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Les usages problématiques des mots du mal En Jeu

Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation En Jeu Directeur de la publication Marie-José Chombart de Lauwe

Rédacteurs en chef Yves Lescure, Frédéric Rousseau

Rédacteurs en chef adjoints Jacques Aron, Charles Heimberg, Yannis Thanassekos En Jeu Secrétaire de rédaction Caroline Langlois Histoire et mémoires vivantes comité de rédaction Jean-Michel André - Corinne Benestroff - Arnaud Boulligny - Roger Bordage Vanina Brière - Laurence de Cock - Frédérik DETUE - Latefa Faïz - Thomas Fontaine Benjamin Gilles Bertrand Hamelin - Valérie Igounet - Peter Kuon - Charlotte Lacoste Sébastien Ledoux - Carole Lemée - Cyrille Le Quellec - Julien Mary - Jacques Moalic En Jeu Albert Mingelgrün - Christophe Pécout - Michel Pierre - François Rastier Serge Raymond - Tristan Storme - Geneviève Van Cauwenberge - Bruno Védrines

Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD)

Président Les usages problématiques Serge Wolikow membres du conseil scientifique des mots du mal Jean Michel ANDRÉ - Jacques ARON - Arnaud BOULLIGNY - Aleth BRIAT - Claudine CARDON-HAMET Marie José CHOMBART de LAUWE - Joëlle DUSSEAU - Gaël EISMANN - Michel FABRÉGUET Thomas FONTAINE - Bernard GARNIER - Patricia GILLET - Charles HEIMBERG - Peter KUON Carole Lemée - Cyrille LE QUELLEC - Bruno LEROUX - Yves LESCURE - Agnès MAGNIEN François MARCOT - Michel PIERRE - Serge RAYMOND - François ROUQUET - Frédéric ROUSSEAU Robert STEEGMANN - Yannis THANASSEKOS - Jean VIGREUX

Un grand merci à Stefan Karl pour sa participation.

©Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD) Fondation pour la mémoire 30, bd des Invalides - 75007 Paris de la déportation email : [email protected] - tél. : 01 47 05 81 50. Diffusion : PUS. ISSN : 2269-2347 isBN : 978-2-9509877-9-2 Décembre 2016 - N° 8 Sommaire

Les usages problématiques des mots du mal Dossier coordonné par Charles Heimberg chronique des enjeux d'histoire scolaire Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, Introduction...... 9 dépasser les idées reçues ...... 107 Charles Heimberg Laurence de Cock et Charles Heimberg

Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs : « nouveau Moyen Âge » et « retour au/du Moyen Âge »...... 21 varia Laurent Broche Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ? ...... 115 Jacques ARON La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon ...... 35 Sébastien Ledoux

La rédaction signale...... 129 Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols ...... 47 Geneviève Dreyfus-Armand Vie associative ...... 133

Nouvelles du monde associatif de la déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule ...... 63 Rubrique coordonnée par Yves LESCURe Rémi Baudouï

De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique Contribuer à la revue ...... 158 et historiographie après la réunification allemande...... 77 Comment se procurer la revue ...... 160 Carole-Ann Bellefeuille

Le mal paradoxal : usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale ...... 91 Cécile Vast

Les usages problématiques des mots du mal

Dossier coordonné par Charles Heimberg Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Les usages problématiques des mots du mal Introduction

Charles Heimberg – professeur de didactique et de la citoyenneté, Université de Genève1

Résumé : Au cœur des sciences sociales, le rôle du langage est considéré avec toujours plus d’attention. Les mots désignant le mal au XXe siècle, c’est-à-dire les crimes de masse, les guerres, les dictatures, etc., sont l’objet d’usages divers, contradictoires, sans toujours produire de la clarté et de l’intelligibilité. Ce dossier évoque par conséquent ces usages et mésusages afin de proposer une réflexion sur les manières de mettre les mots au service d’une intelligibilité du passé plutôt qu’au service de sa manipulation et de son brouillage.

Mots-clés : mots, mal, langage, crime de masse, massacre, crime contre l’humanité, génocide, histoire scolaire, intelligibilité, brouillage.

1. Ce dossier sur les usages problématiques des mots du mal a été préalablement conçu en collaboration avec Laurence De Cock, de même que l’appel à contributions initial dont des éléments introductifs sont repris dans cette introduction.

décembre 2016 - N° 8 9 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Introduction

e rôle du langage et des mani- termes se trouvent pris dans une ten- une notion utilisée avec prudence et Malheureusement, l’air du temps ne L pulations sémantiques dans la sion constante entre une volonté de nuances dans une littérature savante favorise guère cette posture critique, perpétration des crimes de masse est bien distinguer les situations dans insistant sur son caractère problé- tout ce qui s’oppose au libéralisme l’objet d’une attention accrue depuis leurs spécificités et leurs différences matique ne se transforme pas en une dominant tendant désormais à être quelques années. Si tout le monde a et une quête d’éléments communs sorte de donnée naturalisée et réi- regroupé dans cette même catégorie en tête l’exemple de la novlangue pré- permettant d’associer, voire d’assi- fiée dans les pratiques scolaires. Les négative6. sente dans le roman 1984 de George miler, certaines d’entre elles. Ils sont mots du curriculum scolaire sont en La désignation de la destruction Orwell (« La guerre c’est la paix ; la li- donc concernés par le double écueil effet le fruit parfois de choix dûment des Juifs d’Europe pose également berté c’est l’esclavage ; l’ignorance c’est de la sacralisation et, au contraire, de soupesés, parfois de coutumes insuf- des problèmes complexes7. Il s’agit la force »), il ne faut pas oublier que la la banalisation de toutes ces formes fisamment interrogées. Programmes assurément d’un génocide, mais ce répétition persistante de ces formules de criminalité. Leur examen est au ou manuels véhiculent ainsi des ma- n’est pas le seul. La criminalité nazie ou de l’usage de certains mots finit par cœur d’un travail d’histoire prati- nières de « dire le mal » qui leur sont n’a pas non plus produit seulement agir sur les comportements collectifs. quant une comparaison qui mène au propres et qui témoignent d’une pa- un génocide des Juifs, puisqu’elle Un travail de déconstruction et de double inventaire des différences5 et trimonialisation de certains concepts a aussi perpétré un génocide des mise en garde à ce propos a été initié des éléments de continuité. rendus parfois désuets dans le champ Tsiganes, même si l’un et l’autre re- en amont des horreurs de la crimina- Les termes en question relèvent pour académique sans qu’ils soient empê- lèvent d’espaces, de temporalités et lité du national-socialisme par Karl certains de catégories morales emprun- chés pour autant de persister dans le d’un nombre de victimes qui sont très Kraus autour de la Première Guerre tées aux religions et, pour d’autres, d’une champ scolaire. Il paraît donc inté- différents. Le terme de Shoah s’est mondiale et après2. Il a été mené aussi intention de rationalité scientifique. Tou- ressant d’interroger les enjeux qui imposé dans le monde francophone par Victor Klemperer au cœur et tout tefois, au-delà de cette première appa- sont identifiables derrière ces arbi- après le film du même nom, mais au long de l’expérience du nazisme3. rence, ils trouvent leurs sources dans trages et ces pratiques. sa pertinence dans l’espace public et Bien plus tard, il a également été pro- des confrontations sociales et politiques, Dans le champ des sciences scolaire peut toutefois être discutée longé et approfondi dans des termes ce qui rend cette catégorisation d’autant sociales, nous pouvons prendre puisqu’il s’agit d’un terme étroite- renouvelés par Pierre Bourdieu4. plus problématique. l’exemple du concept de totalitarisme, ment relié à la culture de la com- Ce dossier sur les problématiques Il convient ici de bien distinguer, qui est fondé sur une comparaison munauté des victimes de ce crime des mots du mal entend par consé- mais de prendre aussi en considé- entre fascisme, nazisme et commu- de masse. Le mot « holocauste », quent interroger en particulier les ration, la présence de ces termes à nisme stalinien, et qui peut passable- totalement dominant dans le monde manières de désigner et de quali- la fois dans la littérature savante, ment brouiller notre représentation anglo-saxon, est également utilisé fier les maux les plus extrêmes du dans les usages du passé qui sont du passé s’il aboutit à une simple en français. Or, c’est un terme XXe siècle, soit aussi bien le concept observables dans l’espace public, assimilation de ces trois expériences biblique dont l’usage est encore plus de « totalitarisme » et ses différents mais aussi dans les ressources et politiques. Il permet par contre une problématique. Le grand livre homo- usages plus ou moins élargis, plus ou les contenus de l’histoire scolaire. comparaison utile qui peut produire nyme de Raul Hilberg a consacré le moins circonscrits, que les notions de La question se pose ainsi de savoir du sens si elle est établie de manière terme de « destruction des Juifs « crimes contre l’humanité », « géno- dans quelle mesure ces termes font scientifique, en considérant à la fois d’Europe »8, qui a l’avantage de la cides », « holocauste », « Shoah », l’objet d’usages différents dans chacun les éléments qui sont communs et clarté dans la désignation des faits. etc. Les usages et mésusages de ces de ces contextes et si, par exemple, les distinctions qui sont nécessaires. Saul Friedländer, pour sa part, a utilisé

6. Voir à ce propos Enzo Traverso (dir.), Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Seuil, 2001 ; Stéfanie 2. Voir à ce propos Jacques Bouveresse, Satire et prophétie : les voix de Karl Kraus, Marseille, Agone, 2007. Prezioso & al. (dir.), Le totalitarisme en question, Paris, L’Harmattan, 2008. e 3. LTI, la langue du III Reich, Paris, Pocket, 2003 (1947). 7. Ce qui est discuté dans Monique Eckmann et Charles Heimberg, Mémoire et pédagogie. Autour de la 4. Langage et pouvoir symbolique, Paris, Points-Seuil, 2001. transmission de la destruction des Juifs d’Europe, pp. 25-27, où il est notamment expliqué pourquoi le terme 5. Selon l’heureuse expression de Paul Veyne, L’inventaire des différences, Paris, Seuil, 1976 (leçon « Holocauste » n’est pas utilisé. inaugurale au Collège de France). 8. Publié en trois volumes : Paris, Gallimard-FolioHistoire, 2006 (1961).

10 décembre 2016 - N° 8 11 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Introduction

le terme d’extermination9. Dans ces reconnaissance de la souffrance des central de la criminalité de masse, et profonde que viennent mes paroles. deux cas, ces formules relèvent de la victimes de tous les crimes de masse. des crimes contre l’humanité, entre Les paroles viennent de la mémoire description et de l’analyse des faits. Que faut-il faire quand des formes de massacres et génocides. externe, si je puis dire, la mémoire Quant à l’idée de génocide, qui a sa concurrence des victimes opposent intellectuelle, la mémoire de la pen- propre histoire avec Rafaël Lemkin10 et des groupes particuliers dans une Les apports et les incertitudes sée. La mémoire profonde garde les qui revêt une dimension juridique qui lutte de reconnaissance de la gravité de la recherche sensations, les empreintes physiques. la porte à être normative, elle néces- des souffrances de chacun d’entre C’est la mémoire des sens. Car ce ne site tout un travail de comparaison eux ? Quand, comme à Srebrenica, Alors que, dans son acception juri- sont pas les mots qui sont gonflés de qui ne pose pas de problème pour les des qualifications de justice règlent dique, le concept de génocide devrait charge émotionnelle. Sinon, quelqu’un génocides les plus largement reconnus d’une manière tranchée des nuances être précisément circonscrit à une qui a été torturé par la soif pendant comme tels (le génocide des Arméniens propres aux travaux historiens pour la définition lisible et applicable aux des semaines ne pourrait plus jamais d’Anatolie, le génocide des Juifs et des désignation de la nature de tel ou tel situations de violence extrême, force dire : "J’ai soif. Faisons une tasse de Tsiganes, le génocide des Tutsis du crime ? Que faire face à des suren- est de constater qu’il donne lieu à des thé." Le mot aussi s’est dédoublé. Soif Rwanda), mais qui en suscite dans chères consistant à « labelliser » le usages variés parmi les chercheurs est redevenu un mot d’usage courant. les autres cas (comme par exemple crime dont son propre groupe a été de sciences sociales. Certes, il est Par contre, si je rêve de la soif dont pour les Hereros et Namas de Namibie, victime par le terme de génocide, normal en histoire que des interpré- j’ai souffert à Birkenau, je revois celle le Cambodge des Khmers rouges, le ressenti comme le plus fort, comme tations diverses coexistent parmi les que j’étais, hagarde, perdant la raison, massacre de Srebrenica, voire des le seul qui soit vraiment susceptible chercheurs. Mais dans ce cas, ces en- titubante ; je ressens physiquement crimes de masse plus anciens), en de faire reconnaître les souffrances jeux de qualification et ces usages sé- cette vraie soif et c’est un cauchemar soulignant d’emblée que l’éventuel endurées ? Face aussi à d’autres mantiques sont largement déterminés atroce. Mais, si vous voulez que je vous questionnement sur leur qualification manipulations qui s’inscrivent parfois par des nécessités de reconnaissance en parle… comme génocide ne devrait en aucun dans des logiques négationnistes ? brouillant les débats scientifiques qui C’est pourquoi je dis aujourd’hui que, cas consister à minimiser l’ampleur Faut-il en fin de compte faire en sorte produisent habituellement les savoirs. tout en sachant très bien que c’est véri- et la gravité de ces crimes de masse que le langage public s’adapte aux cri- Là encore, nous ne pourrons pas pro- dique, je ne sais plus si c’est vrai. »11 qui ne font aucun doute, comme va de tères scientifiques de l’histoire O? u poser une vision d’ensemble tant est S’il est difficile de trouver les mots soi la nécessité d’une reconnaissance accepter au contraire de s’adapter aux vaste la littérature scientifique et testi- pour dire vraiment la souffrance, c’est pleine et entière de la souffrance subie usages sémantiques dominants dans moniale en la matière. Nous prendrons aussi parce que les mésusages de la par leurs victimes. la société, quitte à en établir ultérieu- donc seulement quelques exemples langue sont directement partie pre- Ces usages et mésusages des mots rement la critique ? récents de l’espace francophone pour nante des crimes contre l’humanité et du mal ont donc à être examinés pour Le présent dossier n’a pas de ca- poser le problème et présenter les ten- de la criminalité de masse. Ainsi, pour envisager les manières possibles de ractère exhaustif et n’aborde que dances générales qui sont observables. Régine Waintrater, « un génocide se résoudre les dilemmes qui peuvent quelques cas parmi ceux, bien plus Mais d’abord, il nous faut souligner prépare d’abord dans la langue » : apparaître, notamment entre la né- nombreux, qui se posent au cœur de combien ces questions de la langue et « Entreprise massive de désym- cessité de distinguer les faits trauma- cette problématique. Cette introduc- des mots de l’expérience traumatique bolisation de l’humain, le génocide tiques du passé en fonction de leurs tion entend toutefois poser les pre- se sont posées en premier lieu pour attaque les mots, les détourne, les dé- caractéristiques les plus variées et miers jalons d’une réflexion autour de les rescapés et les témoins, à l’image nature. Mais cette entreprise ne cesse celle de vraiment promouvoir une la qualification d’un thème majeur et de ce qu’en a écrit Charlotte Delbo pas avec le massacre. Elle continue dans ses réflexions sur la mémoire : longtemps après, pour les victimes et 9. Saul Friedländer, Les années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945, Paris, Seuil, « Parce que, lorsque je vous parle leurs descendants mais aussi pour les 2008 (2007). Voir aussi Ivan Jablonka, « Langue des bourreaux, langue des victimes. Rencontre avec Saul d’Auschwitz, ce n’est pas de la mémoire bourreaux tant qu’ils n’ont pas opéré Friedländer et Pierre-Emmanuel Dauzat », La vie des idées, 2008 http://www.laviedesidees.fr/Langue-des- bourreaux-langue-des.html (consulté le 30 décembre 2016). 10. Rafaël Lemkin, Qu’est-ce qu’un génocide ?, Paris, Éditions du Rocher, 2008 (1944). 11. Charlotte Delbo, La mémoire et les jours, Paris, Berg International, 1985, rééd. 2013, pp. 11-14.

12 décembre 2016 - N° 8 13 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Introduction

le retour au langage d’avant, celui masse du XXe siècle, dans le concept Il pose d’intéressantes questions dans ce groupe, destruction perpétrée selon dont ils se sont emparés pour com- de régime génocidaire. une solide introduction qui évoque un plan concerté. » mettre leur crime. »12 Partie prenante du courant des notamment les conditions du consen- Il ajoute plus loin que cinq critères Nous allons toutefois nous centrer Genocide Studies, l’auteur argentin tement au massacre et débouche sur encore permettent d’identifier un géno- ici non pas sur des mots de victimes Daniel Feierstein, lui aussi sociologue, la question de l’origine de cette pos- cide : la destruction est physique ; il ou de bourreaux, mais sur ceux par va encore plus loin dans cette exten- ture génocidaire qui a caractérisé le s’agit d’un groupe humain ; l’étendue lesquels la recherche s’efforce de sion du champ d’application de la XXe siècle. La mention des Hereros de la destruction est significative ; désigner les faits les plus terribles notion de génocide. Dans un ouvrage et du Darfour dans son sous-titre les victimes le sont « comme telles », du passé de l’humanité pour en souli- qui associe le nazisme à l’expérience illustre toutefois une extension qui pour ce qu’elles sont ; enfin, il y a eu gner l’horreur comme pour en rendre argentine14, il rompt la distinction, qui pose encore une fois la question des intention criminelle et plan concerté17. possible une approche interprétative peut certes être discutée, mais qui spécificités et des différences ; et celle Dans le fond, parmi tout ce qui dis- et critique. Pour cela, partons tout n’est pas dénuée pour autant de toute de la mesure dans laquelle cette pos- tingue les postures respectives du juge d’abord du point de vue très général pertinence, entre le fait d’être tué ture englobante permet de construire et de l’historien, qui ont été fort bien de l’ouvrage du sociologue Abram de pour ce que l’on est et le fait de l’être une intelligibilité de l’histoire de ces mises en évidence par Carlo Ginzburg Swaan, dont le sous-titre évoque des pour ce que l’on est accusé d’avoir situations d’extermination dans une à propos d’un tout autre sujet18, il y a, « régimes génocidaires »13. Il inter- fait. Certes, le régime de terreur et perspective comparatiste. On retrouve au-delà d’une recherche commune de roge d’un point de vue aussi macrohis- les disparitions forcées qui ont touché là le problème posé par un certain la vérité, cette liberté de la recherche torique que possible les conditions de des enfants enlevés à leurs parents en usage du concept de totalitarisme : en sciences sociales de ne pas devoir l’émergence de la frénésie meurtrière Argentine montrent bien que les dis- la comparaison sans distinction, et trancher et de ne pas devoir mesurer en mettant en évidence la préparation tinctions sont relativement poreuses, sans prise en compte des différences, sur une improbable échelle le degré de qui est préalablement nécessaire pour remarque qui vaut de même pour la ne nous aide pas forcément à com- responsabilité de chacun des acteurs. qu’une crime de masse soit possible criminalité franquiste, marquée elle prendre les dynamiques propres aux Il y a surtout cette possibilité de ré- et en associant cette possibilité à une aussi par des enlèvements d’enfants. processus étudiés ; même si elle n’en pondre aux questions posées par de nécessaire asymétrie et à des condi- La récente traduction du grand livre de demeure pas moins utile pour examiner nouvelles questions, ou d’y répondre tions d’organisation d’une envergure Paul Preston, The Spanish Holocaust15, les ressemblances et les continuités avec des précautions d’usage et des suffisante. Il évoque à ce propos quatre montre bien à nouveau cette difficulté éventuelles. avertissements multiples. modes d’extermination de masse : de vocabulaire, le terme d’Holocauste Yves Ternon, pour sa part, étu- Cependant, cette situation appa- celui qui est caractérisé par la fréné- n’ayant pas été repris dans le titre de die depuis longtemps les génocides remment confortable ne l’est pas sie de vainqueurs, celui qui l’est par la version française, où il est question dans une perspective comparatiste complètement sous l’effet de toutes une domination par la terreur, celui du de guerre d’extermination. en principe limitée aux génocides des sortes d’usages politiques de l’histoire triomphe contre les vaincus et celui dit Dans son dernier ouvrage, Un siècle Arméniens, des Juifs d’Europe et des et compte tenu du fait que les quali- des méga-pogromes. Sa typologie de génocides. Des Hereros au Darfour Tutsis du Rwanda. Il se fonde pour fications que nous avons évoquées, englobe ainsi un grand nombre de (1904-2004)16, Bernard Bruneteau ne va cela sur une définition qui tient certes en particulier celle de génocide, sont massacres ou de crimes de masse, en pas tout à fait aussi loin dans l’exten- compte des données juridiques, mais intensément présentes dans l’espace réalité l’ensemble des exterminations de sion de l’usage du terme de génocide. qui demeure historienne : public. Ainsi, quand des mots se ré- « Un génocide est la destruction pandent et s’imposent, il est certes 12. « Sur les ruines de la langue », in David Collin et Régine Waintrater (dir.), Les mots du génocide, Genève, physique d’une part substantielle d’un toujours possible de les interroger et MétisPresses, 2011, p. 153. groupe humain dont les membres sont de les déconstruire, mais il n’est pas 13. Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Paris, Seuil, 2016 (2014). tués en raison de leur appartenance à possible de les éviter dans le langage 14. Le génocide comme pratique sociale. Du nazisme à l’expérience argentine, Genève, MétisPresses, 2013 (2011). 15. Paul Preston, Une guerre d’extermination. Espagne 1936-1945, Paris, Belin, 2016 (2012). 17. Yves Ternon, Génocide. Autonomie d’un crime, Paris, Armand Colin, 2016, pp. 95 et 98. 16. Paris, Armand Colin, 2016. 18. Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997 (1991).

14 décembre 2016 - N° 8 15 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Introduction

courant. Aussi le recours à un concept – mais aussi de tendre, dans la me- pédagogique publiée il y a quelques qu’ont subi les Arméniens d’Anatolie et comme celui de génocide mérite-t-il sure du possible, à toujours expliciter années par le Mémorial de la Shoah : les Juifs d’Europe, etc. Et bien sûr, d’être mis à distance et suscite-t-il les problèmes posés par cette caté- « Génocide : mot forgé en 1944 par et surtout, les crimes de masse et deux types d’approche assurément gorisation, et les difficultés qui lui in- Raphaël Lemkin, un juriste américain contre l’humanité qui ne sont pas contradictoires : combent, en montrant qu’ils ne sont d’origine polonaise, à partir du grec inclus dans cette liste de génocides – d’un côté, pour aller dans le sens peut-être pas complètement résolus genos ("race") et du suffixe latin cidere mènent à d’autres questions encore, d’une reconnaissance de toutes les et que les hésitations qui persistent (tuer). Ce terme définit la décision notamment sur la pertinence de ne victimes, se garder de faire trop de rendent compte de la complexité des d’un État de détruire de manière mé- pas les avoir considérés et, de facto, hiérarchies (et surtout de hiérarchies faits et contribuent aussi bien à la né- thodique et systématique un groupe- sur les différences et les spécificités des souffrances) et en accepter par cessaire reconnaissance de ce qu’ont cible. L’histoire du XXe siècle retient qui pourraient le justifier. Nous n’al- conséquent un usage plutôt élargi ; subi les victimes qu’à la possibilité le génocide des Hereros en Namibie lons pas dresser ici une liste de tous – de l’autre, pour ne pas écraser le d’une intelligibilité du passé et du (1904), des Arméniens (1915), des les massacres qui pourraient être sens du travail d’histoire et ne pas tout présent. Juifs (1942) et des Tutsis du Rwanda évoqués à ce propos, mais rappeler mettre sur un même plan, restreindre En examinant tous ces problèmes, il (1994). »20 simplement deux éléments parmi cet usage aux quelques situations aux- est évidemment tentant de se demander Bien sûr, la forme scolaire et les d’autres : tout d’abord, la force et quelles il correspond pleinement afin de dans quelle mesure l’usage du concept impératifs rédactionnels d’un maté- l’intérêt de l’œuvre poignante d’un ne pas perdre de vue les spécificités des de génocide est vraiment pertinent riau destiné aux enseignants ou aux Rithy Panh sur son Cambodge natal crimes de masse du passé, en particu- pour la recherche en histoire. Mais il élèves exigent de la clarté et sans qui interroge fortement un méca- lier du point de vue de leur nature et de paraît pourtant difficile de s’en passer doute une part de simplification. nisme de destruction de masse, un celle de l’action effective des bourreaux. compte tenu de son importance dans Mais ils n’interdisent pas pour autant processus d’élimination auquel il a Ces deux perspectives, qui sont aussi les usages et mésusages publics du de la nuance et de la transparence lui-même échappé et dont le carac- deux écueils chaque fois que l’une passé. sur les incertitudes du savoir histo- tère génocidaire peut au moins être s’impose trop fortement à l’autre, rien. Ainsi, cette référence à quatre interrogé21 ; mais aussi la juridiction correspondent au dilemme général Les certitudes induites par génocides ne manque certes pas de du Tribunal pénal international pour qui caractérise toute comparaison et dans les pratiques scolaires pertinence. Mais elle pose quand l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui, dès 2004, en histoire, avec son double lot de même des problèmes. Comme dans a qualifié de « génocide » les crimes ressemblances et de différences, de Toutes ces questions, malheureu- toute comparaison historienne, des contre l’humanité commis à Srebreni- continuités et de changements. Nous sement, se posent d’une manière éléments de différenciation pour- ca contre des milliers de musulmans, en tirons alors, provisoirement, deux encore accentuée dans et pour le raient en effet être mis en évidence, ce qui peut poser question, mais sans conséquences : contexte scolaire. En effet, au sein de en relation par exemple avec les doute pas être passé sous silence22. – tout d’abord, de ne pas oublier la classe, ce qui correspond éventuel- spécificités d’un contexte colonial Il n’est pas souhaitable que ce qui fait la leçon de Marc Bloch qui a défini lement à une hypothèse de recherche, ou post-colonial, ou par rapport à débat, ou controverse, dans les sciences l’histoire, avec une grande efficacité, utile à la réflexion pour les sciences l’usage postérieur d’un concept né sociales se retrouve complètement comme « la science d’un changement, sociales, a de bonnes chances de se à partir d’une comparaison entre ce occulté dans les contenus scolaires, une science des différences »19, ce transformer au contraire, et rapide- qui incite à réfléchir à deux fois avant ment, en une affirmation forte et diffi- 20. Tiré du glossaire du « Livret du professeur » in Joël Kotek & Iannis Roder, Enseigner la Shoah au collège d’associer trop vite deux phénomènes cilement discutable. et au lycée. De la parole antisémite à la destruction des Juifs d’Europe, Paris, Mémorial de la Shoah, 2009, p. 59. du passé, ou du présent, dans une Ainsi en va-t-il par exemple du concept 21. Voir en particulier ses films S21, la machine de mort khmère rouge (2002) et Duch, le Maître des forges de même catégorie figée ; de génocide dans une documentation l’enfer (2011) ; ainsi que son livre, écrit avec Christophe Bataille, L’élimination, Paris, Grasset. 2011. 22. Voir notamment cette déclaration commémorative du TPIY : http://www.icty.org/specials/srebrenica20/ index-fr.html, ainsi que cette liste de ses jugements : http://www.icty.org/fr/cases/liste-des-jugements (consulté le 30 décembre 2016) ; voir aussi les arguments de Louise L. Lambrichs dans « Comment parler 19. Marc Bloch, « Que demander à l’histoire ? » (1937), in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, de ce qui s’est passé en Bosnie ? Ou de l’emploi, juste ou abusif, du mot « génocide », in David Collin et Gallimard, 2006, p 475. Régine Waintrater (dir.), Les mots du génocide, op. cit., pp. 99-115.

