut élaborer des programmes d’investigation systématiques, surtout avec l’appui de l’informatique, sans engager d’options théoriques fortes. Se faire sociologue de la littérature ou linguiste de la textualité, c’est s’exposer au reproche de « réductionnisme » ; rien de tel pour celui qui se contente de mettre de nouveaux éléments à la disposition des herméneutes. Ce faisant, on prolonge l’équivoque dont témoigne le développement à la fin du XIXe siècle d’une « histoire littéraire », locus incertus qui n’était ni une véritable herméneutique ni une démarche soumise aux normes des sciences humaines et sociales. L’association de l’histoire littéraire et de pratiques de commentaire permettait d’ancrer les œuvres dans un contexte sans pour autant contester la prééminence de la relation personnelle avec les œuvres.

21 De son côté, le recours à la philosophie présente l’avantage d’éluder certaines interrogations de fond ; le littéraire radicalise alors la dimension herméneutique de sa démarche en s’appuyant sur un « extérieur », la philosophie, qui précisément ne relève pas des sciences humaines et sociales et qui a même prétention à les dominer. Le littéraire ne cherche pas à mener une véritable réflexion philosophique ; il attend seulement du philosophe un mode d’accès aux œuvres qui lui permette de demeurer dans son élément, de « lire » les œuvres sans se soumettre aux contraintes de disciplines jugées « réductionnistes », de mobiliser en toute liberté une conceptualité d’ordre philosophique sans se soumettre pour autant aux contraintes de cette discipline. Mais cette opération ne peut pas s’appuyer sur n’importe quel courant philosophique : les littéraires privilégient des pensées comme celles de Derrida ou de Ricœur, qui présentent l’intérêt de thématiser l’excès constitutif des textes littéraires.

22 Il est instructif, à cet égard, de comparer cette position ambiguë de la « littérature » dans le monde universitaire à celle des études qui portent sur le religieux. La théologie se distingue de l’histoire des religions ou de l’anthropologie religieuse par un point essentiel : la théologie est affaire de croyants et s’adresse à des croyants ; ce qui n’est pas le cas de la science des religions ou de l’anthropologie religieuse qui se réclament clairement des sciences humaines et sociales. En théologie comme en littérature, il ne saurait être question de commenter n’importe quel texte, mais seulement les œuvres véritables, Thésaurus qui fonde la communauté des herméneutes. Et à l’instar de ce qui se passe dans les départements de littérature, l’enseignement dispensé en théologie ne se réduit pas à un commentaire personnel des textes autorisés : les théologiens peuvent aussi s’intéresser aux recherches archéologiques et philologiques. Mais ce recours à des savoirs autres s’inscrit à l’intérieur d’un dispositif qui leur assigne un rôle subalterne : la vérité proprement religieuse est d’un autre ordre, les sciences humaines et sociales doivent « éclairer », rien de plus. En théologie, les compromis les plus variés ont été élaborés pour essayer d’accommoder l’étude des « contextes », laissée aux sciences « auxiliaires », et la relation vivante au texte, fondement de l’entreprise herméneutique. En voici un exemple récent, sous la plume de F. Jacques, qui pose en termes de « contrepoids » les relations entre les deux approches (2002 : 143) : C’est en fonction de l’interrogativité que s’ordonnent les dimensions de la signifiance textuelle : référence, communicabilité, système symbolique. Elle réconcilie les critères traditionnels de cohérence et de rapport au monde. La

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référence textuelle se détermine si un jeu interrogatif bien formé guide le rapport au réel. Ce passage du sens est le passage même de l’Esprit. Il fait contrepoids aux tendances centrifuges de la critique historique et de l’herméneutique profane qui déploient l’historicité d’un simple objet culturel.

23 La similitude avec la « littérature » s’impose ici : elle aussi se nourrit de savoirs qu’on pourrait dire positifs, mais qui, dans le mouvement même où elle les pose, sont mis au service d’une exigence plus élevée, qui leur donne sens. Il y a néanmoins une différence importante entre les départements de théologie et ceux de « littérature » : la théologie assume son statut fondamentalement herméneutique, la souveraineté du « sens spirituel ». En tant que tel, un théologien ne peut se dire « chercheur », ou alors il n’agit plus en tant que théologien mais en tant que philologue, sociologue, etc. En revanche, la position institutionnelle du spécialiste de littérature l’oblige à se dire chercheur, et donc à ne pas afficher trop ouvertement ce par quoi sa démarche reste irréductible à celles des sciences humaines et sociales.

24 Dans ces conditions, on comprend que c’est l’identité même des études littéraires traditionnelles qui se trouve menacée par des approches en termes d’analyse du discours, qui contestent par nature le subtil compromis sur lequel elles reposent. D’un point de vue institutionnel, le problème qui est posé est alors de savoir si l’analyse du discours littéraire doit se trouver à l’extérieur ou à l’intérieur des départements de littérature. La question ne se posait pas vraiment auparavant puisque l’histoire littéraire pouvait difficilement sortir de son rôle ancillaire. La situation est devenue moins confortable quand s’est développée une sociologie de la littérature qui prétendait dire quelque chose sur la production des œuvres. C’est en particulier le cas de la sociologie des champs de P. Bourdieu. Mais, en dépit des efforts de son promoteur, elle n’est pas parvenue à déstabiliser le dispositif traditionnel. Cela se comprend. Comme la sociologie se tient en deçà de l’analyse des textes, elle est placée dans un dilemme sans issue. Soit, pour se faire accepter par les littéraires, elle reconnaît que son approche n’était qu’un « éclairage » parmi d’autres des œuvres, une simple « lecture » sociologique, et dans ce cas elle rentre dans le rang ; soit elle revendique son extériorité et dénonce comme mystificatrice l’enceinte dans laquelle s’enferment les tenants du Texte, mais elle se condamne à rester un savoir profane, à la porte de l’enceinte sacrée. L’analyse du discours littéraire n’est pas prise dans un tel dilemme, mais les littéraires s’efforcent de l’y enfermer ; c’est ce qu’on a pu voir plus haut quand on a vu opposer « discours » et « style ».

25 Nous n’insisterons pas davantage sur ce point, mais allons rapidement nous tourner vers l’autre versant du problème que nous évoquions au début, à savoir les incidences que le développement d’une analyse du discours littéraire peut avoir sur l’analyse du discours elle-même.

26 L’introduction de corpus littéraires en analyse du discours oblige cette dernière à se préoccuper beaucoup plus qu’auparavant de la question du texte. Quand on travaille sur la littérature écrite, le texte n’est pas seulement la trace d’une activité énonciative, mais le produit d’une histoire souvent très riche, un énoncé qui a le plus souvent traversé de multiples contextes, subi de constantes modifications, fait l’objet de multiples recadrages… Cette circulation implique que l’on accorde un rôle privilégié à la mémoire, à la diversité des supports matériels, aux modes de diffusion, à la diversité des usages des textes. C’est là une situation peu familière à l’analyse du discours ; en général, elle se pose plutôt des problèmes de transcription quand il s’agit d’oral, et,

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quand il s’agit d’écrit, appréhende les énoncés dans leur seul contexte originel ou comme manifestations d’une situation de communication routinière. Diverses problématiques sont associées à ce déplacement de l’intérêt vers la « textualité ». On en évoquera rapidement deux : 1. Celle de l’auctorialité : quand on a affaire à des œuvres littéraires, on ne peut pas se contenter de raisonner en termes de « rôles », comme on le fait communément en analyse du discours. L’« auctorialité » des textes littéraires est beaucoup plus complexe. Elle est prise à la fois dans un excès de vacuité et dans un excès de plénitude. Un excès de vacuité car le texte mobilise de multiples intervenants, et cette tendance ne fait que se renforcer avec les multiples réemplois. Un excès de plénitude aussi, car la singularité de « l’auteur » y est portée à son paroxysme, à ce point que si certains dénient à l’analyse du discours le droit de traiter des œuvres littéraires, c’est au motif que ces dernières seraient irréductiblement singulières. 2. Celle des appareils d’interprétation : les analystes du discours ont l’habitude d’étudier des textes qui ne sont pas voués aux commentaires de type herméneutique. Certes, n’importe quel énoncé peut donner lieu à des commentaires, au sens large, y compris les interactions orales les moins contraintes, mais quand il s’agit de textes littéraires, philosophiques, religieux, scientifiques…, la possibilité du commentaire est en quelque sorte inscrite dans la nature même de ce type de discours, et ces commentaires obéissent à des règles plus ou moins formalisées qui sont validées par certaines institutions. Il faut donc accorder une place essentielle à un tiers invisible, l’appareil herméneutique, les communautés de commentateurs et leurs pratiques.

