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Dossier UN LIEU POUR L'art

Dossier UN LIEU POUR L'art

Numéro spécial Journées du Patrimoine Septembre 2019 | N° 031

Dossier UN LIEU POUR L’ART BRUXELLES FAIT SON CINÉMA LA VILLE :

DOSSIER DÉCOR DE CINÉMA MÉTROPOLITAIN

PETER VAN GOETHEM RéALiSAtEuR Et AutEuR

équipe de tournage en action sur le Mont des Arts, mai 2019 (V. Orban © urban.).

032 Bien que les frères Lumière l’aient choisie pour leur toute première représentation cinématographique à l’étranger, Bruxelles n’est pas devenue une ville cinématographique au même titre que , Rome, Tokyo ou New York, dit Peter Van Goethem. Il veut dire par là que Bruxelles ne peut se résumer par une image iconique appartenant à la mémoire universelle du cinéma.

NOTE DE LA RÉDACTION Sur la base de toute une série d’exemples, l’auteur montre que Bruxelles est tout autant prisée par les réalisateurs qui veulent brosser un tableau un peu cru d’une métropole moderne que par ceux qui choisissent ses monuments comme un décor quasi fortuit. Les genres cinématographiques les plus divers sont passés en revue. Peu de Bruxellois s’étonneront dès lors du caractère kaléidoscopique, voire rétif de notre capitale.

Depuis les années 1990, les urba- LA DYNAMIQUE DE LA chaque jour, comme ville touristique nistes ont pris conscience de manière VILLE EN IMAGES que l’on visite, que l’on parcourt ou croissante que la représentation d’une que l’on sillonne à vélo, comme ville ville en mots et en images ne reflète La ville telle qu’elle est représentée de shopping et de services... L’image pas seulement le développement de au cinéma est une ville figurée. La que les gens se font de la ville peut cette dernière, mais que la représen- ville figurée se distingue de l’image être en étroite corrélation avec la ville tation joue elle-même un rôle impor- ou de la représentation que des figurée. Un lieu pour l’Art tant dans son développement. Cette individus ou des collectifs s’en font à prise de conscience et le glissement partir de leur expérience2. C’est une Dans le film policier Le Fidèle (2017) par lequel la culture peut être un fac- représentation qui s’appuie sur la du réalisateur Michaël R. Roskam, teur impactant et déterminant pour ville telle qu’elle existe réellement, le premier rendez-vous amoureux l’identité urbaine sont résumés par le qui suscite des images et qui peut du malfrat Gino « Gigi » Vanoirbeek terme anglais cultural turn. Cet intérêt être vécue : comme ville de travail (Matthias Schoenaerts) et de la croissant pour la représentation de la avec ses bureaux où l’on se rend pilote de course Bénédicte « Bibi » ville, et plus particulièrement ici de Bruxelles, s’exprime notamment par le grand nombre d’expositions où la ville fait figure de sujet central1. Parmi les nombreuses installations, photos ou

spectacles vivants censés brosser un 2019 SEPTEMBRE - SPÉCIAL NUMÉRO - N°031 portrait direct ou indirect de la ville, l’image animée revendique, elle aussi, sa place. Le récent cycle Bruxelles à l’écran à Flagey et à la CINEMATEK témoigne de la manière dont le cinéma de fiction, parallèlement au documen- taire, constitue une source précieuse Le Fidèle (© Michaël Roskam, 2017). Producteur : Bart Van Langendonck (Savage Film). et influente dans la représentation du Dans ce polar, Bruxelles sert de décor à un drame de gangsters qui se mue en tragédie d’amour avec une scène clé tournée place Poelaert, où le réalisateur n’élude pas le cliché,

paysage urbain bruxellois. tout en restituant la réalité du panorama romantique. BRUXELLES PATRIMOINES

033 Bruxelles fait son cinéma

le réalisateur ne diffère guère de l’image qui capte notre regard lorsque nous apercevons l’édifice, passons devant lui en voiture, à pied ou à vélo, ou de l’image touristique que l’on retrouve sur les cartes postales ou dans les guides de voyage. Les représentations photographiques ou cinématographiques se chevauchent et se renforcent et font de ce monument un repère dans le paysage urbain de Bruxelles.

