Égypte/Monde arabe

12 | 2015 Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes Nouvelles directions de recherche Changes in the media system after the Arab revolts: New research directions

Enrico De Angelis (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ema/3369 DOI : 10.4000/ema.3369 ISSN : 2090-7273

Éditeur CEDEJ - Centre d’études et de documentation économiques juridiques et sociales

Édition imprimée Date de publication : 25 mars 2015 ISBN : 9782905838858 ISSN : 1110-5097

Référence électronique Enrico De Angelis (dir.), Égypte/Monde arabe, 12 | 2015, « Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes » [En ligne], mis en ligne le 25 mars 2015, consulté le 05 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/ema/3369 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ema.3369

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Les révoltes arabes obligent à remettre en question les approches théoriques portant sur le rôle des médias dans la région. Plus que toute autre discipline, l’étude des médias a été l'objet de profonds bouleversements et a connu d'importants changements de perspective au cours de ces dernières années. D'abord considérés comme outils fondamentaux des processus de transformation politique et sociale, ils tendent en effet aujourd'hui à être tenus comme les principaux responsables de l’échec des révolutions. Les analyses effectuées par les auteurs réunis dans ce numéro proposent une lecture innovante et plus nuancée des processus médiatiques, donnant ainsi à voir un contexte particulièrement diversifié, en proie à des changements radicaux mais aussi à des obstacles apparemment insurmontables. Les articles se focalisent en particulier sur une relecture de l’impact des nouvelles technologies dans la région et proposent une remise en question de la relation entre les médias et les contestations, aussi qu'une étude des points d'intersections entre les différents médias (graffitis, social web, médias traditionnels), lesquels tendent aujourd'hui à constituer des systèmes hybrides aux effets difficilement prévisibles.

The Arab revolts have forced us to re-evaluate our theoretical approaches and many of our assumptions on the role of media in the Arab region. In fact, radical changes of perspective have affected the study of media in the Arab region over the last four years. Whereas in the aftermath of the 2011 revolts media were considered to be crucial instruments in fostering profound socio-cultural transformations, today they are accused of being in part responsible for the failure of the Arab revolutions. This collection brings together the work of scholars who offer innovative and more nuanced interpretations of communication processes in the Middle East and North Africa after 2011. In particular, the essays collected here re-examine the relationship between media and politics of dissent, as well as the impact of new technologies in the region. They describe a particularly vital and hybrid media environment, in which different tools – graffiti, social web, traditional media – interact together, with effects that are difficult to predict.

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SOMMAIRE

Introduction : Le système hybride égyptien et le « chaos culturel » Enrico De Angelis

Introduction: The hybrid system of and “cultural chaos” Enrico De Angelis

Première partie : réévaluer le rôle des médias, quatre ans après les révoltes

Radically Polarized Publics and the Demise of Media Freedom in Egypt Kai Hafez

Des « publics » radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Egypte Kai Hafez

Internet, le « Printemps arabe » et la dévaluation du cyberactivisme arabe Yves Gonzalez-Quijano

Deuxième partie : relation entre média privés et contestations avant la chute de Moubarak

Récit journalistique et action collective dans l’Egypte des années 2000 Entre le « faire de l’histoire » et le « faire l’histoire » Bachir Benaziz

Al-Badîl, ou L’alternative. Récit d’une expérience à la croisée entre journalisme et engagement militant Marianna Ghiglia

Troisième partie : le système hybride en Égypte et le rôle des nouvelles technologies

Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs médiatiques Zoé Carle et François Huguet

Limitations of the Social Media Euphoria in Communication Studies Hanan Badr

L’espace politique virtuel avant et après la chute de Moubarak : une critique des réseaux sociaux digitaux en Egypte Enrico De Angelis

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Quatrième partie : des modalités d’utilisation du web « différentes » : regard sur la Tunisie

Contestation en ligne dans la Tunisie prérévolutionnaire. L’expérience de SfaxOnline Michele Carboni, Maria Paola Crisponi et Giovanni Sistu

Varia

La scolarisation des jeunes réfugiés palestiniens par l’Unesco/UNRWA de 1949 aux années 1980 Chloé Maurel

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Introduction : Le système hybride égyptien et le « chaos culturel »

Enrico De Angelis

1 Le paysage médiatique arabe a subi ces dernières années de profondes transformations. Les révoltes de 2011 ont parfois contribué à accélérer ou à modifier ce processus.

2 Certaines de ces transformations ont lieu à l’échelle mondiale, telles que la diffusion accrue des technologies digitales et des social network, l’intégration croissante entre les anciens et les nouveaux médias, l’affirmation d’une sphère sociale et politique basée sur une connectivité plus importante, et enfin, la synergie entre internet et les mouvements de rue. D’autres phénomènes, en revanche, sont propres au monde arabe : le déclin des télévisions transnationales, du moins en termes de public, la tendance vers une communication centrée sur la politique interne plus que sur les questions internationales, et enfin le retour massif des mesures répressives et de la censure.

3 Plusieurs années seront nécessaires pour pouvoir évaluer de façon précise ces transformations et leur impact sur le futur de la région. Il s’agit là en effet de processus complexes en évolution constante, tant sur le plan politique que médiatique : il suffit de se rappeler l’enthousiasme qu’avaient suscité les nouvelles technologies à l’époque des révoltes en 2011, enthousiasme auquel avaient rapidement succédé une indifférence excessive, voire la méfiance.

4 Du reste, le monde arabe n’est pas la seule région du monde où il soit si difficile d’interpréter les transformations à l’œuvre dans le champ médiatique.

5 L’arrivée d’internet, la mondialisation de l’information et la convergence médiatique sont des phénomènes globaux, et le défi qu’ils représentent aujourd’hui nous contraint de repenser les approches théorico-méthodologiques à l’œuvre dans le domaine des médias.

6 L’apparition du web 2.0, précédée de peu par celle des chaînes satellitaires, conduit à l’émergence d’un système de communication globale de plus en plus interconnecté, caractérisé par une surabondance de contenus et une diversité accrue des sources d’information. La digitalisation conduit à la production de nouvelles formes d’intersections entre différents médias et rend plus floue la distinction entre

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producteurs et consommateurs de l’information. Internet brouille les pistes entre sphère publique et privée, amenant ainsi à de profondes transformations dans le rapport entre politique et représentation, tout en rendant quasi obsolète la conception des médias comme « quatrième pouvoir ».

7 Il est extrêmement difficile d’identifier les tendances d’un environnement à ce point interconnecté et en continuelle évolution. Ce n’est pas un hasard si le sociologue Brian McNair parle de « chaos culturel » à propos du paysage médiatique contemporain, évoquant les difficultés croissantes des autorités politiques à imposer un contrôle hégémonique sur des agendas médiatiques de plus en plus imprévisibles et volatiles.1

8 Malgré l’attention qu’attache McNair à la perte de contrôle sur l’information de la part des gouvernements, l’actualité récente dans le monde arabe nous empêche de voir là un facteur jouant systématiquement en faveur des processus de démocratisation. Sami Ben Gharbeya, l’un des fondateurs du blog tunisien Nawaat, qualifie de « cascade d’information » la manière dont les activistes tunisiens sont parvenus à diffuser les récits révolutionnaires au niveau national et international, en s’appuyant sur des typologies de médias différentes.2Toutefois, d’autres cas, comme celui de la Syrie, montrent que ce processus peut parfois se révéler bien plus opaque et moins efficace. De même, la pluralisation croissante de la circulation des contenus ne semble pas avoir favorisé la transition politique dans des pays tels que l’Egypte. Qu’ils soient plus ou moins démocratiques, les gouvernements semblent s’adapter de mieux en mieux aux logiques du « chaos culturel », du moins à l’heure actuelle.

9 Par ailleurs, il est encore bientôt pour évaluer les conséquences de ces transformations sur le long terme.

10 C’est dans ce cadre qu’ Egypte/Monde arabe entend proposer une série d’analyses portant sur les dynamiques des médias dans la région, se focalisant en particulier, mais pas seulement, sur le cas égyptien. On visera ici à apporter des clarifications sur certaines tendances ayant émergé ces dernières années, tout en restant conscient que le champ sur lequel porte la recherche continue d’être en évolution rapide et constante. En ce sens, les analyses présentées souhaitent éviter l’écueil de la simplification qui a caractérisé certaines interprétations de ces phénomènes, aussi bien dans le secteur journalistique que dans celui de la recherche. L’objectif sera donc ici de proposer des approches théorico-méthodologiques inter-disciplinaires, permettant une compréhension plus profonde des changements à l’œuvre actuellement, tout en offrant des contributions basées sur des recherches empiriques solides et de longues périodes d’observation.

11 L’importance accordée à ces analyses et le choix de consacrer un numéro de Egypte/ Monde Arabe à ce sujet découlent de la prise de conscience que les médias doivent être considérés comme de véritables acteurs politiques, et non pas seulement comme un lieu de débat et de production de l’information.

12 La possibilité d’une transition vers des systèmes plus participatifs, plus ouverts et plus égalitaires continue de dépendre en grande partie des changements qui touchent le monde des médias dans la région. Par ailleurs, dans le cadre d’une médiatisation croissante de la politique, et de l’interpénétration progressive mais apparemment inévitable entre sphère publique et privée, et entre sphère sociale et politique, l’analyse des processus de communication devient cruciale pour les chercheurs dans d’autres disciplines. En ce sens, ce numéro entend également rapprocher des domaines académiques qui, tels que les sciences politiques et les médias, tendent souvent à

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s’ignorer réciproquement, faisant ainsi obstacle à une meilleure compréhension des développements politiques et sociaux dans la région.

Le cas égyptien : tendances et contradictions

13 L’Egypte fournit un cas d’analyse des transformations récentes des médias particulièrement intéressant. D’une part, le système médiatique égyptien est généralement considéré comme l’un des systèmes les plus avancés dans la région. Le secteur privé compte plusieurs journaux et chaînes de télévisions relativement importants, tant en termes de budget que de public. La blogosphère égyptienne est la première à avoir attiré l’attention sur l’importance d’internet comme outil de dissension, et les pratiques qui la caractérisent ont servi d’exemple pour d’autres pays de la région.

14 Et pourtant, ce système médiatique a montré ses limites ces dernières années, révélant l’ampleur des contradictions propres à ce système : au point que les médias se sont trouvés accusés d’être en partie responsables de l’échec, même temporaire, de la révolution égyptienne.

15 Le paysage médiatique égyptien fait donc office de laboratoire pour les nouvelles tendances, qui y émergent plus rapidement et de façon plus évidente que dans d’autres contextes régionaux.

16 Si certaines de ces tendances ont besoin de plus de temps pour pouvoir être soumises à l’analyse, d’autres sont déjà assez clairement identifiées pour pouvoir servir de point de référence dans les articles présentés dans ce numéro.

Vers une communication politique plus locale et une décentralisation de l’information

17 Dans la période immédiatement postérieure aux révoltes de 2011, une nouvelle sphère publique transnationale semble émerger dans le monde arabe. Grâce aux social network, les jeunes révolutionnaires de différents pays peuvent entrer en contact, échanger des informations, rejoindre des campagnes et comparer leurs expériences respectives. Cet espace public ne s’appuie plus sur les médias panarabes financés par les capitaux du Golfe, tout comme il se distingue également du panarabisme imposé dans les années 1960. Les « arabités numériques », comme les appelle Gonzalez-Quijano, sont ainsi l’expression d’un sentiment commun, partagé surtout au sein des jeunes générations, qui dépasse les frontières des Etats et est rarement représenté par les médias traditionnels.3

18 Cependant, le vent tourne pendant les années suivantes. Le public semble concentrer à nouveau son intérêt sur l’actualité nationale, se détournant des sujets qui occupaient traditionnellement l’agenda médiatique arabe tels que la question palestinienne et autres événements internationaux, y compris les « révolutions » voisines. La tendance semble transversale, étant commune à la fois aux médias traditionnels et aux nouveaux médias ainsi qu’à toutes les générations. Les sphères virtuelles, comme il est facile de l’observer en se promenant sur les social network, semblent se provincialiser de plus en plus. Même les nouveaux projets de journalisme digital apparus ces dernières années choisissent de se concentrer sur la dimension locale, parfois hyper-locale, plutôt que

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sur l’international. Bien qu’on parle déjà depuis longtemps de créer des synergies internationales entre diverses initiatives de journalisme digital « par le bas », rien de concret n’a encore été réalisé à ce jour qui aille dans cette direction. Quant aux médias nationaux traditionnels, privés ou non, leur couverture des événements internationaux n’est souvent qu’un outil au service d’un agenda politique interne bien précis. Les récits journalistiques diffusés à l’heure actuelle en Egypte sur la Syrie, la Libye ou encore l’Irak servent surtout à rappeler qu’une révolution peut coûter cher.

19 Le déclin des télévisions transnationales du Golfe est un phénomène plus significatif encore. Al-Jazeera surtout semble avoir perdu une partie importante de son public et avoir été reléguée au rang de « second choix », en tous cas lorsqu’il s’agit de suivre l’actualité locale. Le soutien apporté aux Frères Musulmans après 2011 ainsi que les erreurs de la chaîne dans la couverture médiatique d’autres événements, à commencer par la Syrie, ont contribué à éroder sa crédibilité. La perte de prestige de Al-Jazeera et de ses consœurs, jointe à une demande croissante de nouvelles locales que les chaînes transnationales ont peine à fournir, ont poussé le public égyptien vers les télévisions nationales : OnTv, Dream Tv, al-Tahrir, al-Qahira wa al-Nas et CBC.

20 Cette dé-régionalisation des communications a inévitablement pour effet de faire évoluer l’impact des médias sur les processus socio-politiques. Les télévisions telles que Al-Jazeera avaient en effet joué en 2011 un rôle fondamental dans la diffusion d’information sur les mobilisations, en particulier parmi les tranches de la société moins connectées aux nouvelles technologies. Toutefois, l’apparition de dizaines de plateformes de journalisme digital plus centrées sur les affaires internes tels que MadaMasr, Mandara ou encore Wilad el-Balad, pour n’en citer que quelques-unes, peuvent contribuer à renforcer le débat national sur des questions qui auparavant ne bénéficiaient pas d’une attention suffisante. Par ailleurs, en facilitant la récolte d’informations y compris dans des zones jusqu’ici restées en marge de la couverture médiatique, les nouvelles technologies pallient à la centralisation excessive sur le Caire, qui constitue l’un des problèmes fondamentaux de l’information journalistique égyptienne.

Synchronisation et convergence médiatique

21 Le système médiatique égyptien, comme d’autres dans la région, est devenu sous bien des aspects un système « hybride » au sein duquel cohabitent les logiques propres aux médias traditionnels et aux nouveaux médias, rendant ainsi la circulation de l’information à la fois plus complexe et plus variée.4

22 La distinction entre anciens et nouveaux médias semble elle-même devenir obsolète, alors que les modalités de production et de distribution de l’information se multiplient.

23 En Egypte, le phénomène d’hybridation entre les différents médias devient visible dès la moitié des années 2000. Les talk-show télévisés et les journaux se mettent à collecter des informations et des idées sur le web, développant ainsi de véritables « rédactions hybrides ».5 Les activistes et les journalistes ayant déjà acquis une certaine visibilité sur le web sont invités à participer aux émissions de télévision ou à écrire directement pour les journaux, faisant ainsi le pont entre les différentes professions. Le quotidien el- Masry el-Youm met sur pied en 2012 en collaboration avec la start-up Meedan une plateforme en ligne de liveblogging. Hisham Kassem, l’un des fondateurs de el-Masry el- Youm, travaille depuis des années sur al-Jumhuria al-Jadida, un nouveau journal doté de

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la première « rédaction convergente » en Egypte.6 Le cas Bassem Youssef, dont le programme satyrique a d’abord été diffusé sur Youtube avant d’être reproduit et distribué par OnTv, puis par CBC, constitue un autre exemple significatif.

24 Les révoltes de 2011 renforcent l’intégration entre les différentes plateformes. La convergence ne concerne plus seulement les télévisions, les journaux et internet, mais s’étend à d’autres médias. Le collectif Mosireen créé en février 2011 s’occupe non seulement de récolter les vidéos digitales sur la révolution mais il les projette également à Tahrir, inaugurant ainsi une nouvelle forme de cinéma public. Dans cette lignée, la campagne al-’Askar Kazibun (les militaires mentent) organise des projections dans différents quartiers du Caire pour apporter un contrepoint aux récits officiels de l’armée sur les affrontements de la rue Mohamed Mahmoud en novembre 2011.

25 Enfin, un art de rue tel que les graffitis bénéficie d’une re-médiatisation sur d’autres plateformes. Huguet et Carle, dans un article de ce numéro, qualifient les modalités de production et de circulation des graffitis de la rue Mohamed Mahmoud de « palimpseste ». Les graffitis passent par un processus de production continuel et se trouvent perpétuellement effacés, reproduits et modifiés. Ce phénomène est amplifié et complété par la circulation des images des peintures murales sur les social network, introduisant ainsi un second niveau de diffusion et de re-négociation du signifiant des graffitis, qui se trouvent re-proposés dans des contextes différents de ceux propres au lieu physique où ils ont été réalisés. L’interaction autour de ces images à travers des commentaires, des statuts Facebook et des re-tweet des images rappelle ce que Lawrence Lessig appelle la « culture remix », à savoir une nouvelle modalité d’approche des contenus culturels qu’introduisent les nouvelles technologies digitales.7 C’est cette interaction entre, d’un côté, des formes d’expression antique, les peintures murales, et d’autre part les social media, qui selon Carle et Huguet décuple l’efficacité du recours aux graffitis dans le cadre d’une “nouvelle culture contestataire”.

26 Cet exemple, comme d’autres, témoigne des conséquences profondes de la convergence médiatique sur la sphère publique et sur ses rapports avec le champ du politique.

27 Comme l’affirme Chadwick : Dans un système médiatique hybride, le pouvoir est exercé par ceux qui parviennent à créer, filtrer ou canaliser le flux d’information de façon à servir leur objectif tout en étant capable de modifier, déclencher ou paralyser l’action d’autres agents, à travers un éventail d’outils médiatiques nouveaux et traditionnels.8

28 Les événements récents en Egypte ont souvent apporté la preuve que les dynamiques « hybrides » propres aux médias introduisent de nouvelles possibilités, à la fois de défier et de s’approprier le pouvoir politique.

29 Dans certains cas, les nouveaux médias et les médias traditionnels peuvent converger dans une « synchronisation » qui impose des récits à fort impact sur la scène politique. Dans les mobilisations de 2011, les récits révolutionnaires se sont montrés capables d’exploiter de façon efficace tous les types de médias, convergence qui a constitué la clé de formation d’un consensus transversal contre Hosni Moubarak. Toutefois, comme le remarquent Alexander et Aouragh,9 la synchronisation entre des typologies de médias différentes reste dépendante des conditions et du contexte politique. Suite à la chute de Moubarak, les médias traditionnels ont généralement ré-adopté une attitude en faveur des autorités au pouvoir, tandis que les mouvements révolutionnaires, renvoyés vers la marge, ont recommencé à exploiter le web 2.0 ou bien les graffitis et le cinéma de rue pour démentir les récits produits par les autorités.

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30 Le 30 juin et le coup d’état qui lui a succédé ont vu s’opérer une autre synchronisation entre différents médias, cette fois en faveur d’un mouvement contre-révolutionnaire soutenu par l’armée et par d’autres composantes de l’ancien régime.

31 Cette dernière expérience en particulier montre que la convergence et la synchronisation entre différents médias peut donner lieu à de nouvelles méthodes de construction de récits anti-hégémoniques, mais aussi à de nouvelles modalités d’exercice du pouvoir.

La dégénérescence de la sphère publique après la révolution de janvier

32 Dans la période qui succède immédiatement à la chute de Moubarak, le système médiatique égyptien semble prêt à vivre une nouvelle phase de son histoire. De nouveaux journaux et chaînes de télévisions font leur apparition, internet se trouve de plus en plus utilisé comme source d’information et surtout, l’atmosphère politique rend plus difficile le contrôle sur l’information. La sphère publique n’a jamais été aussi riche et plurielle, et elle semble capable de constituer une garantie à la transition révolutionnaire amorcée par les mobilisations de 2011.

33 Quelques années plus tard, le scénario semble cependant bien différent. Tous les médias islamistes sont aujourd’hui contraints de fermer. Les journalistes d’al-Jazeera sont arrêtés, puis condamnés en premier jugement à sept à dix années de prison. Les journaux et télévisions privés acceptent de fait de s’aligner sur les positions des autorités au pouvoir, tandis que les voix plus critiques sont éloignées ou contraintes au silence. La censure et l’autocensure reviennent et sont, selon les dires de nombreux journalistes, plus fortes qu’avant la révolution de janvier. A la fin du mois d’octobre 2014, les éditeurs de certains des médias les plus importants publient une déclaration de soutien au gouvernement et s’engagent à ne plus diffuser de nouvelles qui puissent s’avérer délétères dans le cadre de la lutte contre le « terrorisme ». Bien que certaines formes de résistance existent encore sur internet et ailleurs,10 le paysage médiatique rappelle plus l’époque de Nasser que celle des dernières années du régime de Moubarak.

34 Comment, se demande Kai Hafez dans l’article publié dans cette revue, sommes-nous passés en l’espace de quelques mois de la vitalité de la sphère publique en 2011 et 2012, à une situation de contrôle politique aussi radical sur l’information ?

35 Il semble évident que les événements politiques successifs au 30 juin et la forte concentration du pouvoir politique entre les mains des militaires et du régime constituent un facteur important d’explication. Comme le rappelle Gadi Wasfeld, la scène politique en général tend à dominer la scène médiatique. Quand les autorités au pouvoir ne sont ni divisées, ni indécises, la capacité des médias à offrir un contrepoint est réduite, que ce soit en Egypte ou dans les démocraties libérales occidentales.11

36 Toutefois, Kai Hafez rappelle que le système médiatique égyptien contenait déjà en soi certaines limitations endémiques qui ont contribué à sa chute. Dans la lignée des modèles de journalisme proposés par Hallin et Mancini, l’auteur analyse ces limites à travers quatre composantes fondamentales : la relation entre l’Etat et les médias, le degré de parallélisme politique, le développement du professionnalisme journalistique et le marché journalistique.12

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37 Revoir brièvement ces points nous permettra de mettre en lumière quelques-uns des éléments fondamentaux du paysage médiatique égyptien en général et de son rapport avec le champ politique.

38 L’Egypte est encore dominée par les médias d’Etat, lesquels n’ont jamais été réformés de façon à pouvoir offrir un véritable service public comme cela a été fait en Europe. Bien que le sujet fasse depuis longtemps l’objet d’un débat entre les journalistes,13 ces derniers ne disposent toujours pas à ce jour d’un plan de réforme possible du secteur public des médias. La constitution de Morsi en 2012 ne s’est pas occupée de résoudre certains des problèmes structurels du secteur, et a de fait encouragé la stagnation de l’organisation du paysage médiatique. La nouvelle constitution en 2014 contient des références explicites à la liberté d’expression14, et, du moins sur le papier, fait état d’un progrès par rapport à la constitution précédente. La création d’un Conseil National des Médias en constitue l’un des aspects les plus intéressants : élu par le Parlement, ce dernier devrait effectuer une supervision du système médiatique, tout en élaborant un code d’éthique à destination des journalistes. Toutefois, ces potentielles améliorations se trouvent empêchées de fait par l’ambiguïté qui caractérise la Constitution dans son ensemble. La liste des cas permettant l’inculpation des journalistes devant un tribunal militaire, par exemple, semble avoir été conçue pour permettre d’envisager toutes les situations possibles.15

39 Le second élément est le « parallélisme politique » des médias égyptiens, c’est-à-dire la tendance à produire une information partisane qui épouse des positions politiques spécifiques au détriment de principes journalistiques tels que l’objectivité. Les médias égyptiens présentent ainsi une forme de pluralisme au niveau externe, mais pas au niveau interne : dans leur ensemble, ils représentent des opinions différentes, mais il est rare que ces divergences se trouvent représentées au sein d’une même télévision ou d’un même journal. Ce phénomène a encouragé une polarisation de la société civile et une radicalisation des positions, comme le montre l’affrontement entre les partisans et les opposants des Frères Musulmans. Le problème, affirme Hafez, est que dans les jeunes démocraties, qui sont caractérisées par une instabilité plus grande, le parallélisme politique peut constituer un obstacle à la formation du consensus nécessaire à l’élaboration d’institutions communes.

40 Le troisième élément concerne la relation entre l’économie et les médias. En Egypte, la concentration du capital qui caractérise la société dans son ensemble se reflète également sur la répartition des parts dans les industries de la communication. Les médias privés sont tous entre les mains d’un nombre réduit d’hommes d’affaires proches du régime, et la difficulté de générer des profits grâce à la publicité où à la vente d’exemplaires papier rend plus difficile encore l’émergence d’éditeurs « purs », c’est-à-dire n’ayant pas d’intérêts spécifiques dans d’autres secteurs économiques. L’expérience de Ibrahim Eissa, co-fondateur de la chaîne de télévision al-Tahrir, est exemplaire de ce point de vue. Le journaliste décide en octobre 2011 de vendre ses parts de la chaîne, fondée quelques mois auparavant, à deux hommes d’affaires. Peu de temps après, ces mêmes parts passent aux mains de Souleiman Amer, un homme d’affaire proche de Hosni Moubarak. Le cas de Hisham Kassem illustre également la difficulté qu’il y a à mettre en place un média indépendant : ce dernier tente en vain depuis des années de convaincre des entrepreneurs privés d’investir dans son journal, al-Gumhuriya al-Jadida. L’une des raisons principale de son échec est que Kassem impose comme condition fondamentale qu’aucun des actionnaires ne dépasse le seuil de 10 %

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des parts de la société, afin d’éviter toute ingérence dans la politique éditoriale du journal.

41 Enfin, le dernier élément concerne la culture professionnelle des journalistes. L’absence de syndicats de presse indépendants, et l’incapacité des syndicats existants à protéger les journalistes des pouvoirs publics ont empêché, y compris après la révolution, le développement d’un professionnalisme indépendant et basé sur des règles éthiques bien définies.

42 En dernière analyse, le modèle journalistique égyptien peut se comparer aux modèles méditerranéens décrits par Hallin et Mancini, se révélant particulièrement inapproprié dans un contexte non démocratique et instable comme celui de l’Egypte contemporaine.

43 Si l’article de Kai Hafez met en lumière les défauts endémiques du système médiatique égyptien, les contributions de Bachir Ben Aziz et Marianna Ghiglia s’arrêtent sur le rôle des médias privés comme source de renouvellement de la production journalistique, dans la mesure où ces derniers repoussent les frontières du dicible et offrent de nouvelles perspectives de mise en récit de la réalité.

44 Le premier article apporte en effet un éclairage sur l’introduction par les médias privés de nouvelles modalités d’organisation du travail journalistique et de production de l’information. L’espace occupé par les médias privés est forcément différent de celui dont bénéficient les organes publics : non seulement ils disposent d’un accès réduit aux sources politiques et aux événements officiels, mais ils sont contraints de travailler avec une génération de journalistes plus jeunes et, pour constituer une véritable concurrence, d’identifier des thèmes et des problématiques auxquelles les médias publics accordent une attention moindre.

45 Ces éléments, qui sont étroitement liés au travail journalistique en soi plus qu’à un choix de politique éditoriale, ont favorisé les médias privés comme outil privilégié pour la production de nouvelles représentations de la réalité, y compris des mouvements de protestation. Ainsi, ce sont des modalités différentes d’organisation du travail journalistique qui ont permis d’ébaucher les « itinéraires d’action collective » qui ont inspiré les protestations ouvrières en Egypte dans la seconde moitié des années 2000.

46 L’article de Marianna Ghiglia examine par ailleurs l’expérience du quotidien al-Badil : Né en 2007, « ni journal partisan, ni journal privé », al-Badil est un cas presque unique dans l’histoire des journaux égyptiens. Contrairement aux autres médias privés, il s’agit d’un journal conçu dès sa création comme un acteur politique, voué à exercer un militantisme d’opposition qui ne réussit pas à s’exprimer à travers une organisation de parti.

Repenser le rôle des nouvelles technologies

47 Le rôle des nouvelles technologies dans ce qu’on appelle le « Printemps Arabe » a été l’un des sujets les plus soumis à controverse ces dernières années, aussi bien dans les médias que dans les cercles universitaires. Jusqu’à ce jour, comme l’écrit Yves Gonzalez-Quijano dans son article, le débat sur les effets des nouvelles technologies sur les processus socio-politiques dans la région offre peu de certitudes, en partie à cause de l’opposition entre cyber-optimistes et cyber-pessimistes qui continue de le caractériser.

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48 L’article de Gonzalez-Quijano passe en revue les principaux éléments de la discussion autour de ce qu’on appelle la « Révolution Facebook », essayant d’établir un bilan du rôle des nouveaux médias dans le cadre des révoltes de 2011 et au cours des années qui ont suivi. En parallèle, il invite à examiner les effets des nouvelles technologies sur le long terme, au lieu de s’arrêter, comme cela a été presque toujours le cas aujourd’hui, sur le rapport entre le web 2.0 et les mobilisations de rue.

49 Pour analyser ces processus, il est donc nécessaire de commencer par se débarrasser d’un déterminisme technologique qui a montré qu’il portait peu de fruits.

50 Comme le décrit Hanan Badr dans sa contribution à cette revue, les effets des social network dépendent de facteurs structurels et culturels liés au contexte observé. La culture politique en Egypte se trouve relayée dans les modalités d’usage des social network, faisant ainsi obstacle à la possibilité de les utiliser comme instruments révolutionnaires. Une barrière supplémentaire est constituée par les facteurs structurels, des architectures virtuelles utilisées aux institutions gouvernementales qui font usage d’internet de manière de plus en plus efficace. En ce sens, pour reprendre l’expression de Dutton, internet ne constituerait pas un nouveau médium du « quatrième pouvoir », mais pourrait plutôt s’assimiler à un « cinquième pouvoir » : un espace de relations contesté par des acteurs et des pouvoirs différents, et dont les effets restent à déterminer.16

51 Une « dévaluation » des dynamiques au sein des réseaux du cyber-activisme pourrait donc fournir le point de départ pour approcher ces thèmes de manière plus efficace. Dans ce but, l’intégration des théories des nouveaux médias à des approches ethnographiques, sociologiques et anthropologiques comme le font certains des articles contenus dans ce numéro pourra constituer un antidote afin, comme l’affirme Myriam Aouragh, « de s’éloigner des conjectures sur l’universalité des expériences digitales ».17

52 Comme l’écrit dans son article Enrico de Angelis, nous savons aujourd’hui que les réseaux de l’activisme ne sont pas intrinsèquement démocratiques, mais que des formes de pouvoir et d’inégalités émergent au sein des espaces en ligne, de la même manière que ce qui se passe dans les espaces hors ligne ; que les contenus qui circulent sur le web peuvent facilement se trouver falsifiés dans le champ politique ; que les network font preuve d’une certaine fragilité quand il s’agit de se confronter, comme on l’a vu pour les compétitions électorales en Egypte et en Tunisie, à des organisations plus structurées. Et surtout, il faut reconnaître que la société tend à transformer internet, plus rapidement que le contraire.

53 Pourtant, tout en prenant acte des limites de l’activisme en ligne, il est impossible d’ignorer les nombreux cas où ces derniers ont généré des expériences politiques et sociales innovantes avec un impact aboutissant à des changements concrets. Le forum tunisien SfaxOnline en fournit un bon exemple, tel qu’il est décrit dans l’article de Carboni, Crisponi et Sistu qui clôt ce numéro de Egypte/Monde Arabe.

54 L’expérience de SfaxOnline met en lumière des modalités d’utilisation d’internet différentes de celles qui se basent sur les réseaux sociaux digitaux, lesquels ont fait l’objet de la majorité des analyses effectuées ces dernières années. Cette expérience témoigne de l’utilisation du web comme instrument d’agrégation et de confrontation collective, dans le cadre d’une communauté locale. Il ne s’agit plus ici de réseaux de liens faibles, qui sont ceux que les social network tendent à créer à travers une interaction en majorité virtuelle : le web émerge au contraire comme une technologie à

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même de générer de nouvelles pratiques de cohabitation et de confrontation culturelle, au sein d’une communauté dont les frontières sont clairement définies. D’une part, les activités de modération du site peuvent rappeler celles utilisées au sein d’un groupe comme « Nous sommes tous Khaled Said », et comme là, elles se traduisent par l’implication en politique d’individus qui auparavant en étaient exclues. D’autre part, il s’agit d’une plateforme basée sur les liens forts d’une communauté qui existe déjà, mais qui est privée d’autres espaces de confrontation publique. On peut l’interpréter comme un retour vers le passé et vers une époque antérieure aux social network. Et pourtant, repenser les modalités d’utilisation des nouveaux médias peut aussi revenir à cela : écarter ou réinventer des formes d’activités qui se sont révélées non fonctionnelles sur le long terme.

NOTES

1. Brian McNair, 2006, Cultural Chaos. Journalism, News and Power in a Globalized World, Routledge, Londres. 2. Voir à ce propos, Ethan Zuckerman, “Civic Disobedience and the Arab Spring”, My Heart is in Accra, 6 mai 2011 : http://www.ethanzuckerman.com/blog/2011/05/06/civic-disobedience-and- the-arab-spring/ 3. Yves Gonzalez-Quijano, 2012, Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Sindbad, Paris. 4. Andrew Chadwick, 2013, The Hybrid Media System. Politics and Power, Oxford University Press, Oxford. 5. Naomi Sakr, “Social Media, Television Talk Shows, and Politica Change in Egypt”, Television and New Media, 14 :322, 2012. 6. AbdelRahman Mansour et Linda Herrera, 2012, “The Future of Media in Egypt : an Interview with Hisham Kassem”, Jadaliyya : http://www.jadaliyya.com/pages/index/7125/the-future-of- media-in-egypt_an-interview-with-his 7. Lawrence Lessig, 2008, Remix. Making Art and Commerce Thrive in the Hybrid Economy, Penguin Books, New York. 8. Andrew Chadwick, 2013, The Hybrid Media System. Politics and Power. Oxford University Press, Oxford, p. 207. 9. Anne Alexander et Miriyan Aouragh, 2014, “Egypt's Unfinished Revolution : the Role of the Media Revisited”, International Journal of Communication, 8, p. 890-915. 10. Par exemple, l'appel lancé sur internet par Khaled el-Balshi dans lequel il critique la position des éditeurs vis-à-vis du gouvernement. L'appel a été signé par des centaines de journalistes. 11. Gadi Wolfsfeld, 1997, Media and Political Conflict. News from the Middle East, Cambridge University Press, Cambridge. 12. Daniel Hallin et Paolo Mancini, 2004, Comparing Media Systems : Three Models of Media and Politics, Cambridge University Press, Cambridge. 13. Voir à ce propos le chapitre “Stimuli for a Public Service Ethos” in Naomi Sakr, 2013, Transformations in Egyptian Journalism, I.B. Tauris, Londres. 14. L'article 71 déclare qu'« il est interdit de censurer, confisquer, suspendre ou fermer des journaux et des médias égyptiens, de quelque manière que ce soit. Exceptionnellement, une

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censure limitée pourra être appliquée en temps de guerre ou de mobilisation générale » : http:// www.constitutionnet.org/files/final_constitution_-idea-_english-2_dec_2013-signed.pdf 15. Voir sur ce point Basil El-Dabh, 2014, “Egypt's Media Crackdown and the New Constitution”, Timep : http://timep.org/analysis/media-crackdown 16. William H. Dutton, 2009, “The Fifth Estate Emerging through the Network of Networks”, Prometheus : Critical Studies in Innovation, vol. 27, no.1, pp. 15. 17. Miriyam Aouragh, 2012, « Social Media, Mediation and the Arab Revolutions », Triple C, 10 (2), 518-536.

AUTEUR

ENRICO DE ANGELIS Chercheur en médias spécialisé sur le monde arabe. Il a enseigné en tant que professeur adjoint à la Faculté Roberto Ruffilli de l’Université de Bologne et a obtenu son doctorat en 2009 dans le département des Sciences de la Communication de l’Université de Salerne, avec une recherche sur les médias syriens. Il est l’auteur d’une monographie sur la relation entre médias et conflits et a publié de nombreux articles sur le rôle des nouveaux médias et les dynamiques de la sphère publique en réseau dans le monde arabe. Il vit au Caire depuis septembre 2011. Media researcher specialized in the . He was adjunct professor at Faculty Roberto Ruffilli of University of Bologna and he obtained his PhD in 2009 at Department of Sciences of Communication at University of Salerno with a research on Syrian media. He authored a monography on the relationship between media and conflict and wrote several articles on the role of new media and the dynamics of the networked public sphere in the MENA region. He has lived in since September 2011.

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Introduction: The hybrid system of Egypt and “cultural chaos”

Enrico De Angelis

1 In the last few years the media landscape in the Arab world has undergone profound changes. The revolts of 2011 accelerated some transformations, and on other occasions changed their course.

2 Some of the processes are of global importance, such as the spread of digital technologies and of social networks, the growing integration between old and new media, the emergence of a social and political sphere based on greater connectivity, and the synergy between street movements and the internet. Other times the phenomena are more confined to the Arab world: the decline, at least in terms of audience, of transnational television channels, the trend toward communication more focused on internal politics than on international issues, and the return of repressive measures and of censorship of information.

3 Several more years will probably be needed before we can assess with greater accuracy the nature of these changes, as well as their scope and their impact on the future of the region. The processes in question are particularly complex, and their development is taking place very rapidly, both at a political and at a media level. In this regard, it is sufficient to consider the enthusiasm towards the presumed role of new technologies in the 2011 revolts, which was just as quickly replaced by excessive indifference or diffidence with respect to them.

4 The difficulty in understanding the transformations in the media field, on the other hand, is not limited only to the Arab world. The advent of the Internet, the globalization of information, and media convergence are global phenomena, which today are a challenge everywhere that forces us to rethink theoretical and methodological approaches to media studies.

5 The advent of Web 2.0, preceded a few years earlier by that of satellite television, has led to the birth of a more and more interconnected system of global communication, characterized by an overabundance of content and a greater plurality of sources of information. Digitalization has generated new forms of intersection among different

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media and has blurred the distinction between those who produce information and those who consume it. The Internet has increasingly confused the boundary between public and private spheres, transforming the relationship between politics and representation, and rendering the concept of the media as the “fourth estate” almost obsolete.

6 Tracing the trends of an environment that is so interconnected and that is in continual evolution has become more and more difficult for those who analyze the impact on politics and on society of these changes. It is no accident that the sociologist Brian McNair uses the concept of “cultural chaos” as the emerging interpretative framework for the contemporary media landscape, affirming that for the political authorities it is more and more difficult to impose a hegemonic control over agendas of information which are increasingly volatile and difficult to predict.1 Whereas McNair focuses particularly on the loss of control over information on the part of governments, recent events in the Arab world, however, put us on our guard with respect to considering these changes as a factor that always plays in favor of processes of democratization. Sami Ben Gharbeya, a founder of the Tunisian blog Nawaat, defines as “information cascade” the process by which, using different types of media, Tunisian activists were able to circulate revolutionary narratives both within the country and abroad.2 However, this process on other occasions has appeared much more opaque and less effective, as the case of Syria, but not only that situation, shows. Similarly, the increasing pluralization of the circulation of content in countries like Egypt does not seem to have favored a political transition. Governments, democratic or not, seem to be more and more adapted to the logic of “cultural chaos”, at least up to the present time.

7 On the other hand, it is impossible to deny that the changes we are witnessing today are still very far from having revealed all of their long-term consequences.

8 In this context, Egypte/Monde Arabe intends to propose a series of analyses of the dynamics regarding the media in the region, focusing in particular, but not exclusively, on the Egyptian case. The objective is to try to shed light on some of the trends that have emerged in recent years, while recognizing that this is a field that continues to change rather rapidly. In this sense, these analyses attempt to avoid some of the simplifications that have characterized certain journalistic interpretations of these phenomena, as well as some academic ones. On the contrary, the objective is, on the one hand, to propose inter-disciplinary theoretical and methodological approaches that allow a deeper understanding of the changes taking place, and, on the other hand, to offer contributions that are based on solid empirical research and on long periods of observation.

9 The importance of proposing these analyzes, and the choice to dedicate a monographic issue of Egypte / Monde Arabe to this theme, reside in the awareness that the media are to be considered real political actors, and not only an arena for debate or for production of information. The possibility of a transition towards more participatory, open and egalitarian systems depends also, and not just a little, on the changes regarding the world of the media in the region. Furthermore, the increasing mediatization of politics, and the gradual but seemingly unstoppable interpenetration between public and private spheres as well as between social and political spheres, render the analysis of communication processes more and more important, even for those involved in other disciplines. In this sense, this issue also serves to bring closer together academic fields, namely political science and media studies, which often tend

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to ignore each other, resulting in the creation of obstacles to a greater understanding of the political and social developments in the region.

The Egyptian case: trends and contradictions

10 Egypt is a particularly interesting example for the analysis of the transformations of the media which have taken place in recent times. On the one hand, the Egyptian media system is generally considered one of the most advanced in the region. The private sector has many newspapers and television stations of a certain significance both in financial terms and in terms of audience. The Egyptian blogosphere was the first one that called attention to the importance of the Internet as a tool of dissent, and the practices that characterize it have served as an example for other countries in the region.

11 On the other hand, it is a media system that has also shown severe limitations during the last few years, revealing all the contradictions within it. The media are also among the accused with regard to the failure of the Egyptian revolution.

12 The Egyptian case is thus to be considered a laboratory within which trends in the media field often emerge earlier and more clearly than in other contexts in the region.

13 Whereas more time will be needed to analyze some of these trends, others can already be identified with some clarity and can be used to delineate the general context, certain aspects of which will be examined more thoroughly by the articles presented in this issue.

Towards a more local political communication and the decentralization of information

14 During the period immediately following the revolts of 2011, it seemed that a new transnational public sphere would be able to emerge in the Arab world. Thanks to the social networks, young revolutionaries from various countries became able to get in touch with each other directly, exchanging news, supporting campaigns, and comparing their respective experiences. This is a public space that no longer relies solely on the pan-Arab media funded by capital from the Gulf region, and it also has different characteristics from the pan-Arabism imposed from above in the 1960s. The “arabités numériques” as they are defined by Gonzalez-Quijano, are also the expression of a common feeling uniting above all the new generations, which crosses the borders between single states, and which is rarely represented in the traditional media.3

15 However, in subsequent years the wind has seemed to change direction. The public has seemed to turn its interest toward domestic issues, devoting less attention to questions that traditionally occupied the Arab media agenda, such as the Palestinian issue and other international events, including the “revolutions”. The trend appears to cross boundaries, bringing together old and new media, young and older people. The virtual spheres are becoming increasingly provincialized, as can be easily seen by browsing through the social networks. Even the new digital journalism projects that have emerged in recent years prefer to focus on the local dimension, sometimes hyper-local, rather than on the international dimension. For as much as there has been talk for some time of creating international synergies among the initiatives of digital

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journalism “from the bottom up”, there still does not exist anything concrete in this direction. As for the traditional national media, private and non-private, international coverage is often reduced to serving a very precise domestic political agenda. Today in Egypt, journalistic accounts of Syria, Libya, and Iraq are above all useful for remembering the cost that a revolution can entail.

16 But perhaps the most significant phenomenon is the decline of the transnational TV channels of the Gulf region. Al-Jazeera, especially, seems to have lost significant segments of its audience and has become a “second choice”, at least when it comes to following local events. The support provided to the Muslim Brotherhood after 2011, as well as inaccuracies in the coverage of other contexts, starting with Syria, have contributed to eroding the credibility of the channel. The loss of prestige of al-Jazeera and of its sisters, the satellite TV channels of the Gulf region, together with the growing demand for local news that a transnational channel struggles to offer, have pushed the Egyptian audience in the direction of the national television channels: ONtv, Dream TV, al-Tahrir, al-Qahira wa al-Nas and CBC.

17 This de-regionalization of communication inevitably transforms the impact of media on the socio-political processes. In fact, channels like al-Jazeera in 2011 had played a fundamental role in spreading news about the mobilizations, particularly in those sectors of society that were less connected to the new technologies. At the same time, the birth of dozens of platforms of digital journalism that are more focused on domestic issues, among which there are newspapers such as MadaMasr, Mandara, and Wilad el-Balad, just to name a few, can contribute to strengthening the domestic debate on questions that previously did not receive proper attention. In fact, one of the fundamental problems of journalistic information in Egypt was the excessive centralization towards Cairo. New technologies, in this sense, can facilitate the collection of information even within areas that until now have been kept on the margins of media coverage.

Synchronization and media convergence

18 The Egyptian media system, like others in the region, has become an essentially “hybrid” system, within which old and new media logics coexist, making the circulation of information more complex and varied.4 The distinction between new and old media becomes increasingly obsolete, and the ways in which information can be produced and distributed are multiplied.

19 In Egypt, the process of hybridization among different media is a phenomenon that was already visible in the middle of the 2000s. Television talk shows and newspapers were beginning to gather information and ideas from the web, developing true “hybrid newsrooms.”5 Activists and journalists who had gained visibility on the web were invited to TV broadcasts or to write directly for newspapers, which ended up creating a revolving door between different professions. In 2012 the newspaper al-Masry al-Yaum, in collaboration with the start-up Meedan, set up an online platform of live blogging. Hisham Kassem, one of the founders of al-Masry al-Yaum, had been working for years on a new newspaper, al-Jumhuria al-Jadida, with the first “convergent newsroom” in Egypt.6 The case of Bassem Youssef, whose satirical program, which was circulated on Youtube, was later reproduced and distributed, first by ONtv, and then by CBC, is another important example.

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20 The revolts of 2011 strengthened the integration among different platforms. The convergence was no longer just television, newspapers and the Internet, but extended also to other media. The Mosireen collective, founded in February 2011, was responsible not only for collecting digital videos on the revolution, but for projecting them in , inaugurating a new form of public cinema. In the wake of this experience, the campaign al-’Askar Kazibun (the military are liars) organized screenings in various districts of Cairo to counter the narratives of the military about the clashes in Muhammad Mahmoud Street in November 2011.

21 Even a form of street painting, graffiti, was remediated on other platforms. Huguet and Carle, in the article in this issue, describe the modalities of production and circulation of the graffiti in Mahmoud Muhammad Street as a “palimpsest”. Graffiti is the object of a production process that is always unfinished, since it is constantly cancelled, reproduced, and modified. This process was amplified and completed by the circulation of the images of the murals on social networks, which introduced another level of dissemination and renegotiation of the meaning of the graffiti images, reproposing them in different contexts from those of the physical place in which they were made. The interaction regarding the images, through comments, Facebook statuses, and re- tweets of the images, recalls what Lawrence Lessig defines as “remix culture”, a modality of approach to cultural content that is introduced by new digital technologies. 7 It is this integration between, on the one hand, one of the oldest forms of expression, murals, and, on the other hand, social media, which according to Carle and Huguet multiplies the effectiveness of the recourse to graffiti within a “nouvelle culture contestataire”.

22 This example, like others, demonstrates the profound consequences of media convergence on the public sphere and its relationship with the political field.

23 As Chadwick says: Power in the hybrid media system is exercised by those who are successfully able to create, tap, or steer information flows in ways that suit their goals and in ways that modify, enable, or disable others’ agency, across and between a range of older and newer media settings.8

24 Recent events in Egypt have often shown clearly that the “hybrid” dynamics of the media have introduced new possibilities both for challenging and for exercising political power.

25 In some cases, new media and old media can converge in a “synchronization” that can impose narratives with a strong impact on the political field. In the mobilizations of 2011, the revolutionary narratives were able to effectively exploit both new and old media, the convergence of which was the key to the formation of a cross-party consensus against . However, as Alexander and Aouragh point out,9 synchronization among different types of media depends on the conditions of the political context. After the fall of Mubarak, the traditional media generally went back to supporting the authorities in power, whereas the revolutionary movements, which had gone back to a condition of marginality, had to resort again to web 2.0 and tools such as graffiti and street cinema to contrast the narratives produced by the authorities.

26 June 30 and the subsequent coup witnessed the creation of another synchronization among various media, this time, however, in favor of a counter-revolutionary movement supported by the army and by other components of the old regime.

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27 This experience, in particular, demonstrates that the convergence and the synchronization among various media introduce not only new ways to construct anti- hegemonic narratives, but also new practices for the exercise of power.

The degeneration of the public sphere after the January revolution

28 In the period immediately following the fall of Mubarak, the Egyptian media system seemed to be able to experience a new phase of its history. There were new television channels and newspapers, the use of the Internet as a source of information was spreading, but above all the political atmosphere seemed to make the control of information more difficult. The public sphere had never appeared so rich and pluralistic, and it seemed to be able to ensure the revolutionary transition that the mobilizations of 2011 had begun.

29 Just a few years later, however, the scenario was very different. All the Islamist media were forced to close. Journalists from al-Jazeera were arrested and later condemned in the court of the first instance to 7-10 years in prison. The newspapers and private television stations in fact agreed to align with the narrative of the authorities in power, while the most critical voices, such as Bilal al-Fadl, Bassem Youssef and Yousri Fouda, were dismissed or silenced. Censorship and self-censorship returned, according to many journalists, stronger than before the revolution of January. At the end of October 2014, the chief editors of some of the most important media issued a statement of support for the government, committing themselves to not publishing news that might be harmful to the fight against “terrorism.” Although forms of resistance still existed on the internet but also in other spaces,10 the media landscape seemed more similar to the one that characterized the government of Nasser than the government of Mubarak.

30 How can it have happened in the course of a few months, Kai Hafez asks himself in the article contained in this review, that the vitality of the public sphere during 2011 and 2012 changed into a situation in which the political control over information has been re-established in such an effective way?

31 Obviously, the political events that followed June 30 and the strong concentration of political power in the hands of the military and of the regime are the most important factors. As Gadi Wolsfeld has pointed out, the political field in general tends to dominate the media field. When the authorities in power are not divided and indecisive, in Egypt as in Western liberal democracies, the media have little chance of contrasting them.11

32 However, Kai Hafez reminds us that the Egyptian media system already contained within itself some endemic limitations that contributed to its failure. Following the models of journalism proposed by Hallin and Mancini, the author analyzes these limits by taking into account three basic components: the relationship between State and Media, the degree of political parallelism, and the development of journalistic professionalism and of the journalistic market.12

33 Briefly reviewing these points can provide some basic elements of the general context of Egyptian media and of their relationship with the political field.

34 Egypt is still dominated by State media that have never been reorganized into a genuine public service, as happened, in different forms, in European countries. Although this element has long been the center of a debate among journalists,13 today

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there is still no clear idea about a possible reform of the public sector of the media. The Constitution of Morsi of 2012 did not concern itself with solving some of the structural problems of the sector, and in fact encouraged stagnation in the organization of the media landscape. The new Constitution of 2014 contains more explicit references to freedom of expression,14 and, at least on paper, is a step forward compared to the preceding one.15 Among the most important aspects there is even the creation of a National Media Council: elected by the Parliament, it should have a function of supervision of the media and of elaboration of an ethical code for journalists. These are potential improvements which, however, are in fact annulled by the ambiguity that characterizes the Constitution as a whole. The list of cases in which journalists can be tried by military courts, for example, seems to be made to be able to include any type of situation.16

35 The second element analyzed by Hafez is the “political parallelism” of the Egyptian media, namely the tendency to produce partisan information, which adopts specific political positions, at the expense of professional rituals such as objectivity. The Egyptian media, therefore, offer an external, but not internal, pluralism: taken as a whole, they reflect different opinions, but rarely are the differences expressed in a single television channel or newspaper. This has encouraged a polarization of civil society and a radicalization of positions, as the clash between supporters and opponents of the Muslim Brotherhood can demonstrate. The problem, Hafez maintains, is that in young democracies, characterized by greater instability, political parallelism can hinder the formation of the consensus that is necessary for building shared democratic institutions.

36 The third element concerns the relationship between economy and media. In Egypt, the concentration of capital that characterizes the society as a whole is also reflected in the distribution of ownership of the communication industry. The private media are all in the hands of a limited number of businessmen close to the regime, and the difficulty of generating profits through advertising and sale of copies renders even more difficult the emergence of pure publishers, that is, publishers who have no interest in other economic sectors. The experience of Ibrahim Eissa, co-founder of the television channel al-Tahrir, is exemplary from this point of view. This journalist, as early as October 2011, decided to sell his shares in the channel, founded a few months earlier, to two businessmen. Those same shares were sold a short time later to Suleiman Amer, a businessman close to Hosni Mubarak. The difficulty of setting up independent media is also illustrated by the case of Hisham Kassem, who for years has been searching in vain for private entrepreneurs for his al-Gumhuriya al-Jadida. One of the reasons is that Kassem sets as a fundamental condition that none of the owners can exceed 10% of the shares, to avoid interference in the editorial policy of the newspaper.

37 Finally, the last element concerns the professional culture of the journalists. The absence of independent trade unions for the press and the inability of the existing ones to protect journalists from political power have impeded, even after the revolution, the development of an independent professionalism based on well-defined ethical rules.

38 In the final analysis, Hafez maintains, the Egyptian model can be compared to the Mediterranean journalistic models, as they are described by Hallin and Mancini, and it is shown to be particularly inappropriate in a non-democratic and unstable context like that of contemporary Egypt.

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39 Whereas the article by Kai Hafez highlights the flaws endemic to the Egyptian media system, the contributions of Bachir Ben Aziz and Marianna Ghiglia concentrate on the role of the private media as sources of a renewal of journalistic production that expands the space of what can be said, and offers new perspectives for the recounting of reality.

40 Bachir Ben Aziz highlights the fact that the advent of the private media has introduced new ways of organizing journalistic work and the production of news. The private media occupy a space that is necessarily different from that of the public media: they have less access to political sources and official events, they must draw on a younger generation of journalists, and, in order to compete, they need to identify issues and problem areas to which the state media dedicate less attention.

41 These are also the elements, strictly bound to journalistic work, rather than to a choice of editorial policy, which make the private media the best vehicles for new reconstructions of reality, including protest movements. It is thus precisely the different organization of journalistic work that allows the tracing of the “itineraries of collective action” that inspired the workers’ protests in Egypt in the second half of the 2000s.

42 The article by Marianna Ghiglia instead examines the experience of the daily newspaper al-Badil. Founded in 2007, “neither partisan newspaper, nor private newspaper”, al-Badil is a unique case in the history of the Egyptian media. Differently from other private media, it is a newspaper conceived as a true political actor, to carry out a political militancy of opposition which cannot be expressed in a party organization.

Rethinking the role of new technologies

43 The role of new technologies in the context of the so-called “Arab Spring” has been one of the most discussed issues in recent years, both in the media and in university environments. As Yves Gonzalez-Quijano explains in his article, the opposition between cyber optimists and pessimists, as well as an excess of enthusiasm and of criticism, have often constituted the elements of a debate which, even today, still offers few certainties regarding the effects of new technologies on socio-political processes in the region.

44 The article by Gonzalez-Quijano traces the principal elements of the discussion about the so-called “Facebook Revolution”, trying to outline an evaluation of the role of new media in the context of the revolts of 2011 and during subsequent years. At the same time, it invites us to consider the effects of new technologies in the long term, instead of concentrating, as has been done so far in most cases, on the relationship between web 2.0 and street protests.

45 As Hanan Badr describes in his article, the effects of social networks depend on structural and cultural factors pertaining to the context considered. The political culture in Egypt is thus reflected in social networks, interfering with the possibility to use them as democratic tools. In the same way, structural factors are another limit, ranging from the virtual architectures utilized to the government institutions that use the Internet in a more and more effective way. In this sense, to use the expression of Dutton, the Internet should not be seen as another medium of the “fourth estate”, but can be considered more similar to a “fifth estate”: a space of interrelationships

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contested by various actors and powers, the effects of which are still to be determined. 17

46 A critical new reading of the dynamics within the networks of cyber-activism can consequently be a starting point from which to begin again to approach these issues in a more effective way. To this end, integrating the theories of new media with ethnographic, sociological and anthropological approaches, as some of the articles in this issue do, can be an antidote to be used, as Miriyam Aouragh states, “to push back the narrow presumptions about the universality of digital experiences.”18

47 Today we know that the networks of activism are not intrinsically democratic, as Enrico De Angelis explains in his article, and that forms of power and inequality emerge in the spaces online, just as they do in those offline; that the contents circulating on the web can be easily falsified also in the political field; and that the networks demonstrate a certain fragility when it comes to contrasts with other groups, as we have seen in the elections in Egypt and Tunisia, against more structured organizations. Above all, it is necessary to recognize that society tends to transform the Internet at a faster speed than that of the transformations occurring in the opposite direction.

48 However, once the limits of activism online have been recognized, we cannot ignore all those cases in which it has generated innovative social and political experiences, the impact of which has produced concrete changes. An example is the Tunisian forum SfaxOnline, described in the article by Carboni, Crisponi, and Sistu which concludes this issue of Egypte/Monde Arabe.

49 The experience of SfaxOnline reveals practices of use of the Internet that are different from those based on digital social networks, on which most of the analysis has focused in recent years. It shows the use of the web as a means of aggregation and collective exchange within a local community. This no longer fits the description of networks of weak ties, those which the social networks tend to create through an interaction that is above all virtual. Instead, the web emerges as a technology that can generate new practices of coexistence and of cultural exchange within a community whose boundaries are well defined and limited. On the one hand, the activities of moderation of the site can remind us of those used within groups like “We are all Khaled Said”, and, as in that case, they result in people approaching politics who had previously been excluded from it. On the other hand, it is a platform that is based on the strong ties in a community that already exists, but which has no other spaces for public debate. It may seem to be a return to the past, to a time before social networks. However, rethinking the practices of the use of new media can also mean this: discarding or reinventing those forms of activities that have proven not to be functional in the long run.

NOTES

1. Brian McNair, 2006, Cultural Chaos, Journalism, News and Power in a Globalized World, Routledge, London.

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2. See, in this regard, Ethan Zuckerman, "Civic Disobedience and the Arab Spring," My Heart is in Accra, 6 May 2011: http://www.ethanzuckerman.com/blog/2011/05/06/civic-disobedience-and- the-arab-spring/ 3. Yves Gonzalez-Quijano, 2012, Arabités numérique. Le printemps du Web arabe, Sindbad, Paris. 4. Andrew Chadwick, 2013, The Hybrid Media System. Politics and Power, Oxford University Press, Oxford. 5. Naomi Sakr, "Social Media, Television Talk Shows, and Political Change in Egypt," Television and News Media, 14:322, 2012. 6. AbdelRahman Mansour e Linda Herrera, “The Future of Media in Egypt: an Interview with Hisham Kassem”, Jadaliyya, 30 agosto 2012: http://www.jadaliyya.com/pages/index/7125/the- future-of-media-in-egypt_an-interview-with-hisham-kassem. 7. Lawrence Lessig, 2008, Remix. Making Art and Commerce Thrive in the Hybrid Economy, Penguin Books, New York. 8. Andrew Chadwick, The Hybrid Media System. Politics and Power. Oxford University Press, Oxford, 2013, p. 207. 9. Anne Alexander e Miriyan Aouragh, “Egypt's Unfinished Revolution: the Role of the Media Revisited”, International Journal of Communication, 8, 2014, p. 890-915. 10. For example, the appeal launched on the Internet by Khaled el-Balshi in which the position of the editors toward the government is criticized. 11. Gadi Wolfsfeld, 1997, Media and Political Conflict: News from the Middle East, Cambridge University Press, Cambridge. 12. Daniel Hallin and Paolo Mancini, 2004, Comparing Media Systems: Three Models of Media and Politics, Cambridge University Press, Cambridge. 13. See in this regard the chapter “Stimuli for a Public Service Ethos” in Naomi Sakr, 2013, Transformations in Egyptian Journalism, I.B. Tauris, London. 14. Article 71 declares that “It is prohibited to censor, confiscate, suspend or shut down Egyptian newspapers and media in any way. Exception may be made for limited censorship in time of war or general mobilization": http://www.constitutionnet.org/files/final_constitution_-idea- _english-2_dec_2013-signed.pdf 15. For a comparison between the two constitutions in relation to the media, see: http:// english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/88644/Egypt/Politics-/-constitution--vs--A- comparison.aspx 16. See, on this point, Basil El-Dabh, “Egypt's Media Crackdown and the New Constitution”, Times, 24 January 2014: http://timep.org/analysis/media-crackdown 17. William H. Dutton, 2009, “The Fifth Estate Emerging through the Network of Networks”, Prometheus: Critical Studies in Innovation, vol. 27, no.1, pp. 15. 18. Miriyam Aouragh, 2012, "Social Media, Mediation and the Arab Revolutions", Triple C, 10 (2), 518-536.

AUTHOR

ENRICO DE ANGELIS Chercheur en médias spécialisé sur le monde arabe. Il a enseigné en tant que professeur adjoint à la Faculté Roberto Ruffilli de l’Université de Bologne et a obtenu son doctorat en 2009 dans le

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département des Sciences de la Communication de l’Université de Salerne, avec une recherche sur les médias syriens. Il est l’auteur d’une monographie sur la relation entre médias et conflits et a publié de nombreux articles sur le rôle des nouveaux médias et les dynamiques de la sphère publique en réseau dans le monde arabe. Il vit au Caire depuis septembre 2011. Media researcher specialized in the Arab world. He was adjunct professor at Faculty Roberto Ruffilli of University of Bologna and he obtained his PhD in 2009 at Department of Sciences of Communication at University of Salerno with a research on Syrian media. He authored a monography on the relationship between media and conflict and wrote several articles on the role of new media and the dynamics of the networked public sphere in the MENA region. He has lived in Cairo since September 2011.

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Première partie : réévaluer le rôle des médias, quatre ans après les révoltes Re-evaluating the role of mass media four years after the beginning of the uprisings

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Radically Polarized Publics and the Demise of Media Freedom in Egypt

Kai Hafez

1 Democracy needs a public sphere. There are various theories in that field. One of the most famous is by Jürgen Habermas, who suggested that through rational deliberation among citizens, and between citizens and the state, modern societies interact and solve problems.1 Legitimacy in democracies is not only guaranteed by elections, but citizens should participate in the public sphere and support elected politicians.

2 Media freedom is a prerequisite of that process, as it enables public discourse. The core elements of any democracy therefore are: free elections, free gathering of people, human rights standards, and freedom of opinion and of the media.

3 However, there are many problems with this argument. Habermas himself called them the “structural changes” of the ideal public sphere. The mass media play a crucial role as mediators among citizens, but have no democratic mandate and very often act as agents of special political or capitalist interests. Edward S. Herman and Noam Chomsky call this the “manufacturing of consent”.2 Neo-Marxist theoreticians like Antonio Gramsci complained about hegemony in the public sphere.3 Feminists criticized Habermas for his naïve belief in a rational public which is, as they think, in fact very emotional. Chantal Mouffe and Ernesto Laclau suggest the decentralization of the public sphere through the Internet as a necessary ingredient to post-democratic communication. They speak of multiple small, rather than one integrated, national public sphere.4

4 What has all this to do with Egypt? Egypt is certainly not a post-democratic state; it is not even a democratic state. The “Arab Spring” and a series of elections over the last two years have made it look like one, but electoral democracy has never been fully achieved and consolidated. First, there was a parliament without a president then a president without a parliament – and since the military coup in July 2013 there has been neither an elected president nor a parliament. President Morsi was toppled and the Muslim Brotherhood banned. With regards to media freedom the situation is much worse than under Mubarak, who at least granted some form of liberal autocracy with a

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certain amount of critique even of the government. The military coup seems more like a counter revolution and a Nasser-style roll-back to hard-handed media policies. The popular “Tamarud” movement against Morsi was used by old elites, and the “deep state” that was left over from Mubarak to get back to power. The future will show whether democracy still has a chance in Egypt.

