Dans un bulletin consacré aux arts graphiques dans le Haut-Rhin, on ne saurait passer sous silence la place tenue par dans l'histoire de la lithographie, même si les établisse- ments lithographiques ont peu à peu disparu, ne pouvant faire face à la concurrence de procédés d'impression plus modernes. Grâce à Godefroy Engelmann, Mul• house a été la première ville française à posséder, dès 1814, un établissement lithographique dont l'existence a été durable, et c'est à Mulhouse qu'Engel- mann a inventé la chromolithographie. Léon Lang, artiste-peintre et litho• graphe, président de la Société Gode• froy Engelmann, a rédigé pour ce bul• letin un article qui résume quelques chapitres d'un ouvrage que nous espé• rons voir paraître dans un proche avenir.

Portrait de G. Engelmann (1816) Litographie d'Evariste Fragonard

Le premier établissement lithographique de Godefroy Engelmann: La société lythotypique du Haut-Rhin

Bien que Godefroy Engelmann soit, rendre entièrement justice, il serait avaient occupé des postes impor• après Senefelder inventeur de la li• nécessaire de considérer son œu• tants dans les Conseils de la cité thographie, un des plus célèbres vre dans son ensemble. et dans les corporations. Il avait, imprimeurs lithographes, parce Mais, dans la limite de cet article, après des études mi-commerciales, que son nom figure sur des milliers nous nous contenterons de définir mi-artistiques, dirigé l'atelier de d'épreuves dont certaines se clas• le rôle joué par cet imprimeur mul- dessin de la fabrique d'indiennes sent parmi les chefs-d'œuvre de la housien dans les débuts de la li• Vetter, Thierry et Grossmann dont lithographie romantique, parce que thographie en , en nous son beau-frère Jean Thierry était les historiens savent le rôle qu'il a basant sur des documents d'archi• un des associés. tenu dans l'introduction de cet art ves, et sur les estampes qu'il a En 1813, les événements politiques en France et reconnaissent en lui imprimées en 1814 et 1815, avant ayant suscité une crise commer• le créateur de la chromolithogra• son installation à . phie, il n'a pas encore atteint la ciale qui mit fin aux activités de renommée qui lui est due. Né à Mulhouse en 1788, Godefroy cette manufacture, Engelmann, Engelmann, fils d'un négociant en cherchant une situation nouvelle Son activité s'est manifestée à tissus, descendait, aussi bien du où il pût exercer ses connaissan• Mulhouse et à Paris, et la Société côté de son père que de celui de ces artistiques, eut son attention qu'il dirigeait eut même, pendant sa mère, Cléophéa Reber, d'an• attirée par un de ses amis, Edouard quelques années, une importante ciennes familles de bourgeois pro• Koechlin, sur le développement succursale à Londres. Pour lui testants dont plusieurs membres pris à par un art graphique nouveau, la lithographie ; cette qui se trouve à la Bibliothèque de impression en vert et rouge au technique avait été inventée dans la Société Industrielle de Mul• moyen de deux pierres. cette ville, en 1798, par Aioïs Sene- house. Il y a là le « premier essai Engelmann qui n'avait pas de for• felder, qui avait eu l'idée d'utiliser tiré moyenant un plloir » ; pour cet tune personnelle, avait jugé indis• des pierres oolithiques et de des• essai Engelmann avait dessiné à pensable de donner à son entre• siner à leur surface avec des ma• l'encre lithographique sur la pierre prise une base financière sérieuse. tières grasses. quatre petits croquis ; viennent en• 11 trouva les fonds auprès de trois suite quatre essais tirés sur une Ed. Koechlin, sachant l'intérêt por• personnalités importantes : « Au• presse provisoire (des fleurs des• té par son ami à tout ce qui con• guste Joseph, Comte de La Vieu- sinées au crayon litho) ; puis, ce cerne les arts, lui communiqua ville. Chevalier de l'ordre royal et sont quatre épreuves imprimées à quelques épreuves qu'il avait rap• militaire de Saint-Louis, officier de Munich (des fleurs et une copie portées de Munich, avec un traité la Légion d'honneur. Préfet du dé• dune lithographie de Piloty) et, publié par la maison Cotta de Tu- partement du Haut-Rhin, Jacques enfin, deux épreuves tirées à Mul• bingen. Koechlin, Membre de la Légion house à la fin de 1814 et qui por• d'honneur et Maire de la Ville de tent la mention