04 Les Errants, ca 1889-1890, I craie noire et de couleur, encre de Chine et gouache sur papier marouflé sur carton, 87,3 x 72,5 cm. Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 6302

Henry de Groux, peintre antimoderne à la fin duxix e siècle

DENIS LAOUREUX

Henry de Groux n’est pas né dans une dynastie de Groux étaient inscrits3. Les responsables de L’Art d’artistes comme les Kindt, les Ronner, les Meunier, moderne et du cercle des XX ont certainement dû les Danse ou encore les Stevens qui lui sont contem- rappeler Charles Degroux à leur souvenir en voyant porains. Bien évidemment, son père, Charles apparaître aux cimaises de l’Essor au milieu des Degroux, est un peintre très intégré au monde de années 1880 le patronyme d’un ami cher. Félicien l’art belge1, mais il est le seul artiste de la famille Rops et Alfred Stevens ont été des relais essentiels à et, quand sa mort précoce survient en 1870, son l’installation du jeune artiste en 1891 à . fils Henry est âgé de quatre ans à peine. Si Henry De Groux franchit les portes de l’Académie de Groux n’a donc pas été formé par son père, en des beaux-arts de Bruxelles en octobre 1882. Les revanche, l’ombre de ce dernier a pris dans sa vie registres portent en effet la marque de son inscrip- la place d’un repère, et en cela il n’est peut-être tion. Il y reste un an. Peut-être est-ce dans ce cadre pas exagéré de dire que sa vocation artistique s’est qu’il rencontre Jan Toorop. Sa formation artis- construite sur un modèle parental. tique connaît une nouvelle étape en 1884 : le jeune Le réseau relationnel de Charles Degroux consti- homme est élève de l’École nationale des beaux- tue une assise sur laquelle son fils pourra prendre arts à Paris. Il est inscrit dans l’atelier de Jean-Léon appui. C’est auprès d’une connaissance de son père, le Gérôme, un formulaire signé par ce dernier en peintre Jean-François Portaels, que le jeune de Groux janvier 1884 en atteste indubitablement. Dans l’état aurait reçu ses premières leçons artistiques à la fin actuel des connaissances, il est toutefois impossible des années 1870. Il aurait en effet fréquenté l’ate- de dire combien de temps de Groux a suivi l’ensei- lier privé de Portaels à Bruxelles2 après avoir suivi gnement du maître. Un passage éphémère à l’Aca- les cours de dessin dispensés par le même Portaels démie des beaux-arts de Bruxelles en 1882-1883 et au collège de Vilvorde, où les enfants de la famille une inscription au cours de Gérôme à Paris en 1884

1 Jan Dewilde et Jean-Marie 2 Émile Baumann, La Vie terrible 275 ans d’enseignement, cat. exp., Duvosquel (dir.), Charles Degroux d’Henry de Groux, Paris, Grasset, Bruxelles, musées royaux des (1825-1870) et le réalisme en 1936, p. 37. Beaux-Arts de Belgique, 7 mai- Belgique, Bruxelles, Crédit 28 juin 1987, Bruxelles, Crédit 3 Danielle Derrey-Capon, communal, 1995. « De Groux, Henry », in Académie communal, 1987, p. 153. royale des beaux-arts de Bruxelles.

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constituent l’essentiel de ce que nous savons de la formation académique d’Henry de Groux. Le jeune peintre franchit en 1885 une étape déterminante : il participe à la neuvième exposition annuelle du cercle de l’Essor avec Maisons (allégorie) et un ensemble d’études sans titre précis. En 1886, il présente l’esquisse du Pèlerinage de saint Colomban, faisant ainsi intentionnellement écho au Pèlerinage de Saint-Guidon à Anderlecht (1857) (illustration Charles Degroux) avec lequel son père s’était fait un nom. Composé d’anciens étudiants de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, ce cercle organise une exposition annuelle permettant aux jeunes artistes de se faire connaître. Fondé en 1876, l’Essor est une sorte d’incubateur pour les artistes de la génération de 1860 comme , Jean Delville, Albert

Ciamberlani, Fernand Khnopff, Dario de Regoyos, 02 Procession des archers (fragment), photogravure rehaussée Léon Frederic et Henry de Groux, qui font leurs pre- d’après la peinture originale, 10,5 x 15 cm, planche pour le numéro de La Plume miers pas dans le monde de l’art par ce biais. consacré à Henry de Groux, 1899, p. 72. Lille, collection Jérôme Descamps

des « paysans macabres dans [un] site malade avec AVEC LE GROUPE DES XX [des] fleurs roses, vertes [et des] bulles énormes6 ». La position d’Henry de Groux dans le champ Probablement est-ce à ces mêmes tableaux que, artistique belge se précise à l’issue des exposi- dans sa correspondance à Albert Mockel, Charles tions de l’Essor de 1885 et 1886. Un événement y Van Lerberghe compare les images contenues dans contribue singulièrement : fin 1886, de Groux est les vers libres du recueil Serres chaudes (1889) de son élu membre du cercle des XX en remplacement ami Maeterlinck7. Ces détails donnent à penser que de Charles Goethals4. Il peut désormais partici- de Groux se taille rapidement une place dans l’ima- per au salon annuel organisé par Octave Maus et ginaire visuel de ses contemporains. se retire dès lors de l’Essor. En 1887, il expose sept En 1888, de Groux expose au salon des XX pièces, dont le projet de fresque décorative prévue une série intitulée Waterloo qu’il présente comme pour l’hôtel du baron de Haulleville consacré à la Trois rêves après la bataille : Le Moulin de Fleurus, Procession des archers. (illustration) Les six autres La Route de Mont-Saint-Jean et Le Chemin creux tableaux ont déjà trouvé acquéreur, ce qui donne à d’Ohain. En 1889, il revient avec La Procession des penser que le nom de l’artiste circule parmi les col- archers à Machelen ainsi qu’une Charge de cuirassiers à lectionneurs5. Les deux tableaux littéraires inspirés Waterloo appartenant à Edmond Picard. Il aurait dû du roman Kees Doorik, publié en 1883 par Georges participer au salon des XX en 1890 avec sept tableaux, Eekhoud, ont peut-être attiré l’attention de jeunes dont Hougoumont ! (illustration) et Le Tambour, qui écrivains proches du milieu de L’Art moderne. C’est dépeignent la défaite napoléonienne8, mais il retire ainsi que, en visite au salon des XX de 1887, Maurice ses pièces en raison de la présence de tableaux de Maeterlinck voit dans les tableaux de De Groux Van Gogh dans la même salle – nous y reviendrons.

4 Peintre de paysage et de scènes appartient au peintre Willy Mauvais nuage appartient à lettre de Jeanne Degroux à William de genre formé à l’Académie des Schlobach ; Jurgen Faas mort Gustave Doperé. Il est à noter que Degouve de Nuncques, Bruxelles, beaux-arts de Bruxelles, Goethals appartient à Georges Eekhoud, la sœur d’Henry de Groux, Jeanne n.d., Bruxelles, Archives et Musée avait participé aux expositions de auteur, justement, du roman Degroux, intervient auprès de de la Littérature, 2167 / 97. l’Essor avant de contribuer à la Kees Doorik (1883) ayant inspiré William Degouve de Nuncques afin 6 Maurice Maeterlinck, Carnets fondation des XX. de Groux ; Au crépuscule appartient que ce dernier pousse son ami à de travail, 1881-1890, t. I, Bruxelles, à Joseph Dupont ; Un gansrijder achever les commandes de Joseph 5 L’Assassinat. D’après Kees Labor, coll. Archives du futur, 2002, (étude) appartient à M. de La Hault ; Dupont et Gustave Doperé : voir Doorik, de Georges Eekhoud p. 363.

