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JEANNE MATHIEU-LESSARD

ENTRE STABILITÉ ET MOUVEMENT : L’OSCILLATION SPATIALE DANS LE DIPTYQUE WANT DE

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

DÉPARTEMENT DES LITTÉRATURES FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2011

© Jeanne Mathieu-Lessard, 2011

RÉSUMÉ

Ce mémoire propose l’analyse de chansons extraites du diptyque Want (formé des albums et ), de l’auteur-compositeur-interprète Rufus Wainwright, en regard des relations entre l’énonciateur et l’espace. La notion d’oscillation spatiale, définie en introduction, est au cœur de la situation de l’énonciateur et se déploie sous de multiples formes dans les cinq chansons à l’étude. « Oh What a World » et « I Don’t Know What It Is » sur Want One, « Hometown Waltz », « Memphis Skyline » et « Old Whore’s Diet » sur Want Two, ont été choisies pour la façon dont la relation à l’espace y agit de même que pour leur emplacement dans l’ensemble. La position de l’énonciateur mise en évidence dans chaque analyse s’inscrit au sein d’un parcours, que l’étude préliminaire du paratexte des albums aura d’ailleurs mis en évidence.

ABSTRACT

In this dissertation are analysed five songs from the singer-songwriter Rufus Wainwright’s diptych Want (composed of Want One and Want Two), with regards to the relationship between the protagonist of the songs and the space. The notion of « spatial oscillation », of which a definition is given in the introduction, is central to the protagonist’s conflicting state and adopts various forms in the five songs analysed. « Oh What a World » and « I Don’t Know What It Is » on Want One, « Hometown Waltz », « Memphis Skyline » and « Old Whore’s Diet » on Want Two, have been selected for the way in which they deal with spatial relations, as well as for their location in the diptych. The protagonist’s position, highlighted in the five analyses, evolves throughout the diptych ; the preliminary analysis of the paratextual apparatus underlines this progression.

REMERCIEMENTS

Le chemin parcouru depuis le jour où l’idée de travailler sur Wainwright m’est venue n’a pas suivi de tracé rectiligne. Je remercie infiniment ma directrice, Chantal Savoie, pour m’avoir guidée dans ce parcours et pour m’avoir permis d’y voir de plus en plus clair.

Merci à Anthony Glinoer de l’Université de , au Bureau International de l’Université Laval et à tous ceux de Knox College, qui m’ont permis de vivre à Toronto un séjour d’écriture ressourçant. Je suis reconnaissante envers le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de Recherche pour la Société et la Culture du Québec (FQRSC) pour leur appui.

Je remercie mes parents pour m’avoir inculqué ce désir d’aller plus loin, et pour leurs encouragements, en toutes circonstances. Merci à toute ma famille et à mes amis.

Enfin, merci à Julie St-Laurent pour le partage de ta passion pour l’univers de Wainwright ; à Stéphanie Desrochers, pour cette chambre à soi offerte en fin de parcours ; et à Nicolas, pour tes conseils, et tout le reste.

TABLE DES MATIÈRES

Résumés ...... iii

Remerciements ...... v

Table des matières ...... vi

Liste des tableaux ...... viii

0. Introduction ...... 1 0.1 État de la question ...... 2 0.2 L’oscillation spatiale et la paratopie ...... 3 0.3 Cadre théorique et méthodologique ...... 4 0.4 Déroulement ...... 6

1. Vue d’ensemble : les motifs, images et mouvements qui traversent le diptyque ...... 8 1.1 Les couvertures : cohésion et dédoublement ...... 9 1.2 Le personnage masculin et les motifs de la quête et de l’errance ...... 10 1.3 Le personnage féminin et les motifs de l’attente et du rêve ...... 12 1.4 L’unité du diptyque : au-delà d’une division stricte entre pôles masculin et féminin ...... 15 1.5 Conclusion : le motif englobant du désir-manque ...... 18

2. « Oh What a World » : mise en place et critique de l’oscillation spatiale ...... 20 2.1 Présentation ...... 20 2.2 La structure : les modèles de Fabbri et le cas particulier d’« Oh What a World » ...... 21 2.3 Le rôle de l’interdiscursivité et de la paraphonographie dans la conception du temps et de l’espace ...... 24 2.4 Les écarts de tons et l’apport de l’humour ...... 26 2.5 Conclusion...... 27

3. L’éparpillement spatial d’« I Don’t Know What It Is » ...... 31 3.1 Survol de la structure : une progression par coups d’envoi successifs ...... 32 3.2 Sections introductives ...... 32 3.3 La mise en mouvement du protagoniste ...... 34 3.4 La finale ...... 40 3.5 L’imagerie du train ...... 41 3.6 Conclusion ...... 43

4. « Hometown Waltz » : la progression en spirale du valseur urbain ...... 47 4.1 La métrique ternaire ...... 47 4.2 Bref survol de la structure globale ...... 48 4.3 Analyse linéaire d’une chanson en apparence circulaire ...... 49 4.4 Une finale qui tente de rompre la circularité ...... 51 4.5 Le téléphone comme pont dans l’espace ...... 53 vii

5.6 Conclusion ...... 54

5. « Memphis Skyline », ou comment l’art peut faire se retourner les roues du temps .. 56 5.1 La descente aux Enfers de l’énonciateur : une mise en scène du mythe 57 d’Orphée ...... 57 5.2 « Memphis Skyline » comme micro-opéra ...... 59 5.3 Le mouvement général : plongée et désir d’ascension ...... 62 5.4 Conclusion ...... 65

6. L’avancée nomade d’« Old Whore’s Diet » ...... 67 6.1 Le texte : découpage et pistes d’interprétation ...... 68 6.2 La progression musicale ...... 70 6.3 Du dédoublement ...... 75 6.4 L’apport de la performance scénique ...... 76 6.5 Conclusion ...... 78

Conclusion ...... 83 7.1 Au-delà du dédoublement : la fracture multiple ...... 85 7.2 L’espace comme métaphore de l’identité ...... 86 7.3 Retour sur les concepts d’oscillation spatiale et de paratopie ...... 86 7.4 Pour un parcours de l’œuvre de Wainwright : proposition de quelques chemins de traverse ...... 88

Annexe : Liste des chansons figurant sur Want One et Want Two ...... 90

Médiagraphie ...... 91

LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 Ŕ Structure de « O What a World » ...... 29 Tableau 2 Ŕ Structure de « I Don’t Know What It Is » ...... 45 Tableau 3 Ŕ Intervention des voix harmonisées dans « Hometown Waltz » ...... 53 Tableau 4 Ŕ Structure de « Hometown Waltz » ...... 55 Tableau 5 Ŕ Structure de « Memphis Skyline » ...... 66 Tableau 6 Ŕ Structure de « Old Whore’s Diet » ...... 80

INTRODUCTION

L’œuvre de l’auteur-compositeur-interprète montréalais Rufus Wainwright met en scène une pluralité d’espaces et de relations à l’espace. Déjà, nombre de titres de chansons, de « Barcelona » (Rufus Wainwright) à « Who Are You ? » (All Days Are Nights : Songs for Lulu) indiquent la place prédominante qu’occupe le questionnement sur la spatialité chez cet auteur. Au cœur de l’œuvre se trouve un énonciateur qui entretient une relation conflictuelle avec l’espace qui l’entoure : toujours entre désir de mouvement et besoin de stabilité, il semble que cet individu soit prisonnier d’une constante oscillation.

C’est dans le diptyque formé par les albums Want One et Want Two1 que cette situation d’oscillation spatiale est la plus présente. Elle y est en fait indissociable du déploiement même de l’univers du diptyque, qui est en soi une oscillation entre deux pôles2. La relation générale de l’énonciateur à son environnement s’y manifeste sous plusieurs angles. Nous souhaitons, de par l’analyse de chansons choisies justement pour la façon dont elles traitent de la relation de l’énonciateur à l’espace, comprendre comment la situation conflictuelle de départ est présentée, puis comment elle évolue vers une possible résolution. Notre travail permettra de mettre en relief la situation de la persona de l’artiste au sein du diptyque, mais aussi d’éclairer l’ensemble de l’œuvre, en constante évolution, de Wainwright. Enfin, nous espérons montrer que l’étude de l’espace et des relations à l’espace en musique populaire constitue un excellent moyen de rendre compte des tensions qui structurent une œuvre.

1 Rufus Wainwright, Want One, DreamWorks, B000089612, 2003. et Want Two, , DRMW32576, 2004. Dorénavant les renvois à ces albums seront indiqués dans le corps du texte, entre parenthèses. 2 Nous y reviendrons dans le Chapitre I. 2

0.1 État de la question

À ce jour, aucun ouvrage ou article scientifique n’a été spécifiquement consacré à l’œuvre originale de Rufus Wainwright3. Il n’existe pas non plus de mémoire ou de thèse la concernant. Un cours universitaire a cependant été offert par Roger Bourland, professeur à la University of California, Los Angeles (UCLA). Certaines observations issues de son séminaire se retrouvent sur le site internet de Bourland, et nous nous y réfèrerons à quelques reprises dans nos analyses4. Un article de Darin Kerr aborde quant à lui la performance scénique de Wainwright, plus spécifiquement lors des spectacles que celui-ci consacre à Judy Garland5. Deux ouvrages sur la musique populaire comportent de plus une section sur cet auteur-compositeur-interprète6. Il s’agit d’entrevues accordées par Wainwright. Elles nous permettrons d’avoir un aperçu de la vision qu’a l’auteur de son œuvre. Nous convoquerons de plus certaines informations tirées d’articles de journaux, de périodiques, d’entrevues dans divers médias, de la biographie de Wainwright7 ou du DVD biographique All I Want8, lorsque pertinentes à notre propos. Notons qu’au moment où nous terminons ce mémoire, la sortie du coffret House of Rufus, qui se veut une rétrospective de l’œuvre de Wainwright à ce jour et qui s’avèrera sans doute une source

3 Mentionnons toutefois le compte-rendu de l’album paru dans la revue Spirale. Bertrand Priouzeau, « Rufus Wainwright : en attendant la suite ; Release the Stars, de Rufus Wainwright. Gefen [sic], Album Length Company Disc, 2007 », dans Spirale, n° 217 (novembre-décembre 2007), p. 38. 4 Le séminaire de premier cycle, intitulé « The Music of Rufus Wainwright », a été offert de janvier à mars 2006. Voir Roger Bourland, « Rufus Seminar / UCLA », dans Roger Bourland writes about music and life, [en ligne]. http://rogerbourland.com/category/rufus-wainwright/rufus-seminar-ucla/ [Page consultée le 26 avril 2011]. Bourland annonce de plus sur son site son intention de publier un ouvrage sur les chansons de Wainwright. Voir les entrées « Back to Rufus » (http://rogerbourland.com/2009/08/09/back-to-rufus/) et « New Bourland projects for the upcoming year » (http://rogerbourland.com/2010/04/30/new-bourland- projects-for-the-upcoming-year/). 5 Darin Kerr, « ŖA Whole Hundred Years of Questionable Behavior ?ŗ: Wainwright / Garland / Joslon and Performance as Palimpsest », dans Theatre Annual: A Journal of Performance Studies, vol. LXII (2009), p. 1- 20. 6 Anthony De Curtis, « Rufus Wainwright », dans In Other Words : Artists Talk about Life and Work, Milwaukee, Hal Leonard, 2005, p. 298-214. et Douglas J. Waterman, « Rufus Wainwright. Interview by Paul Zollo », dans Song : the World’s Best Songwriters on Creating the Music that Moves Us, Cincinnati, Writer’s Digest Books, 2007, p. 356-359. 7 Kirk Lake, There Will Be Rainbows. A Biography of Rufus Wainwright. And the Story of Loudon Wainwright and Kate McGarrigle, London, Orion Books, 2010 [2009], 301 p. Dorénavant les renvois à cet ouvrage seront indiqués dans le corps du texte, entre parenthèses. 8 George Scott, All I Want. DVD vidéo. Universal / Geffen Records, 0249880772, 2005. 3 d’information utile, a été annoncée9.

En ce qui concerne la notion d’espace, les auteurs d’ouvrages en musique populaire ou en études culturelles adoptent pour la plupart une approche essentiellement sociologique, en étudiant, par exemple, les liens unissant l’écoute d’un genre musical et la provenance géographique des auditeurs. La voie d’une étude de la représentation de l’espace au sein de chansons, notamment à l’aide des travaux théoriques en poétique de l’espace, est beaucoup moins empruntée. Il nous paraît que l’apport des théories littéraires à l’étude de la chanson populaire est bénéfique et même essentielle dans un cas comme celui- ci. Le recours aux théories littéraires en musicologie n’est d’ailleurs pas sans précédent ; les études sur l’intertextualité et la narratologie ont elles aussi été l’objet d’un tel emprunt. C’est ainsi une approche combinant études littéraires et études musicologiques que nous souhaitons privilégier.

0.2 L’oscillation spatiale et la paratopie

Notre postulat de départ, soit la présence de ce que nous avons nommé « l’oscillation spatiale » dans l’œuvre de Wainwright, se doit d’entrée de jeu d’être mis en parallèle avec la notion de paratopie élaborée par Dominique Maingueneau10, et plus particulièrement avec celle de paratopie spatiale. Définie comme « une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser » (Maingueneau 53), la paratopie partage avec l’oscillation spatiale le constant mouvement entre deux pôles opposés. Selon Maingueneau, « [l]’écrivain11 est quelqu’un qui n’a pas lieu d’être (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son œuvre à travers cette faille même [...] quelqu’un dont l’énonciation se constitue à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place » (Maingueneau

9 Le coffret contiendra albums, DVD vidéo, ouvrage illustré et notes documentaires détaillées. Voir « House of Rufus Box Set Details Announced, Presale On Now », dans The Official Community of Rufus Wainwright [en ligne]. http://www.rufuswainwright.com/ [Page consultée le 1er mai 2011]. 10 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, 257 p. Dorénavant les renvois à cet ouvrage seront indiqués dans le corps du texte, entre parenthèses. 11 Ici de même qu’à toute autre occurrence de citations de Maingueneau, nous considérons qu’« auteur » ou « écrivain » englobe « auteur-compositeur-interprète ». 4

85). Cette description de l’auteur en situation paratopique s’apparente à la situation problématique de départ de la persona Wainwright12. Or, cette situation nous semble subir de nombreuses modifications au fil du déroulement du diptyque. Il nous paraît que le terme d’« oscillation spatiale » permet une acception plus large que celui de « paratopie ». C’est pourquoi nous conserverons cette appellation tout au long de notre mémoire, tout en convoquant les travaux de Maingueneau.

Pour l’instant, nous définirons l’oscillation spatiale comme la situation générale de tension entre deux pôles spatiaux vécue par la persona mise en scène dans l’œuvre de Wainwright. Cet état se manifestera de diverses façons. Deux de ses formes seront particulièrement étudiées, soit l’oscillation conflictuelle de départ, mise en place dès la première chanson du diptyque, « Oh What a World » (Want One), et l’oscillation finale, qui nous le verrons prendra un tout autre sens, notamment dans « Old Whore’s Diet » (Want Two), dernière chanson du diptyque.

0.3 Cadre théorique et méthodologique

L’étude de la musique populaire nécessitant une approche globale, elle implique la prise en compte de nombreux paramètres. De fait, l’analyse de la chanson ne saurait se réduire à l’analyse de ses paroles. Dans Chanson et société, Louis-Jean Calvet déplore la tradition qui ne permet à la chanson d’accéder au rang d’objet d’étude qu’en tant que poème, tradition qui méconnaît selon lui la spécificité de la chanson. « Cette spécificité est, bien entendu, faite de pluralité, de rencontres : la voix, les instruments, l’orchestration, les

12 L’idée d’une tripartition de l’artiste en trois couches (la personne, la persona, le personnage incarné) a été présentée par Simon Frith dans Performing Rites, puis reprise par Philip Auslander dans « Performance Analysis and Popular Music : A Manifesto ». Dans un article subséquent, « Musical Personae », Auslander explique qu’il utilise ce terme « to describe a performed presence that is neither an overtly fictional character nor simply equivalent to the performer’s Ŗrealŗ identity. » (p. 102, note 5) Bien que nous traitions à plusieurs reprises de la personne Wainwright ou des personnages qu’il incarne dans certaines chansons, c’est la représentation de la persona de Wainwright, selon la définition d’Auslander, qui sera au cœur de ce mémoire. Voir Simon Frith, Performing Rites. On the Value of Popular Music, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 198-199. ; Philip Auslander « Performance Analysis and Popular Music : A Manifesto », dans Contemporary Theatre Review, vol. XIV, n° 1 (2004), p. 1-13. ; Philip Auslander, « Musical Personae », dans The Drama Review, vol. L, n° 1 (printemps 2006), p. 100-119. ; de même que Serge Lacasse « Stratégies narratives dans Stan d'Eminem : le rôle de la voix et de la technologie dans l'articulation du récit phonographique », dans Protée, vol. XXXIV, n° 2-3 (automne-hiver 2006), p. 13-14. 5 rythmes, le texte et la mélodie se mêlent et composent cette création très particulière qu’on appelle chanson et que le sens commun, donc, ramène trop souvent à un simple texte13. » Dans le contexte de ce mémoire, la notion d’espace s’applique à tous les aspects de la chanson. Nous entendons par « espaces » autant ceux décrits par les paroles que ceux créés par la musique, par tout autre aspect sonore, par la performance de l’artiste, de même que ceux représentés par le paratexte (titre d’album, illustrations des pochettes, etc.), ainsi que par les relations entre ces divers éléments. Les appuis théoriques sollicités seront donc variés, et issus à la fois des études en musique populaire, en poétique de l’espace et en études littéraires.

Nous donnerons d’abord un aperçu du diptyque et des principes qui le structurent, en prenant comme point de départ la présentation paratextuelle des albums. Afin de nous doter des outils nécessaires pour étudier l’interaction entre le « texte » (paroles et musique) de la chanson et les éléments du paratexte (que nous définirons plus tard comme « paraphonographie »), nous nous appuierons sur l’ouvrage Seuils de Gérard Genette, ainsi que sur les articles de Serge Lacasse qui abordent ce sujet14.

En ce qui concerne les analyses de chansons, les travaux de Simon Frith15 et ceux de Serge Lacasse16 nous permettent de poser certains principes de base. Dans le chapitre 12 de Performing Rites, Frith souligne l’importance primordiale qu’a la description dans la compréhension musicale : « to ascribe meaning to a musical work is to provide a certain sort of description. Roland Barthes may have been contemptuous of the use of adjectives in bourgeois music criticism, but music is, in fact, an adjectival experience. » (Frith 263) L’auteur propose aussi de considérer chaque chanson comme une narration, comme une

13 À l’énumération de Calvet s’ajoute l’aspect technologique (dans le cas de la chanson enregistrée), et l’aspect performanciel, dont il traite toutefois plus loin. Louis-Jean Calvet, Chanson et société, Paris, Payot, 1981, p. 20. 14 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil (Poétique), 1987, 388 p. ; Serge Lacasse, « Le rock au second degré : intertextualité et hypertextualité en musique populaire enregistrée », dans Les cahiers de la Société Québecoise de Recherche en Musique, vol. IV, n° 2, « Présences de la musique Florilège en contrepoint » (décembre 2000), p. 49-58. ; Serge Lacasse, « La musique pop incestueuse : une introduction à la transphonographie », dans Circuit : musiques contemporaines, vol. XVIII, n° 2 (2008), p. 11-26. 15 Simon Frith, Perfoming Rites, op. cit. Dorénavant les renvois à cet ouvrage seront indiqués dans le corps du texte, entre parenthèses. 16 Notamment « Les rapports texte-musique en analyse de la musique populaire : le cas des paramètres technologiques », dans Musurgia : analyse et pratique musicales, vol. V, 2 (automne 1998), p. 77-85. et « Stratégies narratives dans Stan d'Eminem : le rôle de la voix et de la technologie dans l'articulation du récit phonographique », art. cit., p. 11-26. 6 pièce de théâtre au sein de laquelle le chanteur agit comme personnage principal (Frith 169- 17017). Les paroles peuvent offrir un accès privilégié à la compréhension de cette narration : « Lyrics [...] let us into songs as stories. » (Frith 169) Or, comme au théâtre, le texte pur n’est jamais le seul élément qui doive être pris en compte. Les paroles chantées sont déjà en soi porteuses de trois aspects : les mots, la façon dont ils sont énoncés (la rhétorique), et la voix qui les énonce (Frith 159). Ces trois éléments s’inscrivent au sein d’un ensemble plus vaste qui fait intervenir selon Lacasse trois types de paramètres.

De son côté, Lacasse conçoit en fait le déroulement de la chanson comme un récit phonographique, qu’il définit comme suit : « récit dont l’articulation n’est pas restreinte au seul texte chanté et à son contenu sémantique, mais bien à l’ensemble des paramètres (abstraits [texte, lignes mélodiques, accords], performanciels [performances vocales, instrumentales] et technologiques [techniques d’enregistrement])18 ». Selon Lacasse, « bien que la chanson enregistrée soit en plusieurs points comparables au théâtre, elle [...] semble plus proche du cinéma, notamment à cause du rôle central joué par la technologie19 ». Son approche nous éclaire en ce qu’elle prend en compte tous les paramètres agissant au sein de la chanson.

C’est selon l’idée de la chanson comme narration, ou comme récit, et en prenant en compte l’importance d’une description juste, que nous aborderons l’analyse de chaque chanson. Une lecture linéaire sera utilisée comme point de départ à l’analyse, mais devra toujours faire place à une vision globale des enjeux agissant au sein des chansons, et dans l’ensemble du diptyque.

0.4 Déroulement

Afin de présenter d’emblée ces enjeux, un premier chapitre esquissera d’abord une vue d’ensemble du diptyque. La présentation visuelle des deux albums nous servira de

17 La comparaison de la chanson avec le théâtre vient de Leon Rosselson. 18 Serge Lacasse, « Stratégies narratives dans Stan d'Eminem : le rôle de la voix et de la technologie dans l'articulation du récit phonographique », art. cit. p. 13. Nous avons ajouté les précisions entre crochets. 19 Id. 7 porte d’entrée dans l’univers des Want, et nous permettra de mettre en relief certains thèmes centraux du diptyque, et que nous retrouverons dans les chansons à l’étude. Nous montrerons en outre que l’oscillation spatiale est non seulement présente au sein des chansons, mais qu’elle structure le diptyque en son ensemble.

À la suite de ce chapitre introductif, cinq chansons seront analysées, soit « Oh What a World » (Want One), « I Don’t Know What It Is » (Want One), « Hometown Waltz » (Want Two), « Memphis Skyline » (Want Two) et « Old Whore’s Diet » (Want Two). De nombreux critères nous ont conduite à les sélectionner. L’oscillation spatiale, ou plus généralement la situation conflictuelle de l’énonciateur à l’espace, est bien évidemment au cœur des chansons choisies. Mais également, la position de chacune des chansons au sein du diptyque a joué un important rôle dans le processus de sélection. L’analyse de la chanson d’ouverture du diptyque (« Oh What a World ») et de celle de la chanson de clôture (« Old Whore’s Diet ») permettront de camper les positions de départ et d’arrivée de l’énonciateur20. Nous nous sommes aussi assurée que ce choix était à la fois varié et représentatif de l’ensemble du diptyque. Plus précisément, chaque chanson se trouve à être représentative d’un type de mouvement vécu par l’énonciateur. Ainsi, en ce qui concerne Want One, les deux chansons analysées présentent un énonciateur pris dans un incessant mouvement. Oscillant entre désir de stabilité et voyages constants dans « Oh What a World », le mouvement est plutôt fragmenté et multiple dans « I Don’t Know What It Is ». Du côté de Want Two, les trajectoires du protagoniste semblent plus orientées, mais non exemptes de tension. « Hometown Waltz » présente un énonciateur qui ne peut progresser que par mouvements en spirale ; « Memphis Skyline » met en scène la plongée aux Enfers d’un Orphée contemporain ; et « Old Whore’s Diet » nous entraîne dans le sillon d’un mouvement collectif dirigé par un individu singulier. Tous les mouvements dont il est question sont autant de manifestations de l’oscillation spatiale. Enfin, et comme nous le verrons dans le Chapitre I, la transition du monde de Want One vers celui de Want Two doit être envisagée comme une progression narrative au sein d’un univers commun. Pour cette raison, la séquence d’analyse des cinq chansons sélectionnées respectera l’ordre de présentation des chansons sur les albums.

20 La liste complète des chansons figurant sur les deux albums se retrouve en annexe. 1. VUE D’ENSEMBLE : LES MOTIFS, IMAGES ET MOUVEMENTS QUI TRAVERSENT LE DIPTYQUE

Comme nous l’avons annoncé en introduction, l’oscillation spatiale joue, au sein du diptyque formé par les albums Want One et Want Two, sur deux niveaux. Non seulement cette tension est-elle mise en scène de façon exemplaire dans les chansons que nous avons sélectionnées, mais le diptyque en soi est oscillation entre deux pôles. Les personnages, l’un masculin et l’autre féminin, qui figurent sur les pochettes des deux albums, incarnent cette opposition, ce dédoublement qui contribue à la construction de la persona Wainwright. Les choix graphiques entourant la présentation de chacun des volets, qu’il s’agisse de l’emplacement des titres, des couleurs privilégiées ou de leur position dans l’image, orientent la lecture du diptyque comme celle des chansons. C’est donc par le biais de l’étude de ces éléments paraphonographiques21 que nous poserons les bases de notre interprétation22. Les deux facettes du dédoublement seront d’abord brièvement présentées, de même que les éléments communs à la mise en scène de ces deux personnages. Les deux pôles seront par la suite étudiés séparément, ce qui permettra de mettre en relief leurs particularités et les motifs récurrents associés à chacun d’eux. Enfin, un portrait global du diptyque sera esquissé ; l’interaction entre les figures aux apparences antithétiques de Want One et de Want Two sera exprimée en termes de relation à l’espace.

