Siècles Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures »

47 | 2019 La jeunesse s’engage ! Art et politique en France (XVIIIe-XXe siècles)

Jeunesse dorée ou jeunesse perdue ? Les « jeunes gens » entre engagement, désengagement et « égarement » violent après Gilded Youth or Lost Youth? The “jeunes gens” from Engagement, Disengagement, and Violent Turmoil after Thermidor

Clément Weiss

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/siecles/5137 ISSN : 2275-2129

Éditeur Centre d'Histoire "Espaces et Cultures"

Référence électronique Clément Weiss, « Jeunesse dorée ou jeunesse perdue ? Les « jeunes gens » entre engagement, désengagement et « égarement » violent après Thermidor », Siècles [En ligne], 47 | 2019, mis en ligne le , consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/siecles/5137

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Jeunesse dorée ou jeunesse perdue ? Les « jeunes gens » entre engagement, désengagement et « égarement » violent après Thermidor Gilded Youth or Lost Youth? The “jeunes gens” from Engagement, Disengagement, and Violent Turmoil after Thermidor

Clément Weiss

« Une force nouvelle et inattendue avait surgi, formée de tous les jeunes hommes qui venaient de ronger leur frein sous le joug de la Terreur. La jeunesse dorée, ainsi qu’on la surnomma, à cause de la tenue décente, élégante même, par laquelle elle protestait contre le cynisme de malpropreté qui avait été affecté par les terroristes, représentait l’opinion publique et s’appuyait sur elle1. »

1 Publiés à titre posthume en 1888, les souvenirs du baron Hyde de Neuville contribuent à la mémoire dorée d’une jeunesse thermidorienne dont l’engagement esthétique, par l’élégance et le vêtement, aurait rompu avec le « cynisme de malpropreté » affecté sous « le joug de la Terreur ». Ce goût supposé des « jeunes gens » pour les costumes extravagants – cravates démesurées ou veste à oreilles de chien – est parfois tourné en dérision, tant par les sources littéraires, de Louis-Sébastien Mercier2 aux frères Goncourt3, que par les reprises iconographiques (il n’y a qu’à penser aux innombrables variations autour du canevas fourni par les caricatures de Carle Vernet), mais il n’en est pas moins érigé en marqueur identitaire souvent stigmatisant de la jeunesse aisée des années 1794-1799. Cette société des « Incroyables et Merveilleuses » tend ainsi à glisser

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d’une projection imaginaire à la représentation fidèle d’un groupe socio-politique bien défini4, ce qui peut conduire à une tautologie au niveau méthodologique : considérer que la catégorie sociale ou politique existe en soi parce qu’elle est représentée revient en effet à rendre performatives ces représentations…

2 Or, cet engagement esthétique n’est, au mieux, qu’un versant du mouvement juvénile qui naît dans les années 1794-1795, après le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) et la fin du gouvernement révolutionnaire. Ce qu’on appelle traditionnellement la « jeunesse dorée » est d’abord un mouvement socio-politique de réaction, souvent violente (au niveau symbolique comme physique), contre les hommes et les femmes accusés d’avoir participé au règne des « buveurs de sang » et au « système de la Terreur ».

3 L’historiographie offre une vision partisane de ce mouvement. Les historiens conservateurs ou réactionnaires estiment qu’il rassemble d’« honnête gens » « modérés », victimes de la Terreur, et cherchant une rétribution et une vengeance au fond bien méritée, à l’image de Pierre Gaxotte qui écrit que « du pavé sort comme par miracle l’armée réactionnaire des muscadins » destinée à rosser les sans-culottes avec « leur pouvoir exécutif : un gros gourdin plombé5 ». L’historiographie de tradition républicaine et/ou marxiste, se montre au contraire particulièrement hostile envers cette agitation violente suspectée d’accointances contre-révolutionnaire et royaliste. Dans la thèse de référence qu’il a consacrée à ce sujet dans les années 1970, François Gendron, élève d’Albert Soboul, plaque sur le phénomène une grille de lecture marxiste afin de prouver l’existence d’une lutte des classes entre jeunes bourgeois réactionnaires et sans-culottes, sans jamais remettre dans une perspective critique l’usage des catégories « jeunesse dorée » ou « muscadin ». Dans son introduction, il estime que le parallèle entre la jeunesse dorée et les camelots du roi de l’Action française est pertinent et révélateur puisqu’il « donne à penser qu’à toute époque la décomposition du parlementarisme s’accommode bien des voyoutocraties fascistes6 ».

4 Remettre sur l’ouvrage le problème de la jeunesse thermidorienne implique de prendre acte de la difficile appréhension du phénomène et de déconstruire les catégories sans cesse utilisées, tant par les contemporains que par l’historiographie (« jeunesse dorée », « muscadins », mais le constat vaut aussi pour « royalistes » ou « contre- révolutionnaires »). Ce n’est pas parce que les sources utilisent ces catégories qu’il faut les considérer comme l’expression transparente d’une réalité sociologique structurée et homogène. Elles apparaissent bien souvent comme des assignations stéréotypées sans cesse reprises par les autorités ou la presse à charge, à commencer par le terme « muscadin » qui, dans les sources, semble toujours avoir une portée polémique ou insultante jusqu’à n’apparaître que comme un repoussoir ne faisant l’objet d’aucune appropriation ou revendication identitaire7. Pourtant ce surnom péjoratif est souvent repris dans l’historiographie comme une catégorie socio-politique pertinente pour désigner une fraction de la jeunesse parisienne.

5 Quant aux témoignages de première main émanant d’anciens « jeunes gens », ils sont eux-mêmes sujets à caution puisque quasiment tous écrits et publiés après 1815, c’est- à-dire au moment où se constitue une tradition littéraire et iconographique qui érige le « muscadin » et l’« incroyable » en curiosités du Paris révolutionnaire. À la manière d’Hyde de Neuville, ces mémorialistes s’inscrivent dans cette tradition en insistant sur la fonction identitaire de l’élégance et du vêtement, tout en cherchant à revaloriser la portée politique d’un mouvement dont personne, jusqu’alors, ne s’est réclamé.