32 03 Hougoumont !, ca 1888, gravure, 37 x 44,7 cm. Lille, collection Jérôme Descamps

Plusieurs tableaux exposés en 1888 et 1889 ont scène un empereur ventripotent, défilant le regard donc l’épopée napoléonienne pour sujet. Entre 1889 vide devant des troupes dépourvues de conviction et et 1892, James Ensor réalise également plusieurs de détermination, le tout sous un étendard donnant dessins et peintures sur la bataille de Waterloo. Les le détail des défaites. Il est difficile d’entrer dans deux hommes se côtoient au sein des XX au moment une comparaison précise entre les deux peintres où leurs tableaux napoléoniens respectifs voient le faute d’avoir retrouvé l’ensemble des tableaux jour. L’approche du sujet est toutefois fort diffé- napoléoniens que de Groux prévoyait d’exposer aux rente. Il semble en outre qu’Ensor n’ait pas cherché salons des XX. Mais, au vu des multiples dessins et à exposer ce genre de tableaux au moment de leur peintures consacrés dans les années 1890 à la figure réalisation. Dans Le Remords de l’ogre de Corse (1890- de l’Empereur9, on imagine mal de Groux dévelop- 1891), il s’inspire de l’iconographie des adieux faits per à la fin des années 1880 les mêmes sarcasmes à par Napoléon à ses troupes à Fontainebleau en 1814 ; l’endroit de Napoléon : contrairement à Ensor, l’ar- il la revisite de manière sarcastique en mettant en tiste s’identifie à la destinée tragique d’un souverain

7 Lettre de Charles Van Lerberghe Carez), Le Tambour (collection Napoléon », p. 000, et, du même à Albert Mockel, s.l., [janvier 1889], de Camille Lemonnier), Lion auteur, « Henry de Groux (1866- in Charles Van Lerberghe. Lettres mourant (collection de Georges 1930) peintre symboliste de à Albert Mockel (1887-1906), t. I, Flé), Les Gitanos, La Parade, l’épopée napoléonienne », Sociétés Bruxelles, Labor, coll. Archives du Les Travestis et Bourgeoisie !. & Représentations, no 23, 2007 / 1, futur, p. 71. p. 283-295. 9 Voir dans le présent ouvrage 8 Les sept tableaux sont Bertrand Tillier, « Peindre un Hougoumont ! (collection d’Eugène “Raté grandiose” : de Groux et

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qu’il dépeint toujours en héros romantique brisé des XX votent à l’unanimité l’exclusion de leur dans son élan par des forces qui le dépassent. confrère. Outragé par ces manœuvres, de Groux Une partie de la production des années 1880 préfère démissionner pour s’éviter l’opprobre dépeint des individus socialement marginalisés ou de l’exclusion et organise avec son ami Degouve en difficulté. (illustration : En Route) Les Errants de Nuncques une exposition en duo dans la mai- (vers 1888-1889) (illustration Les Errants) ou encore son-atelier qu’ils occupent à Schaerbeek. Les Gitanos (illustration L’Exode ou Les Gitanos) On connaît bien l’anecdote de cette affaire mettent ainsi en scène « les épaves de la société10 ». Van Gogh, qui vaut tout de même à de Groux l’ex- La représentation de réprouvés s’inscrit en fait dans clusivité d’avoir été sous le coup d’une menace d’ex- un contexte social marqué par une dépression éco- clusion du groupe des XX. Mais a-t-on vu qu’il y a là nomique ayant atteint un pic en 1886. Les grèves bien plus que l’explosion irrépressible d’une parole entraînées par cette situation de crise s’ajoutent au volcanique ? Derrière la vitupération, il y a des sentiment d’injustice ressenti par un prolétariat choix, des valeurs, un projet, bref, il y a une posture, affamé. Un climat de révolte sociale embrase le bas- c’est-à-dire une manière d’occuper l’espace public. sin industriel liégeois en mars 1886 avant d’allumer Si de Groux se répand en invectives à l’endroit de l’ensemble du monde ouvrier wallon. La répression Van Gogh et de peintres post-impressionnistes brutale et meurtrière, le 27 mars 1886, de grévistes comme Signac et Toulouse-Lautrec, c’est parce qu’il miséreux manifestant le ventre vide dans la région de sent alors encore confusément qu’il est, en fait, un Charleroi marque les esprits. Plusieurs jeunes artistes peintre antimoderne, au sens donné par Antoine actifs à ce moment sur la scène bruxelloise sont alors Compagnon à cette notion12. Cette posture qui situe particulièrement sensibles au mal social qui mine le un artiste à l’arrière de l’avant-garde – la formule est prolétariat belge. Un critique de La Société nouvelle de Roland Barthes – se précisera pour de Groux dans avait constaté en 1885 déjà une « tendance chez les les années 1890. Apparu dans les années 1920, le mot jeunes peintres de l’Essor : étudier la vie, la vie des « antimoderne » est forcément absent de son voca- pauvres […], la douleur des humbles11 ». bulaire. En revanche, les six traits de l’écrivain anti- moderne que Compagnon met en évidence trouvent une illustration particulièrement éloquente dans ses écrits (journal et correspondance13) et sa carrière. CONTRE LE GROUPE DES XX La vitupération est une figure de style mobilisée Dans le contexte de l’ouverture du salon des XX par les écrivains antimodernes, comme Léon Bloy, en février 1890, de Groux provoque un scandale à que de Groux fréquente de manière rapprochée cause de la présence de parmi les entre 1892 et 1898. artistes invités : il lui est intolérable que ses toiles L’agression oratoire infligée à Van Gogh, Signac soient placées à proximité des Tournesols. Dans un et Toulouse-Lautrec dans le contexte du salon des premier temps, de Groux retire ses tableaux ; ce XX de 1890 n’est qu’une des innombrables diatribes qui signifie qu’il n’a pas participé à l’exposition de vigoureuses que de Groux adresse à ses contempo- 1890. L’orage éclate lors du banquet d’ouverture le rains dans son journal et sa correspondance. Pour ce 18 janvier. Les imprécations – un duel est même qui est du monde de l’art, les peintres académiques évoqué ! – lancées par de Groux en direction de Paul et modernes sont ses principales cibles. En dépit de Signac et de Toulouse-Lautrec, tous deux acquis à la sa formation auprès de Jean-François Portaels et de cause de Van Gogh et présents à ce banquet, sont du Jean-Léon Gérôme, de Groux n’a rien d’un peintre plus mauvais effet. Peu après, les membres du cercle d’académie. Il stigmatise les artistes de salon comme

10 Lettre d’Henry de Groux à Omer Dierickx : F. B., « Notes sur 13 La rédaction de cette journal de l’artiste pour la période William Degouve de Nuncques, l’exposition de l’Essor », La Société contribution consacrée à la période correspondant aux années du s.l., 16 septembre 1888, nouvelle, 20 janvier 1885, p. 203. symboliste d’Henry de Groux me séjour parisien, c’est-à-dire entre Bruxelles, Archives et Musée de la place en position de débiteur à 1892 et 1903. Qu’il trouve ici 12 Antoine Compagnon, Littérature, 2169 / 31. l’égard de Jérôme Descamps, l’expression de ma reconnaissance. Les Antimodernes : de Joseph qui m’a aimablement transmis 11 Le critique fait allusion à de Maistre à Roland Barthes, Paris, sa précieuse transcription du Hubert Vos, Léon Frederic et Gallimard, 2005.