lythographie. (Pay• Après quelques essais exécutés à Mulhouse, Mathieu Hofer, adjoint san abreuvant un cheval, copie Mulhouse, Engelmann se rendit au Maire de la dite ville de Mul- d'une peinture flamande — Convoi compte qu'il lui était indispensa• hausen ». C'est sans doute Ed. traversant un pont, d'après Swe- ble de se rendre à Munich pour se Koechlin qui présenta Engelmann bach-Desfontaines). Cette dernière perfectionner et, par l'intermédiaire au préfet. de Johann Stuntz, artiste stras- estampe est imprimée à l'aide de bourgeois de naissance, il prit con• deux pierres, dont une pour un Les fonds consistaient en dix ac• tact avec deux disciples de Sene- fond teinté bistre avec réserves tions de mille francs chacune, por• feider, Strixner et Piloty, qui, sous de blanc, procédé que Engelmann tant intérêt à cinq pour cent par l'égide d'un autre Strasbourgeois, avait appris à Munich. an. La durée de la société était Christian van Manlich, nommé par fixée à cinq ans. La mise de fonds Maximilien de Bavière directeur Ces lithographies font partie d'un des actionnaires devait servir avant des Musées royaux, imprimaient groupe d'estampes signalées en tout « à l'acquisition des outils, alors les « Oeuvres lithographi• 1906 par W. Grâff, futur directeur ustensils, matière première, loca• ques » ; ils ont édité sous ce titre, du cabinet des estampes de Mu• tion des emplacemens nécessaires de 1811 à 1818, soixante-douze li• nich, dans sa thèse Die Einfijhrung à l'exploitation, traitemens, salaires vraisons mensuelles comportant der Lithographie in Franl^reich. Il a et gages des artistes, ouvriers et chacune six reproductions de des• remarqué aussi cette orthographe autres agens employés dans l'éta• sins anciens. Engelmann ne pou• sur trois autres lithographies au blissement ». vait trouver meilleure adresse. crayon d'après des dessins d'ani• maux, de J.-B. Huet, et nous l'avons Un article pittoresque de l'acte de Pendant son séjour à Munich, il encore retrouvée sur un portrait de Société stipule qu'Engelmann de• eut l'occasion de voir pratiquer la Louis XVIII et sur la copie d'un bu• vra « consigner par écrit, dans un plupart des procédés lithographi• rin de Callot << Militaire portant un cahier qui sera tenu sous clefs, la ques mis au point dès cette épo• chapeau à grande plume. Ces es• description de l'art lithotypique tel que, par Senefelder. Après quel• tampes ayant été signalées par plu• qu'il le pratique ainsi que les pro• ques semaines, son éducation fai• sieurs auteurs et dans diverses col• cédés et recettes qu'il employé, te, il revint, le 15 août 1814, dans lections, nous pensons qu'elles ont ainsi que toutes les modifications sa ville natale d'où il était parti donné lieu à des tirages permet• et perfectionnemens qui seront le en juin, rapportant avec lui une tant de les mettre dans le com• fruit de son expérience et de sa presse et des pierres. merce. pratique ». Ces deux groupes d'épreuves por• Il monta la presse Grand-Rue n° Par contre, un autre groupe d'é• tant les mentions lythotypie et ly• 63, dans une maison qui apparte• preuves, récemment découvertes thographie sont à peu près de la nait à Jacques Koechlin, maire de en double exemplaire par M. Fer- même époque, fin 1814, début Mulhouse, il en déménagera en nand Gueth et par moi-même à la 1815 ; leur chronologie est difficile 1821, laissant la place au Petit Ly• Bibliothèque Municipale de Col- à établir. cée de garçons qui l'a occupée mar, n'ont jamais été autrement jusqu'en 1965, et s'installa alors indiquées, et semblent bien n'avoir Pendant les Cent Jours, Engel• rue de la Justice n° 30. été tirées qu'en tant qu'essais. mann adoptera définitivement le terme de lithographie. Un des der• Mettant en pratique ce qu'il avait Elles portent la mention « Lythoty- niers emplois de l'orthographe appris à Munich, Engelmann reprit pie » ou « Lythotypie de G. Engel• lythographie figure dans le numéro ses essais avec succès ; le milieu mann » et sont, de ce fait, en cor• 15 des Affiches de Mulhausen du mulhousien d'imprimeurs sur étof• rélation avec la fondation de la 15 mars 1815, anonçant la parution fes dans lequel il avait vécu, était Société Lithotypique du Haut-Rhin des Ornemens du Vatican d'après évidemment favorable à son entre• dont l'acte de société est daté du Raphaël, sortant de l'établissement prise. 