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6 Ainsi, saisir les formes originales d’engagement de la jeunesse dite thermidorienne dans le Paris des années 1794-1795, implique de s’interroger à la fois sur l’existence d’un mouvement générationnel structuré susceptible de drainer une large partie des « jeunes gens » derrière lui et sur les formes concrètes prises par cet engagement, en sachant qu’il est très difficile de séparer les légendes dorées et noires des faits tels que l’historien peut les reconstituer à partir des sources disponibles puisque les mémoires de vétérans (Hyde de Neuville, Louis Jullian, Georges Duval, Charles de Lacretelle), les sources littéraires mais aussi les rapports policiers doivent être traités avec méfiance.

Le refus de l’engagement dans les armées révolutionnaires

7 Selon le récit traditionnel, le renversement du régime dit « terroriste » et la naissance d’un régime « thermidorien » aurait marqué un tournant décisif en permettant à cette « jeunesse dorée » de mener dans la rue un vaste mouvement de réaction. Ce sont pourtant les levées militaires de 1793 qui déclenchent les premières phases d’agitation à Paris et en province de ceux qu’on commence à appeler les « jeunes gens » et dont la première caractéristique serait le refus de la réquisition. La levée de février 1793, qui prévoit l’envoi aux armées de 300 000 hommes, célibataires ou veufs sans enfant âgés de 18 à 40 ans, puis la levée en masse d’août 1793 qui concerne la classe d’âge des 18-25 ans, rappellent en effet l’importance du critère du service militaire dans la définition de ce qu’est la jeunesse à l’époque de la Révolution8 et, par extension, comment le refus de ce service devient un marqueur politique d’infamie. Dans un discours sur l’armée révolutionnaire prononcé à la Convention le 5 septembre 1793, Barère s’en prend ainsi violemment à ces « jeunes gens sans courage et sans patrie » : « Hier, un homme […] entendit six jeunes gens, je dirai plutôt des muscadins, ce nom qu’une jeunesse orgueilleuse s’est fait donner, et qui attestera à la postérité qu’il a existé en France, au milieu de sa révolution, des jeunes gens sans courage et sans patrie. (On applaudit à plusieurs reprises). Ils disaient : Tout ira bien ; les femmes sont choisies, et les muscadins sont bien déterminés... Les femmes sont donc leur ressource ! Les femmes ! sans doute on peut les égarer un instant ; mais ce sexe noble et spirituel n’est pas par essence la conquête éternelle du fanatisme ; le génie de la liberté ne lui est pas étranger, et il ne sera pas l’instrument du crime. (On applaudit.)9. »

8 L’allusion aux unions de complaisance qui seraient ourdies avec des femmes pour échapper à la réquisition confirme que l’amalgame entre « jeunes gens » (expression devenue synonyme de « muscadins ») et refus de l’engagement dans les armées révolutionnaires devient un lieu commun du discours politique. Le même Barère va plus loin dans un discours prononcé le 1er juin 1794 sur l’École de Mars en opposant deux jeunesses, séparée l’une de l’autre par la question militaire : « Vous sentez déjà que le projet du comité n’est pas de placer dans cette institution cette classe de jeunes gens qui ressemblent plus aux hochets de la monarchie qu’aux hommes d’une République, […], ces muscadins qui ont constamment conservé au milieu du mouvement révolutionnaire un costume, un langage et des formes extérieures qui les rendent étrangers dans la République, et qui forment dans nos citées une espèce particulière et dégénérée, une caste hermaphrodite et efféminée qu’aucun Peuple libre n’osera jamais dénombrer dans son utile population. Non, citoyens, la République n’a ni fortune, ni établissement, ni instituteurs pour ceux qui n’ont pas de patrie10. »

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9 Au contraire, dit-il, les 3 000 élèves de 16 à 18 ans que l’école de Mars est vouée à former doivent être choisies parmi les « enfants de sans-culottes qui servent dans les différentes armées ». L’opposition entre la virilité et la vigueur d’une jeunesse martiale d’origine populaire et les manières affectées et efféminées des « muscadins » constitue également un stéréotype durable. Dans son Nouveau Paris, Louis-Sébastien Mercier donne ainsi cette définition lapidaire du muscadin : « Espèce d’hommes occupés d’une parure élégante ou ridicule, qu’un coup de tambour métamorphose en femmes11. » Assimilant le « muscadin » à un embusqué qui n’hésite pas à se mutiler l’index pour éviter de servir dans l’armée, il ajoute qu’« il aurait dû le conserver pour manier l’aiguille ou la quenouille ». Nombre de récits littéraires et d’articles de journaux se plaisent ainsi à véhiculer l’idée que des jeunes gens affecteraient de porter un lorgnon ou des lunettes pour feindre la myopie et échapper ainsi à la réquisition. Si à la lecture des sources, l’historien peine à évaluer la part de la nécessité et celle de la stratégie dans le port d’un accessoire optique, les autorités n’hésitent pas dans certains cas à y voir un artifice. Dans le dossier d’accusation du citoyen Daudet, mis en jugement pour sa participation à l’insurrection du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), on trouve ainsi une note d’un informateur de police sur son fils qui précise que « le fils dudit Daudet était aussi enragé que le père, il est d’âge de réquisition, mais il s’en est exempté en se mettant des lunettes sur les yeux12 ».