Dans le drame français Mortelle randonnée (1982) de Claude Miller, l’actrice Isabelle Adjani se jette avec sa Citroën GS rouge dans le vide depuis un étage du Parking 58. Verboden te zuchten (© Alex Stockman, Brussels by Night (© , 1983). Dans Verboden te zuchten (2001) du 2001). Productrice : Kaat Camerlynck Producteur : Erwin Provoost (Multimedia). réalisateur Alex Stockman, le Parking (Corridor). L’acteur principal, Joris, se Marc Didden rompt avec la série perd dans la ville et dans ses méandres d’adaptations cinématographiques de 58 constitue également le décor d’une intérieurs. Ce n’est pas l’avenir qui se la littérature flamande et des comédies scène clé. En proie à la nostalgie, présente, mais le provisoire et l’incertain. et réalise avec Brussels by Night le film Bruxelles est le terrain d’expression de urbain des années 1980 où la ville incarne les personnages principaux, Joris l’impasse entre l’affranchissement du la solitude et la mélancolie du personnage et Luzie, passent silencieusement passé et l’aspiration à demain. principal, Max. la journée sur le toit de l’édifice. Dans les deux films, l’image du Parking 58, souvent décrié et sujet Delhany (Adèle Exarchopoulos) a devant le Palais de Justice, où Gigi et à controverse, entre en conflit avec lieu près de la balustrade de la place Bibi viennent de se rencontrer, mais la vision imaginaire du réalisateur. Poelaert, avec une vue panoramique il vient aussi de passer devant la Dans Verboden te zuchten, la « verrue sur le quartier des Marolles, face au colonnade du même Palais où, dans de béton » offre une magnifique Palais de Justice. Lorsque, dans la le drame Providence (1977) d’Alain vue sur la ville, où les amoureux comédie Le Départ (1967) de Jerzy Resnais, l’acteur Dirk Bogarde, avocat peuvent se retrouver. Dans Mortelle Skolimowski, Marc troque sa deux- implacable, engage la poursuite randonnée, Miller (re)découvre la chevaux contre une Porsche, il roule de son frère. Le choix du Palais de qualité esthétique de l’immeuble en à tombeau ouvert non seulement Justice comme site de tournage par béton. Une tension se crée entre la

The Invader (© Nicolas Provost, 2011). Producteurs : Jacques-Henri et Olivier Bronckart (Versus Production). La réalité sociale du migrant Amadou est évoquée par la nature inhospitalière de la ville caractérisée par l’exploitation, la privation, l’exclusion et l’aliénation.

034 Hellhole (© Bas Devos, 2018). Producteur : Tomas Leyers (Minds Meet). Regarder, les mains devant le visage. Un poème visuel montre la ville en deuil par le truchement de trois Bruxellois après les attentats terroristes du 22 mars 2016.

Waste Land (© Pieter Van Hees, 2014). Productrice : Eurydice Gysel (Czar). Bruxelles se voit à nouveau impartir un rôle obscur. L’inspecteur Leo Woeste sonore et visuel angoissant à travers et Wasteland, Matonge et Molenbeek- (Jérémie Renier) se perd dans la pègre de la métropole durant son enquête sur le la ville qui sonne le déclin moral Saint-Jean constituent également le meurtre d’un jeune Congolais. Les images du personnage principal, Amadou, décor urbain de Black (2015), réalisé blafardes de la ville sont le décor de sa déchéance pendant ses errances à travers un pauvre migrant qui débarque en sous la direction d’Adil El Arbi et de la ville. Europe et atterrit à Bruxelles. Des Bilall Fallah, mettant en scène la lambeaux d’Amadou surgissent réalité métropolitaine de bandes à côté d’écrans publicitaires et rivales et de violences (sexuelles). laideur et la beauté. Le cinéma peut d’étalages brillamment éclairés. Lorsque la ville figurée se fond avec changer l’image d’un bâtiment et sa Provost transforme les tunnels la ville réelle, elle entre souvent en place dans le paysage urbain, tout bruxellois en une expérience visuelle résonance avec l’actualité et suscite, comme celle de la ville proprement kaléidoscopique grâce à un effet comme à Bruxelles, une discussion dite. Dans Verboden te zuchten, de miroir3. Des films tels que Brussels sur des thèmes contemporains, Un lieu pour l’Art mornes boulevards et des ruelles by Night et The Invader attirent comme l’urbanité et la migration, couvertes de graffitis se muent en l’attention du spectateur sur des l’identité et le terrorisme. une métaphore reflétant la condition lieux et des situations oubliés ou des protagonistes. cachés de Bruxelles, ils rendent Dans Jeanne Dielman, 23, quai du des pans de la ville, ou de sa réalité, commerce, 1080 Bruxelles (1975), De même, dans Brussels by Night visibles au spectateur, parfois d’une brosse, elle aussi, (1982) de Marc Didden, les rues manière différente. La ville figurée le portrait de la citadine solitaire. désolées, l’errance sans but à travers est à la fois décor, personnage et Une veuve petit-bourgeois vit seule la ville et sa sombre silhouette thème, et confère à la ville réelle un dans un modeste appartement avec offrent un regard sur les états d’âme sens ou une teneur nouvelle. son fils en âge de scolarité. Comme du personnage principal, écorché prisonnière dans une cage, elle et nihiliste. Didden met en scène la Dans la même veine que The Invader mène une vie bercée par la routine.

