UNE SÉANCE À L’ACADÉMIE DE POÉSIE ET DE MUSIQUE SOUS LE RÈGNE D’HENRY IV

Samedi 2 Décembre 2000 - 18 h 00 Galerie basse du château de Versailles

Centre de Musique Baroque de Versailles Établissement public du musée et du domaine national de Versailles 5

PROGRAMME

Claude Le Jeune Première Fantaisie (ca1530-1600)

Dans sa plaisante demeure... Scavolae Sammanthismae Opera tum Poetica, tum eaque soluta oratione scripsit, , 1616, II, P. 18-19 ; Scevole de Sainte Marte, Eloge des hommes illustres (traduit du latin en français par G. Colletet), 1644, p. 47-48

Claude Le Jeune Plantons le mai

Michael Praetorius Danse (1571-1621) Charles par la Grâce de Dieu roy de Lettre patente et réglement de l’Académie de Musique et de Poésie de Baïf et Thibault

Jacques Mauduit Voyci le verd et beau may (1557-1627) Charles par la Grâce de Dieu roy de France (suite)

Claude Le Jeune Voyci le verd et beau may

Charles par la Grâce de Dieu roy de France (fin)

Michael Praetorius Danse

Au Roi Charles IX de Préface sur la musique de Pierre de Ronsard

Clément Janequin Qui voudras voir (ca1485-1558)

Les anciens qui ont traité de la musique... Le Printemps, Claude Le Jeune, Paris, 1603, préface

Claude Le Jeune Revecy venir du printans

Michael Praetorius Danse 6

Des modes de chanter, selon les Anciens, la Dorienne, la Phrygienne, La Lydienne, l’Iästienne, l’Eolienne Le Solitaire Second, Pontus de Tyard

Estranges effects de puissance de Musique. D’Alexandre et de Timothée Le Solitaire Second, Pontus de Tyard (suite)

Claude Le Jeune Cygne je suis

Effets de la Musique Militaire Le Solitaire Second, Pontus de Tyard (suite)

Les Cretes. Les Lacedemoniens. Les Amazones. Le Solitaire Second, Pontus de Tyard (suite)

Claude Le Jeune La Guerre : meslée à six

En sommes, la Musique... Le Solitaire Second, Pontus de Tyard (fin)

Claude Le Jeune Comment pensez vous

A La Lyre Euvres en rime, Jean-Antoine de Baïf, 1573

Solo de Lyre Sonnet avec lyre Amours de Cassandre, Pierre de Ronsard, XII, 1552

L’Antica musica ridotta alla moderna prattica démonstration des genres diatoniques et chromatiques de Nicola Vicentino

Nicola Vicentino Dolce mio ben (1511-ca1576) dans le genre diatonique

L’Antica musica ridotta alla moderna prattica (suite)

Nicola Vicentino Dolce mio ben dans le genre chromatique 7

Claude Le Jeune Qu’est devenu ce bel œil air composé dans le genre chromatique

Anonyme Ricercar chromatique

Nicola Vicentino Laura che il verde lauro (sur un texte de Pétrarque)

Musique, accent des cieux... Microcosme, Maurice Scève, 1562

Jacques Mauduit La bele gloire

Comme au Prophète... Microcosme, Maurice Scève, 1562

Claude Le Jeune La belle gloire

Baïf qui na voulu corrompre... L’Art poétique, Vauquelin de la Fresnaye, éd. A. Genty, 1862

Claude Le Jeune Actions de grâces : Rendons graces à Dieu

avec

DOULCE MEMOIRE

Philippe Vallepin, récitant

Julie Hassler, Véronique Bourin, sopranos Marc Pontus, alto Lucien Kandel, ténor Thierry Peteau, baryton Marc Busnel, basse