21 Nous reprenons le terme « paraphonographie » introduit par Serge Lacasse, qui applique le concept de « paratexte » de Gérard Genette à l’enregistrement musical populaire. Nous préférons ce terme à celui parfois employé de « périgraphie », qui ne nous paraît pas spécifique à l’enregistrement. Des éléments paraphonographiques présentés par Lacasse, nous nous concentrons sur ceux qui concernent l’aspect visuel (et donc sur la périphonographie visuelle), qui ont dans le cas du diptyque une importante influence sur l’interprétation des chansons. Voir Serge Lacasse, « La musique pop incestueuse : une introduction à la transphonographie », dans Circuit : musiques contemporaines, art. cit., p. 11-26. 22 Nous réfèrerons aux couvertures, pages centrales et quatrièmes de couverture des livrets, ainsi qu’aux images figurant à l’intérieur des boîtiers et à celles imprimées directement sur les disques. Les couvertures figurent sur la page « Discography » du site officiel de Wainwright (http://www.rufuswainwright.com/). Certaines des autres illustrations peuvent être trouvées par une recherche sur Google Images, mais il est difficile d’accéder à toutes. Notons que l’image imprimée à même le disque de Want Two apparaît sur le site d’Amazon.com. 9

1.1 Les couvertures : cohésion et dédoublement

Bien que Want One et Want Two aient paru séparément, les chansons qui les composent devaient d’abord faire partie d’un seul album, et ont été enregistrées à la même époque. Encouragé par sa compagnie de disque, DreamWorks, Wainwright a convenu de séparer le matériel en deux albums. Comme il l’explique lors d’une entrevue accordée au magazine : « [...] in listening to this stuff, I realised that no human mind is capable of really properly digesting that much overwrought emotion. It was too much for one sit-down, and I realised that certain things would get lost. I tend to really demand for the listener to pay attention and I didn’t want them passing out » (cité dans Lake 179). Seul un court intervalle aurait dû séparer la parution des deux albums. Or l’achat de DreamWorks par Interscope a longuement retardé le processus23. Malgré l’écart d’un an séparant leur parution, Want One et Want Two ont pourtant été conçus, et doivent être considérés, comme faisant partie d’un tout.

Les couvertures des livrets des deux albums, de par leurs similitudes frappantes, montrent d’entrée de jeu l’appartenance des deux éléments à un ensemble. La présentation graphique générale, les choix typographiques et l’emplacement des titres d’album Ŕ et le choix même de ces titres Ŕ ainsi que le cadrage des personnages à l’intérieur d’une bordure circulaire, ne laissent aucun doute sur les liens forts unissant les albums. En même temps, et c’est là la force d’une telle présentation, les deux images laissent à voir en un coup d’œil un contraste flagrant. Le choix des personnages et des couleurs qui leur sont associées matérialise instantanément l’opposition entre masculin et féminin.

La présentation visuelle des albums se déploie donc autour du personnage du chevalier errant (Want One), et d’un personnage féminin, qui pourra être interprété tantôt comme la Belle au bois dormant, tantôt comme Lady of Shalott (Want Two), ce sur quoi nous reviendrons. Deux motifs principaux et complémentaires sont déjà mis en place, soit

23 Sur le DVD biographique All I Want (entre 54:00 et 55:16), Wainwright et , le réalisateur des Want, expliquent que le matériel des deux albums est issu à la base des mêmes séances d’enregistrement, et que la décision de séparer le tout en deux albums s’est faite en cours de route. Wainwright mentionne aussi que la nécessité de transformer l’œuvre en diptyque lui est apparue comme une évidence lors de l’élaboration de la couverture initiale, soit celle du chevalier. Un second album le présentant en Belle au bois dormant lui a semblé s’imposer. Voir George Scott, All I Want. op. cit. 10 celui de la quête, particulièrement rattaché au personnage du chevalier, et celui de l’attente, emblématique du rôle de la princesse dans les contes traditionnels, et qui se retrouvera dans plusieurs chansons (notamment « Peach Trees » et « Waiting for a Dream »). Les deux personnages sont chacun représentés à trois endroits : sur la couverture, où ils sont assis, sur les double-pages centrales, où tous deux sont allongés, et en quatrième de couverture du livret, qui offre un gros plan de l’image précédente, selon un angle légèrement différent.

Malgré la distinction évidente et presque caricaturale entre monde masculin associé au bleu et monde féminin associé au rose, la pluralité d’éléments communs sert de rappel au fait qu’il s’agit en fait de deux facettes d’un même univers. En plus de la constance dans le graphisme et la typographie, trois caractéristiques partagées par les deux ensembles paraphonographiques consolident l’univers global et confirment l’affirmation que le chevalier et la princesse ne doivent être appréhendés que comme manifestations de la persona Wainwright. D’emblée, le fait que les deux personnages soient interprétés par Wainwright renvoie au dédoublement, à la représentation de deux aspects d’un même individu. Cette idée est appuyée par le choix graphique de cadres circulaires qui, entourant les personnages en couverture, jouent le rôle de fenêtres ouvertes sur un monde qui refuse (pour l’instant) de se montrer dans son entièreté. Enfin, la façon dont les titres des albums sont présentés, au cœur d’une lyre, symbole par excellence du musicien24, rappelle qu’il s’agit d’abord et avant tout de présenter par ces deux micro-mondes le macro-monde d’un musicien, d’un créateur.

1.2 Le personnage masculin et les motifs de la quête et de l’errance

Le monde du chevalier nous est d’abord présenté par ce qui semble être la prise de possession d’un objet qui lui est généralement associé, soit son épée. Sa position en couverture lui donne l’aspect d’un personnage apprenant qu’il vient d’être investi d’une mission. Nulle autre présence ne permet cependant d’avancer que cette mission ait été imposée par un mandataire, et la solitude du chevalier peut suggérer que c’est d’une quête

24 L’image du musicien à la lyre est d’ailleurs au cœur de la chanson « Memphis Skyline », dans laquelle Wainwright se met dans la peau de nul autre qu’Orphée. Nous reviendrons sur ce lien dans notre analyse de cette chanson. 11 symbolique et individuelle qu’il s’agit. En pages centrales, le chevalier est représenté couché, épée à la main, entouré de ronces et d’objets divers. Parmi ceux-ci se retrouvent deux éléments déjà présents en couverture : la lyre qui entourait le titre de l’album se devine en bas à gauche de l’image, à proximité du visage du chevalier, et une loupe, placée en couverture pratiquement sous le chevalier, est maintenant à côté de la lyre. Avec sa tête qui semble être tombée sur le côté, son épée toujours serrée dans sa main droite et sa main gauche qui paraît avoir glissé de son cœur à son abdomen, le chevalier a tout d’un guerrier mort au combat. Le contraste entre l’attitude du personnage en couverture, prêt à entreprendre sa quête, à se mouvoir dans l’espace, et son immobilité en pages centrales, semble indiquer que la quête a échoué. La troisième représentation, à l’endos du livret, vient cependant atténuer le sentiment d’échec. Le gros plan sur le visage du personnage fait en effet ressortir son air serein, et laisse même supposer qu’il n’est qu’endormi.

Le choix du chevalier comme représentation de l’artiste n’est pas anodin. Comme l’explique Dominique Maingueneau, l’errance du chevalier offre une image de l’errance de l’auteur lui-même. L’auteur, quelle que soit la modalité de sa paratopie25, est quelqu’un qui a perdu son lieu et doit par le déploiement de son œuvre en définir un nouveau, construire un territoire paradoxal à travers son errance même. En excès des partages sociaux, les chevaliers errants qui traversent les contrées aux lois opaques, les picaros en tout genre, les détectives des romans policiers qui circulent entre les milieux sociaux les plus divers sont autant d’opérateurs qui articulent le dire de l’auteur et la fiction, qui matérialisent le nomadisme fondamental d’une énonciation qui déçoit tout lieu pour convertir en lieu son errance. (Maingueneau 103)

La quête du chevalier l’oblige à quitter son lieu natal, à parcourir le monde et ce, sans compagnie. La solitude de ce personnage est intrinsèquement reliée à sa quête. Chez Wainwright, l’idée que le déplacement constant est à la fois un besoin et une fatalité revient à plusieurs reprises. Annoncée dès « Oh What a World » (« Why am I always on a plane or a fast train [...] traveling but not in love »), la condition solitaire de l’artiste est plus tard montrée comme faisant partie d’un choix de vie, mais d’un choix dont l’énonciateur n’avait pas nécessairement mesuré toute la portée : Thought that maybe I'd really love being alone Everybody but heaven knows how I was wrong

25 Bien que nous ne considérions pas le terme de paratopie comme équivalent à celui d’oscillation spatiale, les propos de Maingueneau sont ici éclairants. 12

Oh Lord, what have I done to myself What have I done to myself (« Vicious World », Want One)

Maingueneau souligne la fatalité pesant sur le chevalier, et sa position en marge de la société : Ayant quitté la clôture rassurante d’une maison pour « quérir aventure », traversant les frontières sans dire d’où il vient ni où il va, il ne peut compter que sur ses propres forces. Il rencontre des hommes et des communautés attachés à un « chez-nous », mais lui ne saurait s’arrêter que dans deux lieux en excès de l’espace profane et qui seuls peuvent se fermer sur soi : la Table Ronde et le sanctuaire du Graal. (Maingueneau 103-104)

Cette quête du Graal doit évidemment être envisagée au sens figuré. Dans l’univers mis en place dans les chansons du diptyque, la quête peut d’abord sembler n’avoir aucune direction précise. Le protagoniste est de toute évidence à la recherche d’un Graal, mais celui-ci pourrait prendre de multiples formes : « 'Cause I'm looking for a reason, a person, a painting, / A Saturday Evening Post Edition by Jesus / An old piece of bacon never eaten by Elvis » (« Movies of myself », Want One). L’incapacité de cerner l’objet de la quête explique la difficulté à donner une direction physique précise au déplacement dans l’espace. « I Don’t Know What It Is », deuxième chanson de Want One, constitue une illustration éloquente de cet « éparpillement spatial », ce que nous mettrons en évidence dans notre analyse de cette chanson. Ainsi l’artiste, comme le chevalier errant, doit pour réaliser sa quête se déplacer dans l’espace, quitter son lieu natal et poursuivre son aventure. La quête qu’il s’est imposée, ou qui s’est elle-même imposée, le conduit, comme le chevalier, à choisir la solitude. Les illustrations de la pochette de Want One mettent cette solitude et cette idée de la quête et de l’errance en relief.

1.3 Le personnage féminin et les motifs de l’attente et du rêve

La solitude du personnage de Want Two est elle aussi flagrante, mais ne peut pas être envisagée de la même façon. Alors que le chevalier errant parcourt le monde extérieur, l’espace de la princesse est traditionnellement clos, refermé sur lui-même. Or, c’est dans ce qui paraît être une forêt que le personnage de Want Two se trouve. Cette représentation, plus qu’être en rupture avec l’association à l’univers traditionnel, nous paraît plutôt choisir 13 de montrer le personnage féminin ayant transgressé les frontières du monde trop étroit qui était le sien Ŕ le déplacement d’un espace à l’autre signifiant qu’il y a eu passage d’une situation à une autre. Afin de bien saisir les enjeux d’une telle transgression, il importe de relever les éléments associant le personnage de Want Two à non pas une, mais deux figures littéraires.

L’allusion à la Belle au bois dormant est, certes, la plus évidente. Le fuseau, déjà présent sur la couverture, est déroulé sur l’image en pages centrales. Le personnage y tient la bobine dans sa main gauche et la pointe en sa main droite. Tout rappelle le sommeil qui survient après que la Belle se soit piquée au doigt. La quatrième de couverture, en modifiant légèrement l’angle d’observation, montre même la goutte de sang qui pointe à son majeur droit. La présence d’un autre objet vient cependant ajouter une seconde voie d’interprétation.

Un miroir, en évidence au bas à gauche en pages centrales, peut être associé à Lady of Shalott, personnage des légendes arthuriennes immortalisée entre autres en poésie par Alfred Tennyson et en peinture par le préraphaélite John William Waterhouse. Kirk Lake, dans There Will Be Rainbows. A Biography of Rufus Wainwright. And the Story of Loudon Wainwright and Kate McGarrigle, explique que, bien qu’au départ le personnage mis en scène était davantage associé à la Belle au bois dormant, par la suite la ressemblance avec Lady of Shalott s’est imposée. [A]fter the cover photographs were taken, Rufus was told of the Arthurian tale of Lady of Shalott, perhaps prompted by the marked similarity of Rufus’ pose to John William Waterhouse’s 1888 painting of the Lady about to sing her final song. He decided that this tragic story was more appropriate to the feeling he was trying to convey and he retrospectively decided he was no longer Sleeping Beauty but the Lady of Shalott, forever spinning, face turned away so as not to look from her window. (Lake 180)26

26 L’influence des peintres préraphaélites va d’ailleurs au-delà du lien visuel. Wainwright lui-même établit un parallèle entre sa musique et cette confrérie artistique : In an interview in the Observer, Rufus explained how his love of the Pre-Raphaelite Brotherhood had influenced the album and its sleeve concept. « My music is Pre-Raphaelite in a certain way, in that it reinvents an older era and romanticises it, puts it in a gilded frame. But also I’m pretty much drenched in fairy tales and, recently, when I was making the album, a lot of those old stories and legends became very central to my recovery. In the present world, this technological, psychotic, politicised, non-sensical world, you have to believe that the good guys are going to win. That evil will be banished somehow. » (Lake 179) 14

L’histoire de Lady of Shalott, enfermée dans une tour, condamnée à regarder la réalité par le biais d’un miroir pour ensuite la représenter sous forme de tapisserie, peut certainement être associée à l’univers de Want Two. La présence du fuseau prend alors un double sens. Cause du sommeil de la Belle, il est le matériau avec lequel Lady of Shalott crée sa propre représentation du monde, en se basant sur les images renversées de son miroir. Ce dernier fait d’ailleurs écho à la loupe qui figurait aux côtés du chevalier de Want One, autre médiateur entre l’œil et le monde, qui privilégiait quant à lui le détail à la vue d’ensemble. Dans les deux cas, l’accès au monde extérieur ne semble pas pouvoir se faire sans un intermédiaire, qui à la fois prolonge la vue de l’individu et la modifie.

Le rapprochement avec Lady of Shalott met en évidence deux motifs centraux, soit ceux de l’attente et du rêve. « Peach Trees », troisième chanson du disque, se développe autour du motif de l’attente d’un être absent dont la venue est désirée par l’énonciateur : Under the peach trees There I'll sit and wait [...] 'Cause I'm so tired of waiting in restaurants Reading the critics and comics alone

Le motif de l’attente est lui-même étroitement lié à celui du rêve. Qu’il s’agisse de la Belle au bois dormant ou de Lady of Shalott, les deux femmes, condamnées à l’enfermement et à l’attente, n’ont d’autre moyen d’évasion que leur imagination. « Waiting for a Dream » illustre à merveille l’intrication des thèmes de l’attente et du rêve : « Waiting for the present, for the present to pass / Waiting for a dream to last 27 ». Lady of Shalott, ayant aperçu Lancelot du haut de sa tour, finit par en sortir pour tenter d’aller le rejoindre. Dans ce récit comme dans celui de la Belle au bois dormant, un sort avait cependant été jeté à la protagoniste. Plutôt qu’au sommeil continu, c’est à la mort qu’est condamnée Lady of Shalott, et c’est consciente de ce prix à payer qu’elle rompt son enfermement. Sa mort devient une libération.

27 Notons que c’est sous le titre de Waiting for a Want qu’a paru le EP servant de transition entre les deux albums du diptyque. En effet, Want Two n’ayant pu paraître assez rapidement, un album annonçant sa venue et contenant quatre chansons a paru en juin 2004. La couverture de Waiting for a Want reprend l’image du chevalier, mais les quatre chansons font partie de celles de Want Two. (Il s’agit de « », « », « This Love Affair » et « Waiting for a Dream ».) Le titre de ce EP met en évidence l’étroite relation entre les motifs du désir et de l’attente, en plus d’établir un parallèle avec la chanson « Waiting for a Dream ». 15

Malgré les différences entre ces deux personnages féminins, ils se recoupent généralement dans la façon dont ils contrastent avec le personnage masculin. Cette opposition d’aspiration entre personnages traditionnels masculins et féminins est mise en évidence par Maureen Fries dans son étude des figures féminines présentes dans les légendes arthuriennes28. Fries distingue trois types de personnages, soit les héroïnes, les « héros féminins » (female heroes) et les anti-héros. L’héroïne se caractérise par sa passivité et son conformisme : […] she is an instrument and not an agent : the still point around which the real action (of the male universe) turns. Her virtues are those universally recommended to medieval women in real life : chastity, obedience, silence [...] Her chief virtue, however, is always her beauty, the prime impelling force behind her hero’s activity. (Fries 9)

C’est au sein de cette catégorie que Fries range la Belle au Bois dormant. Le cas de Lady of Shalott est plus ambigu. Un certain parallèle peut être établi entre ce personnage et ceux des virgin-heroes, faisant partie de la deuxième catégorie établie par Fries. Ces héros féminins vierges, contrairement aux héroïnes, parviennent à sortir de l’immobilité imposée aux femmes dans cette société ; « [I]f they are not as free as males, and also few in number, virgin-heroes have for a time Ŕ unlike heroines Ŕ the power to change their environments » (Fries 12). Et c’est ce qui arrive à Lady of Shalott, pour qui la quête d’amour prend le dessus sur la condamnation à l’immobilité. Ce que la référence à Lady of Shalott met donc en évidence, comparativement à la Belle au Bois dormant, c’est ce désir, ce besoin d’échapper à l’enfermement.

1.4 L’unité du diptyque : au-delà d’une division stricte entre pôles masculin et féminin

Le dédoublement annoncé par la paraphonographie visuelle n’équivaut pas à une rigide séparation entre entités masculine et féminine au sein des chansons. Les protagonistes seront tour à tour masculins et féminins, et ce dans les deux albums. Ainsi « The Art Teacher », chanson dans laquelle la protagoniste raconte avoir été amoureuse de son professeur, et « Gay Messiah », dans laquelle l’énonciateur est clairement masculin, se

28 Maureen Fries, « Female Heroes, Heroines and Counter-Heroes : Images of Women in Arthurian Tradition », dans Sally K. Slocum [dir.], Popular Arthurian Traditions, Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 1992, p. 5-17. Dorénavant les renvois seront fait dans le corps du texte. 16 côtoient sur Want Two. Quant aux chansons présentant un énonciateur masculin qui s’adresse à un personnage féminin, elles sont tantôt sur Want One (« Natasha »), tantôt sur Want Two (« Little Sister »)29. Le choix de l’ordre des chansons semble reposer sur d’autres critères que sur celui d’une opposition masculinŔféminin.

Pour Kirk Lake, la raison ayant guidé la disposition des chansons serait la suivante : « In order to arrange the available material into two separate sets, Rufus decided to split the songs into a kind of diptych where one side contained the autobiographical material and the other a more esoteric, mysterious view of the world. » (Lake 179) Nous ne considérons pas que la ligne démarquant la part autobiographique de l’œuvre de Wainwright puisse être définie aussi clairement. Selon cette proposition de classification, il est difficile de comprendre les raisons pour lesquelles « Hometown Waltz », qui traite de la relation du protagoniste avec sa ville natale, a été placée sur Want Two. La séparation entre les pôles évoqués par Lake est donc loin d’être étanche.

La façon dont nous concevons la répartition des chansons en deux ensembles repose sur la présence des divers motifs que l’étude de la présentation visuelle a permis de mettre en évidence. La quête, l’errance, l’attente et le rêve traversent tous le diptyque, mais prédominent dans certaines chansons. Les deux premiers nous paraissent être davantage mis au premier plan au sein de Want One, et particulièrement dans les chansons qui ouvrent l’album. Quant aux autres motifs, bien qu’ils jouent un rôle dans les chansons du premier album, ils se manifestent plus clairement dans Want Two. L’étude de l’appareil paraphonographique permet aussi d’envisager la relation entre les deux albums d’un point de vue narratif. La présence de numéros dans les titres des albums implique l’idée d’un ordre, d’un passage d’un album à l’autre, et donc d’un monde à l’autre. Le fait que l’image du chevalier soit la première à annoncer l’univers du diptyque permet de supposer que la quête de ce premier personnage puisse être dirigée vers le monde de la seconde. Dans les récits traditionnels, la quête du chevalier peut avoir pour objet la recherche d’un graal, mais aussi le désir de délivrer une princesse prisonnière qui, dans le cas présent, pourrait être

29 Wainwright, qui affiche ouvertement son homosexualité, joue sciemment avec la notion de rôles traditionnels. Sa façon de réutiliser le mythe est en un bon exemple. Ainsi dans « Memphis Skyline », l’énonciateur, qui se met dans la peau d’Orphée, descend aux Enfers dans l’espoir de retrouver une Eurydice désignée simplement par « him ». 17 celle de Want Two. Certains éléments visuels viennent d’ailleurs renforcer cette idée. La présence de ronces autour du lit de mort du chevalier rappelle la description traditionnelle des abords de châteaux où seraient enfermées des princesses. Les quelques roses éparses, seuls éléments au ton clair dans l’ensemble sombre de Want One, semblent faire référence à un autre univers, celui aux tons roses de Want Two.

Le fait que le chevalier semble mort en pages centrales pourrait alors signifier la condamnation du personnage féminin à son monde d’attente et de rêve. Ainsi l’échec de l’un deviendrait celui de l’autre, et les deux personnages (ou encore les deux facettes d’une même persona) viendraient illustrer l’impossible accomplissement de la quête commune. Or, comme nous l’avons vu, malgré son impossibilité à rejoindre le chevalier (aperçu à la fenêtre dans le cas de Lady of Shalott), le personnage féminin parvient à rompre son enfermement. Il nous paraît que le sort réservé à la figure de Want Two, davantage positif que celui de Want One, porte l’ensemble vers une possible résolution. Certains contrastes au sein des positions des personnages, similaires au premier abord, confirment cette idée. En pages centrales, les jambes du chevalier sont rigides et droites, et évoquent l’immobilisme, tandis que celles du personnage féminin sont légèrement repliées, comme arrêtées dans un mouvement de marche ou de course. Alors que les yeux du chevalier sont sur les trois images dirigés vers l’horizon, ceux de la princesse se tournent significativement vers le haut. Le sort du premier semble difficilement pouvoir être autre que la mort, mais le doute plane pour la seconde.

Deux courtes phrases imprimées sur les disques pourraient appuyer l’idée d’une finale positive. Sur Want One, les mots « Now upon a time… » apparaissent au commencement d’un long et étroit ruban qui se déroule comme un morceau de parchemin, ou comme une bande cinématographique. La réactualisation (par le changement de « Once » à « Now ») de la phrase avec laquelle s’ouvrent généralement les contes de fées, de même que la présence de points de suspension, indiquent le commencement, et laissent en suspens toutes les possibilités. Sur Want Two figurent plutôt à l’intérieur d’un cadre les mots « And they all lived. », qui rappellent la finale heureuse des contes de fées (« And they all lived happily ever after ») et qui laissent supposer qu’il peut en être de même dans l’univers qui nous est présenté. L’amputation des trois derniers mots de la phrase 18 habituelle, qui sont remplacés par un point final, minimise toutefois le caractère positif d’une telle réutilisation. Si les personnages de ce monde parviennent à survivre, leur condition à l’issue de leur parcours ne sera toutefois pas celle des protagonistes de contes de fées, heureux à jamais.

1.5 Conclusion : le motif englobant du désir-manque

En plus de la transition narrative entre les deux albums, ce qui nous intéresse est l’interaction entre les motifs de la quête, de l’errance, de l’attente et du rêve. Il importe, afin de comprendre l’organisation générale, d’introduire un cinquième et dernier motif qui surplombe tous les autres : le désir-manque. Présent dans le titre des deux albums, de même que dans celui du EP ayant paru entre les deux, « Want » est aussi le titre d’une chanson30. Aucune traduction ne pouvant rendre le sens global de ce terme31, nous optons pour l’expression « désir-manque » afin de n’occulter aucun de ces deux aspects principaux. Si l’idée de désir est la plus évidente (c’est principalement ce thème qui est développé dans la chanson « Want »), celle de manque est étroitement liée au besoin impératif d’accomplir une quête, et conduit aussi à l’errance. L’attente et le rêve sont eux aussi mis en place par le désir et le manque, qu’il s’agisse d’un désir et besoin d’amour, de succès, de mouvement, etc.

Le désir-manque, véritable figure organisatrice, permet de plus de réinterpréter les figures du chevalier et de la princesse en de nouveaux termes, en les envisageant comme

30 « Want » est aussi inclus dans le nom « Wainwright », et la disposition des lettres sur les couvertures des albums du diptyque, mettant particulièrement en évidence le W initial et le T final, contribue à faire ressortir ce parallélisme. 31 Selon le Oxford English Dictionary, le nom « want » signifie entre autres un manque (« Deficiency, shortage, lack (of something desirable or necessary, esp. a quality or attribute) »), un état de manque (« The state of lacking the necessaries of life; penury; destitution »), une absence (« The fact that a person (rarely a thing) is not present; absence ») ainsi que ce dont on a besoin ou ce qu’on désire (« Something needed or required; a requirement, desideratum. Freq. pl. Also, something that one wishes to have (as opposed to what one needs or requires) »). Quant au verbe « want », il signifie principalement manquer (« To be lacking or missing; not to exist; not to be forthcoming; to be deficient in quantity or degree ») et désirer (« To desire, wish for »). Voir « Want, n.2 », dans Oxford English Dictionary, Second edition, 1989, [en ligne]. http://www.oed.com:80/Entry/225526 [Page consultée le 10 juin 2011]. et « Want, v. », dans Oxford English Dictionary, Second edition, 1989, [en ligne]. http://www.oed.com:80/Entry/225527 [Page consultée le 10 juin 2011]. 19 représentations d’attitudes par rapport au désir-manque. Le chevalier, personnage actif, associé à un mouvement horizontal, souhaite par l’accomplissement de sa quête mettre fin à son errance et atteindre un état d’élévation morale et spirituelle. Sa quête en est une de verticalité. La position de la princesse est aux antipodes. Condamnée à l’immobilité et à la verticalité, elle aspire à rompre sa passivité. Sa quête en est une d’horizontalité. L’aspiration de la persona Wainwright doit être envisagée comme la combinaison de ces deux positions, comme une recherche d’équilibre, mais d’un équilibre qui ne peut être atteint que par le mouvement. Les figures utilisées en couverture illustrent ainsi le mouvement dialectique qui parcourt tout le diptyque, et que nous mettrons en évidence de par nos analyses de chansons. 2. « OH WHAT A WORLD » : MISE EN PLACE ET CRITIQUE DE L’OSCILLATION SPATIALE

« Oh What a World », à la fois par son emplacement et par son contenu, constitue une brèche pour pénétrer dans l’univers des Want. Le choix de sa position en début de diptyque n’a certes pas été laissé au hasard puisque c’est dans cette chanson qu’est exposée de la façon la plus condensée et la plus forte qui soit la relation problématique de l’énonciateur à l’espace. De même, cette chanson s’impose pour amorcer notre séquence d’analyse. Son étude nous permettra de voir comment la position conflictuelle de l’énonciateur se présente concrètement, en paroles et en musique, notamment de par l’utilisation d’une structure répétitive et cyclique. Il importera donc d’entrée de jeu de cerner la structure de la pièce. Nous présenterons à cet effet les structures de chansons populaires les plus fréquentes telles que schématisées par Franco Fabbri32, et auxquelles nous pourrons faire référence par la suite lors des analyses des autres chansons. L’analyse linéaire fera place à une étude plus globale de la chanson. Enfin, notre attention se portera sur le contenu parodique de l’œuvre. De fait, dès l’ouverture, le discours premier de l’énonciateur se double d’un discours au second degré qui complexifie le rôle de la pièce : il s’agit à la fois de mettre en place l’oscillation spatiale inhérente à la position de l’artiste, et de la critiquer au sein du discours artistique.

