PRÉFACE

L’ILLUSTRATION LE PLUS GRAND JOURNAL DE L’ÉPOQUE

...... PAR JEAN-SÉBASTIEN BASCHET ......

es grandes affaires judiciaires et la journal de prendre position, comme l’illustre presse sont intimement liées: il n’y a sa formidable couverture, intitulée « La justice pas de grande affaire sans couverture poursuivant le crime », qui met en scène les média. regards goguenards de la bande à Bonnot L observant, par la lunette arrière d’une auto- Les grandes affaires judiciaires mobilisent l’opinion: elles déchaînent les passions, attisent mobile, le gendarme à cheval en plein galop la curiosité et vont jusqu’à diviser la nation. lancé à sa poursuite. La question des moyens La presse n’attise pas seulement la curiosité, de la police ne peut être plus clairement posée! elle informe, c’est-à-dire au sens étymologique À travers l’affaire Stavisky, c’est la classe poli- façonne, forme une réalité. Le compte rendu tique qui se retrouve mise en accusation par du journaliste, son article, permet au lecteur la rue. Au dénouement de l’affaire, c’est au de se forger une représentation mentale d’un nom de l’opinion que L’Illustration prend la événement lointain. La presse construit notre parole : « Si par sa conclusion judiciaire se jugement individuel mais aussi collectif. trouve réduite l’ampleur d’une histoire de pil- On parle alors de l’opinion publique. À la jus- lage qui, par son caractère complexe, troubla tice des tribunaux s’oppose parfois la justice terriblement notre pays, empoisonna la vie de la rue. parlementaire, provoqua une émeute pari- C’est le propre des grands sienne et détermina une chaîne de drames procès que d’échapper au individuels, l’opinion peut tout de même être seul champ de la cour de autorisée à exprimer quelques vœux: que les justice. parlementaires, et aussi les ministres, choisis- Les actes criminels les plus sent mieux leurs amitiés… qu’entre la police odieux ou les plus machia- et la magistrature s’établisse une collaboration véliques nous interrogent claire, logique, que les parlementaires avocats individuellement sur la usent désormais de leur mandat pour servir le nature humaine et sur notre pays au lieu de mettre leur mandat au service rapport à l’autre. À la sidé- de leur clientèle… » ration face à l’inimaginable Les grandes affaires judiciaires sont passion- se substitue le besoin de comprendre. Pour nantes sur ce qu’elles nous disent d’une époque, nous rassurer sur l’anormalité du criminel, d’une société, de ses valeurs, de son rapport au nous cherchons à cerner ce qui le différencie monde et à l’humanité. Connaître ces affaires, de la norme. Nous avons alors besoin de savoir. qui désormais appartiennent à l’Histoire, Les grandes affaires judiciaires braquent aussi c’est finalement mieux comprendre l’évolution les projecteurs sur les compromissions inac- de nos sociétés. Leur lecture nous apporte un ceptables et les dysfonctionnements de nos enseignement philosophique et moral. sociétés. L’affaire Dreyfus cristallise les passions Pendant plus d’un siècle, chaque semaine, et divise durablement la société française. Les L’Illustration a raconté l’histoire de l’humanité. familles se déchirent, les camps s’affrontent, C’est à travers les pages de ce journal mythique, le dialogue devient impossible. Seul le temps premier hebdomadaire illustré français à et l’engagement d’hommes comme Zola ou partir de 1843, premier magazine au monde Clemenceau permettront à la vérité de vaincre. à partir de 1906, voix de la à l’étran- Par sa neutralité, L’Illustration se distingue ger, diffusé dans plus de 150 pays, que nous des autres titres de la presse française dans cet vous proposons de revivre ces grandes affaires Page de gauche: assassinat d’un épisode douloureux. Ce qui n’empêche pas le judiciaires. gardien de la paix par l’anarchiste Le Gagneux, le dimanche 3 mars 1895 (dessin de Lionel Royer).

CHAPITRE I MEURTRES DU SECOND EMPIRE EN SÉRIEÀ LA IIIeRÉPUBLIQUE Dès ses premiers numéros, en 1843, L’Illustration met en lumière et dénonce le goût du public pour les faits divers et les affaires criminelles, devenues une distraction pour un public féru de sensations fortes, et s’évertuera tout au long de son existence à traiter les affaires judiciaires avec objectivité. Certains procès mobilisent néanmoins l’attention de la presse durant quelques semaines ou quelques mois, ce qui vaut aux meurtriers les plus emblématiques une renommée comparable à celle de nos stars de cinéma, surtout si le malfaiteur teinte ses crimes d’une aura scandaleuse ou romantique. Ainsi, le souvenir du poète assassin Pierre-François Lacenaire, guillotiné le 9 janvier 1836, reste encore dans les consciences, de même que le parcours sanglant d’Hélène Jégado – l’empoisonneuse du Morbihan, considérée comme la première serial killeuse française et qui fut accusée de 97 crimes. Durant la monarchie de Juillet, suivie du second Empire et de la IIIe République, l’écart se creuse entre une bourgeoisie portée par la révolution industrielle et des classes laborieuses démunies, bientôt perçues comme une menace, notamment dans la capitale où semblent pulluler les voleurs et les criminels. C’est dans ce contexte que se mettent peu à peu en place une police moderne et une justice moins expéditive, notamment grâce à Alphonse Bertillon, l‘inventeur de l’anthropométrie, et du préfet Lépine, qui créera l’Identité judiciaire en généralisant l’usage des empreintes digitales.

Deux meurtriers emblématiques. Page de gauche: Pierre-François Lacenaire; ci-dessus: Hélène Jégado. 1862 L’AFFAIRE DUMOLLARD