34 05 En route !, ca 1888-1890, lithographie, 23 x 33 cm. Lille, collection Jérôme Descamps

06 L’Exode ou Les Gitanos ou Bohémiens en voyage, ca 1889, lithographie, 42 x 52 cm (feuille 54 x 69 cm). Bruxelles, KBR, Cabinet des estampes, inv. S II 131669

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Léon Bonnat, William Bouguereau et Alexandre une impasse qu’illustrent, à ses yeux, les Tournesols de Cabanel. Mais il rejette les modernes – Paul Van Gogh. En somme, de Groux n’est ni conservateur Cézanne, Kees Van Dongen, Henri Matisse, Pablo ni révolutionnaire. Ni Cabanel ni Van Gogh. Il n’ad- Picasso et d’autres encore – avec la même violence. hère pas plus aux « horreurs très formelles » (journal, Il lui est impossible de souscrire à la logique de pro- 11 mars 1892) de Bouguereau qu’aux « tartouillades grès à l’œuvre dans le projet de l’art moderne, selon immondes » (journal, 3 août 1903) de Cézanne. Il est lequel, depuis les balbutiements de l’impression- contre-révolutionnaire dans le sens où il se situe en nisme, chaque courant serait un pas de plus dans faveur du renouvellement de la sensibilité picturale, la quête d’une liberté picturale, chromatique plus à condition toutefois que celle-ci abolisse l’opposi- précisément, toujours plus grande. Ce que de Groux tion entre les anciens – Rubens en particulier – et les remet en question, c’est le principe de progrès qui modernes. De Groux est un peintre antimoderne dans voudrait que la peinture suive un déroulement le sens où il adhère à un art moderne qui ne soit pas mû linéaire où l’impressionnisme entraîne le néo-im- par une conception du progrès fondé sur une chaîne de pressionnisme, qui libère la couleur de ses anciennes ruptures. « Si Rubens revenait », écrit-il dans son jour- attributions descriptives pour en faire une valeur nal à la date du 16 septembre 1892, « il faudrait l’étouf- autonome exploitée par les Nabis, fer entre deux matelas comme un enragé : ce serait dans et Vincent Van Gogh, posant la base du fauvisme tous les cas un sort moins cruel que celui qui attendrait et de l’abstraction ainsi en germe dans la fin de certainement son incompressible génie s’il avait dû siècle… Pour de Groux, « presque tout est faux dans traverser notre sale petit monde ! » Parmi ses contem- la vision des jeunes. Peinture et littérature du feu de porains, Félicien Rops, James Whistler, Alfred Stevens, Bengale ! Symphonie ou cacophonie en rouge, en Pierre Puvis de Chavannes, Léon Frederic et peut-être vert, en jaune ou en bleu. Ils semblent voir la nature en partie Fernand Khnopff14 constituent pour lui des au travers d’un de ces énormes bouchons de cristal contre-modèles de peintres modernes, ou, si on préfère, multicolores ou l’une de ces grosses boules de verre des modèles de peintres antimodernes. que les pharmaciens mettent si ostensiblement La critique virulente des Tournesols de Van Gogh parmi les fioles de leurs devantures. Il semble tou- est donc finalement presque secondaire par rapport à jours qu’on aperçoive le monde devant la boutique ce qu’elle illustre : la remise en question du principe de de l’apothicaire ! » (journal, 16 septembre 1892). progrès par la rupture, qui est le fondement même de la De Groux est une sorte de contre-révolution- politique d’exposition voulue par le groupe des XX, avec naire de l’histoire de l’art, ou, pour le dire autre- lequel de Groux se rend confusément compte qu’il a de ment, il plaide pour une contre-histoire de la moins en moins d’affinités. La cassure était inévitable. révolution en art. En témoigne cette note de son journal en date du 6 mars 1892 : « Je n’ai décidément de ferveur que pour les anciens et je n’arrive pas à me passionner pour les modernes. » Il ne faudrait pas interpréter cette ferveur comme un idéal anti- UNE JEUNESSE BRUXELLOISE révolutionnaire sur un plan pictural : on le redit, Les années de l’Essor (1885-1886) et des XX (1887- de Groux étrille sans réserve la peinture acadé- 1890) correspondent à une période durant laquelle mique. S’il n’est pas rétrograde, loin de là, il n’est de Groux noue avec Degouve de Nuncques la seule pas révolutionnaire pour autant, dans le sens où il amitié qui traversera les années sans conflit ni -rup considère que l’histoire de l’art doit se soustraire à ture. (illustration : photographie) Les circonstances la notion de progrès, qui implique une recherche exactes de leur rencontre sont difficiles à éclaircir. De effrénée d’innovations conduisant la peinture dans solides liens les unissent en 1886 au plus tard : tous deux

14 De Groux a eu le rare privilège en somme généralement grossiers somme très personnel. Malgré de visiter la maison-atelier de et paresseux, est, lui, un raffiné et ses airs de “diseur mondain” Khnopff en février 1908. « J’appelle un volontaire. en costume de travail, l’homme l’atelier de Khnopff la cathédrale Son art marque un effort lui-même ne manque pas de sainte Snobie », écrit-il dans son tenace vers un idéal formel d’attraits » (journal, 26 février journal, « mais j’apprécie pourtant très composite, étrange, puéril, 1908). cet artiste qui, en ce pays de gens compliqué, exquis parfois et en

36 07 William Degouve de Nuncques, Portrait de Monsieur Henry de Groux, ca 1889, huile sur toile marouflée, 40,6 x 61,3 cm. Fondation Jean van Caloen, château de Loppem

décident de partager un même atelier dans la mai- dans la capitale. À la fin des années 1880, il côtoie son que les Degouve occupent dans le village de Max Waller, dont il fait le portrait. Il est proche Perwez, au sud de Bruxelles. En témoigne la lettre également de Georges Eeckhoud, Fernand Séverin que de Groux adresse au secrétaire du groupe des XX, et Jules Destrée, dont il illustre les textes16. Albert Octave Maus, le 28 novembre 1886 et dans laquelle Mockel, Camille Lemonnier, Eugène Demolder et il se dit flatté d’avoir été élu membre15 : dans cette Maurice Maeterlinck, chez qui il passera quelques lettre, il signale qu’il a installé son atelier quelques jours en octobre 1892, sont les hommes de lettres semaines plus tôt à Perwez, chez les Degouve. Il belges qui font partie de ses relations. Le réseau séjourne là jusqu’au mois d’octobre 1887, avant de se qu’il se construit autour du cercle des XX et de L’Art réinstaller à Bruxelles tout en revenant par inter- moderne compte également Edmond Picard, Octave mittence jusqu’au printemps 1889 dans la maison Maus et Émile Verhaeren. des Degouve, où sa production est entreposée. Un événement va rapprocher Degouve et De Groux et Degouve sont à Machelen en 1885 de Groux. Ce dernier perd sa mère en juin 1889. et 1886. Les coutumes de ce village proche de La fratrie décide de vendre la maison familiale et Bruxelles inspirent La Procession des archers à notre artiste s’installe rue des Coteaux à Schaerbeek. Machelen, une frise de 14 mètres de long sur une Degouve est acquis à l’idée de le rejoindre pour par- hauteur de 2,5 mètres. Ce tableau est exposé aux XX tager l’atelier. En fait, ce projet d’atelier commun en février 1889. Il sert de toile de fond au Portrait est antérieur au décès de la mère de De Groux. Le de Monsieur Henry de Groux (illustration) que 7 mars 1889, ce dernier écrivait ceci à son ami: « Peut- Degouve peint la même année et qu’il présente à être aurais-je d’ici peu également un atelier ici à l’Exposition générale des beaux-arts de Bruxelles Bruxelles où tu viendras travailler avec moi, car j’ai en 1890 ainsi qu’au salon des XX en 1893. Quand il décidément besoin de ta compagnie pour sortir de revient à Bruxelles à l’automne 1887, de Groux est mon horrible spleen17. » En septembre, l’atelier est membre des XX. Avec Degouve, qui est resté dans opérationnel et habitable18. Avec l’accord de son père, la maison familiale à Perwez, il entretient une Degouve rejoint son ami. C’est là qu’il posera pour le correspondance soutenue dans laquelle il s’étend Christ aux outrages. « Une des périodes pendant les- longuement sur les multiples contacts qu’il noue quelles le plus de choses s’accumulaient en moi fut