5 This is sad, because two years earlier a historic real social movement had toppled a dictatorship in Egypt. The social movement was the missing link which brought together secularists, Islamists and various social forces, each of which was too weak to overthrow the regime alone. We have to recall a situation that seems almost absurd today: in February and March 2011 people from all segments of society, secularists, Salafists and Muslim Brothers, demonstrated side by side on Tahrir Square and in the rest of the country. The Arab Spring in Egypt was not a “Facebook Revolution”, but it was partly enabled by new media like the web 2.0 and transnational TV networks such as Al-Jazeera, which broadcasted live 24 hours a day about the revolution. The public sphere was certainly not limited to electronic media, because non-mediated oral communication on the streets played an important role.

6 How can we understand that a pluralistic public sphere such as that in 2011 and 2012 collapsed into what we are witnessing today? Formerly critical TV networks like CBS, Dream TV, Al-Nahar TV, Tahrir TV, Mehwar, Sada El Balad, QahiraWalNas or ONTV are all broadcasting the SCAF version of events, and the same is more or less true for the newspapers. After the coup against Morsi, a “fighting terrorism” badge was aired on TV screens to show that the Muslim Brotherhood was a “terrorist organization”. Massacres perpetrated by the military on the supporters of the Muslim Brotherhood were belittled, and attacks on churches dominated the news although Muslim Brotherhood protests against SCAF were predominantly peaceful. Since the coup, the political line of the state media’s coverage has turned around 180 degrees: once they were behind Mubarak, then supported Morsi, now they wholeheartedly support the military leadership. SCAF closed down the Islamist media and introduced much stricter censorship than during the Morsi period. International journalism associations and media are – perhaps for the first time in history – more critical than supportive of the coup against an Islamist government. At least, it seems that the almost unanimous support of military coups against Islamists, as in the case of the Algerian election 1190/91, has waned.5

7 To understand the Egyptian development we have to analyze the deep structural patterns of the Egyptian media system. International comparisons are helpful because what happens in Egypt – the disintegration of a previously vivid public sphere – is not new in democratic transformations. The vulnerability of young democracies is an almost universal feature in world history. Well-known media scholars Daniel Hallin und Paolo Mancini have identified four relevant dimensions for media comparison in democracies: the relations between state and media, civil society and media, economy and media, and between the journalistic profession and media.6 These dimensions cover most aspects of systems theory and the interactions of media with other sub- systems, like the political and economic system, or more dispersed and less organized system environments (“civil society”). The question in democracies is not only how much freedom the state leaves to the media, but also if media contribute to social, economic and professional development.

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8 Of course, Hallin and Mancini’s typology was made for European and North American media systems. The question is; To what extent such models can travel to, for example, the Arab world? Some have complained that the influence of religion has been neglected.7 This is somewhat true, since “Islam” plays a much more vital role in modern Arab politics than religion does in most Western countries. At the same time it would be wrong to presuppose an essential difference between Western and Middle Eastern countries due to the existence of Islam. Arab and Egyptian experiences are not completely sealed off from Western developments.8 For example, in the United States the First Amendment of the Constitution, which guarantees freedom of opinion and of the media, has been frequently restricted on religious grounds.9 Hallin and Mancini also made clear that religion played a decisive role in European media history because it was the competition between Catholics and Protestants more than anything else that triggered the spread of the printed word, of papers and pamphlets. When utilizing Hallin and Mancini, therefore, I will try and walk a rational mid-path between essentialism and Eurocentrism, applying their basic media typology but, at the same time, considering religion and other factors that might be characteristic of the present Egyptian situation.

Egyptian Media and the State

9 Over the last sixty years and since the revolution of 1952, Egypt has experienced a clear long-term trend towards increased media freedom from the presidency of Gamal Abd al-Nasser to the military coup of July 2013. The late years of Husni Mubarak can by and large be labeled as a “liberal autocracy”, in which it was possible to criticize the government although many red lines were not to be crossed.

10 During the Egyptian Arab Spring of 2011 private media like ONTV, Dream TV or the newspaper Al-Masry Al-Youm supported the popular uprising, as did transnational media like the Qatari network Al-Jazeera. Media freedom in 2011 reached an all-time high in Egypt. But when the interim SCAF-government took over in 2011, the problems started anew. The military acted against several journalists, and graffiti critical of the military were erased. However, the dualism between state controlled media and critical private media prevailed. More than twenty new TV channels were opened. Nile TV, ONTV, Al-Tahrir TV, Al-Nahar TV or Masr25 reported about police brutality or the massacre in the football stadium of Port Said.

11 The main characteristic of the era of President Mohammed Morsi was the stagnation of media freedom. His government did not so much introduce new hardships into the media system, the freedoms of the private media persisted. Although many Islamist media opened up there was no clear trend towards illiberal Islamization during his reign. Even so Morsi also did nothing to abolish restrictive media laws that were left over from the Mubarak regime, and while private media enjoyed great freedoms, there was no reform of the state media sector. Hallin and Mancini had made clear that despite the fact that Europe has large public media sectors most of them are not state controlled but autonomous and influenced by various civil society forces. As early as 2011 UNESCO demanded not only the abolition of restrictive media laws and licensing systems, but also a reform of the Egyptian state media into a public media sector.10 During the reign of Morsi, Egyptian media advisors worked out concrete plans for such a transformation and proposed them to the government, but such plans were never put

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into practice. Instead, Morsi kept the state media firmly under control and used them as a bulwark against the often critical private media.

12 The constitution Morsi introduced by referendum in November 2012 left many questions regarding the media sector unresolved. The constitution, which by then had been abolished, guaranteed freedom of the press as long as “national security”, cases of “public mobilization” or insults to religious prophets of Islam, Judaism and Christianity did not make censorship necessary (Art. 47 and 48).11 Membership of the regulatory authority, called the National Media Council, remained unclear, quite like the status of media licenses, in particular, because they were only given to those who accepted the “values and traditions of society“ (Art. 215) – a passage that was open to interpretation and government censorship. Although the constitution was not an Islamist constitution in the sense of creating an Islamist dictatorship as in Iran, media regulations were unclear. However, rather than abolishing it, one could have amended the Morsi constitution, as was done several times in countries as diverse as the United States and Indonesia.

13 Despite the deficits of his constitution, Morsi’s rule was not so much a time of active Islamization of the media sector but of stagnation of media structures. But then came the military coup of July 2013. SCAF shut down all Islamist media thus ending the phase of pluralism in the Egyptian media system. Offices of Al-Jazeera and of the Turkish Radio and Television Corporation were closed because they had had reported on Muslim Brotherhood protesters. Military censorship returned, many journalists were killed and more than one hundred of them imprisoned. Observers speak of a broad coordination between SCAF and private media in Egypt.12 The military coup brought a roll-back from semi-liberal democracy to illiberal autocracy of a Nasserist type. Even the criticism of the political leadership that was there under the late Mubarak – not to speak of the widespread freedom that existed under Morsi – has been re-transformed into a state reminiscent of what William Rugh once called the “mobilizational” media of the Nasser era,13 only that the SCAF in 2013 rallied against what they considered the Islamist “terrorists” of the Muslim Brotherhood and elected President Morsi and not for Arab socialism.

Media and Civil Society

14 According to Hallin and Mancini, the basic problem in the relationship between the media and civil society is whether the media tend towards liberal “centrism” or “political parallelism”. In young democracies the media often show close affiliations with political parties and other forces of civil society. The question, however, remains whether they are able cover all relevant opinions in Egyptian society or merely represent a small elitist bias.

15 The first two and a half years after the Arab Spring revolution were characterized by sharp political antagonism within the public sphere or by what one could call “radical polarization”. Egyptian media were “pluralist” in the sense that they represented clear- cut political viewpoints, but also “radical” because they often denied any legitimacy to the “other” camp. The most decisive cleavage existed between pro- and anti-Morsi- or anti-Brotherhood media.

16 The pro-Morsi-media, for example the TV channels Masr 25, al-Rahma, al-Hafez, al-Nas, al-Khalijiya, were extremely one-sided in their coverage. More than once they spread,

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for instance, rumors against those protesters who demonstrated against the Morsi constitution, arguing that they were drunk and many other things. Islamist media at the time of Morsi were often sectarian and propagandist in style. Viewers sometimes became afraid of rapid Islamization, especially because the state media were also Morsi controlled. However, anti-Morsi media did not really perform better than that. Al- Tahrir newspaper, like many others, showed a firm anti-Muslim Brotherhood- orientation: a fact that was even criticized by journalists within the paper itself, but which never led to more internal pluralism.14 Only very few media such as Al-Masry Al- Youm could claim to be somehow “centrist”.

17 Moreover, there was and is a strong tendency towards boulevardization and “politainment“ in the Egyptian media. The mass media sometimes used new freedoms for the extreme bashing of politicians, as demonstrated for example through the treatment and scandalizing of Mohammed el-Baradei and his daughter. Although solid content analysis is still missing, one is certainly not wrong when arguing that both content and the tone of many media outlets were not directed towards compromise or consensus, which are the core of the Habermasian rational public sphere, or what Hallin and Mancini call the liberal centrist media. Egyptian media were rather reminiscent of the Weimar Republic in Germany between the two World Wars, with its radical public debates between uncompromising political forces of ultra-nationalists, communists and Fascists leaving no room for a constructive support of the elected parliament and the democratization of institutions. The young German democracy was as overburdened as the Egyptian public; many people even enjoyed radical freedom of opinion after decades of authoritarian constraint.

18 From a theoretical point of view there were and are other problems with the Egyptian media, one being the extreme centralization of the media in the Cairo area. While theoreticians like Hallin and Mancini take it for granted that regional decentralization has been the backbone of democratic Western media systems for centuries, Egypt, like many other developing societies, suffers from a severe concentration in and around the capital city. As a result, regional problems, peasants, workers, the South and other peripheral interests are often ill-represented. Such problems can also be observed in other Muslim countries, just to mention the example of Indonesia with its enormous concentration of capital and media outlets in the Jakarta area.

19 To sum up, the public mood before and during the Morsi era was characterized by structural problems such as the radical polarization of the public sphere, a lack of internal pluralism of most media and insufficient integration of peripheral perspectives within civil society. Such patterns might not be too daring from the point of view of public sphere theories like that of Mouffe and Laclau, who argue against the idea of national integrated public spheres. For them, liberal centralism enabled through big mass media represents an extreme form of gatekeeping and mainstreaming of voices and interests. However, Mouffe and Laclau did not think of young democracies like that of Egypt, which are intrinsically instable and for which the national integration of discourse is direly needed in order to transform and rebuild national institutions.

20 Habermas seems to fit much better here – or is the Internet a viable alternative to mass media?

21 During the Arab Spring, the Egyptian Internet became strongly politicized. Even before the revolution, Egypt was the center of Arab blogging. However, the Egyptian uprising against Mubarak was not a “Facebook revolution”.15 Only ten percent of the Egyptians

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used such tools, and after a few days of the upheaval in late January 2011, the Internet was shut down by the government. The argument that the closure of the Internet somewhat triggered increased protests might be correct, but the slogan the “Facebook revolution” surely reduces the credit other media – like Al-Jazeera – or non-mediated political communication on the streets deserve. After the initial revolution and up to today the Internet has certainly provided a back-up for news deficits in the mass media. And in times of re-enhanced censorship by the military the Internet has become all the more important for any kind of opposition.

22 Since the military coup of July 2013, political polarization, but also the type of pluralism that comes along with it, has come to an end. We have witnessed a roll-back towards Nasser-style authoritarian and mobilizational media. Islamist media have been closed and the existing media show a synchronicity of coverage that reaches deeply into the details. The authorities exert enormous pressure and most public voices have joined a hyper-nationalist chorus against the Muslim Brotherhood. SCAF critics are treated as traitors. Even media that supported the Tamarud-protests are expected to protest against such un-democratic forms of media repression, but they do not and/or cannot. The previous radical polarization had not yet developed inter-group tolerance, but it was at least critical of the government and acted as a “4th power”. Before the military coup, Egypt’s media system was comparable to Hallin and Mancini’s “Mediterranean Model” of democratic media with a strong government sector and a very polarized private media sector. Nowadays, it can no longer be considered a democratic system – it is authoritarian in nature.

23 The question arises to what extent the radical polarization of the Egyptian media in the Morsi era was at least partly responsible for the heated public climate that paved the way for the military intervention. The Egyptian case reveals that it is not enough to point to the emergence of the Arab public sphere16, the ‘Arab street’17, and somewhat idealize the struggles of Arab civil societies against the authoritarian state. It seems high time to reflect the deficits of Egypt’s political culture, the inability of many secular as well as Islamist media to understand that “Freedom is always the freedom of the one who thinks differently”, as the famous German communist Rosa Luxemburg once said. Radical polarization of public spheres in young democracies might be a historically widespread phenomenon – but it is also part of the puzzle of why the consolidation of democratic transformation is often such a painful long-term process. The most successful form of democratic transformation is not revolution but “negotiated system change”18 among previously radical political forces who actively create a new consensus.

Media and Economy

24 One of the biggest problems of democratic consolidation is the concentration of media capital. Unlike in many Latin American countries, the state media sector in most Arab countries is still huge. At the beginning of the Arab Spring events, UNESCO described Egyptian private media as rather diverse in terms ownership.19

25 However, there are increasing trends towards media concentration and no effective controls against that. Ownership concentration has spurred the downswing of pluralism in Egyptian media. For example, Ibrahim Eissa had to sell Al-Tahrir TV to

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Suleiman Amer, a businessman closely connected to the Mubarak network and to the old authoritarian elite.20

26 One of the major structural patterns of the Egyptian media system is that the extreme inequality of capital distribution in Egyptian society was not at all affected and changed by the revolution. It is certainly true that even big and old democracies like the United States show the traits of extreme concentration. Most major US media are linked through ownership structures and boards of trustees to big business in the United States and this poses a serious challenge to media freedom. The ideal type “liberal media” that Hallin and Mancini talk of do not exist. However, when comparing Egypt to the United States, one must note that not all capital in the US is “loyalist” in the sense that it can be identified with a particular political player. US media capital is somewhat more competitive, and political parties, social institutions and civil society at large are less vulnerable than in Egypt.

27 After decades of authoritarian rule and a financial “deep state” still organized around networks that existed in the neo-patrimonial Egyptian state, capitalist deregulation of the Egyptian media system is a questionable strategy. It would certainly be wiser to opt for dual systems like those in Europe. A reformed public media sector, whose independence and linkage to civil society must be constitutionally guaranteed, should act side by side with private capitalist and independent alternative media.

Media and the Journalistic Profession

28 The professional development of journalism is important for democratic media and the public sphere. Without professional and ethical training, quality enhancement and adequate moderation of public debates cannot be expected. Moreover, internal journalistic freedom in newsrooms and professional ethical self-regulation through journalism syndicates or trade unions are important elements of independent journalism.

29 The Egyptian Press Syndicate was long dominated by the Mubarak regime. In recent years it has witnessed a power struggle between pro and anti-Muslim Brotherhood forces. As a result it has never been able to fully free itself from state interference. Although at several points in history the Syndicate protected journalists, but it is said to have also tolerated corruption. One of the major problems in the field of self- regulation is the lasting prohibition of free trade unions as these are not sheltered under the umbrella of the Syndicate. The forced membership of journalists is against the principles of the free association which, as was mentioned above, is among the core aspects of any democracy. In its current form, journalistic self-regulation is by and large a form of hidden censorship.

30 Internal media freedom in newsrooms is another pending issue in Egypt. After the revolution many journalists protested against newspaper editors. Some were even made to step down, others stayed in office. Some media installed real newsroom conferences and enhanced the internal media dialogue. But the strict editorial and political lines of many editors remained mostly intact.

31 The social situation is what makes most journalists vulnerable to editorial and political pressure and even prone to corruption. Except for hot shots in the media business, most journalists in the private media sector are ill-paid. Many journalists try acquire

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jobs in the better paying state media. For most journalists there is no clear regulations governing salaries, holidays or other working conditions. Without better job security, no improvement in the quality of journalism can be expected.

Conclusion

32 Before the military coup in July 2013 one could have argued that Egypt was a a rather immature and radically polarized but vivid public sphere. After the coup, however, it seems that the country has witnessed an authoritarian roll-back reminiscent of Nasserist times. The famous media scholar and political intellectual Noam Chomsky criticized the military coup in Egypt. One can and must be critical of the Muslim Brotherhood, he said, but their President Morsi was legitimately elected, and the military, in his eyes, is not aiming to stabilize democracy but seeks control over power and the economy.21 Once again it seems true that the mass media are hardly ever the avant-garde of democratization because they are simply too vulnerable to political or financial manipulation.22

33 However, the media and journalists are also responsible for the current situation. The heated and radically polarized public opinion during the Morsi era and the deep gulf between Islamist and oppositional media, with their strong group biases and affiliations, often projected the image of what a Lebanese political scientist once called a “democracy without democrats”.23 Egyptian public opinion, once united in an anti- authoritarian movement against Mubarak, left the consensus behind and rallied behind antagonizing camps each with maximalist political options. It seems as if the ground rules of democracy were ignored. While Islamists disrespected the secular equality of religions before the law, their opponents showed contempt for elections and the peoples’ vote whenever that turned out to favor Islamist parties, parliaments and presidents.

34 It seems high time for media studies of the Arab world to analyze both the benefits and the failures of Arab public spheres more thoroughly. The structural patterns of state, economy, civil society and professional journalism are all part of the puzzle. Meanwhile the Arab communication revolution has come to a stand-still and explains why reform is direly needed in all spheres.

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ABSTRACTS

This paper seeks to analyze both the achievements and the failures of the Egyptian public sphere on the basis of the theory of comparative media systems and transformation theory. The fact that new military rulers introduced harsh censorship is proof that media are vulnerable to political manipulation. However, the reasons for the regression of the Egyptian media system are manifold. Media capital, largely concentrated in the hands of old elites, exerted pressure against the democratic transformation. During the Arab Spring transition radically polarized media and audiences did not enable the creation of democratic consensus and pluralist public spheres. The journalistic profession as well as audiences can be considered co-responsible for the neo- authoritarian downswing of the public sphere that followed the military coup.

Cet article se propose d’analyser à la fois les avancées et les revers de la sphère publique égyptienne sur la base de la théorie des systèmes médiatiques comparés et de la théorie de la transformation. Le fait que les nouveaux dirigeants militaires aient introduit une censure sévère prouve que les médias sont susceptibles de manipulation politique. Cependant, les raisons de la régression du système médiatique égyptien sont multiples. Les médias, largement concentrés entre les mains de vieilles élites, ont fait pression contre la transformation démocratique. Pendant la transition du ‘printemps arabe’, des médias et des publics radicalement polarisés ont miné les bases du consensus démocratique et des sphères publiques pluralistes. La profession journalistique ainsi que les publics peuvent être considérés comme coresponsables du retournement autoritaire de la sphère publique qui a suivi le coup d’état militaire.

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INDEX

Keywords: mass media, public sphere, journalism, media systems, comparative approach, political communication Mots-clés: médias de masse, sphère publique, journalisme, systèmes médiatiques, approche comparative, communication politique

AUTHOR

KAI HAFEZ Prof. Dr. Kai Hafez is a Professor (Chair) of Comparative and International Media and Communication Studies at the University of Erfurt. He is member of the academic advisory boards of many international scholarly magazines and has been a frequent advisor to German governments and institutions.

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Des « publics » radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Egypte

Kai Hafez

1 La démocratie a besoin d’une sphère publique. Il existe de nombreuses théories sur le sujet. Une des plus connues, celle d’Habermas, suggère que grâce à la délibération rationnelle entre les citoyens d’une part, et entre les citoyens et l’Etat, d’autre part, les sociétés modernes interagissent et résolvent leurs problèmes1. La légitimité dans les démocraties n’est pas seulement garantie par les élections, car les citoyens doivent aussi s’impliquer dans l’espace public et soutenir leurs élus.

2 La liberté des médias est un prérequis de ce processus, puisqu’elle rend possible la discussion publique. A cœur de toute démocratie, on trouve donc des élections libres, le droit de se rassembler, des normes en matière de droits humains ainsi que la liberté d’opinion et de presse.

3 Cette thèse soulève, cependant, plusieurs difficultés. Habermas lui-même les a appelées les « changements structurels » de la sphère publique idéale. Les médias de masse jouent un rôle crucial de médiateurs entre les citoyens, mais ne disposent d’aucun mandat démocratique et agissent très souvent comme les agents d’intérêts politiques ou capitalistes particuliers. Edward S. Herman et Noam Chomsky ont appellé cela la « fabrication du consentement »2. D’autres théoriciens néo-marxistes comme Antonio Gramsci ont mis en avant l’existence d’une hégémonie dans la sphère publique3. Les féministes ont pour leur part critiqué Habermas pour sa croyance naïve en un public rationnel, alors que, selon elles, celui-ci serait surtout émotionnel. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau suggèrent que la décentralisation de la sphère publique à travers Internet est un ingrédient nécessaire pour susciter une communication post- démocratique. Ils évoquent de multiples petites sphères publiques, plutôt qu’une seule sphère intégrée au plan national4.

4 Qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’Egypte ? L’Egypte n’est certainement pas un Etat post-démocratique, pas même un Etat démocratique. Le « Printemps arabe » et la série

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d’élections qui ont suivi au cours des deux dernières années ont certes donné l’illusion de son existence, mais la démocratie électorale n’a jamais été pleinement atteinte ni consolidée. Tout d’abord, il y eut un parlement sans président, puis un président sans parlement – et, du coup d’Etat militaire de juillet 2013 jusqu’à l’élection du général al- Sissi en juin 2014, il n’y a eu ni président, ni parlement élus. Le président Morsi a été destitué et les Frères Musulmans bannis. En matière de liberté des médias, la situation est bien pire que celle qui prévalait sous Moubarak – celle-ci garantissait au moins une forme d’autocratie libérale, dans laquelle on pouvait exercer une critique, y compris à l’égard du gouvernement. Le coup d’Etat militaire ressemble davantage à une contre- révolution et à un retour aux années Nasser dans le rapport du pouvoir aux médias. Le mouvement populaire « Tamarrud » contre Morsi a été récupéré par les vieilles élites, et l’ « Etat profond » laissé par Moubarak a pu revenir au pouvoir. L’avenir dira si la démocratie a toujours une chance en Egypte.

5 Cette situation est triste. Deux ans plus tôt, un véritable mouvement social avait été à l’origine d’un événement historique en mettant à bas une dictature en Egypte. Le mouvement social était le chaînon manquant qui a su rassembler les sécularistes, les islamistes et différentes forces sociales, chacune d’entre elles étant trop faible pour renverser à elle seule le régime. Il faut rappeler une situation qui semble presque absurde aujourd’hui : en février et mars 2011, des gens issus de tous les segments de la société – sécularistes, salafistes et Frères musulmans – protestaient ensemble sur la place Tahrir et dans le reste du pays. Le Printemps arabe en Egypte n’était pas une “Révolution Facebook”, même s’il a en partie été rendu possible par les nouveaux médias Internet 2.0 et les chaînes satellitaires transnationales comme Al-Jazeera, qui diffusaient en direct, 24 heures sur 24, les nouvelles de la révolution. La sphère publique ne se limitait certainement pas aux médias électroniques, les interventions orales, dans la rue, jouaient aussi un rôle important.

6 Comment expliquer que la sphère publique pluraliste qui existait en 2011 et 2012 se soit effondrée pour devenir ce que nous connaissons aujourd’hui ? Les chaînes de télévision anciennement critiques telles que CBS, Dream TV, Al-Nahar TV, Tahrir TV, Mehwar, Sada El Balad, QahiraWalNas ou encore ONTV, relaient toutes aujourd’hui la version officielle des événements telle que présentée par le Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA). Il en est plus ou moins de même concernant les journaux. Après le coup d’Etat contre Morsi, un encadré « luttons contre le terrorisme » est venu orner les écrans de télévision pour réduire les Frères Musulmans à une organisation terroriste. Les massacres perpétrés par l’armée contre les sympathisants des Frères Musulmans ont été minimisés ; seules étaient commentées les attaques contre les églises, alors même que les manifestations des Frères Musulmans contre le CSFA étaient majoritairement pacifiques. Depuis le coup de force, la ligne politique des médias d’Etat a effectué un tournant à 180 degrés : autrefois derrière Moubarak, leurs représentants ont soutenu Morsi, et apportent maintenant un soutien sans réserve à la direction militaire du pays. Le CSFA a fermé les médias islamistes pour mettre en place une censure bien plus stricte que celle qui existait sous Morsi. Pour la première fois peut- être dans l’histoire, les associations internationales de journalisme ont vivement critiqué un coup d’Etat contre un gouvernement islamiste, alors qu’auparavant, elles les soutenaient de manière quasi-unanime, comme lors des élections algériennes de 1991.5

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7 Pour comprendre cette situation, nous devons analyser les structures de fonctionnement du système médiatique égyptien. Pour cela, les comparaisons internationales sont utiles car ce qui s’est passé en Egypte – la désintégration d’une sphère publique autrefois vibrante – n’est pas nouveau dans un processus de transformation démocratique. La vulnérabilité des jeunes démocraties constitue presque une caractéristique universelle dans l’histoire. Deux spécialistes célèbres des médias, Daniel Hallin et Paolo Mancini, ont identifié quatre dimensions importantes pour l’analyse comparée des médias dans les démocraties, en insistant sur le type de relations entre 1/ l’Etat et les médias, 2/ la société civile et les médias, 3/ l’économie et les médias, 4/ la profession journalistique et les médias6. Ces dimensions couvrent la plupart des champs de la théorie des systèmes, ainsi que les interactions des médias avec d’autres sous-systèmes, comme le système politique et le système économique, ou d’autres environnements (à l’instar de la “société civile”) plus dispersés et moins organisés. Dans les démocraties, la question n’est pas seulement d’évaluer le degré de liberté que l’Etat laisse aux médias, mais également de savoir si les médias contribuent au développement social, économique et professionnel.

8 Bien sûr, la typologie d’Hallin et Mancini a été conçue pour les systèmes médiatiques d’Europe et d’Amérique du Nord. La question est de savoir dans quelle mesure de tels modèles peuvent s’appliquer, par exemple, au monde arabe ? Certains ont affirmé que l’influence de la religion a été négligée7.Cette observation est partiellement exacte, car la religion, et l’islam en particulier, joue un rôle plus grand dans la vie politique arabe moderne que la religion dans la plupart des pays occidentaux. Cependant, ce serait une erreur de présupposer une différence essentielle entre les pays occidentaux et moyen- orientaux en raison du rôle de l’islam. Les expériences arabes, et l’expérience égyptienne en particulier, ne peuvent pas être complètement coupées du précédent occidental en matière de presse et de médias8. Par exemple, aux Etats-Unis, la portée du premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’opinion et des médias, a été fréquemment restreinte sur des bases religieuses9. Hallin et Mancini ont aussi insisté sur le fait que la religion avait joué un rôle décisif dans l’histoire des médias européens, puisque que c’est la compétition entre catholiques et protestants plus qu’autre chose, qui a déclenché la propagation du monde de l’écrit, des journaux et des pamphlets. En me référant à Hallin et Mancini, j’essaierai de trouver un moyen terme entre essentialisme et eurocentrisme, en appliquant leur typologie de base tout en prenant en considération la religion et d’autres facteurs caractéristiques de la situation égyptienne actuelle.

Les médias égyptiens et l’Etat

9 Depuis la révolution de 1952 et au cours des soixante dernières années, l’Egypte a connu sur le long terme une orientation de fond de plus en plus favorable à la liberté des médias – tendance observable de la présidence de Gamal Abd al-Nasser jusqu’au coup d’Etat militaire de juillet 2013.

10 Dans l’ensemble, les dernières années d’Hosni Moubarak peuvent être caractérisées comme une “autocratie libérale”, dans laquelle il était possible de critiquer le gouvernement, même si plusieurs lignes rouges ne devaient toutefois pas être franchies. Pendant le Printemps arabe égyptien de 2011, des médias privés tels que ONTV, Dream TV ou le journal Al-Masry Al-Youm ont soutenu le soulèvement

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populaire, de même que les médias transnationaux telles que la chaîne qatarie Al- Jazeera. La liberté des médias en Egypte n’a jamais été aussi importante qu’en 2011. Les problèmes sont cependant vite réapparus lorsque, la même année, le gouvernement du CSFA a repris le contrôle du processus politique. L’armée a engagé des poursuites contre plusieurs journalistes et les graffitis critiques à l’égard de l’armée étaient régulièrement effacés. Cependant, il y avait toujours une dualité entre les médias contrôlés par l’Etat et les médias privés, critiques du pouvoir. Plus de 20 nouvelles chaînes de télévision ont été créées à cette période. Nile TV, ONTV, Al-Tahrir TV, Al- Nahar TV ou Masr 25 ont ainsi couvert les brutalités policières ou encore le massacre de Port Saïd.

11 La principale caractéristique de l’ère du président Mohammed Morsi a été la stagnation en matière de liberté des médias. Son gouvernement n’a pas introduit de nouveaux obstacles au sein du système médiatique, et la liberté des médias privés a persisté. Beaucoup de médias islamistes ont certes vu le jour, sans qu’on puisse parler d’une islamisation autoritaire durant sa présidence. Toutefois, Morsi n’a rien fait pour abolir les lois restrictives en matière de médias, héritées du régime de Moubarak. Alors même que les médias privés bénéficiaient d’une grande liberté, rien n’était entrepris dans le secteur des médias d’Etat. Hallin et Mancini ont insisté sur l’importance des médias publics en Europe, pour préciser aussitôt que ceux-ci, loin d’être contrôlés par l’Etat, étaient autonomes et influencés par différentes forces émanant de la société civile. Dès 2011, l’UNESCO a demandé l’abolition des lois restrictives sur les médias et les systèmes d’octroi de licences, et s’est prononcée en faveur de la création d’un secteur public en remplacement des médias d’Etat égyptiens10. Durant la présidence de Morsi, des conseillers en médias égyptiens ont travaillé à l’élaboration de plans concrets pour une telle transformation et les ont proposés au gouvernement, mais aucun d’entre eux n’a jamais été adopté et mis en pratique. Au contraire, Morsi a fermement gardé les médias d’Etat sous son contrôle et les a utilisés comme rempart contre les médias privés bien souvent critiques.

12 La nouvelle Constitution introduite par référendum en novembre 2012 a laissé beaucoup de questions sans réponse concernant le secteur des médias. La Constitution, qui a depuis été abolie, garantissait la liberté de la presse dans la mesure ou la “sécurité nationale”, la “mobilisation publique” ou les « insultes aux prophètes de l’islam, du judaïsme ou du christianisme » ne rendaient pas la censure nécessaire (art. 47 et 48)11. Les conditions d’adhésion au « Conseil National des Médias » étaient peu claires, de même que le statut des licences et des autorisations, en particulier, parce que celles-ci étaient délivrées uniquement à ceux qui acceptaient les “valeurs et traditions de la société” (art. 215) – une formulation laissant la porte ouverte à l’interprétation et à la censure du gouvernement. Bien que la Constitution ne fût pas une Constitution islamique entendue au sens de la création d’une dictature islamique comme en Iran, la réglementation des médias restaient vague. Cependant, au lieu d’être abolie, elle aurait pu être amendée, comme cela s’est vu dans plusieurs pays aussi différents que les Etats- Unis et l’Indonésie.

13 Malgré les imperfections de cette Constitution, la présidence de Morsi a été celle de la stagnation, en non celle de l’islamisation, en matière de médias. Puis le coup d’Etat militaire de juillet 2013 est arrivé. Le CSFA a fermé tous les médias islamistes, mettant fin ainsi à la phase de pluralisme des médias égyptiens. Les bureaux d’Al-Jazeera et de la Corporation de Télévision et de Radio Turque ont été fermés car ils avaient couvert

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les manifestants des Frères Musulmans. La censure militaire a été rétablie, beaucoup de journalistes ont été tués et plus d’une centaine d’entre eux emprisonnés. Les observateurs parlent d’une large coordination entre le CSFA et les médias privés en Egypte12.

14 Avec le passage d’une démocratie semi-libérale à une autocratie de type nassériste, le coup d’Etat militaire a conduit à un retour en arrière. On est passé de la critique du pouvoir politique à la fin de l’ère Moubarak à la liberté débridée sous la présidence Morsi pour finir dans une situation qui évoque ce que William Rugh a appelé les medias « mobilisationalistes » de l’ère Nasser13. Sauf qu’à présent, il n’est plus question de « socialisme arabe », mais de lutte contre le « terrorisme islamiste » des Frères Musulmans.

Médias et société civile

15 Selon Hallin et Mancini, le problème principal dans la relation entre les médias et la société civile est de savoir si les médias prétendent à un « centrisme » libéral ou à un « parallélisme politique ». Dans les jeunes démocraties, les médias sont souvent proches des partis politiques ou d’autres forces de la société civile. Cependant, la question demeure de savoir s’ils sont capables de couvrir toutes les opinions pertinentes présentes dans la société civile ou s’ils représentent simplement la perspective biaisée d’une élite minoritaire.

16 Les premières deux années et demi qui ont suivi les révolutions du Printemps arabe étaient caractérisées par un antagonisme politique virulent dans la sphère publique – ce que nous pourrions appelés une « polarisation radicale ». Les médias égyptiens étaient « pluralistes » dans la mesure où ils représentaient des points de vue politiques tranchés, mais ils étaient aussi « radicaux »puisqu’ils niaient souvent une quelconque légitimité à l’autre camp. Le clivage le plus décisif existait entre les pro- et les anti- Morsi ou entre pro- et anti-Frères Musulmans.

17 Les médias pro-Morsi, telles que les chaînes Masr 25, Al-Rahma, Al-Hafez, Al-Nas, Al- Khalijiya, étaient extrêmement partiaux dans leur couverture. Plus d’une fois, ils ont répandu des rumeurs contre les manifestants hostiles à la Constitution de Morsi, affirmant qu’ils étaient saouls et d’autres bruits de ce type. Les médias islamistes du temps de Morsi étaient souvent sectaires et propagandistes. Les téléspectateurs ont craint une islamisation d’autant plus rapide que les médias d’Etat étaient aussi contrôlés par Morsi. Cependant, les médias anti-Morsi n’ont pas fait beaucoup mieux. Le journal Al-Tahrir, comme beaucoup d’autres, a montré une orientation clairement anti-Frères Musulmans – une réalité critiquée par des journalistes au sein même du journal, mais qui n’a jamais débouchée sur plus de pluralisme interne14. Seul de rares médias, tel qu’Al-Masry Al-Youm, pouvaient prétendre être d’une certaine façon “centristes”.

18 De plus, il y avait et il y a encore une forte propension à l’adoption d’un « style boulevard » et d’une vision populiste de la politique dans les médias égyptiens. Les médias de masse ont parfois utilisé leur nouvelle liberté pour dénigrer à l’extrême des responsables publics, comme cela s’est vu dans le traitement par le scandale de Mohammed el-Baradei et de sa fille. Bien qu’une analyse au contenu solide soit nécessaire, on peut affirmer sans crainte qu’à la fois la teneur et le ton de beaucoup de médias ne cherchaient pas à trouver un compromis, et encore moins un consensus –

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principes au coeur de la sphère publique rationnelle d’Habermas, ou de ce que Hallin et Mancini appelle le “média centriste libéral”. Les médias égyptiens rappelaient plutôt ceux de la République de Weimar dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, avec leurs débats publics polarisés entre des forces politiques intransigeantes ne laissant aucune chance à un soutien constructif au parlement élu et à la démocratisation des institutions. La jeune démocratie allemande était sous la pression de demandes contradictoires, comme ce fut le cas pendant la révolution égyptienne. Beaucoup de gens ont dépassé toute limite dans l’exercice de leurs libertés, après des années de contrainte autoritaire.

19 D’un point de vue théorique, les médias égyptiens posaient et posent encore beaucoup d’autres problèmes, l’un d’eux étant leur extrême centralisation dans la région du Caire. Alors que des théoriciens comme Hallin et Mancini considèrent comme un point crucial l’idée que la décentralisation régionale a servi de socle au développement des systèmes médiatiques occidentaux démocratiques depuis des siècles, l’Egypte, comme beaucoup d’autres sociétés en développement, souffre d’une forte concentration dans et autour de la capitale. En conséquence, les problèmes régionaux (le Sud), de même que ceux des paysans, des travailleurs et les intérêts périphériques sont souvent mal représentés. De tels problèmes peuvent aussi être observés dans d’autres pays musulmans. On mentionnera par exemple le cas de l’Indonésie et de la forte concentration des capitaux et des médias dans la région de Jakarta.

20 Pour résumer, l’atmosphère publique avant et pendant la présidence de Morsi était caractérisée par des problèmes structurels tels que la polarisation radicale de la sphère publique, un manque de pluralisme interne chez la plupart des médias et une intégration insuffisante des problématiques « périphériques » présentes au sein de la société civile.

21 Cette perspective pourrait ne pas plaire à des théoriciens de la sphère publique comme Mouffe et Laclau, qui plaident au contraire contre l’idée de sphères publiques nationales intégrées. Pour eux, le centralisme libéral rend possible grâce aux médias de masse une forme extrême de contrôle des demandes et de mise en conformité des revendications et des intérêts en provenance de la société. Cependant, Mouffe et Laclau n’ont pas pensé aux jeunes démocraties – le cas de l’Egypte –, qui sont intrinsèquement instables et pour lesquelles l’intégration nationale du discours est absolument nécessaire afin de transformer et de reconstruire les institutions nationales. Habermas semble mieux convenir ici – à moins de considérer qu’Internet représente une alternative viable aux médias de masse ?

22 Durant le Printemps arabe, l’Internet égyptien s’est fortement politisé. Même avant la révolution, l’Egypte était le centre de la blogosphère arabe. Cependant, on l’a dit, le soulèvement égyptien contre Moubarak n’a pas été une “révolution Facebook”15. Seulement dix pour cent des Egyptiens utilisent de tels outils, et les premiers jours du soulèvement, à la fin de janvier 2011, Internet a été coupé par le gouvernement. L’argument selon lequel la coupure d’Internet aurait contribué à augmenter le nombre de manifestants est peut-être exact, mais la formule “révolution Facebook” réduit le crédit que méritent d’autres médias – comme Al-Jazeera – et ignorent l’effet de la communication politique directement conduite dans la rue. De la révolution du 25 janvier 2011 jusqu’à aujourd’hui, Internet a certainement permis de combler le déficit d’informations dans les médias de masse. Et à une époque de censure renforcée par l’armée, Internet est devenu d’autant plus important pour n’importe quelle opposition.

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23 Depuis le coup d’Etat militaire de juillet 2013, la polarisation politique, de même que le type de pluralisme qui l’accompagnait, ont pris fin. Nous avons assisté à un retour en arrière vers des médias « mobilisationalistes » et autoritaires de style nassérien. Les médias islamistes ont été fermés et les médias existant montrent un synchronisme dans leur couverture médiatique, et cela jusque dans les moindres détails. Les autorités exercent une énorme pression et la plupart des voix publiques font chorus avec les hyper-nationalistes contre les Frères Musulmans. Les critiques du CSFA sont traités de traîtres. Même les médias qui soutenaient les manifestations Tamarrud et dont on était en droit d’attendre les protestations contre la répression à l’encontre des médias ne le font pas ou ne peuvent pas le faire. La polarisation radicale qui prévalait auparavant ne s’était pas transformée en espace de tolérance entre les groupes, mais celle-ci offrait au moins l’avantage d’être critique du gouvernement et d’agir comme un « quatrième pouvoir ». Avant le coup d’Etat militaire, le système médiatique égyptien était comparable au “modèle méditerranéen” de médias démocratiques décrit par Hallin et Mancini, avec un fort secteur gouvernemental et un secteur privé très polarisé. De nos jours, il n’est plus possible de le considérer comme un système démocratique – c’est un système autoritaire par nature.

24 La question se pose alors de savoir dans quelle mesure la polarisation radicale des médias égyptien à l’époque de Morsi a été, au moins partiellement, responsable du climat général tendu qui a pavé la voie à une intervention militaire. Le cas égyptien révèle qu’il n’est pas suffisant de désigner l’émergence d’une sphère publique arabe16, d’une « rue arabe »17, et d’idéaliser les luttes des sociétés civiles arabes contre l’Etat autoritaire.

25 Il est grand temps de mettre en avant les faiblesses de la culture politique en Egypte, ainsi que l’incapacité de beaucoup de médias séculiers et islamistes à comprendre que « la liberté est toujours la liberté de celui qui pense différemment », comme l’a dit un jour la célèbre communiste allemande Rosa Luxembourg. La polarisation radicale des sphères publiques dans les jeunes démocraties est peut-être un phénomène historique largement répandu – mais elle permet aussi de comprendre pourquoi la consolidation de la transformation démocratique est, si souvent, un long et douloureux processus. La forme la plus réussie de transformation démocratique n’est pas la révolution mais réside plutôt dans un « changement de système négocié »18 entre des forces politiques autrefois radicales qui cherchent à constituer un nouveau consensus.

Médias et économie

26 Un des plus grands problèmes de la consolidation démocratique est la concentration du capital dans le secteur des médias. Contrairement à beaucoup de pays d’Amérique latine, le secteur des médias d’Etat dans la plupart des pays arabes demeure considérable. Au début du Printemps arabe, l’UNESCO décrivait les médias égyptiens privés comme très diversifiés du point de vue de leurs propriétaires.19 Cependant, il y a une tendance croissante à la concentration des médias et il n’existe pas de contrôle effectif de ce phénomène. Cette concentration a favorisé la réduction du pluralisme dans les médias égyptien. Par exemple, Ibrahim Eissa a dû vendre Al-Tahrir TV à Suleïman Amer, un homme d’affaires lié de près au réseau Moubarak et à l’ancienne élite autoritaire20.

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27 L’une des principales propriétés structurelles du système médiatique égyptien provient de ce que l’extrême inégalité dans la distribution du capital propre à la société égyptienne n’a absolument pas été affectée par la révolution. Il est vrai que même les grandes et vieilles démocraties, comme les Etats-Unis, montrent une concentration extrême. La plupart des médias américains sont liés par des structures de propriété et des conseils d’actionnaires à des grands groupes d’affaires. Cela représente un sérieux défi à la liberté des médias. L’idéal type du « média libéral », évoqué par Hallin et Mancini, n’existe pas. Cependant, lorsque l’on compare l’Egypte aux Etats-Unis, on remarque que le capital aux Etats-Unis n’est pas entièrement “loyaliste” au sens où il ne peut pas être associé à un seul joueur de la scène politique. Le capital investi dans les médias est plus compétitif, si bien que les partis politiques, les institutions sociales et la société civile dans son ensemble sont moins vulnérables qu’en Egypte.

28 Après des décennies de règne autoritaire et d’« Etat profond » en matière financière, toujours organisés autour des réseaux de l’Etat égyptien néo-patrimonial, la dérégulation capitaliste du système médiatique égyptien est une stratégie contestable. Il serait certainement plus sage d’opter pour un système double comme en Europe : un secteur réformé des médias publiques, dont l’indépendance et le lien avec la société civile devraient être constitutionnellement garantis, opérant à côté des médias privés capitalistes et des médias alternatifs indépendants.

Médias et profession journalistique

29 Le développement professionnel du journalisme est important pour les médias démocratiques et la sphère publique. Sans formation professionnelle et éthique, on ne peut espérer une amélioration de la qualité des débats publics et une modération adéquate dans leur expression. De plus, une liberté d’exercice de la profession de journaliste dans les salles de rédaction ainsi que des mécanismes professionnels et éthiques d’autorégulation à travers l’existence de syndicats sont des éléments indispensables du journalisme indépendant.

30 Le syndicat égyptien des journalistes a longtemps été contrôlé par le régime de Moubarak. Ces dernières années, il a été le témoin d’une lutte de pouvoir entre les forces pro et anti-Frères Musulmans. En conséquence, il n’a jamais été capable de se libérer totalement des interférences de l’Etat. Même si le syndicat a protégé les journalistes à diverses reprises, il a aussi toléré la corruption. L’interdiction durable des syndicats indépendants constitue l’un des principaux problèmes en termes d’autorégulation, car il est possible pour ces derniers de bénéficier de se placer sous la protection du syndicat des journalistes. L’adhésion forcée des journalistes est contraire au principe de la libre association qui, comme cela a été mentionné précédemment, est un des aspects essentiels de toute démocratie. Dans sa forme actuelle, l’autorégulation journalistique est, de manière générale, une forme de censure inavouée.

31 La liberté interne dans les salles de rédaction est un autre sujet sensible en Egypte. Après la révolution, beaucoup de journalistes protestèrent contre leurs rédacteurs en chef (certains furent même contraints de quitter leur poste). Certains médias ont installé de véritables salles de rédaction et renforcé le dialogue interne. Mais la ligne éditoriale et politique de beaucoup de rédacteurs en chef n’a jamais été discutée.

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32 La situation sociale rend la plupart des journalistes vulnérables aux pressions éditoriales et politiques, voire enclins à la corruption. A l’exception des grosses pointures de la profession, la plupart des journalistes dans les médias privés sont très mal payés. Beaucoup essayent d’obtenir des postes mieux payés dans les médias d’Etat. Pour la majorité des journalistes, il n’y a pas de règles claires en matière de grille salariale, de vacances et de conditions de travail. Sans une plus grande sécurité professionnelle, on ne peut attendre aucune amélioration dans la qualité du journalisme.

Conclusion

33 Avant le coup d’Etat militaire en juillet 2013, on pouvait dire que l’Egypte avait une sphère publique certes immature et radicalement polarisée, mais vivante. Après le coup d’Etat, cependant, il semble que le pays soit le témoin d’un retour en arrière autoritaire faisant écho au temps de Nasser. Le célèbre intellectuel politique Noam Chomsky a critiqué le coup d’Etat militaire en Egypte : on peut, et on doit, être critique des Frères Musulmans, mais le président Morsi a été légitimement élu. Selon Chomsky, l’armée ne cherche pas à stabiliser la démocratie mais à prendre le pouvoir et à contrôler l’économie21. Une fois encore, il semble vrai que les médias de masse soient rarement l’avant-garde de la démocratisation car ils sont trop vulnérables aux manipulations politiques et économiques22.

34 Cependant, les médias et les journalistes sont aussi responsables de la situation actuelle. L’opinion publique radicalement polarisée et échauffée sous la présidence de Morsi, de même que le profond décalage entre les médias islamistes et les médias d’opposition, avec leurs allégeances respectives, ont souvent projeté l’image de ce qu’un politologue libanais a un jour appelé “une démocratie sans démocrate”23. L’opinion publique égyptienne, autrefois unie dans un mouvement anti-autoritaire contre Moubarak, a abandonné le consensus et s’est ralliée derrière des camps antagonistes entretenant chacun des positions maximalistes. Il semble que les règles élémentaires de la démocratie ont été ignorées. Alors que les islamistes enfreignaient la notion séculaire d’égalité des religions devant la loi, leurs opposants montraient du mépris pour les élections et le vote du peuple quand celui-ci tournait en faveur de partis, parlement et président islamistes.

35 Il semble grand temps pour les études des médias dans le monde arabe d’analyser plus en détails à la fois les bénéfices et les échecs des sphères publiques arabes. Les propriétés structurelles de l’Etat, de l’économie, de la société civile et du journalisme professionnel font partie de l’analyse. A présent, la révolution de la communication dans le monde arabe a abouti à une impasse. La réforme est donc plus que jamais nécessaire dans tous les secteurs d’activité.

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NOTES

1. Habermas, 1989. 2. Herman et Chomsky, 1988. 3. Gramsci,1971. 4. Laclau et Mouffe, 2001. 5. Hafez,1996. 6. Hallin et Mancini, 2004. 7. Khamis,2009. 8. Hafez, 2010. 9. Heins, 1993. 10. Assessment of Media Development in Egypt. Based on UNESCO’s Media Development Indicators, UNESCO, Cairo 2011. 11. Egypt’s Draft Constitution Translated, http://www.egyptindependent.com/print/1278681. 12. Kirkpatrick, 18 aout 2013. 13. Rugh, 2004. 14. I am indebted to my PhD-candidate Nadia Leihs for this information. She did numerous interviews in Egyptian newsrooms. 15. Lynch, 2011. 16. Eickelman et Anderson, 1999. 17. Lynch, 2006. 18. Merkel, 1999. 19. Assessment (UNESCO), op. cit. 20. Sakr, 2013. 21. Chomsky, 17 octobre 2013. 22. McConnell et Becker, 2002. 23. Salamé, 1994.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser à la fois les avancées et les revers de la sphère publique égyptienne sur la base de la théorie des systèmes médiatiques comparés et de la théorie de la transformation. Le fait que les nouveaux dirigeants militaires aient introduit une censure sévère prouve que les médias sont susceptibles de manipulation politique. Cependant, les raisons de la régression du système médiatique égyptien sont multiples. Les médias, largement concentrés entre les mains de vieilles élites, ont fait pression contre la transformation démocratique. Pendant la transition du ‘printemps arabe’, des médias et des publics radicalement polarisés ont miné les bases du consensus démocratique et des sphères publiques pluralistes. La profession journalistique ainsi que les publics peuvent être considérés comme coresponsables du retournement autoritaire de la sphère publique qui a suivi le coup d’état militaire.

This paper seeks to analyze both the achievements and the failures of the Egyptian public sphere on the basis of the theory of comparative media systems and transformation theory. The fact that new military rulers introduced harsh censorship is proof that media are vulnerable to political manipulation. However, the reasons for the regression of the Egyptian media system are

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manifold. Media capital, largely concentrated in the hands of old elites, exerted pressure against the democratic transformation. During the Arab Spring transition radically polarized media and audiences did not enable the creation of democratic consensus and pluralist public spheres. The journalistic profession as well as audiences can be considered co-responsible for the neo- authoritarian downswing of the public sphere that followed the military coup.

INDEX

Mots-clés : médias de masse, sphère publique, journalisme, systèmes médiatiques, approche comparative, communication politique Keywords : mass media, public sphere, journalism, media systems, comparative approach, political communication

AUTEUR

KAI HAFEZ Kai Hafez est professeur, titulaire de la chaire d’études de communication et des médias internationaux et comparés à l’Université d’Erfurt. Il est membre des conseils scientifiques de nombreuses revues internationales et a souvent été conseiller de gouvernements et d’institutions allemands.

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Internet, le « Printemps arabe » et la dévaluation du cyberactivisme arabe

Yves Gonzalez-Quijano

1 Trois ans après leurs débuts, les soulèvements populaires dans le monde arabe n’en finissent pas d’interroger. Après la sidération qui a saisi la plupart des observateurs devant la cadence des changements politiques et leur enchaînement d’un pays à un autre, le temps est désormais aux questions, souvent inquiètes et désabusées, sur le devenir de ces mouvements. Printemps, automne, hiver arabe... : alors que les débats sont loin d’être clos sur le bien-fondé de l’emploi du mot « révolution » pour désigner les transformations dont la région est le théâtre depuis ces trois dernières années, l’opinion, au sens médiatique du terme mais également dans sa dimension académique, a opéré sa propre révolution, un cycle complet qui l’a vu passer de la sympathie à la crainte, voire à l’aversion.

2 Il en va de même pour un des aspects qui aura, au moins dans les premiers temps, suscité le plus de commentaires, à savoir le rôle joué dans ces événements par les technologies de la communication en général, et par Internet et les réseaux sociaux en particulier. Là encore, les discours, aussi bien médiatiques que savants, sont passés de l’enthousiasme au scepticisme, et même au pessimisme. Après avoir un temps occupé le devant de la scène, les « jeunes rebelles » de la révolution, armés de leurs tablettes numériques, ont laissé la place à d’autres combattants, ceux-là même auxquels l’histoire de la région nous a habitués depuis des décennies : d’un côté, militaires et forces de répression en tous genres, de l’autre, militants et miliciens « de tous poils », au sens propre de l’expression puisque « djihadistes » et « takfiristes » figurent souvent en premières lignes des affrontements.

3 A l’évidence, il est aujourd’hui très difficile de se risquer à produire des analyses à propos d’un paysage politique qui n’en finit pas de changer, et dont on peut penser qu’il continuera à le faire pendant longtemps encore1. On pourrait estimer qu’il en va de même pour ce qui est des usages des nouveaux médias dans la sphère publique, usages dont l’expérimentation sur la scène arabe est loin d’avoir livré tous ses

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enseignements. Pourtant, dans la temporalité extrêmement accélérée du numérique, les trois années qui se sont écoulées permettent de dresser l’esquisse d’un bilan d’ensemble, même si les expériences sont naturellement à la fois variées et contrastées. En revenant sur les séquences ouvertes par le début des soulèvements arabes à la fin de l’année 2010, ce qui suit est ainsi une sorte de « retour sur expérience », une tentative d’évaluation critique du discours que les spécialistes en sciences sociales, et donc en partie l’auteur de ces lignes, ont pu tenir sur le rôle du cyberactivisme dans ces événements réunis sous le nom de « Printemps arabe ».

L’invention du jeune rebelle numérique

4 Avec le recul du temps, la construction d’un étonnant récit sur le rôle des nouveaux médias reste un des aspects remarquables de la première phase des soulèvements arabes – phase qui n’a duré, pour nombre d’observateurs, Marc Lynch2 par exemple, que l’espace de quelques semaines, jusqu’à la mi-mars 2011. Du jour au lendemain ou presque, les militants arabes sur Internet sont alors apparus en pleine lumière pour intervenir dans un narrative indéfiniment repris qui leur prêtait un rôle de premier plan dans le succès, assez imprévisible, des manifestations qui ont abouti, très vite, à la chute de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte pour s’en tenir aux deux destitutions les plus retentissantes.

5 Cette découverte de l’activisme en ligne dans le monde arabe succédait à des années d’oubli, témoignage d’une indifférence d’autant plus étonnante que les sciences sociales, partout dans le monde mais tout particulièrement aux USA, témoignaient un intérêt marqué pour les effets politiques de la dissémination des techniques numériques dans le corps social. Et les grands noms de ce courant intellectuel étaient loin d’être des marginaux puisque des chercheurs, des hauts responsables de l’administration publique ou encore des dirigeants des principales sociétés de l’économie du savoir tels qu’Ethan Zuckerman (directeur du laboratoire sur les médias citoyens au MIT), Clay Shirky (journaliste spécialisé enseignant, notamment, à l’Université de new York), Alec Ross (conseiller d’Hilary Clinton pour les questions technologiques) ou encore Jared Cohen (actuel directeur de Google Ideas) figuraient dans différents palmarès des personnalités influentes tel que celui établi par la revue Time Magazine à la fin de l’année 2011.

6 Malgré cela, et alors que les soulèvements après les élections iraniennes de 2009 – relayés partout dans le monde à travers Twitter – avaient suscité un nombre impressionnant de commentaires et d’études, seul un cercle très réduit de spécialistes du monde arabe s’intéressait à cette forme de contestation politique. Sa vitalité était pourtant facile à observer au vu du succès, en Egypte, de l’appel à grève générale lancé sur les réseaux sociaux, en 6 avril 2008, entre autres exemples, pour certains bien plus précoces3. Un aveuglement qu’explique – sans le justifier naturellement – la nature du regard traditionnellement porté sur le monde arabe et plus largement sur le monde musulman, condamnés l’un et l’autre, sans autre forme de procès, à la double peine du fanatisme religieux et de l’arriération technologique.

7 A la faveur des événements en Tunisie puis en Egypte, sans oublier les autres foyers de protestation qui se multipliaient à l’époque, de la Péninsule arabe (Oman, Bahreïn, Yémen...) à l’extrémité marocaine du Maghreb, on a vu par conséquent surgir la figure inédite du « jeune rebelle arabe » dont le portrait – doté de caractéristiques ambiguës,

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comme une sorte d’hybride entre les banlieusards occidentaux et les manifestants qui avaient investi les places des grandes capitales arabes – allait orner la couverture du magazine Time au titre de la « personne de l’année4 ». Un jeune rebelle, produit par une génération qu’on disait pourtant perdue pour la politique, et dont la personnalité composite s’exprimait à travers une panoplie d’outils numériques (tablettes, réseaux sociaux, logiciels de montage, palette graphique...), alliés à une détestation (supposée) des pratiques extrémistes de l’islam.

8 Une figure pour ainsi dire sans passé car, pour lui en donner un, il aurait fallu retourner d’abord à l’histoire des protestations populaires (ouvrières, nationalistes, ou même islamistes) mais aussi à celle des innombrables témoignages d’un soutien « international » (en réalité surtout occidental) aux régimes les plus répressifs de la région. On se souvient ainsi que, quelques jours encore avant sa fuite, le gouvernement français, par la bouche d’un de ses ministres, vantait encore au président Ben Ali le mérite de son savoir-faire dans le domaine du maintien de l’ordre... Du jour au lendemain, le théâtre politique présentait une scène totalement inédite, habitée par une cohorte d’acteurs surgis de nulle part – ou, si l’on préfère, produits par l’univers éthéré des flux virtuels. Sur le modèle de Waël Ghoneim, ce modern-day Gandhi qui avait « déclenché » la révolution en créant une liste Facebook à la suite de l’assassinat de Khaled Saïd dans un cybercafé d’Alexandrie en juin 2010, on voyait briller de nouvelles icônes de cette révolution. Sans leaders mais également sans affiliations politiques précises, à l’image des « chanteurs de la révolution », comme le rappeur tunisien El- General, condamnant – non sans courage mais en des termes fort généraux – la dictature qui sévissait dans son pays5. Sans passé à en croire les récits qui ont fleuri à cette époque, sans structure organisationnelle (au sens traditionnel de l’expression), sans idéologie et sans expérience politique pour la plupart d’entre eux, les militants arabes de l’internet n’en étaient pas moins investis de pouvoirs sans limite puisque ce sont eux qui avaient réussi à faire basculer les plus durables des dictatures, à la faveur de ces révolutions désormais placées sous le signe du numérique tout puissant : révolution Facebook, Twitter, Internet...

Le narrative de la « révolution Internet »

9 L’entrée en scène des jeunes rebelles du numérique accompagnait une mise en récit totalement inédite pour la région du « Printemps arabe », désormais appréhendé comme la « première révolution du troisième millénaire », une révolution témoignant, par son importance, de la capacité du numérique à produire des changements politiques radicaux. Sous le vent de folie qui balayait le monde arabe, avec la chute de deux longues dictatures et les inquiétudes de plus d’un régime dans la région, les scénarios ne s’intéressaient plus aux acteurs politiques traditionnels. Toutes les analyses passées, fondées sur les forces d’opposition organisées ou non en partis, s’appuyant ou non sur des alliances locales, représentant ou non des intérêts économiques, idéologiques, stratégiques, étaient comme suspendues, en tout état de cause reléguées au second plan, au profit de la révolte populaire et de ses meneurs numériques.

10 « Le peuple veut la chute du régime ! », ou bien le départ des militaires, ou encore la justice et la dignité : le slogan qui conférait à cette période toute son unité tant il était repris dans les différents mouvements locaux donnait aux acteurs de la révolution un

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nom qui contribuait à effacer toute structuration politique sous l’utopie d’une volonté collective unifiée par la grâce d’un mot d’ordre. Le « peuple » devait pourtant s’organiser pour triompher des forces de répression et pour, ensuite, donner une existence concrète à ses revendications, ce que rendait possible la magie du numérique : là où des années, des décennies de lutte et de protestations s’étaient montrées impuissantes à renverser la moindre dictature, dans aucun des pays de la région, elle permettait enfin, d’abord d’inverser le cours des choses, presque sans effusion de sang, et ensuite de jeter les bases d’une véritable gestion citoyenne participative.

11 Un tel coup de théâtre était donc rendu possible par l’irruption dans le cours de l’histoire d’un élément inédit, le numérique en général et les « nouveaux médias » en particulier. Pas de place en effet, ou très peu, dans la version standard du narrative dominant pour l’ancien monde, avec ses « vieux médias », en dépit de tous les commentaires passés sur les conséquences de la multiplication des chaînes satellitaires arabes. Oubliée Al-Jazeera, capable de mobiliser les masses par une rhétorique aux accents panarabes ou même panislamiques ! Assénée à coups d’éditoriaux dans des quotidiens aussi prestigieux que le New York Times, la vérité des soulèvements arabes, c’était l’avènement d’une « révolution Facebook », avec pour véritable leader Marc Zuckerberg6. Le « Printemps arabe » était numérique et illustrait, de la manière la plus éclatante possible, la pertinence des modèles des théoriciens cyberoptimistes.

12 A quelques nuances près, ceux-ci proposaient un même schéma d’analyse fondé sur une doxa technophile reposant, selon la critique qu’en propose Evgeny Morozov7, sur un double credo : d’abord, celui du « solutionisme », fondé sur la capacités des technologies, et en premier lieu dans le domaine de la communication, à optimiser les problématiques sociales ; ensuite, celui de l’« Internet-centrisme , postulant que le Réseau des réseaux, par ses qualités intrinsèques (transparence, décentralisation, ouverture, innovation constante...), était porteur d’une révolution non seulement sociale, ou encore cognitive pour reprendre l’expression de Michel Serres8, mais également politique.

13 Partageant l’illusion qu’internet leur ouvrait une fenêtre donnant directement accès aux réalités du monde arabe9, et donc sans s’attarder à analyser la spécificité d’un contexte social et politique totalement ignoré dans bien des cas10, journalistes, commentateurs de l’actualité et même chercheurs dans bien des cas ont pu ainsi élaborer le canevas commun à la glose cyberoptimiste du « Printemps arabe ». Ils l’ont fait en associant trois éléments réunis dans l’efficace formule d’un manifestant égyptien de l’année 2011 : « Facebook pour planifier les manifestations, Twitter pour les coordonner et YouTube pour le dire au monde. » Les capacités des médiums numériques à démultiplier les moyens de sensibiliser les acteurs potentiels, de les mobiliser, de coordonner de documenter leurs efforts pour gagner des soutiens extérieurs et des protections « expliquaient » comment l’activisme en ligne avait pu réussir là où les formes traditionnelles de l’action politique avaient si longtemps échoué. De fait, durant les premières semaines des soulèvements arabes, tous les pays de la région ou presque étaient gagnés par une même « fièvre », celle d’une jeunesse qui ne se résignait plus à l’avenir qu’on lui avait était promis et qui réclamait sa part de dignité, de liberté ou simplement d’espoir...

14 Pourquoi s’attacher au fait que les différentes scènes du « Printemps arabe » n’aient pas toujours grand-chose en commun, pas davantage du point de vue socio-économique

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que sur le plan de leur développement numérique ? Les mêmes dynamiques devaient régner sur les soulèvements populaires de pays peut-être voisins mais fort éloignés dans les faits, à l’image du Yémen qui, en 2010, possédait un taux d’alphabétisation proche de celui du nombre des utilisateurs d’internet à Bahreïn... L’important, c’était la présence de représentants de la jeunesse en première ligne des manifestations, lesquelles mettaient en évidence nombre d’activistes maniant toute la gamme des réseaux sociaux ; et également le fait que ces derniers – via les médias classiques qui s’en étaient immédiatement emparés – relient les jeunes rebelles arabes entre eux mais également avec le reste du monde. Magie d’un enchaînement logique imparable qui valait confirmation pour ceux qui tablaient, d’une voix de plus en plus affirmée, sur la capacité des ressources numériques à transformer en profondeur les règles du jeu politique, en particulier dans le monde arabe et musulman11.

Premières ombres au tableau : des réseaux pas très Net-s !

