Université de Lyon Université Lumière Lyon II Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Du cynisme comique au pessimisme révolté : essai d’analyse sur les rapports de domination dans les œuvres de jeunesse d’ (1945-1950)

Jacques de Chauvelin

Mémoire de Master

Récits, médias, fiction : comprendre et analyser

2016-2017

Sous la direction de Jean-Michel Rampon

Membres du jury Jean-Michel Rampon, Maître de Conférences à l’Institut d’Études Politiques de Lyon Max Sanier, Maître de Conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Soutenance le 4 septembre 2017

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Sommaire

Remerciements ...... 6 Avant-propos ...... 7 Introduction ...... 9 La critique de la société traditionnelle suédoise dans les premiers films d’Ingmar Bergman : Un tableau cynique des clivages et des rapports de domination...... 18 Chapitre 1 : Une société construite autour de clivages : analyse des rapports de domination dans les premiers films d’Ingmar Bergman...... 20 a. Le conflit générationnel dans Crise et Ville Portuaire...... 21 b. Tranquillité villageoise contre perversion de la ville, interprétation d’une opposition assumée et dépassée...... 24 c. Les oppositions de classes chez Bergman : ...... 27 Chapitre 2 : Les femmes, figures de la rébellion viscérale ...... 32 d. Quel statut pour l’héroïne bergmanienne ? Du quasi objet à la femme en révolte contre son destin...... 32 e. L’exploitation de la femme par la femme...... 35 f. Ingmar Bergman, un féministe ? ...... 37 Deuxième Partie : Une représentation brutale du monde : la « caméra-bistouri » au service d’une philosophie pessimiste...... 44 Chapitre 3 : La codification de la violence dans l’art de filmer ...... 46 a. Les formes de violence dans les films de jeunesse de Bergman : l’omniprésence du symbolisme ...... 46 b. Le conflit entre Ingeborg et Jenny dans Crise, illustration du langage filmique au service de la représentation des rapports de domination...... 49 c. Le gros plan, procédé en voie de devenir une marque de fabrique du cinéaste...... 52 Chapitre 4 : Tragique, théâtralité et standards du cinéma : désamorcer et exagérer la violence...... 56 d. Fiction dans la fiction et Captatio benevolentiae ...... 57 e. La résolution : pessimisme contre nécessité du happy ending...... 61 Chapitre 5 : Le cheminement philosophique d’Ingmar Bergman – s’affranchir du nihilisme par l’art ...... 64 f. Nihilisme et existentialisme chez Bergman ...... 65 g. L’incommunicabilité et la faillite des rapports humains ...... 67

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h. Vers la Joie, film étape dans le cheminement philosophique de Bergman ? ...... 68 Conclusion ...... 71 Bibliographie...... 74 Filmographie d’Ingmar Bergman ...... 78 ANNEXES...... 80 A- Biographie d’Ingmar Bergman ...... 80 B- Résumé des films étudiés : ...... 87 Déclaration anti-plagiat ...... 95 Résumé ...... 96

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Remerciements

Pour ce mémoire,

Je tiens tout d’abord à remercier Jean-Michel Rampon, maître de conférence à l’IEP de Lyon et directeur du séminaire « Récits, médias, fiction: comprendre et analyser ». Son aide m’a été précieuse pour redéfinir mon sujet d’étude, tandis qu’il m’a également permis de le traiter avec une grande liberté. Je souhaite ensuite adresser mes remerciements les plus vifs à Jacqueline Lanteri et Jean-Louis Renault sans qui je n’aurais pas pu avoir accès à tant de ressources documentaires et de films du « magicien du nord ». Enfin, j’exprime ma plus profonde gratitude envers mes relectrices, Laure et Dorine, pour leur patience ainsi que pour leur soutien moral.

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Avant-propos

Je ne connais les films d’Ingmar Bergman que depuis peu. C’est dans le cadre d’un cours sur l’Histoire de la mort au Moyen-âge que j’ai vu pour la première fois Le Septième Sceau (1957). J’ai immédiatement été saisi par la force de ce film et sa virtuosité stylistique. Quelques temps après je découvrais Les Fraises sauvages, film tourné quasiment à la même époque mais totalement différent, à la fois beau et triste, naïf aussi tout en ayant une dimension métaphysique vertigineuse. En explorant peu à peu ses films, je m’apercevais de la portée sociale, psychologique et philosophique de son œuvre. Finalement je décidais d’écrire mon mémoire sur le « magicien du nord » en me focalisant sur une partie quelque peu oubliée, parfois décriée, de sa filmographie : ses premiers films. Le réalisateur aux cinquante long-métrages, soixante-et-onze années de carrière, n’est célébré que pour une partie de son œuvre tandis que nombre de ses films tombent dans l’oubli, deviennent presque introuvables. Il m’a semblé qu’écrire ce mémoire permettrait, outre le fait d’apporter une interprétation sur les premières productions de Bergman, de rendre un hommage à l’ensemble de son travail. Qui a vu plus d’un film de Bergman reconnaîtra certains éléments d’intrigue communs, des visages d’acteurs de prédilection et des lieux favoris. Peu de cinéastes ont créé leur propre univers individuel comme Bergman a su le faire à travers l’usage de thèmes récurrents, d’outils stylistiques qu’il s’est approprié au fil du temps comme autant de marques de fabrique. Travailler sur son œuvre immense demande à la fois une posture d’humilité et un recul nécessaire, tant le génie lui-même semble s’affranchir de ce qui définit l’essence de ses productions.

Ainsi dans une interview à la télévision suédoise en 19881 sur son film Fanny et Alexandre (1982) il répond au journaliste Nils Petter Sundgren : « N. Sundgren : Tu es devenu célèbre dans le monde entier pour ton pessimisme et connu comme un des réalisateurs les plus lugubres. Et puis tu sors ton dernier film qui est si sensuel et heureux…

I. Bergman : En fait, je suis un joyeux luron. Durant toutes ces années il m’est arrivé de faire les quatre cent coups et je me suis beaucoup amusé. Comme le dit Strindberg dans Le Chemin de Damas : « En dépit de ma mélancolie bien compréhensible, je n’ai jamais rien pris au sérieux » […] Même si on décrit et on ressent toute la saloperie du monde, déjà du seul fait qu’on

1 Interview du 18 décembre 1988, retransmise en dans l’émission Cinémas, cinémas. http://www.ina.fr/video/CPB89012045

7 s’assied pour la décrire, qu’on pose sa plume sur du papier ou installe sa caméra il y a déjà dans cela une jouissance qui fait qu’au fond on éprouve de la joie même à décrire des choses effrayantes. »

Cette réponse surprenante mais pleine de sens du cinéaste distille la substance même de ce qui fait l’originalité du cinéma bergmanien.

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Introduction

Si certaines œuvres d’Ingmar Bergman sont connues comme des chefs- d’œuvre, à l’instar des Fraises Sauvages (1956), de Persona (1966), ou encore de Cris et Chuchotement (1972), les films de ses débuts en tant que réalisateur et/ou scénariste sont pour le moins méconnus. Ainsi les films qu’il a réalisés entre 1945 et 1952 sont dans un premier temps diffusés seulement à l’échelle nationale, ne faisant l’objet d’aucune adaptation en français avant les années 70 et son installation durable dans le paysage du cinéma international. C’est son film Monika (1952) qui a en premier attiré l’attention des critiques étrangers qui y voient une forme d’exotisme où la liberté de la femme et la liberté sexuelle plus particulièrement sont abordées directement face à un cinéma français encore marqué par un certain conservatisme. Bergman lui-même semble garder un mauvais souvenir de ses premiers essais cinématographiques, se reprochant tour à tour son inexpérience en termes de techniques et le succès limité de ses œuvres à leur sortie. A ce titre l’évocation du four du Bateau pour les Indes (1947) reste pour lui un souvenir particulièrement douloureux qui s’est accompagné d’une volonté de renier en partie ces films que la critique a incendiés à leur sortie. Cependant d’autres comme Crise (1945) ou La Prison (1949) rencontrent un certain succès à l’échelle nationale, bien que le réalisateur éprouve de graves difficultés avec la Svensk Filmindustri2 et qu’il doive se tourner vers d’autres financeurs comme Nordisk Tonefilm ou encore Terra Films (deux sociétés liées au producteur Lorens Marmstedt). Or ces films sont peu étudiés par les critiques, voire très mal connus, comme en témoigne l’inexactitude des articles décrivant ces films sur internet ou encore les résumés qu’en fait Raymond Lefèvre en 1983 dans son ouvrage rétrospectif Ingmar Bergman. Ainsi son résumé3 de Ville Portuaire (1948) est tout à fait déconnecté de la réalité du film et ressemble plus à une analyse pleine de partis-pris qu’à un compte-rendu fidèle4. On en vient parfois à se demander si

2 La Svensk Filmindustri est la principale société publique de production et de distribution de film en Suède jusque dans les années 70. Elle est notamment propriétaire de la Filmstaden (Cité du cinéma), le plus grand studio du pays situé à Rasunda (nord de ). Son prestige décline progressivement et elle est rachetée en 1984 par Bonnier AB, grand groupe de média dano-suédois. 3 LEFEVRE Raymond, Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983, p.39. 4 On notera à propos de nombreux ouvrages sur Bergman la grande imprécision qui règne quand il s’agit d’évoquer ses premières œuvres, que ce soit à propos des intrigues, des acteurs, de la distribution, amenant même à des contresens. Note : Par souci de compréhension, le titre des films est toujours mentionné en français, mais le titre original en suédois est précisé en annexe (voir Résumé des films étudiés). L’année de sortie en salle du film suit toujours le nom du film lorsqu’il est mentionné pour la première fois dans un chapitre. Au vu de l’importance des acteurs chez Bergman, leur prénom et nom suit toujours ceux du personnage qu’ils incarnent quand ils sont mentionnés pour la première fois dans un chapitre.

9 l’auteur a vu le film, alors même que ses analyses se révèlent pertinentes dans d’autres cas. La difficulté du critique à aborder ce film en particulier montre certainement une méconnaissance générale des œuvres de jeunesse de Bergman et témoigne d’une tendance observable chez de nombre d’auteurs à catégoriser bien vite ces films comme de simples « essais » de jeunesse n’ayant pas le mérite de figurer au même niveau que les œuvres postérieures, plus mûries, du réalisateur. Peter Cowie, historien du cinéma anglais, qui fournit pourtant une biographie critique de référence sur Bergman ne s’attarde guère sur cette production, ne mentionnant même pas Crise. La position de Bergman est elle aussi pour le moins ambiguë, on le sent lié à ces films par une certaine affection qui ne l’empêche pas de les analyser avec un regard acerbe et une forme d’autocritique. Le positionnement qui sera le nôtre consistera à reconsidérer tout d’abord la beauté et la profondeur de ces films qui portent en eux les prémisses de ce qui fera le succès international du cinéaste. En effet ils sont d’ores et déjà marqués par ses principaux thèmes de prédilection, à savoir les femmes, l’amour et l’obsession pour la mort. Le pessimisme macabre y est accru par la fougue de Bergman à cette époque et sa rébellion contre la société traditionnelle suédoise, celle de ces parents avec lesquels il est en rupture. Afin de mieux saisir l’influence de son milieu sur Bergman, nous avons fait figurer en annexe une courte biographie présentant sa vie et son parcours artistique (p.80).

Les débuts d’Ingmar Bergman, un réalisateur sous influences

Bergman développe au cours de sa jeunesse une forme de panthéon des figures littéraires, philosophiques et cinématographiques qui l’influencent tout au long de sa carrière. Ainsi les œuvres du dramaturge August Strindberg (1849- 1912) figurent parmi ses œuvres de prédilection et il n’aura de cesse de les monter dans les différents théâtres qu’il dirige durant sa carrière (onze pièces pour le théâtre, huit pour la radio et deux pour la télévision). On peut pointer l’importance de deux œuvres en particulier, Le chemin de Damas (1898) et Le Songe (1901), où se mêlent à la fois réalisme et symbolisme qui influenceront fortement le cinéaste. Il possède dès son adolescence l’ensemble des œuvres du dramaturge et c’est par son œuvre qu’il se fascine pour le théâtre : « Lorsque j’ai eu douze ans, on me donna la permission d’accompagner un musicien, qui jouait du célesta derrière la scène dans Le Songe de Strindberg. Cette expérience fut pour moi comme un embrasement. Soir après soir, caché

10 dans la cabine du machiniste, j’assistai à la scène de ménage entre l’avocat et la Fille d’Indra. C’était la première fois que j’éprouvais la magie du comédien. »5

Le critique littéraire Egil Törnqvist pointe les similitudes entre les pièces de Strindberg et les films de Bergman, notamment dans l’existence de thèmes qui entrent en résonnance : les triangles amoureux, la fascination pour la mort et l’onirisme6. La ressemblance est poussée jusqu’à des échos sur le plan textuel, des personnages bergmanien répondant à des personnages de Strindberg. Ainsi dans La Danse de la mort (1900), le personnage du capitaine déclare après une crise cardiaque: « Pensez-vous que je vais mourir ? » Ce à quoi répond Kurt : « Vous mourrez comme tout le monde. Il n’y aura aucune exception dans votre cas. » Dans Le Septième Sceau, l’acteur Skat (Erik Strandmark) confronté à la Mort incarnée partage cet échange : « Skat : N’y a-t-il pas des exceptions pour les acteurs ? La mort : Non, pas dans ce cas. Skat : Pas d’échappatoire ? Pas d’exceptions ? »7 Ainsi August Strindberg est de loin l’influence la plus notoire sur le plan littéraire et théâtral sur le cinéaste. Bergman apprécie également Shakespeare et Molière dont il montera de nombreuses pièces au cours de sa carrière, mais les influences sont bien moindre sinon sur l’aspect farcesque de certaines de ses œuvres. Le dramaturge norvégien Henrik Ibsen figure aussi dans les influences de Bergman dont la mise en scène d’Une maison de poupée (1879) en 2003 constitue l’une de ses dernières représentations théâtrales. Dans son autobiographie, il cite sur le plan littéraire et philosophique l’influence de nombreux auteurs qu’il lit très jeune : « J’ai toujours plongé dans les livres, je lisais souvent sans comprendre, mais j’étais sensible aux accents ; Dostoïevski, Tolstoï, Blazac, De Foe, Swift, Flaubert, Nietzsche et, comme je l’ai déjà dit, Strindberg. »8

5 BERGMAN I. Laterna Magica. Ed. Gallimard, Paris, 1992, p.50.

6 TÖRNQVIST E. « Strinberg in Bergman », 20 novembre 2012. http://www.ingmarbergman.se/en/universe/strindberg-bergman

7 STRINDBERG A. La Danse de la mort. Ed. Circé, Paris, 2007 (1900), p.31.

8 BERGMAN I. Laterna Magica. Ed. Gallimard, Paris, 1992. p.153.

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Il découvre le cinéma grâce à sa grand-mère qui l’emmène voir les films muets français et suédois. Il est subjugué par les œuvres de Méliès et des réalisateurs scandinaves, notamment celles de Victor Sjöström (avec qui il collaborera dans Vers la joie (1950) et Les Fraises Sauvages (1957)) avec La Charrette fantôme en 1921 qu’il considère comme l’une des œuvres les plus marquante de sa jeunesse. Mauritz Stiller a également une influence notable sur le cinéaste. Le muet est pour lui une forme d’incandescence pure du cinéma où seule l’expressivité du visage remplace toute communication : « J’ai grandi avec le muet et, c’est une banalité de le dire, mais le muet était sur la voie de devenir un art, parce que l’art cinématographique vous apportait la plus extraordinaire scène de théâtre : le visage humain. […] Le visage humain dans le cinéma muet… un visage, une ombre sur l’écran, qui soudain se tourne et vous regarde… c’est la chose la plus importante dans l’art cinématographique. Vous pouvez voir les yeux, les milliers de petit muscles, la peau, le nez. Et vous n’êtes pas dérangés par le son, vous êtes vous-même créateur. »9

Cette fascination pour le cinéma muet explique bien des choix scénaristiques et stylistiques dans l’œuvre de Bergman où le silence a une place toute particulière, donnant même son nom à un film de 1963. Bergman voit aussi les œuvres de l’allemand Friedrich Murnau et du danois Carl Dreyer où il puise une partie de son obsession pour les visages et pour les femmes. Le réalisme poétique français de Marcel Carné10 touche fortement Bergman, ce qui est clairement perceptible dans des œuvres comme La Prison (1949), ou La Soif (1949) qui se font porteuses d’une vision désabusée et d’une forme de fatalisme. Mais au niveau du style, c’est surtout Crise (1945) et Il pleut sur notre amour (1946) qui se rapprochent le plus du style du réalisateur français (et cela jusqu’à la copie quasi parfaite). Le naturalisme, notamment incarné par Roberto Rosselini, a eu une très forte influence sur ses premiers films où il tente d’imiter son esthétique en tournant de nombreux plans en extérieurs. Les grands sujets bergmaniens se retrouvent chez des auteurs qui l’ont façonné et lui ont communiqué une passion pour des thèmes qui deviendront ses motifs de prédilection. Bergman construira tout au long de sa carrière un style personnel influencé par ces auteurs, mais dans ses premiers films, le jeune cinéaste est particulièrement sensible à ses modèles et notamment au néo-

9 ASSAYAS O. & BJORKMAN S. Conversation avec Bergman. Ed. Petite bibliothèque des cahiers du cinéma, Paris, 1990, p.39

10 A l’occasion de la sortie de Le Jour se lève (1939), Bergman écrit : « Je ne sais pas d’où vient la magie de ce film : la mise en scène ? La musique qui vous reste dans la tête ? Le drame ? Le jeu des acteurs ? Tout cela ensemble ? […] Il n’y a qu’une seule chose à dire de ce film français : c’est un chef d’œuvre ! » in DUNCAN P. Les archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Cologne, 2008. p.16.

12 réalisme dont les codes sont clairement adopter jusqu’à Ville Portuaire (1948). Il tend à s’en affranchir par la suite. Les influences sont là, mais Bergman se les approprie à coup sûr. Olivier Assayas, dans le commentaire final de Conversation avec Bergman, délivre cette analyse pertinente :

« D’abord dans l’euphorie de la facilité, celle du jeune homme à qui tout réussit. Pétri de cinéphilie, encombré des images du cinéma de genre soit-il américain ou français – il pastiche, pille, avec une virtuosité jamais dépourvue de profondeur. Car tout de suite son regard est là, son authentique personnalité est formée et imprègne le matériau, quel qu’il soit »11

Mise en contexte : la Suède des années 40, un pays en difficultés économiques traversant une crise sociale. Au début de la seconde guerre mondiale la Suède fait partie de ces nations qui souhaitent rester neutres, et dans les faits elle le reste tout au long de la guerre. Le gouvernement ne réagit pas à l’invasion du Danemark et de la Norvège de crainte de voir son pays à son tour envahi. Cependant la neutralité n’est rendue possible que grâce à une forme de collaboration passive avec le IIIème Reich d’Hitler, ou tout du moins une forme de complaisance face au nazisme qui marquera et divisera profondément le pays dans les années suivantes. Ainsi l’armée allemande est autorisée à traverser le pays via les chemins de fer pour rejoindre la Norvège et de nombreux volontaires iront rejoindre l’armée finlandaise lors de la guerre d’Hiver (novembre 1939 à mars 1940). De plus la Suède reste un partenaire économique de premier plan pour le Reich coupé de nombreuses ressources à cause de l’embargo allié. Le pays permet aussi une forme de blanchiment des spoliations nazies. Mais les autorités suédoises restent cependant en contact secret avec les alliés, ce qui leur permet d’échapper à d’éventuelles sanctions à la fin de la guerre. Sur le plan démographique la Suède gagne près d’un million d’habitants en dans la décennie 1940 et connait une forme de baby-boom précoce. Cette augmentation est aussi due à l’exode de populations venues d’Allemagne pour fuir le régime mais également des juifs danois ou encore des enfants finlandais mis à l’abri contre une éventuelle invasion soviétique. Mais le climat économique d’après-guerre est difficile et même si le pays n’a pas connu les combats, les tickets de rationnement sont maintenus jusqu’en 1947. Sur le plan social et politique l’opposition entre pro et anti nazis reste forte. Un gouvernement est formé par l’union de quatre parties « démocratiques » excluant les communistes

11 ASSAYAS O. & BJORKMAN S. Conversation avec Bergman. Ed. Petite bibliothèque des cahiers du cinéma. Paris, 1990, p.118.

13 et après la guerre c’est la sociale démocratie de Per Albin Hansson qui l’emporte. Il s’en suit une période de réformes importantes visant notamment à mettre en place un état plus interventionniste, précurseur du modèle actuel. Si l’avortement avait été autorisé en 1938 pour certains cas, la question reste taboue et ce n’est qu’en 1963 qu’il est totalement légalisé. Des figures de la nouvelle vague littéraire suédoise émergent alors à l’exemple de Stig Dagerman, anarchiste et poète, qui tout en étant farouchement opposé au nazisme rend compte de la misère dans l’Allemagne d’après-guerre. Au cinéma s’illustre des figures comme Gustaf Molander et Alf Sjösberg, par ailleurs maîtres et collaborateur de Bergman par la suite.

Ingmar Bergman laisse à la postérité de nombreux ouvrages, dont son autobiographie Laterna Magica (1987) constitue un texte clé, de même que des commentaires sur ses productions filmiques à travers Images (1990). Son autobiographie est honnête sans pour autant toujours refléter la réalité, d’autant que l’auteur y laisse largement transparaître ses émotions et sa détestation pour certains de ses collaborateurs. Bergman est également l’auteur de nombreux textes de réflexion sur ses œuvres et sur d’autres auteurs, parus tout au long de sa vie dans des revues littéraires et cinématographiques. L’historien du cinéma Peter Cowie livre une biographie critique12 qui permet de comparer et d’atténuer parfois les propos de Bergman. Les archives Ingmar Bergman (2008), publiées après sa mort, sont issues d’un travail sur les archives du réalisateur autorisé par la Fondation Bergman13 et constitue également une mine d’informations brutes sur un ensemble de documents de travail, permettant de voir comment la technique du réalisateur a évoluée. La Fondation Bergman prépare quant à elle le jubilée de la naissance du réalisateur (juillet 2018) et alimente à cet effet son site internet14 de nombreuses références et articles bien documentés. Enfin, de nombreux articles dans des revues de cinéma portent sur la filmographie de Bergman. Ceux qui nous ont été utiles sont listés en bibliographie.