8 mars 1815. iythographique de M. Engelmann Nous connaissons les premières Ces trois lithographies ont pour su• ainsi que des portraits de notre lithographies imprimées par Engel• jet Deux satyres endormis, copie auguste EMPEREUR. mann grâce aux épreuves, sans d'après Gessner, Allemande, Ces portraits de Napoléon sont au doute uniques, collées aux premiè- échantillon de musique et Pian et nombre de trois : Napoléon le 40 res pages d'un Album de référence élévation d'une fontaine, curieuse Grand, Napoléon I accompagné de ses braves, Napoléon à Austerlitz, térieur, le 27 octobre ; à ce rapport Militaire au chapeau. Sur la pl. III, détail du tableau de Gérard. était joint un exemplaire du « Rap• un échantillon de musique, Alle• Après Waterloo, Mulhouse, placée port sur la Lithographie introduite mande, présente la même partition sjr le passage des troupes, fut oc- en France par G. Engelmann de musicale que celle de l'Allemande :jpée, le 27 juillet, par une pre- Mulhausen, Haut-Rhin, adressé à déjà citée, mais avec une autre •^ière patrouille de neuf uhians au- la Société d'Encouragement de présentation. Sur la pl. IV, il y a t'^chiens. Ce furent le pillage, les Paris par l'auteur, membre de la une Tête et une petite carte gra• -cendies où Engelmann intervint Société, le 20 octobre 1815, Mul• vées et une écriture reportée d'un 51 qualité de commandant des hausen, de l'imprimerie de Jean papier sur la pierre. rompes à incendie. Risler et comp. ». Il venait par con• La publication de ce rapport eut poursuivit cependant ses acti- séquent d'être imprimé. pour conséquence un échange de . tés d'imprimeur et entreprit l'édi- Ce Rapport se présente sous forme lettres entre ie préfet et Engel• : :n d'un Rapport sur la Lithogra- d'un fascicule comportant 12 pages mann. Après avoir consulté le Duc r-'e destiné à être adressé à la de texte, une présentation des Decazes, ministre de la Police, le Erciété d'Encouragement aux Arts planches et quatre planches litho- préfet fit savoir à Engelmann qu'il e: à l'Industrie, à Paris. graphiées, qui ont beaucoup de aurait à l'avenir à se conformer aux E~ septembre, il reçut la visite de points communs avec les essais règlements imposant aux impri• '.'rnsieur André de Biancos, Comte que nous avons précédemment meurs-typographes le dépôt des re Casteja, Préfet du Haut-Rhin, cités. La pl. I est une copie d'un œuvres destinées à la publication ; ::-duit sans doute par Mathieu Taureau d'après Potter ; la pi. Il c'était une mesure de précaution -;-er, devenu maire de Mulhouse ; présente trois lithographies dont judiciaire décrétée par Napoléon. 5 a suite de cette visite, le préfet une est tirée, après effacement du Il est probable que la correspon• -= Tianqua pas de mentionner en mot lythotypie, à l'aide de la pierre dance qui s'ensuivit fut à l'origine "r—les élogieux la lithographie utilisée pour une copie des satyres du décret royal du 18 octobre 1817, : E-gelmann, dans un rapport sur endormis, de Gessner ; une autre par lequel Louis XVIII imposa aussi rî fabriques et Industries de Mul- copiée d'après des Mendiants le dépôt légal aux imprimeurs-litho• -:_5e. adressé au Ministre de l'In• de Callot, rappelle la copie du graphes. Le premier dépôt légal

=-»: z-i acie complémentaire du 15 mai 1816 portant signatures des associés enregistré au nom d'Engeimann, Cependant, le paysagiste Pierre en 1826, « Godefroy Engelmann et figurant au Cabinet des estampes Mongin, venu passer quelque Cie » avec, à Londres, une succur• de la Bibliothèque Nationale, date temps chez Jean Zuber, fabricant sale « Engelmann, Graf, Coindet et du 26 août 1816. de papiers peints à la Comman- Cie » puis, enfin, « Engelmann Le Rapport sur la Lithographie a derie de Rixheim, s'intéressa à la père et fils, à Mulhouse » ; le fils été présenté à la Société d'Encou• lithographie mulhousienne, et vint aîné de Godefroy Engelmann, pré• ragement, le 20 décembre 1815, chez Engelmann dessiner sur la nommé lui aussi Godefroy, con• par son vice-président, le Comte pierre quelques estampes qu'il serva cette raison sociale après la Charles Philibert de Lasteyrie qui, montra à Paris où il prépara la mort'de son père, survenue le 15 depuis plusieurs années déjà, voie à Engelmann dans les milieux avril 