16 décembre 2016 - N° 8 17 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Introduction

écrasé par un récit rendu apparem- formation des nouvelles générations du passé, qui servent parfois à nier notion ne fait plus partie des idées qui ment limpide par des silences. Mais en termes de citoyenneté et de res- les droits de ceux qui en sont la cible attirent le plus l’attention dans l’œuvre il ne serait pas non plus acceptable de ponsabilité sociale. C’est une raison dans le présent et qui relèvent de arendtienne. De son côté, Carol-Ann ne pas proposer des définitions, et des de plus pour y réfléchir. ces mythes historiques qui finissent Bellefeuille examine l’usage récem- qualifications, en disant leur imper- par s’imposer indépendamment des ment réaffirmé du concept de totali- fection et en explicitant de quels choix Un premier dossier faits. L’usage du terme « devoir de mé- tarisme dans le contexte de la réuni- elles découlent. En effet, il n’y a pas lieu moire », étudié par Sébastien Ledoux, fication allemande. Elle montre qu’il d’ouvrir une boîte de Pandore et d’asso- Le dossier que nous présentons dans fonctionne quant à lui comme un n’a guère rendu possible une appré- cier la version scolaire de la probléma- ce numéro d’En Jeu. Histoire et mé- remède et comme un poison. Il s’est hension complète de ce qu’ont été la tique des génocides à tous les discours moires vivantes ne traite que quelques même révélé, petit à petit, comme un société est-allemande et son histoire. possibles. Les mêmes tensions et les aspects partiels de la problématique obstacle dans la relation complexe qui Enfin, partant du paradoxe entre mêmes écueils, entre sacralisation et des mots du mal et de leurs usages. se joue entre un passé traumatique et d’une part la quête d’une compré- banalisation, entre mise en exergue Il constitue sans doute une première le présent, avec des crimes de masse hension des mécanismes du mal des spécificités et associations étape. Par exemple, il ne développe pas dont il s’agit d’empêcher le retour. des années 1940 qui a caractérisé abusives d’événements du passé à la question complexe de la qualifica- S’agissant des mots de la souffrance, Germaine Tillion et Geneviève De distinguer, s’y retrouvent en effet et tion des crimes contre l’humanité, en Geneviève Dreyfus-Armand examine Gaulle, d’autre part la manière dont peuvent même se trouver amplifiés. particulier les génocides, telle qu’elle le cas des vaincus de la guerre civile elles ont été célébrées par François Cependant, il ne s’agit pas non plus est brièvement esquissée ci-dessus. Il espagnole et les conditions de leur exil Hollande au moment de leur entrée que des usages de mots se laissent n’examine pas non plus des termes qui en France, autour de la qualification au Panthéon, Cécile Vast s’interroge figer dans le contexte scolaire23. Enfin, évoquent tous le domaine des crimes des camps d’internement français qui, sur les effets contre-productifs de la et surtout, de nombreuses théma- de masse, et des crimes contre l’huma- du côté espagnol, sont toujours appe- sidération et de la sacralisation des tiques exigent de garantir le caractère nité, comme « massacre », « anéan- lés des camps de concentration, le maux du passé, en particulier de la scientifique des contenus scolaires. tissement » ou « extermination ». Il terme officiel de l’époque, même par Shoah. Par exemple, l’affirmation carica- propose toutefois un premier aperçu ceux qui ont ensuite connu les camps Au-delà de ces contributions, au- turale et douteuse de la prétendue de la question, une première série de nazis. Elle plaide pour que ces usages delà de la question des génocides et existence d’un génocide vendéen a ces mots, en reprenant certains des sémantiques différents d’une culture des crimes contre l’humanité qui méri- été très clairement démentie par problèmes évoqués précédemment à l’autre soient inscrits dans l’histoire terait bien des approfondissements, l’historiographie24. Aussi l’institution comme le totalitarisme, ou en abordant des mémoires de l’exil et bien expli- d’autres questions encore, d’autres scolaire devrait-elle demeurer pré- d’autres termes qui posent à leur ma- qués par les historiens. mots du mal, ne sont pas traités dans servée de cette légende qui relève nière des problèmes singuliers autour Le concept d’Hannah Arendt de ce dossier. Et pourraient l’être dans un d’une manipulation idéologique. de ces mots du mal et de leurs usages. « banalité du mal » a été forgé au prochain prolongement. La réflexion critique sur les usages Dans la contribution qui ouvre ce moment du procès d’Adolf Eichmann. C’est le cas par exemple de la no- et mésusages des mots du mal est dossier, Laurent Broche évoque les Rémi Baudouï montre toutefois que tion de « populisme », qui se donne manifestement porteuse d’enjeux recours récurrents aux formules cette formule a été à la fois mal com- constamment à lire et à entendre dans d’intelligibilité et de déontologie qui « nouveau Moyen Âge » et « retour prise dans l’espace public et pas suffi- le monde contemporain, mais qui touchent particulièrement les conte- au/du Moyen Âge » qui tendent géné- samment approfondie par son auteure. désigne des phénomènes tellement nus scolaires et leurs effets sur la ralement à déprécier cette période Il constate qu’à l’instar de la notion de différents les uns des autres qu’elle « totalitarisme », fondée pour sa part finit peut-être par engendrer plus de 23. Voir par exemple une tribune au Monde de Claude Lanzmann, le 30 août 2011, intitulée « Contre le 25 bannissement du mot “Shoah” des manuels scolaires ». sur l’idée de radicalité du mal, cette confusions que d’éclaircissements . 24. Notamment par Jean-Clément Martin dans « À propos du “génocide vendéen”. Du recours à la 25. À ce propos, voir par exemple Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008 (2005) ; Catherine légitimité de l’historien », Sociétés contemporaines, vol. 39, n° 1, 2000, pp. 23-38. Voir aussi cette recension Colliot-Thélène et Florent Guénard (dir.), Peuples et populisme, Paris, Presses universitaires de France, critique : « Reynald Secher, Vendée. Du Génocide au mémoricide. Mécanique d’un crime légal », Annales Coll. La vie des idées, 2014 ; Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, historiques de la Révolution française, n° 368, 2012, pp. 194-196. Premier Parallèle, 2016.

18 décembre 2016 - N° 8 19 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Le « communautarisme » corres- propos d’un auteur, Gérard Mordillat, Investigations sur quelques formules pour dire pond aussi à un terme récemment qui vient de rééditer un texte de Benito les maux présents, passés ou futurs : « nouveau forgé pour désigner un « mal » d’une Mussolini définissant le fascisme Moyen Âge » et « retour au/du Moyen Âge » autre nature, c’est-à-dire discutable, en 1933 et de le commenter dans un voire chimérique, utilisé en tout cas livre portant comme sous-titre « Le dans un sens bien précis, et tout sauf retour du fascisme dans la France Laurent Broche - docteur en histoire, enseignant-chercheur au département de Langue et Civilisation 26 28 neutre, dans l’espace public français . contemporaine » . La question se françaises de l’Université du Zhejiang à Hangzhou. Enfin, dernier exemple, et sans pose en effet, même si elle n’appelle doute pas le moins complexe, le pas pour autant des réponses simples concept de « fascisme » donne lieu et définitives, de la nature des me- depuis longtemps à des usages mul- naces qui pèsent aujourd’hui sur les tiples postulant des associations droits de tous et de chacun. Mais sans entre des situations qui sont à la fois nous dispenser non plus de cette quête Résumé : Dans les années 1920 et 1930, de nombreuses plumes ont usé et abusé des diverses et marquées par des élé- du changement et des différences qui formules « nouveau Moyen Âge » et « retour au/du Moyen âge » pour décrire et dénoncer ments communs. L’usage récurrent caractérise le travail d’histoire. des faits du présent ou un avenir inquiétant. Dans le même temps, d’autres recouraient de ce terme est sans doute suggéré, Entre les crimes de masse du passé à ces expressions pour s’opposer à la modernité, cause d’une décadence toujours plus et à juste titre, par la fameuse formule et les atteintes aux droits humains du profonde, et appeler à des valeurs inspirées d’un passé dit médiéval. L’ambivalence de ces de Bertolt Brecht comme quoi « Le présent, entre les états d’exception et formules a continué pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les usages positifs ventre est encore fécond, d'où a surgi les manifestations contemporaines de de ces locutions persistent, mais de manière très marginale. Par contre, le recours péjoratif la bête immonde »27. Il exprime en l’autoritarisme, entre la montée et la à ces expressions est toujours très en vogue. On les retrouve aussi dans des discours qui quelque sorte le sentiment de la me- banalisation de l’extrême droite, se analysent l’évolution des relations internationales et l’actualité. En apparence plus neutres nace constante d’un retour possible de profilent en tout cas une interrogation dans ce champ, ces formules ne peuvent y avoir, en raison de leur généalogie trouble, que la barbarie. Dans l’actualité française et une préoccupation centrales pour des rôles ambigus et aisément manipulables. la plus récente, c’est précisément le En Jeu. Histoire et mémoires vivantes. Mots-clés : médiévalisme, nouveau Moyen Âge, formules, antisémitisme, géopolitique.

26. Voir Fabrice Dhume-Sonzogni, Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris, Demopolis, 2016. 27. Elle se trouve dans l’épilogue de L’irrésistible ascension d’Arturo Ui, une pièce écrite en 1941. 28. Gérard Mordillat présente Le fascisme de Mussolini, Paris, Demopolis, 2016.

décembre 2016 - N° 8 21 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs...

etour au Moyen Âge », « nou- retour de cette période. Il propose une l’antisémitisme, Georges Batault, aver- côté de l’échiquier politique, la même R veau Moyen Âge », « retour du réflexion sur quelques usages problé- tit : « Le bolchevisme ou maximalisme expression célèbre l’URSS comme Moyen Âge », ces expressions, et leurs matiques de la « formule »2 « nouveau pose des problèmes d’ordre interna- seule barrière contre les méfaits du variations et dérivées – sous des formes Moyen Âge » et de ses apparentées. tional que le monde doit résoudre sous capitalisme. Ainsi, un hebdomadaire du verbales telles que « revenir au Moyen peine de sombrer dans la barbarie d’une Parti communiste écrit : Âge » et « renvoyer au Moyen Âge » Pendant l’entre-deux-guerres : sorte de nouveau moyen âge. »3 Dix ans « En octobre 1917, la Révolution ou d’unités lexicales légèrement diffé- des formules omniprésentes et plus tard, un journaliste explique : « Il russe a sauvé le monde du chaos. […] rentes comme « prochain Moyen Âge », au-dessus des clivages politiques y a des mystiques destructrices qui, si De nouveau, après dix ans, le monde se « futur Moyen Âge » – sont très en vogue pour dénoncer les menaces elles s’imposaient au monde, le plonge- trouve devant la guerre. D’un côté les pour décrire et dénoncer des maux et contre la modernité raient pour longtemps dans la nuit. Le bourgeois, les possédants qui veulent problèmes du présent ou de l’avenir. Des communisme en est une […]. S’il triom- affermir leur pouvoir, asservir le monde personnalités politiques de tous bords, Pendant l’entre-deux-guerres, ces ex- phait, on reverrait sur la terre un nou- entier, renverser la Russie des Soviets, des organisations et des institutions pressions péjoratives médiévales étaient veau Moyen Âge. »4 En 1931, Edmond plonger dans l’esclavage, l’abrutisse- diverses, des intellectuels médiatiques, encore plus actives qu’aujourd’hui. Giscard d’Estaing s’inquiète : l’URSS va ment et la misère tous les travailleurs des universitaires, des journalistes, des Dans les journaux et revues, dans les bientôt vendre des produits à bas prix du monde, dans l’enfer d’un nouveau quidams de divers niveaux culturels y discours politiques, dans les essais au monde. Aussi, ce pays, « qui a déjà Moyen Âge. […] De l’autre, la Révolu- recourent. Avec elles, on glose sur la et les romans, etc., elles dénonçaient provoqué une effrayante dégradation de tion des Soviets qui a résisté à tous les géopolitique, l’économie, les conflits, une grande variété de maux, présents, la civilisation intellectuelle et morale », assauts et qui, patiemment, construit le les questions de société, mais aussi sur potentiels ou futurs, tels que le recul va ajouter « le trouble d’éléments qui socialisme. »6 les sujets les plus triviaux. Des bandes des libertés, la montée d’idéologies font rétrograder le progrès économique Ubiquistes, les formules péjora- dessinées d’anticipation, des romans et dangereuses et de l’antisémitisme, les jusqu’aux conditions les plus pré- tives médiévales ne sont donc pas des films de science fiction les mettent risques d’un ralentissement du progrès, caires d’une humanité misérable ». En ancrées à une identité politique. Elles en scène. Ces usages disparates vé- voire d’une dégradation des conditions conséquence, la « Russie tend à nous dépassent les clivages idéologiques hiculent l’idée, vécue comme une de vie. Signe indéniable de leur popu- ramener à ce nouveau moyen âge qui et expriment de part et d’autre l’ana- crainte, d’un retour à certains traits, larité parmi les gauches, le Comité de assombrit l’Europe orientale. L’orga- thème. Elles se connectent à l’image réels, exagérés ou carrément légen- vigilance des intellectuels antifascistes nisme capitaliste est, sans exagération négative du Moyen Âge forgée par daires, du Moyen Âge, et plus préci- (CVIA), créé au lendemain des violences et à proprement parler, le rempart qui les humanistes, renforcée par les sément de ses débuts – les invasions antiparlementaires du 6 février 1934, protège le peuple contre la contagion Lumières puis l’école laïque. Déjà barbares – et de sa fin – la grande l’intégra dans son manifeste fondateur de la détresse et de la faim. »5 Pour ces actives au XIXe siècle, ces formules at- crise du XIVe siècle. Dans leurs ver- titré « Aux travailleurs » : « Camarades, trois auteurs, l’URSS peut entraîner un teignent leur acmé dans l’entre-deux- sions les plus extrêmes, ces vocables sous couleur de révolution nationale, on « nouveau Moyen Âge », entendu ici guerres. Certains considèrent alors annoncent des catastrophes d’ampleur nous prépare un nouveau Moyen Âge. » comme une régression des libertés et que leur usage gêne l’analyse sereine avec un recul durable et radical des Communes aux voix de gauche, ces des conditions de vie. Mais, de l’autre de l’actualité7. D’autres s’en agacent, modes de vie. Cet article n’étudie ni les formules péjoratives œuvraient aussi façons dont les sociétés se sont souve- à droite comme le montrent ces trois 3. Georges Batault, « Le “bolchevisme” et la Suisse », Mercure de France, 16 janvier 1919, p. 356. 4. Eugène Le Breton, « “Europe, ma patrie !” », L’Ouest-Éclair, 18 mai 1929, p. 1. nues et se souviennent du Moyen Âge ou variations sur le même thème. En 1919, 5. Ed. Giscard d’Estaing, « L’ours en cotte bleue », Journal des débats politiques et littéraires, 26 mai 1931, s’y réfèrent1 ni l’ensemble des idées de l’écrivain royaliste, future forte plume de pp. 1-2. 6. « Il y a dix ans ! », La Provence ouvrière et paysanne, 5 novembre 1927, p. 4. 1. Voir Tommaso Di Carpegna Falconieri, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, re 7. « C’est une question qui commence à se poser un peu trop souvent à l’attention de nos contemporains. Paris, Publications de la Sorbonne, 2015 (1 éd. en italien, 2012). On la retrouve dans la conclusion de presque tous les ouvrages de politique, et il y a déjà longtemps que la 2. Définie comme « un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans littérature s’en est emparée. Mais, cette question si actuelle, on n’aime pas beaucoup l’examiner en elle- un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent même ; on préfère généralement accuser ses adversaires, quels qu’ils soient, de préparer ce moyen âge dans le même temps à construire », in Alice Krieg-Planque, La notion de « formule » en analyse du discours. horrifique et vague, auquel tant de gens croient déjà sans s’en douter », Arnaud Dandieu, « Allons-nous Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009, p. 7. vers un moyen âge », Le Monde nouveau, 15 avril 1925, p. 141.

22 décembre 2016 - N° 8 23 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs...

tel ce journaliste : « Dans le nouveau l’échec et la disparition prochaine de le poison de l’Orient qui s’incarne largement à ces formules. Par elles, moyen âge qu’une mode littéraire l’humanisme et de ses réalisations dans l’idéalisme germanique et le sans tout à fait y mettre le même sens, plus faite de snobisme réactionnaire délétères. Les chrétiens doivent se mysticisme slave dégénéré en bol- ces intellectuels « rêvent de restaurer que de réelle intellectualité, s’efforce battre pour faire advenir ce change- chevisme, il fait allusion au nouveau un "nouveau Moyen Âge", aspiration de nous imposer »8, dont le commen- ment, car d’autres concurrents s’em- Moyen Âge de Berdiaev, mais renvoie signifiant soit retour à l’unité taire pointe un sens différent de celui pressent de prendre la place bientôt surtout à un article d’Achille Mestre spirituelle d’une Chrétienté sous qui dénonce des situations ou orienta- laissée vacante par l’humanisme : les paru en juillet 1925 dans une revue l’autorité d’une théocratie pontificale tions jugées mauvaises : le « nouveau superstitions de toutes sortes et les de la constellation maurassienne (La soit unité temporelle autour d’un Moyen Âge » peut aussi exprimer des religions politiques, mauvaises et dan- Revue fédéraliste). Le célèbre pro- Empire d’origine romaine à prétention espérances. gereuses, fascisme10 et communisme. fesseur à la faculté de droit de Paris universelle »15. Dans cet apogée des Ce « nouveau Moyen Âge » suscitera réitère l’idée de « demander une formules « nouveau Moyen Âge » et Des formules qui servent alors « un surrationalisme de type médié- leçon » au Moyen Âge dans Le Figaro apparentées, leur ambivalence appa- aussi pour critiquer la modernité val » nécessaire pour bâtir un « type peu après. Reprenant une image raît radicale. Les uns s’en servent et exprimer la volonté d’un retour religieux plus élevé », un système peut-être biblique (Daniel 4 : 10-17) pour dire qu’autrefois était supérieur au passé « démotique […] pas du tout démocra- et surtout barrésienne13, il compare à aujourd’hui et qu’il faut y revenir, ou tique »11, une société chrétienne. la France « à un arbre splendide qui au minimum s’en inspirer afin de sor- En 1927, paraît au « Roseau d’or », Orthodoxe, mais grand lecteur ombrageait le monde et qui abritait tir de la décadence, du marasme. Les collection d’accointance catholique et d’écrivains catholiques français du les oiseaux du ciel » mais qui a autres y recourent pour brandir un re- de sympathie maurrassienne, l’essai XIXe et du début XXe siècles désireux perdu sa splendeur par les méfaits poussoir et annoncer une catastrophe qui donnera, par son titre – Un nouveau de renouer avec l’intensité spirituelle de la modernité. Il ne désespère à venir. Avec elles, les défenseurs de Moyen Âge9 –, le plus de retentisse- du Moyen Âge, Berdiaev, parfaite- cependant pas car divers signes in- la modernité dénoncent les menaces ment à l’expression. Nicolas Berdiaev, ment francophone, devient, quand diquent que « nous marchons vers qu’ils voient fondre, tandis que ses philosophe russe, souhaite ce nou- il s’installe dans la capitale en 1925, une sorte de nouveau moyen âge, pourfendeurs clament leur espoir de veau Moyen Âge, non restauration de une figure intellectuelle parisienne. vers une ère qui s'accommodera libérer la civilisation de la déliques- l’ancien, mais passage à une ère vrai- Il n’était ni le premier ni le dernier à mieux des complexités de l'histoire cence inhérente à la modernité. ment dirigée vers le transcendant et user positivement de cette formule. et qui n'aura plus la superstition l’au-delà. Des siècles d’humanisme Ainsi, quand le maurrassien Henri de la construction classique », une Le nouveau Moyen Âge au temps éloigné du christianisme ont rompu le Massis, dans sa Défense de l’Occident, époque capable de refonder les des dictatures et du fracas des lien unissant l’homme à Dieu, l’ont en- publié également en 1927 dans le liens sociaux et familiaux, de resti- armes traîné vers des idéologies, une société Roseau d’or qu’il codirige, en appelle à muler l’intelligence, car tendue vers et des événements qui l’ont débilité. « l’idéal du moyen âge » contre « l’idéal « l’Universel »14. L’ambivalence fut encore plus forte Heureusement, de nombreux symp- moderne »12 pour défendre la civilisa- En bref, dans les années 1920, dans les années trente et la Seconde tômes, pénibles, marquent l’usure, tion chrétienne et occidentale contre portées par le néo-thomisme, de Guerre. Ce « néomédiévalisme de l’in- nombreuses plumes catholiques, telligence catholique de la fin des an- 8. A.-L. Bittard, « Chronique du vieux-neuf. Fénelon contemporain », Le Radical, 28 septembre 1930, p. 7. désireuses de conjurer la décadence nées vingt recouvre […] des interpréta- 9. Nicolas Berdiaeff, Un nouveau Moyen Age. Réflexions sur les destinées de la Russie et de l’Europe, Paris, Plon, 1927 (1re éd. à Berlin, en russe, en 1924). Aujourd’hui, l’orthographe « Berdiaev » est plus courante. et de surmonter la crise spirituelle, tions bien différentes de “la primauté 10. Berdiaev admire le vitalisme du fascisme, le voit comme un des signes de l’avènement d’un nouveau intellectuelle et morale, recourent du spirituel”. S’il se veut d’abord une Moyen Âge car basé sur le « principe de la force » et le « sursaut vital des groupes sociaux » (ibid., p. 121), mais il le considère comme un concurrent des institutions chrétiennes. 11. Ibid., p. 97, 141 et 156. Souligné par l’auteur. Pour Berdiaev, le suffrage universel n’exprime pas les aspirations du peuple, mais les agitations provisoires des masses ; la nature du pouvoir fait qu’il s’exerce 13. Maurice Barrès, Les Déracinés, Paris, Fasquelle, 1897, pp. 198-200. toujours par quelques-uns, même dans les démocraties représentatives ; la représentation par des unions 14. Achille Mestre, « élégie sur un arbre malade », Le Figaro, 31 mai 1926, p. 1. professionnelles, corporatives, économiques et spirituelles est souhaitable. 15. Albert Kechichian, Les Croix-de-feu à l’âge des fascismes : Travail Famille Patrie, Paris, Champ Vallon, 12. Henri Massis, Défense de l’Occident, Paris, Plon, 1927, p. 256. 2006, p. 23.