Notre étude se penche sur les huit premiers films d’Ingmar Bergman de 1945 à 1950. En annexe figurent les résumés de ces films ainsi que les détails de production et de casting (p.87). Cette productivité qui marque la carrière entière du réalisateur n’est cependant pas signe dans ses premières années d’une réussite toujours égale. Comme nous l’avons souligné auparavant, certains

12 COWIE P. Ingmar Bergman, biographie critique. Ed. Seghers, Londres, 1986.

13 La Fondation Bergman est une association chargée de la protection de la mémoire du cinéaste et plus particulièrement de ses archives. Elle est codirigée par plusieurs institutions théâtrales et cinématographiques telles que l’Institut Suédois du film, le Dramaten de Stockholm ou encore la Svensk Filmindustri. En 2007, les archives Bergman sont ajoutées à la liste du patrimoine mémoriel de l’UNESCO. Pour plus d’informations : http://www.ingmarbergman.se/en/ingmar-bergman-foundation

14 www.ingmarbergman.se

14 de ces films rencontrent une mauvaise réception et une critique mitigée voire incendiaire. De plus Bergman ne donne des scénarios de son inspiration même que dans deux d’entre eux (La Prison et Vers la Joie). A ce propos, il faut néanmoins souligner qu’en tant que scénariste il en vient à modifier et à s’approprier les œuvres originales en y incluant des réflexions qui lui sont propres et en donnant à l’écran un résultat marqué par sa propre esthétique. Il dira par exemple à propos de l’élaboration du scénario de Bateau pour les Indes (1947) à partir de l’œuvre de Martin Söderhjelm : « En deux semaines à peine, le scénario était terminé. Il ne restait pas grand- chose de la pièce de Martin Söderhjelm. »15

Les films de jeunesse, pour nommer ainsi ceux de la décennie 1940, ont en commun de mettre en scène des jeunes gens, des amoureux issus en général de milieux populaires confrontés à des situations tragiques. La comédie, qui apparaît furtivement mais de manière régulière dans l’œuvre du cinéaste, ne transparait ici qu’à travers des scènes de ridicule. Cette trame commune à ces films se retrouve dans de nombreuses autres œuvres des années 50 mais passe par la suite au second plan. La différence est cependant au niveau du dénouement qui tend à devenir plus heureux là où il est tragique ou faussement rassurant dans les années 40. Ainsi les premières œuvres du réalisateur constituent un ensemble cohérent sur les plans du schéma scénaristique et de la réflexion sociale et philosophique. On peut opérer le découpage suivant en trois sous-périodes : - De Crise (1945) à Ville Portuaire (1948), dominance du mélodrame avec une forte résonance cynique. - De Ville Portuaire (1948) à La Soif (1949), éclosion du drame Bergmanien, avec un crescendo dans le désespoir. Ce sont des films beaucoup plus « sérieux », Bergman est ici pleinement impacté par l’esthétique du réalisme italien et par la philosophie existentialiste. Le personnage doit prendre en main son destin mais échoue dans l’enfer terrestre. - Vers la Joie (1950), film charnière, dans lequel le drame est omniprésent mais Bergman envisage une sortie optimiste par l’art (ici la musique) et l’évocation des souvenirs heureux. Dans sa structure, ce film ressemble à beaucoup de ceux la décennie 1950, notamment Jeux d’été (1951). On verra donc comment ces films donnent à voir une vision pessimiste, quasiment nihiliste du monde aussi mais profondément révoltée. De fait, le nihilisme naît d’une forme exacerbée de révolte et de la constatation de l’impossibilité d’une résolution. Cependant ce parti-pris philosophique débouche à une impasse idéologique et à l’apolitisme du réalisateur. Mais le non- engagement politique de Bergman n’est pas remis en cause. Il déclare lui-même qu’il ne souhaite plus jamais prendre parti après sa période adolescente de

15 BERGMAN Ingmar. Images. Ed. Gallimard, Paris, 1992, p.132.

15 fascination pour le nazisme. Son aveuglement de l’époque et la découverte de l’horreur du fascisme allemand et notamment de la solution finale ont eu un effet immédiat sur lui: « […] Une étrange décision mûrit lentement en moi : jamais plus de politique. Ce n’est évidemment pas cette décision que j’aurais dû prendre. »16

Le non-engagement politique est donc assumé et a été la source de critiques pour des commentateurs qui voient en Bergman un réalisateur bourgeois seulement intéressé par l’exploration des sentiments. Ainsi Bo Widerberg, critique et figure de la nouvelle vague suédoise dans les années 60, reproche à Bergman de manquer de « responsabilités » dans son texte Visions pour le cinéma suédois (Visionen i svensk film, 1962)17. Mais en dépit de cela Bergman porte au travers de ses premières réalisations une forme de revendication sociale sourde contre la société dans laquelle il a grandi et dont le conservatisme à la fois social et religieux est un carcan pour la jeunesse dont il est alors un représentant. La citation précédente montre l’ambiguïté du positionnement de Bergman. Si a posteriori il a pu regretter, il se peut également que sa neutralité politique n’ait pas été effective dans la réalité. Finalement le champ de sa pensée politique se serait décalé sur une critique sociale, également plus propre à refléter sa contestation de l’ordre établi et extrêmement codifié dans lequel il a grandi et contre lequel il est alors en crise aiguë. Ce carcan social a pour conséquence une violence à la fois symbolique et physique qui rejaillie sur les oppressés, donnant lieu à une récurrence des thèmes comme le suicide (Crise, La prison), l’avortement (Ville Portuaire, La soif, La Prison) et plus généralement la frustration et la jalousie. L’étude des rapports de domination sera omniprésente dans notre analyse tant ils sont présents à la fois dans les scripts et à l’écran par des procédés filmiques. Nous verrons également comment cette critique repose sur un ensemble d’oppositions qui reflète les contradictions de la société suédoise d’après-guerre, entre aspiration au changement et forte influence des valeurs traditionnelles et notamment de la religion luthérienne. Notre principale hypothèse avance donc que les premiers films de Bergman, plus que ses suivants, incarnent une forme de critique acerbe envers la société traditionnelle et bourgeoise. Bergman remue les fondements de la société luthérienne suédoise en traitant de matière décomplexée des sujets comme la sexualité, le suicide ou l’avortement. Il ne se permet en aucun cas de porter un quelconque jugement de valeur explicite, en accord avec une esthétique réaliste. Cette proximité au réalisme, dont Bergman tend déjà à

16 BERGMAN Ingmar, Laterna Magica. Ed. Gallimard, Paris, 1992, p.170.

17 On peut à propos de la rivalité Widerberg/Bergman citer ce passage de Laterna Magica, particulièrement incendiaire et que lui laisse Bergman, sans toutefois le nommer directement : « Et il est vrai qu’il s’est anéantit lui-même par ses écrits de plus en plus pitoyables, n’empêche que j’irai danser sur sa tombe et que je lui souhaite des éternités et des éternités d’enfer, où il lira ses articles. » p.210.

16 s’affranchir, amène à poser un leitmotiv philosophique qui reviendra tout au long de son œuvre, celui de la relativité du mal. Notre étude portera principalement sur deux des huit films fait par Bergman à cette époque, Crise (1945) et Ville Portuaire (1948). Ces deux œuvres sont les plus révélatrices des tendances que nous souhaitons démontrer. Ainsi Il pleut sur notre amour (1946), Bateau pour les Indes (1947) et Musique dans les ténèbres (1948) seront moins évoqués, tandis que La Prison (1949) et La Soif (1949) seront examinés pour montrer la prégnance de l’existentialisme chez Bergman alors que Vers la Joie (le dernier de la décennie 1940) sera étudié de manière conclusive comme le point d’aboutissement d’une première réflexion à la fois filmique et philosophique de Bergman. En effet, ce dernier film tout en étant tragique dans son contenu marque l’ouverture d’une nouvelle période de réflexion philosophique pour le réalisateur, une transformation issue d’un mûrissement de la pensée bergmanienne que nous tâcherons d’expliciter dans notre propos. Tourment (1944), souvent considéré comme le premier film du cinéaste, ne sera pas soumis à notre étude car Bergman n’a produit que le scénario tandis que la réalisation était confiée à Alf Sjöberg. Ce film traite du nazisme en Suède et son succès a permis à Bergman de passer derrière la caméra pour Crise. L’aspect central de notre travail se focalisera donc sur l’analyse des films de jeunesse d’Ingmar Bergman, à la fois sur le plan scénaristique et linguistique (dans la limite de la barrière imposée par une connaissance plus que restreinte de la langue suédoise), et aussi avec l’exploration des procédés techniques mis en place par le réalisateur dans ses films. Une part importante de notre travail sera aussi accordée à développer la philosophie du réalisateur, en parallèle avec ses propres expériences et ses lectures, qui se développe dans les années 40 et qui s’affinera tout au long de sa carrière. Ainsi les premiers films du réalisateur, loin d’être des tentatives hésitantes, constituent le socle fondateur de la pensée bergmanienne, de ses thèmes et de ses aspirations. On y décèle en filigrane les thèmes et les préoccupations qui feront le succès du cinéma bergmanien. L’objectif de recherche n’est pas de dresser une analyse exhaustive des premières œuvres du réalisateur, mais de voir quelles critiques il adresse à l’encontre de sa société et comment cela se manifeste concrètement dans ses films. Un autre enjeu de fond de ce mémoire consiste également à nuancer certaines analyses qui ont été faites, peut-être trop hâtivement, sur ces films.

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Première partie :

La critique de la société traditionnelle suédoise dans les premiers films d’Ingmar Bergman :

Un tableau cynique des clivages et des rapports de domination.

Lorsque Bergman tourne Crise en 1945, la guerre qui ne sévit pas en Suède met cependant le pays dans une situation délicate et touche fortement la population. Le film témoigne discrètement mais clairement de la condition difficile que connaissent alors les familles suédoises. Dans Crise, Ingeborg (Dagny Lind) vit avec Nelly (Inga Landgré) dans une maison bourgeoise à l’ameublement relativement cossu, et pourtant elle doit se faire logeuse pour deux personnes et donner des cours de . L’ouverture du film centrée sur Ingeborg la montre en quête d’argent. Sa conversation courtoise avec la « tante » Jessie (Signe Wirff) n’est qu’un prétexte pour demander un crédit. Elle en est réduite à emprunter auprès de sa bonne qu’elle ne peut pas payer non plus. Ainsi Bergman donne le ton pour ses premiers films : ils sont accrochés à une temporalité fixe, celle de sa propre époque, et se concentrent sur le temps présent. Dans La Soif, un intertitre est même utilisé pour préciser le lieu et la date de l’intrigue (« Bâle, 1946 »). On note là une volonté du réalisateur de s’ancrer dans l’époque présente et la société de la Suède d’après-guerre. Certes les visées sont encore celles d’un cinéma national et les moyens qui lui sont alloués ne permettent pas de récréer d’autres époques. Mais Bergman ne tardera pas à changer de temporalité avec La nuit des forains (1953) qui se déroule à la fin du XIXème siècle puis avec Le Septième Sceau qui s’ancre dans le XIVème siècle. Le réalisateur choisit délibérément le présent car ses films doivent dire quelque chose sur la société et sur ses contemporains. Outre le fait de montrer les difficultés de l’immédiat après-guerre, ces films constituent, comme nous le verrons, une charge critique contre la société suédoise. La critique n’est pas

18 directe et explicite, Bergman étant encore largement influencé par une esthétique réaliste qui implique une narration objective. Cependant cette critique se traduit par le traitement même des personnages et de leurs difficultés de communication. On décèle aussi un certain cynisme du réalisateur qui méprise la norme sociale. Ainsi nous pourrons étudier les types de dominations qui sont portés sans fards à l’écran et les clivages qui y sont exposés (1). Enfin dans cette peinture de la jeunesse oppressée, le héros bergmanien émerge et prend d’ores et déjà l’apparence d’une jeune femme, figure d’une rébellion viscérale (2).

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Chapitre 1 : Une société construite autour de clivages : analyse des rapports de domination dans les premiers films d’Ingmar Bergman.

Les premiers films d’Ingmar Bergman ont en commun de mettre en scène des personnages jeunes et issus de milieux moyens et ouvriers, de catégories qu’il représente comme victimes d’une double domination, sur le plan économique, mais surtout sur le plan social. Cependant il ne porte à l’écran que des oppositions de classes limitées, ne représentant jamais des personnages issus de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie dans cette période de sa carrière. Ce qu’il donne à voir, c’est surtout la prégnance des comportements d’écrasement propre à des oppositions de classes sur le plan moral. Le refus de cette forme de domination, la désobéissance des personnages confrontés à ces structures à la fois implantées au niveau de la société et de l’individu entraînent des formes de violences, directes et indirectes, que nous étudierons plus en profondeur dans la deuxième partie de cette étude. Cette théorie est particulièrement vérifiable dans Ville Portuaire (1948), mais également décelable dans Crise (1945) La Prison (1949) et les autres. Pour éclaircir notre propos d’un point de vue théorique nous adopterons la définition wébérienne de la domination, à savoir : « La possibilité de contraindre d’autres personnes à infléchir leur comportement en fonction de sa propre volonté »18.

Les deux formes de configuration de la domination selon Weber, selon une « configuration d’intérêts » ou « en vertu d’une autorité » sont ici applicables, bien qu’il s’agisse plus de se donner des outils et une méthodologie fiable à notre étude que de prétendre appliquer directement les théories wébériennes aux œuvres de Bergman. Il s’agira donc d’éclairer les oppositions mises en avant par le réalisateur dans ses premiers films à la lumière de théories sociologiques susceptibles de mener à une interprétation. De même, on peut s’attacher à cette explicitation des rapports de domination que donne Ferdinand Tönnies en introduction de son ouvrage Communauté et société : « Les volontés humaines entretiennent entre elles des rapports variés ; chacun de ces rapports est une action réciproque qui, en tant qu’exercée d’un côté, est subie ou reçue de l’autre. Ces interactions sont de telle sorte qu’elles tendent à conserver, soit à détruire l’autre volonté ou l’autre corps : ces rapports sont soit positifs, soit négatifs »19.

18 WEBER, M. La Domination. La Découverte Paris, 2013. p.44.

19 TÖNNIES, F. Communauté et Société. Presse Universitaire de France, Paris, 2010 (1887), Livre I, p.5.

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Nous verrons dans les chapitres suivants comment ces termes et structures peuvent s’appliquer aux œuvres de jeunesse d’Ingmar Bergman. Il est cependant important de rappeler l’attachement de Bergman au réalisme qui débouche donc ici sur une représentation de ces rapports, leur expression par les personnages, mais qui ne mène en aucun cas à une conclusion engagée et assumée par Bergman. Loin de se rapprocher d’un cinéma engagé, cette tendance à la dénonciation indirecte se fera de plus en plus ténue dans ses films, et peut être à cette période interprétée à la lumière de sa révolte personnelle contre son milieu d’origine et les valeurs qu’il représente.

a. Le conflit générationnel dans Crise et Ville Portuaire.

La notion de conflit générationnel est ici mobilisée mais ne porte pas exclusivement sur des aspects économiques comme cela est souvent le cas dans l’usage de cette expression. Ils pourront être abordés, mais en marge d’un conflit qui chez Bergman prend un tour clairement moral, opposant des aînés gardiens d’une tradition héritée du XIXème siècle à des jeunes qui après la guerre souhaitent s’affranchir de cette morale. Au cœur de ce conflit se trouve la domination morale portée à la fois par des valeurs bourgeoises de travail et de bienséance, et des valeurs héritées de l’éthique religieuse luthérienne, défendant une forme d’austérité et de contrôle de soi. D’un point de vue sociologique et économique, nous utiliserons la définition d’André Masson du concept de génération : « La génération désigne un groupe latent, formé d’individus relativement contemporains qui partagent un vécu ou des expériences similaires et se retrouvent souvent autour d’un nœud fédérateur (mai 1968), révélateur de mentalités ou d’aspirations communes »20

Ici le nœud fédérateur est la fin de la seconde guerre mondiale qui marque un changement radical dans l’ordre du monde et dans la confiance accordée à des valeurs qui ont amenées au soutien inconditionnel du fascisme. Bien que Bergman approche la trentaine, il fait alors partie de cette génération. De plus, lorsqu’il entre dans sa carrière cinématographique, Ingmar Bergman est dans une période relativement difficile avec sa famille. Les rapports avec ses parents

20 MASSON A., « Quelle solidarité intergénérationnelle ? », Revue française d’économie, 2000, XIV, p. 27- 90.

21 se sont progressivement dégradés jusqu’à la rupture totale avant la guerre. Bergman ne reparlera avec son père que des années plus tard et ses rapports avec lui resteront froids et figés. Marque d’une forme d’éloignement également propre à des codes sociaux quasiment aristocratiques, Erik Bergman est appelé « père » par son fils tout au long de son autobiographie, et bien qu’il rompe totalement avec les autres codes de sa famille, ceux-ci restent inscrits profondément dans ses rapports familiaux. Au regard de cela il n’y rien d’étonnant à retrouver dans ses premiers films des personnages centraux qui sont jeunes et en conflit ouvert ou larvé avec leurs aînés. Le conflit de génération y est traité continuellement comme s’il était insoluble face à des différences d’ordre moral qui altèrent toute forme de compréhension mutuelle et par conséquent de pardon. C’est dans Ville portuaire (1948) que cette problématique est la plus exacerbée avec la mise en opposition de la figure de Bérit (Nine-Christine Jönsson) et de sa mère (Berta Hall), représentant une jeunesse féminine désireuse de s’affranchir des contraintes sociales et l’autre l’échec du mariage traditionnel qui par convention tient à se maintenir mais ne mène à aucun bonheur et restreint la liberté. Mais ce qui est plus étonnant quand on compare cette situation fictionnelle à celle de Bergman, c’est la différence flagrante de milieu social. Il n’a représenté à ses débuts que des milieux moyens ou modestes, finalement assez éloignés de son milieu d’extraction. La famille de Bérit représente presque caricaturalement la petite bourgeoisie, là où le personnage de Gösta incarne le milieu ouvrier. Le milieu d’extraction de Bérit, tout en étant modeste, tient absolument à maintenir des valeurs morales semblables à celles de la bourgeoisie et craint fortement la pression sociale. La « honte » portée par le personnage de Bérit rejaillit sur sa mère. L’opposition tend même à devenir violente entre les personnages et atteint son apogée lorsque Bérit répond au juge qu’elle aurait aussi pu recourir à l’avortement, sur quoi sa mère explose de rage, tente de la frapper en la traitant de « putain ». La reproduction des codes sociaux, voulus par la mère, est ici rejeté par un anticonformisme révolté.

Dans Crise, le personnage de Jenny n’incarne pas directement ce conflit car ses rapports avec sa mère adoptive et sa mère biologique ne sont pas antagoniques. Pourtant une tension est décelable face à la forme de privation de libertés que subit Nelly en raison du milieu dans lequel elle vit. En effet elle est, comme nous le verrons par la suite, un personnage purement passif (contrairement à Bérit qui incarne la rébellion même) qui semble subir d’une part les choix de vie d’Ingeborg (sa mère adoptive) et d’autre part la cruauté de Jack (Stig Olin). Mais son aspiration à se libérer en partant avec Jenny (sa mère biologique) montre la volonté de quitter un monde rural figé sur lui-même et gardien de valeurs traditionnelles. Contrairement à Bérit, le personnage de Nelly ne se révolte pas contre les codes qui l’entourent, il tente simplement d’y échapper en quittant son milieu rural d’origine. Dans le film suivant de Bergman, Il pleut sur notre amour (1946), les mêmes codes sont appliqués. Les héros, un jeune couple de

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« paumés »21 sont sous la menace d’une société aigrie et vieillissante, avec des personnages représentant les différentes institutions tutélaires (le pasteur pour la religion, le procureur pour l’Etat et en dernier lieu, le propriétaire pour la vieille bourgeoisie suédoise). Il pleut sur notre amour, contrairement à Ville Portuaire, montre une posture passive, voire naïve où la révolte est étouffée dans une confiance béate en l’amour. Bergman pose ainsi une vision particulière du conflit entre les jeunes et leurs aînés et s’applique dans ces films à rendre compte de la diversité des rapports de domination et des formes de contestations qu’ils font émerger. Dans un cas c’est la fuite et dans l’autre, c’est la rébellion ouverte, la confrontation de l’individu avec l’oppression de la société au risque de devenir un paria. Ce clivage social est dans les premières œuvres de Bergman renforcé par un second, l’opposition entre ruralité et urbanité.

21 Pour reprendre l’expression de N.T Binh dans Ingmar Bergman, le magicien du Nord. Ed Gallimard, 1993, Paris. p.29.

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b. Tranquillité villageoise contre perversion de la ville, interprétation d’une opposition assumée et dépassée.

C’est l’opposition de fond la plus flagrante dans Crise, assumée dès l’introduction en voix-off et soutenue à la caméra. Le début du film est un enchaînement d’images bucoliques montrant une vie villageoise tranquille et entourée par la nature (illustration 1).

Illustration 1 : Scène d’ouverture de Crise (1’35) ©Svensk Filmindustri22

En présentant initialement le village de Nelly comme un lieu de tranquillité où règne une vie simple, Bergman entend renforcer la différence quand il s’agira plus loin de présenter la ville (cette fois sans voix-off) et donc de montrer à l’écran son caractère profondément antagonique ; à la fois agité et mondain, industrieux et luxueux face à l’uniformité du village. Il établit donc a priori une opposition manichéenne dans laquelle le spectateur peut se reconnaître et qui répond à une forme de préjugé couramment répandu (et cela depuis Virgile23) : la campagne est un lieu de conservation d’une forme de morale pure, renforcée notamment par le travail manuel et une vie simple, là où la ville est un lieu de déclin de la morale et des valeurs traditionnelles au profit du matérialisme, de plaisirs superflus. Les personnages maternels que sont Ingeborg et Jenny en sont l’incarnation même et viennent soutenir cette opposition à l’écran. Leurs caractéristiques physiques viennent également renforcer cette opposition. Ingeborg s’habille sobrement alors que Jenny n’est que coquetterie et

22 Toutes les images sont sous copyright de la Svensk Filmindustri, car celle-ci a racheté les droits pour les œuvres produites par Terrafilm (la société de Lorens Marmstedt avec Musique dans les Ténèbres (1948) La Prison (1949) et La Soif (1949)) et Les cinémas populaires de Suède (qui ont produit Il pleut sur notre amour (1946) et Bateau pour les Indes (1947)). Pour un meilleur rendu, certaines images ont été éclaircies.

23 Voir VIRGILE, Les Bucoliques.

24 exubérance. Cette différence poussée jusqu’à la caricature est également propre aux ressorts de ce premier film de Bergman qui est avant tout un mélodrame. Pour créer cette ambiance, les propos de la voix-off ne sont pas en reste : ils contribuent à poser d’entrée une forme de parti-pris qui serait à la fois celui du narrateur et du spectateur, tendant à glorifier dans un sens ce monde clos et éloigné des bruits de la ville. Ainsi, au paysage bucolique dont la voix-off évoque « la paix méditative de l’idylle » s’oppose l’image de l’arrivée de l’autocar portant « des visages inconnus » et « la vie harcelée ». Cette voix-off, à laquelle Bergman aura recours tout au long de sa carrière, a ici un rôle de didascalie initiale, rôle par ailleurs totalement assumé (« La pièce peut commencer » 3’13). Le jeune réalisateur est encore très attaché au théâtre. La proximité des termes utilisés le montre entre autres. La période de passage à la vie urbaine pour Nelly est passée sous silence par le réalisateur, et on la retrouve totalement changée. Elle a adopté la même coquetterie que sa mère, semble avoir une vie mondaine et côtoie la haute société grâce au salon de sa mère. Autrement dit, le passage à l’urbanité a un effet de contagion, à la fois sur l’apparence physique et sur les mœurs. A cette vision de la campagne s’attache le personnage d’Ingeborg, pure et pieuse, et la vision de la ville s’incarne dans le personnage de Jenny, à la fois mondaine, grossière et cruelle. De plus, on remarquera que son métier – esthéticienne – la relie directement au monde du paraître et de la fausseté. Le salon de Jenny est en soi un lieu de mise en abyme des personnages, c’est là que l’on se maquille et donc que l’on constitue le masque, en transformant l’apparence. Mais paradoxalement c’est aussi dans ce lieu de superficialité que se produit le dénouement du film et que les masques tombent. Nelly cède à Jack mais sa mère les surprend, le masque que la jeune fille s’était efforcée de porter pour cacher son attirance tombe. Le réalisateur insiste une fois encore avec des images symboliques, en montrant Jenny qui les observe à travers un rideau puis se regarde avec une mine déconfite dans le miroir. Si cette opposition fondamentale fonde un motif important dans le film, il nous semble cependant que Bergman tient aussi à dépasser ce clivage. A ce titre il nous laisse quelques images et propos qui font figure d’indices. C’est notamment le cas lors de la scène du suicide de Jack après la découverte par Jenny de sa relation avec Nelly. En effet le salon de Jenny se situe à côté d’un théâtre et pendant toute la conversation qui suit l’arrivée de la patronne, on peut entendre les rires des spectateurs dans la salle mitoyenne. Le premier usage de ces échos du théâtre est avant tout de permettre une mise en abyme, de dépasser l’aspect extrêmement gênant et quasi incestueux (Jack était auparavant l’amant de Jenny) de cette scène pour pouvoir rebondir sur un effet comique. Finalement, cette scène dramatique en devient risible. Mais cette parenthèse comique est vite rattrapée par un événement autrement tragique, le suicide de Jack devant le théâtre. Bergman emprunte ici un procédé propre au mélodrame. La ville est donc aussi le lieu du théâtre, une autre activité tournée également vers le costume, l’apparence et le masque au sens propre, mais qui révèle un