15 A quel moment l’image enchantée du « Printemps arabe » a-t-elle commencé à perdre de ses couleurs les plus brillantes ? Si le reflux est avéré dès la mi-mars 2011 à en croire un analyste tel que Marc Lynch12, la réponse à cette question varie naturellement selon les lieux et même les personnes. Pour ce qui est du versant numérique des choses, on avancera ici qu’un événement, plus que d’autres, fait date en laissant percevoir une première craquelure dans le vernis recouvrant le tableau idyllique des soulèvements numériques. Même s’il a fortement marqué certains esprits à l’époque, on peut néanmoins considérer qu’il a depuis assez largement disparu de la « mémoire vive » de l’actualité, en dépit de ce qu’il indiquait, déjà, sur les usages pervers des réseaux sociaux dans les soulèvements arabes.

16 A partir de mars 2011, alors que les autorités syriennes semblaient totalement débordées par ceux qui, partout dans le pays, réclament la fin du système Al-Assad, un blog retenait l’attention des internautes du monde entier. Ouvert par une jeune femme qui militait pour la révolution tout en affichant sa différence sexuelle, A Gay Girl in Damascus dressait la chronique des manifestations, puis de leur brutale répression. L’émotion fut portée à son comble lorsque son auteure, Amina Arraf Abdullah, échappa de justesse à la police secrète, grâce au courage de son père, avant de disparaître dans la clandestinité. En juin, un dernier billet, « mis en ligne par une cousine », annonçait son arrestation, laquelle suscita immédiatement un énorme courant de sympathie, tant dans les médias internationaux que sur Internet où, entre autres mouvements de solidarité, différentes pages Facebook furent créées de par le monde pour réclamer la libération d’un symbole de la révolution syrienne.

17 Quelques jours plus tard cependant, la vérité de ce récit apparut en pleine lumière, à la suite de différentes enquêtes. Le véritable auteur de ce journal militant n’était en aucun cas une femme, et pas même un Syrien ; il s’agissait d’un nord-américain d’une quarantaine d’années, vaguement étudiant à Édimbourg. Démasqué, il avoua la supercherie et présenta de médiocres excuses à ceux qui s’étaient mobilisés pour Amina, prétextant malgré tout du caractère « plus vrai que nature », et donc en quelque sorte « utile », de sa fiction. Vite recouverte par le flux incessant des informations, et notamment celles, toujours plus sinistres, en provenance de Syrie, l’histoire de la fausse Amina apparaît, rétrospectivement, comme bien plus qu’un

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simple incident dans l’histoire de l’activisme en ligne dans le monde arabe. D’autant plus qu’il n’est pas totalement isolé. Moins médiatisée, la présence, sur les réseaux sociaux d’une journaliste inventée de toutes pièces et intervenant sous le nom de Liliane Khalil (ou encore Habiba Dalal ou Gisèle Nasr) a également été dénoncée quelques mois plus tard. Cette fois-ci, la créature numérique n’était pas dans le camp des protestataires mais dans celui des autorités, celles du Bahreïn en l’occurrence13.

18 Amina et Liliane, deux supercheries jouant subtilement des ressorts bien connus d’un certain « néo-orientalisme » comme le notaient certains commentaires14 mais qui étaient surtout les premières manifestations de manipulations numériques incontestables. Avec le temps, celles-ci allaient devenir de plus en plus visibles, qu’il s’agisse des interventions des grandes sociétés Internet pour favoriser (ou non) telle ou telle partie, ou encore de l’appropriation par les différentes forces en conflit, « légitimes » ou « révolutionnaires », des techniques de la guerre numérique. Le Web n’était plus – s’il l’avait jamais été – un univers édénique où n’agissaient que des acteurs œuvrant en pleine lumière pour faire triompher le bien et la justice. Comme on allait le constater de plus en plus tout au long des divers soulèvements arabes, la Toile avait aussi des zones d’ombre15. Largement ignorées par les visionnaires de la « révolution numérique » dont les théories reposaient largement sur la croyance en la nature par essence « bonne » des réseaux sociaux16, ces replis obscurs recelaient des enjeux qui n’avaient pas toujours échappé à des acteurs directement engagés sur le terrain des luttes concrètes. Animés de toutes sortes d’intentions, bonnes ou mauvaises, ceux-ci en profitaient pour détourner à leur profit les énergies mobilisatrices captées, localement ou internationalement, au sein des réseaux sociaux.

19 Ce constat, que les faits allaient confirmer toujours davantage, dans le cadre syrien comme ailleurs, il était pourtant très difficile de s’en faire l’écho (et il reste aujourd’hui encore totalement inacceptable pour quelques irréductibles fidèles à la foi numérique). Impossibles à entendre lorsque l’enthousiasme pour les soulèvements arabes se traduisait par toutes sortes d’articles vantant les mérites de cette révolution portée par les réseaux sociaux, ces questions sont néanmoins devenues davantage audibles avec les premières désillusions sur les victoires du « Printemps arabe ». Pourtant, les mises en garde ne manquaient pas, chez un cyberpessimiste tel qu’Evgueny Morozov17, mais également chez certains des acteurs les mieux informés des luttes numériques dans le contexte arabe. Publiée quelques semaines avant le déclenchement des premières protestations en Tunisie, la tribune d’un militant de la première heure, Sami Bengharbia, n’avait pas été assez entendue, en dépit de l’intense débat qu’elle avait provoqué, surtout chez les thuriféraires nord-américains des nouvelles technologies de libération. Dans un texte prémonitoire18, le co-fondateur d’une plate-forme de l’opposition tunisienne, le site Nawaat, soulignait pourtant les « fausses promesses » d’une lutte numérique de plus en plus « polluée » et même mise en danger par les interventions d’acteurs extérieurs, y compris lorsqu’ils étaient animés des meilleures intentions du monde.

Le temps des désillusions

20 Depuis juin 2013, les révélations d’Edward Snowden sont venues s’ajouter aux trop nombreux témoignages, dans le monde arabe, mettant au jour les multiples manières de détourner, au profit de tel ou tel calcul politique, les infinies ressources d’Internet.

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Sous cet éclairage, et sur fond de défiance par rapport à l’ « Occident » et à ses inventions, les réseaux sociaux, vantés autrefois comme les vecteurs idéal de la libération des peuples, sont désormais bien souvent accusés par une partie de l’opinion arabe de participer à une gigantesque « conspiration » qui aurait dupé les énergies protestataires pour dessiner de nouvelles frontières nationales capables de renforcer plus encore la domination des grandes puissances étrangères19. Les désillusions des lendemains qui déchantent ont ainsi douché l’incontestable angélisme de nombreux militants en ligne.

21 D’autant plus que, de leur côté, les régimes locaux s’organisent. Sans doute en partie débordés dans en premier temps par l’utilisation politique des outils numériques et par celle des réseaux sociaux en particulier – même si la Tunisie et l’Egypte figuraient précisément parmi les Etats arabes qui avaient spécifiquement modernisé leurs méthodes de répression pour les adapter aux nouvelles technologie –, ces régimes ont depuis considérablement affiné leurs méthodes. « A la faveur » de l’expérience gagnée lors des divers soulèvements si on peut l’écrire ainsi, la plupart des Etats, à commencer par ceux du Golfe, n’ont cessé d’investir dans diverses technologies de surveillance et de mettre en place des législations toujours plus strictes à l’encontre des militants de l’internet, eux-mêmes soumis à des sanctions plus sévères20.

22 On aurait tort de croire cependant que cette remise en cause du cyberactivisme, sans doute plus importante encore dans le monde arabe qu’ailleurs, est uniquement le fait de facteurs extérieurs, en raison de l’intrusion de méthodes étrangères aux traditions d’un champ où, selon la devise de Google (Don’t be evil !), il n’est pas question « d’être méchant ». En effet, les désillusions vis-à-vis du pouvoir des outils numériques ne sont pas seulement liées à la découverte des nombreuses possibilités d’un maniement pervers de leur potentiel politique. En réalité, la dévaluation du cyberactivisme tient tout autant à d’autres facteurs. Moins souvent débattus, ils portent toutefois en eux une dimension critique plus décisive car ce qu’ils remettent en cause, ce n’est plus seulement le dévoiement accidentel d’un système par des acteurs sans scrupules, venus s’immiscer plus ou moins clandestinement dans le domaine des luttes en ligne, mais, plus fondamentalement, le fonctionnement même de ce système, ou plus exactement les vertus politiques qu’on lui a prêtées.

23 Partielle sans doute, dans la mesure où elle ne touche qu’un des aspects du credo cyberoptimiste, la première de ces désillusions est liée, chronologiquement, aux moments qui ont immédiatement suivi les différents épisodes insurrectionnels. Quels que soient les lieux et les contextes, il est ainsi apparu que les formes d’action associées, d’une manière ou d’une autre, au numérique résistaient peu, ou mal, à un retour à la compétition politique traditionnelle. Que celle-ci se passe dans un cadre démocratique ou non, à l’occasion d’une consultation électorale ou bien au prix d’affrontements armés, le capital acquis, grâce à leurs luttes, par les militants de l’internet s’évaporait aussi soudainement qu’il avait été révélé : quand ils s’étaient vus confier des responsabilités, l’expérience avait rapidement tourné court (le blogueur Slim Amanou devenu un éphémère ministre tunisien de la Jeunesse par exemple) ; lorsqu’ils s’étaient présentés aux élections, ils avaient été balayés par les partis politiques traditionnels. Avec le temps et le vieillissement de la première génération militante, la blogosphère arabe, avec ses aspects individualistes sinon narcissiques, a révélé combien elle était hiérarchisée par une sorte d’économie de la réputation plus efficace en définitive dans le temps de la contestation que dans celui de la

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structuration21. Même une des rares réussites de la phase post-révolutionnaire, l’énorme mobilisation de juin 2013, largement relayé sur les réseaux sociaux par le mouvement Tamarrod en Egypte, devait révéler par la suite qu’elle était en réalité une manipulation du futur pouvoir22. A la vérité, elle ouvrait la voie à une restauration militaire et à une répression dont les activistes du Net feraient, le moment venu, eux- mêmes les frais, à l’image de Alaa Abdel-Fattah, militant de la première heure du soulèvement de la jeunesse égyptienne, arrêté en novembre 2013.

24 D’une manière générale, les mois et même les années qui ont suivi les soulèvements du début de l’année 2011 ont ainsi contribué à faire perdre à l’espace politique numérique une partie du crédit qu’on lui avait prêté. Parce que, dans l’euphorie des premières victoires, on avait sans aucun doute cédé à l’hyperbole pour ce qui est des avantages des luttes en ligne, mais également parce que celles-ci, débarrassées de l’aura révolutionnaire que leur avait conférée le courage des premiers militants du cyberespace, entraient au contraire dans une banalité qui leur ôtait tout caractère d’exception. Au lendemain des révolutions, réussies ou non, et tandis que le nombre des utilisateurs des réseaux sociaux augmentait de façon encore plus vertigineuse que précédemment, l’usage d’Internet et des réseaux sociaux (y compris Twitter, encore modérément présent à l’époque) était totalement récupéré dans la communication politique, y compris par les institutions réputées les plus conservatrices, telles que le ministère des Affaires étrangères en Syrie ou le Conseil suprême des forces armées en Egypte23, ainsi qu’au sein de la myriade d’acteurs apparus ou non à la faveur des événements. Avec pour conséquence, naturellement, une sorte de banalisation, et même de dépréciation, comparable au phénomène, bien connu par les spécialistes du domaine, de « bruit informatique » responsable de la perte d’une grande partie de la qualité de l’information.

25 La dépréciation, de par leur banalisation, des ressources numériques est également associée aux cas, de plus en plus nombreux, de falsification des données dans la communication politique. Bien entendu, le phénomène est depuis toujours ou presque largement pratiqué dans une région où, même les médias réputés sérieux tels que Al- Jazeera ne sauraient échapper à une instrumentalisation qui, dans le cas de la chaîne qatarie, est apparue de plus en plus manifeste au fil des mois qui ont suivi les soulèvements du début 2011. Source de nombreuses interrogations, la nature de la couverture médiatique des événements par les grands médias régionaux (en Libye ou a contrario au Bahreïn pour s’en tenir à ces seuls exemples) a de plus en plus associé dans ses dérives les ressources numériques devenues l’ordinaire des grandes chaînes satellitaires. Ouverte en Egypte au temps de la chute de Moubarak, la programmation de la chaîne Al-Jazeera Direct (Al-Jazeera mubâshir) a pu être ainsi très largement constituée de documents récupérés sur Internet, mais le phénomène s’est prolongé, avec des pratiques journalistiques nettement plus critiquables, à partir du moment où la première chaîne d’information dans le monde arabe, talonnée par sa rivale la saoudienne Al-Arabiyya, a pris fait et cause pour les rebelles syriens (fin mars 2011).

26 Dans l’univers d’Internet, on peut estimer que cette réalité était restée longtemps marginale, ne serait-ce parce que la stratégie des blogueurs et autres journalistes- citoyens, les premiers, historiquement, à avoir investi ce champ, consistait précisément à tirer profit en visibilité et en crédibilité des criantes lacunes du système d’information. Pourtant, le réel capital de sympathie dont disposaient les médias en ligne auprès d’une partie non négligeable du public arabe a rapidement été dilapidé,

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surtout là où le manque d’expérience s’est traduit par une faible structuration des tribunes militantes, devenues par ailleurs de plus en plus inaudibles au sein de la cacophonie des sources discordantes nouvellement apparues24.

La perte de la virginité politique

27 Après avoir abandonné sa singularité, c’est en quelque sorte également sa « virginité politique » que la parole militante numérique a perdu à la suite de ce que l’on a appelé le « Printemps arabe », en particulier dans le conflit syrien qui, par le caractère dramatique de ses affrontements, pourrait bien avoir contribué à ruiner, définitivement, toute croyance sincère (ou si l’on préfère non naïve) dans les vertus fondamentalement démocratiques de l’activisme politique en ligne. Avec la démocratisation de l’internet arabe depuis si longtemps annoncée25 et, par conséquent l’intensification des échanges numériques qu’elle a produite et qui s’est accélérée sur les réseaux sociaux depuis les divers soulèvements arabes, on a pu remarquer, en plus d’un lieu, la « polarisation » des acteurs poussés, par la dynamique propre aux interactions numériques, à se retrancher dans leur environnement politique immédiat plutôt qu’à ouvrir des espaces de dialogue et d’échange26. Dans des contextes particulièrement tendus – en Syrie notamment à partir du moment où le soulèvement pacifique d’une partie de la population syrienne a évolué vers des violences de plus en plus interconfessionnelles attisées par les intérêts géopolitiques de puissances régionales et internationales –, il est apparu que les réseaux sociaux offraient un terreau fertile au développement des pires violences sectaires. On ne pense pas nécessairement ici aux délires des factions les plus extrémistes, celles des défenseurs les plus acharnés d’un régime dont la nature est connue depuis des années ou celles qui accueillent des combattants étrangers venus combattre au nom de ce qu’ils interprètent comme l’idéal révolutionnaire islamiste, mais au contraire aux internautes syriens ordinaires, pris dans la tourmente qui s’est abattue sur leur pays.

28 Pour ceux-là, quel que soit leur camp et même si leur engagement sur la scène politique ne prend que des formes modestes, les réseaux sociaux sont devenus de véritables machines à créer de la violence, ou encore une arme à part entière dont l’acquisition et l’utilisation finit par altérer la stratégie des acteurs qui dictent leur comportement, sur le terrain ou sur la Toile, en fonction de cette nouvelle réalité aux effets déformants27. Contrairement à ce qu’avaient imaginé la plupart de ceux qui se sont efforcés de réfléchir à ses conséquences politiques, on constate ainsi dans l’épouvantable conflit syrien que l’essor d’Internet ne favorise nullement la constitution d’une sphère publique de substitution particulièrement utile à la réduction de l’autoritarisme. Il ne favorise pas non plus le poids de médiateurs générant par exemple des échanges de pairs à pairs, construisant, pierre à pierre (sur un mode incrémental dans le jargon des spécialistes) une agora numérique dont la dynamique ne peut manquer de rejaillir dans le jeu politique. Depuis que la violence a commencé à se déchaîner sur la population syrienne, les réseaux sociaux et plus largement tout l’espace numérique n’apaisent rien, n’ouvrent à aucun débat, ne dessinent aucun avenir négocié, dénouent, un à un, tous les liens qui tissent la toile sociétale. A grand renfort d’images plus glaçantes les unes que les autres, de vidéos invérifiables qu’on affiche comme autant de preuves justifiant des mises à l’index et des « listes de la honte » (qâ’imat al-’âr) qui valent, dans

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un camp comme dans l’autre, ordre d’exécution, l’espace numérique relaie et cristallise le pire des terreurs et des haines identitaires.

29 De par leur destinée inévitablement difficile et par moments dramatique, les révolutions arabes ne sont pas ce laboratoire des révolutions du troisième millénaire auquel on a trop vite voulu croire. Pas plus que les médias de masse, comme on a pu le dire il y a plus d’un demi-siècle maintenant28, les médias sociaux ne sont porteurs d’une révolution sociale et politique. En tout cas pas de cette manière-là. C’est dans une autre temporalité que les outils numériques provoquent des effets que l’on peut qualifier de révolutionnaires. On peut ainsi considérer que leur extraordinaire essor auprès de la jeunesse arabe signe, tôt ou tard, la fin d’un cycle dans l’histoire de la région, celle d’une utopie politique, celle d’une « idée arabe » apparue avec la révolution de la communication que fut, pour la région, l’introduction de l’imprimerie au cours du XIXe siècle. On peut aussi espérer que la fin de cette première Renaissance (Nahda) ouvre à d’autres propositions politiques, en relais des « arabités numériques » qui se nourrissent des modalités actuelles des flux communicationnels29.

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NOTES

1. Gilbert Achcar, 2013. 2. Marc Lynch, 2012. 3. Sur cette archéohistoire de l'activisme en ligne dans le monde arabe, voir Gonzalez-Quijano, 2012, p. 59-89.

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4. Time, Person of the Year : the Protester, 14 décembre 2011. Pour l'illustration : http:// img.timeinc.net/time/magazine/archive/covers/2011/1101111226_400.jpg 5. Conjointement aux théoriciens du changement politique par internet, ce type d'acteurs, Ghoneim, El-General et d'autres encore, ont eux également les honneurs des palmarès et autres prix internationaux saluant les personnalités marquantes de l'année 2011. 6. Cohen, 25 janvier 2011. 7. Morozov, 2013. 8. Serres, 2002. 9. Samin, 2012. 10. On pense ainsi aux déclarations d'Eric Schmidt, P-DG de Google, affirmant avoir découvert, à son retour de Libye, le rôle libérateur d'Internet dans un pays soumis à la censure ! (Cf. Gonzalez- Quijano, 2012, p. 98). Il est vrai que les révélations d'Edward Snowden ne viendraient que deux années plus tard ! 11. A la veille des soulèvements arabes, Philip N. Howard publiait ainsi The Digital Origins of Dictatorship and Democracy, 2010. 12. Lynch, 2012. 13. Kareem, 2011 ; Jones, 2012. 14. Abbas et Boundaoui, 2011. 15. Voir par exemple l'enquête, très documentée, sur la manipulation à travers les réseaux sociaux des circonstances de la mort de Mohamed Bouazizi : Ch. Ayad, 2011. 16. Don't be evil!, tel est le mot d'ordre que s'est donné, depuis ses débuts, la société Google. 17. Morozov, 2011. 18. Ben Gharbia, 2010. 19. Parmi de très nombreux exemples, voir notamment Zalloum, 2013. 20. Sur l'Arabie saoudite, où se met en place une nouvelle instance officielle pour la surveillance des médias sociaux, voir Human Right Watch, 2013. 21. De Angelis et della Ratta, 2014. 22. Iskandar, 2013. 23. Voir El-Khalili, 2013. 24. Pour le cas syrien, voir De Angelis, 2011. 25. Gonzalez-Quijano, 2003. 26. Lynch, 2013. 27. Harkin, 2013. 28. Lerner, 1958. 29. Sur ce point, voir le dernier chapitre et la conclusion de Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, op.cit.

RÉSUMÉS

Plus de trois ans après ses débuts, il est temps désormais d’interroger la place d’Internet dans ce qu’il est convenu d’appeler le « Printemps arabe ». Après la vague d’enthousiasme suscitée par la figure du « jeune rebelle arabe » et cette cyber-révolution supposée mettre un terme aux divers régimes autoritaires de la région, il est devenu davantage possible de se livrer à un examen plus critique du rôle politique d’Internet et des réseaux sociaux dans des événements qui ont mis en

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évidence les limites des mobilisations numériques. Dans certains contextes, l’activisme politique en ligne a non seulement perdu sa virginité politique, mais il a également prouvé qu’il pouvait devenir un facteur perturbateur par rapport à la recherche d’un consensus politique. Mais en dépit des événements qui ont porté atteinte à son crédit, le cyberactivisme arabe conserve, sur le long terme, tout son potentiel pour contribuer aux changements sociaux et politiques dans la région.

More than three years after 2011, the time has come to question the impact of the Internet in the context of the so-called "Arab Spring". After the wave of enthusiasm towards the "young Arab rebel" and the Great Cyber Revolution supposed to put an end to the various authoritarian regimes, it has now become more possible to develop a critical understanding of the use of the Internet and the social media in the political sphere, in which the dynamics of the digital mobilizations have showed their limitations. In various contexts, online activism has not only lost its "political virginity" but has also proved to be an unsettling factor for the search of a political consensus. Nonetheless, the events which eroded the reputation of Arab online activism certainly do not totally obliterate its ability to contribute to political and social changes in the long term.

INDEX

Mots-clés : Internet, cyberactivisme, blogueurs, nouveaux médias Keywords : Internet, digital activism, bloggers, new media

AUTEUR

YVES GONZALEZ-QUIJANO Maître de conférences au département d’études arabes de l’Université Lumière Lyon2 et membre du GREMMO (UMR 5291), Yves-Gonzalez-Quijano est notamment l’auteur d’Arabités numériques. Le printemps du Web arabe (Actes Sud-Sindbad, 2011). Professor at the Department of Arab Studies at Lumière Lyon2 University and member of GREMMO, Yves Gonzalez-Quijano is the author of d’Arabités numériques. Le printemps du Web arabe (Actes Sud-Sindbad, 2011).

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Deuxième partie : relation entre média privés et contestations avant la chute de Moubarak The relationship between private media and dissent before the fall of Mubarak

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Récit journalistique et action collective dans l’Egypte des années 2000 Entre le « faire de l’histoire » et le « faire l’histoire »1

Bachir Benaziz

« Dans l’Athènes d’aujourd’hui, les transports en commun s’appellent metaphorai. Pour aller au travail ou rentrer à la maison, on prend une « métaphore » – un bus ou un train. Les récits pourraient également porter ce beau nom : chaque jour, ils traversent et ils organisent des lieux ; ils les sélectionnent et les relient ensemble ; ils en font des phrases et des itinéraires. Ce sont des parcours d’espaces »2. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, arts de faire « A l’époque on ne cessait de me dire mais pourquoi tu critiques Moubarak tous les jours, chaque jour tu écris sur Moubarak ! C’est que chaque jour le même acteur de la même pièce de théâtre monte sur scène et répète le même discours, chaque jour nous entendions la même chanson. Mais ce qui est beau c’est de pouvoir critiquer avec art, al-Dustôr s’opposait avec art, protestait avec art, et il a réussi car il s’insurgeait avec art et parlait de douleurs avec joie. Tout ceci a fait que le journal al-Dustôr ait pu tisser une relation spéciale avec le lecteur. Pour que les choses soient claires : pour moi, la véritable réussite du Dustôr n’était pas seulement dans sa

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capacité à être vendu, sa véritable réussite est dans les 18 jours de la révolution du 25 janvier. Je voyais que les gens se révoltaient de la même manière que le faisait le journal, avec le même style, c’est-à-dire qu’ils se révoltaient avec art ; les jeunes qui chantaient et dessinaient, on avait aménagé sur la Place Tahrir une tribune pour des groupes de musique et pour faire du théâtre, bref cette révolution était à l’image de ce qu’on produisait chaque jour sur les papiers du journal »3. Ibrahim Eissa

1 L’histoire de la presse privée égyptienne est profondément liée au développement des mouvements de protestation qui connaissent, à partir des premières manifestations de « Kifayat » en 2004, un épanouissement qualitatif et quantitatif qui a touché tous les secteurs de la vie sociale en Egypte. Des journaux comme al-Massry al-Youm et al-Dustôr, fondés respectivement en 2004 et en 2005, ont bâti leurs gloires sur l’accompagnement médiatique de la contestation politique et sociale. Accompagnement qui s’est manifesté non seulement par le nombre d’articles et de débats consacrés à ce sujet, mais aussi par une implication directe des journalistes dans l’expression et la réussite d’une action collective. Inversement, on ne peut approcher les mutations de l’action collective en Egypte, que ce soit pour la manifestation ou la pratique du sit-in, sans prendre en considération l’importance du processus de démonopolisation du champ médiatique, avec la naissance de la presse privée et les premières chaînes satellitaires égyptiennes au milieu des années 2000. Certes, comme le rappelle bien Sarah Ben Néfissa, les égyptiens n’ont pas attendu l’émancipation des médias de la tutelle de l’Etat pour manifester4. Une tradition du « recours à la rue » est bien établie en Egypte, surtout chez la classe ouvrière. Mais nous pensons que l’avènement de la médiatisation de la contestation, médiatisation qui s’appuie sur un nouveau lieu d’observation et de production journalistique, le journal ou la télévision financée par des hommes d’affaires, a entrainé des effets inédits dans l’histoire protestataire de l’Egypte. Outre une complexification croissante de l’action collective, marquée par la diversification des catégories d’acteurs en jeu et la montée en importance d’une compétence spécifiquement médiatique, on assiste avec l’intrusion du « média » dans le processus protestataire à l’élargissement des mobilisations à des groupes sociaux jusque-là sans passé réfractaire significatif et fort atomisés, notamment le milieu des fonctionnaires. Cet article a pour ambition première de proposer une réflexion sur le rôle performatif et créatif du récit journalistique dans la « vague » de mobilisations qu’a connue le milieu des « travailleurs » égyptiens à partir de 2004. Le recours à certains travaux de Michel de Certeau5 nous permet de saisir ce rôle dans le cadre d’une « ambivalence structurante » : à la fois « lieu » d’ « observation » sociale et acteur partie prenante dans un processus de mobilisation, créateur de lecteurs et articulateur de pratiques d’espace, le journal privé égyptien « fait de l’histoire » en même qu’il participe, à travers la narration commercialisée d’actions subversives, à « faire l’histoire » politique de l’Egypte. De l’implication de l’institution médiatique dans la production et l’écriture de l’actualité, le récit/archive journalistique tire une démarcation décisive et impose une relativisation des approches qui voient dans les sources de presse un élément biaisant l’analyse des mouvements de protestation. Un premier point aura donc pour

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tâche un bref exposé de ce qui nous paraît une des critiques les plus importantes formulées autour de la question, celle d’Olivier Filleule avec sa notion de « cycle d’attention médiatique »6. Critique qui, nous le savons bien, outrepasse le cadre purement méthodologique des « archives », mais représente un mouvement scientifique global, aujourd’hui victorieux, qui traverse la sociologie des mouvements sociaux, mue par la mise en avant d’une nouvelle « fiction », celle consistant à faire « comme si » on était le sujet d’une action historique, à substituer le sujet fabriqué par une opération de laboratoire au sujet qui « fait l’histoire »7, (non plus le « prince » de jadis, mais le manifestant ou le révolutionnaire). Dans cette perspective qui promet le « retour des acteurs », de « reconstruire leurs motifs au plus près de ce qu’ils font et de ce qu’ils pensent »8, la prévalence dans l’analyse est à « l’interactionnel », la restitution des « trajectoires » et de la multiplicité des expériences « vécues » lors de « situations de crise », et, comme par extension, accorde de moins en moins d’importance au « média » dans l’étude du mouvement social. L’élargissement de la contestation est ici expliquée par l’activation (ou la réactivation) des réseaux de sociabilités et de luttes militantes qui, grâce aux expériences et apprentissages accumulés lors de conflits antérieures, assurent à la fois l’intermédiation et l’interprétation nécessaires à l’extension du mouvement social9. Le but de cet article n’est pas de faire la critique d’une approche à laquelle nous partageons d’ailleurs certains présupposés, mais d’attirer l’attention sur le poids des répertoires narratifs dans un contexte répressif ou des récits collectifs, journalistiques dans le cas de l’Egypte, représentent les principales « ressources » pour les manifestants.

Cycle de mobilisation collective ou cycle d’attention médiatique

2 Cet article a pour point de départ une interrogation suggérée dans le cadre de ma thèse de doctorat, portant sur la couverture journalistique des mouvements sociaux par deux journaux de la presse privée, al-Massry al-Youm et al-Dustôr, fondés au milieu des années 2000. Devant l’importance des articles, particulièrement bienveillants, consacrés par la nouvelle presse aux mouvements de protestation, il s’agissait de savoir comment cette couverture journalistique a-t-elle influencé ou participé à l’évolution de la pratique de l’action collective en Egypte depuis 2005. Quoique légitime, les termes de cette question de recherche se heurtent d’emblée aux critiques soulevées par Olivier Fillieule sur le recours aux archives journalistiques pour l’étude des mouvements sociaux10. En effet, dans son article sur l’utilisation, massive et souvent non contrôlée, de la méthode de la P.E.A (Protest Events Analysis) dans le champ de l’analyse des mobilisations collectives, Olivier Filleule pointe du doigt, entre autres, le problème de la systématicité des biais, problème qui tourne principalement autour de la question complexe de ce qu’il appelle les « cycles d’attention médiatique ». C’est-à-dire le piège que les données, qualitatives ou quantitatives, recueillies sur les mobilisations ne soient de simples artefacts propres aux logiques de fonctionnement des structures de presse. En ligne de mire, la notion de « cycle de mobilisations collectives » formulées par Sydney Tarrow dans son travail sur les grèves ouvrières dans l’Italie des années 1960-197011. Notion qui a subi plusieurs régulations et développements au fur et à mesure des critiques adressées au modèle du « political process », et qui était censée apporter le caractère dynamique et relationnel pouvant expliquer la diffusion et l’évolution des modes d’actions collectives12. En

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s’appuyant sur une étude réalisée sur l’évolution du traitement de la problématique environnementale au sein du journal le Monde, Filleule démontre que le regard médiatique porté sur une question sociale donnée est intimement lié non seulement aux caractéristiques propres des organisations qui la porte et à leur capacité à s’imposer sur l’arène médiatique, mais aussi et surtout aux conditions dans lesquelles sont produites les sources de presse. A l’« histoire » d’un mouvement ou d’une question sociale correspond en vérité une « autre » histoire, celle du journal et de la structuration ou légitimation progressive d’une rubrique, visible à travers l’évolution des caractéristiques des journalistes chargés de couvrir l’actualité de l’environnement. En conséquence, les conclusions tirées du dépouillement des archives de presse ont toutes les chances d’être de simples « reliques », des repères totalisants qui informent plus sur les logiques de fonctionnement d’une entreprise médiatique que sur l’évolution réelle des phénomènes observés.

3 Les réflexions d’Olivier Fillieule si elles ont le mérite de soulever un problème méthodologique fondamental, celui d’une utilisation non contrôlée ou non maitrisée de la P.E.A, doivent être impérativement revisitées et discutées dans le cadre d’un régime autoritaire où le coût répressif d’une action collective est fort élevé, mais aussi en tenant compte de la place particulière de la presse écrite dans l’histoire de la contestation politique et sociale égyptienne. Trois observations fondamentales doivent être d’emblée présentées.

4 1. Le récit médiatique n’est pas une archive comme les autres. A la différence des sources administratives et policières, il ne se limite pas à enregistrer ou informer les responsables politiques et sécuritaires. La raison d’être d’un « texte » journalistique ou d’une information télévisée est d’être lu ou vue par le plus grand nombre, et si possible influer sur les perceptions et les choix des lecteurs ou téléspectateurs. La « mémoire » médiatique bénéficie d’une logistique et une légitimité historique qui l’autorise à l’interprétation-diffusion immédiate. Prolixe, journalière, mais surtout injonctive et performative, la narrativité médiatique relève d’un type de récit qui prétend, au nom des « faits » et de l’ « actualité », expliquer quotidiennement ce-qui-se-passe13.

5 2. Si le récit médiatique camoufle, à travers les histoires qu’il raconte, le milieu et les conditions sociales de sa fabrication (« le faire de l’histoire »), il possède néanmoins la capacité de produire un langage d’unité et de communication, un discours de la conjonction qui permet de dépasser « les contradictions nées de la violence du temps ». Il compense, comme dit Michel de Certeau, « les disjonctions croissantes créées par la division du travail, par l’atomisation sociale et par la spécialisation professionnelle »14. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la condition de possibilité de cette « habitabilité du présent », soit la mise à distance des récits médiatiques par rapport à la praxis qui l’organise ou les forces politiques ou économiques qui l’abritent.

6 3. Olivier Fillieule propose de remplacer la méthode de la PEA par le questionnaire, dans le cadre d’une nouvelle approche des mouvements de protestation qui privilégie le temps court ou l’étude d’une mobilisation dans son déroulement15. Le but étant de passer par le témoignage direct afin d’éviter les biais propres aux sources de presse. Mais c’est bien sur le plan de la diffusion stricto sensu des mobilisations d’un site à un autre, surtout en l’absence d’une forme de communication directe entre groupes protestataires, que l’analyse du récit médiatique peut être utile. Car il est tout à fait probable que des mouvements partageant, ou croyant partager, les mêmes maux et les mêmes raisons de manifester soient informés via les médias à la fois sur les conditions

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de déclenchement d’une mobilisation que sur les phases de son évolution. Il est tout à fait probable que les « suivistes »16, dans une période d’intense couverture médiatique, reproduisent, ou tentent de reproduire, le schéma de déclenchement et d’évolution d’une mobilisation rapportée par les médias et non pas celle « réellement » effectuée par les « initiateurs ». Autrement dit, ce qui semble échapper à Olivier Fillieule c’est que dans ce cas, ce qu’il appelle le problème des « cycles d’attentions médiatiques » est le problème non pas seulement du chercheur, mais potentiellement aussi celui des manifestants eux-mêmes ! En vérité, si cycle de mobilisation ou diffusion il y a, c’est souvent d’abord grâce à la capacité qu’ont certaines actions collectives, narrées, à faire croire que l’histoire se révèle ou se résume dans tel ou tel événement.

La presse « privée » ou l’avènement d’un nouveau « lieu » de production journalistique

7 La sociologie des médias s’est surtout appliquée ces dernières années à démasquer les variables organisationnelles et temporelles qui s’abritent derrière le stéréotype du « journaliste » comme profession libérale. Une sociologie du journalisme « en train de se faire » a permis ainsi de démontrer le caractère profondément « collectif » de l’écriture journalistique : du processus de codification du discours de presse, les effets de routinisation du travail journalistique, ainsi que la division du travail qui préside à l’élaboration de tout bulletin d’information, font apparaître l’existence d’une chaîne de production et de contraintes pratiques qui mettent en garde contre une vision individualiste de l’opération de mise en récit des événements. Cette dernière est d’abord le fruit d’un faisceau d’interactions, d’interdépendances et de mécanismes d’incorporation qui ont souvent pour effet d’« homogénéiser » les différentes formes de traitement de l’actualité17. Mais en dehors de ces limites institutionnelles ou sociologiques, on voudrait ici interroger les frontières « naturelles » de l’opération de circonscrire par l’ « article » ce qui relève par essence de la « pratique », de l’ « agir » et de l’« expérience » sociale, expérience dont l’épaisseur ne se limite certainement pas aux instants de visibilité protestataire (grèves, sit-in, manifestations…), mais s’inscrit dans la continuité des profondeurs océaniques de la résistance quotidienne18. Si comparaison est possible avec les réflexions de Michel de Certeau sur les « pratiques » d’espaces, l’« article » est à l’« action » collective ce que le « texte » urbanistique représente pour les « pratiques » cheminatoires et autres appropriations du système urbain par le marcheur : une « relique », un « repère totalisant » et « réversible » à la place des « énonciations piétonnières » qui jouent sur et avec les planifications spatiales. De Certeau, qui philosophe sur les « tactiques » du quotidien, démontre comment la ville-concept, reflet d’une utopie scientifique et politique de maitrise et de dépassement des « contradictions nées du fait urbain », s’origine d’une « pulsion scopique » et panoptique qui a pour préalable une « procédure d’oubli », c’est-à-dire une méconnaissance des appropriations journalières et inventives des usagers de la ville. Depuis le 110e étage du Wold Trade Center, du temps où les célèbres tours de Manhattan dominaient encore le ciel de la mégalopole américaine, Certeau aboutit à une constatation épistémologique majeure : l’élévation suppose un abandon, une mise à distance. L’œil panoramique que permet le surplomb est une fiction, un « simulacre » qui a pour condition de possibilité un éloignement du « down », de l’« ici-bas » où s’évanouit l’observation totalisante de l’« ordinaire » de la vie urbaine. A la cohérence et

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lisibilité fixiste des planifications géographiques ou urbanistiques, créatrices de lecteurs, s’oppose ainsi une prolifération de pratiques illisibles, labyrinthiques, rusées et non maîtrisables de marcheurs créateurs.

8 Le parallèle a un but. Dans sa prétention à la médiation et à la représentation, au double sens du terme, le texte journalistique partage avec la « carte » urbanistique ou géographique à la fois leur impuissance à remplacer les « performances » ou « expériences » dont ils prétendent rendre compte, puisqu’elles ne s’expriment que dans leurs effectuations, que dans leurs mouvements mêmes, mais aussi leur capacité à transformer ces dernières en surfaces de lisibilités. Elles proviennent d’un processus historique de technicisation, d’autonomisation de discours et de définition d’un lieu propre de formulation et de projection. Elles se positionnent donc dans le domaine de la « stratégie », telle que définie par Michel de Certeau : un type d’action ayant pour caractéristique première le pouvoir de se doter d’un lieu propre, d’une base circonscrite à partir de laquelle « un sujet de vouloir et de pouvoir » (une institution, une entreprise, une armée...) gère ses relations avec une force étrangère (un concurrent, une menace, une cible…). Par l’instauration d’un champ « propre » de gestion, de capitalisation et d’anticipation/expansion, la « stratégie » est une « victoire du lieu » sur les aléas et les risques du temps. Mais elle renvoie aussi à un type de savoir spécifique, panoptique, qui permet de muer l’extériorité en données observables, lisibles19.

9 L’observation de l’histoire de la naissance de la presse privée en Egypte permet, dans un premier temps, de situer les caractéristiques des récits journalistiques sur les mouvements de protestation sur cette base. La fondation d’un nouveau complexe de production journalistique, le journal « privé », qui s’appuie sur une nouvelle organisation du travail, de recrutement professionnel et d’un nouveau type de financement ont permis la formulation d’une pratique et une écriture journalistique sensiblement distinctes de celles de l’Etat ou de partis. La différence entre le journal al- Ahram, porte-parole de l’Etat, et un journal d’opposition comme al-Dustôr n’est pas qu’affaire de positionnement politique, mais renvoie d’abord à l’instauration d’un milieu d’élaboration, d’une assise financière et de méthodologies médiatiques autres. Même si tous les journaux privés ne sont pas comme al-Massry al-Youm et al-Dustôr, l’avènement d’une presse financée par des hommes d’affaires est fondateur en Egypte d’une offre journalistique nouvelle qui rompt avec les traditions journalistiques antérieures. Ici une nouvelle organisation technique, qui s’arque-boute sur un pouvoir économique cherchant à infiltrer le milieu, a permis à la fois la publicisation et la « découverte » d’une problématique ignorée, le mouvement social, ainsi que la consolidation victorieuse d’un type inédit de narration de l’actualité. Certes des journalistes illustres comme Ibrahim Eissa, Khaled al-Balchy, ou Hisham Khacem, ont joué un rôle fondamental dans ce processus de rupture avec les productions médiatiques dominantes à l’époque. L’introduction d’un journalisme d’« information » qui s’inspire du modèle anglo-saxon doit beaucoup à la gestion par Hicham Khacem du quotidien al-Massry al-Youm. De même on ne peut ignorer le talent et le combat du journaliste écrivain Ibrahim Eissa, fondateur et rédacteur en chef emblématique du journal al-Dustôr, dans la définition d’un nouveau journalisme plus sensible aux attentes du public que celles du régime. Mais, comme le rappelle bien Christian Delporte20, étudier l’histoire de la profession par la focalisation sur quelques parcours singuliers de journalistes stars, pourrait conduire bel et bien à conforter « une vision mythologique du journalisme perçue au travers de ses modèles, ses héros, ses dieux »21. Les mutations

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de la pratique journalistique en Egypte ainsi que l’attention, progressive, accordée par ces nouvelles structures à la couverture du mouvement social, relève d’abord d’un lieu social de fabrication médiatique. Fabrication articulée sur le talent et les ambitions d’une nouvelle génération de journalistes, une organisation du travail journalistique, un financement privé et une infrastructure ; soumise à des contraintes politiques et économiques ainsi qu’aux caractéristiques d’un champ journalistique dominé par une presse dite « nationale » qui entretient des rapports privilégiés, sinon exclusifs avec le pouvoir ; inscrite dans un mouvement social global caractérisé par la montée de la contestation. Que ce nouveau lieu de fabrication des récits médiatiques ne puisse bénéficier de la stabilité ni de l’assurance que peut lui procurer l’établissement d’un « propre » face à la menace autoritaire, redoublait de son efficace subversif. Face à la prédation du régime et une posture d’inégalité vis-à-vis des médias de l’Etat, surtout quant à l’accès aux sources officielles, une logique de position et de survie imposaient à cette presse naissante la couverture et la valorisation de problématiques jusque-là délaissées par les institutions médiatiques égyptiennes. Derrière l’apparente posture de l’opposition au régime (al-Dustôr) ou la recherche d’un journalisme purement informationnel (al-Massry al-Youm), les fondations d’une légitimité et d’une « place » s’instaurent et définissent les frontières où une nouvelle rationalité journalistique va désormais situer son action. Un témoignage de Hicham Khacem22 sur le projet de création du journal al-Massry al-Youm, résume parfaitement comment dans l’Egypte des années 2000 l’émergence d’un « lieu d’observation » journalistique « privé », avait implicitement impliqué une reformulation du rôle du « journal » dans ses rapports avec le régime et à la société : Mon idée était de faire un journal purement informationnel, fuir la polarisation qui gouverne la presse égyptienne entre le régime et l’opposition et s’introduire dans une zone complètement vide qui est celle de l’information. Et ce fut très difficile de convaincre les propriétaires et mes collègues d’une telle conception. Le premier rédacteur en chef que j’ai engagé était Anwar al-Hawary. J’avais une très mauvaise relation avec lui. Je constatais qu’il essayait de s’éloigner de l’idée du journal d’information. J’ai trouvé par exemple qu’il a avait mis un titre du genre : « La maudite décision d’unification des appels à la prière ». Je lui ai dit non, moi je ne veux pas ton opinion, moi je veux savoir si cette décision va s’appliquer à toutes les mosquées ou non, est ce qu’on va utiliser des CD, comment ils vont s’organiser, bref des informations et on laisse au lecteur décider lui-même si cette décision est maudite ou pas. Après 6 mois il eut une grande dispute entre nous sur une question d’annonce publicitaire, et qui s’est soldée par sa démission. En même temps le régime n’était pas content. Souvent Magdi al-Gallad, qui succéda à Anwar al- Hawary, venait me prévenir que la Sûreté de l’Etat est très en colère contre tel ou tel article. Je répondais qu’ici on ne fait pas de politique, on réunit des informations, on les traite puis on les vend. Tant que l’information est bonne, il n’y a plus de place à des considérations politiques. Dis leur de regarder ce que les journaux d’opposition écrivent, on est plus sérieux. Il me disait que pour eux c’était ça le problème, les gens nous croient. En fait, au regard de mon passé d’opposé politique, de mes combats pour la protection des droits de l’homme, ils pensaient que j’allais amener le journal vers l’opposition au régime, à les attaquer. Ils se sont dit ce n’est pas grave, il y a beaucoup de journaux d’opposition qui protestent, mais lorsqu’ils ont découvert que le journal était un journal d’information, ils ont été surpris. Ils n’ont pas imaginé que j’allais fonder un journal d’information et que les gens puissent nous croire23.

10 Les imbrications fortes entre les journaux dits « nationaux », dont les dirigeants sont souvent aussi membres du PND ou rapprochés de Moubarak, et les instances politiques

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et publiques de l’Etat, faisaient de toute information ou simple déclaration provenant de ces dernières le monopole des journalistes d’al-Ahram ou al-Gomhouriyat. Chercheurs, professeurs universitaires, militants, opposants politiques ou association de droits de l’homme remplacent alors les indisponibles ou inaccessibles ministres, dirigeants d’institutions publiques, hauts fonctionnaires ou autorités syndicales comme principales sources d’information et de définition du sens à donner aux événements. Un témoignage d’Anwar al-Hawary, premier rédacteur en chef du quotidien al-Massry al-Youm et qui a fait partie de l’équipe fondatrice du journal est fort révélateur sur cette logique de « place », ou ce que Khaled al-Balchy appelle la « formule de l’existence » pour signifier l’impératif de démarcation auquel était soumis al-Massry al-Youm pour s’imposer dans un champ journalistique dont le fonctionnement était articulé, jadis, sur la capacité du journaliste à fidéliser les sources officielles. Désormais, dans le cadre d’une nouvelle structure où la majeure partie des rédacteurs n’ont aucune expérience professionnelle et non membres du syndicat24, l’apprentissage du métier et l’excellence professionnelle passeront non pas par un impossible accès aux autorités officielles, au regard des blocages institutionnels auxquels doivent faire face un journaliste de la presse privée, mais par la capacité du journaliste à s’investir auprès de groupes sociaux marginalisés ou délaissés par la presse « nationale ». Quand on a commencé à publier, les sources non officielles étaient très disponibles, car elles n’avaient pas de tribune pour s’exprimer. En 2004 par exemple, pour écrire sur le mouvement Kifayat, la plupart de ses membres venaient nous voir jusqu’au journal pour faire des entretiens ; et lorsque tu écrivais sur le parti al-Wasat, la plupart de ses dirigeants venaient aussi nous rendre visite ; ou encore si tu écris sur Maktab al-Irchad, Mahdy Akef nous appelait pour nous remercier. Donc avec ça on fabriquait une « info », alors qu’auparavant c’était l’Etat qui fabriquait les infos, et c’était aussi l’Etat qui les publiait. D’autant plus que la couverture n’était pas juste. On avait considéré l’information comme un droit pour tous les gens, et non un privilège des appareils de l’Etat. Pour cette raison on avait créé le plus grand réseau de correspondants en Egypte, à travers la rubrique des « gouvernorats ». (…) Une seconde idée, inspirée d’une étude réalisée sur la presse à l’université de Columbia, un sujet qui portait sur « la couverture des sociétés marginalisées ». Et je trouvais ça adapté à la situation de l’Egypte. Je trouvais que l’Egypte réelle était délaissée, alors que les « unes » des journaux portaient uniquement sur le président, les hommes forts du régime, les ministres, et les nouvelles du PND, du gouvernement et du parlement ; et il y avait des ministres qui ne bénéficiaient pas de la couverture journalistique alors qu’une minorité de personnalités monopolisait l’attention médiatique. Tout le reste était marginalisé. On a donc décidé de jouer sur cette zone des marginalisés : ministres et parlementaires, villages et gouvernorats, partis politiques, société civile, la femme ainsi que les quartiers. J’avais aussi des journalistes très jeunes, donc je savais que je ne pouvais concurrencer al-Ahram et al-Akhbar qui sont les portes parole des ministères. (…) On avait le sentiment que les choses allaient changer, et qu’on ne pouvait se contenter de faire du journal une brochure de doléances, mais de faire de ces doléances une « information », et les problèmes et soucis des gens des investigations, et on est parti voir le citoyen jusqu’à chez lui, et on lui a présenté un service fondé sur l’information. Une troisième dimension de notre couverture, et qu’on n’allait pas laisser nos journalistes courir après les ministres, par exemple le ministre de l’éducation, mais il fallait que ce soit ce dernier qui cours après le journaliste dans les quatre mille écoles, c’est-à-dire que le rédacteur qui se charge de couvrir le ministère de l’éducation, ne couvre pas le ministère mais tout le dossier de l’éducation, et c’est le cas pour tous les ministères. Donc on n’a pas attendu que le ministre nous fasse part de sa générosité pour qu’on couvre ses activités et ses déplacements. Donc il fallait élargir le champ de notre couverture.25

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11 Le cas de la couverture de la problématique environnementale par une jeune journaliste du Dustôr, illustre de façon éclatante comment ce processus de renversement du privilège des sources traditionnelles ou « primaires »26 dans la définition des problèmes en Egypte, a placé la presse privée au cœur de la dynamique protestataire des années 2000. Processus qui renvoie, in fine, à un nouveau mode de travail et de légitimation médiatique ainsi qu’aux contraintes pratiques auxquelles devaient faire face les journalistes d’une presse perçue dès le départ comme menaçante par le régime de Moubarak.

Al-Dustôr et la « découverte » du mouvement social « contre l’installation de l’usine Agrium »

12 Nadia Dakhrour rejoint al-Dustôr en 2006. Après avoir obtenu sa licence en journalisme, Université de Hilwan, elle intègre directement le journal al-Dustôr alors hebdomadaire. Ce dernier a connu d’abord une première, brève et spectaculaire apparition vers la fin des années 1990, avant que le régime ne lui retire la licence de diffusion27. Le journal réapparaît en 2005 après plusieurs tentatives de publication sous la direction du même rédacteur en Chef Ibrahim Eissa, et le même propriétaire Ismaël Fahmy, homme d’affaire wafdiste qui a fait sa fortune dans le marché de l’édition. Comme pour le journal al-Massry al-Youm, al-Dustôr s’appuie essentiellement sur des jeunes rédacteurs pour lancer le journal. Excepté certains journalistes ou écrivains qui ont participé à la première expérience comme Ibrahim Mansour et Bilal Fadl, la plupart des journalistes qui intègrent la structure sont des jeunes fraîchement diplômés à la recherche d’un emploi. Ce fut Khaled al-Balchy, directeur exécutif du journal, qui fut chargé du recrutement des journalistes. Des centaines de candidats se présentent alors au journal et après plusieurs réunions et discussions, une quarantaine de journalistes furent choisis. Le choix s’est effectué, d’après Khaled al-Balchy, sur la base de « la capacité du candidat à proposer des idées intéressantes et à pouvoir les concrétiser ». Pris par l’urgence de publier, al-Dustôr n’a pas de stratégie médiatique claire comme ce fut le cas pour al-Massry al-Youm. Il se veut un journal d’opposition, indépendant, et durcit le ton dès les premiers numéros. Il fait alors des affaires de torture dans les prisons égyptiennes et des activités du mouvement Kifayat sa principale préoccupation. Malgré le succès et la célébrité du Dustôr, les conditions de productions sont « très difficiles » et les salaires, « dérisoires »28, des jeunes rédacteurs sont les causes de conflits permanents avec Ibrahim Eissa et le propriétaire. Khaled al-Balchy finira par quitter le journal, fin 2006, pour protester contre les prélèvements « répétitifs et injustes » des salaires des journalistes. Outre la censure, l’histoire du journal al-Dustôr est marquée par une légendaire précarité de ses journalistes, dont la plupart sont aujourd’hui en conflit direct avec Ibrahim Eissa.

13 L’arrivée de Khaled al-Sirgany, figure importante du paysage journalistique égyptien et journaliste d’al-Ahram, à la place de Khaled al-Balchy, avait pour objectif de faire passer le journal de l’hebdomadaire au quotidien. Son recrutement coïncide avec le développement des protestations collectives et leur élargissement à des secteurs de la société jusque-là sans passé protestataire significatif, notamment le milieu des fonctionnaires. Al-Dustôr fait alors de la couverture et la valorisation du mouvement social sa marque de distinction.

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Premièrement, les mouvements sociaux ne bénéficiait d’aucune couverture de la part des journaux du gouvernement, et pas tous les journaux privés pouvait le faire, car cette dernière est lié à ses propriétaires, qui sont des hommes d’affaires. Donc lorsqu’il se produit une grève ou une protestation elle peut concerner un de ses amis. Donc lorsqu’on a voulu faire du Dustôr un quotidien, on s’est dit qu’on devait couvrir les sujets dont nous sommes les meilleurs, et c’était les mouvements de protestation. Et si par exemple, un autre journal comme al-Masry al-Youm publiait un article sur une protestation de paysans, nous on valorisait l’événement et on le publiait en première page. Deuxièmement, on avait considéré que ce public des mouvements sociaux était nos lecteurs. Donc on avait pris la décision d’élargir notre couverture à tous les mouvements de protestation, car ils devaient constituer notre public29.

14 Cette nouvelle politique médiatique du journal va déterminer à la fois la nature des journalistes qui vont rejoindre la nouvelle équipe du quotidien, ce sont uniquement des professionnels du métier car le journal n’a ni le temps ni les moyens de les former, ainsi que l’organisation du travail au sein du Dustôr, organisation intimement dépendante des moyens financiers à la disposition de Khaled al-Sirgany : Premièrement al-Dustôr était un journal très pauvre financièrement. Par exemple, le journal possédait un seul ordinateur, pour un total de 80 journalistes. Ceci déterminait notre façon de couvrir et notre organisation du travail. C’est ainsi qu’on avait fusionné les deux rubriques, l’information et les investigations. Si tu vois les autres journaux égyptiens, chaque secteur de la société, la santé par exemple, est couverte par trois ou quatre journalistes. Nous on avait un journaliste pour deux ou trois secteurs à la fois. J’avais organisé le travail de la sorte : le rédacteur qui s’occupe du ministère de la santé se chargeait aussi du syndicat des médecins, du syndicat des pharmaciens, et les centres de droits qui avaient des liens avec la santé. Même pour ce qu’on appelle « la société civile », deux journalistes couvraient les activités d’une centaine d’organisations. Aussi, à cause du manque de moyens, le journaliste s’occupe à la fois d’un secteur social et les mouvements de protestation en rapport avec ce secteur30.

15 C’est dans le cadre de cette réorganisation du travail au sein du journal et de l’intensification de la contestation en Egypte que la jeune journaliste Nadia Dakhroury se fit charger de couvrir les activités du ministère de l’environnement. Comme beaucoup de ses collègues, Nadia n’est pas militante et n’a participé à aucune activité politique ou sociale avant son entrée au journal. Avant le passage au quotidien, ses activités au sein du Dustôr se limitent à l’observation et à la formation. Elle est encore considérée comme stagiaire. Avec le passage au quotidien, Khaled al-Sirgany lui confie le ministère de l’environnement. Ce dernier est à l’époque fort déconsidéré par les journalistes : « seuls les journalistes sanctionnés se voient confiés la tâche de couvrir le ministère de l’environnement »31. Et globalement, les problématiques liée à ce dernier ne suscite aucun intérêt, ni des médias, ni des pouvoirs public ni de la société. Le sujet est restreint à certains cercles d’universitaires, militants de gauche ou associations qui peinent à publiciser les problèmes et les enjeux liés à la pollution en Egypte. Pourtant c’est vers ces derniers que la jeune rédactrice se tourne pour faire face à la difficulté, voire impossibilité, de communiquer avec les sources officielles. «J’ai découvert qu’il était très difficile d’avoir une déclaration du ministère de l’environnement ou avoir une quelconque information, alors j’ai commencé à travailler sur le ministère en dehors de la boîte, c’est-à-dire que je partais dans les universités, je ramenais des études et je les publiais. Les sources officielles étaient complètement fermées. Mes sources furent alors des experts, des professeurs universitaires, etc.32.

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16 Outre les études d’experts et d’universitaires, Nadia al-Dakhroury construit ces enquêtes sur la base des doléances de citoyens publiées dans le site internet du Centre de Droits de l’Homme. C’est là qu’elle découvre l’annonce d’Ahmad al-‘Achmaoui, un membre du parti al-Tagamuu’, contre l’implantation d’une usine dans la région de Damiette. C’est le début d’une médiatisation intensive de la célèbre affaire « Agrium » et la constitution de la « compagne populaire contre l’installation de l’usine Agrium à Damiette ». L’affaire remonte à 2007, lorsque la société canadienne « Agrium » obtint l’autorisation de l’implantation d’un site de production de l’ammoniac dans la petite ville côtière de Ras al-Bar, à quelques kilomètres de la ville de Damiette. Le projet se heurte dès le début à l’opposition de quelques associations et dirigeants locaux qui tentent par tous les moyens d’attirer l’attention de l’opinion publique sur les dangers sanitaires et environnementaux liés aux activités de l’usine. Le développement de la contestation de la population locale contre le projet est parallèle à une couverture médiatique de plus en plus intensive, car le journal al-Dustôr, qui écrit de façon quasi quotidienne sur l’action et les activités du mouvement, incite progressivement les autres journaux et chaines télévisées, même publiques, à s’y intéresser. Le mouvement rallie alors partis d’opposition, syndicats, parlementaires, personnalités politiques et artistiques et devient le sujet principal des émissions télévisées. Devant le développement, quantitatif et qualitatif des mobilisations de la population de Damiette, mobilisations qui culminent avec la manifestation du 29 avril 2008 où environ 10 000 personnes vont protester devant le siège du gouvernorat, une commission parlementaire recommande de déplacer l’usine hors de la région de Rass al Barr.

17 La trajectoire journalistique de Nadia Dakhroury et sa participation active dans le processus protestataire de l’une des grandes mobilisations de l’Egypte des années 2000, trajectoire qui n’est d’ailleurs pas singulière, met en évidence l’importance des mutations de la pratique journalistique pour comprendre l’investissement de la presse privée dans la couverture des mouvements de protestation.

Dynamique narrative et action collective : un itinéraire

18 Le récit médiatique est « stratégique » de par son articulation à un lieu de production, de par son pouvoir de transformer les complexités ou les incertitudes de l’histoire en surfaces de lisibilités, en « articles ». Mais il semble relever aussi, dans l’analyse que fait Certeau des récits d’espace, des pratiques tacticiennes à travers la capacité qu’ont des histoires journalistiques ou télévisées à articuler des pratiques d’espace. A ce titre, le narré médiatique de l’actualité se distingue des abstractions du discours scientifique par une amplification d’actions spatialisantes. C’est un récit d’actions. Il semble sauvegarder encore, d’une façon qu’on verra plus tard, ce qu’un processus historique d’autonomisation et de conceptualisation a fini par ôter aux représentations géographiques savantes : les itinéraires qui en étaient la condition de possibilité et qui permettaient d’exposer, sur une même surface, la description d’un chemin à effectuer et les « résultats d’un état de savoir ». En effet, comme pour les pratiques cheminatoires, Certeau repère dans les activités journalières et ordinaires un premier et immense corpus où des formes élémentaires de récits guident et organisent des marches. A travers tout un répertoire de codes, d’expressions et de métaphores, une « syntaxe spatiale » sélectionne, place et déplace des pas, opère des jonctions entre des éléments disparates conduisant le voyageur d’un point à un autre, « elles font le voyage avant ou

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pendant que les pieds ne l’exécutent ». Les récits d’appartements ou de rues relève ainsi pour Michel de Certeau d’une première expérience de la quotidienneté qui permettent d’opérer, à travers une combinaison d’indicateurs de parcours et d’éléments de lieu, une traversée spatiale. Subtilités élémentaires d’une appropriation ou manipulation par un récit d’un ordre spatial imposé, mais où se manifestent aussi le plus clairement, les coordinations possibles entre un faire et un voir, c’est-à-dire « la relation entre l’itinéraire (une série discursive d’opérations) et la carte (une mise à plat totalisant des observations) ». Au-delà de ces micro-récits de la culture ordinaire, narrativités premières et quasi intuitives articlant des opérations sur les lieux, ce qui est en jeu ici c’est le récit d’actions collectives dans sa double dimension, performative et créative. Comme le précise Michael Sheringham, il y aurait pour Certeau une ambiguïté foncière du récit33. D’une part le récit délimite, circonscrit le champ d’action, trace des frontières et des « lignes de démarcation ». Il relève d’un ordre et institue de l’ordre. D’autre part, il permet des ouvertures et incite à des mobilités. Les frontières qu’il semble imposer sont en vérité trompeuses, elles sont-elles mêmes créatrices d’espace par le jeu d’interactions et de déplacements qu’elles génèrent ; du fait même de fixer, le récit implique déjà de la mouvance et de la dynamique. Les points de « bornage » sont autant de points de séparation que de rencontre. Elles sont « neutres ». Et ambivalence supplémentaire pour le récit médiatique, il possède, au nom du « réel », le pouvoir de montrer en cachant. Il joue « double jeu ». Le récit a donc une fonction d’ « autorisation » ou de « fondation ». Comme pour les actions rituelles qui précédaient chez les romains toute action guerrière, politique ou commerciale, le récit « ouvre l’espace » aux opérations ou entreprises « qui se risquent hors des frontières » : C’est une fondation. Elle « donne espace » aux actions qu’on va entreprendre ; elle « crée un champ » qui leur sert de « base » et de « théâtre ». Tel est précisément le rôle premier du récit. Il ouvre un théâtre de légitimité à des actions effectives. Il crée un champ qui autorise des pratiques sociales risquées et contingentes34.

19 Les enquêtes que nous menons actuellement en Egypte ont pour objectif, entre autres, l’étude des articulations possibles entre une narrativité journalistique engagée et des actions collectives en contexte autoritaire, à travers ce que nous avons appelé un « itinéraire d’action collective ». C’est-à-dire la capacité qu’a un certain type de performance collective, récitée, à agir sur une dynamique protestataire en incitant d’autres mouvements, potentiellement intéressés, à l’émulation. Nous partons de l’idée que, dans certaines circonstances, ce qui circule, se diffuse ou se transmet en termes de répertoires, ce ne sont pas des actions, mais plutôt des « récits d’actions ». Aussi, se pose la question de la dimension performative et créative du récit journalistique. Par « itinéraire » nous voulons dire la possibilité pour un groupe social qui cherche à exprimer son mécontentement ou ses demandes de bénéficier, à travers une couverture médiatique instantanée, d’une « représentation » d’ensemble d’une action collective ; il renvoie à un enchaînement particulier de séquences et d’actions-réactions délibérément recherchées par les protestataires afin d’aboutir à un résultat espéré d’avance. En comparaison avec la notion de « répertoire »35, et grâce à une « mise en scène » médiatique, celle d’itinéraire constitue une représentation schématisée d’une action collective : sa configuration de départ, son évolution après interaction ou confrontation avec les forces de l’ordre, les résultats de l’aventure. Elle suppose une connaissance des réactions préalables des principaux intervenants dans un processus protestataire, dérivant d’une lecture stratégique de leurs actions (outre celle du régime, la position des médias, l’opinion publique internationale, etc). Plus qu’un modèle d’action,

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l’ « itinéraire » est un chemin à suivre et qui dans l’esprit des protestataires, doit aboutir inexorablement à un résultat bien défini, la reproduction d’une action collective réussie (celle par exemple des fonctionnaires de l’impôt foncier qui ont réussi à quintupler leurs salaires36). Ce chemin de l’action se construit ou se reconnaît à partir de « transitions séquentielles ». Chaque séquence se construit elle-même d’une multitude d’événements qui assurent le « sens du mouvement », aboutissant à un événement majeure qui conduit vers un autre chapitre du processus protestataire. En référence à l’itinéraire espéré, les manifestants poussent délibérément à une reproduction séquentielle du modèle de départ. C’est bien la volonté de rejouer cette performance « fondatrice » et « autorisante », ainsi que la croyance de partager les mêmes maux et les mêmes conditions objectives de « répéter le coup », qui explique le recours des « suivistes » à telle ou telle forme d’action et les similitudes observées entre des trajectoires de mobilisations. A plusieurs égards, presque toutes les grandes mobilisations survenues en Egypte à partir de 2007 ont été des tentatives de reproduction des sit-in des ouvriers de Mahalla al-Kobra et des fonctionnaires de l’impôt foncier. Créant une sorte de précédent dans l’histoire protestataire égyptienne, leurs mobilisations ont opéré chez le travailleur égyptien une stimulation psychologique sans borne, une confiance dans ses capacités à bouleverser un ordre qu’il a de tout temps estimé injuste, humiliant, mais répressif et insurmontable37. Mais plus qu’un sursaut de confiance ou une « libération cognitive »38, les deux mouvements, par leur spectaculaire médiatisation et par l’enchainement particulier des événements, offrirent à des classes sociales opprimées, craintives et sans passé contestataire significatif, un modèle d’action réussi, adaptable, empruntable, rapide et dont le coût répressif est relativement faible. Il va sans dire qu’un tel itinéraire est, d’abord, une production purement médiatique, il n’existe que récité. C’est une fiction ; « des coups s’y racontent non des vérités »39. Il résulte du pouvoir qu’a une narrativité journalistique instantanée et journalière à simplifier l’histoire et schématiser des parcours. Deux mouvements qui organisent notre itinéraire.