1839, à l'âge de 51 ans. s'était intéressé à la lithographie. artistiques. Il le décida à venir s'installer dans la capitale où il ou• Léon LANG Traçant, en préambule, l'histoire vrit son établissement, 18, rue Président de la Société des débuts de la lithographie, il Cassette, proche de l'église Saint- fit sentir à Engelmann qu'il n'était Suipice. en juin 1816, alors que, Godefroy Engelmann pas le premier à avoir pratiqué cet dès le 15 avril, lundi de Pâques, art en France. En effet, dès 1801. Lasteyrie avait inauguré, non loin Frédéric André, d'Offenbach (Mes• de là, son atelier lithographique, se), frère d'Anthon André, avec le• au 54 de la rue du Four Saint-Ger• quel Senefelder s'était associé, main. avait été chargé de fonder un éta• blissement à Paris, cependant Ainsi, le mérite d'avoir été l'intro• qu'un autre frère, Philippe, allait à ducteur de la lithographie en Londres. Frédéric André obtint un France revient, sans aucun doute, brevet d'importation pour dix ans. à Frédéric André, en 1802. Le pre• le 11 février 1802. Mais, après avoir mier établissement lithographique établi successivement, sous divers dont l'existence a été durable, a prête-noms, plusieurs ateliers dont été fondé à Mulhouse par Gode- la production n'est pas à négliger, froy Engelmann à la fin de l'an il dut renoncer à son entreprise, 1814, et le premier établissement retourna en Allemagne en 1809. et durable parisien, par Charles Phili• il n'y eut pas d'imprimerie lithogra• bert de Lasteyrie, en avril 1816. Il phique en France entre 1810 et y a lieu de mentionner aussi le se• 1814. cond établissement français, fondé à Strasbourg par F. Oberthur et Lasteyrie, lui, avait connu André, et Boehm, en 1815. lui avait même racheté des pierres. Peu avant son départ de Mul• Il fit un premier voyage à Munich house, Engelmann et ses associés en 1812, y retourna en 1814, à peu avaient signé, le 15 mai 1815, un près à la même époque qu'Engel- acte complémentaire constatant le mann. A son retour, il dut attendre désistement du Comte de La Vieu- quelque temps l'arrivée d'ouvriers ville et nommant à sa place MM. allemands qu'il avait engagés, Jean Zuber et Cie. Cet acte indi• s'installant dans un local dépen• que que le Chevalier de Briche, dant du ministère de la Police, mis secrétaire de la Préfecture du à sa disposition par le Duc De- Haut-Rhin, conservait une action cazes et, au début de 1815, il pro• gratuite à titre de membre hono• cédait à des essais qu'il n'a pas raire. publiés et qui portaient surtout sur des reproductions d'écritures et En s'établissant à Paris, Engel• des travaux de bureaux. D'après mann confia à son beau-frère, une lettre de Mongin du 7 mai 1816, Pierre Thierry, la gérance de la il préparait à cette époque un lithographie mulhousienne, dont recueil de lettres de Henri IV, qui l'activité se portera surtout sur les est un de ses premiers ouvrages imprimés à usage commercial. qu'on connaisse, illustré d'un pro• L'œuvre artisitique la plus intéres• trait de Henri IV, par Gérard. sante sortant des presses de Mul• A consulter : Collection historique des house, est la suite des Manufac• En dépit d'une lettre très aimable produits des Etablissements lithographi• tures du Haut-Rhin, lithographièes et élogieuse du Comte Chaptal, ques de M, Engelmann et Cie : Biblothèque par Jean Mieg, de 1822 à 1824. de la Société Industrielle de Mulhouse. Président de la Société d'Encoura• Collections des Cabinets des Estampes des gement, qui cherchait à mettre un Le siège social de la Société de• Bibliothèques Municipales de Mulhouse et peu de baume sur la plaie, le ton meura à Mulhouse et c'est dans de Colmar. dédaigneux du jugement, prononcé cette ville que fut signé le 23 août Archives du musée historique de Mulhouse: par Lasteyrie sur les ouvrages pré• 1816, le contrat de société don• dossier Man. 425. sentés, ne fut pas ressenti sans nant à l'établissement la raison so• Dans : Nouvelles de l'Estampe (N° 4 - Juil• amertume par le jeune lithographe ciale qu'il conservera jusqu'en let 1972) : Les premiers essais de G. En• gelmann, catalogue des incunables de la mulhousien qui n'était pas dépour• 1825, «Société lithographique du lithographie Française 1814 - 1815, par vu d'orgueil. Haut-Rhin », à laquelle succédera. Léon Lang, 12 reproductions.