Stéphane HIRSCHI

JACQUES BREL Chant contre silence

LIBRAIRIE A.-G. NIZET PARIS 1995 (0 Copyright Librairie A.-G. Nizet, Paris, 1995 ISBN 2-7078-1199-8 A tous ceux qui m'ont aidé ou supporté au long de ces années; en premier lieu, Clotilde, Belem et Garance. Ce livre est d'abord le leur.

PREFACE PAR OLIVIER TODD Stéphane Mallarmé, peut-être le plus hermétique des poètes français, et , un des chanteurs francophones (n'oubliez jamais sa belgitude)les plus populaires, ont en 1995 un point commun : ils ont rencontré de remar- quables exégètes qui aident à sentir, comprendre, savourer, leurs œuvres. La même année, le savant et sensible Paul Bénichou (qui aime Brassens) publie son Selon Mallarmé1 et Stéphane Hirschi son Jacques Brel - Chant contre silence. Mallarmé et Brel sont, mais oui, l'un et l'autre poètes. Lorque je travaillais à une biographie du , j'eus quelques difficultés, qui ne sont pas surmontées, avec des amis poètes ou enseignants (les deux quelquefois, je pen- se à Jean Joubert)à faire admettre que ce Brel, compositeur furieux ne sachant pourtant pas lire une partition, écrivain rédigeant ses textes, et interprète, avait droit à un peu plus qu'un strapontin dans les manuels au chapitre "poé- sie du vingtième siècle". Au-delà de toutes ses qualités et performances connues et reconnues, Brel satisfait aussi - comment dire ? - un instinct, une envie, un besoin poétique primordial à travers les âges. Il est difficile à définir mais présent chez tous ceux qui depuis la préhistoire comprennent une langue. Sur tous les continents, les plus illettrés peuvent apprécier la poésie. Brel poè- te, allons donc, un chanteur... Hélas, le critère absolu existe : il consiste à ou- blier la voix et les mimiques de Brel en prenant ses textes comme un sonnet de Ronsard, une ode de Keats, ou des vers de Rilke, bref à s'appuyer sur les seuls mots, même si l'opération paraît difficile car les voix et les inflexions du chan- teur restent obsédantes. A cet étalon, la lecture pure, certaines chansons sont à l'évidence poétiques comme des écrits de Léo Ferré ou de Léonard Cohen. Fai- tes l'effort : lisez, relisez les paysages, , Amsterdam, Bruxelles. , les portraits, Marieke, Mathilde, L'éclusier. et surtout Les vieux - des vers de dix-huit syllabes, plutôt difficiles à manier. Là, Brel ne serait-il pas précurseur ? Qu'éprouvez-vous ? Il vous faut bien parler de poésie, sauf si, an- cré dans une hiérarchie traditionnelle, vous avez décidé que la chanson popu- laire est vulgaire, indigne de certains égards. Autrefois, le roman policier figurait avec les films de catégorie B. L'Académie Française, qui semble encore en être là - on en reparlera après l'an 2000 - refusa, il y a peu, avec des mines de vieilles dame reniflant une obscénité, de prendre en considération la candidature de Charles Trénet. Ce malheureux, je crois, n'eut même pas le droit de faire ses visites . On lui fit sa- voir qu'il devait rester à sa place. Pouah, le music-hall. Et puis, et c'est vrai, ça sent le fric mal gagné. Il y avait sans doute d'autres postulants possibles au 1 Paul Bénichou, Selon Mallarmé. Paris, Gallimard, 1995. titre de chanteur-compositeur-interprète pour défendre et illustrer la langue française. Un écrivain et un chanteur dit de variétés vaut pourtant un évêque ou un maréchal. Bien sûr, côté cour, certains académiciens - ils ne sont pas tous ringards et kitsch - fredonnent joliment quelques airs. J'en ai même vu à l'Olympia, figurez-vous. Je me souviens aussi d'une soirée, dans une chambre de bonne, boulevard Saint-Michel, chez le poète Henri Kréa. Jean d'Ormesson - d'accord, ce n'est pas le plus conformiste de la bande, quai Conti - frétillait de plaisir devant un demi-beatnik improvisant une chanson à la guitare. Non seulement nous avons pris du retard, mais face à cette chanson dite populaire, il y a régression : Larousse Pierre, dans son Dictionnaire du XIXeme siècle, re- connaît qu'il adore Béranger (bien sûr, ça se discute...). Ce Béranger, pour La- rousse, est, rien de moins, le deuxième grand homme du siècle, après Napoléon. De fait, notre Université a une longueur d'avance sur notre Académie. A Paris, aucun titulaire d'une chaire n'est spécialiste de la chanson comme on peut l'être du commerce des grains ou de biologie animale. Mais tout de même, depuis 1968, certains professeurs acceptent de diriger des maîtrises concernant des chanteurs. La DST a même remarqué que certains enseignants de Censier s'intéressent à Barbara et, un comble, à Gainsbourg. La chanson et les chanteurs ne sont pas tout à fait in, mais ils ne paraissent plus académique- ments out. Quand Hirschi, pionnier, se lança dans un travail universitaire, son directeur de maîtrise, puis de thèse, Robert Mauzi, était un dix-huitiémiste éclairé : il s'intéressait à l'idée de bonheur, donc, aussi, de malheur. Certaines facultés de province, telles que Toulouse, sont à l'avant-garde. Quand il y aura quelques centaines de maîtrises, les thèses champignoneront par douzaines. Pour le moment, le champ est en friches : une religieuse consacra un travail, un peu tiré par les cheveux et la théologie, à Dieu chez Brel et Brassens. Lu- cienne Cantaloube-Ferrieu s'attaqua au texte poétique des chanteurs, de Trénet à Ferré2. A l'antériorité, Hirschi est dans le peloton de tête. Lorsqu'il fut quali- fié pour un poste de maître de conférences par l'auguste et puissante commis- sion nationale, son sujet, semble-t-il, provoqua quelques sourires. Mais les rapporteurs le défendirent. Mais Hirschi a beau avoir les cheveux très longs (à Valenciennes, les étudiants qui ne connaissent pas son nom l'appellent : "le prof à la queue de cheval"), est bardé, il a les décorations requises pour faire passer presque n'importe quoi : normalien ulmard (cloutard, l'aurait-on chipo- té ?), agrégé de lettres classiques, une maîtrise de sanskrit en prime, et, co- quetterie sans doute, un deug de japonais. Bon, il n'est pas énarque. Personne n'est parfait. J'ai le sentiment qu'un simple titulaire du Capes, enseignant sur le plateau de Millevache, serait passé moins facilement. Il est vraiment bizarre, Hirschi, atypique, derrière ses diplômes : il fut lecteur de français cinq ans au Japon, il organisa dans cinq villes un festival Brel. Franchement, il a mauvais genre. Ensuite, avec tous ses Brel dans ses bagages, il part en Thaïlande. Puis, 2 Lucienne Cantaloube-Ferrieu, Chanson et poésie des années 30 aux années 60, Paris, Nizet. 1981. il se rapatrie, débarque dans un CES en banlieue, au Val Fourré. Oui, ce chau- dron qu'on nous montre régulièrement à la télévision, le Minguettes des Pari- siens. Au collège Chénier, avec certains, le prof pratiqua le rapport de force à travers les chahuts, les insolences, les cris. Avec d'autres, il fit du théâtre. Maintenant Hirschi est quasiment rangé, maitre de conf à Valenciennes. Un de ces jours on va le retrouver très jeune recteur de la première fac de lettres à Hiva Oa, aux Marquises, où Brel agonisa. Régis Debray inventa récemment la médiologie. Hirschi a créé la cantologie. Comme le signalait Claude Debon, ce n'est pas simplement un projet original, c'est une réalisation ambitieuse : Hirschi considère la chanson poétique de no- tre siècle, qui n'a pas très bonne mine mais produit souvent de bons "tubes", comme un phénomène global. On ne peut sans perte et dégats irréparables, dissocier mélodie, paroles, voix, gestuelle. Chez Brel il faut aussi tenir compte du complet, du col de chemise dénoué, de la sueur, de sa gueule de cheval. Hirschi propose, après l'avoir posée sur Brel, une grille d'analyses qu'on peut coller et caler sur d'autres chanteurs. Bref, la cantologie, pas encore brevetée, est exportable, utilisable dans toutes les langues. Un des aspects passionnants du travail d'Hirschi, parmi beaucoup d'autres : il met en évidence le lien entre la chanson et les films de Brel. Je ne veux pas dire ceux dans lesquels Brel jouait. Je pense à ceux qu'il réalisa, d'abord Franz, chef d'oeuvre, ou le Far- West, grand film raté. La cantologie peut mais ne doit pas effrayer. Hirschi use d'instruments techniques, et certains concepts peuvent rebuter. Il faut surmonter sa première frayeur. Ce cantologue ne pratique pas le terrorisme du jargon, bétonné si sou- vent dans les travaux littéraires depuis les grandes heures et les petites bavures du structuralisme. En cantologie comme en philosophie, il est parfois nécessai- re, pour bien définir et cerner, d'employer certains termes : protase, apodose, parataxe... Tenez bon la rampe, vous n'êtes pas chez Heidegger. Je proposerai au lecteur de bonne volonté un mode d'emploi de ce livre : après avoir écouté les 90 premières pages, qu'il prenne sa chanson préférée chez Brel. Il la ré- écoute. Puis il lit les pages que Hirschi lui consacre. Après, ce même lecteur ré- écoute cette même chanson sur cassette, sur compact, ou, mieux, sur vidéo, par exemple avec Les adieux de Brel à l'Olympia, (pourvu que sa chanson pré- férée y soit !). J'en ai fait l'expérience : aucun doute que les suggestions, les dissections de Hirschi font ressentir l'oeuvre, cette chanson, approfondissent et modifient la perception du lecteur-auditeur-spectateur pris et repris par son compositeur-écrivain-chanteur-interprète. La fonction du critique consiste sou- vent à pousser, parfois bousculer, toujours à aider son lecteur. Ici, Hirschi rem- plit très, très bien son contrat. Dans un texte inspiré sur Rimbaud, qui, bien sûr, fit l'objet d'une communi- cation à Sendai, au Japon, le cantologue brélien conseillait à ses auditeurs, confrontés à Rimbaud, de se transformer en "touristes naïfs". Faites de même avec son Brel, chant contre silence. Vraiment, il vaut le détour, comme disent les guides bleus, verts, ou rouges. Mieux, il mérite plusieurs détours et des re- tours sur les chansons de Brel. J'ai entendu Etiemble ayant terminé sa thèse sur les rimbaldiens, expliquer qu'il n'en pouvait plus de Rimbaud. Hirschi aime toujours Brel. Enthousiaste et précis, le cantologue - vous voyez, le mot n'est pas si barbare, ça passe - pose des questions simples devant chaque chanson: qu'est-ce, pourquoi , comment... Elles exigent des réponses complexes. Hirschi les donne avec finesse, générosité et chaleur. Ce critique gourmand et gourmet a une qualité rare sur le marché des let- tres, dans l'Université ou ailleurs : il aime aimer.

Olivier Todd. PRÉAMBULE Homère chantait. Virgile y invitait aussi, comme le confirme le premier vers de l'Énéïde : cano. Mais au XXe siècle, chante-t-on encore dans les belles- lettres ? On peut bien sûr remarquer que toute une école poétique, de Pierre Se- ghers (à la fois comme poète mis en musique et comme éditeur de la collection "Poésie et Chansons") à Luc Bérimont (poète et animateur de "la fine fleur de la chanson française"), a tenté de retrouver après la seconde guerre mondiale l'alliance féconde entre poèmes et musique qui prévalut jusqu'à Ronsard (publication d'un supplément musical aux Amours en 1552). En somme, qua- tre cents ans plus tard, une défense et illustration de la chanson poétique fran- çaise. Louable tâche. Mais s'agit-il vraiment d'un service rendu à la chanson, d'une réhabilitation (puisque infamie il y eut, j'y reviendrai)? L'enjeu d'une telle perspective revient en effet à percevoir la chanson com- me une forme de poésie, où certes la musique peut compter, comme l'interpré- tation d'ailleurs, mais finalement destinées à "servir les paroles" (voir la thèse, au demeurant remarquablement documentée, de Lucienne Cantaloubbe- Ferrieu1 ). Il est certes nécessaire d'insister sur le fait que les textes de chan- sons, malgré l'impression que laissent certaines rengaines, ne sont pas toujours niais, et peuvent même comporter des exigences d'écriture proprement littérai- res. Mais, ceci étant posé, le problème n'est-il pas tout simplement esquivé, ca- mouflé par le confort d'un retrait stratégique derrière les cadres bien connus du fait littéraire ? Est-il donc impossible d'envisager la chanson comme un genre spécifique, dans lequel l'union texte-musique-voix-gestuelle, etc... pro- duit autre chose que la simple somme de ces divers éléments ? Problème à la fois théorique et méthodologique à aborder de front, avant de pouvoir, sur des bases rigoureuses, ignorer ou au contraire analyser stylistiquement la chanson sous la forme de grande diffusion qu'elle a revêtue au XXe siècle (étant enten- du que la chanson, jusqu'à la Renaissance et plus particulièrement comme oeuvre des troubadours et des trouvères, n'est pas victime du même ostracisme universitaire, et ne pose pas à ses critiques, en tant qu'objet d'analyse, d'obsta- cle théorique majeur). Sur la production chansonnière d'après le XVIe siècle, les travaux des folk- loristes, s'ils échappent, par la nature même de leur recherche historique, à un quelconque préjugé esthétique à l'encontre de la chanson, et parfois à celui du primat du texte, se bornent malheureusement souvent, en matière d'analyse, à un point de vue musicologique, auquel ces folkloristes sont formés (l'étude du texte ordinairement limitée à son établissement), mais qui, par-delà l'aspect descriptif, s'avère fréquemment succinct dans ses développements stylistiques, c'est-à-dire l'évaluation d'une "poéticité" (une dimension créatrice originale) 1 CANTALOUBBE-FERRIEU Lucienne, Chanson et poésie des années 30 aux années 60. Paris, Nizet, 1981. qui justifierait du même coup l'étude littéraire d'oeuvres provenant du genre "chanson". Seul, à ma connaissance, Louis-Jean Calvet a-t-il appelé à "constru- ire les bases d'un discours critique responsable"2 sur la chanson, dont il a d'ail- leurs amorcé l'esquisse en en introduisant les différentes directions. La dimension proprement esthétique du genre, son mode d'évaluation, n'en sont pourtant restés qu'effleurés : Calvet a bien mis en évidence les composantes à analyser pour tenter d'appréhender une chanson dans sa globalité, mais sa ré- flexion théorique porte avant tout sur une perception dissociative de ces diffé- rentes facettes. A la source, il ne traite pas vraiment la question par laquelle il faut à mon avis bien commencer, au-delà de la simple définition de la chanson par les dictionnaires : y-a-t-il une spécificité "poétique" de la chanson contem- poraine en tant que genre, comme une essence qui transcenderait les diffé- rents éléments qui ont jusqu'ici intéressé les rares critiques à oser aborder le sujet ? Une réponse positive balaierait toutes les questions de préséance entre texte et musique (ou théâtralité). Elle amènerait à approfondir comme un champ autonome et poétiquement fécond, l'étude stylistique de la chanson en tant que telle et non subordonnée à l'une de ses composantes. Ce préambule va tenter d'établir cette spécificité, en faisant apparaître en particulier un ma- tériau propre à la chanson et jusqu'ici absent du premier plan de toutes les analyses formelles de ce genre : le temps, dont le cours borné et rythmé signe l'arrêt de mort de ces œuvres, le plus souvent brèves, dès le début de leur émis- sion. Somme de texte et de musique, la chanson, de par cette combinaison qui oblige chacun de ces deux constituants à une prise en compte permanente et nécessairement limitative de l'autre dans son élaboration, ne peut donc préten- dre atteindre à l'achèvement des développements que mots ou musique peu- vent atteindre les uns sans l'entrave de l'autre. Mais si la spécificité, fruit de cette conjonction mais la dépassant, est avérée, le genre chanson peut avoir théoriquement accès à une dignité artistique, ce qui se traduirait ensuite à l'analyse, pour peu qu'on y compte des réussites pratiques. L'enjeu se répercute évidemment au niveau du créateur lui-même - et la pierre de touche de l'analy- se est l'évaluation esthétique de sa création. On peut donc poser d'emblée les enjeux esthétiques d'une éventuelle appré- hension "poétique" (en insistant bien sur le lien de ce concept avec la création artistique, et non avec celui plus réducteur qui ramènerait la chanson à la poé- sie) d'un genre appelé "chanson" : le chanteur - pour plus de commodité, j'ap- pellerai ainsi l'auteur-compositeur-interprète, c'est-à-dire le chanteur en tant que créateur, qui va m'occuper dans cet essai - le chanteur donc, a-t-il droit au statut d'artiste (concept connoté d'un caractère démiurgique quasi magique) ? Ou n'a-t-il droit seulement qu'à celui moins privilégié socialement d'artisan, ce- lui qui met la main à la pâte, qui "se coltine" avec la matière dans toute sa tri- vialité et avec les limites qu'elle impose, bien en dessous du pur univers d'Idées, de l'éther harmonieux dans lequel se meut avec délices le poète inspiré 2 CALVET Louis-Jean, Chanson et société, Paris, Payot, 1981,p.18. Voir aussi, du même auteur, en colla- boration avec BRUNSCHWIG Chantal et KLEIN Jean-Claude, Cent ans de chanson française. Paris, Seuil, 1981. des Muses ? D'un côté, la grande littérature, de l'autre le sous-produit commer- cial souillé par son contact avec l'argent et sa diffusion populaire. Cette vision manichéenne contamine jusqu'aux créateurs - par exemple Jacques Brel mal- gré toute sa gloire de chanteur - que le regard condescendant de la déesse lit- térature, ou la modestie, amènent à se définir comme de simples artisans, en insistant sur l'aspect restrictif de cette dénomination. Or n'y a-t-il pas des cas où cette vision sans nuances et par conséquent réductrice, s'avère un peu cour- te ? En effet, au simple chanteur-artisan (et dans cette catégorie, comme dans tous les métiers, on distinguerait volontiers, mais ce sera pour plus tard, divers degrés d'habileté), on pourrait, au moins théoriquement, essayer d'opposer le "maître-chanteur", en jouant sur les virtualités sémantiques de cette expression tirée d'une chanson de Brel (Jacky). Dans tout artisanat, le maître est celui qui, au terme d'un apprentissage, est parvenu à confectionner un "chef d'œuvre", c'est-à-dire une œuvre qu'on peut caractériser comme ayant atteint, dans son domaine, une forme de perfection qui fait basculer l'artisan du côté des artistes. Et naturellement, dans son sens trivial, ce syntagme désigne aussi un personnage qui ne dédaigne pas le contact de l'argent et qui, pour obtenir satisfaction, fait chanter pour prix de son silence. Un silence générateur du chant. C'est ce lien que je compte mettre en évidence, entre la chanson-chef- d'œuvre et le silence, qui va me permettre de justifier le titre de "maître- chanteur" que je propose de décerner à son créateur.