La mise à disposition par la mise à distance

20 La narration médiatique du sit-in des employés de l’impôt foncier en décembre 2007, performance novatrice tant au niveau de l’ampleur de la mobilisation (une dizaine de milliers de manifestants) que par le site choisi pour manifester (le conseil des ministres), correspond à la représentation que tel ou tel journaliste a pu ou a voulu faire de cette mobilisation. Les contraintes inhérentes à l’exercice de la profession, la censure ou l’autocensure, ses affinités politiques ou idéologiques, les intérêts du propriétaire ou du rédacteur en chef, agissent dans le champ du métier comme autant de barrières à une transcription fidèle, constante et approfondie d’un mouvement social. Pour des raisons qui lui échappent souvent complètement, le journaliste du Massry al-Youm ou du Dustôr ne peut reproduire par l’écriture journalistique, et tout ce que cette opération occulte d’institutionnel ou de collectif, ni les longues heures passées par les employés ou les ouvriers à la préparation de leur manifestation, ni les logiques sociales ou politiques qui ont participé à son émergence, c’est-à-dire, finalement, le « vécu » même de ces groupes sociaux. Ce qui est présenté par les employés eux-mêmes comme une « épopée »40 cache en vérité des divisions profondes, des « trahisons », des doutes, des trajectoires diverses et des intérêts contradictoires. Derrière le Récit épique et « visible » d’une aventure collective de quelques jours,

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s’éclipsent et s’oublient des milliers d’histoires, des luttes quotidiennes et d’infinies tractations.

21 « Dans notre interminable lutte contre l’injustice de l’Etat égyptien, notre principal ennemi étaient les fonctionnaires eux-mêmes. Habitués à la servitude et à l’humiliation, notre plus grand défi était de les convaincre du bien-fondé de notre combat. Je me rappelle que le premier jour de mon travail, au milieu des années 1990, je découvris que le directeur du service faisaient travailler pour son propre compte, gratuitement, dans les champs, tous les employés du service, sans que personne n’ose contester quoi que ce soit. Le fait de refuser de travailler dans les champs me valait des problèmes constants avec lui. Il voyait que j’étais différent, que je n’acceptais pas cette situation, et j’étais tout le temps menacé de licenciement. Les employés étaient divisés en trois parties, ceux qui étaient contre nous, nous combattaient et nous considérait comme des fous, et c’était la plus grande partie ; une seconde catégorie de travailleurs se situaient au milieu, ils n’étaient pas contre nous, mais en même temps ils n’étaient pas avec nous, ils attendaient de voir ce qui va se passer ; et puis une dernière partie qui nous soutenait et se mobilisait constamment. Malheureusement ce fut cette dernière catégorie de fonctionnaires qui était la moins nombreuse »41.

22 Ce que le journaliste pourra retenir ou enregistrer du sit-in organisé par les fonctionnaires du 3 au 14 décembre 2007, c’est une « histoire », un « résumé » par le « texte » d’une performance sociale déterminée, une construction visuelle que l’œil peut maîtriser et transmettre. En d’autres termes, il mue le « vécu » d’un mouvement en un support d’action. Mais précisément parce que le média est « infidèle » et « irrégulier » qu’il agit puissamment sur la dynamique des mobilisations ; il « fait l’histoire » par cette capacité même à métamorphoser l’agir en narrativité. Par l’ « histoire », c’est-à-dire par la transmission scripturale ou télévisée, il opère une simplification historique, court-circuite les processus souvent très lents à l’origine de la mobilisation, et, en ce sens, il débloque des répertoires d’actions et ouvre les possibilités d’une probable tentation et tentative d’émulation. En somme, la condition même de circulation ou l’élargissement des mobilisations étant cette visibilité qui cache des processus et mécanismes complexes et invisibles. Une double mise à distance est ici le préalable d’une mise à disposition.

La schématisation

23 Mais la narration journalistique d’un mouvement social n’est pas seulement une « transformation » par le texte d’une « expérience » ou d’un « faire » ; c’est aussi une schématisation, un découpage séquentiel qui ressemble fortement, dans sa nature, à celle qu’opère le chercheur qui étudie la dynamique d’une mobilisation : il fragmente le parcours d’un mouvement, traversé par des transitions séquentielles significatives, en une multitude d’articles censés représenter le cheminement victorieux d’une lutte perçue comme « juste » et « légitime ». Un premier découpage dans le tissu de l’histoire est donc, avant d’être repris par des chercheurs ou par des « suivistes », l’œuvre d’une plume journalistique. Le fameux sit-in organisé par les employés de l’impôt foncier fut précédé en effet par plusieurs autres mobilisations, mais la plus importante étant le sit- in organisé devant le conseil des ministres, du 3 au 14 décembre 2007, au terme duquel les manifestants obtiennent une de leurs principales revendications : le rattachement financier et administratif des employés au ministère des finances, au lieu des

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gouvernorats, afin de jouir de salaires et de primes similaires à ceux de leurs collègues travaillant aux impôts généraux. L’égalisation des conditions constitue ainsi un thème de mobilisation central est unificateur, et va être repris par la suite par tous les mouvements des fonctionnaires pour demander des augmentations de revenus. Des récits narrant le sit-in des employés de l’impôt foncier, on voudrait se limiter ici aux titres des articles publiés de façon quotidienne par le journal al-Massry al-Youm. Le 03 décembre 2007 : « Les employés de l’impôt foncier refont aujourd’hui la grève » Le 04 décembre : « Des milliers de fonctionnaires de l’impôt foncier manifestent devant le siège du conseil des ministres » Le 05 décembre : « Les employés de l’impôt foncier continuent leur grève et le sit- in devant le conseil des ministres » « Les employés de l’impôt foncier continuent leur « défi » : « On ne quittera pas la rue sans solution » Le 06 décembre : « L’enfant « Islam » est venu participer avec son père au sit-in et devient crieur » « Des histoires du sit-in de milliers de citoyens devant le conseil des ministres » « Les employés de l’impôt foncier dépassent le premier ministre « Nadhif »…et recourent à « Abou Alaà » (Moubarak) » « Les employés de l’impôt foncier menacent de déplacer leur sit-in devant le palais présidentiel ».. et scandent : « Ya Abou Alaà regarde tes enfants » Le 07 décembre : « Les employés de l’impôt foncier refusent d’accorder à "Mojawir" un délai pour négocier avec le ministre des finances.. et attendent le retour de Moubarak pour transférer le sit-in devant le palais présidentiel » « Trois employés des impôts fonciers tombent de crises cardiaques… et les manifestants attendent le retour de Moubarak de l’étranger » Le 08 décembre : « Les familles des employés de l’impôt foncier participent au sit- in » « Les employés de l’impôt foncier font la prière du vendredi encerclés par les forces de l’ordre…et demandent l’aide de la "famille du président" » Le 09 décembre : « Les employés de l’impôt foncier réclament la chute du gouvernement... et se préparent à faire la prière du aïd devant le conseil des ministres » Le 10 décembre : « le ministre des finances répond aux manifestants : "Je vous promets de régler le problème mais sans me forcer la main" » « Les employés de l’impôt foncier ferment les succursales et le ministre des finances répond : "personne ne me force la main… Restez dans la rue" » « Les employés de l’impôt foncier ferment les succursales... et quatre états d’évanouissement parmi les manifestants » Le 11 décembre : « Le ministre des finances échoue à suspendre le sit-in de l’"impôt foncier" et les employés dans les gouvernorats continuent leurs grèves » « Le combat entre le ministre des finances et les employés de l’impôt foncier s’accentue après que le ministre soit revenu sur ses promesses » Le 12 décembre : « Les employés de l’impôt foncier menacent de faire la grève de la faim... et un soutien parlementaire pour les manifestants » Le 13 décembre : « Les familles des employés de l’impôt foncier participent aujourd’hui au sit-in » « Les employés de l’impôt foncier commencent le jeune islamique et chrétien devant le siège du conseil des ministres » Le 14 décembre : « Le ministre des finances se soumet aux demandes des employés de l’impôt foncier et accepte de les réintégrer au ministère des finances et leur accorde quatre mois de primes » « Les employés de l’impôt foncier suspendent leur sit-in et le ministre des finances accepte de les réintégrer au ministère des finances ».

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24 Chacun de ces comptes rendus est en fait un « mémorandum prescrivant des actions » 42. Dans leur déploiement journalier, soutenus par une couverture télévisée inédite, ils représentent les étapes ou les marches d’un itinéraire protestataire qui va du rassemblement de milliers de manifestants devant un lieu de pouvoir, jusqu’à la réalisation d’une revendication. La sélection parmi le flux d’informations ce qui doit être rapporté ou non agit dans le cadre de cette couverture au titre d’indicateur de parcours : « Si tu tournes à droite, tu trouveras ». Loin d’être une simple opération de camouflage ou de dissimulation, le tri journalistique a ici une fonction de balisage, il facilite la navigation. En « choisissant » dans la multiplicité des actions et des discours ce qui marque l’histoire d’une mobilisation, l’ « attention médiatique » montre le chemin, elle trace un itinéraire d’action. Occultation ou mise à l’écart nécessaire si on ose dire car elle est en même temps synonyme d’orientation et de guidage. Ambiguïté fondamentale du récit médiatique, il montre en cachant. Tel un « journal de marche » où des données fournies par des voyageurs précisent les étapes à effectuer, ces articles englobent des descriptions de lieux et de personnages, des histoires de vies et des citations, des mises en garde et des pièges à éviter. Informations utiles et précieuses pour des mouvements qui se risquent dans des opérations dangereuses ou territoires inconnus. La « participation des familles des employés au sit-in », « le commencement du jeûne islamique et chrétien » ou encore « la menace de la grève de faim » sont autant d’indications transitoires, des jonctions ou des ponts narratifs qui assurent le passage d’un point à un autre. Par les variations nouvelles qu’elles génèrent, ou qu’elles semblent générer sur la trajectoire de la mobilisation, variations qui font souvent la une du journal, elles transportent ou élèvent le mouvement vers des phases autres. Des metaphorai aussi. Dans la succession des événements protestataires, ces indications y injectent de l’unité, de la cohérence et du linéaire. Elle événementialise le temps de l’action collective. Simplification évidente et dangereuse, dira Fernand Braudel43, car cette sélectivité journalistique fait taire en même temps d’« autres préférences » ou d’autres lectures historiques possibles. Mais ce journalisme qui joue à l’historien sans le savoir ou le vouloir n’est pas sans conséquences sur une dynamique protestataire. Grâce à la narration d’actions collectives transgresseurs de « lieux », il s’agit aussi, pourtant, d’une forme plus complexe de manipulation par un récit d’un ordre social imposé.

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NOTES

1. Je fais référence ici à la distinction opéré par Michel de Certeau dans son livre L’écriture de l’histoire, 1975. 2. De Certeau, 1990. 3. Entretien avec Ibrahim Eissa, rédacteur en chef du journal privé al-Tahrir, Le Caire, 2013. 4. Ben Néfissa, 2013. 5. Je m’appuie en fait ici sur trois ouvrages de Michel de Certeau : L’écriture de l’histoire, 1975 ; Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, 1987 ; L’invention du quotidien, tome I, Arts de Faire, 1990. 6. Fillieule, 2007. 7. Michel de Certeau, 1975. 8. Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012. 9. Sommier, 2010. 10. Fillieule, 2007. Voir aussi Fillieule, 1997. 11. Tarrow, 1989. 12. Sommier, 2010. 13. Certeau, 1987. 14. Ibid. 15. Mayer, Favre, Fillieule, 1997. 16. McAdam, 1995. 17. Neveu, 1993. 18. Voir ici la thèse de Marie Duboc pour les mobilisations des ouvriers de l’industrie textile en Egypte, Contester sans organisations : Stratégies de mobilisation, question sociale et espace de visibilité dans les grèves de l’industrie textile égyptienne 2004-2010. A travers une étude ethnographique réalisée dans deux villes du delta du Nil (Mahalla al-Kubra et Shibin al-Khawn), l’auteur tente d’observer ce que l’action collective des ouvriers, actions visibles et organisées, doit aux caractéristiques locales et aux pratiques de résistances quotidiennes. 19. De Certeau, 1990. 20. Delporte, 1999. 21. Temimi, 2001. 22. Hicham Khacem est une grande figure du paysage médiatique égyptien. Méconnu du grand public, il est pourtant le principal architecte du journal al-Massry al-Youm. Il fut directeur de l’institut médiatique al-Massry al-Youm depuis sa création en 2004 jusqu’à 2006. 23. Entretien avec Hisham Khacem, ancien directeur de l’institut médiatique al-Massry al-Youm, Le Caire, 2013. 24. La profession de journaliste en Egypte est profondément articulée autour du syndicat des journalistes, dont l’intégration reste le rêve et l’enjeu principal de tout jeune rédacteur, car il est synonyme à la fois de protection syndicale, de reconnaissance de réussite dans la profession, mais aussi reconnaissance des institutions étatiques (forces de l’ordre, ministères, institutions publiques, etc.) qui n’accordent pas le même traitement aux journalistes syndiqués et non syndiqués. 25. Voir al-Massry al-Youm, le 22 juin 2014. 26. Shlesinger and Tumber, 1995. 27. El Khawaga, 2000. 28. D’après Khaled al-Balchy, le salaire le plus élevé d’un jeune rédacteur au Dustôr était situé aux environs de 80 Euros par mois. Mais la plupart des journalistes, s’ils étaient payés, avait un salaire qui variait entre 20 et 40 Euros par mois. 29. Entretien avec Khaled al-Sirgany, Le Caire, 2013. 30. Ibid.

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31. Entretien avec Nadia Dakhroury, Le Caire, 2014. 32. Ibid. 33. Sheringham, 2007. 34. De Certeau, 1990. 35. Tilly, 1984 ; Offerlé, 2008. 36. Entretien avec Tarek Mostapha, président du syndicat indépendant des fonctionnaires de l’impôt foncier, Le Caire, 2014. 37. Entretien avec Kamal Abbass, directeur du Centre des Services Syndicaux et Ouvriers », Le Caire, 2014. 38. McAdam, 1982. 39. De Certeau, 1990. 40. Après la « réussite » de leur sit-in en décembre 2007, le mouvement des employés de l’impôt foncier va publier un document d’une soixantaine de pages où il raconte l’histoire du mouvement et des principaux événements protestataires : Jamal Awyda, L’épopée du sit-in des fonctionnaires de l’impôt foncier, Le Caire, Centre des Etudes Socialistes, 2008. 41. Entretien avec Tarek Mostapha, Le Caire, 2014. 42. De Certeau, 1990. 43. Braudel, 2013.

RÉSUMÉS

La presse privée égyptienne a fortement investi la couverture des mouvements de protestation en Egypte. Son émergence au milieu des années 2000 coïncide de manière significative avec la montée des protestations collectives. En s’appuyant sur quelques travaux fondateurs de Michel de Certeau, notamment à travers sa célèbre distinction entre la « stratégie » et la « tactique », l’auteur revient sur le rôle du récit journalistique dans la vague de mobilisations qu’a connu le milieu des « travailleurs » égyptiens à partir de 2004. L’auteur espère aussi par-là participer au débat sur le rôle des sources de presse dans l’étude des mouvements de protestation.

The Egyptian private press invested heavily in the coverage of protest movements in Egypt. The emergence of Egyptian private press in the years following the turn of the millennium significantly coincided with the rise of collective protest. By basing his research on several foundational works by Michel de Certeau, notably through his famous distinction between "strategy" and "tactic", The author revisits the role of journalistic narrative in the wave of protests that took over the Egyptian "working class", starting from 2004. The author also hopes, in this way, to participate in the debate on the role of press sources in the study of protest movements.

INDEX

Mots-clés : presse privée, mouvement social, récit journalistique, archives journalistiques, stratégie, tactique, lieu de production, itinéraire d’action collective, journalisme, presse Keywords : press, social movement, journalistic narrative, journalistic archives, strategy, tactic, place of production, itinerary of collective action, journalism, Medias

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AUTEUR

BACHIR BENAZIZ Bachir Benaziz est doctorant en sociologique politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, sous la direction de Sarah Ben Néfissa. Il est boursier de l’Institut de Recherche pour le Développement. Sa thèse porte sur les relations entre presse privée et mouvements sociaux en Egypte. Bachir Benaziz is a PhD student in Political Sociology at the University of Paris 1 Panthéon Sorbonne under the supervision of Prof. Sarah Ben Néfissa. He has a scholarship at the Research Institute for Development. His thesis deals with the relationship between the private press and social movements in Egypt.

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Al-Badîl, ou L’alternative. Récit d’une expérience à la croisée entre journalisme et engagement militant

Marianna Ghiglia

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est partiellement tiré d’un mémoire de Master 2 intitulé « Histoire d’un journal égyptien "alternatif" : l’expérience du quotidien Al-Badîl », préparé sous la direction de Ghislaine Alleaume et soutenu en septembre 2011 à l’Université de Provence.

1 Au cours des dernières décennies, le paysage médiatique égyptien a subi une profonde reconfiguration. L’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, dont les chaînes satellitaires transnationales et l’internet, a entraîné une progressive perte de contrôle, de la part de l’Etat autoritaire, sur les flux informationnels traversant le pays. Dans ce contexte, les autorités égyptiennes n’ont pas essayé de mettre un frein à un phénomène qu’elles ne pouvaient de facto pas contrôler, mais elles se sont vues contraintes d’intervenir pour mettre en œuvre une libéralisation contrôlée du secteur de l’information et des médias traditionnels1. Démonopolisation maîtrisée de l’espace télévisuel, car les licences pour la création de chaînes privées égyptiennes ne sont accordées qu’à des hommes d’affaires considérés comme proches du régime. Démonopolisation moins contrôlée en matière de presse écrite, ce qui permet la prolifération de nombreux journaux privés. Or, cette libéralisation du champ médiatique est d’une certaine manière « contrebalancée » par le verrouillage progressif des institutions politiques, syndicales et associatives du pays, phénomène qui a été mis en lumière par certains chercheurs2. Ainsi, face à la fermeture des instances traditionnelles de la représentation politique, l’espace médiatique se transforme en quelque sorte en une arène d’expression du politique et est graduellement investi par l’opposition égyptienne. Alors que la jeunesse éduquée du

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pays fait du Web sa sphère privilégiée d’expression de griefs et de critique de l’autorité, en investissant la blogosphère d’abord et ensuite les réseaux sociaux, les élites intellectuelles et journalistiques se focalisent sur des supports médiatiques plus traditionnels, notamment la presse. Les journaux privés dits « indépendants » qui émergent au cours des années 2000 deviennent le canal d’expression d’une partie de l’opposition égyptienne et contribuent de manière évidente à élargir les limites du « dicible » dans l’espace public du pays en brisant les tabous les plus solides, dont la critique de la figure du Président. Si certains spécialistes ont perçu l’importance du rôle joué par la presse indépendante et ont avancé l’hypothèse qu’elle aurait fourni, entre autres, une sorte de protection aux acteurs des mobilisations sociales de la période 2006 – 2010 en « publicisant » leurs actions collectives3, ces publications n’ont pas fait l’objet d’études particulières et la question des acteurs qui leur donnent naissance et qui les font vivre – groupes hétérogènes composés la fois d’hommes d’affaires et de journalistes/intellectuels – a été négligée.

2 Cet article se propose de retracer l’histoire singulière d’un des représentants de la presse indépendante égyptienne, le quotidien Al-Badîl (L’Alternative). Expérience à la fois originale et épineuse : paru pour la première fois en juillet 2007 grâce à l’initiative d’un groupe de militants de gauche, contraint à la fermeture en avril 2009 officiellement pour des raisons financières, il sera relancé en novembre 2010 sous un nouveau nom et un nouveau format par une partie des journalistes qui y travaillaient. Saisie dans une perspective diachronique, et par les acteurs individuels et collectifs dont elle est à chaque fois le produit, l’expérience d’Al-Badîl révèle une profonde imbrication entre les univers du journalisme et de l’engagement militant. Pour être plus précis, le journal est un lieu de confrontation symbolique entre deux manières différentes de concevoir le journalisme et l’engagement militant et un espace où s’opère le passage d’une génération intellectuelle et militante à une autre.

Entre gauche démocratique et génération ’70 : « Fonder la troisième voie… »

3 Le 16 juillet 2007 paraît sur la scène journalistique égyptienne un nouveau quotidien privé4 : Al-Badîl. Le nom du journal révèle immédiatement l’intention des acteurs qui ont contribué à le faire naître : proposer une voix alternative à celles existantes. En s’auto-définissant comme « indépendant » (sahîfa yaumiya mustaqilla), le quotidien se place dès le début en opposition directe vis-à-vis des médias de l’Etat, critiqués pour leur manque de professionnalisme. Alors que ces derniers méprisent le public en le considérant comme un « ‘troupeau ensorcelé’ ou susceptible de se faire ensorceler », « Al-Badîl appartient à une école complètement opposée, selon laquelle la mission de la presse est de fournir des informations correctes, présenter des opinions et des propositions éclairantes et élargir le champ des choix possibles devant une opinion publique avertie »5. Un éditorial publié à la Une clarifie d’emblée les objectifs envisagés par le journal : celui-ci « se propose d’éclairer et promouvoir la lutte pour la démocratie et les libertés publiques et de garantir la réalisation des droits économiques et sociaux de tous les Egyptiens sur un pied d’égalité »6. Si ces mots montrent à l’évidence qu’Al-Badîl ne se contente pas d’être un simple témoin de l’actualité, mais revendique un statut d’« acteur », un deuxième article éclaircit davantage la mission qu’il s’attribue :

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L’alternative ? ! Oui, l’alternative qui est devenue une nécessité urgente, l’alternative qui est devenue un objectif et un rêve pour faire face à une réalité intolérable, l’alternative pour s’opposer à la corruption, à la dictature, à la domination et à l’exploitation, l’alternative pour un monde plus juste, l’alternative que nous souhaitons et convoitons, c’est l’alternative construite par les gens eux- mêmes pour réaliser leurs intérêts et objectifs. Voici entre les mains du lecteur le quotidien L’alternative, qui se considère comme étant une partie vivante et active de ce mouvement, reflète ses objectifs et aspirations et ambitionne même de contribuer à les réaliser7.

4 Au-delà de ses objectifs déclarés et des modalités discursives de présentation de soi, quelles sont les origines de ce projet éditorial ? Qu’en est-il des fondateurs et pourquoi ont-ils décidé d’investir l’espace public du pays en créant une nouvelle publication ?

5 Contrairement à la plupart des journaux privés qui voient le jour dans cette période d’effervescence sociale et politique, Al-Badîl n’est pas le fruit du mariage entre journalistes et capital8. C’est le produit d’une initiative collective lancée par un groupe d’intellectuels et militants de la gauche égyptienne, dont plusieurs activistes des droits de l’homme.

6 A en croire les acteurs ayant participé au projet depuis la phase initiale, l’idée de la publication serait née au sein du Centre Egyptien Social Démocrate (al-markaz al-misrî al-ijtimâ‘î al-dîmûqrâtî), entité politique informelle dont la création remonte à 2002 et qui rassemble quelques dizaines de militants d’âges variés. Ayant été socialisés, très jeunes, dans des organisations marxistes clandestines, ces derniers sont tous en rupture avec leurs précédentes expériences politiques. Ils critiquent d’une part l’excessive centralisation et l’autoritarisme du fonctionnement interne des partis de gauche et d’autre part, la place prépondérante qu’occupent le référent nationaliste et les slogans patriotiques dans leurs systèmes doctrinaux9, ce qui aurait en quelque sorte dénaturé l’esprit marxiste10. Cette remise en question débouche sur l’élaboration d’un nouveau projet idéologique désigné sous le nom de « gauche démocratique » et fondé sur la jonction « entre les principes de la démocratie et des droits de l’homme, d’un côté, et celui de la justice sociale, de l’autre »11, pour reprendre les mots de Farid Zahran, un des promoteurs du centre. L’idée de publier un journal aurait éclos face aux difficultés de se constituer en parti et d’investir la scène politique légale du pays. Comme l’explique très clairement un de ces activistes, « nous avions l’ambition de fonder un parti, mais nous n’avons jamais réussi à concrétiser notre objectif. Fonder un parti en Egypte est presque impossible, non seulement pour des raisons de nature juridique, mais aussi parce qu’il est difficile de rassembler un nombre suffisant de militants et de cadres. Ainsi, nous avons décidé de créer un journal »12. Al-Badîl aurait donc à l’origine été conçu comme un instrument d’action politique de « substitution ». L’accès à la rue étant de fait interdit à l’opposition égyptienne dans son ensemble, il s’agit d’investir l’espace public en passant par le champ médiatique13. Soulignons que certains militants du CESD ont déjà lancé, en juin 2005, une revue à parution irrégulière intitulée Al-Busla ( La Boussole)14. Imprimée à 1 000 exemplaires et consacrée à la publication de longs articles d’analyse politique et sociale, elle est par définition destinée à un public d’élite, alors qu’un journal d’information générale offre l’opportunité de s’adresser à un lectorat plus large, voire même de viser les masses.

7 Si l’idée initiale est le fait d’un collectif précis, la naissance d’Al-Badîl doit beaucoup à la participation d’autres acteurs qui ne font pas strictement partie de ce groupe. L’initiative prend de l’essor grâce à une figure intellectuelle renommée de la gauche

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égyptienne : Mohammed Al-Sayyed Saïd. Impliqué dans le projet dès la première heure, ce dernier est considéré comme étant le père spirituel du journal et deviendra également son premier rédacteur-en-chef. Né en 1950, diplômé de la Faculté d’Economie et de Sciences Politiques de l’Université du Caire, Mohammed Al-Sayyed Saïd est vice-directeur du Centre des études politiques et stratégiques d’Al-Ahrâm, l’une des plus importantes institutions publiques de recherche. Cela ne l’empêche pas d’être parmi les esprits les plus critiques vis-à-vis des autorités au pouvoir. En 2004, il fait partie du groupe d’intellectuels à l’origine du « Mouvement égyptien pour le changement ». Plusieurs observateurs ont par ailleurs remarqué le discours qu’il prononce en février 2005 à la Foire du livre du Caire, dans le cadre de la rencontre annuelle entre Hosni Moubarak et les intellectuels égyptiens les plus en vue. A cette occasion, il critique publiquement le Président en lui attribuant la responsabilité du sous-développement de l’Egypte, et réclame la préparation d’un nouveau texte constitutionnel, « (…) car la constitution de 1971 est arbitraire, et pour cette raison nous voulons une constitution complètement nouvelle dont les dispositions soient incontournables, qui garantisse l’équilibre des pouvoirs, assure l’indépendance judiciaire et réduise les pouvoirs du Président de la République. Parce que la situation actuelle vous donne des pouvoirs absolus et éternels, et cela est effrayant pour toute nation (…) »15. Chercheur de haut niveau, reconnu pour ses vastes connaissances ainsi que « son aptitude à créer les formules et les concepts innovateurs permettant de décrire, interpréter et synthétiser la réalité objective de nos vies et les grands changements qui caractérisent la région et le monde globalisé »16, Mohammed Al- Sayyed Saïd est en même temps un intellectuel engagé, profondément concerné par l’état de la société qui l’entoure. Jadis militant marxiste, il est par la suite devenu un des plus vaillants défenseurs et promoteurs des droits de l’homme et a contribué à l’établissement des premières organisations qui œuvrent dans ce domaine17. Il est de fait considéré comme le « pionnier des droits de l’homme » non seulement en Egypte, mais aussi à l’échelle arabe18.

8 Soutenu par Mohammed Al-Sayyed Saïd et les militants du CESD, le projet d’Al-Badîl prend progressivement corps par le biais de plusieurs rencontres informelles auxquelles sont conviées d’autres personnalités de la gauche égyptienne. La présence d’acteurs relativement bien dotés en capital économique permet d’envisager la fondation d’un journal quotidien, tandis qu’à l’origine l’idée était plutôt de lancer un hebdomadaire afin de limiter les coûts19. Mohammed Al-Sayyed Saïd défend le choix du support quotidien, estimant qu’il aura « un impact plus fort sur la vie politique et l’espace public »20. Ces discussions préliminaires aboutissent, en mai 2006, à la création de l’entreprise de presse destinée à publier le journal, la « Société du progrès pour le journalisme, l’information et la publicité » (Charika al-Taqaddum li-l-sahâfa wa-l-’i‘lâm wa- l-’i‘lân). Dotée d’un capital initial de 4 millions de livres égyptiennes, elle englobe 67 actionnaires, mais l’effort financier est essentiellement porté par trois individus qui représentent à eux-seuls 89 % du total des fonds investis : Adel Al-Mashadd, Sabry Fawzy et Al-Sayyed Karaweya. Diplômés de l’Ecole Polytechnique de l’Université d’Alexandrie et du Caire, ces derniers sont des petits hommes d’affaires21 du secteur privé qui travaillent dans différents domaines d’activité. Or, ce portrait rapide des principaux financeurs du quotidien n’est pas exhaustif et se doit d’être complété par quelques informations supplémentaires concernant leurs trajectoires militantes.

9 Il est intéressant de noter que ces acteurs appartiennent, comme Mohammed Al-Sayyed Saïd et nombre d’autres fondateurs d’Al-Badîl, à la fameuse « Génération des années

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1970 » (Jîl al-sab‘înât)22. Nés durant la décennie 1950, socialisés par les structures jeunesse du régime nassérien, ils font partie de la cohorte très homogène qui a été éveillée à la politique suite à la défaite de juin 1967 contre l’armée israélienne. Comme maints autres gens du même âge, ils participent activement aux contestations estudiantines qui secouent le pays entre la fin des années 1960 et la décennie suivante23. Qui plus est, ils appartiennent à la même « unité générationnelle »24 d’orientation marxiste, car parallèlement à l’activisme en milieu étudiant ils s’enrôlent dans différentes organisations communistes clandestines25. L’engagement dans des groupes concrets contribue de manière puissante à leur socialisation politique et à la formation d’une « conscience collective »26 qui demeure un facteur rassemblant malgré la diversité des trajectoires ultérieures. Si nous n’avons pas la possibilité de nous attarder ici sur les itinéraires de ces acteurs après la période universitaire, retenons qu’ils ont été coupés pendant longtemps de la vie partisane. Comme la plupart des membres de leur génération, ils n’ont pas trouvé leur place au sein du Parti Tagammu‘, la seule formation de gauche à exister sur la scène politique légale du pays27. Certains d’entre eux ont reconverti le militantisme partisan des années de jeunesse vers d’autres sphères, telles que la mouvance des droits de l’homme28, d’autres se sont focalisés sur la mise en place de projets professionnels ou de vie. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 qu’ils reviennent progressivement au ‘politique’ par le biais de certaines initiatives collectives, tout d’abord la « Célébration de la génération ’70 » et les « Dialogues de l’avenir »29 et puis les mobilisations de la décennie suivante, telles que le Comité de coordination populaire de soutien à l’Intifada palestinienne, Kifâya et la Campagne populaire pour le changement30.

10 Au-delà des différences de parcours, ils demeurent reliés par un socle idéologique partagé, ce qui est d’autant plus intéressant lorsque l’on observe les « grands » actionnaires d’Al-Badîl. Ayant suivi des cursus d’ingénieurs, ces derniers ont par la suite démarré des activités entrepreneuriales en profitant des politiques de libéralisation économique initiées par Sadate et poursuivies par Moubarak. Bien qu’ils s’auto- définissent comme des hommes d’affaires de « condition moyenne », il est indéniable qu’ils appartiennent à une couche sociale aisée, ou plus précisément à la classe de nouveaux riches31 émergée avec l’infitah. Cependant, leurs opinions politiques restent très proches de celles maturées pendant la période du mouvement étudiant, dans la mesure où ils se considèrent comme des intellectuels et militants de gauche et se montrent très critiques vis-à-vis du programme de privatisations mis en œuvre par le gouvernement égyptien pendant les années 2000.

11 Notons que cette double-identité, à la fois d’hommes d’affaires/investisseurs et de gauchistes, ne sera pas sans effet sur l’expérience d’Al-Badîl, caractérisé d’emblée par une nature hybride. Ni journal partisan, ni journal privé, mais un peu les deux à la fois, le quotidien se distingue clairement de ses concurrents sur le marché de la presse. S’il est fondé et géré par une entreprise privée, ses propriétaires n’ont pas investi de l’argent pour obtenir des gains financiers, mais pour promouvoir des idées politiques qu’ils partagent. En même temps, Al-Badîl n’est pas non plus l’organe d’un parti au vrai sens du mot. C’est le produit d’un ensemble d’acteurs unis par un passé commun d’expériences politiques et par des liens d’amitié préexistants qui décident d’entamer une nouvelle aventure collective.

12 Encore faut-il examiner les motivations qui ont poussé ces acteurs à participer au projet. Les récits rétrospectifs des fondateurs témoignent à cet égard d’une volonté

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partagée de revenir à jouer un rôle plus concret dans la vie publique du pays, ou, comme le soulignent certains d’entre eux, de « s’ériger en porte-parole du peuple, de la majorité absolue des gens »32 face aux dérives autoritaires du régime et aux politiques néolibérales menées par le gouvernement Nazif33. Tous mettent en avant l’importance de la conjoncture sociopolitique dans laquelle l’idée a pris naissance, à savoir le courant 2005-2006. Suite à l’émergence des mouvements « pro-démocratiques » de 2004, auxquels ces acteurs ont largement participé, la question du rôle et de la place de la gauche au sein du paysage politique égyptien semble se poser de manière plus urgente. Il devient notamment impératif de remédier à la carence de visibilité dont elle souffre dans l’espace public national à un moment où ce dernier est en train de se reconfigurer sous l’effet de plusieurs facteurs, dont la prolifération des journaux privés et l’explosion des NTIC. Autrefois tribune de la gauche dans son ensemble, voire pendant une période de l’opposition égyptienne au sens large du terme34, l’hebdomadaire Al- Ahâlî a abandonné depuis longtemps son attitude intransigeante vis-à-vis du pouvoir. Porte-parole officiel du Tagammu‘, ou plus précisément de sa direction centrale, il reflète le positionnement d’un parti taxé de connivence avec le régime de Moubarak par de nombreux gauchistes, y-compris les fondateurs d’Al-Badîl qui n’hésitent pas à le qualifier d’« instrument de confiscation de la vie politique »35. Cela dit, le nouveau journal n’est pas seulement conçu en tant qu’outil médiatique devant pallier à un prétendu manque de visibilité, mais il est pensé comme un instrument de réalisation d’un objectif beaucoup plus ambitieux : « construire un mouvement dans la société », « forger la troisième voie alternative à la fois au Parti national (démocratique) et aux Frères musulmans », ou encore « créer la troisième voie civile »36. Ces énoncés étant lourds de sens, il s’agit tout d’abord de revenir sur leur contexte de production afin de mieux en apprécier la portée historique. Recueillies lors d’entretiens menés en 2010, c’est-à-dire avant le soulèvement de 2011 et l’entrée des Frères musulmans sur la scène politique légale, ces affirmations sont profondément révélatrices des craintes ressenties par une partie de la gauche égyptienne quant à la montée en puissance du courant islamiste sur la scène publique du pays, notamment après les élections législatives de l’automne 200537. De surcroît, elles montrent que les espoirs de consensus et d’unité de l’opposition matérialisés un an plus tôt par Kifâya se sont rapidement éteints.

Al-Badîl « échappe » aux fondateurs… Chronique du passage d’une génération à l’autre

13 Al-Badîl paraît pour la première fois en juillet 2007 après une longue phase préparatoire marquée entre autres par d’énormes difficultés à obtenir sa licence de publication. Le retard avec lequel l’autorisation est délivrée révèle que les autorités ne sont pas forcément à l’aise face à l’émergence de cette voix « alternative »38. Quotidien national d’information publié en seize pages, Al-Badîl se veut une publication sérieuse et se place d’emblée au « pôle intellectuel » du champ journalistique égyptien, à savoir du côté opposé par rapport aux journaux à sensation qui fleurissent dans le pays depuis la fin des années 199039. En effet, il ne donne pas beaucoup d’importance aux faits divers et néglige les nouvelles sur la vie des célébrités égyptiennes qui font souvent la Une dans les tabloïds40. Ses domaines d’information privilégiés sont l’actualité politique domestique et internationale, la société, la culture, l’art et l’économie, sans oublier le

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sport puisqu’il est susceptible d’intéresser son lectorat cible41. Par ailleurs, il se distingue également par la présence d’une rubrique quotidienne consacrée au journalisme d’investigation, témoignant d’une volonté claire d’exercer la fonction de « chien de garde » traditionnellement attribuée à la presse dans le monde anglo-saxon.

14 Une analyse du contenu du journal au fil de sa parution montre que les sujets les plus traités portent sur des questions telles que la pauvreté et la hausse des prix, la torture et les abus policiers du régime, les affaires de corruption où sont impliqués aussi bien de hauts responsables de l’Etat que des membres des élites économiques, la malgouvernance et le dysfonctionnement des services publics. D’autre part, le quotidien accorde une très large couverture aux mouvements sociaux et contestataires qui bouleversent l’Egypte en 2007 et 2008, s’intéressant aussi bien aux collectifs focalisés sur des questions de nature politique42 qu’aux mobilisations des travailleurs, notamment en milieu ouvrier43, mais aussi aux groupes écologistes.

15 Dès sa parution sur le marché, Al-Badîl s’affirme comme l’une des voix les plus critiques vis-à-vis des autorités en place. Journal à l’orientation politique précise, il offre des tribunes hebdomadaires ou quotidiennes à plusieurs intellectuels et militants de la gauche égyptienne. En même temps, il confirme son « appartenance à la société civile égyptienne et mondiale »44 en lançant des campagnes de promotion des droits de l’homme, en publiant des rapports d’ONGs qui travaillent dans ce domaine et en proposant un espace d’expression à leurs activistes. En plus du fait qu’ils écrivent des articles d’opinion ou des dossiers portant sur des sujets sensibles tels que la liberté d’expression ou la torture, ces derniers sont très souvent cités comme sources par les journalistes d’Al-Badîl. Qui plus est, les éditoriaux que Mohammed Al-Sayyed Saïd publie tous les jours en dernière page se focalisent fréquemment sur la question des droits de l’homme et l’absence ou le non-respect dont ils font l’objet en Egypte, avec un accent particulier sur les griefs et les attentes des groupes les plus défavorisés et marginalisés de la population.

16 Observé dans une perspective diachronique, le journal papier ne montre pas de mutations majeures dans sa structuration interne ou dans les thèmes traités. Les rubriques quotidiennes retiennent leur place tout au long de l’expérience et seules celles hebdomadaires tendent à disparaître après quelques mois, signe qu’une hyperspécialisation journalistique n’est pas viable dans un quotidien aux ressources limitées tel qu’Al-Badîl45. Il en va de même pour les sujets privilégiés du journal, qui font l’objet de transformations mineures, tandis que les quelques évolutions remarquables concernent la mise en page et la manière de présenter l’information. La maquette du quotidien se transforme progressivement pour accroître son attractivité, la Une devient au fur et à mesure plus lisible et organisée, et les titrailles se font plus accrocheuses à travers l’emploi généralisé d’expressions dialectales. Autrement dit, le quotidien change de personnalité et prend une allure plus dynamique et captivante, même si, ce faisant, il perd en sobriété. Or ces transformations stylistiques, loin d’être négligeables, sont concomitantes avec la montée en puissance d’une « nouvelle génération » au sein de la rédaction d’Al-Badîl. Décelables entre autres par une observation fine de l’ours46 du journal, les changements successifs que subit l’organigramme sont révélateurs du rajeunissement progressif de son comité de rédaction. Cette question mérite que l’on s’y attarde quelque peu. Dans les paragraphes qui suivent, j’essaierai de rendre compte de ce processus de passage d’une génération à l’autre et de mettre en lumière les différents enjeux qui y sont liés. Mais commençons

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d’abord par présenter les différents acteurs qui participent à l’expérience journalistique.

17 Lors de sa parution sur le marché, Al-Badîl est géré par un ensemble d’individus appartenant à ladite génération ’70. Déjà en ‘position de force’ au moment de la fondation, en raison de leur nombre et du rôle central qu’ils jouent financièrement et intellectuellement, ces acteurs traduisent spontanément leur influence en pouvoir décisionnel et managérial. Sans qu’ils n’aient nécessairement d’expérience préalable significative dans le domaine de la presse, ils vont occuper la plupart des fonctions importantes au sein de l’administration et de la rédaction du journal. Il en est ainsi par exemple des membres du CDA d’Al-Badîl, qui font tous partie du groupe susmentionné47. L’autorité dont ils jouissent en matière de gestion technique et financière est bien sûr directement proportionnelle aux montants qu’ils ont investis dans la société Al- Taqaddum et à leurs compétences d’entrepreneurs, mais ils n’en demeurent pas moins des novices dans l’industrie médiatique, leurs carrières s’étant pour l’essentiel déroulées dans d’autres secteurs48. De surcroît, la « génération ’70 » tient une place significative au sein de la rédaction du journal, où elle occupe presque tous les postes managériaux. Mis en place par Mohammed Al-Sayyed Saïd, le premier comité de rédaction est très parlant à cet égard, dans la mesure où il englobe plusieurs activistes et écrivains du même âge qui proviennent des files de la gauche. Anciens compagnons de route, ces acteurs se connaissent depuis longtemps et au fil des ans ont partagé plusieurs aventures intellectuelles et militantes.

18 A côté de cet ensemble somme toute restreint de gens ayant dépassé la cinquantaine, l’équipe rédactionnelle d’Al-Badîl se caractérise par la présence d’une « armée » 49 de reporters âgés de vingt à trente-cinq ans. Le choix de recruter des éléments jeunes et inexperts semble d’abord être lié à l’ambition des fondateurs de « former une nouvelle génération de journalistes aux méthodes, à l’éthique et aux genres de la presse démocratique moderne (…) »50. En effet, comme l’affirme la responsable du service « Société » du quotidien, « former des jeunes est relativement simple, car leur esprit est ouvert et n’est pas conditionné par les mauvaises habitudes développées durant des années d’exercice du métier »51. Il reste qu’Al-Badîl est une publication ‘pauvre’ et n’a pas les moyens d’embaucher un large nombre de professionnels expérimentés.

19 Notons que la « jeunesse d’Al-Badîl » est un motif très récurrent dans les récits des acteurs interviewés. Les fondateurs du quotidien soulignent à plusieurs reprises que « c’était une expérience jeune, voire très jeune », qu’Al-Badîl était « plein de jeunes passionnés » et que leur présence était importante, car « nous-mêmes (les fondateurs) nous avions besoin de leur enthousiasme et de leur dynamisme »52. Quant aux enquêtés les moins âgés, ils emploient eux-aussi ce leitmotiv et mettent en avant l’idée d’un lien causal direct entre le poids numérique des jeunes en salle de rédaction et le climat détendu et amical qu’on y respirait53. Au-delà de ces portraits d’une jeunesse déclinée au singulier, il s’agit de rappeler, à la suite de Pierre Bourdieu, que les journalistes d’Al- Badîl ne constituent pas a priori un groupe social homogène doté d’un intérêt commun54. Au contraire, ils se différencient entre eux selon plusieurs critères, dont le milieu d’origine, la provenance géographique, le parcours scolaire et universitaire, mais aussi l’âge, l’expérience professionnelle préalable et le positionnement hiérarchique au sein de la rédaction. Parmi ces « jeunes », certains viennent tout juste de terminer leurs études, ou bien ils sont encore à l’université, et sont donc recrutés au journal comme stagiaires. D’autres, un peu plus âgés, ont déjà quelques expériences dans le domaine,

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ce qui leur permet d’être employés en tant que rédacteurs ou correspondants à tous les effets. Enfin, une poignée d’entre eux ont commencé leur carrière à la fin des années 1990 et disposent des compétences nécessaires pour accéder à des postes relativement importants.

20 Malgré les différences de trajectoires sociales et de positionnements dans l’organigramme du journal, des solidarités s’établissent rapidement entre eux sur la base de deux facteurs principaux : d’une part, ils ont un âge où les amitiés se nouent facilement ; d’autre part, ils sont unis par une attitude politique commune. Le groupe se caractérise en effet par un haut degré d’intérêt pour les affaires publiques et la présence en son sein d’un fort noyau de militants opposés au régime, sans qu’ils n’aient pour autant la même orientation idéologique. Si la plupart d’entre eux sont de gauche, d’autres se définissent comme étant des « libéraux » et parmi les plus jeunes certains se disent islamistes. Les parcours militants de ces acteurs sont extrêmement diversifiés et il n’est pas facile d’en faire une catégorisation précise. Toutefois, quelques caractéristiques communes se dégagent aisément. Disons tout d’abord que la plupart d’entre eux n’ont pas été socialisés au sein de partis politiques et ne revendiquent aucune affiliation partisane55, mais que plusieurs ont vécu des expériences de collaboration plus ou moins longues et importantes avec des organisations des droits de l’homme et se considèrent comme étant des activistes de la « société civile ». D’autre part, il faut également souligner qu’un grand nombre de ces reporters ont participé à l’expérience de Kifâya et des Jeunes pour le changement56. Ils sont devenus des habitués des manifestations, des marches et des sit-in dans l’espace public, ce qui les a amenés à expérimenter de première main les pratiques répressives des forces de sécurité égyptiennes. Liés par un commun sentiment d’opposition vis-à-vis du régime autoritaire de Moubarak, ils appartiennent à ce qu’on pourrait définir en termes de « génération politique57 en gestation », qui ne se révélera à soi-même et au monde qu’en 2011.

21 Rattachés aux différents services de la rédaction, les « jeunes » reporters s’approprient en quelque sorte le journal, l’imprègnent de leur énergie et vivacité et en font un espace de sociabilité peu conforme à l’image qu’on a d’un simple lieu de travail. Le siège du journal devient pour eux une deuxième maison. Ils y passent tout leur temps et ne s’en éloignent que le soir pour rentrer chez eux. La phrase « On arrivait au journal à dix heures du matin et on repartait à dix heures du soir, car on aimait le lieu » revient à plusieurs reprises dans les récits des enquêtés. Mais cette appropriation symbolique du siège du journal s’accompagne aussi de la « conquête » des postes les plus élevés dans la hiérarchie de la rédaction. La montée en puissance des ‘jeunes’ au sein d’Al-Badîl est un processus graduel qui s’achève symboliquement en octobre 2008 lorsque Khaled Al- Balshy, alors âgé de 36 ans, devient rédacteur-en-chef du quotidien suite à la démission de Mohammed Al-Sayyed Saïd pour des raisons de santé. A ce moment-là, le comité de rédaction du journal est entre les mains d’une nouvelle génération, car tous ses membres sont nés dans les années 197058. Comment s’opère ce passage d’une génération à l’autre et qu’est-ce que cela implique ? S’agit-il d’un processus conflictuel, étant donné que la passation des fonctions entraîne aussi un transfert de pouvoir décisionnel et managérial ?

22 S’il n’y a pas, à proprement parler, de conflit ouvert entre les deux groupes d’âge, remarquons que le « fossé » intergénérationnel est large, dans la mesure où leurs contextes sociohistoriques de formation sont très différents. Les membres de la

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« génération ’70 » ont grandi sous le régime nassérien et leur socialisation s’est faite dans la période des politiques socialistes par le biais des structures d’encadrement dont l’Organisation de la jeunesse socialiste, qui était fondée sur un modèle de type soviétique. Ainsi, ils sont en quelque sorte un « produit » de la révolution de 1952 et du régime militaire des Officiers libres, bien qu’après la défaite de 1967 ils aient participé aux contestations estudiantines contre le régime.

23 Au contraire, les « jeunes » d’Al-Badîl ont grandi dans une période de libéralisation économique et de remise en cause du nassérisme, ils ont « toujours ou presque toujours vécu sous l’état d’urgence en vigueur depuis l’assassinat de Sadate en 1981 et n’ont connu – ou presque – qu’un seul président, Hosni Moubarak »59. Ils n’ont pas été encadrés par des structures corporatistes et sont rentrés à l’université dans une période de délibéralisation politique où les campus étaient strictement contrôlés par les forces de sécurité et l’activisme en milieu étudiant était très faible60. Et pourtant, il est nécessaire de rappeler que ces acteurs ont aussi grandi à l’époque de la révolution de l’information et de la communication, de l’explosion des chaînes satellitaires et de l’internet, dans une période de « libération de la parole », si l’on peut ainsi dire.

24 Les deux groupes d’âge sont donc tributaires de conditions sociales, politiques, économiques et culturelles très différentes. Cela se reflète d’abord dans des façons assez diverses de construire leur rapport au politique. Les « jeunes » ne sont en général pas des militants au sens traditionnel du terme, ils n’ont pas été socialisés au sein de formations partisanes et sont d’une certaine manière éloignés du « dogmatisme » qui caractérise leurs confrères plus âgés. Mais il faut également dire que le fossé intergénérationnel se traduit dans deux manières différentes de concevoir l’identité de journaliste. Plus des intellectuels de gauche que des journalistes au sens strict du terme, les membres de la génération ’70 sont là en vertu de leur appartenance à un même courant politique et considèrent le quotidien comme un support de promotion de leur projet idéologique. Aussi peut-on considérer qu’ils restent liés à une conception « traditionnelle » de l’intellectuel-journaliste dont la mission essentielle est celle d’éduquer les masses. Le manifeste éditorial d’Al-Badîl est révélateur de cela, dans la mesure où il insiste à plusieurs reprises sur le rôle éclairant (tanwîrî) et éducatif (tathqîfî ) du futur quotidien et sur la nécessité de donner au « peuple » l’accès à une culture créative qui puisse le transformer en acteur du changement historique. L’on remarquera que le choix du terme tathqîfî n’est pas anodin. Il évoque le maître mot des politiques culturelles nassériennes des années 196061, qui ont sans doute eu un fort impact sur l’imaginaire de cs gens alors adolescents. Ces acteurs sont porteurs d’une conception du journalisme où le « message » (risâla) idéologique prime sur toute autre considération62. Au contraire, les jeunes reporters d’Al-Badîl s’identifient en termes de professionnels de l’information et paraissent s’intéresser plus à la recherche de l’information exclusive et à l’emploi de procédés stylistiques et linguistiques visant à frapper l’esprit du lecteur qu’à la nécessité de porter un message éducatif et éclairant. Pour le dire en d’autres mots, ils sont plus sensibles aux mécanismes du marché et à ses règles concurrentielles. Cela ne peut s’expliquer qu’en prenant en considération les transformations du champ journalistique égyptien à partir des années 1990 et la réapparition d’un régime de concurrence au sein du marché de la presse, avec notamment l’émergence des médias privés. L’on pourrait avancer que les jeunes journalistes d’Al-Badîl sont un « produit » de la reconfiguration du champ journalistique dans la mesure où leur socialisation professionnelle s’est faite dans cette période de mutations. Ils sont entrés dans la profession à une époque où il y a un choix très large

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d’institutions de presse où se former. Ils ont d’ailleurs souvent multiplié les expériences en passant d’une rédaction à l’autre, en travaillant au sein de deux ou trois publications à la fois et dans différents types de journaux, non seulement du point de vue de la périodicité (quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle), mais aussi du point de vue de la propriété (journaux étatiques, partisans ou privés), sans oublier que certains d’entre eux ont aussi travaillé au sein des nouvelles chaînes satellitaires égyptiennes, telles que Dream63. Ces multiples expériences, en particulier dans les médias privés, leur ont donné des compétences diversifiées, les ont rendus plus attentifs aux modalités de fonctionnement du marché et les ont habitués à un journalisme libre des contraintes politiques imposées par les autorités au pouvoir, dans le cas des publications étatiques, ou par la direction du parti, dans le cas des journaux partisans.

25 La rédaction d’Al-Badîl devient ainsi rapidement un espace de luttes symboliques entre les deux générations préalablement identifiées. Les jeunes reporters rentrent dans des relations de concurrence avec leurs confrères plus âgés en mettant en question leur « légitimité » à la tête du journal. Vus à travers leurs yeux, les fondateurs du quotidien disposent certes d’un « capital symbolique » – au sens bourdieusien du terme – plus élevé, mais il n’en demeure pas moins que leur notoriété et reconnaissance sont plus liées au champs militant et intellectuel qu’au domaine journalistique. L’arrivée d’une nouvelle génération au sommet de la rédaction d’Al-Badîl va graduellement imprimer des transformations au quotidien. Si ces changements concernent moins les choix thématiques que ceux stylistiques, il reste que les fondateurs du journal auront la sensation de perdre le contrôle sur le projet éditorial. Plusieurs d’entre eux affirment à ce propos que le journal serait progressivement devenu « populiste » (cha‘abawi) et « sensationnaliste » (muthîr), ce qui l’aurait éloigné des objectifs fixés au moment de la fondation. Certains considèrent par ailleurs qu’il aurait progressivement abandonné la ligne éditoriale qui le caractérisait au début et qu’il aurait ainsi cessé de fonctionner en tant qu’instrument de promotion de la « troisième voie » alternative au PND et aux Frères musulmans.

Al-Badîl Al-Jadîd : une voix « révolutionnaire » ?

26 Après avoir analysé l’expérience d’Al-Badîl du point de vue des acteurs impliqués, il s’agit maintenant de focaliser le regard sur ce qu’on pourrait nommer la « deuxième vie » du journal. Contraint à la fermeture en avril 2009, officiellement pour des raisons financières64, ce dernier est relancé un an et demi après sous un nouveau nom et un nouveau format : le 1er novembre 2010 naît Al-Badîl Al-Jadîd (La Nouvelle Alternative), site web d’information qui se présente comme étant la « réincarnation » de son prédécesseur. Comme l’affirme un article publié le jour de son lancement : Lundi 1er novembre, à sept heures du soir, le rêve d’Al-Badîl revient une nouvelle fois à la publication après une interruption d’environ un an et demi à partir du 4 avril 2009. Du Syndicat des journalistes, Al-Badîl revient sous format électronique avec sa politique éditoriale qui met la profession au dessus des « lignes rouges » et place le lecteur au-dessus de toute autre considération. (…) Al-Badîl revient à ses lecteurs et à la communauté journalistique pour remplir son rôle à la cour de Sa Majesté65 et ouvre de nouveaux horizons au journalisme en tant que profession, art et devoir national indispensable66.

27 Les discours prononcés par les personnalités intellectuelles invitées à la cérémonie d’inauguration du site, qui se tient dans les locaux du Syndicat des journalistes,

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insistent de façon explicite sur l’importance du retour d’Al-Badîl dans l’espace médiatique égyptien et sur le lien de continuité entre le nouveau site web et l’ancien journal67. Dans les jours qui suivent, des articles signés par des intellectuels et journalistes qui avaient été impliqués d’une manière ou d’une autre dans la vie du quotidien célèbrent la naissance de La Nouvelle Alternative en mettant l’accent sur le motif du « retour ». L’on citera à titre d’exemple Ahmad Baha’ Al-Din Shaaban, qui affirme à ce propos : Al-Badîl est revenu, non pas pour commencer son chemin du point zéro, mais pour reprendre un long voyage commencé sur le papier durant lequel il a laissé une empreinte claire, que nous n’oublions pas, sur la vie politique, culturelle et journalistique égyptienne68.

28 Or la centralité que prennent les thèmes du « retour » et de la « continuité » dans les discours entourant la parution d’Al-Badîl Al-Jadîd occulte en réalité l’existence d’une fracture évidente entre les deux expériences, ce que révèle d’emblée le nom du site web. L’usage de l’adjectif jadîd n’est en ce sens pas anodin : soulignant qu’il s’agit de quelque chose de « neuf », c’est un marqueur de différence qui vise à creuser l’écart entre un ancien et un nouveau, un avant et un après.

29 Que l’on ne s’y trompe pas : il existe un lien assez fort entre les deux médias et la naissance d’Al-Badîl Al-Jadîd est profondément ancrée dans l’expérience de son prédécesseur, dans la mesure où les acteurs qui le créent se sont rencontrés au sein de la rédaction du quotidien et ont tissé entre eux des liens de solidarité durables qui fondent la cohésion de leur groupe et la possibilité même d’imaginer et mettre en œuvre un nouveau projet médiatique. En effet, le site web est conçu et lancé par une poignée de journalistes qui travaillaient à Al-Badîl et qui, suite à la fermeture de celui-ci, n’ont jamais perdu l’espoir de pouvoir le ramener à la vie. Mais La Nouvelle Alternative n’est plus L’alternative : aucun des fondateurs du quotidien ne joue un rôle dans la création du site web et même si certains d’entre eux y publient de temps en temps des articles d’opinion, ils ne sont aucunement impliqués dans la gestion du projet ni dans le travail rédactionnel quotidien. Par ailleurs, Al-Badîl Al-Jadîd est rapidement investi par un groupe assez large de néo-diplômés et étudiants qui ne sont pas passés par l’expérience du journal papier, si bien qu’après quelques mois l’équipe du site semble être presqu’entièrement renouvelée.

30 Le père spirituel et matériel d’Al-Badîl Al-Jadîd est Khaled Al-Balshy. C’est lui qui, en août 2010, prend l’initiative de ressusciter le journal à travers la création d’un site web d’information et pourvoit au financement du projet en utilisant l’argent obtenu de la vente d’un terrain de propriété. Né en 1972 à Menoufiya, diplômé de la Faculté de communication (département de journalisme) de l’Université du Caire, Khaled Al- Balshy entame sa carrière en 1996 à Al-Yasâr, revue politique mensuelle éditée par le Parti Tagammu‘, où en quelques mois il devient secrétaire de rédaction. Par ailleurs, il intègre l’équipe rédactionnelle de l’hebdomadaire Rose Al-Yousef, où il travaillera, avec quelques interruptions, jusqu’à 2005. Pendant la même période, il dirige la rédaction de plusieurs revues à parution irrégulière éditées par des organisations de la société civile, telles que Kalâm Sinâ‘iya69. La collaboration avec les ONGs se poursuit dans la nouvelle décennie et lui permet de s’intéresser de plus près aux questions des droits de l’homme et en particulier aux conditions de vie des ouvriers égyptiens. Dans les années 2000, de nouvelles expériences professionnelles l’amènent d’abord à travailler à la chaîne privée Dream en tant que préparateur d’émissions. Puis, en 2005, il fait partie de l’équipe de journalistes qui relancent l’hebdomadaire indépendant Al-Dustûr70 sous la direction

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d’Ibrahim Eissa, et devient rédacteur-en-chef adjoint de la publication. Il démissionne du journal pendant l’été 2006 à cause de divergences avec Eissa et avec le conseil d’administration, mais il est tout de suite recruté à Al-Badîl comme responsable du service des enquêtes, entre autres parce que durant son parcours professionnel il a développé un goût particulier pour le journalisme d’investigation71. Son investissement total dans le travail au quotidien72 l’amène d’abord, en mars 2008, à devenir directeur de rédaction (mudîr al-tahrîr) et puis, en octobre de la même année, rédacteur-en-chef du journal. Parallèlement à la profession de journaliste, il participe à la vague de contestation politique qui traverse l’Egypte depuis le début des années 2000. Membre de Kifâya et du groupe Journalistes pour le changement, il est considéré comme un opposant du régime et se revendique lui-même comme étant proche de la pensée de gauche sans pour autant militer au sein de structures partisanes.

31 C’est lui qui, suite à la fermeture d’Al-Badîl, dirige les multiples initiatives visant à ressusciter le journal. Il joue d’abord le rôle d’intermédiaire entre les administrateurs et les reporters lors des négociations autour de la possibilité de relancer Al-Badîl sous format hebdomadaire. Dans un deuxième temps, il part à la recherche de potentiels investisseurs prêts à injecter de l’argent dans la société Al-Taqaddum ou bien à la racheter. Ces tentatives, qui s’étalent sur plus d’un an, n’auront pas de succès et il faudra attendre août 2010 pour que la décision de lancer le site-web soit enfin prise. C’est alors que le directeur exécutif de l’ANHRI73, Gamal Eid, contacte Khaled Al-Balshy et lui propose de créer une publication électronique avec le soutien de son organisation. Le journaliste accepte et se met immédiatement au travail en prenant contact avec ses anciens collègues afin de constituer une première équipe rédactionnelle. Encore faut-il trouver un mécène intéressé à pourvoir au financement du projet car, si les coûts techniques sont extrêmement faibles, les frais en matière de ressources humaines restent élevés. A cet effet, Al-Balshy prend contact avec l’un des hommes d’affaires qui avaient participé à la fondation d’Al-Badîl et l’invite à participer au nouveau projet, l’idée étant aussi de remettre en ligne l’archive électronique du journal qui avait disparu immédiatement après sa clôture. Bien que les premières négociations semblent avoir quelques succès, il ne parvient pas à l’impliquer. « Mais on avait déjà travaillé à la préparation du site », dit-il, « et j’étais convaincu qu’à ce moment-là il fallait être présents (dans l’espace médiatique). Donc j’ai décidé de poursuivre mon projet et je me suis dit : ‘Si je ne peux pas faire L’Alternative, alors je vais faire La Nouvelle Alternative’ »74. La création du site web marque donc en quelque sorte la « rupture » définitive entre les journalistes et les fondateurs du quotidien et porte à son comble le processus d’appropriation d’Al-Badîl par ses jeunes reporters. Du reste, un article publié le jour du lancement du site proclame qu’« Al-Badîl revient grâce un rêve né de l’initiative des journalistes, ses véritables artisans » (c’est moi qui souligne), propos qui n’est à l’évidence pas dénué de portée polémique.