10 La traque des réquisitionnaires et des déserteurs devient une des principales occupations de la police parisienne, particulièrement autour du Palais-Royal, où les jeunes insoumis sont censés hanter maisons garnies, tripots et bordels. Ce qui n’empêche pas Georges Duval de dire que les « réquisitionnaires insoumis » qui, comme lui, occupaient les rues de Paris, bénéficiaient de la mansuétude des autorités : « On ne faisait pas semblant de s’apercevoir d’ailleurs que nous étions tous, ou presque tous, des réquisitionnaires insoumis ; on se disait que nous servions plus utilement la chose publique dans les rues de Paris qu’à l’armée de Sambre-et- Meuse, de Rhin-et-Moselle ou des Pyrénées-Orientales ; et qui eût proposé de nous renvoyer battre l’estrade aux frontières aurait été fort mal reçu, croyez-le bien13. »

11 Dans L’Orateur du peuple, Fréron s’en prend à ceux qui portent cette accusation d’insoumission contre la jeunesse, tout en reconnaissant implicitement qu’elle n’est pas sans fondement : « Ils semblent vous reprocher de n’être point à l’armée ; vous y êtes, puisque vous leur faites la guerre, vous êtes au siège d’une place forte remplie de nos plus cruels ennemis14. »

La « jeunesse dorée », un mouvement politique et générationnel ?

12 Cette prise de position de Fréron n’est pas innocente puisque beaucoup de contemporains usent des expressions « jeunesse de Fréron », « armée de Fréron » ou encore « fréronistes » comme parfaits synonymes des termes « jeunesse dorée » ou « muscadin », identifiant fortement ce phénomène au positionnement politique de ce représentant du peuple, l’un des meneurs du tournant thermidorien15. Dans les colonnes de L’Orateur du Peuple, Fréron cherche en effet à se poser en guide des « jeunes gens » afin d’orienter leurs actions vers deux objectifs : la « vengeance » de leurs « parents » qui ont « injustement péri sur l’échafaud16 » et la défense absolue de

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l’intégrité de la Convention nationale et de la sécurité personnelle de ses membres. Le 23 nivôse an III (12 janvier 1795), dans le no 59 de L’Orateur du peuple, il lance son « Invitation à la jeunesse française de sortir de son sommeil léthargique, et de venger la mort des vieillards, femmes et enfants, en exterminant les massacreurs et égorgeurs ». Il s’agit d’un véritable appel à l’engagement d’une jeunesse plongée dans l’« inertie » et qui n’a jusqu’à présent été vouée « qu’à jouir des plaisirs de la vie », mais qui ne doit désormais plus hésiter à prendre les armes. « Les armes sont-elles trop lourdes pour vos bras ? La noble indignation de l’homme libre, la colère du républicain à l’idée de la tyrannie, sont-elles trop fatigantes pour vos tempéraments ? Vous vous plaignez, vous criez à l’oppression, vous invoquez la justice et la liberté : eh ! de quel droit l’invoques-tu, âme faible, paresseuse et timide ? Tu souffres, dis-tu, de l’empire que le crime semble vouloir reprendre ? Non, tu ne souffres point ; ton cœur est mort, il est dans le tombeau de l’apathie ; ah ! s’il lui restait encore une étincelle de vie, si la haine des pervers le faisait quelque fois bouillonner, si le feu d’une généreuse indignation pouvait l’embraser encore, s’il palpitait aux noms sacrés d’humanité et de patrie, le fer s’agiterait dans les mains courageuses, et les tyrans tomberaient sous les coups de ta juste fureur17. »

13 Dans les jours qui suivent, un placard intitulé Réponse de la jeunesse française actuellement à Paris à l’Orateur du Peuple exprime un soutien inconditionnel à Fréron et une volonté de s’engager dans la voie qu’il a tracée. Ce qui permet à celui-ci de répondre à son tour dans son journal pour asseoir sa position de porte-parole de la « jeunesse républicaine » qu’il félicite pour cette « éloquente réponse à [ses] exhortations » qui « étincelle des feux du courage et du patriotisme18 ». Lorsqu’il évoque le « doute fictif » qui l’étreignait à propos de l’inaction des jeunes gens19, il reconnaît peut-être implicitement qu’il est derrière toute cette mise en scène, d’autant qu’il compte parmi ses porte-plumes attitrés deux « jeunes gens » connus comme agitateurs de rue, Louis Jullian et Jean- Joseph Dussault20. Georges Duval écrit ainsi dans ses mémoires que les « jeunes gens » s’amusaient volontiers des « flatteries » et des « compliments » dont les couvraient les députés qui n’hésitaient pas à les ériger en « sauveurs de la patrie21 ». Une forme de marché de dupes se dessine : certains députés comme Fréron, Barras ou Rovère cherchent à récupérer et orienter l’engagement de ces « jeunes gens » et ceux-ci profitent en échange de menus services d’une certaine impunité pour battre le pavé et traquer les « ».

14 Les quelques témoignages dont nous disposons d’individus qui se déclarent anciens membres de la « jeunesse dorée » suggèrent que celle-ci se complaît dans le reflet du miroir que lui tend Fréron dans L’Orateur du peuple. En dépit de variations biographiques propres à chacun, les récits légués par ces « vétérans » reprennent à leur compte les deux impératifs posés par Fréron : le désir de vengeance, quitte à recourir à la violence, et la défense de la Convention contre les menées des suppôts de Robespierre et du terrorisme. Louis Jullian et Georges Duval, proches de la ligne promue par Fréron, insistent sur le caractère de salubrité publique de cette mobilisation destinée à lutter contre la « saleté » des sans-culottes et de la « populace » des faubourgs22. De son côté, Charles de Lacretelle, tout en revendiquant le fait d’avoir battu le pavé les armes à la main, fait de cet engagement juvénile une sorte d’aventure romantique qui a su le sortir pour un temps de la mélancolie dans laquelle l’avait plongée l’expérience de la Terreur et de la prison23.

15 Chacun de ces témoignages cherche à créer une sorte de grand récit d’une jeunesse qui se serait levée spontanément pour contrer ceux qui voulaient maintenir ou réinstaurer

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le règne de la Terreur. Ce grand récit se structure autour de la célébration d’une série de coups d’éclat qui prennent une importance quasi mythologique dans l’imaginaire du mouvement. L’invasion de la salle du club des jacobins – considéré comme le repaire des terroristes – le soir du 21 brumaire an III (12 novembre 1794), après plusieurs jours de rassemblements et de manifestations, est reconnue comme acte fondateur, d’autant que le Comité de sûreté général, débordé, est contraint de fermer définitivement le local. Le mois de pluviôse an III (janvier-février 1795) correspond à la fois à ce qu’on a appelé la « guerre des théâtres24 » et à une campagne iconoclaste de bris des bustes de Marat qui débouche finalement sur la dépanthéonisation de ce dernier le 20 pluviôse (8 février)25. Enfin, au printemps 1795, les « jeunes gens » sont érigés en défenseurs de la Convention nationale contre les populations des faubourgs à travers le rôle qu’ils ont joué durant les journées du 12 et 13 (1er et 2 avril) et du 1 er prairial an III (20 mai 1795), où ils auraient servis de troupes auxiliaires pour repousser la foule de l’enceinte de la représentation nationale.