25 intérêt cathartique, et notamment expiatoire par le rire. En filigrane, Bergman dément et dépasse l’opposition première sur laquelle le film s’appuie. Le monde rural peut être extrêmement mortifère pour la jeunesse dans son conservatisme, et la ville s’impose comme lieu de distraction mais aussi de réflexion et de questionnement des représentations dominantes. Le retour final de Nelly dans le giron d’Ingeborg a quelque chose d’a priori sécurisant et pourrait s’apparenter à une forme d’happy ending. Cependant, et comme c’est souvent le cas dans les films étudiés, la fin est faussement rassurante car elle confirme la résignation de l’héroïne à se maintenir dans son environnement social et à n’avoir aucune possibilité d’élévation. Ce retour à un statu quo du personnage reflète le pessimisme du réalisateur, confronté pour sa part à des standards cinématographiques qui nécessitent un happy ending. Ce n’est ici, somme toute, que très superficiel et Bergman les contourne habilement. Cette opposition ruralité/urbanité peut également se retrouver dans Ville Portuaire. Si l’action se centre sur le monde ouvrier du port de Göteborg, avec toutes les dimensions sociales et symboliques que cela implique, le monde rural apparaît également furtivement dans cette œuvre. En effet, dans la scène où Bérit raconte son adolescence difficile, Bergman choisit d’insérer un flash-back sur la période qu’elle a passée dans une maison de redressement pour jeune fille. Or ce lieu est défini comme rural et est particulièrement ennuyeux pour les filles qui y séjournent. La lassitude domine ; Raymond Lefèvre dans son analyse du film va même jusqu’à songer à « l’évocation trouble de l’homosexualité féminine au cours de la séquence de la maison de correction »24. Si Bergman joue éventuellement sur cet aspect, il insiste plus certainement sur le point de vue des dames qui les gardent (qui sont à mi-chemin entre des assistantes sociales et des religieuses). Pour elles, un retour à la ruralité est le meilleur moyen d’apprendre aux filles les « vraies » valeurs et les vertus de la vie à la campagne. Un moyen également de les éloigner de la perversion de la ville et de ses vices prétendus, ainsi que du vagabondage. Cette vision plus directe du clivage ville/campagne vient renforcer notre hypothèse développée à propos de Crise : Bergman joue avec ces vielles oppositions pour mieux les dépasser. L’espace rural, plus ouvert et sauvage par nature, devient paradoxalement un espace d’enfermement, un lieu où la tension vers la liberté des individus est bridée. Au contraire la ville, dans son ouverture, ses populations multiples (notamment visibles dans le port «poisseux »25 de Ville portuaire, pour reprendre le terme de R. Lefèvre) est un lieu de libération autorisée par une certaine indifférence. Bergman témoigne donc de l’opposition entre une société agraire, où les structures sont nouées sur la base de la famille, au sens large, incluant notamment les « tantes » et « oncles » (comme c’est le cas dans Crise avec « Tante » Jessie et comme ce fut le cas pour Bergman dans sa jeunesse), et une société urbaine où la famille est éclatée et n’est qu’une unité de consommation, mais où parallèlement le rôle de la femme tend à ne plus se limiter à celui de génitrice, puisque certaines peuvent s’affranchir par le travail. Il y a donc un renversement dans la description du clivage urbanité/ruralité dans ces deux films. Premièrement Bergman poursuit l’idée millénaire selon

24 LEFEVRE R. Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.39.

25 Ibid. p.39.

26 laquelle la positivité est du côté de la campagne et la négativité du côté de la ville (termes qu’utilise également Tönnies en parlant pour chacun d’un « fondement » négatif ou positif), idée qu’il va jusqu’à caricaturer pour à notre sens mieux la moquer. L’irruption du théâtre est certes furtive mais n’en vient pas moins contrebalancer l’ensemble des préjugés véhiculés jusque-là. Ces oppositions peuvent aussi se retrouver dans Il pleut sur notre amour, film tourné à l’été 1946, mais de manière plus ténue. En effet l’héroïne Maggie est elle aussi une campagnarde qui débarque à la ville et se retrouve prise au piège du monde urbain mais cette fois-ci dans son aspect précaire, voire misérable. Il est notable que les films de jeunesse de Bergman, par leur inspiration réaliste, se veulent ouverts sur l’extérieur et malgré les faibles moyens,le réalisateur fait alors de nombreuses prises de vues en extérieur. Cette tendance va s’amoindrir au cours de sa carrière et nombre de ses films seront des quasi huis-clos (Persona, Cris et Chuchotement, L’Attente des femmes). L’espace qui tend à se réduire dans les autres films de Bergman est multiple dans ses films des années 40, son ouverture sur l’extérieur ayant tendance à montrer qu’il veut donner à voir du « vrai », contrairement à l’huis-clos imposé par la scène du théâtre. Cette volonté se retrouve également dans la représentation de la société et notamment dans Ville Portuaire. Des scènes apparemment de moindre importance en termes d’intrigue sont intégrées comme autant de plans montrant la vie ordinaire et entre autres le travail. Or montrer sans faire aucun commentaire, avec une perspective quasi documentaire, permet de soutenir une certaine vision des antagonismes de classes que Bergman représente dans ses œuvres de jeunesse.

c. Les oppositions de classes chez Bergman :

Comme nous l’avons indiqué, les œuvres de jeunesses de Bergman se focalisent sur des milieux plutôt populaires, entre milieux ouvriers, marginaux et petite bourgeoisie. Or il est intéressant de constater que dans cette première fresque de la société suédoise, le cinéaste ne fait figurer aucun personnage représentant de près ou de loin la bourgeoisie ou la haute société. Dans un contexte d’après-guerre, Bergman pourtant lui-même issu d’un milieu bourgeois mais vivant alors une vie bohème se fait le représentant de classes déshéritées, par exemple dans Ville portuaire. Ce film se veut une évocation réaliste de la vie des dockers dans le port de Göteborg, en témoignent les nombreux plans tournés en extérieur dans le port et les séquences sur le travail des ouvriers occupés à des tâches harassantes (par exemple le pliage de sac de jutes, ou encore le déchargement à la pelle du sel depuis la cale d’un navire). Un traveling dans l’usine où travaille Bérit, montre les ouvriers à la tâche sur des machines semblables et dans un bruit assourdissant.26

26 Ville Portuaire, à partir de 24’21.

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Une séquence en particulier retient l’attention : l’appel des ouvriers alors que Gösta, fraichement revenu d’un long voyage dans les Indes, se résigne à travailler dans le port. La séquence n’est pas très longue (environ trois minutes), mais synthétise bien la vision que souhaite véhiculer Bergman du monde ouvrier, en complément des plans mentionnés auparavant. Les nombreux ouvriers entrent dans une salle et attendent l’arrivée du patron (ou du contremaître, mais le costume fait préférer la première option). Celui-ci entre sans dire mot et appelle les ouvriers à leurs différents postes (par des numéros seulement), il s’en va sans rien ajouter. Or ici le mouvement de la caméra est particulièrement intéressant pour illustrer de manière simple mais claire les rapports entre ouvriers et patrons. Elle alterne entre plongée et contre-plongée (illustration 2 a et b), suggérant d’une part la hiérarchie et d’autre part l’aspect de masse (« populace »27 pour reprendre un terme utilisé dans le film) contre bourgeoisie. Cet extrait tend à montrer d’une part la froideur des relations entre classes, la mécanisation des moyens de productions mais aussi des hommes. En témoigne également le passage où Bérit travaille dans le bruit assourdissant des machines.

Illustration 2 a (7’50) et b (8’24): Contre-plongée/Plongée dans Ville portuaire

© Svensk Filmindustri

La lutte des classes est également suggérée par les rapports entre les ouvriers. Gösta incarne le docker par défaut, qui « espère mieux » et dont la révolte est palpable, tandis que son loueur, Gustav (Nils Hallberg), semble s’accommoder de l’ordre de choses, rejetant par là-même toute culture et donc toute possibilité de se tourner vers une éventuelle liberté. Ce personnage illustre une forme de déclinisme. Fils d’instituteur tombé dans l’alcoolisme, il a rejeté le savoir pour se

27 Ville Portuaire (1948). 29’31 Le terme suédois est « Pöbel » pouvant s’apparenter à « foule, masse ».

28 résigner à une vie de labeur. Il a par ailleurs cette phrase révélatrice : « Les livres rendent tout bien pire »28.

Cette opposition de classes se décèle également dans le choix des décors, et particulièrement dans la représentation des habitats ouvriers. Ainsi l’appartement des dockers est un lieu simple et dénué de charme, où plusieurs hommes vivent côte à côte dans une promiscuité que le décorateur a parfaitement rendu (illustration 3a, on distingue les trois lits sur lesquels les dockers dorment dans la même pièce qui sert aussi de salon/salle à manger). Pour la famille de Bérit, il en est tout autrement. Elle semble issue d’un rang social plus élevé dans la ville de Göteborg, son père est second sur un navire. Les décors de l’appartement reflètent cette différence, donnant à voir un petit logis de plusieurs pièces, décoré avec des bibelots de toutes sortes (illustration 3b, on distingue une maquette de bateau, des objets accrochés aux murs), en opposition avec la dénuement de l’habitat ouvrier. S’il y a un décalage quant au milieu, celui-ci ne provoque cependant pas d’opposition réelle. Bergman fait un tableau des difficultés sociales et économiques d’une catégorie mais il suggère une oppression morale, symbolisée dans ce film par la justice et les assistantes sociales.

Illustration 3 a (12’28) et b (22’51) : Habitat ouvrier et petit bourgeois dans Ville portuaire.

© Svensk Filmindustri

La vision du monde du réalisateur est ici beaucoup moins romantique et romancée que dans les films précédents, on perçoit un changement clair chez les personnages de Bergman qui deviennent pleinement conscients de leurs actes, de leur place dans la société et du déterminisme que cela entraîne. Les oppositions de classes qui n’étaient qu’une toile de fond lointaine dans les films précédents passent ici au premier plan et le symbolisme tend à disparaitre. En ce sens Ville portuaire est le film le plus naturaliste de Bergman. Cette tendance se poursuit dans les films suivants, et Ville portuaire marque un double tournant,

28 Ville portuaire, 12’14.

29 celui d’un engagement plus direct et d’une prise de conscience existentialiste sur le plan philosophique. Mikael Katz, critique à l’Expressen, dira de ce film :

« Ceux (dont je fais partie) pour qui la structure d’un film doit dépendre de son contenu, et pour qui le fond est plus important que la forme, doivent admettre que Ville portuaire est le film le plus mature d’Ingmar Bergman à ce jour. C’est l’œuvre d’un réalisateur subtil qui, fasciné par son sujet, s’est humblement mis à son service, sans se perdre dans de grandes démonstrations. »29

Pour N. T. Binh, Crise témoigne également de cette intention de dépeindre la bourgeoisie - mais dans une esthétique de décadence et de précarité d’après- guerre :

« Crise contient cependant nombre de moments forts et de paroxysmes, et annonce une prédilection pour la peinture de la décadence bourgeoise : les intérieurs sont cossus, les univers factices, les pulsions réprimées, et les bibelots où trainent les rêves d’enfance sont recouverts de toiles d’araignées. »30

Là, le symbolisme est évident : la richesse des intérieurs, des décors, se confronte à leur vétusté ; la bourgeoisie suédoise est semblable à ce décorum, héritière d’une richesse économique et culturelle mais engluée dans des représentations dépassées, héritées d’une morale d’un autre siècle. Dans Bateau pour les Indes (1947), le même symbolisme se retrouve avec là encore une intrigue basée dans un port (comme dans Ville Portuaire). Il est cependant inversé et paradoxalement symbole d’emprisonnement et non d’évasion.

Ce premier chapitre vient d’examiner comment Bergman représente sa société dans ses premiers films et comment il met en exergue les clivages et les oppositions après la fin de la seconde guerre mondiale. Cela sur des dimensions à la fois sociales, mais également spatiales comme nous l’avons vu avec l’opposition entre l’urbanité et le rural. Si ces évocations sont parfois ténues, l’ensemble tend à montrer qu’un esprit de révolte anime le jeune réalisateur. De plus, les sujets abordés, s’ils contribuent déjà à former le monde propre au cinéaste, se focalisent de manière quasiment obsessionnelle sur des jeunes gens, issus de classes populaires ou moyennes, ce qui ne sera pas le cas dans le reste de sa filmographie. Parmi les personnages, les femmes s’imposent

29 KATZ M. cité dans Les Archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Stockholm, 2008. p.21.

30 BINH N. T. Ingmar Bergman. Le magicien du nord. Ed Gallimard, 1993, Paris. p.26.

30 d’ores et déjà comme des figures centrales du cinéma bergmanien et se font ici porteuses de la forme la plus aboutie de révolte.

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Chapitre 2 : Les femmes, figures de la rébellion viscérale

Le cinéma bergmanien fait débat dans les grands thèmes qu’il aborde, et plus particulièrement sur le pessimisme réel ou supposé du réalisateur. Mais dans son ensemble, un point commun est clairement identifié : le rôle de premier plan des femmes. Des films de ses débuts jusqu’à ses derniers, elles sont des figures centrales et s’imposent souvent face aux hommes. Deux de ses plus grandes œuvres, Persona (1966) et Cris et Chuchotements (1972), sont exclusivement centrées sur des femmes qui forment respectivement un duo et un quatuor. Les hommes ne jouent que des rôles très secondaires, sensiblement proches du ridicule et de l’abjecte. A ce titre les maris dans Cris et Chuchotements n’apparaissent que furtivement et sont des stéréotypes incarnés, au mieux symbolisant la lâcheté, au pire personnifiant la vieillesse perverse. Ainsi Raymond Lefèvre va même jusqu’à parler de « triomphe des femmes »31. Dans ses premiers essais cinématographiques, Bergman a déjà cette tendance à poser sa caméra face à des figures féminines, quoique parfois antithétiques, reflétant la diversité des aspirations entre volonté d’émancipation et obéissance à une tradition patriarcale.

d. Quel statut pour l’héroïne bergmanienne ? Du quasi objet à la femme en révolte contre son destin.

Dans les premiers films, l’héroïne est une jeune fille en lutte directe ou indirecte avec son milieu, qui est figuré en premier lieu par le cercle familial et puis par la société tout entière. Deux personnages en particulier nous intéressent en ce qu’ils incarnent deux postures relativement opposées : Nelly (Inga Landgré) dans Crise (1945) et Bérit (Nine-Christine Jönsson) dans Ville Portuaire (1948). La première est assez ambivalente en ce qu’elle représente un personnage docile et passif mais qui souhaite tout de même s’affranchir du milieu rural dans lequel elle a grandi, quand la seconde est univoque dans son caractère de rébellion constante. Dans cette période ces deux types de caractères se retrouvent et se mêlent, comme avec les personnages de Rut (La Soif) et de Martha (Vers la Joie) qui sont une forme de compromis entre les deux. Le choix de casting n’est pas en reste, Nine-Christine Jönsson qui interprète Bérit incarne selon Bergman « une beauté laide », robuste tout en étant féminine et paraissant mûre, alors qu’Inga Landgré (qui joue Nelly) semble beaucoup plus jeune, frêle et porte une forme d’innocence dans son jeu. Les actrices sont bien entendu choisies en fonction des attributs de leurs personnages. Le cas du personnage de Nelly est intéressant en ce qu’il a, comme nous l’avons déjà dit, d’ambivalent. Il est difficile de savoir si Bergman veut donner à ce rôle une posture de quasi ingénu ou s’il joue justement sur cet aspect. Nelly apparaît

31 LEFEVRE R. Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.23.

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à l’écran en brisant un rythme installé par la posture professorale d’Ingeborg. La musique qui suit cette arrivée opère un changement brutal. Nelly amène, non sans ressort comique, une vague de fraîcheur et de jeunesse dans ce qui semble être un cours de piano fort ennuyeux. Après avoir repoussé son prétendant, non sans faire preuve d’un matérialisme quasiment comique (elle dit l’aimer comme elle aime le piano ou la commode, sur un ton totalement innocent), elle réclame son « droit à rêver ». Le personnage s’exprime mais c’est surtout sa passivité qui surprend. Bergman en fait un personnage faible en fin de compte, image de la jeune fille dans un certain idéal masculin. La scène de la séduction par le personnage de Jack, sorte d’alter ego diabolique de Bergman, la montre là encore dans une posture de passivité totale (illustration 4).

Illustration 4 : Scène du baiser dans Crise (32‘51) ©Svensk Filmindustri

Dans la l’illustration ci-dessus, la réification de Nelly est suggérée directement à l’écran, avec cette posture horizontale et abandonnée. Le centre du plan se fixe sur les visages avec Jack palabrant et Nelly muette. Ainsi cette scène du baiser conclut un processus enclenché depuis la scène précédente du bal où Nelly est charmée par le discours pseudo-poétique de Jack et rejette son premier prétendant, Ulf. Cependant le personnage de Jack, qui se veut une sorte de poète maudit, est totalement décrédibilisé dans la même scène. En effet le plan s’élargit et laisse voir Ulf qui approche, arrache Jack des bras de Nelly avant de le ridiculiser en le jetant dans l’eau (illustration 5). Durant toute cette scène à la fois violente et comique, Nelly reste un témoin passif. Si l’on pousse la comparaison avec la scène de rixe dans Ville Portuaire, le personnage de Bérit se montre beaucoup prompt à défendre son amant.

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Illustration 5 : Jack humilié (33‘34) ©Svensk Filmindustri

Trois ans après Crise, Bergman réalise Ville Portuaire, film dans lequel les problématiques sociales propres aux femmes sont abordées de front. En effet, ce film mêle des thèmes comme l’avortement clandestin, sa condamnation, la liberté sexuelle des femmes et la tyrannie du mariage. Là, l’héroïne évolue de la passivité à la révolte totale incarnée par le personnage féminin central, Bérit. Bérit est un cri : un cri de révolte contre les valeurs de ses parents et de la société, contre la fausseté de sa mère qui veut sauver son mariage pour les apparences, contre les institutions qui réduisent la femme qui avorte à un criminel. Elle est active face à sa destinée qu’elle a prise en main dès le moment de la rupture avec ses parents. Elle symbolise, parfois de manière quelque peu maladroite, la femme en quête d’affranchissements et de libertés qui se heurte à l’austérité d’une société encore très imprégnée d’une morale bourgeoise et luthérienne. En somme elle incarne la révolte de Bergman contre le déterminisme de sa société. Ce personnage est de loin l’un des exemples qui vient apporter le plus de crédit à nos hypothèses. Bérit est caractérisée par sa solitude (illustration 6), elle est mise au ban de la société par sa famille mais aussi par ses collègues de travail et ses anciens amis. Sa liberté sexuelle lui vaut un sentiment mêlé de haine et d’envie. D’ailleurs elle ne croit pas à son amour avec Gösta tant que celui-ci n’a pas fait ses preuves en se battant pour la protéger et défendre son honneur. Bergman met l’accent sur l’isolement que subit Bérit mais en même temps il montre qu’elle n’est pas prête à renoncer à sa liberté pour réintégrer la société.

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Illustration 6 : Bérit écrivant « seule » au rouge à lèvre dans Ville portuaire (21’35) ©Svensk Filmindustri

D’autres personnages féminins se situent entre ces deux extrêmes qui ont retenus notre attention jusqu’ici. C’est notamment le cas de Rut dans La Soif, dont le personnage est totalement double entre le temps du récit et celui des flash-backs. Dans l’histoire principale, qui se déroule dans un train entre la Sicile et la Suède, on la voit dépressive, révoltée et provocatrice alors que dans les scènes de flash-back, avec son ancien amant, elle apparaît toute dévouée, prête à jouer le rôle « classique » de la femme-mère suédoise, cantonnée à son foyer. Or ce que Bergman suggère par cette rupture entre les deux temporalités, c’est la prise de conscience du personnage et son déclin psychologique enclenché par l’interruption forcée de sa grossesse, qui paradoxalement entraîne un abandon radical des codes sociaux auparavant suivis.

e. L’exploitation de la femme par la femme.

La transposition au féminin de la formule marxiste « l’exploitation de l’homme par l’homme » vient insister sur un fait social (avec des répercussions économiques) que Bergman expose sans fard dans ses premiers films : la reproduction des comportements de domination d’une société machiste portée par des femmes, voire exacerbée par ces dernières. Sans faire pour autant œuvre de sociologue, Bergman porte un regard acerbe sur l’importance des sentiments, spécialement des rancœurs et des jalousies, dans le comportement et surtout dans l’éclatement de la première cellule de solidarité sociale, la famille. Face aux jeunes filles éprises de liberté, Bergman oppose des femmes mariées ou de vielles filles, représentées principalement par la mère de Bérit dans Ville portuaire et « mademoiselle » Ingeborg dans Crise. Ces figures sont ambivalentes car tout en incarnant le lien familial le plus direct, elles représentent le respect de valeurs traditionnelles et sont garantes d’un rôle attribué au sexe féminin. Cette dualité est perceptible à travers des personnages tiraillés entre une affection naturelle pour ces personnes tout en manifestant une volonté

35 d’émancipation, voire de révolte. Bien sûr la mère de Bérit semble à première vue une figure extrêmement négative alors que Ingeborg représente la mère adoptive parfaite et dévouée. Or cela n’est pas si évident et le réalisateur, de par ses choix scénaristiques et ses procédés stylistiques, dépasse ces a priori. Ainsi, la mère de Bérit est atroce par son comportement, le quasi abandon de sa fille et sa perversité manipulatrice à l’endroit du père. Ingeborg apparaît à première vue comme une figure tutélaire, incarnation de la dévotion, pauvre mais pleine d’amour pour sa Nelly. Comme le suggère le titre de l’œuvre dont est inspirée Crise, L’instinct maternel32 est commun à ces personnages et se déploie dans ce qu’il peut d’avoir de beau comme de plus misérable. Ainsi la volonté d’Ingeborg de garder Nelly près d’elle peut être interprétée à première vue comme une forme d’attachement et d’amour. Mais il nous semble que Bergman va plus loin et suggère l’emprise néfaste d’une telle relation, le retour au statu quo à la fin du film n’étant qu’une manière de montrer l’enlisement dans lequel se retrouve le personnage, poussé par la culpabilité à revenir à sa place première. De même Bergman ne verse pas dans le manichéisme avec la mère de Bérit qui se révèle sous un jour beaucoup plus humain à la fin du film, alors même qu’elle semblait prête à battre à mort sa fille lors de la scène dans le bureau du juge. Si les personnages masculins sont des bourreaux, des dominateurs, ou des lâches, Bergman confie à des rôles féminins tout ce qui est de l’ordre de la manipulation. On peut notamment penser aux personnages de Linnéa (Irma Christenson) dans La Prison ou encore Valborg (Mimi Nelson) dans La Soif. Il leur confie également la responsabilité de la dénonciation (avec la mère de Bérit dans Ville Portuaire). Le personnage de Linnéa est à ce titre emblématique de cette théorie. Elle est la belle-sœur de Brigitte-Caroline et récupère des revenus de la prostitution de celle-ci. Peter (Stig Olin) est un personnage lâche, et encore une fois stéréotypé (petit, nerveux sans être sanguin). Linnéa en revanche est un personnage discret et secondaire mais responsable à la fois du statut de sa belle- sœur et de son exploitation. C’est aussi elle, on le découvre par la suite, qui a pris la décision de supprimer l’enfant de Brigitte-Caroline, obstacle aux profits de la prostitution et à sa discrétion auprès des autorités. De plus Peter en vient à être rongé par les regrets à la suite du meurtre de l’enfant alors que Linnéa reste parfaitement stoïque et froide. Ainsi la figure de la femme dans les œuvres de jeunesse d’Ingmar Bergman est multiple. C’est une héroïne en lutte contre son destin mais elle peut aussi incarner la forme la plus exacerbée du conservatisme et de la soumission aux structures patriarcales. Cependant cette assertion peut être reportée sur un autre plan, un autre clivage qui est omniprésent dans ces films, l’opposition entre les générations (que nous avons précédemment décrite). En effet l’exploitation de la femme par la femme relève en fait de l’opposition entre une génération pleinement héritière de la morale luthérienne du XIXème siècle, de ses codes et

32 FISCHER L. Modershjärtat (L’instinct maternel). Mise en scène au théâtre municipal d’Helsingborg en 1943.

36 d’une jeunesse qui refuse l’asservissement à une vision rétrograde de la femme et de son rôle. Face à ces constats sur l’ambivalence de la vision et du rôle des femmes dans les premiers films du cinéaste il émerge une question quant à l’opinion que Bergman en donne. Contrairement aux personnages masculins qui peuvent être parfois caricaturaux et ridicules, les personnages féminins sont pour la plupart plus complexes.

f. Ingmar Bergman, un féministe ?