L’assassin de servantes

15 FÉVRIER 1862 nommât des complices: le débat devenait alors ce qu’on est convenu d’appeler dramatique, et mon ous l’avez échappé belle, Mesdames: un moment devoir m’obligeait à en rappeler toutes les péripé- Vj’ai cru que je serais obligé de raconter ici un ties. Dieu merci, j’en ai été quitte pour la peur. épouvantable procès qui aurait agité votre sommeil Dumollard n’a eu à l’audience ni accès de fureur, de rêves affreux et sanglants, ce dont j’aurais été ni cris de repentir: il a répété imperturbablement, vraiment désolé. Un homme – est-ce un homme pendant deux jours, une fable absurde d’hommes qu’il faut dire ou une bête brute? Vous choisirez barbus qui l’obligeaient à leur amener dans les entre les deux mots –, donc un homme ou une brute bois de jeunes servantes qu’ils assassinaient; tous attendait au passage de pauvres servantes, dans la les témoins qui gênaient son système de défense rue, sur un pont ou sur une place de , les abor- faisaient partie d’une association ténébreuse qui Le corps de Marie Baday, une des victimes de Martin Dumollard. dait et leur proposait une condition à la campagne, avait juré sa perte, et quand un d’eux déposait : les emmenait, si elles acceptaient, la nuit, par des « Encore la réunion! » disait-il tranquillement. Le tueur en série chemins détournés, à travers les bois, puis, dans un Chaque fois que le président l’interrogeait sur un lieu propice, se ruait sur sa proie, la tuait ou l’en- fait sur lequel il ne lui convenait pas de s’expliquer: de l’ terrait vive si le taillis était épais, la forêt aveugle « Connais pas cette question-là », répondait-il d’une et sourde, et rentrait tranquillement dans sa maison voix calme. Convaincu de douze agressions avec les dépouilles de la morte. Je vous laisse à penser si les chercheurs et les et au moins trois assassinats chercheuses d’émotions vives ont été désappointés; commis entre 1855 et 1861, Martin il n’est pas jusqu’à l’extérieur du scélérat dont ils Dumollard a été arrêté le 2 juin de cette même aient eu lieu d’être satisfaits. « Dumollard, dit la année, grâce au témoignage de Marie Pichon, Gazette des tribunaux, est de taille et de corpulence une victime qui parvint à s’enfuir. Au terme ordinaire ; ses cheveux et sa barbe, qu’il porte en d’une enquête qui établira le nombre et la collier, sont noirs; il baisse constamment les yeux violence extrême des agressions – dont celle et l’ensemble de sa physionomie révèle un mélange de Marie-Eulalie Bussod, blessée à la tête, de timidité apparente et d’hypocrisie. » Piètre violée et enterrée vivante – Dumollard physique de monstre. J’ai vu la photographie de fut guillotiné le 8 mars 1862 à , Dumollard, le portrait est ressemblant. au terme d’un procès suivi par une foule Il y a des moments terribles dans la vie d’un avocat, énorme et qui donna lieu à des complaintes Me Lardières doit le savoir mieux que personne. chantées dans les rues. Sa tête fut envoyée Disputer la tête d’un homme à l’échafaud, et com- et étudiée à l’École de médecine de Lyon. prendre que tout vous abandonne, même la pitié, Un moulage en est tant le crime est odieux et lâche et le criminel conservé au musée repoussant; se sentir dans une atmosphère de glace, Testut-Latarjet n’avoir pas un mot, pas un geste, pas une pensée d’anatomie et de celui dont on voudrait sauver la vie, à quoi l’on d’histoire naturelle puisse s’y prendre; en être réduit à plaider une médicale à Lyon. thèse de droit philosophique, quel supplice! Et cependant remplir son devoir jusqu’au bout, bravement, vaillamment, sans défaillir, quel cou- Ci-contre: une édition du texte rage! Dumollard est demeuré impassible en enten- de la Complainte de Dumollard. dant l’arrêt qui l’a condamné à mort. À côté de lui Ci-dessous: le couple était assise sa femme, accusée d’avoir recélé des Dumollard brûlant les vêtements des victimes dans objets volés, sachant que l’assassinat avait accom- le bois de Rouillones. Martin Dumollard. C’est le nom du monstre! pagné le vol. La défense de cette malheureuse était possible, et la tâche de Me Villeneuve était moins ingrate que celle de Me Lardières. Les jurés ont Quel est le nombre de ses victimes? Nul ne le admis des circonstances atténuantes en faveur de sait. On a retrouvé les restes de trois jeunes filles. la femme Dumollard; elle a été condamnée à vingt Neuf autres, que la justice a entendues, ont ans de travaux forcés. échappé au piège terrible: une d’elles s’est enfuie Dumollard est hongrois d’origine; son père, qui après avoir vu la mort tournoyer sur sa tête; mais était en France en 1814, avait, dit-on, subitement on dit dans le pays : « Dumollard a son cimetière disparu, et avait été pendu en Hongrie ou écartelé quelque part », et l’on a trouvé chez lui une prodi- à Padoue en expiation d’un grand crime. Le bruit gieuse quantité de vêtements de femmes, qui ont courait, il y a quelques jours, que trois squelettes de rempli une charrette tout entière. Dumollard, c’est femmes et un squelette d’enfant avaient été trouvés le nom du monstre. Or, il pouvait arriver qu’une dans les bois où la justice avait découvert les restes fois pris, le monstre se mît à rugir, à hurler, à blas- des trois servantes assassinées par Dumollard. phémer, à bondir sur son banc et à se tordre de rage; Je vous laisse à penser si l’imagination des gens ou bien qu’il révélât des crimes restés inconnus et du pays se donne carrière. 1867 L’AFFAIRE AVINAIN

La terreur de Gonesse

9 NOVEMBRE 1867 tement qu’Avinain était un ancien garçon boucher, Il paraît cependant que chez nos voisins d’Outre- dont les antécédents ne le recommandaient guère Manche cette exécution a fait généralement plaisir; GAZETTE DU PALAIS – Pour le moment, les cours et dont les allures étaient suspectes. ils aiment les émotions fortes et sont de l’avis de d’assises ne chôment pas et les condamnations à On l’arrêta ; on fit une perquisition chez lui ; on Perrin Dandin: « Bah! Cela fait toujours passer une mort foisonnent. On nous assure pourtant tous les retrouva des taches de sang, et, enfin, ce qui vaut heure ou deux! » jours que dans le meilleur des mondes possibles, mieux pour la conscience du juge, il avoua deux …………………………… celui où nous sommes, les hommes vont s’améliorant. crimes commis dans des circonstances identiques. Les exemples que nous avons sous les yeux seraient La cour d’assises de la Seine l’a condamné à mort: La bête féroce de nature à nous en faire douter. certes, je suis partisan de l’abolition de la peine de Avinain était un ancien garçon boucher; jeune mort, et je ne puis cependant regretter la condam- est encore une nature tendre que ce boucher. encore, il s’était fait condamner pour bon nombre nation prononcée contre Avinain. Quand l’atrocité C’Il a trouvé pour désigner sa façon d’opérer de méfaits dignes des plus audacieux. Les maisons du crime est poussée jusqu’où il l’a poussée, on est un euphémisme qui restera. Il n’assassinait pas, fi centrales lui avaient donné ce qui lui manquait près d’être de l’avis de ceux qui trouvent que, dans donc! Il désarticulait. Désarticuler est aimable. encore, et, après sa dernière condamnation, c’était un pareil cas, la mort est un supplice trop doux. Grâce à ce mot, le chourineur prend aussitôt des bien le plus atroce chenapan que la terre eût porté. Ce qui effraie la conscience lorsqu’il s’agit d’appli- allures de prosecteur. Le crime devient de l’anato- Pourtant, son temps était expiré, et il dut être rendu quer la peine de mort, c’est la pensée que, si une mie. Avinain fraternise avec Ambroise Paré. Quel à la société, à coup sûr peu désireuse d’entrer de erreur était commise, elle serait irréparable. Ici du monstre que ce boucher qui s’écrie, après chacun nouveau en relations avec lui. Il vint établir ses moins, en présence de l’aveu du coupable, corro- de ses meurtres: « Allons bon, voilà encore un mal- quartiers dans un endroit où son visage avait chance boré par toutes les preuves qui l’accompagnaient, heur d’arrivé ! » Avinain, d’ailleurs, ne restera pas. de n’avoir jamais été entrevu. Il loua une petite les juges ont pu quitter l’audience sans trouble et Il est repoussant, rien de plus. C’est la bête féroce maisonnette écartée, à proximité de la Seine; puis sans arrière-pensée. Mais l’autre semaine, les jurés elle-même. il procéda. Il se rendit à un marché voisin, s’aboucha de Londres ont condamné à mort un pauvre diable avec un brave homme qui venait vendre de la paille, qui, pendant toute la durée du procès, n’a cessé de discuta le prix de la charretée, finit par tomber d’ac- crier: « Je suis innocent. » Lorsqu’il a été condamné, cord, et finalement mit pour condition du marché il l’a répété encore. Amené sous la potence, il a « N’avouez jamais! » que la paille lui serait livrée à domicile. Duguet – continué de crier: « Innocent, innocent, je suis inno- c’était le nom du marchand – y consentit sans peine. cent. » Et là il a engagé avec le bourreau une lutte L’enquête sur le meurtre du « père On fait donc route pour le domicile d’Avinain; on qui a fini par sa pendaison, opérée à grand renfort Duguet » – un homme de 75 ans, y arrive; on s’y repose un instant; après une affaire des aides. La corde au cou, ce malheureux se débat- assassiné de dix-sept coups faite, c’est bien le moins qu’on boive un verre de vin tait encore et quand la planche lui a manqué sous de marteau puis dépecé – commença le ensemble. Duguet accepte; puis, le vin, ou plutôt les pieds, il criait toujours. Croyez-vous que ces jurés 28 juin 1867 avec la découverte d’un tronc quelque narcotique aidant, il tombe clans une sorte soient bien à leur aise, qu’ils vaquent sans remords mutilé près de Saint-Ouen. Jean-Charles- de somnolence. à leurs affaires, et qu’ils ne voient pas quelquefois Alphonse Avinain fut confondu par la vente le spectre de cet infortuné du cheval et de la charrette de sa victime, Il prend un couteau bien affilé pendu? Beaucoup d’entre ce qui permit de remonter jusqu’à lui. et procède à la désarticulation des eux, j’en suis sûr, étaient Au moment de son exécution à la prison membres avec une dextérité et des sceptiques qui riaient de la Roquette, celui qu’on avait surnommé un sang-froid que rien ne dément. des revenants; allez leur la terreur de Gonesse ou le boucher de demander à présent s’ils en Clichy-la-Garenne eut cette exclamation rient encore. restée célèbre : « Messieurs, n’avouez jamais! N’avouez jamais! ». C’est le moment qu’a guetté Avinain. Il se jette Un rare portrait d’Avinain, sans façon sur son hôte, et l’assomme net. Un homme la terreur de Gonesse. assommé ne laisse pas d’être embarrassant. Pour Avinain, c’est un enfantillage. Il prend un couteau bien affilé et procède à la désarticulation des mem- bres avec une dextérité et un sang-froid que rien ne dément. Il met soigneusement la tête d’un côté, les bras de l’autre, par ici les jambes, enfin le tronc. Cela fait, et ainsi démontée, la machine humaine ne tient pas beaucoup de place; il met chaque membre dans un sac particulier et va sur la berge les jeter de loin en loin dans la Seine. Malheureusement, la Seine ne garda pas le dépôt qui lui avait été confié, et elle rejeta sur son bord les membres épars qu’elle avait reçus. Étant donné que le crime avait été commis par une main exercée, les recherches se trouvaient circonscrites à un petit nombre de professions; le coupable ne pouvait être qu’un boucher ou un chirurgien. Il se trouvait jus-