32 Sans avoir trouvé de financeurs, La Nouvelle Alternative s’appuie dans un premier moment sur le travail bénévole d’un certain nombre de journalistes qui décident de collaborer à l’initiative sans être rémunérés75. Quelles sont les raisons qui poussent ces acteurs à participer à la création du site et à y travailler gratuitement ? Un article publié par Khaled Al-Balshy le 10 novembre sous le titre de « C’est pour cela qu’il était indispensable de revenir » donne quelques éléments de réponse à cette question : (…) Nous rêvions d’être présents en ce moment, de déclarer que nous refusons la tentative de falsifier la volonté du peuple… d’être une partie dans le jeu absurde de la transition du pouvoir en Egypte, ne serait-ce qu’avec nos mots après que le

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despotisme du pouvoir et la gaieté de l’opposition nous ont rendus inaptes à l’action et au changement de nos propres mains… Nous nous consolons car nous sommes journalistes, notre parole est notre force et nos cœurs débordent d’amour pour les gens de ce peuple et de désir de changer un régime qui a dépassé la mesure, s’est montré récalcitrant, a tyrannisé et s’est enfoncé dans les profondeurs de sa corruption (…) c’est pour cela qu’il était indispensable de revenir à vous en ce moment. Notre retour à vous est notre tentative de sortir de la prison de la foi la plus faible vers la lande de l’action, même si cette action est faible et même si la diffusion de notre parole est limitée… Nous parions sur vous lorsque nous sommes sortis parier sur notre amour pour vous et nous attendons votre aide, que vous soyez un soutien pour un groupe de jeunes qui ont voulu dire un mot de vérité en face d’un pouvoir injuste et d’un régime dont la corruption et l’oppression ont atteint un niveau jamais atteint dans le passé. Et en face de nouveaux Mamelouks qui nous ont ramenés au Moyen-âge et nous ont placés à la queue (du classement) des Nations. Peut-être un seul regard à l’évolution de la nature et des mœurs des Egyptiens confirme-t-il la grandeur du crime qu’ils ont commis contre nous. Un régime qui a trouvé la manière de profiter de sa corruption en répandant la corruption parmi les citoyens de telle sorte que même lorsque chacun d’entre eux se replie sur soi-même et regarde les gros corrompus, il n’a pas la capacité d’agir… Un régime qui a fait pression sur tous et les a écrasés, qui a orienté l’énergie de leur refus contre eux-mêmes et a fermé les portes de l’espoir en leur sein. (…) Pendant un an et demi, nous avons rêvé de vous et pour vous, pendant un an et demi nous avons désiré ardemment dire un mot de vérité, ce qui nous a été interdit pour des raisons économiques ou pour d’autres politiques, (nous avons désiré) terminer le chemin que nous avions commencé, c’est pour cela que nous revenons vers vous et nous sommes tous déterminés à continuer quels que soient les obstacles (…)76.

33 Au-delà du lyrisme de ce qu’on pourrait définir en termes de « déclaration d’amour » aux lecteurs et au peuple égyptien dans son ensemble, ce texte donne plusieurs indications sur les contours du groupe d’acteurs impliqués dans la création du site web et sur les raisons qui les ont poussés à lancer le projet. Les artisans d’Al-Badîl Al-Jadîd y sont d’abord définis comme des « journalistes », puis comme un « groupe de jeunes qui ont voulu dire un mot de vérité en face d’un pouvoir injuste… ». De manière générale, l’idée véhiculée par l’article d’Al-Balshy est que le lancement de la publication électronique soit le moyen, pour les jeunes reporters, de récupérer leur « identité » de journalistes dans un contexte où la presse est soumise à de puissantes contraintes économiques et politiques et où les professionnels de l’information ne sont pas libres d’exercer leur métier comme ils voudraient. Si l’expérience au quotidien Al-Badîl avait donné à ces jeunes l’opportunité de travailler à l’abri des contraintes de la censure et de l’autocensure, il s’agit de noter qu’après la clôture du journal plusieurs d’entre eux n’ont pas réussi à trouver un autre emploi, ou bien à s’habituer au climat de travail en vigueur au sein d’autres institutions77. Dans un papier intitulé « A la mesure du rêve », un autre journaliste d’Al-Badîl Al-Jadîd, Mohamed El-Erian, confirme cette impression en disant : L’expérience d’Al-Badîl était digne d’éloges, mais comme toutes les légendes elle a eu une fin tragique, et puisque nous sommes les ‘alternatifs’ (al-badâyla) et nous rêvons et n’abandonnons pas le rêve, puisque nous croyons en le destin et avons découvert que les journaux ne nous ont pas séparés (…) nous avons décidé d’être, en dépit de ceux qui ne veulent pas que nous soyons78.

34 Mais les propos de Khaled Al-Balshy montrent aussi que ces acteurs conçoivent leur profession non pas tant ou pas seulement comme un « gagne-pain », mais comme une véritable mission. Etre journaliste signifie en effet « dire la vérité au pouvoir », briser les tabous, dévoiler les méfaits ou les fautes du régime. Le journalisme est vécu à la fois

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comme un métier et comme un « devoir national indispensable »79, vecteur d’expression d’un engagement « total » contre le régime au pouvoir. Ce dernier semble véritablement être au centre des préoccupations des reporters d’Al-Badîl Al-Jadîd, comme le montrent les articles d’opinion qu’ils publient de temps en temps.

35 Produit d’un groupe de journalistes dont le dénominateur commun est l’opposition au régime et la volonté de le « démasquer », Al-Badîl Al-Jadîd est très différent de son prédécesseur. Certes, il maintient une ligne éditoriale « gauchiste », car un grand nombre de ses rédacteurs, à commencer par Khaled Al-Balshy, revendiquent des orientations idéologiques situées à gauche. Dès sa parution, il traduit cette identité par des choix éditoriaux qui rappellent sous certains aspects ceux d’Al-Badil. Le site se distingue ainsi par une rubrique intitulée « Société civile » où sont publiés des articles portant sur les différents mouvements contestataires, les ONGs, les protestations des travailleurs et des gens ordinaires. Il fait montre d’un intérêt marqué pour la question des libertés publiques et la volonté de « publiciser » tous les cas de torture et d’agressions commises par les forces de sécurité contre les citoyens égyptiens ainsi que d’informer les lecteurs sur la condition des détenus politiques. Cependant, il affirme son indépendance de tout courant ou parti politique et ambitionne d’être une plate- forme d’expression pour la gauche dans son ensemble. Ou encore, pour citer les mots de son rédacteur-en-chef, « un média exprimant des principes généraux de gauche, tels que celui de la justice sociale ou des libertés publiques »80, mais qui s’éloigne des strictes questions doctrinales. Il est intéressant de remarquer que sa rubrique d’opinion intitulée « Hyde Park » est ouverte à « tous ceux qui veulent dire quelque chose de différent, soient-ils des gauchistes, des libéraux, ou des islamistes »81. Une étude de cette rubrique montre que les éditorialistes du site sont des figures de l’opposition tous courants confondus dont le point commun est de ne pas disposer de tribunes dans les autres médias traditionnels du pays. Ses collaborateurs les plus assidus sont à la fois des intellectuels, des activistes de la société civile, des blogueurs et des journalistes plus ou moins confirmés qui dans certains cas travaillent au sein d’institutions de presse étatiques mais qui ne peuvent pas, pour des raisons de type politique, s’exprimer dans leurs publications respectives.

36 Je voudrais conclure en faisant quelques considérations sur la façon dont Al-Badîl Al- Jadîd construit son rapport au mouvement révolutionnaire égyptien et la manière dont il s’engage dans la lutte symbolique pour la définition de la réalité que s’ouvre lors de la destitution du président Moubarak. Produit d’un groupe de jeunes unis par une même attitude vis-à-vis des autorités au pouvoir, il paraît somme toute logique qu’Al-Badîl Al- Jadîd se positionne très tôt et sans ambigüités du côté des appels à manifester le 25 janvier « contre la torture, la pauvreté et la corruption »82. Ses journalistes publient eux-mêmes des messages adressés aux élites intellectuelles de l’opposition et à toutes les forces nationales engagées dans la « lutte pour le changement » pour qu’elles descendent avec aux dans la rue83. Dès le 25 janvier, le site est en première ligne dans la couverture des protestations et des affrontements entre les manifestants et la police, ce qui lui vaudra quelques rétorsions de la part des autorités, dont une attaque à coup de bombes lacrymogènes le 5 février suite à laquelle ses reporters seront contraints de changer provisoirement de bureau.

37 Après la chute du président Moubarak, le site continue de se positionner clairement aux côtés du mouvement révolutionnaire et à contester la définition de la réalité promue par les nouvelles autorités au pouvoir. Il suit de près l’affaire des « martyrs de

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la révolution » en publiant plusieurs interviews avec des membres des familles des victimes ; il s’intéresse à la question des procès militaires dont sont victimes les activistes qui continuent à protester dans la rue et donne un large espace aux voix des groupes militants qui se battent contre les tribunaux spéciaux, notamment « Non aux procès militaires » (La’ li-l-muhâkamât al-‘askariya) ; il publie les appels à manifester lancés par les activistes tout au long de l’année 2011 et 2012, insistant sur la nécessité de poursuivre le chemin révolutionnaire. Aussi, dans une phase d’instabilité où les autorités militaires en charge du processus de transition semblent faire l’objet d’un véritable tabou, Al-Badîl Al-Jadîd est l’une des rares publications qui osent interroger, voire critiquer, les actions du Conseil suprême des forces armées84.

Conclusion

38 Cet article visait à retracer l’histoire d’une des publications privées dites indépendantes qui paraissent sur la scène médiatique égyptienne pendant les années 2000. Expérience singulière située à la croisée entre les univers du journalisme et du militantisme, elle n’en est pas moins représentative du contexte socio-historique plus large dans lequel elle émerge : celui d’un pays paralysé par le « blocage démocratique » et le fantôme de la transmission héréditaire du pouvoir, où la scène médiatique devient un lieu d’expression politique pour des acteurs en quête de nouveaux terrains d’engagement. Mais Al-Badîl participe aussi et surtout du processus de renouvellement générationnel à l’œuvre à la fois dans le champ journalistique et dans la société égyptienne dans son ensemble, qui entraîne avec lui l’émergence de nouvelles manières de concevoir la profession journalistique, d’une part, et l’engagement militant, de l’autre.

39 Il me reste à dire quelques mots sur la fin prématurée que connaît l’expérience d’Al- Badîl Al-Jadîd. Suite à la révolte janvier 2011, ses journalistes commencent à rechercher de nouveaux mécènes intéressés à financer leur publication électronique, l’idée étant de développer le site web mais aussi de travailler à la préparation d’un journal papier. A partir du mois de mai, ils reprennent contact avec deux des anciens propriétaires d’Al- Badîl (qui entre temps ont participé à la fondation d’un des partis de gauche émergeant sur la scène politique) et entament une nouvelle expérience de collaboration dans l’objectif de ressusciter le journal sous format hebdomadaire. Malgré l’enthousiasme initial et les espoirs suscités par cette « réconciliation », la publication ne verra jamais le jour. Au début de 2012, la licence de publication d’Al-Badîl est vendue à un nouveau groupe d’investisseurs qui paraissent avoir l’ambition à la fois de créer un grand portail électronique, de fonder un quotidien papier et de lancer une chaîne télévisuelle. Plus tard dans l’année, Khaled Al-Balshy est limogé de sa fonction de rédacteur-en-chef du site à cause de divergences politiques avec les nouveaux propriétaires et plusieurs de ses collègues démissionnent en signe de solidarité avec lui. En octobre 2012, il lance une nouvelle publication électronique sous le nom emblématique de « Le Début. Pour une génération qui mérite de vivre » (Al-Bidâya. Li-jîl yastahiqqu al-hayât)85. Début d’une nouvelle aventure journalistique et militante ? Au-delà des détails, les dynamiques ayant conduit à la fin de l’expérience d’Al-Badîl Al-Jadîd montrent que dans le contexte hyper-politisé et polarisé de l’après-25 janvier, où le secteur médiatique devient le site d’un investissement de plus en plus poussé de la part des élites économiques du pays, les journalistes demeurent soumis à des contraintes qui semblent à certains égards être encore plus lourdes qu’auparavant.

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NOTES

1. El-Khawaga, 2003 (b). 2. Kienle, 2001 ; Ben Néfissa, 2010. 3. Bernard-Maugiron, 2007. 4. C’est le troisième quotidien « indépendant » à faire son entrée dans l’espace journalistique égyptien, après Al-Masrî Al-Yaum (2004), et Al-Dustûr (paru en 2005 en tant qu’hebdomadaire, son édition quotidienne sort en mars 2007). 5. « Le peuple est l’alternative », Al-Badîl, 16 juillet 2007, p. 1. 6. Ibid. 7. « Ensemble nous construisons l’alternative », Al-Badîl, 16 juillet 2007, p. 2. 8. Le phénomène par lequel des journalistes égyptiens désireux de créer de nouvelles publications ont commencé à chercher des mécènes pour financer leurs initiatives remonte aux années 1990. Voir : El-Khawaga, 2000. 9. Comme le montre l’étude de Gennaro Gervasio sur la mouvance communiste égyptienne des années 1970 (Gervasio, 2010), dès la fin des années 1940 le thème de la « question nationale » a pris une centralité remarquable dans le discours politique de toutes les formations marxistes au détriment de la « question sociale ». La tendance « nationaliste » de la gauche égyptienne s’est ensuite ultérieurement exacerbée dans les années 1970 sous le coup de la défaite de juin 1967 et de l’occupation du Sinaï par l’armée israélienne. 10. Entretiens avec plusieurs activistes du CESD. 11. Entretien personnel, Le Caire, 13 avril 2011. 12. Entretien personnel avec SS, Le Caire, 27 juillet 2010. 13. Il n’est pas inutile de rappeler au passage que – au moins jusqu’en 2011 – l’action politique des partis de l’opposition égyptienne se concentre essentiellement autour de leurs publications, cela à cause de l’Etat d’urgence en vigueur dans le pays depuis 1981 qui interdit toute activité en dehors des sièges des partis (meetings de rue etc.). 14. Voir : http://elbosla.org/ [site disparu depuis] 15. « Un intellectuel en face du Président », Al-‘Arabî Al-Nâsirî, 18 octobre 2009. 16. Abdelfattah, 2009, p. 5. 17. Militant au sein de l’Organisation égyptienne des droits de l’homme (OEDH) depuis la fin des années 1980, il fait par la suite partie des fondateurs du Cairo Institute for Human Rights Studies : http://www.cihrs.org/?lang=en 18. Hasan, 2009, p. 3.

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19. D’après la loi n. 96 de 1996 sur l’organisation de la presse, le montant minimum du capital nécessaire à créer toute entreprise de presse doit s’élever à 1 million de livres égyptiennes pour un quotidien, 250 000 livres pour un hebdomadaire et 100 000 livres pour un mensuel. Par ailleurs, les frais d’impression et de distribution d’un hebdomadaire sont bien moindres que ceux engendrés par la publication d’un quotidien. 20. Entretien personnel avec FZ, Le Caire, août 2010. 21. Si nous ne disposons pas d’informations détaillées concernant les montants des capitaux de leurs respectives entreprises, nous pouvons vraisemblablement affirmer que ces trois personnalités ne font pas partie de la poignée d’entrepreneurs désignés par certains spécialistes de l’Egypte comme étant les « plus grosses fortunes du pays ». (Voir Kienle, 2002). Ils se définissent eux-mêmes en termes d’«hommes d’affaires de condition moyenne», alors que d’autres protagonistes de l’expérience les qualifient de « petits hommes d’affaires d’orientation gauchiste » (entretien personnel avec SS, Le Caire, 27 juillet 2010). Par ailleurs, ils ne font pas partie des groupes de pression qui depuis les années 1980 représentent les intérêts des élites économiques du pays, tels que l’Egyptian Businessmen’s Association (http://www.eba.org.eg) ou l’ American Chamber of Commerce in Egypt (http://www.amcham.org.eg). 22. Pour une étude de l’émergence de cette génération politique et de sa trajectoire dans les années 1990 – 2000 voir : Al-Tohamy, 2009. 23. Sur le mouvement étudiant égyptien des années 1968 – 1973 voir : Abdallah, 1985, pp. 100 – 250. 24. Sur la notion d’unité générationnelle voir : Mannheim, 1990. 25. Les fondateurs d’Al-Badîl sont pour la plupart d’anciens membres du ‘Parti Communiste Egyptien des Travailleurs’ (hizb al-‘ummâl al-chuyû‘î al-misrî). Seule une petite minorité d’entre eux étaient affiliés au ‘Parti communiste du 8 janvier’ (Al-hizb al-shuyû‘î – 8 yanayr) ou au Front trotskiste (‘isba el-trûtskiyyn). Pour plus de détails sur ces formations marxistes clandestines, voir Gervasio, 2010, pp. 337 – 363. 26. Sur la notion de conscience collective, voir Mannheim, 1990. 27. Certains d’entre eux ont essayé d’intégrer le Parti Tagammu‘ au début des années 1980, mais ils n’ont pas réussi à s’accommoder de la « gestion autoritaire » mise en œuvre par la direction centrale du parti et en sont sortis précocement. A ce propos, voir Zahran, 2003. L’étude d’Ahmed Al-Tohamy (2009) sur la génération ’70 montre bien la manière dont cette génération militante a été progressivement mise à l’écart de la scène politique partisane et comment, depuis le milieu des années 1990, ses membres ont commencé à chercher des voies pour revenir à s’impliquer en politique. 28. El-Khawaga, 1997. 29. La « Célébration de la génération ’70 » (ihtifâl jîl al-sab‘înât) est une manifestation organisée en février 1997 par d’anciens cadres marxistes du mouvement étudiant pour commémorer la révolte étudiante de 1972 et les émeutes du pain de 1977 et dont l’objectif était celui de se confronter et d’étudier la possibilité de lancer un nouveau projet politique de gauche. Sous le nom de « Dialogues de l’avenir », on désigne un travail de discussion et de réflexion politique qui, dans la deuxième moitié des années 1990, a impliqué des personnalités de la génération ’70 appartenant à différents courants idéologiques (marxistes, nassériens et islamistes), et dont l’objectif était de trouver une entente commune à propos de la question nationale et de la crise politique égyptienne. Sur ces deux initiatives, voir Al-Tohamy, 2009, pp. 128 ; 217 – 220. 30. Pour une présentation de ces mouvements par l’un des activistes engagés (et qui fait par ailleurs partie des fondateurs d’Al-Badîl) voir : Zahran, 2007. 31. J’emploie ici l’expression utilisée par Eberhard Kienle pour désigner les hommes d’affaires égyptiens ayant émergé avec les réformes d’ouverture économique. Voir Kienle, 2002. 32. Entretien personnel avec SF, Le Caire, août 2010.

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33. est nommé premier ministre en juillet 2004 à la tête d’un gouvernement technocratique dont la mission principale est celle d’accélérer les réformes libérales et mettre en œuvre un vaste programme de privatisations. 34. A la fin des années 1970, l’organe du Parti Tagammu‘ ouvra ses pages aux intellectuels d’autres courants idéologiques qui ne disposaient pas de canaux d’expression propres, tels que les militants du Parti Néo-Wafd. 35. Entretien personnel avec l’un des fondateurs, Le Caire, août 2010. 36. Entretiens avec plusieurs fondateurs, Le Caire, août 2010 ; avril 2011. 37. Lors des élections de 2005, les Frères Musulmans parviennent à remporter 88 sièges, ce qui représente un résultat historique si l’on considère les pratiques d’interférence mises en place par le régime lors des compétitions électorales. 38. La licence de publication est obtenue en avril 2007 alors que la demande avait été déposée auprès du Haut Conseil de la Presse (HCP) en août 2006. Or, d’après la loi n. 96 de 1996 sur l’organisation de la presse le HCP dispose d’un délai de deux mois pour examiner les dossiers reçus, suite auquel il est tenu de donner une réponse. Au début de 2007, après une attente de plusieurs mois pendant lesquels ils ne parviennent à avoir aucune information concernant leur licence, les fondateurs d’Al-Badîl décident d’intenter un procès contre le HCP avec le soutien de l’ Network for Human Rights Information, ONG égyptienne qui travaille dans le domaine de la liberté d’expression et de publication. Ils préparent la documentation nécessaire, mais avant que le procès ne commence ils obtiennent l’autorisation à publier. Entretien avec le directeur exécutif de l’ANHRI, Le Caire, mai 2011. 39. Sur le phénomène de la « presse jaune » en Egypte voir : Amir, 2006, pp. 115 – 128. 40. Le manifeste éditorial d’Al-Badîl insiste à plusieurs reprises sur la nécessité que le futur journal s’éloigne du sensationnalisme, de la vulgarité et du ton provocateur qui caractérisent la grande majorité des publications privées égyptiennes ainsi que sur l’importance de savoir convaincre le lecteur à travers l’emploi d’arguments rationnels. 41. Le manifeste des fondateurs précise à ce propos qu’Al-Badîl, loin de se contenter de l’élite intellectuelle du pays, vise un large public. 42. Outre Kifâya et les autres mouvements « pour le changement » (Journalistes, avocats, etc.), l’on mentionnera le « Mouvement du 9 mars pour l’indépendance des universités » et les collectifs « Egyptiens contre la torture », « Egyptiens contre la discrimination religieuse », « Ingénieurs contre la tutelle » et « Médecins sans droits ». 43. Pendant les premiers mois de son expérience, Al-Badîl publie même une rubrique hebdomadaire intitulée ‘Ummâl. Bien qu’elle disparaisse par la suite, le journal continue d’accorder aux mobilisations ouvrières une large place à l’intérieur de ses pages. Par ailleurs, Al- Badîl est le premier quotidien en Egypte à avoir mis en place, au sein du service des « infos géné », une cellule de reporters spécialisés sur les questions ouvrières, faisant de celles-ci une véritable priorité éditoriale. 44. Comme le déclare le manifeste éditorial du journal. 45. Comparé à d’autres quotidiens privés qui paraissent en Egypte dans les années 2000, Al-Badîl se caractérise par un capital initial assez réduit. Quatre millions de livres égyptiennes sont un montant ridicule si on les compare aux 16 millions LE investis par les fondateurs d’Al-Masrî Al- Yaum en 2004, ou encore aux 120 millions LE investis en 2008 par les fondateurs d’Al-Shurûq. 46. En jargon journalistique, l'ours désigne l'endroit où, dans une publication, sont répertoriés les noms et fonctions des collaborateurs (rédaction, services commerciaux et administratifs) et celui de l'imprimeur. 47. Il s’agit des trois majeurs actionnaires du journal, dont nous avons déjà parlé plus haut, et d’un quatrième associé minoritaire. A noter que le CDA sera ensuite élargi à la fin de 2008 pour englober trois autres membres, deux desquels appartiennent aussi à la génération ’70.

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48. L’un d’entre-deux a mis en place une usine de matériel électrique, tandis que deux autres travaillent dans le secteur de la construction et du bâtiment. Le quatrième membre, associé minoritaire, est propriétaire d’une petite maison d’édition. 49. Pour citer le mot employé par l’un des fondateurs du journal, qui affirme : « Nous avions une armée de (journalistes) très jeunes » (jaych min al-chabâb al-saghîr). Entretien personnel, avril 2011. 50. Manifeste éditorial d’Al-Badîl. 51. Entretien personnel avec KK, Le Caire, août 2010. 52. Entretien personnel avec SK, avril 2011. 53. Les phrases « Nous étions tous jeunes et n’étions pas que des collègues, nous étions des amis » reviennent constamment dans les entretiens réalisés avec ces journalistes, notamment lorsqu’ils décrivent l’ambiance de travail au sein de la rédaction. 54. Bourdieu, 1984. 55. D’après plusieurs enquêtés, seuls neuf journalistes sur un total de quatre-vingt-seize étaient affiliés à des structures partisanes de gauche. 56. Sur l’expérience des Jeunes pour le changement voir Hassabo, 2009. 57. Au sens où l’entendent Richard et Margaret Braungart : « il y a génération politique lorsqu’un groupe d’âge historique se mobilise pour œuvrer au changement social ou politique ». Braungart R. & M., 1989, p. 9. 58. Le comité de rédaction du journal comprend, outre le rédacteur-en-chef, le directeur de rédaction (mudîr al-tahrîr), deux secrétaires de rédaction et le directeur artistique. Il faut aussi souligner que la plupart des responsables de services appartiennent à la même cohorte. 59. Hassabo, 2009. 60. Voir Shehata, 2011. 61. Sur les politiques culturelles des années 1960 voir Gonzalez-Quijano, 1998. 62. Entretien avec MZ, Le Caire, août 2010. 63. Sur la naissance de la chaîne Dream voir Hamdy, 2002. 64. D’après ses administrateurs, en moins de deux ans le journal aurait subi des pertes de l’ordre de seize millions de livres égyptiennes. 65. L’expression « sâhibat al-galâla » est parfois employée en Egypte pour désigner la presse. 66. « Parce que les rêves ne meurent pas: Al-Badîl revient à ses lecteurs », 1 er novembre 2010 : http://www.masress.com/elbadil/588 67. Voir : « Des lecteurs, des journalistes et des politiciens célèbrent le naissance d’Al-Badîl : ton rêve est notre rêve », 3 novembre 2010 : http://elbadil.com/2010/11/03/15229/ 68. “La bataille d’Al-Badîl”, 4 novembre 2010 : http://elbadil.com/2010/11/04/30546/ 69. Cette publication est éditée par le Centre de Prestations Syndicales et Ouvrières de Helwân (Dâr al Khadamât al Niqâbya wa al ‘Ummâlya), ONG spécialisée dans les questions du travail et du syndicalisme ouvrier. 70. Al-Dustûr paraît pour la première fois en 1996 en tant que publication à licence chypriote. Dirigé par Ibrahim Eissa, alors âgé de trente et un ans, il se caractérise par une liberté de ton inédite dans l’espace journalistique du pays. Il sera aussitôt fermé par les autorités égyptiennes. Sur la première expérience d’Al-Dustûr voir : El-Khawaga, 2000. 71. Entretien personnel, Le Caire, avril 2011. A noter qu’en 2005 le Syndicat des journalistes lui a conféré le prix annuel pour la meilleure enquête journalistique pour une série d’articles sur les risques cancérigènes de l’amiante et ses victimes. 72. Plusieurs acteurs ayant participé à l’expérience d’Al-Badîl le décrivent comme un « travailleur infatigable », comme « celui qui arrive le premier au bureau et qui part toujours le dernier ». 73. Fondé en 2006, l’Arabic Network for Human Rights Information est une ONG égyptienne qui œuvre dans le domaine de la liberté d’expression et de publication. Voir http://anhri.net/ 74. Entretien personnel, Le Caire, avril 2011.

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75. Ce n’est qu’après quelques mois que son rédacteur-en-chef décide de vendre un terrain de propriété pour donner au projet un certain degré d’institutionnalisation et commencer à rétribuer une petite équipe de rédacteurs. 76. « C’est pour cela qu’il était indispensable de revenir », 10 novembre 2010 : http:// elbadil.com/2010/11/10/28672/ 77. Certains d’entre eux ont d’ailleurs quitté le domaine pour exercer d’autres professions ou continuer leurs études. 78. Mohamed El-Erian, « A la mesure du rêve », 4 novembre 2010 : http://elbadil.com/ 2010/11/04/30542/ 79. Cfr. supra. 80. Entretien personnel, Le Caire, avril 2011. 81. Ibid. 82. « Après le soulèvement tunisien… des activistes invitent à se révolter contre la torture, la pauvreté et la corruption devant le Ministère de l’intérieur le jour de la fête de la police », 15 janvier 2011 : http://elbadil.com/2011/01/15/9394/ 83. Khaled Al-Balshy, « Lettre au Dr. El-Baradei … et aux écrivains qui crient dans le désert … Soyez avec nous le 25 janvier », 19 janvier 2011 : http://elbadil.com/2011/01/19/19526/ ; Khalil Abou Chady, « Venez dire un mot le 25 janvier », 20 janvier 2011 : http://elbadil.com/ 2011/01/20/30747/ 84. Entretien avec Gamal Eid, directeur de l’ANRHI, Le Caire, mai 2011. 85. http://www.albedaiah.com/ [site parfois inaccessible]

RÉSUMÉS

Le processus de démonopolisation de l’espace médiatique égyptien en cours depuis la fin des années 1990 se caractérise, entre autres, par l’émergence d’une presse privée qui se dit indépendante à la fois de l’Etat et du champ politique traditionnel. Bien que son impact sur l’espace public national ait été vite perçu par nombre d’observateurs, ce phénomène n’a pas fait l’objet d’études particulières. Cet article se propose de retracer l’histoire d’un journal privé ‘indépendant’ qui paraît sur la scène médiatique en juillet 2007 : le quotidien Al-Badîl (L’Alternative). Saisie dans une perspective diachronique, et par les acteurs individuels et collectifs dont elle est à chaque fois le produit, l’expérience d’Al-Badîl révèle une profonde imbrication entre les univers du journalisme et de l’engagement militant. Le journal est un lieu de confrontation symbolique entre deux manières différentes de concevoir le journalisme et l’engagement militant et un espace où s’opère le passage d’une génération intellectuelle et militante à une autre.

The Egyptian media system has been affected by a clear process of de-monopolization since the late 1990’s. This led to the appearance, among other things, of a new private press that claimed to be independent from both the State and traditional political field. Although its impact on the national public sphere was quickly perceived as relevant by many observers, this phenomenon in itself has not been studied. This article seeks to trace the history of an ‘independent’ private newspaper that first appeared on the media scene in July 2007: the daily paper Al-Badîl (The Alternative). Studied in a diachronic perspective and through its individual and collective actors, Al-Badîl’s ‘experiment’ reveals a deep overlap between the worlds of journalism and political

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activism. The newspaper is a space of symbolic confrontation between two different ways of perceiving journalism and political activism and the site of a switch process from an intellectual and political generation to another.

INDEX

Mots-clés : presse privée, presse, générations, profession journalistique, engagement militant, journalisme Keywords : private press, mass media, medias, generations, political activism, journalism

AUTEUR

MARIANNA GHIGLIA Doctorante allocataire de recherche à l’Université d’Aix-Marseille / IREMAM, où elle prépare une thèse en histoire du temps présent et sociologie politique sous la co-direction de Ghislaine Alleaume et Myriam Catusse. Son travail de recherche porte sur la presse privée en Egypte et son impact sur la reconfiguration à la fois de l’espace public national et de la profession journalistique. PhD research fellow at Aix-Marseille University / IREMAM, where she is preparing a thesis in Contemporary History and Political Sociology under the joint supervision of Ghislaine Alleaume and Myriam Catusse. Her research focuses on the private press in Egypt and its impact on the reconfiguration of both the national public sphere and the journalistic profession. [email protected]

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Troisième partie : le système hybride en Égypte et le rôle des nouvelles technologies The hybrid system and the role of new technologies in Egypt

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Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs médiatiques

Zoé Carle et François Huguet

Rue Mohammed Mahmoud, Le Caire (Égypte), janvier 2013

Crédits photo : Zoé Carle

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Rue Mohammed Mahmoud, Le Caire (Égypte), novembre 2013

Crédits photo : François Huguet.

« En réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » McLuhan, M., 1977 [1964], Pour comprendre les médias, Le Seuil, Paris, p. 37.

De la circulation des écritures exposées

1 De nombreux travaux ont abordés les graffitis égyptiens, forme la plus visible d’un « art révolutionnaire » apparu avec les soulèvements de janvier 2011 ; néanmoins, un aspect particulier de ces productions culturelles reste peu étudié, celui du rapport qu’elles entretiennent avec les médias numériques. À partir d’une double perspective disciplinaire, entre anthropologie de l’écriture et sciences de l’information et de la communication, nous souhaitons nous interroger sur les liens privilégiés qu’entretiennent ces objets, à mi-chemin entre œuvres artistiques et gestes politiques, avec l’usage des réseaux sociaux numériques. Nous tâchons ainsi d’analyser les cheminements de leurs projets politiques en recomposant une partie de l’histoire de ces œuvres, de leurs trajectoires sociales et poétiques, afin de montrer de quelle manière des valeurs spécifiques ont été intégrées aux principes de création et de circulation de ce qui se présente comme un nouveau dispositif médiatique. Nous pensons en effet, à la suite d’Yves Jeanneret (2008) et de son travail sur la circulation

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dans la société de ce qu’il nomme des « êtres culturels » que nos savoirs, nos valeurs morales, nos catégories politiques et nos expériences esthétiques ne peuvent se transmettre que dans un cheminement à travers les carrefours de la vie sociale en se métamorphosant, en produisant du nouveau et en se chargeant de valeur. D’un point de vue communicationnel, les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud (MM) n’échappent pas à ces modelages sociaux ni à ces recompositions. Bien au contraire, ils nous semblent liés de manière intrinsèque aux modes de circulation et de discussion des différentes significations qu’ils véhiculent à la fois in situ, dans cette célèbre artère du centre-ville du Caire, adjacente à la non moins fameuse place Tahrir, épicentre du soulèvement égyptien de 2011, et ex situ1, sur les pages Facebook regroupant des photographies des graffitis et des différentes couches physiques et sémiotiques dont se composent les murs de la rue. Ces graffitis sont des êtres culturels qui modélisent une parole politique particulière, une voix d’opposition aux discours diffusés par les médias officiels traditionnels (TV, journaux, radios). Ils reflètent ce qui se discute et s’écrit sur d’autres murs, pourtant moins matériels, ceux des réseaux sociaux numériques.

2 Si l’histoire de l’apparition d’« arabités numériques » a été étudiée par Yves Gonzalez- Quijano2 et si l’émergence spectaculaire de nouvelles formes artistiques dans la ville du Caire a fait l’objet d’une extraordinaire couverture médiatique depuis les trois dernières années - en témoigne la parution d’au moins six ouvrages portant uniquement sur les graffitis et un grand nombre d’articles universitaires ou journalistiques3 - les liens privilégiés entre ces créations et les mondes du numérique ont été peu explorés. Nous souhaitons examiner ici, en croisant une approche anthropologique de terrain, se basant sur des entretiens avec des artistes graffitis et des relevés photographiques, et une approche moins traditionnelle d’observation de la circulation des œuvres sur Internet, les conséquences de cette intrication étroite d’une forme d’art et de la société de conversation sur le statut de ces œuvres.

3 Nous concentrerons notre étude sur la rue Mohamed Mahmoud en raison des liens qu’elle entretient avec les mondes numériques. De fait, presque tout autant que la place Tahrir, cette rue a fait l’objet d’une importante couverture médiatique et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, elle a été le théâtre de combats de rue meurtriers entre manifestants et forces de l’ordre en novembre 2011 ; par la suite, elle est devenue un véritable « sanctuaire d’écriture »4 puisque ses murs ont été investis par des artistes graffitis ou par des anonymes venus rendre hommage aux « martyrs » de la révolution égyptienne et à l’esprit de cette même révolution. L’effet plastique extraordinaire en plein cœur du centre-ville cairote de ces murs couverts de message a bien entendu attiré l’attention des médias, y compris des nouveaux médias. De fait, tout graffiti réalisé dans cette rue est immédiatement photographié, reproduit et discuté sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook où de nombreux groupes ont été créés, y compris un groupe appelé « Rue Mohamed Mahmoud »5. Cela contribue à faire de cet endroit particulier de la géographie cairote un lieu à la fois physique et virtuel, une porte d’entrée vers les mondes numériques. La rue Mohamed Mahmoud permet ainsi de mettre en évidence des caractéristiques qui sont inhérentes aux graffitis en général, mais extrêmement visibles dans cette configuration et que nous nous proposons d’explorer ici.

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Mohamed Mahmoud, palimpseste de la révolution égyptienne

4 Le cas des graffitis égyptiens permet ainsi d’observer la façon dont la jeunesse arabe, « entrée sans crainte dans la société de conversation qu’a créé la toile universelle, a pu forger son propre langage » (Gonzalez-Quijano, 2012) et ainsi faire son entrée dans l’espace public égyptien. Remarquons dès à présent que par graffitis, nous entendons l’ensemble des propositions visuelles dialogiques présentes sur les murs de la rue MM : fresques (murals), pochoirs, gribouillages (kharabish) et inscriptions diverses. Les graffitis se présentent ainsi comme une forme d’écriture exposée déviante (Petrucci, 1980), mixte, utilisant à la fois le texte et l’image : ce sont des inscriptions dans l’espace public n’étant pas le fait des autorités et par conséquent possiblement illégales6. Par leur alliance de formes graphiques et de formes scripturales, les graffitis constituent d’une part un support visuel primordial d’intelligibilité du réel et, d’autre part, se prêtent particulièrement bien à la démultiplication médiatique, sur Internet et ses réseaux sociaux.

Rue Mohammed Mahmoud, novembre 2013.

Crédits photos : Zoé Carle

5 Propositions visuelles dialogiques, les graffitis apparaissent comme une œuvre collective, perpétuellement inachevée, où chaque scripteur peut venir ajouter ou soustraire un élément de la configuration pré-existante, dans la mesure où l’« œuvre » fait partie du domaine public. Nous avons utilisé le mot de palimpseste7 pour désigner ces processus d’écriture et réécriture continues à propos de la rue Mohamed Mahmoud. Régulièrement effacés, les graffitis réapparaissent immédiatement sur l’espace vierge du mur. Sur la photo ci-dessus, on peut distinguer les couches successives de graffitis

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qui se superposent les unes aux autres. Le fond rose, imitant le camouflage militaire, est l’œuvre de l’artiste égyptien Ammar Abo Bakr qui a recouvert l’entièreté du mur d’enceinte de l’AUC (American University in Cairo) dans la nuit précédant la commémoration de la bataille de la rue Mohamed Mahmoud, le 18 novembre 2013. Selon ses propres termes, il s’agissait de « recouvrir pour devancer les autorités qui nettoient, donner aux gens un nouvel espace d’expression pour qu’ils écrivent ce qu’ils veulent »8. Si dans ce cas l’effacement est une démarche artistique en elle-même, la plupart du temps il est plutôt le fait des autorités9 qui cherchent à reprendre le contrôle visuel de l’espace de parole et d’expression que constitue le mur. En dépit de ces tentatives de nettoyages, la multiplicité des scripteurs peut s’appréhender dans les couches successives de peinture et les anciens graffitis apparaissent sous la nouvelle couche de matière, comme on peut le voir sur cette photo. Le caractère polyphonique ou plutôt polygraphique de cet espace d’expression est immédiatement visible puisque sur le même mur cohabitent des dessins, des pochoirs, des inscriptions d’auteurs différents, qui se combinent ou se superposent. Sur l’espace du mur, un dialogue s’établit entre ces multiples traces écrites qui vont du slogan le plus simple aux réalisations artistiques les plus avancées.

Rue Kasr El Nil ; juin 2013 ; auteurs : Ammar Abo Bakr et Ganzeer.

Crédits photos : Zoé Carle.

6 Toutefois, il serait réducteur de n’envisager ces graffitis que comme des objets artistiques, et c’est ce que montrent bien leurs prolongements sur la toile. L’hypothèse que nous avançons ici est qu’ils fonctionnent comme des médias, des propositions visuelles dialogiques, investies par des énonciateurs multiples intervenant au moment de la production et/ou de la diffusion. Si d’une part l’auctorialité est sujette à caution dans la pratique du graffiti, y compris dans ses réalisations les plus artistiques10, d’autre part ce dialogisme fondamental est ce qui en fait un support médiatique

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particulièrement adapté à la « société de conversation »11. Par ailleurs, il est tout à fait remarquable que leurs logiques de création et de circulation soient étroitement liées aux mondes du numérique et aux réseaux sociaux. Les réseaux sociaux numériques constituent ainsi une source d’inspiration en amont de leur production mais ils constituent également une destination possible de ces graffitis au moment de leur archivage et de leur documentation. Ce qui est frappant, c’est qu’ils n’y sont pas uniquement conservés mais aussi et surtout discutés : de supports ils deviennent médias d’un débat public, porte-voix d’une nouvelle forme de parole politique contestataire. Le statut de ces médias graphiques in situ et ex situ permet également de se questionner plus largement sur l’utilisation de l’écriture et de ces productions artistiques comme voies d’influence des structures cognitives12. En effet, si le développement des NTIC dans le monde arabe peut être envisagé comme un outil d’émancipation politique et sociale, il apparaît indispensable de penser les potentialités civiques de ces technologies à l’extérieur du cadre exclusif de la consommation13. Ces graffitis sont des jonctions entre utilisateurs connectés et ceux qui n’utilisent pas les nouveaux médias ; ils font office de médiateurs entre usagers compétents des NTIC (les « arabités numériques » naissantes) qui utilisent les réseaux numériques pour regarder, lire, commenter et faire circuler les significations et contenus des graffitis mais ces derniers sont aussi des liens, des paroles adressées au quidam non connecté qui foule l’asphalte de la rue Mohammed Mahmoud et regarde, lit ces messages adressés aux passants dans un espace public non virtualisé. Il faudrait ici s’interroger plus longuement sur l’insertion de ces graffitis dans des processus de commoditization14, afin de voir s’ils changeront de statut. Pour le moment, étant donné leur statut de « moyens » au sens où ils sont le support d’un débat qu’ils contribuent à nourrir, et non pas de « fins » qu’ils pourraient être s’ils accédaient au statut d’œuvres par exemple ; ils ne correspondent pas à des biens consommables, du moins pas dans leur ensemble15. Néanmoins, la question reste pertinente et indispensable à observer dans les années à venir.

7 Dans notre perspective, les graffitis sont pensés comme des « boîtes à outils », des « dispositifs » mettant en avant la participation des publics et posant frontalement la question de la propriété de l’espace public16 .

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Rue Mohamed Mahmoud ; novembre 2013 ; « Manifeste du Peuple » ; auteurs : Kim, Ahmed Naguib, Tefa.

Photo : Zoé Carle.

8 Ce graffiti, apparu il y a quelques mois dans la rue MM, a pour titre « Manifeste du peuple ». On peut penser que ce manifeste, texte écrit à plusieurs, au nom d’un nous qui en l’occurrence est le « peuple », est le mur de la rue MM elle-même. Dans un geste autoréflexif, ce graffiti désigne l’espace d’écritures et de rencontres que constitue la pratique graphique commune du graffiti comme lieu d’expression populaire par excellence. Le mur devient ainsi manifeste, espace de revendication collective, où le « peuple » apparaît, avec toute la dimension fantasmatique que cela comporte. Le mot de « manifeste » suggère que ce mur est le lieu d’une participation collective, présente en acte dans les inscriptions de différentes mains, mais organisée dans un projet politique commun, ce qui ne va pas de soi. Il faut noter ici la grande performativité17 de ce graffiti qui instaure l’espace du mur comme un espace d’expression public et qui exhibe une caractéristique inhérente de la rue MM, cette énonciation collective par un sujet monumental et anonyme, désigné dans ce cas comme étant le « peuple ». Cela rejoint les analyses de Béatrice Fraenkel sur les « écrits de New-York ». Suite aux attentats du 11 septembre 2011, on a pu observer dans la ville de New-York le surgissement massif d’écritures publiques à visée mémorielle rendant hommage aux victimes tout autour du Ground Zero : « Les écritures exposées font saillir une autre dimension de l’espace urbain, sa dimension politique. L’espace public ainsi réaménagé montre à chacun qu’il appartient au même corps, à la même entité qui l’englobe, et chaque scripteur, chaque lecteur, parce qu’il produit cet espace, réaffirme sa qualité de citoyen. La nécessité d’écrire aux yeux de tous, et surtout la pulsion de signature qui s’empare de milliers de passants, évoque irrésistiblement l’idée d’une cérémonie civique, la scène improbable de la ratification du contrat social à l’origine de tous les contrats »18.

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9 Au même titre que pour les écrits de New-York de 2001, on observe en effet une sanctuarisation de la rue MM entre 2011 et 2013, qui devient un espace dédié d’écriture dans la géographie cairote et qui donne son sens social au rituel d’écriture. Toutefois, si le geste d’inscrire dans l’espace de la rue est en soi politique, la dimension politique des graffitis égyptiens est plus forte encore dans la mesure où leurs contenus eux-mêmes sont directement en prise avec les événements de l’actualité nationale. Il ne s’agit pas uniquement de signer dans l’espace de la rue, mais de dénoncer ou de revendiquer, de rendre ainsi manifeste l’existence de ce collectif fantasmatique qu’est le peuple pour modifier le cours du destin national. Pour ce qui nous occupe ici, grâce à la diffusion sur ces autres murs que sont ceux des réseaux sociaux, il s’agit également d’élargir la portée de ces écrits en les reflétant sur le web, d’augmenter leurs significations et leurs forces de suggestion, en les faisant circuler sur les réseaux numériques, les rapprochant en quelque sorte de l’hypertexte utilisé dans des documents informatiques. Il est tout à fait intéressant de constater que le graffiti présent sur le cliché précédent représente en effet le logo d’une page Facebook où il est lui-même reproduit, ce qui accentue la liaison entre cette écriture in situ et son inspiration numérique, qui lui réserve également une place d’exposition privilégiée.19

Le domaine public : graffitis et Internet

10 Loin du brouhaha d’une foule médiatique inaudible, le « numérique » qui nous intéresse ici, celui qui « palpe »20 et « chorégraphie »21 la réalité politique et culturelle d’un mouvement social est pour certains un objet qui pousse les murs et offre à l’individu d’affirmer sa singularité. En effet, depuis la fin de l’année 2010, l’usage des réseaux numériques et du web participatif à des fins de mobilisation sociale et de contestation des régimes arabes réactualise et réarticule l’observation des rapports entre technologies de communication et leurs capacités à provoquer des changements sociaux et politiques. Mais le type de média dont nous traitons ici, celui des graffitis et de leurs reflets sur le web participatif, ne doit pas être observé comme un objet mécanique et froid, ce qui rejetterait notre analyse du côté du positivisme mcluhanien. C’est bien « le médium lui-même » qui nous intéresse ici pour reprendre la citation qui ouvre cet article, ses effets sur l’individu ou sur la société et le changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie. Les usages de ce médium sont multiples, en fonction de l’utilisation qu’en font les populations qui reçoivent ces messages, avec leurs différentes stratégies de réception et d’appropriation qui révèlent différentes aptitudes et une habileté à composer avec eux. Au sein de la rue Mohammed Mahmoud et des murs qui la composent, comme une nécessité impérieuse, la parole est prise, volée, rendue, offerte ; elle affirme, contre, argumente, illustre, critique, se trompe, se justifie, invente de nouvelles formes d’écritures. On ne s’attardera pas ici sur l’inventivité de l’arabzi22, objet de recherche en soi. Un nouveau récit fait son apparition simultanément dans la rue et sur les écrans des utilisateurs des réseaux sociaux qui suivent la révolution égyptienne. Apparaît alors le souci de documenter, de discuter, d’archiver, de devenir soi-même média puisque les médias traditionnels n’assurent plus leur mission de documentation du réel et offrent une image trop déformée de cette « révolution » aux contours flous, des actions qui sont menées en son nom et ne rendent pas compte de la façon nouvelle dont on échange sur les réseaux sociaux.23

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11 Dans ces reflets numériques, les usagers anonymes prennent pour étendard d’un « nous » plus ou moins bien défini les productions picturales et scripturales de la rue MM tout comme des images chocs des héros de la révolution, de martyrs, de policiers corrompus, etc. Sur la durée, les productions sont commentées, échangées, partagées sur des murs de profils personnels ou sur d’autres pages liées aux graffitis égyptiens. Elles glissent petit à petit vers le bas de l’écran suivant la logique de défilement vertical propre aux réseaux sociaux numériques (scroll down, scroll through). In situ, les murs s’effacent et se recouvrent d’autres graffitis mais, ex situ, sur les outils numériques, le web archive les conversations, les périodes de création, les tient encore ouvertes, garde les photographies de productions culturelles désormais recouvertes par d’autres coups de pinceaux ou de bombes de peinture. Les réseaux sociaux du numérique font discuter la mémoire de la rue MM et les messages dont elle se compose. Les différentes couches du palimpseste de cette rue apparaissent en filigrane grâce au reflet numérique de la rue contenu sur les réseaux sociaux.

« مسرا يف عراوش رصم | Capture d’écran du groupe Facebook « Graffiti the streets of Egypt commentant la production de Ammar Abo Bakr réalisée en novembre 2013 sur les murs de la rue MM.

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« مسرا يف عراوش رصم | Capture d’écran du groupe Facebook « Graffiti the streets of Egypt commentant le pochoir « Occupy Maspero » appelant à l’occupation de la place Maspero (siège de la télévision et radio publique égyptienne) et à la critique nécessaire des médias nationaux.

12 Sur ces deux plans (in et ex situ), un dialogue critique s’ouvre, amplifié par les technologies du numérique qui sont capables de capturer et de faire circuler des visions du monde. Nous notions précédemment la grande proximité de ces pratiques d’écritures avec la « société de conversation » mais les murs de la rue Mohammed Mahmoud et les peintures qu’ils contiennent sont aussi intrinsèquement liés à cette forme politique à part entière qu’est Internet24. Comme lors de ce mouvement de renaissance et d’inscription dans l’espace public d’une parole citoyenne critique envers le pouvoir débutée en 2010, Internet décloisonne les débats et les ouvre à de nouveaux participants mais renouvelle surtout les possibilités de critique et d’action. Nous avons noté le lien étroit qui existe entre cette rue et les mondes numériques, pour des raisons de pratique d’archivage et de circulation des graffitis, mais il faut noter surtout la proximité structurelle de ces deux éléments. Penser aujourd’hui les liens entre dispositifs de communication et mouvements sociaux dans le monde arabe est chose essentielle et cette réflexion ne peut s’effectuer qu’en portant un regard attentif sur les artefacts technologiques25 qu’utilisent les hommes et les femmes qui militent pour provoquer des changements au sein de leurs pays.

13 Ces artefacts et les assemblages qui en résultent dessinent une nouvelle forme d’espace de dialogue, d’espace public, qui, comme le remarque Richard Senett « peut être simplement défini comme un endroit où se rencontrent des étrangers » et où les hiérarchies s’effacent au profit d’un dialogue horizontal. Le palimpseste hypertextualisé que nous décrivons ici dessine cette nouvelle forme d’espace public d’échange et de communication capable de « montre(r) à chacun qu’il appartient au même corps, à la même entité qui l’englobe et que chaque scripteur, chaque lecteur, parce qu’il produit cet espace, réaffirme sa qualité de citoyen »26. Nous ne cherchons

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pas ici à exagérer le caractère inédit de ces propositions visuelles dialogiques puisque en effet les graffitis politiques sont une forme classique d’expression dans les moments de prise de parole collective. Néanmoins, le rôle joué par les médias sociaux et les réseaux numériques dans le devenir de la rue Mohammed Mahmoud est lui radicalement nouveau et est la résultante d’une évolution sur de nombreuses années qui compte pour principales étapes l’essor dans le monde arabe de l’imprimerie transnationale, suivi de celui de la télévision satellitaire et enfin, l’arrivée de l’Internet27.

14 Notre analyse permet d’affirmer que les images réelles et virtuelles des écritures exposées de la rue Mohammed Mahmoud sont à la fois le signe et le moyen d’un phénomène nouveau : la réappropriation progressive du lieu public égyptien par les citoyens, d’une part grâce aux mouvements sociaux et à l’occupation physique des lieux (dans les manifestations, à travers les graffitis et les écritures publiques), mais également grâce aux réseaux numériques. La rue MM est à ce titre emblématique de cette prise de parole collective, un miroir tendu à un peuple égyptien aux contours indéterminés qui se réfléchit dans l’espace de la ville et dans ses débordements numériques. Ceux-là ne viennent pas constituer un espace public virtuel venant redoubler un espace public réel, mais au contraire ils sont les outils conjoints d’une réappropriation de celui-ci. Par ailleurs, les cultures numériques de la jeunesse égyptienne combinées à leurs pratiques scripturales et artistiques nous donnent à observer une modélisation particulière et nouvelle du concept de « village global ». Au sein de cette globalité, le public égyptien, à la fois auteur des scripts de la rue Mohammed Mahmoud, mais aussi lecteur et metteur en scène de leurs présences sur le web fait évoluer sa relation de spectateur passif vers le participant, créant ainsi des leviers d’empowerment citoyen.

15 Cette rue et son miroir sur le web s’incluent plus largement dans la naissance d’un « arabisme digital » évoqué précédemment où l’usage de nouveaux médias redessine des répertoires de communication nouveau. L’élément crucial de compréhension du rôle des médias sociaux au sein des mouvements sociopolitiques contemporains réside dans les interactions et les médiations que ces derniers établissent avec de nouvelles formes de publics. En effet, ils participent d’une part directement à la chorégraphie des manifestations, mais d’autre part sont partie prenant des processus de constitution symbolique d’un espace public, à la fois local et global grâce à l’universalisation que permet l’outil Internet28. Dans ces nouveaux processus, le dispositif de la rue MM ne constitue pas un outil de mobilisation direct mais s’intègre à ces chorégraphies de façon plus oblique, en tant que sanctuaire, à la fois in situ et ex situ, espace symbolique et artistique fournissant des références et un imaginaire révolutionnaire tout aussi indispensables aux mobilisations, et dans la constitution duquel les nouveaux médias et les réseaux numériques jouent un rôle fondamental.29

Graffitis et dispositifs médiatiques alternatifs

16 Dans la constitution de cet imaginaire révolutionnaire, un certain nombre de thématiques sont privilégiées. Nous avons abordé rapidement la dimension funéraire de la rue MM à travers la figuration des martyrs notamment dans le travail de l’artiste Ammar Abo Bakr, mais une autre dimension non moins importante est l’attention accordée au discours médiatique officiel et à la façon dont les médias font œuvre de

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propagande. Il s’agit là d’un thème central dans les différentes réalisations graphiques, qu’elles passent par de simples injures ou bien par des réalisations plus métaphoriques. Cette attention particulière portée au dispositif médiatique confirme le rôle particulier dévolu aux graffitis dans l’économie des discours et contre-discours révolutionnaires : ils s’affirment résolument comme un outil venant contester la prééminence d’un discours univoque dans un espace public égyptien où la liberté d’expression est encadrée par différents mécanismes de censure. Les graffitis, à leur façon et dans la mesure de leurs moyens, s’imposent ainsi comme une parole alternative, un média contestataire.

17 Si les graffitis entretiennent une relation particulière avec les nouveaux médias, il va de soi que le média graphique lui-même est l’un des plus anciens qui existe, comme le rappelle opportunément le grapheur Ganzeer30 : « C’est le plus vieux des médias, avant même le papier. En tout cas, c’est un média différent, plus direct parce qu’il n’y a pas de rédacteur en chef ou d’éditeur par rapport aux médias traditionnels qui sont des médias plus élitistes. » Il est tout à fait intéressant que les activistes retrouvent ce moyen de communication à un moment de crise politique nationale où l’interprétation des événements est un enjeu majeur pour la maîtrise du discours officiel. De façon symptomatique, les graffitis se présentent comme une réaction populaire spontanée à un discours médiatique omniprésent et invasif, centralisé et contrôlé par les forces politiques ou pouvoir, tel que celui décrit par Ganzeer ; en d’autres termes, les graffitis offrent une alternative à un discours de propagande typique, et en ce sens nous pouvons parler de dispositifs médiatiques contestataires31. On observe en effet un discours conscient sur les médias dans la plupart des créations graphiques de la rue MM qui permet de considérer que ces médias se présentent avant tout comme des médias alternatifs. La dénonciation de la propagande officielle est en effet l’un des thèmes privilégiés de la rue MM, que cela soit par l’intermédiaire d’inscriptions toutes simples (« Media Whore » photo d’introduction), de pochoirs comme ceux du mouvement Kazeboon32, ou encore par des réalisations plus élaborées sur le plan plastique.

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Collectif Kazeboon ; rue MM ; avril 2012.

Photo : Zoé Carle.

Collectif Kazeboon ; rue MM ; avril 2012.

Photo : Zoé Carle.

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Keizer ; mai 2013 ; « La une : arme d’enjolivement massif »

[https://www.facebook.com/KeizerStreetArt ?fref =ts]

18 L’abondance de mentions des médias traditionnels et des médias nationaux est particulièrement remarquable dans la rue MM. Le thème principal étant bien sûr le en arabe) organisé par la propagande nationale qu’il ليسغ خملا ) lavage de cerveau s’agit de dénoncer pour la désamorcer. En ce sens, les auteurs de graffitis promeuvent un discours contestataire aux propriétés libératrices en désignant les canaux d’information traditionnels pour ce qu’ils sont, non le reflet de la réalité, mais un discours situé idéologiquement et comme tel sujet à caution.

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« Utilise ton cerveau » ; rue MM ; novembre 2013.

Crédits photo : Zoé Carle

19 L’injonction de ces graffitis est simple : le passant est invité à réfléchir au lieu de s’abandonner aveuglément à un discours officiel qui déforme voire falsifie les événements. Il s’agit d’une véritable guerre d’interprétation dans laquelle les graffitis prétendent jouer un rôle de révélateur et de contre-pouvoir.

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Rue MM ; novembre 2013.

Crédits photo : Zoé Carle

20 Dans la photo ci-dessus, un personnage est figuré, le cerveau emprisonné dans un écran de télévision grillagé, alors que tout autour de lui sont collés des coupures de presse, extraites des grands quotidiens de la presse nationale comme Al-masry al-youm, Al- Watan, etc. L’utilisation de la technique du collage, associé à un mode de représentation plus métaphorique, est extrêmement efficace dans la perspective de dénonciation qui est celle du graffiti. Tous les médias sont concernés : télévisés, écrits, audio, tandis que la multiplicité des discours qui assaillent l’imaginaire et l’intelligence du spectateur sont figurés à travers la profusion de coupures de presse qui entourent le personnage.

21 D’innombrables graffitis abordent ce thème, montrant comment l’interprétation des événements devient une guerre dans laquelle les grapheurs, et plus largement les artistes, les journalistes citoyens et les activistes sont engagés, contre les médias traditionnels pour rétablir une vérité vacillante.

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« Nos armes, leurs armes » ; juin 2011.

Crédit photo : Suzee in the city (http://suzeeinthecity.wordpress.com)

22 Cette dernière image est très riche en ce qu’elle explicite le parallèle entre la guerre et les conflits d’interprétation médiatique. La fracture entre un « nous » et un « autre » hostile est mise en scène par la confrontation des deux objets et toutes les dénotations contradictoires qu’ils impliquent. L’image invite à un engagement fort du récepteur par la présence de ce « nous » ainsi qu’à une cohésion renouvelée d’un groupe mal défini mais dont l’énonciateur anonyme et le récepteur universel font radicalement partie. Par ailleurs, cette image opère une mise en abyme assez compliquée puisque ce qui est désigné ici c’est un outil médiatique et pas un graffiti, mais représenté dans un pochoir qui est destiné lui-même à être pris en photo et à circuler sur la toile. Cette image met ainsi en scène de façon subtile l’intrication étroite du support graffiti et des réseaux sociaux numériques que nous pouvons observer à d’autres échelles dans l’ensemble des graffitis de notre corpus. Elle illustre par ailleurs le lien qui peut exister entre ces murs et d’autres formes de médias et instaure un parallèle entre la guerre et les conflits d’interprétation : la bataille pour la mise en récit des événements se livre aussi rue MM, l’interprétation n’étant pas aussi irénique que la célébration constante d’un « art révolutionnaire » peut le laisser penser. Dans un contexte politique troublé, l’enjeu médiatique n’est pas des moindres, et les auteurs de graffiti pourraient faire leur cette affirmation du poète salvadorien Roque Dalton : « La falsification de l’histoire de cette guerre est sa continuation par d’autres moyens. »33

23 S’il n’est pas certain que les graffitis véhiculent un message positif s’opposant au discours officiel,j en effet, ils n’affirment rien – en revanche par leur structure et le dispositif qu’ils constituent, ils s’inscrivent contre les discours médiatiques traditionnels et en ce sens en sont un contre-pouvoir. C’est par conséquent ce qui permet de les considérer comme des dispositifs médiatiques alternatifs et populaires, que nous pourrions rapprocher du travail du collectif Kazeboon, du journalisme citoyen, et de cette volonté de faire soi-même média en utilisant les technologies numériques tout en restant ancré dans le réel des mouvements sociaux.

24 Il faut donc reconnaître le rôle particulier que jouent les graffitis dans l’appareil des discours médiatiques contemporains en Egypte et dans l’espace public en général. De façon évidente, il semble inévitable d’envisager ces « scripts » dans leur double dimension : physique et virtuelle, pour les considérer comme des médias dans le débat public. La similitude de structure entre ces propositions visuelles dialogiques et la façon dont s’organisent les relations dans les réseaux sociaux facilitent par ailleurs leur

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insertion dans l’espace numérique. Si la notion de « manifeste » semble être une caractérisation un peu trop précise pour désigner ce nouvel espace d’expression populaire, il n’en reste pas moins que ces œuvres collectives sont le symptôme et le signe d’un rapport renouvelé à l’espace public. Attaquant frontalement les discours médiatiques traditionnels, les graffitis deviennent des dispositifs de contestation efficaces, permettant une relation critique aux canaux de transmission plus classiques que sont la télévision, la radio et la presse. Au même titre que la littérature, ils invitent le spectateur-lecteur à une mise à distance de l’actualité politique par leur mise en place de garde-fous interprétatifs et favorisent ainsi l’émergence d’une pensée herméneutique ne se contentant pas des évidences assénées par des médias omniprésents, mais cherchant au-delà des apparences à renouveler le regard posé sur l’actualité et la politique.

Conclusion

25 Au-delà des dispositifs de communication numériques et des médias classiques, force est de constater que « les révolutions se font avant tout par des citoyens hommes et femmes, qu’elles naissent à partir de faits ou d’évènements avec une forte charge symbolique »34. Il s’avère également que les révolutions ou les soulèvements, peu importe les qualificatifs qu’on leur attribue, interviennent dans des contextes favorables à l’émergence d’une nouvelle vision du monde. Changer de point de vue sur la communication, les médias et les technologies qui s’y rapportent semble aujourd’hui plus que jamais nécessaire tout comme le fait d’élargir nos angles d’analyses sur la question des usages des TIC numériques à celle des pratiques communicationnelles globales. Les jonctions qui s’effectuent avec des phénomènes d’un autre ordre (et qui peuvent sembler, de premier abord, relever de pratiques plus anodines) avec de nouveaux dispositifs de communication bouleversent les modèles d’analyses que l’on pouvait auparavant plaquer sur des phénomènes socioculturels ou sociopolitiques. Néanmoins, il ne s’agit pas de tomber dans un enthousiaste naïf concernant l’usage des NTIC au sein des soulèvements arabes et plus précisément dans ceux qui concernent l’Égypte actuelle. À travers l’étude des créations figurants sur les murs d’une rue cairote in et ex situ , nous souhaitons réfléchir, dans une perspective communicationnelle et littéraire, à ce que signifie le surgissement d’écritures à la fois réelles et virtuelles lors d’un événement tel que la révolution égyptienne débutée en 2011 et dans un lieu tel que celui de la rue Mohammed Mahmoud. Ces écritures, ces scripts, ces productions artistiques laissent entrevoir à la fois de nouvelles stratégies culturelles et médiatiques des publics égyptiens et impliquent de nouvelles méthodologies de recherches pour appréhender certaines réalités socioculturelles et sociopolitiques de ces publics. Il est certain qu’Internet augmente le nombre de locuteurs dans l’espace public, « en abaissant les contraintes traditionnelles qui étaient par exemple de donner son nom, de ne pas être péremptoire, de respecter l’autre dans un débat… On n’entre plus nécessairement dans l’espace public en empruntant les habits du citoyen dévoué à l’intérêt général, mais de façon plus subjective, avec des intérêts locaux, une voix singulière et des propos un peu froissés »35 ; mais Internet bouleverse également la conception binaire que l’on pouvait se faire de l’espace public. Ces graffitis de la rue Mohammed Mahmoud et leurs augmentations numériques viennent nourrir un espace démocratique autre que celui de la compétition pour la

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représentation politique. Ils mettent à jour une voix, un « nous » et une parole autre que celle qui apparaît sur les canaux d’informations classiques.

26 Les pratiques communicationnelles que nous analysons en nous attachant à étudier à la fois les productions en soi et leurs circulations sur les réseaux numériques nous font penser que les pratiques des arabités numériques actuelles ne doivent pas s’analyser uniquement en fonction de supports technologiques utilisés mais également en fonction d’actions communicationnelles conduites par des agents sociaux. Le changement de paradigme à l’œuvre dans la jonction graffiti-circulation sur le web (usage/TIC et pratiques/communication) est soutenu par la notion de dispositif : les dispositifs communicationnels de l’usager intègrent l’ensemble des TICN qu’il utilise d’une part, et sa façon de « faire dispositif » est une caractéristique des pratiques communicationnelles hypermodernes, d’autre part.