2.1 Présentation

Chanson sur le déplacement comme besoin et fatalité tout à la fois, « Oh What a World » adopte la métrique binaire d’une marche33. Son texte, plutôt schématique, est le plus succinct de tout l’album. Les mêmes paroles sont cependant répétées à plusieurs reprises, et la chanson n’est pas plus courte que ne le sont la plupart des chansons de Wainwright. Dès la première écoute, il est possible de percevoir que cette chanson se

32 Franco Fabbri, « La chanson », dans Jean-Jacques Nattiez [dir.], Musiques, une encyclopédie pour le XXIe siècle. Tome I. Musiques du XXe siècle, Paris, Actes Sud (Cité de la musique), 2003, p. 674-702. 33 Nous considérons que la chanson est en 4/4. Les notes jouées en introduction par le tuba ont ainsi valeur de blanche. 21 construit par une augmentation graduelle du nombre d’instruments et de l’intensité de ceux- ci. Afin de comprendre quels peuvent être les effets d’une telle gradation, il importe d’abord de dégager la structure de la chanson.

2.2 La structure : les modèles de Franco Fabbri et le cas particulier d’« Oh What a World »

Une première constatation s’impose : la structure de « Oh What a World » n’est pas conventionnelle. Dans Musique, une encyclopédie pour le XXIe siècle, Franco Fabbri34 explique qu’il existe deux structures principales en chanson populaire. La première, la forme couplet-refrain, est probablement la plus connue. Elle indique une alternance entre une section dont les paroles et la musique sont répétées (le refrain), et une section dont la musique est répétée mais dont les paroles changent (les couplets). On la nomme aussi ABACA. Traditionnellement, elle présente une narration. La seconde forme est nommée chorus-bridge. Le chorus s’apparente au refrain, mais le texte n’est pas répété intégralement, tandis que le bridge, ou pont, est une section intermédiaire, contrastée, dont le texte est plus schématique, voire inexistant. Cette forme se présente de façon simplifiée comme suit : chorus, chorus, bridge, chorus35. Cette structure présente moins de progression dramatique que la précédente. Il s’agit généralement d’une mise en scène plutôt que d’une narration.

« Oh What a World » ne correspond à aucun des modèles présentés par Fabbri. Une structure musicale est répétée à de nombreuses reprises avec différentes paroles. Nous retrouvons donc plusieurs couplets, que nous nommerons A, A’ et A’’. (Les paroles de ces couplets se retrouvent dans le Tableau 1, à la suite de cette analyse). Le premier couplet s’amorce sur une remarque au ton moqueur sur les habitudes de lecture des hommes (« men reading fashion magazines »), pour ensuite introduire sous forme d’interjection, et à deux reprises, ce qui semble être le principal commentaire que souhaite faire l’énonciateur sur le monde qui l’entoure (le « Oh what a world » du titre). C’est dans le couplet suivant,

34 Franco Fabbri, « La chanson », loc. cit., p. 674-702. 35 Nous avons éliminé les sections présentées par Fabbri comme étant facultatives. La forme complète est [verse], chorus, chorus, bridge, chorus, [bridge, chorus]. 22 essentiel pour la compréhension de la relation de l’individu à l’espace, que le « je » de l’énonciateur est introduit. Les thèmes de la filiation, du voyage constant et du manque d’amour, tous trois centraux chez Wainwright, sont esquissés en quelques lignes à peine. Ainsi le protagoniste est-il présenté comme étant en perpétuel mouvement autour du globe, toujours en voyage mais jamais en amour. La tension entre quête d’amour, ou plus généralement désir d’élévation, et mouvement horizontal constant, à la fois motivé par la quête artistique et par le tourbillon de l’industrie artistique qui y est relié, constitue une manifestation claire d’oscillation spatiale. Ici, la dichotomie est doublée d’une référence aux parents de la persona Wainwright, comme lui musiciens36, et qui lui ont transmis leur mode de vie nomade, avec ses avantages et ses inconvénients. En trois lignes, A’ introduit donc le thème du mouvement incessant, sur lequel nous reviendrons dans l’analyse d’« I Don’t Know What It Is », et celui de la filiation, capital dans « Hometown Waltz ». Le troisième couplet, A’’, présente un changement de perspective. L’énonciateur termine en effet sur une note beaucoup plus positive, concluant qu’il considère malgré tout bien s’en tirer. Les mots « Life is beautiful », sur lesquels se termine d’ailleurs la pièce, semblent être présentés comme synthèse de sa vision du monde. Du point de vue strictement textuel, « Oh What a World » semble donc pencher du côté de la résolution, ou du moins de l’acceptation, de la situation conflictuelle de départ. Or, l’analyse de la chanson dans sa globalité infirmera cette supposition.

« Oh What a World » est un excellent exemple de chanson pour laquelle l’analyse ne doit pas se limiter aux paroles. La façon dont les couplets sont présentés, insérés, répétés dans la structure globale joue un rôle de première importance. « Oh What a World » débute par une introduction vocale de douze mesures. Plusieurs voix y font leur entrée et forment peu à peu un chœur qui reviendra à plusieurs moments dans la chanson. Le tuba intervient à la neuvième mesure, en appuyant les temps forts. Il restera présent jusqu’à la fin. Le couplet A commence à la treizième mesure. Il nous paraît qu’il ne s’agit pas ici de la véritable entrée du chanteur, puisque sa voix était déjà présente dans le chœur de l’introduction. L’instrumentation du premier couplet reste épurée ; on n’y trouve que la voix principale et le tuba. Les percussions font discrètement leur entrée en A’, mais ce n’est

36 Il s’agit de Loudon Wainwright III et de Kate McGarrigle. 23 véritablement qu’en A’’ qu’elles se font entendre plus distinctement, grâce à l’ajout de grelots. Les trois couplets, tous constitués de huit mesures, sont suivis d’une transition de même longueur, dans laquelle le chœur de départ vient rejoindre les instruments déjà présents.

Les trois couplets sont par la suite repris, sans modification dans les paroles ou la mélodie. L’accompagnement est toutefois encore ici graduellement modifié. Une voix secondaire intervient d’abord en écho, répétant certaines paroles. Puis d’autres voix se rajoutent en A’. Toute cette section donne en fait l’impression que le chœur qui s’est installé dans la transition se décompose peu à peu en voix distinctes, s’éparpillant dans l’espace. Du côté de l’instrumentation, les violons s’immiscent, jouant d’abord pizzicato, puis avec archet. Un changement plus important encore survient lors du passage entre A’ et A’’. Tous les instruments étant intervenus jusqu’alors sont rejoints par d’autres instruments à cordes et par certains instruments à vents, afin d’ainsi former un orchestre complet. La trompette se démarque de cet ensemble en jouant un contrechant qui contraste avec la mélodie principale et qui rappelle à l’auditeur un air connu. Il s’agit du Boléro de Maurice Ravel, dont on entend beaucoup plus clairement la mélodie dans la section suivant immédiatement le deuxième A’’ (à 2:43). Cette section, qui comporte elle aussi huit mesures, est jouée par tout l’orchestre. On y retrouve de plus le chœur. Ce dernier élément porte d’abord à croire qu’il s’agit d’une section de transition. Or, elle se termine par le retour de la voix principale qui chante « oh what a world we live in », soit les dernières paroles du couplet A. Il nous paraît ainsi qu’il s’agit plutôt d’un couplet A déguisé, et jouant un rôle de transition. Cela est confirmé par le fait que la section est suivie du couplet A’, puis du couplet A’’. Toute la dernière section, soit à partir de la première citation du Boléro à la trompette, jusqu’à la dernière mention des paroles « life is beautiful », semble être l’apothéose vers laquelle tendait l’augmentation progressive du nombre d’instruments et de leur intensité. La puissance maximale redescend rapidement à la toute fin d’A’’. La voix principale, réverbérée et au ralenti, semble provenir d’une beaucoup plus grande distance. Une section conclusive réintroduit l’orchestre et le chœur. La mélodie du Boléro se transmet du hautbois au cor anglais, puis au basson, descendant ainsi vers le plus grave, tandis que les violons jouent une descente chromatique en decrescendo. La chanson se clôt comme elle avait commencé, de façon épurée : le chœur demeure seul, chantant au ralenti 24 avec de plus en plus de réverbération, si bien que la finale ne peut être clairement perçue par l’auditeur.

2.3 Le rôle de l’interdiscursivité et de la paraphonographie dans la conception du temps et de l’espace

Cette brève description de la structure de la chanson nous permet maintenant de procéder à une analyse globale. Le lien interdiscursif entre la chanson de Wainwright et le Boléro de Ravel doit d’abord être clarifié. Ce qui peut sembler n’être qu’une citation interdiscursive va en effet au-delà de la simple allusion. De fait, c’est toute la structure de la chanson qui s’inspire de la construction du Boléro. La progression en ajouts successifs d’instruments, ou si l’on préfère de timbres, est typique de cette œuvre de Ravel et porte le nom de klangfarbenmelodie, ou mélodie de timbres. Le Oxford Companion to Music définit ce terme comme suit : « A term introduced by Schoenberg in 1911 for a Ŗmelodyŗ of timbre, in which the instrumentation of a piece is as important as the pitch and rhythm and has its own structural function37. » Dans « Oh What a World », l’importance de ce passage de la mélodie d’un instrument à l’autre se fait sentir. Plus spécifiquement, et tout comme dans le Boléro, c’est le fait de cumuler progressivement les instruments qui permet d’accéder à l’apothéose que nous avons mentionnée. En lien étroit avec la présence de la klangfarbenmelodie, l’utilisation de l’ostinato, soit la répétition constante et obstinée d’une structure musicale, joue un rôle majeur. Dans la chanson de Wainwright, le tuba est le premier à jouer en ostinato, et est suivi par les percussions. Nous insistons sur ces procédés puisqu’ils nous paraissent participer activement à la construction d’une vision du monde et de l’espace que nous tenterons maintenant de cerner.

Comme l’indique Laure Schnapper dans le Grove Music Online, « the use of a repeated formula in the bass allows attention to be focussed completely on the text and the emotional power of the voice38 ». Bien que les exemples de Schnapper soient tirés d’un

37 « Klangfarbenmelodie », dans Alison Latham [dir.], The Oxford Companion to Music [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/opr/t114/e3714 [Texte consulté le 20 avril 2010]. 38 Laure Schnapper, « Ostinato », dans Grove Music Online [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com/ subscriber/article/grove/music/20547. [Texte consulté le 21 avril 2010]. 25 répertoire classique, nous jugeons que la remarque s’applique tout autant dans notre cas. Or, dans la chanson analysée, l’attention tournée vers les paroles contribue justement à insister sur le fait que les paroles elles-mêmes sont constamment répétées, sans modification, de façon obstinée. Une telle insistance sur le même, à la fois du côté musical et textuel, converge avec la situation du protagoniste énoncée dans les paroles, renforçant par le fait même leur puissance. En reportant notre attention sur les paroles d’A’, soit le couplet dans lequel la relation énonciateur-espace est la plus claire, nous remarquons d’ailleurs que le terme « always » est utilisé à deux reprises. Tout converge afin de donner à l’auditeur une sensation de pénible répétition. Plus encore, et toujours selon Schnapper, la répétition constante peut causer la perte de la notion du temps39. En suspendant ainsi le temps, c’est selon nous sur l’espace que l’attention de l’auditeur se concentre. La voix du chanteur, à l’avant-plan, est de prime abord l’élément le plus en évidence, mais c’est surtout l’interaction entre cette voix et les voix ou instruments à l’arrière-plan qui retient notre attention.

Il y a un moment précis dans la chanson où cette suspension du temps permet tout particulièrement de mettre en relief le déplacement dans l’espace. Il s’agit de la section conclusive, qui s’amorce avec la dernière répétition de A’’, et qui offre un intéressant contraste avec tout ce qui a précédé. Schnapper le souligne d’ailleurs : « While repetition in itself is expressive, contrast is also important, the simplest and most effective contrast being to stop the repetition dead40. » À l’audition, cette section au ralenti et en decrescendo donne l’impression d’un mouvement spatial soit vers l’arrière, ou encore vers le bas. Cette impression est corroborée par le visionnement de l’enregistrement vidéo lors d’un spectacle que l’on retrouve sur le DVD Rufus Wainwright Live at the Fillmore (2004), inclus avec le disque Want Two. L’attitude du chanteur lors de cette performance est éloquente. Alors que le chœur de l’introduction se fait entendre, Wainwright entre en scène affublé d’une cape et d’un chapeau de sorcière noire. Le spectateur comprend peu à peu que le chanteur souhaite ainsi représenter le personnage de la méchante sorcière de l’Ouest (the Wicked Witch),

39 « Repetition, especially when unvaried, can cause the loss of a sense of time and induce a torpor that, by association, may be used to evoke sleep. » Ibid. Dans le cas présent, l’effet produit n’est pas tant d’évoquer le sommeil que de donner une impression de suspension du temps. La chanson, en effet, peut paraître durer beaucoup plus que quatre minutes. 40 Ibid. 26 dont il porte d’ailleurs une figurine dans sa poche de veston. Il se trouve ainsi à expliciter le lien intertextuel entre le titre de sa chanson et Le Magicien d’Oz, puisque les mots « Oh what a world » sont les dernières paroles prononcées par la sorcière avant sa disparition41. Mais ce lien avec la sorcière de l’Ouest prend tout son sens dans la section finale, alors que Wainwright amorce un lent mouvement de descente, appuyant ainsi la mélodie descendante et en decrescendo, et rappelant la mort de la sorcière qui, ayant reçu un seau d’eau, se met à fondre. En fondant à une très lente vitesse, Wainwright semble ralentir le temps, confirmant ainsi l’impression que pouvait avoir l’auditeur. Il semblerait donc que la situation conflictuelle présentée dans les paroles et renforcée par la structure musicale ne puisse se résorber qu’avec la mort de l’énonciateur. L’énonciateur vivant est condamné à circuler au sein de la situation cyclique que nous avons décrite, ce qu’appuie la reprise finale de la mélodie par le chœur, et le fait que la chanson ne parvienne à se terminer que par un fondu sonore42.

2.4 Les écarts de tons et l’apport de l’humour

Ce constat on ne peut plus pessimiste doit cependant être tempéré par l’étude d’un aspect de la chanson auquel nous n’avons pour l’instant que fait allusion, soit son ton parodique. Il est certain que ce ton est en partie induit par l’antagonisme entre les paroles et la musique, et notamment par l’écart entre la conclusion positive des premières et le cyclisme perpétuel et contraignant de la seconde. Or, de nombreux autres éléments, ponctuels ou globaux, contribuent à la mise en place d’un ton parfois spécifiquement parodique, parfois plus généralement moqueur.

41 Les paroles exactes de la méchante sorcière de l’Ouest dans le texte original sont les suivantes : « You cursed brat! Look what you've done! I'm melting! melting! Oh, what a world! What a world! Who would have thought a good little girl like you could destroy my beautiful wickedness? Oooooh, look out! I'm going! Oooooh! Ooooooh! ». « Le Magicien d’Oz (1939) Ŕ Memorable quotes », The Internet Movie Database, [en ligne]. http://www.imdb.com/title/tt0032138/quotes [Page consultée le 23 mars 2011]. Sur la troisième piste du premier disque de Rufus Does Judy at , Wainwright fait d’ailleurs part de l’importance qu’a eu ce film pour lui et ce, dès son enfance. Il relate l’habitude qu’il avait d’imiter la méchante sorcière de l’Ouest en fondant à répétition. Rufus Wainwright, « Medley: Almost Like Being In Love/This Can't Be Love », dans Rufus Does . 2 Disques compacts. Geffen Records, B001031802-1 et B001031802-2, 2007. 42 Une fois de plus, Schnapper cerne bien le pouvoir suggestif de la répétition en indiquant : « Repetition itself can be used to symbolize moral restraint or obsessive torment ». Laure Schnapper, « Ostinato », art. cit. 27

Les premières traces de ce(s) ton(s) peuvent être décelées dès l’introduction. L’entrée sans délicatesse du tuba (0:19) au sein d’un chœur aux apparences sérieuses et calmes installe un contraste qui demeurera pour la pièce entière. Plus généralement, le choix d’utiliser un chœur à l’aspect classique, et même religieux, dans cette pièce de musique populaire, conduit à de nombreuses oppositions de ton. C’est le cas notamment lors du passage de l’introduction vers la section A, alors que le chœur solennel Ŕ quoiqu’il soit déjà ponctué du tuba Ŕ fait place à la remarque prosaïque du chanteur sur les hommes lisant des magazines de mode. La réutilisation du Boléro de Ravel s’inscrit dans la même mouvance, semblant donner à la trivialité de certaines lignes de texte un air grandiose. La performance scénique de la chanson, sur Rufus Wainwright Live at the Fillmore, accentue encore davantage les contrastes dont il a été question. L’entrée en scène des musiciens et chanteurs, en capes noires, donne à l’introduction un caractère encore plus solennel, alors que la gestuelle de Wainwright, son sourire moqueur, son attitude désinvolte, cigarette à la main, renforcent la dichotomie entre sérieux et légèreté.

La relecture de la finale de la chanson à la lumière de ce que nous venons de souligner conduit à interpréter les paroles du couple A’’, et particulièrement la ligne « Life is beautiful », de façon beaucoup plus ambiguë qu’à la première lecture, voire de façon clairement ironique. Cette ligne conclusive est de toute évidence beaucoup trop simpliste pour être acceptée comme résolution à l’oscillation spatiale et à la quête identitaire de la persona Wainwright. Les changements de tons se font les indicateurs d’un écart majeur existant entre les désirs de l’énonciateur et sa situation actuelle. En réponse à ce conflit, le protagoniste-artiste ne propose pas ici d’entreprendre une action concrète. Il crée un discours au ton moqueur qui, plus qu’un signe d’acceptation passive, constitue une autocritique pleine d’humour mais néanmoins lucide.

2.5 Conclusion

« Oh What a World » présente un protagoniste prisonnier d’un mouvement perpétuel découlant de sa condition d’artiste, et au sein duquel il ne semble pouvoir ni atteindre les buts d’une quête personnelle, ni trouver d’équilibre. Contrairement aux 28 chansons que nous analyserons par la suite, il n’y a pas pour l’instant tentative de se sortir de la dynamique contraignante de l’oscillation spatiale, mais constatation de cette dynamique. Le recours à la réflexion ironique sur la situation de l’énonciateur constitue cependant un premier pas vers le changement. L’analyse de la chanson suivante montrera un premier mouvement volontaire qui, bien qu’insuffisant et diffus, présente tout de même une volonté d’entreprendre la résolution du conflit spatial de l’énonciateur.

29

TABLEAU 1 Ŕ STRUCTURE DE « O WHAT A WORLD »

43 SECTION TEXTE REPÈRES SONORES NOMBRE DE TEMPS MESURES LIGNE PAROLES Introduction Chœur 12 mes. 0:00 à 0:29 Entrée du tuba (mes. 9) A 1 Men reading fashion magazines Voix principale, tuba 8 mes. 0:29 à 0:48 2 Oh what a world it seems we live in 3 Straight men, oh what a world we live in A’ 4 Why I am always on a plane or a fast train Voix principale, entrée 8 mes. 0:48 à 1:07 5 Oh what a world my parents gave me des percussions 6 Always traveling but not in love A’’ 7 Still I think I’m doing fine Voix principale, ajout 8 mes. 1:07 à 1:26 8 Wouldn’t it be a lovely headline : d’autres percussions 9 « Life is Beautiful » on the New York Times Transition Mêmes instruments, 8 mes. 1:26 à 1:46 chœur A 10 Men reading fashion magazines Voix principale, entrée 8 mes. 1:46 à 2:05 11 Oh what a world it seems we live in d’une voix en écho, 12 Straight men, oh what a world we live in violons en pizzicato A’ 13 Why I am always on a plane or a fast train Voix principale, 8 mes. 2:05 à 2:24 14 Oh what a world my parents gave me plusieurs voix en écho 15 Always traveling but not in love A’’ 16 Still I think I’m doing fine Voix principale, 8 mes. 2:24 à 2:43 17 Wouldn’t it be a lovely headline : plusieurs voix en écho, 18 « Life is Beautiful » on the New York Times entrée de l’orchestre,

43 Le texte présenté dans les tableaux correspond généralement à celui figurant dans les livrets ; il respecte davantage la phrase syntaxique que la phrase musicale, ce qui en facilite selon nous la lecture et la compréhension. Les modifications que nous avons apportées ont d’ailleurs visé à établir un découpage syntaxique plus adéquat lorsqu’il nous a paru faire défaut. L’utilisation du gris permet de mettre en évidence certains écarts dans l’énonciation, comme les rejets ou contre-rejets, de même que les coupures par des temps de silence au sein d’une phrase. Notons que contrairement à ce qui est écrit dans le livret, nous retranscrivons toutes les répétitions de paroles. Ce sera le cas dans tous les tableaux. 30

intervention de la trompette (boléro) Transition - - Orchestre complet et 8 mes. 2:43 à 3:02 (A) - - chœur (boléro), puis 19 ... oh what a world we live in voix principale A’ 20 Why I am always on a plane or a fast train Voix principale, autres 8 mes. 3:02 à 3:21 21 Oh what a world my parents gave me voix, orchestre 22 Always traveling but not in love A’’ (écourté) 23 Still I think I’m doing fine Même instrumentation, 6 mes. 3:21 à 3:40 24 Wouldn’t it be a lovely headline : finale en écho et au comptées + 25 « Life is Beautiful » ralenti mesures non comptées Conclusion Tout l’orchestre, 11 mes. 3:40 à 4:23 importance du hautbois, comptées + du cor anglais et du une mes. en basson, importants fondu trémolos des violons en sonore et au descente et en ralenti decrescendo, chœur

3. L’ÉPARPILLEMENT SPATIAL D’« I DON’T KNOW WHAT IT IS »

La chanson « I Don’t Know What It Is », consécutive à « Oh What a World », a ceci de commun avec la première chanson analysée que le déplacement constant du protagoniste y est central. Or, il nous paraît que ce mouvement incessant n’est qu’en apparence semblable. Dans « Oh What a World », il s’inscrit dans une opposition binaire entre désir de stabilité et nécessité de se déplacer, alors que dans « I Don’t Know What It Is » se côtoient plutôt une pluralité de mouvements. Comme cette chanson intervient après la prise de conscience que constituait la première piste, il nous semble que le déplacement puisse être envisagé davantage comme réaction au conflit spatial de départ que comme manifestation de ce même conflit.

Placée à la suite d’une chanson dont la structure était relativement simple, « I Don’t Know What It Is » paraît se déployer en tous sens et est construite selon un schéma beaucoup moins évident. Tout, de la structure à l’instrumentation, en passant par les paroles, fait de cette chanson l’une des plus complexes de Wainwright. Sur le DVD All I Want (à 59:55), Wainwright souligne d’ailleurs qu’il a fallu la participation de trois orchestres et l’utilisation de 350 pistes vocales pour parvenir au résultat final44. Cette complexité, à la fois dans le schéma structurel et dans le nombre de couches sonores, nous pousse à consacrer à l’analyse structurelle de cette chanson une part beaucoup plus grande que pour les autres chansons analysées. Nous présenterons d’abord un aperçu de la structure générale, puis c’est de façon synchronique que nous décortiquerons les sections de la pièce et que nous mettrons en évidence notre lecture en regard des rapports à l’espace. Nous terminerons par un développement sur l’imagerie du train, omniprésente dans la chanson et évocatrice du cheminement du protagoniste. Notre analyse permettra de voir comment le déplacement constant peut être considéré comme tentative de résolution au conflit spatial de départ, et d’évaluer dans quelle mesure cette tentative affecte la situation de l’énonciateur.

44 Dans la sous-section « Bonus Interviews » de la section « Music » de ce même DVD, Marius de Vries ajoute même : « that’s the biggest multi-track I’ve ever worked on. And I’m not known for my simplicity when it comes to that sort of thing. » (0:35 à 0:53) 32

3.1 Survol de la structure : une progression par coups d’envoi successifs

La complexité structurelle dont nous avons fait mention se situe à la fois du côté de la facture sonore et du côté des paroles. Le texte de la chanson est l’un des plus longs du diptyque, et très peu de segments sont répétés. Comme c’est souvent le cas chez Wainwright, la chanson ne comporte aucun refrain, du moins tel que défini par Fabbri45. Un découpage par sections peut toutefois être réalisé ; il est présenté dans le tableau 2. Nous retrouvons à la fois des sections adoptant la même structure (A, A’, A’’ et A’’’), et des sections plus contrastantes (B, C, D et la finale). De façon globale, ce qui nous paraît avoir le plus d’importance dans la construction d’un mouvement général n’est pas l’alternance entre ces deux types de sections, mais plutôt la présence de moments-clés de transition. « I Don’t Know What It Is » est en fait ponctuée de ce qui semblent être de multiples coups d’envoi, chacun marquant un changement entre deux paliers. De la structure irrégulière ressort donc une construction en paliers, une volonté d’établir un parcours ascendant, à la manière d’un escalier. La finale de la pièce, qui se termine dans la confusion, tant du côté lyrique que musical, évoque l’impossibilité de mener à terme ce cheminement.