ville comme un environnement où et Brussels By Night, où la ville évoque Pour gagner sa vie, elle reçoit 2019 SEPTEMBRE - SPÉCIAL NUMÉRO - N°031 les gens mènent des vies vides de la destruction, figurent également régulièrement chez elle des clients sens. Les boulevards, l’éclairage Wasteland (2014) de Pieter Van Hees masculins. Contrairement aux films nocturne et le trafic urbain illustrent et Hellhole (2019) de Bas Devos. Ce précités, Akerman évite la ville et la désintégration du protagoniste sont des films qui utilisent Bruxelles, ne la montre pas. Le titre indique le et de la vie moderne. The Invader notamment le quartier Matonge et lieu exact, mais en l’absence d’autres (2012) de Nicolas Provost aborde Molenbeek-Saint-Jean, comme décor références et repères visuels, le d’une manière tout à fait différente d’une métropole où la moralité est paysage urbain de Bruxelles reste le caractère métropolitain de absente, où des habitants errants se absent du film. Son implication

Bruxelles. Le film est un voyage sentent mal compris. Outre Hellhole dans la ville se déroule entre les BRUXELLES PATRIMOINES

035 Bruxelles fait son cinéma

Bruxelles transit (© Samy Szlingerbaum, 1980). Productrice : Marilyn Watelet (Paradise Films). Le quartier du Midi en guise de salle d’attente. Szlingerbaum y a trouvé l’inspiration pour pérenniser le souvenir de sa mère et de l’Holocauste. Le film raconte l’histoire d’une famille juive polonaise après son arrivée à la gare du Midi, à Bruxelles, après la Seconde Guerre mondiale.

murs de l’appartement et illustre la en apercevoir toutes les facettes scène, dans Les Barons (2009), un solitude de la veuve, au même titre sociales. petit groupe de jeunes des rues qui qu’une autre caractéristique d’une jettent un regard humoristique sur métropole : l’anonymat. « When Brussels conjures up a ces thèmes. particular image, it immediately La singularité de ces films à evokes the opposite image as well. »4 Toute une nuit (1982) est la réponse Bruxelles ne réside pas dans Bruxelles en tant que ville figurée de Chantal Akerman au vide et à la leur complexité, mais dans le n’est pas seulement le décor de quiétude de Brussels by Night ou de regard du réalisateur, tourné vers la dureté et de la rudesse de la vie Verboden te zuchten. Pendant une l’expérience du quotidien. La fiction métropolitaine. Il semble exister chaude nuit d’été à Bruxelles, des se heurte à la réalité quotidienne une constante dans la Bruxelles dizaines de gens ne trouvent pas le et s’accomplit dans des zones de cinématographique : crise d’identité, sommeil. Ils sortent dans la rue et transit, comme la gare de Bruxelles- inhospitalité, engorgement, violence se dirigent vers la petite place de la Midi dans Bruxelles-Transit de Samy et criminalité… une image contrastée Vieille Halle aux Blés ou les Marolles Szlingerbaum (1980), dans des zones qui s’écarte de l’image dominante en quête d’un café, d’un bar ou d’un et des quartiers périphériques tels d’une ville en proie aux problèmes dancing pour une rencontre ou un que Matonge ou Molenbeek-Saint- typiques d’une métropole. Ce pôle contact. Le minimalisme de Jeanne Jean dans Verboden te zuchten, ou opposé et contrasté montre qu’il Dielman, 23, quai du Commerce, dans la Cité Modèle dans Étangs n’existe pas un pur portrait urbain 1080 Bruxelles fait place à une Noirs (2018) de Timeau De Keyser et de Bruxelles dans le cinéma. La mosaïque de petits drames urbains Pieter Dumoulin. L’identité d’une ville comédie est le moyen pour Bruxelles qui interagissent, se complètent et n’est pas univoque et se répercute de rompre avec les stéréotypes se commentent mutuellement. La dans les films en donnant un visage métropolitains ou de les rendre musique et le son font monter la cinématographique à sa complexité. abordables par l’humour. Tout comme tension et ajoutent quelque lustre à Le spectateur regarde la ville par- dans le film Black précité, Nabil Ben la fête. Bruxelles pétille sous toutes dessus l’épaule du réalisateur pour Yadir brise ces tabous en mettant en ses facettes. Dans la comédie noire