15 Lettre d’Henry de Groux à l’administration communale 16 On se reportera à l’inventaire Archives et Musée de la Littérature, à Octave Maus, s.l. [Perwez], de Perwez confirme le fait que des livres illustrés par de Groux 2169 / 38. dressé par Jérôme Descamps pour 28 novembre 1886, Bruxelles, de Groux est habitant de la 18 Lettre d’Henry de Groux le présent ouvrage, p. 000. musées royaux des Beaux-Arts maison occupée par les Degouve à William Degouve de Nuncques, de Belgique, Archives de l’Art de Nuncques. 17 Lettre d’Henry de Groux à Bruxelles, 9 septembre 1889, o contemporain en Belgique, n 4782. William Degouve de Nuncques, Bruxelles, Archives et Musée de Le registre de population conservé Bruxelles, 7 mars 1889, Bruxelles, la Littérature, 2169 / 49.

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08 Le Christ aux outrages, s.d., lithographie, ??? cm. Bruxelles, KBR, Cabinet des estampes, inv. S II 131371

38 ce temps étrange de la rue des Coteaux, quand j’avais L’ENTRÉE DU CHRIST AUX OUTRAGES là mon atelier avec les Degouve de Nuncques et où j’ai À BRUXELLES EN 1890 fait le Christ aux outrages. Le vieux père Degouve, un Avec le Christ aux outrages, (illustration) ini- type que Balzac seul aurait pu décrire, possédait une tialement intitulé Le Christ montré au peuple, la bibliothèque assez riche » (journal, 18 février 1908). trajectoire empruntée par de Groux croise à nou- En novembre 1889, Degouve est candidat à veau celle de James Ensor. Dans la seconde moitié l’élection d’un nouveau membre du groupe des XX. des années 1880, ce dernier réalise et expose plu- Il est en lice avec Franz-Marie Melchers et Robert sieurs peintures et dessins montrant Jésus au sein Picard, le fils d’Edmond Picard. Sa candidature d’une foule. On songe évidemment en premier lieu avait été proposée par de Groux mais sans succès à l’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889 (1888-1889), en novembre 1888 déjà. Degouve est retenu pour (illustration Ensor) qui aurait dû être exposée au le scrutin de 1889 et de Groux tient à le faire élire : salon des XX de 1889. Le tableau ne sera finalement il n’hésite pas à user de sa plume pour orienter un pas présenté au public, bien qu’il soit repris dans vote qui, au final, profitera à Robert Picard, avec le le catalogue. De Groux a-t-il vu cette œuvre dans secours d’Octave Maus. Il va sans dire que le résultat l’atelier de son confrère ? Reprend-il le thème ico- des urnes déplaît à de Groux – assez étrangement nographique à Rubens ? Si les tableaux d’Ensor et d’ailleurs puisqu’il a voté, comme Khnopff, pour de De Groux ont en commun de placer la figure du Degouve et Picard en même temps. Cette élection Christ au cœur d’une foule en mouvement, ils dif- est suivie par un échange épistolaire musclé avec fèrent toutefois sur bien des points : le sarcasme, le Maus dans un contexte qui se détériorera deux grotesque, le carnavalesque, le décor contemporain mois plus tard avec l’affaire Van Gogh, obligeant sont des éléments absents du Christ aux outrages. de Groux à réagir à travers un coup d’éclat : la pré- Il faut en outre se rappeler que le Christ marchant sentation du Christ aux outrages au salon triennal sur la mer (1885) et la série Les Auréoles du Christ ou de Bruxelles à l’automne 1890. les sensibilités de la lumière, comprenant six pièces dont le dessin Jésus montré au peuple (1885), ont été montrés par Ensor au salon des XX de 1887, auquel de Groux était présent. Mais, là aussi, on constate plus de divergences que de points communs. Inspiré par Rembrandt, le Jésus montré au peuple d’Ensor dépeint l’épiphanie d’un Christ éclatant de lumière : un halo de rayons part de Jésus vers la foule qui est comme dissoute par un flot solaire. De Groux n’a pas cherché à reprendre cette spiritualisation de la lumière dématérialisant la masse compacte de per- sonnes rassemblées autour du Christ. Par contre, les tableaux d’Ensor contribuent au renouvellement de la représentation de Jésus par des déformations expressives et une facture irrévérencieuse dont de Groux a pu s’inspirer pour son Christ aux outrages en y ajoutant, cependant, un dolorisme alors absent de l’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889. Il est possible que L’Homme des douleurs (1891), exposé par Ensor en 1893 aux XX, constitue une sorte de réponse au Christ

09 James Ensor, L’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889, 1888, huile sur toile, 258 x 431 cm. Los Angeles, J. Paul Getty Museum, inv. 87.PA.96

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aux outrages, dont il emprunte à son tour, mais en Intitulé Le Christ montré au peuple dans le l’exagérant fortement, l’expression sanguinolente de catalogue, le tableau est présenté à l’Exposition la souffrance physique du Christ. générale des beaux-arts de Bruxelles, qui a lieu En regardant l’enchaînement des événements, du 15 septembre au 15 novembre 1890. Quoi qu’en on se rend compte que le Christ aux outrages ne disent les acteurs de la revue L’Art moderne, les fait pas partie des tableaux proposés par de Groux salons triennaux, en particulier celui de Bruxelles, pour les expositions des XX de janvier 1889 et 1890. restent un lieu majeur et déterminant pour la légi- On est donc tenté d’en déduire qu’il n’avait pas timité, la visibilité et la commercialisation dont fini son tableau en janvier 1890. C’est donc proba- tous les artistes ont besoin dans la construction de blement après l’affaire Van Gogh de janvier 1890 leur carrière. Organisé par le gouvernement belge, qu’il prend la décision de mener à bien la réalisa- le salon de Bruxelles représente le système officiel tion du Christ aux outrages dans l’atelier de la rue avec lequel les acteurs des avant-gardes de la fin de des Coteaux qu’il occupe depuis septembre 1889. Ces siècle prétendent rompre tout en y exposant très détails nous amènent à penser que, pour de Groux, régulièrement… James Ensor inclus ! Ce paradoxe la présentation publique du Christ aux outrages est reste à étudier. Obnubilés par la mythologie de la un enjeu doublement stratégique. Non seulement il rupture associée au projet de l’art moderne, qu’ils répond aux tableaux fantasmagoriques et carnava- situent essentiellement dans le cercle des XX et la lesques d’Ensor par une composition baroque nour- revue L’Art moderne qui en fut la tribune, les spé- rie de références à Rubens, qui est alors une gloire cialistes de la fin de siècle en Belgique ont négligé nationale, et, du même coup, face aux XX qui l’ont l’examen des salons d’État – Bruxelles, Gand et malmené en janvier 1890, il se positionne comme Anvers, mais aussi Namur et Mons – et sous-es- « un peintre aux outrages » bafoué sur l’autel de timé leur importance dans la vie artistique belge l’avant-garde, mais offrant par l’appropriation de dont ils ont livré, par conséquent, une vision la peinture baroque une alternative picturale aux Tournesols et au néo-impressionnisme. Encore fallait-il trouver un lieu et un événe- ment pour l’exposer. De Groux sait que les conditions de présentation sont déterminantes dans la percep- tion que le public se fait d’un tableau. « Ma profonde conviction de peintre – archi-bafoué du reste ! – est qu’un tableau ne peut être équitablement jugé qu’une fois bien terminé et exposé dans de bonnes conditions19. » Le salon d’État organisé à Bruxelles en 1890 répondait à ces conditions, semble-t-il avec suc- cès puisque, selon Jules Destrée, le Christ aux outrages « fut l’œuvre la plus discutée de cette exposition20 ». Il faut dire que, pour exposer un tableau pareil à Bruxelles, le peintre n’avait pas l’embarras du choix. L’accès à l’exposition des XX lui étant refusé, le salon officiel s’imposait. De Groux achève donc son tableau et le soumet avec succès au jury d’admission, composé de membres avec lesquels il n’avait strictement aucun contact : les qualités plastiques seules ont compté ici.