3.2 Sections introductives

Après une courte introduction instrumentale, la voix de Wainwright fait son entrée, accompagnée entre autres par la guitare, par de discrètes percussions, puis quelques mesures plus loin par le piano. Toute cette première section, A, d’une durée de seize mesures de deux temps, est construite autour du titre de la chanson. Plus précisément, une série d’oppositions entre l’affirmation d’un doute (« I don’t know what it is ») et celle d’un besoin d’accomplir une action (« but you got to do it ») vient établir une structure binaire. Une transition s’opère toutefois entre l’objet recherché (« what ») et la direction qu’il faudra prendre (« where »), changement d’autant plus remarquable que tout ce paragraphe se déploie autour des anaphores « I don’t know » et « but », qui encadrent ainsi « what » et « where ». L’ignorance de la nature de l’objet n’est mise en relief qu’une seule fois, tandis que trois répétitions du mot « where » insistent sur la dimension spatiale. Outre le passage

45 Franco Fabbri, loc. cit., p. 674-702. 33 de l’objet au lieu, une autre transition renforce la structure binaire, soit celle du « I » au « you ». L’utilisation de ce dernier pronom peut autant référer à un autre individu qu’à l’énonciateur lui-même, selon que l’on considère que l’énonciateur interpelle quelqu’un, ou rapporte les paroles énoncées par une entité extérieure. La suite de la chanson, et notamment la façon dont certains fragments de cette strophe sont réutilisés dans la finale, au sein d’une fusion de voix émanant de toutes parts, nous paraît aller dans le sens de la seconde hypothèse, soit celle d’une utilisation davantage rhétorique du pronom. Selon cette idée, l’énonciateur se situe alors dans une position double : il est à la fois celui qui interpelle et celui qui est interpellé. Ce jeu de focalisation contribue à créer une tension au sein de la strophe. Notons qu’un autre individu dont l’identité restera floue sera néanmoins évoqué à quelques reprises, mais sans être directement interpellé.

L’oscillation dans cette section peut aussi être discernée musicalement : chaque phrase présente une montée mélodique, puis une descente. La hauteur la plus élevée est atteinte sur l’avant-dernière occurrence du mot « where » (« but I know that it’s comfortable where »), à 0:25. Ce mot est en fait triplement accentué. Énoncé sur un temps fort, sur la note la plus haute de cette section, il est aussi le seul mot sur lequel la réverbération est utilisée. Avec celle-ci, le mot s’étire sur près de quatre temps, soit deux mesures. Ce prolongement conduit à envisager le rôle syntaxique de « where » de deux façons. Au premier abord, « where » complète la phrase affirmative « I don’t know where to fall but I know that it’s comfortable where ». Or, la façon dont le mot est déclamé, placé en évidence par rapport à ceux qui précèdent, permet aussi de l’entendre comme une phrase interrogative complète. À la question « Where ? » répondrait alors l’affirmation « I don’t know where it is». La section A a donc un rôle introductif : elle pose le constat d’un besoin d’accomplir une quête, quoique la finalité de celle-ci soit pour l’instant indéfinissable. De façon significative, la question de l’objet de la quête est rapidement écartée et fait place à celle de la direction à adopter. L’accentuation de « where » se fait indicateur de la prédominance qu’aura le questionnement spatial dans le reste de la pièce. 34

3.2 La mise en mouvement du protagoniste

Bien que A’ s’inscrive en continuité avec A, un certain coup d’envoi est donné à la chanson lors du passage entre ces deux sections (à 0:31) par l’ajout de percussions, de scratching, et des accords au piano marquant chaque croche. A’ reprend la structure mélodique de A, à l’exception de deux mesures supplémentaires (« And of all that I do »), et développe l’idée du désir de transformation de l’énonciateur : un besoin d’apprendre, lié à la capacité de se défaire d’une certaine façon de percevoir le monde, de cette « perfunctory view » (vision superficielle), sous-tend la démarche dont il est question46. C’est d’ailleurs sur « view » que se situe cette fois l’apogée de la phrase mélodique, à la fois en termes de hauteur de note et de durée. Le caractère autoréflexif, qui était présent dans « Oh What a World », reprend forme dans A’. Un déplacement s’est toutefois opéré d’un discours autocritique sur la situation générale de l’énonciateur-artiste, à une réflexion sur la démarche artistique elle-même. Ainsi retrouvons-nous la toute première référence à l’écriture de chansons dans le diptyque : « and a bucket of rhymes I threw up somewhere ». Plutôt que sur le geste d’écriture, c’est sur la direction (imprécise) que prennent ces rimes, ces mots, que l’accent est mis. Une fois de plus, la spatialité est donc à l’avant-plan, ainsi que le manque de direction de la démarche de l’énonciateur.

La section qui suit, B, se distingue des précédentes et marque un nouveau départ, autant pour l’énonciateur que dans la structure de la chanson. Les paroles initiales, « So I knock on the door / Take a step that is new47 », marquent une volonté claire de s’engager plus avant dans le mouvement. La présence d’une transition de huit mesures, au cours de laquelle un chœur fait son entrée, vient d’ailleurs établir une distinction claire entre cette section et celles qui ont précédé. Le passage de A’ à B constitue ainsi un deuxième changement de palier. Les hésitations de l’énonciateur avec lesquelles s’ouvrait la chanson ont fait place à la volonté d’agir. Notons qu’au sein de la mise en mouvement du

46 Une première allusion à un autre individu, dont l’identité n’est pas spécifiée, intervient ici, par les paroles « Want a locket of who ». Le cheminement du protagoniste semble lié à cet individu, or ni l’identité de celui- ci, ni le caractère de la relation les unissant, ne sont spécifiés. 47 Ces deux lignes, ainsi que « Playing all of the games and thinks three’s company » (ligne 14) font allusion à la chanson thème de l’émission de télévision Three’s Company. Voir « Three’s Company Lyrics », dans Lyrics on Demand, [en ligne]. http://www.lyricsondemand.com/tvthemes/threescompanylyrics.html [Page consultée le 11 mai 2011]. 35 protagoniste s’inscrit la recherche d’un autre individu, et qu’une certaine clarification quant à la nature de cet individu s’opère : plus qu’un possible amant, c’est surtout un alter ego que paraît rechercher le protagoniste, quelqu’un qui partagerait son amour pour la beauté, ou qui porterait lui aussi de mystérieuses blessures. La recherche de l’autre est appuyée par le chœur, qui pour la première fois intervient au même moment que le chanteur, sur la deuxième occurrence de « Is there anyone else », puis sur « bruises » et sur le « I don’t know what it is » final. La progression mélodique de B, qui trace une longue courbe ascendante, va de pair avec la décision énoncée par le protagoniste d’aller vers l’avant. Cette ascension est de plus mise en évidence par le contraste qu’offre la lente descente d’une partie de l’accompagnement dans le registre grave. La montée atteint son point culminant au milieu de la section, soit sur le « who’s » (ligne 12), puis la ligne redescend brusquement au mot suivant, « too ». La section progresse par la suite par une seconde montée menant à « bruises », avant de se terminer par la répétition du titre. Cette réitération du doute en fin de section permet de voir B dans son ensemble comme une première tentative infructueuse de passer à l’action. Si le protagoniste a su se donner assez d’élan pour se mettre en branle, il doit cependant freiner son mouvement en constatant qu’il lui est impossible de comprendre dans quelle direction continuer. Son incapacité à s’orienter le fait ainsi retourner à la case départ. C’est d’ailleurs ce que suggère le retour à la structure musicale de A qui survient juste après.

Après la montée en puissance de B, la section A’’ revient à ce qui a précédé en reprenant de façon presque identique le schéma de seize mesures de A. Le désir de changement est rappelé, ainsi que la recherche d’un alter ego. C’est à la troisième personne qu’est formulée la recherche : « Is there anyone else », entendu d’abord dans B, est ici répété pour une troisième fois. Un changement additionnel quant à l’utilisation des pronoms survient à la toute fin de la section, qui se termine par l’usage d’un « nous »48. Le passage qui s’est donc opéré du « je » au « tu », puis au « nous » est soutenu musicalement par l’augmentation du nombre d’instruments et la place grandissante qu’occupent les interventions du chœur, deux procédés permettant d’évoquer le pluriel. Bien que décrivant le cheminement d’un individu singulier, « I Don’t Know What It Is » parvient

48 La fin de A’’ se termine en fait par un rejet. Ainsi « us » se trouve à être prononcé sur le premier temps de la mesure suivante, semblant ainsi appartenir à la section subséquente. 36 progressivement à créer une impression de collectivité, qui tantôt peut soutenir le cheminement du protagoniste, tantôt faire ressortir sa solitude.

Le passage à la section suivante s’effectue sans aucun temps de silence ou pause dans les paroles, et crée un certain sentiment d’urgence ; cette transition peut être perçue comme troisième et ultime coup d’envoi, à la manière de ceux que nous avons soulignés à A’ et à B. La reprise des paroles « so I knock on the door » donne un caractère décidé à la suite, qui se trouve à être l’un des principaux sommets de la chanson, à la fois en termes de hauteur de la ligne mélodique, et d’accumulation instrumentale. La similarité des mesures initiales de cette section avec celles de B, ainsi que le fait que cette section contraste avec A, A’ et A’’, mais n’offre pas non plus de rupture totale comme ce sera le cas ultérieurement, nous poussent à identifier cette section comme B’, et ce même si elle présente des différences structurelles avec B. B’ se subdivise en deux sous-sections, respectivement de neuf et dix mesures. C’est la première de ces sous-sections qui mène au sommet dont nous venons de faire mention, et qui est atteint sur le mot « where ». L’ascension mélodique est une fois de plus mise en évidence par le contraste qu’offre une descente harmonique de l’accompagnement, qui s’échelonne elle aussi sur les neuf mesures. En plus de l’ascension mélodique, un autre procédé vient ajouter au sentiment de tension qui est peu à peu créé, puis relâché à la fin de B’ : de fait, au cours des quatre mesures précédant « where », et pour la seule fois dans cette chanson pour une phrase entière, Wainwright ne chante qu’une syllabe par mesure, tenant chaque note pour la durée d’une blanche (« Go / ing / God / knows / where »). Un tel procédé crée un effet grossissant, comparable en musique à celui d’un zoom au cinéma. Ce passage, qui confirme la mise en mouvement du protagoniste, mais aussi son incapacité à cerner la direction de sa quête, est ainsi l’un des plus accentué de la pièce. Les longues notes tenues, qui sont mélodiquement conjointes49, contribuent aussi à créer l’impression d’une avancée difficile. De la même façon qu’à la section A (ligne 3), où « where » pouvait à la fois faire partie du groupe syntaxique précédent et suivant, le « to » de la fin de la phrase (la phrase complète étant en fait « Going God knows where to ») fait le pont entre la montée qui vient d’avoir lieu et la deuxième sous-section de B’, construite autour de l’important « to get me over ».

49 Il s’agit en fait des cinq premiers degrés d’une gamme mineure ascendante commençant sur La (les notes étant séparées par un ton, un demi-ton, un ton et demi, puis un ton). 37

Cette sous-section mentionne de plus l’usage d’un moyen de transport : le train. Nous reviendrons sur l’imagerie du train, qui occupera une place croissante dans le reste de la chanson.

La deuxième sous-section de B’ est constituée de deux répétitions de « to get me over », fragment qui sera réutilisé plus loin, et qui est le motif s’apparentant le plus à un refrain. « To get me over » est aussi ce qui se rapproche le plus d’une formulation du but de la quête de l’énonciateur. Mais alors que la progression spatiale incertaine était musicalement mise en évidence, le « get me over », énonciation d’un but, se fait plus discret : la courbe mélodique redescend, et l’accompagnement musical regagne en importance, notamment par la présence accrue du chœur. Les deux syllabes de « over » sont, soit, elles aussi prononcées sur des blanches, mais cette accentuation se fait sur des notes d’un registre beaucoup plus grave que ce qui a précédé. Une descente musicale s’effectue de plus sur le mot lui-même, « ver » étant plus bas que « o ». Enfin, la fin de chaque occurrence de cette phrase est suivie par une descente d’une partie de l’accompagnement, qui contribue à crée un sentiment d’apaisement.

Quatre mesures, se détachant à la fois de ce qui précède et de ce qui suit, et que nous considérons comme une section en soi (C), viennent montrer le peu d’importance qu’a la destination de la quête. Cette fois, c’est en présentant comme équivalentes des destinations opposées qu’est illustrée cette idée : « Get me heaven or hell, Calais or Dover ». Ce passage peut être mis en parallèle avec plusieurs extraits issus du diptyque, qui tous font s’équivaloir divers lieux. Dans « 11:11 » (Want One) le protagoniste décrit de la façon suivante l’impression spatiale qu’il ressent à la suite des événements du 11 septembre 2001 : « Wasn’t in Portland and I wasn’t in heaven / Could have been either by the way I was feeling », alors que dans « Old Whore’s Diet » (Want Two), l’ici et l’enfer sont comparables : « Hell, either here or hell will do / Either here or hell will employ you ». Au sein même de « I Don’t Know What It Is » se trouve un autre passage renvoyant la même image : « and could be heading for Poland or limbo or Lower Manhattan ». Les lieux nommés semblent être choisis pour leur caractère opposé (enfer ou paradis) ou ambigu (les limbes), ou encore sans raison apparente autre que leur sonorité (Portland, Poland, Lower Manhattan). 38

Dans le cas qui nous occupe, les villes de Calais et Dover (Douvres) se situent de part et d’autre du Pas de Calais (ou Strait of Dover), passage le plus étroit séparant la France de la Grande-Bretagne, et la mention de leurs noms illustre à merveille l’oscillation entre deux lieux opposés. Or, le choix de « Dover » s’explique aussi d’une autre façon : « Dover » contient « over », et la façon dont Wainwright insiste sur la première syllabe du nom de la ville, en l’accentuant par une note plus élevée, rappelle la descente employée sur les « over » qui ont précédé. Plus encore, l’association entre les oppositions Calais-Douvres et paradis-enfer élargit le spectre des possibilités de déplacement du protagoniste : c’est maintenant à la fois sur un plan horizontal (sur la surface du globe, entre directions opposées comme Calais et Douvres) et sur un plan vertical (de par les symboles d’extrême élévation et d’extrême profondeur que sont le paradis et l’enfer), que sont envisagés les déplacements. Cette concomitance peut d’ailleurs être mise en parallèle avec deux des sens que peut prendre l’expression « to get me over », qui vient d’être introduite. Il s’agit tout autant pour le protagoniste de traverser que de surmonter, de progresser dans l’axe horizontal que dans l’axe vertical. Musicalement, l’oscillation entre lieux et entre plans est reproduite dans l’ensemble de la section par la courbe mélodique oscillante, qui ne trace ni montée ni descente, et contraste ainsi avec le schéma des courbes mélodiques précédentes. La section C est d’ailleurs enclavée entre les mesures présentant une courbe descendante sur « Get me over », et la longue montée de huit mesures qui suivra, lors de la seconde transition instrumentale. Malgré l’insistance sur l’équivalence des destinations, la spatialité de la quête reste toutefois au cœur de la démarche du protagoniste. C’est la mise en mouvement plus que la destination qui occupe une place centrale.

Cette mise en mouvement, enclenchée dès B, a pris toute son ampleur dans B’ et C. La transition poursuit dans la même mouvance, traçant une grande courbe ascendante, principalement grâce à une montée mélodique aux cordes, puis à la trompette50, ainsi qu’à une accumulation et une confusion générale, le tout sur un long crescendo de huit mesures. Cette transition contraste avec celle intercalée entre A’ et B, qui s’apparentait plus à un intermède. Ici, elle participe au mouvement ascendant général, et prépare le terrain pour A’’’. La section suivant la transition peut en effet être considérée comme similaire à A, A’

50 La transition entre les instruments va d’ailleurs dans le sens d’une progression vers le haut, le timbre des cuivres étant plus éclatant et ressortant plus de l’ensemble que celui des cordes. 39 et A’’51. La mélodie est altérée de façon sporadique par le chanteur : la voix gagne en hauteur et en intensité à plusieurs reprises. Il est toutefois possible de reconnaître la même mélodie qu’aux autres sections A. « But we’re chugging along », par exemple, rappelle clairement « I don’t know where to fall ». Une altération, cette fois dans la scansion, accentue les mots « my big number » (0:35), chaque syllabe étant chantée sur le contretemps (à un demi-temps d’écart). Le sens de « number » nous paraît ici être celui de « numéro de spectacle ». L’expression, et la façon dont elle est scandée, feraient alors référence à la performance d’un artiste sur scène, et au désir de succès de la persona Wainwright. Les trois noms de ville qui sont évoqués juste après constituent d’ailleurs une allusion à une importante influence de Wainwright. De fait, et bien que l’ordre des noms de ville soit changé, il s’agit d’une référence à « On the Atchison, Topeka and the Santa Fe52 », chanson faisant partie du répertoire habituel de . Ces trois noms s’inscrivent dans une section qui est pratiquement une énumération de noms de lieux, et qui mène à l’apogée de ce que nous avons nommé « l’éparpillement spatial » de l’énonciateur. Le sommet atteint sur le dernier mot de la section, « Manhattan », marque le point culminant de la chanson.

Puis, l’incapacité à canaliser le mouvement de la quête dans une direction précise est illustrée par la section D, qui tombe comme un verdict : « Find myself running around ». Le terme « to run around », qui exprime le fait d’aller incessamment d’une place à l’autre, d’une personne à l’autre, implique généralement l’inefficacité et l’absence de but précis53. Dans son désir d’être partout à la fois, l’énonciateur se retrouve tout écartelé. L’éparpillement et la fragmentation de l’entité du protagoniste sont d’autant renforcés que les paroles prononcées par le chanteur sont scindées en deux sections, distancées de quatre mesures au cours desquelles le chœur reprend un passage qui a précédé (« Dunaway by the crossing »). « Find myself » est de plus prolongé par un écho, qui insiste sur la dernière syllabe (« self »). A’’’ et D sont ainsi le lieu d’une déception, d’un écart entre le désir et

51 Comme c’était le cas pour A’, A’’’ comporte cependant deux mesures de plus que A et A’. 52 L’ATSF est une ligne de chemin de fer majeure des États-Unis. 53 Voir « Run, v. », dans Oxford English Dictionary, Second edition, 1989, [en ligne]. http://www.oed.com:80/Entry/168875 [Page consultée le 13 juin 2011]: « to go from one place or person to another (freq. with the implication of aimlessness or ineffectualness). » L’expression a aussi les sens d’entretenir une relation avec quelqu’un, d’être infidèle, ou de rechercher une série de relations superficielles. Ce dernier cas jette un éclairage sur la démarche du protagoniste qui peut tout autant être à la recherche d’une direction claire à emprunter que d’une relation unique, peut-être avec le « you » dont il a été question. 40 l’espoir de trouver des réponses à un questionnement par le déplacement spatial, et la constatation de l’impossibilité de le faire. Le résultat d’une telle démarche ne semble pouvoir être qu’éparpillement et fragmentation.

3.3 La finale

C’est d’ailleurs ce que la finale, qui s’enchaîne en fondu avec la fin de la section D, semble venir confirmer. S’étendant sur plus d’une minute, la finale n’utilise que des fragments de paroles issus de ce qui a précédé. Alors que le chanteur combine les deux fragments les plus souvent entendus, soit « I don’t know what it is », et « To get me over », le chœur, dont les interventions se sont faites de plus en plus fréquentes, reprend de courtes sections qui ont été chantées précédemment par Wainwright. « Dunaway by the crossing » (3:43), puis une section plus difficilement audible qui nous paraît être « taking the Santa Fe » (3:50), font ensuite place à de nombreux « over », puis à d’autres sections de plus en plus difficiles à identifier, dont « you got to do it » (4:05). Le chœur intervient aussi de par l’utilisation de syllabes « ah », qui devient à partir de 3:51 pratiquement continue. Certaines des interventions du chœur, notamment les « over » chantés par les voix de femmes, ressortent du magma sonore. Elles paraissent à la fois se détacher de l’ensemble en le surplombant, et tenter de l’élever à leur hauteur. Or, ce désir d’élévation, qui s’inscrit logiquement à la suite d’un développement construit en escalier, ne se concrétise pas. Plutôt, le nombre de couches sonores qui ne cessent de s’ajouter alourdit la démarche générale. Au chœur s’ajoutent les interventions d’instruments qui se détachent de l’orchestre et entrecoupent les phrases du chanteur (trompette à 3:56, flûte à 4:04). Les courbes mélodiques descendantes de ces contre-chants annoncent la chute imminente de la chanson, et la fragmentation inévitable du protagoniste dans l’espace.

Les toutes dernières paroles de la chanson reprennent les deuxièmes parties des phrases de la section A. Ici, et de façon peut-être encore plus évidente qu’au commencement de la chanson, l’insistance est sur l’obligation, sur le « got », qui tombe sur le temps fort. Un decrescendo général, de même qu’un retrait progressif des instruments, s’amorcent lors de la répétition des derniers fragments. Une descente harmonique, jouée en 41 rallentando et en decrescendo, se termine par un accord tenu au piano et au synthétiseur. L’alourdissement généralisé et le dépouillement graduel semblent ainsi converger vers un retour au calme et au dénuement initial. L’accord final est cependant rapidement recouvert par les interventions de percussions et d’autres instruments plus difficiles à discerner, qui semblent recréer la confusion régnant dans l’esprit de l’énonciateur. Puis cet agglomérat, qui s’est prolongé sur une dizaine de secondes, cède finalement la place à une reproduction de bruits de train, avec lesquels se clôt véritablement la pièce.

3.4 L’imagerie du train

Les dix dernières secondes de la chanson nous permettent de jeter un nouveau regard sur les mentions du train qui ont précédé. Le choix d’une conclusion aussi peu habituelle chez Wainwright réoriente certains éléments de notre lecture. Une imagerie du train nous paraît traverser toute la pièce, allant au-delà de simples mentions, et éclairant la chanson de façon plus globale54. L’étude plus précise de deux passages entourant les occurrences du terme « train » permettra de montrer que la construction musicale de certaines sections, voire de la chanson en son ensemble, peut s’apparenter à la mise en marche d’un train. Suivront quelques propositions sur les liens entre l’imagerie du train et les déplacements du protagoniste.

La première des deux mentions explicites survient lors de B’ (2:14 à 2:28), dont voici les paroles complètes : So I knock on a door And I am on a train Going God knows where to

Ici, et comme ce sera le cas dans le second exemple, le terme « train » est accentué en étant chanté sur un temps fort. Alors que la première phrase sert à donner un deuxième coup d’envoi au déplacement du protagoniste (et à la chanson), le reste de la section trace une

54 Cela a d’ailleurs été remarqué par Roger Bourland et ses étudiants, au cours du séminaire sur la musique de Rufus Wainwright offert à UCLA. Nous pouvons lire sur le blog de Bourland : « The omnipresent train imagery was pointed out as an element of continuity and meaning in the song. » Voir http://rogerbourland.com/2006/01/25/ucla-seminar-the-music-of-rufus-wainwright-2/ [Page consultée le 27 novembre 2010]. 42 longue montée qui culminera sur « where ». L’accentuation de chaque syllabe de la dernière phrase sur les notes d’une gamme ascendante a tout d’une mise en marche qui peut rappeler celle d’un train. L’impression est renforcée par l’accompagnement régulier de la batterie et des basses qui, plus appuyé que dans la section similaire précédente (B, à partir de 1:10), semble reproduire le rythme régulier d’un train qui avance. La déclaration « so I am on a train » du protagoniste est ainsi appuyée par tous les aspects musicaux, et permet de ressentir la progression dans l’espace de l’énonciateur.

Une construction du même ordre se retrouve juste avant la deuxième mention du train55 : il s’agit de la seconde transition (2:50 à 3:02), qui précède A’’’. Cette transition instrumentale, l’une des rares dans une pièce où la voix du chanteur est pratiquement toujours à l’avant-plan, a un rôle fondamental. En plus de créer une montée qui rappelle ici aussi une mise en marche et qui mène à la seconde mention du train, ces huit mesures constituent un sommet en ce qui a trait au sentiment de confusion. L’utilisation du scratching et d’indistinctes voix à l’arrière-plan sont ici à leur apogée. La saturation sonore de ce passage rappelle aussi celle du dernier accord de la finale : dans les deux cas, la distinction entre « bruits » proprement musicaux et représentations de bruits de train se prête au brouillage.

D’un point de vue d’ensemble, la présence du train est étroitement liée aux spécificités du déplacement du protagoniste. Celui-ci n’a en effet rien d’un promeneur urbain, qu’il soit à pied, à bicyclette ou en transports en commun : ses trajets s’étalent sur une plus grande distance, se font à une plus grande vitesse. L’énonciateur n’a pas non plus de contrôle sur sa direction : contrairement au conducteur d’automobile, le passager d’un train se laisse guider sur une route tracée d’avance. Sa liberté réside en sa possibilité de passer d’un train à l’autre, mais une fois entré, il n’a d’autre choix que de se laisser emporter par le mouvement. La distinction entre automobile et train met aussi en relief le caractère collectif du second, et l’énonciateur est tout autant noyé au sein du mouvement du moyen de transport qu’au sein de celui de la foule. Enfin, au contraire de l’avion, qui d’ailleurs était mentionné au même titre que le train dans « Oh What a World », le

55 A’’’ : « I was hoping the train was my big number / Taking the Santa Fe and the Atchison Topeka » (3:02 à 3:15) 43 déplacement sur voie ferroviaire reste au ras du sol. Aussi n’est-il pas étonnant que le mouvement du protagoniste s’alourdisse et ne parvienne pas à cheminer selon une trajectoire ascendante : le désir de déplacement dans l’axe vertical, introduit par la section « Get me heaven or hell, Calais or Dover », reste inassouvi. Toutes ces caractéristiques du déplacement (rapidité, longues distances, liberté restreinte, envahissement de l’individuel par le collectif, horizontalité forcée) sont au cœur du mouvement du protagoniste.