036 Les Barons (© Nabil Ben Yadir, 2009). Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, Darling Lili (© Blake Edwards, 1970). Producteurs : Diana Elbaum et Sébastien 1080 Bruxelles (© Chantal Akerman, Producteur : Blake Edwards (Geoffrey Delloye (Entre Chien et Loup). 1976). Productrices : Corinne Jenart et productions). Durant la Première Guerre Le premier film de Yadir propose un Evelyn Paul. mondiale, la flamboyante artiste de regard léger et frais sur l’immigration et Une veuve reçoit des « clients » dans music-hall et espionne allemande Lili l’intégration. Dans cette comédie sociale son petit appartement à Bruxelles afin (Julie Andrews) remplit les salles de sur quatre jeunes Marocains à Molenbeek- de subvenir à ses besoins. La ville reste Londres. Le film commence sur un Saint-Jean, le régisseur rompt avec les hors-champ et confère plus de force spectacle d’Andrews au Théâtre royal stéréotypes déprimants de Bruxelles. à l’anonymat et à la morosité de la vie de la Monnaie à Bruxelles après que routinière et petite-bourgeoise de la l’équipe de tournage ait été contrainte de veuve. déménager de Paris à Bruxelles suite aux événements de mai 68.

C’est arrivé près de chez vous (1992) de contact avec celle-ci. Parmi les Justice et sur les marches de la de Benoît Poelvoorde, Rémy Belvaux longs métrages auxquels la ville sert maison communale de Saint-Gilles. et André Bonzel, le personnage de décor figurent notamment des principal, Ben, sillonne notamment la comédies telles que Koko Flanel (1990) Audrey Hepburn revient dans sa ville Un lieu pour l’Art commune d’Ixelles dans son périple de Stijn Coninx, où Urbanus joue une natale pour le drame Au Risque de se de tueur en série. L’humour est utilisé scène clé sur la Grand-Place. Dans perdre (1959). Les tournages ont lieu comme antidote à la nonchalance et Les Anges Gardiens (1995), Gérard dans l’avenue Clays à Schaerbeek. au cynisme avec lesquels la violence Depardieu fait une apparition dans D’autres stars hollywoodiennes est montrée ou encensée à l’image. le restaurant La Chaloupe d’Or sur la marchent sur ses pas. La scène ini- Grand-Place, dans l’hôtel Métropole tiale de Darling Lili (1970) avec Julie sur la place de Brouckère et au Andrews montre le théâtre de la AU-DELÀ DE L’IMAGE Falstaff, à côté de la Bourse. L’hôtel Monnaie, car Paris était devenu trop DE LA VILLE Métropole sert aussi de décor dans tumultueux après les soulèvements Mortelle randonnée, dans L’ Étoile du de mai 68 pour y tourner des films. Dans les films précités, la ville nord (1982) avec Philippe Noiret dans Un an après que Jodie Foster n’in- imagée jette un regard moral sur la le rôle de George Simenon et dans le carne cette Hélène avec ses déboires

Bruxelles réelle. L’imaginaire zoome drame Le Sang des autres (1984) de amoureux, Meryl Streep s’installe 2019 SEPTEMBRE - SPÉCIAL NUMÉRO - N°031 sur la réalité quotidienne des sorties Claude Chabrol avec l’actrice Jodie dans une maison de maître non loin et du travail, de la tension et du Foster. Le réalisateur de la nouvelle de la colonne du Congrès, rue Royale, conflit en les poussant au paroxysme vague revient à Bruxelles après La dans Plenty (1985). Le Parlement fait et en les remettant en question. Rupture (1970). Alain Resnais, qui office de décor dans Grace de Monaco Les films de fiction dans lesquels appartient à la même génération, y (2014) avec Nicole Kidman dans le Bruxelles est évoquée complètent tourne son film de science-fiction rôle de Grace Kelly, tout comme dans la mosaïque d’images. Dans ces Je t’aime, je t’aime (1968) et le drame la comédie Protéger et servir (2009). films, l’imaginaire est davantage Providence (1977) avec des scènes Les films policiers comme La Bande

une fuite de la réalité qu’une prise dans la colonnade du Palais de à Bonnot (1968) de Philippe Fourastié, BRUXELLES PATRIMOINES

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puissant moyen d’offrir une visibilité à son espace public, comme l’a encore fait récemment The Danish Girl (2015) avec le café La Mort Subite, le musée Horta et les Galeries royales Saint-Hubert ou des curiosités moins connues telles que le grand relief en marbre du sculpteur anversois Jef Lambeaux (1852-1908) avec le Pavillon des Passions humaines (Eline Vere).