En guise de hors-d'œuvre, pour essayer de mieux cerner ce que recouvre cette notion de chef-d'œuvre et de voir si elle peut s'appliquer dans le domaine particulier de la chanson, faisons un petit détour par la courte nouvelle intitu- lée Frédéric : FRÉDÉRIC Frédéric sentait son cœur battre moins vite, moins fort aussi Dans la cham- bre toute saturée d'éther, il entendit quelqu'un murmurer : "n est plus mal". Et ce "il", c'était sa vieille carcasse. Ce "il", c'était son premier cri, sa première valse et son premier amour. Ce "ir', c'était la cloche d'une église au jour de son mariage, c'était un garçon et une fille, c'était beaucoup de joie, c'était beaucoup d'amour, c'était beaucoup de peine. Ce "il", c'était une ferme, un cheval, une grande prairie, c'était des cheveux blancs, c'était un vieux fauteuil, c'était des souvenirs. Une chaise bougea, le docteur s'en allait. - "A demain Frédéric..." Le vieux coucou hurla douze fois, comme un clairon, qui sonne pour l'éternité. - "Nous sommes demain" disait Maria, Maria la folle comme on l'appelait. Et Frédéric comprit qu'il n'y aurait plus de lendemain pour lui.... Il n'était presque plus de ce monde. Il avait un monde à lui, un monde avec Maria, le coucou et le moulin à café qui gémissait dans la glace à côté. Oui, de sa vie il ne restait qu'une folle, qu'une mécanique et qu'un refrain. Il fermait les yeux pour mieux pouvoir ne rien regarder. Il suait... Et la sueur collait les draps contre son corps, toujours plus chaud, c'était un peu comme un corps raide qu'on a roulé dans un linceul. Cette idée l'effraya, il cria : "Non" très fort dans le silence et il trouva assez de force pour se dresser droit comme un "i" sur son séant. - "On ne va pas me laisser crever comme un rat ! Tas de salauds ! Où est le docteur ?" La figure congestionnée, il hurlait des phrases qu'un seul mot fait comprendre. - "Je veux que le... docteur... crétin... assassin... maman, maman !... par- don... c'est pas moi !" - "Jésus" dit Maria. - "Coucou" fit la mécanique. - "Toujours" fit le moulin. Frédéric était bleu, bleu comme les yeux de la fille du meunier, les nerfs s'en- flaient sous sa peau. - "Je ne veux pas, laissez-moi sortir, partir... cimetière, jamais /" Le dernier mot tomba comme tombent les morts, l'hiver, dans les tombes. Il était grand, ce mot, trop grand.. Les phrases sans paroles que récitaient les yeux de Maria calmèrent le mori- bond. Il pensait... Cest effrayant ce qu'un homme pense avant de mourir. Au tra- vers des carreaux il regardait la lune perchée très haut dans le ciel bas. - "Il va faire beau demain" dit Maria. - "Demain" répéta Frédéric. Il allait tout devoir quitter, comme ça, simple- ment... Cest drôle la vie. Cest drôle la mort. - "Je vous salue Marie" dit Maria. - "Coucou" dit la mécanique. - "Toujours" fit le moulin. Il pensait aux moutons, à l'église, à Maria, au cheval, au coucou, au moulin, à Jean... - "Où est Jean ?" - "Je ne sais pas" dit Maria. - "Va le chercher". - "Oui, Grand-Père". Comme elle se levait, il entendit rire dans la pièce à côté. - "Qui est là" demanda-t-il. - "La famille, Grand-Père". - "Et que font-ils ?" - "Je ne sais pas". Maria la folle ne savait jamais. La famille discutait le pour et le contre d'un enterrement de seconde classe. Lorsque Maria entra, ronde qui avait été cocher lui demanda : - "Et toi, qu'est-ce que tu penses : un enterrement de seconde ou de troisième classe ?" Et elle étonnée : "Mais il n'est pas encore mort !" Et là-dessus ils se mirent tous à rire comme des corbeaux qui ne rient pas. - " Vous n'avez pas vu Jean ?" - "Non", dit une cousine, "c'est le vieux qui le demande ?" - "Oui". - "Pourquoi ?" demanda le cocher. - "Je ne sais pas" dit Maria. Et comme elle sortait le cocher demanda encore : "Est-ce qu'il laisse beaucoup d'argent ?" Jean rêvait sur la margelle dun puits, vide depuis toujours. "Viens" dit Maria. - "Il va mieux ?" - "Je ne sais pas... Viens". Frédéric était calme, comme un assassin. - "Jean ?" - "Oui, Grand-Père". - "Jean, je vais mourir... Tais-toi, ce n'est pas la peine de mentir". Très loin dans la nuit un train s'obstinait à hurler. - "Jean, tu vas partir". - "Mais, Grand-Père !" - "Si, si, tu iras chez mon frère et tu vivras chez lui, je l'ai averti. Tu partiras par le train de ce matin, il y a de l'argent dans le tiroir du buffet. Vas-y et bonne chance, mon petit..." Ils pleuraient tous les deux, car chacun voyait en l'autre la génération qui les séparait. Brusquement Frédéric se remit à délirer, il voulait voir sa mère. - "Elle Cattend" dit Maria. Frédéric s'endormit un peu plus tard, comme s'endorment les vagues le soir au pied des dunes. Par la fenêtre qu'on ouvrait, il entra beaucoup de brouillard, un brouillard mauvais, lourd, épais, un brouillard comme on n'en voit qu'une seule fois. Jean sortit de la pièce, Maria le suivait. - "Cestfini" dit Maria. Ils trouvèrent la famille en train de jouer aux cartes. - "11 est mort ?" demanda quelqu'un. Jean partit faire sa valise. La famille comprit le regard de Maria et en parlant très fort ils sortirent de la maison. Le jour se levait... Lorsque Jean revint avec sa valise, Maria l'accompagna jusqu'au seuil - "Et toi, que vas-tu faire ?" demanda Jean. - "Je ne sais pas dit-elle. Il partit. Plus loin, sur la route, il fit signe "au revoir" de la main, sans détourner la tête. Car il ne voulait pas montrer qu'il pleurait. Raoul de Signac (pseudonyme de Jacques Brel) revue Grand Feu n01 (16 mai 1947) Ce petit texte relève d'un genre non dévalorisé, quoique assez peu prisé en France. En tout cas, nul ne songerait à refuser à la nouvelle, en tant que genre, l'accès à la littérature. Au demeurant, malgré des qualités d'écriture indénia- bles, il n'est pas question de présenter comme un chef d'oeuvre cette première oeuvre publiée d'un jeune homme de 18 ans. Néanmoins, entre autres qualités, on y discerne un art de la concision, souvent alliée à un sens du détail insolite et significatif, comme ces trois points de repère, ces trois bouées qui restent au mourant alors qu'il tente de se raccrocher à ses dernières bribes d'existence : «Oui, de sa vie il ne restait qu'une folle, qu'une mécanique et qu'un refrain.» Ce sens de l'image et du raccourci se double de qualités de mise en scène, où, faisant pardonner quelques phrases un peu grandiloquentes ailleurs, l'hu- mour sait condenser l'absurdité d'une existence à l'heure du bilan : «- "Jésus" dit Maria. - "Coucou" fit la mécanique. - "Toujours" fit le moulin.» Enfin, ce sens du concret et de la mise en scène sait incarner les contrastes, donner chair et vie à des notions abstraites telles que les aspirations à un idéal face à la trivialité de la matérialité qui les contrecarre : le sordide de la famille indifférente à tout sentiment d'humanité, préoccupée seulement d'argent, s'op- pose avec vigueur, bien loin des froideurs d'une allégorie, aux rêves de ten- dresse que le mourant lègue à ses petits-enfants; eux sont les symboles de la jeunesse et de l'ouverture à un ailleurs que traduit le départ final, ce voyage vers tous les possibles. Toutefois, on ne saurait non plus négliger certaines lourdeurs, en particu- lier des images de caractère redondant : « Le vieux coucou hurla douze fois, comme un clairon, qui sonne pour l'éternité. » Les douze coups de minuit suffisent déjà à suggérer l'imminence de la mort, point n'est vraiment besoin de la métaphore du clairon, qui ne fait que renforcer et expliciter l'idée précédente d'un jugement divin. Mais que dire de la relative, destinée à expliquer l'image à un lecteur pour le moins distrait s'il n'avait pas encore compris ! Ce bavardage ne provient évidemment pas du genre littéraire adopté, mais force est de constater que celui-ci, de par sa forme aussi souple que libre, n'oblige en rien à la concision. Il est des sujets qui s'en accommodent fort bien. Mais lorsqu'il s'agit des derniers instants d'un mou- rant, peut-être l'auteur doit-il être tout aussi persuadé que son personnage que le temps est compté. Or, si j'ai choisi cette nouvelle quasiment inédite qu'on peut considérer comme une première oeuvre, c'est que son auteur, même s'il s'abrite ici derrière un pseudonyme, va devenir ensuite célèbre en tant que chanteur, et surtout qu'apparaissent ici, mais dans un genre différent et, juste- ment, affinés, les thèmes fondamentaux qui hanteront l'œuvre ultérieure : au centre, la mort, et en corollaire, l'indifférence matérialiste des adultes aux idéaux de tendresse, de rêve et de voyage incarnés par l'enfance. On aura dès lors compris l'hypothèse que je vais tenter d'étayer sur les bases de ce détour, et qui justifierait, en lui conférant son assise, une étude rhétorique de la chan- son (centrée par exemple sur l'œuvre de Jacques Brel, ici transformé par mes soins de nouvelliste en "maître-chanteur"): que la chanson est un genre poéti- que à part entière (le terme poétique, plus large que littéraire, permet, me semble-t-il, d'englober la dimension musicale de la chanson, et destinée elle aussi, en cas de réussite, à signifier, au-delà des mots, comme toute poésie achevée, mais sans nécessairement "ser[vir] les paroles"3 ); un genre poétique aussi, voire mieux adapté à certains thèmes que d'autres genres littéraires re- connus, comme la nouvelle. La dimension musicale d'une part, et, d'autre part, l'exigence de concision (culturelle, mais surtout perpétuée par des impératifs commerciaux, par exemple la diffusion radiophonique) m'apparaissent, quelles qu'en soient les origines, remarquablement adaptées à traiter du problème du cri viscéral de l'homme face à la mort. On a vu que pour la forme, Brel a d'em- blée ressenti la nécessité de la brièveté, à travers la nouvelle, mais que déjà il la rythmait par une sorte de refrain avec ce retour lancinant des trois coups fa- tals ("Jésus, coucou, toujours"). En fait, seulement la chanson, échappée du si- lence et comme en sursis, donnera toute sa force de percussion à ce sentiment d'une mort imminente qui nous guette tous, et d'un temps qui nous est compté par la pendule : « ... la pendule d'argent Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui nous attend » 4 D'ores et déjà, dans cette perspective, on peut donc poser que l'art du maître-chanteur va consister à dilater l'instant de vie à trépas. Dès lors va pou- voir en commencer l'examen : d'abord, des réalisations ainsi dilatées ont-elles une existence effective, et, dans l'affirmative, quels en sont les modes d'expres- sion spécifiques ? L L'APPRENTISSAGE DE LA DILATATION DANS LA CONCISION : Cette problématique étant embrayée sur l'exemple de Jacques Brel, c'est à travers lui que je poursuivrai cette mise au point. Pour traduire formellement ce sens du temps compté dont j'ai posé qu'il était un élément constitutif à la fois de la chanson en tant que genre poétique, et de la thématique brélienne, bref pour adapter la dimension signifiante à