9 I L’ILLUSTRATION • CRIMES, AFFAIRES ET FAITS DIVERS 1869 L’AFFAIRE TROPPMANN

Le massacre de Pantin

Un spectacle terrible d’abord vers le père, Jean Kinck et son fils aîné de Gustave Kinck, le fils! À cette nouvelle, un saisis- Gustave, tous deux disparus. Mais la découverte de sement indicible porte l’émotion à son comble. La 2 OCTOBRE 1869 la correspondance de la famille, conservée à son ville entière est atterrée. Plus de cinquante mille domicile, fait apparaître le rôle central d’un dénommé personnes se portent au champ du crime, et l’indi- émotion produite par le forfait de Pantin n’a Troppmann. gnation est telle que l’autorité ordonne, le lende- L’cessé de croître avec les péripéties de cette À peu de temps de là, le jeudi 23, un gendarme main 27, des fouilles profondes au moyen de trois épouvantable histoire, et partout ce sont les mêmes arrête dans un débit de boissons, au Havre, un indi- charrues, sur toute l’étendue du champ Langlois. exclamations de douleur, d’accablement et de pitié! vidu qui, au seul mot de Pantin, se jette dans un Cette scène des fouilles, que nous reproduisons, a Hâtons-nous pourtant de dire que, si le nombre des bassin et qu’un brave sauveteur, le calfat Hauguel, été des plus émouvantes. L’anxiété de la foule était victimes s’est encore accru, l’horreur produite par ramène sur un bateau au péril de sa vie. C’était excitée au plus haut point, et chaque incident du un tel massacre n’a plus le même caractère poignant l’ouvrier mécanicien Troppmann, le monstre qui a travail produisait dans les masses qui se pressaient que les premiers jours. La conscience et l’humanité commis, peut-être seul, et à dix-neuf ans, toutes ces derrière les soldats une sensation et un tumulte indes- se sont senties presque consolées en apprenant, scènes effroyables de cannibales. Troppmann est criptibles. Ces fouilles n’ont rien découvert, et, d’un par l’arrestation du principal assassin, que les mains trouvé nanti des titres de propriété de Kinck père, avis unanime, chacun demeure convaincu que le du père et du fils n’avaient pas trempé dans le sang et, ramené à Paris, il assiste impassible à la confron- père Kinck a été assassiné près de Guebwiller, à de ces martyrs. tation avec ses victimes. Il reconnaît qu’il a participé l’époque de son départ de Roubaix pour cette ville; Cette arrestation a été le point de départ de toute au crime; mais le misérable essaie encore de rejeter et c’est de ce côté qu’on espère le découvrir! la série des découvertes nouvelles qui ont fait sur le père et le fils Kinck toute la responsabilité du le jour dans les ténèbres de cette horrible histoire. meurtre. Vain subterfuge! L’opinion est désormais Résumons brièvement les faits jusqu’à présent fixée, et trois jours après, le dimanche 26, un hasard acquis à l’information. providentiel fait découvrir encore, dans le champ du Le 20 septembre, le cultivateur Jean-Louis Auguste crime, à Pantin, une nouvelle fosse à trente mètres de Langlois, venant bêcher son champ au lieu-dit du la première, et dans cette fosse un septième cadavre Chemin-Vert, près des Quatre-Chemins, à Pantin, qu’on reconnaît aussitôt, et qui n’est autre que celui y découvre une tranchée récemment creusée. En fouillant le monticule, le brave homme découvre Dans un champ de Pantin, bientôt un spectacle terrible: le bras, puis la tête la police exhume six corps ensanglantée d’un jeune enfant. La police, dépêchée appartenant sur place, exhumera six corps appartenant à la à la même famille. La famille Kinck. même famille: Madame Hortense Kinck et ses cinq enfants, âgés de 2 à 16 ans. L’enquête s’oriente tout

Le forfait de Pantin: fouilles à la charrue ordonnées par l’autorité dans la journée du 27 septembre sur le terrain du crime (dessin d’après nature par M. Blanchard). Une affaire mystérieuse