24 décembre 2016 - N° 8 25 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs...

réaction au libéralisme et au laïcisme, de la veille où Wladimir d’Ormesson vertex Mussolini et Lénine – les deux et souhaitait un retour vers un nouveau il se présente aussi, au moins en puis- condamnait la « violence odieuse » fanaux rouges d'un nouveau Moyen Moyen Âge, « où l’unité et l’universa- sance, comme un garde-fou contre les contre les Juifs et la désignait comme Âge »21. lité de la culture chrétienne seraient tentations totalitaires de la décennie un « retour aux plus fanatiques ex- retrouvées, et étendues cette fois à à venir. » 16 Le garde-fou ne tint pas. cès du moyen âge »20. Dans le même En bref, alors que de nombreux l’univers tout entier »24. Mais, en 1937, Le nazisme, dans sa rhétorique, ses temps, des intellectuels, catholiques opposants jetaient l’anathème sur il préféra abandonner la formule : pratiques et ses projets, prôna le re- et autres, en France et ailleurs, sup- les régimes nazis et fascistes comme « On a pu appeler un “nouveau tour au Moyen Âge17 et valorisa « les portaient les régimes totalitaires parangons d’un retour au Moyen Âge Moyen Âge” l’âge au seuil duquel nous prétendus héritages germaniques et se réjouissaient de les voir tra- désastreux pour les libertés et la civi- nous trouvons. Mais ce mot peut faire venus du Moyen Âge » dans un « mé- vailler à un nouveau Moyen Âge. lisation, leurs propagandes et cer- illusion. Il conviendrait plutôt de l’appe- diévalisme » « anti-chrétien »18. De Ainsi, au Québec, dans une revue à tains de leurs soutiens annonçaient ler un troisième âge […], du troisième nombreux opposants dénoncèrent l’orientation politique fascisante, un avec joie leur volonté de renouer avec âge de notre ère de civilisation, on le nouveau Moyen Âge nazi ou fas- auteur partisan d’un curieux syncré- le Moyen Âge. Dans ces conditions, pourrait à peine dire qu’il a commencé, ciste, en particulier dans leurs di- tisme – « J’admire Lénine, Mussolini, quelques-uns de ceux qui avaient usé mais plutôt que nous assistons […] aux mensions antisémites19. Exemple Hitler, Kémal » – loue le « soviétisme de ces formules se firent prudents. lointaines préparations qui l’annoncent surprenant, mais indice du partage russe » qui a réussi à faire « du fas- Par exemple, dans les années 1920, […] on peut penser que ce troisième âge de cette formule pour condamner cisme au carré, ou plutôt du corpo- Jacques Maritain, alors lié aux milieux assisterait d’abord à la liquidation géné- l’inacceptable, sous le titre « Retour ratisme, du socialisme intégral, de maurassiens et coéditeur de Berdiaev rale de l’humanisme post-médiéval, et au moyen âge », la revue de presse l’économie dirigée » et annonce que au Roseau d’or qui devint un habitué de nul ne sait combien de siècles il dure- de L’Humanité du 15 novembre 1938 l’« évolution simultanée et parallèle sa maison de Meudon, avait largement rait ensuite. Nous ne l’imaginons nul- reprend, non pour les critiquer mais du soviétisme et du fascisme finira employé l’expression22, en précisant lement comme un âge d’or, à la façon pour les approuver, des extraits d’un nécessairement par produire la toujours qu’il souhaitait non un retour de certaines rêveries millénaristes. article en première page du Figaro courbe qui rattachera à un même matériel ou politique au Moyen Âge L’homme y resterait ce qu’il est, mais il mais « s’inspirer de ses principes »23. resterait sous un régime temporel, un 16. Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, En août 1928 encore, dans une confé- ciel historique nouveau destiné à décli- Cerf, 1999, p. 197. rence donnée à Constance devant ner aussi à la fin […] ; et c’est seulement 17. Voir François Perroux, Des mythes hitlériens à l’Europe allemande, Lyon, Bosc Frères, M. & L. Riou, 1935. le congrès de l’Association des uni- sous ce régime que commencerait La section « Nouveau moyen-âge » étudie les conceptions économiques du régime : « Une école préconise le retour délibéré aux formes de production et d’échange pré-capitalistes. Lorsque ces formes régnaient, versitaires catholiques allemands, il de s’épanouir l’humanisme intégral, la communauté nationale était plus unie, la nation démographiquement plus forte et plus indépendante. Un Nouveau Moyen-Age, tel est donc […] le mot d’ordre que lancent quelques économistes […]. A cette tendance évoquait ses conversations sur l’ave- l’humanisme de l’Incarnation […] et qui se rattache la politique de réagrarisation et de protection de la paysannerie pratiquée par le troisième nir de la civilisation occidentale avec ne comporterait d’autre théocratie que Reich », François Perroux, Des mythes hitlériens à l’Europe allemande, Paris, Librairie générale de droit et 25 jurisprudence, 1940, pp. 182-183. Cette réédition augmentée de 1940 finira sur la liste Otto. Berdiaev et le philosophe Peter Wust celle du divin amour. » 18. Joseph Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants d’histoire s’interrogent, LAMOP– Paris 1, 2007, pp. 51-52. (http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/Sportdecombat.pdf). 21. Jean-Louis Gagnon, « Politique », Vivre, 16 avril 1935, p. 2. Cinquante ans après, l’auteur décrira son 19. Dans la presse d’exil des antifascistes italiens au lendemain des lois antisémites de 1938 « [t]ous les parcours : « Je suis né à droite, maurrassien et nationaliste. La crise économique et la guerre civile courants ou presque parlent de retour au moyen-âge, les anarchistes usant d’images en fait comparables », d’Espagne m’ont fait basculer à gauche. La dictature du prolétariat et la nature antidémocratique du in Éric Vial, « Les antifascistes italiens en exil en France face aux lois antisémites mussoliniennes de socialisme m’ont conduit au libéralisme, comme l’ethnocentrisme de tous les nationalismes m’a convaincu 1938 », Cahiers de la Méditerranée, N° 61, 2000, p. 230. que seul le fédéralisme offre […] à tous les hommes, le moyen de vivre dans la dignité et la paix », Jean- Louis Gagnon, Les apostasies. T. I. Les Coqs de village, Montréal, La Presse, 1985, p. 17. 20. « Retour au Moyen âge », L’Humanité, 15 novembre 1938, p. 4 qui cite le « P. S. » de l’article « Discipline nationale » de Wladimir d’Ormesson, Le Figaro, 13 novembre 1938, p. 1. En juin 1938, le chimiste Harold 22. Jacques Maritain, Antimoderne, Paris, édition de la Revue des jeunes, 1922, p. 194. C. Urey, président de la Fédération de l’université Columbia pour la démocratie et la liberté intellectuelle, 23. Jacques Maritain, Primauté du spirituel, Paris, Plon, 1927, cité d’après Œuvres complètes, t. 3, Fribourg accompagne l’appel à des collèges et universités des états-Unis demandant d’accueillir gratuitement des éditions universitaires, Paris, éd. Saint-Paul, 1985, pp. 853-854. étudiants fuyant les pays totalitaires d’une lettre qui indique qu’ils sont chassés de « pays qui paraissent 24. Jacques Maritain, « Saint Thomas et l’unité de la culture chrétienne », La vie intellectuelle, oct. 1928, retourner à un nouveau moyen-âge de l'esprit », « Pour les étudiants chassés par les fascismes », pp. 71-72. L’Humanité, 19 juin 1938, p. 4. Une pétition de la même organisation déclare : « Such brutality has been unparalled since the Middle Ages », in « Students, Faculty Flay Nazi Terror As 1000 Sign Petition To 25. Jacques Maritain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Paris, President », Columbia Daily Spectator, Vol. LXII, n° 34, 15 nov. 1938, p. 1. Fernand Aubier, 1936, pp. 259-260.

26 décembre 2016 - N° 8 27 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs...

Dans son plaidoyer pour une nou- Et pourtant, Hitler lui-même crai- Ce philosophe et universitaire reven- conservateurs, ultra écologistes, chré- velle chrétienté, profane et séculière, gnait un retour au Moyen Âge : « Hitler dique le « goût de la provocation » 30 de tiens ou de religiosités singulières. Le ou laïque, le philosophe renonce à ne cesse depuis Mein Kampf de pro- la formule dont il connaît le potentiel basculement vers un usage péjora- une expression qui a pris des tonali- phétiser la fin de toute civilisation répulsif constamment exploité par des tif quasi unilatéral doit certainement tés trop réactionnaires et favorables humaine en cas de victoire du judéo- « plumitifs » et autres « imbéciles », beaucoup au discrédit durable que le aux régimes totalitaires. D’ailleurs, bolchevisme […] Hitler prophétise une bienheureux de lui accoler l’adjectif nazisme et Vichy ont jeté sur les usages dans « L’impossible antisémitisme », nuit de mille ans comparable à la nuit « réactionnaire » sans argumenter. positifs du « nouveau Moyen Âge » et de défendant comme un acquis irrévo- médiévale qui a frappé l’Europe après Il ne renie pas certains aspects de la ses apparentées, ainsi qu’au recul de cable l’émancipation des Juifs par la fin du monde antique. Hitler n’a modernité et ne veut pas un retour aux l’influence du catholicisme et à l’éloi- la Révolution française, il s’oppose à rien d’un amateur de Walter Scott : le conditions du Moyen Âge qui, sans être gnement des conditions de vie et des tout retour en arrière vers une ségré- Moyen Âge constitue à ses yeux une celles dénoncées par ses pires détrac- mentalités du vrai Moyen Âge à cause gation de type « ghetto » et défend régression culturelle inouïe, un âge teurs, n’incitent guère à la nostalgie. de la modernisation. « un pluralisme fondé sur la dignité obscurantiste et oppressant après la Mais il désire renouer avec « la vision des personnes humaines » contre clarté de la culture, du paganisme et du monde » de ce temps, donc remettre Le nouveau moyen âge « l’absurde parodie médiévaliste de l’humanisme antique, qui ne préfi- à une place prééminente le supra- dans les discours actuels hitlérienne »26. gure qu’imparfaitement ce qui guette humain et le divin. Cette solution est d’analyse : un usage répandu, L’ambivalence gagna encore en l’Europe en cas de victoire de la bes- « inévitable » si l’humanité veut sortir problématique et ambigu intensité durant la Seconde Guerre. tialité soviétique. »28 de son impasse destructrice et prendre On n’en finirait pas de citer des op- un « nouveau départ »31. En 2013, un Le corpus analysé jusqu’ici comporte posants et résistants au nazisme Au début du XXIe siècle, de rares roman, signé par un médiéviste russe, avant tout des textes et propos d’opinion. dénonçant l’avènement des valeurs usages positifs de ces formules mettant en scène un homme saint de Terminons par des discours qui affir- nazies en des termes similaires aux subsistent la fin du XVe siècle, a obtenu un grand ment étudier de façon neutre l’actualité. tracts trouvés dans des établisse- succès en Russie et ailleurs (traduit En 1993, Alain Minc, dans Le nouveau ments parisiens ou saisis sur des Il existe toujours des usages posi- en plus de quinze langues)32. L’atmos- Moyen Âge, propose un diagnostic du élèves en mai 1942 : tifs des formules médiévales. En voici phère spiritualiste a beaucoup plu aux présent et des perspectives sur l’ave- « Les boches renouvelant dans deux. Convaincu de l’échec du projet milieux conservateurs russes et amé- nir. Avec la chute du Mur de Berlin, l’étoile jaune des Juifs la sonnette de l’humanisme exclusif athée qui, ricains, mais aussi à des sensibilités l’humanité s’engage vers un « nouveau des lépreux tiennent certainement à « incapable de répondre à la question plus libérales qui l’ont lu comme une Moyen Âge », c’est-à-dire un monde nous prouver qu’ils sont capables de de la légitimité de l’homme » et de exaltation du contre-courant. Certains totalement déstructuré, en proie au réaliser dans les faits ce “Moyen Âge” dire « pourquoi il est bon qu’il y ait l’ont associé au désir d’un « nouveau tribalisme, aux crises, sans centre, où qu’ils prônent tant dans leur propa- des hommes sur la terre », a entraîné Moyen Âge », entendu comme un re- se développent des « zones grises » gande. Etudiants, nous ne laisserons l’humanité vers des idées destructrices nouveau spirituel chrétien33. dominées par les mafias et la corrup- pas déshonorer notre pays par ces et des menaces totales29, Rémi Brague Le recours à ces formules dans un tion, où vivent de plus en plus d’exclus, mesures médiévales. »27 souhaite un « retour au Moyen Âge ». sens positif est cependant aujourd’hui où la raison recule au profit d’idéolo- très marginal, juste le fait de groupes gies primaires, de superstitions et de ou auteurs minoritaires, nationalistes, peurs ancestrales, où les souverainetés 26. Jacques Maritain, « L’impossible antisémitisme », dans Daniel-Rops (éd.), Les Juifs, Paris, Plon, 1937, repris dans Jacques Maritain, L’impossible antisémitisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 97. 30. Ibid., p. 248. Voir aussi Rémi Brague, Modérément moderne, Paris, Flammarion, 2014, p. 10. 27. Documents des Archives nationales (AJ 16 7116-7118) cités par Alain Wagneur, Des milliers de places vides, Arles, Actes Sud, 2014, p. 42. 31. Ibid. pp. 186-189. 28. Johann Chapoutot, « Comment meurt un Empire : le nazisme, l’Antiquité et le mythe », Revue historique, 32. Evguéni Vodolazkine, Les quatre vies d’Arséni, Paris, Fayard, 2015. 2008/3 (n° 647), pp. 668-669 qui renvoie à « des propos privés d’Hitler rapportés par Goebbels, in Joseph 33. Voir par exemple les articles de Rod Dreher sur le site du bimensuel The American Conservative : « For Goebbels, Tagebuch, 8 avril 1941 », donc au début de la campagne de Russie. a New Middle Age », 29 june 2015 (sur Berdiaev) ; « The End of Our Time », 17 nov. 2015 ; « People Need 29. Rémi Brague, Le propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris, Flammarion, 2013, pp. 35-37, 42. Other Things To Live By », 2 dec. 2015.

28 décembre 2016 - N° 8 29 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs...

s’effilochent et les structures s’ef- avait pris la suite des réserves de du danger intellectuel de recourir à Âge puisqu’il s’attaque à des valeurs facent, où l’émiettement et le désordre Jacques Delors37. Tout en reconnais- une analogie trompeuse pour analy- qu’il faut défendre – humanisme, rai- gagnent34. Jacques Delors commenta : sant de « l’intérêt » au livre, l’historien ser l’actuel. En effet, recourir aux for- son, héritage des Lumières, état-na- « un de nos plus brillants essayistes déplorait qu’un « esprit de la qualité mules « nouveau Moyen Âge » et ses tion – alors que Berdiaev le désire car il […] lance une expression qui pour- d’Alain Minc » ne tienne aucun compte apparentées pour qualifier un phéno- redonnera à l’humanité une société ca- rait bien connaître le succès : celle des travaux qui, sans en négliger « les mène ou une situation risque d’en- pable de renouer avec le divin en rem- du “nouveau Moyen Âge”, dans lequel ombres et faiblesses », ont largement traîner la confusion et d’empêcher la plaçant ces valeurs néfastes. Minc était nous serions entrés depuis la chute rectifié l’image unilatérale d’un Moyen compréhension tant elles charrient de plutôt dans la mouvance des études du communisme. La formule frappe Âge « période catastrophique ». Le stéréotypes et de représentations40. en relations internationales. Un an parce que, sous la plume de Minc, elle pire lui paraissait que cette expres- De la même façon, des spécialistes plus tôt, interrogé sur la chute du bloc revêt une connotation péjorative – trop sion ne saisit pas notre époque par un de sciences humaines ont reproché communiste, le politologue Pierre péjorative à mon sens, mais passons, prudent comparatisme mais « ferme l’usage de termes médiévaux pour Hassner avait donné au « nouveau ce serait un autre débat. »35 Dans une […] la compréhension de l’essentiel de parler de sociétés traditionnelles non- Moyen Âge » un sens qu’on retrouvera conférence à la Sorbonne le 18 janvier ce qu’elle est, et qui est spécifique », occidentales car ce vocabulaire trop chez beaucoup : une époque chaotique, 1994, Jacques Derrida, qui avait appré- car « [r]ecourir à une formule qui est marqué ne pouvait que manquer leurs où la scène d’un monde sans centre est cié l’essai, déclara que parmi les trois d'autant plus frappante qu'elle est spécificités41 et d’autres ont expliqué partagée par de multiples acteurs43. motifs « secondaires » pour lesquels il facile et profite de la mode que connaît que qualifier de « moyen-âgeux » les Mais la formule circulait depuis long- était « obligé d’objecter », mais sur les- un Moyen Âge toujours englué dans les exactions et idées des fanatiques isla- temps dans des exposés académiques. quels il ne s’étendrait pas, figurait : « la ignorances d’antan, c’est remplacer mistes ne pouvaient que passer à côté L’initiateur est probablement Arnold référence au Moyen Âge, la rhétorique un effort d’analyse original nécessaire de leurs réalités42. Wolfers de l’université de Yale, qui très subtile d’Alain Minc à ce sujet, une à la compréhension de notre temps Dans sa première page, Alain Minc avança en 1962 l’idée d’une « sorte de rhétorique dans l’usage de cette réfé- par un slogan démagogique »38. rappelait que l’idée d’un « nouveau “new medievalism” » – les guillemets rence qui le met sans doute à l’abri de Dans cette polémique, le plus im- Moyen Âge » n’était « étrangement sont de l’auteur – pour mieux saisir les certaines objections d’historiens mais portant n’est pas la dénonciation pas neuve et Berdiaev se l’était, en récents changements dans le champ non peut-être de toute objection »36. Le – récurrente39 – de la reprise de cli- son temps, appropriée ». La référence international44 car, comme à l’époque philosophe avait oublié que Jacques chés éculés bien qu’invalidés par la est surprenante car les deux auteurs médiévale, les situations complexes Le Goff n’avait pas laissé passer et science historique, mais la critique utilisent la formule pour désigner un de diverses questions internationales changement considérable mais ne tendent vers un effacement des lignes 34. Alain Minc, Le nouveau Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1993. lui donnent absolument pas le même de démarcation entre politique inté- 35. Jacques Delors, « L’avenir invisible », Le Monde, 7 novembre 1993. sens. Minc redoute ce nouveau Moyen rieure et politique étrangère. En 1977, 36. Jacques Derrida, « Penser ce qui vient », in René Major (dir.), Derrida pour les temps à venir, Paris, Stock, 2007, pp. 33-34. 37. Jacques Le Goff, « Les vieux habits du Moyen Age », Le Monde, 20 nov.1993, p. 2. Les inventaires des 40. Ou être utilisé à des fins très éloignées de la pensée de l’auteur. Voir par exemple, pour Minc, le archives de Jacques Delors mentionnent « Lettre et projet de commentaire de l’historien Jacques Le Goff site Colmar régionaliste, qui déclare : « Ce blog ne fait pas de pub mais le livre d’Alain Minc intitulé Le au sujet de l’article de Jacques Delors et de l’ouvrage d’Alain Minc (07/11) », voir http://archives.eui.eu/ nouveau Moyen âge me semble une bonne analyse de l’évolution de notre monde » avant de peindre de en/fonds/240074?item=JD-04.01.06-1807 façon très xénophobe l’actualité : http://colmardabord.hautetfort.com/archive/2014/06/30/a-colmar- 38. Avis similaire du médiéviste Pierre Monnet : « A. Minc […] ne voit pas qu’une fausse conception du aussi-le-retour-au-moyen-age-se-fait-sentir-5401675.html et http://colmardabord.hautetfort.com/ Moyen Age engage en dernier lieu une fausse conception de la modernité ? », « Conclusions », in Jean Claude archive/2014/12/28/2014-l-annee-du-retour-au-moyen-age-5521547.html. Schmitt, Otto Gerhard Oexle, (sous la dir. de), Les tendances actuelles de l’histoire médiévale en France et en 41. Jean-Pierre Chrétien, « Vocabulaire et concepts tirés de la féodalité occidentale et administration Allemagne, Paris, publications de la Sorbonne, 2002, n° 19, p. 630. indirecte en Afrique orientale », in Daniel Nordman et Jean-Pierre Raison (éd.), Sciences de l’homme et 39. Jacques Le Goff (« Les fantasmes de Jacques Attali », Libération, 15 mai 2000) fut plus virulent avec conquête coloniale, Paris, Presses de l’ENS, 1980, pp. 47-64. Jacques Attali quand ce dernier utilisa la formule (« La nouvelle économie est par nature anticapitaliste », 42. Voir par exemple : John Terry, « L’état islamique, ce n’est pas le Moyen Age », Slate, 5 mars 2015, Libération, 5 mai 2000). L’essayiste répliqua que le « plus grand médiéviste français » avait mal lu son http://www.slate.fr/story/98557/etat-islamique-daech-moyen-age article et jouait au mauvais « douanier » des savoirs et enfonça le clou : « La science française crève de ces ridicules défenses de territoires [...]. On y retrouve là le pire du Moyen Age, celui de la Sorbonne et de 43. « Nous entrons dans un nouveau Moyen âge », entretien avec Pierre Hassner, Le Monde, 27 oct.1992, ses docteurs rancis, confondant le savoir avec la préservation obstinée des dogmes, envoyant au bûcher p. 2. tous les vagabonds de la pensée » (« Moyen âge : défense d’entrer », Libération, 23 mai 2000). Pour un 44. Arnold Wolfers, Discord and Collaboration: Essays on International Politics, Baltimore, The Johns Hopkins usage récent de la formule, voir Jacques Attali, « Un planétaire Moyen âge », L’Express, 7 avril 2014, p. 146. Press, 1962, p. 242.

30 décembre 2016 - N° 8 31 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Investigations sur quelques formules pour dire les maux présents, passés ou futurs...

Hedley Bull, titulaire d’une chaire chrétienté médiévale » : « l’intégration Âge en embuscade. Ces organisations très persistantes, d’autres moins vi- d’études des relations internationales régionale des États », « la désintégra- rejettent l’État et relèvent de ces orga- sibles aujourd’hui, mais qui affleurent à Oxford, creuse le concept. L’idée de tion des États », « le rétablissement nisations internationales criminelles toujours et peuvent resurgir. Pourvues « New Medievalism » n’apparaît que de la violence internationale privée », qui entraînent le monde dans un sce- de forts ressorts rhétoriques, elles dans la troisième partie – prospective – « les organisations transnationales » nario néomédiéval semant le chaos. font réagir, elles rassemblent, elles de The Anarchical Society. Il y examine et « l’unification technologique du Conséquences : puisque ces ennemis divisent et, à certains moments, elles des « chemins alternatifs à l’ordre monde » 47. sont dans le Moyen Âge, l’Amérique ne ont servi de signes de ralliement ou mondial », en particulier la fin d’un Décédé en 1985, Hedley Bull n’a pas peut les combattre efficacement qu’en d’identification, voire de slogans. système fondé sur les états-nations. pu voir le franc succès de son concept, abandonnant le droit international et Eric. J. Hobsbawm constatait que Il utilise alors le conditionnel et reste sa reprise et ses applications – mais l’État de droit d’aujourd’hui ; recourir « les historiens de métier […] sont prudent : « Si les États modernes de- souvent avec moins de prudence que contre eux à des moyens que notre démunis face à ceux qui choisissent vaient partager leur autorité sur leurs lui - pour expliquer qu’à la simpli- époque condamne – « guerre préven- de croire au mythe historique »49. La citoyens et leur aptitude à comman- cité de la Guerre froide ont succédé tive », détention arbitraire, torture, prégnance de ces formules en dépit der leurs loyautés, d’une part avec les la confusion et l’éparpillement des etc. – n’est pas illégitime. des dénégations des historiens ren- autorités régionales et mondiales et dangers : rôle des mafias, effondre- De ce parcours, il apparaît que ces voient à leur nature. Elles se sont d’autre part avec des autorités sub- ment des États dans certaines parties formules médiévales ne sont pas développées, et ont prospéré, à par- étatiques et sub-nationales à un point du monde, origine et fonctionnement d’anodins tics de langage. Capables tir de mythes construits et entrete- tel que le concept de souveraineté de l’Union européenne, etc. Surtout, de participer à tout et son contraire, nus sur cette période, et, pour une cesserait d’être applicable, alors l’on il n’a pas pu agréer ou contrer ce que parfois outils rhétoriques pour des part, relèvent de cette catégorie. Et pourrait dire qu’une forme néo-mé- certains jugent comme des détour- idées et des groupes opposés, elles s’il existe des usages conscients, diévale d’ordre politique a émergé. »45 nements de sa pensée. Le médiéviste se révèlent extrêmement complexes, volontaires, intentionnels de ces ex- Il envisage de dangereuses consé- Bruce Holsinger a avancé que les ambiguës, récupérables et ambiva- pressions, assurément elles ont ac- quences – « si cela ressemblait au néoconservateurs américains ont uti- lentes. Leur généalogie trouble et quis une certaine autonomie qui fait précédent de la chrétienté occidentale, lisé abusivement son « New Medieva- longue les ont affublées de significa- qu’elles échappent largement à ceux cela contiendrait plus d’insécurité et lism » 48. Pour eux, les terroristes et les tions et fonctions variées, certaines qui y recourent. de violence continues et ubiquistes groupes islamistes sont médiévaux car qu’il y en a dans le système des États tribaux, sous-développés, barbares, modernes » 46 – non sur le ton de la fanatiques et ultra-violents. Les Think prophétie mais avec la réserve de l’hy- Tanks conservateurs, le département pothèse de travail. Un peu plus loin, il d’État et particulièrement Donald décrit cinq caractéristiques de la poli- Rumsfeld mettent en avant le carac- tique mondiale contemporaine qui ten- tère médiéval de leurs ennemis, moins draient à dessiner la tendance au rem- pour s’insurger contre leur obscuran- placement du « système des États » tisme que pour qualifier leur capacité par « une réincarnation séculière d’intervention transnationale où ils du système d’autorité entremêlée agissent astucieusement à la manière ou segmentée qui caractérisait la des groupes de maraudeurs du Moyen

45. Hedley Bull, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, London, McMillan, 1977, pp. 254-255. 46. Ibid., p. 255. 47. Ibid., pp. 264-276. 48. Bruce Holsinger, Neomedievalism, Neoconservatism, and the War on Terror, Chicago, Prickly Paradigm 49. Eric J. Hobsbawm, « L’historien entre la quête d’universalité et la quête d’identité », Diogène, Press, 2007, en particulier pp. 55-79. oct-déc. 1994, n° 168, pp. 57, 62.

32 décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon

Sébastien Ledoux - Paris 1/Centre d’histoire sociale du XXe siècle

Résumé : L’expression « devoir de mémoire » est instituée en France en formule du dis- cours au début des années 1990. Ce partage de plus en plus large des usages du terme tra- duit le pouvoir qui lui est accordé : remédier aux maux du passé comme à ceux du présent. Cet article analyse comment le devoir de mémoire est ainsi employé comme un pharmakon censé réguler le corps social et préserver la société de nouveaux maux, en n’omettant pas d’évoquer le caractère ambigu de ce nouveau mot d’ordre.