* CANTALOUBBE-FERRIEU, op. cit. p. 427. 4 BREL Jacques, Les Vieux 1963, 0.1. p. 236-237. (Pour les textes de Brel, je renverrai systématique- ment à BREL Jacques, CEuvre intégrale. Paris, Robert Laffoat, 1982, que j'abrégerai en 0.1.; mais tou- tes ces références renvoient implicitement à l'œuvre enregistrée, disponible dans sa quasi totalité dans le coffret CD Barclay 816719-2, intitulé "Jacques Brel dans son intégralité'. Les inédits peuvent êtTe consultés à la Fondation Brel de Bruxelles, que je remercie vivement ici pour son aide chaleureuse. l'immanence de la mort signifiée, la chanson réussie doit repose sur une struc- ture d'attente. La fin de la chanson, ces derniers mots qui précèdent le silence, doit donc être perçue comme une réponse ultime, au-delà de laquelle les mots n'ont plus cours. Le chanteur doit ainsi guider son auditeur vers le silence, et par conséquent bâtir sa chanson comme un processus initiatique, au terme du- quel la réponse aux questions posées sera enfin ou formulée, ou fortement sug- gérée. Brel a bien pressenti la nécessité de ce mécanisme dès sa nouvelle Frédéric, à travers le thème de la folie de Maria, et surtout de son récurrent : "Je ne sais pas". Mais la dynamique de cette ignorance ne structure en rien le texte, et si Brel nous fait bien entrevoir un ailleurs vers lequel un voyage est possible, que ce soit la mort de Frédéric ou le départ de son petit-fils, notre ap- prentissage de lecteurs s'arrête au seuil de cet ailleurs, sans même que sa natu- re en soit autrement suggérée. En somme, la fin n'en est pas vraiment une, car ces pleurs cachés ne constituent nullement une révélation, la tristesse des petits-enfants étant posée depuis longtemps. On retrouve ce type de fin aux contours imprécis dans nombre de chansons commerciales dont la diffusion s'achève moins par nécessité structurelle que par un simple affaiblissement progressif du son jusqu'à l'inaudibilité totale (on appelle ce procédé un "shunt"). A ce genre de forme floue, Brel préférera, tout au long de son oeuvre, la clôture d'une formule ou d'un point aussi final que définitif. Cependant, cet- te maîtrise de la dilatation, amorcée dès Frédéric, ne s'acquerra pas d'un coup, et Brel commettra beaucoup de chansons pour le moins maladroites avant de parfaire la formule d'un temps compté et pourtant dilaté, ou plutôt dilaté par- ce que compté. Cette absence de maîtrise de la forme se traduit à la fois dans l'expression et dans les thèmes. Il est en effet convenu dans toutes les études sur Brel d'opposer ses œuvres de jeunesse, aux allures d'un prêchi-prêcha boy- scout débordant de bons sentiments et de plates généralités, à ses chansons abouties, où les mêmes aspirations s'incarnent et vivent dans des personnages aussi pathétiques que Frédéric, avec leur angoisse peinte sous différents éclai- rages (je reviendrai bien sûr sur cette évolution qualitative; mais l'essentiel de mon propos, pour l'heure, est centré sur la mise en évidence des caractéristi- ques éventuelles propres au genre "chanson", Brel n'ayant pour l'instant qu'un rôle d'illustration). Or cette opposition "historique" peut également être lue au travers des expressions destinées à structurer la dynamique initiatique de la chanson, celle qui captive l'attention de l'auditeur et le tient en haleine jusqu'à la fin, A cet égard, rien n'est plus significatif, me semble-t-il, que le contraste en- tre ces deux titres : Ce qu'il vous faut, et : Je ne sais pas. Le second date de 1958, et doit sans aucun doute être tenu pour l'un des premiers chefs-d'œuvre de Brel. Le premier, lui. remonte à 1956, période où le chanteur tâtonne enco- re sur la voie de la réussite. Il est alors "l'abbé Brel" (surnom mordant inventé par Georges Brassens, dont l'œuvre s'inscrit dans une tradition beaucoup plus bonhomme, à l'ironie gauloise et moins "premier degré"). De fait, "ce qu'il vous faut" est une expression exemplaire des assertions définitives par lesquelles cet "abbé Brel" des œuvres de jeunesse, assène d'emblée (ou assomme) ses vérités bien-pensantes à l'auditeur, sans même les mettre en question : « Ecoutez donc ma philosophie Ce qu'il nous faut ce sont des chansons [...] Ce qu'il nous faut mais c'est de l'amour Ce qu'il vous faut c'est prendre ma main Afin qu'à deux nous puissions rêver. » 5 L'absence de progression donne un produit sonore dont l'apparition n'est pas plus justifiée que la disparition, une sorte de coquille vide absolument in- consciente de la précarité de son existence en tant que profération, et qui, sans rien gagner ou perdre de cette vacuité, pourrait aussi bien compter un couplet de moins ou dix de plus : le temps n'a aucune part au déroulement des mots et des notes, à l'enchaînement des images. Au contraire, Je ne sais pas, reprenant les mots de Maria la folle dans Frédéric, les enchaîne de couplets en couplets, rythmant la progression d'un voyage : « Je ne sais pas pourquoi ces rues S'ouvrent devant moi une à une [...] Je ne sais pas à quelle heure part Ce triste train pour Amsterdam [...] .» 6 Voyage qu'on découvre progressivement comme le lugubre enterrement d'un amour et, parallèlement, en filigrane, celui du narrateur lui-même, dont la chanson marque l'anéantissement et sonne le glas, aussi funèbre, après un chapelet d'incertitudes en "je ne sais pas" de plus en plus impuissants, que le retour en fin de chaque couplet d'un : « Je ne sais rien de tout cela Mais je sais que je t'aime encore » 7 Chaque nouvelle incertitude marque une étape de la dépossession de sa vie même, dont le narrateur est en train d'être victime. L'ultime répétition de : "Mais je sais que je t'aime encore " renvoie à la perte définitive de maîtrise du monde par ce personnage, sans doute désormais seul : il exhale son amour dans un dernier souffle, sans plus rien d'autre à égrener, l'ignorance elle-même ayant disparu de sa conscience, coupée du monde et de la vie. Son ultime bouée, sa dernière manifestation, c'est l'énonciation d'un amour qui s'éloigne, sans autre écho que cette énonciation même. Ce "je ne sais pas", par sa pudeur métaphorique de voyage inexpliqué, structure ainsi un chef-d'œuvre où l'an- goisse de la fin est suggérée avec art. II. LA SYNTAXE DU TEMPS QUI PASSE : Cette progression en forme d'attente d'un terme redouté mais inéluctable, va entraîner chez Brel l'utilisation fréquente et la progressive mise au point d'une structure de déséquilibre grammatical reposant sur deux composantes inégalement réparties : protase et apodose (une protase est une proposition qui ne se suffit pas sémantiquement à elle-même et fait espérer une suite, à 5 Ce qu'il vous faut. 1956, 0.1. p. 130-131. CI Je ne sais pas. 1958, O.I. p. 143-144. 7 id. savoir l'apodose, destinée à combler la lacune ainsi suscitée). La forme la plus simple de ce balancement consiste en une proposition subordonnée, par exem- ple circonstancielle, précédant la proposition principale. Le premier grand suc- cès de Brel en offre un exemple saisissant par une accumulation de protases (propositions temporelles) sans aucune principale avant le dernier quatrain : « Quand on n'a que l'amour A s'offrir en partage Au jour du grand voyage Qu'est notre grand amour [...] Quand on n'a que l'amour Pour parler aux canons Et rien qu'une chanson Pour convaincre un tambour Alors sans avoir rien Que la force d'aimer Nous aurons dans nos mains Amis le monde entier. » 8 L'apodose vient ainsi soulager une attente, en même temps que la conclu- re. C'est une chute qui achève la chanson, à tous les sens du terme. De plus, au fur et à mesure que s'accumulent les protases, l'absence de l'apodose, en tant que nécessité inéluctable sans cesse repoussée, se fait de plus en plus sentir. La structure d'une telle chanson emblématise ainsi à merveille, de par cette ten- sion et cette dilatation savamment distillées, la lutte éternelle de l'homme pour repousser l'échéance de sa propre fin. En fait, Brel chante son angoisse de la mort (féminine bien sûr) même quand il chante l'amour. Ou plutôt a fortiori lorsqu'il s'agit d'amour : on a alors affaire à une diversion non seulement tem- porelle mais aussi thématique. On sait bien la lutte éternelle que se livrent Eros et Thanatos dans la conscience humaine, opposition soulignée en français par la paronomase l'amour/la mort. Elle est encore renforcée dans la chanson par la métaphore du "grand voyage", qui évoque automatiquement la mort par euphémisme, mais est ici appliquée, comme un divertissement au sens pasca- lien, ou bien comme formule apotropaïque pour conjurer le destin, au "grand amour". Ce "grand voyage" rappelle en outre le parallèle entre les deux dé- parts de Frédéric et de son petit-fils, l'un vers la mort, l'autre comme pour la fuir. On constate donc que l'utilisation de protases anaphoriques est une ré- ponse structurelle au thème du voyage-pour-différer-la-mort : l'extension maxi- male du voyage qu'est l'amour passe par la dilatation de la chanson-voyage, qui multiplie les détours pour ne pas atteindre trop vite son terme. La structure est donc révélatrice des valeurs que Brel développe tout au long de son œuvre en réaction à son angoisse de la mort : il s'agit de combat- tre cette peur de l'immobilité et du silence par une véritable science du diver- tissement, au sens premier. Se divertir par l'amour, et les voyages, pour mieux fuir l'immobilité; ou bien choisir une attitude de dérision vis-à-vis de nos fai- blesses ("dérider le désert" dira Brel sur le tard 9 ) : rire pour ne pas tomber, * Quand on n'a Que l'amour 1956, 0.1. p. 125.126. 9 Vieillir. 1977, 0.1. p. 338-340. pour garder ses distances avec toute forme de passivité, et c'est ainsi que l'on peut trouver une cohérence structurelle entre deux aspects à première vue contradictoires de l'œuvre de Brel : pathétique d'une part, mais aussi souvent truculent, dans une veine rabelaisienne, comme ce cocu qui rêve de se venger d'André, l'amant de sa femme : « Il me reste deux solutions Ou bien frapper André Ou bien gnougnougnaffer la femme d'André Sur son balcon » ,0 Les idées comme l'invention verbale rejoignent ici la tradition carnavales- que revigorée par Rabelais dans une quête commune du "propre de l'homme", à la fois rire et dignité. Mais même sous le rire affleure le désespoir de l'hom- me qui se sait au bord du trou. Dans le répertoire de Jacques Brel composé d'environ 200 chansons, au moins 20, soit 10 %, renvoient explicitement non pas simplement à la mort, mais aux derniers instants d'un homme. Et, évidem- ment, aucune de ces 20 chansons ne dégage de faiblesse à l'audition, comme si l'adéquation du thème à l'essence éphémère de la chanson était une garantie de succès. Point n'est besoin de nécessairement décrire un moribond. Ainsi, lorsque Brel peint son ivrogne titubant au bord de son désespoir amoureux, un peu de connaissance des angoisses bréliennes suffit pour interpréter métapho- riquement son "buvons puisqu'il est l'heure". Cette heure sans autre qualifica- tif, c'est évidemment la dernière, celle de l'oubli définitif que symbolise la plongée dans l'ivresse : « Buvons puisqu'il est l'heure Buvons rien que pour boire Je serai bien dans une heure Je serai sans espoir Ami remplis mon verre Encore un et je vas Encore un et je vais Non je ne pleure pas Je chante et je suis gai Tout s'arranger déjà Ami remplis mon verre » 11 L'absence de verbe après l'auxiliaire "je vais" est la meilleure preuve de ce mouvement d'anéantissement. Chacun comprend "je vais être ivre" ou "je vais oublier", mais "je vais mourir" est tout autant suggéré à propos de ce personna- ge suicidaire. Et le caractère de divertissement apotropaïque de la chanson et de la gaîté, pour se protéger jusqu'au bout du désespoir, est ici on ne peut plus explicite.

10 A jeun. 1967, O.I. p. 298-299. " L'ivrogne. 1961, O.I. p. 182-183. m. LA MUSIQUE DU CŒUR QUI BAT :

Et ce désespoir, un poème ne pourrait suffire à le traduire. Cest un cri, un refus viscéral du silence final. Ce cri, la musique vient le soutenir, le prolonger dans sa lutte contre l'abolition sonore. En particulier, parallèlement à la struc- ture syntaxique protase/apodose, Brel et son orchestrateur François Rauber ont utilisé au mieux la technique du crescendo. L'intensité sonore et pathéti- que s'accroît ainsi en synchronisme avec le phénomène d'attente grammaticale. La chanson Quand on n'a que l'amour nous en a présenté un bon exemple, qui illustre la capacité de divertissement d'une telle technique. Entraîné par la voix de Brel et les instruments à leur paroxysme, qui, à l'audition de cette chanson incantatoire, remarque que la chute, l'apodose, repose sur une rupture de construction (une anacoluthe), puisque le sujet de la subordonnée, on, devient : nous, par la seule force de l'amour ("Quand on n'a que l'amour/Nous aurons dans nos mains"). Le crescendo brélien permet ainsi, dans l'espace privilégié de la chanson, d'abolir toutes les pesanteurs, symbolisées ici par le carcan de la grammaire. Ce crescendo peut revêtir deux formes. La première est un tourbillon dont le rythme à trois temps nous entraîne pour mieux griser notre angoisse de mo- ribonds en puissance, et ce déchirement physique connaît à mon avis son som- met dans Amsterdam, chanson dont Brel ne comprenait pas le succès. C'est que la soif d'amour ici chantée n'est qu'une diversion, le divertissement méta- physique déjà évoqué. Du coup, la dimension cosmique de cette peur d'une mort féminisée, à la fois aguichante et trompeuse, et transfigurée par la méta- phore des femmes du port, échappe ici à son créateur et le dépasse : « [...] Dans le port d'Amsterdam Y a des marins qui meurent Pleins de bière et de drames Aux premières lueurs Mais dans le port d'Amsterdam Y a des marins qui naissent Dans la chaleur épaisse Des langueurs océanes [...] Dans le port d'Amsterdam Y a des marins qui boivent Et qui boivent et reboivent Et qui reboivent encore Ils boivent à la santé Des putains d'Amsterdam [...] Et quand ils ont bien bu Se plantent le nez au ciel Se mouchent dans les étoiles Et ils pissent comme je pleure Sur les femmes infidèles Dans le port d'Amsterdam Dans le port d'Amsterdam » 12 " Amsterdam. 1964, O.I. p. 250-251. Le rejet viscéral et déchirant de cette mort qu'on essaie de tromper auprès des dames alors qu'elle en veut à nos âmes (déchirure qu'on peut entendre dans le nom même d'Amsterdam, où l'âme et les dames sont chacune à un bout) se traduit ici dans les images des rejets physiques ("Et ils pissent comme je pleure"); rejet vraiment métaphysique comme en atteste l'image quasi divine de ces marins qui "Se mouchent dans les étoiles". L'adjectif lyrique prend alors tout son sens : la musique et l'effusion du moi se rejoignent pour retrouver l'émotion que chantaient les premiers poètes de la Grèce, qui depuis Orphée associaient toujours textes et mélodies, on l'oublie trop souvent, faute peut- être d'enregistrements... (aspect technique essentiel pour définir la chanson au XXe siècle : j'y reviendrai). Brel, en renouvelant l'expérience orphique du défi à la mort, nous le rappelle : l'essence du lyrique est métaphysique. L'autre forme de crescendo brélien, moins tourbillonnante que la première, ressemble plutôt à une marche inexorable, marche funèbre bien sûr. Mais, là encore, devant cette mort féminisée avec qui on a rendez-vous, une seule atti- tude possible : un cri : « J'arrive, j'arrive C'est même pas toi qui es en avance C'est déjà moi qui suis en retard J'arrive, bien sûr j'arrive N'ai je jamais rien fait d'autre qu'arriver ?» 13 Mais cette fois, le pathétique se manifeste dans toute sa nudité, sa crudité, sa cruauté. La chanson ne s'étourdit pas des trois temps d'une valse et doit af- fronter sans détour, au rythme d'une marche à deux temps soulignée par le gonflement du crescendo, la progression vers le point où tout bascule, dont le bruit s'enfle et gronde, comme une cascade, une chute, vers laquelle nous en- traîne le cours des mots, de la musique et du temps. Cette marche-crescendo fait entendre à l'état pur la lutte contre le silence, à la fois origine et terme, au- delà du cri en cataracte de la chute.

IV. LES MOTS ÉTOURDISSANTS :

Cette lutte, le personnage brélien la sait perdue d'avance, mais il veut ce- pendant la livrer de toutes ses forces, par dignité. Tant qu'il chante, il peut "vi- vre debout" (titre d'une de ses chansons 14 ), n'abdiquer ni volonté ni dignité, bref rester humain. Et en refusant ainsi de "se coucher" devant la mort, il dé- joue également les pièges séducteurs de cette sorcière qui nous propose de coucher avec elle. Dans cette lutte, la seule arme de l'homme, c'est sa parole. Il s'agit d'une lutte à mots nus, et s'ils viennent à faire défaut à l'homme à bout de souffle, alors plus rien ne peut repousser "l'heure imbécile et fatale" 15, celle où : « "Je sais que j'aurai peur Une dernière fois » 10

13 J'arrive. 1968, 0.1. p. 320-321. 14 Vivre debout. 1961, 0.1. p. 190.191. 15 La la la. 1967, 0.1. p. 306. Il faut donc, à la fois cigale et fourmi, chanter et faire provision de mots, les accumuler précieusement comme dans ces Litanies pour un retour ("Mon coeur, ma mie, mon âme [...] Voilà que tu reviens" 17 ), où 49 substantifs dans une complète nudité, précédés de leur seul adjectif possessif, sont sertis pour prolonger un instant hors du temps, un instant comme suspendu par l'absence de tout verbe, et repousser ainsi un retour féminin ensorcelant et inévitable : la chanson d'amour peut une nouvelle fois se lire comme une métaphore des charmes magiques de cette mort féminine qui captive avant de nous prendre dans ses filets. La technique de la protase / apodose se double ici d'une cons- truction paratactique, où la syntaxe s'est effacée pour laisser apparaître le ca- ractère étourdissant des mots dans toute sa transparence. La parataxe est un autre trait dominant de cette écriture brélienne du refus du dernier instant. Elle consiste à accumuler mots et images, sans prendre même la peine de les lier, pour éviter de se taire, et, par suite, de s'avouer vaincu. La force d'émotion du si célèbre 18 repose précisé- ment sur ce cheminement d'un homme prêt à tout pour ne pas se retrouver seul face au silence. Il vivra une véritable descente aux enfers, qu'il finira mé- taphoriquement enfoui sous terre, dans l'espoir d'un écho même faible qui le protège de cette fin redoutée. Mais son mouvement même de perte de dignité l'amène à se coucher et, finalement, à faciliter le travail de cette mort qu'il a voulu refuser en tentant d'abolir son silence. La structure du premier couplet, avec ses phrases qui rebondissent alors qu'on les croyait finies, témoigne clai- rement de ce vertige du silence, ce refus viscéral de la chute parce qu'il est en- core trop tôt pour que ce soit fini : « Ne me quitte pas Il faut oublier Tout peut s'oublier Qui s'enfuit déjà Oublier le temps Des malentendus Et le temps perdu A savoir comment Oublier ces heures Qui tuaient parfois A coups de pourquoi Le cœur du bonheur Ne me quitte pas Ne me quitte pas Ne me quitte pas Ne me quitte pas » 19 On constate ici qu'au lieu d'une suite de protases suggérant une attente, le texte enchaîne au contraire les apodoses, soulignées par la brièveté du vers. La reprise du verbe "oublier" est significative : "tout peut s'oublier" inclut par défi- nition tout. Mais deux vers plus loin, la même phrase rebondit par une reprise

16 Le Dernier Repas, 1964, 0.1. p. 254-256. 17 Litanies pour un Retour 1958, 0.1. p. 156. 18 Ne me quitte pas. 1959, O.I. p. 167-169. 19 id. paratactique et inattendue de la proposition précédente, faisant du "tout peut s'oublier" une explication en incise : "Oublier le temps" reprend en effet "Il faut oublier", lequel sera une nouvelle fois développé 7 vers après son énonciation par : "Oublier ces heures". La parataxe est ici visiblement destinée, son thème l'atteste, à entraver le cours du temps dont il est précisément question. Le per- sonnage ne propose en effet rien d'autre que la non prise en compte du temps, son abolition. La répétition à 4 reprises du "Ne me quitte pas"-refrain, peut dès lors s'entendre comme la parataxe suprême, l'anaphore n'ayant d'autre sens que de refuser le mutisme pourtant inéluctable. Car l'échec et la mort sont au bout, quand l'homme entre au royaume des ombres, et que sa voix s'efface, soulignée par l'amenuisement des notes de plus en plus ténues du piano final, comme un souffle qui s'exhale : « Laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre L'ombre de ta main, l'ombre de ton chien Ne me quitte pas ne me quitte pas Ne me quitte pas ne me quitte pas » 20 Quand les mots ont tout donné, et l'idée de dialogue enfin abandonnée, la mort de l'amour rejoint la mort tout court. La chanson est bâtie sur ces ultimes soubresauts du mourant encore accroché à l'existence. C'est à travers l'entassement obstiné de ces petites touches que Brel par- vient aussi à peindre son pays : parataxe et anaphore contribuent à l'image an- thropomorphe de cette contrée belge qui, à l'instar des humains, lutte malgré tous les éléments conjurés contre l'anéantissement, l'effacement total : « Avec un ciel si bas qu'un canal s'est perdu Avec un ciel si bas qu'il fait l'humilité Avec un ciel si gris qu'un canal s'est pendu Avec un ciel si gris qu'il faut lui pardonner Avec le vent du nord qui vient s'écarteler Avec le vent du nord écoutez-le craquer Le plat pays qui est le mien » 21 L'obstination à vivre transparaît ici à travers les infimes variations qui mo- difient l'uniformité oppressante du moule paratactique. Quel que soit le sujet apparent, cette accumulation des mots en grappes donne physiquement corps à la lutte contre le silence. De leur volonté d'étourdir naissent des images qui détournent l'esprit de ses angoisses agonisantes. On touche ici au principe même de la poésie, qui est création : en réaction à la peur de disparaître surgit par compensation un univers imaginaire et pourtant concret. Les mots nous font du cinéma (jusqu'à ce que la métaphore devienne réalité, et qu'à force de faire surgir des images de simples suites de mots, Brel devienne cinéaste. Au- delà de sa carrière de chanteur, il réalisa en effet deux films, et, afin de parfai- tement cerner son écriture, il conviendra de s'interroger plus loin dans cette étude sur les relations qui unissent ses œuvres lyriques et cinématographi- ques). La chanson brélienne pourrait peut-être alors s'entendre comme la for- me suprême d'un art de l'illusion.