Jean-Baptiste Troppmann, un jeune Alsacien de dix-neuf ans monté à la capitale, se lie d’amitié avec Jean Kinck, originaire de la même région. Lui faisant miroiter une affaire de fausse monnaie, il réussit à l’attirer dans la montagne d’Uffholtz, et l’empoisonne dans ce lieu désert, le croyant porteur d’une forte somme. Puis, découvrant qu’il n’avait sur lui que 212 francs et une montre en or, il écrit à sa veuve « sous la dictée de Jean blessé à la main » pour qu’elle lui envoie par mandat les sommes qu’il escomptait. N’ayant pu récupérer ces sommes en se faisant passer pour le père Kinck, un homme d’âge mûr, il attire alors en Alsace Gustave, le fils aîné. Mais ce dernier, pas plus que son père, n’a apporté l’argent. Les deux hommes rentrent ensemble à Paris, après que Troppmann ait convaincu Gustave d’écrire à sa mère pour qu’elle les y rejoigne. Puis il poignarde le malheureux à Pantin, dans le champ de Langlois. La mère, venue avec tous ses enfants sauf le dernier laissé en nourrice, retrouve Troppmann à la gare et accompagne celui-ci en confiance jusqu’à La découverte du huitième cadavre. En haut: emplacement où a eu lieu la découverte du corps de Kinck père, dans la forêt de Herrenfluh. Pantin, où toute la famille est massacrée Ci-dessus: transport du corps de Kinck père, après la levée du cadavre (dessins d’après nature par M. Blanchard); à droite: portrait de Jean-Baptiste Troppmann. dans des circonstances effroyables. L’affaire tiendra la police et l’opinion en haleine jusqu’à la découverte des corps Tel est jusqu’à ce jour ce forfait devant lequel 25 DÉCEMBRE 1869 de Jean et Gustave Kinck et les aveux finaux l’opinion recule épouvantée. Et comment ne pas de Jean-Baptiste Troppmann, qui sera exécuté gémir de voir en pleine civilisation des scènes de est toujours au tour de Troppmann d’occuper de 19 janvier 1870. Le Petit Journal, ayant sauvagerie féroce, et aux portes de Paris des crimes C’les échos du Palais. Pour l’instant, c’est à qui suivi l’affaire depuis ses débuts et y consacrant qu’on ne commettrait pas chez les Peaux-Rouges? le verra juger. Le président des assises ne sait de nombreuses unes, verra ses ventes Comment ne pas s’attrister de cette démoralisation auquel entendre, tant il est accablé de demandes. décupler (de 50000 à 500000 exemplaires qui atteste d’une façon si lamentable l’envahisse- Les dames surtout sont acharnées! Voir Troppmann, par jour). Mais l’affaire reste mystérieuse: ment des appétits matériels, et qui montre la foule c’est leur rêve! Elles ne demandent pas d’autres Troppmann a toujours dit avoir fait partie parisienne, cette foule des habitués de la guillotine, étrennes. C’est qu’il s’agit là d’une fête véritable, et d’une « société secrète » et ne pas avoir agi se porter à Pantin comme à une partie de plaisir. quelle fête! Jugez donc! Les récits de ses meurtres seul, ce qui semble logique. Comment un C’est là le spectacle que présentait, lundi dernier, par le meurtrier lui-même! Que de détails palpitants! homme seul aurait-il pu égorger ou étrangler le champ Langlois. Si d’un côté l’on voyait s’agiter Entendre de sa bouche qu’il s’y est pris comme ceci, six personnes en plein champ, sans qu’aucun un peuple frémissant de colère, de l’autre, on voyait et puis comme cela, qu’il a donné tant de coups de ne parvienne à donner l’alerte? Peut-être se promener, comme à la fête de Saint-Cloud, des couteau! Comme on frémira! Ensuite on procédera s’agissait-il d’une bande de faux-monnayeurs curieux blasés qui cherchaient une distraction. à l’examen des pièces de conviction ! Un huissier ou même, à quelques semaines de la guerre N’est-ce pas le cas de rappeler le mot du poète. prendra alors une à une les nippes des victimes. franco-prussienne, d’une affaire d’espionnage, étouffée par le gouvernement: Jean Kinck Triste, triste, triste! La robe de la pauvre Mme Kinck, la redingote de son mari, les blouses des petits, la casquette du grand. aurait découvert des plans d’invasion 11 DÉCEMBRE 1869 Et tout cela souillé, taché, maculé de sang ! Enfin, prussienne et Troppmann serait un tueur dans un bocal on entreverra les entrailles de Kinck au service des Allemands. e grand drame va se dénouer à la fin du présent père, soigneusement examinées par les chimistes Quant à la « fosse de l’horreur » de Pantin, Lmois. Le huitième cadavre est retrouvé dans experts, et soigneusement remises en bouteille avec elle deviendra pour un temps un lieu la tragédie Troppmann, celui de Jean Kinck père. cachet et ficelle par-dessus. Voilà ce que promet la de promenade pour les Parisiens en quête Nous vous donnons les deux dessins qui reproduisent session prochaine! Et voilà ce que plus de deux mille d’émotions fortes, auprès de laquelle des cette lugubre scène. Les huit victimes sont donc en personnes grillent de voir. colporteurs peu regardants vendaient des présence de leur bourreau, et la cour d’assises va Allons! Avouez que nous sommes féroces, en dépit objets ayant appartenu à la famille massacrée. demander compte à ce misérable de ses forfaits! de toute notre civilisation. 11 I L’ILLUSTRATION • CRIMES, AFFAIRES ET FAITS DIVERS 1882 L’AFFAIRE FENAYROU

Le crime du Pecq

à cette lugubre affaire qui vient de se terminer, que pour mémoire. Il résulte des débats que, dans Les faits pour les deux principaux accusés, par une condam- le drame, il n’a joué qu’un rôle de comparse, et nation capitale et par une condamnation aux tra- l’on s’est généralement accordé à reconnaître que Le 18 mai 1882, le cadavre vaux forcés à perpétuité. La première condamna- sa part de collaboration a été suffisamment payée de Louis Aubert est retrouvé sur tion a frappé le mari, la seconde la femme. Ce n’est par les sept années de travaux forcés qui lui ont l’île Corbière, dans la commune pas sans murmures, on le sait, qu’a été accueilli été infligés. du Pecq (Yvelines). L’homme est nu, ligoté ce verdict par la foule qui remplissait la cour d’as- De nos deux dessins, l’un (en page de droite) avec un tuyau de plomb. Il aurait été tué sises de Versailles. représente le banc des accusés, vus de face, et à coups de marteau puis achevé par plusieurs Deux opinions diamétralement opposées se trou- derrière lesquels sont placés les divers représen- coups de canne-épée. L’enquête s’oriente vaient en présence. Les uns, et c’était le plus grand tants de la presse. Chacun des accusés est assis rapidement vers Martin Fenayrou, ancien nombre – d’accord en cela avec l’accusation – entre deux gendarmes. Dans notre second dessin employeur de Louis Aubert. Avec la chargeaient de toute la responsabilité du crime (ci-dessous), on voit la cour à droite, le jury à complicité de son frère Lucien, il aurait Mme Fenayrou. Furieuse d’être abandonnée par gauche. Au premier plan, nous retrouvons les accu- attiré celui qu’il considère être l’amant de Aubert qui songeait à se marier et pour se venger, sés, mais vus de dos. Devant la cour, sur une table, sa femme dans un véritable guet-apens avant elle aurait, selon eux, avec une adresse diabolique, sont disposées les pièces à conviction: une moitié de le tuer et de jeter son corps à la Seine. excité, poussé, affolé son mari, lui aurait suggéré du crâne d’Aubert, le marteau, instrument du crime, l’idée du guet-apens de Chatou, tout en lui laissant le tuyau de plomb avec lequel a été lié le cadavre, croire que l’initiative était venue de lui, et qu’en et, au pied de la même table, l’élégante petite le suivant elle ne faisait que céder à sa pression voiture qui a servi à le transporter jusqu’au pont Le procès Fenayrou toute puissante. de Chatou. Les autres, au contraire, ne voulaient voir en elle 19 AOÛT 1882 qu’une femme faible qui, tremblante de peur pour elle et pour ses enfants menacés, n’avait conduit un des plus dramatiques qui se soit depuis que forcée et contrainte la victime au bourreau. La gloire des Fenayrou L’longtemps déroulé devant une cour d’assises Quelle que soit, de ces deux manières de voir, la française, et dont se soit émue l’opinion publique. vraie, toujours est-il que le jury a adopté la seconde, endant que j’écris, une rumeur monte vers moi C’est à ce titre que nous avons cru devoir nous en et qu’il a répondu en conséquence aux questions Pdu port où les pêcheurs bavardent. occuper. Trois de nos dessins sont donc consacrés qui lui étaient posées. Nous ne parlons du frère — Eh! bien?… À combien? — À combien? — Oui. Voyons, le savez-vous? Ces braves gens ont l’air très affairé. J’entends leurs voix grossir lorsque l’un d’eux a dit le chiffre demandé et je m’imagine qu’il s’agit du prix courant des sardines, que l’abondance d’anchois formant dans la baie une sorte de couche épaisse empêchent de monter à la surface, ce qui fait monter jusqu’à cinquante francs le prix du mille de sardines. « À combien? Voulez-vous savoir à combien? Et tout aussitôt, il répète ces mots qui maintenant m’arri- vent distinctement: — Le mari à mort, la femme à perpétuité! Ce que c’est pourtant que la gloire! Ces pêcheurs de sardines qui ne connaissent point Lamartine et ne soupçonnent pas l’existence de M. Renan s’in- quiètent du ménage Fenayrou et ce n’est point du tout le résultat de leur pêche qui les enfièvre ainsi, à deux pas de leurs bateaux. Non, c’est le résultat du procès, le verdict du jury. Les Fenayrou peuvent se vanter d’avoir intéressé la France, la semaine passée, autant et plus que Ponson du Terrail le fit au temps des exploits de Rocambole. Je n’ai pas assisté au procès mais je veux retenir de sa lecture attentive une observation absolue, c’est que Rabelais a parfaitement raison: le rire est le propre de l’homme. Jetez un coup d’œil rétrospectif

L’interrogatoire. Ci-contre: séance d’ouverture du procès Fenayrou à la cour d’assises de Versailles (d’après un croquis de M. Gaildrau). Le couple Fenayrou.