16 Cette geste pose plusieurs questions. La première concerne le degré de spontanéité de cet engagement en défense de la Convention, dans la mesure où il paraît certain que des dirigeants politiques ont cherché, ouvertement ou en sous-main, à manipuler, orienter ou récupérer une agitation préexistante. Georges Duval raconte que certains députés, notamment Fréron et Barras, ont voulu d’emblée « enrégimenter », « discipliner » et « exercer au maniement des armes » les « jeunes gens » qui se distinguaient dans la rue en traquant les « terroristes » et les « jacobins », ce qui est bien logique puisque, ajoute-t-il, cette force juvénile « formait au sein de la capitale une armée assez considérable pour que la Convention pût compter sur elle26 ». La seconde question porte sur la caractérisation même de cette agitation comme un mouvement unitaire. François Gendron prend au mot ce qu’écrit Duval à propos de la « jeunesse dorée », à savoir que « tous les clercs de notaire, d’avoué ou de commissaire-priseur, presque tous les commis marchands, enfin tout ce qui appartient à la bourgeoisie honorable, en faisaient également partie27 », avant d’analyser cet affrontement entre « muscadins » et « sans-culottes » comme un épisode de lutte des classes.

17 Cette lecture marxiste présuppose l’existence d’un grand mouvement générationnel apte à unir derrière lui une bonne partie de la jeunesse prétendue modérée et bourgeoise. Un des rares témoignages contemporains des faits laissés par un acteur de l’expédition menée par un bataillon de jeunes gens le 4 prairial an III contre le faubourg Saint-Antoine permet pourtant de relativiser cet unanimisme. Son auteur, Louis Costaz, qui se dit professeur de mathématiques, décrit sa « résolution de courir aux armes » comme « soudaine et spontanée à peu près comme le mouvement de la paupière, pour défendre l’œil du sable transporté dans les airs28 ». Alors qu’il se promène au Palais- Royal le soir du 3 prairial, il entend « un bruit se répandre » selon lequel l’assassin du représentant du peuple Féraud29 aurait été libéré par des complices et emmené au Faubourg Saint-Antoine. Aussitôt, dit-il, il court au jardin des Tuileries où sont déjà rassemblés spontanément près de cinq cent jeunes gens. Dans le récit qu’il donne de l’assaut mené contre le faubourg le lendemain, Costaz vante le courage de jeunes gens qu’il compare à un bataillon de « thébains » prêts à mourir les uns pour les autres et qui ont osé se dresser contre la terrible populace des faubourgs ; une hagiographie qui contraste nettement avec la vision traditionnellement donnée par l’historiographie de cet épisode30. Son témoignage n’en est pas moins éclairant sur les formes prises par ces rassemblements et ces engagements collectifs : jamais Costaz ne se dit membre d’une quelconque « jeunesse dorée » ou ne revendique l’appartenance à un mouvement

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politique ou à un groupe déjà constitué sur lequel la Convention se serait appuyée pour mener l’assaut contre les faubouriens. À en croire Costaz, ce qui s’est joué au soir et au lendemain du 3 prairial, c’est moins la mobilisation d’une milice que la constitution d’une coalition hétéroclite et sans lendemain.

18 Cette absence de cadre institutionnel et de structure organisationnelle apparaît comme une des principales originalités du phénomène « jeunesse dorée » et pourrait suffire à récuser toute velléité d’analogie historique avec des formes ultérieures d’enrégimentement de la jeunesse réactionnaire, notamment les Camelots du roi. Si les rapports de police et les notes d’informateurs décrivent des formes de mobilisation relativement homogènes, centrées autour de rassemblements quotidiens dans les jardins du Palais-Royal et des Tuileries ou dans les lieux environnants (café de Foy et café de Chartres principalement), les formes de sociabilité marginales déployées par ces groupes qui traînent dans les cafés ou parcourent les rues et les jardins sont en vérité très mal connues, la faute à des sources qui posent souvent sur elles un regard biaisé et stéréotypé. Les jeunes gens interrogés par la police insistent sur le caractère pacifique et légitime de rassemblements où seuls les cris de « Vive la Convention » ou « À bas les jacobins » retentissent31. Au contraire, à en croire les informateurs de la police, les propos « incendiaires », « séditieux », « contre-révolutionnaires », « avilissant la Convention nationale » ou « tendant au rétablissement de la royauté » fusent dans ces rassemblements de « jeune gens » prompts à dégénérer en bagarres ou expéditions punitives. Durant ses temps forts, cette agitation semble se faire par mots d’ordre, suggérés ou improvisés, et déboucher sur des actions ciblées : invasion d’un théâtre pour perturber une représentation, iconoclasme contre des symboles du règne des « buveurs de sang » (les bustes de Marat par exemple), attaque d’un supposé « », etc. Ce phénomène de bandes et cette culture du coup de force posent la question de la signification politique de l’agitation menée : s’inscrit-elle dans la longue tradition des formes d’occupations de la rue par des groupes de jeunes individus32 ou manifeste-t-elle une radicale innovation politique et la naissance d’un mouvement générationnel de refus de tout ou partie du monde né de la Révolution ? Encore faudrait-il savoir si ce refus se fonde sur une idéologie réactionnaire, comme le supposent les historiens marxistes, ou s’il peut au contraire exprimer la frustration sociale de « jeunes célibataires » tenus à l’écart du mouvement sans-culotte, pour citer l’hypothèse, séduisante mais non étayée, formulée par Sergio Luzzatto33. La défense de la Convention nationale et surtout la peur d’un mouvement « jacobin » issu des faubourgs ont pu constituer des vecteurs de mobilisation suffisamment forts pour déclencher une réaction et des actions sporadiques, largement magnifiées et instrumentalisées, mais en l’absence de grand dessein politique ou de structuration pérenne, l’agitation qui se manifeste dans la rue paraît pour le moins nébuleuse et incertaine.