27 Avant de clore, j’aimerais souligner un problème qui tient à la nature même de l’analyse du discours et sur lequel le développement d’une analyse du discours littéraire jette une lumière crue : où localiser une discipline qui traverse un grand nombre de champs disciplinaires ? Si l’analyse du discours littéraire ne relève pas de la même logique que les approches littéraires classiques, et s’il n’existe que très peu de département d’analyse du discours reconnus comme tels, quel lieu pourra bien occuper un tel domaine de recherche ? Il est vraisemblable que, à une question aussi redoutable, l’analyse du discours ne parviendra (pas plus que la sémiotique - tout aussi nomade) à trouver facilement une réponse.

BIBLIOGRAPHIE

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Aron, Paul, Saint-Jacques, Denis et Viala, Alain (éds). 2002. Dictionnaire du littéraire (Paris : PUF)

Jacques, Francis. 2002. De la textualité. Pour une textologie générale et comparée (Paris : Maisonneuve)

Maingueneau, Dominique. 1993. Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société (Paris : Dunod)

Maingueneau, Dominique. 2004. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (Paris : Colin)

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Maingueneau, Dominique. 2006. Contre Saint-Proust ou la fin de la Littérature (Paris : Belin)

NOTES

1. Le contexte de l’œuvre littéraire (1993), Le discours littéraire (2004), Contre Saint-Proust (2006) 2. « L’Analyse du discours : un tournant dans les études littéraires ? » ; les actes ont été publiés en 2003 sous le titre L’analyse du discours dans les études littéraires. Les textes de la table-ronde se trouvent aux pages 323-348. 3. « Stylistique, poétique et analyse du discours », L’analyse…(2003), p. 343. 4. « La question du style », L’analyse… (2003), p. 338. 5. Cette dénomination a été officialisée par la publication d’un Dictionnaire du littéraire, 2002.

RÉSUMÉS

Le développement, depuis les années 1990, d’une « analyse du discours littéraire » soulève des difficultés épistémologiques et institutionnelles, pour les spécialistes de littérature comme pour les analystes du discours. On commence par considérer les résistances à l’analyse du discours littéraire qui viennent des spécialistes de littérature. Mais ces réticences rejoignent celles des analystes du discours à l’égard de la littérature ; car depuis les années 1960, l’analyse du discours a pris l’habitude de ne traiter que des textes délaissés par les facultés de lettres. Pourtant, le fait que se constitue à l’intérieur de l’analyse du discours une branche dédiée spécifiquement au discours littéraire donne davantage de consistance à un postulat fondateur de l’analyse du discours, à savoir que le discours est « un » : toute énonciation socialement circonscrite peut a priori être abordée à travers le même réseau de concepts. Ce postulat doit néanmoins être associé à un autre, celui de la « diversité » irréductible des modes d’existence de ce discours. Ce double postulat a des conséquences importantes sur le plan institutionnel, puisqu’il met à mal la frontière entre les départements de lettres et ceux de sciences sociales et humaines. Ce qui n’a rien d’étonnant, si l’on songe que l’étude de la littérature ne constitue pas véritablement une discipline. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie ici « discipline ». Une distinction doit être établie entre les disciplines au sens institutionnel, et les disciplines heuristiques, celles qui structurent la recherche. En outre, à l’intérieur de ces dernières, on peut distinguer les groupements fondés sur un intérêt épistémologique partagé, et les groupements autour d’un même objet, d’un même « territoire », qui est abordé par diverses disciplines. Il en ressort qu’en fait, dans le monde universitaire, le domaine appelé « littérature » s’accommode d’un compromis instable entre une logique du « territoire » et une logique « herméneutique », qui légitime le littéraire par sa capacité à entrer en contact avec des textes prestigieux en surplomb de l’ordinaire de la vie sociale. Grâce à ce compromis, le littéraire commente les œuvres en s’appuyant sur des routines interprétatives et son propre charisme, tout en s’efforçant de montrer que son activité appartient de plein droit à un monde scientifique que, par ailleurs, il disqualifie en tant qu’herméneute. Dans ces conditions, on comprend que l’analyse du discours soit mal perçue du littéraire traditionnel, car elle s’avère beaucoup plus menaçante pour ce compromis que des approches de la littérature issues de la psychologie ou de la sociologie. Elle se construit en effet sur le rejet de la topique même qui oppose un intérieur et un extérieur du

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texte, un texte et un contexte. Face à cette menace, pour préserver l’autonomie de leur espace et leur autorité, les littéraires recourent aujourd’hui à deux stratégies qu’on pourrait métaphoriquement désigner comme la fuite vers le haut, vers la philosophie, et la fuite vers le bas, vers l’érudition. Dans un dernier temps, on montre en quoi son ouverture à des corpus littéraires oblige l’analyse du discours à se préoccuper davantage de la question du texte, en accordant un rôle privilégié à la mémoire, à la diversité des supports matériels, aux modes de diffusion, à la diversité des usages des textes. De même, elle l’incite à renouveler sa réflexion sur l’« auctorialité » et sur la question des appareils d’interprétation : quand il s’agit de textes littéraires, philosophiques, religieux, scientifiques…, il faut accorder une place essentielle à un tiers invisible : les communautés de commentateurs et leurs pratiques.

The development, from the nineties onwards, of literary discourse analysis trends raises many theoretical and institutional problems, for discourse analysts as well as for traditional scholars in the Humanities. In this article, I begin by considering the widespread mistrust of literary discourse analytical approaches among discourse analysts and scholars working in the field of the Humanities. From the viewpoint of the latter, discourse analysis has no legitimacy to tackle literary works. A symmetrical reluctance can be observed in the attitude of discourse analysts towards literature. From the Sixties onwards, discourse analysis has been accustomed to dealing only with texts that were neglected by scholars in Humanities. But this attitude is not theoretically grounded; the existence, inside discourse analysis, of a branch specifically dedicated to literary discourse is quite natural, given the implicit postulate of discourse analysis: discourse is one, and utterances produced in any social setting can be studied with the help of the same concepts. However, such a postulate must be associated to another one, which claims that discourse is basically diverse. The development of literary (or philosophical or religious) discourse analysis has important consequences from an institutional perspective, since it questions the very frontier between faculties of Humanities and faculties of Human and Social sciences. In fact, literary studies are not a true discipline, if we make a distinction between “institutional disciplines” and “heuristic disciplines”. The scholars who work in this area constitute neither groups whose members share basic conceptual and methodological assumptions, nor groups whose members belong to a wide range of heuristic disciplines but are interested in the same object, in the same “territory”. I try to demonstrate that in faculties of “literature” most people satisfy themselves with a subtle compromise between scientific claims and “hermeneutic” prejudices: to be legitimate, they need to show that they are familiar with prestigious texts, beyond ordinary social life. So, while commenting on works by using interpretation routines as well as their personal talent, they also try to show that their activity legitimately belongs to the world of science (a world where, in fact, their hermeneutic assumptions are disqualified). To preserve the autonomy of their academic space and their authority, today, most specialists of literature have recourse to two complementary strategies: reading literature through philosophical concepts and developing data-oriented programs. But that does not resolve the uncomfortable situation in which they find themselves. Under these circumstances, we can easily understand why discourse analysis is not positively perceived by traditional specialists of literary studies. A discourse analytical outlook is more a threat to them than are classical approaches to literature, which spring from sociology or psychology. For discourse analysis is based on the very rejection of the prejudice according to which text and context, inside the text and outside the text, must be opposed. Finally, I claim that exposing literary texts to discourse analytical approaches should amount to very positive effects on discourse analysis itself. People will concern themselves more with some aspects of “textuality”, especially by ascribing a more important role to memory, to the material existence of texts, and to the ways in which they circulate in society. What’s more, taking into consideration the full diversity of discourse genres, we can renew the reflection on manifold forms of “auctoriality”

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and of commentary practices: when we study literary, philosophical, religious, scientific or other texts, we must pay special attention to the communities of commentators and to the institutions to which they belong.

