Jacques Brel : Chant Contre Silence
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Stéphane HIRSCHI JACQUES BREL Chant contre silence LIBRAIRIE A.-G. NIZET PARIS 1995 (0 Copyright Librairie A.-G. Nizet, Paris, 1995 ISBN 2-7078-1199-8 A tous ceux qui m'ont aidé ou supporté au long de ces années; en premier lieu, Clotilde, Belem et Garance. Ce livre est d'abord le leur. PREFACE PAR OLIVIER TODD Stéphane Mallarmé, peut-être le plus hermétique des poètes français, et Jacques Brel, un des chanteurs francophones (n'oubliez jamais sa belgitude)les plus populaires, ont en 1995 un point commun : ils ont rencontré de remar- quables exégètes qui aident à sentir, comprendre, savourer, leurs œuvres. La même année, le savant et sensible Paul Bénichou (qui aime Brassens) publie son Selon Mallarmé1 et Stéphane Hirschi son Jacques Brel - Chant contre silence. Mallarmé et Brel sont, mais oui, l'un et l'autre poètes. Lorque je travaillais à une biographie du grand Jacques, j'eus quelques difficultés, qui ne sont pas surmontées, avec des amis poètes ou enseignants (les deux quelquefois, je pen- se à Jean Joubert)à faire admettre que ce Brel, compositeur furieux ne sachant pourtant pas lire une partition, écrivain rédigeant ses textes, et interprète, avait droit à un peu plus qu'un strapontin dans les manuels au chapitre "poé- sie du vingtième siècle". Au-delà de toutes ses qualités et performances connues et reconnues, Brel satisfait aussi - comment dire ? - un instinct, une envie, un besoin poétique primordial à travers les âges. Il est difficile à définir mais présent chez tous ceux qui depuis la préhistoire comprennent une langue. Sur tous les continents, les plus illettrés peuvent apprécier la poésie. Brel poè- te, allons donc, un chanteur... Hélas, le critère absolu existe : il consiste à ou- blier la voix et les mimiques de Brel en prenant ses textes comme un sonnet de Ronsard, une ode de Keats, ou des vers de Rilke, bref à s'appuyer sur les seuls mots, même si l'opération paraît difficile car les voix et les inflexions du chan- teur restent obsédantes. A cet étalon, la lecture pure, certaines chansons sont à l'évidence poétiques comme des écrits de Léo Ferré ou de Léonard Cohen. Fai- tes l'effort : lisez, relisez les paysages, Le plat pays, Amsterdam, Bruxelles. Les Marquises, les portraits, Marieke, Mathilde, L'éclusier. et surtout Les vieux - des vers de dix-huit syllabes, plutôt difficiles à manier. Là, Brel ne serait-il pas précurseur ? Qu'éprouvez-vous ? Il vous faut bien parler de poésie, sauf si, an- cré dans une hiérarchie traditionnelle, vous avez décidé que la chanson popu- laire est vulgaire, indigne de certains égards. Autrefois, le roman policier figurait avec les films de catégorie B. L'Académie Française, qui semble encore en être là - on en reparlera après l'an 2000 - refusa, il y a peu, avec des mines de vieilles dame reniflant une obscénité, de prendre en considération la candidature de Charles Trénet. Ce malheureux, je crois, n'eut même pas le droit de faire ses visites . On lui fit sa- voir qu'il devait rester à sa place. Pouah, le music-hall. Et puis, et c'est vrai, ça sent le fric mal gagné. Il y avait sans doute d'autres postulants possibles au 1 Paul Bénichou, Selon Mallarmé. Paris, Gallimard, 1995. titre de chanteur-compositeur-interprète pour défendre et illustrer la langue française. Un écrivain et un chanteur dit de variétés vaut pourtant un évêque ou un maréchal. Bien sûr, côté cour, certains académiciens - ils ne sont pas tous ringards et kitsch - fredonnent joliment quelques airs. J'en ai même vu à l'Olympia, figurez-vous. Je me souviens aussi d'une soirée, dans une chambre de bonne, boulevard Saint-Michel, chez le poète Henri Kréa. Jean d'Ormesson - d'accord, ce n'est pas le plus conformiste de la bande, quai Conti - frétillait de plaisir devant un demi-beatnik improvisant une chanson à la guitare. Non seulement nous avons pris du retard, mais face à cette chanson dite populaire, il y a régression : Larousse Pierre, dans son Dictionnaire du XIXeme siècle, re- connaît qu'il adore Béranger (bien sûr, ça se discute...). Ce Béranger, pour La- rousse, est, rien de moins, le deuxième grand homme du siècle, après Napoléon. De fait, notre Université a une longueur d'avance sur notre Académie. A Paris, aucun titulaire d'une chaire n'est spécialiste de la chanson comme on peut l'être du commerce des grains ou de biologie animale. Mais tout de même, depuis 1968, certains professeurs acceptent de diriger des maîtrises concernant des chanteurs. La DST a même remarqué que certains enseignants de Censier s'intéressent à Barbara et, un comble, à Gainsbourg. La chanson et les chanteurs ne sont pas tout à fait in, mais ils ne paraissent plus académique- ments out. Quand Hirschi, pionnier, se lança dans un travail universitaire, son directeur de maîtrise, puis de thèse, Robert