19 Georges Duval raconte ainsi qu’en thermidor an III (janvier-février 1795), accompagné d’un groupe de 25 à 30 jeunes gens « tous bien armés et d’une contenance ferme », il est occupé à battre le pavé lorsqu’il rencontre un enfant qui vend des petits bustes de Marat. L’un de ses compagnons décide d’acheter tout le stock à la suite de quoi tout le groupe se met à les piétiner rituellement. Aussitôt, raconte Duval, « une nuée d’individus du quartier des halles » leur tombent dessus en criant « à bas les aristocrates » et la scène dégénère en bataille rangée finalement dispersée par les riverains et la force armée34. Cette anecdote pose la question de la dimension « quotidienne » de cette agitation, qui se traduit concrètement par le fait que des

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groupes armés circulent dans Paris pour occuper la rue et en découdre au gré des rencontres. La fréquence de ces rixes laisse penser que les violences de rue occupent une place essentielle dans les sociabilités marginales que nouent les « jeunes gens ».

« Égarement passager » ou violences subversives ?

20 Le problème des violences de rue est à l’origine d’une prise de distance de Fréron à l’égard de « sa » jeunesse à partir du début de l’année 1795, ce qui invite à reconsidérer le marché de dupes passé entre le représentant et les « jeunes gens », mais aussi à s’interroger sur l’écho réel dont il pouvait bénéficier dans la rue35. « L’Orateur du peuple » commence par critiquer la campagne pour la « dépanthéonisation » de Marat et les bris de bustes de février 1795 qu’il qualifie de « jeux d’enfant » et de « guerre à des ombres ». Il considère cette violence iconoclaste comme illégitime puisque c’est la Convention nationale qui a décidé de placer les restes de Marat au Panthéon, or la jeunesse républicaine doit à la Convention une fidélité absolue36. Durant l’été 1795, il critique des débordements violents menés par des groupes de jeunes gens, notamment l’attaque de la librairie et du domicile de l’ancien représentant du peuple Louvet. Son article est titré de manière significative : « Égarement passager de plusieurs jeunes gens de Paris37 », ce qui tend à décrédibiliser ce coup de force, simple accès de folie, sans rapport avec les missions de défense qu’il assigne à la jeunesse. Se pose alors la question de la signification politique de ces actes de violence que Fréron considère comme gratuits et dérisoires et de leur place dans l’économie de l’engagement des « jeunes gens ».

21 Dans les années 1794-1795, le pavé parisien, notamment autour du Palais-Royal, est le cadre d’une violence endémique, faite de tumultes et de rixes que consignent les procès-verbaux des commissaires de police de section38. Ces actes semblent se rapprocher de la « petite » violence politique dont parle l’historien allemand Dirk Schumann à propos des combats de rue pendant la République de Weimar39, où les différents groupes qui s’affrontent cherchent davantage à conquérir l’espace public par une violence limitée qu’à éliminer physiquement leurs adversaires, auxquels mieux vaut infliger des leçons certes violentes, mais non létales, afin qu’ils en gardent le souvenir cuisant. Dans les rues du Paris thermidorien, on se bat à coups de gourdins, de cannes ferrées, plombées, à dard ou à épée, de sabres, très exceptionnellement avec des armes à feu et les morts sont rares.

22 Les différents actes de violence qui se déroulent dans la soirée du 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795) illustrent le problème que pose la dimension « politique » de la violence imputée aux jeunes gens. Trois individus blessés comparaissent devant le commissaire de police de la section Butte des Moulins. Jean-François Arnaud, employé à la Convention nationale, déclare avoir été molesté à coup de cannes et bâtons par une foule de jeunes gens à qui il aurait dit qu’ils devraient être aux armées. Un autre, Sylvain Matheron, inspecteur général provisoire des armées d’Italie, déclare avoir été hué puis frappé à coup de bâtons et de sabres par un groupe hostile au gouvernement. Ces cas semblent entendus : il s’agit de violences politiques. Pourtant, le même jour, un nommé François Bucquet déclare lui aussi avoir été frappé à coup de bâtons par un groupe d’individus, mais il dit n’avoir aucune idée des raisons de son agression40. Bien sûr, les plaignants ont tout intérêt à jouer les innocents et à minimiser leur rôle éventuel. Pour l’historien, étudier ces affaires comme des cas de violence « politique »

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nécessite de s’interroger sur les relations entre les individus impliqués : s’agit-il d’une mauvaise rencontre hasardeuse au coin d’une rue ou dans un café qui dégénère ou au contraire d’actes prémédités, concertés, recherchés, voire ritualisés ? Pour trancher, il faudrait confronter les déclarations, parfois contradictoires, des plaignants, des accusés et des témoins et essayer, lorsque c’est possible, de reconstituer les liens et relations qui peuvent exister entre eux, ne serait-ce que pour essayer de savoir s’ils se connaissent (et donc si les violences sont ciblées). Un autre problème concerne l’existence de groupes de « muscadins » ou de « jeunes gens » qui se constitueraient en bandes, comme le supposent les policiers et observateurs contemporains. Là encore, l’enjeu pour l’historien est d’approcher des formes de sociabilités marginales, voire clandestines et secrètes, qui pourraient se nouer entre des individus en rupture de ban. Les victimes de violences dressent toujours le même portrait de leurs agresseurs : un groupe d’individus jeunes, portant les attributs caractéristiques du « muscadin », c’est- à-dire des collets noirs ou verts, des cheveux tressés ou en cadenettes, des cannes ou des bâtons. Or, lorsque des individus suspectés d’avoir commis des violences ou de s’être compromis dans un rassemblement de « jeunes gens » sont arrêtés et interrogés, aucun ne se revendique membre d’une « jeunesse dorée » qui mènerait la chasse aux jacobins et ils se contentent souvent de dire qu’ils passaient par hasard au milieu d’un rassemblement sans en faire partie. Si rien n’oblige à les croire sur parole, leur attitude n’en est pas moins révélatrice du fait qu’il n’existe pas de revendication assumée et affirmée d’appartenance à un mouvement militant.