INDEX

Mots-clés : littérature, analyse du discours, discipline, relation Herméneutique Keywords : literature, discourse analysis, discipline, hermeneutic relationship

AUTEUR

DOMINIQUE MAINGUENEAU Université Paris 12

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Argumentation et Analyse du discours : perspectives théoriques et découpages disciplinaires Argumentation and Discourse Analysis: Theoretical perspectives and disciplinary boundaries

Ruth Amossy

1. L’argumentation fait partie du fonctionnement discursif

1 Dans la mesure où l’analyse du discours (AD) entend décrire le fonctionnement du discours en situation, elle ne peut faire l’économie de sa dimension argumentative. Sans doute, toute prise de parole n’est-elle pas destinée à entraîner l’adhésion de l’auditoire à une thèse (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1970 [1958]). De la conversation courante aux textes littéraires, nombreux sont les discours qui n’ont pas de visée argumentative, dans le sens où ils ne véhiculent aucune intention de persuader et n’entendent pas rallier l’allocutaire à une position clairement définie par des stratégies programmées. Cependant, la parole qui n’ambitionne pas de convaincre n’en cherche pas moins à exercer une influence en orientant des façons de voir et de penser. Déjà Benveniste définissait le discours comme « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (Benveniste 1974 : 241-2). Cette définition, sans doute fragmentaire, a l’avantage de souligner que tout échange verbal repose sur un jeu d’influences mutuelles et sur la tentative, plus ou moins consciente et avouée, d’user de la parole pour agir sur l’autre. Elle met l’accent sur la force de la parole - perspective développée par les courants pragmatiques pour qui le dire est un faire, et par les théories interactionnistes selon lesquelles l’exercice de la parole implique normalement plusieurs participants - lesquels participants exercent en permanence les uns sur les autres un réseau

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d’« influences mutuelles » : parler, c’est échanger, et c’est changer en échangeant (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 54-55).

2 Dans les termes de Charaudeau, tout acte de langage émane d’un sujet qui gère sa relation à l’autre (principe d’altérité) de façon à l’influencer (principe d’influence) tout en devant gérer une relation dans laquelle le partenaire a son propre projet d’influence (principe de régulation) (Charaudeau 2005 : 12).

3 Est-ce à dire que tout discours est nécessairement argumentatif ? Les positions sur le sujet divergent largement. La rhétorique classique définie comme art de persuader - et en ce sens, synonyme d’argumentation - considère que seuls certains genres de discours relèvent de son domaine. Aristote mentionne le juridique, le délibératif et l’épidictique, et si Perelman étend l’empire rhétorique à un ensemble beaucoup plus vaste qui comprend, comme il ressort de ses exemples, aussi bien le discours philosophique que la littérature, il n’en limite pas moins l’argumentation à la tentative de mobiliser les moyens du langage pour susciter l’adhésion des esprits à la thèse proposée à leur assentiment. Les théories contemporaines de l’argumentation vont dans le sens de cette restriction en distinguant nettement des autres les discours qui ont pour but d’agir sur l’auditoire par le moyen du raisonnement - du logos entendu comme parole et raison. En voici quelques exemples. Pour Oléron, l’argumentation est la démarche par laquelle une personne - ou un groupe - entreprend d’amener un auditoire à adopter une position par le recours à des présentations ou assertions - arguments - qui visent à en démontrer la validité ou le bien-fondé (Oléron 1987 : 4). Selon Breton, « l’argumentation appartient à la famille des actions humaines qui ont pour objectif de convaincre. [...] [Sa spécificité est] de mettre en œuvre un raisonnement dans une situation de communication. » (Breton 1996 : 3). Pour van Eemeren et le groupe d’Amsterdam fondateur de la pragma-dialectique, l’argumentation se définit comme une activité verbale et sociale de la raison visant à accroître (ou à diminuer) aux yeux de l’auditeur ou du lecteur l’acceptabilité d’une position controversée en présentant une constellation de propositions destinées à justifier (ou réfuter) cette position devant un juge rationnel. (Van Eemeren & al. 1984: 53 ; je traduis)

4 On peut cependant considérer, à l’instar de Grize, que l’argumentation considère l’interlocuteur, non comme un objet à manipuler mais comme un alter ego auquel il s’agira de faire partager sa vision. Agir sur lui, c’est chercher à modifier les diverses représentations qu’on lui prête, en mettant en évidence certains aspects des choses, en en occultant d’autres, en en proposant de nouvelles (Grize 1990 : 41)

5 On passe alors à une conception plus large de l’argumentation entendue comme la tentative de modifier, d’infléchir, ou tout simplement de renforcer, par les moyens du langage, la vision des choses que se fait l’allocutaire. C’est la définition que j’ai avancée dans L’argumentation dans le discours (2006 [2000]) en élargissant celle de la nouvelle rhétorique de Perelman à la tentative de faire adhérer non seulement à une thèse, mais aussi à des façons de penser, de voir, de sentir. Cet élargissement permet à l’argumentation, prise comme synonyme de rhétorique ou art de persuader, de traiter du vaste éventail de discours aussi bien privés que publics qui circulent dans l’espace contemporain, et de revendiquer sa place dans les sciences du langage sans pour autant nécessiter, comme le suggère ici même Patrick Charaudeau, un recours à la psychologie et à la psychologie sociale1.

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6 Encore faut-il préciser ici la question de la divergence des points de vue, qui est au fondement de l’argumentation. Celle-ci ne surgit en effet que quand il peut y avoir une dissension, ou tout au moins une façon alternative d’envisager les choses. Comme le soulignait déjà Aristote, on n’argumente pas sur ce qui est évident - en l’occurrence, sur ce qui, dans une communauté donnée, paraît tomber sous le sens et se donner comme la seule réponse possible à une question. Cela ressort clairement de la définition que propose Michel Meyer : Argumenter consiste à trouver les moyens pour provoquer une unicité de réponse, une adhésion à sa réponse auprès de l’interlocuteur, donc à supprimer l’alternative de leurs points de vue originels, c’est-à-dire la question qui incarne ces alternatives (Meyer 2005 :15).

7 Il s’agit cependant de savoir si les réponses alternatives que peut susciter cette question doivent être explicitées dans un contexte de confrontation. C’est ce que pense Christian Plantin, qui définit la « situation argumentative typique comme le développement et la confrontation de points de vue en contradiction en réponse à une même question » (Plantin 2005 : 53). Cette « mise en contradiction active des discours autour d’une même question » permet selon lui d’éviter la « dissolution de l’argumentation dans le langage » que risque d’entraîner la vision de Grize ou celle de Vignaux pour qui énoncer revient à argumenter (ibid.). A l’instar de ces derniers, et contrairement à Plantin, je considère que le discours en situation comporte en soi une tentative de faire voir les choses d’une certaine façon et d’agir sur l’autre. La position adverse n’a pas besoin d’être présentée en toutes lettres, dans la mesure où la parole, est toujours une réponse au mot de l’autre, une réaction au dit antérieur qu’elle confirme, modifie ou réfute : toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est construite comme telle. Elle n’est qu’un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. (Bakhtine-Volochinov 1977:105).

8 Dans cette perspective dialogique, l’argumentation est donc a priori dans le discours, au gré d’un continuum qui va de la confrontation explicite des thèses à la co-construction d’une réponse à une question donnée et à l’expression spontanée d’un point de vue personnel. C’est pourquoi il incombe à l’analyste de décrire les modalités de l’argumentation verbale au même titre que les autres processus langagiers, et en relation étroite avec ceux-ci.