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NOTES

1. Nous pourrions également parler de « significations-communications urbi et orbi » à la place de in et ex situ. 2. Gonzalez-Quijano, 2012. 3. Sur ce point, voir, entre autre, Boraïe, S. 2012, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Le Caire, Zeitouna ; Maslamani, M. 2013, Graffiti al-thawra al-masryia, Beyrouth, Arab Center for Research and Policy Studies ; Abaza, M. 2012, An Emerging Memorial Space ? In Praise of Mohammed Mahmud Street, article paru le 10 mars 2012, [http://www.jadaliyya.com/pages/index/4625/an- emerging-memorial-space-in-praise-of-mohammed-m] ; The Dramaturgy of a Street Corner, article publié le 25 janvier 2013, [http://www.jadaliyya.com/pages/index/9724/the-dramaturgy-of-a- street-corner] ; Coletu, E. 2012, Visualizing revolution : the Politics of Paint in Tahrir, article publié le 18 avril 2012 http://www.jadaliyya.com/pages/index/5136/visualizing-revolution_the-politics- of-paint-in-ta 4. Fraenkel, 2002. https://www.facebook.com/st.martyrs?fref=ts]. Sur ce point, voir] عراش دمحم دومحم ” “ .5 ,[https://www.facebook.com/manifestomasr?ref=profile] وتسفينام بعشلا : également les pages مسرا يف ,[https://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK?ref=profile] فينعلا يتيفارجلا عوبسا

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https://www.facebook.com/GraffitiOfEgypt?ref=profile], Revolution Graffiti - Street] عراوش رصم Art of the New Egypt [https://www.facebook.com/pages/Revolution-Graffiti-Street-Art-of-the- New-Egypt/313913465299751] 6. Une loi est actuellement à l’étude en Egypte punissant les auteurs de graffitis “abusifs” dans l’espace public de peines allant jusqu’à quatre ans d’emprisonnement et 100.000 LE d’amende, loi qui confirme le caractère subversif de cette pratique “artistique”. 7. Genette, 1982 ; Carle & Huguet 2014 8. Entretien avec Ammar Abo Bakr, Novembre 2013, Le Caire, Zoé Carle. 9. Sur ce point, voir Talon, C. 2012, Les effaceurs de rue du Caire, article publié le 24 septembre 2012 sur LeMonde.fr [ http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/09/24/les-effaceurs-des-rues-du- caire_1764076_3212.html] 10. À ce sujet, le grapheur Ammar Abo Bakr déclare « Je ne pourrai jamais dire qu'un graffiti c'est mon œuvre. (...) J'ai une idée ou un ami a une idée puis on en parle et je vais le faire. Mais au final, le graffiti n'est pas à moi, il est à tous les gens qui ont participé à l'élaboration de l'idée » - Zoé Carle, entretien mené le 20 novembre 2013, Le Caire. 11. Gonzalez-Quijano, 2012. 12. Goody, 1979. 13. Proulx. & Klein (dir.), 2012. 14. Adorno, 1938. 15. Sur ce point, voir Gonzalez-Quijano, Y., 2011, La révolution arabe, une création sans chef (d’œuvre) et dialogique, article publié le 13 décembre 2011 sur cpa.hypotheses.org [http:// cpa.hypotheses.org/3152] 16. « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » Agamben, G. 2007, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, Paris, Rivages poche. Sur la question de ce qui constitue un expace public, nous nous référons aux travaux de John Dewey, notamment Dewey, J. (trad. Joëlle Zask, 2003), Le Public et ses problèmes, Folio, coll. « Folio essais», Paris. 17. Définie par J. L. Austin dans ses cours de linguistique, la notion de performativité a opéré une migration depuis les disciplines linguistiques vers la sociologie et l’anthropologie. Désignant au départ des « actes de langage » c’est-à-dire des cas où le langage n’est pas utilisé à des fins descriptives ou constatives, mais pour réaliser des actes (promettre, ordonner, blasphémer, …), elle a connu une certaine fortune en sciences sociales grâce aux travaux de Pierre Bourdieu, puis plus tard de Judith Butler, qui insistèrent sur l’aspect situationnel des énonciations et leurs enjeux institutionnels et sociaux. La notion de performativité réservée à des énonciations orales peut ainsi être utilisée pour décrire d’autres objets et notamment une performativité des actes écrits, comme a pu le démontrer l’anthropologue Béatrice Fraenkel (Fraenkel, 2006). C’est à ce titre que nous pouvons parler de performativité dans le cas de ce graffiti qui en nommant institue un objet, celui du manifeste populaire. 18. Fraenkel, B. 2002. 19. Voir ici : [https://www.facebook.com/manifestomasr] Le graffiti a été réalisé en lien avec ce collectif, fondé en novembre 2013. 20. Latour 2012. 21. Gerbaudo 2012. 22. Par arab-easy, arabic chat-alphabet, arabzi, arabish, nous entendons une forme d’arabe écrit composé à partir de caractères et de chiffres de l’alphabet latin. Encodage utilisé dès 2004 pour éditer le web 2.0 alors que des modules de saisies utilisant l’alphabet arabe n’existaient pas encore. 23. Cf. note de bas de page n°2. 24. Cardon, 2010.

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25. Ainsi que sur leurs fonctionnements et leurs architectures intrinsèques. Nous pensons en effet que faire des « digital humanities » aujourd’hui passe aussi par le fait de prêter attention aux principes internes des services Internets et des outils numériques que l’on étudie. 26. Fraenkel, 2002 27. Gonzalez-Quijano, 2012. 28. Castells, 2012 29. Il convient bien évidemment de nuancer ces analyses en remarquant que si elles sont valables du point de vue des pratiques scripturaires et de leurs intentions, il n'est pas certain qu'elles soient suivies d'effet dans la réception de ces graffitis, comme en témoigne la récente étude menée par Hannah El Ansary : http://www.jadaliyya.com/pages/index/19033/revolutionary- street-art_complicating-the-discours 30. Extraits d’un entretien avec Ganzeer (décembre 2013 ; Le Caire ; Zoé Carle). 31. Pour M. Linard, un dispositif « implique une mise en système délibérée des éléments et des conditions d’une action, une construction cognitive fonctionnelle, pratique et incarnée », in « Conception de dispositifs et changement de paradigme en formation », Education permanente, n°152, 2002 pp.143-155. [https://www.facebook.com/3askar.Kazeboon] ركسع نوبذاك :Voir leur page Facebook .32 33. Dalton, 2005. 34. Daghmi F., Toumi F., & Amsidder A. (dir), 2013. 35. Cardon, 2010.

RÉSUMÉS

Partant d’un double point de vue, à la fois empirique et numérique, cet article observe la relation entre l’émergence spectaculaire de graffitis dans l’espace urbain du Caire et l’essor des médias sociaux dans le développement d’une nouvelle culture contestataire en Egypte. Nous concentrons notre étude sur les graffitis de la rue Mohamed Mahmoud pour observer comment cet espace urbain particulier devient un espace médiatique et symbolique par le biais de son investissement par les réseaux sociaux. La rue en elle-même est l’espace privilégié d’une nouvelle forme d’expression, le graffiti, une zone d’écriture en acte que nous pouvons définir selon la terminologie de Béatrice Fraenkel comme un sanctuaire d’écriture (Fraenkel, 2002) qui nous semble être le laboratoire de nouvelles pratiques d’action et d’expression collective au sein de la jeunesse égyptienne. En effet, la ville du Caire a connu récemment l’émergence d’un nouvel ordre graphique dans lequel les citoyens inscrivent leurs actes de résistance par le biais de représentations picturales ou scripturales. Ces inscriptions doivent être prises en compte avec leurs représentations numériques qui les reproduisent ou les discutent sur Internet. Ensemble, elles semblent avoir initié dans le monde arabe contemporain un mécanisme complexe : une succession d’actes articulés les uns aux autres qui produisent de nouvelles situations de communication et d’échange (Gonzalez-Quijano, 2011). Ce travail vise ainsi à évaluer l’importance de la rue Mohamed Mahmoud comme lieu d’exposition de formes dialogiques d’écriture dans le changement socioculturel que connaît une certaine partie des publics égyptiens et plus largement arabes.

From two interrelated points of view, both empirical and digital, this work examines the relationship between the emergence of massive graffiti in Cairo, the rise of social media and the

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intensification of a contemporary protest culture in Egypt. Indeed, we have seen the emergence on the walls of the Egyptian capital of a new graphic order in which citizens engage themselves in acts of resistance through urban writings and pictorial representations. This “writing event” (Fraenkel, 2002), at work in Cairo since the beginning of the revolution in January 2011 is the symbol of a renewed relationship with the Egyptian public space. This work focuses on the murals of Mohamed Mahmoud street in Cairo and the transformation of this public space into a symbolic place. The street is the privileged space of a new form of political expression, a writing- in-action area, and thus it constitutes a good example of the shift in the collective actions among Egyptian youth who are familiar with ICTs. This work will attempt to articulate a vision of Mohamed Mahmoud street as an exhibition space for dialogical forms of writing, but also as the birthplace of a socio-cultural shift in a certain sector of Egyptian and Arab audiences : a space able to shape a new relationship with the media.

INDEX

Mots-clés : graffitis, espace public, nouveaux médias, réseaux sociaux, cyberactivisme Keywords : graffiti, public space, new media, social networks, digital activism, street art

AUTEURS

ZOÉ CARLE Département de Littérature française et comparée - Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Doctorante en littérature comparée au sein du CERC (Centre d’Etudes et de Recherches Comparatistes) de l’université Paris 3. Ses recherches portent sur les liens entre littérature populaire et littérature d’avant-garde, en particulier sur la poétique des slogans révolutionnaires, en tant qu’outil de création d’un imaginaire révolutionnaire dans certains moments historiques et en tant que modèle de création en littérature. Elle étudie en particulier le cas de l’Egypte contemporaine et la création artistique révolutionnaire depuis janvier 2011. [email protected]

FRANÇOIS HUGUET Département de Sciences Économiques et Sociales - Telecom ParisTech François Huguet est doctorant au département Sciences Économiques et Sociales de Telecom ParisTech (UMR CNRS LTCI - CoDesign Lab & Media Studies). Ses recherches concernent les nouvelles formes d’infrastructures de télécommunication et les enjeux sociopolitiques des architectures informatiques décentralisées. Sa thèse s’appuie notamment sur une ethnographie du déploiement de réseaux sans fil communautaires à Détroit et prend place au croisement de la sociologie des sciences et des techniques et des sciences de l’information et de la communication. [email protected]

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Limitations of the Social Media Euphoria in Communication Studies

Hanan Badr

Facebook Revolution: Initial Euphoria at digital mobilization

1 The Arab uprisings generated a wave of research that insisted on the democratizating effects of social media. Literature on social media and the Arab uprisings highlighted and celebrated the revolutionary role of social media as a central tool in voicing political demands and social grievances as well as facilitating protests and organizing networks beyond the control of state and private mass media.1 The massive public mobilizations and the following events that transpired in the Arab region were quickly coined the “Facebook Revolution”, a term that linked the outcome of the protests with the social network Facebook in particular. Studies on the first wave of the “Arab Spring” and online activism initially reflected a sense of victory and euphoria after the fall of Mubarak.2 True, during the Tahrir protests social media and mobile networks facilitated exchanges among protesters through communication nodes.3

2 Even before 2011, research tended to argue that technological advancements would reinforce media liberalization; Egypt’s vibrant blogosphere had already been a focus of study as bloggers challenged mainstream media agendas and public deliberations.4 The findings of these studies supported the “liberation technology” paradigm. In this context liberation technology is defined as “any form of information and communication technology (ICT) that can expand political, social, and economic freedom.”5 The role of social media in revitalizing the public sphere was not only relevant to Arab autocracies. While scholars of social media in authoritarian settings focused on the shifting balance of state-society relations due to the erosion of complete sovereignty over communication6, research of social media in Western democracies witnessing a crisis of growing political disinterest dealt with online forms of public participation and civic initiatives to reclaim the public sphere.7 Accordingly, the

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Internet was able to revive stagnant political landscapes through the communication of ordinary citizens.8

3 In 2011, analysis of empirical evidence in Arab countries seemed to recognize the social media effects in the political arena. Three main arguments supported the euphoric estimations of social media effects on politics. The first and most elaborated argument is that the Internet changed and expanded the notion of the public sphere. In this regard, the public sphere theory, inspired mainly from Habermas’ seminal works9, is strongly present in the analysis of political communication during and after the Arab uprisings. Theoretically, this connects to the anti-hegemonic counter-public sphere concepts that are promoted by marginalized actors.10 The argument goes that decentralized communication through social media enables wider segments of the public to openly participate in the communication process.11 The Internet could then give those marginalized actors a chance to challenge the mainstream public sphere. Weak political and social actors get the opportunity to use social networking sites to promote their views or uncover events overlooked by the established media system. Online discourses seemed to fulfil “media utopian ideals”12 by providing access and equality for all users. Indeed, in recent years social networking sites were increasingly used by civic society, such as advocacy groups, civic initiatives, social movements, non- governmental organizations, which otherwise would have limited access to the established media system whether due to political exclusion or weak resources13.

4 The second euphoric argument regards the communicative acts online as a practice of citizenship14. Hereby the communication itself serves as a form of civic participation or self-expression that turns the individuals from passive consumers into active producers, especially in the political arena. So the Internet would possibly enable the citizens to reclaim the colonized sphere of politics and consequently add pluralism and diversity to political civic culture, the argument goes.

5 Finally, the third euphoric aspect of social media influence in political communication is the inter-media agenda setting function. This term refers to the increasing ability of social media to shape traditional news media agenda, which is manifested in selection and highlighting mechanisms as well as increased frequency of coverage.15 New thematic inputs from online debates can shape the news agenda of traditional media.16 Online contents become more visible and accessible to wider segments of the public, even to those who lack online access. In addition, online gatekeeping processes do not operate in the classic linear sense as in journalism, which is more constrained by political and economic ties of the media enterprises. The web offers a more open potential of acquiring data and information. This does not negate a certain degree of a “digital gatekeeping process(es)”17, as evident for example in search engines that generate content for users; a process that shows in sorting and selection criteria of search results, that prioritize the browsing process and can be described as a source of “subtle power”18. Despite this less visible gatekeeping, the post-Mubarak era showed numerous examples of the responsive reaction of the mass media or an increased public awareness to online campaigns on Twitter or Facebook. Women’s rights in particular were a major focus in these online campaigns19. Social media, therefore, break the monopoly of traditional elites and successfully put neglected topics on the media agenda.20 Social media trends that generate high visibility online make it onto news media, and vice versa, traditional newspapers and TV content provide information and views that feed online discussions. In this way, we can, therefore,

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speak of a social media and mainstream media symbiosis, because in practice they both benefit from each other, even if they operate under different selection logics.

6 The complex paths of transformation in the different Arab countries that witnessed mass uprisings weakened the euphoric “big effects” paradigm that was ascribed to the Internet and social media in the beginning. Recently, new literature trends emerged that normalize the view on social media, or even shed some negative light on it. The following part will elaborate more on the main counter-arguments for a euphoric notion of the social media.

Limitations of the social media euphoria in the Arab Spring

7 Unlike the initial assumption that social media positively affects politics, months after the uprisings more cautious analyses started to appear. Marc Lynch spoke of a “Twitter devolution” elaborating his main argument that social media can actually “harm the political landscape” in the Arab region.21 On another note, Greg Burris highlighted the asymmetric power constellations of Arab bloggers when he described a dilemma he termed “Lawrence of E-rabia”22. He described the “trap” of the young Arab bloggers who are represented as using “western technology” to liberate their countries. Thus, mass media discourse tends to reproduce Neo-orientalist tendencies in the interpretations of the Arab uprising. Yet at the same time Arab online activists need Western coverage to push their demands to a global audience and exert pressure on their regime. In their article on the Fourth Arab Bloggers meeting, Enrico de Angelis and Donatella della Ratta23 outlined the opposing perspectives on viewing online activism in practice on the one hand and in academia on the other. While bloggers estimate themselves as pioneers of change in society, scholars tend to highlight their limitations.

8 The main aim of this article is to call for a more nuanced reading of social media effects in the context of the Arab Spring. In order to do so, five elements should be taken into consideration to contextualize political communication via social media within the broader context of political, social, and media systems.

9 1. The first element raises concern over the initial overestimation of social media effects. The use of social media by the opposition in preparation for massive demonstrations cannot be neglected, but we cannot speak of a mere “Facebook Revolution”. True, the activists could utilize social media to construct alternative social realities and convey information and emotions to a wider, mainly apolitical, audience. But social media are not capable of changing the system of governing rules in a given political or legal system, as the term revolution suggests. The wide-spread term “Facebook Revolution” heightened expectations from social media and opened the door to a debate on (social) media effects. Media-effects research is characterized by inconclusive empirical results and a multitude of intervening variables, like previous attitudes, knowledge, experiences, and etc.24. Balanced research on democratization and communication tends to regard the media, whether old or new, as a catalyst, not a cause25. As Jeffrey Ghannam concluded, the increasing use of social media along convergence mechanisms is expected to change the news environment and community engagement, as well as public expectations. However, social media alone, as already

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stated, cannot change the political system.26 This means that a certain role is ascribed to the media, but this role should be contextualized within other circumstances of a political, social and economic nature.

10 In addition, several other empirical indicators do counter the initial simplistic stimuli- response arguments that claim that social media has a causal effect in the Arab Spring. In regards to Egypt, the working paper on World Protests 2006-2013 shows that the number of protests had increased, especially with two notable peaks in January 2011 and June 201327. But the general upward trend of protesting does not reflect the increasingly growing numbers of social media users in a clear consecutive ascending linear pattern. Empirical indicators show that people learned about the protests primarily through interpersonal communication using Facebook, phone contact, or face-to-face conversation, at least on the first day.28 Another piece of evidence for the relative effect of social media is that during the “unprecedented telecommunications black hole”29 during the 18 days of revolt against Mubarak, people reverted to the use of traditional communication tools like landline phones and leaflets30. From another angle, additional factors like popular unrest, intensity of grievances or socio-economic reasons play an important role in mobilizing or de-mobilizing people. These indicators again emphasize the role of media as a catalyst, not an agent of change.

11 The overestimation of social media effects resulted in a so-called “Tahrir bubble”31, which refers to online exaggerations as well as the occasional disconnection of bloggers from the real world and their decreased public credibility amongst the wider public. This does not rule out various empirical indicators of the success, albeit limited, of social media in public campaigning, causing occasional pressure on the government, and forcing a reaction to a socio-economic demand.32 Four years after the Tahrir uprising social media seemed more promising in achieving change when utilized in single-issue campaigns instead of calling for general causes of social and political change. A new perspective interprets even the successful Tahrir protests as practically a single issue campaign; it was a rare moment of a “single narrative of popular revolt” 33, especially when all oppositional groups united their chants for their removal of Mubarak and his regime. The chants of the uprisings embodied the most unifying and consensual call beyond the traditional lines dividing the oppositional groups.

12 2. From a normative point of view democratization theory postulates that media enables deliberation and adds transparency through political communication. Theoretically, this questions the extent of political effects of social media. What transformative power of the regime and citizenry do social media have? How can social media transform the political system or the political culture, if they can at all?

13 As mentioned above, media have the potential to function as a catalyst to accelerate change, but they are not a sole variable in the political bargaining processes. In a recent study, Zeynep Tufecki concludes that in just a few years social media in Egypt opened the public sphere to an extent that makes it “almost chaotic”.34 Neither governments are able to regain full control over information and nor can dissidents utilize the new means of communication to fully impact policy.35As in most transformation periods, systematic change needs negotiations among key players. This happens through a dialogue between social and political actors, who engage in political bargaining to bring forth transformation processes.36 In regards to Egypt, the transformation shows both “elements of rupture and stability”37, which are better analysed outside the rigid dichotomy of democratic change or authoritarian resilience.38 The return to old-style

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repression by the regime and the polarization of the oppositions predicts an ongoing learning and adapting process for both sides, which means constant tension for the next few years.39 This will have long-term effects on the changing public sphere, because until now the Arab upheavals did not fully empower either side completely. The new information environment makes the costs of repression higher by lowering the barriers and increasing visibility.40

14 One cannot only speak of an “active new citizenry”41, as Asef Bayat recently put it, referring to the effects of the various political moments loaded with indefinite possibilities which demanded a creative fusion of the old and new ways of doing politics.42 The broad information environment, as noted by Lynch, also includes the state as an actor. However, state intervention via information and communication technology is still under researched. Technology might offer liberation, but also enables state surveillance and censorship processes.43 So if the events of the Arab Spring caught the regimes off guard, it does not mean that they would not be able to learn new ways to contain dissent. By controlling and manipulating the public sphere, the Arab regimes, which usually lack vision, as well as reformative and competitive policies, have, however learned the “wrong lessons” from the uprisings.44 They learned to join and beat the new medium to enhance control instead of freedoms.45 Indeed, the Egyptian counter-revolution developed a wide range of mechanisms and strategies to interrupt and distort the information flows produced by the opposition.46 Regime-loyal non-democratic groups learned to use social media in order to disseminate their pro- stability frames by copying methods originally developed by civic society.47 This means that the Internet became a tool for diffusing autocratic views as well. In fact, the ongoing dynamics in the public sphere still do not offer meaningful conclusions on the long-term effects of social media on political life.

15 Instead of being caught up within a utopian or dystopian determinism, a promising concept, the “Fifth Estate”, offers a new theoretical perspective for analyzing the public sphere. The concept was developed by William Dutton to describe the growing networking effects of the Internet on the public sphere. The basic hypothesis is that the outcome of online political communication is not pre-determined. Instead, the Internet serves as a significant political resource that enhances the communicative power of citizens and other institutions. Accordingly, online political discourse is not a linear tool of liberation, but rather a changing pattern of governance across multiple sectors. The effects of the Internet are not inevitable or an inherent feature of the technology. No single actor is in control of the Internet; it is rather “a pluralistic interplay among a complex ecology of multiple actors”48. Dutton hence suggests the term “Fifth Estate” to describe these dynamics along other judicative, legislative and executive estates as well as the press as a Fourth Estate.49 Using this concept in the research field of social media and political effects in the Arab countries is helpful because it offers open-ended categories for empirical analysis. It fits the evolving public sphere in the current transformation period.

16 3. The growing role of Facebook in political dialogue for young Arabs can be described as a communicative breakthrough. At the same time, the increased use of online platforms for political communication reflects weaknesses and blockages of the established media system. In other words, the rising popularity of Facebook for expressing political opinions reflects the inability of mass media to address public needs and demands. In the Egyptian case, the media market (still) shows a number of

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restrictive characteristics: a high degree of state intervention (for example in media ownership or licence policy and requirements), a long tradition of limited freedom of expression, media enterprises facing economic difficulties, an underdeveloped professional culture of journalists, limited media credibility, lack of objectivity in media practice, and finally a high party press parallelism showing external pluralism and media bias.50 The unfolding events since 2011 only aggravated the media polarization and the severity of the legitimacy crisis. Thus, while the Internet offered platforms for new public discourses, the media system at large still harboured asymmetric and unfavourable conditions that might have blocked bargaining and communication processes that are necessary for the transition period. Mubarak’s old elites made use of their extensive media control of various private TV channels to counter the liberalizing messages instead of being impartial mediators51.

17 4. The initial euphoria of social media overlooked factors limiting the role of social media as a free marketplace of ideas. The so-called “normalization thesis” argues against the liberation hypothesis and contextualizes online discourses within social and political structures. It postulates that the emerging free public spheres resemble more and more the established spheres in the offline world. Accordingly, the online sphere would evolve to be just an extension of the traditional political sphere, where the strongest offline, due to political or economic or institutional resources, would be also the strongest online.52 According to Nick Anstead and Andrew Chadwick normalization processes happen through commercialization, fragmentation, acquiring new skills by users or online communities, and finally the increasing regulatory body53, the latter often imposed by state institutions. Here the main focus lies in the commercialization processes. Social media show an increasing role in commercial communication since the network character is utilized by public relation departments, spin doctors or marketing specialists. Scholars draw attention to the “social contagion” in a non- political setting. Social media are regarded as a form of electronic word-of-mouth by businesses and brands.54 In this sense, the information diffusion is not as spontaneous as ideally assumed by the public sphere theory. On the contrary, advertisements and sponsored posts follow the commercial logic. At the same time, business corporations use people’s opinions and ideas for market analysis. A growing share of commercial messages can colonize the online public sphere just as much as the offline one. Hence, a commercialization of the online sphere takes place.

18 5. The fifth and final issue on the limitations of social media is the fragmentation processes accelerated by the Internet. Studies on social media and democratization processes focussed on the assumption that the online public sphere achieves Neo- Kantian values like inclusion, accessibility, deliberation, and orientation towards the public good. Much has been written on the potential role of social media to expand the public sphere. But the quality of the online public sphere and online deliberation within Arab countries received little scholarly attention until now. This is relevant because online political communication does not rule out a certain degree of exclusion55 as well as fragmentation. The Egyptian case of online communication via social media illustrates how characteristics of the radical polarized political culture shaped online communication patterns. Mutual exclusion processes, fragmentation mechanisms, and non-responsive communication took place online. In social media, hashtags and existing networks function as channelling mechanisms that can further fragment the exposure to online media instead of facilitate a common online experience56. Social media can actually increase selective exposure and further push

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the divisions, not only along the (shrinking) lines of the digital divide, but rather among those connected users who access the technology but choose different content and networks57. This results in the fragmentation of the public sphere and the retreat to the preferred ideological camp58. The Facebook group of Salafyo Costa is an exemplary case to illustrate how the social medium eventually failed in building a consensus among a heterogeneous group. Founded in March 2011, in order to help overcome the divisions between Salafi Islamists and liberal seculars, the group’s credo was tolerance and co-existence.59 Unlike other Facebook groups the administrator team was greatly involved in facilitating online discussion forums by a rigorous set of rules for posts. The lack of a common religious and ideological ground among Salafyo Costa members shifted the focus towards “non-mobilizing”60 contents as well as social and charity issues. Inspired by religious conservative worldview, the Facebook group’s facilitation was highly restrictive. For example, rules included limiting the use of English language, banning offenses or verbal abuse, prohibiting mocking religions or missionary messages, etc. The group’s administrators usually responded accordingly either by banning members, deleting posts, or limiting visibility, etc. Yet, caught between two fronts, Islamists and liberals, the heterogeneous background of the group resulted in clashing political views and growing polarization regarding the rule of Morsi, and eventually became an obstacle for the group’s internal communication. In July 2013 Salafyo Costa officially declared that they would withdraw from participating in or commenting on political events because it became impossible to overcome the divide. These developments show how online deliberation was affected by the radical polarized political culture. The strict rules on the online platform helped little in facilitating the dialogue. In this case, political divisions were too deep to ensure the minimum consensual framework for online communication. Access to social media alone does not enrich the public sphere if participants do not adhere to democratic values. So, online communication does not overcome the political and socio-economic difficulties per se.

Conclusion: Beyond scepticism and euphoria - the need for social media research?

19 The political effects of social media in the Arab countries are complex and unpredictable. The body of literature remains fragmented with inconclusive empirical results due to a number of factors like the multitude of disciplines and theoretical approaches, being a new phenomenon in social sciences, the fast developments and dynamic settings, the massive data, questions of methodology, and training of communication researchers. This article argues for a more balanced and nuanced view of social media and their democratization potential. The above outlined issues that would lead to more balanced research on social media in the context of the Arab Spring. As Comunello and Anzera point out, it is essential to view the role of social media beyond dichotomous optimistic or pessimistic determinism61. In light of the above-mentioned issues, there is a need to move away from deterministic approaches, and towards conducting more in-depth research and integrating middle-range theories into a coherent meaningful study. Social media can strengthen communicative interactions, but the outcome is neither a direct result of the online medium nor necessarily causes a liberating effect. In Egypt both the regime and citizens learned and

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adapted ways to utilize the social media, and continue to do so in a new information and political environment. Here, the concept of the Fifth Estate is helpful because it offers open categories for analysis of networks of institutions and individuals in a way that considers the multitude of actors. At the same time, this concept connects social media to mass media, since they show symbiosis mechanisms. In this sense, research on social media in Arab countries should not aim to prove certain determinism, but rather study the shifting interplay of online communication and offline actors as they develop over time.

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NOTES

1. For example see Khamis and Vaughn, 2011; Lim, 2012; Abdulla, 2011. 2. For example see Abdulla, 2011; Shirky, 2011. 3. Howard and Husain, 2013, pp. 5-6. 4. Loewenstein, 2008; Pole, 2010. 5. Diamond, 2010, p. 70. 6. Lamer, 2012. 7. Ghannam, 2011; Tufecki, 2014. 8. For example see Stromer-Galley and Wichowski, 2013, pp. 169. 9. Habermas, 1990, 1998. 10. Wimmer, 2007. 11. Lim, 2012. 12. Schmidt, 2013, p. 46. 13. Ibid. 14. Dahlgren, 2000, pp. 335-340. 15. Brettschneider, 2002, p. 635. 16. Emmer and Wolling, 2010, p. 48-49 17. Röhle, 2010, p. 33. 18. Ibid. 19. Mourtada et al. (ed.), 2011, p.2-3. 20. Meraz, 2009. 21. Lynch, 2013. 22. Burris, 2011. 23. De Angelis and della Ratta,2014. 24. Kepplinger, 2009, p. 701-702. 25. Hafez, 2005; Ayish, 2012. 26. Ghannam, 2011, p.23. 27. Ortiz et. Al, 2013. 28. Tufekci and Wilson, 2012, p. 363.

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29. Lindsey, 2011. 30. Ayish, 2012. 31. Lynch, 2013. 32. A recent example is the pressure caused by social media in the Aida Seoudy case. Seoudy, a radio presenter, was fired for criticizing the acquittal of Mubarak in his second trial in 2014. Eventually, the president stepped in to reinstate her as a radio moderator. Further vivid examples showing how social media change the real world is the growing discussions on female harassment, a topic pushed by civic society into the mainstream media agenda. See Nader, 2014. 33. Lynch, 2013. 34. Tufecki, 2014, p.4. 35. Ibid, p.16. 36. Hafez, 2005. 37. Rivetti, 2014, p.6. 38. Ibid. 39. Tufecki, 2014, p.16. 40. Lynch, 2014, p. 91, p.96. 41. Bayat, 2015. 42. Ibid. 43. Fish, 2009, p. 44. 44. Osman, 2014. 45. Tufecki, 2014, p.16. Heydemann and Leenders speak of an authoritarian learning process: Heydemann and Leenders, 2014, p. 78. 46. Badr and Demmelhuber, 2014, p. 156. 47. Badr, 2013, p. 401. 48. Dutton, 2013, p. 42. 49. Ibid. 50. For a full account of the characteristics and problems in the Egyptian media system see UNESCO, 2013; El-Issawy, 2014; El Gody, 2009, pp. 731–751. 51. Roll, 2013, p. 20. 52. Anstead and Chadwick, 2010, p.58. 53. Ward and Gibson, 2010, p. 34. 54. Wu, Sun & Tan, 2013, p. 272. 55. Trénel, 2009. 56. Sunstein, 2009. 57. Ibid. 58. Lynch, 2013. 59. Salafyo Costa operates autonomously from the traditional Salafi sheikhs and their networks, although some sheikhs remain as a source of religious and moral inspiration. Salafyo Costa participated at sit-ins in Tahrir Square even when prominent Salafi sheikhs had forbidden this. 60. Interview with Mohamed Tolba, co-founder of Salafyo Costa, June 2012. 61. Comunello and Anzera, 2012, p. 466.

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ABSTRACTS

The political effects of social media in the Arab countries are complex and unpredictable. The body of literature remains fragmented with inconclusive empirical results due to a number of factors like the multitude of disciplines and theoretical approaches, being a new phenomenon in social sciences, the fast developments and dynamic settings, the massive data, and questions of methodology. This article argues for a more balanced and nuanced view of social media and their democratization potential. In this sense, research on social media in Arab countries should not aim to prove certain determinism, but rather study the shifting interplay of online communication and offline actors as they develop over time.

Les conséquences politiques des réseaux virtuels dans les pays arabes sont complexes et imprévisibles. Le corpus à ce sujet demeure fragmenté et ses résultats sont empiriques et peu conclusifs. Cela s’explique par un certain nombre de facteurs, notamment le grand nombre de disciplines et d’approches théoriques à l’œuvre pour ce qui constitue un phénomène nouveau pour les sciences sociales ; la rapidité de l’évolution et le dynamisme de cet environnement ; la quantité massive des données et les problèmes de méthodologie. Cet article plaide pour une vision plus équilibrée et nuancée des réseaux virtuels et de leur potentiel de démocratisation. La recherche sur les réseaux virtuels dans les pays arabes, plutôt que de s’attacher à en prouver le déterminisme, devrait se pencher sur l’évolution de l’interaction entre la communication en ligne et les acteurs hors ligne à mesure que ces derniers se développent.

INDEX

Keywords: social media, public sphere, political culture, mass media, Egypt Mots-clés: réseaux sociaux, sphère publique, culture politique, médias de masse, Egypte

AUTHOR

HANAN BADR Hanan Badr is assistant professor at the Journalism Department, Faculty of Mass Communication, Cairo University. After obtaining her B.A. and M.A. at Cairo University, she studied for her doctoral degree at the University of Erfurt, Germany. The topic of her dissertation was discourses of terrorism in German and Egyptian print media. Her research interests include international communication, comparative media systems, online political communication in Egypt and their transformations. Hanan Badr est maître de conférences au département Journalisme de la Faculté d’Etudes des Communications de Masse à l’Université du Caire. Après avoir obtenu sa licence et sa maîtrise à l’Université du Caire, elle a effectué ses études de doctorat à l’Université de Erfurt, Allemagne. Le sujet de sa thèse portait sur les discours du terrorisme dans la presse papier en Allemagne et en Egypte. Elle s’intéresse dans ses recherches à la communication internationale, aux systèmes médiatiques comparatifs, à la communication politique en ligne en Egypte et à ses transformations. [email protected]

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L’espace politique virtuel avant et après la chute de Moubarak : une critique des réseaux sociaux digitaux en Egypte

Enrico De Angelis

« Le canal de distribution est bien plus large, mais même quand vous parvenez à rassembler tout le monde, ils continuent de vouloir avoir une superstar » (Eric Schmidt, Président exécutif du conseil d’administration de Google).1 « Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt » (Gilles Deleuze).2

1 Au cours d’une discussion tenue sur Facebook en septembre 2013, le blogueur Alaa Abdel Fattah se plaint de l’incapacité collective des révolutionnaires à reconnaître qu’il y a « un monde pré-Rab’a et un monde post-Rab’a ». Au lendemain du massacre de Maspero en octobre 2011, les cyber-activistes ont montré qu’ils avaient la capacité de produire des récits contredisant les narrations officielles fournies par l’armée.3 Pourquoi dans ce cas, se demande le blogueur, ont-ils ignoré le massacre de Raba’a qui était pourtant de plus grande ampleur ?

2 Presque quatre ans après la chute de Hosni Moubarak, les nouvelles technologies ne sont plus perçues comme des outils efficaces d’expression de la dissension. Au

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contraire, de nombreux activistes et observateurs voient là un obstacle plus qu’une opportunité. Le chercheur américain Marc Lynch, l’un des premiers à avoir souligné le rôle des blogueurs sur la scène politique égyptienne, affirme désormais que les nouveaux médias dans l’Egypte post-Moubarak ont une tendance à l’exagération, font obstacle à la formation de projets politiques viables à long terme, et encouragent la polarisation du débat politique.4

3 Le changement de perception du rôle d’internet est d’autant plus surprenant quand on se rappelle que ces mêmes plates-formes virtuelles, de Facebook à Twitter, avait été saluées comme des instruments « intrinsèquement démocratiques » au lendemain des révoltes arabes en 2011.5

4 Nul doute que l’enthousiasme excessif qui a accompagné le récit de la « révolution Facebook » dans les médias et même dans de nombreux articles académiques6 explique la profonde déception exprimée par la suite vis-à-vis des nouvelles technologies.

5 Pourtant, sous-évaluer l’impact de ces dernières ne serait pas une moindre erreur ; que ce soit lors des événements qui ont provoqué la chute de Moubarak en février 2011, ou dans la production de récits anti-hégémoniques au cours des années suivantes.

6 Comment s’explique alors le changement de perception du rôle des nouveaux médias en Egypte ?

7 Cet article s’efforcera de fournir une grille d’interprétation à l’évolution du rôle joué par les nouvelles technologies en tant qu’outils, dans le contexte de la politique de la dissension en Egypte. Dans cette optique, l’analyse entend intégrer les théories des nouveaux médias (en particulier les internet studies, sciences des « networks », critical media theory), à une approche de type sociologico-ethnographique. La recherche est principalement basée sur des entretiens effectués avec des activistes du net, des blogueurs et des journalistes, ainsi que sur l’observation des pratiques en ligne depuis mars 2012.7

8 La première théorie que l’on entend démontrer est qu’internet comme espace de dissension en Egypte se caractérise par des hiérarchies de visibilité et une économie d’accès à la Toile précises, et que ce sont précisément ces hiérarchies qui en ont fait un outil efficace de la contestation dans la période antérieure et immédiatement postérieure à la chute de Hosni Moubarak. En d’autres termes, c’est la nature anti-démocratique des « networks » qui a permis à des groupes restreints d’activistes connectés entre eux de gérer les flux d’information de la Toile pour promouvoir les récits d’opposition au régime, et, dans une moindre mesure, pour organiser des mobilisations de rue.

9 Qualifier les « networks » d’activistes de « non démocratiques » revient à attaquer le mythe, pourtant solidement implanté chez de nombreux observateurs et chez quelques activistes eux-mêmes, d’internet comme un espace participatif au sein duquel chacun peut accéder, s’exprimer, et être entendu de façon égale.

10 La seconde hypothèse que l’on entendra démontrer est que la « démocratisation » de l’utilisation de la Toile égyptienne, et l’on entend par là son élargissement en termes d’accès et de visibilité à d’autres acteurs politiques et à des sections plus larges de la société égyptienne, constitue l’un des principaux facteurs qui ont contribué à diminuer l’efficacité des technologies digitales comme espace de contestation politique dans les années qui ont suivi les 18 jours de la révolution de janvier.

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La nature (non) démocratique des « networks »

11 Si, comme on le dit ici, les « networks » régissant les interactions en ligne en Egypte ne fonctionnent pas selon des logiques démocratiques, cela peut être imputé principalement au fait que les « networks » digitaux, par essence, ne sont pas démocratiques, y compris dans d’autres contextes.

12 Comme le dit Astra Taylor : Certes, internet donne à des groupes marginalisés une opportunité unique, et potentiellement révolutionnaire, de se rencontrer et d’agir collectivement ; mais les nouvelles technologies renforcent aussi les inégalités en accentuant les composantes de l’ordre traditionnel. Les réseaux n’éradiquent pas le pouvoir : ils le redistribuent de manière différente, en ré-organisant les hiérarchies et en produisant de nouveaux mécanismes d’exclusion.8

13 Il ne s’agit pas ici de rentrer dans la science des « networks ».9 Il suffit de dire que l’interaction au sein des réseaux, y compris ceux basés sur les plateformes en ligne telles que Facebook et Twitter, tend à suivre des lois spécifiques. Entre autres, celle que la littérature sur les nouveaux médias appelle de l’« attachement préférentiel », selon laquelle ceux qui ont le plus de connections, d’« amis » ou de « followers » ont tendance à en acquérir d’autres plus rapidement que ceux qui en ont moins.

14 En second lieu, on constate qu’en l’absence de hiérarchies formelles et d’organisations, comme c’est le cas pour les activités organisées sur des plateformes telles que Twitter ou Facebook, les hiérarchies informelles tendent à émerger de façon inévitable. Dans un système tel que Twitter par exemple, apparaissent spontanément des « autorités » qui produisent des contenus dont ils sont les témoins directs, et des « hubs » qui en assurent la diffusion grâce au large public dont ils bénéficient.10

15 Comme l’affirme Zeynep Tufekci : « des "networks" relativement horizontaux génèrent très rapidement des structures hiérarchiques, même en l’absence de toute tentative de mainmise sur le pouvoir par de nouveaux leaders ou par n’importe quelle action coordonnée émanant d’une organisation ».11

16 En fonction de leur talent, de leur histoire personnelle, de leurs prédispositions et de leurs disponibilités, certains jouissent d’une visibilité et d’un prestige bien supérieurs à d’autres.12En d’autres termes, les interactions sur le web font progressivement émerger un milieu social qui a tendance à reproduire les inégalités déjà existantes dans la société, que ce soit sur le plan économique ou en terme de capital social.

17 Par ailleurs, Ulises Mejias décrit la logique intrinsèque aux « networks » consistant à créer de nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion. Les architectures virtuelles des plateformes telles que Twitter et Facebook tendent à favoriser une organisation sociale basée sur ce que l’auteur appelle le nodocentrisme : « tant que quelque chose existe sur le réseau, c’est perçu comme une réalité ; mais tout ce qui est absent des réseaux pourrait aussi bien n’avoir jamais existé. (…) (Le nodocentrisme) privilégie les noeuds, et s’oppose à tout ce qui n’en est pas un – l’Autre, l’Invisible ».13

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Stratégies de représentation et micro-célébrités des réseaux de blogueurs égyptiens

18 En Egypte, les inégalités internes au sein des réseaux virtuels de l’activisme politique et celles entre ces réseaux et les tranches de la société qui en sont exclues sont peut-être encore plus fortes qu’ailleurs.

19 Nous ne faisons pas référence ici à ce qu’on appelle la « fracture numérique », c’est-à- dire à ces groupes sociaux qui, pour des raisons économiques, n’ont pas accès aux infrastructures de la Toile ; mais aux disparités, au sein de la Toile, entre ceux qui disposent d’un capital social plus important et ceux qui en sont privés.

20 On peut prendre ici comme exemple la publication d’un blog cité dans une étude récente de Lucie Ryzova sur les jeunes acteurs des affrontements de la rue Mohamed Mahmoud en novembre 2011.14

21 Dans cet article15 publié en réalité en juin 2011, l’auteur, Mohamed Abo el-Gheit, blogueur et chroniqueur du quotidien Al-Shourouk, critique la différence de visibilité sur la Toile entre les victimes venant de classes sociales plus aisées et celles qui viennent des quartiers plus pauvres.

22 L’article commence par montrer quelques photos de jeunes. Les photos sont esthétisées (la lumière et les couleurs ont clairement fait l’objet de retouches à l’ordinateur) d’une manière que l’on pourrait qualifier de « kitsch ». Les jeunes sont photographiés dans des poses théâtrales, presque efféminées, ils portent des pantalons moulants et ont les cheveux couverts de gels. Ce sont ceux que les égyptiens appellent « wilad sis16 ». Le blog explique qu’il s’agit de « martyrs » tombés pendant les affrontements avec les forces de sécurité. Abo el-Gheit accuse les cyber-activistes de les ignorer : Pourquoi ne voit-on jamais d’images de ces gens et de ceux qui leur ressemblent ? Pourquoi ne s’intéresse-t-on aux jeunes et aux martyrs de la révolution que quand s’il s’agit de nous-mêmes et de ceux qui appartiennent à la classe moyenne bourgeoise réduite, élégante et cultivée, celle qui a fourni les membres des coalitions révolutionnaires et du 6 avril ?17

23 Philip Rizk, l’un des co-fondateurs du collectif Mosireen, fait écho à ces critiques dans cet article adressé aux médias occidentaux : Nous sommes devenus les traducteurs d’un soulèvement collectif dont nous étions loin d’être représentatifs. Nos visages ne reflétaient que nous-mêmes. Nos voix étaient compréhensibles. Nous avons servi à donner à cette révolution une apparence accessible. Les intonations de nos propres paroles donnaient du sens à ce qui, pour vous, était un territoire inconnu (…). Entre-temps, les voix de la majorité ont été étouffées. Quoiqu’on fasse pour prétendre le contraire, nous sommes parfaits pour le rôle – classe moyenne, jeunes internet-savvy, et pourtant révolutionnaires.18

24 Ce type de critique tend à décrire un espace virtuel caractérisé par des fortes inégalités, au sein duquel certains acteurs politiques et sociaux jouissent d’une visibilité et d’une tribune plus importantes que d’autres.

25 La question de la représentation d’internet comme un espace non démocratique a été également soulevée pendant la table ronde « Mind the Gap : Bridging Knowledge and Practices of Activism » au cours de la quatrième Rencontre des Blogueurs Arabes.19 Pour plusieurs activistes, l’un des principaux problèmes est la formation au sein de la Toile de ce que l’on appelle en arabe nujum al-internet (les stars du Net) : des « micro-

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célébrités » qui jouissent d’une visibilité individuelle accrue. La responsabilité, disent les activistes, en incombe sans doute partiellement aux dynamiques propres aux interactions virtuelles, mais surtout aux médias traditionnels, qui tendent à accorder une plus grande notoriété à certains acteurs plutôt qu’à d’autres.

26 Alice Marwick définit la « micro-célébrité » comme « un état d’esprit et un ensemble de pratiques représentant le public comme une base de fans ; la popularité se trouve maintenue grâce à une gestion continuelle des fans ; et la représentation de soi-même est soigneusement construite de manière à en permettre la consommation par d’autres ».20

27 En se basant sur une recherche sur la relation qu’entretiennent les usagers de Twitter avec leur « public imaginaire », Marwick conclut que si le nombre de « followers » dépasse un certain seuil, ceux-ci sont alors traités comme des fans, dans un rapport très similaire à celui qu’entretiennent les célébrités traditionnelles.21

28 Et ce phénomène, continuent certains des activistes réunis à Amman, devient un problème, voire un obstacle, quand il s’agit de participer à des projets collectifs. En d’autres termes, la nature horizontale de la Toile favorise le développement d’un système divisé entre les « suiveurs » et les « suivis ».

29 En ce sens, comme l’affirme Tristan Mattelart au cours d’un panel sur l’activisme web, il existe une véritable « économie de l’accès » qui tend à réguler les degrés de visibilité sur le web.22

La croissance de la sphère virtuelle égyptienne

30 On ne peut faire l’analyse de l’utilisation des réseaux sociaux et des hiérarchies de visibilité qui caractérisent la sphère virtuelle égyptienne sans faire référence au développement de ce qu’on appelle communément la « blogosphère ».

31 Les premiers réseaux d’activistes-blogueurs naissent à partir de la première moitié des années 2000, et commencent à se faire connaître principalement grâce aux actions coordonnées de Kifaya, un mouvement d’opposition né en 2004. Le premier noyau de cyber-activistes est majoritairement « libéral, anti-système, et souvent composé de gens de gauche qui bloguent sur leurs centres d’intérêts (…). Nombre d’entre eux se décrivent comme des "techies" ou des "geeks" de Linux ; d’autres souhaitent expérimenter un nouveau canal de publication ».23

32 On ne peut toutefois parler d’un véritable mouvement, ou bien d’une catégorie socio- professionnelle bien définie.

33 Certains « blogueurs » refusent en effet de s’identifier à cette catégorie. Amr Gharbeya, l’un des premiers à utiliser les blogs en Egypte, affirme que lors du débat sur le nom à donner à ce nouveau phénomène de l’écriture virtuelle, nombre d’entre eux se sont opposés à l’utilisation du terme « mudawin », blogueur. Gharbeya oppose à ce terme la représentation plus simple d’individus qui, pour différentes raisons, décident de communiquer à travers les blogs.24 En d’autres termes, ces communautés de blogueurs seraient « imaginées ».

34 Malgré certaines prises de distance de ce type, dès la moitié des années 2000, on remarque que les réseaux de « blogueurs » ont tendance à coïncider avec les réseaux

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des « activistes ». Comme l’affirme Radsch à cette époque, “avoir un blog est devenu une nécessité pour pouvoir se tenir à jour avec les activistes, et être un activiste ».25

35 De manière croissante, le phénomène des blogueurs se trouve associé à celui des mouvements de jeunes qui ont émergé dans les années 2000, et il partage avec lui de nombreuses caractéristiques.26 Comme le dit un activiste : [L’espace en ligne] est basé sur la communauté (community based), il ne s’est jamais basé sur des individus (person based). Tout a commencé avec les protestations de soutien à l’Intifada palestinienne en 2000, puis en 2003 pour la guerre d’Irak, ce qui a donné lieu à la création de groupes d’activistes qui se connaissaient entre eux. Les communautés ont commencé à exister avant les blogs ; les activistes ont donc commencé à bloguer en tant que communauté.27

36 Ces réseaux se sont progressivement renforcés au niveau interne, via une interaction en ligne continuelle et des rencontres régulières aux manifestations et à d’autres événements similaires. Dès le départ, la mise en coordination avec les campagnes et les différents mouvements permet la création d’une synergie entre les activités en ligne et hors ligne : les blogueurs donnent de la visibilité aux manifestations, et utilisent parfois la Toile pour inviter à descendre dans la rue. Plus significatif encore, les médias nationaux privés commencent à se faire l’écho de cette couverture médiatique et de certains des auteurs de blogs les plus connus.28

37 A partir de 2006, la blogosphère égyptienne tend à se développer autour de ce noyau originel et à se diversifier, incluant ainsi des journalistes citoyens, des activistes qui n’adhèrent à aucune organisation spécifique, des militants de gauche, des Frères musulmans et islamistes, des gens passionnés d’arts et de culture, et des partisans de la culture open source.29

38 Ce qui revient à dire que les activités politiques en ligne en Egypte ont tendance à renforcer la connectivité et les réseaux déjà présents sur le terrain, avant même que cette connectivité ne se trouve étendue à des tranches plus larges de la société. Au cours de divers entretiens effectués avec des activistes du net, cet aspect émerge de façon récurrente : l’espace politique virtuel apparaît comme dominé par des cercles d’activistes interconnectés, mais restreints.

39 Il s’agit d’un espace d’interactions sociale et politique fluide, difficile à cartographier de façon précise. Cet espace comprend des degrés divers de visibilité et de connectivité, et se caractérise par des éléments en collaboration, mais aussi en conflit.

40 Certains auteurs tendent à souligner la culture remix qui caractérise cet environnement, c’est-à-dire sa capacité à échanger, réutiliser et diffuser des informations selon une logique collaborative.30 D’autres en revanche en soulignent les aspects conflictuels : Onodera, par exemple, affirme qu’il s’agit d’un environnement caractérisé par « une hétérogénéité interne, des hiérarchies sociales et des luttes pour l’accès aux ressources, la répartition de la légitimité et de l’influence parmi des acteurs sociaux différents. »31

41 Les activistes interrogés expriment également des points de vue variés. Certains affirment qu’il s’agit d’un tissu social connecté, mais qui obéit à des logiques individuelles. D’autres perçoivent cette sphère comme organisée autour de différentes « shilal » (bandes) d’amis, chacune étant construite autour d’une figure plus connue et plus influente de la sphère en ligne. Au cours des débats qui se tiennent sur les réseaux sociaux, les membres de chaque « shilla » tendent à se défendre réciproquement et à faire front contre l’ennemi commun.32Une blogueuse décrit ainsi les relations qui unissent différents cyber-activistes :

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Pour moi, il n’y a pas de différence entre le mouvement des blogueurs et n’importe quel autre mouvement égyptien ayant pour but le changement social et politique. Quelques groupes plus connus tentent d’opérer un monopole sur certaines problématiques. Certains parlent au nom des blogueurs égyptiens en général et s’en font les représentants à l’étranger. D’autres monopolisent les questions liées à la culture ou aux droits de l’homme. Des groupes de blogueurs par exemple ont lancé des polémiques en ligne car ils se considéraient comme étant les seuls ayant le droit de s’exprimer sur tel ou tel thème. J’ai d’ailleurs eu ce problème une fois : je travaillais pour une organisation de défense de la liberté d’expression et j’ai publié une information avant un blogueur plus connu. Mon directeur m’a appelé et m’a demandé : « mais pourquoi as-tu publié cette information avant lui ? »33

42 Et encore, comme le souligne un autre activiste : Mettons par exemple que l’un d’entre eux écrive sur Twitter que le ministère de l’Intérieur est en feu ; que j’habite devant le ministère et que je vois qu’il n’y a pas d’incendie. Si je l’écris sur Twitter, le blogueur plus connu va ignorer délibérément ce que je lui dis, parce que cela met en doute sa crédibilité. Et personne d’autre ne va corriger l’information, parce que je n’ai pas autant de « followers » que lui et qu’ils font confiance au plus connu. C’est à ce moment-là que tu réalises à quel point la notoriété compte plus que le professionnalisme.34

43 La grande popularité de certains activistes du net est également imputable au peu de crédibilité dont bénéficient les médias traditionnels en Egypte.

44 En Europe, les sites d’information les plus consultés sont ceux des journaux et de la télévision. Sur les réseaux sociaux eux-mêmes, les profils les plus visités sont ceux des journalistes professionnels. Un blogueur indépendant considéré comme connu dépasse rarement les quelques milliers de « followers ».

45 En Egypte, au contraire, le peu de crédibilité des médias traditionnels a fait des plateformes sociales une source d’information fondamentale. Dans les zones urbaines, de nombreux jeunes égyptiens, y compris provenant de classes sociales moins privilégiées, affirment utiliser Twitter comme source d’information principale. Avec pour conséquence que certains journalistes citoyens égyptiens, comme c’est le cas de Alaa Abdel Fattah, , ou encore , comptent des centaines de milliers de « followers », et dépassent souvent le million.

46 La diffusion des réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter dans la seconde moitié des années 2000 n’a pas un impact immédiat sur la physionomie de ce « blog-pelago35 » de cyber-activistes. Malgré l’élargissement progressif de l’utilisation du net, le noyau d’activistes initial continue de constituer un point de référence crucial pour les utilisateurs de plus en plus nombreux du web.

Les réseaux hiérarchiques d’activistes et les récits anti-régime

47 Comme l’ont désormais déjà souligné de nombreux auteurs et acteurs des événements qui ont amené à la chute de Moubarak en février 2011, les nouveaux médias ont joué un rôle limité dans les mobilisations de rue. La révolte de janvier a obéi d’une part à une logique horizontale et spontanée, avec la participation non seulement des activistes de la classe moyenne, mais aussi et surtout des travailleurs et des représentants des classes pauvres des quartiers périphériques. La convergence de ces acteurs a été rendue possible par les communications de personne à personne, les médias traditionnels et

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internationaux, et, dans une moindre mesure, par les réseaux sociaux. On considère que les lieux de réunion tels que les mosquées et les associations informelles, par exemple, ont joué un rôle beaucoup plus significatif que les « networks ».

48 Toutefois, c’est précisément la nature horizontale de la révolte, l’absence de structure organisationnelle classique ou d’idéologie hégémonique qui ont créé un espace au sein duquel un récit a pu être produit et diffusé par les nouveaux médias.

49 La construction de ce récit s’est faite au prix de l’exclusion de certains acteurs et de certains aspects au profit d’autres.

50 Comme l’affirme Issandr al-Amrani, le co-fondateur du blog « The Arabist » : Twitter est un moyen de communication émotif. De nombreux tweeps relayaient l’information en y ajoutant un état d’esprit émotionnel (excitation, crainte, courage, etc.), ce qui donnait au public le sentiment d’assister aux événements en première ligne. (…) C’était un spectacle. La plus grande partie de ce qu’il y avait sur Twitter correspondait principalement à une mise en scène des événements, avec le « tweep » dans le rôle du héros.36

51 Lucie Ryzova, à propos du récit médiatique produit sur les affrontements de la rue Mohammed Mahmoud en novembre 2011, affirme que la représentation des jeunes de classes défavorisées a été « retouchée et soigneusement médiatisée à travers des stratégies variées de déni et d’invisibilité, ou inversement, d’idéalisation romantique ; ou encore, dans certains cas, à travers la sublimation et l’intégration de cet héroïsme brut à la culture de la classe moyenne dominante. Une révolution, en tant qu’idée noble et que projet politique, ne peut intégrer des représentations d’une telle ambiguïté ».37

52 Les cyber-activistes les plus suivis, identifiés par les médias locaux et internationaux comme portes-paroles de la révolte, appartiennent pour la plupart aux classes moyennes urbaines, affichent un style occidental et sont généralement laïques et libéraux.38 En revanche, les acteurs plus difficiles à identifier tels que les groupes de jeunes des classes plus pauvres se trouvent assimilés à d’autres protagonistes plus aisément reconnaissables, comme les ultras.

53 Et pourtant, ce sont précisément ces stratégies de simplification de la réalité qui permettent d’établir des « chaînes d’équivalence » (chains of equivalence)39, dans le cadre d’un mouvement social qui autrement se trouverait fragmenté et privé d’une base idéologique commune. Le discours médiatique révolutionnaire fournit alors la base d’une « logique d’aggrégation », en tout cas dans certaines zones urbaines et pour les jeunes de la classe moyenne, tout en suscitant des mouvements de solidarité à l’étranger vis-à-vis de la révolte.40

54 Comme nous l’avons vu, ce discours médiatique, loin d’être produit de manière horizontale, est le résultat d’un contexte social qui comporte des hiérarchies précises de visibilité et d’accès. Grâce à la nature « non démocratique » des networks, certains groupes d’activistes peuvent utiliser de façon efficace le web pour produire un récit capable d’apporter un contrepoint à celui du régime, tout en fournissant une représentation clairement identifiable de la révolte.

55 En ce sens, il est nécessaire de distinguer le web en tant qu’instrument, ou technologie permettant la production et la dissémination de l’information à travers les réseaux sociaux, et le web en tant qu’espace ou lieu d’échange d’informations.41

56 Le web en tant qu’espace se caractérise par un ensemble de hiérarchies informelles, des degrés de visibilité différents, ainsi que certaines formes d’exclusion.

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57 Toutefois, ce sont précisément ces différences de pouvoir et de visibilité qui permettent à certains groupes d’activistes d’utiliser la Toile comme instrument de manière efficace, dans le cadre de la politique de la dissension.

58 Leur capital de crédibilité et de visibilité permet en effet aux groupes de cyber- activistes de jouer le rôle de médiateurs entre les contenus produits grâce aux dispositifs digitaux (user generated content) et un public plus important, en particulier la « jeunesse Facebook », en grande partie dépolitisée et constituée de jeunes des classes moyennes urbaines. A ce sujet, les cyber-activistes sont décrits comme des « affineurs de l’information » (information refiners)42, des “médiateurs »43, ou encore « des soft leaders44 » de la sphère virtuelle. Ces derniers forment ce qu’on pourrait appeler un « environnement social » à même de « collecter, discuter, filtrer et commenter les contenus politiquement pertinents » qui circulent sur le web.45Les contenus qui autrement ne seraient que des fragments dispersés d’information (statuts, tweets, vidéos) peuvent alors être réutilisés pour produire des récits cohérents.

59 Ce processus débouche avant tout sur la production d’une « politique de la connaissance »46 permettant une prise de conscience de la part du public sur la nature répressive du régime sous Moubarak. Des blogueurs comme Hossam el-Hamalawi, Wael Abbas, Nawara Negm, Alaa Abdel Fattah, SandMonkey, Zenobia, pour n’en citer que quelques-un parmi les plus connus, produisent des récits contredisant ceux diffusés par le régime et permettent la prise de conscience autour de différents épisodes de torture et de corruption.

60 En second lieu, les « blogueurs », grâce à leur re-médiatisation au niveau international, jouent, souvent sans le vouloir, le rôle de porte-paroles de la révolte. Comme l’affirme une étude récente, la plus grande partie des flux de communication à travers Twitter s’adressent à un public international, et non à la scène locale égyptienne.47 Bien ce que ces modes de représentation induisent les déformations déjà évoquées précédemment, ils contribuent à créer un mouvement de solidarité globale en faveur de la révolution égyptienne.

61 Enfin, la politique de la connaissance s’accompagne de formes novatrices de participation politique dont l’impact, même s’il est limité, ne peut être sous-évalué.

62 Comme l’affirme un cyber-activiste : Les nouveaux médias ont introduit la protestation auprès de la classe moyenne en la présentant sous un jour plus séduisant, ce qui en a décuplé l’importance. Ils ont agi comme catalyseur pour transformer des protestations réduites en manifestations de masse.48

63 L’exemple de « Nous sommes tous Khaled Said » est exemplaire de ce point de vue : Wael Ghonim et AbdelRahman Mansour, les deux administrateurs principaux de la page, sont parvenu à utiliser Facebook pour engager en politique des dizaines de milliers de jeunes Egyptiens. En s’inspirant de techniques de marketing virtuel (Ghonim était à l’époque responsable marketing de Google pour le Moyen-Orient), « Nous sommes tous Khaled Said » engage son public grâce à un langage post-idéologique éloigné de celui utilisé par les activistes. L’approche est graduelle, invitant les membres de la page à participer d’abord seulement au niveau virtuel, puis à travers des sit-in et des manifestations silencieuses. Au départ, également pour éviter de décourager les participants peu familiers de l’activisme politique, le régime n’est pas attaqué directement. Dix jours après sa création, le 10 juin 2010, la page atteint déjà 200,000 membres. Le 14 janvier 2011, ils sont presque 400,000.49

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La « démocratisation » de l’espace politique virtuel et sa fragmentation

64 Dans les mois qui suivent la chute de Hosni Moubarak, le nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux en Egypte, et surtout de Facebook, monte en flèche. Cela s’explique pour de nombreux observateurs et activistes par la conviction partagée que les réseaux sociaux ont joué un rôle crucial dans les mobilisations contre Moubarak.

65 Le nombre d’utilisateurs de Facebook passe d’un peu moins de 5 millions fin 2010, à plus de 14 millions à la mi-2013. Plus surprenantes encore sont les données portant sur les usagers de plus de trente ans, qui passent sur la même période d’un million à trois millions et demi.50

66 L’espace des réseaux sociaux devient beaucoup plus peuplé, plus diversifié, moins « jeune », et il inclut un nombre croissant de gens poussés par la curiosité ou par le sentiment de devoir en faire partie.

67 Cette colonisation d’internet a des conséquences en apparence contradictoires.

68 D’un côté, les hiérarchies de visibilité qui s’étaient consolidées avant la révolution de janvier 2011 apparaissent renforcées. En raison des lois de l’« attachement préférentiel », mais aussi à cause de l’exposition médiatique à laquelle sont soumis certains activistes, si on pense par exemple à Wael Ghonim51, la popularité des groupes d’activistes de la première génération continue de croître, les installant définitivement dans leur position de « micro-célébrités ». De plus, l’exemple des activistes inspire une utilisation croissante des nouveaux médias dans un but politique, donnant lieu à la création d’un espace plus large et participatif. Comme l’affirme un activiste : Après la révolution, le journalisme citoyen a gagné en force : les gens ont désormais une plus grande capacité à s’exprimer et le journalisme populaire a attiré des nouvelles recrues, pas seulement les 21 personnes qu’on connaît déjà. Il y a aussi des gens normaux.52

69 Si les mobilisations organisées sur internet avant la chute de Moubarak ne comptaient que quelques centaines de personnes, au cours de l’année 2011 les réseaux sociaux permettent d’engager des milliers d’individus.

70 Les nouveaux médias sont utilisés en 2011 pour mobiliser, coordonner des campagnes et des actions collectives, et opérer un contraste avec la propagande du régime. Le massacre de Maspero, les affrontements de la rue Mohamed Mahmoud, et enfin les mobilisations contre la réforme constitutionnelle de Morsi représentent le stade ultime de l’utilisation des nouvelles technologies à des fins tactiques.