23 Cette même soirée du 3 vendémiaire an IV, une patrouille de la force armée en faction au Palais-Royal aurait essuyé des coups de feu. Qu’importe que le procès-verbal dressé par le commissaire de section présente des déclarations contradictoires entre celles des militaires qui affirment avoir essuyé un coup de feu et celles de plusieurs jeunes gens qui disent avoir assisté à la scène et avoir vu la force armée tirer la première sur un rassemblement pacifique de jeunes gens devant un café41. Dans la presse comme à la tribune de la Convention, l’indignation est unanime : il s’agit d’un coup des muscadins qui occupent le Palais-Royal. Des faits isolés sont montés en généralité et rattachés au grand récit d’une guerre souterraine entre militaires et « jeunes gens » qui, eux, refusent la conscription42.

24 Cette guerre aurait perduré au moins jusqu’à l’été 1797, moment où de nombreux journaux et pamphlets se font l’écho de la « guerre des collets » qui opposerait les « collets noirs », signe distinctif des muscadins, à l’« habit bleu » des militaires à un moment où l’armée est réputée être un repaire de néo-jacobins depuis les affaire de la conjuration des Égaux et du camp de Grenelle. Encore une fois, la publicité de cette guerre naît de l’écho rencontré par une affaire de violence elle aussi isolée en apparence, à savoir la mort d’un jeune homme de dix-sept ans, tué dans des circonstances troubles par des militaires dans la cour des Invalides le 29 août 1797 : pris à partie en raison du collet noir dont il était porteur, le jeune homme se serait défendu en sortant un pistolet, provoquant son massacre. Chaque camp instrumentalise cette affaire dont les circonstances précises sont inconnues, les uns pour dire que les invalides se sont rués sur lui en raison de son collet noir, les autres pour au contraire défendre les militaires invalides qui n’auraient fait que se défendre car le jeune homme leur a tiré dessus43.

25 Dans cette affaire comme dans d’autres, l’imaginaire social véhiculé par de nombreuses publications joue un rôle majeur en polarisant et politisant des codes vestimentaires (le

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noir contre le bleu), qui deviennent aux yeux de beaucoup les signes transparents d’un engagement politique, mais aussi – par ricochet – des supports d’identification ou de rejet. Un placard intitulé Avis important aux jeunes gens de Paris sur les collets noirs et la garde nationale dénonce cette politisation des vêtements et recommande l’abandon du collet noir car ce signe de ralliement a été calomnié par la « horde de satellites de Robespierre » qui a fait croire aux militaires qu’il était un signe royaliste, donc qu’il fallait lui faire la chasse44. Le libelle conseille aux jeunes gens de continuer à s’engager comme « défenseurs de la patrie », mais cette fois en prenant l’uniforme de la garde nationale, moins équivoque. Le placard dénonce également l’attitude équivoque des autorités – accusées d’attiser les peurs et de tirer profit de cette division entre militaires et jeunes gens. Un libelle intitulé Proscription des habits bleus et des collets noirs dénonce de son côté la surenchère des journalistes « factieux » qui se complaisent dans la mise en scène de l’opposition entre jeunesse militaire et jeunesse réactionnaire dans leurs colonnes : « Vos cris de proscriptions ont été entendus ; et la discorde s’en est réjouie. Depuis quelques temps nous préludons à la guerre civile par des meurtres commis en plein jour. Tout est devenu pour nous un objet de haine ou d’alarme. Un collet noir est aux yeux d’un parti le signe de la contre-révolution. L’habit bleu, ce respectable uniforme sous lequel nous avons remporté tant de victoires immortelles, l’habit est aux yeux d’une autre faction un signe de carnage. Et voilà le sujet de tant d’injustes préventions, de haines, de combats et de vengeances45. »

26 Le processus de généralisation et de simplification des identités juvéniles a donc une incidence directe, quoiqu’ambivalente, sur les comportements dans la rue. Il sert d’abord à motiver et agencer l’action des autorités sur le terrain, notamment en stigmatisant la catégorie des « jeunes gens » comme dangereuse, jusqu’à en faire l’objet d’une surveillance policière particulière et d’un discours obsidional qui érigent tout incident impliquant des individus jeunes en preuve d’une subversion politique et générationnelle. Mais ce sont aussi ces montées en généralité qui permettent aux acteurs de donner un sens à leur action, comme le montrent les phénomènes de rejet violent ou au contraire d’identification et d’autodéfense dont est l’objet le port du collet noir. Comme l’explique Georges Duval, les « vexations » dont étaient victimes les « collets noirs » n’auraient fait qu’attiser leur résolution : « Toutefois il devenait fatigant de n’oser paraître dans les rues sans courir le risque d’être injurié, maltraité, décolleté et mis à la Titus46 : on résolut donc de se mettre sur la défensive et de ne plus paraître en public que bien armé et par groupe de huit à dix47. »

27 Des individus ou des groupes isolés peuvent, sans forcément se connaître ou se concerter, se réunir derrière un même signe considéré comme subversif (ici le port du collet noir) et fonder une mythologie collective, sans pour autant constituer un groupe cohérent sociologiquement ni même un véritable mouvement politique.