Mots-clés : devoir de mémoire, Shoah, témoin, école, justice.

décembre 2016 - N° 8 35 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon

i l’expression devoir de mémoire très limités, ces usages indiquent le essor, le Front national, sont présentés associatif et intellectuel. L’un des ado- S apparaît en France dans les an- souci de lutter contre l’effacement des comme les stigmates d’une France qui lescents explique : « On nous a tou- nées 1970 comme une figure de style traces propre à l’entreprise génoci- n’arrive toujours pas à faire face à son jours dit que c’étaient les Allemands produite par une élite culturelle sans daire et à sa négation. La polarisation passé, cinquante ans après les faits. qui avaient fait le mal. On ne nous a référence historique particulière, son sur l’extermination des Juifs fait alors Le devoir de mémoire est alors mobi- jamais dit que les Français y étaient imposition comme formule du dis- émerger la question de la responsabi- lisé comme un remède urgent pour la pour quelque chose. Pourquoi on nous cours intervient au cours des années lité des auteurs d’un crime qualifié de collectivité nationale dans une rhéto- a caché cette vérité ? »5 Les réponses 1990 dans le cadre de la mémoriali- mal absolu. Lancée du point vue his- rique de la dénonciation portée contre des invités adultes reprennent les sation du génocide des Juifs1. Devoir torique par le livre de Robert Paxton les dogmes, contre les pouvoirs en mots employés souvent lors de cette de mémoire est alors mobilisé dans paru en France en 1973, et juridique- place et contre l’occultation de l’his- période qui fabriquent un « contexte l’espace public pour la reconnais- ment par les actions pénales de Serge toire3. Les principaux locuteurs de la de sens »6 : « Oui le statut des Juifs sance politique d’un crime identifié Klarsfeld à partir de 1978, la question formule de cette période – Michel Noir, de 1940 restera “une tâche sur l’hon- depuis plusieurs années comme re- de la responsabilité propre du gou- Jean Le Garrec, Jean-Marie Cavada – neur” de notre pays. Indélébile. Oui, la présentant le mal absolu, l’extermi- vernement de Vichy dans la persécu- qui vont lui permettre sa publicisation France “ne sait pas assumer les pages nation des Juifs pendant la Seconde tion des Juifs en France se construit partagent le sentiment de contester noires de son histoire” ; […] C’est vrai, Guerre mondiale. Cette injonction ainsi en problème public au début des un ordre établi en dévoilant une vérité il arrive que les sociétés humaines formulée est perçue dans le même années 1990. C’est à ce moment-là, que l’on cherche toujours à occulter4. soient atteintes de “pourrissement de temps comme un remède agissant sur et directement lié à ce contexte, que À côté de l’institution judiciaire et du la conscience”. Oui, il incombe à cha- différents maux touchant la société le devoir de mémoire entre en scène pouvoir en place avec Mitterrand, cun, cinquante ans après, un “devoir française (amnésie collective, antisé- comme formule en réponse à un dia- l’institution scolaire est alors désignée de mémoire”. Un devoir individuel et mitisme, négationnisme, montée du gnostic sur la France porté par des comme appartenant à cet ordre établi collectif qui devrait comporter le pro- Front national). Publicisée dans une médias, des historiens et des acteurs en omettant toujours d’enseigner aux cès de la collaboration. »7 rhétorique de la dénonciation contre politiques. Le pays souffrirait d’un élèves le rôle actif de Vichy dans la Comme l’illustre cet exemple, le un ordre établi, le terme devoir de mal, l’amnésie collective à l’égard de persécution des Juifs. Au lendemain devoir de mémoire est alors large- mémoire est situé comme un véritable la participation active de Vichy dans de la commémoration de la rafle du ment référé à la tenue de procès de pharmakon2 susceptible de former des la déportation et l’extermination des Vel' d’Hiv’ de juillet 1992, un débat criminels français qui apparaissent citoyens éclairés en leur instillant une Juifs. Les lenteurs de la justice pour télévisé sur TF1 intitulé « La mémoire comme un vecteur essentiel du dé- conscience historique qui prémunirait juger des responsables français du Vel' d’Hiv’ » met en scène six ado- voilement nécessaire de la vérité his- de la répétition des crimes de masse. (Touvier, Bousquet, Papon), les ambi- lescents de 12 à 17 ans et différentes torique, un dévoilement au nom des güités du président de la République personnalités du monde politique, droits de l’homme qui contribuerait à Devoir de mémoire : remède pour François Mitterrand (ses pressions sur une France malade de son passé la chancellerie pour retarder ces procès, 3. Pour Luc Boltanski, la dénonciation d’une injustice s’accompagne d’une rhétorique de dévoilement pour convaincre et mobiliser d’autres personnes et les associer à la protestation, Luc Boltanski, « La sa relation avec Bousquet, son passé vi- dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51, mars 1984, pp. 3-44. Les premiers emplois du devoir de chyste), les actes antisémites (profana- 4. Nous renvoyons aux entretiens menés avec ces acteurs cités dans Le devoir de mémoire. Une formule et mémoire relatifs au génocide des Juifs tion du cimetière juif de Carpentras en son histoire, op.cit. interviennent au milieu des années mai 1990) et le discours négationniste 5. Propos cité par Alain Rollat, « La commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ sur TF1. “Devoir de mémoire” », Le Monde, 21 juillet 1992. Voir notre analyse sur la question de l’absence de l’enseignement 1980. S’ils restent quantitativement porté par un parti politique en plein de ce fait à l’école comme topos de la rhétorique de la dénonciation dans Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, op.cit., pp. 106-107. 6. Nous renvoyons aux travaux sur l’action collective de Nina Eliasoph qui insiste sur l’importance des 1. Pour l’histoire du terme devoir de mémoire, nous renvoyons à notre étude : Le devoir de mémoire. Une mots dans toute action recherchant une mobilisation. La forme verbale devoir de mémoire employée dans formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016. l’espace public a des conséquences sur la définition de la situation et fait émerger un contexte de sens ; 2. En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède et le poison, un danger et Nina Eliasoph, L’évitement du politique, Paris, Economica, coll. études sociologiques, 2010. ce qui sauve. Voir la lecture qu’en fait Derrida à partir du Phèdre de Platon dans La dissémination et le 7. Cité par le journaliste Alain Rollat dans son article intitulé « La commémoration de la rafle du Vel' d’Hiv’ commentaire de Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, rééd., Paris, Seuil, 2003, pp. 175-180. sur TF1. “Devoir de mémoire” », Le Monde, 21 juillet 1992.

36 décembre 2016 - N° 8 37 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon

l’instruction civique auprès des jeunes de répondre de ce qui a été accompli. radio-télévision du Monde du 6 sep- Toutes les victimes entendues lors générations. C’est dans ce cadre que Cet état de choses qui rend impossible tembre 1993 consacré à la diffusion du procès évoquaient un devoir de les témoins apparaissent dans l’espace la localisation de la responsabilité et du film Le procès Barbie, justice pour témoigner. J’ai choisi non de faire un public comme les dépositaires de la de l’identification de l’adversaire 10 » . la mémoire et l’Histoire, montrant des résumé du procès ou un rappel des vérité d’un crime occulté et les trans- Cet anonymat de ces « bourreaux de extraits du procès pour la première querelles juridiques, mais de rassem- metteurs d’une expérience humaine bureaux » fait pendant à l’anonymi- fois à la télévision. En grand titre sur bler quelques témoignages – ceux édifiante pour les jeunes dans une sation des victimes du génocide. Or, la couverture, on peut lire « Le devoir qui étaient les plus aptes à remplir la logique de prévention. devoir de mémoire surgit dans le dis- de mémoire » avec une photographie seconde mission, celle de témoigner cours médiatique pour donner du sens en dessous de deux témoins du pro- à l’écran – racontant les arrestations, Témoigner contre le mal à l’« apparition » dans l’espace public cès, prise en 1987, deux témoins qui les tortures personnelles, le transfert des témoins du génocide11 : à la fois sont nommés par le journal15. À l’inté- vers Drancy, les souffrances du voyage Un détour par les notions d’« espace des expériences individuelles de vic- rieur du dossier, on trouve « Le devoir et la vie dans les camps »17. Le soir de public » et du « règne de l’Anonyme » times incarnées par des paroles sin- de mémoire » en titre couvrant une la diffusion du film, dans l’émission La développées par Hannah Arendt gulières, et d’individus « identifiés », double page. En dessous, des photos marche du siècle, ce sont près de six éclairent davantage la fonction du de- accusés, et pour certains condamnés, de quatre témoins du procès avec leur millions de téléspectateurs qui voient voir de mémoire dans le discours social de crimes contre l’humanité : Klaus nom indiqué en légende pour chacun « apparaître » les témoins chaque fois à partir de 1992-1993. Hannah Arendt Barbie, René Bousquet et Paul Touvier12. d’entre eux : Ennat Léger, élie Nahmias, nommés, faisant le récit de leur expé- définit l’espace public comme un es- Pour le journal Le Monde par exemple, Sabine Zlatin et Marcel Stourdze. Les rience singulière de la déportation18. pace « où les hommes n’existent pas les deux premières occurrences de six témoins choisis par le quotidien qui Notons que, du point de vue juridique, simplement comme d’autres objets devoir de mémoire datent de 1992 et apparaissent ainsi nommément sont le procès intégralement filmé et enre- vivants ou animés, mais font explicite- concernent les poursuites à l’encontre tous des témoins victimes de la dé- gistré à la demande Robert Badinter, ment leur apparition »8. Par ailleurs, de Paul Touvier et de René Bousquet portation de persécution à l’encontre alors Garde des Sceaux, en 1983, ne dans son texte Sur la violence9 dans le- pour crimes contre l’humanité13. Pour des Juifs et non de la déportation de pouvait être diffusé que cinquante quel elle traite de la violence d’État au l’année 1993, sur douze occurrences répression visant les résistants. Il ans après19. Un amendement voté au XXe siècle, celle-ci évoque l’aspect bu- relevées du terme dans le quotidien, s’agit de donner voix à l’expérience Parlement le 29 juin 1990 modifia l’ar- reaucratique du crime de masse opéré huit concernent les témoignages pu- génocidaire16. Dans l’article qui re- ticle 8 de la loi en permettant la diffu- par le régime le plus tyrannique qui blics de rescapés des camps de la mort late le projet de ce film et sa mise en sion d’images d’un procès pour crimes soit et qu’elle dénomme le « règne de (livre, films, émissions télévisées)14. œuvre, on peut lire le commentaire contre l’humanité, dès sa clôture, sous l’Anonyme, puisqu’on ne voit personne Parmi ces occurrences, on retiendra du journaliste-réalisateur du film, réserve de différentes garanties et en fin de compte qui soit susceptible plus particulièrement celle du dossier Paul Lefèvre, justifiant ainsi son choix après autorisation judiciaire. À la suite de montage : « Qu’y avait-il d’impor- de la demande de diffusion par la so- 8. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, rééd., Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 256. tant ? Ce n’était pas Barbie lui-même. ciété de production de La marche du 9. Hannah Arendt, « Sur la violence », repris dans Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Agora », 1972, pp. 105-187. 15. Il s’agit de Rosa Halaumbrenner et de Fortunée Benguigui, mères d’enfants de la maison d’Izieu 10. Ibid., p. 138. déportés et gazés à Auschwitz-Birkenau en 1944. 11. Pour l’apparition du témoin dans l’espace public, voir Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions 16. Lors de l’extradition de Barbie en France en 1983, ce sont exclusivement les victimes résistantes qui sociales de l’attestation personnelle, Paris, EHESS, 1998. sont évoquées dans les discours médiatiques et universitaires concernant la figure de . Dix ans plus tard, le procès Barbie porte en priorité la mémoire de la déportation des Juifs. Voir Sébastien 12. est condamné pour crimes contre l’humanité en 1987, Paul Touvier en 1994. Quant à Ledoux, « Les témoins du procès Barbie, acteurs de mémorialisation », dans Charles Heimberg, Frédéric René Bousquet, inculpé pour crimes contre l’humanité en 1991, il est assassiné en 1993 avant la tenue Rousseau et Yannis Thanassekos (dir.), Témoins et témoignages. Figures et objets dans l’histoire du XXe siècle, d’un éventuel procès. Paris, L’Harmattan, 2016, p. 67-75. 13. « Après le non-lieu en sa faveur. L’affaire Touvier. Une cérémonie à l’île de la Cité. Le devoir de 17. Le Monde, 5-6 septembre 1993, p. 17. mémoire », Le Monde du 16 avril 1992, p. 8 ; « La commémoration de la rafle du Vel’d’Hiv’ sur TF1. Devoir de mémoire », Le Monde, 21 juillet, p. 8. 18. Outre les témoins du procès Barbie (Simone Lagrange, Sabine Zlatin, Marcel Stourdze, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, élie Wiesel), Pierre Truche, Alain Jacubowicz et Paul Lefèvre participent à l’émission. 14. Le Monde : 19 février 1993; 29 mars 1993, p. 19; 3 juillet 1993, p.2; 11 juillet 1993; 6 septembre, pp.16-17 ; 10 septembre 1993, p. 28 ; 18 novembre 1993, p. 61. 19. Loi « tendant à la constitution d’archives audiovisuelles de la justice » promulguée le 11 juillet 1985.

38 décembre 2016 - N° 8 39 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon

siècle, une ordonnance du Tribunal de envers ces morts qui ne doivent plus questions comme “à quoi sert l’his- les générations futures. » D’autres grande instance de Paris du 1er juillet rester anonymes. toire ? À quoi a servi l’Holocauste si photographies de déportés sont pré- 1993 autorise cette diffusion en souli- on laisse faire les choses aujourd’hui sentées, avant qu’une autre lycéenne, gnant « le caractère pédagogique que L’École, dépositaire du devoir en Yougoslavie ? Qui sont les gens qui en gros plan, déclare : « Il y a une né- revêt la diffusion publique d’extraits de mémoire ont caché l’histoire ou qui s’amusent vrose véritablement à propos de cette de l’enregistrement d’un procès pour à la réécrire ?” Nous sommes donc époque de Vichy, et tout ça, et cette crimes contre l’humanité »20. Ce ca- Au-delà du prétoire et des plateaux allés voir ces jeunes, eux et quelques affaire Touvier, c’est comme un peu ractère pédagogique est mis en scène télévisés, cette configuration du té- historiens, pour tenter de répondre à une psychanalyse : faire resurgir à par un dispositif plaçant sur le plateau moignage à caractère pédagogique ces questions. En commençant notre la surface pour pouvoir mettre après de télévision de jeunes français et encadrée par le terme devoir de mé- enquête par un lycée parisien, le ly- au clair notre histoire. » La musique européens de 18 à 25 ans face aux moire se déploie à partir du milieu des cée Jean-Baptiste Say où des élèves s’estompe ensuite progressivement, témoins qui répondent à leurs ques- années 1990 au sein de l’institution avaient déjà entrepris ce devoir de tandis qu’une photographie de l’entrée tions. Cette soirée télévisée est pré- scolaire soupçonnée d’avoir elle aussi mémoire. » du camp d’Auschwitz avec les rails sentée au préalable par son produc- participé à l’occultation de la vérité Le reportage débute par un plan sur apparaît en zoom avant, accompagnée teur-présentateur Jean-Marie Cavada historique. En mars 1994, le magazine des lycéens dans l’amphithéâtre de du son de plus en plus fort d’une loco- comme « un acte de pédagogie […] qui télévisé Envoyé spécial consacre par leur établissement. En fond sonore, motive. Le téléspectateur voit alors parlera de la nécessité de la justice et exemple une émission sur la dépor- on entend les premières notes parti- une nouvelle image sur fond blanc sur des témoins pour organiser la mémoire tation des Juifs de France pendant la culièrement dramatiques de La jeune laquelle s’imprime en lettres noires et établir l’histoire »21. Seconde Guerre mondiale intitulée fille et la mort de Frantz Schubert et, capitales : « DEVOIRS DE MÉMOIRE ». L’« apparition » à vocation pédago- « Devoirs de mémoire »23. En guise en voix off, la phrase d’une élève : On retrouve dans ces prises de pa- gique des témoins dans l’espace public d’introduction, le journaliste Bernard « Oublier, c’est la pire des choses, role de lycéens l’emprunt de notions est encadrée dans le champ séman- Benyamin s’adresse aux téléspectateurs parce que si on oublie ce qui s’est psychanalytiques utilisées par Henry tique par le devoir de mémoire. La for- en ces termes : passé, c’est le meilleur moyen pour Rousso24 qui se sont diffusées pour mule devient alors un tiers langagier « Depuis plusieurs semaines, vous recommencer après. » Puis le té- identifier la situation-problème de la « convoyeur de sens »22 qui légitime l’avez sans doute remarqué, c’est toute léspectateur voit différentes pho- France face à ce passé. Une telle sé- les actions produites pour mettre fin une époque de l’histoire de France qui tographies de déportés dans un quence télévisée illustre également au « règne de l’Anonyme » décrit par semble resurgir, une histoire mar- camp – corps brûlés, enfants sque- les réflexions du sociologue Patrick Hannah Arendt. La formule est en ef- quée par l’Holocauste, avec le film de lettiques, femmes nues – avec la mu- Pharo sur les scènes de sollicitation fet mobilisée autour de trois référents Steven Spielberg, et la Collaboration, sique toujours présente. La lycéenne publique dans les médias. Ce n’est constitutifs de ce règne : la poursuite avec le procès Touvier. Une histoire qui parle de nouveau, cette fois face pas directement la victime du crime d’individus « identifiés » comme res- a été trop longtemps cachée et que caméra : « On n’a pas à supprimer passé qui sollicite l’écoute, la com- ponsables de crimes contre l’huma- découvrent, parfois avec horreur, des l’histoire ; elle a existé, on n’a pas le passion du destinataire, mais la nité ; la prise de parole publique des millions de jeunes. Le reportage que droit de couper comme ça. Chaque présentation qui est faite du malheur témoins évoquant leur propre expé- vous allez voir, ce sont eux qui l’ont pays a, plus ou moins, une partie un de la victime dans l’image et le com- rience dans une finalité pédagogique, provoqué. Ils nous ont écrit à Envoyé petit peu sombre, un peu honteuse ; mentaire. Patrick Pharo insiste ainsi et enfin la dette des contemporains spécial, par centaines, avec des c’est pas une raison pour la cacher ; sur le fait que « dans le spectacle mé- il faut que cela serve d’exemple pour diatique de l’injustice et du malheur, le 20. Cité dans Le Monde, 5-6 septembre 1993, p. 17. 24. Dans Le syndrome de Vichy, qui paraît en 1987, l’historien présente l’histoire de la mémoire de Vichy 21. Interview de Jean-Marie Cavada dans le Journal du dimanche, 5 septembre 1993. par une grille freudienne : cette mémoire est diagnostiquée comme relevant d’une « névrose » qui voit une « phase de deuil » (1944-1954), puis une phase de « refoulement » (1954-1971) avant de connaitre 22. Nicole Lapierre, « Échos », dans « À propos de “Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie. Un un « retour du refoulé » (1971-1974) qui conduit, à partir de 1974, à l’« obsession » de ce passé. Si Henry génocide aux déserts de l’inconscient” de Janine Altounian », Les Papiers du Collège international de Rousso prend bien soin de préciser que « les emprunts à la psychanalyse [n’ont] valeur que de métaphore, Philosophie, n° 32, p. 28. non d’explication » (Le syndrome de Vichy, rééd., Seuil, coll. « Points Histoire », 1990, p. 19), la théorie 23. « Devoirs de mémoire », Envoyé spécial, France 2, 31 mars 1994, INA. freudienne apparaît bien nourrir sa lecture et son analyse des temporalités de la mémoire.

40 décembre 2016 - N° 8 41 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon

rôle des images et des intermédiaires perçues à la fois par les enseignants, soir même pour présenter cette visite au ralenti. Entourée des collégiens, sémantiques est en effet crucial, car les politiques et les médias comme d’Auschwitz comme une action éduca- Denise Holstein prononce gravement c’est essentiellement le sens des des- des actions éducatives propres à for- tive. En reprenant la formule, les médias ces mots : « 76 000 personnes ont été criptions ou des présentations qui en- mer l’élève comme un citoyen éclairé. audiovisuels semblent avoir ainsi initié déportées de France. Sur les 76 000, il traîne la compassion du sujet pour les À partir du milieu des années 1990, ces cette référence en septembre 1996. y avait 11 000 enfants. Sur les 76 000, injustices et les misères et influe ainsi actions éducatives sont régulièrement Dans les années qui suivent, ces nous sommes revenus à 2 500 ; et à sur ses capacités d’engagement »25. En dénommées – et justifiées – par la usages du terme proviennent souvent l’heure actuelle, nous sommes à peu ce sens, la formule devoir de mémoire formule devoir de mémoire. Rappelons des médias eux-mêmes. Les visites près 300 survivants [on voit des collé- fait alors fonction d’intermédiaire sé- que le moment de naissance du devoir des camps d’extermination qualifiées giens en larmes]. Je vais vous deman- mantique censée favoriser la compas- de mémoire en tant que formule s’est de devoir de mémoire sont présentées der de vous recueillir quelques instants sion des téléspectateurs et influer sur produit lors d’émissions télévisées à la télévision non seulement comme en pensant à toutes ces personnes qui leurs capacités d’engagement concer- mettant en scène des rencontres entre le moment privilégié pour les élèves ont fini ici.V ous savez que d’habitude, nant la (re)connaissance du génocide des témoins déportés et des jeunes. Le d’une éducation citoyenne, mais égale- quand on a perdu quelqu’un, on va au des Juifs en tant que crime commis sujet de philosophie du baccalauréat ment comme l’occasion de leur forger cimetière. Moi, je ne sais pas où aller. » avec la participation active du régime donné en juin 1993, « Pourquoi y a-t-il une conscience historique autour d’un L’image montre au ralenti les élèves qui de Vichy. un devoir de mémoire ? », a également rituel commémoratif au cours duquel déposent leur rose à tour de rôle sur les Du côté de l’Éducation nationale, la légitimé a posteriori de telles pratiques on crée une communauté éducative rails, et en off la voix de Denise Holstein : transmission du génocide des Juifs aux pédagogiques. Des usages du terme pour l’avenir. Le magazine intitulé « Je voudrais aussi que chacun dépose élèves de l’école de la République est sont donc venus ensuite prolonger ces « Le devoir de mémoire »27, diffusé au une rose. Je voudrais que toute votre alors perçue comme une priorité par scènes inaugurales en qualifiant ces journal télévisé de France 3 Haute- vie, vous pensiez, que vous en parliez différents acteurs. Dominique Borne actions éducatives en plein essor du Normandie, le 4 octobre 1997, illustre autour de vous. Vous savez que mal- publie l’article « Faire connaître la nom de devoir de mémoire. Les visites cette dimension. Les journalistes de heureusement, à l’heure actuelle, [fin Shoah à l’école » dans Les Cahiers de des camps par les élèves accompagnés la chaîne, Thierry Bercault et Frédéric du off, retour gros plan sur Denise la Shoah en 1994. Il est alors le doyen des témoins ont par conséquent élargi Gatineau, consacrent un reportage de Holstein] il y a des gens qui disent du groupe histoire-géographie de l’Ins- le champ sémantique de la formule. Le trente minutes à une ancienne res- que ça n’a jamais existé, que c’était de pection générale et responsable de la corpus de l’INA mentionne plusieurs capée d’Auschwitz, Denise Holstein, l’invention. Je pense que quand on est rédaction des programmes d’histoire occurrences de devoir de mémoire di- accompagnant des élèves de troisième ici il est difficile de penser que c’est de entre 1994 et 1998. Cette priorité se rectement associées à ces pratiques au camp d’extermination. Le journa- l’invention [plan sur les visages graves traduit dans les nouveaux programmes scolaires à partir de 1996. Le traite- liste commence par indiquer dans son et tristes des collégiens]. Vous lutterez scolaires de lycée de 199526. L’événe- ment médiatique de la visite du camp reportage que « l’Éducation nationale toute votre vie contre ces gens et… vous ment dénommé Shoah est porteur d’Auschwitz par Jacques Chirac accom- a longtemps ignoré cette page sombre n’oublierez pas tous ces gens qui ont d’enjeux civiques dépassant large- pagné de lycéens, en septembre 1996, de l’histoire de France. Il a fallu beau- disparu. Vous voyez, c’est la troisième ment le contenu d’un savoir historique. semble avoir apporté un cadre référen- coup de courage et d’obstination aux fois que je viens, mais c’est pas plus Parmi les outils pédagogiques mobili- tiel d’ordre sémantique à cette pratique combattants de la mémoire pour dire facile. » Le film se termine sur l’image sés par les personnels de l’institution sociale. Employé par le président de la vérité sur la Collaboration et l’Ho- des roses sur les rails au premier plan, scolaire pour favoriser la transmission la République lors de son discours locauste ». Le reportage se conclut de Denise Holstein entourée des col- de la Shoah aux élèves, les visites des à Cracovie le 13 septembre 1996, le par une scène montrant les élèves et légiens debout, tête baissée, le regard camps d’extermination se développent terme devoir de mémoire est diffusé par Denise Holstein sur les rails, à l’en- porté vers les roses. Sur cette image au cours de ces années. Ces visites sont les rédactions des journaux télévisés le trée du camp. On leur distribue des précise, le titre du reportage apparaît roses alors que l’image est diffusée au centre de l’écran en surimpression : 25. Patrick Pharo, « Sollicitation et déréalisation du malheur. Problèmes de sensibilisation », L’année sociologique, n° 44, 1994, p. 61. 26. Voir Patricia Legris, Qui écrit les programmes ?, Grenoble, PUG, 2014. 27. « Le devoir de mémoire », journal télévisé de France 3 Haute-Normandie, 4 octobre 1997, INA.

42 décembre 2016 - N° 8 43 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon

« Le devoir de mémoire ». La for- « Groupe d’action international » se ministère de l’Éducation nationale ho- écoles une « Journée de la mémoire mule désigne d’une part la nécessaire constitue. Il s’agit de la « Task Force for nore les engagements de Stockholm de l’Holocauste et de la prévention des connaissance pour les élèves d’une International Cooperation on Holocaust notamment par l’envoi en 2002 d’un crimes contre l’humanité »33. La date vérité historique longtemps occultée Education, Remembrance and Re- livre à destination de tous les élèves de la journée est fixée au 27 janvier, et toujours niée par les négationnistes. search » (« Groupe d’action pour la coo- de troisième et de terminale sur l’his- « anniversaire de la libération du Elle est aussi le signe sémantique pération sur l’éducation, la mémoire et toire de la Shoah intitulé Dites-le à camp d’Auschwitz ». La dimension d’un « pacte testimonial »28 contracté la recherche sur l’Holocauste »), créé à vos enfants31. Le livre est préfacé par civique d’une telle commémoration lors de la visite du camp qui crée une l’initiative du Premier ministre suédois Serge Klarsfeld et l’on peut trouver, est clairement affirmée dans la circu- communauté éducative entre le témoin Göran Persson. Ce groupe organise en dans certaines académies, l’ajout laire34. L’occasion offerte par la journée oculaire et les élèves, des élèves deve- janvier 2000 un forum à Stockholm, d’une introduction rédigée par des n’est pas d’apprendre un fait histo- nus par ce rituel sacré effectué sous réunissant les représentants des qua- représentants de l’Éducation natio- rique, mais de favoriser l’adhésion le sceau du serment les « témoins de rante-cinq pays dont huit chefs d’État nale et des élus des collectivités ter- aux valeurs des droits de l’homme témoins » à même de lutter à leur tour, et quatorze chefs de gouvernement. ritoriales. Dans le livre distribué aux pour mieux les défendre au présent. à l’avenir, contre le mal. Présent à ce forum pour représenter élèves du département de l’Essonne Les enseignants partagent alors, Ces pratiques scolaires reçoivent le la France, le Premier ministre Lionel par exemple, l’inspecteur d’acadé- depuis plusieurs années, la même soutien du ministère de l’Éducation Jospin y prononce un discours le 26 jan- mie et le président du Conseil général lecture de ce savoir scolaire perçu nationale qui emploie lui aussi devoir vier 2000. Si les politiques éducatives s’adressent aux élèves de troisième par eux comme « l’exact envers des de mémoire à cette occasion. En 2001, relatives à la Shoah s’inscrivent désor- en faisant référence au terme devoir droits de l’homme » qu’il faut trans- une coopération pédagogique entre le mais dans un cadre international, le de mémoire32. L’enseignement de la mettre pour « prémunir contre une ministère de l’Éducation nationale et chef du gouvernement français nomme Shoah est ainsi présenté comme une barbarie à venir et éduquer les élèves le ministère de la Défense est mise en celle de la France par la formule devoir propédeutique à la formation du ci- à un regard et un esprit critique, ci- place pour « réaliser des actions pé- de mémoire : toyen éclairé, ainsi mieux armé pour toyen »35. Comme les autres acteurs dagogiques liées aux conflits contem- « L’enseignement de la Shoah, la lutter contre l’intolérance. institutionnels, les enseignants font, porains et au devoir de mémoire »29. compréhension des causes qui l’ont Les ministres européens de l’Édu- eux aussi, usage de la formule devoir de Parmi les actions pédagogiques pro- permise, l’hommage rendu à ceux cation nationale, réunis au Conseil mémoire pour marquer leur adhésion mues se trouvent en bonne place les qui l’ont combattue, constitue un de l’Europe à en oc- aux valeurs des droits de l’homme et « voyages » ou « sorties scolaires ». devoir. En France, nous souscrivons tobre 2002, adoptent le principe signifier leur vocation à les transmettre Le pouvoir exécutif s’inspire lui aussi désormais pleinement à ce devoir de d’une journée de commémoration à leurs élèves par ce biais historique36. de la formule pour mener sa poli- mémoire et d’éducation. »30 de l’Holocauste. Celle-ci est mise en Le consensus autour de cette déno- tique éducative dans un contexte de Les États membres rédigent lors place en France par une circulaire de mination partagée devoir de mémoire, mondialisation de la mémoire de la de ce forum une déclaration dans décembre 2003 instituant dans les censée favoriser la transmission Shoah. La politique éducative relative laquelle ils s’engagent à promouvoir à la connaissance de la Shoah prend l’enseignement de l’Holocauste et à 31. Stéphane Bruchfeld et Paul Levine, « Dites-le à vos enfants ». Histoire de la Shoah en Europe, 1933-1945, en effet une dimension internationale instituer une Journée internationale Paris, Ramsay, 2002. 32. Roger Chudeau, inspecteur d’Académie de l’Essonne, et Michel Berson, président du Conseil général à la fin des années 1990. En 1998, un de commémoration. En France, le de l’Essonne, « Aux élèves de troisième de l’Essonne », Ibid., p. 2. 28. Notion de la psychanalyste Régine Waintrater pour qui « le témoignage est une cocréation fondée sur 33. Note de service n° 2003-211 du ministère de l'éducation nationale, 3 décembre 2003. un contrat entre le témoin et celui qui recueille son témoignage, désigné sous le terme de “témoignaire", 34. « Cette journée n’a pas pour but de perpétuer la mémoire de l’horreur, mais d’apprendre aux élèves à Régine Waintrater, « Le pacte testimonial, une idéologie qui fait lien ? », Revue française de psychanalyse, être vigilants, à défendre les valeurs démocratiques et à combattre l‘intolérance », ibid. n° 64, janvier-mars 2000, p. 206. 35. Laurence Corbel et Benoît Falaize, Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres 29. « Coopération pédagogique entre le ministère de l’éducation nationale et le ministère de la défense », de décolonisation, rapport de recherche INRP/IUFM de Versailles, 2003, p. 63. Des éléments du rapport 2001, en accès libre sur le site de l’Éducation nationale éduscol, eduscol.education.fr/D0090/memoire.htm., ont fait l’objet d’une publication par les deux auteurs : « L’enseignement de l’histoire et les mémoires consulté le 20 février 2008. douloureuses du XXe siècle. Enquête sur les représentations enseignantes », Revue française de pédagogie, 30. Discours du Premier ministre Lionel Jospin le 26 janvier 2000 au Forum de Stockholm sur la Shoah, n° 147, 2004, pp. 43-55. l’éducation et la mémoire. 36. Voir le n° 379 de la revue des Cahiers pédagogiques de décembre 1999.