9 Encore faut-il, pour éviter les confusions, distinguer entre la visée et la dimension argumentative. Même si de par sa nature dialogique, le discours comporte comme qualité intrinsèque la capacité d’agir sur autrui, de l’influencer, il faut différencier entre l’entreprise de persuasion programmée et la tendance de tout discours à orienter les façons de voir du/des partenaires. Dans le premier cas, le discours manifeste une visée argumentative : le discours électoral ou l’annonce publicitaire en constituent des exemples flagrants. Dans le second cas, il comporte simplement une dimension argumentative (Amossy 2006 [2000] : 32-34) : ainsi en va-t-il de l’article d’information qui se veut neutre, de la conversation familière ou d’une grande partie des récits fictionnels.

10 Lorsqu’il y a visée, le discours choisit une ou plusieurs modalités argumentatives2 - une structure d’échange particulière qui permet le bon fonctionnement de l’entreprise de persuasion. Parmi celles-ci, on peut mentionner la modalité démonstrative où une

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thèse est présentée par un locuteur, dans un discours monogéré ou dans un dialogue, à un auditoire dont il veut obtenir l’adhésion par les voies de la démonstration raisonnée, du raisonnement articulé appuyé sur des preuves. Ou la modalité négociée, dans laquelle les partenaires qui occupent des positions divergentes, voire conflictuelles, s’efforcent de trouver une solution commune au problème qui les divise et de parvenir à un consensus à travers le compromis ; ou encore la modalité polémique caractérisée par une confrontation violente de thèses antagonistes, deux instances en désaccord total tentant d’emporter la conviction de l’autre, ou du tiers qui les écoute, en attaquant les thèses adverses.

11 Les choses se présentent différemment dans le cas de la dimension argumentative, où l’entreprise de persuasion est indirecte et souvent inavouée. Elle apparaît dans la mise en mots qu’effectue un discours dont l’objectif avoué est autre qu’argumentatif : un discours d’information, une description, une narration dont la vocation est de conter, le compte rendu d’un vécu dans un carnet de route ou un journal intime, un témoignage qui relate ce que le sujet a vu, une conversation familière où les partenaires échangent des propos anodins qui ne visent pas à faire triompher une thèse, etc. C’est alors la façon dont le discours qui vise avant tout à informer, à décrire, à narrer, à témoigner, oriente le regard de l’allocutaire pour lui faire percevoir les choses d’une certaine façon, qu’il importe de dégager et d’analyser.

12 Dans tous les cas, l’argumentation est indissociable du fonctionnement global du discours, et doit de ce fait être étudiée dans le cadre de l’analyse du discours. Celle-ci permet en effet d’examiner l’inscription de l’argumentation dans la matérialité langagière et dans une situation de communication concrète.

2. L’inscription de l’analyse argumentative dans l’AD

13 Les traités de l’argumentation inspirés d’Aristote décrivent les grandes catégories de raisonnement : le syllogisme, l’enthymème, l’analogie. Certains proposent, comme l’ouvrage pionnier de Toulmin (1993 [1958]), des prototypes de schéma argumentatif3. D’autres établissent une taxinomie des arguments en essayant de regrouper des types d’arguments au sein de catégorisations qui varient largement. D’autres encore, comme la logique informelle, s’attachent à détecter les arguments fallacieux (les paralogismes). Dans toutes ces perspectives4, l’argumentation apparaît comme un enchaînement de propositions logiques qu’il faut dégager de la langue naturelle qui les véhicule et les travestit tout à la fois. Dès lors, cependant, que des schèmes sont reconstruits par une démarche qui résume les énoncés concrets en propositions pour les disposer dans une chaîne argumentative abstraite, le langagier fait figure d’obstacle. L’analyste s’emploie à l’élaguer pour retrouver le raisonnement qui le sous-tend. Il lui incombe de mettre à jour l’armature dont se soutient l’argumentation, le squelette caché sous la chair des mots.

14 C’est à cette approche que s’oppose une théorie de l’argumentation ancrée dans les sciences du langage. Comme le dit fortement Christian Plantin, « la langue naturelle n’est pas un obstacle mais la condition de l’argumentation » (1995 : 259). Examiner celle-ci telle qu’elle s’inscrit concrètement dans le discours, au-delà de la schématisation qui restitue un raisonnement abstrait, permet de voir comment fonctionne effectivement l’entreprise de persuasion dans une situation de communication donnée. Au-delà d’une série de propositions logiques qui résument des

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contenus et les relations établies entre eux, on peut ainsi tenir compte de tout ce qui s’élabore dans l’entreprise de persuasion. Le discours argumentatif ne se déroule pas dans l’espace abstrait de la logique pure, mais dans une situation de communication où le locuteur présente son point de vue dans la langue naturelle avec toutes ses ressources, qui comprennent aussi bien l’usage des connecteurs ou des déictiques que la présupposition et l’implicite, les marques de stéréotypie, l’ambiguïté, la polysémie, la métaphore, la répétition, le rythme. C’est dans l’épaisseur de la langue que se forme et se transmet l’argumentation, et c’est à travers son usage qu’elle se met en place : l’argumentation, il ne faut pas l’oublier, n’est pas le déploiement d’un raisonnement qui se suffit à lui-même, mais un échange actuel ou virtuel - entre deux ou plusieurs partenaires qui entendent influer l’un sur l’autre.

15 A la condition de la langue naturelle s’ajoute donc une autre condition intrinsèque, celle de l’interaction au sein de laquelle un locuteur tient compte de l’allocutaire sur lequel il veut agir et au profit duquel il mobilise un ensemble de moyens linguistiques et de stratégies discursives plus ou moins programmées. L’argumentation se situe dans le cadre d’un dispositif d’énonciation où le locuteur doit s’adapter à son allocutaire, ou plus exactement à l’image qu’il s’en fait (dans les termes de Perelman, l’auditoire est toujours une construction de l’orateur). Elle suppose aussi que l’on tienne compte de la situation concrète d’énonciation : qui parle à qui, dans quel rapport de places, quel est le statut de chacun des participants, quelles sont les circonstances exactes de l’échange, quels sont le moment et le lieu où il prend place. Qui plus est, la parole se situe nécessairement dans le cadre d’un genre de discours qui occupe une place particulière dans un espace social donné et comporte ses objectifs, ses règles et ses contraintes propres.

16 Cette approche attentive à l’axe de la communication et de l’interaction (actuelle ou virtuelle) entre les participants de l’échange permet de conférer à l’analyse argumentative sa dimension institutionnelle et sociale. On passe alors du domaine des universaux qu’implique la rhétorique axée sur le logos comme raison atemporelle, au domaine du social dans sa relativité et ses variations historiques et culturelles. C’est dire que l’analyse argumentative adopte la vocation de l’AD qui consiste à appréhender « le discours comme intrication d’un texte et d’un lieu social » - si bien que son objet « n’est ni l’organisation textuelle ni la situation de communication, mais ce qui les noue à travers un dispositif d’énonciation spécifique. Ce dispositif relève à la fois du verbal et de l’institutionnel » (c’est la définition de Maingueneau dans le Dictionnaire d’AD, 2002).

17 C’est dans ce cadre communicationnel et socio-historique qu’il faut étudier de près la façon dont l’argumentation s’inscrit, non seulement dans la matérialité discursive (choix des termes, glissements sémantiques, connecteurs, valeur de l’implicite, etc.) mais aussi dans l’interdiscours. La façon dont le texte s’assimile la parole de l’autre par les nombreuses voies du discours rapporté, du discours direct ou de la citation à l’indirect libre, est primordiale. A cela s’ajoutent les modalités selon lesquelles il s’articule, sans nécessairement l’exhiber, sur les discours qui circulent avant ou autour de lui : l’hétérogénéité constitutive est l’un des fondements de la parole argumentative dans la mesure où celle-ci réagit nécessairement, que ce soit pour le reprendre, le modifier ou le réfuter, au mot de l’autre. Il importe donc de connaître l’essentiel de ce qui se dit ou s’écrit dans une société donnée sur le thème dont il est question. Que le locuteur ne s’y rapporte pas expressément ne signifie pas que son discours ne s’y alimente pas : le point de vue qu’il expose se situe toujours dans une constellation

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préexistante. Enfin, il faut examiner l’organisation textuelle qui détermine le déploiement de l’argumentation, et la façon dont le locuteur a choisi de disposer les éléments de son discours à l’intention de son auditoire.