NOTES

1. Hyde de Neuville, Mémoires et souvenirs, Paris, Plon, 1888, t. I, p. 119.

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2. Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, voir notamment le chapitre « Muscadins » p. 504-505. 3. Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant le Directoire, Paris, Le Promeneur, 1992 [1864], voir notamment p. 102-106 et p. 304-306. 4. C’est particulièrement frappant dans le catalogue d’une exposition organisée en 2005 au Carnavalet : Au temps des merveilleuses. La société parisienne sous le Directoire et le Consulat, Paris, Paris musées, 2005. Dans une étude récente, Élizabeth Amann replace l’imaginaire du « muscadin » et de l’« incroyable » dans une archéologie littéraire et iconographique de la figure du dandy, tout en faisant de ces catégories le reflet de l’existence bien réelle d’une jeunesse modérée à Paris. Voir Élizabeth Amann, Dandyism in the Age of Revolution. The Art of the Cut, Chicago, University of Chicago Press, 2015. Pour analyser la « politisation historicisante des usages du parfum » dont témoignerait l’association entre « musc » et « réaction » dans la figure du « muscadin », Jean-Alexandre Perras s’appuie lui aussi exclusivement sur les sources de l’imaginaire sans s’interroger sur la réalité d’un éventuel usage du parfum à des fins politiques au sein de la jeunesse parisienne. Voir Jean-Alexandre Perras, « La Réaction parfumée : les “petits musqués” de la Révolution », Littérature, 2017, no 185, p. 24‑38. 5. Pierre Gaxotte, La Révolution française, Paris, Tallandier, 2014 [1928], p. 430. 6. François Gendron, La jeunesse dorée. Épisodes de la Révolution française, Québec, Presses de l’université de Québec, 1979, p. XIV. 7. Le 2 germinal an III (22 mars 1795), deux compagnons menuisiers sont ainsi molestés à coups de bâton et conduits au Comité de Sûreté générale par une « patrouille de jeunes gens » pour avoir dit à leur passage « Tiens voilà les muscadins » (AN, F7 477486, Dossier Ract Antoine). Le même jour, un autre individu subit le même sort pour avoir dit à proximité d’une jeune sentinelle de la garde nationale : « Il paraît qu’on fait la chasse aux muscadins. » Dans les deux cas, l’emploi de ce terme est un motif d’inculpation, comme le confirme un agent du Comité du Sûreté générale qui fait remarquer au prévenu qu’il interroge « que le nom de muscadin est regardé comme une injure, qu’il ne peut l’ignorer, et qu’il est coupable d’avoir prononcé ce nom », à quoi le prévenu répond « qu’il entendait répéter à chaque instant ce nom et qu’il ne croyait pas qu’il était proscrit » (AN, F7 4721, Dossier Gibert). 8. Annie Crépin, « Jeunes hommes, jeunesse et service militaire au XIX e siècle », dans Ludivine Bantigny et Ivan Jablonka (dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France , Paris, Presses universitaire de France, 2009, p. 67-82. 9. AP, t. 73, 5 septembre 1793, Discours de Barère au nom du Comité de Salut public, p. 425. 10. Réimpression de l’Ancien Moniteur, t. XX, no 255, rapport de Barère au nom du Comité de Salut public, 1er juin 1794, p. 624 11. L.-S. Mercier, Le Nouveau Paris, op. cit., p. 504. 12. AN, W/556, Dossier Daudet. 13. Georges Duval, Souvenirs thermidoriens, II, Paris, Victor Magen, 1844, p. 127-128. 14. L’Orateur du peuple, no 70, 15 pluviôse an III (3 février 1795). 15. Sur Fréron en l’an III, voir Laura Mason, « The culture of reaction. Demobilizing the people after Thermidor », French Historical Studies, vol. 39, no 3, 2016, p. 445-470. 16. L’Orateur du peuple, no 59, 23 nivôse an III (12 janvier 1795). 17. Ibid. 18. L’Orateur du peuple, no 63, 1er pluviôse an III (20 janvier 1795). 19. Ibid. 20. F. Gendron estime que le texte de la Réponse de la jeunesse française « sortait probablement de l’imprimerie de Fréron » (La jeunesse dorée […], op. cit., p. 94). 21. G. Duval, Souvenirs […], op. cit., p. 126. 22. Georges Duval évoque « les façons grossières et la saleté officielle du costume des jacobins » et estime que ces « hommes de terreur » comptaient « pour auxiliaires toujours prêts les restes