3.5 Conclusion

Ce personnage central d’« I Don’t Know What It Is » a beaucoup plus d’énergie et de volonté de se mettre en mouvement que celui d’« Oh What a World ». Or, si l’énergie ne lui fait pas défaut, il lui manque la capacité à la canaliser et à comprendre comment se diriger. La démarche de cet individu apparaît certes comme un échec en ce qu’il ne parvient pas à compléter le mouvement vers un but, mais il reste que par le mouvement constant, par l’éparpillement spatial, la stricte opposition entre désir de stabilité et besoin de mouvement est rompue. De notre point de vue, l’échec est donc relatif et peut être envisagé comme première étape d’un projet plus global.

En rompant l’oscillation binaire, l’énonciateur se retrouve toutefois aux prises avec un autre type d’oscillation : de choix impossible entre stabilité et mouvement, il se retrouve maintenant devant un choix à faire entre une multiplicité de directions, entre une multiplicité de façons de vivre. La confusion musicale grandissante que nous avons mise en évidence reflète en quelque sorte la confusion identitaire de l’énonciateur56, et est étroitement liée à la fragmentation du sujet, qui elle aussi gagne en importance au fil du déroulement de la chanson. En fait, l’incapacité à se diriger nous paraît à la fois mener à la fragmentation dont il a été question à la fin de notre analyse, et découler d’une fragmentation identitaire plus fondamentale. La persona Wainwright, annoncée dès la

56 La notion de confusion est d’ailleurs au cœur de la création de la pièce. Kirk Lake rapporte que la chanson « [...] was inspired by a sense of confusion Rufus had felt at a party for the Strokes in New York where everybody seemed to be desperately looking for the hip and the happening but nobody quite knew where it was located. Like trying to catch the wind wherever they thought it was, it was suddenly somewhere else. Rufus realised he was searching for something too but he didn’t know what. » (Lake 182) 44 présentation visuelle comme étant dédoublée, devrait ainsi plutôt être perçue comme constituée de multiples fragments. Les images du chevalier et du personnage féminin sont en cela des représentations de deux pôles extrêmes, de deux manifestations de la persona. Dans « I Don’t Know What It Is », il devient plus évident que la fracture est multiple plutôt que double. La quête dont il est question au sein du diptyque est ainsi à la fois un cheminement spatial et un processus visant à reconstituer une identité incohérente.

45

TABLEAU 2 Ŕ STRUCTURE DE « I DON’T KNOW WHAT IT IS »

SECTION TEXTE REPÈRES NOMBRE DE TEMPS SONORES MESURES (EN 2 TEMPS) LIGNE PAROLES Introduction Instrumental 4 mes. 0:00 à 0:06 A 1 I don’t know what it is but you got to do it Voix principale, 16 mes. 0:06 à 0:31 2 I don’t know where to go but you got to be there guitare, entrée 3 I don’t know where to fall but I know that it’s du piano comfortable where 4 I don’t know where it is A’ (2 5 Putting all of my time in learning to care Entrée de la 18 mes. 0:31 à 0:58 mesures 6 And a bucket of rhymes I threw up somewhere batterie et du ajoutées) 7 Want a locket of who made me lose my perfunctory view scratching of all that is around 8 And of all that I do Transition Entrée du chœur 8 mes. 0:58 à 1:10 B 9 So I knock on the door Voix principale, 25 mes. 1:10 à 1:49 10 Take a step that is new voix 11 Never been here before harmonisées, 12 Is there anyone else who’s too orchestre, piano 13 In love with beauty 14 Playing all of the games and thinks three’s company 15 Is there anyone else who has slightly mysterious bruises 16 I don’t know what it is A’’ 17 Sick of looking around at friendly faces Voix principale, 16 mes. 1:49 à 2:14 18 All declaring a war on far of places voix 19 Is there anyone else who is through with complaining harmonisées, about what’s done unto us orchestre, piano B’ (très 20 So I knock on the door and I am on a train Même 9 mes. 2:14 à 2:28 modifié) 21 Going god knows where to instrumentation 46

22 To get me over Même 10 mes. 2:28 à 2:44 23 To get me over instrumentation C 24 Get me heaven or hell, Calais or Dover Même 4 mes. 2:44 à 2:50 instrumentation Transition Transition 8 mes. 2:50 à 3:02 instrumentale (importance du scratching, des cordes, des trompettes) A’’’ 25 I was hoping the train was my big number Voix principale, 18 mes. 3:02 à 3:31 26 Taking the Santa Fe and the Atchison Topeka voix 27 But we’re chugging along, Dunaway by the crossing harmonisées en 28 And could be heading for Poland or limbo or Lower écho, orchestre Manhattan D 29 Find myself ... running around Voix principale, 6 mes. 3:31 à 3:40 voix harmonisées, orchestre Finale 30 I don’t know what it is to get me over Voix principale, 10 mes. 3:40 à 3:56 31 I don’t know what it is to get me over voix 32 I don’t know what it is ... harmonisées, orchestre ... to get me over Voix principale, 18 mes. 3:56 à 4:22 33 To get me over voix 34 You got to do it harmonisées, 35 You got to be there orchestre Ralentissement, 4:22 à 4:42 instrumental Bruits de train 4:42 à 4:51

4. « HOMETOWN WALTZ » : LA PROGRESSION EN SPIRALE DU VALSEUR URBAIN

L’analyse de « Hometown Waltz », à ce stade de notre étude, implique deux changements majeurs. Elle entraîne d’abord le passage des analyses de chansons du premier album du diptyque à celles des chansons du second album (« Hometown Waltz » est la sixième piste de Want Two). Puis elle conduit à traiter du mouvement du protagoniste à l’intérieur d’un espace urbain précis, ce qui n’était pas le cas dans les analyses qui ont précédé. La relation à la ville en question, Montréal, est ici étroitement liée à la question de l’origine et des liens familiaux. Comme nous l’avions annoncé lors de l’analyse de « Oh What a World », le thème de la filiation est de fait au cœur de la chanson et sa prise en compte est de toute première importance dans la compréhension de la tension entre attachement à l’origine et déplacement sur le globe. Ainsi, et contrairement à la situation présentée dans « I Don’t Know What It Is », le déplacement du protagoniste tourne autour d’un point d’ancrage. Toute la tension dans la situation de l’énonciateur vient d’ailleurs de la présence de ce centre, dont il aimerait pouvoir se dissocier, mais auquel il reste attaché. Le mouvement global de la chanson ne sera donc pas dirigé dans une direction précise, mais plutôt construit au sein de cette tension. Afin de cerner cette dynamique, nous soulignerons d’abord l’effet qu’a le choix d’une métrique ternaire dans la construction de la chanson, puis nous nous concentrerons sur l’analyse de la structure de la pièce. Un intérêt particulier sera porté à la finale et aux possibilités d’ouverture que celle-ci offre, à la fois au sein de la chanson et au sein du diptyque en son ensemble. Enfin, il sera question du rôle symbolique du téléphone, représentatif de l’oscillation spatiale.

4.1 La métrique ternaire

Une caractéristique fondamentale d’« Hometown Waltz » doit d’abord être mise en évidence, puisqu’elle est indissociable de la façon dont le mouvement général de cette chanson se construit. Il s’agit de sa métrique ternaire, qui contraste d’emblée avec « Oh What a World » et « I Don’t Know What It Is ». Chez Wainwright, la métrique ternaire est 48 d’ailleurs beaucoup moins fréquente que la métrique binaire. À titre d’exemple, dans Want Two, nous n’avons relevé que trois chansons dont la métrique est ternaire, sur un total de quatorze chansons. (Une proportion similaire se retrouvait dans Want One.) L’on pouvait dès le titre s’attendre à ce que ce soit la métrique adoptée. C’est en effet la métrique de base de la valse57. Le caractère ternaire de la musique renforce la création d’un mouvement cyclique incessant auquel prend part l’énonciateur, qui tente pourtant de le rompre. Nous verrons qu’« Hometown Waltz » peut être considérée comme une valse autant du point de vue musical, que thématique.

4.2 Bref survol de la structure globale

Comme dans le cas des chansons précédentes, la structure d’« Hometown Waltz » ne nous paraît pas conventionnelle58. Certains éléments sont toutefois à retenir. Tout d’abord, il n’y a pas de répétition de paroles, donc pas de refrain dans cette chanson. Par contre, une même structure musicale est répétée à plusieurs reprises avec différentes paroles. On peut donc considérer que l’on retrouve trois couplets similaires, A, A’ et A’’. Chacune de ces sections comporte seize mesures. Du côté du texte, chaque section compte trois vers. Le nombre de syllabes de chaque strophe étant variable, Wainwright ajoute parfois des notes supplémentaires à la mélodie. La ligne mélodique de base reste toutefois toujours la même, de même que l’harmonie59. Une section contrastante suit immédiatement A’’. Nous l’avons nommée B. Bien qu’elle comporte elle aussi seize mesures, le texte est ici divisé en quatre vers. La mélodie diffère grandement d’avec ce qui a précédé, et la voix principale est généralement plus aiguë. C’est aussi uniquement à cet endroit qu’interviennent les voix harmonisées (back vocals). Nous reviendrons sur cette section, puisqu’elle nous apparaît avoir une importance majeure.

57 Bien qu’il y ait aussi des valses à cinq, huit ou onze temps. 58 Le Tableau 4 donne les principales indications quant aux sections découpées par les changements dans la musique et dans les paroles. 59 Toutefois, l’instrumentation change. 49

4.3 Analyse linéaire d’une chanson en apparence circulaire

Voyons maintenant plus en détail de quelle façon la structure de « Hometown Waltz» se déploie, en considérant à la fois la construction musicale et textuelle. La chanson commence avec une introduction instrumentale d’une vingtaine de secondes, qui instaure d’emblée une atmosphère légère et dansante. On entend notamment le banjo et la flûte à bec, mais c’est surtout l’accordéon qui domine. L’utilisation de cet instrument est rare chez Wainwright. En fait, l'instrumentation se rapproche de celle de musiciens de rue, ce qui n'est pas anodin dans une chanson qui traite de déambulation urbaine. La section A vient présenter un portrait de la ville de Montréal, qui est nommée dès la première ligne. Des personnages circulant dans la ville sont introduits (« joueurs de tambour », jongleurs, clowns, homosexuels alcooliques). Le « je » de l’énonciateur fait son apparition à la deuxième ligne, soit après l’entrée en scène de la ville et de ceux qui y circulent. Nous utilisons délibérément « entrée en scène », puisque toute la section A nous paraît être une mise en scène de la circulation urbaine, cyclique, répétitive, et horizontale. Plus encore, c’est toute une imagerie du cirque qui est utilisée dans le texte (pensons aux clowns, aux jongleurs) et qui est confirmée par la musique. Du côté de l’instrumentation, l’accordéon et la flûte à bec se sont effacés, alors que le piano a fait son entrée. Cette intervention du piano au même moment que la voix principale permet d’avancer que le piano occupe une place particulière au sein de l’ensemble des instruments, et y représente la voix personnelle de l’énonciateur. Le fait que la ligne du piano s’intègre parfois au reste ou s’en distingue reproduirait alors la façon dont l’énonciateur parvient tantôt à se démarquer de l’ensemble urbain, tantôt à s’y fondre.

Alors que la section A présentait la ville et introduisait le « je » de l’énonciateur, dans la section A’, c’est la relation entre les deux instances qui est esquissée. La première ligne donne deux informations clés en ce qui concerne le statut et le caractère de la relation énonciateur-ville. Tout d’abord, la ville nommée en A est la ville natale (« hometown ») de l’énonciateur. Cela avait été annoncé dès le titre, mais c’est la première fois qu’on le mentionne dans le texte. L’autre information précise le caractère de la relation sujet-ville. Nous apprenons en effet que l’énonciateur entretient une relation conflictuelle avec cette ville, qu’il souhaite brûler. Il formule d’ailleurs certaines hypothèses quant aux motifs qui 50 le poussent à avoir ce désir, soit l’amertume, et le fait de ne plus être dans la ville à y déambuler60. Nous pouvons déduire du couplet suivant que cette dernière raison découle des constants voyages de l’énonciateur. Le caractère, obligé ou volontaire, de ces voyages, est toutefois ambigu. Notons avant de parler de la section suivante que dans A’ nous retrouvons à la fois le banjo, présent depuis le début, le piano (ayant fait son entrée en A) et l’accordéon, absent de A, qui intervient de nouveau. À l’instar du rapprochement entre le piano et l’énonciateur, ces divers instruments peuvent être associés aux autres instances qui peuplent la ville et qui y circulent, les modifications dans l’instrumentation imitant ainsi le mouvement urbain.

A et A’ se suivaient sans transition (en fait, une mesure, soit moins d’une seconde, les séparaient). Ce n’est plus le cas entre A’ et A’’. Une section instrumentale de douze mesures vient faire la transition. La même ligne d’accompagnement s’y retrouve, mais cette fois ce sont à la fois l’accordéon et le piano qui la jouent. L’emplacement d’une telle transition n’est pas anodin. Cette section permet à la fois de relier les sections, mais surtout de souligner l’opposition existant entre les deux premiers couplets et le troisième. Après avoir présenté la ville, puis esquissé la relation homme-ville, l’énonciateur vient finalement opposer sa ville natale au reste du monde. La circulation du sujet, qui s’opérait plus tôt dans un espace délimité, la ville, a maintenant lieu sur toute la surface du globe. Le mot « world » est d’ailleurs utilisé pour la première fois de la chanson, et débute le couplet. Or, en dépit de cette ouverture initiale, le couplet se clôt par un retour vers le lieu d’origine. Ici le nom de la ville n’est pas répété : c’est plutôt le terme « home » qui est choisi, et qui vient rappeler le titre. Le dernier couplet de type A se conclut donc avec cette réactualisation d’une expression connue : « all roads lead to home ». Jusqu’à maintenant, toute la chanson a été traversée par une isotopie de la circularité, qui atteint son apogée avec la phrase conclusive de A’’. C’est de plus uniquement sur le plan horizontal que se sont effectués les déplacements. Les trois couplets A, qui semblaient progresser vers un élargissement graduel, se terminent ainsi par un repli vers le centre originel. Jusqu’à présent, la chanson pourrait donc être perçue comme une boucle, tant sur le plan formel que thématique. La section qui suit change toutefois la donne.

60 À cet endroit, la voix chante « partly it’s bitterness », alors que le livret donne « maybe ». 51

La section que nous avons nommée B suit immédiatement A’’. Elle comporte elle aussi seize mesures, divisées en quatre vers. La mélodie n’est plus du tout la même, étant notamment beaucoup plus aiguë. Le texte est plus « simple », plus schématique que dans les couplets A. L’énonciateur s’adresse à un (ou des) interlocuteurs, voire à lui-même en posant une série de questions (« will you ever know », « ever fly away », « ever go », « ever find a way »). Ces questionnements contrastent avec le premier vers de A’’, qui soutenait justement que toutes les réponses étaient trouvées en voyageant (« you travel the world and you find all the answers »). Dans B, le doute, la recherche, sont à l’avant-plan. La recherche d’une « réponse » est dans ce cas étroitement liée à la quête d’un « chemin », (et non d’une destination, d’un point fixé dans l’espace). B se clôt par une montée au ralenti sur les mots « find a way ». Cette montée finale, ainsi que l’élévation de la hauteur de la voix et la présence de l'expression « fly away », introduisent un changement de plan : d'horizontal, le déplacement devient vertical. La chanson se termine avec une conclusion instrumentale de seize mesures, qui reprend le même schéma mélodico-rythmique qu’en introduction. Les mêmes instruments sont présents, soit l’accordéon, la flûte et le banjo, mais le piano, qui avait fait son entrée en A, s’est joint à l’ensemble, la voix individuelle de l’énonciateur s’étant entremêlée à la voix collective de la ville.

4.4 Une finale qui tente de rompre la circularité

Avant de voir en quoi la section B vient complexifier l’idée globale de la chanson, une remarque s’impose. Jusqu’à présent, les répétitions concernaient uniquement la musique, et non les paroles. Aucun refrain ne vient ponctuer la chanson, et peu de termes sont répétés. Mais dans la section B, deux éléments répétitifs en lien avec les paroles sont introduits. Tout d’abord, le terme « ever » est répété trois fois au sein de chaque formule interrogative. Chaque répétition du mot se fait sur les mêmes notes. Du point de vue mélodique, c’est l’endroit de la chanson où l’on retrouve le mouvement répété le plus conjoint (seul un demi-ton séparent les notes). La triade de « ever » instaure ici un effet cyclique au sein de chaque phrase, et entre les quatre phrases de B. Cette insistance est d’autant plus forte du fait que le terme utilisé se rapporte justement à l’inscription dans la durée, à la répétition du même. 52

Un autre effet de mouvement est créé par l’utilisation de voix harmonisées (back vocals), pour la première fois dans la chanson. Alors qu’un bon nombre de personnages ont été évoqués, voire interpellés au cours de la chanson61, ce n’est qu’à la toute fin que des voix supplémentaires, des voix de femmes, s’ajoutent, appuyant la voix principale62. Ces voix, qui semblent provenir d’une distance beaucoup plus éloignée, ne chantent au total que six mots isolés de la strophe B, soulignant ainsi leur importance toute particulière en doublant ceux-ci plutôt que les autres. Le premier mot répété, « say », se fait entendre une mesure après que la voix principale l’ait chanté. Ce décalage temporel, combiné au décalage spatial, crée un effet d’écho. Or, les autres mots mis en relief ne sont pas tous chantés au même endroit par rapport à la voix principale. Le Tableau 3 indique à quel endroit se positionnent les interventions des voix harmonisées. Nous pouvons voir que les première et quatrième interventions suivent le chanteur, que les deuxième et troisième l’appuient au moment où il prononce le mot, alors que les deux dernières le devancent. Ce qui semblait être un écho se déplace donc dans le temps... et dans l’espace. En effet, les différences de décalage de « l’écho » font que ces voix secondaires semblent se mouvoir dans l’espace se situant à l’arrière-plan. L’on pourrait aussi, à l’inverse, considérer que ce sont ces voix qui restent stables, alors que la voix principale subit un déplacement. Les voix harmonisées contribuent à créer un nouveau rapport à l’espace pour l’énonciateur. Mais aussi, le caractère jusqu’à présent cyclique des paroles et de la mélodie de cette section est rompu par cette intervention de voix extérieures. Du côté mélodique, le caractère cyclique finit de plus par s’estomper. Nous l’avions signalé, la section se termine par une montée au ralenti qui illustre à merveille les paroles « find a way ». Plus encore, sur le plan harmonique, la tension présente sur « find a » se résout sur le mot final. Alors si la section B, considérée comme un ensemble clos, possède plusieurs éléments cycliques, elle vient dans les faits rompre la structure jusque là musicalement répétitive.

61 Nous pensons tout autant aux batteurs, jongleurs, clowns et homosexuels alcooliques de la première strophe qu’à « him » et à « mother » qui apparaissent plus loin. 62 Nous apprenons dans le livret que ces voix ne sont nulles autres que celles de la sœur, la mère, la tante et la cousine de Wainwright. L’attachement à la famille n’est donc pas seulement exprimé par l’énonciateur, il est vécu par le chanteur. 53

TABLEAU 3 Ŕ INTERVENTION DES VOIX HARMONISÉES DANS « HOMETOWN WALTZ »

MOT POSITION PAR RAPPORT À LA VOIX TEMPS PRINCIPALE say 1 mesure après 1:42 know en même temps 1:45 fly en même temps 1:47 away (ou way...) 1 mesure après 1:49 go 1 mesure avant 1:52 find 1 mesure avant 1:55

4.5 Le téléphone comme pont dans l’espace

Avant de clore notre analyse, nous aimerions ajouter une remarque concernant un élément qui intervient dans la section A’’, et qui nous semble tout désigné à symboliser l’oscillation spatiale : le téléphone63. Image idéale du pont entre deux personnes, il relie le voyageur à sa mère : « and then you hear your mother laugh attached to the phone ». La famille, peu évoquée jusqu’à présent, est maintenant directement associée à la ville, à la « home ». Il apparaît beaucoup plus clairement dans le dernier couplet A que la ville décrite est ce que, selon Mario Bédard64, l’on peut nommer un lieu du cœur, soit un lieu participant d’un « présent étendu suspendu et parallèle articulé autour d’un idéal à retrouver, de ce qui a peut-être été ou sera peut-être»65. Bien que Bédard présente ces lieux comme étant davantage collectifs, dans le cas présent, la ville de Montréal n’est pas un lieu du cœur en soi, mais bien du point de vue personnel de l’énonciateur. Or, ce lieu du cœur rejoint l’universel, puisque tout humain peut ressentir ce lien avec son lieu d’origine, sa maison, son foyer. L’ascendance mythique peut donc bel et bien être présente. Et c’est le téléphone qui permet ici au voyageur d’entrer en contact avec ce lieu du cœur, mais tout en restant à distance. Au sein de cette strophe opposant la ville natale et le reste du monde, le vers qui fait mention du téléphone, deuxième vers de la strophe, fait le pont entre le premier vers

63 Ce n’est pas la seule intervention du téléphone dans les chansons de Rufus Wainwright. « Vibrate » (Want One), « Vicious World » (Want One), et dernièrement « Martha » (All Days Are Nights : Songs for Lulu), qui se construit entièrement autour d’un appel téléphonique d’un frère à sa sœur, en sont de bons exemples. 64 Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu, ou la quadrature d’un géosymbole », Cahiers de géographie du Québec, vol. XLVI, n0127 (avril 2002), p. 49-74. 65 Cette citation est extraite du « Tableau I Ŕ Attributs et fonctions du haut-lieu et de quelques-unes de ses désinences », dans « Géosymbolique et iconosphère bourguignonnes : continuité ou rupture paysagère ? Le cas de Baune », Cahiers de géographie du Québec, vol. XLVI, n° 129, (décembre 2002), p. 329. 54 présentant le voyage sur le globe, et le troisième qui opère un retour vers le lieu natal. Plus encore que de relier deux personnes, c’est donc deux espaces que le téléphone relie. Or, le lien créé est particulièrement problématique puisqu’il ne fait que donner l’impression d’abolir la distance physique, de permettre la fusion de deux espaces en un pour ne nous rappeler que plus cruellement la distance. Ou, comme le dit Proust, pour nous faire sentir « ce qu’il y a de décevant dans l’apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n’aurions qu’à étendre la main pour les retenir66 ».

4.6 Conclusion

Au terme de notre analyse, il nous paraît que la trajectoire du protagoniste d’« Hometown Waltz », construite en tension entre le monde et la maison, entre l’extérieur et l’origine, se compare à celle d’une spirale s’élargissant graduellement pour finalement se refermer légèrement. Tel un valseur, l’énonciateur enchaîne d’abord les mouvements répétitifs. Or, même au sein de la circularité des trois couplets A, nous avons noté l’élargissement thématique de la ville vers le monde. Puis, la section B ouvre une véritable brèche, illustrant le désir d’élévation de la persona Wainwright. L’ajout d’une section instrumentale comparable à celle de l’introduction crée toutefois un retour vers le monde horizontal et originel de la ville natale. Cette fois la voix de l’énonciateur, représentée par le piano, s’est entremêlée aux voix des autres musiciens urbains. L’énonciateur a donc tenté de s’éloigner de son point d’origine, mais il y reste, affectivement et spatialement, retenu. L’oscillation spatiale subsiste malgré la tentative d’y échapper. Si la brèche s’est refermée, il n’en reste pas moins que la structure cyclique a été affaiblie, érodée. La table est mise pour qu’interviennent des chansons au sein desquelles une véritable rupture de l’oscillation pourrait se produire67.

66 Marcel Proust, Le côté de Guermantes, Paris, Gallimard (Folio classique), 1988, p. 126. 67 L’emplacement d’« Hometown Waltz » dans l’album est d’ailleurs éloquent. La chanson se situe entre « The Art Teacher », pièce répétitive et cyclique dans laquelle la protagoniste ressasse ses souvenirs, et « This Love Affair », dans laquelle l’énonciateur progresse en un constant mouvement d’éloignement par rapport au « tu » amoureux qu’il évoque. Cette chanson reprend par ailleurs le thème de la valse en certains endroits, 55 56

TABLEAU 4 Ŕ STRUCTURE DE « HOMETOWN WALTZ »

SECTION TEXTE REPÈRES SONORES NOMBRE TEMPS DE MESURES LIGNE PAROLES Introduction Accordéon, banjo, 19 mes. 0:00 à 0:24 flûte A 1 The drummers and jugglers of don’t even exist Voix principale, 17 mes. 0:24 à 0:44 at all banjo, entrée du 2 So I’m tearing up these tarot cards and Venetian clowns piano 3 Antique shops and alcoholic homosexuals A’ 4 You may ask why I want to torch my hometown Voix principale, 16 mes. 0:44 à 1:04 5 Partly it’s bitterness and not being round and round again banjo, piano, on Street looking up accordéon 6 Maybe I’ll catch him on his way to the shop Transition Accordéon, banjo, 12 mes. 1:04 à 1:20 piano A’’ 7 You travel the world and you find all the answers Voix principale, 16 mes. 1:20 à 1:40 8 Everything operates on the unattainables and then you piano, accordéon, hear your mother laugh attached to the phone banjo 9 Could have walked around the block cause all roads lead to home B 10 Say, will you ever ever ever know Voix principale, 16 mes. 1:40 à 2:02 11 Ever ever ever fly away voix harmonisées, 12 Will you ever ever ever go piano, accordéon, 13 Ever ever ever find a way banjo Conclusion Piano, banjo, 16 mes. 2:02 à 2:33 accordéon 5. « MEMPHIS SKYLINE », OU COMMENT L’ART PEUT FAIRE SE RETOURNER LES ROUES DU

TEMPS

Dans les textes des chansons analysées jusqu’à présent, le déplacement du protagoniste, qu’il s’effectue selon une trajectoire circulaire ou linéaire, s’est inscrit plus volontiers dans un axe horizontal. Dès l’ouverture du diptyque, pourtant, un désir de déplacement sur un axe vertical s’insinue dans le discours musical et textuel. La structure en escalier d’« I Don’t Know What It Is » souligne le souhait de l’énonciateur de cheminer dans un mouvement vers le haut, même si son incapacité à comprendre ce vers quoi se diriger entraîne l’échec de cette ascension. Puis, « Hometown Waltz », comme nous venons de le voir, se conclut sur un retournement de l’axe horizontal à celui vertical, préparant en quelque sorte le terrain pour « Memphis Skyline », qui se situe quelques pistes plus loin. Cette neuvième piste de Want Two est de fait construite autour de la plongée aux Enfers d’un protagoniste se présentant comme un Orphée contemporain. Dans cette chanson, et contrairement à ce qui a précédé, la direction que doit prendre le mouvement est clairement définie, la trajectoire étant orientée par le désir de l’énonciateur de retrouver celui qu’il compare à Eurydice.