18 C’est dans ce cadre également qu’il faut reprendre deux pôles de la rhétorique classique souvent délaissés par les théories de l’argumentation : l’ethos, ou construction d’une image de soi dans le discours (Amossy 1999), et le pathos, ou construction discursive de l’émotion que le locuteur entend provoquer dans son auditoire (Plantin 2000). En effet, les moyens discursifs que mobilise l’entreprise de persuasion relèvent aussi bien du logos que de l’ethos et du pathos, et c’est la façon dont elle les noue dans un échange concret effectué dans une situation de discours particulière qui confère à la parole sa force de persuasion. On entend couramment proclamer aujourd’hui que le logos, l’argumentation rationnelle qui entend persuader par les voies de l’argument et de la preuve, est en perte de vitesse et qu’elle est remplacée dans la sphère publique par l’ ethos - l’élaboration par le locuteur d’une image favorable de sa personne destinée à lui conférer pouvoir et influence - et le pathos - discours s’adressant au sentiment de l’auditoire aux dépens de la réflexion. Quelles que soient les dérives possibles des démocraties contemporaines, il semble que les choses ne soient pas aussi simples. Les trois composantes classiques de la rhétorique aristotéliciennes continuent à être nécessaires, dans des dosages et des combinaisons variables, à l’entreprise de persuasion. Il revient à l’analyste de les déceler dans les textes et de dégager les modalités selon lesquelles elles s’allient pour parvenir à l’effet désiré. En résumé, l'analyse argumentative : • 1. étudie l’argumentation en langue naturelle, dans la matérialité du discours, comme élément intégrant d’un fonctionnement discursif global • 2. situe l’argumentation ainsi entendue dans une situation d’énonciation précise dont il importe de connaître tous les éléments (participants, lieu, moment, circonstances, etc.) • 3. étudie la façon dont l’argumentation s’inscrit dans l’interdiscours en se situant par rapport à ce qui se dit avant et au moment de la prise de parole sur le mode de la reprise, de la modification, de la réfutation, de l’attaque,… • 4. prend en compte la façon dont le logos, ou le déploiement des arguments en langue naturelle, s’allie concrètement à l’ethos, l’image de soi que l’orateur projette dans son discours, et au pathos, l’émotion qu’il veut susciter chez l’autre et qu’il se doit aussi de construire discursivement.

19 On voit en quoi cette approche essentiellement discursive se distingue de « l’argumentation dans la langue » initiée par les travaux d’Anscombre et Ducrot, à travers lesquels les études d’argumentation ont pénétré dans les sciences du langage, où l’approche pragmatique-sémantique continue souvent à faire autorité. Dans cette acception, l’argumentation constitue un fait de langue et non de discours. Qui plus est, elle ne relève pas de l’art de persuader. L’exclusion de la perspective rhétorique s’est radicalisée dans les récents travaux de Ducrot, poursuivis avec Marion Carel (2004), où il trace une nette ligne de partage entre ce qu’il dénomme « l’argumentation rhétorique » et « l’argumentation linguistique » : la première seule relève du logos, alors que la seconde nie l’existence dans le discours d’« une argumentation rationnelle, qui serait capable de prouver, de justifier » (ibid. : 21) et considère qu’« il y a des enchaînements argumentatifs dans la signification même des mots et des énoncés dont le discours est fait » (ibid. : 28). On comprend aisément les implications de cette

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« méfiance radicale » envers le logos, qui s’oppose à la force conférée par la rhétorique au logos comme seule alternative à la violence - j’en ai parlé ailleurs et je n’y insiste pas.

3. L’argumentation dans le discours : perspectives disciplinaires et interdisciplinaires

20 Considérer l’étude de l’argumentation comme une branche de l’AD ouvre différentes directions de recherche5. La distinction essentielle est néanmoins celle qui sépare les perspectives disciplinaires des perspectives interdisciplinaires. D’un côté, on trouve les travaux qui se développent dans le cadre des sciences du langage et dont l’objectif premier est de dégager et de décrire des fonctionnements discursifs. De l’autre côté, se situent les travaux qui s’inscrivent dans le cadre d’autres disciplines : recherches en Communication, Etudes littéraires, Histoire, Sciences politiques, etc. Les instruments de l’analyse du discours et de l’argumentation y sont mis à profit pour répondre à des questionnements extra-linguistiques.

21 Dans tous ces cas de figure, le recours à l’analyse argumentative ne peut intervenir que si on reste dans le cadre des sciences des textes : il s’agit d’investigations visant à répondre aux questions qui se posent dans le champ de leur discipline propre, par l’examen systématique d’un discours ou d’un ensemble de discours. Cependant il faut, là également, établir une distinction entre les disciplines pour lesquelles le discours peut constituer un but en soi, et celles qui ne le prennent pas pour objet immédiat. Ainsi les sciences de la communication et les études littéraires s’interrogent sur la nature des discours qu’elles explorent. Elles peuvent se poser la question de savoir comment fonctionne l’implicite dans un article d’information ou dans un roman réaliste, décrire l’usage de la première personne dans le roman, ou définir la spécificité de l’éditorial. Ce n’est pas le cas de disciplines comme l’Histoire ou les Sciences politiques, pour lesquelles le genre de discours ou les modalités de la prise de parole ne constituent pas l’objet de l’investigation, et s’avèrent tout au plus instrumentales.

22 Le rapport des deux types d’approche à l’AD et à l’analyse argumentative, il faut le dire d’emblée, ne manque pas de faire problème - mais les difficultés ne sont pas du même ordre dans les deux cas. Dans le premier cas, la difficulté provient de la proximité des disciplines et de la mise en cause de leurs frontières respectives ; dans le second cas, elle découle au contraire de la distance entre les disciplines et de la mise en cause de leur rapprochement.

23 En effet, dans la mesure où l’AD et, à sa suite, l’argumentation dans le discours, se penchent non seulement sur le fonctionnement du discours, mais sur la spécificité de discours appartenant à des champs différents, elles s’approprient les objets qu’investiguent les sciences de la communication et les études littéraires. C’est ce que Dominique Maingueneau a bien montré dans son Contre Saint-Proust (2006), comme dans l’article de ce numéro d’Argumentation et Analyse du Discours. Il argue du pouvoir des découpages institutionnels, du partage des tâches qu’ils autorisent et du refus de changement qu’ils entraînent, pour expliquer la barrière qui continue à se dresser entre les études littéraires et les études d’AD (dans le double sens de recherche et d’enseignement). En réalité, l’AD devrait, selon lui, fédérer les différents domaines qui s’attachent à l’exploration de discours différenciés, quelle qu’en soit la nature - ce qui exige de ne pas sanctifier le Texte littéraire dans sa différence prétendue irréductible.

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Effectivement, de nombreux travaux en AD concernent des textes littéraires et des corpus médiatiques. Les travaux de Patrick Charaudeau sur Les médias et l’information sont bien connus, et Maingueneau a lui-même publié un ouvrage intitulé Analyser les textes de communication (1998). L’ouvrage paru sous la direction de M. Burger et G. Martel, Argumentation et communication dans les médias (2005) comprend plusieurs contributions issues des sciences du langage (dont celles de P. Charaudeau, J.-M. Adam et R. Amossy). Dans le domaine de la littérature, le collectif édité par R. Amossy et D. Maingueneau à la suite d’un colloque de Cerisy, L’analyse du discours dans les études littéraires (2002), marque la tentative de rassembler les efforts poursuivis jusque-là dans le domaine de l’analyse du discours littéraire au sens fort du terme (à savoir, comme branche de l’AD). Il a trouvé une suite dans Sciences du texte et analyse de discours publié en 2005 par J.-M Adam et U. Heidmann, et dans un numéro spécial de la revue Littérature, « Analyse du discours et sociocritique » (no. 140, 2005).

24 Il n’en reste pas moins que cette tendance se heurte à bien des refus : celui des études littéraires, discipline anciennement instituée, qui n’entendent pas se laisser « résorber » par une branche des sciences du langage ; celui des études en communication, cursus relativement neuf, qui éprouvent le désir grandissant de s’ériger en discipline différenciée. Faut-il en conclure que la barrière érigée entre les disciplines est purement institutionnelle et ne concerne que la distribution des territoires et des pouvoirs ?