44 décembre 2016 - N° 8 45 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

d’une conscience historique référée pas seulement qualifié d’inopérant. Les mots de la souffrance. Les camps français aux valeurs des droits de l’homme et On lui attribue des effets négatifs. Il dans la mémoire des républicains espagnols l’évitement de la répétition des crimes est accusé d’opacifier l’histoire et son de masse cesse dès la fin des années enseignement, d’instrumentaliser la 1990. Victime de son succès et de ses parole des victimes, de tomber dans usages institutionnels exponentiels, un conformisme moralisant et/ou de Geneviève Dreyfus-Armand - Présidente du CERMI (Centre d’études et de recherches le devoir de mémoire connaît des cri- générer une concurrence des mé- sur les migrations ibériques). tiques de plus en plus vives qui entraî- moires victimaires. Le statut de phar- neront sa mise à distance progressive makon acquis par la formule pour dé- par les institutions, notamment le voiler le crime absolu, ses auteurs et ministère de l’Éducation nationale, ses victimes, et pour se prémunir par au cours des années 2000. C’est sa sa transmission de sa possible répé- fonction pédagogique et la croyance tition, se confirme ainsi en recouvrant Résumé : La mémoire des républicains, vaincus de la guerre civile espagnole et européenne en ses effets sur la prévention des cette fois l’autre sens du terme grec, de 1936-1939, est encore aujourd’hui mal cicatrisée. Réfugiés en France en 1939 pour sau- crimes qui sont mises en cause37. le poison, renvoyant le devoir de mé- ver leur vie et leur liberté, ils sont considérés comme des « étrangers indésirables » et, à ce Cependant, le devoir de mémoire n’est moire à son ambiguïté irréductible38. titre, internés dans des camps par les autorités alors qu’ils ont été les premiers à se battre contre les fascismes. Le texte analyse les terminologies utilisées par les pouvoirs publics et par les historiens, notamment français, puis la formation de la mémoire de cette période chez les réfugiés espagnols qui, toujours, utilisent le terme officiel de l’époque – camp de concentration – alors même que certains ont connu les camps nazis. Des exemples issus d’un ample corpus de presse et de publications attestent de ce choix revendiqué de vocabu- laire, que les historiens se doivent d’expliquer et de comprendre.

Mots-clés : camps français d’internement, 1939-1945 ; exil républicain espagnol de 1939, internement ; exil républicain espagnol en France, mémoire.

37. En 1996, Antoine Prost conclut ses leçons d’histoire ainsi : « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire : mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas […]. Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire », Douze leçons sur l’histoire, rééd., Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 2007 [1996], p. 306. 38. En ce sens, rappelons que, pour Ricœur, « le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l’abus dans l’exercice de la mémoire », Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 106.

décembre 2016 - N° 8 47 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

ongtemps occultée en France pourquoi, dans leurs têtes et dans les camps nazis, de concentration et les Allemands, les Austro-Hongrois ou L comme en Espagne, la mémoire leurs cœurs, les camps institués par d’extermination, des dizaines de mil- les Ottomans qui y résident. des républicains espagnols, vaincus de le décret du 12 novembre 1938 restent liers de personnes, dont de nombreux En 1939, lorsque la guerre mon- la terrible guerre civile européenne de intitulés comme ils étaient officiel- Juifs, la clarification de la terminolo- diale éclate, aussi bien en France 1936-1939, est encore aujourd’hui mal lement désignés alors, des camps de gie s’impose. En cela, les historiens qu’en Grande-Bretagne, des mesures cicatrisée. Les politiques publiques concentration ; et ce, même après la anglo-saxons et espagnols, moins administratives de détention sont ont tardivement et incomplètement révélation de l’existence des camps soumis à cette injonction, adoptent prises à l’encontre des ressortissants – particulièrement en Espagne – pris nazis qu’un certain nombre d’entre divers termes, ceux de l’époque ou d’Allemagne ou d’Autriche. Mais les en compte leur histoire souvent tra- eux ont, par ailleurs, connus. ceux retenus préférentiellement au- deux pays n’adoptent pas tout à fait gique et mesuré à leur juste valeur Une brève exploration des termes jourd’hui, avec une relative indiffé- la même politique. Instruite par les leurs apports innombrables au deve- utilisés par les pouvoirs publics et rence lexicale. conséquences néfastes des camps nir démocratique des deux pays. par les historiens français précédera Comme on le sait, ce sont les Espa- d’Afrique du Sud, marqués par de En ce qui concerne la France, la re- une présentation de la terminologie gnols qui ont, les premiers à l’époque nombreux morts, ce qui a fait scan- connaissance officielle, au plus haut constante employée par les républi- contemporaine, mis en place des dale à Londres, et par les interne- niveau de l’État, de leur rôle pendant cains espagnols exilés eux-mêmes et « camps de reconcentration » à Cuba, ments indifférenciés pratiqués lors la guerre mondiale dans des unités par leurs descendants. pendant la guerre d’indépendance de de la Première Guerre mondiale, ana- combattantes aux côtés des Alliés ou l’île à la fin du XIXe siècle. Le terme lysés au plus haut niveau de l’État, la dans la Résistance a tardé. C’est le Les camps français : les mots « camp de concentration » apparaît en Grande-Bretagne procède, au moins 25 août 2014, soixante-dix ans après du pouvoir et des historiens anglais en 1901 lors de la guerre menée dans un premier temps, à des inter- les faits, qu’un président de la Répu- contre les Boers par les Britanniques nements ciblés des ressortissants blique française a, pour la première Que l’on ne se méprenne pas. Les en Afrique du Sud au début du siècle des puissances étrangères2. fois, reconnu officiellement le rôle de mots du pouvoir et des historiens ne dernier1. Des camps de concentration Sans avoir la même expérience his- la Nueve et des républicains espa- sont pas les mêmes. Les pouvoirs pu- et, pour la première fois, de travail for- torique que la Grande-Bretagne ni une gnols dans la libération de Paris et blics français ont adopté des expres- cé, sont ouverts en 1905 par les colo- réflexion analogue sur les camps de de la France. Au-delà de ce déficit sions différentes pendant la période nisateurs allemands pour les Hereros, concentration, la France se trouve, dès de reconnaissance ou, du moins, de 1939-1945, pour des raisons d’oppor- dans le sud-ouest africain, l’actuelle avant le déclenchement de la Seconde son caractère tardif, les républicains tunité politique. Quant aux historiens, Namibie. Dans cette lignée, une série Guerre mondiale, dans un contexte espagnols et, présentement, leurs ils ont eu la nécessité d’utiliser un de camps de concentration s’ouvriront différent de celui du pays d’outre- descendants, considèrent de façon terme générique permettant de dési- dans ce premier XXe siècle en période Manche. Une fois la parenthèse du amère tant la politique française de gner l’ensemble des camps français de guerre, disparaissant ensuite sans Front populaire close, en avril 1938, non-intervention pendant la guerre de ces années de guerre, même si laisser des traces profondes dans la le gouvernement d’Édouard Daladier d’Espagne que les conditions de leur une périodisation a été indispensable mémoire collective, comme ceux de la multiplie les mesures à l’encontre des arrivée dans l’Hexagone. pour caractériser l’évolution de ces Première Guerre mondiale en France « étrangers indésirables » : le 2 mai À la conscience douloureuse d’avoir, lieux et leurs fonctions successives. et en Grande-Bretagne. Dans ces suivant, l’assignation à résidence et les premiers, combattu les fascismes À cela s’ajoute, pour l’historien, sa deux pays, on interne à partir de 1914 la surveillance sont prescrites pour avec leurs seules forces et à l’incom- responsabilité sociale – civique pour- 1. Annette Wieviorka, « L’expression camp de concentration au XXe siècle », Vingtième siècle. Revue préhension d’avoir été abandon- rait-on dire – d’aider ses lecteurs et d’histoire, n° 54, avril-juin 1997, pp. 4-12. Geneviève Dreyfus-Armand, « De quelques termes employés nés face à cette noire coalition, notamment un jeune public à ne pas (camps d’internement, de concentration, d’extermination) : de leur signification historique à leur poids mémoriel », in De l’exil et des camps. Écrire et peindre, de Max Aub à Ramón Gaya, Bernard Sicot (éd.), s’ajoute l’humiliation d’avoir été des confondre toutes les notions et à ne Regards [Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines (CRIIA-EA 369), Groupe de recherches « étrangers indésirables » sur le sol pas mélanger des situations his- résistances et exils (GREX), université Paris-Ouest Nanterre La Défense], n° 12, 2008, pp.19-31. d’un pays qu’ils considéraient comme toriques différentes. Dans un pays 2. Anne Grynberg, « 1939-1940 : l’internement en temps de guerre. Les politiques de la France et de la Grande-Bretagne », Vingtième siècle, op. cit., pp. 23-33. David Cesarani, « Camps de la mort, camps de la patrie des droits de l’homme. C’est comme la France qui a vu partir pour concentration et camps d’internement dans la mémoire collective britannique », ibid., pp. 13-23.

48 décembre 2016 - N° 8 49 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

les étrangers frappés par un arrêté improvisés à la hâte sur les plages du les dénominations officielles des n’est pas davantage un simple “centre d’expulsion et qui ne parviennent Roussillon. La tradition administrative camps changent considérablement, d’accueil” ou “centre d’hébergement” pas à obtenir un visa pour quitter la ne fait que reprendre un terme usité en fonction d’impératifs politiques. Si à l’intérieur duquel les internés France. Le 12 novembre 1938, un dé- pour les nommer. C’est ainsi qu’Albert le camp de Rieucros, en Lozère, est peuvent attendre en toute quiétude cret prévoit, pour ces mêmes « étran- Sarraut les définit au début du mois de appelé en septembre 1939 « centre des jours meilleurs. Et “l’accueil” gers indésirables », l’internement février : de rassemblement d’étrangères », il offert aux arrivants évoque davantage dans des « centres spéciaux » où ils « Le camp d’Argelès-sur-Mer ne devient « camp de concentration » en l’emprisonnement que l’hospitalité. feront l’objet d’une surveillance per- sera pas un lieu pénitentiaire mais un janvier 19417. En revanche, le camp de À vrai dire, on cherche vainement un manente3. Comme le souligne Anne camp de concentration. Ce n’est pas Rivesaltes est considéré comme un terme pour désigner ce camp. »10 Grynberg, « la confusion s’est instau- la même chose. Les asilés qui y pren- « centre de regroupement familial », De même, en 1989, Pierre Vilar, grand rée progressivement, tout au long des dront séjour n’y resteront guère que le un centre d’hébergement, lors de son historien spécialiste de l’Espagne, années trente, entre étranger/réfugié/ temps nécessaire pour préparer leur ouverture massive aux familles, no- précise dans sa préface à Plages d’exil. ennemi »4 : la politique d’immigration refoulement ou, sur leur option, leur tamment espagnoles, en janvier 1941. Les camps de réfugiés espagnols en devient de plus en plus restrictive au libre passage de retour en Espagne. »5 Le camp de Djelfa, en Algérie, est inti- France : fur et à mesure que la crise écono- Le terme de « camp de concentra- tulé « centre de séjour surveillé »8. Les « Je n’aime pas l’usage extensif mique et sociale frappe le pays, dou- tion » est employé constamment à exemples de changement de dénomi- du terme camp de concentration, blée d’une crise d’identité marquée l’époque dans les documents adminis- nation administrative sont nombreux. assez souvent appliqué aux camps par la montée de l’instabilité politique tratifs, qu’ils émanent des différents Quant aux historiens, ils se sont pen- que ce livre décrira. Au sens strict, le et de la xénophobie. ministères, de l’armée ou des muni- chés assez tardivement sur les camps terme n’est pas inexact : à Argelès ou Si bien que les pouvoirs publics cipalités. Il s’agit bien de la définition français, à partir du milieu des années Saint-Cyprien, on concentra bien, en français emploient tout naturelle- qu’en donne le Larousse de 1927 : 1980 et surtout dans les années 1990. effet, plusieurs dizaines de milliers ment, pour désigner ces « centres « Les camps de concentration sont Leur souci légitime est alors de trou- d’hommes. Mais les mots ont une his- spéciaux » prescrits par le décret de des camps de refuge dans lesquels ver une terminologie qui ne prête pas toire. Auschwitz ou Mauthausen ont novembre 1938, le même terme que on rassemble, sous la surveillance de à confusion avec les camps nazis dont donné à ceux de camp de concentration pendant la Première Guerre mondiale, troupes, soit des populations civiles l’étude scientifique commence à se une charge telle qu’il faut en faire un celui de camp de concentration. Après de nationalité ennemie, soit des sus- développer9. L’un des premiers à étu- emploi prudent. »11 la Retirada, ce grand exode de près pects, soit des soldats prisonniers. »6 dier un camp français, Claude Laharie, À juste titre, les historiens français d’un demi-million de civils et de mili- Les réfugiés républicains espagnols ne cache pas son embarras, en 1985, sont soucieux de ne pas introduire de taires espagnols survenu fin janvier et n’étant pas des ressortissants de na- à propos de la première période du confusion, auprès de leurs lecteurs, début février 1939, les hommes en âge tionalité ennemie ni des soldats pri- camp de Gurs, celle de l’année 1939 : entre des camps où l’on interne, où de porter les armes – et, parfois aus- sonniers, ils sont, de toute évidence, « Gurs n’est pas […] un “camp de l’on souffre, où l’on meurt, par indif- si des femmes et des enfants – sont des suspects qu’il faut surveiller et concentration”. Le terme, largement férence, incurie ou rigidité adminis- conduits vers ces « centres » prévus contrôler. utilisé en 1939 […] a pris, depuis, une trative, et des « camps concentration- par le décret. À la mi-février 1939, ils Au cours des années suivantes, où toute autre signification. […] Gurs naires » relevant d’un système, d’un sont quelque 275 000 réfugiés espa- les réfugiés espagnols seront encore, gnols à être internés dans les camps pour beaucoup, à nouveau internés, 7. Maëlle Maugendre, Les Réfugiées espagnoles en France (1939 - 1942) : des femmes entre assujettissements et résistances, thèse de doctorat d’histoire, université Toulouse-2, 2014, p. 280. 8. Bernard Sicot, Djelfa, 41-43 : un camp d’internement en Algérie, Paris, Riveneuve, 2015. 3. Journal officiel. Lois et décrets, 3 mai 1938, pp. 4 967–4 969 et 13 novembre 1938, pp. 12 920–12 923. 9. Le livre de Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, passé inaperçu lors de sa publication en 4. Ibid. 1961 à Chicago, n’a été publié en français qu’en 1988. 5. La Dépêche du 2 février 1939, cité par Marie-Claude Rafaneau-Boj, Odyssée pour la liberté. Les camps de 10. Claude Laharie, Le Camp de Gurs 1939-1945. Un aspect méconnu de l’histoire du Béarn, Pau, Infocompo, prisonniers espagnols, 1939-1945, Paris, Denoël, 1993, p. 117. 1985, p. 120 éd. de 1993 (Pau, J & D éditions). 6. Cité par Grégory Tuban, Contrôle, exclusion et répression des réfugiés venus d’Espagne dans les camps du 11. Jean-Claude Villegas (coord.), Plages d’exil. Les camps de réfugiés espagnols en France, 1939, Nanterre/ sud de la France. 1939-1944, thèse de doctorat d’histoire, université de Perpignan, 2015, p. 30. Dijon, BDIC/Hispanistica XX, 1989, p. 11.

50 décembre 2016 - N° 8 51 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

« univers concentrationnaire »12 dont utilisée par certaines autorités locales, jeunes chercheurs français prennent le printemps 1938, aucun préparatif n’a l’objet est de soumettre, de broyer et surtout en 1939 et 1940, et plus large- également ce parti présentement16. été effectué, même pour l’accueil d’un d’éliminer l’individu. Ces historiens ap- ment par les internés eux-mêmes ou Pour notre part, ayant choisi en 1989, nombre moindre de réfugiés. L’idée pellent donc « camps d’internement » la presse. Les autorités gouvernemen- avec Jean-Claude Villegas, le terme de d’utiliser, au moins temporairement, les camps français d’avant et d’après tales évitèrent de le faire, pour des rai- « camp de réfugiés espagnols » pour le les infrastructures et camps militaires la Seconde Guerre mondiale, qu’ils sons politiques évidentes. La querelle sous-titre de Plages d’exil, nous avons alors inoccupés, comme au Larzac par répondent à des situations exception- de mots n’est pas innocente. »14 essayé d’expliquer, d’abord avec Émile exemple, a été immédiatement rejetée nelles ou qu’ils correspondent, sous le Temime puis ultérieurement, en analy- aussitôt qu’entraperçue. La méfiance régime de Vichy, à des logiques d’exclu- Les historiens anglo-saxons ou espa- sant la mémoire de ces camps, l’emploi domine largement à l’égard des réfu- sion, de répression ou de persécution. gnols, qui écrivent dans un contexte so- récurrent de l’expression « camp de giés républicains qui, pourtant, se sont Ainsi, pour Annette Wieviorka, « l’ex- cio-historique différent, se posent aussi concentration » chez les internés espa- battus pendant plus de deux ans et pression “camp de concentration” est la question de la terminologie pour gnols, ne nous interdisant pas person- demi contre des ennemis communs trop erratique pour permettre d’appré- désigner les camps français dans les- nellement de l’employer pour certaines que l’on essaie encore d’amadouer en hender des phénomènes différents », quels ont été internés les républicains périodes et toujours en expliquant multipliant les concessions. n’obéissant pas à des logiques de espagnols ; mais ils utilisent souvent pourquoi17. Autant, entre l’été 1936 et le prin- même nature, ce qui risque d’interdire l’expression en vigueur dans les textes temps 1938, sous le gouvernement du leur étude13. Denis Peschanski, qui s’est administratifs et militaires de l’époque Comment s’est forgée la mémoire Front populaire, l’accueil des quelque longuement penché sur l’histoire des et toujours employée par les anciens des camps français chez les 150 000 réfugiés espagnols venus camps français, opte pour l’expression internés espagnols ou par leurs des- républicains espagnols ? chercher asile en France au fur et générique « camp d’internement » : cendants, celle de « camp de concentra- à mesure de l’avancée des troupes « La difficulté croît si l’on considère tion ». D’une certaine façon, en reprenant Contrairement aux camps ouverts en franquistes – marquée à chaque étape les statuts qu’ont connus les camps l’expression courante en 1939 et 1940, période de conflit, comme cela a été le par des massacres sans nombre – a français d’internement : certains sont et même s’ils analysent ces camps cas pendant la Première Guerre mon- été solidaire et humaine, autant, en dits d’internement, mais d’autres d’hé- avec les mêmes précautions métho- diale, les lieux d’internement aména- 1939, l’arrivée de ceux qui viennent en bergement, de transit, voire de concen- dologiques que leurs confrères fran- gés dans la précipitation pour les réfu- France pour sauver leur vie et leur li- tration. Ils relèvent tous de notre çais, ils prennent en compte le terme giés de la guerre d’Espagne n’ont pas berté a été accompagnée de mesures objet d’étude, même si la différence ancré dans la mémoire des réfugiés de de lien direct avec la défense du pays. vexatoires. Certes, le droit d’asile est de terminologie ne relève pas que du la guerre d’Espagne. C’est le cas, par Certes, le nombre de réfugiés dépasse accordé, mais tellement à contre- discours. Nous parlerons indifférem- exemple, des historiens anglais Paul largement les prévisions envisagées cœur que seules des dispositions ment de “camps d’internement”. Cela Preston, Helen Graham ou Scott Soo depuis des mois par les observateurs pour assurer l’ordre et la sécurité vaut spécialement pour l’expression mais aussi de l’historienne madrilène et également celles évoquées à la du pays ont été prises. Assurément, de “camps de concentration” pourtant de l’exil espagnol Alicia Alted Vigil15. De mi-janvier 1939 par le ministre espa- la situation est exceptionnelle mais gnol des Affaires étrangères18. Mais, l’absence de politique prospective, la 12. L’expression est de David Rousset qui a connu, comme résistant, les camps nazis et a dénoncé aussi compte tenu de la politique de repli, de crainte et l’indifférence – déjà Prague les camps du goulag soviétique (L’univers concentrationnaire, Paris, Éd. du Pavois, 1946 ; pp. 113-115 dans fermeture et de suspicion généralisée remplace dans les préoccu- l’édition des Éd. de Minuit de 1965). 13. Annette Wieviorka, « L’expression camp de concentration au XXe siècle », art. cit., p. 12. envers les étrangers entreprise depuis pations françaises – font que l’État y 14. Denis Peschanski, Les camps français d’internement, 1938-1946, thèse de doctorat d’État, 2000, p. 5. 15. Helen Graham. The War and his Shadow : Spain’s Civil War in Europe’s Long Twentieth Century, Eastbourne, 16. Voir les travaux de Maëlle Maugendre ou Grégory Tuban cités plus haut. Sussex Academic Press, 2012 ; Paul Preston, Doves of War : Four Women of the , New York, Harper Collins, 2010 ; Paul Preston, El Holocausto español. Odio y exterminio en la Guerra Civil y después, 17. Plages d’exil, Les camps de réfugiés espagnols en France, 1939, op. cit. ; Geneviève Dreyfus-Armand, Émile Barcelone, Debate, 2011 ; Scott Soo, The Routes of exile. France and the Spanish Civil War refugees, 1939-2009, Temime, Les camps sur la plage, un exil espagnol, Paris, Autrement, 1995 ; Geneviève Dreyfus-Armand, L’Exil Manchester, Manchester University Press, 2013 ; Alicia Alted Vigil, La voz de los vencidos. El exilio republicano des républicains espagnols en France, de la Guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel, 1999. de 1939, Madrid, Aguilar, 2005 ou, avec Lucienne Domergue, La cultura del exilio anarcosindicalista español 18. Julio Alvarez del Vayo demandait alors à la France d’accueillir quelque 150 000 réfugiés ; mais, pour lui en el sur de Francia, Madrid, Cinca, 2012. comme pour le reste du gouvernement Negrín, la guerre n’était pas terminée.