LA DURABILITÉ DES The Danish Girl (© Tom Hooper, 2015). Producteurs : Tim Bevan et Sarah Radclyffe (Working Title Films). REPRÉSENTATIONS Lili Elbe fut une des premières femmes transgenres à subir une opération chirurgicale FILMIQUES de réattribution sexuelle. Comme toile de fond à l’éclosion de Lili, Lana Wachowski (la trilogie Matrix) a suggéré un décor Art nouveau. Hooper accepte l’idée et tourne dans les galeries Royales, l’hôtel Hannon, le Musée Horta et le Falstaff. L’image cinématographique de la ville, celle que le réalisateur développe à sa propre intention dans le film, est une combinaison de la ville imaginaire et de l’image géographique et touristique. Parallèlement à la représentation de la ville combinée avec les caractéristiques de son image familière, le quotidien urbain, la durabilité des représentations filmiques constitue un deuxième facteur susceptible d’imprimer son sceau sur la perception et l’identité de la ville.

Manneken Pis est de loin l’exemple le plus marquant de la manière dont l’image filmée s’imprime dans la mémoire collective. L’image de Manneken Pis est imprimée Eline Vere (© Harry Kümel, 1991). Producteur : Matthijs van Heijningen. Cette adaptation cinématographique du roman éponyme de Louis Couperus se déroule et réimprimée sans fin dans des à La Haye durant la fin-de-siècle. Une scène est tournée dans le Pavillon des Passions brochures, sur des T-shirts, des humaines avec le bas-relief Les Passions humaines du sculpteur Jef Lambeaux en guise d’antidote contre les mœurs et les normes rigides de la cité néerlandaise. autocollants, coulée en statuettes et vendue dans tous les magasins de souvenirs. Présentée comme le citoyen le plus ancien et le plus Le Voyou (1970) de Claude Lelouch, Les films rapprochent le spectateur connu de Bruxelles, la statue vit et la satire d’action JCVD (2008), le de l’illusion d’une ville plus qu’ils sa propre vie au cinéma. Elle est drame Belle (1973), Eline Vere (1991) ne le rapprochent de Bruxelles. devenue un symbole culturel, un de Harry Kümel ou, plus récemment, L’image ne raconte pas l’histoire statut qu’elle doit, entre autres, à une le film romantique Mister Morgan’s de la ville comme métaphore ou série de films belges où Manneken Last Love (2013) avec Michael Caine comme personnage. La ville joue un Pis revendique le rôle principal. confirment que la liste des films tour- rôle subalterne dans la construction Ce fait illustre comment la culture nés à Bruxelles est longue et illustre narrative. Mais cela n’enlève rien peut jouer un rôle moteur de notre la diversité des genres et des styles à sa pertinence. Le travail de perception de la ville et de ce à quoi qui mettent en scène la capitale. représentation dans ces films est un nous l’associons. Dans Saïda a enlevé

038 Manneken Pis (1913) d’Alfred Machin, la panthère Saïda est présentée aux visiteurs de la foire comme trophée du célèbre explorateur Machinskoff dans une scène comique. Mais Saida parvient à s’échapper et se retrouve au cœur de Bruxelles, où elle fait descendre Manneken Pis de son socle et prend la poudre d’escampette avec la statuette. Manneken Pis (1995) de ne fait plus référence à la statue, mais à l’arrêt de tram Manneken Pis à Bruxelles, où Harry, l’introverti, qui y a un appartement, n’a d’yeux que pour une seule personne : Jeanne, la conductrice de tram passant par son arrêt. Le titre du film crée une association immédiate avec Bruxelles. Anne Lévy-Morelle Saïda a enlevé Manneken Pis (© Alfred Machin, 1913). C’est le premier film belge dans lequel Mimir (Saïda), l’animal de compagnie de Machin a choisi, elle aussi, Manneken Pis avec lequel il aime être pris en photo, apparaît devant la caméra. Dans une scène dans son documentaire poétique comique, l’animal est présenté à des visiteurs de fête foraine comme un trophée du célèbre explorateur Machinskoff. Mais Saïda parvient à s’échapper et se retrouve au cœur Manneken Pis, l’enfant qui pleut de Bruxelles, où elle descend Manneken Pis de son socle et s'enfuit avec la statuette. Le (2008), dans lequel la statue prend le dialecte bruxellois occupe une place prééminente dans les sous-titres. tram avec la réalisatrice en quête de son passé.