La question fait débat entre les critiques et les spécialistes du cinéaste. Peut-on associer la forte représentation à l’écran des femmes par Bergman à une forme d’engagement en faveur du droit des femmes ? En effet il ne suffit pas de donner une place significative à des personnages féminins pour devenir un représentant du féminisme. Car s’il y a un féminisme chez Ingmar Bergman ce n’est pas un féminisme politico-économique qui défend l’égalité dans tous les domaines entre les hommes et les femmes. Bergman va souvent jusqu’à faire la démarche inverse et considérer les femmes comme supérieures aux hommes, et cela sur de nombreux points de vues. Ainsi la supériorité se fait souvent du point de vue du courage et de la spontanéité, et ce dès ses premiers films (Ville Portuaire, La Soif (1949) notamment). Son féminisme pourrait par conséquent émerger dès ses premières œuvres pour au moins deux raisons. Premièrement tous les films portent un personnage féminin de premier plan dans leur scénario, et les rôles féminins sont de loin les plus approfondis psychologiquement. Deuxièmement, ces personnages féminins sont présentés comme des victimes (avortement, abandon, marginalisation) d’un système qui fait peser sur eux des contraintes sociales et des privations de liberté. Mais ces personnages se révoltent contre l’écrasement qu’ils subissent de la part de la société. La surreprésentation de l’avortement dans ces films n’est pas en reste et témoigne de la modernité du jeune réalisateur (le débat est vif dans l’après- guerre et l’avortement ne sera totalement légal qu’en 1974). Par l’intermédiaire du personnage de Bérit, Bergman se fait le porte-voix du combat contre les inégalités de traitement face à la problématique de l’avortement : « Bérit : J’ai connu une fille de bonne famille enceinte d’un mec débile, elle s’est fait avorter avec l’aide de la direction de la santé et d’un chirurgien très connu.

L’assistante Villander : En quoi cela nous concerne ?

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Bérit : Ceux qui n’ont pas les moyens doivent se débrouiller, c’est le risque à prendre, on doit être content qu’on nous aide »33

C’est certainement le moment le plus radicalement engagé dans un combat sociétal de la part de Bergman dans ses films de jeunesse, et si l’on ose dans sa carrière tout entière. Le combat est cependant celui d’un individu face au système, notamment judiciaire dans Ville Portuaire, et se solde par l’abandon des idéaux au profit de la liberté (Bérit dénonce l’avorteuse pour ne pas aller en prison) et l’exil. Le fait que le couple Gösta/Bérit décide finalement de rester et de faire face à la justice est questionnable. Du point de vue scénaristique la fin du film est assez longue, le rythme général y est brisé. On sent que Bergman a été dans l’indécision pour ce dénouement, qui veut en définitive montrer que les personnages ne se plient pas au déterminisme mais l’affrontent, quitte à être relégués au rang de parias. Ville Portuaire mène une charge de front contre les inégalités de la société suédoise et de ce fait semble le plus féministe. Mais ce type de réflexion se retrouve de manière plus discrète dans les autres films, notamment dans La Prison avec l’injustice que subit Brigitte-Caroline face à l’infanticide. Il est notable que Bergman représente souvent des femmes indépendantes, ainsi quasiment tous les rôles féminins de premier plan dans ces films sont représentés au travail, que ce soit de l’activité intellectuelle au travail à l’usine. Cela peut sembler un détail mais c’est à notre sens révélateur d’une vision moderne de la condition féminine. Dans un article de 201134, Creswell35 et Karimova analysent le travail de Bergman sur le patriarcat dans deux œuvres majeures, Persona (1966) et Cris et Chuchotement (1972). Ils en concluent que sur l’intégralité de son œuvre le réalisateur ne fait que véhiculer des représentations stéréotypées et paradoxales. Bergman ne fait selon eux que représenter des actes individuels, correspondant à une vision acceptable de la révolte féminine dans une société patriarcale. Ils en concluent : « Certes, il représente des actes de résistance individuels. Pourtant, il ne peut le faire que par le déploiement du plus vieux tour de passe-passe des représentations patriarchiques – celui de dépeindre des femmes précisément dans et par leur sexe biologique. Etant donné que la charge de « l’essentialisme biologique » remonte à Simone de Beauvoir (1974), il n’est

33 Ville Portuaire (1948) 1’24’25. 34 CRESWELL, M. and KARIMOVA, Z. “Bergman’s Women: The Representation of Patriarchy and Class in Persona (1967) and (1972)” on http://brightlightsfilm.com/bergmans-women-the- representation-of-patriarchy-and-class-in-persona-1967-and-cries-and-whispers-1972.

35 Université de Durham (GB), sociologue spécialiste des mouvements sociaux et notamment féministes.

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pas surprenant que les féministes aient également été généralement ambivalentes sur Bergman »36

Il nous semble que cette remarque peut également s’appliquer, du moins en partie, aux films de jeunesse du réalisateur. Car là encore la femme se révolte seulement à cause de l’oppression sur son corps, au sens le plus biologique du terme. Mais d’autre part les réflexions portées par ces universitaires peuvent relever d’une démarche téléologique, au sens où ils tendent à caractériser le féminisme par des tendances idéologiques qui sont postérieures aux œuvres de Bergman. On en vient à lui faire le reproche de son « faux » féminisme à l’orée de principes qui n’ont pas encore été théorisés et vulgarisés. Dans le contexte du féminisme moderne, l’essentialisme s’impose comme le fait d’attacher le même caractère au genre féminin et au sexe féminin. Or ce type de réflexion à propos des femmes chez Bergman se retrouvait déjà dans l’ouvrage de Maria Bergom-Larsson paru en 1978, Ingmar Bergman and Society : « La femme chez Bergman constitue presque sans exception la ‘nature’. Elle est confinée à la sphère de la reproduction. Elle n’est que ‘sexe’37. »

Elle poursuit peut après :

« Les femmes dans l’univers de Bergman sont définies par leur « espace intérieur », c’est-à-dire la capacité à engendrer la vie. C’est pour cette raison que les enfants et l’avortement sont deux éléments décisifs dans la manière dont Bergman décrit leurs situations dans la vie. Leur identité toute entière est liée à l’enfant, à un niveau profond et intuitif. C’est aussi pour cela que l’avortement est un tel désastre pour elles. Cette notion peut se retrouver dans

36 CRESWELL, M. and KARIMOVA, Z. “Bergman’s Women: The Representation of Patriarchy and Class in Persona (1967) and Cries and Whispers (1972)” on http://brightlightsfilm.com/bergmans-women-the- representation-of-patriarchy-and-class-in-persona-1967-and-cries-and-whispers-1972. Traduit de l’anglais: „Here, finally, is the crux of the paradox of representation in Bergman. True, he represents individual acts of resistance. Yet he may only do so via the deployment of the oldest trick in the patriarch’s representational book — that of depicting women precisely in and through their biological sex. Given that the charge of “biological essentialism” goes back at least as far as Simone de Beauvoir (1974), it’s not surprising that feminists also have been generally ambivalent about Bergman.“

37 BERGOM-LARSSON, M. Ingmar Bergman and Society. Ed. Barnes Tantivy. Stockholm, 1978. p.29 Critique pour le Dagens Nyheter (grand journal national) et professeure de littérature suédoise. Traduit de l’anglais: „The women in Bergman almost without exception constitutes „nature“. She is confined in the sphere of reproduction. She is „sex“.

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de nombreux films de Bergman, de Prison en passant par La Soif dans les années 40 jusqu’à Scènes de la vie conjugale dans les années 70. »38

La vision véhiculée par Maria Bergom-Larsson se veut sur le même plan au niveau de la réflexion sur la place de la femme dans le cinéma bergmanien sans pour autant la mettre dans un contexte en décalage avec son époque. Son propos vise à expliciter l’influence réelle et inextricable du milieu d’extraction de Bergman, à savoir la bourgeoisie luthérienne. Selon sa théorie, Bergman ne saisit la femme que comme génitrice. Cependant les exemples qu’elle donne tendent à être généralisant et parfois catégoriques dans une œuvre où les femmes sont omniprésentes. Ainsi elle prend l’exemple du personnage de Rut (Eva Henning) dans La Soif est en déduit que sa stérilité causée par l’avortement engendre forcément pour Bergman une stérilité intellectuelle et spirituelle : « La stérilité effective d’une femme est souvent le symbole dans les films de Bergman d’une stérilité spirituelle, un manque de contact avec les sources fondamentales de la vie et une obsession pour une intellectualité étriquée »39

Or il est clair que cet exemple montre le problème de la posture que prennent ces chercheurs et critiques. Pour eux Bergman tend à imputer la responsabilité de l’avortement à la femme. Il en est déduit que le cinéaste s’engagerait contre ou du moins défavorablement face à l’avortement dans ses films en présentant les séquelles psychologiques et physiques potentiellement gravissimes d’un tel acte, surtout quand il est pratiqué dans l’illégalité. Or le démonstration inverse peut être faite. Peut-être Bergman insiste-t-il autant sur l’avortement car tant qu’il est illégal il mène à des drames qui pourraient être évités, de même que les femmes ne prennent pas la décision seule (souvent forcée par le compagnon comme dans La Soif). De plus l’auteur a ici un raisonnement plus simpliste que ce que, à notre sens, Bergman tente de montrer par le personnage de Rut. La stérilité n’engendre pas une stérilité intellectuelle mais plutôt une frustration et des séquelles dépressives qui

38 BERGOM-LARSSON, M. Ingmar Bergman and Society. Barnes Tantivy. Stockholm, 1978. p.29 Traduit de l’anglais: „The woman in Bergman’s world is defined by her „inner room“, her capacity for engendering life. For this reason the child and the abortion are two decisive elements in Bergman’s way of describing her situation in life. Her whole identity is linked with the child in a deep-down, intuitive level. This is also why abortion is such a disaster for her. This is a notion which is found in may [sic] of Bergman’s films, from Prison and Thirst in the Forties to in the Seventies. “

39 BERGOM-LARSSON, M. Ingmar Bergman and Society. Barnes Tantivy. Stockholm, 1978. P.30 Traduit de l’anglais: „A woman’s actual sterility is often a symbol in Bergman’s films of spiritual sterility, a lack of contact with fundamental sources of life and an obsession with a threadbare intellectuality“.

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donnent lieu à des symptômes psychiatriques que Bergman analyse finement par ce personnage.

Ainsi Bergman se détache de la société patriarcale dont il est issu pour se faire défenseur d’idéaux féministes dès les années 40. Cependant, et comme nous l’avons dit, il est difficile de déceler un quelconque jugement dans ses œuvres mais la neutralité de la caméra en dit déjà long sur la posture du réalisateur. Il n’existe pas d’archive ou d’interview montrant le positionnement de Bergman sur le droit des femmes, en accord avec sa posture apolitique. On peut cependant reprendre la phrase de Bergman dans un livre-interview que cite Maria Bergom-Larsson : « Je ne fais pas de distinction particulière entre les hommes et les femmes. Je n’ai pas de vision définitive des femmes. »40

Quoi qu’il en soit nous pouvons conclure en demi-teinte que Bergman n’est pas une féministe comme on l’entend dans le sens moderne du terme, mais plutôt qu’il se montre soucieux de la condition des femmes. En cela Bergman est progressiste dans ses premiers films d’une part à travers la forte présence de sujets de société sur la condition des femmes et sur la dénonciation des inégalités, et d’autre part le réalisateur a une vision des femmes qui reste et restera tout au long de sa carrière fortement influencée par une vision chrétienne de la femme-mère. On a tour à tour vu dans ses films une représentation authentique et psychologiquement fine des femmes mais on y a pu y déceler, en creusant plus avant, une forme larvée des représentations patriarcales, presque réactionnaire.

40 BERGOM-LARSSON, M. Ingmar Bergman and Society. Barnes Tantivy. Stockholm, 1978. p.29 L’auteure cite ici le livre qui a été publié à la suite d’un documentaire: BJÖRKMAN S., MANNS, T., and SIMA, J. Bergman om Bergman. Stockholm, Da Capo press, 1970. p.19.

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Cette première partie a tenté de fournir des exemples pour nourrir nos hypothèses, à savoir que les films de jeunesse d’Ingmar Bergman se font porteurs d’une charge critique contre la société suédoise d’après-guerre. Cette critique se déploie dans un ensemble de représentations et de partis-pris que nous avons listés. Ainsi l’étude des conflits, clivages et rapports de domination, notamment entre classes, montrent une omniprésence des sujets portant la représentation d’une société tiraillée, avec d’une part l’éclatement des solidarités familiales (Crises, Ville Portuaire) et de l’autre un contexte de pessimisme exacerbé. Ce pessimisme est au cœur de la réflexion bergmanienne de l’époque, et contrairement à celui qu’on a pu lui attribuer par la suite, il est ici teinté d’une forme de nihilisme et d’existentialisme. Surtout, Bergman pose sa caméra sur des personnages jeunes, en opposition avec leur milieu d’origine, et qui doivent affronter un ordre moral qui n’est plus qu’apparences. L’étude précise des premiers films que Bergman réalise permet également de discuter une littérature critique sur le cinéaste qui le veut désengagé, voire irresponsable comme nous l’avons vu en introduction. Or nous remarquons que si ce constat peut s’appliquer à certaines de ses œuvres plus tardives, il n’en n’est rien pour les œuvres de jeunesse. Aussi la filmographie de Bergman ne se sépare jamais véritablement de sa vie (quoi que le cinéaste lui-même ait pu en dire), et ces films qui se veulent les détracteurs d’une morale veillotte reflètent aussi une période de rupture dans la vie du réalisateur. Le réalisme qui influence fortement le cinéaste dans cette période se veut cependant critique quant aux sujets portés à l’écran. Néanmoins le réalisme s’érode avec La Prison, film-étape dans la carrière de Bergman en tant que d’une part il paraît plus « personnel », et que d’autre part il introduit la dimension onirique et le flou temporel qui caractérisera nombre de ses films. Maria Bergom-Larsson a par ailleurs cette remarque finale dans son ouvrage qui résume bien la force du réalisateur à saisir les oppositions de classes et à disséquer les rouages de la société bourgeoise dont il est originaire : « La compréhension de l’individu et de la société chez Bergman a été résolument façonnée par la famille bourgeoise et autoritaire. Sa vision du monde est basée sur une perspective de classe caractérisée par certaines répressions typiques. Mais cela ne l’empêche pas d’utiliser sa subjectivité comme un instrument sensible pour mettre à nu l’anatomie de la conscience bourgeoise avec force de perspicacité. »41

Dans ses premiers films, Ingmar Bergman pose une représentation de catégories sociales différentes de la bourgeoisie dont il est originaire. Mais c’est justement par sa subjectivité qu’il révèle l’ampleur du poids des codes hérités de

41 BERGOM-LARSSON, M. Ingmar Bergman and Society. Ed. Barnes Tantivy. Stockholm, 1978. p.116 Traduit de l’anglais: “Ingmar Bergman’s understanding of the individual and society has been decisively shaped by the bourgeois authoritarian family. His world-view is based on a class perspective which is characterized by certain typical repressions. But this does not prevent him from using his extreme subjectivity as a sensitive instrument to lay bare the anatomy of the bourgeois consciousness with tremendous perspicacity.”

42 la bourgeoisie sur ces classes. Cette critique se veut parfois frontale, comme dans Ville portuaire, ou plus discrète comme dans Crise, en tout cas elle est présente dans nombre de ses premiers films en filigrane, et reflète la profonde révolte qui agite le réalisateur dans cette décennie.

Dans la seconde partie de ce mémoire nous tenterons de voir avec quels outils Bergman codifie la violence dans ses films et comment il porte à l’écran une représentation brutale du monde, nimbée d’une philosophie pessimiste.

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Deuxième Partie :

Une représentation brutale du monde : la « caméra- bistouri »42 au service d’une philosophie pessimiste.

Dans cette peinture d’une jeunesse oppressée, le jeune réalisateur de manque pas de montrer la brutalité à laquelle se heurtent ses personnages. Perte de l’innocence, passage à l’âge adulte ou encore trahison, on reconnait là un certain nombre de thèmes qui seront par la suite récurrents dans l’œuvre de Bergman. Mais surtout, c’est l’omniprésence du couple qui est d’ores et déjà centrale. Celui-ci est néanmoins réduit à un ensemble flou, où l’égoïsme et le narcissisme dominent. Surtout, il est la source et l’objet de tous les conflits et apparaît finalement comme un adjuvant permettant de dépasser une oppression plus grande, celle exercée par la société et notamment ses codes moraux. Nous voulons ici montrer comment Bergman donne à voir sa représentation du monde et comment il la porte à l’écran. C’est à notre sens une représentation extrêmement brutale qu’il véhicule, en lien avec le pessimisme révolté qui marque son début de carrière cinématographique. Passé derrière la caméra, il utilise à son avantage les capacités de suggestion propres au film. Ainsi, N.T Binh pose ce diagnostic assez juste sur l’évolution technique du jeune metteur en scène devenu réalisateur : « Le Bergman des années 40 expérimente, parfois maladroitement, mais le plus souvent avec une remarquable audace (inconscience ?), les possibilités d’un instrument encore neuf pour lui : le langage filmique. Scénariste, metteur en scène et spectateur confirmé avant même d’avoir mis les pieds derrière la

42 Terme utilisé par Sylvain Roux dans son ouvrage La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman. Ed. L’Harmattan, Paris, 2001, p.117. L’auteur s’en sert notamment pour insister sur l’usage du gros plan, outil de révélation ou de négation du Visage s’il en est. Nous reprenons à notre compte cette expression dans le cadre des films des années 40 pour signifier le rôle un peu différent de la caméra dans cette période de la vie du réalisateur. Car si le gros plan tend à devenir un outil de prédilection de Bergman, la technique est balbutiante à l’époque et loin de se focaliser sur ce seul outil le jeune réalisateur recourt à nombre de techniques et autres plans pour mettre en exergue une représentation crue des rapports humains.

44 caméra. Cette triple formation apparaît dès les œuvres du début ; elle fournit au style qui va s’éclore un cocon qui laissera à jamais sa marque. »43

Surtout, nous verrons finalement quel cheminement connait la pensée du jeune réalisateur, notamment d’un point du vue philosophique. Son nihilisme, teinté parfois d’existentialisme, s’estompe après avoir atteint des sommets dans La Prison (1949) et La Soif (1949) et aboutit à une réflexion plus positive dans Vers la Joie (1950). On a donc une représentation brutale du monde, portée à l’écran par des procédés stylistiques et filmiques (3) mais toutefois contrebalancée par des standards (happy ending notamment) et une théâtralité appuyée (4), soutenant en arrière-plan une vision philosophique en évolution, allant du nihilisme révolté à la possibilité de l’accomplissement par l’art avec Vers la joie (1950) (5).

43 BINH N. T. Ingmar Bergman. Le magicien du nord. Ed. Gallimard, Paris, 1993. p.27

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Chapitre 3 : La codification de la violence dans l’art de filmer

Au service d’une représentation crue et brutale du monde, le jeune réalisateur peut compter sur les outils du cinéma qui permettent de renforcer la suggestion au spectateur, de montrer la force et le désespoir des personnages, d’explorer leur solitude. Nous avons ici tenté de compiler les différentes tournures que peut prendre la violence dans les films de la décennie 1940 et de dégager quelques outils, les principaux selon nous, que le réalisateur utilise, et utilisera tout au long de sa carrière, pour transmettre sa vision du monde.

a. Les formes de violence dans les films de jeunesse de Bergman : l’omniprésence du symbolisme

Les premiers films d’Ingmar Bergman sont, comme une grande partie de son œuvre, centrés sur le problème majeur de l’impossibilité à communiquer. Cette incapacité à communiquer mène bien souvent à un enlisement tragique et plus généralement à une violence qui prend des formes multiples. Or la violence est l’effet direct de cette incommunicabilité et en ce sens elle prend un tour très souvent symbolique chez le jeune Bergman (ce qui lui a parfois été reproché44). Par ailleurs, si Bergman insiste sur la froideur des rapports humains, il préfère éluder la violence en hors-champ45. On peut parler d’une part d’une violence directe, avec la violence physique, les mutilations, le suicide – et d’autre part d’une violence indirecte, liée aux rapports de domination que nous avons explicités précédemment, au chantage moral ou encore au sadisme des personnages. Il est clair que la violence directe n’est que la partie visible d’une dimension cruciale dans l’œuvre de Bergman, et pas seulement dans ses œuvres de jeunesse. La violence directe n’est que le surgissement d’un mal rampant que le réalisateur se plaît à dépeindre en bon architecte littéraire et en fin connaisseur de l’âme humaine : « Je veux décrire l’activité omniprésente du mal, qui se propage grâce à des procédés microscopiques et ultrasecrets, comme une chose, un microbe ou autre, dotée d’une vie indépendante au sein d’une vaste relation de cause à effet. »46

44 Ainsi R. Lefèvre parle de « recours abusif au symbolisme » à propos des premiers films du cinéaste dans Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.22.

45 Par exemple, le suicide de Jack n’est suggéré que par le coup de feu, de même que le suicide de Viola qui n’est suggéré que par le bruit de l’eau et les ondes à la surface.

46 Ingmar Bergman cité par COWIE P. Ingmar Bergman, biographie critique. Ed. Seghers, Londres, 1982. p.67

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Cette activité microscopique, c’est finalement la convergence de désirs et de frustrations qui la fait foisonner. Le réalisateur a déjà ses préférences en termes de représentations de la violence directe : délaissant le meurtre pour lui préférer le suicide, il joue sur le caractère à la fois individuel mais socialement impactant de ce type de mort-spectacle. En ce sens, le suicide de Jack (Stig Olin) dans Crise (1945) est symbolique : personnage à la fois poétique, farcesque et diabolique, il se donne la mort en pleine rue, comme dans une ultime représentation, devant un théâtre (illustration 747).

Illustration 7 : Le suicide de Jack dans Crise (1’19’51) ©Svensk Filmindustri

De manière générale, le suicide est surreprésenté dans les premiers films d’Ingmar Bergman, révélateur de la noirceur de sa pensée. Un décompte rapide montre que peu des films étudiés échappent à la règle : dans Crise, Jack se suicide, de même que Brigitte-Caroline (Doris Svedlund) dans La Prison (1949) Viola (Birgit Tengroth) dans La Soif (1949) ; sans compter les nombreuses tentatives qui échouent avec Bérit (Nine-Christine Jönsson) dans Ville Portuaire (1948) et Alexander (Holger Löwenadler) dans Bateau pour les Indes (1947) pour ne citer que les plus évidentes. En revanche, le meurtre est quasiment absent de ces films, seul Jack se vante d’avoir tué quelqu’un, bien que l’on se doute qu’il puisse simplement s’agir d’une fanfaronnade propre à son personnage. La manière dont Bergman envisage le suicide dans ses œuvres provient d’une tension constante entre désespoir et révolte. Et paradoxalement il est sensiblement toujours envisagé comme le résultat d’une blessure de l’égo des personnages. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’avortement clandestin et tragique est souvent représenté, en particulier dans cette période de la carrière de

47 La mort de Jack devant le théâtre est peut-être une référence, parodique, de la mort de Molière sur scène.

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Bergman et à un moment où le débat est encore tabou en Suède. La violence est ici double car la mère est privée de son enfant, souvent contre sa volonté, et se retrouve isolée socialement, subissant seule les séquelles psychologiques. La mutilation et le handicap ont en revanche une dimension hautement symbolique. On peut à ce titre évoquer les personnages de Bengt (Birger Malmsten) dans Musique dans les Ténèbres (1948), ancien soldat devenu aveugle et qui refuse d’être traité comme un infirme, et le personnage de Johannes dans Bateau pour les Indes (joué par le même acteur) qui souffre d’une déformation dorsale. Ici le handicap peut être interprété comme le reflet d’une déformation de l’âme, d’une violence que se fait l’être humain ou qu’il subit face à son impossibilité à s’adapter à son monde. Ainsi Sylvain Roux déclare dans La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman : « Dans Musique dans les ténèbres (1948), la métaphore de la cécité révèle que ne pas communiquer est la pire des ténèbres et que l’enfermement est une nuit. »48

Pour cet auteur, l’aveuglement a un but purement métaphorique : il montre le lien étroit entre les attributs physiques des personnages et leurs attributs moraux. Ainsi la cécité et le handicap physique témoignent d’un handicap moral et plus largement d’un handicap « social » de la part de ce personnage qui souffre de sa condition physique et refuse d’être traité comme un impotent. Enfin la violence « conjugale » est sans aucun doute celle qui structure les premiers films de Bergman, si ce n’est sa carrière toute entière. Le couple n’est jamais envisagé comme une réussite, et dans les rares cas inverses le duo se retrouve confronté à un monde oppressant qui l’isole, cherche à le séparer (Il pleut sur notre amour (1946) Ville Portuaire). Dans les autres cas le couple n’est pas vu comme une fusion mais bien au contrairement comme la collision brutale de deux individualités qui forcément entrent en conflit (ainsi le couple de Tomas et Sofie dans La Prison, ou plus encore celui de Bertil et Rut dans La Soif, où « deux époux se délectent à faire souffrir l’un l’autre, tout en se déchirant eux- mêmes »49).