52 décembre 2016 - N° 8 53 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

répond en ne s’appuyant que sur les – des parents âgés et de jeunes civils espagnols raflés en représailles Cette trajectoire, qui part des camps dispositifs législatifs dont il vient de enfants – les mêmes conditions de à Angoulême par les Allemands ; sur français, passe par les Compagnies se doter pour contrôler et réprimer l’exode que ses compatriotes : les quelque 927 personnes dépor- de travailleurs étrangers et aboutit à les étrangers. « Rien n'avait été prévu ni préparé tées, le camp absorbera les hommes Mauthausen, est restée gravée dans C’est ce profond malentendu qui pour eux, c’est certain. Mais compte et les garçons de plus de 13 ans, les la mémoire des républicains espa- résonne encore aujourd’hui, en ce tenu du débordement de toutes pré- femmes et les enfants sont remis aux gnols comme une spirale fatale début du XXIe siècle, dans la mémoire visions […] on aurait pu avoir davan- autorités franquistes. Le camp de unique. D’autant que ces derniers des descendants de l’exil républi- tage d’humanité, moins de raffine- Mauthausen comme d’autres camps sont persécutés par les nazis avec cain espagnol. Même s’ils avaient été ment dans les humiliations, moins de du Reich seront la destination de l’appui du régime franquiste. Ramón profondément déçus par la politique cruauté dans le traitement. »19 nombre de résistants espagnols arrê- Serrano Suñer, ministre de l’Intérieur de non-intervention, les républicains Ensuite, le tragique exode des répu- tés dans la France occupée. et beau-frère de Franco, est à Berlin espagnols espéraient arriver dans blicains espagnols a été enseveli sous Ainsi, l’écrivain Virgilio Botella en septembre 1940 quand est émise la la France des droits de l’homme et les autres tragédies qu’allait générer Pastor, réfugié au Mexique où l’accueil consigne écrite de mettre les anciens ils se voient traités comme des sus- la Seconde Guerre mondiale. Le voile a été plus chaleureux qu’en France, « combattants rouges d’Espagne » pects, voire des malfaiteurs et des de l’oubli s’est étendu assez rapide- explique les motifs qui le poussent, dans des camps du Reich, l’exécu- criminels. Aux souffrances physiques ment sur cette année 1939 qui a vu dans ses romans à caractère histo- tion ayant précédé l’ordre formel. Le dues aux mauvaises conditions maté- s’ouvrir les premiers camps d’inter- rique, à laisser un témoignage écrit de régime de Vichy, qui s’emploie à les rielles de vie dans les camps – qui nement en France, lieux de privation la guerre d'Espagne et de l'exil : réprimer, ne les a, bien entendu, pas s’ajoutent aux années de guerre et à de liberté et de non-droit, puis sur « Je souhaite exposer les causes de mentionnés dans la convention d’ar- l’exode – se surimposent surtout chez la création, pour utiliser ces inter- notre guerre et la défaite, narrer la mistice. Les républicains espagnols eux les souffrances morales combien nés, des Compagnies de travailleurs geste des républicains espagnols qui, ont connu également une longue ré- insoutenables que sont la désillusion étrangers (CTE) placées sous com- en exil, passèrent par les camps de pression dans l’Espagne franquiste par rapport à l’image ancrée en eux mandement militaire. C’est précisé- concentration de France pour conti- après la fin « officielle » des com- d’une France des Lumières et, sur- ment cet embrigadement dans les nuer à lutter ensuite, non pour leur li- bats : des milliers de fusillés, plus tout, l’humiliation de se voir consi- CTE envoyées travailler à l’organisa- berté mais pour la liberté des autres, d’une centaine de campos de concen- dérés comme des « indésirables ». tion défensive des frontières, particu- et mourir pour elle, depuis les sables tración, une multitude de prisonniers Passe encore la vie précaire et dif- lièrement à la ligne Maginot, qui vau- du Sahara et de Bir Hakeim jusqu’aux employés à des travaux forcés dans ficile dans les camps, pour laquelle dra aux républicains espagnols d’être neiges de Narvik en Norvège ; de l’île des bataillons disciplinaires, des on peut alléguer l'improvisation d'un les premiers déportés vers les camps de Crête, comme parachutistes de centaines de fonctionnaires évin- pays dépassé par le flot des réfugiés ; nazis à partir d’août 1940. Non recon- l’armée anglaise, jusqu’aux plages cés. Dans les camps de concentra- mais ce dont ces derniers gardent nus prisonniers de guerre comme normandes du débarquement, en- tion franquistes, on « rééduquait » douloureusement le souvenir, ce sont leurs compagnons de captivité fran- cadrées dans des unités anglaises les prisonniers, on les torturait, la rudesse et les vexations ressenties çais, les Espagnols sont extraits des et françaises ; depuis le maquis, la afin d’annihiler toute velléité de à leur arrivée, voire l’hostilité‚ ainsi stalags par les autorités allemandes. guérilla et la Résistance en France, résistance. Tout cet enchaînement que la suspicion permanente dans Ils sont alors envoyés en Autriche, à jusqu’aux camps d’extermination répressif fait que la mémoire des ré- lesquelles ils ont été tenus. Comme Mauthausen, classé camp de caté- d’Allemagne, alors qu’ensuite les publicains espagnols n’a retenu que l’écrit l’ancienne ministre de la Santé gorie 3 par l’administration nazie, au survivants reçurent le prix et la ré- l’expression unique de « camp de du gouvernement républicain Federica régime particulièrement sévère. Ils compense que nous connaissons concentration ». Comme le précise, Montseny, qui a vécu avec sa famille y sont rejoints dès l’été 1940 par des tous et dont nous continuons encore cinquante ans après la Retirada, le à bénéficier. »20 socialiste Antonio Gardó Cantero,

19. Federica Montseny, Pasión y muerte de los Españoles en Francia, Toulouse, Espoir, 1969, p. 22. Texte paru 20. Virgilio Botella Pastor, « Porque escribo sobre la guerra y el destierro », Anales. Ateneo ibéro-americano, en plusieurs livraisons dans El Mundo al día en 1950 et rassemblé dans cette édition. 1969, n° 5, pp. 1-9 ; conférence prononcée le 13 décembre 1969.

54 décembre 2016 - N° 8 55 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

l’un des animateurs du travail cultu- sont restées purement morales, don- seulement au XXIe siècle que l’exil et en suspens n’a pas permis une cicatri- rel entrepris dans le camp d’Argelès, nant aux républicains espagnols le la répression franquiste sont entrés sation des blessures morales. puis résistant dans les maquis du sentiment amer d’un second abandon dans le débat public avec la fameuse C’est donc une mémoire encore à vif Languedoc : international après la non-intervention. déclaration des Cortès en 2002. La qui a commencé à émerger à la fin du « J’ai toujours pensé que ces camps Puis, la survenue de la guerre froide, loi de Mémoire historique adoptée en siècle dernier, tant en Espagne qu’en que nous appelons camps de concen- les changements de majorité poli- 2007 permet certaines avancées par France, et qui a acquis, en cette pre- tration devaient être placés au troisième tique, le souci des pays anglo-saxons, rapport à la reconnaissance des répu- mière décennie du XXIe siècle, un fort rang de la souffrance du peuple espa- mais également de l’URSS, de ne pas blicains persécutés par le franquisme développement et une certaine visi- gnol. Il y eut en premier lieu les camps provoquer de bouleversements dans mais les sentences des tribunaux bilité23. Les pouvoirs publics français allemands où beaucoup d’Espagnols la Péninsule ibérique et l’entrée de d’exception qui s’étaient érigés en rendent depuis quelques années des sont morts. Puis les camps de concen- l’Espagne franquiste à l’ONU en 1955 juges des « délits politiques » ne sont hommages aux républicains espa- tration d’Espagne et enfin les camps firent que la voix des républicains es- toujours pas abrogées. La loi d’amnis- gnols24. De nombreuses associations français. »21 pagnols se heurta peu à peu à l’indif- tie de 1977 constitue jusqu’à ce jour un mémorielles se sont créées dans les Après la guerre mondiale, après les férence générale. verrou juridique. deux pays. En France, Caminar, une combats ou à leur sortie éventuelle Les républicains espagnols ont res- En France, les républicains espa- coordination nationale d’associations des camps nazis, la plupart des résis- senti, durant leur interminable exil, le gnols, considérés en 1939 comme mémorielles espagnoles s’est créée tants antifascistes survivants ont pu lourd poids du silence qui, en France des « étrangers indésirables », ont en 2014, regroupant présentement retrouver leur pays, que ce soit les comme en Espagne, s’est abattu sur participé en nombre à la guerre une quinzaine d’associations. Il n’est Français, les Italiens, les Allemands ou leur histoire et leur tragédie tant col- mondiale aux côtés des Alliés et à la pas indifférent que l’une des premières les ressortissants des pays de l’est de lective qu'individuelle. Ainsi, vaincus et Résistance au coude à coude avec associations créées, au tournant des l’Europe. Même si cela n’a pas toujours stigmatisés en Espagne, ils sont pas- les Français et d’autres étrangers. deux siècles, se soit appelée FFREEE, été simple pour ces tout derniers, les sés en France du statut d’indésirables Mais pendant des décennies, leur Fils et Filles de républicains espa- exilés espagnols n’ont pu, eux, rega- à celui d’anciens combattants oubliés participation à la Seconde Guerre gnols et enfants de l’exode, calquant gner leur pays d’origine. Ils sont restés et ce, pendant des décennies. Se mêle mondiale aux côtés des Français – et son nom sur celui de l’association en France ou y sont retournés à leur sans doute dans l’inconscient collectif particulièrement à la Résistance – a créée par Serge et Beate Klarsfeld, retour de déportation. La longue dic- français, se superposant, la mauvaise été longtemps un fait peu connu, ou- afin de prendre exemple sur ce dyna- tature franquiste, l’une des plus san- conscience éprouvée pour les camps blié des historiens français jusqu’à misme associatif pour faire connaître glantes d’Europe, n’a pas revendiqué d’internement érigés lors de l’arri- une date fort récente22 et, en tout cas, et reconnaître l’histoire de l’exil espa- leur action pendant la guerre mondiale vée des réfugiés espagnols et pour largement absent de la mémoire col- gnol. Car, en France comme dans une et n’a cessé de les poursuivre de sa une dette de sang non honorée. Les lective française. Les raisons de cet grande partie du monde occidental, vindicte. En France, les gouvernements exigences du pragmatisme politique « oubli historique » sont multiples et le contexte mémoriel a connu des issus de la Résistance ont soutenu, d’État l’ont emporté ensuite sur toute on ne peut les évoquer ici, mais cette évolutions notables. Il s’est dévelop- jusqu’en 1948, les exilés espagnols autre considération. longue amnésie les concernant a figé pé, depuis les années 1990, une in- qui avaient combattu avec les Français En Espagne, pendant des décennies, les mémoires et cette histoire encore tense concurrence de mémoires25. La dans les maquis et pris une part im- les républicains étaient considérés 22. Le premier colloque scientifique à l’étudier est celui consacré aux Italiens et Espagnols en France, 1938-1946 portante à la lutte contre l’occupant. comme des vaincus dont il fallait effa- tenu à Paris en novembre 1991 (publié sous le titre Exils et migration, chez L’Harmattan, en 1994). Mais aucun des pays vainqueurs de la cer toute trace. Après le retour de la 23. Geneviève Dreyfus-Armand, « La memoria en el exilio español en Francia : de una generación a la otra, guerre mondiale n’a souhaité remettre démocratie en Espagne, ce n’est que en un contexto memorial específico », Migraciones e Exilios, n° 15, 2015, pp. 13-29. 24. Depuis les années 2004-2005, de nombreuses régions ou villes françaises ont reconnu le rôle des en cause le statu quo en Espagne et les progressivement que l’histoire de la républicains espagnols dans la libération du pays. Ainsi, la Ville de Paris, en 2004, pour la libération condamnations du régime franquiste guerre et de l’exil a ressurgi. C’est de la capitale où, depuis, des plaques jalonnent le parcours de la Nueve de la 2e DB du général Leclerc, compagnie composée majoritairement d’exilés espagnols. 25. Les guerres de mémoires. La France et son histoire, Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (éds), 21. « Entretien avec Antonio Gardó », in Plages d’exil, op. cit., p. 227. Paris, La Découverte, 2008.

56 décembre 2016 - N° 8 57 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

mémoire juive s’est convertie en para- Aussi, le même terme sert-il à dési- L’un des tout premiers témoignages travers le temps et maintiennent vi- digme, en modèle, de « régime victi- gner les camps français et allemands, publiés sur les camps est un long vant et frais le souvenir de la douleur ; mo-mémoriel » et les autres groupes en dépit de la connotation ultérieure poème écrit en 1944 au Mexique par qui se répandront par les chemins et qui sentaient une identité particulière donnée par les génocides program- Miguel Giménez Igualada, libertaire inonderont la Péninsule afin que tous – comme les descendants d’Arméniens, més dans les seconds. Comme l’écrit espagnol émigré à Mexico, après sachent et que nul n’oublie ce que d’esclaves ou de colonisés – ont com- Lluis Montagut dans son témoignage : trois ans d’internement en France. sont la haine et le crime ; qui proteste- mencé à apparaître dans l’espace pu- « Bien avant que les Allemands la L’auteur du poème proclame que sa ront éternellement contre le manque blic. De fait, comme l’analyse Esther pratiquent à grande échelle dans leurs religion est de croire en l’homme et de solidarité et l’indifférence. Il est des Benbassa : « La mémoire de la Shoah camps de concentration, on a expé- il est cependant obligé d’évoquer la noms français que les Espagnols ont servit d’exemple à différents groupes rimenté avec nous cette science du vie des réfugiés espagnols dans les gravés, pour toujours, dans leur cœur. qui, à juste titre, demandent que leur rabaissement moral des individus, de camps français, « ce cercle de la Argelès-sur-Mer, Le Barcarès, Gurs, mémoire de souffrance trouve sa place la destruction méthodique de toutes haine », cette « muraille de vilenie » ; Bram le maudit, l’infernal Vernet, dans la mémoire collective française. »26 les valeurs morales, faisant de la per- ces camps qui, en fait, renfermaient le château de la mort de Collioure, sonne humaine… une bête affamée, « des peintres, des musiciens, des Rivesaltes (ramassis de femmes es- Les mots pour le dire sale, obsédée par ses besoins les plus sculpteurs, des médecins, des écri- pagnoles, pâture pour Sénégalais), élémentaires. »27 vains, des hommes qui vécurent la tuilerie des Milles, où la crasse et Pendant toute la durée de l’exil, Dans la langue castillane, l’expres- dévorés de nobles idéaux, des huma- la douleur atteignirent des sommets, les républicains espagnols utilisent sion « camp de concentration » est nistes […], le meilleur et le plus noble Saint-Cyprien… Camps de concentra- l’expression de « camp de concen- toujours employée pour désigner ces de la pensée hispanique ». C’est de tion dont la France a semé son terri- tration » pour désigner les camps lieux d’internement et, au-delà de son ce contraste entre les conditions de toire pour étouffer, dans l’opprobre, français et c’est le cas aujourd’hui contenu véritable, ce qui est en jeu, l’accueil en France confrontées à la la pensée hispanique. Des barbelés ! encore de leurs descendants. Et cela, dans son emploi récurrent – y compris riche expérience politique et cultu- Encore des barbelés ! »29 même après la terrible expérience des en français – c’est le poids mémoriel relle vécue en Espagne, à la guerre Cependant, les camps d’interne- camps nazis – que nombre d’entre eux d’un vécu longtemps oblitéré voire oc- menée courageusement contre un ment en France sont peu évoqués ont par ailleurs connue. Ce choix lin- culté. Et l’on peut constater que, plus ennemi intérieur et extérieur et, pour dans l’abondante presse de l’exil espa- guistique, inconscient ou revendiqué, le temps passe et plus cet emploi est certains, aux tentatives de transfor- gnol éditée dans l’Hexagone, quelque exprime la profondeur de la blessure réaffirmé. Les associations mémo- mation révolutionnaire de la société 650 titres30. Les modestes bulletins ressentie et montre que sont englobés rielles espagnoles émergentes ont que naissent « la douleur, l’angoisse, confectionnés dans les camps ne dans une même réprobation les camps dû se contenter, en 1999, d’un mono- la tristesse et le désespoir, entre contiennent pas de critiques sur les français et nazis, quels que soient le lithe indiquant l’emplacement d’un la boue et le sable, le fumier et les conditions de vie des internés. Leur degré et la nature de l’horreur. Alors « camp » pour réfugiés espagnols loques, les injures et le mépris ». contenu, exclusivement culturel, leur que les républicains espagnols sa- sur la plage d’Argelès-sur-Mer, sans « Il est des noms français que les permet seul d’exister au grand jour vaient par l’expérience de la guerre autre précision. Mais, en 2009, sous Espagnols ont gravés, pour toujours, et de braver la censure exercée par d’Espagne, pour les avoir affrontés, leur pression, la grande plaque appo- dans leur cœur. Des noms français les autorités. Aussi, l’humour comme qu’ils n’avaient rien à attendre et tout sée à la limite nord de l’ancien camp que les parents apprendront à épeler la volonté éducative y introduisent-ils à redouter des nazis, ils sont extrême- le dénomme comme en 1939, à savoir à leurs enfants ; qui seront sculptés une certaine distance. Le journal Voz ment blessés de « l’accueil » français. « camp de concentration »28. dans la roche nue des crêtes pyré- de Madrid, édité à Paris en 1939 par le néennes afin qu’ils se perpétuent à gouvernement républicain lui-même, 26. Esther Benbassa, « La concurrence des victimes », in Culture post-coloniale, 1961-2006, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (dir.), Paris, Autrement, 2006, pp. 102-112. 29. Miguel Giménez Igualada, « Dolor », in Antonio Berna Salido, Somos : homenaje de los republicanos españoles 27. Lluis Montagut, J’étais deuxième classe dans l’armée républicaine espagnole, Paris, François Maspero, a las representaciones diplomática y consular de México en Francia, Mexique, Publicaciones Somos, 1944. 1976, p. 58. 30. Geneviève Dreyfus-Armand, L’émigration politique espagnole en France au travers de sa presse, 1939-1975, 28. Plaque inaugurée par , alors première adjointe au maire de Paris. thèse de doctorat, Institut d’études politique de Paris, 1994.

58 décembre 2016 - N° 8 59 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Les mots de la souffrance. Les camps français dans la mémoire des républicains espagnols

entreprend une série de reportages statistiques, elles doivent être faites car vécu34. Les camps français sont tou- concentración (1939) de Lluís Ferran sur les camps ; mais, pour faire pièce elles aideront à calibrer les angoisses jours désignés comme des « camps de Pol (Barcelone, 2003). au journal Le Matin qui évoque des des camps de concentration du sud de la de concentration ». Souvent peu connus en France, ces « étrangers indésirables », ces ar- France ». Le souhait est exprimé d’une Selon le corpus que Bernard Sicot nombreux textes font référence à une ticles souhaitent surtout montrer la histoire des Compagnies de travailleurs a entrepris d’établir sur la littérature période d’histoire pourtant partagée diversité sociale des Espagnols inter- et du maquis espagnol, car il ne s’agit espagnole relative aux camps fran- entre Espagnols et Français et que ces nés : fonctionnaires ou « soldats d’une pas de faire œuvre « d’animosité et de çais35, quelque 122 titres publiés ont derniers ont longtemps occultée ou, grande armée victorieuse vingt fois de reproches », mais de servir à l’histoire pu être recensés, Mémoires et témoi- pour le moins, effacée de leur mémoire la non-intervention et des Espagnols de l’émigration espagnole et d’écrire gnages comme œuvres à caractère collective : c’est avec l’asile accordé de toutes les classes qui ont défendu « le Livre de la Mort, le Livre du Travail et littéraire. Sur les 75 étudiés, 31 ont avec une telle réticence aux défenseurs l’Espagne. »31 le Livre de la Gloire »33. Ultérieurement, été édités au Mexique, 26 en Espagne, d’une démocratie amie que fut inaugu- Au lendemain de la guerre mondiale, on trouve peu d’évocations des camps 7 en France – généralement en rée la triste histoire des camps fran- un journal catalan comme Foc Nou parle, dans les journaux de l’exil, surtout castillan ou en catalan – ou dans çais de la Seconde Guerre mondiale. dans une série d’articles, des charmes consacrés à la lutte antifranquiste, à la d’autres pays. Les titres sont souvent Ces zones de non-droit, où la dignité et des disgrâces de l’exil sur un ton qui préservation d’une identité culturelle éloquents. Quelques exemples : Arge- humaine était souvent bafouée, où l’on se veut distancié32. D’après l’auteur, hispanique et à la transmission d’un hé- lès-sur-Mer (campo de concentración pouvait mourir à 20 ans d’une épidémie les Catalans internés à Agde n’ont pas ritage historique ; probablement aussi para españoles) de Jaime Espinar (Ca- causée par une eau insalubre ou d’af- perdu leur inépuisable bonne humeur l’effet d’une certaine autocensure par racas, 1940) ; Alambradas : mis nueve fection pulmonaire contractée à cause et leur fine ironie jusqu’au moment rapport aux autorités françaises de qui meses por los campos de concentración des intempéries. où se sont constituées les premières dépend l’autorisation de paraître limite- de Francia de Manuel García Gerpe L’historien a le devoir d’utiliser une Compagnies de travailleurs étrangers, t-elle les témoignages sur les camps à (Buenos Aires, 1941) ; Saint-Cyprien, terminologie qui ne prête pas à confu- « incarnation de l’esclavage moderne quelques rares récits individuels. plage… (campo de concentración) de sion, d’éclairer le public sur les dif- [qui] va blesser encore plus la suscep- Ce sont donc essentiellement Manuel Andújar (Mexico, 1942)36 ; férences de nature entre les divers tibilité et la dignité des exilés en France des ouvrages, parfois simples bro- Campos de concentración, 1939-194… systèmes concentrationnaires et s’il que ne l’avaient fait jusqu’alors le sable chures, souvent édités en supplé- de Narcís Molins i Fábrega et Josep emploie une expression historiquement et la boue et les barbelés des camps de ment de revues, qui contribuent à Bartolí (Mexico, 1944) ; Cartes des dels datée il doit toujours, inlassablement, concentration. » En 1946, un article de forger les mémoires de l’exil. Mais, camps de concentració de Père Vives i la contextualiser. Mais il a aussi pour L’Espagne républicaine se penche à son à part quelques publications parues Clavé37 (Barcelone, 1972) ; Mis campos mission de comprendre et d’expliquer tour sur « Ce que les réfugiés vont ou- immédiatement au lendemain de la de concentración de Cesáreo de la Cruz pourquoi, depuis près de quatre-vingts blier ». Il est rappelé que des centaines Seconde Guerre mondiale, ces témoi- y Gómez (Ségovie, 1978) ; Derrière les ans, les républicains espagnols et leurs de réfugiés sont morts de faim et de gnages sont édités tardivement. Il fau- barbelés. Journal des camps de concen- descendants désignent immanquable- froid, notamment au cours des nuits de dra attendre la fin des années 1960 tration en France (1939) de Eulalio ment les camps français par l’expression tramontane glacée, faute de baraque- pour que d’autres récits sur les aléas Ferrer (Limonest, 1993) ; ou Campo de « camps de concentration ». ments suffisants. L’auteur demande au de l’exil voient le jour, tant les exilés gouvernement en exil de rechercher, espagnols sont surtout préoccupés 34. Excepté Le Grand voyage de Jorge Semprún (Paris, Gallimard, 1963), qui concerne uniquement la déportation dans les camps nazis ; Manuel Razola, Mariano Constante, Le Triangle bleu. Les républicains pour une évaluation précise, la liste des alors par la lutte contre la dictature espagnols à Mauthausen, Paris, Gallimard, 1969 ; Antonio Vilanova, Los Olvidados. Los exiliados españoles en réfugiés décédés dans les camps, car franquiste et le quotidien de leur exil la Segunda Guerra mundial, Paris, Ruedo Ibérico, 1969. 35. Voir www.cermi.fr, liens. Bernard Sicot, « Literatura española y campos franceses de internamiento. « pour aussi macabres que soient ces et peu enclins à se pencher sur leur Corpus razonado (e inconcluso) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 3 | 2008, mis en ligne le 20 juin 2011, consulté le 29 octobre 2016. 31. Voz de Madrid, n° 38, 1er avril 1939. 36. Édité en français récemment par Rose Duroux : Manuel Andújar, Saint-Cyprien, plage… (camp de 32. Josep Torrents, « Gracies i desgracies de l’exili », Foc nou, no 12 (25 novembre), no 13 (2 décembre), concentration), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2003. no 15 (16 décembre 1944). 37. Il s’agit des camps français, l’auteur est mort à Mauthausen en 1941. Bernard Sicot en a édité une 33. L’Espagne républicaine, n° 56, 20 juillet 1946 (article signé Simone Martin). traduction française en 2013.

60 décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

Rémi Baudouï - Historien et docteur de l’Institut d’études politiques de Paris, il est professeur ordinaire au département de Science politique et relations internationales de l’université de Genève.

Résumé : Dans son analyse du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt fait du concept kantien de mal radical le modèle de référence pour décrire la violence étatique des régimes autoritaires. Avec le procès Eichmann, le concept de mal radical cède la place à celui de banalité du mal. Ce nouveau concept engage rapidement une polémique aux États-Unis et en Europe. Le refus de la philosophe de s’expliquer sur ce qu’elle nomme « une simple formule » explique l’inachèvement de cette polémique et la difficulté pédagogique de s’en saisir. Les enseignants du secondaire soucieux d’offrir à leurs élèves les analyses histo- riques et philosophiques pertinentes se sont retrouvés piégés par les termes d’un débat sans conclusion avérée. Entre l’introduction d’Arendt dans le programme de terminale en philosophie en 2003 et aujourd’hui, la place de la philosophe a évolué. Ses analyses de la banalité du mal et du totalitarisme ont cédé la place à ses réflexions sur la morale, le devoir, le droit et la justice.