Denis Raisin Dadre, flûtes Frédéric Martin, violon, lira da braccio Martin Bauer, viole de gambe Yuka Saito, viole de gambe Françoise Enock, viole de gambe Pascale Boquet, luth

direction musicale : Denis Raisin Dadre

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UNE SÉANCE À L’ACADÉMIE DE POÉSIE ET DE MUSIQUE

Par les efforts de sa l’ame il élance ou il veut : Ores en deuil morte il l’abat, à la joye or’il l’émeut. Il va ranimant le plus bas cueur, Au furieus il va rendant toute douceur. nous dit-on en 1603 à propos de Claude Le Jeune. Sa musique « mesurée à l’Antique » - il s’agirait d’un extrait de La guerre - passe en effet pour avoir déclenché la fureur guerrière d’un gentilhom- me, puis pour l’avoir tranquillement ramené à la raison... Comment cela est-il possible ? Il faut, pour le comprendre, pénétrer au cœur d’une institution de nature tout-à-fait exceptionnelle en France : l’Académie de poésie et de musique, créée en 1570, à l’initiative du poète Antoine de Baïf et du musicien Thibaut de Courville.

C’est le roi Charles IX lui-même qui se fait le défenseur et le mécène de cette nouvelle Académie ; en cette période de guerres de religion, il fonde en effet de grands espoirs sur les arts et leur portée bénéfique pour le pays. Le projet n’est donc pas seulement artistique, mais bien aussi politique. Les Lettres patentes de l’Académie, signées du roi, reprennent ainsi les étonnantes théories tirées de la lecture des anciens - Platon en particulier - qui attribuent à la musique une force singulière : « où la Musique est désordonnée, là volontiers les mœurs sont depravez, et où elle est bien ordonnée, là sont les hommes bien morigenez (élevés). »

L’Académie est donc pensée comme le lieu où la Musique sera « retenuë sous certaines loix ». Elle est, à la fin du XVIe siècle, un véritable laboratoire d’avant-garde où l’on veut expérimenter le pouvoir de la musique sur l’homme, au centre de toutes les préoccupations.

L’humanisme musical

L’institution vient donner un cadre formel à un courant de toute première importance dans cette France italianisante de la seconde moitié du XVIe siècle, celui de l’humanisme. En musique, ce courant se traduit par une recherche nouvelle autour des effets sur l’homme de l’harmonie des sons et des rythmes du verbe. L’union puissante entre poésie et musique, à laquelle on aspire et surtout l’on croit, sur la foi de textes venus de l’Antiquité (Platon, Aristote), devient l’idéal unanimement reconnu. Ronsard est un des premiers à se préoccuper de « mesurer ses vers sur la lyre », c’est-à-dire à tenir compte, en écrivant un poème, des problèmes que pourraient rencontrer les musiciens qui le choisiront. En 1552, il fait même paraître, avec ses Amours, un Supplément musical visant à rendre chantables tous ses sonnets et dont provient le Qui voudra voir de ce programme.

Un des membres de la Pléiade met en discours ce courant de l’Humanisme musical ; c’est Pontus de Tyard, qui dans son traité du Solitaire second (1555), s’intéresse à la résurrection de la musique des anciens, et traite des moyens pour parvenir aux mêmes effets. Dans une langue 10

savoureuse, Tyard synthétise les idées qui circulent chez les poètes et les musiciens. Concernant le fonctionnement de l’Académie, deux précieux documents d’archives nous permettent de l’appréhender avec une relative précision : les Lettres patentes, qui justifient sa création, et les Statuts, qui énumèrent différents points de son règlement intérieur. L’Académie se compose ainsi de deux activités essentielles : - une école de musique (« pépinière ») visant à former les jeunes, à les familiariser avec la pratique de cette nouvelle musique par des répétitions quotidiennes. - l’organisation de concerts privés tenus chaque dimanche au domicile de Baïf, devant un public d’élite qui se fait mécène de l’entreprise. Les auditeurs (des membres de la cour) acceptent donc de suivre le roi dans cette sorte d’étonnan- te formation de l’esprit par la musique : les concerts doivent rendre les auditeurs « capables de plus haute connoissance », après une période de purge de « ce qui pourroit leur rester de barbarie ». Une clause prévoit même qu’ils sont « satisfaits ou remboursés »... La musique produite par l’Académie est soumise à des règles d’exclusivité ; les concerts doivent se tenir dans des conditions strictes (silence, distance respectueuse des musiciens) : certaines des précisions données dans les Statuts confirment que nous assistons bien en 1570, à l’invention de la notion moderne de « concert », qui prend en compte les sentiments et le plaisir du public, aussi sélectionné soit-il.