25 Sans méconnaître les pesanteurs institutionnelles et la logique des champs, il me semble que l’AD et l’analyse argumentative peuvent tantôt servir de cadre et tantôt fournir des instruments de travail, sans que cela nécessite pour autant un effacement des frontières disciplinaires. Celles-ci se maintiennent pour deux raisons majeures. La première est qu’une partie des types de travaux entrepris dans ces domaines se font à partir de matériaux et selon des démarches qui ne peuvent relever de l’AD et de l’argumentation dans le discours. Cela est évident dans les sciences historiques lorsqu’elles se fondent sur une étude de traces matérielles et d’objets qui ne sont pas d’ordre discursif, ou pour la sociologie quand elle se penche sur des statistiques démographiques ou entreprend des enquêtes sur le terrain. Mais cela est vrai aussi pour les études littéraires qui intègrent dans leur espace des analyses thématiques et psychanalytiques, ou des enquêtes biographiques, fondées sur des approches étrangères à l’analyse discursive.

26 La deuxième raison est que si l’AD et l’analyse argumentative sont mises à contribution dans les études de littérature ou de communication comme dans les sciences de l’homme, c’est pour répondre à des questions dont la nature et les enjeux ne relèvent pas des sciences du langage à proprement parler. Dans ce cadre, l’analyse argumentative comme branche de l’AD est confrontée à des questions qui ne portent pas sur des fonctionnements discursifs mais sur des sujets relevant d’autres types d’enquêtes. On peut, par exemple, se demander comment les journalistes israéliens se sont impliqués dans le compte rendu de la deuxième guerre du Liban, ou voir comment la presse suisse francophone pendant la Deuxième Guerre mondiale a rapporté les faits relatifs à la déportation des juifs et aux camps de la mort. De même, en littérature, on tente d’éclairer La comédie humaine en explorant l’usage de l’ironie chez Balzac (Bordas 2003), ou Les liaisons dangereuses de Laclos en analysant ses stratégies épistolaires (Siess 1998).

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27 Le problème ne réside donc pas uniquement dans un découpage institutionnel qui peut apparaître comme arbitraire. La différence revendiquée est ancrée dans la nature même du questionnement et dans la construction des problématiques qui caractérisent un domaine particulier, lors même que celui-ci est axé sur la mise en œuvre du langage.

28 Qu’en est-il dans le cas des disciplines pour qui l’investigation des textes n’est pas un but en soi, et dont l’Histoire figurera ici le modèle emblématique ? Sans doute les questions s’y posent-elles différemment. On sait que la tentative de faire converger l’investigation historique et l’AD (en l’occurrence, l’analyse du discours française née avec Pêcheux effectuée en son temps par Maldidier, Guilhaumou, Robin, etc.) n’a pas permis un rapprochement institutionnel des disciplines et s’est globalement heurtée, du point de vue des historiens, à une fin de non-recevoir. Pourquoi entreprendre dès lors un recoupement sous de nouveaux auspices, et en quoi l’AD contemporaine, délestée de ses ancrages marxiste et psychanalytique et nourrie d’analyse argumentative, pourrait-elle contribuer aux études historiques ? L’argument avancé en ce sens par les tenants des sciences du langage et des textes est connu, mais il n’est peut-être pas inutile de le rappeler. Un texte - un document, une archive, un récit du passé, un essai ou un traité écrit et publié dans un lointain passé - ne peuvent être appréhendés à bon escient si on ne tient compte de leur dimension langagière et argumentative. Pour dégager leurs contenus, il ne suffit pas de traverser le texte : on ne les appréhende pas en retrouvant un noyau dur sous sa gangue langagière. Le sens se construit toujours dans un échange verbal qui comprend des partenaires situés poursuivant leurs objectifs propres ; il s’élabore dans l’épaisseur du discours, dans la mise en mots que règle la spécificité d’une interaction verbale. Il n’est donc pas possible de le dégager sans tenir compte de ces paramètres - car le même argument peut revêtir une signification très différente selon la façon dont il est formulé et développé, et selon l’auditoire auquel il est destiné dans des circonstances particulières. C’est donc pour étudier les textes et documents dont se nourrissent les sciences historiques (ou politiques, ou sociales, etc.) qu’il faut disposer des cadres et des instruments qui permettent de les analyser avec le plus de justesse et de finesse possible. Qui plus est, le discours est parfois lui-même Histoire, ou événement historique. C’est le cas, par exemple, du discours du Général de Gaulle du 18 juin 1940, dans son rapport à l’appel prononcé la veille par le Maréchal Pétain (Adam 1999 : 139-155).

29 Je vais essayer d’expliciter les différentes possibilités mentionnées ci-dessus à l’aide de quelques exemples, en insistant plus particulièrement sur l’apport spécifique de l’argumentation dans le discours au sein de l’espace global de l’AD. Faute de place, je me permettrai de renvoyer à des travaux que j’ai publiés ailleurs au cours des ans, mais aussi de m’appuyer sur des études menées par d’autres chercheurs et qui me semblent significatives, voire décisives, dans le domaine. Il s’agit bien sûr de simples indications données à titre d’exemplification, et non d’un panorama exhaustif.

3.1. L’argumentation dans le discours dans l’espace des sciences du langage

30 Dans l’espace des sciences du langage, le questionnement porte sur les moyens verbaux qui, au sein d’un fonctionnement discursif global, assurent à la parole son efficacité. Il s’agit donc d’explorer ces fonctionnements discursifs pour voir comment le discours permet au locuteur d’agir sur l’autre.

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31 Dans ce cadre, les acquis de la linguistique dans ses différents courants sont repris et réexaminés dans une perspective argumentative. Prenons, par exemple, les premiers travaux de Ducrot sur la présupposition. On se souvient que Ducrot, après avoir relevé les fonctions de l’implicite qui permettent de dire sans dire et de soustraire ainsi ce qu’on avance à la contradiction (1972 : 6), définit la présupposition et montre que « présupposer un certain contenu, c’est placer l’acceptation de ce contenu comme la condition du dialogue ultérieur » en transformant « du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur » (1972 : 91). Le refus des présupposés amène une rupture de la communication. Il en ressort que la présupposition constitue pour le locuteur un moyen particulièrement efficace de faire accepter par son auditoire certaines vues qu’il ne soumet pas à son assentiment (il ne les « pose » pas) mais qu’il introduit comme allant de soi (il les « présuppose »). L’analyse argumentative peut exploiter les potentialités de l’étude menée en pragmatique intégrée en étudiant, par exemple, les « dessous » du débat politique télévisé (Amossy 1994). Elle peut aussi tirer profit des travaux entrepris sur l’implicite dans le domaine de la pragmatique, et en particulier dans l’ouvrage désormais classique de Kerbrat-Orecchioni (1986). Il est instructif, dans cette perspective, de dégager les fonctions de l’implicite lorsqu’il est sciemment mobilisé dans le discours de l’extrême-droite sur Israël et sur les juifs (Amossy 1999). Notons qu’on trouve des travaux nombreux et féconds sur les fonctions de l’implicite dans le discours argumentatif fondés tantôt sur les travaux de Grice, tantôt sur la notion rhétorique d’enthymème (comme syllogisme manquant).

32 Il est parfois nécessaire de faire le point sur les fonctions argumentatives de différents phénomènes qui n’ont pas fait l’objet d’une investigation dans le domaine des sciences du langage, et qu’il faut donc en un premier temps définir et décrire. Il en va ainsi du stéréotype dans sa définition de représentation collective figée (Amossy 1997) ou de la stéréotypie sous ses diverses formes (Amossy 2002, Amossy et Sternberg 2002) répertoriées par des disciplines comme la rhétorique (le topos rhétorique), la littérature (l’idée reçue), la stylistique (le cliché) (Amossy et Herschberg-Pierrot 1997). L’intégration de ces éléments dans une perspective discursive s’accompagne de l’exploration des différents rôles qu’ils peuvent jouer dans l’argumentation.