Mots-clés : banalité du mal, mal radical, totalitarisme, programme pédagogique.

décembre 2016 - N° 8 63 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

ans son analyse du totalita- sens sémantique. Ce n’est plus l’im- en 1792 dans La religion dans les li- naturelle, ce mal ne peut être extirpé D risme, Hannah Arendt fait du puissance de l’homme à penser et mites de la simple raison. Si le mal par des forces humaines, puisque cela concept kantien de mal radical le distinguer le bien et le mal au cœur existe en l’homme, ce n’est pas selon ne pourrait se produire que par l’inter- référentiel pour décrire la violence de l’analyse arendtienne qui fut com- Kant par quelque inclinaison indivi- médiaire de bonnes maximes, ce qui étatique des régimes autoritaires. prise, mais le fait de concevoir le mal duelle du bien vers le mal, mais bien ne peut intervenir quand le fondement Son approche au cœur de l’ouvrage absolu comme extrêmement banal qui plus parce que le mal procéderait subjectif suprême est présupposé Le système totalitaire, conçu autour de prit le pas sur ses analyses. Au-delà d’une incrustation dans l’existence corrompu ; mais il faut pourtant qu’il 1948, vole en éclat en 1963 lors de la du monde scientifique, l’analyse du humaine. Le philosophe se situe hors soit possible de le dominer, puisque publication d’Eichmann à Jérusalem. mésusage de l’expression banalité du jeu du pessimisme anthropologique c’est en l’homme comme être agissant Le mal radical cède place à la formule mal permettra de s’interroger sur l’in- de l’homme comme être mauvais et librement qu’on rencontre le mal »3. de « banalité du mal ». Cette dernière fortune du mot dans l’univers scienti- de son alternative, la bienveillance La théorie kantienne reconnaîtrait résulte d’« un manque de pensée » qui fique et scolaire. optimiste de l’homme à produire le l’impossibilité d’atteindre à la pure conduit au déploiement de la violence bien1. Le mal posséderait une puis- rationalité de comportement et donc instrumentale. La philosophe rappelle Aux origines de la banalité du mal sance liée à l’impossibilité de pouvoir, de production du bien tant la subor- les conditions élémentaires de son dans l’obéissance à toute loi morale, dination de la raison aux passions fait emploi dans les totalitarismes : une L’histoire de l’expression banalité s’émanciper des principes de l’amour partie de l’existence humaine. À son forme extraordinaire de gouverne- du mal est celle d’un long chemine- de soi et des inclinations qui altèrent la époque, le questionnement kantien ment, la capacité à transformer l’es- ment. Les philosophes s’accordent à détermination de la volonté. L’homme innove en s’opposant à la logique de la pace public par la dramatisation des la considérer dans un triple registre. fait usage du mal, non en raison de la détermination et du jugement de pen- griefs, la gestion immédiate sans long Le premier est celui de sa constitution disparition de la loi morale qui s’im- ser le bien et le mal que fait peser sur terme, l’impossibilité de produire les en prolongement de la question du mal pose à lui mais plus simplement parce l’homme la doctrine chrétienne depuis réformes démocratiques nécessaires radical, la seconde réside dans l’accep- qu’il l’écarte sur son chemin au nom les pères de l’Église. En dépassant et le refus de répondre aux sollicita- tion arendtienne forgée dans le procès de son vouloir. Ce que rappelle Kant l’explication du rapport entre violence tions de la population. Eichmann, la dernière réside dans la lorsqu’il oppose à l’idée du mal par et causalité diabolique, le philosophe En premier lieu, il s’agit d’inter- question même de son héritage. penchant naturel, la réalité du mal soulève la question de l’impossibilité roger la formule de banalité du mal Si ce triple registre consacre des par libre arbitre : « Il en résulte que de se soustraire à la mise en œuvre pour désigner le processus par lequel temporalités différentes, elles n’en ce n’est pas dans un objet détermi- du mal, ou mieux, à la responsabilité il fut apporté une explication sur la sont pas moins enchâssées les unes nant l’arbitre par inclination, ni dans de sa réalisation quand bien même production de l’Holocauste. Même aux autres dans la mesure où la nature un penchant naturel, mais uniquement nous n’en soyons pas acteur. Au-de- si pour certains auteurs la notion de des débats portés à un moment déter- dans une règle que l’arbitre se donne là de la méchanceté et de la volonté mal radical ne serait en rien différente mine les constructions et problèmes à à lui-même pour l’usage de la liberté, diabolique de faire du mal, il y aurait de la notion de banalité du mal, nous venir. Tout fonctionne en effet comme c’est-à-dire dans une maxime, que place pour certaines dispositions ou souhaitons réinterroger cette seconde si les limites initiales imparties dans peut résider le fondement du mal »2. malices du cœur humain, soit à agir formule qui, apparue dans l’ouvrage sa définition interagissaient direc- Kant rappelle que « le mal est radical en se trompant sur ses intentions, sur le procès Eichmann, possède sa tement dans l’identification de pro- parce qu’il corrompt le fondement de en n’interrogeant pas les objectifs de propre histoire qui trouve son origine blèmes, de controverses et réserves toutes les maximes ; en même temps, l’action ou en acceptant d’autorité la dans le concept de mal absolu forgé pouvant aller jusqu’à motiver l’impos- aussi, parce qu’il s’agit d’une propension justification de la loi4. par la philosophe dans le cadre de la sibilité de se saisir de cette expression découverte des camps nazis d’exter- à des fins éducatives et pédagogiques. 1. Myriam Revault d’Allones, « Kant et l’idée du mal radical », Lignes, 1994/2, n° 22, p. 164. mination. Le second objectif est de À l’origine de la banalité de mal se 2. Emmanuel Kant, La religion dans Les limites de la seule raison, Paris, PUF, 2016, p. 53 rendre compte de sa réception cri- situe l’intérêt d’Arendt pour la théorie 3. Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la seule raison, op. cit., p. 73. tique négative à l’origine d’un contre- kantienne du mal radical développée 4. Jean-Claude Poizat, Hannah Arendt, une introduction, Paris, Pocket, 2003, p. 279.

64 décembre 2016 - N° 8 65 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

Pour quelles raisons Arendt mobi- l’argumentation kantienne du mal ra- simplement moraux, mais tout au plus la radical que prévu. Exprimé superfi- lise-t-elle le philosophe de la critique dical pour décrire dans l’Holocauste prise de conscience qu’il y a peut-être ciellement : le Décalogue n’a pas prévu de la Raison pratique pour comprendre la production contemporaine d’un dans la politique moderne quelque les crimes modernes. Ou : la tradition le totalitarisme du XXe siècle ? Selon oubli de soi engageant l’abandon des chose qui n’aurait jamais dû se trou- occidentale souffre du préjugé que Bernstein5, la référence initiale au principes de conscience et révolte ver dans la politique au sens usuel du le pire mal que puisse commettre mal radical kantien s’enracine dans le individuelle dans la production de terme, à savoir le tout ou rien – tout l’homme naît des vices de l’égoïsme ; concept de mal absolu qu’Arendt forge l’innommable. c’est-à-dire une infinité indéterminée alors que nous savons que le pire mal en 1948 avec la découverte des camps La mutation initiale de langage de formes humaines de vie commune ; ou le mal absolu n’a plus rien à voir de concentration6. Comprendre les est menée par la philosophe avec la ou rien, dans la mesure où une victoire avec ces thèmes du péché que peuvent camps de la Shoah se heurte à l’im- publication en 1951 de The Origins du système concentrationnaire signi- comprendre les hommes. Je ne sais possibilité de pouvoir se saisir d’un of Totalitarianism. La référence kan- fierait la même inexorable condamna- pas ce qu’est le mal absolu mais il objet qui échappe à toute forme de tienne surgit dans la formule de mal tion pour les êtres humains que l’em- me semble qu’il a en quelque sorte à rationalité élémentaire et axiologique radical adoptée pour décrire à la fois ploi de la bombe à hydrogène aurait faire avec des phénomènes suivants : relevant de la conceptualisation scien- les camps de concentration et d’exter- pour le destin de la race humaine »10. déclarer les êtres humains superflus tifique : « Les chercheurs en sciences mination. Bien qu’elle concède à Kant Alors qu’elle décrivait le mal absolu en tant qu’êtres humains – non pas sociales, qui sont des gens normaux, la puissance de son analyse, Arendt comme un mal sans profondeur, elle les utiliser comme des moyens, ce auront beaucoup de mal à comprendre s’interdit de s’en approprier tous les décrit le mal radical comme un mal qui n’entame pas leur humanité et que les limites assignées d’ordinaire à éléments. Si elle lui reconnaît l’intel- « sans racine » dans la subjectivité. ne blesse que leur dignité d’hommes, la condition humaine ont pu être fran- ligence d’avoir soupçonné l’existence Les deux ont pour point commun de mais les rendre superflus bien qu’ils chies »7. Le mal absolu serait donc à d’un tel mal, elle le critique pour défier toute forme de pensée collec- soient des êtres humains. »13 situer dans une situation de violence n’être parvenu à le conceptualiser et tive et politique11. Le mal absolu se- La réception critique de The Origins extrême et de perte de tout sens allant surtout pour s’être empressé de le rait ipso facto mal radical. Ce dernier of Totalitarianism fut des plus élo- au-delà de l’Histoire et de toute forme « rationaliser par le concept d’une s’enrichit de la superfluité même de gieuses aux États-Unis. En Europe, d’expérience humaine connue : « Ce volonté perverse, explicable à partir l’existence dans le camp car « le mal l’impossibilité de parvenir dans des qui reste sans précédent, ce n’est ni de mobiles intelligibles »9. En s’appro- radical est, peut-on dire, apparu en délais rapides à la traduction de le meurtrier lui-même ni le nombre priant les analyses du mal absolu, le liaison avec un système où tous les son ouvrage en allemand et français de ses victimes, ni même le nombre concept de mal radical formulé par hommes sont, au même titre, deve- ne permit pas de mesurer avant les de personnes, qui se sont unies pour Arendt relève moins d’une refondation nus superflus 12 » . Dans la justifica- années 1970 les apports d’Arendt commettre ses crimes. C’est bien plu- conceptuelle que d’un processus d’ap- tion de sa conception de la violence dans l’analyse du nazisme et du sta- tôt l’absurdité idéologique qui les a profondissement de son vocabulaire : totalitaire auprès de Karl Jaspers qui linisme. En 1954, Raymond Aron fut provoqués, l’aspect mécanique de leur « C’est l’apparition d’un mal radical, l’interroge de la disparition de Dieu toutefois le premier à critiquer la exécution et l’institution minutieu- inconnu de nous auparavant, qui met dans ses analyses sur les formes de philosophe allemande pour ses des- sement programmée d’un monde de un terme à l’idée que des qualités évo- gouvernement par la terreur, Arendt criptions sur l’irrationalité du pro- mourants ou plus rien n’avait aucun luent et se transforment. Ici, il n’existe témoigne de la continuité et intero- cessus de destruction des Juifs, la sens. »8 Arendt reprend à son compte ni critères politiques, ni historiques, ni pérabilité entre mal absolu et mal construction du système hitlérien mu radical employés indistinctement l’un par le seul fanatisme et l’interpréta- 5. Richard J. Bernstein, Hannah Arendt and the Jewish Question, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 152. de l’autre : « Le mal s’est avéré plus tion du totalitarisme stalinien comme 6. Hannah Arendt, « The Concentration Camps », Partisan Review, July 1948, p. 743-763, 7. Hannah Arendt, « Social Science Techniques and The Study of Concentration Camps », Jewish Social 10. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, op.cit., p. 790. Studies, 12/1, New York, 1950, pp. 49-64 traduit par Sylvie Courtine-Denamy, « Les techniques de la science sociale et l’étude des camps de concentration », in Auschwitz et Jérusalem, Paris, Poche Pocket, 1998, p. 213. 11. Jean-Claude Poizat, Hannah Arendt, une introduction, op. cit., p. 275. 8. Hannah Arendt, « Les techniques de la science sociale et l’études des camps de concentration », op. cit., p. 215. 12. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, op.cit., p. 811. 9. Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt Brace & Co, 1951, traduction Jean- 13. Hannah Arendt, Karl Jaspers, Briefwechsel, 1926-1969, Munich, R.Piper, 1985 ; traduction Éliane Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 811. Kaufholz-Messmer, Correspondance, Hannah Arendt et Karl Jaspers, Paris, Payot, 1996, p. 243.

66 décembre 2016 - N° 8 67 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

détaché du marxisme de Lénine14. La Sans délivrer d’explication de cette la mesure même où nous omettons retour, Arendt argumente l’emploi de seule polémique déployée par Eric évolution ni même le définir,A rendt de penser le mal auquel nous parti- ce dernier terme : « Vous avez parfai- Voegelin ne porta pas sur le concept substantialise en propriété le mal lui- cipons que nous pourrons l’accomplir tement raison, I changed my mind, et je de mal radical ou mal absolu mais sur même18. Elle rappelle en fin d’ouvrage au mieux. » Eichmann ne serait donc ne parle plus du mal radical… J’estime la place qui méritait d’être accordée que les dernières minutes de la vie animé d’aucun esprit diabolique ni effectivement aujourd’hui que seul le à l’agnosticisme dans le déploiement d’Eichmann sur l’échafaud résumaient d’aucun penchant pour la perversion. mal est toujours extrême, mais jamais du totalitarisme15. Le concept de mal « l’effrayante, l’indicible, l’impensable La banalité résulterait d’un ordinaire radical, qu’il n’a pas de profondeur, radical s’enracina dans les analyses banalité du mal »19. La violence de de sa condition d’homme incapable et pas de caractère démoniaque. S’il de la philosophe jusque dans l’ouvrage la polémique engagée à la suite de de penser le bien et le mal. La conti- peut ravager le monde entier, c’est The Human Condition paru en 195816. la parution de cet ouvrage l’oblige à nuité évidente entre le mal absolu et précisément parce que, tel un cham- éclairer son propos. Dans son entre- son absence de profondeur et le mal pignon il se propage à sa surface. Ce La banalité du mal : controverse tien à la radio allemande du 9 no- radical comme mal « sans racine » qui est profond en revanche, et radical, et infortunes de la formule vembre 1964, Arendt témoigne que la dans la subjectivité se restitue plei- c’est le bien – et lui seul. Si vous lisez banalité du mal résiderait dans l’inap- nement dans l’expression banalité du ce que Kant écrit du mal radical vous L’ultime approfondissement d’ana- titude d’Eichmann à penser l’événe- mal. Dans le cas d’Eichmann, ce mal verrez qu’il ne désigne pas beaucoup lyse d’Arendt sur le mal se déploie ment (Thoughtlessness) : « Mais cette indicible logé en lui témoigne d’une plus que la malignité ordinaire, or il dans son suivi épisodique du pro- bêtise a quelque chose de vraiment inhumanité de l’homme qui ne peut s’agit d’un concept psychologique, pas cès Eichmann à Jérusalem débuté révoltant… Eichmann était tout à fait toutefois concerner l’ensemble des métaphysique »24. La banalité du mal le 7 avril 1961. Elle attendait voir un intelligent mais il avait cette bêtise en êtres humains21. s’offrirait comme prolégomènes pour bourreau et elle observe « un clown » partage. C’est cette bêtise qui était si Ce qu’Arendt considéra comme repenser, au-delà de Kant, la néces- qui se réfugie derrière l’exécution révoltante. Et c’est précisément ce que « une tempête dans un verre d’eau »22 sité morale politique d’un monde parfaite des ordres donnés pour j’ai voulu dire par le terme de banalité. relève de la critique de fond. Son ami commun menacé de l’indistinction du s’amender de toute responsabilité Il n’y a là aucune profondeur, rien de Gershom Sholem lui reproche à la bien et du mal. dans l’assassinat des Juifs d’Europe17. démoniaque ! Il s’agit simplement du fois de porter offense à la mémoire Derrière la critique de la banalité L’ellipse sur la conceptualisation refus de se représenter ce qu’il en est des Juifs, de travestir la réalité des du mal, ce n’est plus l’impuissance de du mal ouverte en 1948 est achevée. véritablement de l’autre… »20 Le mal faits et d’avoir fait de la banalité du l’homme à penser et distinguer le bien Du qualificatif d’« absolu » puis de possède une banalité qui, loin de ren- mal une « formule toute faite » : « Du et le mal au cœur de l’analyse arend- « radical » le mal se voit adjoindre le voyer à l’insignifiance de la vie de ce mal radical dont votre analyse de tienne qui fut comprise mais le fait de substantif de « banalité » comme en fonctionnaire de l’holocauste qualifiée l’époque apportait un témoignage et concevoir le mal absolu comme extrê- témoigne le sous-titre de Eichmann in de « grotesque », s’interprète dans une connaissance éloquents, la trace mement banal. Au-delà de ce contre- Jerusalem : A Report on the Banality of l’absence de « faculté de penser » au s’est à présent perdue dans une for- sens, la critique majeure a poursuivi Evil publié aux États-Unis en mai 1963. sens kantien du terme : « C’est dans mule qui, si elle doit être plus que le double questionnement initial de cela, devrait sans doute tout de même Sholem sur la place réelle de la colla- 14. Raymond Aron, « L’essence du totalitarisme. à propos de Hannah Arendt », in Critique, 1954, reproduit être introduite à une autre profondeur boration forcée des Conseils juifs avec in Commentaire, n° 112, 2005/4, pp. 943-954. de la théorie de la morale politique les nazis et sur la personnalité d’Eich- 15. Sylvie Courtine-Denamy, Hannah Arendt, Paris, Hachette, 1997, p. 231. ou de la philosophie morale »23. En mann jugée au travers du concept de 16. Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, traduction Georges Fradier, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 271. 17. Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem : A Report on the Banality of Evil, New York, Viking Press, 1963, 21. Myriam Revault d’Allones, « L’impensable banalité du mal », Cités, 2008/4, n° 36, p 22. traduction Anne Guérin, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966, p. 67. 22. Hannah Arendt, Heinrich Blücher, Briefwechsel, 1936-1968, Munich, Piper Verlag, 1996 ; traduction 18. Michelle-Irène Brudny, « Anatomie de la banalité du mal », in Michelle Irène Brudny et Jean-Marie Anne-Sophie Astrup, Correspondance 1936-1968, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 514. Winkler (dir.), Destins de la « banalité du mal », Paris, éditions de l’éclat, 2011, p. 139. 23. Hannah Arendt, Gershom Scholem, Der Briefwechsel, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010 ; traduction 19. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, op. cit., p. 277. Olivier Mannoni et Françoise Mancip-Renaudie, Correspondance Hannah Arendt, Gershom Scholem, p. 423. 20. Hannah Arendt, Joachim Fest, « Eichmann était d’une bêtise révoltante », Paris, Fayard, 2013, pp. 51-52. 24. Correspondance Hannah Arendt, Gershom Scholem, op.cit., p. 432-433.

68 décembre 2016 - N° 8 69 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

banalité du mal, trop falote et timorée. Eichmann und die Juden rassemble les Eichmann, David Cesarini rappelle formule de banalité du mal33. S’y refu- En créditant ce dernier de la seule ratio- critiques menées contre elle. Malgré que le discours « technique » et « pro- ser a interdit à jamais la clôture du dé- nalité purement instrumentale derrière l’avertissement de l’éditeur et le post- fessionnel » de l’accusé avait pour bat. Ce niveau d’analyse témoigne de laquelle l’accusé s’abrite lui-même scriptum de la philosophe, la traduc- finalité de minimiser sa responsabilité la faiblesse de cette formule en philo- pour se proclamer irresponsable du gé- tion française en 1966 d’Eichmann à dans la déportation des Juifs. Il rejette sophie et en sciences sociales. Après nocide des Juifs, Arendt est accusée de Jérusalem relance le scandale. Dans l’analyse arendtienne, jugée inapte à la disparition d’Arendt, ses question- faire sienne sa propre défense. Elle pro- une lettre collective parue dans Le repérer les traces de l’idéologie fonc- nements sur les logiques mimétiques duit une sorte de déresponsabilisation Nouvel Observateur du 26 octobre 1966 tionnelle nazie30. Isabelle Delpla s’ef- de violence entre nazisme et stali- de l’accusé qui ne serait plus auteur de intitulée Hannah Arendt est-elle nazie ?, force de rendre compte de « la dimen- nisme apparaissent décontextualisés ses actes mais le seul bras armé d’un des intellectuels d’horizons divers26 sion affective de la banalité du mal » alors même qu’émerge le besoin de système bureaucratique. Marie Syrkin critiquent ses analyses sur la banalité et affirme que « lorsqu’Arendt désigne comprendre la spécificité des camps s’étonne que le responsable du bureau du mal27. L’incapacité de penser le mal ainsi l’absence de profondeur du mal, nazis par rapport aux goulags révélés des affaires juives apparaisse sous les pourrait-elle rendre compte du système ce n’est plus d’Eichmann qu’elle parle, par Soljenitsyne. Le débat historiogra- traits d’un personnage falot. Et de ra- des camps de la mort ? Au cœur de la mais d’elle-même… » 31 phique mené à partir des années 1980 jouter : « À la fin du scénario, la seule critique se niche la question de la vio- sur la Shoah bouleverse la nature des personne qui s’en sorte mieux qu’au lence comme acte pensé intentionnel. Les usages limités de la banalité questionnements menés du temps du début est l’accusé. Et le pire sort est ce- Arendt est récusée à la fois par les his- du mal procès Eichmann. Avant toute nouvelle lui de la victime. La métamorphose de toriens du nazisme et les philosophes explication, l’étude des faits devient cet agent hyperactif de la terreur nazie se revendiquant de l’approche kan- Toute controverse intellectuelle a centrale. Elle engage la recherche du en automate ne concorde pas non plus tienne du mal radical. De la publication pour objet d’éclairer les termes d’un nombre de victimes, l’approfondisse- avec la représentation qu’Eichmann a initiale d’Eichmann in Jerusalem jusqu’à débat. Celle conduite sur la banalité ment des motivations antisémites et de lui-même. »25 La parution en 1964 de aujourd’hui, la banalité du mal demeure du mal est demeurée inachevée. Pour l’analyse des processus complexes de la traduction allemande du livre déplace un point d’achoppement mobilisant ses les uns cette expression démontre- la déportation et de l’extermination. la polémique sur le Vieux Continent. partisans et détracteurs. Pionnière dans rait le génie philosophique arendtien, Selon François Bédarida, le débat sur Arendt multiplie les mises au point. Elle l’étude du système concentrationnaire, pour les autres elle est la preuve d’une les faits se serait clos en 1996 pour précise qu’elle « n’a parlé de banalité l’historienne Olga Wormser-Migot, bien grossière erreur et d’une vision tron- laisser place notamment à l’histoire du mal qu’au niveau des faits, de ce qui qu’elle cite en bibliographie de la publi- quée de la Shoah. Comment du reste de la mémoire du génocide34. Cette crève les yeux ». Elle rappelle qu’elle cation de sa thèse l’ouvrage d’Arendt aurait-il pu en être autrement pour année-là paraît l’ouvrage Les bour- n’a pas ôté à Eichmann tout « carac- sur Eichmann, n’évoque jamais la bana- une expression dont la philosophe reaux volontaires d’Hitler, qui témoigne tère démonique ». Golo Mann, fils de lité du mal ni même ses polémiques28. concède, a posteriori, qu’elle ne re- qu’au-delà de la faiblesse intellec- Thomas Mann, l’accuse de travestir Spécialiste de la violence de masse, couvrait « ni thèse, ni doctrine » 32 ? tuelle et morale les acteurs ordinaires les faits et de rendre les Juifs respon- Jacques Semelin substitue à la formule En dépit des exhortations de Jaspers de l’extermination mus par un virulent sables de leur propre élimination. En de banalité de mal notion d’« ambiguïté et de Sholem, elle n’entreprit jamais antisémitisme agissaient en connais- 1964, Die Kontroverse. Hannah Arendt, du mal »29. Dans sa biographie d’Adolf le travail de conceptualisation de la sance de cause35.

30. David Cesarini, Adolph Eichmann, Paris, Tallandier, 2010, p. 439. 25. Marie Syrkin, « Hannah Arendt : les habits de l’impératrice », Dissent, 1963, repris in Destins de la 31. Isabelle Delpla, Le mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes, Paris, Hermann Éditeur, 2011, p. 19. « banalité du mal », op. cit., pp. 173-174. 32. Hannah Arendt, The Life of the Mind, Vol. 1, Thinking, New York, 1978, traduction Lucienne Lotringer, La 26. Cette lettre est notamment signée par Vladimir Jankélévitch, Jacques Madaule et Olivier Revault d’Allonnes. vie de l’esprit, tome 1, La pensée, Paris, Puf, 1981, p. 18. 27. « Hannah Arendt est-elle nazie ? », Le Nouvel Observateur, 26 octobre 1966, pp. 37-38. 33. Myriam Revault d’Allonnes, Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, Paris, Seuil, 1995, 28. Olga Wormser-Migot, L’ère des camps, Paris, Union générale d’Éditions, 1973. p. 22. 29. Jacques Semelin, « Je préfère parler d’ambiguïté du mal plutôt que banalité du mal », Philosophie 34. François Bédarida, « Le débat est clos sur les faits », Le Monde, 5-6 mai 1996. magasine, mis en ligne le 24 avril 2013. http://www.philomag.com/les-idees/dossiers/jacques-semelin-je- 35. Daniel Jonah Goldhagen, Hitler’s Willing Executioners. Ordinary Germans and the Holocaust, New York, prefere-parler-dambiguite-du-mal-plutot-que-banalite-du-mal. Knopf, 1996, 634 p.

70 décembre 2016 - N° 8 71 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

L’expression banalité du mal pou- pour se défendre derrière l’obéissance d’appel unificatrice qui permet aussi sur les procès contemporains – Barbie, vait-elle s’inscrire dans un débat so- aveugle aux ordres et les rouages bien d’interroger la violence et ses Touvier et Papon – et non sur le procès ciétal plus large ? Moins de cinq ans administratifs. En invoquant l’opacité formes instrumentales, la disparition Eichmann42. avant la disparition d’Arendt débutent des processus de décision, la fina- du lien social, l’antisémitisme, la domi- La seule exception fut celle du ma- les crimes génocidaires des khmers lité et arrière-pensées des respon- nation bureaucratique et politique, la nuel Philosophie de terminale littéraire rouges au Cambodge. Le nettoyage sables militaires, ils tentent d’affirmer disparition du droit public au profit de d’Alain Marchal et Christine Courme- ethnique mené par Slobodan Milosevic l’impossibilité de mesurer en temps l’arbitraire, la fin de la justice et de la Thubert qui, à partir de passages contre les musulmans bosniaques en réel la gravité de la situation38. En ne citoyenneté. La référence primordiale consacrés à Eichmann à Jérusalem, 1992-1993 comme le génocide des s’exonérant pas de l’idée de posséder réside dans Les origines du totalita- ambitionnait de permettre aux lycéens Tutsis au Rwanda en 1994 réactivent la une conscience – certes mise à rude risme. De fait si la référence kantienne de réfléchir sur la difficulté de juger redécouverte de la violence extrême36. épreuve –, ils s’inscrivent en faux à au mal radical peut émerger, il ne peut les « crimes contre l’humanité » à par- Bien qu’il ait constaté dans les tueries l’énoncé de la banalité du mal. Aussi, à en être de même pour la formule de la tir de la question « Y a-t-il banalité du de masse des Hutus des similitudes l’oubli contemporain de la banalité du radicalité du mal uniquement contenue mal ? » Les élèves étaient invités à se avec la Shoah, Jean Hatzfeld oppose à mal a succédé depuis plus de trente dans le livre Eichmann à Jérusalem qui prononcer sur le « reproche adressé à la banalité du geste meurtrier l’impos- ans le terme de barbarie39. n’est pas expressément recommandé. Arendt de faire d’Eichmann un homme sibilité de penser le bourreau comme Le non usage et les risques de mé- L’introduction en 2003 d’Arendt comme les autres »43. Il était rappelé « homme ordinaire »37. L’imprécision susage dans la société de l’expression en classe terminale de philosophie juste en préambule qu’« Eichmann a du vocable, l’importance des polé- banalité de mal expliquent la manière générale fut une véritable innovation. joué un rôle important dans la dépor- miques entourant la banalité du mal dont est traité le cas Arendt dans les La philosophe devenait la seule re- tation des Juifs, durant la Seconde ont imposé au fil du temps circons- programmes scolaires des séries présentante féminine de cette disci- Guerre mondiale, et pourtant c’est un pection et défiance. Au plan institu- générales du lycée. La philosophe y pline parmi les cinquante-six auteurs homme médiocre, avant tout préoccu- tionnel, la difficile émergence d’un a trouvé place dans les programmes du programme41. Par son inscription pé de sa carrière, un bourgeois, ni bo- droit pénal international et de juridic- de première en histoire dans le cadre dans les questions de morale, de hème, ni criminel sexuel, ni sadique, tions appropriées pour sanctionner le de l’enseignement sur la genèse et justice et d’éthique individuelle, les ni fanatique pervers, pas même aven- crime contre l’humanité rend compte l’affirmation des régimes totalitaires manuels scolaires ont fait peu de cas turier ». Comment juger de « crimes de l’impossibilité de se saisir d’un et sur la fin des totalitarismes. Le de la question de la Shoah, laissée à contre l’humanité tant la banalité des vocable pouvant se prêter à tous les 19 juin 2003, Arendt est intégrée au la libre appréciation des professeurs. criminels fait contraste avec l’horreur contre-sens et ne relevant pas au sens programme de philosophie en classe L’introduction d’Arendt dans le pro- de leur crime » ?44 Après la présen- de la philosophe d’une intentionnalité de terminale générale pour les ques- gramme de philosophie ne fut donc tation d’un extrait de la philosophe d’action manifeste contingente à l’acte tionnements sur la morale, le devoir, pas décisive en ce domaine. Dans étaient posées notamment les ques- juridique d’accusation. Un second le droit et la justice40. un refus d’alourdir leur programme, tions suivantes : « On a reproché à niveau d’explication est délivré par C’est majoritairement sur la ques- bien des enseignants se sont refusés Hannah Arendt de faire d’Eichmann Isabelle Delpla. Elle rappelle que les tion du totalitarisme que la philosophe de traiter le sujet. Dans un contexte de un homme comme les autres. Que cinq condamnés du Tribunal pénal in- est requise dans les enseignements montée en puissance des publications pensez-vous de ce reproche ? » ; ternational de l’ex-Yougoslavie (TPIY) d’histoire. L’étude des totalitarismes négationnistes, les enseignants sensi- « Pourquoi la banalité d’Eichmann qu’elle a étudiés ne se réfugient pas fonctionne comme une thématique bilisés faisaient le choix de travailler rend-elle la question du génocide plus

41. Marie-Claire Cagnolo, La Philosophie, Le Cavalier Bleu, 2006, p.107. 36. Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003. 42. Irène Saya, « Que peut-on enseigner de la Shoah dans une classe de philosophie ? 1969-2003 : un 37. « Comment devient-on un bourreau ? », Le Monde, 3 mars 2014. itinéraire », Revue d’histoire de la Shoah, n° 193, Édition Mémorial de la Shoah, 2010, p. 268. 38. Isabelle Delpla, Le mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes, op. cit., pp.184-187. 43. Alain Douchevsky, La place de la Shoah dans les manuels de philosophie de l’enseignement secondaire, note 39. Il faut citer entre autres La barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy (1977), La barbarie de dactylographiée, 2003, Institut français de l’éducation, p. 5. http://ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/enjeux-de- Michel Henry (1987) ou La barbarie intérieure de Jean-François Mattéi (2004). memoire/Shoah-et-deportation/reflexions-generales/la-shoah-dans-les-manuels/shoahmphilo.pdf/view. 40. Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale, n° 25 du 19 juin 2003. 44. Alain Marchal et Christine Courme-Thubert, Philosophie, terminales ES-S, Magnard, 2003, pp. 442-443.