Mauzi, était un dix-huitiémiste éclairé : il s'intéressait à l'idée de bonheur, donc, aussi, de malheur. Certaines facultés de province, telles que Toulouse, sont à l'avant-garde. Quand il y aura quelques centaines de maîtrises, les thèses champignoneront par douzaines. Pour le moment, le champ est en friches : une religieuse consacra un travail, un peu tiré par les cheveux et la théologie, à Dieu chez Brel et Brassens. Lu- cienne Cantaloube-Ferrieu s'attaqua au texte poétique des chanteurs, de Trénet à Ferré2. A l'antériorité, Hirschi est dans le peloton de tête. Lorsqu'il fut quali- fié pour un poste de maître de conférences par l'auguste et puissante commis- sion nationale, son sujet, semble-t-il, provoqua quelques sourires. Mais les rapporteurs le défendirent. Mais Hirschi a beau avoir les cheveux très longs (à Valenciennes, les étudiants qui ne connaissent pas son nom l'appellent : "le prof à la queue de cheval"), est bardé, il a les décorations requises pour faire passer presque n'importe quoi : normalien ulmard (cloutard, l'aurait-on chipo- té ?), agrégé de lettres classiques, une maîtrise de sanskrit en prime, et, co- quetterie sans doute, un deug de japonais. Bon, il n'est pas énarque. Personne n'est parfait. J'ai le sentiment qu'un simple titulaire du Capes, enseignant sur le plateau de Millevache, serait passé moins facilement. Il est vraiment bizarre, Hirschi, atypique, derrière ses diplômes : il fut lecteur de français cinq ans au Japon, il organisa dans cinq villes un festival Brel. Franchement, il a mauvais genre. Ensuite, avec tous ses Brel dans ses bagages, il part en Thaïlande. Puis, 2 Lucienne Cantaloube-Ferrieu, Chanson et poésie des années 30 aux années 60, Paris, Nizet. 1981. il se rapatrie, débarque dans un CES en banlieue, au Val Fourré. Oui, ce chau- dron qu'on nous montre régulièrement à la télévision, le Minguettes des Pari- siens. Au collège Chénier, avec certains, le prof pratiqua le rapport de force à travers les chahuts, les insolences, les cris. Avec d'autres, il fit du théâtre. Maintenant Hirschi est quasiment rangé, maitre de conf à Valenciennes. Un de ces jours on va le retrouver très jeune recteur de la première fac de lettres à Hiva Oa, aux Marquises, où Brel agonisa. Régis Debray inventa récemment la médiologie. Hirschi a créé la cantologie. Comme le signalait Claude Debon, ce n'est pas simplement un projet original, c'est une réalisation ambitieuse : Hirschi considère la chanson poétique de no- tre siècle, qui n'a pas très bonne mine mais produit souvent de bons "tubes", comme un phénomène global. On ne peut sans perte et dégats irréparables, dissocier mélodie, paroles, voix, gestuelle. Chez Brel il faut aussi tenir compte du complet, du col de chemise dénoué, de la sueur, de sa gueule de cheval. Hirschi propose, après l'avoir posée sur Brel, une grille d'analyses qu'on peut coller et caler sur d'autres chanteurs. Bref, la cantologie, pas encore brevetée, est exportable, utilisable dans toutes les langues. Un des aspects passionnants du travail d'Hirschi, parmi beaucoup d'autres : il met en évidence le lien entre la chanson et les films de Brel. Je ne veux pas dire ceux dans lesquels Brel jouait. Je pense à ceux qu'il réalisa, d'abord Franz, chef d'oeuvre, ou le Far- West, grand film raté. La cantologie peut mais ne doit pas effrayer. Hirschi use d'instruments techniques, et certains concepts peuvent rebuter. Il faut surmonter sa première frayeur. Ce cantologue ne pratique pas le terrorisme du jargon, bétonné si sou- vent dans les travaux littéraires depuis les grandes heures et les petites bavures du structuralisme. En cantologie comme en philosophie, il est parfois nécessai- re, pour bien définir et cerner, d'employer certains termes : protase, apodose, parataxe... Tenez bon la rampe, vous n'êtes pas chez Heidegger. Je proposerai au lecteur de bonne volonté un mode d'emploi de ce livre : après avoir écouté les 90 premières pages, qu'il prenne sa chanson préférée chez Brel. Il la ré- écoute. Puis il lit les pages que Hirschi lui consacre. Après, ce même lecteur ré- écoute cette même chanson sur cassette, sur compact, ou, mieux, sur vidéo, par exemple avec Les adieux de Brel à l'Olympia, (pourvu que sa chanson pré- férée y soit !). J'en ai fait l'expérience : aucun doute que les suggestions, les dissections de Hirschi font ressentir l'oeuvre, cette chanson, approfondissent et modifient la perception du lecteur-auditeur-spectateur pris et repris par son compositeur-écrivain-chanteur-interprète. La fonction du critique consiste sou- vent à pousser, parfois bousculer, toujours à aider son lecteur. Ici, Hirschi rem- plit très, très bien son contrat. Dans un texte inspiré sur Rimbaud, qui, bien sûr, fit l'objet d'une communi- cation à Sendai, au Japon, le cantologue brélien conseillait à ses auditeurs, confrontés à Rimbaud, de se transformer en "touristes naïfs".