Hilarité générale

21 OCTOBRE 1882

e procès Fenayrou a été la stupéfaction du der- L nier jour de la semaine passée. Je ne soufflerais mot certainement du verdict du jury de la Seine s’il ne montrait une fois de plus combien ce je-ne- sais-quoi de délicat et de subtil qui s’appelle le sens moral reçoit de plus en plus des égratignures et des coups d’ongle. Lucien Fenayrou est acquitté. Bon. Sa femme s’évanouit, c’est tout naturel. On met le condamné de Versailles dans un fiacre et ses amis l’accompagnent. Passe encore. Mais ces amis poussent des vivats devant la voiture qui emporte le frère de Marin Fenayrou. Cela, c’est un peu excessif. Voilà des amis indulgents. Qui disait donc que l’amitié était un vain mot et qu’elle n’existait plus en ce monde? Ces pousseurs de vivats ont prouvé le contraire, il y a huit jours. Mais dorénavant nul homme au monde ne devra se montrer trop fier s’il est acclamé à un moment quelconque de sa vie. Le vivat n’est plus une denrée très rare. On la distribue un peu à tort et à travers et on l’offre géné- reusement à qui en veut. Vous criez vive le roi dans Le banc des accusés au procès Feynarou. un banquet légitimiste? Vivat. Vive l’empereur dans Couverture de L’Illustration du 19 août 1892. un banquet bonapartiste? Vivat. Vive la République modérée ou radicale, selon les milieux et le méri- dien? Vivat. Vous avez figuré, à côté de votre aimable sur les colonnes des journaux qui publiaient les y a des témoins bien étonnants. Par exemple, ce frère, dans un des plus répugnants procès de ce débats de l’affaire et vous serez frappé de la quan- coiffeur, désormais légendaire, qui parlant de temps? Vivat. tité de gais mouvements d’audience indiqués entre Gabrielle Fenayrou, ce démon de douceur, dit: Vivat, vivat et toujours vivat. L’heure où nous deux parenthèses: (Hilarité prolongée). (Rires). (On « Elle est allée vers la route du crime aussi facilement sommes est particulière en cela qu’il y a toujours rit). (Hilarité générale). C’est extraordinaire. On a qu’elle serait allée au chemin de la vertu! » Que quelqu’un pour y crier, à tort et à travers, vive n’im- devant soi des coquins fieffés, plus hideux qu’amu- voulez-vous? Oui, je le reconnais, c’est charmant. porte quoi… sants, on peut voir, sur la table, parmi les pièces à Mais l’hilarité générale ne m’en semble pas moins conviction, un morceau du crâne de l’homme tué; déplacée. – la nature humaine étale là le plus curieux spécimen Il y a aussi cet ami de Fenayrou qui nous a donné Tout d’abord condamné à mort, d’infamie naïve profonde, éclatante. Et l’on rit. On un aimable portrait du personnage: « Le lendemain Martin Fenayrou voit sa peine vient pour rire. du crime, il est venu à l’atelier. Il paraissait fatigué. commuée en travaux forcés. Son — Il faut du comique dans les drames pour qu’ils Il a chanté une chanson : Où allez-vous, M. le curé? épouse est punie de la même peine alors que réussissent, dit le vieux Dennery. Oh! C’est un garçon très doux! » Tout bonnement leur complice, Lucien Fenayrou, est acquitté. Les assassins se chargent du drame. Les spectateurs ravissant, cela. Quelle chanson eût donc chanté et les témoins y mettent le comique. Le fait est qu’il Fenayrou s’il n’eût pas été très doux? 13 I L’ILLUSTRATION • CRIMES, AFFAIRES ET FAITS DIVERS 1885 L’AFFAIRE PEL L’empoisonneur en série de Montreuil

Les faits

À la suite à la disparition de sa maîtresse, Élise Boehmer, l’horloger Albert Pel comparaît devant la cour d’assises de la Seine en juin 1885. Déjà plusieurs fois soupçonné d’empoisonnement – envers sa mère, sa première et sa seconde épouse –, Pel est accusé de sept meurtres, mais en fin de compte seul le dernier, celui d’Élise Boehmer, empoisonnée puis dépecée et brûlée dans un poêle, sera retenu. Un vice de forme lors du procès et l’absence de preuves incontestables lui permettent d’échapper à l’échafaud. Le 9 juin 1924, il meurt au bagne de Nouvelle-Calédonie à Bourail, après quarante ans de détention. Lors de l’affaire Landru, en 1919, la similitude des comportements meurtriers des deux hommes, ainsi que leur détachement lors de leur procès, fut largement commentée.

L’horloger Pel

13 JUIN 1885

ar on va juger demain l’horloger Pel, celui Cqu’on a accusé d’avoir fait carboniser sa femme dans un poêle. L’horloger Pel a même fait frissonner les âmes délicates. À en croire les reporters, ce serait une façon d’halluciné fantastique poursuivant on ne sait quelle chimère monstrueuse. J’ai même lu – ce qui est charmant – cette phrase étourdissante dans un article consacré à l’horloger Pel : « Qui sait si cet homme n’est pas un précurseur de la science?» Précurseur, avouez-le, est joli. On tue une femme, on la pousse, par fragments, dans un poêle, à l’état de copeaux humains, on la réduit en cendres et Empoisonneur et brûleur de cadavres lorsque le juge d’instruction vous interroge: — Mais, pardon, Monsieur le juge, j’étais un cher- cheur, tout simplement! Un précurseur! Je voulais 20 JUIN 1885 lorsque vous faisiez brûler les corps dans votre savoir s’il est vrai que le corps humain puisse, poêle. comme on l’a dit, brûler par une combustion spon- n événement extraordinaire, c’est la cause, — C’est que je crains les courants d’air qui donnent tanée. Eh! bien, mon bon juge, l’expérience est faite; Udésormais célèbre, de l’horloger Pel. Pel, empoi- des névralgies! la preuve qu’un corps ne peut pas brûler spontané- sonneur artiste et brûleur de cadavres, a de chauds Oh! Il ne s’est pas démenti ! Pour être un homme ment, c’est qu’il m’a fallu deux jours pour obtenir la partisans encore, des partisans presque aussi chauds fort, c’est un homme fort! Mais un homme fort peut combustion de ma femme. C’est décisif. La science que les poêles où il faisait incinérer ses victimes. être aussi un homme fort coupable et le jury a été me doit des remerciements. Croire à l’honnêteté de Pel est pousser le paradoxe de cet avis. Et cela paraît si étrange aujourd’hui, Précurseur, l’horloger Pel est aussi un simple un peu loin. un jury qui a le courage de condamner, qu’il s’est traducteur. On dit couramment, d’un être qui vous Je sais bien que l’horloger, l’autre jour, avait trouvé des gens pour crier à l’exagération. ennuie: « Il me fait mourir à petit feu! » Pel a tout réponse à tout: — En somme, a-t-on la preuve du crime? bonnement mis l’expression en pratique. C’est — On a trouvé du sang sur vos murs! Il est évident qu’on n’a pas saisi Pel en flagrant un calomnié. On lui élèvera peut-être, un jour, — C’est que je saignais du nez! délit d’empoisonnement mais on est, je pense, à une statue. — Vous bouchiez vos fenêtres avec des tapis peu près certain, que les victimes sont mortes, bien Un personnage macabre