Le répertoire de l’Académie : profane, religieux, expérimental

Quels sont les compositeurs associés à ces recherches sur la nouvelle musique ? Claude Le Jeune est certainement celui qui nous a laissé la production la plus abondante, même si elle ne paraît qu’après sa mort en 1600. L’italien Caietain et plus tardivement Jacques Mauduit se lancent aussi dans l’expérience, ce qui occasionne d’intéressantes versions concordantes de deux musiciens à partir des mêmes textes de Baïf (les deux Voici le verd et beau may et les deux La belle gloire, le bel honneur). La musique interprétée au sein de l’Académie, sans doute à cause des règles qui prévoyaient de restreindre leur diffusion à l’extérieur, nous est parvenue de façon à la fois dispersée et tardive. Le genre par excellence est celui de l’air « mesuré à l’Antique », composé de façon très caractéris- tique sur des vers préalablement « mesurés » à cette intention, dont Baïf se fait le zélé défenseur : au-delà de toute carrure régulière, cette musique respecte les syllabes longues et brèves savamment agencées dans le poème. Outre ces airs profanes, il est probable que la musique religieuse (des psaumes par exemple, ou l’action de grâces Rendons grâces à Dieu d’Agrippa d’Aubigné, ami de Le Jeune tardivement « converti » aux vers mesurés) a été mise également à l’épreuve de cette nouvelle façon de composer dont on espérait les bienfaits conciliateurs. Les modes musicaux, dont les anciens discourent dans leur terminologie aléatoire (« dorien », « phrygien »...) sont également l’objet d’expérimentations en tant que « déclencheurs d’effets », de même que les genres grecs diatoniques (sans dièses ni bémols), chromatique (avec dièses et bémols), voire enharmonique (avec des quarts de tons). À ce sujet, il convient de considérer la bonne connaissance qu’ont les musiciens de la culture italienne : l’Italie, mère des premières académies humanistes, est omniprésente en France sous Catherine de Médicis. Or le célèbre traité de Vicentino (L’antica musica ridotta, 1555) qui traite longuement de ces genres grecs, est apparamment bien connu en France, notamment de Claude Le Jeune dont l’air Qu’est devenu ce bel œil est si rigoureusement chromatique qu’il en paraît expérimental. Le Dolce mio ben de ce programme, qui est extrait du traité de Vicentino, a pu servir de démonstration lors d’un concert à Paris. Les travaux du cercle de Baïf peuvent d’ailleurs parfaitement être comparés à ceux, plus connus, de l’Académie florentine qui, autour de 1600, opère la transition vers la monodie accompagnée d’une basse continue. La spécificité française, cependant, est de ne pas abandonner radicalement la polyphonie, et de proposer des solutions propres à une même recherche de 11 l’émotion chez l’auditeur.

Outre la musique vocale, évidemment à l’honneur, les instruments (flûtes, cordes, luths) sont explicitement décrits comme participant aux concerts, même s’il reste encore à expérimenter les formes les plus plausibles et convaincantes de leur contribution. Chose moins connue, on pratique aussi les vers « récités sur la lyre ». Le fondateur de l’Académie, Courville, se trouve être « joueur de lire » du roi ; la pratique italienne de la poésie avec accompagnement improvisé par la lira da braccio, vraisemblablement importée en France, a probablement animé les concerts chez Baïf. Rarement restituée aujourd’hui à cause du manque de « partitions », et de l’oubli de cet instrument harmonique, elle est expérimentée ici sur un poème de Ronsard (J’espere et crains).

Après la mort de Charles IX en 1574, son successeur, Henri III, institue sa propre « Académie du palais ». Même les débuts troublés du règne d’Henri IV, dont Le Jeune est le compositeur de la chambre, susciteront encore des créations « mesurées à l’Antique », un style dont la puissance et la solennité continuent alors d’être reconnues. L’expérience des recherches prosodiques initiées à l’Académie de Baïf se révèle féconde : par l’abolition de la régularité de la battue au profit de la « juste » longueur de chaque syllabe, une esthétique nouvelle se dessine, celle de l’air ou récit librement déclamé du XVIIe siècle français.

© CMBV/ISABELLE HIS