Jusqu'au Dernier Jour

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Jusqu'au Dernier Jour Jusqu'au dernier jour PIERRE-BLOCH Jusqu'au dernier jour MÉMOIRES Albin Michel « H comme Histoire » Collection dirigée par Philippe Bourdrel © Éditions Albin Michel S.A., 1983 22, rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-01920-0 ISSN 0755-1754 Le souvenir est un poète, n'en fais pas un historien. Georges Clemenceau A ma femme Le temps du souvenir Je n'ai pas la prétention d'être un historien même si je me plonge souvent dans les manuels d'histoire. Ce livre, reflet de ma mémoire, narre une histoire : la mienne avec son cortège de souvenirs et de portraits. J'y évoque des grands hommes et des moins grands. Certains furent des proches et avec d'autres j'ai participé à quelques événements de ce siècle. Il se peut que certains d'entre eux soient des inconnus pour vous. Il n'y a pas que la mort pour effacer le souvenir, le temps y contribue, aussi, allégrement. Je doute que beaucoup, de ceux qui me liront, se souviennent ou aient simplement entendu évoquer les noms de Paul Mounet, même si la ville de Bergerac possède une statue des célèbres frères Mounet, Mary Garden, Poincaré, Viviani, Jean Longuet, Frossard et bien d'autres encore. J'ai connu et rencontré ces hommes. L'histoire passe, broyant tout sur sa route. Dans quelques années, si le bachot existe toujours, des cancres feront de Foch et de Joffre des maréchaux d'Empire et, de la même manière, penseront que de Gaulle était un traître et que l'ex-maréchal Pétain a prononcé l'appel du 18 juin. Les événements comme les hommes passent. Un proverbe latin me revient : « Verba volant, scripta manent. » « La parole s'envole, les écrits restent. » Le vent, par ailleurs, emporte bien des écrits mais, en revanche, nombre de portraits restent gravés dans la mémoire des hommes. Quoi de plus prenant, de plus tragique, par instants, qu'un croquis de Daumier, Forain ou Steinlen. Les portraits que je vais esquisser seront éclairés par le récit des événements que j'ai vécus activement. Le temps est venu pour moi d'écrire car, même si je dois coiffer les cent vingt ans des prophètes d'Israël, il me reste moins de jours que je n'en ai déjà reçu. Je me flatte d'avoir vécu la vie la plus pleine, la plus riche qu'un homme puisse souhaiter. Il est donc temps de livrer à l'Histoire ma petite histoire. Ainsi, j'ajouterai ma part à l'information et peut-être, qui sait, à l'Histoire. Mon récit ne prétend pas tout révéler sur le monde et ses drames. Je dirai simplement ce que je sais. Entre mon présent d'aujourd'hui et le passé de ma vie, aucune parenthèse. Juste un trait d'union. Les hommes politiques de droite ou de gauche que j'ai connus sous trois républiques ont mis, quoi qu'on en dise, le meilleur de leur pensée et de leur énergie au service de leur pays et de l'humanité. Ils ont lutté, suivant le mot de Michelet, pour les grandes choses désintéressées qui ne doivent profiter qu'à la France, pour que la France d'aujourd'hui reste fidèle à elle-même, qu'elle s'oppose à la haine qui jette les peuples les uns contre les autres et à l'argent-roi qui entend dévorer sa volonté de justice fraternelle. La France se doit de lutter pour les droits de tous. Le combat pour les droits de l'homme ne souffre pas de repos car il met en cause l'existence même de l'homme. Je tiens enfin à remercier Emile Malet de sa précieuse collaboration pour la réalisation de cet ouvrage. I Affrontements précurseurs... Juif de naissance, Français de toujours Roger Peyrefitte, dans son livre Les Juifs, me fait naître à Sétif, en Algérie. Mais je suis né à Paris comme mon grand-père, mon père, mes enfants et petits-enfants... C'est ma mère qui est née à Sétif, et elle en était fière. Elle était une Aboucaya, nom dont on trouve trace dans l'histoire de la conquête de l'Algérie. Mon grand-père maternel, David Aboucaya, fut naturalisé français par décret impérial en 1866. Il avait servi l'armée française en qualité d'interprète militaire de 1 classe. On lit dans le Livre des interprètes militaires de Féraud : « Il est dit d'Aboucaya qu'il participa à tous les combats avec le duc d'Aumale, fit preuve d'un grand courage et fut proposé pour la Légion d'honneur, qu'il refusa par modestie. » Le livre d'or édité à l'occasion du centenaire de la conquête de l'Algérie confirme ces faits. En réalité, je crois l'histoire plus simple. Mon grand-père, juif très religieux, a peut-être hésité à orner sa