uelques explications sur les deux dessins que Qnous avons consacrés à cette cause désormais célèbre. L’un d’eux représente l’aspect du prétoire, encombré par les pièces à conviction, bocaux, éprouvettes, ustensiles de chimie, disposés sur une table. En arrière de cette table étaient placés deux poêles, dont l’un avait été saisi au domicile de Pel et l’autre construit par ordre des experts, sur un modèle exactement semblable, pour démontrer la possibilité d’y incinérer un cadavre. Sur ce poêle un paquet oblong, ficelé et scellé, contenant des linges et autres pièces à conviction. Le portrait de Pel, dessiné à l’audience, reproduit exactement la physionomie étrange du condamné. D’une maigreur véritablement phénoménale, Pel ressemble à un de ces per- sonnages fantastiques créés par l’imagination macabre d’Hoffmann. Placé au banc de la presse, tout à côté de celui de l’accusé, notre collaborateur Renouard put étudier à loisir cette physiono- mie extraordinaire, sans parvenir à surprendre une trace d’émotion sur cette face immobile de squelette vivant. « La peau, nous dit-il, est tellement collée aux os, qu’il ne reste littéralement plus de muscles capables de donner au visage une expression. Au moment du verdict, je l’observai attentive- ment, curieux de savoir si cette im- passibilité ne se démentirait pas. Un soubresaut des épaules, une exclamation étouffée, un imperceptible mouvement de la bouche, ébauche de ce rictus Cour d’assises de la Seine: le procès Pel. des condamnés à mort que connaissent bien les À droite: M. Pel (dessins d’après nature de M. Renouard). habitués de la cour d’assises, voilà tout ce que je pus Notre collaborateur Renouard put étudier à loisir cette physionomie extraordinaire, sans parvenir à surprendre une trace d’émotion constater et encore tout cela fut si insaisissable que sur cette face immobile de squelette vivant. je fus probablement seul à pouvoir le remarquer. » mortes, intoxiquées et carbonisées. Il faut recon- Il faut reconnaître que naître que le physique de Pel n’a pas peu contribué le visage sinistre de Pel à sa condamnation. Le visage est sinistre. M. Albert n’a pas peu contribué Bataille l’a comparé fort justement à Méphistophélès. à sa condamnation. Supposez que l’horloger eût la figure paterne et rougeaude d’un bon bourgeois du Marais, il est bien possible que certains membres du jury eussent hésité à prononcer le fameux « oui, il est coupa- ble! » — Un scélérat, disait à ce propos une dame écer- velée, devrait toujours avoir la précaution de choisir un visage d’honnête homme! 15 I L’ILLUSTRATION • CRIMES, AFFAIRES ET FAITS DIVERS 1887 L’AFFAIRE PRANZINI Le triple meurtre de la rue Montaigne

Les faits

Aventurier de haut vol, Henri Pranzini, né à Alexandrie de parents italiens, fut tour à tour employé des Postes égyptiennes, interprète sur un paquebot, soldat de l’armée britannique au Soudan et probablement souteneur, ce qui lui valut de connaître une « cocotte » qui se faisait appeler Régine de Montille. Le 17 mars 1887, la courtisane est retrouvée morte dans son domicile parisien, égorgée puis décapitée, de même que sa bonne et la fille de celle-ci, âgée de neuf ans. Ses bijoux et une forte somme d’argent ont été dérobés. Ces bijoux trahiront Pranzini, réfugié à Marseille, alors qu’il essaie de les écouler. Arrêté le 21 mars, il est confondu au terme d’une longue enquête qui utilisera tous les moyens de la police La chambre à coucher, le lendemain matin, après le triple assassinat. scientifique encore balbutiante: avant la première, la grande première, de l’affaire Le procès Pranzini empreintes Pranzini? Il paraît que la salle entière de la cour digitales, analyse d’assises est prise d’avance comme un théâtre qui 16 JUILLET 1887 graphologique, donne une pièce signée de Dumas. « Nous refusons confrontations du monde! » disait un huissier avec cet air de fierté l fallait avoir un certain courage pour s’enfermer et reconstitutions. des buralistes dont on assiège le bureau de location. I entre les quatre murs d’une cour d’assises. Par une Il fait recette, Pranzini. Le président n’a plus le température sénégalienne, dans une atmosphère moindre strapontin à mettre à la disposition des étouffante et cela pour voir de près le personnage belles solliciteuses et je constate le fait cinq jours désormais célèbre – je n’ose dire immortel – qui Pranzini. avant l’ouverture des débats. Que sera-ce donc répond au nom de Pranzini. C’est pourtant ce qu’ont le jour même ! Il ne reste plus un strapontin à la fait, pendant quatre jours, de fort élégantes mondaines cour d’assises, les jours où l’on juge Pranzini, ce et des membres de la collection du Tout-Paris. qui n’arrive qu’à des dates assez peu fréquentes. Le sujet de tant de curiosités valait-il qu’on endu- Pranzini, d’ailleurs, n’est un industriel vraiment rât, pour le lorgner, la peine, le supplice de cette redoutable que pour une certaine catégorie de chaudière à laquelle M. le président Onfroy de L’aimable Pranzini citoyennes et, à tout prendre, je sais des rôdeurs Bréville donnait, de temps à autre, un peu d’air en parisiens qui inquiètent beaucoup plus que lui les suspendant l’audience! On pourrait dire que 9 JUILLET 1887 bonnes gens de la ville de Paris. Pranzini a ajouté un type nouveau à l’histoire du L’autre soir, place Saint-Georges, des promeneurs crime. Assez vulgaire en somme et d’un intérêt n va assez reparler, dans peu, de l’aimable ont été attaqués par une bande de voyous, et médiocre, cet assassinat de la rue Montaigne ne O Pranzini, à qui les juges tiennent à demander l’ombre de M. Thiers a dû tressaillir, en entendant laissera un souvenir un peu original que par le raison de ses peccadilles. J’avais jadis un vieux devant sa maison les cris de cette poignée de « vile nombre des victimes et le caractère international domestique qui, je ne sais comment, s’était trouvé multitude ». Il paraît que ces batailleurs de la rue du meurtrier. en relations avec Lacenaire. Un maréchal du crime, se réunissent dans une taverne du voisinage et il L’internationalisme, qui est la marque spéciale ce Lacenaire, comme Pranzini! Lorsque mon domes- faut bien convenir que tous ces restaurants de nuit, de la société actuelle se retrouve, à peu près main- tique en parlait, il s’attendrissait, il haussait les brasseries ou auberges, sont autant de refuges tenant, dans toutes les affaires de ce monde, et du épaules d’un air de pitié et avait une touchante bizarres où se rassemblent des êtres qui se ressem- monde. Le « rastaquouérisme » est à l’ordre du façon de dire: blent: les rôdeuses et leurs complices. jour. Eh bien, il y a chez Pranzini du rastaquouère — Ce n’était pas un méchant garçon, Lacenaire, Pranzini travaillait à domicile. Il allait en ville. de bas étage. Quel roman que sa vie! Avez-vous mais voilà: il a fait quelques bêtises! Mais la rue de Paris a ses fauves et ses détritus, bien lu l’acte d’accusation qui relate sa biographie? C’est de quelques bêtises du même genre que rôdeurs de nuit, cochers de nuit, papillons de nuit Italien, mais élevé à Alexandrie par des frères de les juges vont demander compte à Pranzini. Mais, et autres noctambules qui pullulent dans notre la Doctrine chrétienne, sachant toutes les langues, à propos, est-ce que la commission supérieure des aimable cité. Les badauds s’amusent et les rôdeurs ou à peu près, depuis l’argot jusqu’à l’hindou, il théâtres va faire une inspection au Palais de justice abusent. organise des caravanes pour le Turkestan ou le L’interrogatoire de Pranzini. Photos anthropométriques d’Henri Pranzini faites le 28 mars 1887.