11 Portrait de Léon Bloy (étude), 19 Lettre d’Henry de Groux 20 On se rappellera que de Groux photogravure rehaussée d’après l’étude au pastel, à Léon Bloy, Boulogne-sur- avait illustré Les Chimères du 12,2 x 8,6 cm, planche pour le numéro de La Plume Mer, 22 octobre 1894, citée in même Destrée en 1889. Jules consacré à Henry de Groux, 1899, p. 85. Correspondance Léon Bloy et Henri Destrée, « Essai de critique Lille, collection Jérôme Descamps de Groux, préface de Maurice esthétique », Le Magasin littéraire, Vaussard, Paris, Grasset, 1947, 15 décembre 1890, cité in L’Œuvre p. 144. de Henry de Groux, La Plume, Paris, [juin] 1899, numéro spécial, p. 36.

40 10 Le Meurtre, ca 1888, gravure, 48 x 32,6 cm. Collection Pascal de Sadeleer

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MONTER À PARIS Au moment où il expose son Christ aux outrages, de Groux commence à accumuler les ennuis. Sa cor- respondance avec Félicien Rops nous apprend qu’il est recherché par la Garde civique et passible d’une peine de prison ou d’une amende24. Il vient en outre tout juste de s’endetter auprès de son ami Degouve, à qui il doit tout de même 1 000 francs belges – l’équivalent du salaire annuel d’un ouvrier –, tout en étant brouillé avec le réseau des XX suite à l’affaire Van Gogh. Pour échapper à la condamnation de la Garde civique, de Groux file à Paris au mois de mai 1891, ce qui lui permet d’être présent au Salon des arts libé- raux, où il expose Le Meurtre 25, (illustration) Le Pendu et Le Rêve après la bataille. À peine est-il arrivé dans la 12 Portrait de Joséphin Péladan, date ?, photographie, ??? cm. capitale française qu’il demande l’aide de Rops en se Collection « L’Atelier symboliste » réclamant du gendre de ce dernier, l’écrivain et critique d’art Eugène Demolder. Rops ne ménage pas ses efforts pour aider le fils de son ami Charles Degroux à s’instal- incomplète et biaisée21. Dans les salles du salon de ler dans le milieu parisien. Il suggère même à Demolder Bruxelles de 1890, de Groux retrouve ainsi plusieurs de solliciter un appui financier auprès d’Émile Leclercq, membres du cercle des XX, comme Frantz Charlet, critique et agent de l’administration des Beaux-Arts, qui Guillaume Charlier, Guillaume Van Strydonck et avait été un proche du père Degroux. Sur un plan artis- Paul Dubois. Cette année-là, de nombreux peintres tique, Rops accepte de voir les tableaux ; il aurait même apparentés au réseau des XX – et bientôt de la Libre pris des initiatives pour rendre possible une exposition26. Esthétique – et à la revue L’Art moderne figurent En revanche, pour ce qui est de trouver des acquéreurs également parmi les exposants22. potentiels, sa position est tranchée : de Groux, c’est Avec la monstration publique du Christ aux invendable27. « Son art ressemble à un clavier de piano outrages se pose assez rapidement la question de la sur lequel un Auvergnat aurait dansé la bourrée. Il y vente, forcément difficile pour un tableau d’un for- a de belles notes, mais que de cordes cassées28. » Malgré mat muséal. La situation se complique encore quand ses réserves sur la production et sur le personnage qu’il on sait que l’artiste se méfie de l’institution muséale. trouve excentrique, Rops est tout de même « parvenu à Pour lui, le scénario idéal serait le placement dans lui placer un tableau pour 200 francs29 ». Enfin, de Groux une église. Comme l’écrit Bloy, « il faudrait une doit également à Rops de pouvoir disposer d’un atelier basilique pour l’abriter confortablement23 ». Une modeste à Montmartre, où il loge de manière provisoire. première tentative de placer l’œuvre à la cathédrale Après un passage dans un hôtel où il se ruine encore Saints-Michel-et-Gudule de Bruxelles est tentée un peu plus, de Groux s’installe en octobre 1891 chez sans succès en 1890. En 1892, la même opportunité Léon Bloy, dont il vient de faire la connaissance dans se dégage pour la cathédrale Notre-Dame à Senlis et les bureaux de La Plume. (illustration : portrait de Bloy) ensuite, mais toujours en vain, à la cathédrale Notre- Le Christ aux outrages auquel Bloy va consacrer un long Dame ainsi qu’à la basilique du Sacré-Cœur à Paris. texte publié dans Le Saint-Graal en mars 1892 a de toute

21 Voyez par exemple Philippe Whistler, Eugène Laermans, que la naturalisation française du Meurtre dont il transmet une Roberts-Jones (dir.), Bruxelles fin Amédée Lynen, Jef Lambeaux… lui est impensable pour la même épreuve dédicacée « à Octave Maus de siècle, Paris, Flammarion, 1994. raison : lettre d’Henry de Groux en hommage artistique et amical » 23 Léon Bloy, « Le Christ aux à Edmond Deman, Paris, 8 mars le 23 juillet 1888. 22 Pour le salon de 1890, on peut outrages », Le Saint-Graal, no 4, 1898, Bruxelles, Fonds Baudelaire, citer, dans le désordre et sans 8 mars 1892, p. 81. 26 Lettre d’Henry de Groux à collection Pascal de Sadeleer. exhaustivité, Émile Claus, William William Degouve de Nuncques, s.l., 24 De Groux est recherché par la Degouve de Nuncques, Constantin 25 Il s’agit d’une version peinte 27 mai 1891, Bruxelles, Archives Garde civique parce qu’il refuse de Meunier, Jean Delville, Auguste à l’huile. En 1888, de Groux a et Musée de la Littérature, se soumettre au service militaire. Donnay, Charles Doudelet, Léon réalisé une version à l’eau-forte ML2169 / 55. Une lettre à Edmond Deman du Frederic, Alfred Verhaeren, James 11 décembre 1897 nous apprend 42 évidence joué un rôle déterminant dans l’affection de l’écrivain catholique pour le jeune peintre. En fait, de Groux séjourne chez Bloy par intermittence. Il vit même un temps, à l’automne 1892, chez Alfred Stevens. En 1894, il se pose chez Georges Flé. Bref, l’artiste ne cesse de déménager 30.