Les images cinématographiques de la ville ne pérennisent pas dynamique d’une grande métropole. Bruxelles ne se laisse pas enfermer seulement les monuments, les Le Départ vous replonge dans les dans quelques images de cinéma, bâtiments, les rues, les places années 1960, tout comme Brussels contrairement à des villes telles que Un lieu pour l’Art et les parcs, mais aussi l’air du by Night le fait pour les années 1980, Berlin, Londres, Paris ou New York. temps. Dans la comédie déjà citée quand l’optimisme du progrès a De par leur statut et leur ampleur, Le Départ de Jerzy Skolimowski de disparu. L’écoute de la musique de les représentations filmiques de ces 1967, Marc, jeune coiffeur entêté, Brussels by Night de Raymond van het grandes cités n’appartiennent pas rêve de voitures puissantes et de ses Groenewoud pour le film éponyme seulement à leurs habitants, mais débuts comme coureur automobile évoque immédiatement l’association elles sont à ce point médiatisées au volant d’une Porsche. La voiture, avec l’image filmique de Bruxelles. qu’elles font partie de la mémoire qui crée des fractures physiques La ville en tant que produit de fiction collective des amateurs de cinéma et symboliques dans l’organisation débouche sur une présentation bien au-delà de leurs frontières. spatiale, incarne la dynamique durable de la cité au fil du temps. Les Même si vous n’avez pas encore urbaine. La fonctionnalité prédomine images sont une constante dans une visité une ville cinématographique, sans pour autant passer sous silence ville qui change sans cesse. grâce à sa mémoire filmique, ses

l’importance d’un environnement rues et son mobilier urbain, comme 2019 SEPTEMBRE - SPÉCIAL NUMÉRO - N°031 public urbain accueillant. Le les feux de signalisation, les bouches Bruxellois ne voit pas son espace L’IMAGE FILMIQUE DE LA d’incendie, ses bâtiments et ses public s’effriter. La voiture et la vitesse VILLE DE BRUXELLES : façades ont un air familier. Les taxis sont mises à l’honneur lorsque Marc CONCEPTUELLE ET FLUIDE jaunes, les boulevards rectilignes, traverse le bois de La Cambre à toute l’Empire State Building, le Brooklyn vitesse, précisément au moment où « The capital of does not Bridge nous emmènent d’emblée à la circulation et les larges boulevards evoke any immediate associations, let New York. Lorsqu’une image simple créent une ambiance d’activité en alone that the city can be captured with et claire est reconnaissable par tous, 5 adéquation avec la vie moderne et la a few images or some one-liner. » l’illusion de la ville prend le pas sur sa BRUXELLES PATRIMOINES

039 Bruxelles fait son cinéma

Le Départ (© Jerzy Skolimowski, 1967). Producteur : Bronka Ricquier (Elisabeth Films). Le Départ est pour le réalisateur polonais Skolimowski sa première escapade à l’Ouest. L’apprenti coiffeur Marc poursuit son rêve de coureur automobile à Bruxelles. Désespéré et dans une ultime tentative, il se couche sur les rails du tram dans la rue de la Régence, à l’approche d’un tram 4 de l’époque.

réalité et cela peut déterminer notre qualités. L’image vise à influencer la image unique et épurée ne fait que expérience vis-à-vis de celle-ci. Le perception. Une image claire de la susciter encore plus de fragments fait que la représentation d’une ville ville permet à celle-ci de s’approprier d’images, et peut-être est-ce là la joue un rôle dans la création d’une des traits caractéristiques. plus grande qualité de la ville. C’est représentation urbaine au fil du temps comme si Bruxelles ne voulait pas se constitue, pour les responsables Le côté singulier de Bruxelles au voir associer à une image. L’image de son marketing, une manière cinéma ne repose pas sur des de Bruxelles au cinéma n’existe pas, ingénieuse d’attirer des touristes, associations emblématiques tirées de elle est fixée de manière très diverse. des visiteurs, des institutions et sa mémoire audiovisuelle. Bruxelles Dans les films, son portrait fluctue au des entreprises et de les fidéliser n’a pas qu’une image urbaine unique fil des images, des représentations pour des motivations économiques et clairement définie. Au lieu d’une et des moments spécifiques dans ou touristiques. Que l’image de la image globale et harmonieuse, un contexte urbain particulier. Ce ville choisie corresponde à la ville les différents plans qu’elle offre n’est pas une image visuellement physique et à la réalité n’a qu’une sont insaisissables et fluides. Les homogène ou un style unique qui importance secondaire. L’image images de la ville se côtoient ou se prend ici le pas, mais plutôt un cinématographique d’une ville n’est chevauchent telle une mosaïque, tout amalgame d’images. Ce qui ne veut pas seulement un décor, elle est comme celle qui caractérise notre pas dire que le cinéma n’impose souvent mise à profit pour convaincre capitale. Au cinéma, Bruxelles se pas son cachet sur l’identité urbaine les citoyens et les visiteurs de ses laisse façonner. La recherche d’une d’une ville. Les films dans lesquels