Le fait que l’énonciateur soit enfin en mesure de se donner une direction ne garantit cependant pas la réussite de son entreprise. Nous montrerons que si le récit de cette chanson semble pencher du côté de l’impossibilité de la réunion avec l’être aimé, la représentation que l’énonciateur construit autour de sa quête est, elle, une démonstration des possibilités du discours artistique. Pour ce faire, notre analyse s’élaborera autour de deux importants parallèles : celui entre Orphée et le protagoniste de la chanson, et celui entre la structure de la pièce et le chant du poète-musicien. Les rapprochements entre l’énonciateur et le personnage mythologique seront d’abord mis en évidence, de même que les implications générales de la réutilisation du mythe d’Orphée en musique. Nous examinerons ensuite la structure de la chanson en soulignant l’apport d’une intertextualité avec l’opéra sur la création de Wainwright. Ces deux premières étapes nous permettrons ensuite de faire ressortir un mouvement global de la pièce et de mettre en valeur ses liens avec les thèmes 58 de la quête et du rêve. Ainsi nous verrons que la plongée, loin d’être en contradiction avec le désir d’ascension de la persona Wainwright, en est indissociable.

5.1 La descente aux Enfers de l’énonciateur : une mise en scène du mythe d’Orphée

L’emprunt de Wainwright au mythe d’Orphée est manifeste dès la première ligne de texte. C’est sur un moment du mythe en particulier, celui de la descente aux Enfers, que se développe la pièce. Ainsi Eurydice est-elle, ou plutôt est-il déjà mort(e) lorsque l’Orphée mis en scène prononce ses premiers mots. L’utilisation du pronom « him » pour désigner Eurydice ne surprend pas chez Wainwright, qui affiche ouvertement son homosexualité. Dans le cas de cette chanson, il a d’ailleurs précisé faire référence au chanteur , mort noyé dans le Mississippi, à la hauteur de Memphis68.

Du parallèle entre l’artiste et Orphée, nous souhaitons d’abord retenir deux caractéristiques : Orphée représente à la fois le héros voyageur, et le héros solitaire. Sa descente aux Enfers est une entreprise initiatique, qu’il doit accomplir seul. Même après son retour, il ne parviendra pas à reprendre une place en société et finira par trouver la mort par démembrement. Dans le texte de « Memphis Skyline », l’énonciateur se présente seul devant les portes des Enfers, chantant pour obtenir le droit de ramener celui qu’il aime. Les autres personnages essentiels au déroulement de l’histoire n’interviennent à aucun moment. On ne peut que deviner leur rôle par les adresses de l’énonciateur, que ce soit aux Furies (« So southern furies, prepare to walk [...] »), ou à l’être aimé (« So kiss me, my darling [...] »). Ces deux adresses forment d’ailleurs à elles seules la plus grande part des paroles, le reste étant constitué des pensées de l’énonciateur. La chanson se construit donc autour d’absences multiples : celle de l’être aimé que l’on cherche à retrouver, celles des gardiens des Enfers. Orphée est bien seul dans sa quête.

68 Toutes les sources que nous avons consultées à ce sujet convergent quant à la référence à Buckley. Voir par exemple Barney Hoskyns, « Rufus Wainwright Ŕ Want Two Ŕ Review », dans Uncut. Music and Movies with Something to Say, [en ligne]. http://www.uncut.co.uk/music/rufus_wainwright/reviews/8573 [Page consultée le 9 février 2011]. 59

La solitude du personnage est renforcée par le dépouillement de l’instrumentation et par l’absence de toute voix autre que celle du chanteur. Alors que Wainwright n’hésite habituellement pas à ponctuer ses pièces de voix harmonisées, les utilisant même parfois à la manière de chœurs de tragédies grecques, dans le cas présent, la voix du chanteur est seule. Elle n’évolue pourtant pas en solo ; le piano lui sert à la fois d’appui et de complément. Comme chez Orphée, le chant de Wainwright est indissociable de cette lyre moderne69. Nous verrons que la façon dont l’énonciation se structure par rapport à la ligne de piano contribue à créer une impression de création spontanée de la part du protagoniste, ce qui ramène à l’une des caractéristiques essentielles d’Orphée telle que présentée par Béatrice Didier : « Orphée symbolise [...] l’union en une seule personne du créateur et de l’exécutant : il est celui qui improvise son chant, non pas celui qui redit le chant composé par un autre70. »

Dans son article étudiant diverses adaptations du mythe d’Orphée dans le monde de l’opéra, Didier met en évidence la richesse de la présentation de ce mythe dans un art joignant paroles et musique : Le mythe d’Orphée est le mythe des pouvoirs du musicien, d’autant plus évident lorsque ce n’est pas seulement un texte qui présente ces pouvoirs, mais que le public entend le chant même d’Orphée. La tradition antique faisait déjà d’Orphée un poète- musicien, mais il est bien évident que le traitement du thème par l’opéra va accentuer cet aspect, puisque l’opéra est fusion de la parole et du chant. (Didier 32)

Ce qu’affirme Didier s’applique bien évidemment tout autant à la chanson. Dans le cas présent, non seulement les pouvoirs du musicien sont-ils mis en musique, mais la façon dont ils sont énoncés, à la manière d’une improvisation, met en scène, recrée le personnage originel d’Orphée. Et, surtout, cette re-création a valeur de commentaire sur la création, de la chanson elle-même, et de l’œuvre de Wainwright en général. Nous reviendrons en fin d’analyse sur l’importance de ce procédé autoréférentiel.

69 Nous avons déjà noté dans le Chapitre 1 le rôle-clé joué par la lyre dans la présentation visuelle du diptyque. La lyre servait en effet à introduire l’image du chevalier-musicien (le personnage de Want One étant représenté en pages centrales avec une lyre à ses côtés), et à annoncer la continuité entre les mondes des deux personnages (la lyre encadrant les titres des albums en couverture). 70 Béatrice Didier, « Orphée : mythe originaire de l’opéra », dans Danièle Pistone et Pierre Brunel [dir.], avec la collaboration de Marie-Françoise Hamard, Musiques d’Orphée, Paris, Presses Universitaires de France (Musique et musiciens), 1999, p. 33. Les renvois subséquents se feront entre parenthèses. 60

5.2 « Memphis Skyline » comme micro-opéra

« Memphis Skyline » se présente comme un solo du chanteur au piano, solo toutefois soutenu par les entrées discrètes d’instruments à cordes, puis de cymbales et d’instruments à vents. La structure de la chanson ne s’apparente pas aux formes régulières généralement utilisées en musique populaire. C’est plutôt du côté de l’opéra qu’un rapprochement peut être établi. De manière générale, Wainwright reconnaît l’influence de l’opéra et du théâtre musical sur son œuvre71. L’auteur exprime d’ailleurs clairement leur impact sur la façon dont il choisit de structurer ses chansons : « I like playing with song structure. My main influence is and arias, which do not follow any structure. They try to convey a dramatic moment72. » Ici, une alternance entre des sections au sein desquelles le mouvement général progresse73 et des sections lors desquelles toute action semble suspendue74 est comparable à l’alternance entre récitatifs et arias que l’on retrouve en opéra75. La mise en scène d’Orphée implique de plus la représentation de l’improvisation de ce créateur, notamment de par les constantes fluctuations de tempo et de débit, et ce alors même que la pièce suit son schéma très structuré.

Au total, cinq sections composent la chanson : les divisions se basent sur le découpage du texte, mais aussi et même davantage sur les changements dans le mouvement général de la chanson, sur les variations de tempo et de débit. Le Tableau 5 présente ces sections. La section A (0:00 à 0:43) ouvre avec la voix du chanteur insistant sur la première syllabe de « never ». Le piano accompagne la voix et s’ajuste à ses variations de tempo très accentuées, qui connotent d’emblée le caractère lyrique de la section. En fait, il est difficile

71 Dans une entrevue accordée à Anthony de Curtis, Wainwright se confie sur ses préférences et influences musicales et sur leur caractère particulier dans le monde de la musique populaire actuellement : « Yes, I love orchestras. Yes, I’m heavily influenced by theater music and opera. And the pop songs I’m going to create are going to be hokey at times, but uplifting. I’m proud of that. But I also think it’s going to turn some people off. » Anthony de Curtis, « Rufus Wainwright », dans In Other Words : Artists Talk about Life and Work, Milwaukee, Hal Leonard, 2005, p. 310. 72 J. Douglas Waterman, « Rufus Wainwright. Interview by Paul Zollo », dans Song : the World’s Best Songwriters on Creating the Music that Moves Us, Cincinnati, Writer’s Digest Books, 2007, p. 358. 73 A et A’ dans le Tableau 5. 74 B et C dans le Tableau 5. 75 « [Recitative] [s]erves for dialogue or narrative (as a means of advancing the plot), whereas the subsequent aria is often static or reflective. » « Recitative », dans Michael Kennedy [dir.], The Oxford Dictionary of Music, Oxford Music Online, [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/opr/t237 /e8380 [Texte consulté le 18 mai 2011]. 61 dans cette section de percevoir une métrique claire. (Une métrique en quatre temps sera plus évidente ultérieurement, lorsque le même motif de piano sera réutilisé.) Pour l’instant, les lignes de la voix et du piano sont donc jouées fortement rubato, ce qui participe à la mise en scène du poète improvisant son chant. La discordance entre le découpage des phrases syntaxiques et celui de la ligne d’accompagnement renforce cet effet. Du point de vue du récit, le protagoniste se présente à nous in medias res, déjà descendu aux Enfers et s’apprêtant à y chanter pour avoir le droit de ramener une Eurydice ici présentée simplement par « him ».

Les paroles de la section B (0:43 à 1:40) expriment d’ailleurs l’imploration du poète-chanteur, son désir de voir le passé modifié afin que celui qu’il vient chercher lui soit restitué. Cette idée de retour dans le temps (« turn back the wheels of time ») est d’ailleurs appuyée par un étirement du temps musical et par le ralentissement du débit. L’imploration du chanteur est aussi soutenue par les instruments à cordes qui s’immiscent discrètement dans l’ensemble. C’est dans le contraste entre les deux premières sections qu’il est possible de voir se dessiner une structure qui alterne entre « récitatifs » et « arias ». Alors que l’exorde présente le protagoniste déjà engagé dans l’action et s’apprêtant à chanter, la section B concrétise le chant d’Orphée. Le temps de l’action est suspendu, et le mouvement s’arrête. Le musicien, seul, expose ses désirs devant les portes des Enfers. Les changements dans la structure de la ligne mélodique et dans l’énonciation reproduisent cette transformation. Alors qu’à A la ligne mélodique connaît d’importants mouvements, à B, son déroulement est beaucoup plus statique. Le débit devient aussi moins rapide et plus stable dans la deuxième section.

L’accompagnement des cordes qui s’était ajouté en B s’efface lors de la section subséquente et le motif de piano de A réapparaît. La section A’ (1:40 à 2:22) reprend donc les caractéristiques de la première section et contraste avec le calme et l’impression de suspension de la section B. La progression dramatique reprend en force. Cette fois, c’est musicalement plus que dans les paroles que cette progression est construite. La voix est plus aiguë et puissante, et le débit est plus rapide. Une montée d’intensité se fait sentir dans chacune des deux phrases, d’ailleurs clairement séparées par une accalmie ponctuée d’un unique accord de piano. Or, alors que la courbe mélodique de la première redescend, la 62 seconde se termine par une montée sur le mot « living », terme qui est de plus prolongé dans le temps par un effet de réverbération. L’allongement sur cette montée est la dernière impression que laisse la voix solo avant que quelques accords de piano n’amorcent une transition vers une longue section instrumentale (2:22 à 3:18). Le piano remplacera d’ailleurs dans cette section la voix du chanteur, dominant l’ensemble constitué principalement d’instruments à cordes. Cette pause instrumentale se clôt sur un retour au piano solo, qui reprend le motif introduit dans A.

La longue transition instrumentale a fait redescendre la tension qui avait atteint un sommet dans le passage précédent. Elle prépare aussi le terrain pour la conclusion de la chanson, soit la section C (3:18 à 4:51), qui constitue la manifestation la plus claire d’un aria au sein du micro-opéra qu’est « Memphis Skyline ». Comme c’était le cas à B, la ligne mélodique de C présente peu de mouvement, sur un ambitus restreint. Son tempo est aussi beaucoup plus lent que celui des sections A. La section débute par une lente adresse du chanteur, implorant Eurydice de rester avec lui jusqu’au matin. Tout converge pour insister sur cette partie du texte : l’énonciation est extrêmement lente, chaque syllabe s’étirant sur plusieurs temps, et la hauteur de la voix est plus élevée que dans le reste de la chanson. L’accompagnement musical est beaucoup plus fourni tout en restant discret, les cordes aiguës et le piano appuyant la voix par des accords arpégés ascendants, alors que des instruments à vent ponctuent certains passages. Les cordes graves gagnent en importance lors de « stay with me till morning », et marquent d’ailleurs une longue descente à la fin du passage (à partir de 3:57), contrastant avec la montée dramatique décrite par la voix. La descente est suivie d’un ralentendo prononcé, préparant la conclusion, la fin du chant de l’Orphée mis en scène : « Turn back and you will stay / under the Memphis skyline ». Ce passage rappelle d’ailleurs la fin de la section B ; non seulement la ligne mélodique est-elle exactement la même, mais les paroles sont aussi pratiquement inchangées. Le caractère général, notamment par la plus forte présence de l’accompagnement, est cependant tout autre. Ici les cordes insistent sur des notes continues, dans le registre aigu, et poursuivent jusqu’à la toute fin avec le piano. La voix termine par une montée sur l’ultime mot, d’ailleurs fortement souligné par une note accentuée aux instruments à vent. Le large 63 intervalle76 entre les deux dernières notes surprend dans cette section où le mouvement de la ligne mélodique était aussi serré. C’est aussi sur une note hautement instable, soit la sensible77, qui appelle généralement une résolution, qu’est prononcée la dernière syllabe. L’apaisement de l’accompagnement vient toutefois contrebalancer cette instabilité. Le piano termine sur l’accord de tonique, et la tension est résolue. Il n’en reste pas moins que l’opposition entre l’instabilité de la ligne mélodique et l’apaisement de l’accompagnement crée une finale ambiguë, ce sur quoi nous reviendrons. Notons enfin que le prolongement des notes tenues aux cordes et au piano se fond directement avec l’amorce de la chanson suivante, « Waiting for a Dream ».

5.3 Le mouvement général : plongée et désir d’ascension

Le mouvement général de « Memphis Skyline » est à la fois celui d’une plongée, et d’une montée. La première, nous l’avons vu, est celle présentée par le texte, et mise en scène par la construction et l’énonciation. Plongée aux Enfers du protagoniste, quête de soi et quête de l’autre, c’est l’une des facettes que prend le thème de la quête pour la persona Wainwright. Cependant le désir ayant mené à s’engager dans cette descente rejoint la volonté d’élévation dont il est question dans tout le diptyque. Ici c’est sur divers plans que se déploie cette volonté. La quête de soi et de l’autre, la structure musicale et la réflexion sur la création artistique concourent toutes à faire de « Memphis Skyline » le récit d’une aspiration à l’ascension plutôt que celui d’une descente.

Chez Wainwright, la figure de l’Autre est bien souvent présentée comme devant procurer au protagoniste une élévation ultime. Or généralement, la quête d’amour est un échec, et l’énonciateur demeure dans un état d’attente. Le cas de « Memphis Skyline » est cependant plus ambigu. La finale ne permet pas de déterminer si l’entreprise du protagoniste se clôt sur un échec comme dans le mythe. Les paroles se terminent pourtant par le rappel de l’ordre de ne pas se retourner donné à Orphée (« Turn back and you will stay ») qui, enfreint dans le mythe, entraîne le retour aux Enfers d’Eurydice. Ce rappel

76 Il ne s’agit que d’une quinte, mais le mouvement dans tout le passage précédent était construit autour de secondes, ou rarement de tierces. Le contraste est apparent. 77 Dans ce cas, la note si dans la tonalité de do. 64 pourrait donc laisser présager l’échec, sans l’expliciter. Or le choix de terminer sur ce moment-clé, pivot entre la descente d’Orphée et sa remontée, où tout est encore possible si les contraintes sont respectées, engage plutôt à penser que Wainwright se donne le droit de donner au mythe une fin nouvelle, laissant la porte ouverte aux interprétations. La nôtre fait intervenir à nouveau le thème du rêve. Selon nous « Memphis Skyline » est bel et bien la mise en scène d’une réunion avec l’être aimé, d’une réunion qui ne peut s’actualiser que dans le rêve Ŕ ou l’art.

Toute l’action de la chanson peut en effet être perçue comme le déploiement du rêve éveillé du personnage. C’est par le rêve uniquement que celui-ci peut espérer rejoindre l’être qu’il a perdu. Les délimitations entre sections de type récitatif et section de type aria que nous avons établies doivent ainsi être perçues au sein d’un ensemble qui peut lui-même être comparé à un long monologue intérieur, au sein duquel deux types de moments alternent. Certains passages des paroles laissent percevoir que le protagoniste se situe à la fois dans sa mise en scène, et dans un monde « concret », d’où il met en scène. C’est le cas notamment dans la section A’, section centrale, lorsque le personnage se décrit étant dans sa chambre (« then came Hallelujah sounding like mad Ophelia for me in my room living »). La ligne « stay with me till morning » prend en outre divers sens : imploration du personnage-Orphée souhaitant qu’Eurydice demeure avec lui plus longtemps, mais aussi commentaire du rêveur Ŕ du créateur Ŕ qui désire rester dans le monde imaginé toute la nuit, jusqu’au difficile réveil. Enfin, il est bon de rappeler que la chanson enchaîne directement avec la piste suivante, « Waiting for a Dream », qui développe le thème du rêve en parallèle avec celui de la présence de l’Autre, deux thèmes qui sont d’ailleurs souvent liés l’un et l’autre dans le diptyque78.

La mise en place du monde onirique et l’aspiration à l’ascension sont appuyées par le développement musical. Dans la section A, le chant épuré et libre, mouvant, reproduit l’idée d’un poète-chanteur improvisant le chant dont il est question à même le récit. Le récit de l’énonciateur s’apparente à celui d’un rêve éveillé, d’une affabulation que l’on adresse à soi-même plutôt qu’à un public. Puis, l’entrée graduelle et en douceur de l’accompagnement, qui semble surgir de l’imagination même du chanteur, participe à la

78 C’est le cas notamment dans « Movies of Myself » (Want One) ou « Peach Trees » (Want Two). 65 construction du monde onirique. C’est au début de B, au cœur des paroles « Turn back the cogs of rhyme », que s’insinue cet accompagnement des cordes, qui s’efface toutefois dans la section A’ avant de revenir en force pour la suite. L’insertion graduelle de l’accompagnement contribue à donner l’impression d’un emportement de la part de l’énonciateur, d’un gonflement qui culmine dans la section C. C’est dans cette section que le désir d’élévation est le plus clairement exprimé, notamment par la montée dans le registre aigu de la voix et de l’accompagnement aux cordes.

La recréation par le rêve est étroitement reliée à l’idée de création artistique, et il convient de revenir sur la place du discours autoréférentiel dans la chanson, comme autre manifestation de la volonté d’élévation. Par la réutilisation du mythe d’Orphée, la chanson se fait réflexion sur les pouvoirs de l’art, et notamment sur ses pouvoirs face à la souffrance et la perte. C’est d’une perte, d’une absence, que naît le discours de l’énonciateur, tout comme c’est de la souffrance que naît le chant d’Orphée aux Enfers. Encore ici, ce que nous avons appelé le « désir-manque » est ce qui pousse l’artiste à mettre en mots et en musique sa souffrance afin de la transcender. Plus encore que ce commentaire sur les motivations à créer, « Memphis Skyline » se fait discours sur la forme que prend l’œuvre. Un passage de la chanson se révèle à ce sujet un élément-clé. Il s’agit du commencement de la section B, alors que la voix solo chante « relax the cogs of rhyme » (0,51 à 1,07). C’est, dans la structure de la chanson, un moment charnière : les cordes y font leur première entrée, alors que le tempo passe de rubato à mesuré et que le rythme d’énonciation connaît un ralentissement marqué. Les modifications dans le rythme de la pièce soulignent ainsi ce désir de « relâcher les engrenages » ou de « retourner les roues du temps » (« turn back the wheels of time ») exprimé dans cette section par l’énonciateur. Or, au-delà de l’idée d’un retour dans le passé qui permettrait à la quête de s’accomplir, c’est le désir de liberté artistique qui se devine sous la remarque. Le « relâchement des engrenages de la rime », s’applique autant au déploiement de cette « rime », de ce chant, dans le temps du voyage, qu’à la construction de cette « rime », de cette poésie, par l’artiste qui met en scène le voyage. La liberté de créer sans se plier aux normes formelles contraignantes est à l’œuvre au sein même de la pièce qui en exprime le besoin, dans la forme même de la chanson. Ce que revendique l’énonciateur-créateur au sein de la chanson doit de plus être mis en parallèle avec la position que la persona Wainwright occupe dans le champ de la musique 66 populaire. Le désir de déroger aux conventions se manifeste tant dans ses choix esthétiques, dans les sujets abordés, que dans les formes de ses chansons.

5.4 Conclusion

La mise en évidence de la verticalité du déplacement au sein de « Memphis Skyline » permet de constater à quel point le mouvement global de la persona Wainwright dans le diptyque doit prendre en compte l’axe vertical. Plus encore, ce que l’analyse de cette chanson met en évidence est le rôle prépondérant des thèmes de la quête et du rêve dans la relation qu’entretient l’énonciateur à l’espace. En ce sens, « Memphis Skyline » unit les deux facettes de la persona présentées par les pochettes des albums : le motif de la quête, présenté comme rôle du chevalier, et celui du rêve, associé à la princesse, y sont clairement indissociables. Le personnage de l’Orphée contemporain combine à merveille les attributs du chevalier entreprenant une quête pour délivrer l’être aimé, et ceux de la princesse recréant par le rêve un monde auquel elle ne peut accéder. L’issue de l’entreprise du protagoniste est donc double. Qu’il s’agisse ou non d’un échec quant à la réunion avec Eurydice, il reste que la représentation de l’entreprise, elle, n’échoue pas. La chanson se fait à la fois questionnement sur la puissance de l’art contre la perte, et démonstration de cette puissance, le désir d’élévation de l’énonciateur s’actualisant par le rêve et par la création. Cette élévation reste toutefois fragile, puisque possible uniquement au sein d’une tension entre deux pôles : l’élévation ne peut être atteinte que grâce à la plongée qui l’accompagne. Cette oscillation dans l’axe vertical se double d’une tension entre le mouvement qui a lieu dans cette chanson, et ceux qui agissent au sein des autres chansons analysées. C’est dans la combinaison entre tous ces mouvements, en équilibre précaire, que se positionne la persona Wainwright.

. 67

TABLEAU 5 Ŕ STRUCTURE DE « MEMPHIS SKYLINE »

SECTION TEXTE REPÈRES SONORES NOMBRE TEMPS DE MESURES LIGNE PAROLES A 1 Never thought of Hades under the Mississippi Voix et piano Non 0:00 à 0:43 2 But still I’ve come for to sing for him Tempo libre mesuré 3 So southern furies prepare to walk 4 For my harp I have strung and I will leave with him B 5 Relax the cogs of rhyme Voix, piano, 14 mes. 0:43 à 1:40 6 Over the Memphis sky entrée des cordes 7 Turn back the wheels of time Tempo mesuré, 8 Under the Memphis skyline ralentissement du débit A’ 9 Always hated him for the way he looked in the Voix et piano 11 mes. 1:40 à 2:22 gaslight of the morning Accélération du 10 Then came Hallelujah sounding like mad débit Ophelia for me in my room living Transition Instrumental 21 mes. 2:22 à 3:18 (piano, cordes, percussions) C 11 So kiss me, my darling Voix, piano, 26 mes. 3:18 à 4:51 12 Stay with me till morning cordes, 13 Turn back and you will stay percussions, ajout 14 Under the Memphis skyline du vibraphone et des instruments à vent Très contrastant

6. L’AVANCEE NOMADE D’« OLD WHORE’S DIET »

Douzième des quatorze chansons figurant sur la version canadienne de Want Two, « Old Whore’s Diet » se trouve en fait à clore le diptyque des Want, en tant que dernière des compositions originales de Wainwright sur cet album79. À une première écoute, « Old Whore’s Diet » détonne au sein de l’ensemble du diptyque. La chanson, qui atteint neuf minutes, dépasse de beaucoup la durée moyenne des autres pistes80. Il s’agit de plus de l’unique chanson présentant une collaboration spéciale avec un autre artiste, soit avec le chanteur Antony Hegarty. L’instrumentation, notamment par l’utilisation du ukulélé et du banjo, de même que le style qui rappelle la musique itinérante moyen-orientale, sont eux aussi inhabituels. Néanmoins, la structure de la chanson, qui se déploie autour de lancinantes répétitions de paroles, n’est pas sans rappeler les liminaires des deux albums du diptyque, soit « Oh What a World » et « Agnus Dei ».

Ce qui retiendra principalement notre attention est d’ailleurs la façon dont l’utilisation de la répétition parvient ici à construire l’impression d’un cheminement collectif dirigé, au sein duquel l’individu conserve tout de même son identité propre. Le déplacement dans l’espace sous forme de progression de ce type permet selon nous d’envisager autrement le rôle de l’oscillation spatiale qui semble ici parvenir à se résorber. Afin de le montrer, nous donnerons d’abord une idée générale de la structure de la pièce en fonction du découpage des paroles. Une analyse linéaire de la chanson, qui prendra davantage en compte le développement musical, suivra cette présentation. Le rôle central du dédoublement mis en scène dans la chanson sera ensuite abordé. Enfin, l’apport de la performance en spectacle à l’idée de déplacement collectif viendra clore notre analyse.