20 Ne me quitte pas, id. " Le Plat Pavs. 1962, O.I. p. 214. V. AU BOUT DE L'ILLUSION :

A travers protase, crescendo et parataxe, se confirme une lutte contre la chute, que le personnage brélien, dans toute l'énergie de son désespoir, s'effor- ce sinon toujours de nier, du moins de repousser à l'infini. La structure extrê- me est donc le modèle circulaire affectionné par Brel dans des chansons comme par exemple Madeleine : « Ce soir j'attends Madeleine J'ai apporté du lilas J'en apporte toutes les semaines Madeleine elle aime bien ça [...] Ce soir j'attendais Madeleine Mais j'ai jeté mes lilas Je les ai jetés comme toutes les semaines Madeleine ne viendra pas [... ] Mais demain j'attendrai Madeleine Je rapporterai du lilas J'en rapporterai toute la semaine Madeleine elle aimera ça » 22 Le côté dérisoire du personnage rappelle les héros du théâtre de Samuel Beckett : comme lui, Brel peint l'absurde au quotidien, dans l'attente patiente d'un Godot-Madeleine. Sous cette lumière aussi, c'est bien de la lutte contre le temps et son pouvoir destructeur qu'il s'agit. La structure en boucle, porteuse d'une illusion d'éternité, l'atteste, et plus encore le prénom : car cette Madelei- ne, depuis le fameux gâteau proustien, a bien toute la saveur d'une quête du temps perdu, à savoir, là encore, la forme circulaire du désir d'éternité. A propos de ce prénom, on peut également noter l'emblématisme de ces héroïnes en M qui jalonnent l'œuvre, même si des prénoms féminins avec d'au- tres initiales apparaissent. Déjà Maria dans Frédéric, puis Marieke, Mathilde, et Madeleine, dans des chansons-chefs-d'œuvre auxquelles ces prénoms don- nent le titre... Olivier Todd, dans sa biographie de Brel 23, rapproche cette pré- dilection des surnoms de la femmes et de la mère de Brel : Miche et Mouky. Mais métaphoriquement, au-delà de la mère, peut-être peut-on y lire l'obses- sion inconsciente de la Mort, cette mère-épouse patiente qui attend son heure, en silence. La dernière chanson de Brel, comme sa vie, n'y échapperont d'ail- leurs pas : le titre Les Marquises associe une image féminine (marquise) au nom des îles où Brel passa les dernières années de sa vie, et toujours, inévita- ble, revient la même initiale, en écho à l'angoisse d'une fin qui n'est peut-être qu'un retour au silence des origines... Aussi, pour clore ce préambule, j'insisterai sur cette féminisation de la mort à laquelle j'ai déjà fait allusion. Si Olivier Todd remarque 24 que l'amour est le thème qui domine quantitativement l'œuvre de Brel (il en recense au moins 317 occurrences), ie crois qu'en fait on peut souvent v lire un traitement 22 Madeleine. 1962, 0.1. p. 202-204. 23 TODD Olivier, Jacques Brel une vie Paris, Robert Laffont, 1984. " TODD Olivier, id. p. 123. déguisé ou métaphorique de l'angoisse de l'instant fatal. Encore une fois, il s'agit moins pour Brel d'une frayeur de l'au-delà que du moment même des no- ces avec la mort, véritable femme fatale, au sens fort. L'agressivité insistante de Brel à l'encontre des femmes peut ainsi être interprétée non comme de la miso- gynie mais comme une sorte de transfert, le chanteur transformant son refus de la Mort, vampire aux traits féminins, en dénigrement de toutes les femmes (on y verra aussi, bien sûr, comme l'ont déjà souligné maints commentateurs de Brel, une déception chronique à l'encontre des femmes réelles par contraste avec La Femme, idéale). Toute l'énergie de Brel se cabre donc pour repousser cette mort avide. Le cri d'angoisse qui en résulte revêt une double fonction : véhiculer une illusion divertissante, et se libérer d'une déchirure qui pourrait s'avérer autodestructri- ce en cas d'inhibition. Ce cri sera à la fois porteur de son et de sens, mot et musique. Et comme l'écart entre le mot et la mort, c'est précisément un air, c'est-à-dire une chanson, Brel va dans son œuvre sceller l'alliance des mots et de l'air pour tenter d'apprivoiser la mort, l'espace d'un miracle. Ce miracle, l'œuvre du maître-chanteur, de l'homme qui peut rompre le silence, je l'appel- lerai la "chanson-maîtresse". Car elle ensorcelle en dévoilant ses charmes (mot qui désigne à la fois la séduction d'une femme et, étymologiquement, comme le carmen latin, une incantation magique). Et cette chanson-maîtresse entraîne dans le torrent de son lit de mots, pour mieux faire oublier le lit qu'il faudra bien pourtant retrouver, lit du retour à l'origine et lit conjugal du dernier sou- pir. Comme par hasard reparaît alors la Maria des origines, à la fois Mère et Mort : « Toi la servante toi la Maria Va tendre mon grand lit de draps Mathilde m'est revenue > 25 « La mort m'attend comme Carabosse [...] La mort m'attend dans un grand lit » 20 « Ni ce grand lit où mes remords Ont rendez-vous avec la mort » 27 Ne pas se coucher trop vite, gagner encore quelques instants à vivre de- bout : Fart de dilater le temps, Brel va en faire une question de souffle. Et com- me il ne manque pas d'air, quand il chante, au lieu de bêler (danger dont il tente sans cesse de se garder, comme l'illustre en particulier la chute autocriti- que des Moutons 28 ), il va "Breler", et, par ses mots, défier la mort, le silence, la chute. De cet art de funambule, déséquilibre constamment maîtrisé entre le ciel et la terre, l'idéal et la réalité, Brel maître-chanteur définit sa forme, son cinéma, ses rêves de voyage et d'amour, et ses hantises. Mais, à bout de souf- fle, quand "le temps est venu" 29, il y a le silence, pour nous tous : « Et la guerre [SILENCE] arriva [SILENCE DE 7 SECONDES] Et nous voilà [SILENCE] ce soir » 30

" Mathilde 1964, 0.1. p. 269 -270. " La Mort i960, 0.1. p. 176 -177. " On n'oublie rien. 1962, 0.1. p. 198- 199. " Les Moutons. 1967, O.t. p. 293--294. 29 Chanson sans paroles. 1963, 0.1. p. 219. Alors, il n'y a plus au-delà que le gouffre du silence, la chute, ou plutôt, comme le suggère Brel en photographie sur la pochette de son dernier disque, son "disque-testament", le chut :

La chanson atteint enfin l'éternité du silence. Et par la grâce des ondes Martenot, au sifflement comme surgi de l'infini, Brel sait nous le faire enten- dre. Il suffit de savoir écouter : « Et le soir quelquefois Quand les vagues s'arrêtent [SILENCE PROGRESSIF DE L'ORCHESTRE] J'entends comme une voix [ONDES MARTENOT SEULES] J'entends [CHANTÉ A CAPELLA] ... c'est la Fanette... » [RETOUR DE L'ORCHESTRE, CETTE FOIS CONJUGUÉ AUX ONDES MARTENOT] 31 A bon entendeur... Brel démiurge par le médium d'un genre littéraire sans doute souvent sous-évalué, quoique à juste titre si l'on se réfère à la quantité

30 Mon Enfance. 1967, O.I. p. 312-313. 31 La Fanette 1963, O.I. p. 231-232. de platitudes déversées quotidiennement par les ondes radiophoniques; mais, si les romans les plus vendus relèvent exclusivement de la littérature de gare, en méprise-t-on pour autant l'ensemble de la production romanesque, par sim- ple évaluation proportionnelle ? Ne peut-on par conséquent admettre égale- ment l'existence de "chansons de gare", chansonnettes qui, pour dominer quantitativement, ô combien hélas, le genre chanson, s'avèrent pourtant sans grand rapport avec les "chansons-maîtresses" qui nous occupent ? Brel, artiste donc, par sa mise à contribution de toutes les ressources du médium-chanson; d'où désormais, aux prises avec un genre jusqu'à présent quasi terra incognita pour l'université française, un problème de méthode : comment analyser les mécanismes de création poétique à l'oeuvre chez Brel ? Ce préambule en a es- quissé les lignes de force. Il reste à les structurer.

QUESTIONS DE MÉTHODE

I. UNE CANTOLOGIE

Après cette entrée en matière, d'une part l'existence de "chansons- maîtresses", et de l'autre, les spécificités propres à leur genre d'origine, me pa- raissent appeler l'élaboration d'impératifs analytiques appropriés à cet objet poétique aux dimensions aussi bien musicales et scéniques que textuelles. Une cantologie est à naître, objet des vœux de Louis-Jean Calvet, un des premiers à en poser les jalons : "tenter d'analyser la chanson d'un point de vue théorique", propose-t-il 32. A sa suite, il faut s'y atteler, en définir les outils et, surtout, ce qu'il n'a fait qu'amorcer, passer aux travaux pratiques, afin de mesurer ces instruments à l'aune de leur pertinence analytique, dans le cours même de leur élaboration. En enseigne de cette cantologie, peut-être une métaphore "anoblissante" , pour bannir définitivement toute tentation d'ostracisme a priori : désormais (et je reviendrai plus loin sur la portée de ce "désormais"), la chanson serait au poè- me ce que l'opéra fut au théâtre : plus qu'une dimension nouvelle, un saut épistémologique en termes d'appréhension esthétique. A. LA CHANSON ORGANIQUE : D'emblée, je poserai deux prémisses pour marquer la portée de ce saut. La première, et j'y insiste, consiste à aborder la chanson comme un tout : une uni- té organique, et non la simple juxtaposition d'un texte et d'une musique (dont en outre l'analyse néglige souvent l'une des deux dimensions). On ne peut que reprendre le constat de Paul Zumthor dans son Introduction à la poésie orale33: « Parole poétique, voix, mélodie - texte, énergie, forme sonore - activement unis en per- formance concourent à l'unicité d'un sens. Trop peu d'études précises ont porté jusqu'ici sur cette sémiose. Les remarquables travaux d'A. Amzulescu et d'A. Vicol sur les balla- des roumaines ne font qu'ouvrir une voie. La typologie dont ils posent les bases fait va- loir l'intensité des échanges sémantiques entre texte et mélodie, au point que leur dissociation entraînerait l'absurdité du poème. » (C'est moi qui souligne). Par delà les ballades roumaines, la spécificité des chansons demeure une vaste friche théorique dans le domaine culturel français. Point de départ donc : une sémiose organique. Cette notion implique une sorte de perspective biologi- que : considérer, par delà ses constituants, ce qui anime une chanson. Une analyse proprement cantologique et non plus inféodée à quelque hiérarchie es- thétique préexistante (qu'y trône la musique ou la poésie...) ne veut donc se s. CALVET Louis-Jean, Chanson et Société op.cit. p. 18. 3S ZUMTHOR Paul, Introduction à la poésie orale Paris, Seuil, Collection 'Poétique', 1983, p. 184. dissocier de l'interprétation des chansons. Sur papier, texte et musique sont, selon l'expression consacrée, couchés : une image grabataire, signifiant bien qu'ainsi la chanson n'est pas vivante, bref, n'est pas. Citations textuelles et musicales ne seront donc dans cette étude qu'un suc- cédané, renvoyant à chaque fois à la performance elle-même, dont elles ne sont que signes, et non restitutions. Remarque que je ne répéterai plus mais qui me paraît essentielle en matière d'enjeux méthodologiques : elle demeure- ra implicite derrière chaque analyse de cette étude. L'attention que je porterai au texte ou à l'orchestration ne doit jamais être interprétée que comme une dé- marche pour tenter de saisir la globalité animée dont ils ne sont que des cons- tituants, voire même de simples reflets : des traces. Pour reprendre l'image évoquée plus haut, une appréhension dynamique doit considérer comme la dissection d'un cadavre toute analyse d'un texte privé d'air, sous le formol alibi du collecteur de poèmes. La chanson comprise comme un tout vivant implique de tenter d'en restituer le souffle. Je le répète : elle est animée, ou elle n'est pas. Ne jamais l'oublier. D'où le projet d'une cantologie : traquer les traces de cette vie, déchiffrer ses signes matériels, palpables en quelque sorte, pour s'ap- procher, avec les mots du discours critique, au plus près du pouvoir de séduc- tion de la chanson : de son charme et de son souffle. Critère essentiel de ce dynamisme à traquer : la linéarité d'un fil, ou plutôt d'un déroulement temporel, perdue à l'impression du texte (même s'il est ac- compagné de portées musicales). Cette matérialité temporelle ne revêt bien sûr sa pleine acception que lors d'une performance scénique. Pour la restituer, un seul substitut me paraît théoriquement acceptable : l'enregistrement. Onto- logiquement, l'enregistrement ne me semble en effet pas trop trahir la spécifi- cité essentielle à mes yeux du genre chanson : son déroulement identiquement rythmé pour tous les récepteurs. Et ce, évidemment, pour une interprétation donnée, car on verra au cours de cette étude que, comme une symphonie ou un concerto par exemple, une même chanson peut compter de nombreuses in- terprétations fort différentes, sans même aller jusqu'aux extrêmes, tels le si fa- meux Temps des cerises : chanson d'amour ? Chant politique et révolutionnaire ? Sa spécificité organique distingue la chanson des développements pure- ment musicaux ou textuels. Pour ce qui est du texte, la différence est manifes- te : le rythme de découverte est inhérent à la matérialité propre d'une chanson, tandis qu'il dépend de chaque lecteur, libre dans ses pauses, voire ses retours en arrière, pour la simple textualité. Quant à la musique, c'est en tant que si- gnifiant pur, ou du moins non purement vecteur de signifié, que le développe- ment musical, par delà ses règles strictes de progression, n'obéit pas aux simples principes de linéarité plus ou moins monosémique, au moins à récep- tion, de la chanson (du fait de son signifié textuel : à l'écoute, en raison des pauses impossibles, mis à part le double ses revendiqué, la polysémie ne peut guère se garder longtemps l'esprit attaché). Sans même aller jusqu'aux princi- pes du jazz, la logique d'une écriture musicale, par ses variations sur des thèmes initiaux, et ses multiplications de combinaisons, définit une profondeur verticale, théoriquement étirable à l'infini : une "occasion permanente de ver- biage", dit Ferré 34, qui vient atténuer la dimension proprement temporelle (donc irréversible) du développement mélodique, dont j'ai montré qu'elle cons- tituait la spécificité de la chanson comme genre. En somme, la musique imprime un caractère dynamique, et le texte des li- mites formelles, des pesanteurs sémantiques, une rigueur objective, dont seule la conjonction instaure ce dynamisme conscient de sa précarité, ce pas cadencé énonçant sa disparition à brève échéance, sur lequel se fonde la chanson. Bref, pour ne pas être dénaturé, le genre doit, de manière pratique, être analysé à réception, enregistrement ou performance ( dont on peut tirer en outre de nombreux éléments d'analyse supplémentaire : gestuelle, mais aussi éclaira- ges, mise en scène, etc... et, pour le disque, au moins timbre et intona'dons du chanteur, l'équivalent de la couleur de telle ou telle interprétation orchestrale). Pour reprendre les distinctions opérées par Louis-Jean Calvet dans son ouvra- ge, entre "chanson écrite (telle que la manifeste la partition), chanson chantée (ce que l'interprète fait de cette partition), et chanson reçue (telle que la per- çoi[ven]t l'auditeur et le spectateur)" 35. seule la troisième dimension me pa- raît apte à appréhender la chanson comme ce tout organique qui a jusqu'à présent fait défaut comme fondement aux études portant sur ce genre. En effet, même des analyses ayant pourtant repéré toutes ces constituantes ne partagent pas cette conscience d'une organicité de la chanson. Ainsi Jac- ques Lorcey et Joëlle Montserrat dans leur Jacques Brel. Au départ, à la ques- tion "qu'est-ce qu'une bonne chanson ?", ils proposent une réponse un peu succincte : "une chanson qui plaît au plus large public". Dès lors, ils se voient dans l'obligation "d'écarter aussitôt deux éléments extrêmement importants au moment de la création : l'interprétation et la voix du chanteur. [...] [En effet,] l'interprétation ne doit pas être prise en compte, car elle peut tromper le spec- tateur sur la valeur réelle du morceau. [...] La voix constitue également une cause de succès non négligeable. [...] C'est ce qui explique les triomphes inouïs remportés par des "chanteurs à voix" tels que Tino Rossi ou Luis Mariano, dans un répertoire "notoirement au-dessous du médiocre" 36. On voit comment leur hypothèse initiale, la réussite d'une chanson basée sur son succès populaire, amène les auteurs à un subterfuge pour éliminer les œuvres "notoirement au- dessous du médiocre", bien que populaires : écarter plusieurs dimensions es- sentielles d'une chanson, ils le reconnaissent, simplement parce que les main- tenir dans leurs analyses reviendrait d'emblée à ruiner leur thèse ! Pour ma part, à la suite de L.-J. Calvet, je pose donc la chanson comme un tout dont on ne peut exclure a priori aucune composante, toutes concourant à l'œuvre fina- le, interprétée : oralité et multidimensionalité qui rebuteront les amateurs de schémas d'appréciation préétablis. Et on verra plus loin que, malgré souvent de louables intentions, nombreux sont les esclaves de carcans esthétiques les S4 FERRÉ Léo, cité in CANTALOUBBE-FERRIEU Lucienne, op. cit. p. 376. 35 CALVET Louis-Jean. op. cit. , verso de couverture, prière d'insérer. 36 LORCEY Jacques, MONTSERRAT Joëlle. Jacques Brel Paris, PAC, 1984, p.61. empêchant d'imaginer des normes tirées de l'objet d'analyse, plutôt que pla- quées sur lui à partir d'objets lui préexistant. Il n'y aurait guère, dans le patrimoine français, que quelques exemples folkloriques, mais en général plus descriptifs qu'analytiques, à avoir jusqu'ici relevé d'études à perspective organiciste et non engluée dans de quelconques préjugés mal taillés pour la chanson. C'est le cas du Livre des Chansons d'Henri Davenson (pseudonyme d'Henri-Irénée Marrou), où l'on rencontre ce type de point de vue. Après différentes analyses précises portant sur l'évolution tant musicale que textuelle de nombreuses chansons populaires (par exemple La Pernette 37 ), il en arrive à un jugement esthétique qui synthétise cette double évolution 38. Ainsi, à propos de la "veine bucolique" et de ses "fades bergeries" de salons : « telles qu'elles avaient été mises en circulation à la cour et à la ville, ces chansons se chantaient sur des airs aimables, d'une grâce légère et superficielle, bien accordée aux paroles. Dans la bouche du peuple, elles ont changé de caractère, soit que la mélodie ait été lentement polie et transformée, soit qu'on l'ait échangée pour une autre : chan- tées par nos laboureurs et nos bergères, ces Voix-de-ville ont perdu leur allure emprun- tée et artificielle, et se sont revêtues d'une grandeur, d'une simplicité et d'une noblesse infinie; elles sont devenues de beaux chants de solitude où s'incarne l'émotion profonde de l'homme en face de la libre nature » 39 . Et de citer plusieurs chansons en exemple, dont Comment vouloir qu'une personne chante ? 40, populaire dans de nombreuses régions et déjà à la mode en 1555, puisque traitée à quatre voix par Roland de Lassus : or l'analyse de Davenson considère l'évolution depuis cette date comme un tout, sans négliger ni mélodie ni paroles. Toutefois, dans le domaine du folklore, il ne faut pas se leurrer : en vertu du système du fredon (rappelons les termes posés par Davenson : "on appelle vaudeville une chanson nouvelle composée sur un air déjà connu, l'air lui- même se nomme fredon; il est souvent désigné par le titre ou le premier vers des anciennes paroles : cette étiquette est proprement ce qu'on appelle tim- bre"41 ), il faut bien garder à l'esprit qu'existe un "lien contingent entre paroles et mélodies [...] : une même chanson se chante souvent sur des airs différents" 42, et "le même air sert de mélodie à des chansons différentes" 43. Malgré l'ab- sence d'a priori en matière de préséance, l'enjeu pour les folkloristes porte donc avant tout sur une évolution historique conjuguée, plus que sur une véri- table esthétique. Mais par delà le folklore, du fait entre autres de cette inter- changeabilité, l'analyse "poétique" des chansons aussi bien médiévales que de la Renaissance par exemple (voir bibliographie), est toujours à dominante soit musicologique, soit littéraire. Travers dont il conviendra à tout instant de se garder dès lors qu'on aborde la chanson du vingtième siècle (je vais dire dans 37 DAVENSON Henri. Le Livre des Chansons Neuchâtel. La Baconnière, 1946 et 1982, p. 73-75, 87-88. 91, 112-114, 120-121, et surtout 135, 170-175. 38 id. p. 132-140. 39 id. p. 140-141. 40 id. p. 289-291. 41 id. p. 42. 42 id. p. 83. 43 id. p. 85. un instant pourquoi). Mais déjà, je rappelle ici que mon emploi du terme "poé- tique". loin de limiter la chanson à sa dimension littéraire, tente, par un re- cours au sens étymologique, cette "poïesis" grecque, liée à toute forme de création, d'en appréhender l'ensemble des dimensions signifiantes, et ce dans une perspective dynamique. Mon emploi s'oppose évidemment à celui de forts érudits et très sincères défenseurs de la chanson, dont j'ai déjà indiqué dès la première page de cette étude qu'ils abordent à mon avis ce genre selon une perspective biaisée, qui ne peut que les conduire à le subordonner à d 'autres. Au mieux, le poser en art mineur, alors qu'il s'agit d'envisager un art nouveau (car si la chanson comme pratique remonte aux origines, je vais essayer de montrer un peu plus loin qu'elle n'a pu que récemment se constituer en art ) : "une esthétique incon- nue", écrivit Valéry, qui pourtant la classait d'emblée, contradictoirement, sous l'étiquette de "littérature purement orale et auditive" 44. Pensée d'emblée entra- vée par la subordination de cet inconnu à une catégorie déjà établie, la littéra- ture, dont seul le mode de diffusion serait modifié, avec bien sûr des conséquences formelles. Et effectivement, un certain nombre de présupposés, articulés sur l'usage du concept de poéticité (ou de littérarité, comme Valéry), me semblent interdire d'aborder avec un esprit neuf les rivages inconnus pres- sentis; un esprit neuf, débarrassé de tout a priori, et non plus encore influencé par le connu. Premier carcan donc, l'emploi du mot "poétique", par exemple celui de Luc Bérimont, qui intitule un article : "Regards sur la chanson poétique en France". Après avoir pourtant sacrifié à l'aspect musical en définissant la chanson com- me un "hybride musique et mots", puis en rappelant la formule de Mac Or- lan : "un paysage sentimental", Bérimont dévoile ses présupposés réduisant la chanson de qualité à un texte digne du rang de poème, et accessoirement, par simple agrément, en tant que vecteur de communication, mis en musique. Pas une réflexion sur la symbiose possible, alors qu'il s'agit pourtant de défendre la chanson. Pour lui, seule la qualité du texte peut faire accéder l'œuvre à la di- gnité "poétique" : « Trénet, dira-t-on, est un poète mineur. Peu de ses textes résistent à l'examen. Il cède à la facilité. Quand il ne sait plus, il met "Lisette" pour rimer avec "fête". Il défigure une merveilleuse chanson comme Mon vieux ciné avec des banalités genre "Petit Charles" - ou "Hélène, ma mie..." Bien sûr. Mais quand "il sait" ?... Quand il sait, il est juste temps pour nous de rappeler que la reconquête de la poésie par la chanson coïncide avec l'ap- parition de son petit chapeau sur le champ de bataille et que c'est à lui que nous devons de respirer "l'air des chants". » 45 C'est à l'aune des textes (voire de leurs qualités de versification !) que Béri- mont évalue la dimension poétique Ge partage en revanche son analyse histo- rique; j'y reviendrai d'ici peu). On retrouve ici le point de vue soutenu, ou plutôt cette fois revendiqué consciemment par Lucienne Cantaloubbe-Ferrieu.