Béloutchistan, il sert d’interprète au général mais le « rastaquouérisme » devait nécessaire- que cet œil a fascinées, et qu’on a appelées assez Wolseley dans le Soudan, au général Skobeleff ment avoir, un jour ou l’autre, son grand criminel, spirituellement des « pranzineuses ». De bonnes dans les Balkans, il fréquente les hôtels continen- comme il a ses petits fripons. C’est un produit tout âmes, faciles à l’émotion, se sont attendries sur la taux où les jeunes Américaines ajoutent le flirtage à fait moderne, contemporain – daté de 1887 – « très honnête femme » qui s’est laissée induire en et mieux encore aux impressions de voyage; il fait que ce faux gentleman Pranzini, comme Lacenaire, tentation par ce drôle. Mais je me demande quelle partie du gratin de Paris, se montre aux expositions faux poète romantique, était daté de 1830. est la « très honnête femme » qui accepte d’un des Mirlitons, à l’orchestre des Français, aux grandes inconnu des rendez-vous dans un passage. Elle doit journées des champs de courses. Au total, voulez-vous mon avis ? être un peu parente des « honnestes dames » de D’où sort-il? D’où vient-il? On l’ignore. Il a des Vulgaire, très vulgaire, ce séducteur, Brantôme, et je ne puis expliquer sa faiblesse que amis intimes qu’il ne connaît que par leurs prénoms, et je méprise assez celles que par cet autre mot, aussi à la mode que le « rasta- Alfred ou Ernest, et qui le présentent, sans savoir cet œil a fascinées. quouérisme » – l’atavisme. qui il est, à des dames de Montille. À ses doigts des bijoux; à ses pieds, pas de chaussettes. Un bout de mouchoir sortant de la poche de sa jaquette et, dans Quant à l’homme même, je l’ai bien étudié, ce Pranzini fut guillotiné le 31 août son misérable logis – lorsqu’il a un logis – pas de linge. Pranzini. Joli garçon, mais d’une gentillesse affectée, à la Grande Roquette. En prison, Et cet homme va, vient, papillonne, tourbillonne, caressante et féline, la voix douce, enveloppante, il avait été visité par Marie-Françoise guette les bonnes fortunes, cherche l’occasion, attend avec cet accent douillet des Italiens parisianisés. Thérèse Martin, la future sainte Thérèse sa belle, comme disent les joueurs. Mise correcte. L’air d’un Anglais et la grâce molle de Lisieux, qui espérait sa conversion. Il tue parce qu’il ne faut pas laisser d’un Oriental. Si c’est là le type de Don Juan, tant pis pour Don Juan, et tant pis pour la fille du com- de témoins accusateurs. Il préférerait mandeur. Je ne sais où j’ai lu que l’œil seul de cet probablement séduire. homme laissait deviner parfois la férocité latente en ce charmeur à la main blanche, souple et souli- gnant la parole. Oui, cet œil est terrible. Il est clair, Cette belle, c’est ou le vol ou le meurtre, selon perçant, menaçant, railleur. Au-dessus de lui les la nécessité ou le hasard. Il tue parce qu’il ne faut sourcils se froncent. On ne l’entrevoit parfois, cet pas laisser de témoins accusateurs après l’aventure. œil, que sous une sorte de broussaille ou de bour- Il préférerait probablement séduire. Que la jeune relet de chair produit par les plis du front. Mais il Américaine, éprise des muscles internationaux est là, toujours inquiet, toujours éveillé, toujours et dégoûtée de la frivolité parisienne, ait épousé allumé et brillant d’une flamme blanchâtre, comme Pranzini, et Pranzini était établi quelque part, certaines lampes électriques. Singulier individu! dans le Kentucky, les pieds dans ses pantoufles et Tantôt, avec ses gestes insinuants et sa voix douce, racontant aux Yankees ses aventures asiatiques, il me fait songer à quelque commis en nouveautés et combien, en ces pays du Levant, la vie humaine poussant à l’article, tantôt, avec ce regard féroce pèse peu, la moralité ne pesant rien du tout. et ses pommettes saillantes, il me semblait une Et quand je pense que dans le fouillis de notre façon de Kalmouk en colère. Jusque sur cette face Tête de pipe. Parmi les collectionneurs de pipes, les uns ont une prédilection internationalisme parisien, le type Pranzini existe à l’internationalisme se rencontre. pour les pipes fumées par des hommes illustres; les autres recherchent surtout les modèles artistiques ou d’un intérêt ethnographique; d’autres enfin, en donnant des exemplaires multiples ! Certes, tous les rasta- Au total, voulez-vous mon avis? Vulgaire, très la préférence aux « têtes », se constituent un véritable musée des célébrités. quouères ne vont pas jusqu’au couteau de boucher; vulgaire, ce séducteur, et je méprise assez celles Ci-dessus: une insolite pipe Pranzini parue dans L’Illustration du 4 janvier 1902. 17 I L’ILLUSTRATION • CRIMES, AFFAIRES ET FAITS DIVERS 1888 L’AFFAIRE PRADO