79 Les dernières pistes de Want Two varient selon l’endroit où l’album a été commercialisé. Aux douze titres originaux s’ajoutent deux reprises de chansons de langue française (« Cœur de parisienne » et « Quand vous mourrez de nos amours ») au Canada et au Royaume-Uni. Deux chansons supplémentaires (« Chelsea Hotel, No.2 » et « In with the Ladies ») figurent lors de la parution du diptyque sous la forme d’album double (Want, au Royaume-Uni, en 2005). Nous verrons que la fin de « Old Whore’s Diet » permet de créer une scission entre les compositions de Wainwright et les reprises qui les suivent. 80 Il s’agit en fait de la plus longue chanson de ses six albums studio de Wainwright. 69

6.1 Le texte : découpage et pistes d’interprétation

« Old Whore’s Diet » s’ouvre sur la voix de Wainwright qui chante d’emblée la presque totalité des paroles de la chanson : An Old Whore’s Diet Gets me going in the mornin’ Ain’t nothing like it Gets me going in the mornin’ To say I love you Gets me going where I want to Oh oh gets me going Oh, oh gets me going in the mornin’

Nous nommerons « A » cette section des paroles, par contraste avec la section « B », plus courte, qui ne sera utilisée qu’entre 7:10 et 8:4281. Des paroles A, qui seront constamment reprises, nous souhaitons mettre en évidence trois éléments centraux, qui tous s’axent autour du mouvement du protagoniste : le déplacement lui-même, les moteurs qui le font démarrer, et la dimension temporelle. La répétition incessante du « gets me going » place le mouvement au centre de cette section des paroles, tout comme de la chanson en son ensemble. Comme dans plusieurs autres chansons (nous pensons notamment à « I Don’t Know What It Is »), c’est le fait de se déplacer plus que la destination finale qui prime, ce qui sera d’ailleurs exprimé explicitement dans la section B. Deux déclencheurs motivant l’énonciateur à avancer sont de plus identifiés : la « old whore’s diet » du titre, dont la signification reste obscure82, et le fait de dire « I love you ». Ce second moteur, qui remet à l’avant-plan l’importance de l’Autre dans la démarche de l’énonciateur, semble entraîner un mouvement plus dirigé, quoique toujours vague. Enfin, le terme « mornin’ » met l’accent sur la mise en marche, sur le moment-clé où le mouvement est initié. Alors que A se centre sur le mouvement et ses moteurs, B introduit deux indications de lieux, « here » et « hell » :

81 Pour cette analyse, les lettres A et B désignent les sections des paroles uniquement, tandis que les chiffres indiqués dans le Tableau 6 réfèrent aux sections de la chanson en son ensemble. La chanson comportant de longues sections sans paroles qui ne doivent pas selon nous être considérées comme simples transitions ou pauses entre deux passages avec paroles, il nous a semblé que cette façon de faire permettrait de tenir compte de cette particularité. 82 Lorsque questionné au sujet de la signification de ce titre, Wainwright explique faire allusion à des restants de nourriture chinoise laissés dans un réfrigérateur d’hôtel en tournée. Voir Kirk Lake, op. cit., p. 199. D’autres sources y voient plutôt une allusion sexuelle. Voir notamment Paul Flynn, « Exclusive Rufus », dans Attitude, n° 157 (June 2007), p. 34. (« a song about the pleasures of drinking semen »). 70

Hell, either here or hell will do Either here or hell will employ you Suicidal assistance

Ces destinations possibles ne sont toutefois présentées que pour être neutralisées. Nous avions d’ailleurs fait mention de ce passage lorsque nous l’avons comparé au « Get me heaven or hell, Calais or Dover » d’« I Don’t Know What It Is », pour souligner la façon dont certains lieux opposés sont présentés comme équivalents. Malgré cette neutralisation de la destination, les deux premières lignes de la section B sont primordiales en ce qu’elles constituent un rappel de l’oscillation spatiale, de la difficulté de l’énonciateur à cerner la direction à adopter.

La structure générale, pour ce qui est de l’utilisation des paroles, peut être résumée ainsi : A, pause, AA, pause, A, pause, B, fragment de A. Le fait que presque toutes les paroles soient entendues dès le départ permet de penser que le déploiement de la chanson ne se centrera pas sur une progression dans les paroles, mais sur leur exploitation et leur transformation par la musique. À ce titre, Roger Bourland rapproche la structure de « Old Whore’s Diet » de celle d’un « Thème et variations », dans lequel le thème de départ est exploité de multiples façons : Old Whore’s Diet » on the other hand resembles a theme and variations: THEME ŕ solo VARIATION 1 ŕ Rufus, Antony, and together VARIATION 2 ŕ instrumental VARIATION 3 ŕ Rufus, Antony, and the girls (Martha?) BRIDGE ŕ Climactic contrasting section; text pacing cut in half THEME ŕ fragment of opening theme with sparse accpt. 83

Ainsi l’introduction (0:00 à 1:23) est associée au thème qui servirait de base au développement de la structure de la chanson. L’hypothèse de Bourland nous paraît être l’une des façons de considérer la chanson dans son ensemble. Bien que conservant l’association entre l’introduction et le rôle de thème dans un « Thème et variations », nous opterons pour la suite de notre analyse pour la présentation de la structure de la chanson selon une perspective plus narrative, comme nous l’avons fait pour nos analyses

83 Roger Bourland, « UCLA Seminar : The Music of Rufus Wainwright #4 », dans Roger Bourland writes about music and life, http://rogerbourland.com/2006/02/08/ucla-seminar-the-music-of-rufus-wainwright-4/ [Texte consulté le 13 août 2010]. 71 précédentes. La comparaison proposée par Bourland se centre de plus sur le caractère cyclique de la pièce, sur la répétition d’une même idée, alors que nous souhaitons davantage mettre de l’avant la progression à l’œuvre dans la chanson. De fait, et malgré le bref retour final à la voix solo, nous ne considérons pas « Old Whore’s Diet » comme foncièrement circulaire. Le fragment conclusif ne nous paraît pas être une répétition du même, mais plutôt une réapparition au premier plan d’un individu qui, ayant déclenché une procession collective puis s’y étant intégré, se détache du groupe pour reprendre sa position à l’avant-plan. Pour toute la chanson, en fait, les modifications dans l’instrumentation contribuent à créer une unité sans cesse renouvelée, par l’enchevêtrement de voix dont l’importance dans l’ensemble (de même que la position dans l’espace) varie constamment. Le Tableau 6 montre la structure globale de la chanson selon les changements dans les paroles et la musique. C’est à ce découpage que nous ferons référence dans notre analyse.

6.2 La progression musicale

L’introduction (0:00 à 1:23) donne toute la place à la voix, et permet de centrer l’attention de l’auditeur sur les paroles. Elles sont d’ailleurs particulièrement intelligibles. La voix, qui est entendue avec un certain effet de réverbération, est accompagnée de façon extrêmement minimaliste par la guitare qui vient ponctuer le chant par quelques accords arpégés. Toute cette première section n’est pas mesurée. Ce n’est qu’à 1:23 qu’il sera possible de percevoir une métrique binaire (4/4) dans la chanson, au moment où des voix de femmes, puis des percussions et des cordes, feront leur entrée, donnant alors un premier coup d’envoi à la procession dont nous reparlerons.

La deuxième section (1:23 à 2:15) constitue selon nous le véritable point de départ de la chanson. Un rythme mesuré peut maintenant être perçu. C’est une voix de femme, bientôt rejointe par une seconde, qui donne le coup d’envoi, grâce à une mélodie chantée sur un « ah » répété qui débute sur un contretemps, et qui reste non accompagnée pour près de deux mesures. Entre ensuite en scène l’instrumentation principale, soit les percussions, les cordes frottées et les cordes pincées, semblant répondre au signal donné par les voix de femmes. Les instruments principaux viennent s’ajouter aux voix et établissent un motif qui 72 soutiendra les interventions plus ponctuelles d’autres instruments ou des voix pour la majeure partie de la chanson.

Le survol des deux premières sections met déjà en évidence le rôle central des interventions vocales dans la structure narrative de la chanson. La voix de Wainwright s’élève d’abord seule pour déclamer, de façon presque incantatoire, que sa motivation à l’action se trouve dans cette « old whore’s diet ». La fin de l’introduction, sur les mots « gets me going », prépare le terrain pour le départ. Or, ce sont les voix de femmes qui déclenchent ce départ, qui d’individuel devient collectif. C’est dans la combinaison entre l’intervention de la voix solo qui agit comme un appel, et la réponse à cet appel par l’entrée en jeu des voix de femmes et de l’accompagnement aux couleurs moyen-orientales, que nous voyons se former l’idée d’une procession. Déjà, il est possible d’inférer à celle-ci un caractère rituel, sur lequel nous reviendrons quand nous aborderons la présentation scénique.

Lors de la troisième section, en plus de la voix de Wainwright qui se rajoute à l’ensemble et reprend les paroles déjà chantées, intervient la deuxième voix principale de cette chanson : celle d’Antony Hegarty (à partir de 2:50). Le timbre particulier de la voix d’Hegarty, caractérisé par plusieurs de féminin84, de même que la forte présence de trémolo dans sa voix, contrastent avec celle de Rufus. Bien que les deux voix chantent d’abord dans le même registre, lorsqu’elles chantent en duo un peu plus loin (3:46 à 4:06), celle d’Hegarty monte dans un registre beaucoup plus aigu, renforçant l’aspect plus féminin de sa voix. C’est aussi lors de cette section que des contrechants plaintifs d’un violon solo, puis d’un alto, font leur entrée.

Ces contrechants des cordes annoncent la section contrastante qui suit, soit de 4:06 à 5:42. Ce long intermède instrumental, situé en plein cœur de la pièce, modifie radicalement l’emplacement et le rôle des diverses voix interagissant dans la chanson, en plaçant à l’avant-plan des voix d’abord discrètes, alors que celles des deux chanteurs s’effacent. Le violon, d’abord, dont les interventions dans la section précédente avaient pratiquement un rôle de ponctuation, domine toute la section. À celui-ci vient s’entremêler

84 « The timbre of Antony’s voice in ŖOWDŗ was another example of pushing limits. Antony’s ultra-feminine voice made quite a few listeners very nervous. » Roger Bourland, loc. cit. 73 l’alto, puis plus subtilement le violoncelle. Les deux voix de femmes entendues plus tôt s’ajoutent à partir de 4:56, cette fois simultanément. C’est une fois de plus sur la syllabe « ah » que se développe un motif qui interagit avec celui du violon, et qui donne aux voix de femmes l’aspect d’instruments au sein d’un groupe, au même titre que les cordes. Les syllabes chantées par ces deux voix ne jouent pas ici le même rôle qu’à leur première apparition. Dans la deuxième section, les voix féminines avaient un caractère beaucoup plus affirmé, plus « charnel », qui semblait convoquer les autres membres d’un groupe à l’action. Cette sorte d’appel à tous contraste avec la deuxième occurrence, où les voix prennent un aspect davantage plaintif. Leur intensité est en outre beaucoup plus faible, et leur timbre plus éthéré.

La voix principale fait son retour à la cinquième section (5:42). Cette fois, plusieurs voix demeurent à l’arrière-plan pour doubler Wainwright, utilisant les mêmes paroles et non des onomatopées comme c’était le cas avant. La voix d’Hegarty se joint aussi à l’ensemble, tandis que les cordes reprennent leur rôle de marqueurs de temps, réintégrant la section rythmique. Un long développement a ensuite lieu sur la répétition de la phrase « gets me going ». C’est en fait sur le son « ou », prolongement de « where I want to », que se fait la transition, à 6:18. La suite de la section se construit sur une alternance entre le segment « gets me going » et les « ou » qui s’étirent chacun sur une mesure entière. La reprise lancinante du court « gets me going », de même que l’alternance avec les « ou » plaintifs, donnent un caractère incantatoire à cette section. Un prolongement semblable était déjà présent entre 3:23 et 4:06. Or ici, une couche supplémentaire s’ajoute : le retour du premier motif des voix de femmes, qui se juxtapose aux répétitions des « ou » (de 6:41 à 7:00), et permet la combinaison de deux aspects contrastés de la chanson. De fait, au caractère plaintif et lancinant de l’alternance « gets me going » / « ou » s’oppose le caractère décidé et dynamique du motif des voix de femmes. La section s’achève alors que les voix de femmes prolongent leurs dernières notes pour plus d’une mesure, restant donc audibles en même temps que le dernier « gets me going ». Cette section des paroles est ensuite complétée par le segment « in the morning ». Un changement brusque advient toutefois à ce moment précis, soit à 6:58, alors que l’accompagnement, qui était resté le même jusqu’alors, disparaît. Ce qui se produit au cours des dix secondes qui suivent a un important rôle de transition : il s’agit d’un apaisement momentané, du calme avant la 74 tempête. L’ambiance chargée laisse place à un passage instrumental épuré, dominé par les accords du synthétiseur. Un ralentissement, bref mais très marqué, et qui tend vers un arrêt complet, se produit dans les dernières secondes, juste avant le commencement de l’avant- dernière section.

Il s’agit donc d’un fort contraste, en comparaison avec l’accalmie qui a précédé, lorsque démarre, à 7:10, la section la plus dense en terme d’intrication de voix. Les voix d’Hegarty et de Wainwright domineront tour à tour l’ensemble, au sein duquel les voix de femmes et d’hommes maintiennent une présence constante. Le changement dans les paroles constitue une différence majeure avec les autres sections de la chanson. De fait, il s’agit du seul endroit où les paroles B sont utilisées. Et cette fois, c’est Hegarty qui est le premier à chanter ces nouvelles paroles. Celles-ci sont au premier abord difficiles à distinguer. Il peut paraître que le premier mot chanté par Hegarty, tenu sur trois mesures de quatre temps, n’est qu’un long « ah » prolongé Ŕ d’ailleurs appuyé par le « ah » des voix de femmes. Or de cette note tenue d’Hegarty émerge le mot « hell », qui débute la section B des paroles. La première phrase chantée par Hegarty est répétée par Wainwright, puis la deuxième phrase, toujours commencée par Hegarty, est terminée en duo. « Suicidal assistance » est aussi chanté en duo, au cours duquel c’est la voix de Wainwright qui revient au premier plan, préparant ainsi la transition vers le solo final.

Contrairement au reste de la pièce, où la voix chantée n’était jamais présente de façon constante, dans cette section la continuité de la ligne mélodique n’est jamais rompue, grâce aux passages s’opérant d’une voix à l’autre. L’alternance des voix principales au cours des vingt-deux premières mesures se fait de telle sorte que chaque nouvelle entrée soit entendue simultanément à la note finale de la voix précédente, d’ailleurs excessivement prolongée. Les voix de femmes, surplombant la section de leurs « ah » continus, s’éteignent parfois en se fondant dans la masse sonore, pour reprendre peu après, contribuant à la création d’un flot renouvelé. Les voix qui ont le plus d’impact sur la création d’un continuum sont cependant les voix masculines, dont la présence est demeurée discrète jusqu’à maintenant. Ici le chœur d’hommes, à l’arrière-plan pour toute la durée de la section, soutient les lignes principales de la même façon que la section rythmique, jouant le rôle d’un bourdon. L’enchevêtrement de toutes ces voix a comme effet de créer une très 75 forte densité sonore, contrastant ainsi avec la section précédente, et avec celle qui suivra. Un effet supplémentaire est de rendre les paroles de cette section difficilement intelligibles, ce qui paraît les reléguer au second plan en termes d’importance dans l’organisation globale de la chanson85.

La section la plus chargée fait place à un retour à la voix principale en solo, qui conclut sur les mots « An old whore’s diet », rappelant bien sûr le tout début de la chanson, malgré de légères différences dans l’accompagnement. Il est possible, comme Roger Bourland l’a fait, de voir la reprise d’une partie des paroles A comme la réexposition du thème initial, mais aussi comme le retour au premier plan de l’individu ayant ouvert la marche et fait démarrer la procession. Ce qui retient d’ailleurs notre attention est la façon dont tous les éléments de cette finale convergent pour créer un effet de fin définitive : c’est à la fois à la chanson, à la procession qui y était mise en scène, et au monde des Want dans son ensemble que l’on met un terme. La réverbération sur le dernier mot, de même que le long prolongement du « t » final, accentuent le fait que les paroles se terminent abruptement, soit au milieu d’une phrase syntaxique. De la phrase « an old whore’s diet gets me going », n’est retenue que la première partie, soit ce que nous avions identifié comme l’un des deux moteurs du mouvement, alors que la suite de la phrase, soit l’expression du déplacement lui-même, est escamotée. L’arrêt du mouvement, d’un mouvement cumulant les interventions et construit par près de neuf minutes de musique, est donc aussi évident syntaxiquement que musicalement. L’ajout d’un accord plaqué de guitare, isolé de la voix du chanteur par un moment de silence, agit comme coupure supplémentaire. Il est suivi de quinze secondes de silence, temps singulièrement long, qui crée une scission entre la fin des compositions de Wainwright et les reprises qui figurent sur les diverses versions de Want Two.

85 Notons que s’il nous est possible de prendre en compte les paroles de B dans notre analyse, il est plus difficile pour l’auditeur qui n’a été en contact avec la chanson qu’un petit nombre de fois (et n’aurait pas consulté le livret), de se faire une idée globale de la chanson qui prennent en compte ces paroles. « Old Whore’s Diet », de par l’intrication des voix, ne se fait pas accessible. 76

6.3 Du dédoublement

Du sein du cortège qui se met graduellement en place dans la chanson se détachent les voix de Wainwright et Hegarty. Il s’agit, nous l’avons mentionné, de la seule collaboration spéciale du diptyque, et la contribution d’Hegarty est de première importance en ce qu’elle participe à la mise en scène d’un dédoublement. L’interaction entre les deux chanteurs, qui permet à la fois de créer un contraste et un mélange entre les voix, rappelle en fait le dédoublement qui était au cœur de la paraphonographie visuelle du diptyque. L’accent est d’abord mis sur Wainwright avec son entrée en solo, puis la seconde voix apparaît tel un double, reprenant les mêmes paroles. Ce double est néanmoins présenté distinctement, et ce n’est qu’après que les deux voix aient chacune chanté la totalité des paroles de A qu’elles seront entendues simultanément. Outre lors de l’introduction et de la conclusion, les deux chanteurs se partagent donc l’avant-plan de façon généralement équivalente. Même si Wainwright a été le premier à chanter les paroles de A, c’est Hegarty qui intervient le premier avec celles de B.

Plusieurs aspects de l’intervention d’Hegarty contribuent à renforcer la figure du dédoublement annoncée par les couvertures des albums. Les échanges entre les deux voix ne se construisent pas autour de contrastes dans les paroles, ou même dans le style, comme cela peut souvent être le cas lors de collaborations spéciales en musique populaire. Elles sont le véhicule d’un même contenu, présenté en double. Or un contraste est tout de même présent : il réside dans le timbre de ces voix. Et le timbre d’Hegarty, comme nous l’avons fait remarquer, tranche sur celui de Wainwright spécialement en raison de son caractère féminin, ce qui peut renforcer l’idée de scission de l’individu en pôles féminin et masculin. Cette impression est particulièrement présente lors des passages au cours desquels la ligne principale, qui était précédemment partagée en alternance par les deux voix, est maintenant chantée simultanément, mais à deux hauteurs différences, Hegarty chantant la ligne supérieure (par exemple 3:46 à 4:06 ; 6:18 à 6:41). Ainsi est-il possible de considérer les deux voix principales à la fois comme deux membres d’un groupe au sein d’une procession, ou comme deux facettes d’un même individu se dévoilant en alternance ou simultanément. La façon dont la chanson se termine sur la seule voix de Wainwright peut alors être 77 interprétée de plusieurs façons. Non seulement l’individu ayant ouvert la procession revient-il au premier plan, mais il se réapproprie son identité, distincte de celle du groupe et plus particulièrement d’une figure du double. De façon plus large, toutes les voix qui tour à tour se combinent ou se détachent de l’ensemble peuvent être considérées comme fragments de la voix de l’individu central, ou comme voix intérieures Ŕ ainsi la multiplicité de voix rappelle la fragmentation multiple de l’individualité dont il a été question dans notre analyse d’« I Don’t Know What It Is ». Or, la position d’Hegarty comme principale figure du double se distingue de l’ensemble, et c’est par le partage en deux voix de la ligne principale que le dédoublement, présent dans le texte et la paraphonographie du diptyque dans son ensemble, est ici musicalement illustré.

6.4 L’apport de la performance scénique

Un élément extra-musical autre que les couvertures des albums vient suggérer une dimension supplémentaire, et appuyer l’idée centrale de la procession, de même que celle de la fragmentation : il s’agit de la performance que Wainwright et ses musiciens offrent sur scène lors de la tournée suivant la parution de Want Two86. Pour cette chanson, les musiciens et le chanteur portent tous une ample toge blanche, et performent une chorégraphie de groupe. Les mouvements sont d’abord exécutés synchroniquement par tous les membres de l’ensemble, distribués en deux lignes, face au public. Le groupe se défait brièvement pour ensuite former un rang derrière Wainwright, chacun bougeant ses bras de façon volontairement désynchronisée. De face, l’image est celle d’un individu arborant de multiples paires de bras ondulants. À cette oscillation horizontale se superpose un mouvement vertical, alors que tous descendent et remontent, imitant la courbe d’une vague. Musicalement, c’est sur le prolongement de la dernière syllabe de « where I want to », soit

86 À notre connaissance, aucun enregistrement officiel de cette chorégraphie n’est disponible. Il est toutefois possible de consulter des extraits du passage en question sur des sites comme YouTube ou MySpace. La version suivante, bien qu’incomplète, permet d’avoir un bon aperçu : « Rufus Wainwright dancing to old whores [sic] diet », dans YouTube, [en ligne]. http://www.youtube.com/watch?v=uhgGTUwDltw [Page consultée le 9 décembre 2010]. Il ne s’agit pas de la seule façon dont la chanson a été présentée sur scène. Lors d’un spectacle à Birmingham, Wainwright danse seul en chantant au micro. Son costume (string, talons hauts) insiste davantage sur le caractère sexuel que peuvent avoir les paroles de « Old Whore’s Diet » et de « Gay Messiah ». Voir « Rufus Wainwright Ŕ Old Whore’s Diet », dans YouTube, [en ligne]. http://www.youtube.com/watch?v=HXdru-kv1FA&feature=related [Page consultée le 9 décembre 2010]. 78 dans ce cas précis entre 6:15 et 6:18 de l’enregistrement studio, que la formation en rang s’est effectuée. Lors de ce passage, plusieurs voix sont perceptibles à l’arrière-plan, dont celle d’Hegarty, mais c’est la voix de Wainwright qui surplombe l’ensemble. Le chanteur domine ainsi la scène, les mouvements des autres musiciens appuyant les siens, reproduisant ce que font les voix sur l’enregistrement. Ce n’est cependant que temporaire, et le rang se défait à son tour, permettant aux danseurs de se regrouper en demi-cercle. Celui-ci se fend ensuite en deux sections, au milieu desquelles passent deux des membres du groupe, soit deux femmes choristes, et ce au moment même où le motif des « ah » des voix de femmes est entendu. Puis Wainwright passe lui aussi au cœur du groupe pour regagner le devant de la scène où il se couche au sol. Il y enlève sa toge pendant qu’une grande croix est apportée sur scène par deux hommes portant le costume de soldats romains. Ils poseront sur la tête du chanteur une couronne d’épines, puis placeront ses bras sur la planche transversale. Les dernières minutes de la chanson se terminent sur cette image de crucifixion, qui ménage d’ailleurs une transition vers « Gay Messiah ».

Plusieurs points saillants ressortent de cette performance. D’abord, la figure du double incarnée en musique par la seconde voix principale n’est pas présente sur scène, Hegarty ne participant pas à cette tournée. La musique lors de ce passage dansé est de toute façon, et pour les besoins de la chorégraphie, préenregistrée87. Or la figure du double laisse place aux multiples membres du cortège, et les changements de positions entre les diverses voix dans l’enregistrement trouvent leur équivalent dans les changements de positions physiques des musiciens sur scène lors de la chorégraphie. Et tout comme dans la chanson, le mouvement collectif s’efface au final pour replacer à l’avant-plan l’individu qui avait ouvert le cortège. La fin de la chorégraphie permet de plus d’expliquer, ou du moins de discerner l’un des sens possibles des mots « suicidal assistance ». C’est en effet alors que la section B des paroles est chantée que Wainwright est installé sur la croix, véritable figure christique que l’on porte à la mort, soit, si l’on fait ici attention aux paroles, à un suicide assisté. Pendant ce temps, les musiciens restés en toge poursuivent leur chorégraphie collective en retrait, soutenant l’acte de crucifixion. Cette dernière image fait

87 Un micro est cependant placé devant Wainwright lors de la transition vers la crucifixion. Les dernières minutes de la chanson sont donc interprétées en direct par Wainwright pour ce qui est de la voix, qui est accompagnée par un enregistrement. 79 particulièrement ressortir l’aspect rituel de la chorégraphie, et de la chanson elle-même. Wainwright, peut-être encore plus fortement que dans l’enregistrement, fait ici figure de meneur, voire de gourou, et les toges renforcent l’idée d’un esprit clanique ou sectaire. Les mouvements scéniques Ŕ notamment lors de la formation en rang Ŕ accentuent de plus l’idée d’imploration ou d’incantation que les longs « oh » prolongés, très fréquents dans la chanson, pouvaient susciter. Comme tout meneur, gourou ou messie, Wainwright agit à la fois comme rassembleur et comme figure singulière, formant le groupe tout en s’en isolant. Sa finalité se distingue donc de celle des autres de façon plus qu’évidente sur scène, grâce à la crucifixion, image évoquant à la fois l’élection et l’élévation spirituelle Ŕ soit l’atteinte de verticalité.

L’inclusion de l’image christique va par conséquent bien au-delà du renvoi à « Gay Messiah » ou à la condamnation symbolique de l’homosexualité par la société. Toute la performance scénique donne un éclairage nouveau à la trajectoire du protagoniste dans « Old Whore’s Diet », de même qu’au sein de l’ensemble du diptyque. Le motif de la quête, spatiale et spirituelle, est rappelé tant par la procession de ce groupe que par le sort dévolu au meneur. Le mouvement général n’est plus errance, comme c’était le cas au début du diptyque, mais trajectoire dirigée. Et, en fin de parcours, le mouvement horizontal est suspendu au profit d’un symbole de verticalité. « Les pieds ici, les yeux ailleurs88 », après avoir montré le chemin à suivre, la persona Wainwright semble enfin atteindre son but.