UN PEINTRE BELGE PARMI LES ÉCRIVAINS FRANÇAIS Il est difficile de dire si la relation que de Groux noue avec Bloy a été la matrice des contacts qu’il tisse à Paris ou si, à l’inverse, son amitié avec l’auteur de Sueur de sang découle d’un intérêt déjà ancien pour le monde littéraire. L’amitié qui le lie à Bloy le conduit à transposer visuellement le résultat de ses lectures. Il met ainsi en image Sueur de sang en 1893 et surtout Les Vendanges en 1894. (illustration : La Vigne aban- donnée + La Lisière des bois) L’homme est en tout cas moins proche des artistes que des écrivains, dont il sait se faire apprécier. Sans doute n’ignore-t-il pas

13 La Vigne abandonnée, projet de frontispice pour Léon Bloy, Les Vendanges, 1894, lithographie, 28,1 x 22,6 cm. Collection « L’Atelier symboliste »

14 La Lisière des bois, illustration pour Léon Bloy, Les Vendanges, 1894, lithographie, 25 x 35 cm (feuille 33 x 48 cm). Lille, collection Jérôme Descamps

27 Lettre de Félicien Rops à Bruxelles, ancienne collection du 30 Entre mai 1891 et janvier 1895, Eugène Demolder, Paris, 7 août Musée des Lettres et Manuscrits, de Groux vit à Paris, puis à 1891, Bruxelles, ancienne 72039 / 24 ; édition en ligne : www. Boulogne et enfin à Ambleteuse. o collection du musée des Lettres et ropslettres.be, n d’édition 1556. De février 1895 à juillet 1897, il est tantôt à Bruxelles, tantôt à Spa. Manuscrits, 7203923 / 23 ; édition 29 Lettre de Félicien Rops De juillet 1897 à avril 1903, l’artiste en ligne : www.ropslettres.be, à Eugène [Demolder], [Paris], o vit à Paris et à Marlotte. n d’édition 1555. [5 septembre 1891], Bruxelles, Merci à Jérôme Descamps pour ancienne collection du Musée des 28 Lettre de Félicien Rops à ces précisions biographiques. Eugène [Demolder], Demi-Lune Lettres et Manuscrits, 72039 / 25 ; [Corbeil-Essonnes], 30 août 1891, édition en ligne : www.ropslettres. be, no d’édition 1557. 43 I

que le soutien des hommes de lettres publiant dans de Zola après que l’article « J’accuse… ! » a été publié le les revues artistiques et littéraires est toujours utile 13 janvier 1898 pour s’insurger contre l’acquittement dans la construction d’une carrière. du commandant Esterhazy. De Groux lit Zola dans Les multiples rencontres que fait de Groux en L’Aurore « avec une irrésistible joie » et précise que 1892 donnent à penser qu’il cherche très vite à déve- « c’est peut-être la plus vigoureuse et la plus belle, la lopper un réseau parmi le monde littéraire de la capi- plus haute page qu’il ait écrite. Enfin ! Bravo !… Des tale française. Il fréquente en effet les « mardis » de gens rencontrés ce matin ahuris par le toupet de Zola Stéphane Mallarmé où il croise James Whistler, qui se déclarent persuadés qu’il sera interné avant ce lui fait penser à Edgar Poe (journal, 16 janvier 1892). soir. Très amusant !… » (journal, 13 janvier 1898). Son Chez Stuart Merrill, qui était son témoin de mariage, journal enregistre les nombreuses réactions viru- il fait la connaissance d’, qu’il juge « plutôt lentes qui ont déferlé dans la presse, dont celle que sympathique et intéressant malgré des côtés un peu Picard publie dans L’Écho de Paris le 25 janvier. Il se snobs et un peu poseurs » (journal, 18 février 1892). trouve que la loi française sur la liberté de la presse Dans un bar, en septembre, il croise Paul Verlaine, contraint l’écrivain à comparaître en cour d’assises. auquel Bloy vient de rendre hommage dans son texte Les audiences commencent dès le mois de février. sur le Christ aux outrages. En 1892 toujours, Rops lui Le 7 février, de Groux est dans la salle du tribunal. présente José-Maria de Heredia, chez qui il se ren- À la fin de l’audience, il est ainsi au premier rang dra de manière hebdomadaire. De Groux rencontre pour assister à la sortie mouvementée d’un Zola Joséphin Péladan, mais décline sans hésiter la propo- couvert d’injures. À son journal, il confie le témoi- sition d’exposer au salon de la Rose-Croix, qu’il asso- gnage que voici : cie à un « insipide symbolisme décadent » (journal, 29 mars 1892) dont il dit avoir horreur. Par une sorte de complicité policière, [Zola] est poussé La correspondance porte la marque de liens seul dans la rue encombrée de la plus vile populace établis avec de nombreux écrivains de la scène pari- qui se met à hurler à la mort avec frénésie en levant sienne : Stéphane Mallarmé, Pierre Louÿs, Camille sur lui cannes, gourdins et projectiles de tous genres. Mauclair, Jean Lorrain, Jean Moréas, Joris-Karl Zola (que deux sergots seuls aident à grand-peine à Huysmans, Octave Mirbeau, Marcel Batilliat… On parvenir jusqu’à sa voiture sur la place en face), exténué pourrait également citer Remy de Gourmont, qui d’émotion, visiblement se sent perdu et c’est avec une lui dédie ses Litanies de la rose (1892) et dont il met énergie désespérée qu’il lutte contre tous ces forcenés qui en images les Histoires magiques (1894) avec une s’apprêtent simplement à le lyncher. En l’apercevant, lithographie comme Péhor, par exemple, qui sert de un cri sort de ma poitrine qu’il m’eût été, l’eussé-je frontispice. André Gide lui dédicace un exemplaire voulu, impossible de réprimer : « Vive Zola ! » Et je me de ses Nourritures terrestres (1897) « en témoignage précipite vers Zola que j’aide de mon mieux à franchir d’admiration très grande31 ». ces ignobles hordes soudoyées très probablement, Parmi tous les écrivains que de Groux côtoie dans complices d’une machination certaine. J’attrape pas les années 1890, il convient de réserver une atten- mal de coups destinés à Zola, qui peut enfin être poussé tion particulière à Émile Zola, l’auteur de Germinal dans sa voiture qui l’emporte enfin plus mort que vif, (1885), dont il fait la connaissance dans le contexte poursuivi encore par une meute d’assassins… Le cœur de l’affaire Dreyfus. (illustration portrait de Zola) La défaillant moi-même de dégoût et de colère, je suis les proximité entre les deux hommes est surtout d’ordre misérables jusqu’au pont Saint-Michel où, reconnu politique. Épris de justice, de Groux est indigné à et arrêté par les effrayants drôles qui avaient assailli l’idée qu’un être soit broyé par une erreur judiciaire Zola, je suis à mon tour accablé d’invectives : « Vendu », commise par une hiérarchie aveugle. Il se rapproche « Juif », « Prussien » – que sais-je ? – et menacé d’être jeté dans la Seine (journal, 9 février 1898).