Maria Bergom-Larrson parle à juste titre d’une violence intérieure et d’une violence extérieure :

48 ROUX S. La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman. Ed. L’Harmattan, Paris, 2001. p.19.

49 LEFEVRE R. Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.43.

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« Un thème récurrent de l’œuvre de Bergman est centré sur la violence intérieure et extérieure, la société menaçante à l’extérieur contre la sphère privée interne, qui à son tour menace constamment de s’effondrer sous la pression de forces puissantes et destructrices »50

Cette revue des différentes formes de violences chez Bergman nous montre principalement une chose : la violence physique que s’infligent les personnages à eux-mêmes ou entre eux intervient pour souligner le chaos communicationnel dans lequel ils demeurent. De même leurs tares physiques sont symboliques de leurs tares sociales. Si mal préparés émotionnellement, il apparaît alors normal que les personnages échouent face au monde extérieur. La représentation des rapports humains en général est aussi brutale que la vision de la société que le cinéaste véhicule dans ses premiers essais. Bergman se sert de l’outil cinématographique pour renforcer la symbolisation de cette violence, notamment pour suggérer les rapports de domination entre eux.

b. Le conflit entre Ingeborg et Jenny dans Crise, illustration du langage filmique au service de la représentation des rapports de domination.

Crise n’est pas un film aussi violent dans son contenu que les autres œuvres de la fin des années 40, néanmoins Bergman y met déjà en œuvre des procédés filmiques qui reflètent la force et la nature des rapports entre les personnages. Les antagonismes de classes, que nous avons étudiés plus tôt, sont ici portés par des procédés relativement simples mais efficaces pour faire saisir au spectateur la dimension profondément inconciliable, sur le plan social et moral, de deux personnages que sont Ingeborg (Dagny Lind) et Jenny (Marianne Löfgren). Le réalisateur allie déjà une maîtrise parfaite de l’alchimie entre trame dramatique et gestion de l’image. Une scène en particulier retient notre attention, celle de la rencontre51 entre les deux mères de Nelly (Inga Landgré), qui est à notre sens l’exemplification de cette tendance à jouer (voire à surjouer) sur le

50 BERGOM-LARSSON, M. Ingmar Bergman and Society. Ed. Barnes Tantivy. Stockholm, 1978. p.77 Traduit de l’anglais: „One theme that recurs throughout Bergman’s film oeuvre centres on outer and inner violence, the threatening society outside versus the inner private sphere, which in turn constantly threatens to collapse under the pressure of powerful destructive forces“.

51 Crise (1946), de 9’50 à 13’14.

49 maximum de canaux pour mettre en évidence les oppositions et les conflits entre les personnages. Ingeborg au début de la scène se trouve en position de force, du fait de sa légitimité de mère adoptive, ce que rend Bergman par un premier échange basé sur un champ/contre-champ dans lequel Ingeborg est présentée dans un cadrage large (à l’américaine) et où Jenny est réduite à un cadrage plus serré, tout en étant assise (illustration 8 a et b). L’avantage est clairement donné, à la fois dans le texte et dans l’image, à la mère adoptive. La gestuelle et l’expression des personnages viennent cependant déjà évoquer la suite de cet échange. Malgré les apparences, Ingeborg se trouve dans une position défensive, illustrant également sa droiture morale, face à Jenny dans une position assise, lascive et moqueuse.

Illustration 8 a (min) et b (min) : champ et contre champ dans Crise ©Svensk Filmindustri Cependant, la situation change car Jenny revendique son droit naturel à réclamer sa fille, qu’importe l’investissement d’Ingeborg dans l’éducation de cette dernière. L’échange qui était jusque-là unilatéral se transforme en négociation, ce que signifie le réalisateur par un plan unique et plus rapproché sur les deux visages, mettant en exergue la perte de la supériorité précédente (illustration 9). Les deux personnages se retrouvent alors sur un pied d’égalité au niveau de l’image, tandis que l’argumentaire d’Ingeborg, impératif au début, se change en une négociation sentimentale à laquelle Jenny est insensible.

Illustration 9 : Ingeborg suppliant Jenny ©Svensk Filmindustri

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Après s’être vu dépassée et vaincue, Ingeborg abandonne sa première approche qui visait à renvoyer purement et simplement la mère biologique de Nelly, s’en remettant finalement au choix de sa fille adoptive mais redoutant sa volonté d’émancipation. Pour signifier cette résignation, la caméra revient à un plan plus large, dans lequel sont saisit les deux personnages mais où Ingeborg s’incline littéralement devant Jenny, inversant alors le rapport de force qui était celui du début de la scène. Le personnage de Jenny peut alors savourer son triomphe sur sa rivale (illustration 10).

Illustration 10 : Ingeborg vaincue ©Svensk Filmindustri

Les outils filmiques de cette scène sont caractéristiques de la manière de procéder du réalisateur pour représenter les rapports de domination entre les personnages. Contrairement à ce que voudrait une esthétique réaliste (d’où les limites de cette influence chez Bergman), le cinéaste soutient à la caméra l’évolution des conflits et ses différentes phases. Ce type de jeu à la caméra se retrouve dans les autres films de jeunesse d’Ingmar Bergman (comme par exemple dans Ville portuaire, illustration 11), et ils témoignent concrètement de l’humiliation, de l’état d’impuissance dans lequel les personnages bergmaniens en viennent à se retrouver. C’est un thème fort auquel sont soumis les héros bergmaniens et que cette posture de supériorité vient accentuer à l’écran.

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Illustration 11 : Bérit face à l’assistante Villander dans Ville portuaire (27’47) ©Svensk Filmindustri La force du cinéma de Bergman dès ses premiers essais réside dans la capacité à suggérer les rapports de domination à la caméra, art dans lequel il excellera tout au long de sa carrière. Ce type de procédé filmique s’associe dès les débuts du cinéaste à une autre technique : le recours aux gros plans.

c. Le gros plan, procédé en voie de devenir une marque de fabrique du cinéaste.

Dans l’art cinématographique, le gros plan sur le visage est généralement utilisé dans des moments forts, et a pour but de transmettre des émotions tout en favorisant l’identification du spectateur. Il est un outil permettant de montrer une émotion particulière à un moment donné. Or chez Bergman et dès ses débuts, le gros plan prend un sens assez différent et son utilisation se systématise tout au long de l’œuvre. Souvent de trois-quarts ou de profil, ils en viennent à devenir frontaux (souvent en regard caméra) et à s’allonger en durée, quitte à devenir insistants. A partir d’une certaine durée, le gros plan n’est plus un outil d’identification mais bien au contraire un moyen de distancier le spectateur, notamment quand celui-ci est frontal (comme c’est notamment le cas dans Persona (1966) ou encore dans Sonate d’automne (1977)). Il en vient à provoquer une forme de gêne chez le spectateur et à réduire la dimension fictionnelle de l’œuvre. Pour faire un parallèle avec l’art théâtral, il en vient à briser le quatrième mur. Sylvain Roux en tire cette observation : « Illustrant la remarque de Paul Valéry selon laquelle "la peau est ce qu’il y a de plus profond", le metteur en scène nous promène dans les labyrinthes de ce tuf primordial pétrifié par les conventions et les fausses assurances, mais n’arrivant pas à cacher complétement les mouvements véritables de l’être qui, le plus souvent, grouillent en secret. »52

Or ce rôle dédié au gros plan est d’ores et déjà décelable dans les films que nous étudions. Le visage est le masque mais il ne peut indéfiniment cacher les tortures internes des personnages. On peut notamment penser au plan rapproché sur le visage de Jenny à la fin de Crise (illustration 12 a). Celle-ci dans un monologue final se confesse sur son besoin de se sentir jeune, de fuir la

52 ROUX S. La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman. Ed. L’Harmattan, Paris, 2001. p.123.

52 vieillesse et la mort en trouvant un jeune amant (Jack) et en récupérant sa fille. Mais s’étant vue trahie son visage se décompose (illustration 12 b) et elle n’a d’autre choix que d’affronter sa condition. Le visage révèle avant les mots la résignation à la solitude. Le plan a un cadre plus large que ce à quoi Bergman nous habituera par la suite, mais on peut remarquer la vivacité de la caméra qui vient se placer derrière l’épaule du personnage pour filmer son reflet. La mise en abyme est alors totale : une femme principalement caractérisée par sa superficialité parle en regardant son reflet tandis que la caméra ne filme que la « reproduction » de son visage dans la glace.

Illustration 12 a et b : Le monologue final de Jenny dans Crise (1’18’00 et 1’18’19) ©Svensk Filmindustri Pour reprendre le vocabulaire de Gilles Deleuze dans L’image-mouvement53, « les traits de visagéification » sont exploités à un haut niveau chez le réalisateur, et ce dès ses première œuvres plus personnelles que sont La Prison et La Soif. C’est dans ces œuvres que figurent les premiers plans très rapprochés, permettant de déceler le moindre mouvement ou rictus, qui feront la particularité des œuvres de Bergman. Ainsi dans La Prison, la lente agonie de Brigitte- Caroline est filmée est gros plan, sans détour, laissant transparaître sa souffrance, les gouttes de sueur sur son front et son visage dévasté (illustration 13).

53 DELEUZE G. L’Image-Mouvement. Ed de Minuit. Paris, 1983

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Illustration 13 : L’agonie de Brigitte-Caroline (1’09’05) ©Svensk Filmindustri

Ici, le metteur en scène utilise le gros plan avec pour objectif de faire transparaître les tourments physiques du personnage, mais qui ne sont finalement jamais réellement détachés des tourments moraux. En revanche le gros plan peut également servir à décrire la joie et à faire transparaître les sentiments amoureux comme avec ce plan sur le personnage de Bertil (illustration 14) dans La Soif qui laisse discrètement entrevoir la possibilité d’une sérénité amoureuse dans le chaos de son couple.

Illustration 14: Gros plan sur le visage de Bertil (Birger Malmsten) dans La Soif (27’39)

©Svensk Filmindustri

En revanche, on pourra remarquer que le réalisateur délaisse les gros plans sur les objets (plans serrés). Mais dans la majorité des cas relevés, le gros plan, centré sur une individualité, vient rappeler la solitude des personnages bergmaniens. Il est moins un outil de célébration qu’un moyen de souligner la brutalité à laquelle les personnages sont confrontés. Dans ses films de la décennie 1940, Bergman devient de plus en plus précis dans l’usage de ses outils de prédilection cinématographiques et le gros plan émerge comme l’instrument principal d’exploration du visage et donc de l’âme

54 humaine. Le visage tend à montrer l’intériorité tout en s’offrant au monde extérieur. Ainsi dans Du Visage au cinéma, Jacques Aumont pose cette analyse sur l’usage du gros plan et la représentation du visage au cinéma : « Lieu d’où l’on voit et d’où l’on est vu à la fois, et pour cette raison lieu privilégié de fonctions sociales – communicatives, intersubjectives, expressives, langagières – mais aussi, support visible de la fonction la plus ontologique, le visage est de l’homme » 54

En insistant sur ce fait Bergman tend à montrer la dimension révélatrice socialement du visage mais également son innocence, ou sa vulnérabilité en tant qu’il constitue la rencontre d’autrui55.

Nous avons vu dans ce chapitre comment Bergman codifie la violence dans ses premières œuvres et comment il met l’outil cinématographique au service de la suggestion des rapports de domination. Surtout, nous avons tenté d’identifier les procédés phares du jeune réalisateur qui déjà préfigurent un goût prononcé pour les plans longs et pour l’exploration du visage humain. Ce que l’on pourrait qualifier de « sobriété » technique et qui servira sa réputation internationale plus tard, est dans les films des années 40 parfois oubliée au profit d’expérimentations (comme le traveling dans une rue populaire de Stockholm au début de La Prison). Cependant Ingmar Bergman est déjà à ses débuts cinématographiques un metteur en scène de théâtre confirmé. Cela n’est pas sans conséquence sur ses premiers films qui héritent directement de son savoir- faire de la scène. Mais à notre sens, cet apport vient bousculer la représentation du monde pessimiste que portent ces films, d’une part en exagérant la violence et d’autre part en la désamorçant.

54 AUMONT, J. Du Visage au cinéma. Ed. De L’Etoile, Paris 1992. p.14.

55 On peut y voir une interprétation lévinasienne, ce que reprend également Sylvain Roux. Cependant nous ne pousserons pas le parallèle de crainte d’être anachronique par rapport à notre période d’étude. A notre sens, Bergman accorde autant d’importance au visage non pas pour des raisons philosophiques mais bien parce qu’il constitue un objet à explorer de manière quasi infinie sous la caméra. Le metteur en scène reste technicien et esthète avant de se faire philosophe.

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Chapitre 4 : Tragique, théâtralité et standards du cinéma : désamorcer et exagérer la violence.

Si les premiers films d’Ingmar Bergman se font porteurs d’une violence directe, physique ou morale, et indirecte, par les procédés filmiques, on peut noter la dimension inversement importante de plusieurs freins à cette violence. En effet nombre de procédés viennent atténuer la violence directe et rappellent au spectateur l’aspect fictionnel des œuvres. On verra ici comment le jeune cinéaste met en place des techniques, bien souvent héritées du théâtre, qui viennent finalement désamorcer la violence. Cependant, ces procédés ont aussi un but parfois réflexif et contribuent à véhiculer une forme de cynisme qui ne fait que renforcer la noirceur de la pensée de Bergman dans les années 40. Nous avons ici tenté d’identifier les différents outils dont use le réalisateur pour rendre compte de la théâtralité de son œuvre filmique et ainsi mettre à jour une des tendances fortes du cinéma bergmanien : la violence y est omniprésente sous toutes ses formes, mais la prégnance de codes théâtraux et d’outils rhétoriques viennent, comme dans la tragédie classique, rappeler la présence du « réel dans l’irréel ». On peut même y déceler autant d’effets de distanciation, et donc finalement y percevoir l’étiolement de l’influence réaliste. Bergman en usant et abusant de procédés (comme avec les gros plans, comme nous l’avons vu) cherche à se détacher de ses influences et notamment d’un cinéma de facture commerciale dont il s’affranchit à partir de La Prison (1949). Le critique Bengt Idestam-Almqvist dira par ailleurs de ce film :

« La Prison n’est pas un film comme les autres. C’était la première fois qu’Ingmar Bergman assurait tout de A à Z. C’était son idée, son scénario et sa création, et il n’avait pas quelqu’un de plus expérimenté pour l’épauler56. Et La Prison est plus typique de Bergman que ses films précédents. Il y montre son vrai visage. »57

Ainsi, Bergman peut jouir de plus en plus de libertés pour les scénarii et leur résolution grâce à son succès qui s’affirme en cette fin de décennie 1940. Néanmoins, le dénouement de beaucoup de ses films de jeunesse reste un point délicat qui lui vaudra une certaine tiédeur de la part des critiques. Ce dernier point

56 Référence à Victor Sjöström qui vient au secours de Bergman au début de sa carrière, lui offrant un conseil précieux pour la réalisation et le montage de ses films. De plus, il retourne à la société de production de son ami Lorens Marmstedt car la Svensk Filmindustri refuse son scénario en tant que tel. Marmstedt accepte et lui laisse les mains totalement libres, avec cependant un budget plus réduit.

57 IDESTAM-ALMQVIST B. cité dans Les Archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Stockholm, 2008. p.23.

56 donne parfois un aspect paradoxal aux premiers films de Bergman et vient, cette fois de manière sûrement involontaire, désamorcer leur violence. d. Fiction dans la fiction et captatio benevolentiae

Il est troublant de constater comment Bergman use fréquemment d’un narrateur, d’un présentateur si on peut dire, qui vient introduire ses films. Il ne se permet que rarement de lancer ses films in medias res et de plonger le spectateur directement dans l’action. Seul La Prison débute de cette manière, là où tous les autres font intervenir un narrateur externe, une sorte de conteur, ou a minima des cartons indiquant le lieu et la date (comme dans La Soif (1949), ou encore dans Il pleut sur notre amour (1946) où la voix du narrateur est associée à des dessins au fusain). Cette tendance à faire intervenir un narrateur en voix-off se retrouvera dans plusieurs autres de ses productions postérieures (Une leçon d’amour (1954), Le Septième sceau (1957), etc.) mais va progressivement se diluer pour aboutir à des introductions beaucoup plus brutales et directes (Les communiants (1963), Les fraises sauvages (1957)), voire proches de l’absurde (notamment la scène d’introduction de Persona (1965)). Premièrement, l’intervention du narrateur peut être interprétée comme un héritage de la formation théâtrale du jeune réalisateur. Celui-ci remplace le les didascalies initiales, il pose le décor et installe le spectateur dans un univers défini. S’il est en général extérieur, il peut également être un personnage du film comme c’est le cas avec l’homme au parapluie dans Il pleut sur notre amour. Deuxièmement, il peut être vu comme un recours de Bergman pour simplifier la scène d’exposition de ses films, notamment quand ceux-ci se veulent réalistes, dignes d’une histoire quotidienne ou d’un fait divers comme le dit parfois le réalisateur58. Finalement le réalisateur en vient à baisser la « fictionnalité » de son œuvre pour en faire presque un docu- fiction. On peut également y déceler le rôle de captatio benevolentiae dans ces introductions en voix-off, qui viennent réclamer la bienveillance du spectateur et mettre en avant la « banalité » de l’histoire. C’est particulièrement le cas pour Crise (1945), dont le narrateur, après avoir présenté le cadre et les fonctions des personnages, a cette phrase à l’égard du spectateur :

58 Dans Images, Bergman précise ce goût pour les journaux compilant les faits divers, notamment à propos du scénario de La prison : « […] j’avais écrit l’histoire de Birgitta Carolina, une longue nouvelle que j’avais intitulée : « une histoire vraie. » Ce titre était une allusion à un magazine très populaire à l’époque : « Histoires vraies de la vie ». Ce que je voulais, c’était pouvoir aller et venir sans retenue entre une sentimentalité impudique et de vrais sentiments. J’étais très satisfait du titre du film, je le trouvais d’une ironie seyante. » (p.138) Il est cependant contraint par son producteur de changer le titre.

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« La pièce peut commencer. Je ne veux pas prétendre que c’est un grand drame excitant, ce n’est qu’une pièce de la vie quotidienne, presque une comédie… Laissons le rideau se lever. »59

Plusieurs éléments ressortent de cette annonce initiale, et tout d’abord le fait que la théâtralité de l’œuvre soit totalement assumée, en témoigne la récurrence de termes attachés aux arts de la scène. La formule négative « je ne veux pas… » est au cœur de cette annonce et a clairement pour rôle d’attirer la bienveillance du spectateur. Le rôle rhétorique de la voix-off est donc totalement assumé, avec néanmoins une pointe d’ironie sur l’histoire en elle-même, ce « superbe mélo60 » comme l’appelle Bergman, et qui pourtant lui a posé bien des soucis (avec la production notamment). Surtout, ce recours à un narrateur témoigne d’une tendance forte de Bergman dans ces films à encadrer le récit, à faire une fiction dans la fiction. Ainsi le narrateur vient poser un premier cadre et une première temporalité, tandis que par la suite l’usage du flash-back reporte l’intrigue à des temporalités antérieures (les flash-back sont très nombreux et structurants dans comme dans Ville Portuaire (1948) La Soif ou Vers la Joie (1950), où ils constituent l’essentiel du film). La transition est en revanche travaillée de manière classique (fondu sur le visage d’un personnage pensif par exemple).Ce jeu avec la temporalité et le cadre du film permet de donner une vivacité aux premières œuvres de Bergman. Cette propension à découper la temporalité de ses films à partir de flash-back fait écho à une autre tendance du cinéma de Bergman, celle de l’inclusion de la fiction dans la fiction, sorte de mise en abyme notamment représentée dans ces films par le mini-film que projette Tomas dans La Prison, mais qui se retrouve également dans la représentation des rêves, dans ce film mais également dans La Soif. Ainsi, le mini-film dans La Prison est un moment apparemment sans importance de l’œuvre, pourtant il est une clé dans la compréhension des personnages et de la problématique du film en général. Ce film est montré par Tomas (Birger Malmsten) à Brigitte-Caroline (Doris Svedlund) qui l’«échange »61 plus tard contre son rêve (cf. Résumé des films étudiés). La scène commence par un champ (Tomas tournant frénétiquement la manivelle du vieux cinématographe. illustration 15) /contre champ (zoom sur l’écran et l’image qui se met à tressauter).

59 Crise, 3’13. A la fin de cette phrase, un store se lève sur le cours de piano d’Ingeborg. Il est intéressant de remarquer le parallèle avec le théâtre, mais également le décalage qui est ici effectué. Le théâtre est finalement réduit à peu de choses. 60 BERGMAN I. cité dans Les Archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Stockholm, 2008. p.11.

61 Terme utilisé par Raymond Lefèvre –Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.40.

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Illustration 15 : Tomas (Birger Malmsten) et Brigitte-Caroline (Doris Svedlund) activent le cinématographe (39’46) © Svensk Filmindustri

Cette transition habile permet de passer au mini-film, ponctué parfois par des retours sur les visages riants des amants. Du point de vue de l’interprétation quant au film, on peut y déceler une vision a priori innocente du divertissement, de la comédie. Par ailleurs le lieu où le film est projeté, le grenier, est un « bric- à-brac surréaliste62 », plein d’objets rappelant l’enfance et donc l’innocence, alors que les protagonistes sont confrontés au naufrage de leurs vies respectives. Ce retour à l’enfance et cette bulle comique où se succèdent gags et cabrioles permet d’amoindrir la noirceur de ce film. Le mini-film fait cependant écho aux déboires des personnages : la Mort et les éléments morbides qui apparaissent (le Diable, une araignée) viennent rappeler le destin tragique et inéluctable des personnages (illustration 16 a et b). Malgré la farce, le fond philosophique du film est ici représenté : l’enfer existe et il est terrestre. Interrogé sur La Prison et sur la place du diable dans son œuvre, Bergman répondait :

« L’Enfer, pour moi, a toujours été un domaine de suggestion, mais je ne l’ai jamais conçu autrement que sur terre ! […] L’être humain est fait de telle façon qu’il porte en soi et avec soi, toujours, des tendances à l’autodestruction et à la destruction de son entourage, consciemment ou inconsciemment » 63

62 BINH N. T. Ingmar Bergman. Le magicien du nord. Ed. Gallimard, Paris, 1993. p.38.

63 BERGMAN I. cité dans Les Archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Stockholm, 2008. p.23.

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Illustration 16 a et b : Scènes du mini-film dans La Prison ; la Mort sort d’un coffre et effraie les trois protagonistes qui se disputaient auparavant dans une farandole burlesque (41’57 et 41’58) ©Svensk Filmindustri D’autre part c’est une occasion de plus pour le réalisateur de rendre un hommage aux films de sa jeunesse, et plus particulièrement au burlesque muet, incarné pour Bergman par Georges Méliès. Il dira par ailleurs : « La farce que Tomas et Birgitta-Carolina passent au grenier dans le petit projecteur-jouet, je l’avais quand j’étais enfant. […] Méliès est un de mes dieux64 préférés.»65

Ainsi les premiers films de Bergman se construisent souvent autour d’un emboitement de temporalités qui viennent encadrer le récit. Un cadre supplémentaire peut être rajouté par l’introduction d’un narrateur externe qui vient relativiser la portée dramatique du film. Débarqué du théâtre, le jeune réalisateur use de la malléabilité du cinéma pour construire ses récits, y ajouter des scénettes comiques et des rêves. L’usage de ces outils vient accentuer, ou parfois relativiser, la représentation brutale du monde que Bergman donne à voir dans ses premiers films car ils permettent d’en modifier la narrativité. Seul Crise se déroule de manière strictement linéaire, mais c’est également le seul film où la voix-off revient pour avoir le dernier mot. Dans ce premier film, la fin est un retour au statuquo quelque peu décontenançant, et finalement symptomatique des films tournés entre 1945 et 1948.

64 Bergman s’est constitué dans sa jeunesse un panthéon de divinités littéraires, théâtrales et cinématographiques.

65 BERGMAN I. cité dans Les Archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Stockholm, 2008. p.22.

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e. La résolution : pessimisme contre nécessité du happy ending.