6.5 Conclusion

Si l’oscillation spatiale semble ici se résorber, il ne s’agit pas pour autant d’une résolution triomphante. Le mouvement dont il est question dans la chanson est empreint d’une certaine fatalité, que l’on peut déceler dans l’emploi du « Either here or hell will do ». Alors que dans « I Don’t Know What It Is » la mise en équivalence de divers lieux empêchait le protagoniste de fixer son choix sur la direction à prendre et provoquait l’éparpillement spatial, dans le cas présent l’équivalence entre l’ici et l’enfer transforme le

88 Victor Hugo, « Fonction du poète », dans Les rayons et les ombres, Paris, Hetzel, [s. d.], p. 12. La façon dont le chanteur est présenté comme meneur prend dans « Old Whore Diet » un caractère autoréférentiel. Comme chez Hugo, le créateur se voit conférer le rôle de guide éclairant le peuple. 80 mouvement en fuite vers l’avant. Le choix d’un style musical qui rappelle la musique itinérante moyen-orientale ajoute à l’idée de fatalité : c’est un groupe de nomades, par définition en constant mouvement, qui se déplace. « Old Whore’s Diet » est ainsi liée à ce titre à « Hometown Waltz », qui mettait aussi en scène un groupe de musiciens ambulants, de musiciens de rue dans ce cas, et confinés à l’intérieur de la ville. Ceux d’« Old Whore’s Diet » ont dépassé les frontières urbaines, guidé par l’individu singulier qui leur sert de meneur. Et malgré la fatalité pesant sur cette avancée, il n’en reste pas moins qu’une trajectoire claire se dessine enfin, vers l’avant, et vers le haut.

81

TABLEAU 6 Ŕ STRUCTURE DE « OLD WHORE’S DIET »

SECTION TEXTE REPÈRES SONORES NOMBRE DE TEMPS MESURES (EN 4 TEMPS) LIGNE PAROLES 1 1 An Old Whore’s Diet Paroles A --- 0:00 à 1:23 (Introduction) 2 Gets me going in the mornin’ Voix 1 solo (Wainwright), 3 Ain’t nothing like it avec réverbération 4 Gets me going in the mornin’ Accompagnement minimal 5 To say I love you (guitare) 6 Gets me going where I want to 7 Oh oh gets me going 8 Oh, oh gets me going in the mornin’ 2 Entrées graduelles, sans paroles Entrée des voix de femmes 2 mes. 1:23 à 1:28 (8x « ah ») Entrée des percussions et des 6 mes. 1:28 à 1:47 cordes Retour des voix de femmes, 10 mes. 1:47 à 2:15 motif répété 3 fois 3 Échanges entre voix 9 An Old Whore’s Diet Voix 1 solo 12 mes. 2:15 à 2:50 10 Gets me going in the mornin’ Ajout de la basse 11 Ain’t nothing like it Entrée du contrechant de à 2:32 12 Gets me going in the mornin’ violon 13 To say I love you 14 Gets me going where I want to 15 An Old Whore’s Diet Voix 2 solo (Hegarty) 19 mes. 2:50 à 3:46 16 Gets me going in the mornin’ (12 + 1 + 6) 17 Ain’t nothing like it Entrée du contrechant d’alto, à 3:02 18 Gets me going in the mornin’ suite du contrechant de violon 82

19 To say I love you 20 Gets me going where I want to 21 Oh oh gets me going 22 Oh, oh gets me going 23 Oh, oh gets me going Retour de Voix 1 7 mes. 3:46 à 4:06 24 Oh, oh gets me going in the morning Voix 2 demeure présente (Duo) 4 Section instrumentale (caractère plaintif) Violon solo 33 mes. 4:06 à 5:42 + violoncelles, contrebasses, percussions Ajout d’un contrechant d’alto (10e mes. sur à 4:32 33) Retour des voix de femmes (18e mes. sur à 4:56 33) 5 Mélanges entre voix 25 An Old Whore’s Diet Retour de Voix 1 26 mes. 5:42 à 7:00 26 Gets me going in the mornin’ + Voix de femmes 27 Ain’t nothing like it + Cordes saccadées 28 Gets me going in the mornin’ + Voix 2 29 To say I love you Retour du premier motif des (21e mes. sur à 6:42 30 Gets me going where I want to voix de femmes (8x « ah », 26) 31 Oh oh gets me going répété 2 fois) 32 Oh, oh gets me going 33 Oh, oh gets me going 34 Oh, oh gets me going in the morning Transition Ralentissement 3 mes. 7:00 à 7:10 6 Section contrastante 35 Hell, either here or hell will do Paroles B 9 mes. 7:10 à 7:34 Voix 2 + Voix de femmes + Voix d’hommes 36 Hell, either here or hell will do Voix 1 à l’avant-plan 9 mes. 7:34 à 8:01 83

37 Either here or hell will employ you Retour de voix 2, les 2 voix 5 mes. 8:01 à 8:10 principales 38 Suicidal assistance Les 2 voix principales 12 mes. (?) 8:10 à 8:42 Ralentissement 7 (Finale) 39 An Old Whore’s Diet Voix 1 solo --- 8:42 à 8:51 Accompagnement minimal Coupure Unique accord de guitare --- à 8:54 Silence --- 8:54 à 9:09

CONCLUSION

Les objectifs de notre mémoire, annoncés en introduction, étaient multiples et s’échelonnaient sur plusieurs niveaux. L’analyse de cinq chansons choisies dans les deux albums de Want a permis de saisir de quelles façons se décline le rapport entre l’énonciateur et l’espace dans l’univers du diptyque, ce qui était notre but premier. D’un point de vue global, on peut lire le diptyque comme la progression d’une tension conflictuelle de départ à un état d’équilibre. C’est d’ailleurs ce que pouvait suggérer la paraphonographie visuelle qui, par la transition narrative du monde du personnage masculin à celui du personnage féminin, laissait entrevoir la possibilité de la réalisation de la quête des deux personnages. D’entrée de jeu, l’énonciateur s’est présenté comme prisonnier de son insatisfaction et incapable de se libérer de cet état, ce que l’utilisation de structures musicales et textuelles répétitives ou cycliques contribuait à mettre en place. La volonté de l’énonciateur de dépasser sa condition s’est manifestée de multiples façons. De la prise de conscience rendue possible par le discours autocritique (« Oh What a World ») ont émergé mouvements éparpillés (« I Don’t Know What It Is ») et tentative d’échappée vers le haut (« Hometown Waltz »). Le mouvement dans l’axe vertical s’est par ailleurs révélé étroitement lié à la capacité de l’énonciateur de transmuer le manque en discours artistique (« Memphis Skyline »). C’est finalement par la mise en place d’un mouvement continu et dirigé (« Old Whore’s Diet ») que l’oscillation spatiale de départ a pu espérer être rompue.

La trajectoire du protagoniste à l’issue du diptyque peut ainsi être perçue comme combinaison entre les positions qui avaient été associées aux deux personnages figurant en couverture : la quête de verticalité du chevalier et celle d’horizontalité de la princesse s’associent en un mouvement vers l’avant et le haut, qui est indissociable de la quête artistique de la persona Wainwright. Les marques d’autoréférentialité qui ponctuent le diptyque font foi de ce lien. L’une des marques les plus frappantes apparaît dans une chanson que nous n’avons pas analysée, mais qui éclaire les chansons à l’étude, « Go or Go Ahead » (Want One) : « You got me writing lyrics on postcard / then in the evening looking at the stars ». Ce passage souligne de façon exemplaire le lien étroit qui unit création et 85 aspiration au mouvement, qu’il soit horizontal (la trajectoire d’une carte postale autour du globe) ou vertical (le regard de l’artiste vers les étoiles).

Deux nuances doivent cependant être apportées à l’idée de transformation de la situation de l’énonciateur. Tout d’abord, bien que les chansons analysées aient été choisies pour leur caractère représentatif et leur position-clé dans le diptyque, nous restons consciente qu’il s’agit d’une ponction effectuée dans un ensemble musical d’une vingtaine de titres, et qu’une pluralité de mouvements d’évolution ou de régression existe dans cet ensemble dont l’analyse d’un échantillon ne permet pas nécessairement de rendre dans toutes ses nuances. Au sein de chaque chanson peut se dessiner un mouvement cyclique et sans issue tout autant que l’histoire d’un passage, d’une transformation à caractère parfois initiatique89. Toute chanson du diptyque ne s’inscrit pas en évolution stricte par rapport à la chanson qui la précède. C’est plutôt par la mise en parallèle des analyses de la chanson d’ouverture et de clôture qu’il apparaît que l’énonciateur passe d’une situation d’oscillation entre stabilité et mouvement qui l’empêche de progresser, à une situation où un mouvement canalisé est possible.

Il nous paraît de plus manifeste, et c’est là la seconde nuance que nous souhaitons énoncer, que malgré la différence marquée entre ces deux états de l’énonciateur, ils partagent un aspect fondamental. De fait, ils ont ceci de commun que le mouvement dans l’espace y est central. Autant la position de départ de l’énonciateur peut-elle être perçue comme un déséquilibre en mouvement, autant la résolution est-elle un équilibre dynamique. Dans les deux cas, ce que nous avons nommé l’oscillation spatiale joue donc un rôle fondamental. Nous reviendrons d’ailleurs sur cette notion et sur les liens qu’elle partage avec celle de paratopie, après avoir exposé deux constats émergeant de notre travail.

89 Un parcours de ce dernier type se retrouve par exemple dans « Memphis Skyline ». Nous supposons que d’autres chansons présentent un processus de transformation similaire. « Dinner at Eight », dernière piste de Want One, gagnerait selon nous à être analysée selon cette perspective. Le fait que les deux chansons aient comme point de départ la référence à un mythe (David et Goliath dans le cas de « Dinner at Eight ») y joue certainement un rôle. 86

7.1 Au-delà du dédoublement : la fracture multiple

Au cœur de la situation de l’énonciateur se trouve l’idée de dédoublement que nous avons exposée d’emblée et qui est revenue en filigrane au cours de notre mémoire90. Aux deux pôles identitaires présentés par la paraphonographie visuelle des albums a fait écho, par exemple, le dédoublement de la ligne mélodique principale dans « Old Whore’s Diet ». Or, malgré les apparences, et comme nous l’avions supposé dans notre premier chapitre, nos analyses ont mis en évidence le fait que l’énonciateur ne se définit pas en fonction d’une binarité tranchée entre deux pôles, mais plutôt selon une pluralité de facettes. De la même façon, la relation de l’énonciateur à l’espace implique une multiplicité de possibilités. Comme nous l’avions d’ailleurs montré dans notre analyse d’« I Don’t Know What It Is », l’éparpillement dans l’espace et la fragmentation identitaire sont ainsi intrinsèquement liés. Au-delà d’une oscillation basée sur un antagonisme entre arrêt et mouvement, ou entre deux lieux donnés, se trouve plutôt une oscillation entre une pluralité de possibles, qu’il s’agisse de lieux, d’actions, de façons d’être, bref, d’identités possibles. Ainsi ne s’agit-il pas pour la persona Wainwright de parvenir à faire un choix, d’ailleurs impossible à faire de par sa situation toute en tension ; c’est l’ensemble de tous ces possibles qui parvient à une unité. Le dédoublement et la fragmentation permettent ainsi de rendre compte de l’individu dans toute sa complexité, d’aller au-delà d’un portrait figé dans le temps et dans l’espace en une seule figure : c’est une représentation mouvante qui s’offre à nous. L’objet, physique et imaginaire, qu’est le disque, offre un espace parfaitement adapté à ce type de représentation, en ce qu’il est lui- même recueil de fragments (les chansons), qui chacun peut présenter une facette, un moment, un lieu, un personnage, une relation, un récit, et qui doivent être reliés, emboîtés, par l’auditeur. La persona Wainwright est à la fois incarnée par chacune de ses facettes, et construite par leur assemblage.

90 Le dédoublement du soi traverse l’œuvre entière de Wainwright. Dans All Days Are Nights : Songs for Lulu, il prend la forme de la cohabitation chez tout individu d’un côté lumineux et d’un côté sombre, ce dernier étant représenté par le personnage de Lulu. La dichotomie ombre / lumière traverse d’ailleurs tout l’album. 87

7.2 L’espace comme métaphore de l’identité

Ces réflexions sur les liens étroits unissant oscillation spatiale et fragmentation identitaire mettent en évidence le fait que l’étude de l’espace ne constitue pas une fin en soi, mais plutôt une voie d’accès privilégiée à la compréhension d’autres aspects centraux d’une œuvre. Ainsi c’est pour ce qu’il représente, ce dont il est la métaphore, que l’espace gagne à être étudié. Algirdas Julien Greimas, dans sa proposition d’une sémiotique topologique, soulignait d’ailleurs cette faculté de symboliser qu’a l’espace : « L’important est de voir que les conditions se trouvent réunies pour considérer l’espace comme une forme susceptible de s’ériger en un langage spatial permettant de Ŗparlerŗ d’autre chose que d’espace, de même que les langues naturelles, tout en étant des langages sonores, n’ont pas pour fonction de parler de sons91. » Dans notre cas, la relation entre identité et espace s’est avérée particulièrement féconde. Cette association est d’ailleurs à l’avant-plan de nombreux ouvrages récents en musique populaire. Or, comme nous l’avions remarqué en introduction, ce sont généralement les rapports unissant musique et espace sociologique qui sont au cœur de ces travaux92. Nous espérons que nos analyses auront permis de montrer l’intérêt de l’étude de l’espace au sein de chansons, et notamment des relations entre énonciateur et espace.

7.3 Retour sur les concepts d’oscillation spatiale et de paratopie

Le concept d’oscillation spatiale a servi de tremplin à notre réflexion sur ces relations, et il convient ici de revenir sur la définition que nous en avons proposée en introduction ainsi que sur les parallèles et distinctions entre ce concept et celui de paratopie de Dominique Maingueneau. Nous avions décrit l’oscillation spatiale comme une situation de tension entre deux pôles vécue par la persona mise en scène dans l’œuvre. La tension dont il est question est présente dans toutes les chansons à l’étude ; la façon dont elle se

91 Algirdas Julien Greimas, « Pour une sémiotique topologique », dans Sémiotique et sciences sociales, Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 130. 92 L’ouvrage Music, Space and Place. Popular Music and Cultural Identity de Whiteley, Bennet et Hawkins constitue un exemple canonique de ce type d’étude. Sheila Whiteley, Andy Bennet et Stan Hawkins [dir.], Music, Space and Place. Popular Music and Cultural Identity, Aldershot, Ashgate, 2004, 224 p. 88 manifeste varie cependant. Dans « Oh What a World », elle est générée par l’antagonisme entre mouvement continu (représenté par le caractère cyclique de la musique) et désir de stabilité (présent dans le texte). Dans « Old Whore’s Diet », la tension inhérente à la condition de l’énonciateur est plutôt transformée par celui-ci en un mouvement vers l’avant93. Ainsi la situation problématique se résorbe, mais la tension, elle, ne disparaît pas.

Il nous paraît que cette utilisation d’un problème de départ pour parvenir à une résolution rapproche la figure de la persona de Wainwright de celle de l’artiste paratopique94. Pour Maingueneau, le cheminement de l’artiste nécessite obligatoirement la présence de la figure de l’intenable : « Ainsi la paratopie n’est-elle moteur d’une création que si elle implique la figure singulière de l’intenable qui rend nécessaire cette création. L’énonciation littéraire est moins la triomphante manifestation d’un moi souverain que la négociation de cet intenable. » (Maingueneau 90 ; l’auteur souligne) Ainsi au sein du diptyque, la négociation de l’intenable de la position de départ de l’énonciateur rend possible la résolution mise en scène dans la chanson finale95. Ce parallèle ne doit cependant pas faire oublier une distinction fondamentale entre notre travail et celui de Maingueneau : alors que ce dernier étudie les relations entre les trois instances énonciatives qu’il nomme la personne, l’écrivain et l’inscripteur (Maingueneau 106-109), l’objet de notre étude a été la représentation au sein de l’œuvre des relations à l’espace de la persona Wainwright, la mise en scène d’une situation paratopique. Une étude qui aurait pour visée la compréhension des interactions entre les trois instances énonciatives en chanson gagnerait à prendre en compte la notion de paratopie, d’autant que ces instances n’agissent pas en chanson de la même manière qu’elles le font dans le monde de la littérature écrite. De fait, contrairement à l’œuvre écrite, la chanson ne permet pas de faire abstraction de la personne physique, que ce soit par une présence concrète (sur scène) ou devinée (par la voix enregistrée). Les relations entre instances s’en trouvent par le fait même complexifiées et les frontières risquent d’être plus facilement brouillées.

93 À la lumière de cette observation, la démarche du protagoniste d’« I Don’t Know What It Is » peut être perçue comme tentative de contourner le problème de sa condition, plutôt que de l’utiliser pour progresser. 94 Voir Maingueneau, particulièrement le chapitre « Une paratopie créatrice », p. 85-94. 95 Dans « Hometown Waltz », l’énonciateur précise « everything operates on the unattainables », soulignant que c’est en utilisant comme moteur ce qui est inaccessible que la création devient possible. 89

7.4 Pour un parcours de l’œuvre de Wainwright : proposition de quelques chemins de traverse

Les relations de l’énonciateur à l’espace nous paraissent occuper une place de choix dans tous les albums de Wainwright. Nous supposons que l’oscillation spatiale s’y manifeste là encore selon une multiplicité de nuances. La récurrence d’images qui incarnent une dichotomie entre deux pôles nous le fait croire. Au cours de ce mémoire, nous nous sommes concentrée à deux reprises sur des images de ce type, qui symbolisent toutes deux une relation d’ambivalence : le rôle du train (« I Don’t Know What It Is ») et celui du téléphone (« Hometown Waltz ») ont ainsi fait l’objet de quelques pages. Expression de mobilité et d’immobilité tout à la fois, de présence et d’absence simultanées, le train et le téléphone s’inscrivent dans un ensemble beaucoup plus large, comme deux des multiples symboles de la condition de la persona Wainwright. Nous avons traité de celles qui avaient un rôle central dans les chansons à l’étude, mais nous pouvons aussi penser à toutes les figures qui relient verticalité et horizontalité, à celles qui rapprochent mouvement continu et immobilité apparente, ou encore à celles qui associent la proximité et l’écart.

La tour est, par exemple, la représentation par excellence du lien entre l’attachement au sol et le besoin d’élévation du protagoniste. C’est une image qui est particulièrement présente dans les premiers albums de Wainwright, et qui prend plusieurs visages : celle de Pise dans « Cigarettes and Chocolate Milk » (Poses), Eiffel, dans la bien-nommée « Tower of Learning » (Poses) ou encore Babel dans « Matinee Idol » (Rufus Wainwright). Le fleuve, en tant que symbole de permanence et de changement tout à la fois, joue dans certaines chansons un rôle-clé. Il n’y a qu’à penser à « Memphis Skyline » qui se déroule sous le Mississippi, ou encore à la strophe conclusive de « Between my Legs » (Release the Stars). Le fleuve se rapproche d’autres images de flot ininterrompu, dans une veine ou dans une rue de la ville, comme dans « Foolish Love » (Rufus Wainwright) : « Flow through the veins of town, always frown / Me and my mistress the princess ».

Enfin, certains sens, en ce qu’ils rendent possible un simulacre de présence, conduisent à la construction d’un autre type d’images. Ainsi le rôle qu’avait le téléphone 90 peut être extrapolé à la voix en général et même à la parole, ou encore au souffle (on peut penser ici à l’introduction de « Tiergarten », sur Release the Stars, rythmée par des sons d’expiration). C’est cependant le regard qui en est la forme la plus marquée. Les références à l’œil, au clignement, au regard, présentes dans tous les albums96, atteignent d’ailleurs leur apogée dans les paroles d’All Days Are Nights : Songs for Lulu, de même que dans la scénographie du spectacle de la tournée de cet album97. Toutes ces images, et la liste est longue, ont le double rôle de séparer et lier l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas, l’énonciateur et sa famille ou l’être qu’il désire ; bref, toutes confortent l’oscillation spatiale. Et toutes constituent d’invitantes portes d’entrée pour pénétrer l’univers de Wainwright.

96 Quelques chansons pourront donner un aperçu de l’importance de ces images : « Foolish Love » (Rufus Wainwright), « Matinee Idol » (Rufus Wainwright), « Tower of Learning » (Poses) ou encore les sonnets de Shakespeare sur All Days Are Nights : Songs for Lulu. Le « Sonnet 43 », duquel est tiré le titre de l’album, se construit d’ailleurs autour de jeux de regards et d’oppositions entre ombre et lumière. En voici la première strophe à titre d’exemple : « When most I wink, then do mine eyes best see, / For all the day they view things unrespected / But when I sleep in dreams they look on thee / And darkly bright are bright in dark directed. » 97 Un montage vidéo présentant un immense œil s’ouvrant et se fermant au ralenti accompagnait la performance de l’intégralité de l’album en continu par Wainwright au piano. ANNEXE Ŕ LISTE DES CHANSONS FIGURANT SUR WANT ONE ET WANT TWO98

Want One 1. Oh What a World 2. I Don’t Know What It Is 3.Vicious World 4. Movies of Myself 5. Pretty Things 6. Go or Go Ahead 7. Vibrate 8. 14th Street 9. Natasha 10. Harvester of Hearts 11. Beautiful Child 12. Want 13. 11:11 14. Dinner at Eight

Want Two 1. Agnus Dei 2. The One You Love 3. Peach Trees 4. Little Sister 5. The Art Teacher 6. Hometown Waltz 7. This Love Affair 8. Gay Messiah 9. Memphis Skyline 10. Waiting for A Dream 11. Crumb by Crumb 12. Old Whore’s Diet (featuring Antony) Bonus songs : 13. Cœur de Parisienne - Reprise d’Arletty 14. Quand Vous Mourez de Nos Amours

98 Les titres des chansons à l’étude figurent en caractère gras. MÉDIAGRAPHIE

I. ŒUVRES A L’ETUDE

WAINWRIGHT, Rufus, Want One. Disque compact. DreamWorks, B000089612, 2003.

ŔŔŔŔŔŔ, Want Two. Disque compact. Geffen Records, DRMW32576-1, 2004.

II. AUTRES ŒUVRES CITEES DE RUFUS WAINWRIGHT

WAINWRIGHT, Rufus, Rufus Wainwright. Disque compact. DreamWorks DRMSD- 50039, 1998.

ŔŔŔŔŔŔ, Poses. Disque compact. DreamWorks, 0044502372, 2001.

ŔŔŔŔŔŔ, Waiting for a Want. Disque compact. DreamWorks, 200499.

ŔŔŔŔŔŔ, Rufus Wainwright Live at the Fillmore. DVD vidéo. Geffen Records, DRMW32576-2, 2004. [inclus avec Want Two]

ŔŔŔŔŔŔ, Want. 2 disques compacts. DreamWorks / Geffen Records, 2005.

ŔŔŔŔŔŔ, Release the Stars. Disque compact. Geffen Records, B000876702, 2007.

ŔŔŔŔŔŔ, Rufus Does Judy at Carnegie Hall. 2 disques compacts. Geffen Records, B001031802-1 et B001031802-2, 2007.

ŔŔŔŔŔŔ, All Days Are Nights : Songs for Lulu. Disque compact. Decca Records, B001414002, 2010.

III. SUR RUFUS WAINWRIGHT ET SON ŒUVRE

BOURLAND, Roger, « Rufus Seminar / UCLA », dans Roger Bourland writes about music and life, [en ligne]. http://rogerbourland.com/category/rufus-wainwright/ rufus-seminar-ucla/ [Page consultée le 26 avril 2011].

DE CURTIS, Anthony, « Rufus Wainwright », dans In Other Words : Artists Talk about Life and Work, Milwaukee, Hal Leonard, 2005, p. 298-314.

FLYNN, Paul, « Exclusive Rufus », dans Attitude, n° 157 (June 2007), p. 30-39.

99 Pour cet album de même que pour Want, il ne nous a pas été possible de connaître le numéro de série. 93

HOSKYNS, Barney, « Rufus Wainwright Ŕ Want Two Ŕ Review », dans Uncut. Music and Movies with Something to Say, [en ligne]. http://www.uncut.co.uk/music/ rufus_wainwright/ reviews/8573 [Page consultée le 9 février 2011].

KERR, Darin, « ŖA Whole Hundred Years of Questionable Behavior ?ŗ: Wainwright / Garland / Joslon and Performance as Palimpsest », dans Theatre Annual: A Journal of Performance Studies, vol. LXII (2009), p. 1-20.

LAKE, Kirk, There Will Be Rainbows. A Biography of Rufus Wainwright. And the Story of Loudon Wainwright and Kate McGarrigle, London, Orion Books, 2010 [2009], 301 p.

The Official Community of Rufus Wainwright [en ligne]. http://www.rufuswainwright.com/ [Site consulté le 1er mai 2011].

PRIOUZEAU, Bertrand, « Rufus Wainwright : en attendant la suite ; Release the Stars, de Rufus Wainwright. Gefen [sic], Album Length Company Disc, 2007 », dans Spirale, n° 217 (novembre-décembre 2007), p. 38.

SCOTT, George, All I Want. DVD vidéo. Universal / Geffen Records, 0249880772, 2005.

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V. SUR LA SPATIALITE EN MUSIQUE ET EN LITTERATURE

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VI. SUR LE CONTEXTE D’ENONCIATION

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VII. SUR LA NOTION DE PARATEXTE ET DE PARAPHONOGRAPHIE

GENETTE, Gérard, Seuils, Paris, Seuil (Poétique), 1987, 388 p.

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VIII. AUTRES SOURCES CITEES

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FRIES, Maureen, « Female Heroes, Heroines and Counter-Heroes : Images of Women in Arthurian Tradition », dans Sally K. Slocum [dir.], Popular Arthurian Traditions, Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press, 1992, p. 5-17.

HUGO, Victor, « Fonction du poète », dans Les rayons et les ombres, Paris, Hetzel, [s. d.], p. 7-19.

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