33 La recherche peut aussi se focaliser sur le profit que peut tirer l’argumentation de certains dispositifs d’énonciation. L’effacement énonciatif, qui fait actuellement l’objet de travaux importants dans les sciences du langage, autorise ainsi une mise en évidence des avantages que procure au locuteur la tentative de neutraliser sa parole en tentant de gommer aussi efficacement que possible sa subjectivité. S’appuyant sur les travaux de Vion, Alain Rabatel relève les marques formelles de l’effacement énonciatif pour l’articuler sur les effets d’argumentation indirecte qu’il permet (Rabatel 2004). Dans un autre domaine, l’étude de l’ethos rhétorique, reprise en AD à partir des travaux de Dominique Maingueneau, autorise également l’exploration de l’instance de locution dans l’échange verbal. Elle permet de montrer comment le locuteur construit une image de soi appropriée et efficace dans le rapport constitutif qu’il noue à l’allocutaire (Maingueneau dans Amossy 1999).

34 En l’occurrence, la reprise d’une notion rhétorique par les sciences du langage mène à une intégration de l’art de persuader antique dans une analyse argumentative qui se réclame de l’AD. Si l’ethos occupe actuellement une place prépondérante dans les sciences du langage, il faut bien voir que d’autres pôles sont également étudiés - en particulier le pathos ou la construction de l’émotion dans le discours qui permet

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d’emporter l’adhésion en touchant aussi bien le cœur que la raison de l’auditoire. On en donnera comme exemple les travaux de Christian Plantin, l’article de Patrick Charaudeau et le volume Les émotions dans les interactions dans lequel il a paru, ou encore le colloque tenu à Brest sur Le pathos en action (Rinn 2008). C’est dans cette optique également que l’on peut s’attacher, en les insérant dans une réflexion linguistique axée sur la force de la parole, à diverses notions rhétoriques - qu’elles soient puisées dans les figures et les tropes de l’elocutio (la prétérition, la digression, la métaphore, etc.) ou dans des catégories plus tardives comme les arguments en « ad » (ad populum, ad baculum, ad hominem). Christian Plantin a montré que l’étude des fallacies (paralogismes) participe d’un pôle formel de type évaluatif (la critique des arguments non-valides) auquel s’oppose un pôle langagier qui étudie l’argumentation dans des cadres interactifs (Plantin 1995 : 257). Plutôt que de rejeter la question des paralogismes, on peut alors l’inscrire dans la mouvance des études de l’argumentation en langue naturelle (Amossy 2006).

35 Il faut enfin mentionner un domaine important, qui relève également des sciences du langage et plus spécifiquement de l’AD : la description d’un genre de discours. L’argumentation apparaît alors comme une composante inhérente au fonctionnement de celui-ci. Il est possible de brasser large en explorant le fonctionnement du discours publicitaire (Adam et Bonhomme 1997), ou du discours politique dans ses différentes variétés (Charaudeau 2005, Schepens 2006). On peut aussi éclairer le fonctionnement d’un genre institué comme le pamphlet (Angenot 1982), la correspondance diplomatique (Cohen-Wiesenfeld 2004), ou l’entretien d’auteur (Yanoshevsky 2006). Ces études se greffent souvent sur des problématiques plus vastes - ainsi, l’analyse du pamphlet permet d’éclairer le fonctionnement de la parole polémique, celle de la correspondance diplomatique reprend la question de l’inscription de la subjectivité dans le discours en montrant comment se construit la dimension argumentative d’échanges épistolaires censés rester neutres, l’étude de l’entretien montre la co- construction d’une image d’auteur dans la dynamique du dialogue. D’autres travaillent sur des genres non institués en examinant l’argumentation dans les échanges quotidiens : ainsi Guylaine Martel examine quelles stratégies argumentatives sont utilisées dans le discours oral spontané (1998).

36 La prise en compte du cadre générique montre à quel point l’art de persuader est déterminé par les règles et contraintes du genre de discours dans lequel il se déploie. C’est ainsi, par exemple, que l’argumentation politique d’Olympe de Gouges qui, en tant que femme, n’avait guère accès à la prise de parole publique au début de la Révolution française, varie dans ses modalités en fonction des genres de discours qu’elle parvient à s’approprier (Siess 2005). De même, ce que Vera Brittain écrit concernant son vécu de la Grande guerre et le deuil de son fiancé, diffère lorsqu’elle écrit son journal intime et lorsqu’elle rédige des lettres à l’intention de son frère et de ses amis - pour ne pas mentionner le célèbre roman pacifiste publié dans les années 1930 (Amossy 2003). On peut voir ainsi comment la relation d’une même situation, ou la transmission d’une même thèse, revêt des formes différentes, voire acquiert un sens et un impact différent, lorsqu’elle se coule dans un format de communication et un dispositif d’énonciation particulier.

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3.2. L’argumentation dans le discours et l’analyse textuelle

37 Cependant, nous l’avons dit, le chercheur peut faire servir l’argumentation dans le discours à des buts qui relèvent d’autres disciplines que les sciences du langage, et répondent à d’autres besoins. En particulier, il lui est loisible de mobiliser ses cadres d’analyse pour étudier un texte ou un document particulier.

38 Ce besoin peut se faire sentir dans les sciences de la communication lorsqu’il s’agit de passer au crible un discours politique déterminé. Ainsi, on peut se pencher sur un discours de campagne de ou de Ségolène Royal au moment des Présidentielles de 2007 en France, pour voir comment ils construisent un ethos : comment une femme peut projeter une image de présidentiable, ou selon quelles modalités il est donné à Sarkozy de gommer les aspects négatifs de son image préalable. On peut également examiner la manière dont des candidats aux Présidentielles de 2002, en l’occurrence Chirac et Le Pen, se sont emparés dans une interview particulière du thème de l’insécurité et ont exploité une doxa pour consolider leur ethos (Amossy 2005).

39 L’analyse argumentative met en évidence à la fois les objectifs du discours dans une situation de communication singulière et les stratégies déployées pour les réaliser dans leurs dimensions formelles et idéologiques. Aussi convient-elle également à l’analyse de l’archive qui retient l’attention de l’historien. Une analyse détaillée d’un texte publié le 14 novembre 1918 par Madeleine Vernet, « A la “Mère inconnue” du “Soldat inconnu” », dans une revue intitulée La Mère éducatrice, montre ainsi comment l’auteur construit son auditoire féminin et tente d’emporter son adhésion à une protestation tout à fait minoritaire contre la cérémonie du Soldat Inconnu en particulier, et contre les guerres en général (Amossy 2006).

40 Cette démarche correspond également aux besoins des études littéraires, qui s’attachent tantôt à un texte bref dans son unicité, tantôt à une œuvre plus ou moins consacrée. Dans ce cadre, c’est la spécificité du texte, du genre dont il relève, de l’esthétique dans laquelle il s’inscrit ou qu’il contribue à élaborer, qu’il faut prendre en compte dans l’analyse. Ainsi, une étude d’un récit d’Henri Barbusse Ce qui fut sera à travers une analyse de son dispositif énonciatif et de sa facture analogique permet d’éclairer l’écriture pacifiste de Barbusse et son évolution (Amossy 2000). L’argumentation dans le discours permet aussi d’éclairer un texte testamentaire de Drieu la Rochelle (Amossy 2000), le discours pacifiste de Jacques dans Les Thibault de Roger Martin du Gard (Amossy 2000), ou encore les modalités argumentatives de l’ouverture de La porteuse de pain dans le cadre de l’esthétique du roman populaire de l’époque (Amossy 2007).

3.3. L’argumentation dans le discours au service d’autres disciplines

41 Cependant, l’argumentation dans le discours peut aussi être exploitée pour répondre de façon globale à des questions qui ne sont pas d’ordre linguistique, et qui se posent dans diverses disciplines des sciences humaines. Il ne s’agit pas dès lors de s’interroger sur les fonctions argumentatives de l’implicite, mais de voir dans quel mesure le discours du FN est antisémite. L’analyse du discours épistolaire et de la rhétorique des combattants n’est pas un but en soi, mais le moyen de comprendre comment les Poilus ont vécu la guerre, ce qui leur a permis de tenir aussi longtemps et dans quelle mesure

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il est légitime de parler de « consentement à la guerre » (Housiel). Ce n’est pas la construction de l’ethos en soi qui retient ici l’attention du chercheur, mais la question de savoir comment les étudiants français ont pu, pendant la guerre d’Algérie, modifier leur image pour la faire servir à la fois à leur revendication politique, et à un changement de leur propre statut (Orkibi). En d’autres termes, les cadres et les instruments de l’analyse du discours permettent d’éclairer un point particulier dont les enjeux se situent dans des disciplines extra-linguistiques.