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impurs de la commune, des jacobins, des comités révolutionnaires, des sociétés populaires, les deux épouvantables faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, et la lie de la populace de tous les autres quartiers de Paris » (Souvenirs […], op. cit., p. 10 et p. 122). 23. Charles de Lacretelle, Dix années d’épreuve pendant la Révolution, Paris, Allouard, 1842. 24. Cette expression désigne des manifestations et des rixes dans les théâtres, tant à Paris qu’en province, menées par les « jeunes gens » qui s’en prennent notamment aux comédiens accusés de s’être compromis en l’an II. Le 18 pluviôse an III (6 février 1795), la représentation de la pièce Concert de la rue Feydeau, jugée insultante envers les « jeunes gens », marque le point culminant de cette agitation à Paris. Sur cet épisode, voir F. Gendron, La jeunesse dorée […], op. cit., p. 110-120 et Antoine de Baecque, « Alphonse Martainville et la bataille thermidorienne des théâtres », Études théâtrales, 2014, no 59, p. 49‑60. 25. Jacques de Cock, « Marat en l’an III au Capitole et à la Roche tarpéienne », dans Roger Dupuy et Marcel Morabito (dir.), 1795. Pour une République sans Révolution, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996, p. 215-220. 26. G. Duval, Souvenirs […], op. cit., p. 10-11. 27. Ibid. 28. Louis Costaz, Histoire du bataillon des jeunes citoyens à l’attaque du faubourg Antoine, le 4 prairial an 3, Paris, Desenne, 1795, p. 3. 29. Jean Bernard Feraud est tué dans des circonstances troubles par les insurgés qui envahissent la Convention le 1er prairial et sa tête est promenée au bout d’une pique. Sur cet épisode, voir notamment Michel Biard, La liberté ou la mort. Mourir en député, 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015, p. 184-189. 30. L’historiographie s’accorde plutôt pour estimer que ce bataillon des jeunes citoyens n’a joué qu’un rôle dérisoire, l’essentiel de l’opération de désarmement du faubourg étant effectué par l’armée commandée par le général Kilmaine. Voir par exemple F. Gendron, La jeunesse dorée […], op. cit., p. 229-245. 31. Le 15 ventôse an III (5 mars 1795), six jeunes gens conduisent ainsi de force au Comité de Sûreté générale Jean Baptiste Vingtergnier, un chef de brigade de l’armée de Sambre et Meuse, parce que celui-ci a refusé de crier « À bas les jacobins » sur leur invitation. Dans leur déclaration respective, les jeunes gens ne nient pas avoir quelque peu maltraité Vingtergnier sur le chemin du comité parce que celui-ci les avait insultés. C’est bien Vingtergnier qui est incarcéré à la prison des Orties attendu qu’il « est un ami du parti jacobins, du neuf thermidor, qu’il n’est point l’ami de la jeunesse parisienne encore moins de la Convention nationale » (AN, F7 477548, Dossier Vingtergnier). 32. Sur l’agitation juvénile sous l’Ancien Régime, voir par exemple Frédérique Pitou, « Jeunesse et désordre social : les coureurs de nuit à Laval au XVIIIe siècle », RHMC, 2000, vol. 47, no 1, p. 69-92. Pour une perspective plus diachronique, voir Jacques Goguen, « Ascension et déclin des mouvements de jeunes », Le Débat, 2004, no 132, p. 45‑59. 33. Sergio Luzzatto, L’automne de la Révolution. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 119-120. 34. G. Duval, Souvenirs […], op. cit., p. 306. 35. Aucune liste d’abonnés du journal n’a ainsi été conversée. Voir Laura Mason, art. cit., p. 447. 36. L’Orateur du peuple, no 70, 15 pluviôse an III (3 février 1795). 37. L’Orateur du peuple, no 147, 4 thermidor an III (22 juillet 1795). 38. Clément Weiss, « “Frappez : n’oubliez pas que la défense personnelle est de droit naturel et légitime”. Jeunesse réactionnaire et violences de rue à Paris en 1795 », Hypothèses [à paraître]. 39. Dirk Schumann, Political Violence in the Weimar Republic, 1918-1933. Fight for the Streets and Fear of Civil War, Oxford, Berghahn, 2009 [2001], p. XIX. 40. Voir les procès-verbaux du commissaire de la Butte des Moulins du 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795), APP, AA98 462-465.

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41. Procès-verbal du commissaire de la Butte des Moulins du 5 vendémiaire an IV (27 septembre 1795), APP, AA98 483-488. 42. Voir par exemple les débats provoqués à la Convention par ces violences lors des séances des 3 et 4 vendémiaire dans Réimpression de l’Ancien Moniteur, t. XXVI, Paris, Henri Plon, 1862, p. 51 sq. 43. La presse favorable aux collets noirs, à l’image du Journal général de France du 15 fructidor an V (1er septembre 1797), se répand en imprécations contre les « cannibales » qui « ont lacéré à coups de sabre » le jeune homme jusque dans la salle de l’infirmerie où il avait été transporté avant de conclure que « Les Algonquins ne sont pas aussi féroces que ces hommes, si l’on peut leur donner encore ce nom ». À l’inverse, Le Journal des Hommes libres du 14 fructidor an V oppose le pistolet dont était porteur le collet noir aux « béquilles » qui étaient selon lui les seules armes des invalides en état de légitime défense. 44. Avis important aux jeunes gens de Paris sur les collets noirs et la garde nationale (BNF, Lib41 4585). 45. Proscription des habits bleus et des collets noirs ou Détails du massacre qui vient d’avoir lieu dans l’Hôtel des Invalides, où les militaires se sont livrés à l’insurrection, s.d., (BNF, Lb42 2783). 46. Duval sous-entend ici que les jeunes gens porteurs de tresses ou de cadenettes pouvaient se faire couper les cheveux par leurs ennemis pour respecter la mode révolutionnaire des cheveux portés courts, dits « en jacobin » ou « à la Titus ». 47. G. Duval, Souvenirs […], op. cit., p. 299-300.

RÉSUMÉS

Le phénomène de la jeunesse dite « dorée » est traditionnellement interprété soit comme un moment de réaction bourgeoise, soit comme la naissance du dandysme, soit comme l’expression de la frustration de jeunes célibataires marginalisés. L’agitation dans la rue menée par les « jeunes gens » après la fin du gouvernement révolutionnaire à l’été 1794 oscille entre engagement armé et refus de l’ordre établi (notamment du service militaire). Elle paraît désordonnée et irréductible tant à l’expression d’une vengeance contre les « sans-culottes » qu’à celle d’un dandysme dépolitisé, ce qui pose la question de sa structuration en « mouvement » de réaction politique et générationnelle. L’étude « par le bas » de cette agitation montre plutôt l’existence de formes d’expression marginales (constitution de bandes, codes vestimentaires et langagiers, violences armées) qui expriment moins la défense d’une idéologie réactionnaire que le refus de l’ordre né de la Révolution.

The phenomenon of the so-called “gilded” youth is traditionally interpreted as a moment of bourgeois reaction, either the birth of dandyism or the expression of frustration experienced by marginalized young bachelors. Once the revolutionary government had ended in the summer of 1794, the “jeunes gens” led a street revolt split between armed commitment and opposition to the established order (notably to military service). This agitation appears to have been unorganized and impossible to limit to the expression of revenge against the “sans-culottes” or to depoliticized dandyism. This raises the issue of its structuration in a political and generational reactionary movement. Studying this movement from the bottom up reveals the existence of marginal forms of expression (the birth of gangs, linguistic or sartorial codes, armed violence) which expressed a refusal of the revolutionary order more than a defense of a reactionary ideology.

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INDEX

Index géographique : France Keywords : Youth, violence, street, gangs, , , counter- revolution, France Mots-clés : jeunesse, violences, rue, bandes, Réaction thermidorienne, contre-révolution Index chronologique : Révolution française

AUTEUR

CLÉMENT WEISS Doctorant en histoire moderne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IHMC/IHRF)

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