31 Merci à Jean-David Jumeau- voir lettres d’Henry de Groux à Lafond de m’avoir transmis ces André Gide, Paris, Bibliothèque informations sur les liens entre littéraire Jacques Doucet, Henry de Groux, André Gide et fonds Catherine Gide, 569 / 3-11. Remy de Gourmont. De Groux est en contact avec Gide entre décembre 1902 et janvier 1904 :

44 15 Anonyme, « Le Christ aux outrages » dans l’atelier du peintre, s.d., photographie, 18 x 24 cm. Bruxelles, KBR, Cabinet des estampes, inv. S IV 17666

Deux mois plus tard, de Groux est chez Zola, dont prêts à m’écharper. Pourquoi hésiterais-je à dire devant par ailleurs il fait le portrait32. Ses échanges avec l’au- quiconque ce que j’ai prononcé devant la mort ?… Je ne teur de « J’accuse… ! » et la réaction de la foule hos- veux pas être, en cette occurrence – ou en d’autres –, tile dont ils ont tous deux été les victimes lui inspire avec les traîtres, avec les amis des traîtres, avec les Le Sept Février. Zola et la foule à la sortie du Palais de faussaires, avec les assassins – avec les journalistes et Justice ou Zola à la sortie du prétoire (1898). Ce tableau les soudards –, fussent-ils dix mille fois pieux, français transpose le schéma iconographique du Christ aux et patriotes, et dussé-je, moi, être confondu à jamais outrages, au grand dam de Léon Bloy, fortement avec les pires brutes, les pires goujats et les pires voyous courroucé par la position dreyfusarde de son ami, défendant réellement un innocent33 !… doublée de surcroît d’un soutien à Zola. Dans une lettre du 28 juillet, de Groux clarifie sa pensée tout en revenant sur l’agression physique du 7 février : SE FAIRE UN NOM Arrivé sans l’ombre d’un sou à Paris en mai 1891, Aussi solidement fondée que soit votre aversion de de Groux doit bien admettre que sa vocation et son catholique pour l’œuvre de Zola et inexorable votre talent ne suffisent pas. On sait que la poursuite d’une vindicte contre lui, je vous ai dit nettement ce que œuvre dépend du rapport que le peintre entretient je pensais de son acte actuel. Ce que je vous ai dit avec le système de reconnaissance et de commercia- là-dessus, je l’ai gueulé devant une bande d’assassins lisation dans lequel il opère. C’est pourquoi Henry

32 Lettre d’Henry de Groux à municipale, fonds Bollery. Notons Marcel Batilliat, Paris, 12 mars que la lettre dont ce passage est 1898, Paris, Fondation Custodia. extrait n’est pas reprise dans Correspondance Léon Bloy et 33 Lettre d’Henry de Groux Henri de Groux, op. cit. Merci à à Léon Bloy, Paris, 28 juillet Jérôme Descamps de me l’avoir 1898, La Rochelle, bibliothèque communiquée.

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12 En attente

de Groux, aussi convaincu soit-il que « le monde ne Osbert. Faute de cimaise, le tableau est fixé dans la [lui] semble avoir été créé que pour [lui] permettre caisse qui a servi à son transport. Malgré ces condi- de faire les tableaux dont [il] rêve de le couvrir » tions de présentation hors du commun, un article (journal, récapitulation mensuelle, août 1892), doit dithyrambique d’Arsène Alexandre publié dans se professionnaliser davantage. Cela implique une une revue parisienne le 5 février relate l’événe- existence médiatique et publique. Salons officiels, ment : « Le Christ aux outrages, tel est le titre donné à expositions de groupes et présence en galerie sont un tableau par un jeune artiste belge qui s’annonce les principales formes curatoriales de la visibilité comme un exceptionnel visionnaire et un peintre dans le champ artistique du xixe siècle. Ce sont aussi d’un puissant tempérament36. » Mallarmé, Heredia, les voies qui conduisent au marché primaire34. Debussy, Puvis de Chavannes font le déplacement. Le Christ aux outrages est la pierre angulaire Bloy se rend aussi à plusieurs reprises dans la grange de la stratégie que son auteur déploie pour se faire d’Osbert pour les besoins du texte qu’il va consacrer un nom dans le milieu parisien. De Groux restera au tableau de son nouvel ami. L’écrivain voit dans le longtemps convaincu qu’il s’agit de sa meilleure Christ aux outrages la « tentative la plus formidable peinture35. La légende veut que le déplacement de spiritualisme chrétien qu’on ait accomplie en du tableau de l’atelier de Bruxelles à Paris ait été peinture depuis les prédécesseurs de ce paganisme rendu possible par une intervention personnelle de édulcoré qui s’appela la Renaissance37 ». Il est pos- Léopold II (journal, 27 février 1892). En février 1892, sible que Bloy se soit identifié comme écrivain à la l’œuvre est présentée au public parisien dans un figure que le tableau met en scène : non pas celle contexte atypique : le Christ aux outrages est exposé, d’un Christ victorieux et vénéré, mais celle d’un en plein hiver, dans une grange ouverte prêtée à la rédempteur persécuté par la violence aveugle de la demande d’Alfred Stevens par le peintre Alphonse vindicte populaire. En somme, comme le Christ,

34 Il y a bien entendu d’autres Correspondance Léon Bloy et Henri 36 Arsène Alexandre, « L’art à 37 Léon Bloy, « Le Christ formes d’exposition, comme la de Groux, op. cit., p. 153 : « Le Christ Paris. Le Christ aux outrages », aux outrages », art. cit., p. 85. location de cimaises, les ventes aux outrages demeure ce que j’ai cité in L’Œuvre de Henry de Groux, publiques, etc. fait de plus honorable depuis mes La Plume, op. cit., p. 41. La revue débuts. » dans laquelle l’article a été publié 35 Sa correspondance avec Bloy n’est pas précisée dans le dossier en témoigne, notamment la lettre de La Plume ; il ne s’agit pas du 2 décembre 1894, reprise in du Figaro.