" VALÉRY Paul, Regards sur le monde actuel. "Notre destin et les lettres" (1937), Paris, Gallimard, 1945; Bibliothèque de la Pléiade, 1960, t. Il, p. 1071. 45 BÉRIMONT Luc, ZARATE Geneviève, Brassens. Gréco. Montand. Mouloudii chantent les poètes, préfa- ce de Jean-François KAHN, Paris, prod. sonores Hachette/Ministère des Relations Extérieures, 1982. Elle aborde d'ailleurs de front cet écueil dès son avant-propos : "Étudier litté- rairement la chanson est une entreprise périlleuse et discutable" 46, énonce-t- elle d'emblée. Or L. Cantaloubbe-Ferrieu ne parvient à échapper à la contradiction qu'en vertu, me semble-t-il, d'un sophisme : elle ne nie pas l'essence de la chanson comme un tout organique et reposant sur "l'évanescence de l'éphémère", mais sous prétexte de la matière même de son propre discours critique, par défini- tion fait de la seule textualité, elle s'estime justifiée de ne pas traiter des com- posantes non textuelles de l'œuvre chantée. La comparaison avec le théâtre me paraît un peu cavalière pour régler le problème : « la critique littéraire dissèque aussi le chant poétique et parle du théâtre loin de la scè- ne, dans le seul souvenir du jeu dramatique. Nous avons, sonune toute, procédé de la même façon » 47. La critique dramatique réfléchit bien, en effet, avec des mots qui pourtant l'emprisonnent, sur la théâtralité dans ce qu'elle a de plus impalpable et de non discursif. Mais, par conséquent, en quoi le discours critique est-il disquali- fié pour appréhender la musique, matériau pas plus hétérogène à sa matériali- té textuelle que le jeu dramatique ? Pourquoi le discours devrait-il limiter son objet au discursif, au seul texte de la chanson ? En fait, le propos de L Cantaloubbe-Ferrieu, et en cela son point de vue est tout à fait justifié, s'avère ensuite n'être en aucun cas l'étude de la chanson pour elle-même, cette canto- logie ici en question, mais les relations, les échanges qu'entretiennent la poésie (au sens traditionnel) et la chanson, des années 30 aux années 60. Non pas en quoi la chanson atteindrait à un poétique qui lui soit propre, mais en quoi elle partage des traits communs avec une littérature achevée : c'est par exemple sous cet angle qu'elle aborde "la révolution Trénet" : « Max Jacob, Léon-Paul Fargue, Jean Cocteau ne cessent d'insister sur les dons poéti- ques de Charles Trénet : cet auteur [je souligne] qui, pour s'exprimer, a choisi une for- me orale, est vraiment un des leurs. Dans ses œuvres simples, populaires, ils découvrent, enfin, non plus création du hasard ou mirage, mais réalisation volontaire, ce que depuis trente ans certains d'entre eux pourchassent et parfois même débus- quent : la poésie hors des livres. [...] Toute l'originalité de Charles Trénet tient dans cette formule : un parolier-poète populaire. Au cœur de l'alliage : la poésie. » 48 Point de vue utile et que l'auteur argumente avec talent (j'en reprendrai d'ailleurs parfois certaines analyses, dans l'optique d'une mise en perspective de l'écriture de Brel, qui sera bien sûr une des composantes de mon étude); mais point de vue qui ne suffira pas à rendre compte de toutes les dimensions poétiques de la chanson, ce qu'elle considère en fait, dans la perspective de son étude, comme un écueil à éviter : « Quant au danger, il était aussi sournois que capital, puisqu'il consistait à oublier peu à peu la poésie, élément fondamental de la recherche, au profit d'une étude de la chan- son pour elle-même » 49. Mon projet s'articule précisément sur ce danger : étudier la chanson pour elle-même et, la poésie purement textuelle oubliée, en tirer des traits 46 CANTALOUBBE-FERRIEU Lucienne, op. cit. p. 9. 47 id. p. 9. 48 id. p. 14. 49 id. p. 10. spécifiques, propres à définir une poésie originale et particulière. Je crains en effet que la démarche de L. Cantaloubbe-Ferrieu ne contienne en germe un danger bien plus sournois, parce qu'inavoué : celui qui surgit lorsque se confondent les enjeux de cette recherche et des options esthétiques qui débor- dent de ce cadre clairement posé. Ainsi, derrière cette expression heureuse due à Brassens : "une chanson c'est une petite fête de mots et de notes", L. Cantaloubbe-Ferrieu laisse échapper en commentaire un paradoxe révélateur : "la musique sert les paroles en égale" 50 : par delà l'égalité proclamée, point- limite en quelque sorte, c'est le verbe qui fait sens. La musique sert les paroles, elle est à leur service. Dès lors, le "danger" d'étudier "la chanson pour elle- même" dévoile ses présupposés, jusqu'ici habilement masqués par le projet même de l'étude : le primat du texte, à l'instar de Luc Bérimont. Et ce, quand bien même certaines analyses-alibi, à propos de Trénet ou de Ferré, viennent obscurcir cette esthétique latente. Aussi, c'est finalement en toute innocence que l'auteur peut écrire : « Poésie et chanson [...], deux genres qui ne sont plus que deux formes d'expression dif- férentes d'un même art poétique. » 51 (je souligne...) Si L. Cantaloubbe-Ferrieu aboutit à une communauté esthétique (à propos, il est vrai, de poèmes écrits pour être mis en chanson par des littérateurs de métier), c'est précisément pour ne s'être intéressée (puisque tel était son pro- jet) qu'à ce que chanson et poésie avaient en commun. Mais c'est escamoter à peu de frais la spécificité de la chanson que de ranger dans le même ensemble deux genres qui n'ont en commun, structurellement, qu'une intersection. Re- liée au concept de poésie verbale, la chanson s'y avère donc vite enchaînée, et la pensée esthétique tourne alors en rond. Il s'agira ainsi pour moi, à chacun de mes pas, de veiller à garder le cap ici fixé, le poids des habitudes critiques menaçant sans cesse de retomber sur qui tente de s'en affranchir. Qu'on veuille bien d'avance me pardonner pour les faux pas que je ne saurais sans doute, à mon tour, éviter. Ma seule excuse sera d'avoir pris conscience d'emblée de leur menace et essayé de m'en dégager. Mais ces efforts ne constitueront qu'un essai : d'autres sauront je l'espère montrer, par la suite, davantage de réussite.

Il convient également de se méfier d'un autre carcan, déjà signalé : le refus de la prise en compte de l'interprétation ou de la voix dans l'évaluation des qualités intrinsèques d'une chanson, limitant l'oeuvre, pour reprendre les dis- tinctions de L.-J. Calvet, à la "chanson écrite", comme embaumée. De fait, la thèse de Lorcey et Montserrat, quoique articulée différemment et en fonction de présupposés sans doute autres, revient au même résultat idéologique qu'une hiérarchie a priori entre texte et musique : refuser, en fonction de critè- res a priori, d'envisager l'émergence d'un genre particulier (la chanson) vers lequel confluent de nombreuses disciplines dont il n'atteint certes pas la spé- cialisation et les réussites, mais capable de les transcender pour une catégorie radicalement autre. Cest cette dernière que les conformismes de pensée '0 CAN lALOUBBË-FKRRIEU Lucienne, op. cit. p. 427. 51 id. p. 285. refusent d'envisager globalement (et ce, quand bien même ils en perçoivent tous les tenants et les aboutissants, comme Lorcey et Montserrat !). Bref, se dé- ploie une incapacité à appréhender la nouveauté, à sortir des normes et des ca- dres; qu'on en juge par les critères affligeants de conformisme institués en normes de qualité par ces deux auteurs : « Un bon texte de chanson sera donc "bien écrit", c'est-à-dire grammaticalement assez simple, ou d'une écriture plus subtile mais immédiatement compréhensible pour l'audi- teur moyen - le contraire, en somme, d'un filandreux pathos » 52. Un "bien écrit" dont le conformisme formel se révèle quelques pages plus loin, lorsque, après une trop brève attention portée au "système d'écriture ori- ginal" de Brel "essentiellement basé sur la répétition, la variation et l'opposi- tion, avec des néologismes pittoresques", les auteurs émettent une restriction qui conduit à se demander si Rimbaud a jamais écrit, ou s'ils en ont entendu parler : « même si ses vers n'ont pas toujours un nombre de pieds parfaitement orthodoxe ni des rimes extraordinairement riches »". Le poétique est-il encore contingent, au vingtième siècle, de ces entraves bien sûr productives (et l'OULIPO l'a confirmé) mais en aucun cas limitatives et incontournables, comme ils semblent le signifier ? Et s'ils s'intéressent à la musique sans a priori quant à sa subordination au texte, là non plus, ce ne sont pas les critères d'originalité d'une création, sa for- ce d'invention et son pouvoir suggestif qui, aux yeux de nos deux auteurs, semblent décisifs : « on doit retenir très facilement son thème principal pour qu'elle [la musique] soit sur toutes les lèvres [...J. Son rythme doit être bien marqué, de préférence égal d'un bout à l'autre (les brusques variations de tempo surprennent l'auditeur et le déroutent). » "4 Si surprendre l'auditeur et le dérouter apparaissent comme des marques d'échec de la part pourtant de défenseurs de la "bonne chanson", on comprend bien la chape idéologique qui empêche le créateur de sortir des sentiers battus et rebattus, ces défenseurs de la chanson apportent ainsi inconsciemment de l'eau au moulin de ses détracteurs, légèreté conceptuelle qui peut se traduire encore sur un dernier plan : une pesanteur théorique interne à l'appréciation de la musique, toujours en vertu de l'a priori qui leur fait primer les "aimables rengaines qu'on retient et fredonne facilement", Lorcey et Montserrat en vien- nent à noter, chez Brel, "la réelle faiblesse du compositeur" 55. Selon eux, "contrairement à l'idée reçue, la plupart des chansons de Brel "ne forment pas un tout" avec leur musique. Or leur justification tient en quelques mots de Brel qui « s'écrie que ses chansons "ne sont pas faites pour être sur toutes les lèvres : - Avec une musique si particulière." » 56 En fait, à leurs yeux, ce "particulier" rime avec la médiocrité du composi- teur, puisqu'il s'oppose à la facilité d'une réception populaire. Brel serait