42 Le chercheur doit alors constituer un corpus, au sens d’un ensemble de textes construit en fonction d’un paramètre qui leur confère une unité et permet de les soumettre à une même investigation. C’est cette option particulière qui se trouve en partie illustrée dans ce numéro sur L’analyse du discours au prisme de l’argumentation. Questions disciplinaires et interdisciplinaires.

43 Il faut bien voir, cependant, qu’une analyse à proprement parler linguistique peut également déboucher sur des questions médiatiques, politiques ou autres qui se posent dans d’autres disciplines. Ainsi une étude de la dénomination prise dans sa dimension argumentative permet non seulement d’explorer le fonctionnement de la dénomination comme telle, mais aussi de s’interroger sur l’objectivité revendiquée par la presse, et de travailler sur le traitement du terrorisme dans les journaux français des années 1980 (Koren 1996 : 205-258). En ce sens, la ligne de partage tracée entre les études disciplinaires et interdisciplinaire reste floue. Très souvent, une étude se propose aussi bien de mettre en évidence un fonctionnement discursif, que de traiter dans le corpus sélectionné une question de société. Réciproquement, un travail qui se focalise sur une question de société ou d’Histoire, ou encore d’esthétique littéraire, peut également mettre en lumière un fonctionnement discursif. C’est parce que l’analyse argumentative, comme l’AD dont elle relève, entend traiter des fonctionnements discursifs sur des cas concrets et non sur des exemples fabriqués, mais aussi parce qu’elle entend les examiner dans une situation de discours socio- historique, qu’elle se situe nécessairement au carrefour des disciplines. Dans cette perspective, il est naturel que les interférences et les chevauchements entre les disciplines se multiplient - les tenants de l’AD et de l’argumentation faisant sans cesse incursion dans les domaines dans lesquels sont prélevés leurs exemples, les spécialistes des autres disciplines tendant de plus en plus fréquemment à se situer dans le cadre de l’AD et de l’argumentation pour explorer leur corpus et répondre aux questions qu’il suscite dans leur domaine propre6. Plutôt que d’y voir une confusion fâcheuse ou un estompement inquiétant des frontières, on peut se réjouir d’une interdisciplinarité qui s’est déjà à maintes reprises avérée fructueuse et qu’il convient, selon nous, de développer.

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NOTES

1. Malgré cette réserve sur la définition de la discipline, il me semble que les objectifs globaux et les positions théoriques de l’argumentation dans le discours restent assez proches de celles de Charaudeau. 2. J’étudie la question des modalités argumentatives dans deux textes récents (2008) : « Modalités argumentatives et registres discursifs : Le cas du polémique », Gaudin-Bordes, Lucile et Salvan, Geneviève (dir.). Les registres. Enjeux pragmatiques et visées stylistiques (Louvain-la- Neuve : Academia-Bruylant) et « As modalidades argumentativas do discurso », Lara, G., Machado, I., Emediato, W. (orgs). Análuses do discuso hoje (Rio de Janeiro : Nova Fronteira). 3. Des données (D) sont avancées pour soutenir une conclusion (C), passage qui est autorisé par des garanties (G) reposant sur un fondement (F – backing, B), et auquel peuvent s’appliquer des restrictions (R). Harry est né aux Bermudes (D), donc il est sujet Britannique (C) étant donné que ceux qui naissent aux Bermudes sont sujets Britanniques (G) – sauf si ses parents ne l’étaient pas (R). 4. On trouvera un panorama de ces approches dans Breton, Philippe et Gauthier, Gilles. 2000. Histoire des théories de l’argumentation (Paris : La Découverte). 5. Sur le problème des frontières de l’AD dans le champ des sciences du langage, mais aussi dans son rapport avec d’autres disciplines, on lira l’indispensable réflexion de Dominique Maingueneau dans « L’analyse du discours et ses frontières » (2005). 6. Sans compter qu’« on peut difficilement soutenir que toute recherche sur le discours relève nécessairement d’une discipline. Pour nombre de travaux à visée fortement descriptive et/ou qui abordent des objets peu ou pas traités, on est dans l’incapacité de dire quelle discipline les régit. Les différences entre disciplines n’apparaissent en effet que si la recherche s’inscrit véritablement dans une problématique, profilée par l’intérêt qui gouverne la discipline concernée. » (Maingueneau 2005)

Argumentation et Analyse du Discours, 1 | 2008 216

RÉSUMÉS

L’objectif principal de cet article est double : exposer les avantages d’une intégration de l’argumentation dans l’AD (dans son versant français contemporain) ; traiter des questions d’interdisciplinarité issues de cette approche dans leurs dimensions à la fois scientifiques et institutionnelles. La première partie offre une synthèse de la théorie de « l’argumentation dans le discours » où l’argumentation en langue naturelle apparaît comme une partie intégrante d’un fonctionnement discursif global. Celui-ci doit être exploré dans sa situation de discours, son genre and ses aspects dialogiques, intertextuels et rhétoriques (ethos et pathos). Cette théorie se fonde sur une définition de l’argumentation empruntée à la nouvelle rhétorique de Perelman mais élargie - au-delà des discours à visée persuasive - aux discours qui, sans se targuer de persuader, déploient néanmoins une « dimension argumentative » qui contribue à faire voir le réel d’une certaine façon. La seconde partie interroge le statut disciplinaire de l’analyse du discours et de l’argumentation dans le discours comme une branche de la linguistique, d’une part, et comme une discipline autorisant des investigations littéraires, historiques, etc., d’autre part. Tout en exemplifiant la nature du type de questions étudiées dans chaque discipline, elle met en lumière les problèmes que suscite la transgression des limites disciplinaires traditionnelles. Elle suggère de faire la différence entre l’étude de questions strictement discursives propres aux sciences du langage, et la tentative de répondre à l’aide d’une analyse discursive et argumentative aux questionnements qui se font jour dans d’autres disciplines. Il apparaît néanmoins que la recherche fondée sur l’analyse de corpus éclaire souvent quelque aspect d’une discipline étrangère même quand elle met l’accent sur son questionnement propre.

The objective of this article is twofold: to present the advantages of integrating the study of argumentation into Discourse analysis (in its French contemporary developments); and to deal with the questions of interdisciplinarity derived from this approach, in both their scientific and institutional dimensions. The first part offers a synthesis of the “argumentation in discourse” theory where argumentation in natural language appears as part of an overall discursive system to be explored in its specific situation of discourse, its genre and its dialogical, intertextual and rhetorical aspects (ethos and pathos). This theory is based on a definition of argumentation borrowed from Perelman’s New rhetoric but extended, beyond discourses clearly endowed with a persuasion aim, to types of discourses that do not intend to persuade and only display an “argumentative dimension”: they contribute toward showing the surrounding world in a certain light. The second part questions the disciplinary status of discourse analysis and argumentation in discourse - as a branch of linguistics, on the one hand, and as a discipline authorizing literary or historical investigations, on the other hand. While exemplifying the nature of the issues explored in each case, it dwells on the institutional problems aroused by the transgression of traditional disciplinary boundaries. It suggests a division between studies of strictly discursive issues on the one hand, and attempts at answering through discursive, argumentative analysis diverse questions arising in other disciplines, on the other hand. It appears, however, that research based on case studies often highlights some aspect of another discipline even when putting the emphasis on its own questioning.

Argumentation et Analyse du Discours, 1 | 2008 217

INDEX

Keywords : argumentation, argumentative dimension, discourse analysis, historical case study, interdisciplinarity, literary studies Mots-clés : analyse du discours, argumentation, dimension argumentative, étude littéraire, histoire, interdisciplinarité

AUTEUR

RUTH AMOSSY Université de Tel-Aviv, ADARR

Argumentation et Analyse du Discours, 1 | 2008