Dans les films de jeunesse d’Ingmar Bergman on constate une sorte d’incongruité : pour plus de la moitié d’entre eux, la résolution semble être problématique, voire clairement paradoxale. Le schéma type est le suivant : les protagonistes se retrouvent confrontés à des situations de dilemme (souvent amoureux), mais par leurs choix et la pression exercée par la famille et la société ils s’enlisent dans des situations qui semblent les mener dans une impasse tragique, mais malgré tout cela le dénouement est bien plus rassurant que ce que laissait présager l’ampleur des péripéties. La résolution et la situation finale sont alors fortement en décalage avec le reste de l’œuvre. C’est le cas en particulier pour Crise, Bateau pour les Indes (1947) Ville portuaire, La Soif (pas dans l’aspect philosophique) et Vers la joie (cf. annexes pour résumés et dénouements). En effet Bergman se confronte alors en partie à des standards cinématographiques, hérités du cinéma hollywoodien, où il y subsiste une nécessité de livrer un cinéma commercial et de facture « optimiste », là où la vision philosophique du réalisateur est certainement au comble de son pessimisme et de sa noirceur. Cette tension est palpable sur plusieurs plans, notamment sur l’impression globale que peut donner le film au spectateur et sur la cohérence même entre scénario et « idéologie » philosophique. C’est à notre sens cette indécision, cette hésitation dans la démarche philosophique, qui conduit nombre de ces films à être des « fours » ou accueillis avec tiédeur. En effet la tension entre des faits dramatiques, souvent avec une forte résonnance sociale, et ces excipits en demi-teinte, pousse à penser que le réalisateur n’a pas mené sa réflexion jusqu’au bout et s’est contraint à résoudre ses œuvres sur une note plus positive ou rassurante, quel qu’en soit le coût en terme de cohérence. La résolution de Ville portuaire semble être à bien des égards l’exemplification de ce phénomène. Alors que les personnages sont de toute évidence condamnés à l’exil, un soudain rebond d’optimisme les pousse à abandonner leurs projets et à faire face à leur destin alors que rien ne laissait présager un tel dénouement. Le rythme même du film en pâtit : alors que l’enchainement des scènes était jusque-là assez lent, les derniers moments du film se succèdent de manière rapide et saccadée, avec des cuts bruts là où les liens étaient plutôt habilement travaillés précédemment. Un volte-face difficile à expliquer, d’autant que Bergman semble s’être peu exprimer sur le sujet au début de sa carrière. Raymond Lefèvre parle quant à lui d’une fin « faussement rassurante, [qui] ne peut guère dissiper une impression de total désespoir »66. De même dans Bateau pour les Indes, où malgré une intrigue de plus en plus sombre, le film se termine sur les deux amants montant sur un bateau, en quête d’évasion. N.T Binh en conclut :

66 LEFEVRE R. Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.39.

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« La rivalité des deux hommes conduit à la tragédie, puis une fin vaguement optimiste s’esquisse au milieu des rêves brisés. »67

On notera par ailleurs que tel n’est pas le cas pour La Prison, premier film dans lequel Bergman a été totalement libre dans les choix scénaristiques et qui malgré un budget beaucoup plus faible que pour ses films précédents, peut porter à l’écran un drame total mettant en exergue une forme de pessimisme existentialiste. On notera par ailleurs qu’il est l’un des seuls films de cette période que Bergman tend à considérer sous un regard plus tolérant, quand il blâme pour le reste les nombreuses faiblesses : « Pendant très longtemps, ce film m’est resté complétement étranger, cela se voit à la façon dont j’en parle dans Le Cinéma selon Bergman68. Mais maintenant qu’il m’est possible de jeter un regard d’ensemble sur ma production, ce film se dégage avec une certaine netteté. Il y a là un certain entrain cinématographique qui malgré mon peu d’expérience est à peu près contrôlé. »69

La résolution est beaucoup plus en cohérence avec le drame qui monte durant tout le film, et à la mort de Brigitte-Caroline ne répond aucun événement de compensation positive. Le personnage de Tomas finit seul et rejeté par son ancienne fiancée, Peter retrouve le cadavre de Brigitte-Caroline et ne peut que pleurer sur sa lâcheté. De même dans La Soif, film écho du précédent et suivant le même raisonnement philosophique, où l’on s’arrête sur un suicide et la perspective d’une vie conjugale faite de tortures morales. Vers la joie, comme nous le verrons plus tard, brise cet antagonisme des premiers films avec un revirement du fond philosophique tout en étant dans la continuité par la noirceur de son scénario. Il est difficile de juger, plus d’un demi-siècle après, quelles ont été les raisons véritables de tels choix qui finalement ont pu nuire à la réputation des premiers films de Bergman. Ce qui est sûr de notre point de vue, c’est que ces maladresses scénaristiques comme stylistiques viennent contribuer à désamorcer la violence, et ce de manière presque involontaire. Les premiers films d’Ingmar Bergman ont en commun la mise en scène de la brutalité des rapports humains. Mais l’étalement de cette violence est

67 BINH N. T. Ingmar Bergman. Le magicien du nord. Ed. Gallimard, Paris, 1993. p.31.

68 Documentaire de 1974 réalisé par S. Björkman. Bergman se trouve en désaccord avec la vision qu’il a véhiculée sur ses films dans cette œuvre. Il pointe notamment son manque de recul sur sa propre œuvre dans Images (1992).

69 BERGMAN, Ingmar. Images. Ed. Gallimard, Paris, 1992. p.145.

62 contrebalancé directement ou indirectement par le réalisateur qui prend soin de placer à distance le spectateur, et cela au cœur de l’action comme nous l’avons vu avec le cas de La Prison. La mise en abyme est quasiment systématique par l’introduction d’un narrateur et l’encadrement en récits successifs. Cela est tout du moins jusqu’à Ville Portuaire, et est par la suite suggéré au sein même du film. Bergman est moins terre à terre dans sa manière de se rappeler au spectateur et a de plus en plus recours au symbolisme. Il nous semble que finalement l’immersion n’est jamais le but, ou la consécration, recherchée par un réalisateur qui souhaite toujours à nous rendre attentif à une réalité autre dans ses œuvres. En effet nous avons entre-aperçu tout au long de notre travail le fond philosophique sur lequel repose les créations de Bergman dans les années 40 : entre nihilisme et existentialisme, la représentation du monde que véhicule le jeune réalisateur est doublée d’un fond philosophique. C’est cette pensée, notamment fondée sur l’échec des rapports humains, qui nous amène à qualifier de « brutale » la représentation du monde par le cinéaste ; car si la violence existe, elle est avant tout motivée, si l’on suit la théorie de Sylvain Roux, par l’impossibilité d’aller vers l’autre. Si cette première interprétation est conforme à un mouvement sur l’ensemble de la filmographie du réalisateur, la réflexion de Bergman à la fin de cette décennie se heurte selon nous à l’individualisme existentialiste. Ainsi la voie de sortie envisagée n’est pas (encore) l’Autre, mais l’Art.

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Chapitre 5 : Le cheminement philosophique d’Ingmar Bergman – s’affranchir du nihilisme par l’Art

La pensée bergmanienne est changeante. Malgré la persistance de nombreux thèmes, un cheminement se fait face aux grandes interrogations métaphysiques qui traversent la carrière du cinéaste. Ainsi dans Laterna Magica, il s’applique à montrer comment sa vision du monde a été mobile notamment face à la question de l’existence de Dieu, une interrogation cruciale, à la fois dans son éducation, dans ses inspirations et sa propre réflexion. Ses « films de chambres »70 constituent en ce sens la clé d’une démarche réflexive alors que dans ceux des années 40 la question n’est pas directement posée, le jeune réalisateur étant plus versé dans l’analyse réaliste des rapports humains. En fait l’œuvre de Bergman semble faite d’alternances et de retours à des questions semblables. Mais dans une volonté de catégoriser ses films selon un thème philosophique fondamental, John J. Michalczyk propose d’interpréter son cheminement à l’image d’un triptyque, que Sylvain Roux s’applique à décrire : « Dans son ouvrage Ingmar Bergman ou la Passion d’être un homme aujourd’hui (1977), John J. Michalczyk soutient la position selon laquelle la production cinématographique du cinéaste suédois a connu une évolution sensible marquée par trois moments essentiels. Le premier des trois panneaux servant de cadre organisateur regroupe la série de film, allant de Crise (1945) jusqu’à Sourires d’une nuit d’été (1956), qui montrerait l’homme en lutte contre la société. Le panneau central relie les œuvres où la quête de Dieu s’avérerait infructueuse, les cieux étant frappés de mutisme: cette période s’ouvre avec Le Septième sceau (1957) et s’achève avec Le Silence (1963). Enfin, le troisième volet inauguré par Persona (1965), s’organiserait autour du problème de la relation de l’homme avec l’autre homme, le silence métaphysique s’identifiant désormais à l’absence du Tout-Autre. »71

Si Sylvain Roux s’oppose par la suite à cette catégorisation, jugée trop « rigide », nous pouvons néanmoins lui accorder le crédit d’entrer en adéquation avec notre théorie sur la révolte sociale de Bergman dans les années 40. Mais, de notre point de vue, cette tendance décline dans les années 50 et ne s’exprime pleinement que dans les premiers films du réalisateur, jusqu’à Vers la Joie

70 A travers le miroir (1961), Les Communiants (1962) et Le Silence (1963).

71 ROUX S. La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman. Ed. L’Harmattan, Paris, 2001. p.223.

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(1950). En effet ce film ne se tourne pas vers la société ou n’en constitue pas une critique ouverte (contrairement à tous les précédents). Ainsi nous verrons dans ce chapitre en quoi ce film constitue une étape dans l’évolution du cinéaste (3). Mais au préalable, et pour mieux éclaircir ce cheminement, nous verrons comment les films des années 40 témoignent d’un double héritage philosophique, à la fois nihiliste et existentialiste (1), avant de voir en quoi cette pensée conduit à l’échec des rapports humains et à l’incommunicabilité (2).

f. Nihilisme et existentialisme chez Bergman

Les premiers films d’Ingmar Bergman livrent au spectateur un regard sans concession sur le monde. Les individus sont en constante lutte pour leur liberté mais écrasés par la société et au surplus par leur solitude. Si l’on devait tenter d’en sortir une thématique commune, jusqu’à Vers la Joie ce serait l’enlisement. En effet on ne peut parler de fatalité que pour les tous premiers films mais le terme « enlisement » est plus propre à définir l’ensemble des productions de cette décennie. Le metteur en scène montre l’aspect, non pas inéluctable, mais quasiment logique des enchainements d’événements qui mènent au drame. Le couple, omniprésent, constitue une sorte de refuge, mais n’est en définitive qu’un artifice pour se détourner d’un monde trop brutal. Surtout, Bergman a des positions bien plus dures face à la religion et la question de l’existence de Dieu, longuement ressassée dans ses autres films, trouve ici une réponse directe et sans appel dans les propos du vieux professeur de mathématique dans La Prison (1949): « Dieu est mort, vaincu, quoi qu’il en soit. Avouez que cela simplifie bien les choses. »72 Ainsi une forme d’anticonformisme domine sa pensée en révolte contre ses propres origines, contre la rigueur luthérienne, menant à une forme de nihilisme philosophique alimenté par des réflexions existentialistes (tant par ses lectures que par l’émergence de l’existentialisme athée avec Sartre pour principal représentant). Ce nihilisme se reflète en particulier dans certains personnages de Bergman, des sortes d’alter ego maléfiques, notamment incarnés par Jack (Stig Olin) dans Crise (1945). La ressemblance physique est là, mais c’est surtout la similarité des personnages que recherche le jeune réalisateur. Bergman insiste sur l’importance de ce personnage, qui motive presque entièrement la réalisation de ce film : « On m’a souvent demandé : « que voulez-vous faire avec Crise ? Que cherchez-vous ? […] Et Crise… parce qu’on a engagé Jack. Parce qu’il peut agacer, irriter, tourmenter, bref, bousculer tout le monde, parce qu’il a une pompe

72 La Prison (1949) 4’59.

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à la place du cœur, parce qu’il est malheureux et malin, qu’il a une imagination infinie qui est une arme qu’il utilise sans pitié contre les autres, mais que cela finit par le détruire. Pour moi, le film Crise raconte le drame de Jack ; personne ne peut nier que je me confesse en toute honnêteté. »73

Ce personnage-type incarne à la fois Bergman mais aussi l’individu absolu, qui ne voit chez les autres que des moyens et se joue constamment d’eux, comme c’est le cas avec la naïve Nelly (Inga Landgré). Les différents observateurs74 ont vu dans les films de la décennie 1940 le moment sans doute le plus sombre, au sens nihiliste, de la carrière de Bergman. Si des productions plus tardives peuvent paraître beaucoup plus terribles (Cris et Chuchotements (1972) ou Sonate d’Automne (1978) par exemple), elles ont néanmoins un fond philosophique plus apaisé sur l’altérité que dans les productions qui nous intéressent. Il nous semble que la révolte de Bergman à cette époque se traduit, au moins jusqu’à Vers la Joie, par une forme de nihilisme actif, sûrement lié à ses propres lectures et à sa propre expérience de la vie. Nous entendons par là que malgré le désespoir qui culmine avec La Prison et La Soif, le réalisateur laisse entrevoir la possibilité de prendre finalement en main son destin. On décèle ici l’influence de l’existentialisme sur Bergman. Si l’on revient au discours du vieux professeur, il apparaît que celui-ci énonce les possibilités de réponse à l’Absurde comme les énonce Camus dans Le Mythe de Sisyphe75. Ainsi le suicide (« La voie de sortie facile ») et la religion (« Le sentimental et le craintif peut chercher du réconfort dans la religion ») sont cités, mais pas la révolte et son corrélatif, l’engagement. Or selon nous, c’est justement dans Vers la Joie que la réponse se profile, l’engagement y apparaît clairement sous la forme de la dévotion à l’Art, alors que dans La Prison aucune échappatoire n’est envisagée. Au début de sa carrière cinématographique et avant de mener sa propre réflexion dans le « panneau central » et de développer un style pleinement sien, Bergman s’inspire de la philosophie de son temps. Ainsi l’influence du nihilisme et de l’existentialisme est pleinement palpable dans ses premiers films et elle ne semble pouvoir mener qu’à une impasse dans la figuration des rapports humains.

73 DUNCAN P. The Ingmar Bergman Archives. Ed. Taschen, Cologne, 2008, p.11.

74 Citons par exemple Raymond Lefèvre : « La Prison, point culminant de cette inspiration pessimiste, lance les grandes interrogations que Bergman aura à résoudre plus tard. […] Finalement Martin renonce à son projet car l’enfer, c’est le quotidien. On pense à la fameuse formule sartrienne "l’Enfer, c’est les autres" ». Dans Ingmar Bergman. Ed. Edilig, Paris, 1983. p.23.

75 Bergman met en scène la pièce d’Albert Camus Caligula au théâtre municipal de Göteborg en 1946. Il est fort probable qu’il ait lu l’ensemble des œuvres du cycle de l’Absurde, notamment quand on voit à quel point les théories de Camus transparaissent dans La Prison.

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g. L’incommunicabilité et la faillite des rapports humains

L’échec de la communication entre les individus est un thème fort qu’explore Bergman tout au long de sa carrière, que ce soit dans le couple ou dans la famille. Dans les films que nous étudions, ce thème est émergeant et se fait de plus en plus marqué avec le temps. Il est particulièrement présent à partir de Bateau pour les Indes (1947), film dans lequel le metteur en scène se plaît à dépeindre les rapports calamiteux d’une famille et l’intrusion de la jalousie entre eux. En parlant du personnage bossu de Johannes (Birger Malmsten), N.T Binh en vient à conclure : «Le handicap physique et le complexe œdipien, deux thèmes bergmaniens majeurs, sont traités avec un symbolisme assez cru qui ne gêne pas la montée de l’émotion. L’infirmité est affective autant que physique, l’"asphyxie familiale" semble être évoquée par un tuyau d’arrivée d’air bouché quand le père tente d’assassiner son fils, la gangue des rapports humains figurée par un bateau- pompe qui sombre alors qu’il est censé rescaper les autres. » 76

Cette faillite se reflète également dans l’omniprésence du sadisme, plus ou moins explicite, dans ces films. Ainsi le couple de Bertil (Birger Malmsten) et Rut (Eva Henning) dans La Soif est l’exemple même de cet empoisonnement des rapports humains. Leurs propos sont des pièges tendus à l’autre, la confiance est inexistante, la jalousie de toutes les discussions, et surtout le seul plaisir des personnages est retiré de la souffrance infligée à l’autre. La parole de l’autre ne peut plus être reçue que comme une attaque. A la fin du film, Bertil rêve qu’il assassine sa compagne car celle-ci, insomniaque, ne cesse de faire du bruit pour l’empêcher (sciemment) de dormir. Le fait que cette séquence soit traitée directement à la suite du récit (sans fondu ou quelque autre procédé pour montrer qu’il s’agit d’un rêve), révèle l’aspect plus qu’envisageable d’un tel acte pour Bertil. Mais malgré tout, le couple se maintient et, pire encore, ne peut se défaire comme en témoigne la phrase finale77.

76 BINH N. T. Ingmar Bergman. Le magicien du nord. Ed. Gallimard, Paris, 1993. p.32

77 « Je ne veux pas être seul et indépendant. C’est encore pire. Pire que l’enfer que nous vivons. Au moins on est deux ». On notera par ailleurs que le film a pour thème de fond le mythe de la Fontaine d’Aréthuse, deux divinités éprises l’une de l’autre mais « séparées par un océan de larmes ».

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L’incommunicabilité ne signifie donc pas l’impossibilité à communiquer mais bien la fermeture des individus à leurs semblables et leur retour constant sur leur moi narcissique. Finalement, Bergman montre l’incommunicabilité pour mieux soutenir l’idée selon laquelle l’existence est intolérable sans échange et sans communication. Dans Il pleut sur notre amour (1946), le narrateur, qui a défendu les jeunes amants devant la justice réactionnaire, les laisse, si l’on peut dire, sur une injonction à communiquer : « Faîtes ce que vous voulez, mais tous les deux. Je penserai à vous. »78 L’inspiration philosophique pessimiste conduit donc à une vision sombre, voire à la faillite de la communication entre les individus. Cependant, Vers la Joie vient en cette fin de décennie contrecarrer cette vision et annonce une césure importante dans la carrière cinématographique d’Ingmar Bergman.

h. Vers la Joie, film étape dans le cheminement philosophique de Bergman ?

Vers la Joie (1950) est un film un peu particulier aux yeux du réalisateur. En effet après s’être fait une place plus enviable auprès des critiques avec ses films de 1949 (La Prison et La Soif), il se lance dans l’écriture du scénario de ce film alors qu’il séjourne à Cagnes-sur-Mer avec Birger Malmsten. Dans son autobiographie, Bergman revendique directement l’aspect personnel de ce film, image de son union conflictuelle d’alors avec la chorégraphe Ellen Lundström : « Ellen et moi, nous avions commencé à nous écrire des lettres d’amour prudentes, mais tendres. Influencé par l’espoir, tout neuf en moi, que notre couple torturé pourrait avoir un avenir possible, le principal personnage féminin du film devenait une merveille de beauté, de fidélité, de sagesse et de dignité. Son partenaire était, par contre, un médiocre infatué de lui-même, infidèle, menteur et grandiloquent. »79

78 Il pleut sur notre amour 1’29’42. Il offre ensuite un parapluie à Maggie, symbole de la reprise en main de leur destin, qui les protège de la pluie et donc des aléas qui pesait sur leur couple.

79 BERGMAN I. Laterna Magica. Ed. Gallimard, Paris, 1992 p. 213

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Il est donc tout naturel qu’il choisisse Stig Olin, son acteur alter ego80 dans les films précédents, pour jouer le rôle du mari (Stig Eriksson). Et contrairement aux autres couples présents dans les autres films, Bergman donne à voir une relation utopique, notamment incarnée par le personnage de Marta (Maj-Britt Nilsson) qui pardonne tout à son amant et lui apporte un soutien indéfectible dans sa carrière musicale, alors même qu’elle abandonne la sienne pour se consacrer au mariage. Anéanti par la perte tragique de l’être aimé, Stig est tenté de se laisser aller au désespoir mais trouve en son chef d’orchestre Sönderby (Victor Sjöström) une voix réconfortante et pleine de sagesse. Le film se construit selon nous autour d’un thème double, celui du dévouement à l’Art et au couple. En effet le personnage principal se remémore dans un long flash-back, après avoir appris la mort de son épouse, les chemins croisés et concurrents de la construction de son couple et de sa notoriété en tant que soliste dans l’orchestre de Sönderby. En tant que mauvais mari, infidèle et jaloux, il est également un musicien médiocre et trop orgueilleux qui se ridiculise lorsqu’il tente de s’imposer, trop précipitamment, en tant que soliste. Et si le film est un drame dans son récit, avec la perte tragique de l’être aimé, il se distingue clairement des précédentes productions de Bergman par sa résolution optimiste basée sur l’arrachement au désespoir par l’accomplissement artistique. Sylvain Roux insiste quant à lui sur le fait que l’individu parvient, par l’épreuve du deuil, à se tourner entièrement vers l’Autre, et en l’occurrence vers son fils, héritage de sa passion avec Marta : « Dans Vers la Joie (1950), la répétition de l’orchestre est interrompue par l’annonce de la mort : c’est l’ouverture du film. Après l’orage et la rupture, Stig (Stig Olin) supplie Marta (Maj-Britt Nilsson) de reprendre leur vie commune ; et si un nouveau bonheur se fait jour, ils ne peuvent répéter ce qu’ils ont déjà vécu. Mourir à la répétition est le thème fondamental que Bergman module à travers le monde du spectacle et de l’art. Sortir du reflet et mourir à la mortelle fascination du Même, c’est enfanter la joie nouvelle que décrit Sönderby (Victor Sjöström) à ses musiciens :

"Il faut que vous chantiez la joie, non la joie ordinaire, mais la félicité qui se trouve de l’autre côté de la douleur."

80 La relation entre Stig Olin et Ingmar Bergman est particulière car le réalisateur se reconnait physiquement et moralement dans l’acteur. Ce dernier rapporte à propos du tournage de Crise: « Mon rôle était en quelque sorte, celui de l’alter ego d’Ingmar. Kaj ou Jack avaient d’ailleurs des traits communs. Ingmar a toujours prétendu que lui et moi nous ressemblions beaucoup. Je n’ai jamais compris ce qu’il voulait dire. Mais nos sorts étaient liés. Il m’appelait "petit frère" ». Cité dans Les Archives Ingmar Bergman. Ed. Taschen, Stockholm, 2008. p.12.

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La dernière séquence se poursuit sans la répéter celle d’ouverture en présentant une répétition orchestrale où enfin Stig, renouvelé par l’épreuve de la mort, chante devant son enfant émerveillé la beauté et la joie d’une vie autre. Le moi ne retourne plus à soi dans le définitif d’un présent, mais, dans l’expérience de la paternité, il se tourne vers l’avenir. » 81

Chez Bergman, la musique prend une place toute particulière et l’on remarque par ailleurs que nombre de titres de ses films y font directement allusion (ainsi dans les films qui nous intéressent Musique dans les Ténèbres (1948), Vers la Joie et nombre d’autres dans la suite de sa carrière avec entre autres Sonate d’Automne (1978) ou encore Sarabande (2003)). Bien que n’étant pas lui-même musicien, il en vient à considérer cet art comme le plus noble et le plus représentatif de la possibilité de s’affranchir du pessimisme. Surtout la musique en vient à véhiculer ce qui n’est pas communicable par les mots – ni par les images.