71 Toutefois, si on regarde l’espace virtuel dans son ensemble, on s’aperçoit que celui-ci tend de façon croissante à renvoyer une image fidèle de la société, de ses divisions en termes d’appartenances politiques et idéologiques, de classe, d’origine urbaine et rurale. Ces divisions se traduisent sur la Toile en séries de cercles hermétiquement clos. Les réseaux sociaux favorisent en effet la formation de ce que Sunstein appelle des « caisses de résonance pour gens du même avis ». Les gens qui partagent les mêmes opinions politiques sur Facebook et Twitter ont tendance à interagir uniquement entre eux et à rester imperméables aux opinions divergentes.53

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72 Progressivement, cet espace auparavant plus réduit, mais qui permettait la rencontre entre des gens de profil et d’opinions politiques différentes,54 évolue pour prendre la forme d’un archipel d’îles isolées les unes des autres.

73 Comme le dit Alaa Abdel Fattah : Au final, ce qu’on fait (sur les réseaux sociaux), c’est échanger des informations entre différents cercles d’amis. Cet échange ne reflète pas nécessairement le phénomène des usagers Facebook dans son entier, ni dans sa complexité. Au cours d’un sit-in à Tahrir par exemple, on pouvait faire la connaissance de quelques jeunes salafistes. Grâce à cette rencontre, certains d’entre eux « ajoutaient » de nouveaux amis sur Facebook et se trouvaient mis en contact avec de nouveaux cercles, différents et éloignés des groupes traditionnels de salafistes sur internet. Mais il est rare que cela se produise, et c’est toujours avec des personnes qui appartiennent à un certain milieu culturel.

74 Abdel Fattah affirme que la majorité des réseaux salafistes sur internet sont des réseaux fermés, qui prennent comme point de référence un cheikh ou un parti, et restent donc invisibles aux yeux des navigateurs du web extérieurs à ces réseaux.55

75 La tendance de l’espace virtuel à constituer des îlots séparés les uns des autres est une conséquence naturelle d’un accès accru à la Toile, et de la polarisation politique que traverse l’Egypte suite à la chute de Moubarak. Les divisions politiques émergent entre les activistes eux-mêmes et au sein de la société dans son ensemble, et se reflètent sur les réseaux sociaux de façon plus virulente encore.

76 Un cyber-activiste témoigne ainsi : Que ce soit avant ou après le 30 juin 2013, les pages Facebook ont tendance à exclure les gens qui ont des opinions différentes ; par exemple, une sympathisante des Frères Musulmans décide d’exclure tous ceux qui s’opposent au président Morsi. Parce qu’elle veut que la page reste « pure ». Et j’ai aussi vu le contraire se produire très souvent, quand quelqu’un décide d’exclure d’une page un « kharouf » (terme péjoratif désignant les partisans des Frères Musulmans). Beaucoup préviennent qu’ils « bloqueront » quiconque parmi leurs contacts publie le symbole de Rab’a.56

77 Avec pour conséquence la formation de sphères virtuelles séparées les unes des autres, qui comportent chacune leurs propres hiérarchies de visibilité. Les micro-célébrités ne sont plus uniquement le fait des forces révolutionnaires ou d’opposition. Frères Musulmans, partisans de l’ancien régime, groupes salafistes, tous se dotent d’une micro-célébrité à la tête de leur îlot virtuel respectif.

Les réseaux sociaux, d’outil de mobilisation à arène de débat politique

78 La fragmentation de la sphère virtuelle s’accompagne d’un second processus : celui de la transformation progressive des nouvelles technologies, d’outil de la dissension en arène de débat public.

79 Comme le dit Bassem Sabry : A partir de février 2011, et avec l’accroissement massif du nombre d’usagers des réseaux sociaux, Twitter est devenu un instrument de débat national qui influence l’opinion publique, sert de grandes organisations politiques, et constitue une source d’information privilégiée57

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80 Dans un contexte où la « politique de la rue »58 s’accompagne de processus politico- institutionnels tels que les élections et les référendums, les nouveaux médias ne sont plus utilisés seulement comme des outils de mobilisation, mais également de plus en plus comme espace de discussion et de propagande politique.

81 Ce processus se trouve accéléré par l’irruption des représentants des partis politiques et des journalistes traditionnels dans un espace qui, on l’a vu, était précédemment principalement dominé par les jeunes générations et par les groupes d’activistes. Le Haut Conseil des Forces Armées est la première institution à ouvrir sa propre page Facebook, où nouvelles et décisions sont publiées avant même d’apparaître dans les médias traditionnels. Mais les autres acteurs politiques se dotent également rapidement d’une présence sur la Toile.59 Selon certains observateurs et activistes60, les Frères vont jusqu’à créer des « milices électroniques » chargées de promouvoir leurs récits au sein des réseaux sociaux.

82 Un cyber-activiste déclare ainsi : Après la révolution et le battage médiatique qui a été fait autour d’internet, c’est tout une partie de la société qui y a fait son apparition, dont de nombreux adultes qui voulaient comprendre de quoi il retournait. Beaucoup de ceux qui utilisaient internet comme outil de divertissement se sont mis à consulter les pages politiques et à devenir des participants actifs. Tout cela a fait de Facebook un lieu de prosélytisme politique particulièrement important.61

83 De nombreux cyber-activistes voient d’un mauvais oeil cette transformation des réseaux sociaux, d’outil de contestation à espace de débat politique. D’une part, l’efficacité du débat en ligne est remise en question, en ce qu’il tend à accentuer les divisions et est souvent dominé par un ton trop émotif et peu rationnel. Ainsi, pendant les élections présidentielles, de nombreux cyber-activistes affichent leur déception vis- à-vis des discussions tenues en ligne entre les différents candidats, lesquels passent plus de temps à échanger des insultes qu’à parler de leur programme.

84 En référence à une attaque reçue pendant une discussion en ligne, un activiste écrit : Malheureusement, ce n’était pas juste un coup de gueule d’un activiste frustré, mais un phénomène que j’ai souvent vu apparaître dans les conversations, dans les commentaires aux articles et sur la blogosphère, à savoir des révolutionnaires ou activistes politiques qui cessent de débattre de la situation sociale et politique actuelle en Egypte pour se réclamer d’un sentiment d’appartenance ou d’une compréhension profondément personnelle de la révolution, que les autres Egyptiens ne peuvent tout simplement pas comprendre.62

85 Les débats politiques sur internet sont par ailleurs considérés comme inutiles s’ils ne débouchent pas sur des actions collectives concrètes : l’environnement discursif du web tend à générer des conversations sans fin aux effets apparemment improductifs.63

86 Cette insatisfaction se manifeste de façon croissante dans la période suivant le coup d’état du 3 juillet 2013 par les Forces armées, après que la répression des mouvements révolutionnaires ait porté un coup mortel à la synergie entre les mobilisations de rue et les activités en ligne.

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L’individualisme et la production de récits dans la phase post-révolutionnaire

87 Si les cyber-activistes opposants au régime semblent encore occuper une position privilégiée au sein de l’espace virtuel dans la première année suivant la chute de Moubarak, ils éprouvent par la suite des difficultés croissantes à jouer ce rôle.

88 La responsabilité en incombe partiellement aux modes d’utilisation des nouvelles technologies par les cercles des activistes du net.

89 Ces pratiques restent majoritairement individuelles, ce qui s’avère insuffisant dans le contexte qui suit la chute de Moubarak. Les difficultés qu’éprouvent les groupes d’activistes à s’organiser sur le plan politique se reflètent sur leurs modalités d’utilisation des réseaux sociaux.64

90 Hossam el-Hamalawi, membre des Socialistes Révolutionnaires, commente ainsi l’utilisation du web par son mouvement : Certains camarades bien connus du mouvement ont rejoint le journalisme citoyen (blogging) depuis 2005, et la jeunesse des Socialistes Révolutionnaires utilise les médias alternatifs de façon croissante depuis 2008 ; et pourtant, (déjà à l’époque) les initiatives étaient prises de façon individuelle et le mouvement ne disposait pas d’une stratégie générale régissant son interaction avec internet et les réseaux sociaux, alors en pleine expansion.65

91 En outre, de nombreux micro-célébrités du web se trouvent accusés par les autres activistes d’utiliser les réseaux sociaux pour faire du « self-marketing » : Certains pensent uniquement à augmenter leur nombre de « followers » (sur Twitter) et à gagner l’attention de certains cercles... Ils s’enferment dans une activité stérile et s’isolent les uns des autres. J’en connais certains qui ont été des blogueurs très influents dans le passé, mais qui ont maintenant tendance à se croire dans un « one man show ».66

92 Ou encore : Ils n’ont pas su saisir cette occasion pour créer un flux d’information où ils pourraient diffuser des opinions et positions politiques basées sur des faits, et faire des propositions cohérentes et rationnelles. Souvent, leur activité (sur le web) répond à une logique personnelle et émotionnelle : ils s’insultent entre eux et partagent leurs idées sur un mode très émotif et irrationnel. (…) Ce qui fait que d’autres les suivent, mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont d’accord, au contraire. 67

93 Le fait que certains activistes, grâce à la notoriété acquise après la révolution, soient invités à des conférences à l’étranger, puissent voyager et écrire pour des journaux locaux et internationaux est perçu avec suspicion par une partie de leur lectorat et par d’autres activistes. Ce phénomène, conséquence directe de l’inégalité économique générée par les « networks »68, contribue à éroder la crédibilité de nombreuses micro- célébrités révolutionnaires. Par ailleurs, de nombreux activistes du net tendent à adopter une position de retrait suite à la chute de Moubarak.69 Epuisés par des années de lutte contre le régime, déçus du tour qu’a pris la révolution égyptienne et du retour des forces antirévolutionnaires, ils décident de se consacrer à leur vie privée ou à leur carrière professionnelle : La situation est devenue plus difficile pour les activistes parce que la scène politique avait besoin de plus de gens comme eux, et que ce n’était pas ça qui était en train de se produire. Ceux qui étaient actifs avant la révolution étaient à bout et ne se

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sentaient plus capables de continuer à jouer leur rôle. Ils ont alors cessé leur activité, parce qu’ils ne voyaient plus quel impact ils pouvaient bien avoir, que ce soit hors ligne ou en ligne.70

La production de récits anti-hégémoniques après la chute de Moubarak

94 Comme l’affirme l’un des co-fondateurs du collectif médiatique Mosireen, la Toile en tant qu’espace politique était dominée avant la révolution par un consensus diffus contre le régime. Dans un contexte où l’antagonisme principal se joue entre un régime doté d’une faible popularité d’un côté, et les mouvements révolutionnaires de l’autre, internet peut facilement être utilisé comme outil tactique de lutte politique : Prenez un exemple très simple, quand beaucoup de gens réalisent par exemple que l’armée ne protège pas la révolution. Ils disaient qu’ils ne tortureraient et ne tueraient personne, mais il est très facile de produire une simple image qui contredit complètement cette version. Dans ce genre de cas, les circonstances font qu’il suffit d’aller quelque part, et si on est au bon endroit au bon moment et qu’on filme ce qui est en train de se passer, on le met en ligne et tout le monde commence : « voilà l’image dont on avait besoin pour prouver à plus de gens ce qu’on pense déjà, et pour les gagner à notre cause ». Peu d’interprétations différentes sont permises, le sujet est relativement simple et le récit est déjà en place. Donc, dans des circonstances précises, certains outils peuvent devenir très, très efficaces.71

95 L’évolution du contexte politique suite à la chute de Moubarak rend l’utilisation de ces technologies bien plus complexe. Il ne s’agit plus seulement de produire un récit anti- hégémonique unique, mais de proposer des actions alternatives dans un contexte qui offre un large éventail de stratégies possibles, et où différents acteurs sont mis en compétition : A ce stade, la même image n’a plus le même pouvoir. L’outil est mort. Le pouvoir de ces images repose en partie sur les convictions des gens, et sur l’a priori que les images vont, d’une manière ou d’une autre, changer les choses. Ben sûr, cela se produit dans une certaine mesure, mais il y a des limites. L’outil perd alors en puissance : la même image ne produit plus la même chose. Mis à part le fait que les gens se sont lassés, ce qui constitue un autre problème ; c’est l’image elle-même et ce qu’elle transmet comme information ou comme agent de transformation qui a évolué et changé de nature.72

96 Avec la victoire de Morsi aux élections présidentielles de 2012, de nombreux activistes trouvent extrêmement difficile de se poser en alternative aux Frères Musulmans d’une part, et aux militaires et représentants de l’ancien régime de l’autre. Comme l’écrit Lina Attalah, directrice du site d’information Madamasr, juste avant le 30 juin : Dans ce contexte, nous avons fini par mettre un terme à notre présence momentanée aux épicentres des places de la révolte. Nous restons qui nous sommes, nous continuons de faire ce que nous faisons, mais nous agissons au sein de la marginalité prédéterminée et archétypale qui est la nôtre. Nous continuons cependant de nous accrocher à l’idée que cette marginalité a pu donner naissance à une révolution.73

97 Cette marginalité est également le résultat des difficultés qu’éprouvent les activistes révolutionnaires à placer leurs propres récits dans le nouveau contexte politique : Ce récit global nous met face à une question compliquée : quelle est l’alternative ? (…). Comment créer un espace au sein duquel un discours puisse être produit qui

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s’oppose à l’une des parties, sans être instrumentalisé par l’autre ? On a affaire ici à une zone discursive aux règles extrêmement complexes.74

98 Dans le contexte politique égyptien, Internet comme outil d’agrégation sociale et de création de « chaînes d’équivalences » subit ces changements très profondément et perd en impact ; cela s’explique en partie par les dynamiques internes à la sphère, mais aussi et surtout par les transformations du contexte culturel, social et politique environnants qui affectent internet au même titre que tout autre moyen de communication. En reprenant les termes de James Curran, on pourrait dire qu’en Egypte comme ailleurs, “c’est la société qui change internet plus que le contraire ».75

99 Comme l’affirme un cyber-activiste : Dans les dernières années du régime de Moubarak, un mal-être diffus régnait contre le régime, et ce consensus se reflétait de façon particulière sur la Toile qui à l’époque était l’unique plate-forme d’expression de la dissension. Aujourd’hui c’est différent. La société est divisée entre ceux qui soutiennent le régime et ses opposants, et cette polarisation se reflète sur internet. Beaucoup ont simplement pris leurs distances avec la politique. Avant, par exemple, si quelqu’un publiait une vidéo qui dénonçait un épisode de torture, on pouvait constater en lisant les commentaires qu’il y avait un consensus général en faveur de notre action. Il n’y avait pas de partisans du régime sur internet. Aujourd’hui, la situation a changé. Il y a les partisans des Frères Musulmans et les partisans du régime. Et tous deux emploient des agents qui interviennent pour eux sur internet, parce qu’ils ont compris l’importance du médium. Maintenant, tout le monde a appris à se servir d’internet comme instrument politique76

Tamarod et la ré-appropriation des pratiques de l’activisme

100 Suite à la chute de Moubarak, on assiste à un nouveau phénomène : les mouvements révolutionnaires égyptiens ne sont plus les seuls à utiliser le web comme instrument de lutte politique. D’autres groupes et organisations se réapproprient, parfois en les améliorant, les techniques et les pratiques de l’activisme en ligne. Si la toile fournit un « répertoire de la dissension » innovant,77 ce même répertoire, après la chute de Moubarak, devient accessible à d’autres acteurs politiques potentiellement « non démocratiques ».

101 La campagne de solidarité promue principalement par les acteurs islamistes envers les victimes du « massacre de Rab’a » le 18 août 2013 en fournit un bon exemple. Des milliers d’usagers Facebook publient l’image des « quatre doigts » sur fond jaune devenue le symbole de la campagne. Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan fait le même geste au cours de discours politiques en public, et Ahmed Abdul Zaher, l’un des joueurs de l’équipe local al-Ahli, le refait pendant une partie de football.78

102 Mais c’est la campagne Tamarod qui signifie le plus clairement que les mouvements révolutionnaires ne sont plus les seuls à savoir utiliser internet comme instrument d’organisation et de mobilisation politique de manière efficace.

103 La campagne naît comme un mouvement par le bas et rassemble des groupes d’activistes formés pendant la mobilisation contre Moubarak et déçus par le président Morsi. Toutefois, le mouvement se trouve rapidement soutenu, puis manipulé par les éléments proches de l’ancien régime qui contribuent à faciliter la mobilisation du 30 juin et le coup d’état qui lui succède.

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104 L’aspect le plus intéressant de Tamarod réside dans les stratégies de communication utilisées. La campagne reprend, développe et fait coexister les techniques utilisées par les activistes révolutionnaires avant et après la chute de Moubarak. La décision de recueillir les signatures demandant la démission de Morsi rappelle fortement la campagne lancée par el-Baradei lancée pour obtenir les amendements de la constitution de 2009 et 2010. Mais alors que la campagne de el-Baradei avait été réalisée sur les plates-formes virtuelles, les membres de Tamarod recueillent les signatures en faisant du « porte à porte », à travers un réseau d’activistes présents dans tous les gouvernorats du Caire.

105 Ce choix témoigne également de la prise de conscience par les membres de la campagne des limites que présente la Toile pour atteindre certaines tranches de la population. Tamarod semble s’inspirer d’initiatives telles que Askar Kazibun (Les militaires mentent), qui en 2011 avait installé des écrans dans les rues pour montrer des vidéos contredisant la version de l’armée sur les affrontements avec les manifestants.79

106 Si la campagne est présente sur tous les réseaux sociaux, internet n’en constitue pas l’instrument stratégique principal pour autant. L’influence de pages telles que « Nous sommes tous Khaled Said » est cependant évidente. Comme dans le case de Ghonim et de Mansour, les activistes produisent un discours politique presque « apolitisé »80, qui n’adopte pas d’idéologie précise, et ne se revendique d’aucune organisation politique en particulier. Dans ce cas également, le but est d’engager le plus de monde possible, sans que personne ne se trouve exclu sur la base d’une appartenance politique quelle qu’elle soit. La campagne fait recours en revanche à un discours politique anti-système, exploitant ainsi la défiance des Egyptiens vis-à-vis des institutions et des partis politiques traditionnels. En ce sens, Tamarod capitalise sur le refus de ce que le journaliste de al-Masri al-Yaoum, Amr Ezzat, appelle la « soundouqratie », que l’on pourrait traduire par « urnocratie »81 : c’est-à-dire la réduction du processus démocratique (et révolutionnaire) à des mécanismes électoraux et institutionnels. Tamarod, tout comme les mouvements révolutionnaires, adhère même à ce que Larbi Sadiki appelle l’“ethos révolutionnaire”82 : la conviction que la source de la légitimité politique réside dans la mobilisation populaire et dans des formes d’expression autres que les processus institutionnels tels que les élections.

Conclusion : internet, un instrument encore démocratique ?

107 La possibilité d’utiliser les nouvelles technologies comme agents de démocratisation ne réside pas dans les « propriétés politiques »83 intrinsèques à ces technologies, mais dépend plutôt d’un ensemble de facteurs liés aux modes d’utilisation des nouveaux médias, ainsi qu’au contexte politique et social au sein duquel ces pratiques ont vu le jour.

108 Dès les années 2000, certains groupes d’activistes anti-régime ont réinventé les modalités d’utilisation des blogs et des réseaux sociaux pour servir leurs visées politiques : la chute du régime et la transition vers un système politique plus libre, plus égalitaire et plus ouvert.

109 Le développement de la sphère internet égyptienne a permis aux groupes d’activistes ‘pro-démocratiques’ d’y conquérir un espace et d’obtenir une visibilité et une

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crédibilité particulières ; ce qui a facilité la transformation de plateformes initialement perçues comme consacrées au divertissement (Facebook, Twitter, Youtube) en outils d’expression de la dissension et, dans une moindre mesure, d’organisation d’initiatives collectives contre les autorités.

110 Le mécontentement diffus qui régnait dans la société égyptienne avant 2011 a facilité la production de récits antagonistes, tout en prenant la forme d’un consensus général contre le régime sur les espaces politiques fournis par les blogs et les « networks ».

111 Toutefois, dans les années qui suivent la chute de Moubarak, l’évolution des dynamiques internes à la sphère virtuelle et les changements de contexte socio- politique rendent bien plus difficile l’utilisation d’internet comme outil politique de la dissension.

112 La colonisation des réseaux sociaux par des tranches plus larges de la société ainsi que l’élargissement de l’usage politique des nouvelles technologies vers d’autres acteurs ont transformé internet en un espace qui reflète plus clairement les divisions et les hiérarchies de pouvoir présentes dans la société égyptienne dans son ensemble.

113 La tendance du web à créer des espaces politiques séparés, formés d’individus partageant les mêmes convictions politiques, tend à exacerber d’autant plus la polarisation qui parcourt la scène égyptienne et à empêcher la création de chaînes d’équivalence favorables aux mobilisations révolutionnaires.

114 Avec l’avènement des compétitions électorales et le retour d’un cadre politique plus articulé et plus complexe, internet a évolué pour devenir un espace de discussion politique, plus qu’un outil de production de la dissension et d’organisation de mobilisations de rue. Suite au coup d’état du 3 juillet 2013 et à la répression des Frères Musulmans et des activistes révolutionnaires, il devient de plus en plus difficile de traduire les campagnes en ligne en initiatives concrètes, signant ainsi la fin, même temporaire, de la synergie entre activités en ligne et hors ligne.

115 Le développement manqué des pratiques collectives dans l’utilisation de la Toile, ainsi que les divisions qui règnent au sein des groupes de cyber-activistes représentent un obstacle supplémentaire.

116 Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’internet continuera d’avoir une influence profonde sur les processus politiques et sociaux en Egypte, cette influence suivra probablement des trajectoires bien différentes de celles auxquelles nous avons assisté ces dernières années.

117 D’autres acteurs politiques, pas toujours démocratiques, et représentatifs de mouvements par le bas, se sont approprié certaines techniques du marketing politique en ligne et certaines stratégies « hybrides » de communication, ayant ainsi recours à différents médias de manière efficace.

118 En ce sens, on peut considérer comme définitivement close l’ère d’internet comme instrument intrinsèquement démocratique ; et il devient nécessaire de repenser le rôle des nouvelles technologies et le large éventail de possibilités qu’elles représentent, tant sur le plan politique que culturel et social.

119 Quant à savoir si ces dernières faciliteront ou non les processus révolutionnaires et démocratiques, cela dépendra dans une large mesure de la capacité des acteurs à réinventer de nouveaux modes d’utilisation du web, ainsi que des transformations socio-politiques en Egypte dans les années à venir.

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NOTES

1. In Taylor, 2014, p. 125. 2. Gilles Deleuze, “Les intercesseurs”, Pourparlers, Minuit, 1990. 3. Younis, 2011. 4. Lynch, 7 février 2013 : http://www.foreignpolicy.com/articles/2013/02/07/ twitter_devolutions_arab_spring_social_media 5. John Palfrey par exemple, professeur à la Harvard Law School, affirme à l’occasion du débat avec Evgeny Morozov sur internet et la démocratie publié dans The Economist que : « internet constitue dans son essence une force pour la démocratie. Ce ne sera pas nécessairement toujours vrai, mais étant donné son architecture actuelle et la manière dont les gens usent le réseau, c’est le cas aujourd’hui” : http://www.economist.com/debate/overview/196 6. A ce sujet, voir l’article d'Yves Gonzalez-Quijano dans ce numéro : http://ema.revues.org/3400 7. Les entretiens ont été réalisés entre mars 2012 et septembre 2014. Pour des raisons de sécurité, à quelques exceptions près, nous avons choisi de ne pas citer les noms des activistes interrogés. 8. Taylor, 2014, p. 108. 9. Voir à ce propos Barabasi, 2003 ; Mejias, 2009. 10. Johnson, Tudor et Nuseibeh, 2013. 11. Tufekci, 2011. 12. Pour une analyse intéressante de la « tyrannie des hiérarchies informelles », voir Jo Freeman, 1972. 13. Meijas, 2009, p. 11. 14. Ryzova, 2013. 15. Mohamed Abo el-Gheit, “al-fuqara awalan ya wilad al-kalb”, Mudawana Jidariya, 17 juin 2011 : http://gedarea.blogspot.com/2011/06/normal-0-false-false-false.html 16. Lucie Ryzova, 2011, les décrit comme des “hommes jeunes, que l’on pourrait définir comme appartenant à la classe travailleuse, bien que nombre d’entre eux soient au chômage, sous- employés, non qualifiés ou peu qualifiés, embauchés pour des petits boulots ponctuels et journaliers. (...) Le style vestimentaire qui les caractérise et leur coiffure inclut des quantités copieuses de gel (le mot « sis » fait allusion à l’attention qu’ils accordent à leur apparence, considérée par les autres Egyptiens comme presque efféminée) » : http://www.jadaliyya.com/ pages/index/3312/the-battle-of-muhammad-mahmud-street_teargas-hair- 17. Dans l’article cité plus haut. 18. Rizk, 2014, p. 30-31. 19. La table ronde, organisée par Enrico De Angelis et Donatella della Ratta, a eu lieu à Amman le 21 février 2014. La discussion a rassemblé plusieurs cyber-activistes de différents pays arabes avec des chercheurs européens et américains étudiant l’impact des nouvelles technologies selon des approches théoriques diverses. Pour un compte-rendu de la rencontre, voir De Angelis et Della Ratta, 2014. 20. Marwick, 2011, p. 140. 21. Marwick, 2010. 22. Pendant le panel “Comment les usages contestataires d’Internet transforment-ils les régimes autoritaires”, dans le cadre du cinquième Congrès du Réseau des associations francophones de sciences politiques, 26 avril 2013. 23. Radsch, 2008, p. 3. 24. Déclaration faite au cours de la table ronde “Mind the Gap : Bridging Knowledge and Practices of Activism” citée plus haut. 25. Radsch, 2008, p. 9. 26. Dina Shehata, 2012. 27. Entretien, mars 2014.

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28. Voir à ce propos Naomi Sakr, 2013a, 2013b. 29. Radsch, 2008, p. 7. 30. Della Ratta et Valeriani, 2012. Pour le concept de « culture remix », voir Lessig, 2008. 31. Onodera, 2011, p. 3. 32. Entretien, mai 2012. 33. Entretien, mai 2012. 34. Entretien, mai 2012. 35. Pour la définition de “blog-pelago” voir Dean, 2010. 36. Al-Amrani, 2012. 37. Ryzova, 2013. 38. Sur ce point, voir Salvatore, 2011 ; Burris, 2011. 39. Laclau et Mouffe, 1985. 40. Juris, 2012. 41. Pour cette distinction, voir Aouragh, 2012 ; Cavanagh, 2007. 42. Article présenté par Jon W. Anderson à la table ronde “Mind the Gap : Bridging academia and practices of Activism”, IV Arab Bloggers Meeting, Amman, janvier 2014. 43. En ce sens, le rôle joué par les « blogueurs » égyptiens rejoint celui des blogueurs tunisiens. A ce propos, voir Lecomte, 2013. 44. Voir à ce propos Gerbaudo, 2012. 45. De Angelis, 2011, p. 10. 46. Onodera, 2011. 47. Voir sur ce point S. Aday, H. Farrell M. Lynch, J. Sides, et D. Freelon, “New Media and Conflict after the Arab Spring”, Peaceworks, United States Institute of Peace, 2012 : http://www.usip.org/ sites/default/files/PW80.pdf 48. Entretien, mars 2014. 49. Pour une reconstruction du rôle de “Nous sommes tous Khaled Said” voir Ghonim, 2012 ; Herrera, 2013, 2014 ; Ali, 2012. 50. Voir à ce propos, Arab Social Media Report : http://www.arabsocialmediareport.com/home/ index.aspx 51. Par exemple, l’entretien sur la chaîne de télévision privée Dream le 7 février 2011 : https:// www.youtube.com/watch ?v =SjimpQPQDuU 52. Entretien, mai 2012. 53. Sunstein, 2007. L’expression utilisée est « echo-chambers of like-minded people » 54. Sur la nature de la blogosphère égyptienne comme espace trans-idéologique, voir Hirschkind, 2011 : “les blogs ont contribué à l’élaboration d’un discours politique qui dépasse les barrières institutionnelles responsables de la polarisation récente du terrain politique en Egypte, entre les courants plutôt favorables aux Islamistes (le principal étant les Frères Musulmans) et les courants séculiers-libéraux » (p. 61). 55. Reporté dans Abdel Rahman Mostafa, “al-I’alam al-jadid ba’ad al-thawra...Ishtibakaat fi waqa’a mukthalif”, Ayaam al-Sahafa, 30 mars 2011 : http://abderrahmann.blogspot.com/2011/03/ blog-post_30.html 56. Entretien, septembre 2014. 57. Sabry, 2013 58. Bayat, 2010. 59. Voir par exemple James Brian Taylor, “Egypt politicians adopt social media”, DailyNews Egypt, 29 janvier 2012 : http://www.dailynewsegypt.com/2012/01/29/egypt-politicians-adopt-social- media/ 60. Voir à ce propos Herrera, 2014. 61. Entretien, septembre 2014. 62. Kadry, 2013.

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63. Pour une analyse de l’environnement discursif des réseaux sociaux, voir Dean, 2010 ; Lovink, 2011. 64. Sur le rapport entre les jeunes et les organisations politiques en Egypte, voir Abdallah, 2013. 65. El-Hamalawi, 2012. 66. Entretien, décembre 2013. 67. Entretien, septembre 2014. 68. Sur le rapport entre « les networks » et les inégalités économiques, voir Dean, 2010. 69. Voir également à ce propos Lisa Goldman,“The Egyptian Twitter Sphere, 18 Months into the Revolution”, TechPresident, 25 août 2012 : http://techpresident.com/news/22772/egyptian- twittersphere-18-months-revolution 70. Entretien, avril 2014. 71. Entretien, juillet 2014. 72. Entretien, juillet 2014. 73. Lina Attalah, “Back to the Margins”, Madamasr, 29 juin 2013 : http://www.madamasr.com/ opinion/back-margins 74. Entretien, juillet 2014. 75. Curran, 2012. 76. Entretien, octobre 2014. 77. Tilly, 2003. 78. A ce propos, voir Eman El-Shenawi, “Four-finger salute : Egypt rivals use ’Rabaa hand’ to turn Facebook Yellow”, el-Arabia, 22 août 2013 : http://english.alarabiya.net/en/media/2013/08/21/ Four-finger-salute-Egypt-rivals-use-Rabaa-symbol-to-turn-Facebook-yellow.html 79. Pour une description des stratégies de communication de Askar Kazibun voir Alexander et Aouragh, 2014. 80. Iskandar, 2013. 81. Ezzat, 2013. 82. Sadiki, 2011. 83. Pour le concept de « propriété politique » en référence aux technologies, voir Winner, 1999.

RÉSUMÉS

En intégrant les théories critiques des médias avec une approche sociologico-ethnographique, cet article revient sur les dynamiques de la sphère virtuelle de l’activisme politique égyptien, avant et après la chute de Moubarak. La thèse que l’on souhaite démontrer à travers cette analyse se base en apparence sur un paradoxe : d’une part, les réseaux digitaux des activistes ne constituent pas un espace égalitaire et horizontal, mais sont plutôt caractérisés par des hiérarchies de visibilité et de pouvoir qui tendent à reproduire celles existantes dans la société. D’autre part, c’est précisément ce « manque de démocratie » qui facilite l’instrumentalisation politique des nouveaux médias par des groupes d’activistes, dans le cadre de la contestation contre le régime au pouvoir. L’organisation des réseaux du Net permet de créer un « environnement social » capable de filtrer les contenus qui circulent sur la Toile, de les placer dans un contexte et de leur donner de la visibilité. Cela permet également de produire des narratives révolutionnaires cohérentes et capables d’induire de nouvelles formes d’engagement politique.

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La deuxième partie de l’article est consacrée à l’évolution de la sphère publique en réseau après la chute de Moubarak. Après 2012, internet ne semble plus être un « médium tactique » aussi efficace qu’auparavant. Les changements relatifs au contexte politique, aux dynamiques propres à la Toile et aux pratiques qui la caractérisent sont autant d’éléments ayant contribué à affaiblir la capacité d’usage des nouveaux médias comme instruments au service de la politique de la dissension.

Integrating critical media theory with a sociological-ethnographic approach, the article examines the dynamics of the political virtual sphere in Egypt before and after the fall of Mubarak. The thesis that the author aims to demonstrate is based on an apparent paradox. On the one hand, the activists’ digital networks are not an egalitarian and horizontal space, as they would be portrayed according to the myth of the « intrinsically democratic » internet. On the contrary, they are characterized by hierarchies of visibility and power that tend to reproduce offline inequalities. On the other hand, it is this very « lack of democracy » within the networks that facilitates the political use of new media to express dissent against the regime. The organization of the networks enables the shaping of a « social environment » capable of filtering and contextualizing the content circulating on the web. Ultimately, it enables groups to produce coherent revolutionary narratives that pave the way for new forms of political engagement. A second part of the article is dedicated to analysing the evolution of the networked public sphere after Mubarak’s fall. After 2012, the internet has in part lost its efficacy as a « tactical medium ». The changes in the political context, as well as the changing dynamics internal to the virtual sphere, contribute to weakening the possibility to use new media as tools in the context of the politics of dissent.

INDEX

Mots-clés : Internet, nouveaux médias, sphère publique, activisme politique, théories critiques des médias, networks Keywords : Internet, new media, public sphere, political activism, critical media theory, networks

AUTEUR

ENRICO DE ANGELIS Media researcher specialized in the Arab world. He was adjunct professor at Faculty Roberto Ruffilli of University of Bologna and he obtained his PhD in 2009 at Department of Sciences of Communication at University of Salerno with a research on Syrian media. He authored a monography on the relationship between media and conflict and wrote several articles on the role of new media and the dynamics of the networked public sphere in the MENA region. He has lived in Cairo since September 2011. Chercheur en médias spécialisé sur le monde arabe. Il a enseigné en tant que professeur adjoint à la Faculté Roberto Ruffilli de l’Université de Bologne et a obtenu son doctorat en 2009 dans le département des Sciences de la Communication de l’Université de Salerne, avec une recherche sur les médias syriens. Il est l’auteur d’une monographie sur la relation entre médias et conflits et a publié de nombreux articles sur le rôle des nouveaux médias et les dynamiques de la sphère publique en réseau dans le monde arabe. Il vit au Caire depuis septembre 2011.

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Quatrième partie : des modalités d’utilisation du web « différentes » : regard sur la Tunisie Different new media practices : A glance at Tunisia

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Contestation en ligne dans la Tunisie prérévolutionnaire. L’expérience de SfaxOnline

Michele Carboni, Maria Paola Crisponi et Giovanni Sistu

Les auteurs remercient vivement tous les protagonistes de l’expérience de SfaxOnline. Un remerciement particulier à Mohamed Aloulou, Mohamed Ali Ayadi, Ali Elleuch, Raouf Ellouze et Chokri Yaich. Cette recherche a été cofinancée par les fonds de la loi 7/2007 RAS, projet « Il ruolo delle Università e dei centri di ricerca nei processi di democratizzazione dei Paesi arabi mediterranei ».

1 Avant la Révolution tunisienne, l’utilisation d’Internet comme espace de contestation et de résistance au régime de Ben Ali était un phénomène peu connu et peu étudié1. D’une manière plus générale, avant les printemps arabes, parler de médias dans le monde arabe (et pas seulement en Tunisie) signifiait parler presque exclusivement d’Al Jazeera2. Le fait qu’Internet - et en particulier Facebook – ait joué un rôle dans les dynamiques révolutionnaires tunisiennes est connu et incontestable. Toutefois, il est aussi vrai que ce rôle a été limité3. D’une manière plus générale, le rôle des Techniques de l’Information et de la Communication (TIC) peut être qualifié, pour reprendre la synthèse efficace de Béchir Ayari et Geisser4, de certes non marginal, mais non déterminant non plus. Ce rôle est ainsi différent de celui que présente les mass médias en particulier, qui font de la toile (et des TIC en général) le deus ex machina de la révolte5.

2 Une emphase excessive à propos du rôle d’Internet dans les dynamiques révolutionnaires risque de dissimuler un autre aspect important : ce n’est pas la Révolution qui a fait d’Internet, soudainement, un espace de contestation, de critique, de résistance ou d’opposition6. En réalité, les premiers signes de politisation de la toile – et de son utilisation à des fins contestataires – remontent déjà à la fin des années 90, bien avant la Révolution7.

3 L’expérience du site SfaxOnline,qui apparait en 2008, contribue en premier lieu à approfondir la connaissance même de l’utilisation de la toile à des fins contestataires

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dans la Tunisie prérévolutionnaire. Le site est une expression d’opposition de facto, riche de contenus, destiné à faire connaître la gestion dramatique de la ville de Sfax, conséquence directe de l’incapacité des administrations locales ainsi que du manque de planification sérieuse de la part d’un régime plein de contradictions et de distorsions.

4 Au fil des années, SfaxOnline a servi à informer les habitants de Sfax – l’un des motifs pour lesquels il nait- sur différents sujets liés à la vie de la ville, mais il a aussi servi à mobiliser les citoyens et à les pousser à participer activement à la vie politique. Informer et mobiliser, en invitant à la participation : le site poursuit et rejoint ces deux objectifs, jouant ainsi un rôle similaire (toutes proportions gardées) à celui qui incombera à Internet (et surtout à Facebook) dans les événements révolutionnaires. C’est aussi en cela que SfaxOnline mérite attention8. S’il est vrai qu’Internet a joué un rôle important dans la Révolution, il est indispensable, pour comprendre comment il a réussi à conquérir cet espace, de comprendre le parcours qui a conduit à la construction de cet espace et de ce rôle.

5 Cette contribution est fondée principalement sur des données recueillies au cours de dix entretiens réalisés entre 2012 et 2013 en Italie et en Tunisie. Ces entretiens ont concerné cinq des protagonistes principaux du site (y compris Yaich), interrogés chacun pendant au moins deux heures.

6 Chaque interviewé a raconté son expérience personnelle au sein de SfaxOnline, comment il est arrivé à faire partie du groupe de travail et quelle a été sa contribution. Chacun a aussi raconté l’histoire du groupe, comment celui-ci a pris forme, le travail qu’il y a fait et ce dont il s’est occupé, entre 2008 et 2013.

7 L’analyse se fonde aussi sur les matériaux du site, les posts et les commentaires (ultérieurement commentés et illustrés, dans différents cas, par les mêmes auteurs qui les avaient écrits), mais aussi sur un vaste corpus de conversations informelles et de courriels échangés avec certains animateurs du site, recueillis à partir de 2009. Les échanges avec Chokri Yaich ont été particulièrement fréquents et réguliers.

8 Le choix des interviewés, supporté et facilité par Yaich, s’est porté sur des habitants de Sfax résidant en ville et non à l’étranger. Sans vouloir minimiser le rôle de ces derniers, les auteurs ont préféré se focaliser sur les animateurs qui ont réussi à être actifs non seulement online mais aussi offline. L’expérience de SfaxOnline n’a en effet pas été une simple aventure numérique. Un groupe restreint d’internautes – dont les interviewés représentent une bonne part – a rapidement commencé à créer une vie associative qui sera aussi analysée dans cette contribution. Le travail de SfaxOnline a été extrêmement collaboratif, dans le sens d’un travail de groupe allant au-delà de la simple somme de contributions personnelles. Pour ce motif, nous avons décidé de reporter des extraits d’entretiens sans indiquer l’identité de l’interviewé, faisant de ce traitement un récit d’une seule voix.

La politisation du réseau : de Takriz à la Révolution

9 En 1991, la Tunisie devient le premier pays arabe et africain à se connecter à Internet9. Le régime de Ben Ali investit avec conviction dans les nouvelles technologies, faisant de la diffusion d’Internet –et du développement des TIC en général- un motif d’orgueil et un instrument de propagande.

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10 Des politiques liées à la diffusion de la toile sont adoptées et des initiatives concrètes sont lancées afin de faciliter les connections privées et publiques10. Dans le même temps, un système de contrôle rigide et articulé voit le jour11. Il s’agit d’un « mariage paradoxal », pour reprendre l’expression de Soussi12 : promotion d’Internet et soutien de son développement d’un côté ; contrôle, censure puis répression de l’autre13. L’Etat voudrait en effet pouvoir bénéficier des retombées positives en termes économiques du développement d’Internet dans le commerce, dans l’instruction et dans la recherche, mais dans le même temps, il en craint les conséquences au niveau politique et social et travaille constamment à contrôler l’espace virtuel14. Tout doit passer par l'Agence Tunisienne d'Internet (ATI), opérateur unique jusqu’en 1997. L’ouverture successive à de nouveaux fournisseurs, comme l’ouverture, dans le pays entier, des Publinet (cybercafés), ne dessert pas ce contrôle : tout le monde doit régulièrement fournir des informations sur les internautes tunisiens15. Progressivement, le régime adopte des mesures de contrôle de plus en plus sophistiquées. Censures et violations des comptes privés deviennent monnaie courante16. De la même manière, les sanctions, les menaces et les intimidations sont constantes, associées à des incarcérations et à des tortures17. Un tel climat conduit bientôt les internautes à s’autocensurer. Le régime tunisien deviendra rapidement l’un des plus répressifs dans le contrôle de la toile, au même niveau que des pays tels que l’Iran, la Chine et l’Arabie Saoudite18.

Les premiers signes

11 Le régime craint qu’Internet ne devienne un instrument pour contourner la censure et pour diffuser librement l’information19 dans un pays où les médias traditionnels ont toujours été contrôlés rigoureusement. Ces craintes se révèlent d’ailleurs bien fondées et en effet, comme annoncé ci-dessus, une certaine vocation politique d’Internet commence à émerger dès la fin des années 90.

12 La newsletter Takriz (« casse-pieds ») à laquelle certains auteurs font remonter la naissance de la cyber dissidence, date de janvier 199820. Créée par deux étudiants, elle est rapidement gérée et animée par un groupe de membres permanents dont beaucoup résident à l’étranger. Jusqu’en 2000, lorsqu’elle devient un magazine en ligne, elle dénonce le népotisme, la corruption et le clientélisme de la société tunisienne d’abord puis attaque de manière plus directe le régime de Ben Ali. La politique n’est pas le seul tabou franchi par Takriz : on y parle aussi ouvertement de sexe et de religion. Takriz sera censuré et contraint au silence en 2002 ; il réapparaitra en 2009 sur Facebook et Twitter ainsi que comme magazine en ligne21.

13 En mai 2000, cinq Tunisiens anonymes résidant à l’étranger, probablement des réfugiés politiques islamistes des années 9022, lancent la liste Tunisnews, qui diffuse quotidiennement des informations politiques importantes (en français et en arabe) non relayées par les médias nationaux, sur les droits de l’homme, les droits civils et l’activité de l’opposition23. Tunisnews s’appuie sur un serveur étranger – pratique qui sera successivement extrêmement diffusée – en l’occurrence suédois24. En juillet 2001 apparaît TUNeZINE (site et forum), fondé par Ettounsi (« le Tunisien », pseudonyme de Zouhair Yahyaoui) puis animé par différents tunisiens résidant à l’étranger. Fortement orienté sur la satire (comme Takriz), cette expérience se heurte elle aussi rapidement à l’hostilité du régime. L’année suivante, au lancement de TUNeZINE, Ettounsi est emprisonné. Il sera relâché 18 mois plus tard mais mourra d’infarctus à 37 ans en mars

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2005, terriblement éprouvé par la détention, la torture et plusieurs grèves de la faim. Il deviendra un symbole de la lutte contre la censure et un véritable martyr de la cyber dissidence25.

14 Au début de l’année 2002 apparaît un autre site déterminant : RéveilTunisien (RT). Géré en grande partie par des non Tunisiens, il nait avec un ton plus sérieux mais s’oriente rapidement vers la satire avec une empreinte marquée par le défi au régime26. Nawaat apparait en 2004, fondé par deux Tunisiens résidant à l’étrangers – Sami Ben Gharbia et Riadh Guerfali – déjà présents sur le forum TUNeZINE – et géré, encore une fois, en grande partie par des Tunisiens de la diaspora27. En réaction à RT et à TUNeZINE, Nawaat se présente comme un produit 100 % tunisien28. Le site devient rapidement l’un des portails de référence pour l’information politique29 et maintiendra ce rôle longtemps. Nawaat publiera les célèbres cablogrammes de Wikileaks et jouera un rôle de premier ordre durant la Révolution. En 2011, il recevra le prix Net-Citoyen de Reporters sans frontières30.

15 Dans ce que Lecomte31 identifie comme la première phase de contestation tunisienne en ligne – et qui va de la fin des années 90 jusqu’à la moitié de la décennie suivante – les « cyber dissidents », souvent définis ainsi par les internautes tunisiens32 agissent à travers des sites collectifs, des listes de diffusion et des forums (Takriz, TUNeZINE, RT, Nawaat et Tunisnews représentent des acteurs pionniers). Beaucoup de ces dissidents choisissent l’anonymat, comme beaucoup d’internautes de la diaspora, choix justifié par la crainte de rétorsion pouvant frapper les membres de la famille restés au pays33. Dans cette première phase, le rôle des dissidents résidant à l’étranger est fondamental34. Il s’agit de Tunisiens qui résident dans des pays où l’accès à Internet est plus facile et plus libre, ce qui les a probablement rendus plus audacieux par rapport aux internautes résidant en Tunisie. Ces premiers cyber dissidents ne font pas partie d’organisations politiques ou militantes, ils sont minoritaires et même isolés par rapport à la majorité des internautes tunisiens et revendiquent leur indépendance dans l’univers de l’opposition tunisienne officielle. Ils en prennent en effet leurs distances puisqu’ils estiment celle-ci liée, voire asservie, au pouvoir, et ils en font souvent un objet de critique satirique35.

Des blogs à Facebook

16 Au milieu des années 2000, la critique en ligne se déplace progressivement des sites collectifs, des listes de diffusion et des forums vers les blogs, qui dominent la seconde phase de la contestation numérique tunisienne36. Leur nombre augmente et surtout, le nombre de contestataires numériques qui choisissent cet espace pour s’exprimer explose. Beaucoup de ces bloggers, qui critiquent le régime tout en refusant l’étiquette d’opposants, de militants ou de dissidents, vivent en Tunisie mais interagissent de manière croissante avec les internautes et les bloggers de la diaspora. Dans les blogs, où la satire continue à être une modalité d’expression fréquente, la critique a plusieurs formes : allusions, vignettes, anecdotes et récits d’expériences personnelles. Le phénomène prend des proportions importantes, à tel point que même la presse commence à s’intéresser à la blogosphère37.

17 Les bloggers s’évertuent à contourner la censure d’un régime qui affine lui aussi ses armes et continue d’exercer un contrôle envahissant. Au fil des ans, des sites et des pages web d’opposants, des ONG, des quotidiens étrangers, des sites de partages de

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photos et de vidéos (Flickr, Youtube et Dailymotion, pour n’en citer que quelques-uns) sont rendus inaccessibles. Les sites, les pages web et même les boîtes e-mail d’opposants (ou d’internautes supposés tels), de bloggers et de journalistes professionnels sont régulièrement violés38.

18 Cependant, durant cette phase, les cyber dissidents (qu’ils se définissent ou non ainsi), malgré l’augmentation de leur visibilité, constituent une minorité exiguë dans l’univers numérique tunisien. La majorité des internautes et les bloggers eux-mêmes ne s’occupent pas de politique. Ceux qui le font sont ainsi très critiques par rapport à ce désintérêt apparent, parfois considéré comme une acceptation tacite de l’état des choses et donc du régime. C’est à ce propos qu’en 2006, Sami Ben Gharbia (l’un des fondateurs du Nawaat) qualifiera la blogosphère tunisienne de « lobotomisphère »39.

19 2008 représente un tournant dans l’utilisation d’Internet comme instrument de contestation : c’est le début de la troisième phase dans la périodisation proposée par Lecomte40, celle qui correspond à l’affirmation des réseaux sociaux et en particulier de Facebook, qui explose41 : de 16 000 Tunisiens inscrits au début de l’année, ils deviennent 100 000 en septembre de la même année42. Facebook devient aussi l’instrument préféré des internautes qui traitent de politique et contestent le régime, même si la politique intérieure demeure un thème rarement approché par la majorité des internautes43. 2008 est aussi l’année des révoltes dans le bassin minier de Gafsa44. Dans le silence absolu des médias traditionnels, de nombreux témoignages des répressions violentes, reprises par des téléphones portables, finissent sur Internet45. Le régime se rend compte des risques liés au caractère participatif de la toile ainsi que de son potentiel subversif et la répression numérique s’intensifie jusqu’à bloquer Facebook pour quelques jours, du 24 août au 2 septembre 200846. Cet arrêt momentané n’empêche en rien la montée du réseau social puisque le nombre d’inscrits passe de 800 000 en octobre 2009 à quasiment 2 000 000 en janvier 201147. L’espace numérique tunisien commence à devenir réellement un espace public48.

20 En avril 2010 encore, 200 sites et blogs sont bloqués, aussi bien nationaux qu’étrangers. Par réaction, une journée de manifestation est organisée le 22 mai suivant, « Nhar ala Ammar », « la journée contre Ammar ». C’est en effet ce dernier qui personnifie la censure et prend parfois le surnom de « Mkass », « ciseaux » en tunisien49. Il s’agit d’une tentative importante de faire descendre la contestation en ligne dans la rue. L’intention des organisateurs n’était pas tant de critiquer le régime que de rappeler l’attention sur les nécessités de la liberté d’expression. La manifestation n’aura finalement pas lieu, entre autres parce que deux bloggers seront arrêtés la veille et contraints à tourner une vidéo dans laquelle ils invitent les manifestants potentiels à se désister50.

21 Le mécontentement monte dans l’ensemble du pays et cette énième tentative de le réprimer ne changera pas le sort d’un régime dont les jours sont désormais comptés. Les auteurs ne souhaitent pas ici reconstruire les événements révolutionnaires, ne serait-ce que par nécessité de synthèse, mais désirent retourner sur le rôle joué par Internet durant la Révolution.

22 Ce n’est pas Internet qui a déclenché la Révolution51. La Toile – en particulier Facebook – a toutefois joué un rôle non marginal, comme nous l’avons expliqué ci-dessus. C’est à travers Internet que les Tunisiens ont pris connaissance de ce qui était en train de se passer à Sidi Bouzid. Grâce aux téléphones portables, lesquels ont joué un rôle fondamental durant la première phase de la révolte52, des photos et des vidéos des

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événements ont afflué sur la toile. C’est aussi grâce à la toile que les médias internationaux ont réussi à couvrir la Révolution. Même enverra sur les ondes des vidéos trouvées sur Internet53.

23 En plus d’avoir diffusé et véhiculé les informations, Internet et Facebook en particulier ont certainement favorisé et facilité la mobilisation, en tout cas à partir de janvier54. L’engagement de nombreux internautes et le travail de beaucoup de bloggers ont sûrement contribué à étendre la contestation envers le régime et à grossir les manifestations55.

24 Le rôle joué par la toile dans les faits révolutionnaires consiste d’un côté, à avoir véhiculé et diffusé l’information, de l’autre, à avoir encouragé, et progressivement facilité, la mobilisation. Cet espace d’Internet (de Facebook en particulier), s’il est circonscrit et précis, est absolument considérable.

L'expérience de SfaxOnline

Un projet commun

25 L’histoire de SfaxOnline est véritablement une histoire de rencontres ; la première est celle entre Yaich et les Sfaxiens de la diaspora. Moi j’avais déjà un blog – “Sfax vous aime” – quand je suis entré en contact avec des Sfaxiens émigrés et résidents à l’étranger. C’est à partir de cette rencontre et de l’envie de s’engager ensemble, de faire front commun, que SfaxOnline est né. Nous avons simplement décidé de diriger nos énergie dans un projet commun56.

26 Le projet commun prend ainsi la forme de SfaxOnline, mis en ligne en 2008 et se présentant dès le départ comme un espace participatif, ce pour quoi un forum est lui aussi activé.

27 L’objectif des créateurs et des animateurs du site est double : informer les citoyens et les alerter, favorisant de la sorte un réveil de l’esprit critique. Informer est une façon de dénoncer la dégradation croissante de Sfax et de raconter les conditions dans lesquelles la ville se trouve. Ce travail préliminaire d’informations -un récit qui est aussi le fruit d’un travail de recherche et de divulgation- sert à ceux qui écrivent pour solliciter les débats et les confrontations. SfaxOnline était conçu pour provoquer des réactions et réveiller les consciences, nous voulions que les protagonistes en soient les citoyens et c’est dans ce but que nous essayions de stimuler une sorte de journalisme citoyen (ENT07).

28 Le site se remplit rapidement de nouveaux contenus et un groupe fixe de collaborateurs se met en place. La recherche de personnes capables de traiter certains thèmes et disposées à le faire suit des itinéraires différents. Dans certains cas, on tente d’impliquer des personnalités connues ou amies. Dans d’autres, l’implication passe par le réseau Internet, parfois directement à travers SfaxOnline. J’ai été coopté par un ami qui y écrivait. Je suis entré dans le groupe de travail un an après le lancement du site. Je le connaissais déjà, j’avais participé à différents échanges de commentaires dans le forum et je l’appréciais (ENT02).

29 Ce qui s’institue alors, c’est un groupe de travail relativement hétérogène, constitué de personnes ayant avant toute chose des compétences et des expériences différentes. L’âge des participants, le degré de participation et d’activisme politique dans le passé diffèrent. Ainsi, des personnes avec des expériences limitées dans ces domaines en

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côtoient d’autres déjà rodées avec un passé parfois significatif. De fait, tout ce qui apparaît sur le site, même si écrit individuellement, est le résultat d’une grande collaboration, l’expression d’un groupe. Chacun mettait son article sur “chantier de rédaction”, comme ça on pouvait tous s’en faire une idée, proposer des modifications et rediscuter certains passages, de manière extrêmement démocratique (ENT04).

30 Une dimension collective est recherchée et trouvée, le groupe collabore et se coordonne, afin de donner du poids à ce qui est communiqué mais aussi par prudence pragmatique. L'objectif était d’éviter la censure (ENT02). Il fallait trouver les formules justes. Plutôt que des attaques frontales à un système qui n’avait rien de démocratique, nous avons trouvé notre propre ligne, qui est devenue la ligne de SfaxOnline : l'information en vue de la confrontation (ENT01).

31 Parfaitement conscient des risques encourus, bien plus graves que la censure elle- même, le groupe parvient à trouver sa ligne. On écrit à partir de faits et de données précis, avec une grande rigueur. Ce qui ne pouvait pas être démontré n’était pas écrit, sauf si c’était flagrant. Il fallait écrire sur ce qui était clair et évident, sans avoir besoin d’apporter des preuves, parce que dans de tels cas, qui commande a vite fait de les demander et de les salir (ENT01).

32 Un langage simple et direct est choisi afin d’apparaître clair et accessible à tous. Les écrits sont courts, synthétiques et concis, ce qui les rend adaptés à la toile mais aussi plus faciles à être retenus et ainsi reproduits. Cela évite en outre de fournir trop d’éléments sur lesquels on aurait pu éventuellement être attaqués. Il s’agissait de savoir écrire de manière générique mais pas vague (ENT06).

33 Comme de nombreux internautes tunisiens, avant et après eux, les protagonistes de SfaxOnline ont souvent recours à l’humour et à la satire. Dans un système dictatorial, c’est presque physiologique. On ne peut pas parler directement de beaucoup de choses, on doit donc recourir à des métaphores et inventer des histoires avec de l’humour. On l’a fait nous aussi, on a essayé de soulever des problèmes et d’attirer l’attention sur certaines questions sans avoir l’air de vouloir faire de la politique (ENT07).

Au-delà du réseau

34 De nombreux lecteurs, simples citoyens et exposants de la société civile, commencent à envoyer au groupe des preuves d’estime. Si le nombre de ceux qui suivent le site et démontrent leur soutien au groupe grandit, c’est aussi parce que le travail de SfaxOnline ne reste pas seulement en ligne et que le groupe de travail commence à interagir en dehors d’internet. On se rencontrait souvent, parfois juste pour un café. Notre rapport à nous n’était pas virtuel (ENT03). On était un site mais on a créé une vraie vie associative (ENT10).

35 La visibilité du site grandit aussi parce qu’au fil des ans, il épouse différentes causes et essaye, quand cela est possible, de promouvoir des actions concrètes. L’une de celles-ci – signalée par tous les interviewés avec une emphase particulière – est certainement la mobilisation autour du cas du Lot 23A. Le lot en question fait partie du projet Sfax El Jadida, qui constitue l’initiative majeure de requalification urbaine dans le centre historique. Il fut lancé dans les années 80 et soutenu par des capitaux saoudiens et

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koweitiens57, ainsi que par l’administration communale, qui fait elle aussi partie de l’actionnariat de la Société d’Aménagement de Sfax El Jadida (SASEJ) gérant le projet. Le travail de vingt années de la Société est, selon les animateurs du site, catastrophique58. Dans les plans originaux, dont la Société s’est progressivement éloignée, la superficie totale constructible était fixée à 300 000 mètres carrés, alors qu’elle est arrivée à un million59. SfaxOnline commence à écrire sur le sujet en 200960. Son objectif est d’empêcher la construction du Lot 23 A, aire centrale pas encore cimentée et pour laquelle le projet de départ prévoyait un usage d’intérêt collectif.

36 La confrontation continue avec différents articles, au cours de 2010, dans une intensité croissante qui voit le site prendre position contre l’incapacité du nouveau conseil communal de s’opposer à la tentative de spéculation61. On passe alors rapidement de la dénonciation en ligne aux faits, en essayant de capitaliser l’attention et les consensus attirés grâce au site. Nous avons constitué un groupe de pression et nous nous sommes entourés d’hommes de loi pour nous protéger et pour que notre bataille soit plus efficace. Nous avons lancé des pétitions, plusieurs, qui ont été signées par un nombre important de Sfaxiens. Nous avons commencé un véritable bras de fer (ENT04).

37 Le bras de fer continue jusqu’aux jours de la Révolution mais ne s’arrête pas avec elle. A deux mois à peine de la chute du régime, le tournant définitif semble se concrétiser. On a gagné ! Le Ministère de la Culture a interdit la construction du Lot 23 A ! […] Ca a été une bataille dure, longue et difficile, qui nous a fait passer par des moments de démoralisation, des moments d’incertitude, on avait même cessé de croire en la justice. […] Vive la Révolution ! ! !62.

38 En réalité, avec un parcours pas différent de celui qui marque la difficile transition démocratique du pays, la SASEJ essaye de profiter de la fragilité des institutions locales et de la faible capacité de contrôle du nouveau gouvernement pour relancer les travaux, en contradiction totale avec les lignes ministérielles et les sentences des tribunaux. Encore une fois, le site donne voix au mécontentement de la société civile63. Dans les mois suivants, la tentative de construire est à nouveau bloquée ; l’hypothèse de réaliser une structure à usage collectif, proposée plusieurs fois par le site, se concrétise.

Résister

39 SfaxOnline n’a pas tardé à attirer l’attention des autorités, entre autres choses pour le genre d’initiatives et de positions décrites précédemment. Contrôlés, on l’était tous, mais nous on savait que l’Agence tunisienne d’Internet nous suivait parce qu’on avait nos contacts à Tunis qui nous tenait informés (ENT05).

40 En outre, ceux qui écrivaient étaient parfaitement conscients des risques et travaillaient d’ailleurs pour combattre la peur des lecteurs potentiels. Quand j’ai commencé à écrire les premiers articles sur SfaxOnline, je les signalais à mes contacts par mail ou par sms. Beaucoup de gens m’avouaient que par peur, ils n’osaient pas ouvrir le site. Ils avaient peur d’être détectables et donc signalés et peut-être enlevés par la police. Dans ce cas, on copiait le texte de l’article et on l’envoyait directement par mail. C’est comme ça, entre autres, qu’on a réussi à avoir jusqu’à 25 000 lecteurs, contre les 200 ou 300 initiaux (ENT08).

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41 La rigueur, la prudence et tous les efforts faits pour rendre les contenus du site inattaquables ne suffisent pas, en effet, à éviter les menaces et les rétorsions. J’ai subi de tout, à part de la prison. La prison est la seule chose qui m’ait été épargnée mais pour le reste, on m’a tout fait. J’ai payé ! On m’a coupé le téléphone, abimé la voiture, insulté à plusieurs occasions, on a forcé la porte de mon bureau ! C’était le prix à payer (ENT01).

42 Progressivement, l’hostilité des autorités grandit effectivement, quasiment jusqu’à arriver à un point de rupture. En 2010, à la fin de l’année, on était proche de la censure. On a su que l’un d’entre nous aurait été arrêté pour avoir écrit sur le site. L’ordre était parti et ce serait arrivé si la Révolution n’avait pas explosé, qui a été plus rapide heureusement ! (ENT09).

43 Si ce n’avait pas été pour la Révolution, l’histoire de SfaxOnline et de ses protagonistes aurait probablement pris une autre tournure. En janvier 2011 cependant, comme on le sait, le régime de Ben Alì tombe. Le dictateur chassé, les Tunisiens peuvent enfin s’exprimer sans craindre la répression. Dans ce climat de liberté d’expression inédit, le rôle de SfaxOnline ne peut évidement que changer. D’une façon plus générale, c’est l’espace à l’intérieur duquel évoluait le site qui se transforme. La liberté d’expression a changé sensiblement la géographie de l’information (ENT02).

44 Le site reste en ligne et continue cependant, avec une régularité moindre, à proposer des contenus originaux, en tout cas dans les premiers mois. La page Facebook reste quant à elle résolument plus active que le site puisqu’en décembre 2013, elle est encore suivie par plus de 57.000 internautes.

45 Les personnes interviewées rapportent en effet qu’une partie de la mission du site semble s’être éteinte. La spécificité de SfaxOnline était d’écrire des articles courageux : avant la Révolution ici, il n’y en avait pas de comme ça. Maintenant il y a la liberté et tout le monde écrit (ENT03).

46 Cependant, l’expérience du groupe de SfaxOnline ne finit pas avec la Révolution, elle donne un élan à ses protagonistes qui, même à travers la visibilité acquise avec le site, assument de nouveaux engagements. Le 17 janvier, Mohamed Aloulou est nommé Ministre de la Jeunesse et des Sports. Il le restera jusqu’au 1er juillet 2011. Moi après la Révolution je me suis retrouvé Ministre. Pourquoi ? Parce que les choses considérées comme des erreurs avant la Révolution sont devenues des mérites. Ce qui était une honte – disons la contestation – est devenu une qualité, à l’improviste64.

47 Chokri Yaich deviendra député en octobre 2011, comme nous l’avons déjà mentionné. Plusieurs animateurs du site confluent vers d’autres organisations. Pour tout le monde, SfaxOnline se révèle une expérience capable de marquer la personnalité politique. L'expérience de SfaxOnline m’a certainement donné du courage et m’a donné envie de participer de manière différente (ENT08).

48 Tous les protagonistes conservent la forte sensation d’avoir participé à un projet important, dont le bilan est extrêmement positif. L’histoire de SfaxOnline est extraordinaire, absolument unique en son genre en Tunisie. Je suis vraiment fier d’en avoir fait partie (ENT04). On voulait - et on a réussi - créer de l’opinion et faire en sorte que les Tunisiens s’expriment (ENT05).

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Moi je pense que SfaxOnline a vraiment été au départ du réveil de la société civile de Sfax (ENT09).