040 Bruxelles n’est pas qu’un simple « Quand Bruxelles évoque une Brussels on film: décor se distinguent des autres films image particulière, elle suscite The city as a cinematic aussi, immédiatement, l’image urbains par le fait que son histoire, opposée ». backdrop sa tradition et sa culture acquièrent 5. Ibidem. « La capitale de la un cachet cinématographique. Belgique n’évoque aucune Brussels has served as a setting L’hétérogénéité et la fragmentation association immédiate, et ne for countless films, both home- peut encore moins être captée que les gens ressentent dans la ville en quelques images ou en grown and foreign. This article du fait de la diversité des images quelques lignes ». looks at two aspects of this constituent l’élément le plus décisif cinematic career: the way the city du paysage urbain. L’image de la has been portrayed—whether ville de Bruxelles au cinéma n’est de as backdrop or key player—in a ce fait pas univoque, mais de nature whole range of films of different kaléidoscopique, à l’instar de l’état genres, and the influence these permanent dans lequel évolue le filmic portrayals have had on our paysage urbain. Comme un miroir own view of the city. fragmenté dans lequel se reflète l’identité urbaine. Drawing on a wide variety of examples, the author traces the Traduit du Néerlandais relationship between ‘silver screen’ representations of Brussels and the image of the city formed by different groups and individuals. We see how the real Brussels NOTES and its fictional counterpart may overlap and reinforce each other— 1. À Bruxelles, outre les espaces or be completely at odds. We d’exposition permanents consacrés à la ville, comme le BIP sur la see, too, how the city can feature place Royale, plusieurs expositions as more than just a backdrop, temporaires ont vu le jour, comme becoming a player in its own right Silver Bliss: Portrait of a City à Argos (14 septembre - 26 octobre 2014), and thus taking on a metaphorical BXL Universel (20 octobre 2016 - 26 or thematic character that can Un lieu pour l’Art mars 2017) et Bruxelles a l’infini gradually confer new meaning on (26 juin - 28 septembre 2014) à la CENTRALE et Brussel is een Plaizier the actual place. Conversely, we (16 juin - 17 septembre 2017) à learn that Brussels may serve BOZAR. Bruxelles a également fait simply as a fictitious backdrop, l’objet de manière moins explicite d’autres expositions comme Het portraying not itself but some other afwezige museum à Wiels (20 avril - city, named or unnamed. 13 août 2017). Voir https://rabbko.be/ nl/documentatie/brussels-studies- n-132-exposer-une-ville-bruxelles- A city’s cinematic image can et-ses-portraits-subjectifs thus have a lasting impact 2. Voir aussi Nancy Stieber qui, dans not only on the way the city is son article « The City of the Mind », perceived but also, ultimately, fait une analyse éclairante des on its actual identity. Think of images et de la ville. « The City of the

Mind », in De Stad, éd. Mieke Dings, the iconic portrayals which film 2019 SEPTEMBRE - SPÉCIAL NUMÉRO - N°031 010 Uitgevers, 2006. offers us of metropolises such 3. MARTENS, E., « De werkelijkheid as New York or Paris. In contrast als voetnoot bij de beeldcultuur. Een to these locations, Brussels is eerste lange speelfilm voor Nicolas Provost », Ons Erfdeel, n° 2, 2012, less amenable to capture in a p. 120-122. handful of emblematic images: 4. STERKEN, S., Brussels, City in Plural representations of it take many Some Thoughts Concerning the Image forms and its depiction on film of the Belgian Capital. Catalogue Argos Festival 2004, 92-102. is as kaleidoscopic as its ever-

changing landscape. BRUXELLES PATRIMOINES

041 COLOPHON

COMITÉ DE RÉDACTION ÉDITEUR RESPONSABLE Stéphane Demeter, Paula Dumont, Bety Waknine, directrice générale, Murielle Lesecque, Griet Meyfroots, Urban.brussels (Service public régional Valérie Orban, Cecilia Paredes, Bruxelles Urbanisme & Patrimoine) Brigitte Vander Brugghen Mont des Arts 10-13, 1000 Bruxelles