81 ROUX S. La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman. Ed. L’Harmattan, Paris, 2001. p.184.

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Conclusion

L’œuvre d’Ingmar Bergman dans les années 40 connait une tendance constante dans la noirceur et le pessimisme, passant progressivement du mélodrame cynique, une « comédie »82, incarné par Crise et Il pleut sur notre amour ; au drame total avec La Prison et surtout La Soif, des drames sans réserves, inspirés par la philosophie existentialiste de Kierkegaard et de Sartre. Mais avec Vers la Joie (1950), cette décennie si pessimiste se termine sur un film paradoxal. Effectivement ce film est le reflet d’un changement de tendance dans la pensée bergmanienne, sombre dans son contenu comme les autres, mais différent dans l’appel à l’art comme exutoire qu’il constitue. Les films suivants confirmeront cette tendance, avant que Le Septième Sceau (1956) ne vienne balayer ces considérations plus optimistes par ses représentations obscures. En fait, la carrière entière du cinéaste suédois est en balancement entre des périodes pessimistes nihilistes et des moments où, certainement influencé par ses propres expériences, il envisage la possibilité d’une salvation par son art. Ainsi H. Agel écrit : «Depuis, on n’a pas le sentiment que le cinéaste ait entrevu une issue : il y a plutôt une alternance de moments pessimistes et de retombées dans le noir.»83

Les films des années 40 seraient donc inscrits dans cette dynamique propre à la carrière de Bergman, changeante mais toujours pessimiste. Comme nous l’avons vu dans notre analyse, cela est vrai pour les deux premières périodes que nous avons décelés entre 1945 et 1950, cependant que Vers la Joie (1950) vient bouleverser ce constat, car il constitue malgré tout une rupture optimiste dans cette période. Encore plus que chez d’autres réalisateurs, la vie et l’œuvre d’Ingmar Bergman sont intimement liés. Ainsi ses premiers films s’inscrivent dans une forme d’anticonformisme, contre la bourgeoisie luthérienne dont il est issu. Paradoxalement, il en vient à porter à l’écran des personnages issus de milieu populaire, et l’anticléricalisme est de mise. Dans un Cahier du Cinéma consacré au réalisateur, J. Mandelbaum écrit : « Toute chose considérée, le meilleur moyen de voir clair dans le mystère du travail de Bergman est peut-être l’enfance et ses dimensions morales et esthétiques. En tant qu’homme et artiste, le réalisateur était littéralement torturé

82 Terme utilisé par le narrateur au début de Crise. Cf. Chapitre 4.

83 AGEL H. Métaphysique du cinéma. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, 1976. p.155

71 par son enfance. Plus que le caractère de l’enfant en lui-même, c’est les attributs – immaturité, solitude, peur, rêves, pulsions et fantaisie – qui ont façonné les films de Bergman. Ainsi, toute le travail du réalisateur peut être compris comme un désir effréné d’exorciser son enfance, l’amenant – entre des voies longues et tortueuses mais moins paradoxales qu’elles paraissent – à son salut ultime. »84

Ainsi, l’œuvre entière d’Ingmar Bergman serait un long cheminement pour se libérer de l’emprise traumatisante de son enfance, et ses premières œuvres, loin d’avoir un regard conciliant sur son milieu d’origine, s’inscrivent dans un anticonformisme pur et dur, une révolte qui se traduit par la représentation d’une société de clivages où les aînés oppressent les plus jeunes. Dans cette optique de critique envers la société traditionnelle suédoise, il est cohérent que le réalisateur adopte une posture pessimiste et désenchantée des rapports humains. Le couple notamment n’est jamais envisagé comme une réussite, il est soit trop naïf, soit synonyme de jalousie, de frustration et donc de naufrage pour les individus. A la fin de sa carrière, il est conscient de l’impasse philosophique dans laquelle il se trouvait à l’époque, mais il se justifie ainsi : « Quand on est très jeune, on est très pessimiste. On aime ça… c’est même plus que ça… "Le plaisir du pessimisme"85… »86

Or Vers la Joie constitue à notre sens cette rupture philosophique qui pousse le cinéaste à ne plus considérer son monde avec un regard univoque et noir. L’individu peut prendre en main son destin malgré le deuil, et trouver une voie dans l’accomplissement par l’Art. Les années 50 verront progressivement le retour des questionnements métaphysiques chez le réalisateur jusqu’à ses « Films de chambre ». La problématique de la communication se fait de plus en prégnante dans les films des années 40, mais «la quête de l’altérité » est enrayée par une vision encore trop individualiste de l’homme. Bergman dira par ailleurs : « Notre drame, c’est l’incommunicabilité qui nous isole les uns des autres »87

84 MANDELBAUM J. Ingmar Bergman. Cahiers du cinéma, Paris, 2007. p.88

85 En français dans le texte

86 ASSAYAS O. & BJORKMAN S. Conversation avec Bergman. Ed. Petite bibliothèque des cahiers du cinéma. Paris, 1990. p. 45-46

87 Cité par G. Sadoul dans Dictionnaire des cinéastes, Ed. Seuil, Paris, 1965, p.14

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L’évolution technique de Bergman est d’une rapidité remarquable. Alors que dans Crise il n’adopte que des procédés relativement simples, mais efficaces, sa caméra devient de plus en plus prompte à filmer les visages en gros plan et ses acteurs à tenter des regards-caméra. Pour ce qui est de la critique, nous avons montré en quoi certaines analyses pouvaient sembler en décalage par rapport à ce que, selon nous, l’auteur a voulu transmettre. L’immensité de l’œuvre de Bergman a par la suite pu éclipser ses premiers films, nous avons tenté dans nos recherches de montrer en quoi ils peuvent figurer au même rang, bien qu’ils ne soient pas toujours parfaitement aboutis sur le plan technique et scénaristique. Surtout, les erreurs relevées montrent la méconnaissance du public, même venant d’auteurs versés dans le cinéma scandinave, avec le cas de Raymond Lefèvre. Cela a pu amener à classer trop vite les œuvres de jeunesse de Bergman comme des essais impersonnels, ou encore comme cinéma trop commercial. N.T Binh justifie cependant son opinion sur les tout premiers films du réalisateur en montrant leurs inégalités, entre les influences trop prégnantes du théâtre et des autres réalisateurs : «L’opinion portée sur les premières œuvres d’Ingmar Bergman antérieure à La Prison (1949), ne varie guère : des sujets et un style trop « impersonnels », un symbolisme trop primaire, une tendance « théâtrale » au mauvais sens du terme (statisme, stylisation, jeu appuyé des comédiens). Bref, du brouillon de Bergman, des défauts qu’il n’a pas encore transformés en qualité, avec ça et là des éclairs "d’une pureté cinématographique éblouissante" (André Bazin)».88

Or, la théâtralité dans les premières œuvres de Bergman est selon nous une force de ces films alors que l’évidence du symbolisme peut parfois sembler superflue, bien qu’il rende compte du cynisme de Bergman dans une forme de mise en abyme. Les œuvres de jeunesse d’Ingmar Bergman ne sont donc pas seulement des « essais », mais constituent déjà un ensemble cohérent dans la carrière du cinéaste ; ensemble dans lequel il évoque la crise sociale qui agite sa génération et le désespoir, tout en offrant la possibilité d’une salvation par l’art.

88 BINH N. T., Ingmar Bergman. Le magicien du nord. Ed. Gallimard, Paris, 1993. p.23

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Bibliographie

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- BERGMAN I., Laterna Magica. Ed. Gallimard, Collection Folio, Paris 1991 (1987).

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. L’univers d’Ingmar Bergman et Timeline : http://www.ingmarbergman.se/en/universe . Sur la vie d’Ingmar Bergman : http://www.ingmarbergman.se/en/about-bergman . Sur Strindberg et Bergman (article de E. Törnqvist) : http://www.ingmarbergman.se/en/universe/strindberg- bergman . Ingmar Bergman le réalisateur : http://www.ingmarbergman.se/en/ingmar-bergman- filmmaker . Les valeurs familiales chez Bergman : http://www.ingmarbergman.se/en/universe/family-values . Sur Crise : http://www.ingmarbergman.se/en/production/crisis . Sur Il pleut sur notre amour : http://www.ingmarbergman.se/en/production/it-rains- our-love

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. Sur Bateau pour les Indes : http://www.ingmarbergman.se/en/production/ship-india . Sur Ville Portuaire : http://www.ingmarbergman.se/en/production/port-call . Sur Musique dans les ténèbres : http://www.ingmarbergman.se/en/production/music- darkness . Sur La Prison : http://www.ingmarbergman.se/en/production/prison . Sur La Soif : http://www.ingmarbergman.se/en/production/thirst . Sur Vers la Joie : http://www.ingmarbergman.se/en/production/joy

o Ouvrages et articles généraux sur le cinéma :

- AGEL H., Les grands cinéastes. Ed. Universitaires. Paris, 1959.

- AGEL H., Métaphysique du cinéma. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, 1976.

- AUMONT J., Du Visage au cinéma. Ed. de l’Etoile. Paris, 1992.

- DELEUZE G., L’Image-Mouvement. Ed. de Minuit. Paris, 1983.

- LACUVE J.L., « Le visage » Lien :https://www.cineclubdecaen.com/analyse/visage.htm

- SADOUL G. Dictionnaire des cinéastes, Ed. Seuil, Paris, 1965 o Ouvrages sur la Suède :

- LEGROS J., La Scandinavie aujourd’hui : Danemark, Groenland, Islande, Norvège, Suède. Ed. J.A, 1979.

- WALDEKRANZ R., Le cinéma en Suède. Institut Suédois de Stockholm, 1953.

o Vidéos :

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- BERGMAN I., Cinémas, cinémas – 18 décembre 1988. www.ina.fr/video/CPB89012045

- BERGMAN I., The Search for Santity – Stockholm Interview. 2004 https://www.youtube.com/watch?v=UauBMRqyDSc (26-05-2015)

- VON SIDOW M., Max von Sidow on Ingmar Bergman – 2012 https://www.youtube.com/watch?v=KKpQlx79fmU (13-07-16)

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Filmographie d’Ingmar Bergman

Les films indiqués avec un astérisque sont ceux où Bergman était seulement scénariste.

o Tourments (1944)* o Crise (1945) o Il pleut sur notre amour (1946) o La femme sans visage (1947)* o Bateau pour les Indes (1947) o Musique dans les ténèbres (1948) o Ville portuaire (1948) o Eva ou la sensualité (1948)* o La Prison (1949) o La Soif (1949) o Vers la Joie (1950) o Pendant que la ville dort (1950)* o Jeux d’été (1950) o Cela ne se produira pas ici (1950) o Divorce (1950)* o L’attente des femmes (1952) o Monika (1952) o La Nuit des forains (1953) o Une leçon d’amour (1953) o Rêves de femmes (1954) o Sourires d’une nuit d’été (1955) o Le dernier couple qui sort (1956)* o Le Septième Sceau (1956) o Les Fraises Sauvages (1957) o Au Seuil de la Vie (1957) o Le Visage (1958) o La Source (1959) o L’œil du Diable (1960) o A travers le miroir (1961) o Le jardin des plaisirs (1961)* o Les Communiants (1961) o Le Silence (1962) o Toutes ces femmes (1963) o Persona (1965) o L’heure du loup (1966) o La Honte (1967) o Le Rite (1967) o Une Passion (1968) o Mon Ile, Farö (1969, documentaire)

78 o Le Mensonge (1970)* o Le Lien (1970) o Cris et Chuchotements (1971) o Scènes de la vie conjugale (1972) o La flûte enchantée (1974) o Face à face (1975) o L’œuf du Serpent (1976) o Sonate d’Automne (1977) o Mon Ile, Farö (1977-1979, documentaire) o De la vie des marionnettes (1980) o Fanny et Alexandre (1982) o Après la répétition (1983) o Les deux bienheureux (1985) o Le visage de Karin (1986, court métrage) o Les Meilleures Intentions (1991)* o L’enfant du dimanche (1992)* o Entretiens privés (1996)* o En présence d’un Clown (1997) o Infidèles (2000)* o Sarabande (2003)

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ANNEXES

A- Biographie d’Ingmar Bergman

1- Une jeunesse violente dans la bourgeoisie luthérienne : Ingmar Bergman est né à Uppsala, en Dalécarlie au nord de Stockholm, le 14 juillet 1918. Il est le fils d’un pasteur luthérien réputé, Erik Bergman, et de Karin Akerblom. Pendant sa grossesse, sa mère contracte la grippe espagnole mais parvient à y survivre. L’enfant, de constitution faible, tombe malade très tôt, souffrant de sous-alimentation dans une Suède en pénurie après la guerre. C’est grâce aux soins de sa grand-mère maternelle qu’il survit. La famille s’établit d’abord dans le quartier cossu d’Östermalm à Stockholm avant que le père ne se voit octroyer la charge d’une église proche de l’hôpital de Sophiahemmet. L’éducation du jeune Ingmar est particulièrement sévère, influencée notamment par les théories en vogue après la première guerre mondiale. Ainsi les rapports avec sa mère sont compliqués dès le plus jeune âge, Karin ne laissant guère transparaître ses sentiments à l’égard de son fils. Il est également en conflit avec son grand-frère Dag, avec qui il a des disputes extrêmement violentes, alors qu’il s’entend bien avec sa plus jeune sœur Margareta. Mais c’est certainement la figure paternelle qui marque le plus le jeune Ingmar. Le pasteur lui inculque en effet une vision particulièrement rigide du monde, où les grands thèmes du protestantisme que sont le pardon et la salvation sont portés comme des valeurs centrales. La vie au presbytère ne permet aucune intimité, le père laissant la porte ouverte pour la famille (au sens très large, puisque toute personne proche se voit appelée « oncle » ou « tante ») et ses ouailles. Les punitions corporelles sont fréquentes mais ce sont certainement les condamnations morales qui vont le plus marquer Bergman. Dans son autobiographie, Laterna Magica, Bergman raconte le rituel des punitions, qu’il décrit comme un « procès », et l’éventail sophistiqué des peines mises en place par son père. L’enfant est toujours puni publiquement (devant la famille au mieux, devant toute personne visitant le pasteur au pire) avant de devoir demander le pardon à son père et de se le voir accorder. Le tout revêt une forme solennelle puisque l’enfant doit finalement baiser la main du père comme lors de la rémission des pêchés. A la violence et aux humiliations s’ajoute donc la culpabilité avec l’image d’un Dieu, qui comme le père, voit tout et punit sévèrement. Bergman résume ainsi sa jeunesse :

« La plus grande part de notre éducation a été fondée sur des concepts comme le péché, l’aveu de nos fautes, la punition, le pardon et la

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grâce, qui étaient des agents réels dans la relation parents-enfants et dans notre relation à Dieu »89

L’éducation religieuse et extrêmement stricte porte selon lui les germes d’une mortification et d’un déni de la joie que Bergman verra comme une malédiction planant constamment sur sa famille. Paradoxalement, la sévérité de ses parents ne l’empêche pas d’être un garçon turbulent, débordant d’énergie et d’imagination. Il est certain que cette éducation rigide ainsi que le chantage aux sentiments ont eu un effet sur Bergman. Le traumatisme rejaillit dans nombre de ses films, soit par des représentations directes du père mortifère (comme dans Fanny et Alexandre (1982)) soit par la vision d’un imaginaire chrétien particulièrement sombre (comme dans le Septième Sceau (1956)). Ses premiers contacts avec le cinéma se font grâce à sa grand-mère qui l’emmène alors voir des films muets. Plus tard, il échangera ses soldats de plomb contre un cinématographe que son frère aura à Noël. C’est grâce à ce matériel relativement rudimentaire qu’il met en scène ses premiers essais de vidéaste. Les images animées (encore par une manivelle sur ce type d’appareil) constituent pour lui un enchantement total, de l’ordre de la magie. En 1934, dans le cadre d’un échange étudiant, il part vivre pendant un été chez un pasteur allemand en Thuringe. Il est alors confronté à l’endoctrinement national-socialiste et participe avec la famille allemande aux grands défilés de Weimar, allant même jusqu’à assister à un discours d’Hitler dans un stade. Il est impressionné par l’ordre militaire des nazis et se prend de sympathie pour cette idéologie. Dans son autobiographie, il décrit sa rencontre avec le totalitarisme : « Je n’avais jamais vu quelque chose qui ressemble à cette formidable explosion de force. Comme tous les autres, j’ai crié, comme tous les autres, j’ai tendu le bras, comme tous les autres, j’ai hurlé, comme tous les autres, j’ai adoré. »90

Cependant il rencontre au même moment une famille juive et se lie d’amitié avec la fille. Il ne comprendra que bien plus tard, et notamment avec la guerre, l’horreur d’un tel régime. Dans les années 30, toute la famille Bergman voit d’un œil favorable la montée du nazisme, le père craignant notamment une invasion communiste. Dag Bergman devient même un membre haut-placé du parti nazi suédois. La neutralité de la Suède ainsi que sa complaisance à l’égard du troisième Reich laissent après la guerre un sentiment mêlé de honte et de déni chez Bergman. Le cinéaste se dédouane en se plaçant dans un entre-deux, montrant dans son autobiographie qu’il dirige son théâtre de Helsingborg tout en

89BERGMAN Ingmar. Laterna Magica, p.18 90Ibid P.168

81 tenant un rôle de médiateur entre les anciens nazis et les opposants. Il note cependant l’ambiance exécrable qui règne alors en coulisse.

2- L’homme de théâtre affranchi de la société traditionnelle suédoise et ses premiers pas au cinéma :

Après avoir terminé ses études secondaires, Bergman se lance en 1937 dans des études d’histoire et de littérature à l’université de Stockholm. C’est à ce moment que son penchant pour le théâtre et la littérature se confirme, notamment quand il intègre la jeune troupe du Théâtre des étudiants de Stockholm. Sa vie tumultueuse n’échappe pas à ses parents avec lesquels il a une violente dispute et rompt définitivement en 1941. A la rue et sans le sou, il part vivre chez une amie et se consacre pleinement au théâtre. Il peut cependant toujours compter sur le soutien de sa grand-mère chez qui il passe l’année tout en parvenant à se faire réformer du service militaire pour cause d’ulcère à l’estomac. Il profite de son temps libre dans la maison de Dalécarlie pour commencer à écrire et lorsqu’il repart il a composé douze pièces et un livret pour opéra. Dans un entretien en 1992, il raconte ainsi cette période : « L’écriture consciente a été chez moi très tardive et je ne sais pas pourquoi. Je crois que je devais avoir vingt ans. L’étrange est que je n’avais pas beaucoup d’intérêt pour l’écriture. […] pour me distraire, j’ai commencé à écrire une pièce de théâtre et j’ai trouvé cela très amusant. Alors j’ai écrit une autre pièce, puis encore une autre et bout de quatre mois j’en avais écrit douze. »91

Il travaille aussi pour le Mäster Olofsgärden, théâtre de la capitale. Son activité est d’ores et déjà frénétique, il s’attire alors la bienveillance des directeurs de théâtre qui voient en lui un jeune homme motivé et minutieux. Il parvient à mettre en scène l’une de ses pièces, La Mort de Polichinelle, à l’automne 1941. Le succès est modeste mais Stina Bergman, veuve du grand écrivain Hjalmar Bergman92 et scénariste chez la Svensk Filmindustri, y assiste et voit en Ingmar un talent naissant. Elle lui propose donc d’entrer comme scénariste dans la

91 ASSAYAS O. & BJORKMAN S. Conversation avec Bergman. Ed. Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, Paris, 1990, p.16. 92 (1883-1931), romancier et dramaturge pessimiste, il est considéré comme héritier direct de Strindberg et est notamment fameux pour Makurells à Wadköping (1919) ou encore Le Clown Jac (1930).

82 compagnie. Bergman accepte, mais le travail demandé est colossal, il parlera même plus tard d’esclavage93. Il écrit alors un scénario pour un film qui sera tourné par Alf Sjöberg en 1945 sous le nom de Tourments. Le réalisateur et la compagnie font cependant des modifications au scénario de Bergman qu’ils trouvent trop sombre, et lui donnent une fin tout autre. C’est à ce moment que Bergman a l’occasion de faire ses premiers pas en tant que réalisateur car il remplace Sjöberg pour tourner en extérieur les dernières scènes du film. Tourments rencontre un certain succès et Bergman parvient à convaincre le directeur de la Svensk Filmindustri, Carl Anders Dymling, de lui laisser la réalisation de son premier long-métrage. Ce dernier accepte mais à condition d’adapter en scénario une pièce danoise, L’instinct maternel de Leck Fisher (1943). Crise sort en février 1946 et est un « joli fiasco » selon l’expression de Bergman94, et plus encore un gouffre financier pour la production. Mais Tourments a attiré l’attention de Lorens Marmstedt, le directeur de Terrafilms, qui invite Bergman à retenter sa chance dans sa société de production. Bergman retravaille là aussi en tant que scénariste la trame d’une pièce norvégienne pour donner naissance à Il pleut sur notre amour. Il doit faire face à la dureté de Marmstedt mais à la sortie du film en novembre 1946 la critique se montre moins sévère et la production lui redonne immédiatement sa chance avec Bateau pour les Indes (1947). Au moment du tournage, Bergman est convaincu du succès de son film face à Marmstedt qui milite pour en changer le casting. La première est catastrophique : à cause d’un manque de temps la copie finale du film n’a pas été contrôlée et la bande-son est de piètre qualité. Surtout, le quatrième et dernier acte du film est diffusé avant le troisième. Bergman est anéanti, la critique est terrible. Il retourne à la suite de ce second fiasco à la Svensk Filmindustri pour qui il réalise Musique dans les ténèbres. Bergman a appris de ses erreurs passées et prend lui-même en charge la technique et le son. Le film est un succès commercial qui lui permet de regagner du crédit auprès des producteurs et de la critique. Il réalise en 1948 Ville Portuaire d’après l’œuvre d’Ölle Lansberg et rencontre là aussi le succès. De plus en plus confiant, Bergman parvient à réaliser un de ses propres scénarios avec La Prison (1949). Il dispose pour cela d’un budget très limité et parvient à en sortir un film original qui rencontre un succès modéré. C’est selon Marmstedt un « film d’art »95, le premier qui consacre Bergman en tant que réalisateur investi d’une aura « d’auteur ».

93 Ibid, p.24 : « J’ai commencé comme scénariste […] nous étions six esclaves, au sein de ce département. Après ma première pièce, ils ont pensé que j’avais peut-être un talent de dialoguiste, et ça a été mon premier contact avec le cinéma. Ils me donnaient des romans ou bien des nouvelles, et je devais en tirer des scripts. »

94 BERGMAN Ingmar. Images. Ed. Gallimard, Paris, 1992, p.125.

95 Ibid, p.139.

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Il poursuit l’année suivante sa collaboration avec Svensk Filmindustri pour La Soif, film adapté d’après un recueil de nouvelles de Birgit Tengroth. Bergman commence à être expérimenté et peut en conclure : « […] La Soif témoigne d’une vitalité cinématographique respectable. Je commençais à découvrir ma propre manière de tourner un film. J’étais parvenu à me rendre maître de la lourde machine. »96

En 1950 il conclut ce premier cycle filmique avec Vers la Joie qui ouvre la voie à une vision plus positive du monde et dans laquelle une dimension farcesque, caractéristique de certains de ses films suivants, est d’ores déjà décelable. En parallèle il continue de diriger le théâtre de Helsingborg et de mettre en scène, alternant avec passion entre les planches et la caméra. Il dirige en 1952 le théâtre municipal de Malmö.

3- La reconnaissance internationale du maître du cinéma suédois : les femmes, l’amour et l’onirisme comme leitmotiv.