46 l’écrivain et le peintre portent leur croix. À ce phé- le Christ aux outrages et la Procession des archers –, nomène d’indentification entre le Christ et l’artiste le salon des Cent en 1894 et 1895, celui de la Libre ou l’écrivain s’ajoute un élément atypique dans Esthétique entre 1895 et 1897 comptent également l’iconographie christique des années 1880 et 1890, sa participation. On le voit en 1894 à l’exposition du un élément qui a ému Bloy et qui donne au tableau cercle Pour l’Art, qui a été fondé en 1892 après la une dimension antimoderne : l’agression qu’une dissolution de l’Essor40, et au Centenaire de la litho- foule en délire fait subir au Christ est une méta- graphie en 1895. phore de la violence que le matérialisme bourgeois et le positivisme ambiant infligent non seulement à la foi, mais aussi à la religion de l’art. SUR LE MARCHÉ DE L’ART Une présentation plus formelle va suivre. Le Régulièrement mis au pied du mur par manque tableau est refusé en avril 1892 par le jury d’ad- de ressources, de Groux est conscient que sa vie de mission au salon du Champ-de-Mars que pré- peintre dépend de sa capacité à se faire une place side pourtant Stevens, que l’on sait très proche de sur le marché de la peinture. Sauf que l’homme est De Groux. Ce refus n’empêche pas ce dernier de désorganisé et rétif à tout compromis. Pour lui, le participer très régulièrement à ce nouveau salon, marché est une entreprise de désacralisation de l’in- créé en 1890 pour soutenir les jeunes artistes. La tention artistique : « Le “quand on est dans le com- correspondance nous apprend qu’il doit à Rops merce” semble avoir remplacé, désormais, et une d’avoir pu exposer dès le 5 avril 1892 son Christ aux fois pour toutes, le “je vous le dis, en vérité”. La loi outrages et sa Procession des archers dans la section commerciale a tout remplacé, même la loi de Moïse des arts libéraux de la Société nationale des beaux- et les articles du Code Napoléon, tous les préceptes arts38. Albert Besnard et Alfred Agache, qui étaient évangéliques, et l’on n’a jamais plus été que selon ce membres du jury pour le Champ-de-Mars, seraient qu’on payait » (journal, 29 août 1892). également intervenus. Cette fois, le succès reten- La notion de cote, qui associe un artiste à une tissant prédit par Bloy dans son texte de mars 1892 valeur chiffrée, et le contrôle des prix par les mar- est au rendez-vous. L’écho obtenu dans la presse est chands posent à l’artiste de sérieux problèmes qu’il considérable. Camille Lemonnier, Albert Aurier, tente de résoudre en ouvrant lui-même son ate- Jules Destrée, Armand Dayot, Octave Mirbeau, lier aux amateurs, parmi lesquels on peut citer le Charles Buet, Henri Fromentin, André Fontainas comte Hoyos, le prince de Suède, Paul Jury, Paul sont quelques-unes des plumes qui s’intéressent à ce Gallimard, Charles Hayem… Proche de Bloy et tableau39. La présentation parisienne du Christ aux habitué de la galerie de Georges Petit, où de Groux outrages est suivie par une exposition du tableau à expose en 1900, Hayem est un collectionneur Londres en septembre 1892, à la Hanover Gallery. réputé41. Il achète Les Captifs en juin 1893. Entrer Cette fois, c’est à Stevens que de Groux doit cette dans sa collection est un enjeu dont de Groux est opportunité, qui restera cependant sans lendemain. bien conscient : « L’ambition, infiniment hono- (illustration : photo de Groux vers 1895) rable, je n’en doute pas, pour tout véritable artiste, Capitalisant sur le succès de son Christ aux outrages, d’avoir une de ses œuvres parmi les merveilles de l’artiste multiplie les participations aux salons votre extraordinaire collection est une de celles parisiens. On le retrouve aux cimaises du Champ- qui m’animent le plus légitimement » (lettre du de-Mars organisé par la Société nationale des 18 mai 1893, dans journal, 18 mai 1893). beaux-arts en 1893, 1899, 1901, 1902 et 1903. Le Mais les contacts personnels que l’artiste établit salon de l’Union libérale en 1893 – avec à nouveau avec les collectionneurs sont insuffisants. Il faut un

38 Lettre d’Henry de Groux à outrages d’Henry de Groux », Revue 41 Benjamin Foudral, William Degouve de Nuncques, s.l., de l’art, no 96, 1992, p. 40-50, plus « Charles Hayem (1839-1902), 27 mai 1891, Bruxelles, Archives particulièrement p. 47-48. un collectionneur mécène à la et Musée recherche d’une légitimation 40 De Groux expose La Maison de la Littérature, ML2169 / 55. sociale », Les Cahiers d’histoire hantée, Le Conculcateur, Le Pendu de l’art, 2013, p. 99-109. 39 Rodolphe Rapetti, « “Un et une suite de lithographies sur chef-d’œuvre pour ces temps Les Chambardements de l’avenir. d’incertitude” : le Christ aux

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marchand. Contrairement à la stratégie classique voulant qu’un artiste soit soutenu par une seule galerie, de Groux multiplie les intermédiaires. Dans l’état actuel des connaissances, les détails des transactions nous échappent car c’est Marie Engel, son épouse, qui gère la logistique et la comptabi- lité42. On sait qu’Édouard Gérard, un vendeur de cadres que lui avait présenté Alfred Stevens, est le premier marchand avec lequel de Groux traite. Gérard avait vendu au musée royal des Beaux-Arts d’Anvers le Moulin à café (1857) de Charles Degroux. Il propose à de Groux un contrat comparable à celui qui le liait à Stevens. La relation s’envenime très vite et de Groux se défait de « l’abominable Gérard » (journal, 26 janvier 1892). Il cherche alors à étoffer son carnet d’adresses dans le petit monde des mar- chands d’art contemporain. Dès l’été 1893 au moins, Paul Durand-Ruel – le marchand des impressionnistes – tente de vendre les lithographies43. On sait que de Groux expose chez Le Barc de Boutteville – le marchand des Nabis – en 1894-1895 et à la galerie Kleinmann en 1895. Vers 1895, il se lie avec Eugène Marlier, qui lui propose un revenu mensuel en échange d’une par- tie de sa production. Ce revenu permet à de Groux de se consacrer à sa série napoléonienne. Edmond Deman fait également partie des intermédiaires avec lesquels il traite en 1896 alors qu’il séjourne à Bruxelles. On le voit pour la dernière fois chez Le Barc de Boutteville en novembre-décembre 1897. À la fin des années 1890, le vent du marché de l’art contemporain souffle de plus en plus dans le dos de l’impressionnisme. En recherche de mar- chands, de Groux arpente la rue Laffitte, où se trouvent diverses galeries dont celles de Durand- Ruel et de Vollard. Il observe alors « que la plupart des machines peintes qui sont là-dedans ne sont 16 Henry de Groux dans la galerie Georges Petit, tout au plus observées que de l’œil. C’est ce que ces 1901, photographie, ??? cm. idiots appellent peindre d’après nature. Regardez la Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, nature évidemment. Mais encore faudrait-il être collection Jacques Doucet, inv. Ms 718 capable de voir quelque chose en la regardant !… Tas de vaches !… » (journal, 17 mars 1898). Ce constat l’amène à se tourner vers la galerie L’Art nouveau

42 Il n’était pas possible de 43 Lettre d’Henry de Groux à Léon consulter la correspondance Bloy, Paris, 18 août 1893, citée in échangée entre Henry de Groux Correspondance Léon Bloy et Henri et son épouse au moment de la de Groux, op. cit., p. 77. rédaction de ce texte.

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de Siegfried Bing où il devait exposer en mars 1898, par le public44. Plusieurs pastels issus du cycle de la mais le manque de place le contraint à annuler. Divine Comédie sont présentés pour la première fois Entre 1899 et 1903, de Groux finit par mettre des à cette occasion. Le cycle dantesque sera également tableaux en dépôt chez Ambroise Vollard, que lui a exposé en 1903 à la galerie de Siegfried Bing, peu présenté Rops quelques années plus tôt. En 1901, il avant le départ de De Groux pour Florence en 1903, parvient finalement à présenter sa première expo- qui représente, dans la vie privée comme dans la sition personnelle d’envergure chez Georges Petit. carrière de l’artiste, un changement de cap mettant (illustration : photo de Groux 1901) Cet événement un terme à dix années de présence parisienne. ambitieux – soixante pièces sont présentées – tenu dans une galerie ayant pignon sur rue aurait dû être le couronnement de dix années de présence sur la scène parisienne, mais il semble avoir été boudé

44 André Fontainas, « L’exposition Henry de Groux », L’Ar t mo derne, no 44, 3 novembre 1901, p. 365.

49 Impression des visages hier soir au café et parmi les gens qui évoluent plus ou moins favorablement autour de moi ; ce sont bien les têtes dont j’imagine peuplés l’Enfer et le Purgatoire de Dante. Chacune de ces têtes, je la vois dans le cercle de reprouvés qui lui convient si exactement. Oui, c’est bien la même race et la même ville, bien dégénérée encore, mais c’est la même Florence que l’ingrate et égoïste et redoutable cité de l’Alighieri.

JOURNAL, 12 JUILLET 1903

01 Portrait de Dante, s.d., pastel, 64,5 x 49,5 cm. Bruxelles, collection Robert Mordant