" LORCEY Jacques, MONTSERRAT Joëlle, op. cit. p. 62. 53 id. p. 111. 14 id. p. 62. 35 id. p. 110. 56 ibid. coupable d' "ambitions qui cadrent mal avec le genre", lui qui dit : "J'essaie de mettre un peu de vraie musique [classique] dans mes chansons" 57. Mais en quoi faut-il y voir un signe de l'insuffisance du compositeur ? C'est que pour eux, seul le talent du mélodiste définit le musicien. Or il semble échapper à leurs canons esthétiques que c'est précisément en raison de ce qu'ils dénigrent chez Brel (assurant que ses chansons ne forment pas un tout avec leur musique) que le compositeur a pu privilégier l'orchestration sur la mélodie : la symbiose des mots s'opère chez lui davantage avec les instruments qu'avec les notes, c'est vrai; et dans la mélodie, Brel privilégie le rythme, sans doute pour ses relations avec la dynamique globale de chaque chanson. Mais rythme et orchestration relèvent bien du domaine musical. Que les chansons de Brel soient souvent privées de l'agrément d'une mélodie à la fois neuve et facile à fredonner, n'implique en aucun cas une interchangeabilité des diffé- rents accompagnements musicaux. Ils sont au contraire indissociables de leur texte. Ce tout organique existe et vit : qu'on se contente de lire (ou dire) les paroles, et elles auront beaucoup perdu de leur pouvoir d'évocation. La dimen- sion musicale apparaît donc essentielle à leur réussite. Et les influences de la "vraie musique" ne font que confirmer l'attention accordée par Brel à cette re- cherche d'une harmonie significative entre les différentes composantes de ses oeuvres. Cest justement parce que chez lui, comme me l'a confirmé son orches- trateur François Rauber dans un entretien, le 26 août 1987, les mélodies dé- coulaient des mots, et non d'une perspective de séduction du public, indépendante du texte, que l'orchestration devenait l'objet de tous leurs soins, pour offrir un "emballage" attrayant aux auditeurs. François Rauber m'expliquait qu'en revanche, une jolie mélodie, avec par exemple un ambitus ouvert, ou des audaces vocales, appellera une grande dis- crétion de l'orchestration, qui sinon voilerait cette ligne musicale séduisante. On peut en juger par exemple à propos de la simplicité des orchestrations de Brassens, souvent composées pour deux instruments, guitare et contrebasse, plus aptes à souligner l'élégance et la délicatesse mélodique. Brel aura au contraire souvent besoin des effets d'un orchestre symphonique, avec lequel les contrastes de ses silences ou de ses a capella n'en seront que plus saisissants. Mais, sans déborder sur le corps même de cette étude, on peut déjà noter que ce privilège général (à nuancer d'ailleurs selon telle ou telle œuvre) accordé à l'orchestration ou à la mélodie, s'accorde au mieux avec l'esthétique dominante de chacun de ces deux créateurs : une esthétique soignée et délicate, sous ses dehors bougons, chez Brassens; une esthétique du contraste et de l'effet chez Brel. Pour en terminer avec les préjugés de Lorcey et Montserrat, si les chansons de Brel ne forment néanmoins pas un tout avec leur musique, c'est que sans doute une orchestration n'est pas musicale... Il est vrai que les critères d'appré- ciation définis par ces deux auteurs se limitent au texte et à la partition mélo- dique : l'orchestration relève de l'interprétation et est donc exclue. Mais c'est

57 LORCEY Jacques, MONTSERRAT Joëlle, op. cit. p. 110. ici que se manifeste avec éclat le non sens des cloisons préétablies : pour rele- ver de l'interprétation, l'orchestration ne relève-t-elle pas aussi de la musique ? C'est à cet effort de penser ensemble ce que nos habitudes esthétiques ont dis- socié, qu'appelle une approche organique de la chanson. Ce qu'il m'importe ici de souligner, c'est surtout l'enjeu dévoilé par ces pré- supposés : ils réduisent une musique à sa mélodie, y subordonnant rythme et orchestration, comme d'autres réduisent une chanson à son texte. Même inca- pacité à échapper à des schémas réducteurs et simplificateurs : la multiplicité, par son insaisissabilité, effarouche. Pourtant, plutôt que des réponses toutes faites, n'est-on pas en droit d'espérer, pour un genre neuf, une pensée en mou- vement ? A savoir une quête d'instruments d'appréciation spécifiques, répon- dant à ce dynamisme de la chanson qui s'affirme par son jaillissement, sur le fond, uniforme, du silence ? A cet égard, combien plus pertinent, et décapant, parce que dépourvu d'a priori hérités d'esthétiques seulement partiellement adaptées à la chanson, me paraît le point de vue de Jean-François Kahn, dans le même fascicule que l'ar- ticle de Bérimont déjà cité : " la chanson poétique, ni poème ni musique, mais "autre chose"; troisième voie [...] : Ferré ce n'est pas Rimbaud et ce n'est pas Mozart, mais c'est Ferré, c'est-à-dire une cer- taine façon de coudre certains mots à certaines notes avec l'évident désir de rendre le mot plus clair et la note plus riche. Brel musicien serait quelconque, poète il serait moyen; auteur-compositeur de textes et de musiques faits pour s'entrelacer dans des millions de têtes, il est grandiose... » 58 Ce dernier emploi du mot "poétique", herméneutique, à découvrir, et non fermé et passéiste, me semble porteur d'un dynamisme à exploiter pour une mise en place de la cantologie précédemment souhaitée. La chanson poétique, selon J.-F. Kahn, se définit en effet par contraste avec les poèmes mis en musi- que par des chanteurs : par delà leurs évidentes qualités artistiques, ces der- niers me paraissent relever du même type d'esthétique que celle des œuvres du moyen âge, de la renaissance, ou postérieures, déjà signalées, et qui se traduit soit par l'interchangeabilité des textes et mélodies, soit par la prédominance d'une des deux composantes (dans ce cas-ci, le texte, "servi" par la musique). Or une rupture, à dimension véritablement épistémologique, s'opère, pour des raisons d'abord techniques, au début du vingtième siècle. Cette rupture qui permettra l'avènement de la "chanson poétique", symbiose organique définie par Kahn, Calvet et Zumthor, m'amène à ouvrir un second volet des caractères propres à cette chanson, à la lumière de la brève analyse historique et techni- que de ce "désormais" que j'ai déjà, dès mon préambule, à plusieurs reprises annoncée et fait pressentir.

B. LA CHANSON MÉDIATE :

Le second jalon méthodologique que je tiens à poser d'emblée va m'amener à préciser davantage ce que recouvre le concept de chanson au vingtième

58 BÉRIMONT l ue, ZARATE Geneviève, op. cit. , préface de Jean-François KAHN, p. 4. siècle. On peut en effet désormais parler, à la suite de Paul Zumthor, de chan- son médiate 59. Par rapport à la chanson interprétée mais non enregistrée, donc immédiate et éphémère, sinon dans la "prise de mémoire", on pourrait définir la "chanson médiate" comme un genre nouveau caractérisé par l'irrup- tion technique qui permet la reproductibilité de la performance (ou du moins la "fausse réitérabilité" chère à Paul Zumthor 60 ), ouvrant ainsi la porte à l'étude stylistique d'œuvres d'art, perdurant à une pratique esthétique. D'où deux conséquences essentielles quant à la forme de ce genre : - une diffusion de masse (populaire) et non réservée à une proximité (géographique ou sociale), garantissant le caractère vivant et dynamique de cette pratique artistique (mais non ses qualités esthétiques); - et surtout, la permanence d'un "document", enregistrant une pratique à vi- sée esthétique, c'est-à-dire instaurant, pour la chanson reçue et non plus seulement écrite, la possibilité de "monument" 61, pour reprendre les termes de Zumthor. La rencontre de ces deux dimensions autorise donc désormais la synthèse de l' ergon (l'œuvre) et de l' energeia (l'efficacité performative, la vie), pour uti- liser cette fois des concepts dus à Humboldt, toujours cité par Zumthor 62, et désormais objets conjoints d'analyse esthétique. Ce concept de chanson médiate attire donc l'attention sur le fait que, pour des raisons techniques, l'interchangeabilité des paroles et des mélodies, jusqu'alors la règle, a dès lors fait place à une forme de mémoire laissant libre cours à une nouvelle conception potentielle de l'oeuvre chantée (non plus addi- tion d'un texte et d'une mélodie, chaque dimension ayant, par elle-même, sur la partition, statut d'oeuvre, et parfois d'oeuvre d'art, mais réalisation d'un pro- jet conjuguant par essence ces deux composantes, conjointes d'ailleurs à d'au- tres, en vue de la réalisation d'une œuvre). Cette œuvre peut ensuite avoir des visées commerciales ou esthétiques (ou, bien sûr, les deux), l'essentiel est que le bouleversement technique ait permis la possibilité, pour la chanson reçue, perçue comme un tout organique, d'exister en tant qu'oeuvre d'art. Et dès lors, comme je l'ai établi dans mon préambule, le champ est ouvert au concept de créateur dans le domaine de la chanson, créateur de ces "chansons-maîtresses" qui lui garantissent le statut d'artiste en tant que "maître-chanteur", ou, si l'on veut, chansonnier, et non en tant que poète ou musicien. A la contingence folklorique, certes riche en bonheurs mais combien aléa- toire, l'idée de "chanson-maîtresse" offre un substitut en quelque sorte "volon- tariste". La confusion entre ces deux perspectives n'est d'ailleurs peut-être pas étrangère au mépris dans lequel l'université a si longtemps tenu la chanson contemporaine : on a trop négligé cette révolution discrète et ses conséquen- ces. Il convient donc d'insister sur cette dimension historique. C'est ici l'occa- sion de citer Louis-Jean Calvet, qui en analyse si clairement le mécanisme : 59 ZUMTHOR Paul, op. cil. , cf. p. 238. 245 et passim. 60 id. p. 245. 61 id. p. 39. 62 id. p. 126. « Lorsque Thomas Edison et Charles Cros mettent au point à peu près à la même date (1877) un procédé qui deviendra le phonographe, ils avaient très certainement cons- cience de porter un coup mortel au vieil adage latin selon lequel scripta mariait, les écrits restent, mais verba volant, les paroles s'envolent. Désormais les paroles allaient pouvoir être stockées tout comme les écrits. Mais cette invention [...] devait avoir une profonde influence sur la forme de la chanson et sur son mode de diffusion. A cette époque en effet les chanteurs de rue vendaient des petits formats, feuilles volantes sur lesquelles les amateurs pouvaient retrouver à loisir les paroles et la partition de la chan- son. Trente ans plus tard le rouleau, puis ensuite le disque 78 tours, devaient ouvrir d'autres possibilités de rétention : l'écrit cédait devant l'oral. Surtout, ces disques 78 tours avaient une durée limitée, autour de trois minutes, et pour ne pas forcer l'auditeur à retourner le disque ou à avoir trois ou quatre disques pour un seul morceau, on prit l'habitude de limiter la longueur de la chanson à ces trois minutes. La chanson du XX' siècle se pliait à une exigence technique alors que certaines complaintes du XIXe, com- me celle de Fualdès, pouvaient durer dix ou quinze minutes. Plus tard, l'apparition du trente-trois tours, dont une face peut durer jusqu'à trente minutes, allait faire disparaî- tre cette contrainte, mais l'habitude était prise [...] : la technologie a donné naissance à une loi du genre. »63 Deux enjeux donc à cette révolution technico-esthétique : d'une part la lon- gueur de la chanson est quantifiée, dessinant peu à peu pour les auditeurs un horizon rythmique d'attente, et, même si cette durée est contingente et d'ail- leurs souvent remise en cause par les chansons actuelles, qui obéissent à d'au- tres impératifs et se montrent souvent formellement plus libres, on peut constater que ces trois minutes correspondent grosso modo à une capacité moyenne d'attention soutenue, au-delà de laquelle la mémoire devient vite la- cunaire... La temporalité, constituante fondamentale du genre, en tire donc ici sa forme accessoire. Mais surtout, il faut retenir que désormais, non seulement paroles et mélo- dies, mais bien plus, l'essence même des chansons, leur souffle vital, à savoir rythme et oralité, sont devenus restituables : une fugacité contrôlée. Voilà com- ment le genre peut naître, doté, désormais sous sa forme de performance, de la permanence du monument suggérée par Paul Zumthor. Tant qu'on aborde la chanson écrite, une analyse subordonnant tel constituant à tel autre demeure justifiée, puisque les modalités physiques, matérielles, de leur conjonction, res- tent en quelque sorte théoriques. La réitérabilité de l'œuvre sous sa forme de déroulement temporel sensible autorise au contraire l'appréhension de la chan- son pour elle-même, et dans toute la diversité de ses composantes (l'image, la mise en scène, et même la "présence" d'un interprète, pouvant maintenant, nouveau progrès depuis Edison, être restitués au moyen d'un enregistrement filmé; mais la dimension essentielle, ce déroulement temporel identiquement rythmé pour tous les récepteurs, était déjà acquise avec l'enregistrement sonore). En somme, la probable contingence présidant souvent à l'association de pa- roles et de fredons, l'interchangeabilité des textes et des mélodies pour peu que le rythme s'y prête, tout cela ressort d'une esthétique où les composantes peuvent être abordées séparément, voire même subordonnées l'une à l'autre; mais dès que la médiation de l'enregistrement supplée aux fantaisies de la 63 CALVET Louis-Jean, op. cit.. p. 87-88. mémoire, un champ nouveau s'ouvre à la chanson française, et à son éventuel- le appréhension critique, champ dans lequel la symbiose organique qui trans- cende les différents constituants est devenue un objet sensible, quand elle n'était jusque là que projection abstraite, et impalpable aussitôt que proférée. On aboutit ainsi, dans le domaine de la représentation esthétique de l'œu- vre, au même saut épistémologique que celui figuré par Magritte dans son cé- lèbre tableau : "Ceci n'est pas une pipe" (le tableau, "ceci", n'en offrant qu'une représentation); de même, on pourrait dire, à l'adresse des petits formats qui jusqu'à l'enregistrement véhiculaient les seules représentations d'une chanson, hors performance : "ceci n'est pas une chanson". En revanche, une telle affir- mation n'est plus possible face à l'enregistrement : certes il ne s'agit que d'une image de l'interprétation scénique, mais peut-on de bonne foi dire de la maté- rialité sonore ainsi offerte à nos oreilles qu'elle ne constitue pas une chanson ? Cette restitution du son constitue de fait la chanson comme œuvre, œuvre si- gnée, concrétisation de l'art d'un créateur (ou souvent d'une équipe, avant l'avènement définitif du concept d'auteur-compositeur-interprète). Cette œuvre enfin diffusable sous sa forme sensible, c'est toute une conception de la chan- son populaire, celle qui a constitué le folklore et y a intégré des chansons pour- tant initialement créées en tant qu'oeuvres par leurs auteurs, qui doit s'effacer. Théodore Gérold nous rappelle ainsi comment s'élaborait la chanson populaire aux XV' et XVIe siècles. Mais jusqu'à l'enregistrement, le mécanisme est demeu- ré le même : « La première origine d'une chanson populaire n'a au fond que peu d'importance; il n'est pas nécessaire qu'elle soit née au sein du peuple, elle peut être issue d'un milieu bour- geois ou courtois. Pour qu'elle devienne populaire il faut qu'elle se répande dans les dif- férentes classes de la société, qu'elle soit adoptée par elles. Le peuple, - et il faut entendre par ce mot le peuple des villes autant que celui des campagnes - quand il s'est emparé d'une chanson s'en sert à sa guise, la transformant, l'adaptant à son degré spé- cial de compréhension; souvent il y introduit des éléments étrangers, il combine des thèmes différents. Bref, il s'arroge un droit souverain sur la chanson. Cette dernière a perdu son caractère de création individuelle, elle est devenue la chose de tout le mon- de. »M Après Edison et Cros, la chanson n'est donc plus "la chose de tout le mon- de", elle redevient "création individuelle" (ou d'équipe), ou plutôt, ne cesse plus de l'être. Cette métamorphose constatée, on peut alors appliquer au genre, en tant qu'il suscite des œuvres achevées, la formule dont Brel se cingle, en tant que menace : "mourir en monument" 65. La duplicité de la préposition "en" autorise d'y entendre, par delà le sens explicite : "sous la forme d'un monument", une sorte de gérondif, à partir d'une potentielle verbalisation, procédé dont Brel est coutumier, comme on le verra dans l'étude de ses chansons. On obtiendrait : "mourir alors qu'on est en train de « monumer »". Le jeu de mots n'est pas gra- tuit : soutenu par le parallèle avec le dernier vers du refrain de la même chan- son (Vieillir) : "en chantant Amsterdam", il associe inconsciemment l'idée de 64 GÉROLD Théodore, Chansons populaires des XVe et XVIe siècles avec leurs mélodies, Strasbourg, 1913: Genève, Slatkine Reprints, 1976. p. X-Xl. 65 Vieillir. 1977, 0. 1. p. 338-339. performance scénique avec celle de l'élaboration dynamique d'un monument, ce document, ce stockage de signifiants, à visée esthétique, selon la terminolo- gie proposée par Zumthor. "En monumant" serait alors à la fois "en chantant" et "en élaborant une œuvre d'art perdurant à l'éphémère de ce chant". Derrière la menace pour le chansonnier, refusant d'être embaumé vivant, et par là de perdre son dynamisme créateur, on peut discerner, pour l'œuvre, désormais se- vrée et indépendante de son auteur, comme un horizon prolifique : cette ima- ge d'une précarité, "mourir", consciente, mais dilatée jusqu'à l'éternité précisément par la dynamique gérondive de la profération de cette précarité : "en monumant". Dès lors, ce "monument" rendu possible par les progrès de la médiatisation, se pose la question des moyens de sa réalisation. Comme l'explique Jean Clou- zet en préambule à son Jacques Brel (dans un texte intitulé justement : "Une chanson peut-elle être poétique ?" 66 : "la constitution de la chanson "idéale" [obéit à] une longue série de contraintes et de restrictions", dont on peut citer quelques exemples : « concevoir texte et musique simultanément, seule manière logique de fondre ces com- posantes en un tout harmonieux. Assembler les rimes qui, phonétiquement, épouseront au mieux le chant. Trouver pour la mélodie choisie le rythme susceptible de mettre en valeur le mot et non d'en détruire la substance [...] installer l'image à l'instant et à l'em- placement où elle acquerra sa pleine résonance [...] Ne pas méconnaître la distraction de l'auditeur [...] Savoir, par conséquent, ralentir le rythme musical lorsque l'idée ris- que de n'avoir pas assez de force et de poids pour s'imposer d'elle-même. Ne jamais per- dre de vue, enfin, qu'une chanson est faite pour être interprétée en public... " 67 On remarquera que toutes ces données peuvent se ranger sous la rubrique d'une élaboration conjointe des différentes constituantes en fonction de l'effet général. Dès lors que la visée est l'œuvre en tant que telle - la chanson, tout développement d'une dimension pour elle-même, quelle qu'elle soit, ne saurait en effet que nuire à l'harmonie du tout, de même qu'une excessive attention accordée au développement musculaire du seul bras d'un joueur de tennis ne lui sera finalement que de peu de secours lorsqu'il s'agira de courir. La chan- son .destinée à être entendue d'un seul trait, ne saurait de même prétendre avoir comme idéal une Illumination de Rimbaud sur un air d'aria de Mozart, pour reprendre les exemples de J.-F. Kahn : la trop grande complexité de cha- cune empêcherait d'apprécier pleinement l'autre dimension, et l'attention de l'auditeur serait obligée de se concentrer, au moins inconsciemment , soit sur l'air, soit sur les paroles, en aucun cas sur le tout : en tant que chanson, une telle œuvre manquerait son objet et s'avérerait ainsi d'autant plus frustrante. On voit donc que les exigences du genre n'obéissent pas aux mêmes impératifs de complexité que chacun des arts qui le constituent; par contre sa complexité porte sur l'articulation de ces multiples dimensions. Les critères d'appréciation ne peuvent s'établir que sur cette base d'une mise en valeur réciproque, abstrac- tion faite de toute réussite connue en matière de poèmes ou de mélodies.