poitrine d'une croix. Ses deux frères surmontèrent ce genre de préjugé et acceptèrent cette distinc- tion comme le confirme le Livre des interprètes militaires. Depuis, la famille a eu maintes occasions de se « rattraper » et ne s'en est pas privée. Je ne compte plus les oncles et les cousins qui ont eu la croix de guerre et la Légion d'honneur en 1914-18 et 1939-45. Sur le monument aux Morts d'Alger étaient gravés les noms de trois Aboucaya, un Cohen Bacri, un Bloch. Ils étaient nés à Sétif et à Alger comme David Zermati assassiné à Sétif par le FLN. J'ai trois mois quand mon père meurt, en 1905. Il était allé en Algérie faire la connaissance de sa belle-famille et y avait contracté la fièvre typhoïde. A l'époque, hélas, on ne savait ni soigner ni guérir cette maladie. Dans mon bureau, à côté des rares photos de mon père sauvées par miracle des pillages et vols de l'armée nazie, il y a celle de mon grand- père paternel en cuirassier de l'Empire ; sur le cadre, la médaille de 70 et celle de la bataille de Belfort, verte et noire, en signe de deuil et d'espoir. Mon grand-père aimait me raconter avec un grand luxe de détails l'enterrement de Victor Noir auquel il avait assisté. Deux cent mille personnes avaient, sous une pluie glaciale, suivi le cortège. Victor Noir avait été assassiné par le prince Pierre Bonaparte. Le seul tort de Noir, aux yeux du prince Bonaparte, était d'être un ardent républi- cain. Le bulletin d'abonnement, pour l'année 1905, de mon père à L'Humanité de Jaurès, orne toujours le mur de mon bureau. Il lui en avait coûté 18 francs pour soutenir le quotidien socialiste du 110, rue de Richelieu. Mon grand-père Moïse Bloch avait servi cinq ans sous l'Empire. Communard après la défaite, il était patriote et revanchard comme tous les juifs alsaciens autour de lui. Le sentiment républicain était si naturel et si profond dans ce milieu qu'on n'imaginait pas qu'on pût ne pas l'être. J'ai 9 ans en 1914 et, autour de moi, on ne parle que du retour de l'Alsace et de la Lorraine à la France. La grande voix sereine de Jean Jaurès manquait. Lui seul, peut-être, aurait pu empêcher le tragique enchaînement des événements. Le 4 août 1914 marque l'apogée de ce climat. La foule déchaînée hurle : « A Berlin, à Berlin ! » Une journée de délire collectif. L'un de mes cousins, Bloch, bien que réformé, s'engagea. Blessé, il fut décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre. Il devait d'ailleurs décéder de la suite de ses blessures. Il avait, comme beaucoup de juifs français, payé le prix fort pour la victoire de son pays. En 1940, ma cousine mit dans la vitrine de son magasin les décorations de son mari mort pour la France. Sa courageuse audace fut punie et l'occupant, avec la complicité du régime de Vichy, ferma la petite boutique de la rue Lepic qu'elle occupait depuis 1914. Son fils unique, Gérard, fut fusillé par les nazis près de Bergerac. L'affaire Dreyfus n'avait pas laissé de traces marquantes dans ma famille. Néanmoins, nous considérions que le droit et la République avaient fini par triompher. L'antisémitisme n'a pas marqué ma jeunesse. Au lycée Charlemagne, les lycéens d'origine juive sont nombreux, et l'union sacrée passe avant toute autre considération. Juifs et non-juifs, toutes nos espérances et nos idées vont vers la victoire de la France et des démocraties sur l'Allemagne. Quelques années plus tard, en 1920, les provocations des Camelots du roi empoisonnent l'atmosphère. Les bagarres se terminent réguliè- rement aux cris de : « Mort aux juifs ! » Les lycéens juifs ne se battent pas seuls. Autour d'eux et avec eux, leurs camarades de gauche font face, eux aussi, aux provocations et aux vociférations de ces groupes qui préfiguraient tristement les années noires de l'Occupation. Le régime de Vichy puisera, plus tard, dans ces groupes d'extrême droite pour former les cohortes antisémites de sa politique. J'avais bien des difficultés à m'arracher à la merveilleuse tutelle de ma mère tragiquement veuve. Elle ressemble, trait pour trait, à la femme qu'Albert Cohen décrit avec émotion et talent dans Le Livre de ma mère. Elle appartient à un milieu, à une époque où les femmes, juives ou non, n'ont pour vocation que l'amour de l'époux et l'éducation de leurs enfants. Ma mère excelle dans le sacrifice. Sa vie se résume à son fils unique. Je suis renvoyé du lycée Charlemagne en raison déjà, de mes opinions extrémistes pour l'époque.
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