Le prince bandit

Habile à toucher le cœur de la femme comme le Bien différente était son attitude en présence de Les faits premier, enveloppant d’un voile mystérieux, ainsi que Mauricette Couronneau! Les brusques emportements le second, son origine et son passé, Prado a éclipsé que faisaient jaillir les vives attaques de Mauricette, En janvier 1886, une danseuse leur souvenir à tous deux par la manifestation d’une dans son langage pétulant de petite modiste éman- de music-hall, Marie Aguétant, est vive intelligence, qui ne s’est démentie ni pendant cipée, laissaient encore percer un reste d’amour, retrouvée morte, la gorge tranchée. l’instruction du procès ni au cours des débats. Certes, exaspéré par la jalousie… L’auteur du crime n’est interpellé qu’en à voir tout d’abord son masque vulgaire et dur, Si Prado porte sa tête sous le couperet, c’est peut- novembre 1887, en possession des bijoux qu’éclairent, de leur regard froid et perçant, de petits être la pensée de Mauricette aux bras d’un autre de la victime. Aventurier haut en couleur, yeux bridés, enfoncés dans leur orbite et comme qui lui sera la plus cruelle torture! Luis Federico Stanislas « Prado di Mendoza » embusqués sous l’arcade sourcilière, on ne s’explique Linska y Castillon, dit Prado, est jugé avec guère comment il a pu tour à tour attacher à sa for- Un sujet de plaisanterie ses complices et membres de sa bande, dont tune, par les liens du sentiment et des sens, Dolorès deux femmes, Mauricette Couronneau et de Marcilla – l’épouse abandonnée –, Eugénie 12 JANVIER 1889 Eugénie Forestier, suspectées d’avoir vendu Forestier, Mauricette Couronneau, trinité amoureuse les bijoux volés. dont l’apparition devant la cour d’assises n’a pas e peuple le plus délicat de l’univers a trouvé, été un des côtés les moins curieux de cette affaire, Lcette semaine, l’occasion de prouver sa lourdeur. désormais fameuse. Mais qu’il se lève et qu’il parle, On a inventé la question Prado. Au lieu de laisser en La moustache et une sorte de transfiguration, qui donne la clé de paix ce triste aventurier, on vend, sur les boulevards, l’énigme, s’opère aussitôt en Prado. Sa voix aux molles une petite guillotine dessinée sur un carton et portant de Prado inflexions, la caresse traînante de son accent légè- ce titre: Question du jour, et ce point d’interrogation: rement exotique, la fécondité d’une imagination Où est Prado? Le dessin est exact, la guillotine est 14 JUILLET 1888 servie par une parole, tantôt chaude et colorée, tan- graphiquement parfaite. Seulement on ne voit point tôt aiguisée d’une pointe d’ironie narquoise, mais Prado. On le cherche sous le couteau, dans le panier, a moustache est un péril à certains moments. toujours facile et d’une correction à peu près irré- dans la lunette. Point de Prado. Ce n’est que dans LC’est à la moustache que l’Espagnol Prado aurait prochable, révèlent le charme particulier auquel il un coin d’un des montants de la machine qu’on été reconnu pour être le meurtrier de Marie Aguétant, doit, à n’en pas douter, ses meilleures conquêtes découvre, parmi les hachures de l’ombre, ce nom : cette fille assassinée à coups de poignard japonais. féminines. Prado. Et voilà qui divertit certaines gens, et c’est là Ah! les amateurs de causes célèbres vont avoir là Prado était à l’aise sur le banc des accusés comme le passe-temps des familles. La guillotine devenant des émotions! Pranzini n’était un comédien consommé sur la scène, en face d’un un joujou et Prado un sujet de plaisanterie, c’est qu’un pleutre comparé à l’aven- public familier. D’un inaltérable sang-froid allié à assez ironique. Sans compter le roman inventé sur turier Prado, officier carliste, une de ces présences d’esprit que rien ne décon- les origines de ce Prado, qui serait le fils du président s’évadant de Saint-Sébastien certe, il se mouvait, au milieu des redoutables chefs d’une république de l’Amérique du Sud! avec la complicité du gouver- d’accusation relevés contre lui et des variations de Roman étrange qui pourrait s’appeler: feu Prado neur de la ville, puis devient ses systèmes de défense, avec une souplesse pro- à la recherche de son père. On pourrait le laisser bigame à Bordeaux, voleur de digieuse, donnant à ses explications les plus inat- dormir, cependant, au fond de la tombe de supplicié diamants à Paris, menant à tra- tendues je ne sais quel tour spécieux qui pouvait où il sommeille. Mais 1889 n’a pas encore produit vers le monde l’existence la plus produire l’illusion de la sincérité. C’était, entre lui d’assassin célèbre, et les clients de ces sortes de héros Prado lors de son arrestation. contrastée et la plus improbable. et M. le président Horteloup, dont le visage sévère s’occupent encore du meurtrier de l’an dernier, en Ces romanciers qui ont la pré- s’efforçait de ne pas trahir la stupéfaction, comme attendant mieux. tention d’écrire des romans! Le voilà, le vrai roman, un combat singulier, en champ clos, dans lequel il c’est la vie! Inventez donc Prado, ce métis de sang semblait plus d’une fois que la défensive fût impo- espagnol et de polonais! Balzac, à qui l’on dresse sée à celui-ci. une statue, avait deviné de pareils types, – mais Mais, pour Prado, l’ennemi, c’était surtout M. Guillot, Prado dépasse Balzac, et si M. Guillot n’avait pas le juge d’instruction. À l’entendre, M. Guillot s’était eu l’indiscrétion de traduire Prado en cour d’assises, servi de Mauricette Couronneau comme d’un ins- j’aurais demandé un socle, un monument, une sta- trument pour essayer de « lui arracher ses secrets ». tue pour Prado! M. Guillot, devant le jury, n’a pas eu de peine à mon- …………………………… trer l’inanité de cette accusation de complaisance traîtresse. Trilogie amoureuse Après M. Guillot, c’est Eugénie Forestier – la maîtresse, aujourd’hui accusatrice – qu’il charge le 17 NOVEMBRE 1888 plus de sa haine. Il fallait le voir, lorsque, droite dans son manteau de peluche loutre irréprocha- Prado marchant à l’échafaud. rado n’aura pas été un accusé banal. De mémoire blement ajusté, elle renouvelait, implacable, à la Pd’avocat parisien, on n’en vit jamais un au Palais barre des témoins, ses déclarations. Sous son regard, qui lui soit comparable. Il a laissé bien loin derrière en apparence indifférent, qu’il promenait vaguement Prado fut guillotiné à la prison de lui et Pranzini, l’astucieux Levantin, dont la renommée sur le pêle-mêle des objets encombrant la table des la Roquette le 28 décembre 1888. a été si retentissante, et Campi, le « chevaleresque » pièces à conviction: valises, boîtes de bijoutiers, sac Eugénie Forestier et Mauricette Campi lui-même, qui emporta si crânement dans éventré de Marie Aguétant, on voyait par instants Couronneau furent acquittées. la fosse des suppliciés le secret de sa naissance. passer comme un éclair de colère concentrée. L’abbé Crozes L’AUMÔNIER DES CONDAMNÉS À MORT

Il ne s’habituait pas à les voir mourir

3 NOVEMBRE 1888

l y a quelques années, lorsque les portes de la Roquette s’ouvraient, à l’aube, pour livrer passage à un condamné à la peine capitale, les Icurieux, groupés aux abords de la prison, remar- quaient un abbé en cheveux blancs, petit, fluet, le crucifix levé, marchant à reculons, comme s’il eût voulu cacher la guillotine à l’homme qui allait mourir. C’était l’abbé Crozes. Jamais il ne manquait à ce devoir. Sa longue expérience des misérables lui avait appris l’instinct puissant qui fait aimer la vie aux plus coupables, aux plus déchus. Pendant vingt-deux ans, de 1860 à 1882, l’abbé Crozes avait conduit plus de cent condamnés au supplice. Il ne se rebutait contre aucun obstacle, visi- tant les prisonniers les plus irascibles, les criminels les plus endurcis, gagnant la confiance des uns et des autres par une parfaite égalité d’humeur, par une complaisance qu’aucune démarche délicate des familles ne parvenait à lasser.

Pendant vingt-deux ans, de 1860 à 1882, l’abbé Crozes M. l’abbé Crozes a conduit plus de cent condamnés au supplice.

Ci-contre: la guillotine de la prison de la Grande Roquette.

Il aimait ces malheureux et c’est probablement pour cela qu’eux aussi finissaient par l’aimer et par l’écouter. Lui ne s’habituait point à les voir mourir. Chaque exécution lui causait une douleur nouvelle; il l’a raconté lui-même: ce n’est qu’à force de volonté qu’il parvenait à maîtriser son émotion devant la mort. Un préjugé, assez répandu, consiste à croire qu’avant de le conduire à l’échafaud, on donne un cordial au condamné. C’est une erreur, et M. Crozes le savait bien. Lorsque le fiacre 148 allait le chercher à sa demeure, située à l’extrémité de la rue de la Roquette, non loin du Père-Lachaise, il avait toujours le soin, avant d’y monter, de se munir d’un peu de cassis mélangé à de l’eau-de-vie, pour l’offrir au prisonnier. M. Crozes était âgé de quatre-vingt-deux ans. La fatigue l’avait obligé à résigner ses fonctions en 1882. C’est dans la chapelle de cet établissement qu’ont été, par son successeur à la Roquette, M. l’abbé Faure, célébrées ses obsèques, auxquelles assistaient, sous la conduite de leurs surveillants, presque tous les prisonniers de la Roquette. 19 I L’ILLUSTRATION • CRIMES, AFFAIRES ET FAITS DIVERS