49 Au-delà de ces parcours individuels, les animateurs du site partagent tous le désir de donner une suite à SfaxOnline. Si la page Facebook n’a pas cessé de proposer et de relancer de nouveaux contenus (pas forcément originaux), le site lui, même s’il n’est pas abandonné, est peu actif en 2013 (depuis décembre, il est même souvent hors service). Le projet de certains animateurs - actuellement en recherche de financement - est de créer, sur la ligne de SfaxOnline, une série de portails Internet (24, soit un par gouvernorat) qui accueillent et promeuvent un journalisme citoyen de proximité.

Conclusion

50 Malgré l’intérêt insuffisant de la recherche pour ce sujet, Internet a été, pour les Tunisiens résidant dans le pays ou à l’étranger, un espace de confrontation politique et de contestation du régime bien avant la Révolution. SfaxOnline en raconte les antécédents et son histoire recueille divers éléments qui ont caractérisé, à partir de la fin des années 90, les différentes phases de l’utilisation d’Internet en tant qu’instrument de contestation.

51 L’expérience des blogs est à la racine de SfaxOnline, qui nait sur les traces d’un blog (« Sfax je vous aime ») de Chokri Yaich. Ils constituent le contexte au sein duquel, de 2005 à l’affirmation des réseaux sociaux, le monde du numérique tunisien conflue.

52 Le rôle joué par les Tunisiens de la diaspora en tant que pionniers de la contestation numérique est important : SfaxOnline nait aussi de la rencontre entre un Sfaxien résidant en Tunisie (Yaich) et ses concitoyens résidant à l’étranger.

53 La conscience du prix à payer pour la liberté d’expression est élevée : SfaxOnline arrive à éviter la censure, mais ses animateurs subissent menaces et représailles. Les récits des personnes interrogées laissent apparaître le contrôle asphyxiant des autorités tunisiennes et la nécessité de peser chaque mot, ceci afin d’éviter des conséquences bien plus graves que la censure.

54 Cette expérience met en évidence la reconnaissance du rôle joué par Internet dans un pays où la dictature anéantissait les espaces de contestation mais aussi simplement de confrontation. Alors que les médias se contentaient de reporter les déclarations des autorités, sur SfaxOnline, les internautes reçoivent des informations réelles sur l’état de leur ville et, dans les espaces participatifs, ils peuvent se confronter et discuter sur des sujets d’intérêt commun.

55 Ce rôle est bien sûr fondamental. De fait, en dehors de Yaich, les interviewés (qui constituent le gros des animateurs du site sur place) avaient une faible connaissance d’Internet. Il ne s’agissait pas de bloggers mais de simples internautes qui n’étaient pas habitués à écrire en ligne. Pourtant, conscients du potentiel de l’instrument, ils ont appris à utiliser Internet pour diffuser et promouvoir leur travail personnel et celui du groupe, pour faire entendre leur propre voix.

56 Enfin, le dernier aspect relevé par cette étude, essentiel, concerne le fait que jusqu’à la Révolution, trop d’analyses sur la Tunisie et sur le monde arabe entier véhiculent le préjugé selon lequel les populations de ces pays seraient sans ambition et incapables d’agir politiquement65. L’histoire de SfaxOnline contribue à combattre cette perception erronée d’une société civile apathique et homogène, inerte, statique et résignée. C’est

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une histoire de résistance et de critique, en et hors ligne, dans un pays où les conséquences des actions sur internet dépassaient largement le cadre virtuel.

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NOTES

1. Lecomte, 2011 ; Mihoub, 2011. 2. Gonzalez-Quijano, 2013. 3. Touati, 2012. 4. Béchir Ayari, Geisser, 2011. 5. Filiu, 2011 ; Kallander, 2013 ; Soussi, 2011 ; Touati, 2012. 6. Lecomte, 2011 ; Khamis, 2013 ; Touati, 2012.

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7. Gonzalez-Quijano, 2013 ; Soussi, 2011 ; Touati, 2012. 8. Cette recherche naît de la rencontre avec Chokri Yaich, géomorphologue de l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Sfax et, depuis octobre 2011, député à l’Assemblée Nationale Constituante. Yaich a joué un rôle fondamental dans différentes phases de l’histoire de SfaxOnline, aussi bien dans la conception que dans la constitution du groupe de travail, et bien sûr dans l’élaboration des contenus et dans l’animation du site. La rencontre entre Yaich et l’un des auteurs de cet article travaillant alors lui aussi à un projet de développement remonte à 2007. C’est à travers Yaich que les auteurs prennent connaissance du site et commencent à le suivre, dès sa phase initiale. A la suite de la Révolution, dans un climat inédit de liberté d’expression, la décision fut prise d’approfondir les thèmes liés à l’expérience de SfaxOnline. Une série de missions en Tunisie, facilitées par le même Yaich, met alors en contact les auteurs avec d’autres protagonistes du site. 9. Kallander, 2013 ; Touati, 2012. 10. Touati, 2012. 11. Kuebler, 2011 ; Mihoub, 2011. 12. Soussi, 2011. 13. Barhoumi, 2012 ; Kallander, 2013. 14. Lecomte, 2011 ; Kuebler, 2011 ; Touati, 2012. 15. Mihoub, 2011. 16. Barhoumi, 2012. 17. Mihoub, 2011. 18. Kuebler, 2011. 19. Barhoumi, 2012 ; Lecomte, 2011. 20. Lecomte, 2010 ; Mihoub, 2011. 21. Kuebler, 2011 ; Lecomte, 2010 ; Mihoub, 2011. 22. Touati, 2012. 23. Chouikha, 2011. 24. Lecomte, 2010 ; Mihoub, 2011 ; Chouikha, 2011. 25. Ben Mhenni, 2009 ; Soussi, 2011 ; Kallander, 2013 ; Lecomte, 2010. 26. Lecomte, 2010 ; Touati, 2012. 27. Lecomte, 2011. 28. Lecomte, 2010. 29. Kuebler, 2011. 30. Chouikha, 2011 ; Reporters sans frontières, 2011 ; Kuebler, 2011. 31. Lecomte, 2011. 32. Lecomte, 2010. 33. Kuebler, 2011 ; Lecomte, 2010. 34. Chouikha, 2011 ; Mihoub, 2011 ; Lecomte, 2011. 35. Lecomte, 2010 ; 2011. 36. Lecomte, 2011. 37. Lecomte, 2010 38. Barhoumi, 2012 ; Lecomte, 2011 ; Touati, 2012. 39. Lecomte, 2010. 40. Lecomte, 2011. 41. Chouikha, 2011. 42. Touati, 2012. 43. Lecomte, 2010, 2011 ; Kuebler, 2011. 44. Allal, 2010 ; Chouikha, Geisser, 2010. 45. Touati, 2012. 46. Kuebler, 2011 ; Mihoub, 2011.

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47. Chouikha, 2011. 48. Touati, 2012. 49. Lecomte, 2010, 2011. 50. Kallander, 2013. 51. Kuebler, 2011 ; Hibou, 2011 ; Touati, 2012. 52. Chouikha, 2011 ; Kallander, 2013 ; Lecomte, 2011. 53. Lecomte, 2011 ; Touati, 2012. 54. Mihoub, 2011 ; Soussi, 2011 ; Touati, 2012. 55. Mihoub, 2011 ; Lecomte, 2011. 56. Communication personnelle avec Chokri Yaich. 57. Megdiche, 2005. 58. SfaxOnline, 2012. 59. Ellouze, 2009a. 60. Voir SfaxOnline, 2009 ; Ellouze, 2009a, 2009b. 61. Ellouze, 2010. 62. Ellouze, 2011. 63. Elloumi, 2012. 64. Communication personnelle avec Mohamed Aloulou. 65. Voir entre autres Touati, 2012.

RÉSUMÉS

Au début des années 90, la Tunisie devient le premier pays arabe et africain à se connecter à Internet, faisant de la diffusion du réseau en ligne un motif d’orgueil et un instrument de propagande. Le régime de Ben Ali investit avec conviction dans les nouvelles technologies en agissant simultanément sur deux fronts. Si d’un côté, des politiques visant à leur promotion sont adoptées, de l’autre, un système de contrôle rigide se met en place. Le régime tunisien deviendra rapidement l’un des plus répressifs au monde en ce qui concerne le contrôle de la toile. Malgré cela, à la fin des années 90, les premiers signes de politisation, utilisée à des fins de contestation, apparaissent sur Internet. L’expérience du site SfaxOnline, qui apparait en 2008 et donne forme à cette contribution, concourt à l’approfondissement de la connaissance de l’utilisation de la toile à des fins contestataires dans la Tunisie prérévolutionnaire. En effet, ce n’est pas la Révolution qui a transformé Internet en outil de contestation. Le cas de SfaxOnline présenté dans cette recherche témoigne de l’antériorité du phénomène tout en contribuant à faire comprendre comment Internet a réussi à conquérir un espace qui deviendra par la suite fondamental dans les dynamiques révolutionnaires. L’histoire de SfaxOnline contribue par ailleurs à corriger l’idée –qui ne correspond pas à la réalité- d’un peuple tunisien apathique et totalement passif face au régime dictatorial. Jusqu’à la Révolution de 2011, cette image a caractérisé différentes analyses sur les Tunisiens et sur le monde arabe en général.

At the beginning of the '90s, Tunisia became the first Arab and African country to connect to the Internet. Ben Ali’s regime invested heavily in new technologies, working on two fronts. On the one hand, it adopted policies aimed at promoting technological development. On the other hand,

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it enforced a rigid and articulated system of control. Nevertheless, by the end of the '90s, the first signs of politicization of the Net started emerging. The story of the SfaxOnline helps us to gain a deeper knowledge of the use of the Internet for political contestation in pre-revolutionary Tunisia.

INDEX

Mots-clés : Tunisie, Internet, Sfax, contestation, cyber activisme, TIC Keywords : Tunisia, Internet, Sfax, contestation, cyberactivism, ICT

AUTEURS

MICHELE CARBONI Michele Carboni est actuellement est chercheur associé au CRENoS, Université de Cagliari et Université de Sassari (Italie). Il a obtenu son Master en International Cooperation - Development à l'ISPI (Institut pour les Etudes de Politique Internationale, Milan) et son Doctorat en Etudes Africaines à l'Université de Cagliari. Michele Carboni is currently Associate Researcher at CRENoS, University of Cagliari and University of Sassari, Italy. He holds a Master in International Cooperation - Development from ISPI (Institute for International Political Studies, Milan), and a PhD in African Studies from the University of Cagliari. [email protected]

MARIA PAOLA CRISPONI Maria Paola Crisponi est actuellement assistante de recherche au CRENoS, Université de Cagliari et Université de Sassari (Italie). Elle a obtenu son Máster Europeo en Estudios Latinoamericanos : Diversidad Cultural y Complejidad Social à la Universidad Autónoma de Madrid. Maria Paola Crisponi is currently Assistant Researcher at CRENoS, University of Cagliari and University of Sassari, Italy. She holds a Máster Europeo en Estudios Latinoamericanos : Diversidad Cultural y Complejidad Social from the Universidad Autónoma de Madrid. [email protected]

GIOVANNI SISTU Giovanni Sistu est professeur de géographie à l'Université de Cagliari et chercheur au CRENoS, Université de Cagliari et Université de Sassari (Italie). Giovanni Sistu is Professor of Geography at the University of Cagliari and Researcher at CRENoS, University of Cagliari and University of Sassari (Italy). [email protected]

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Varia

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La scolarisation des jeunes réfugiés palestiniens par l’Unesco/UNRWA de 1949 aux années 1980

Chloé Maurel

1 Le 31 octobre 2011, l’Unesco a admis la Palestine comme Etat membre, ouvrant la voie à une reconnaissance de cet Etat par la communauté internationale. En réalité, l’intérêt de l’Unesco pour la Palestine ne date pas d’hier : en 1974 déjà, cette institution internationale avait admis l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme observateur permanent en son sein. Mais l’action de l’Unesco en faveur des Palestiniens remonte en fait encore plus loin : en 1949, quelques années à peine après sa création, l’Unesco s’est engagée dans une action en faveur de l’éducation des enfants réfugiés palestiniens, dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Il s’agissait de permettre à ces enfants d’être scolarisés malgré leur condition de réfugiés. L’organisation a mené cette action conjointement avec l’UNRWA, Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East), créé à cet effet.

2 Créé d’abord de manière temporaire suite à la première guerre israélo-arabe de 1948 par la résolution 302 (IV) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 8 décembre 1949, l’UNRWA s’est perpétué jusqu’à nos jours. Ce programme s’occupe des réfugiés palestiniens en matière de santé, d’aide humanitaire, de services sociaux et surtout d’éducation. Pour le domaine éducatif (qui concerne plus de 70 % du personnel de ce programme), l’UNRWA travaille en coopération avec l’Unesco.

3 Selon la définition de l’UNRWA, un « réfugié de Palestine » est une personne dont le lieu de résidence habituelle était la Palestine entre juin 1946 et mai 1948 et qui a perdu à la fois son domicile et ses moyens de subsistance en raison du conflit israélo-arabe de 1948. La définition de réfugié de l’UNRWA couvre également les descendants des Palestiniens qui sont devenus des réfugiés en 1948. Ainsi, le nombre de réfugiés palestiniens enregistrés est passé de 700 000 en 1950 à plus de 4,8 millions en 2005.

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4 Comment le programme UNRWA-Unesco s’est-il créé et développé ? Quelles ont été les difficultés ? Quel est le bilan de ce programme ? Il est intéressant de suivre le développement et les péripéties de ce programme, de sa création en 1948 jusqu’au milieu des années 1980, époque couverte par les archives de l’Unesco ouvertes à la consultation.

La mise en place du programme

5 Les premiers efforts de secours éducatif aux enfants palestiniens réfugiés sont entrepris dès l’hiver 1948-49 par différents organismes. L’UNRWA est établi en décembre 1949, sous l’autorité directe de l’assemblée générale de l’ONU. Son rôle est alors de distribuer des secours dans le domaine de la santé, de l’assistance sociale, de l’enseignement et de la formation professionnelle, aux réfugiés palestiniens établis en Jordanie, au Liban, en Égypte, en Syrie et se trouvant dans le besoin. L’Unesco s’associe à l’UNRWA pour l’action éducative auprès des enfants réfugiés. Aux termes de l’accord UNRWA-Unesco, l’Unesco assume la responsabilité technique du programme d’éducation pour les réfugiés palestiniens, et l’UNRWA la responsabilité administrative.

6 Le système d’écoles primaires Unesco-UNRWA, mis en place dans un contexte d’urgence et d’improvisation, touche initialement une très faible proportion des enfants. Dans les premières années, les cours sont donnés dans des tentes et des bâtiments abandonnés. En quelques années, les effectifs augmentent rapidement. De nombreuses écoles sont construites dans les années 19501.

7 En 1951, le programme UNRWA/Unesco compte un peu plus de 42 000 élèves dans 104 écoles avec 670 enseignants2. Dès 1953, l’Unesco observe les effets positifs de son action, constatant que pour ces enfants, l’école est « l’élément le plus agréable du cadre de la vie quotidienne », et qu’elle leur « permet d’échapper à l’ennui généralisé qui caractérise la vie du réfugié »3. Entre les deux visites qu’il accomplit sur place en 1952 et 1955, Lionel Elvin, fonctionnaire du département de l’éducation de l’Unesco, est impressionné du remplacement, en l’espace de quelques années, de la plupart des tentes par des bâtiments en dur munis de tous les équipements nécessaires ; il estime que d’« immenses progrès » ont été faits4.

8 Le programme Unesco-UNRWA suscite l’enthousiasme de l’opinion des États arabes5, des articles favorables dans la presse française, britannique, américaine, et la satisfaction de l’Unesco6. Malgré d’importants problèmes financiers, politiques, et administratifs, qui persistent tout au long des années, ce programme s’efforce d’étendre peu à peu son ampleur. Ainsi, à partir de 1952, l’UNRWA s’efforce d’introduire une éducation secondaire en Jordanie, avec difficulté. L’éducation secondaire reste beaucoup moins développée que l’éducation élémentaire. La mise en place d’un système d’éducation secondaire et professionnelle se heurte aussi au problème de l’absence de débouchés professionnels. Malgré les efforts de l’Unesco notamment par la mise en place de nombreuses écoles professionnelles, les jeunes réfugiés ont du mal à trouver un emploi7. La formation des enseignants se heurte elle aussi à d’importantes difficultés8, malgré la création à Beyrouth d’un « institut pédagogique de formation des maîtres en exercice », et la mise en place d’écoles normales.

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L’organisation des examens

9 En 1969, l’Unesco réussit à conclure avec les gouvernements concernés une série d’accords qui aboutissent à l’organisation dans la bande de Gaza, à partir de juillet 1969, d’examens de fin d’études secondaires auxquels plus de 7 000 candidats se présentent. L’Unesco se charge de leur déroulement, du transport des sujets, des copies et des diplômes entre l’Egypte (où les sujets sont élaborés, où les copies sont corrigées, et où les diplômes sont émis) et la bande de Gaza, où les examens ont lieu. Ce système se poursuit dans les années suivantes. En outre, sur l’appel de René Maheu, directeur général de l’Unesco, les gouvernements égyptien, libanais et syrien décident à partir de 1971 d’accorder des bourses d’études supérieures à des étudiants réfugiés de Gaza. Ce système d’examens mis en place par l’Unesco est un succès et entraîne des échos admiratifs dans la presse mondiale9. Au total, le programme Unesco-UNRWA a dans les années 1950 et 1960 permis un accroissement colossal de la scolarisation des jeunes réfugiés.

10 En juillet 1971, 7 000 candidats se présentent aux examens de fin d’étude secondaire, 3418 sont reçus. Le gouvernement égyptien offre 1000 bourses pour des étudiants de la bande de Gaza pour l’année universitaire 1971-72. Le Comité international de la Croix- Rouge (CICR) organise le transport de ces étudiants dans cinq convois qui traversent le canal de Suez en août-septembre 1971.

11 L’Unesco-UNRWA continue, tout au long des années 1970, à superviser les examens, et à donner des bourses à des étudiants palestiniens . Le nombre des élèves qui se présentent à cet examen varie de 7 000 à 9 000 par an. Environ 1 000 élèves parmi ceux qui réussissent chaque année cet examen poursuivent des études supérieures dans les universités de la RAU.

Des tensions politiques

12 Dans une lettre confidentielle de 1955, Lionel Elvin reconnaît que « bien que le travail éducatif de l’UNRWA soit strictement non-politique (…), il s’inscrit inévitablement dans le contexte malheureux de la situation politique », et que ce programme pâtit de son manque de reconnaissance officielle par les États arabes, puisque « pour les États arabes, reconnaître le projet signifie reconnaître la permanence des réfugiés à l’intérieur de leurs frontières et amène logiquement à la reconnaissance des ‘territoires palestiniens occupés’ en Israël »10. Les tensions accrues entre Israël et les pays arabes en 1956-57 entravent gravement le déroulement du programme. Israël impose un contrôle drastique sur les manuels scolaires dans les camps des territoires qu’elle occupe11. En 1958, le contexte politique tendu perturbe le programme, qui se déroule dans une atmosphère de danger, au milieu des menaces et de l’enlèvement de professeurs12.

13 Dès le début et tout au long des années, les États-Unis ne sont pas favorables au programme Unesco-UNRWA, jugé d’esprit hostile à Israël13. Durant la guerre israélo- palestinienne de 1967 (guerre des Six Jours), ce programme connaît des problèmes liés à l’occupation par Israël de la rive droite du Jourdain et de la bande de Gaza où se trouvaient 40 % des 1 500 000 réfugiés recensés par l’UNRWA.

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14 En septembre 1970, John S. Rennie, assistant commissaire général du programme Unesco-UNRWA, écrit au directeur général (DG) de l’Unesco, René Maheu, et lui confie les « graves difficultés » vécues au centre de formation de Siblin au Liban pendant l’année scolaire 1969-1970. Les difficultés concernent principalement le maintien de la discipline et sont liées à l’état troublé de la communauté des réfugiés palestiniens au Liban. Les étudiants ont lancé des grèves à de nombreuses occasions. John S. Rennie juge l’état de marche du centre « très insatisfaisant ». Il déplore une forte « indiscipline » qui aurait dégénéré en « vandalisme » à la fin de l’année scolaire et signale qu’on aurait trouvé des armes à feu et des munitions dans le centre14. Cet exemple témoigne des grandes difficultés vécues au quotidien dans les écoles et les centres de formation Unesco-UNRWA.

Le problème des manuels

15 La question des manuels pose des difficultés dans les zones occupées par Israël ; les autorités israéliennes bannissent l’usage de la plupart des manuels qui étaient alors en vigueur dans les écoles de réfugiés de la bande de Gaza, au motif que ces manuels inciteraient à la haine. L’Unesco décide alors, en 1968, de faire réviser ces manuels par une commission de personnalités extérieures15. Livres d’arabe, de religion, de sciences, etc. sont contrôlés et expurgés des passages jugés anti-sionistes16. Beaucoup de manuels s’avèrent teintés d’une forte propagande anti-sioniste17. Ce problème des manuels, très politisé, persiste dans les années qui suivent. En 1970, René Maheu accuse Israël d’empêcher l’entrée dans les territoires occupés arabes de manuels destinés aux écoliers palestiniens. Israël obtiendra par la suite que soient retirés des bibliothèques scolaires palestiniennes des ouvrages jugés haineux à l’égard de l’État israélien. En 1975 encore, beaucoup d’élèves de la bande de Gaza sont dépourvus des manuels scolaires car les autorités d’occupation israéliennes interdisent l’entrée de ces livres, qui sont imprimés en Egypte18. Alors, devant l’impasse créée par le refus des Israéliens d’accepter les manuels, l’Unesco met en place une nouvelle commission composée d’experts extérieurs ; ils étudient les manuels, puis le DG autorise les manuels, plusieurs sont révisés19.

16 Au fil des années, se poursuit une correspondance entre l’Unesco et les autorités israéliennes sur les autorisations de manuels20.

De dures conditions de vie et d’étude pour les élèves et les enseignants

17 En 1970, un agent de l’ONU, dans une « Note sur les aspects psychologiques de l’occupation » dans les écoles de l’UNRWA-Unesco dans les territoires occupés de la Cisjordanie et de Gaza, observe que les autorités israéliennes maintiennent l’ordre et répriment la résistance par toutes sortes de mesures sévères, « souvent juridiquement et moralement indéfendables : vexations policières, arrestations, déportations, condamnations à de lourdes peines de prison » etc.21 Il observe dans les écoles et les centres de l’UNRWA/Unesco, des arrestations de maîtres ou d’étudiants, des déportations de maîtres, des couvre-feu fréquents qui entravent la fréquentation normale des écoles, la fermeture temporaire de certaines écoles, des coups et blessures

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infligés à un grand nombre enfants (94 jeunes filles blessées en février 1969), des restrictions nombreuses à la liberté de mouvement et à la liberté de l’enseignement.

18 Il analyse l’état d’esprit des habitants des territoires occupés : ces derniers, écrit-il, supportent généralement « avec courage » les épreuves de l’occupation, mais qu’ils n’en sont pas moins « constamment tendus, nerveux et inquiets » et ils ont développé une méfiance permanente. Il observe que le danger et le malheur vécus en commun ont renforcé les sentiments de solidarité, et que depuis la guerre des Six Jours ils manifestent un véritable « vouloir-vivre collectif ». Ainsi, malgré, ou peut-être à cause des difficultés dues aux fortes tensions, les Palestiniens montrent, selon ce rapport, une énergie remarquable et un comportement solidaire.

19 Concernant les fonctionnaires palestiniens de l’UNRWA, il observe qu’ils « connaissent un problème particulier » : en tant que membres d’une agence internationale, ils ont à s’abstenir de toute activité de nature politique ; mais « en tant que Palestiniens, conscients d’être les victimes d’une grave injustice, ils ne peuvent pas ne pas se sentir profondément concernés par les événements qui les entourent. Ils ont donc à refréner sans cesse leurs sentiments nationaux, et à essayer de trouver la juste limite entre des obligations contradictoires » ; « leur position est hautement inconfortable ».

20 Il observe aussi que dans les écoles, l’atmosphère est souvent « nerveuse et tendue », et que les manifestations et grèves scolaires placent les maîtres dans une situation difficile. « Comme patriotes palestiniens, ils approuvent peut-être ce qu’ils devraient désapprouver soit comme éducateurs, soit comme membres d’une agence internationale »22. La situation des enseignants est donc particulièrement inconfortable et périlleuse.

21 Cependant, malgré ces problèmes, plusieurs éléments apparaissent positifs. Pendant l’année scolaire 1972-73, 260 000 enfants sont inscrits dans les écoles UNRWA-Unesco, presque la moitié sont des filles. Il y a environ 7 000 professeurs, dont presque la moitié sont des femmes23. La forte participation d’une population féminine est un succès à mettre au crédit de ce programme. De plus, en 1973, un spécialiste de l’OMS, qui fait une étude auprès des enfants du programme Unesco-UNRWA, observe qu’un nombre inhabituellement faible d’entre eux ont des problèmes mentaux24, ce qui est aussi un élément positif.

Vers la création d’universités pour les Palestiniens

22 En 1964 est créé un institut éducatif UNRWA/Unesco à Beyrouth. Il sert à former des enseignants. Par ailleurs, à l’époque de l’administration jordanienne, jusqu’en juin 1967, il n’y avait aucune université dans la région de Judée-Samarie. La seule université de Jordanie se trouvait à Amman, c’était un établissement public. Depuis 1967, la Judée- Samarie relève de l’administration israélienne, plusieurs universités privées sont créées. En réponse à des demandes des représentants de la population, les autorités israéliennes autorisent la création de quatre universités : l’université de Beir-Zeit (fondation privée, située près de Ramallah, affiliée à l’université américaine de Beyrouth), l’université nationale d’Al-Najah, l’université de Bethléem, le centre d’études islamiques (college al Shahryah).

23 En 1970, une initiative constructive est lancée : celle de mettre en place une nouvelle université arabe pour les réfugiés palestiniens. Des experts arabes et israéliens

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travaillent de concert à ce projet. En 1973 l’établissement d’une université arabe de Palestine en Cisjordanie est un pas en avant important. L’université de Bethléem ouvre en septembre 1973. A son ouverture, 80 étudiants y sont inscrits. A la demande du Vatican, la direction de l’université est assurée par les frères américains des écoles chrétiennes. La mission pontificale en Terre sainte et la hiérarchie épiscopale allemande en assurent l’essentiel du financement. En fait, les racines de cette université remontent à 1893 quand les Frères des Écoles chrétiennes ont fondé des écoles dans la région.

24 En 1977, à la demande du fonds arabe pour le développement économique et social et de l’OLP, le secrétariat de l’Unesco prépare une étude de pré-faisabilité sur la création d’une université ouverte palestinienne. Puis une seconde étude de faisabilité est réalisée en 1980. En novembre 1980, l’assemblée générale de l’ONU adopte une résolution demandant l’étude, notamment par l’Unesco, de la création à Jérusalem, sous les auspices de l’ONU, d’une université comporté des facultés des lettres et des sciences pour répondre aux besoins des réfugiés de Palestine dans la région. En 1981, dans cette étude de faisabilité, l’Unesco estime que 40 000 jeunes arabes palestiniens achèvent avec succès leurs études secondaires tous les ans, et que sur ce chiffre seuls 10 000 entrent à l’université, et que les 30 000 autres ne peuvent poursuivre leurs études au niveau universitaire essentiellement du fait du manque d’établissements universitaires. L’Unesco observe que cette situation est amenée à s’aggraver pour des raisons démographiques et du fait du nombre croissant de filles faisant des études25. En novembre 1982 un rapport du secrétaire général de l’ONU conclut donc à l’urgence d’établir une université à Jérusalem26. Cela aboutira finalement à la création de l’Université ouverte d’Al-Quds, créée en 1991 à Amman. Quant à l’université de Beir Zeit, en 1985 les force israéliennes s’en emparent, prenant alors en main les admissions et l’embauche de personnel. L’université fermera ses portes pendant la première Intifada.

25 Ainsi, le succès du programme de scolarisation Unesco/UNRWA n’a pas tardé à susciter le besoin de créer des universités ouvertes aux Palestiniens, ce qui est fait avec le soutien des institutions onusiennes. Mais certaines de ces universités cristallisent l’hostilité entre Israéliens et Palestiniens.

De graves difficultés financières en 1971-1972

26 En 1970-1971, le programme UNRWA/Unesco connaît de graves difficultés financières. Au point que le DG René Maheu lance le 1er janvier 1971 un appel solennel à des dons en faveur de ce programme. Des Etats répondent en faisant des dons, principalement des Etats européens et des Etats arabes. Les Etats-Unis, rappelant qu’ils contribuent pour près de 70 % des ressources reçues par UNRWA des gouvernements, ne versent pas d’argent suite à cet appel27. L’Unesco envoie aussi directement des lettres à des entreprises et des fondations privées pour leur demander des dons pour ce programme. Grâce à cet appel, l’Unesco parvient, en cinq mois, à enregistrer 1 200 000 dollars de contributions supplémentaires au programme. Mais cette somme est loin de combler le déficit du programme28. Cette année-là, le programme comporte 500 écoles, concerne 192 000 élèves pour l’éducation primaire (+35 000 qui fréquentent les écoles privées et publiques des pays hôtes) ; 53 000 dans l’éducation secondaire (+30 000 qui fréquentent les écoles privées et publiques des pays hôtes). Et l’insuffisance persistance du budget

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du programme amène le commissaire général de l’UNRWA, M Michelmore, à décider des coupes de 20 % dans l’action éducative29.

De fortes tensions en 1974

27 En 1974, malgré l’opposition des États-Unis et d’Israël, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) est admise comme observateur avec droit à la parole à la conférence générale de l’Unesco. La conférence générale adopte en outre une résolution condamnant Israël pour ses fouilles dans la partie de Jérusalem occupée par cet État, fouilles jugées responsables d’avoir altéré la « physionomie historique » de la ville. En effet, Israël est partie à la convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, et cette convention interdit toute fouille et tous travaux dans des territoires occupés. La conférence générale adopte également une résolution condamnant Israël pour sa politique éducative et culturelle dans les territoires arabes occupés. Sur l’initiative de la plupart des pays musulmans et des pays communistes, la conférence générale décide de suspendre toute aide à Israël et refuse de classer Israël dans une région déterminée du monde (les Etats membres de l’Unesco sont classés par grandes régions du monde). Israël se retrouve ainsi « mise hors région »30.

28 Israël réagit avec indignation à ce qui lui apparaît comme une provocation, et déclenche immédiatement une violente campagne de presse visant à discréditer l’Unesco. De nombreux intellectuels occidentaux protestent contre l’exclusion d’Israël31. En décembre 1974, le Congrès américain exprime son indignation au cours de plusieurs séances32. Les Etats-Unis, fermes soutiens d’Israël, protestent vivement contre cette décision. Cet épisode a des répercussions sur le programme Unesco-UNRWA : l’attitude d’Israël à l’égard de ce programme se tend. De plus, dans les années qui suivent cette crise, les Etats-Unis s’efforcent de réduire la part du budget attribué à l’UNRWA, arguant qu’il y aurait des gaspillages. Or, en 1978 les réfugiés palestiniens sont 1,7 millions. Les 595 écoles UNRWA-Unesco totalisent en 1977 300 000 élèves et plus de 10 000 enseignants. Il apparaît donc difficile de diminuer le budget de ce programme. Une mission envoyée par les Etats-Unis observe d’ailleurs « les mauvaises conditions des bâtiments scolaires et la surcharge qu’ils subissent » et conclut « que toute réduction du budget de l’UNRWA risque de provoquer des problèmes humanitaires, administratifs ou autre et qu’enfin dans la quasi-totalité des régions concernées, le gaspillage était chose inexistante »33.

29 Devant cette volonté des Etats-Unis de restreindre les crédits qui lui sont attribués, le programme Unesco-UNRWA a du mal à équilibrer son budget. En 1975 les problèmes se poursuivent : les écoles du secteur manquent d’enseignants, et de locaux, les écoles détruites en 1967 n’ayant pas été reconstruites. En Jordanie, les autorités d’occupation ont démoli des écoles, plusieurs professeurs et élèves ont été arrêtés et certains déportés, et dans le secteur jordanien de Jérusalem, les institutions scolaires gouvernementales ont été annexées au système d’éducation israélien contre le vœu et les intérêts de la communauté arabe34. Ainsi, à la suite de la guerre du Kippour (1973) et de l’admission de l’OLP comme observateur permanent à l’Unesco ainsi que de la « mise hors région » d’Israël par l’Unesco (1974), le programme éducatif UNRWA/Unesco est remis une nouvelle fois en question, souffrant de problèmes financiers et de démolitions, arrestations et annexions arbitraires de la part des autorités d’occupation israéliennes.

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Le déplacement du siège du programme Unesco- UNRWA à Vienne

30 En août 1978, en raison de la situation au Liban, le commissaire général de l’UNRWA décide de déplacer son quartier général qui était localisé à Beyrouth. Il a la possibilité de l’établir à Damas, Amman, ou Vienne en Autriche. L’assistant directeur général de l’Unesco pour l’éducation, Sema Tanguiane, observe dans une lettre au DG qu’« un tel transfert (…) risque d’avoir des effets négatifs tant sur le plan pratique que sur le plan psychologique »35. En 1979 le commissaire général de l’UNRWA est en négociation avec le gouvernement autrichien en vue de de transfert du siège de l’UNRWA à Vienne, qui sera effectué en dépit d’une résolution de l’assemblée générale de l’ONU lui demandant de regrouper le plus rapidement possible l’ensemble du siège dans la zone d’opérations, c’est-à-dire au Moyen-Orient36. Le DG de l’Unesco avait quant à lui refusé le transfert du département de l’éducation UNRWA-Unesco à Vienne, il est resté à Amman et souffre d’un manque de supervision en raison de la présence du commissaire général à Vienne. Ce changement de localisation du programme Unesco-UNRWA, ainsi qu’une réorganisation administrative interne, affaiblissent le fonctionnement de ce qui demeure, en 1979, le programme le plus important de l’Unesco dans le domaine de l’éducation scolaire.

31 Le DG de l’Unesco insiste pour que le personnel de l’Unesco affecté à l’UNRWA reste sur place. Le personnel de l’Unesco s’occupant de ce programme est envoyé à Amman. En novembre 1980, Sema Tanguiane, assistant du DG de l’Unesco pour l’éducation, écrit au DG : « dans un câble récent (…) le représentant de l’UNRWA au Liban a signalé que le gouvernement libanais avait déclaré qu’il n’accepterait pas que l’UNRWA s’installe ailleurs qu’à Beyrouth, au cas où l’agence retournerait au Moyen Orient, et qu’il s’opposerait à l’installation éventuelle du siège de l’UNRWA à Amman »37. La question de la localisation du siège du programme cause donc de fortes dissensions, qui sont dommageables au déroulement du programme. De plus, la situation financière du programme est difficile : dans cette même lettre, Sema Tanguiane observe que « le commissaire général de l’UNRWA est (…) très pessimiste quant à la situation financière de l’agence », et qu’il est « convaincu que des coupures dans le programme d’éducation seront nécessaires dans le courant de l’année prochaine. Sur cette lettre, à côté de ce passage, on trouve une note manuscrite du DG, qui a écrit « il faut les éviter à tout prix ! »38, ce qui montre combien l’Unesco soutient ce programme éducatif.

32 Les coupes budgétaires, ainsi que la scission du siège de l’UNRWA entre Vienne et Amman, ont des conséquences négatives pour l’efficacité du programme, comme l’observe Olof Rydbeck, commissaire général de l’UNRWA39.

Des réussites mais aussi tensions et des problèmes financiers à la fin des années 1970

33 A la suite de l’invasion israélienne du Sud-Liban qui a commencé vers la mi-mars 1978, l’enseignement est interrompu dans les établissements UNRWA/Unesco à l’exception de la Syrie. Comme le relate Sema Tanguiane au DG de l’Unesco, cette interruption a été provoquée au Liban par l’invasion et le déplacement des habitants du sud vers le nord

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et ailleurs par des manifestations d’étudiants et d’élèves. L’armée israélienne a pénétré de force dans les deux écoles normales UNRWA/Unesco de Ramallah ; elle a emmené de force un professeur et quatre élèves et en a blessé deux40. Au Liban, les cours sont constamment interrompus chaque fois que des combats surviennent ou que les autorités militaires israéliennes entreprennent des raids de représailles. L’occupation du Sud-Liban en mars/avril 1978 par Israël a entraîné l’arrêt complet de l’enseignement dans cette région41 .

34 Par ailleurs l’UNRWA décide de suspendre à partir de juillet 1978 l’enseignement du premier cycle secondaire en raison du déficit budgétaire. Pour pallier ce déficit budgétaire, en décembre 1978 les Etats-Unis promettent 52 millions de dollars à l’UNRWA pour 1979. Et en décembre 1979, 41 gouvernements ont promis de verser à l’UNRWA des fonds, s’élevant à 91 millions de dollars pour 198042.

35 Le bilan à la fin des années 1970 apparaît malgré les difficultés assez positif. En 1979, ce programme, où la responsabilité technique de l’Unesco est devenue de plus en plus grande, concerne 320 000 élèves inscrits dans 611 écoles avec 9 200 enseignants. Aux améliorations quantitatives en effectifs se sont ajoutés des améliorations qualitatives au fil des années . les spécialistes des différentes disciplines mis par l’Unesco à la disposition de l’UNRWA donnent des conseils dans le domaine de la méthodologie de l’enseignement et offrent aux enseignants des cours de formation. De 1952 à 1978, les 7 centres d’enseignement technique et professionnel ont formé plus de 22 000 techniciens. De 1956 à 1978, 4 écoles normales ont été créées, et 9 000 enseignants en sont sortis diplômés.

36 Dans les années 1970, l’UNRWA et l’Unesco ont créé deux centres de développement de l’éducation – l’un à Amman et l’autre à Gaza – afin d’améliorer les niveaux d’enseignement dans ces régions. « On peut dire que le programme UNRWA/Unesco est maintenant comparable à n’importe quel système national d’éducation », conclut le DG de l’Unesco dans son rapport devant le conseil exécutif. Mais l’UNRWA est perpétuellement en proie à des difficultés financières43..

De graves problèmes financiers au début des années 1980

37 En 1980, l’UNRWA se rend compte que la situation financière prévue pour 1981 est « extrêmement préoccupante ». « Tous les services de l’UNRWA risquent de s’effondrer en mars 1981 ». Le programme d’éducation en Jordanie et en Syrie est en danger à cause des problèmes financiers. « Le seul espoir pour que les écoles continuent de fonctionner jusqu’à la fin de 1980 réside dans les informations encore non confirmées et suivant lesquelles les Etats-Unis verseraient quelques millions de dollars supplémentaires », observe un agent en juillet 198044. Il s’avère nécessaire pour combler le déficit de fermer des écoles. Il est envisagé de lancer un appel ciblé à quelques Etats membres pour donner des contributions supplémentaires45.

38 En février 1981, le DG de l’Unesco, Amadou Mahtar M’Bow, déplore que M. Rydbeck, responsable de l’UNRWA, ait décidé « sans consultation préalable de l’Unesco », de fermer les 635 écoles élémentaires et préparatoires de l’ensemble des zones d’opération de l’UNRWA. Il rappelle aussi qu’il était contre scission et transfert à Vienne et

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demande à ce que tout soit réunifié sur place46. Ainsi on observe de fortes dissensions entre l’Unesco et l’UNRWA.

39 A la fin de l’année 1981, le problème financier est tout aussi grave. L’UNRWA est au bord de l’effondrement, risquant un déficit de 80 millions pour 198247.

Des troubles accrus au début des années 1980

40 Les mauvaises conditions de travail dans les écoles Unesco-UNRWA, liées notamment aux problèmes budgétaires, entraînent des troubles dans les années 1980. De décembre 1980 à février 1981, les 99 écoles et trois centres de formation Unesco-UNRWA dans la bande de Gaza sont fermés pour cause de grève des enseignants48.

41 De plus, en juillet 1980, le gouvernement militaire israélien prend des mesures visant à renforcer son contrôle sur tous les établissements d’enseignement de la Cisjordanie occupée en promulguant une série d’ordonnances militaires, notamment l’ordonnance militaire n° 854. Le conseil exécutif de l’Unesco observe que ces ordonnances compromettent l’existence des universités, enfreignent le principe de l’enseignement obligatoire, réduisent le nombre des enseignants potentiels, soumettent le processus éducatif à des « manipulations politiques », rendent précaire le statut des élèves et des enseignants, et que de plus elles sont contraires à la convention de Genève, qu’elles contribuent à l’exode des compétences, et qu’elles instaurent une tension permanente au sein des universités49.

42 En novembre 1981, l’observateur permanent de l’OLP à l’Unesco écrit au DG de l’Unesco, se plaignant d’une amplification des persécutions dans les territoires arabes occupés, et déplorant la fermeture de l’université de Beir-Zeit. Le DG de l’Unesco demande alors au ministre des affaires étrangères d’Israël que l’université de Beir Zeit soit rouverte50.

43 Le 1er décembre 1981, le ministre de l’éducation de la République arabe syrienne écrit au DG de l’Unesco pour lui faire part de sa préoccupation au sujet de la situation éducative et culturelle dans le Golan occupé. Il déclare que les autorités israéliennes détruisent l’identité culturelle arabe et réduisent l’éducation dans les territoires arabes occupés à un niveau très bas, orientant la population vers une formation professionnelle minimale « de façon à l’exploiter… comme main d’œuvre bon marché », dans l’économie israélienne. Il observe que les autorités israéliennes ont changé les programmes, les ont remplacés par des programmes « axés sur l’enseignement de l’hébreu et l’histoire du peuple juif, négligeant l’enseignement de l’arabe et l’histoire des Arabes, et introduisant de graves déformations destinées à effacer le caractère arabe des programmes et à détruire l’identité culturelle des étudiants arabes ». Le DG de l’Unesco sert, sur cette question, d’intermédiaire entre la déléguée permanente d’Israël à l’Unesco et les représentants des pays arabes51.

44 En février 1982, le DG de l’Unesco écrit au ministre des affaires étrangères d’Israël pour lui demander de rouvrir l’université de Beir-Zeit. Sur ces entrefaites, l’invasion israélienne du Liban entraîne des troubles accrus pour les écoles et centres de formation Unesco-UNRWA situés dans ce pays.

45 Plusieurs interruptions des cours ont lieu en mars 1982 ainsi que des arrestations et emprisonnement d’étudiant(e)s de Ramallah52. Le danger et la peur sont quotidiens. En avril 1982, le DG de l’Unesco informe le conseil exécutif sur la situation dans les écoles

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UNRWA-Unesco : de nombreux maîtres n’ont reçu qu’une formation initiale médiocre ; on manque de matériel didactique ; les classes sont fréquemment surchargées et les locaux sont souvent peu adaptés ou en mauvais état ; la condition du personnel enseignant devient précaire financièrement car l’évolution des traitements de ce personnel ne suit pas en effet l’augmentation du coût de la vie ; de plus, les enseignants ne peuvent pas créer leurs propres syndicats. Il conclut que la qualité de l’enseignement dispensé souffre grandement d’une telle situation. De plus, c’est le système lui-même qui semble pervers, contribuant à ce que les élèves de ces écoles soient ensuite exploités économiquement par Israël : en effet le système de formation professionnelle mis en place vise à former rapidement « une main d’œuvre palestinienne semi-qualifiée immédiatement utilisable et recrutée, le plus souvent, par des entreprises situées en Israël ». En outre, « l’insuffisance des salaires du personnel enseignant l’oblige souvent à exercer une seconde activité professionnelle, ce qui nuit à la qualité de ses services et à son image sociale »53.

Des conflits qui se concentrent sur les institutions universitaires dans les années 1980

46 En juillet 1982, le Dr Hanna Nasir, président en exil de l’université de Beir-Zeit, envoie un télégramme au DG pour l’informer que l’université de Beir-Zeit venait d’être fermée pour une durée de trois mois sur ordre des autorités militaires israéliennes, ceci pour la troisième fois pendant l’année universitaire en cours (1981-82). En ce qui concerne les circonstances de cette fermeture, il indique que certains étudiants et d’autres membres de la communauté de Cisjordanie ont effectivement protesté contre l’invasion israélienne du Liban, mais souligne que la protestation était de caractère pacifique et n’avait pas eu lieu sur le campus universitaire. Hanna Nasir demande au DG d’intervenir en vue d’obtenir la réouverture de l’université. En juillet 1982 le DG a alors écrit au ministre des affaires étrangères d’Israël à ce sujet, puis en octobre 1982 à nouveau54.

47 Un document de l’Unesco du 30 août 1982 observe que 175 000 réfugiés auraient été obligés de quitter le sud du Liban et la ville de Beyrouth ; qu’une ou deux écoles ont été rasées, mais que la plupart d’entre elles pourraient être réouvertes après évacuation. Il note aussi que les professeurs sont dispersés et que certains ont été détenus par l’armée israélienne. Face à cette situation, l’UNRWA/Unesco a agi, créant à partir de mi- juillet cinq task forces à Tyr, Beyrouth, Tripoli, Saisa et la Békaa pour essayer de recenser les étudiants et les enseignants55. A cette époque, l’effectif total du programme Unesco-UNRWA dépasse 339 000 élèves, 5 000 étudiants et 9 800 enseignants56. Le DG de l’Unesco fait l’intermédiaire entre les représentants arabes et israéliens pour essayer de régler cette situation de crise.

48 En septembre 1982, Sema Tanguiane observe que les autorités d’occupation israéliennes imposent aux enseignants universitaires étrangers dans les territoires occupés comme condition à la délivrance d’un permis de travail la signature d’une déclaration par laquelle ils déclarent s’engager « pleinement à se refuser à tout acte offrant quelque assistance que ce soit à l’Organisation appelée OLP ou toute autre organisation terroriste considérée comme hostile à l’Etat d’Israël ». De ce fait, 25 membres de la faculté de Najah et trois membres de la faculté de Bethléem, ayant refusé de signer cette déclaration, n’ont pu obtenir de permis de travail et sont obligés

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de quitter le pays. Cinquante autres, dans les centres universitaires, sont menacés. L’Unesco juge qu’Israël n’a pas à demander un tel engagement, car l’OLP est une organisation de libération nationale reconnue par la communauté internationale57. Finalement, en novembre 1982, suite à la pression du secrétaire d’Etat des Etats-Unis, les autorités israéliennes annulent l’exigence de cet engagement écrit58.

49 En juin 1983, l’observateur permanent de l’OLP auprès de l’Unesco se plaint au DG de l’Unesco de la fermeture de l’université d’al Najah sur ordre d’Israël et de l’expulsion de 28 de ses enseignants dont le président de l’université et son adjoint, sous prétexte qu’ils ont refusé de signer un document qui condamne l’OLP59. Le mois suivant, ce même observateur déplore que quatre étudiants de l’université islamique d’Hébron en Cisjordanie ont été tués par les Israéliens, et que le lendemain une étudiante ait tuée par une balle tirée par un soldat israélien, pour avoir participé à une manifestation protestant contre l’attentat d’Hébron ; le jour suivant, quatre étudiants de l’université de Beir Zeit, manifestant au sujet de ces événements, sont blessés par balles tirées par les forces israéliennes60.

50 La situation devient de plus en plus tendue, l’hostilité entre les deux camps aboutissant à des morts. En janvier 1984, le centre de formation des instituteurs à Ramallah est fermé. En avril 1984, Mohieddine Saber, DG de l’ALECSO (l’organisation des Etats arabes pour l’éducation, la science et la culture, structure créée sur le modèle de l’Unesco pour les Etats arabes) écrit au DG de l’Unesco : il lui demande d’agir, indigné que « des étudiants meurent assassinés simplement parce qu’ils sont palestiniens et osent revendiquer l’exercice des droits de l’homme »61. En août 1984, dans un télégramme, le DG de l’Unesco demande instamment au ministre des affaires étrangères d’Israël de rouvrir l’université al Najah62. En mars 1985, Omar Massalha, observateur permanent de l’OLP à l’Unesco, écrit au DG de l’Unesco, lui apprenant que les Israéliens ont décidé, pour la dixième fois, une nouvelle fermeture de l’université de Beir Zeit. De plus, « le 21 novembre dernier, l’armée israélienne a ouvert le feu aux étudiants de cette université qui manifestaient pacifiquement ». Il ajoute : « la semaine dernière les autorités de l’occupation ont entravé également le fonctionnement normal de l’université de Al Najah, en l’encerclant par une centaine de soldats et en installant des barrières de contrôle aux entrées de l’université, pour humilier ses enseignants et ses étudiants ». Il lui demande d’intervenir. En réponse, le DG de l’Unesco adresse un nouveau télégramme au ministre des affaires étrangères d’Israël pour lui demander que l’université de Beir Zeit soit rouverte63.

51 En avril 1985, Meir Shamir, ministre plénipotentiaire, délégué permanent d’Israël auprès de l’Unesco, écrit au DG de l’Unesco, et lui donne sa version des faits : « les autorités de Judée et Samarie ont eu connaissance de la préparation au nouveau campus de l’université de Beir-Zeit d’un certain anniversaire de l’organisation terroriste de Nayef Hawatme, qui a sur sa conscience des massacres de civils » ; du matériel a été trouvé, notamment des livres expliquant comment faire un cocktail Molotov et des livres « célébrant la tuerie d’Israéliens », « des affiches et photos glorifiant des terroristes » et des slogans « mort aux juifs »64. Ainsi les Israéliens se sentent attaqués, et ont le sentiment d’être en droit de répliquer à ce qu’ils perçoivent comme des provocations. Le conflit se focalise sur la question de la fermeture des universités où étudient les jeunes Palestiniens. En 1984, la conférence générale de l’Unesco adopte une résolution affirmant la volonté d’obtenir la réouverture de l’université de Bethléem et des autres institutions éducatives fermées. Ainsi, au début

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des années 1980, du fait des tensions accrues entre Israéliens et Palestiniens, le programme Unesco/UNRWA connaît de sérieuses difficultés concernant sa branche universitaire.

Conclusion

52 Malgré les difficultés immenses dues à la situation de tension et même par moments de guerre entre les deux communautés ennemies qui s’affrontent sur le territoire palestinien, le programme éducatif UNRWA/Unesco a, de sa création en 1949 jusqu’aux années 1980, réalisé beaucoup de choses, mettant sur pied un véritable système scolaire pour les jeunes Palestiniens. En 1972, ce système rassemble près de 250 000 élèves dans 500 écoles, avec 7 000 enseignants. En 1975, l’UNRWA dépense 45 millions de dollars pour l’exécution de ses programmes d’éducation menés conjointement avec l’Unesco.

53 Les moments de conflits violents (1956, 1967, 1974 et à partir de 1982 en particulier) ont perturbé gravement le fonctionnement de ce système et dans ces moments, l’Unesco a pu apparaître impuissante à régler les tensions, mais, malgré les nombreuses difficultés, notamment financières, ce programme a toujours continué à œuvrer à la scolarisation des jeunes Palestiniens.

54 L’établissement d’universités ouvertes aux étudiants palestiniens atteste du succès de ce programme. Toutefois, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, le système universitaire souffre de fermetures et d’arrestations arbitraires de la part des Israéliens. Mais en dépit des conflits parfois violents, l’université de Bethléem a continué à fonctionner : malgré douze fermetures ordonnées par l’armée israélienne, dont la plus longue, de trois ans, entre octobre 1987 et octobre 1990, les cours ont toujours été assurés. De nos jours, cette université accueille près de 2 600 étudiants inscrits.

55 Aujourd’hui l’UNRWA, qui existe toujours, est de loin la plus grande agence des Nations Unies, avec un personnel de plus de 25 000 employés, essentiellement des réfugiés palestiniens recrutés localement et œuvrant comme enseignants, médecins ou travailleurs sociaux.

NOTES

1. Knud Mortensen, K.D. Wagner, op. cit., p. 27-28, 30, 51, 65, 67 ; archives de l’Unesco, ED/131, 31 août 1953, p. 4 ; 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », IIIa : lettre de Walter à van Vliet, 1er mars 1958. 2. Archives de l’Unesco, dossier 37:362.92 (5-011) UNRWA/A 045 UNDP, part I: Doc Institute of Education, Beyrouth. 3. Archives de l’Unesco, ED/131, 31 août 1953, p. 1 ; archives de l’ONU, RAG 2/76 box 7 : instructions d’Adiseshiah aux experts d’assistance technique sur le terrain, 1er juin 1953, p. 9-10.

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4. Archives de l’Unesco, dossier de correspondance 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », IIIa : rapport confidentiel de L. Elvin, 3 oct. 1955, p. 1. 5. Archives diplomatiques américaines, Decimal file, RG59, entry CDF 1945-49 (NND 760050, from 501.PA/3-147 to 501.PA/4-1647) : box 2254 : Le Journal d’Egypte, 25 nov. 1948, éditorial : « L’Unesco s’ouvre aux hommes et aux choses du Moyen Orient » ; archives de l’Unesco, ED/131, 31 août 1953, p. 4. 6. Archives de l’Unesco, revue de presse du 8 mai 1951 : Le Monde, 21 avril 1951 ; revue de presse du 19 mai 1953 : Revue de Paris, mai 1953 ; revue de presse du 10 août 1951 : The Scotsman, Edimbourg, 31 juill. 1951 : « Impressive work of Unesco. Education of Arab refugee Children- 40 schools set up », par Philip Toynbee. ; New York Times, 15 mars 1949, p. 11 : « Education is Urged for Arab Refugees » ; dossier de correspondance 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », IIIa : rapport confidentiel de L. Elvin, 3 oct. 1955, p. 2. 7. Archives de l’Unesco, dossier de correspondance 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », IV : mémo confid. du DG p.i. à McCune, 24 juill. 1961. 8. Archives de l’Unesco, dossier de correspondance 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », IV : rapport confidentiel de W.H. Loper au DG, 2 janv. 1959, p. 6-10 ; mémo de Maheu à Aleksander, 27 juill. 1959 ; rapport confid. de W.A. Mustakim au DG, 12 oct. 1960 ; lettre de J. Guiton au DG p.i., 13 juill. 1961. 9. Archives de l’Unesco, revue de presse du 9 fév. 1970 : The Guardian, Londres, 2 janv. 1970 ; RP, 31 oct. 1969 : Le Monde, 4 oct. 1969 : « Grâce à l’Unesco - Plus de 7 000 étudiants de la région de Gaza ont pu passer leurs examens » ; New York Times, 3 oct. 1969. 10. Archives de l’Unesco, dossier de correspondance 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », III a : confid. report of visit to Beirut, UNRWA-Unesco schools, 3 oct. 1955, 6 p., par Lionel Elvin, p. 2. 11. Archives de l’Unesco, dossier de correspondance 37 : 362 .92 (5-011) « -66 » : III a : mémorandum de conversation, par Van Vliet, avec Lewin, délégué permament adjoint d’Israël à l’Unesco, 5 sept. 1957 ; lettre de Van Vliet à B. Aleksander, 14 mars 1958. 12. 37 : 362 .92 (5-011) « -66 », IV : rapport confid. de Van Diffelen à Van Vliet, 5 nov. 1958. 13. Rapports du Congrès américain, vol. 112, 89e congrès, 2e session, 10 janv.-22 oct. 1965 : 24 août 66, House : « UNRWA misuse of US funds », p. 20423-20424. Intervention de Mr. Friedel, du Maryland. « various substantial abuses in the UNRWA operations » ; « hatred directed against the West and particularly against the US and the State of Israël » ; Baltimore Jewish Times, 29 juill. 1966 : « How Stupid Can One Get ? », par Eliezer Whartman ; éditorial, « We Accuse UNRWA », in Bulletin of the Society for the prevention of World War III, janvier-mars 1971. Articles cités dans : Congrès, vol. 116, 91e congrès, 2e session, 19 janv. 1970-2 janv. 1971 : 27 février 1970, Sénat, p. 5264-5265 : « Should UN funds finance the training of Arab terrorists ? », Mr Dodd. « training grounds for Arab guerillas ». Congrès, vol. 115, 91e congrès, 1e session, 3 janv.-23 déc. 1969 : UNRWA, 35210. Congrès, vol. 116, 91e congrès, 2e session, 19 janv. 1970-2 janv. 1971 : UNRWA, 39153, 39151, 39154, 39157 ; « We accuse UNRWA », 5264, 12298. Congrès, Vol 117, 92e congrès, 1e session, 21 janv.-17 déc. 1971 : UNRWA, p. 15117. 14. Archives de l’Unesco, dossier de correspondance 37 :362.92 (5-011) (074) part II : lettre de John S. Rennie, A/Commissioner general, à Maheu, 23 septembre 1970. 15. Archives de l’Unesco, DG/68/8, 10 juill. 1968, p. 5-6. 16. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 312 (569.433+62) UNRWA part II. 17. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 312 (569.433+62) UNRWA part II.

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18. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VIII : note du 17 juill 75 : Mise en œuvre de la résolution concernant l’éducation et la culture dans les territoires arabes occupés. 19. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 06, part IV : texte envoyé par Mustakim au DG, 25 septembre 1975 : intitulé « L’Unesco et le programme d’aide en matière d’éducation aux réfugiés palestiniens ». 20. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) , part IX. 21. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VI : Note de Paul Esseiva, ONU, 11 juillet 1970. 22. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VI : Note de Paul Esseiva, ONU, 11 juillet 1970. 23. Archives de l’Unesco, dossier 37 : 362.92 (5-011) « 67- - » : Lettre de JS Rennie à W Mustakim, 27 mars 1973. 24. Archives de l’Unesco, dossier 37 : 362.92 (5-011) « 67- - » : Lettre de JS Rennie à A Varchaver, 13 avril 1973. 25. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/PLO part III : doc. A/ 36/593, 30 oct 1981 : assemblée générale de l’ONU. 26. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/PLO part IV : doc. A/ 37/599, 5 nov 1982 : question of the establishment of a university at Jerusalem ; report of the secretary general. 27. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VI : lettre de Samuel de Palma, département d’état américain, à Maheu, 3 fév 1971. 28. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VI : lettre de M’Bow, sous DG pour l’éduc, au secr gen de la fondation Agnelli (FIAT), 24 mai 71. 29. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67--- », part IV : Appel de maheu, 1 janvier 1971. 30. 18 C/ Resol. 3.427 (1974) : protection des biens culturels à Jérusalem ; rejet de l’amendement israélien à la resol. 18 C/46.1 (1974). 31. Encyclopedia universalis, 1990, article « Unesco » par V.-Y. Ghebali. 32. Rapports du Congrès américain, vol. 120, 93e congrès, 2e session, 21 janv-20 déc. 1974 : 11 déc. 1974, House, « Foreign assistance act of 1974 », p. 39129-39178. 33. Archives de l’Unesco, dossier 37 : 362.92 (5-011) « 67- - » : Analyse du rapport de la commission des relations étrangères au sénat des Etats-Unis sur l’UNRWA, juin 1978. 34. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VIII : note du 17 juill 75. 35. Archives de l’Unesco, dossier 37 : 362.92 (5-011) « 67- - » : Lettre de l’assistant directeur général pour l’éducation, S Tanguiane, au DG, 29 mai 1978. 36. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XIII : Mémo du sous DG pour l’éduc au DG, 5 fev 1979. 37. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XIV : Lettre de Tanguiane au DG, 10 nov 1980. 38. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XIV : Lettre de Tanguiane au DG, 10 nov 1980. 39. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XIV : Lettre de Olof Rydbeck à M’Bow, 19 juin 1980. 40. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 113/68 DG « 69 » part V : lettre de ADG/ED au DG, 5 mai 7 ? (non datée).

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41. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : rapport oral du DG à la 107e session du cons ex, 9 avril 1979. 42. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 113/68 DG « 69 » part V : lettre de ADG/ED au DG, 5 mai 7 ? (non datée) ;press release de US Mission to the UN, 13 dec 1978 ; UNRWA news, dec 1979. 43. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : rapport oral du DG à la 107e session du cons ex, 9 avril 1979 ; et 37 :362.92 (5-011) A 113/68 DG « 69 » part V. 44. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 113/68 DG « 69 » part V : traduction du télégramme de Feridun, UNRWA, Vienne, du 22 juill 1980. 45. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA « 67 - », part VIII : note d’information à l’intention du DG, 21 janv 1981. 46. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 113/68 DG « 69 » part VI : lettre de M’Bow à Olof Rydbeck, commissaire général UNRWA, 19 fev 1981. 47. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) A 113/68 DG « 69 » part VII : UNRWA news, oct 1981. 48. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XIV : UNRWA press release n° 1/81, 12 fev 1981. 49. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : 114EX/13, annexe III. 50. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part IX : lettre de M’Bow à madame Yael Vered, 1981. 51. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : 114 EX/13, Paris, 22 avril 1982. 52. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : 114EX/13 Add.2, 11 mai 1982. 53. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : éléments pour l’information du conseil exécutif par le DG sur la mission dans les territoires arabes occupés et certaines de ses conclusions, 21 mars-6 avril 1982. 54. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) UNRWA/EXBD part II : 116EX/16, Paris, 16 mai 1983. 55. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XV : Doc du 30 août 1982, intitulé : « aide aux réfugiés et aux mouvements de libération ». 56. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) « 67- », part XV : Rapport oral du DG à la 115e session du conseil exécutif. 57. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : lettre du ADG/ED au DG, 29 septembre 1982. 58. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : 22 nov 1982, lettre de Tanguiane au DG. 59. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : lettre de l’observateur permanent de l’OLP aupres de l’Unesco, au DG, 8 juin 1983. 60. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : lettre de l’observateur permanent de l’OLP auprès de l’Unesco, au DG, 29 juill 1983. 61. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : lettre de Mohieddine Saber, DG Alecso, au DG de l’Unesco, 5 avril 1984. 62. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : 9 août 1984 : télégramme du DG Unesco au ministre des affaires étrangères d’Israël.

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63. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : lettre d’Omar Massalha, observateur permanent de l’OLP à l’Unesco, au DG, 7 mars 1985 ; lettre de M’Bow à Massalha, non datée. 64. Archives de l’Unesco, dossier 37 :362.92 (5-011) (074) part X : lettre de Meir Shamir, ministre plénipotentiaire, délégué permanent d’Israël auprès de l’Unesco, au DG Unesco, 2 avril 1985.

RÉSUMÉS

Dès 1949, l’Unesco et l’UNRWA se sont engagées dans une action en faveur de l’éducation des jeunes réfugiés palestiniens, dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Malgré les difficultés immenses dues à la situation de tension et même par moments de guerre entre les deux communautés ennemies, le programme éducatif UNRWA/Unesco a, de sa création en 1949 jusqu’à nos jours, réussi à mettre sur pied un véritable système scolaire pour les jeunes Palestiniens. Les conflits entre les deux camps se sont matérialisés notamment dans le contenu des manuels scolaires. Les moments de conflits violents (1956, 1967, 1974 et à partir de 1982 en particulier) ont perturbé gravement le fonctionnement de ce système mais, malgré les nombreuses difficultés, notamment financières, ce programme a toujours continué à œuvrer à la scolarisation des jeunes Palestiniens.

Beginning in 1949, Unesco and UNRWA launched an educational program for young Palestinian refugees in the Middle East. In spite of the huge difficulties due to the Israeli-Palestinian conflict, this program succeeded in setting up a real educational system for young Palestinians.

INDEX

Mots-clés : Palestine, Israël, ONU, Unesco, éducation, réfugiés, histoire, XXe siècle, monde arabe Keywords : Palestine, Israel, United Nations, education, refugees, history, XXth century, arab world

AUTEUR

CHLOÉ MAUREL Chloé Maurel, normalienne, agrégée d’histoire, docteure en histoire contemporaine, auteure d’une thèse de doctorat sur l’histoire de l’Unesco (université Paris 1), chercheuse associée à l’IHMC (CNRS/ENS). [email protected]

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