RÉDACTION FINALE EN FRANÇAIS Les articles sont publiés sous la Stéphane Demeter responsabilité de leur auteur. Tout droit RÉDACTION FINALE EN NÉERLANDAIS de reproduction, traduction et adaptation Paula Dumont et Griet Meyfroots réservé.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION CONTACT Murielle Lesecque Urban.brussels Mont des Arts 10-13, 1000 Bruxelles COORDINATION DU DOSSIER www.patrimoine.brussels Paula Dumont [email protected]

COORDINATION DE L’ICONOGRAPHIE CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES Julie Coppens Malgré tout le soin apporté à la recherche des ayants droit, les éventuels AUTEURS / COLLABORATION bénéficiaires n’ayant pas été contactés RÉDACTIONNELLE sont priés de se manifester auprès Werner Adriaenssens, Anne-Lise d’Urban.brussels. Alleaume, Jean-Marc Basyn, Amandine Berry, Guy Conde-Reis, Françoise LISTE DES ABRÉVIATIONS Cordier, Thomas Deprez, Paula Dumont, AVB – Archives de la Ville de Bruxelles Jacqueline Guisset, Pascale Ingelaere, CIDEP – Centre d’information, de Christophe Loir, Irène Amanti Lund, documentation et d’étude du patrimoine Cristina Marchi, Marc Meganck, Griet KIK-IRPA – Koninklijk Instituut voor het Meyfroots, Eric Min, Valérie Montens, Kunstpatrimonium / Institut royal du Marie Noble, Valérie Orban, Cecilia Patrimoine artistique Paredes, Christian Spapens, Septembre MRAH Musées Royaux d’Art et Histoire Tiberghien, Véronique Van Bunnen, MRBAB – Musées royaux des Beaux- Brigitte Vander Brugghen, Peter Van Arts de Belgique Goethem MVB - Musée de la Ville de Bruxelles PBA - Palais des Beaux-Arts RELECTURE STIB/MIVB - Société des Transports Martine Maillard, Margaret Clarke Intercommunaux de Bruxelles/ et le comité de rédaction Maatschappij voor Intercommunaal TRADUCTION Vervoer te Brussel Gitracom, Ubiqus Belgium NV/SA WHI - War Heritage Institute

GRAPHISME ISSN Polygraph’ 2034-578X

CRÉATION DE LA MAQUETTE DÉPÔT LÉGAL The Crew communication sa D/2019/6860/013

IMPRESSION Dit tijdschrift verschijnt ook in het Nederlands Graphius Brussels onder de titel “Erfgoed Brussel”. DIFFUSION ET GESTION DES ABONNEMENTS Cindy De Brandt, Brigitte Vander Brugghen [email protected]

REMERCIEMENTS Les familles Sergysels et Spanoghe, Manon Brotcorne, Virginie Luel, Thierry Mondelaers, Sandrine Tielemans, Stéphane Vanreppelen Déjà paru dans Bruxelles Patrimoines

001 - Novembre 2011 010 - Avril 2014 021 - Décembre 2016 Rentrée des classes Jean-Baptiste Dewin Victor Besme

002 - Juin 2012 011-012 - Septembre 2014 022 - Avril 2017 Porte de Hal Histoire et mémoire Art nouveau

003-004 - Septembre 2012 013 - Décembre 2014 023-024 - Septembre 2017 L’art de construire Lieux de culte Nature en ville

005 - Décembre 2012 014 - Avril 2015 025 - Décembre 2017 L’hôtel Dewez La forêt de Soignes Conservation en chantier

Hors série 2013 015-016 - Septembre 2015 026-027 - Avril 2018 Le patrimoine écrit notre histoire Ateliers, usines et bureaux Les ateliers d’artistes

006-007 - Septembre 2013 017 - Décembre 2015 028 - Septembre 2018 Bruxelles, m’as-tu vu ? Archéologie urbaine Le Patrimoine c’est nous !

008 - Novembre 2013 018 - Avril 2016 Architectures industrielles Les hôtels communaux

009 - Décembre 2013 019-020 - Septembre 2016 Parcs et jardins Recyclage des styles

Derniers numéros

Hors-série - 2018 029 - Décembre 2018 030 - Avril 2019 La restauration Les intérieurs historiques Bétons d’un décor d’exception

15 €

ISBN 978-2-87584-181-0 9 782875 841810