66 CLOUZET Jean, Jacques Brel "Une chanson peut-elle être poétique 1", Paris, Seghers, 1964 (Ed. aug- mentée 1982), p. 12-17. 67 id. p. 14-15. Si l'art du chansonnier réside dès lors dans sa capacité d'articuler toutes les composantes de son œuvre en vue d'une harmonie idéale de la réception, on peut de la sorte dissiper le malentendu qui nuit à l'image a priori d'une poétici- té de la chanson en tant que telle : sa popularité. Or on a vu que la diffusion de masse, que les médiats facilitent considérablement (micros, enregistre- ments, mais aussi radio puis télévision), s'est ainsi sensiblement accrue au mo- ment même où la chanson reçue pouvait accéder au statut d'oeuvre. La diffusion populaire dépend donc d'abord d'une technique, avant même toute évaluation esthétique des oeuvres diffusées. Et de fait, l'idéal d'une articulation harmonieuse des composantes de la chanson, mesurée à réception, idéal de nature esthétique en ce qu'il exige raffinement dans sa maîtrise de paramètres complexes, cet idéal correspond précisément aussi à une exigence de "recevabi- lité". Ce n'est évidemment pas un hasard, puisque la chanson, écrite pour l'in- terprétation, est un art de communication. Son hermétisme (sans verser dans les exigences conformistes de Lorcey et Montserrat refusant jusqu'au principe de la surprise) serait la marque d'un échec, du point de vue du genre bien sûr : certaines chansons à mon avis ratées représentent en revanche des réussites re- marquables en tant que poèmes ou compositions musicales. J'avoue (mais cela prête bien sûr à débat...) qu'un certain nombre d'oeuvres de Ferré me semblent entrer dans cette catégorie (elles étaient d'ailleurs parfois publiées sous forme de poèmes avant d'être enregistrées; et d'autres, d'abord enregistrées cette fois, les ont ensuite rejointes dans de nouveaux recueils; ainsi Poètes vos papiers, publié en 1956, enregistré plus de dix ans après ; magnifique poème, mais quelle frustration à l'audition, aux prises avec ce chapelet d'épithètes dévidées plus vite que comprises ! 68 ). Si bien que, même si la popularité n'est évidemment en aucun cas un clitè- re esthétique suffisant (les "chansonnettes", "chansons de gare" faisant écho aux "romans de gare", en sont bien sûr l'attestation déferlante), elle ne saurait non plus constituer un critère d'exclusion. On peut au contraire la ranger au nombre des réussites du genre, susceptible d'élaborer, en cas de "chanson- maîtresse", une poéticité vivante, parce que publique, tandis que la poésie écri- te doit se contenter, en France, d'une audience réduite. Or, résonner auprès du plus grand nombre, n'est-ce pas l'objectif premier, l'étymologie l'atteste, de tou- te publication ? Ces deux premiers jalons, chanson organique et chanson médiate, étant po- sés, comme cadres à une cantologie théorique, il me reste maintenant à définir dans quelles conditions cette étude particulière de Brel peut s'articuler à l'inté- rieur du cadre esthétique général que je viens de proposer. L'essentiel de la ré- ponse tiendrait dans un sous-titre latent au présent ouvrage ; essai de cantologie appliquée. A partir des présupposés que je viens d'énoncer, mon analyse de Brel va tenter de constituer un exemple pratique, une

08 FERRÉ Léo. Poètes vos papiers. 1970 (comme chanson) : cf. L. CANTALOUBBE-FERRIEU, op. cit. p. 429 (et note 10). expérimentation (avec tout ce que ce concept connote en termes de démarche heuristique, en perpétuelle quête de solutions mesurées à l'aune de leur effica- cité pratique bien plus qu'en tant que placages a priori) ; une analyse en œuvre donc, s'exposant dans le cours même de son élaboration, préférant se four- voyer parfois, qu'exclure a priori telle ou telle possibilité d'analyse. On peut néanmoins, là aussi, tenter de définir les grandes lignes, un champ d'étude, et quelques précautions méthodologiques en guise de garde-fous. II. DÉFENSE ET ILLUSTRATION

Une fois admise la poéticité théorique de la chanson reçue, appréhendée de manière organique, dans les articulations de ses composantes, et sous la forme d'oeuvre répertoriable, reproductible grâce aux techniques de l'enregistrement, il s'agit donc pour la critique esthétique d'essayer de mettre en relief les méca- nismes complexes conduisant en pratique à cette éventuelle poéticité. Cela im- plique de repérer ces mécanismes à l'intérieur de chacune des composantes, mais toujours dans la perspective de la convergence de leurs effets à travers les différentes dimensions analysées (ou malgré ces dimensions : malgré cette contrainte au libre jeu du texte ou de la musique, que constitue la multidimen- sionalité d'une chanson; mais une contrainte finalement productive, par la ri- gueur qu'elle exige, comme en leur temps la rime ou le sonnet le furent pour la poésie). Pour donner une image de cette complexité théorique, repartons de celle qui a servi d'enseigne à mon programme de cantologie : par sa musique, la chanson serait au poème ce qu'est l'opéra au théâtre; mais par sa concision, elle serait à l'opéra ce qu'est la nouvelle au roman. Bref, poème-nouvelle musi- calisé, déchiré entre ses aspirations contradictoires au récitatif et à l'aria. L'équilibre, bien sûr instable, entre ces contraintes, étant attesté par l'existence de ces chansons-maîtresses dont j'ai défini quelques traits dans le préambule de cette étude, on pourrait alors risquer une hypothèse de travail : et si, sous sa forme achevée, que nous allons rencontrer assez souvent chez Brel, mais également repérable chez d'autres chanteurs d'après-guerre, de Brassens à Fer- ré, la chanson offrait l'exemple d'un genre parvenu à sa perfection propre, c'est-à-dire la conformité à des règles peu à peu mises au point, puis concréti- sées par plusieurs oeuvres maîtresses, un genre amené ensuite à être perpétué par de nombreux épigones avant de basculer enfin du statut de la modernité à celui du classicisme ? Ce modèle s'applique évidemment à la tragédie française du XVIIe siècle, ainsi qu'à la comédie moliéresque. Après le siècle de Louis XIV, ère du théâtre devenu "classique", pourquoi ne pas envisager l'après-guerre française, ou la seconde moitié du XXe siècle, comme l'ère de la chanson triomphante à la ra- dio, avant l'avènement des petits écrans télévisés, en attente peut-être de leur mode d'écriture spécifique ? Une dimension purement visuelle par exemple, propre à l'écriture du clip vidéo, succéderait alors à la logique conjointe de la scène, impliquant des personnages incarnés par le chanteur, et de la radiodif- fusion, qui impose clarté au développement textuel, tandis que le public, passé majoritairement des fauteuils de concert aux pistes de danse, aurait imposé à l'orchestration de suivre cette évolution... Le théâtre classique avait bénéficié, parallèlement à son élaboration, des réflexions critiques de nombreux théoriciens, les auteurs en premier lieu, mais aussi d'autres, tel l'abbé d'Aubignac. Théorisation source de multiples querelles et polémiques, mais aboutissant à la définition d'un certain nombre de règles, aux priorités d'ailleurs variables, propres à conférer en définitive à ces oeuvres, en leur temps modernes, discutées, voire à contre-courant, un caractère acadé- mique. Or, et c'est là sans doute la plus grande raison d'être de cette étude sur Brel, une telle réflexion théorique fait sans doute défaut vis-à-vis de la chanson contemporaine, en tant que genre poétique analysé esthétiquement à réception (son impact sociologique ayant quant à lui fait déjà l'objet de nombreuses ana- lyses). De cette lacune, l'université ne semble d'ailleurs pas seule fautive : les créateurs, peut-être justement poussés par l'institution à ce complexe d'infé- riorité, ont également grandement contribué à déprécier leur oeuvre (restant ainsi, sur le plan théorique, en retard par rapport à leur production artistique en acte). Ainsi Brel affirmant un jour que la chanson n'est qu'un art mineur, mais une autre fois qu'elle n'est pas un art du tout. Mon travail va donc consister à m'inscrire en faux, à tenter de démontrer que l'œuvre a échappé à son créateur, l'a dépassé, au point que, malgré son in- crédulité, on puisse envisager qu'il ait contribué à l'avènement d'une ère de la chanson, ou, que l'on me pardonne, d'une ère de l'air. C'est ainsi qu'en termes universitaires cette étude pourrait s'appeler : lyris- me et rhétorique dans l'oeuvre de Brel. Lyrisme, c'est-à-dire inscription de la chanson dans une tradition académique, dont le préambule a essayé de mon- trer que Brel la revivifiait par son oeuvre. Et rhétorique, car l'angle d'approche de cette œuvre sera d'abord stylistique, en ce qu'il cherchera à préciser les structures tant d'une chanson achevée que d'une écriture plus spécifiquement brélienne (ou mieux : y voir une tentative de généralisation théorique à partir de l'exemple des réussites bréliennes). On peut d'ailleurs rappeler ici la définition de la stylistique donnée par Georges Molinié dans l'ouvrage du même titre : "c'est l'étude des conditions verbales, formelles, de la littérarité" 69. L'analyse rhétorique consistera à es- sayer de déterminer les mécanismes formels contribuant à déterminer cette "littérarité" (ou plutôt, à propos de la chanson, poéticité, j'ai déjà expliqué pourquoi...), poéticité appréciée à réception de l'œuvre. La rhétorique ayant été, à l'origine, une codification des techniques de persuasion , je ne pense en effet pas trop trahir le sens du mot en l'appliquant à la technique de production

09 MOLINIÉ Georges, La Stylistique. Paris, P.U.F., coll. Que sais-je, 1991. des effets suscités par une chanson interprétée. Je pense d'ailleurs ne faire ainsi que prolonger la pensée de Michael Riffaterre, par exemple, pour qui : « Le style peut être compris comme un soulignement (emphasis) (expressif, affectif ou esthétique) ajouté à l'information transmise par la structure linguistique, [...] ce qui re- vient à dire que le langage exprime et que le style met en valeur. » 70 Si l'on élargit l'objet à d'autres champs que la linguistique, il me semble en effet que c'est l'analyse de cette mise en valeur qui peut permettre d'évaluer les critères esthétiques de notre plaisir d'auditeurs de chansons. D'où, par consé- quent, une rhétorique tout aussi musicale et gestuelle que textuelle, cela va sans dire après mes longs détours méthodologiques... Une telle défense et illustration de la chanson française contemporaine à travers l'œuvre de Brel suppose évidemment la mise en place d'un support analytique visant d'abord à définir, à l'instar des règles du théâtre classique, les règles d'écriture propres à éclairer, a posteriori, les conditions de réussite poé- tique d'une chanson-maîtresse (il va de soi qu'il ne s'agira pas là de "recettes" d'écriture a priori, les épigones, tels Voltaire, du théâtre classique, témoignent de la vanité de cette seule conformité à des normes préétablies : les règles ainsi posées définissent des conditions de nécessité, mais en aucun cas de suffisan- ce). Mais à l'intérieur de cette grille déterminée à la lumière des réussites et des échecs de Brel, et dont le préambule a déjà signalé les pistes, de la structu- re protase/apodose à la parataxe, jusqu'au typique crescendo brélien, il conviendra donc aussi de tenter de dégager les spécificités bréliennes, considé- rées comme plus ou moins indépendantes du genre poétique adopté. Et ce, même si l'on peut supposer que c'est du fait de la plus grande proximité du genre-chanson avec les constantes de son univers que Brel a adopté ce mode d'expression poétique plutôt qu'un autre : une distinction précise entre ce qui relève purement du genre et l'exclusivement brélien serait donc, bien sûr, non seulement impossible mais injustifiable. L'analyse devra en revanche s'attacher à marquer des tendances, entre les nécessités du genre, communes à différents auteurs, et les procédés spécialement développés par Brel. J'organiserai par conséquent cette étude de la poétique brélienne en quatre temps principaux : d'abord les formes de la concision, trait indéniablement ca- ractéristique de la chanson; brièveté nécessaire (et on a vu combien Brel en a tiré parti pour thématiser l'angoisse des derniers instants), moins finalement du fait des exigences du 78 tours puis de la radiodiffusion, qu'en raison des li- mites spécifiant le genre lui-même : au-delà d'une certaine dimension, les exi- gences de variations rythmiques et mélodiques destinées à éviter tout sentiment de monotonie pour l'auditeur font qu'on bascule du côté de l'opéra... Concision donc : à ma connaissance, il n'existe pas de chanson dépassant sensiblement le quart d'heure, la mise en musique de longs poèmes, tel La chanson du mal-aimé d'Apollinaire, par Léo Ferré, relevant à mon avis plus de l'oratorio que de la chanson proprement dite 71. Cette œuvre est d'ailleurs 70 RIFFATERRE Michael, Essais de stylistique structurale, trad. française, Paris, Flammarion. 1971, p.30-31. 71 FERRÉ Léo, Léo Ferré chante et dirige La chanson du Mal-Aimé de Guillaume Apollinaire. Paris, Bar- clay, 1972, réf.. 829355-2. produite pour le disque, c'est-à-dire en vue d'une écoute réitérable, et non pour une interprétation scénique dont la potentialité me semble être, faut-il le rap- peler encore, l'horizon de toute chanson lors de sa conception. C'est seulement alors qu'elle s'incarne, et que la voix du disque peut devenir chair (ce qui de- meure vrai pour les enregistrements en studio de Brel après ses adieux à la scène : en effet, même en studio, Brel procède à une véritable performance scénique, enregistrée en direct avec son orchestre, qui constitue alors en quel- que sorte un public restreint, mais d'autant plus réceptif). Pour sa part, Brel a d'ailleurs fort bien expliqué ce phénomène d'incarnation lors d'un entretien avec Dominique Arban : « si par malheur on lit Rimbaud et on écoute Debussy ou Ravel, on ne peut plus sérieu- sement croire qu'une chanson est quelque chose de joli. Il faut que, au-dessus de cette chanson, se mêle un corps... une chair enfin... et qui doit éclater pratiquement jusqu'à... jusqu'à tomber. » 72 Superbe plaidoyer pour la chanson reçue : ce n'est qu'ainsi qu'elle peut pré- tendre à la complétude d'une œuvre, sous cette forme organique et donc iné- luctablement condamnée, par sa naissance même, à savoir sa profération incarnée : au terme, cette chute, mais à la beauté paroxystique d'un orgasme symbolique. De fait, les plus longues chansons de Brel n'ont, pour leur part, que très rarement atteint les cinq minutes, jamais les six. On peut certes oppo- ser à cette conception la perfection quasi désincarnée des œuvres, à ce jour contemporaines, de Gérard Manset, conçues pour le seul studio. Mais précisé- ment, leur enjeu ne s'inscrit plus dans la perspective d'une temporalité englou- tissant insatiablement tous les jours de nos vies : chez Manset, le temps est cyclique, karmique, sous influence sud-est asiatique, et la notion de sujet tend à s'évaporer dans ses textes. Avec lui, on sort donc de la perspective de la chanson-monument organique ouverte, on le verra dans quelques pages, par la conjonction des progrès techniques déjà signalés, et d'une diffusion par le music-hall relayée par la radio. L'ère du compact-disc et de sa perfection tech- nique ouvre bien sûr d'autres horizons formels, aux contours encore flous et aux chemins peu fréquentés à ce jour. Mon propre horizon cantologique étant ici borné par son application à Brel (et aux conditions prévalant à l'époque de son activité créatrice), je laisse à d'autres le soin de scruter spécifiquement ces perspectives désincarnées. Pourtant, même à l'ère du compact-disc, les exigences de base restent de saison : faire court, bien sûr, mais aussi, dynamique. Seule une tension interne peut assurer à la chanson la capacité d'entraînement qui lui permettra de se distinguer du flot de ses rivales dans la mémoire et les émotions de ses audi- teurs. Mais à partir des formes de cette tension, on commence à aborder au ri- vage des stratégies d'écriture personnelles : ainsi Brel organisera-t-il la bipolarité de son univers à travers une écriture métaphorique sous-tendant l'opposition entre réel et imaginaire derrière l'écart comparant/comparé. Mais il évitera cette autre forme de tension Qu'est le dialogue, stratégie adoDtée en 72 ARBAN Dominique, BARLATIER Pierre, PETIT Christian, Jacques Brel, Un homme au large de l'espoir, avec la transcription d'un entretien Jacques Brel / Dominique Arban, Abbeville, Les Presses Françaises. 1982. revanche par un de ses successeurs, cher aux cœurs des années 80 : Jean- Jacques Goldman semble un adepte du "tu" dans l'évocation de ses personna- ges, quand Brel adopte le point de vue du "il" ou du "nous". Et ce, même lorsqu'il s'exprime à la première personne du singulier, ce qui est d'ailleurs le plus fréquent : ne pas entendre dans ce "je" une dimension autobiographique; c'est un personnage, un "il", dans lequel Brel, comme un comédien, un inter- prète dans tous les sens du terme, s'incarne, se projette le temps de la repré- sentation. Mais ce n'est pas un autoportrait, j'y reviendrai un peu plus tard. La transition est ainsi ménagée vers la troisième partie de cet essai : l'ana- lyse du mouvement, privilégié aussi bien thématiquement que scripturalement par Brel, et dont la spécificité brélienne réside sans doute dans son choix d'un traitement expressionniste aux visées proprement pathétiques, culminant dans le crescendo. Il sera alors temps d'évoquer les mythes bréliens soulignés par cet expres- sionnisme : un univers déjà évoqué par le préambule de cette étude, univers caractérisé par sa propension à toutes les formes d'images et de rêves, autant de divertissements, et dont l'un des moindres traits ne sera pas la forme ciné- matographique de son écriture.