Son premier succès international au cinéma est porté en 1952 par le film Un été avec Monika (parfois nommé Monika et le désir ou simplement Monika, titre original Sommaren med Monika). Il révèle également les talents d’actrice de la jeune Harriet Andersson. Il reçoit en 1956 le prix de « l’humour poétique » au festival de Cannes pour Sourires d’une nuit d’été. Les années 50 sont pour Bergman celles des premiers succès à l’international, ses films sont notamment acclamés par la critique étrangère. Jean-Luc Godard déclare à propos de Monika : « Tout d’abord rejeté comme du cinéma commercial, Un été avec Monika est le film le plus original fait par le plus original des réalisateurs […] Un été avec Monika marque un point d’orgue du cinéma moderne et jeune. »97

Bergman reçoit en 1957 le prix du jury du festival de Cannes pour Le Septième Sceau (1956). Avec Les Fraises Sauvages (1957), il livre dans cette décennie deux films antithétiques qui marquent l’histoire du cinéma en portant un regard nouveau et une esthétique filmique particulièrement moderne pour des sujets

96 Ibid, p.151.

97 GODARD Jean-Luc, « Monika », Arts, 680, 30 juillet 1958.

84 plutôt classiques. Bergman montre par ces deux films les différentes manières de s’interroger sur la mort, entre inquiétudes métaphysiques religieuses et existentielles. Après une comédie pastiche avec l’Œil du diable (1960), Bergman se lance dans un triptyque dit des « films de chambres » (en référence aux « Pièces de chambre » d’August Strindberg). A Travers Le Miroir (1961), Les Communiants (1962) et Le Silence (1963) explorent les très-fonds de la communication entre les êtres. Surtout, ce sont les questionnements métaphysiques qui agitent les individus dans le doute sur eux-mêmes ou sur la possibilité de Dieu qui constituent la réflexion principale du cinéaste à cette époque. Bergman s’illustre alors par l’usage virtuose des gros plans et par la sobriété de ses films où la parole même disparaît progressivement au profit d’une communication par le regard. En 1965 Bergman sort Persona, film étrange qui marque par sa modernité, son absence apparente de sens et surtout par les frontières floues entre réalité, onirisme et inconscient. Il tourne sur l’île de Farö, où le cinéaste achètera une propriété par la suite. Bergman prouve sa vitalité tout en étant devenu une institution dans le cinéma suédois. Son succès lui apporte également le soutien de productions étrangères mais Bergman préfère continuer à tourner en Suède. En 1971 Bergman se lance dans Cris et Chuchotements alors qu’il vient de perdre son père. C’est certainement un de ses plus grand succès mais aussi un de ses films les plus terribles. Son pessimisme semble ici atteindre son apogée, magnifié par des plans de toute beauté (par exemple la Piéta entre les personnages d’Agnès et d’Anna, la servante) alors que Bergman poursuit ses réflexions sur la mort. Le film est acclamé dans le monde du cinéma et remporte le grand prix technique au festival de Cannes en 1973 tandis que Sven Nykvist, le directeur de la photographie, remporte un oscar. En 1976, Bergman fait l’objet d’un contrôle fiscal et est arrêté le 30 janvier devant tous ses collaborateurs au théâtre avant d’être emmené pour interrogatoire. Libéré mais accusé de fraude fiscale avec sa société Cinematograph, il tombe en dépression et passe quelques temps en hôpital psychiatrique avant de quitter la Suède. Son arrestation fait les gros titres dans la presse suédoise. Quelques temps après les poursuites sont abandonnées mais Bergman décide néanmoins de quitter la Suède, dans un premier temps pour Paris puis pour Munich où il s’installe. Cette période allemande est ambivalente pour le cinéaste, il reçoit à la fois les honneurs de la ville où on lui propose le poste de metteur en scène pour le Residenztheater mais il a du mal à s’accoutumer, notamment du fait de la barrière linguistique. Sa production filmique est elle aussi contrastée avec L’œuf du Serpent (1977), Sonate d’automne (1978) et De la vie des marionnettes (1980), qui pour lui reste son meilleur film malgré la froideur de la critique. Bergman entre dans une période dépressive et il décide de retourner en Suède en 1982, notamment pour tourner son « dernier » film, Fanny et Alexandre. Il est à cette occasion lavé de toutes les accusations par le fisc suédois et peut reprendre sa société de production au pays. Fanny et Alexandre est de loin le

85 film le plus ambitieux du cinéaste, avec un budget largement supérieur à ses précédentes productions avec plus de soixante comédiens et un millier de figurants. Bergman fait cependant encore une fois scandale en acceptant une subvention de 500 000 couronnes de la part de l’Institut Suédois du film, alors que l’institution est censée aider des jeunes réalisateurs et non leurs aînés déjà reconnus. La production pose de plus des conditions quant à la durée du film pour une sortie en salle, il ne durera que trois heures au lieu des cinq voulues à l’origine par Bergman. La version pour la télévision répond cependant aux exigences du réalisateur ce qui en fait pour lui la plus réussie, sinon la plus légitime. Après ce film testament, Bergman continue à produire des téléfilms mais certains d’entre eux sont adaptés pour le cinéma contre la volonté du réalisateur (notamment Après la répétition en 1984). Il continue ainsi de produire pour la télévision et d’écrire des scénarios, notamment pour le film de Bille August, Les Meilleures Intentions, qui s’inspire largement de l’enfance de Bergman et obtient en 1992 la palme d’or au festival de Cannes. Sa production télévisuelle est une résonance de son œuvre cinématographique à proprement parlé, et les mêmes thèmes s’y retrouvent. Ainsi son dernier téléfilm Sarabande (2003), sorti au cinéma en 2004, reprend les mêmes personnages que ceux de Scènes de la vie conjugale (1973). A la suite de ce film Bergman cesse toute activité théâtrale et cinématographique pour se retirer dans sa maison sur l’île de Farö où il meurt le 30 juillet 2007. Il passe à la postérité comme maître du cinéma et comme l’un des plus grands réalisateurs du XXème siècle.

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B- Résumé des films étudiés :

Crise (1946)

Titre original : Kris. Première : 25 février 1946 1h28 Production/Distribution : Svensk Filmindustri. Directeur de production : Harald Molander, Victor Sjöström (conseiller artistique). Scénario : Ingmar Bergman, d’après une pièce de Leck Fischer L’animal maternel (Moderdyret). Opérateur : Gösta Roosling. Montage : Oscar Rosander. Scénographie : Arne Akermark. Musique : Erland von Koch. Interprétation (rôle principaux) : Inga Landgré (Nelly), Dagny Lind (Ingeborg), Stig Olin (Jack), Allan Bohlin (Ulf), Marianne Löfgren (Jenny), Signe Wirff (Jessie). Intrigue : Dans une petite ville de campagne tranquille vivent Ingeborg et Nelly. Dans un contexte d’après-guerre la vie est rude mais mue par des plaisirs simples. Nelly semble promise à Ulf, un vétérinaire plus vieux qu’elle qui loge chez Ingeborg. Cependant Ingeborg n’est pas la mère de Nelly, qu’elle a adoptée quand elle était enfant. Sa véritable mère, Jenny, débarque et fait part à Ingeborg du fait qu’elle veut récupérer sa fille maintenant que sa situation financière s’est améliorée (elle possède un salon d’esthéticienne dans la capitale et souhaite y faire travailler sa fille). Jenny répond au souhait d’Ingeborg d’attendre encore un peu avant d’avertir Nelly et de lui proposer de faire un choix entre rester et partir. Entre temps, Jack, l’amant et jeune protégé de Jenny la rejoint. C’est une sorte d’acteur raté, mélancolique et poète. Nelly se rend au bal de la ville où Jenny et Jack l’observent sans se faire voir tout en se moquant de la modestie de la fête campagnarde. L’ambiance est vieillotte, les jeunes ne s’amusent pas mais Jack fait boire Nelly et convainc les jeunes gens de danser sur du jazz. Nelly fait scandale et s’échappe avec Jack qui tente de la séduire. Quand il l’embrasse, Ulf arrive et corrige Jack qui s’enfuit ridiculement. Nelly apprend que sa « Tante Jenny » est sa mère, bien qu’elle s’en doutait depuis longtemps. Elle décide de partir pour la capitale, attirée par la vie urbaine et le mystérieux Jack. Là, elle travaille dans le salon et mène une vie coquette. Cependant elle ne peut résister à son attirance pour Jack et finit par coucher avec lui dans le salon de sa mère. Ils sont surpris par Jenny qui blâme Jack et veut récupérer sa fille. Elle se moque de ses airs de poète raté et de ses intentions suicidaires. Jack sort du salon et se suicide devant le théâtre tout proche. Nelly retourne dans sa petite ville et retrouve Ingeborg et Ulf. Elle accepte la demande en mariage de ce dernier.

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Il pleut sur notre amour (1946) Titre original : Det regnar pa var kärlek 1h30 Production/Distribution : Cinéma populaire de Suède (Svenska AB Nordisk Tonefilm). Directeur de production : Lorens Marmstedt pour Sveriges Folkbiografer. Scénario : Ingmar Bergman et Herbert Grevenius, d’après la pièce d’Oscar Braathes Bra Mennesker (Brave Gens). Opérateur : Hidling Bladh et Göran Strindberg. Montage : Tage Holmberg. Décorateur : P.A Lundgren. Musique : Erland von Koch. Interprétation (rôle principaux) : Barbo Kollberg (Maggie), Birger Malmsten (David), Gösta Cederlund (l’homme au parapluie), Douglas Hage (Anderson), Ludde Gentzel (Hakansson), Hjördis Pettersson (Madame Andersson). Intrigue : David rencontre Maggie dans une gare et après une nuit passée ensemble, ils décident de ne plus se quitter. Malgré leurs difficultés financières, ils s’installent dans une cabane au bord de la voie ferrée. Mais ils subissent les menaces du propriétaire, caricature du petit bourgeois hypocrite. Après avoir trouvé du travail chez un fleuriste, David apprend que Maggie était déjà enceinte à leur rencontre. Cependant il lui pardonne et propose de l’épouser. Il promet d’acheter la cabane pour s’affranchir du propriétaire. Mais la jeune fille est surveillée par un pasteur puritain qui refuse de les marier et préfère envoyer Maggie dans une pension pour fille-mères plutôt que de la laisser vivre avec David. David est renvoyé de son travail car son passé de voleur l’a rattrapé. Maggie accouche mais l’enfant est perdu. Un huissier se présente à la cabane avec un avis d'expulsion, car la municipalité a décidé de détruire les taudis pour construire des immeubles neufs. David refuse de signer le document, ne contrôle pas sa colère et frappe l'homme. Ce geste le conduit une fois de plus au tribunal. Il échappe à une condamnation et se voit proposer par le propriétaire le rachat de la cabane avec abandon de la reconnaissance de dette. Le vieillard réalise ainsi une bonne affaire et il emporte la cabane sur un camion. David et Maggie reprennent leur errance. À un croisement, ils sont abordés par un inconnu aux allures de Destin, qu'ils ont déjà rencontré plusieurs fois. Ils s'étonnent lorsque l'inconnu leur promet un peu d'espoir…

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Bateau pour les Indes (1947) Titre original : Skepp till Indialand Première : 22 septembre 1947 1h28 Production/Distribution : Cinéma populaire de Suède (Svenska AB Nordisk Tonefilm). Directeur de production : Lorens Marmstedt. Scénario : Ingmar Bergman, d’après la pièce de Martin Söderhjelm Skepp till Indialand. Opérateur : Göran Strindberg. Montage : Tage Holmberg. Décorateur : P.A Lundgren. Musique : Erland von Koch. Interprétation (rôles principaux) : Birger Malmsten (Johannes), Holger Löwenadler (Alexandre, le père et capitaine du bateau-pompe), Gertrud Fridh (Sally), Anna Lindlahl (Alice, la mère). Intrigue : Johannes, un officier de marine légèrement bossu, revient après sept années d’absence. Il retrouve Sally, une jeune danseuse de qui il s’était amouraché et lui propose de quitter la ville portuaire. Un long flash-back raconte le passé de Johannes : il vit chez ses parents dans un bateau-pompe crasseux. Son père Alexander ramène Sally après une soirée bien arrosée. Cependant Johannes tombe amoureux de la jeune femme qui le repousse une première fois avant de coucher avec lui. Une jalousie naît bientôt entre père et fils et Alexander tente d’assassiner son fils quand celui-ci est sous l’eau en scaphandre. Cependant l’intervention d’Alice, la mère, permet de sauver Johannes in extremis. Mais comme les pompes sont désamorcées le bateau-pompe finit par couler. Alexander est traqué par la police et se réfugie chez Sally. Pour s’échapper il tente de sauter par la fenêtre mais finit paralysé. On retrouve au temps premier du film Johannes et Sally qui décident d’embarquer sur le bateau pour les Indes, symbole d’évasion.

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Musique dans les ténèbres (1947)

Titre original: Musik i mörker 1h32 Première: 17 janvier 1948 Production/Distribution: Terrafilm. Directeur de production: Lorens Marmstedt. Scénario : Ingmar Bergman et Dagmar Edqvist. Opérateur : Göran Strindberg. Montage : Lennart Wallen. Décorateur : P.A Lundgren. Musique : Erland von Koch. Interprétation (rôle principaux) : Mai Zetterling (Ingrid), Birger Malmsten (Bengt Vyldeke), Bengt Eklund (Ebbe), Olof Winnerstrand (le doyen), Naima Wifstrand (madame Schröder), Ake Clässon (monsieur Schröder), Bibi Skoglund (Agneta). Intrigue : Bengt Vyldeke, un jeune soldat, tente de sauver un chien lors d’un exercice de tir mais finit gravement blessé. Aveugle, il est embauché comme pianiste dans un bar mais souffre de son handicap, n’acceptant pas l’empathie des gens. Il trouve en Ingrid, une jeune ouvrière, une amitié réconfortante. Cependant il doit faire face à Ebbe, un ouvrier qui courtise la jeune fille. Même si ce n’est pas présenté ainsi, il semble que Bengt soit tenté par le suicide : il échappe de justesse à un train alors qu’il marche au bord d’une voie ferrée. Lors d’un bal, Ebbe frappe Bengt, mais paradoxalement celui-ci vit bien cette violence car elle lui redonne l’impression d’être un individu normal. Alors qu’un pasteur odieux tente de la convaincre de ne pas vivre avec Bengt, Ingrid décide de l’épouser.

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Ville Portuaire (1948)

Titre original : Hamnstad Première : 18 octobre 1948 1h40 Production/Distribution : Svensk Filmindustri. Directeur de production : Allan Ekelund. Scénario : Ingmar Bergman, d’après un récit d’Olle Länsberg. Opérateur : Gunnar Fischer. Montage : Oscar Rosander. Décors : Nils Svenwall. Musique : Erland von Koch. Interprétation (rôles principaux) : Nine-Christine Jönsson (Berit), Bengt Eklund (Gösta), Berta Hall (la mère de Berit), Mimi Nelson (Gertrud), Birgitta Vahlberg (l’assistante Villander), Hans Straat (l’ingénieur Villander), Nils Hallberg (Gustav). Intrigue : Gösta revient des Indes et débarque dans le port de Göteborg. Il y travaille comme docker et vit pauvrement avec d’autres ouvriers. Un jour il sauve une jeune fille de la noyade dans l’eau sale du port. Il la retrouve peu après lors d’un bal à l’ambiance jazz et endiablée. Berit est emplie d’une grande tristesse mais Gösta la séduit et rentre avec elle. Ils couchent ensemble. Il apprend qu’elle vit seule avec sa mère mais que celle-ci est souvent absente. Bérit propose un autre rendez-vous mais elle est certaine que Gösta ne viendra pas. Une relation amoureuse se noue entre les deux protagonistes bien que le passé de Berit semble lui valoir une réputation de femme légère. Alors qu’ils passent un week- end en amoureux, ils rencontrent Gertrud, une ancienne amie de Berit. Elle lui fait part à demi-mot de son intention d’avorter. Berit est forcée de raconter son passé à Gösta au cours d’un long flash-back : elle a grandi dans un milieu familial désuni et ses parents ont failli divorcer ; ne supportant plus les disputes elle fuit l’appartement familial mais en voulant revenir elle finit par être mise à la rue par sa mère. Elle part vivre chez un inconnu avant d’être rattrapée et placée en maison de correction pour jeune fille. C’est là qu’elle rencontre Gertrud, jeune fille à la limite de la prostitution avec qui elle se lie d’amitié. Elle rencontre ensuite un autre homme avec qui elle compte se marier mais lorsque la famille apprend sa situation, elle doit de nouveau fuir. Gösta est bouleversé par ces révélations et quitte Bérit pour se noyer dans l’alcool et les prostituées. Entre temps Berit retrouve Gertrud qui est allée chez l’avorteuse mais souffre atrocement après l’opération clandestine. Ne sachant plus quoi faire, Berit amène Gertrud chez Gösta, mais elle meurt peu de temps après. Berit est emmenée par la police. Elle passe ensuite devant le juge et doit communiquer le nom de l’avorteuse pour gagner sa liberté, ce qu’elle refuse dans un premier temps avant d’accepter devant la peur d’aller en prison. Elle retrouve Gösta qui l’attend devant chez elle, ils décident de fuir ensemble et finalement se ravisent pour affronter leur destin.

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La prison (1949)

Titre original : Fängelse Première : 19 mars 1949 1h18 Production/Distribution : Terrafilm. Directeur de production : Lorens Marmstedt. Scénario : Ingmar Bergman. Opérateur : Göran Strindberg. Montage : Lennart Wallen. Décors : P.A Lundgren. Musique : Erland von Koch Interprétation (rôle principaux) : Doris Svedlund (Brigitte-Caroline), Birger Malmsten (Tomas), Eva Henning (Sophie), (Martin), Stig Olin (Peter), Irma Christenson (Linnéa), Anders Henriksson (le professeur). Intrigue : Martin, un jeune réalisateur, reçoit sur le tournage d’un de ses films la visite de son ancien professeur de mathématiques. Celui-ci, à moitié-fou, annonçant la mort de Dieu, lui propose un scénario sur l’enfer. Martin parle de l’idée à son ami Tomas et sa compagne Sophie. Le réalisateur se lance dans ce scénario en le transposant dans le monde réel et en s’intéressant aux bas-fonds de Stockholm, grâce à un reportage que Tomas a réalisé sur une jeune prostituée, Brigitte-Caroline. Lors de leur interview, celle-ci se montre désinvolte et fait des avances au journaliste. Pour Martin, la mise en scène d’un tel film semble complexe. On retrouve Brigitte-Caroline six mois plus tard, alors qu’elle vient d’accoucher. Son compagnon et souteneur, Peter, ainsi que la sœur de ce dernier, Linnéa, voient d’un mauvais œil la naissance de l’enfant et l’enlève à la mère. Le couple de Tomas bat de l’aile. Saoul, Tomas demande à Sophie de se suicider avec lui, puis essaye de l’assassiner. Elle se débat et l’assomme avant de s’enfuir. En se réveillant il se rend à la police, convaincu d’avoir tué sa compagne, tandis que Brigitte-Caroline est arrêtée aussi. Ils sont relâchés tous les deux et trouvent asile dans le grenier d’une pension que Tomas a autrefois fréquentée. Ils échangent des souvenirs : Tomas lui montre un film burlesque dans lequel un homme, un voleur, un policier et un squelette se poursuivent. Brigitte-Caroline lui raconte son rêve : dans une forêt où les arbres sont des personnages pétrifiés, une femme vêtue de noire lui offre une pierre précieuse. Elle est poursuivie par un personnage inquiétant qui tente de l’embrasser puis de l’étrangler. Elle s’enfuit à travers des personnages pétrifiés avant de voir un poupon dans une baignoire. Le rêve s’achève sur Peter saisissant l’enfant qui se transforme en poisson auquel Peter brise le cou. Peter et Linnéa apprennent dans le journal que le corps de l’enfant a été retrouvé, on apprend que c’est elle qui l’a noyé. Malgré tout, Brigitte-Caroline retourne chez Peter et abandonne Tomas. Elle est torturée par un client sadique puis se suicide dans une cave en s’enfonçant un couteau dans la poitrine. Tomas retrouve Sophie qui se résigne à retourner avec lui. Au studio, Martin saisit l’impossibilité de faire un tel film qui se terminerait par un point d’interrogation.

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La Soif (1949)

Titre original : Törst Première : 17 octobre 1949 1h30 Production/Distribution : Svensk Filmindustri. Directeur de production : Allan Ekelund. Scénario : Herbert Grevenius, d’après quatre nouvelles de Birgit Tengroth dans le recueil Törst. Opérateur : Gunnar Fischer. Montage : Oscar Rosander. Décors : Nils Svenwall. Musique : Erik Nordgren. Son : Lennart Unnerstad. Chorégraphie : Ellen Bergman (sa deuxième femme, chorégraphe, actrice et metteur en scène). Interprétation (acteurs principaux) : Birger Malmsten (Bertil), Eva Henning (Rut), Birgit Tengroth (Viola), Mimi Nelson (Valborg), Bengt Eklund (Raoul), Hasse Ekman (le docteur Rosengren). Intrigue : Bertil et Rut sont un jeune couple de retour d’un voyage en Sicile. Ils transitent en plein été dans un hôtel à Bâle. Les relations du couple sont tendues et versatiles, alternant entre les disputes violentes et les étreintes sensuelles. Lors d’un premier flash-back, on apprend que Rut a eu une liaison avec Raoul, un homme marié et père de trois enfants. Au départ idyllique, cette relation s’effrite après l’intervention de la femme de Raoul au sein du couple. Cependant Rut tombe enceinte et Raoul la force à avorter, tout en la désavouant. Elle porte cette perte forcée de l’enfant comme un stigmate indélébile, d’autant qu’elle en reste stérile. Bertil et Rut prennent le train pour rentrer en Suède. Dans un paysage d’après-guerre dévasté, Rut reproche à son compagnon une liaison qu’il a eu avec Viola tout en se moquant de sa virilité. Le profil de Rut se dégage de plus en plus, conflictuelle, alcoolique hantée par le souvenir de son avortement forcé. Dans une autre scène, on retrouve Viola qui se rend sur la tombe de son mari, puis chez un psychiatre qui la manipule pour s’attirer ses faveurs. Elle s’enfuit et tombe alors sur Valborg, une amie de Rut avec qui les deux jeunes femmes faisaient de la danse. On a alors un nouveau flashback de Valborg défendant Rut devant la professeure tyrannique. Elles finissent par travailler dans un cabaret mais Rut est dégoûtée de la danse. On retrouve Viola et Valborg au temps premier du récit, elles boivent ensemble le soir de la Saint-Jean. Le comportement de Valborg est ambivalent, arguant qu’elle n’a plus besoin des hommes. Son homosexualité apparaît alors qu’elle fait des avances directes à Viola. Mais celle-ci refuse et s’enfuit en la repoussant violemment. Elle se suicide en se jetant dans l’eau du port. Dans la nuit avant d’arriver à Stockholm, Bertil rêve qu’il tue Rut à coup de bouteille tant son comportement d’insomniaque est dérangeant. Il se réveille et s’aperçoit qu’il ne l’a pas tué. Il lui raconte son rêve, elle s’excuse pour son comportement et malgré tout il se réconcilie sur cette phrase finale de Bertil : « Je ne veux pas être seul et indépendant. C’est encore pire. Pire que l’enfer que nous vivons. Au moins on est deux ».

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Vers la joie (1950)

1h30 Titre original : Till glädje Première : 20 février 1950 Production/Distribution : Svensk Filmindustri. Directeur de production : Allan Ekelund. Scénario : Ingmar Bergman, Opérateur : Gunnar Fischer, Montage : Oscar Rosander, Décors : Nils Svenwall. Musique : extraits de Mozart, Mendelssohn, Beethoven et Smetana, son : Sven Hansen. Interprétation (acteurs principaux) : Majj-Britt Nilsson (Martha), Stig Olin (Stig Eriksson), Victor Sjöström (Sönderby), Birger Malmsten (Marcel), Margit Carlquist (Nelly), John Ekman (Michael Bro). Intrigue : Alors qu’il répète la 9ème symphonie de Beethoven avec son chef d’orchestre Sönderby, Stig Eriksson apprend la mort de sa femme au cours d’un accident domestique. Un réchaud à gaz a explosé, causant la mort de Martha et blessant un de leur enfant. Il rentre et est en proie à un terrible chagrin. Cependant il se souvient au cours d’un long flashback de leur rencontre et des étapes de leur amour. Martha est arrivée en même temps que lui dans l’orchestre d’Hälsingborg et il est tombé amoureux d’elle. Marcel, un des musiciens, le prévient de la légèreté de la jeune femme. Au cours d’une soirée il se saoule et tente de séduire grossièrement Martha qui le repousse dans un premier temps. Mais ils finissent par se côtoyer et Martha accepte la demande en mariage de Stig. Ils vivent des moments de bonheur intenses dans l’été suédois en compagnie du vieux chef d’orchestre. Cependant Stig ambitionne de devenir soliste et son échec cuisant lors de sa première représentation le mine. Il se réfugie chez Michael Bro, un poète et acteur raté, et rencontre Jenny sa jeune femme. Celle-ci fait des avances à Stig, il refuse dans un premier temps avant d’accepter. Par égoïsme, il se venge des amants précédents de Martha. Mais la jalousie s’effondre devant la destruction de leur couple et la fuite de Martha chez ses parents. Il quitte Jenny alors que celle-ci vient de tenter d’assassiner son mari. Sans regret, elle part avec Marcel. Martha revient et le couple retrouve un bonheur familial nouveau, c’est peu après que l’accident se produit. Ecoutant Sönderby, Stig se réfugie dans l’art pour dépasser son deuil et exécuter L’Hymne à la joie.

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Déclaration anti-plagiat

1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un travail personnel.

2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un auteur autre que moi est reprise de manière littérale).

3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement référencées selon les règles bibliographiques préconisées.

NOM : DE CHAUVELIN PRENOM : JACQUES DATE : 21/08/2017

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Résumé

Les films d’Ingmar Bergman sont célébrés dans le monde entier comme la quintessence du cinéma scandinave. Pourtant ses premiers films, réalisés entre 1945 et 1950, sont moins connus du grand public et souvent décriés comme des « essais » ayant un style impersonnel et impropre au réalisateur aux cinquante long-métrages. Ce travail examine de plus près ces films et montre la vision d’un jeune Bergman révolté, représentant des classes populaires et des jeunes en conflit contre leur société. Il vise également à mettre en avant l’évolution de la technique du réalisateur et de sa philosophie de l’époque, particulièrement influencée par le nihilisme et l’existentialisme. Contre des critiques qui ont pu juger trop vite ces films, nous tentons une analyse de ces œuvres afin de leur redonner la place qu’elles méritent dans la filmographie du « magicien du nord ». Mots-clés : Ingmar Bergman, cinéma suédois, réalisme, rapport de domination, nihilisme.

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