III. PRÉCISIONS ET PRÉCAUTIONS

Les ambitions ainsi posées, il reste à préciser les détails de la méthode qui permettra de progresser à l'intérieur de cette grille d'analyse. Un parcours thé- matique s'accommoderait peut-être de morceaux choisis piochés dans l'œuvre complète pour illustrer tel ou tel aspect mis en évidence. Mais la perspective d'une vision globale de l'univers brélien, concrétisation en acte d'une cantologie appliquée, et ce au travers des procédés d'écriture définissant cet univers, une telle perspective implique par définition l'exhaustivité de l'examen. Seront donc abordées ici les oeuvres complètes de Brel, autant ses chansons, dont la dimension musicale s'intégrera bien sûr pleinement à l'analyse, que les inédits, sans oublier les films, puisque j'ai déjà signalé la propension de son écriture au cinématographique. Toutefois, par rapport à ce schéma idéal, des impératifs éditoriaux de concision (ici encore !) m'obligeront à ne développer que les œuvres les plus abouties de Brel, et à ne reprendre que de manière allusive les résultats du tra- vail exhaustif tel qu'il a été effectivement proposé dans mon mémoire de thèse, dont cet ouvrage est tiré. La structure demeurera identique, mais seules les ré- ussites les plus représentatives (et souvent les plus célèbres) seront analysées dans leur intégralité. A. D'UNE SPÉCIFICITÉ BRÉLIENNE : Il serait évidemment possible d'aborder ces œuvres complètes dans l'ordre chronologique, d'ailleurs adopté par la plupart des commentateurs de Brel (voir la bibliographie) qui ont survolé l'ensemble de ses chansons. Cette dé- marche permet d'insister sur l'évolution de l'écriture brélienne au fil des an- nées. Mais elle me paraît moins satisfaisante dans la perspective de l'élaboration d'un appareil théorique propre à rendre compte de la poéticité des chansons, d'abord en tant que genre puis en tant qu'oeuvres de Brel, tel que je l'ai envisagé plus haut. A travers cette démarche également, pourra se manifester l'évolution de l'écriture du chanteur : j'ai en effet déjà signalé, lors de l'évocation de Ce qu'il vous faut, le caractère souvent non aboutit des chan- sons de jeunesse de Brel. Elles seront donc citées dans cette étude en tant que contre-exemples préliminaires dans la mise en valeur d'un trait d'écriture pro- pre aux chansons-maîtresses; serviront ainsi de faire-valoir des œuvres dont on peut d'ores et déjà marquer quelques caractères dominants : une expression au premier degré, sans recul, des idéaux du jeune Brel; la vigueur des bons senti- ments - du type chrétien de gauche - y supplée rarement son absence dans l'ex- pression, explicitissime et sans relief : l'abondance des "moi, je" y traduit l'implication de Brel, qui y insère tous ses rêves, sans jamais les remettre en cause. De ce point de vue, l'irruption de Jacques Brel dans la chanson d'expres- sion française, malgré toutes ses faiblesses, marque cependant une nouveauté : l'apparition d'un enjeu moral, de valeurs assumées, dans une tradition qui de- puis le début du siècle oscillait entre la pochade (en particulier le comique troupier), et la romance, elle-même partagée entre le réalisme populaire né dans les rues et porté à son sommet par Edith Piaf, et le lyrisme éthéré d'amours, heureuses ou malheureuses, mais sans aucun arrière-plan social. En fait, on pourrait dire que Brel se situe à un carrefour, à la fois héritier d'une tradition et vecteur d'une nouveauté dans le genre considéré. Pour préci- ser cette place, un bref historique s'impose, pour une vieille pratique dont quelques citations résumeront l'évolution : « Du tam tam au conteur public, de l'aède aux troupes de jongleurs qui se présentaient au pont-levis des châteaux-forts afin d'égayer les soirées, les airs et les paroles, véhicu- lantd'audiences le quotidien de hasard. mêlé à la légende, ont longtemps erré sans feu ni lieu, à la recherche On ne parle pas encore de "chanson" à ce stade mais de scansion : un rythme, un texte. [...] C'est le temps où l'on représente Orphée tenant une lyre à la main. C'est au DC siècle qu'apparaissent, en France, à côté de la savante musique religieuse, les premiers poèmes épiques, les chants lyriques célébrant, en langue vulgaire, la natu- re, l'histoire, l'amour, colportés par les jongleurs, musiciens ambulants appelés plus tard ménestrels. »73 Une analyse de Louis-Jean Calvet peut compléter ce tableau des origines d'une pratique, en en précisant, d'emblée introduits, les enjeux esthético- idéologiques : « Au début, pour nous limiter à l'exemple de la France [...] étaient la rue et la cour. D'un côté la monodie (chant à une voix, sans accompagnement) grâce à laquelle la voix, et donc le texte peuvent se faire entendre, de l'autre la polyphonie. Cette division date du moyen-âge qui créera la distinction entre le jongleur, c'est-à-dire le chanteur des rues, qui joue mais ne "connaît" pas la musique, et le ménétrier (ou ménestrel) des cours, qui interprète une musique écrite et reçoit pour cette fonction un salaire J Cette scission entre musique non écrite et musique écrite explique peut-être que la chanson vienne surtout de la rue alors que la rue produira la "musique" : c'est dans l'ho- mophonie que la chanson, art "roturier", va trouver ses racines alors que la musique, art "raffiné", naîtra de la polyphonie. De là aussi, bien sûr, la façon différentielle dont musi- que et chanson sont aujourd'hui considérées : l'idéologie puise ses racines dans ces ori- gines. » 74 Il s'agit de bien noter cette première grande étape dans la constitution du genre : « Le XIH" siècle verra l'apogée des trouvères et des troubadours. Continuant d'assurer la libre circulation des mots et des images, ils contribueront largement à l'établissement de la musique "mesurée". » 75 En particulier, c'est à partir de cette époque que la rencontre entre signi- fiants textuels et musicaux suscitera le développement de techniques bien adaptées à ce nouvel art à la mode : les figuralismes musicaux. Françoise Fer- rand, par exemple, explique comment, dès le début du XV' siècle, le "manus- crit de Bayeux" atteste de la prescience naissante que l'essor créateur de la chanson devait dépasser le primat textuel ou mélodique traditionnel : « le texte littéraire tend à s'amenuiser de plus en plus au profit de brefs refrains et sur- tout de mots éclatants en onomatopées, en cris d'animaux et ceci bien avant les Cris de Paris et la musique imitative du maître de la chanson parisienne, Clément Janequin. La structure poétique disparaît complètement au profit d'une recherche précise et nouvelle du rapport direct entre les mots et les sons, et du rapport des sons entre eux; ce n'est plus la mélodie qui porte les paroles mais, à l'inverse, les vocables servent d'appui à la production des sons. Sans aucun doute, les nécessités de la performance théâtrale, de la figuration, ont incité les auteurs à inventer ces figuralismes musicaux. » 76 Pour illustrer ce point de vue, on peut citer par exemple la chanson CI de cette anthologie, dont les trois premiers vers proposent une variation sémanti- que sur le même signifiant, my, qui unifie, dans une onomatopée récurrente et reprise en écho par la rime, les deux pôles du couple lyrique, la chanteuse et son doux ami :

73 BÉRIMONT Luc, op. cit. p. 54-55. 74 CALVET Louis-Jean, op. cit. p. 66. 75 BÉRIMONT Luc, op. cit. p. 55. " Chansons des XVe et XVle siècles textes présentés par Françoise Ferrand, Paris, éd. U.G.t., 1986. coll. 10/18. p. 26. Le jeu est soutenu par la mélodie : les deux premiers "my" sont bien sûr chantés à partir d'un "mi" pivot, inaugurant chaque vers, et permettant d'abord une montée en quinte vers le "si" qui le suit, puis, au second vers, en tierce vers un "sol" qui atténue déjà l'ambitus de la déchirure entre les amants; et en- fin ce "mi" prépare la descente en tierce vers le "do" de la tonique, qui ferme le troisième vers. L'ensemble signifiant dessine ainsi une sorte d'étymologie fan- taisiste emphatisée par l'insistance à disjoindre le "my" final d'"amy", de son "a" initial : la rime du second vers le confirme, ce que la femme suggère c'est le chemin de l'amour satisfait, à parcourir "de vous à my" (de vous à moi). En d'autres termes, pour être mon ami, soyez à "my" (à moi) - retrouvailles dans un giron préfigurées par la berceuse et ses récurrences onomatopéiques... Si- gnifié, phonème et figuralisme de la note "mi" convergent ici pour souligner ce chemin, concrétisé par la mélodie, le mouvement des notes, que n'aurait pu dessiner le seul jeu phonétique d'un poème. Cinq siècles plus tard, la théâtralité expressionniste de Brel relèvera de la même veine, par exemple lorsqu'il figurera à la fois la démarche et l'insigni- fiance des bigotes peintes dans la chanson du même titre, par la convergence d'une allitération et d'une montée diatonique 77 :

La liaison fait entendre : "tapetipa", récurrence "tptp" avec, en écho sous- jacent, un "tout petit peu" plein de l'insignifiance de ces bigotes; mais surtout,

77 Les Bigotes. 1962, 0. 1. p. 224-225; partition dans : 40 chansons de Jacques Brel, Bruxelles, éd. Pou- chenel, sans date. la convergence musicale vient élargir l'enjeu de cette caricature phonétique : par le rythme d'abord, quatre croches pour "-ssent à petits", suivies par une noire pointée qui souligne le "pas" en finale du vers (syllabe bien sûr accen- tuée, au premier temps de la mesure) ; par le mouvement mélodique ensuite : une montée diatonique d'une quarte, de la tonique, sol, à la sous-dominante, do, montée qui tourne court, au lieu de s'achever, en un sommet, à la domi- nante : le mouvement s'inverse, en signe d'incapacité, de petitesse et de médio- crité, pour redescendre à la tierce, au si, inaboutissement qui prend place évidemment sur la syllabe accentuée déjà soulignée. Conséquence de cette convergence des effets : la démarche devient symbolique, figurant tout autant que signifiant l'inachèvement constitutif de l'existence des bigotes. D'autant que le mot emphatisé par le rythme et la redescente mélodique, ce mouvement d'anéantissement, se trouve alors éclairé d'un second sens : ce "pas", c'est la né- gation, le néant à quoi précisément se réduit cette vie qui avait cru s'élever; un parcours médiocre et sautillant, sans envolée ni noblesse pour le justifier aux yeux de Brel, et qui, comble d'ironie, ne mène à rien ! Un autre aspect de cette période glorieuse de la chanson française qui com- mence au XIIIe siècle, me semble préfigurer un des traits du parcours person- nel de Brel. D'une part, en effet, le pouvoir culturel tente d'opposer une résistance théorique à la vogue qui diminue son audience traditionnelle : « L'Eglise, pour qui la musique ne peut être qu'un moyen de prière, s'élève contre cette mode nouvelle{...] . » 78 Mais d'autre part, de même que pour certains, à partir du milieu du XX" siècle, le poétique ne passera plus nécessairement par le poème, de même au XIVe siècle, les valeurs morales de l'Église trouveront un relais inattendu dans la pratique profane des derniers troubadours. En effet, nous apprend Jean Beck : « Comme [...] les écoles n'étaient pas fréquentées exclusivement par de futurs clercs, mais aussi par de jeunes nobles, il est naturel de supposer que l'enseignement des ab- bayes limousines (Saint-Martial, Saint-Léonard et autres) a exercé une influence prédo- minante sur la musique profane. Cette supposition deviendra une certitude, quand nous aurons constaté que les plus anciennes compositions musicales des troubadours sont d'inspiration religieuse. La seule chanson de Guillaume de Poitiers dont la musique se soit conservée (il s'agit d'un troubadour peu religieux pourtant) a les allures d'une hym- ne (pus de chantar m'es près talens), à ce point qu'elle a pu trouver place dans un drame religieux (Mystère de Sainte Agnès). Les chansons de Marcabru témoignent, à l'excep- tion d'une pastourelle, de la même inspiration musicale. Il n'en est pas autrement de celles de Jaufre Rudel, de Pierre d'Auvergne, de la poétesse Béatrice de Die, de Bernart de Ventadour et de la plupart des troubadours jusques et y compris le dernier, Guiraut Riquier (1254-1292) . » 79 Et les biographies de nombreux troubadours font allusion à leur éducation monastique. D'ailleurs, ce mouvement du sacré vers le profane ne s'effectuera pas dans un seul sens : à l'inverse de l'évolution musicale, l'inspiration des troubadours va peu à peu se tourner du côté religieux. Une note de l'Anthologie des

78 BÉRIMONT Luc, op. cit. p. 55. 79 BECK Jean, La Musique des Troubadours, Paris, 1910; réed. Genève, Slatkine Reprints, 1976, p.23. Brel poète? Allons donc, un chanteur... L'Académie Française semble encore en être là, elle qui refusa de prendre en considération la candidature de Charles Trenet. De fait, notre Université a une longueur d'avance sur notre Académie: depuis 1968, certains professeurs acceptent de diriger des maîtrises concernant des chanteurs. Mais le champ est encore en friche et, à l'antériorité, Stéphane Hirschi figure dans le peloton de tête. Créant la cantologie, il considère la chanson poétique de notre siècle comme un phénomène global, car on ne peut sans perte et dégâts irréparables, dissocier mélodie, paroles, voix, gestuelle. Hirschi propose, après l'avoir posée sur Brel, une grille d'analyses qu'on peut coller et caler sur d'autres chanteurs. Ce cantologue use d'instruments techniques, et certains concepts peuvent rebuter, mais en cantologie comme en philosophie, il est parfois nécessaire, pour bien définir et cerner, d'employer certains termes: protase, apodose, parataxe... Au lecteur de bonne volonté, je proposerais un mode d'emploi de ce livre: après avoir écouté les 90 premières pages, qu'il prenne sa chanson préférée chez Brel. Il la réécoute. Puis il lit les pages que Hirschi lui consacre. Après, ce même lecteur réécoute cette même chanson sur cassette, compact, ou, mieux, sur vidéo. J'en ai fait l'expérience: aucun doute que les suggestions, les dissections de Hirschi font ressentir l'oeuvre, cette chanson, approfondissent et modifient la perception du lecteur-auditeur-spectateur pris et repris par son compositeur-écrivain-chanteur-interprète. Enthousiaste et précis, le cantologue — vous voyez, le mot n'est pas si barbare — pose des questions simples devant chaque chanson: qu'est-ce, pourquoi, comment... Elles exigent des réponses complexes. Hirschi les donne avec finesse, générosité et chaleur. Olivier TODD Dans la même collection: C. Letellier, Léo Ferré, l'Unique et sa solitude.

Jacques Brel — Chant contre silence est la version remaniée d'une thèse de doctorat ès lettres soutenue en 1992 à l'Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de M. Robert Mauzi. Agrégé de lettres classiques, lecteur de français cinq ans au Japon puis en Thaïlande, et enfin enseignant dans des collèges de banlieue,Stéphane Hirschi est aujourd'hui maître de conférences à Valenciennes.

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