72 décembre 2016 - N° 8 73 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation La banalité du mal arendtien : controverses et limites d’usage d’une formule

terrifiante ? » ; « Pourquoi aurait-il été 2010 pour l’enseignement de l’histoire de la culture ou encore Du mensonge Cette faiblesse conceptuelle et la réconfortant qu’il fût un monstre ? » en première économique et sociale et à la violence47. Ces mêmes ouvrages perpétuation de la polémique au fil du Deux remarques sont à faire. La pre- en première littéraire rappelle le défi pédagogiques éprouvent les concepts temps déterminent le premier niveau mière porte sur le déficit d’explication de présenter aux élèves les débats d’action, d’histoire et d’espace public structurel permettant de comprendre de la formule arendtienne de banalité historiographiques sur les origines et sans interroger la question du totali- la difficulté de s’en saisir au titre socié- du mal présentée aux élèves. Seul la nature des régimes totalitaires. Il tarisme ni même la Shoah. tal et dans le cadre de l’enseignement un détour par son histoire leur eût prend acte que le concept de totalita- secondaire. Lorsque cela s’est fait, le été nécessaire pour interroger, dans risme « développé par Hannah Arendt Conclusion risque fut pris de ne pouvoir rendre une prise de distance méthodolo- et les politologues américains durant compte de manière impartiale de la gique, l’usage de cette expression et la guerre froide dans le contexte parti- Conçue par Arendt dans la conti- complexité du débat historiographique la difficulté de sa mobilisation dans culier des rivalités idéologiques entre nuité du mal radical kantien, la termi- sur l’usage légitime de cette notion. le contexte du procès Eichmann et les deux grands (est) aujourd’hui lar- nologie de banalité du mal qui émerge Dès lors les enseignants du secondaire de l’impossible question de la justice gement remis en cause par les histo- dans le cadre du procès Eichmann fut soucieux d’offrir à leurs élèves les ana- et la réparation des crimes contre riens »45. Désormais la philosophe ne l’objet d’importantes polémiques du lyses historiques et philosophiques l’humanité. La deuxième réside dans possède plus de place centrale sur le vivant et après le mort de son auteur. les plus pertinentes se sont retrouvés l’interprétation superficielle et le totalitarisme comme elle ne semble Le refus de la philosophe de souscrire piégés par les termes d’un débat sans contre-sens latent que contient le plus en avoir sur la banalité du mal. à tout effort d’explication approfondie conclusion avérée. Entre l’introduc- présupposé d’Eichmann comme « un L’évolution en 2014 de l’enseignement de ce qu’elle a présenté comme une tion d’Arendt dans le programme de homme comme les autres », ce que de la philosophie en terminale dans le simple formule témoigne de l’impos- terminale en philosophie en 2003 et conteste bien évidemment Arendt cadre de la réforme du lycée du 30 sep- sibilité ontologique de la banalité du aujourd’hui, la place de la philosophe a dans ses propres réponses aux polé- tembre 2010 justifie la constitution d’un mal à acquérir dans le domaine public évolué. Si la banalité du mal ni même miques déployées. Le questionnement « socle commun de connaissances, de le statut de concept explicatif incon- le totalitarisme n’y sont plus guère en- à destination des élèves apparaît donc compétences et de culture » qui per- testable du zèle déployé par l’appa- seignés, l’attention se fixe désormais ici fausser la pensée de la philosophe met de mobiliser sur les questions reil administratif nazi dans la per- sur d’autres éléments d’analyse de sa en prenant simplement appui sur la de tradition, d’héritage et de crise sécution et la déportation des Juifs. théorie de la modernité. critique la plus usuelle adressée de de la culture Arendt au même titre son vivant. Il prétérite les manières de qu’Ernst Bloch, Walter Benjamin ou construire une réponse argumentée, encore Paul Valéry…46 Le programme originale et subtile qui prenne appui sur des manuels actuels de philosophie les assises kantiennes de la formule de par les questions posées consacre la philosophe de l’action. prioritairement la philosophe sur les La difficulté ontologique à se référer seules questions de morale, de jus- au vocable de mal radical permet de tice et d’éthique individuelles offrant comprendre sa disparition des ma- ainsi la possibilité aux élèves d’accé- nuels scolaires d’enseignements gé- der prioritairement tout aussi bien à néraux de lycée. Le Bulletin officiel de Les origines du totalitarisme, la Condi- l’éducation nationale du 30 septembre tion de l’homme moderne et La crise

45. Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 9 du 30 septembre2010. http://cache.media.eduscol.education. fr/file/HG_series_ES_et_L_mise_a_jour_1ere/55/3/05_Hist_Th3_Q1_Gene_se_et_affirmation_VF_458553.pdf 46. Véronique Fabbri, « L’enseignement de la philosophie dans le cadre de la réforme du lycée ». Compte- rendu de stage, 26 novembre 2014, pp. 2-5. http://disciplines.ac-montpellier.fr/philosophie/sites/philosophie/ 47. Voir à ce sujet le manuel de terminale L-E-S, Paris, Belin, 2012, p. 531 et le manuel de terminale files/fichiers/2015/enseignement_de_la_philosophie_dans_le_cadre_de_la_reforme_du_lycee.pdf technologique, Paris, Hachette éducation, 2012, p. 211.

74 décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie après la réunification allemande

Carol-Ann Bellefeuille - Candidate au doctorat en études germaniques. Université de Cergy-Pontoise.

Résumé : Alors que la grille d’explication totalitaire, jugée trop statique, avait été mise de côté par les historiens des années 1970 s’intéressant à l’étude des États socialistes, l’ouver- ture du mur de Berlin et la réunification allemande ravivent l’intérêt de chercheurs alle- mands et, surtout, de la sphère politique pour ce paradigme. En analysant le discours public et historiographique qui a été produit sur la RDA dans les premières années de l’Allemagne réunifiée, cet article montre que l’approche totalitaire a alors été utile pour délégitimer le régime est-allemand et l’histoire de la RDA, et pour célébrer la démocratie. Or, cela a produit un récit totalement négatif, souvent éloigné de l’expérience et des souvenirs des citoyens de l’ex-RDA.

Mots-clés : République démocratique allemande, réunification allemande, historiographie, totalitarisme, mémoire.

décembre 2016 - N° 8 77 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie...

a chute du mur de Berlin et la étudiée et réinterprétée à la lumière du le contrôle étatique et social était pro- démocrate) de Konrad Adenauer. Le L dissolution des régimes com- modèle totalitaire. Or, le totalitarisme fitable à l’anticommunisme de la jeune vocabulaire utilisé au sujet de l’Est munistes d’Europe ont été perçues était critiqué par l’historiographie guerre froide5. En désignant les pays était associé au « mal » totalitaire. comme des césures historiques signi- depuis la fin des années 1960. Son du bloc socialiste comme des dicta- Ainsi, en 1961, Adenauer assurait dé- ficatives. Pour certains, ces événe- retour après 1989 apparaît donc sur- tures totalitaires – au même titre que tenir « la preuve irréfutable qu’en dépit ments ont marqué la fin d’une ère ; prenant et laisse place à des ques- l’Allemagne nazie que l’on venait de de seize années du régime de terreur pour d’autres, ils indiquaient même la tions. Pour quelles raisons ce concept vaincre et qui avait été le paroxysme du exercé par les fonctionnaires commu- fin de l’histoire1. Si cette seconde affir- jugé dépassé a-t-il refait surface ? Par « mal » –, l’Occident libéral liait le fas- nistes dans la zone [soviétique], plus mation s’est certes révélée fausse, il qui a-t-il été remis au goût du jour, et cisme et le communisme au sein d’une de 90 % des Allemands qui y vivent n’en demeure pas moins qu’on a pro- dans quels buts ? En analysant le dis- même catégorie « antidémocratique ». rejettent le régime qui les opprime »8. fondément senti, lors de la dernière cours et le vocabulaire des acteurs Cela justifiait que l’on se tourne contre Dans le domaine académique, les décennie du XXe siècle, qu’une époque politiques et des historiens partisans l’ennemi soviétique, qui restait la seule quelques études rédigées au sujet de était révolue et que le moment était de ce modèle dans la première moi- menace totalitaire après 19456. la RDA la décrivaient également selon venu d’écrire, ou de réécrire, l’histoire tié de la décennie 1990, on comprend Pour l’Allemagne de l’Ouest, géogra- les termes du totalitarisme9. récente. que le totalitarisme est alors devenu phiquement placée à l’avant-garde du Ce modèle fut cependant mis de L’Allemagne a été tout particulière- utile, servant à désigner la RDA com- combat anticommuniste, ce modèle côté dans l’étude des États commu- ment touchée par ce changement de muniste comme la représentante de d’explication put représenter une cer- nistes dès la fin des années 196010. paradigme à la fois historique et his- l’échec et du « mal ». Ce récit his- taine rédemption : en se positionnant La détente internationale entre l’Est toriographique2. La fin de la guerre torique négatif devait discréditer cet contre la seule incarnation encore et l’Ouest et l’élection d’un gouverne- froide a en effet entraîné un profond État afin de promouvoir une nouvelle vivante du totalitarisme, la RFA s’ins- ment social-démocrate (SPD, Sozial- chamboulement pour ce pays qui en identité nationale commune pour crivait du côté du bien et s’insérait demokratische Partei Deutschlands) en avait été le premier théâtre : après l’Allemagne, basée sur la démocratie dans le bloc démocratique sans avoir RFA contribuèrent à la réorientation plus de quarante ans de division, la libérale triomphante. Dans ce contexte, à questionner directement son passé du discours que portait l’Allemagne République démocratique allemande la politique et l’histoire professionnelle nazi7. Elle se distinguait du même coup fédérale sur la RDA. Dès son élection (RDA) de l’Est et la République fédé- se sont l’une et l’autre étroitement de la RDA socialiste, qui restait dans en 1969, le SPD de Willy Brandt entre- rale d’Allemagne (RFA) de l’Ouest influencées. le camp totalitaire et qui, par ailleurs, prit en effet une Ostpolitik qui devait étaient réunifiées au sein d’un même n’obtenait aucune reconnaissance favoriser de meilleures relations avec État. L’intégration des 16 millions de Le paradigme totalitaire avant 1989 de la part du gouvernement ouest- le bloc socialiste11. Brandt estimait citoyens de l’ex-RDA à la démocratie allemand alors mené par la conser- que « 20 ans après la fondation de libérale fédérale devenait alors un en- Le paradigme totalitaire avait d’abord vatrice Christlich Demokratische Union la République fédérale d’Allemagne jeu national prioritaire. Cette situation connu son heure de gloire au cours Deutschlands (CDU, Union chrétienne- et de la RDA, […] nous devons tenter inédite a stimulé l’intérêt des sphères des années 1950. La théorie inspirée publique, politique et académique des travaux d’Hannah Arendt3 et de 5. Friedrich et Brzezinski décrivent les régimes totalitaires par six caractéristiques : idéologie officielle, domination d’un parti unique, terreur, contrôle de l’information, monopole des forces armées et économie pour le passé de la RDA. Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski4 planifiée. On identifie alors ces critères chez les États fascistes et communistes. Dans ce contexte effervescent, selon laquelle les États totalitaires 6. Enzo Traverso, Le totalitarisme, Paris, Seuil, 2001, p. 51. l’histoire de l’Allemagne de l’Est a été s’approprient de façon monopolistique 7. Jean Solchany, Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 303. 8. Konrad Adenauer, « Déclaration du 18 août 1961 », dans A. Molter, Berlin : 1944-1962, Paris, Assemblée 1. Voir Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes, Bruxelles, Complexe, 1999 et Francis Fukuyama et Denis Canal, de l’Union de l’Europe occidentale, 1962, p. 46. Nous soulignons. La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. 9. Par exemple Max G. Lange, Totalitäre Erziehung, Francfort-sur-le-Main, Verlag der Frankfurter Hefte, 2. Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille, Paris, La Découverte, 2011, p. 5. 1954. La recherche sur le IIIe Reich s’inscrivait également dans ce paradigme. 3. Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 77. 10. La recherche sur le nazisme adopte alors aussi une approche fonctionnaliste. Voir Martin Broszat, Der 4. Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard Staat Hitlers, Munich, Deutscher Taschenbuch, 1969. University Press, 1956. 11. Corey Ross, The East German Dictatorship, London, Arnold, 2002, p. 9.

78 décembre 2016 - N° 8 79 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie...

de coexister et de coopérer de façon sûr, d’autres chercheurs poursuivirent et l’accès à de meilleures conditions Schröder et Jochen Staadt dénoncent cordiale »12. Le vocabulaire utilisé des analyses totalitaires, mais ce mo- socio-économiques21. Le Sozialistische « l’aveuglement et la complaisance par Brandt au sujet de l’Allemagne de dèle ne fut plus dominant. Einheitspartei Deutschlands (SED, Parti d’une génération de chercheurs de l’Est était ainsi bien différent de celui socialiste unifié) tente d’abord d’igno- gauche »25 tandis que Klaus Hornung d’Adenauer. 1989 : une histoire à réécrire rer la colère des manifestants ou de leur reproche d’avoir fermé les yeux Mais ce n’est pas tout ce qui ex- la réprimer violemment. Abandonné sur la réalité26. L’histoire socio-struc- plique le rejet des thèses totalitaires, La recherche sur la RDA demeurait par Moscou qui refuse d’intervenir turelle s’en trouvera discréditée pen- un phénomène qui se percevait d’ail- néanmoins peu populaire avant 1989, en Allemagne de l’Est, le parti n’arrive dant quelques années, et le récit sur leurs dans le monde académique occi- puisqu’il était difficile d’accéder aux toutefois pas à assurer son pouvoir et le la RDA révisé. dental en général. L’opposition à l’im- archives de l’Allemagne de l’Est17. Cette maintien de l’État22. Le 9 novembre 1989, périalisme américain dans les cercles situation se transforme cependant le mur de Berlin s’ouvre et, rapidement, Intégrer le passé est-allemand intellectuels de la New Left, l’essor rapidement après l’ouverture du mur plusieurs citoyens de l’Est revendiquent dans le récit national des sciences sociales structuralistes de Berlin. Un fort engouement pour la réunification de l’Allemagne. et la conscience grandissante de l’ex- l’histoire est-allemande se répand On comprend alors que le régime Cette réécriture apparaît d’autant ceptionnalité des crimes nazis stimu- alors qu’on juge nécessaire de revoir le communiste est-allemand n’était pas plus nécessaire que le régime ouest- lèrent l’abandon du totalitarisme13. On paradigme qui avait dominé l’historio- aussi stable qu’on l’avait cru. Par ail- allemand, alors mené par la CDU du jugeait ce concept trop statique pour graphie depuis la fin des années 196018. leurs, les problèmes économiques chancelier Helmut Kohl, cherche à témoigner des dynamiques sociales Les études socio-structurelles de la RDA éclatent au grand jour23, acquérir une légitimité auprès des ci- et politiques, et ce même au sein de produites entre 1970 et 1989 présen- ce qui contredit encore une fois les toyens de l’ex-RDA. Il importe en effet régimes dictatoriaux14. En RFA, plu- taient généralement la RDA comme analyses des années 1970 et 1980. d’éduquer rapidement les Allemands sieurs chercheurs remirent ainsi en l’État socialiste le plus stable et le Les historiens structuralistes de la de l’Est à la démocratie fédérale, question l’utilisation des mots « tota- plus économiquement fructueux19. RFA sont dès lors accusés d’avoir été puisque la réunification allemande se litaire » et « dictature » pour traiter Les événements de 1989 semblent complaisants envers le SED et de ne fait sous la forme d’une intégration de la RDA15, leur préférant des thèses pourtant prouver le contraire : entre pas avoir prévu l’échec de l’État so- sans qu’une nouvelle constitution ne structurelles traitant d’un processus le 1er janvier et le 9 novembre, plus de cialiste. Le juriste Jens Hacker, par soit produite ou que les structures de d’industrialisation et de modernisa- 225 000 Allemands de l’Est fuient la exemple, soutient qu’en produisant l’Ouest ne soient adaptées27. tion alternative. Des historiens issus RDA, et des manifestations illégales des thèses erronées sur la stabilité L’une des stratégies adoptées à de ce courant, tels que Jürgen Kocka, envahissent dès septembre les rues du de la RDA, ces chercheurs ont été cette fin sera de délégitimer la RDA Peter Christian Ludz et Gert-Joachim pays20. Des centaines de milliers de ci- les « apologistes et les complices du afin de prouver la supériorité du mo- Glaessner, obtinrent une grande visibi- toyens réclament l’ouverture des fron- régime du SED à l’Ouest »24. Des his- dèle libéral occidental. Des politiciens lité dans la sphère académique16. Bien tières, un pluralisme démocratique toriens conservateurs formulent éga- de l’Ouest, mais également des dépu- lement ce genre d’accusations : Klaus tés issus des rares milieux dissidents 12. Willy Brandt, « Verhandlungen des deutschen Bundestages, 28. Oktober 1969 », Hrsg. Deutscher Bundestag und Bundesrat, 1970/1971, pp. 20-34. 21. Stefan et Inge Heym, « Flüchtlingsgespräche », in Stefan Heym et Werner Heiduczek, Die sanfte 13. Enzo Traverso, Le totalitarisme, op. cit., pp. 71-74. Revolution, Leipzig, Gustav Kiepenheuer, 1990, pp. 52-78. 14. Herbert Spiro et Benjamin Barber, « Counter-Ideological Uses of “Totalitarianism” », Politics and 22. Ehrhart Neubert, Geschichte der Opposition in der DDR 1949-1989, Bonn, Bundeszentrale für politische Society, n° 1, 1970, p. 21. Bildung, 2000, pp. 770-771. 15. Jay Rowell, « L’étonnant retour du totalitarisme », Politix, n° 47, 1999, pp. 131-132. 23. Marc-Dietrich Ohse, « Wir sind ein Volk! », dans Klaus-Dietmar Henke, Revolution und Vereinigung 16. Corey Ross, The East German…, op. cit., pp. 12-13. 1989/90, Munich, Deutscher Taschenbuch, 2009, p. 273. 17. Catherine Epstein, « East Germany and Its History since 1989 », The Journal of Modern History, n° 3, 2003, p. 635. 24. Jens Hacker, cité dans Konrad Jarausch, « Normalization or Renationalization », dans Reinhard Alter 18. Reinhard Alter et Peter Monteath, Rewriting the German Past, New Jersey, Humanities Press, 1997, p. 17. et Peter Monteath, Rewriting the German…, op. cit., p. 30. 19. Hermann Weber, cité dans Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission « Aufarbeitung von 25. Jay Rowell, « L’étonnant retour… », op. cit., p. 133. Geschichte und Folgen der SED-Diktatur in Deutschland », Baden Baden, Suhrkamp, 1995, vol. IX, pp. 605-606. 26. Klaus Hornung, dans Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission, op. cit., pp. 605-606. 20. Albert Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 1995, p. 45. 27. Jean Solchany, L’Allemagne au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 462.

80 décembre 2016 - N° 8 81 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie...

anticommunistes de l’Est, promeuvent Ce récit sur l’Allemagne de l’Est bâti le SED35. Dès le début de l’année cera désormais l’économie planifiée en ce sens un récit au sein duquel la « mauvaise » et « injuste » met en 1992, les médias font par ailleurs leurs qui avait été imposée par un régime RDA est l’incarnation du mal et de scène des personnages divisés en choux gras des révélations contenues totalitaire en RDA » et que plus jamais l’échec, en opposition avec la Répu- trois groupes : les héros, les victimes dans ces archives, que l’on accepte de son pays ne sombrera dans une dé- blique fédérale représentant la liberté et les vilains32. Tout au long de la dé- facto comme véridiques36. On estime rive dictatoriale. Il insiste : « les ex- et le succès. On répète qu’alors que cennie 1990, on catégorise donc les donc pouvoir trouver dans ces docu- trémistes de droite ou de gauche n’y la RFA a su devenir un État de droit, citoyens de l’ex-RDA, leur attribuant ments une vérité historique sur la auront plus aucune chance »39. l’Allemagne de l’Est est restée après une identité unique parmi ces trois RDA et également pouvoir y identifier Cette dernière affirmation montre 1945 un Unrechtsstaat, un « État de possibilités. L’un des principaux vilains les individus complices du « mal ». À que, comme au début de la guerre non-droit » répressif28. Les discours of- de ce discours négatif est la Stasi. La ce moment, l’histoire de l’Allemagne froide, l’État socialiste est associé et ficiels de la coalition gouvernementale police politique secrète de l’Allemagne de l’Est semble se résumer à la Stasi. comparé au IIIe Reich. On omet d’abord conservatrice-libérale mobilisent par- de l’Est est désignée comme l’incar- C’est dans ce contexte que les de faire une césure entre les périodes ticulièrement ces termes. Par exemple, nation suprême du mal qui gangrénait termes du totalitarisme refont sur- nazie et socialiste, liant ainsi les deux le chancelier Kohl célèbre la population la RDA, une image sans doute stimu- face. Le discours au sujet de la RDA régimes au sein d’une dictature ayant est-allemande qui « a brisé les chaînes lée par l’ouverture publique de ses rappelle alors celui des années 1950. duré près de soixante ans40. Joachim d’un régime d’injustice (Unrechtsstaat) archives décrétée par le Bundestag en En comparaison avec le modèle libé- Gauck indique en ce sens que la res- par la voie d’une révolution pacifique29 ». janvier 199233. L’objectif de la Loi sur ral désigné comme étant supérieur, tructuration des organes politiques Porteuse du Recht, la RFA a le devoir les Archives de la Stasi est clair, il s’agit l’Allemagne socialiste est peinte en dans l’est de l’Allemagne est néces- d’indiquer le bon « chemin vers la « d’assurer et promouvoir l’élucidation termes négatifs à l’aide d’expressions saire, puisque « depuis 1933, l’admi- justice […]. Elle doit offrir les bonnes (Aufarbeitung) historique, politique et associées au mal, à la terreur et à la nistration publique, le gouvernement et réponses aux questions concernant les juridique des activités de la police d’État violence37. Les mots « totalitaire » et le parlement y ont été largement com- causes et les conséquences de l’État de est-allemande »34. Joachim Gauck, qui « totalitarisme » apparaissent ainsi promis par l’action d’individus ayant non-droit du SED, ce qui permettra la est nommé à la tête de l’organisation de façon répétée dans la presse38. collaboré avec des dirigeants anti- réhabilitation de ses victimes30 ». Cela chargée de la gestion et de la diffusion On utilise également ces concepts démocratiques »41. L’ancien rédacteur justifie notamment que les institutions, de ces documents, déclare qu’avec dans la sphère politique, comme en du Spiegel Wolfgang Malanowski écrit les manières et le personnel de l’Ouest « l’aide de ces dossiers, les historiens témoigne le discours d’Helmut Kohl quant à lui qu’en 1945 les « Allemands soient imposés à l’Est lors du processus seront capables de décrire le véritable devant le Conseil américain sur l’Alle- de l’Est ont été sauvés d’une dictature de réunification31. processus de domination » qu’avait magne en juin 1990. Kohl assure alors pour être placés sous une autre »42. à ses auditeurs qu’une « économie de L’association entre le nazisme et le 28. Konrad Jarausch, Hinrich Seeba et David Conradt, « The Presence of the Past », dans Konrad Jarausch, marché qui a fait ses preuves rempla- communisme se perçoit également After Unity, Providence, Berghahn Books, 1997, p. 54. 29. Helmut Kohl, « Déclaration lors de la signature du traité d’Union monétaire, économique et sociale 35. Joachim Gauck, « Dealing with… », op. cit., p. 280. entre la RFA et la RDA (18 mai 1990) », dans L’unification de l’Allemagne en 1990, Bonn, Office de presse 36. Des journaux publient de façon quasi quotidienne, au début de 1992, des découvertes faites dans les et d’information du gouvernement fédéral, avril 1991. URL : http://www.cvce.eu/content/publication archives de la Stasi. Voir par exemple le Frankfurter Allgemeine Zeitung entre le 2 janvier et le 15 janvier /2002/3/4/f78c7dce-89cd-460f-b0d2-0eb354a28521/publishable_fr.pdf 1992. Également Christian Ditfurth, « Angst vor den Akten », Der Spiegel, 24 août 1992. 30. CDU/CSU, FDP Fraktionen, cités dans Petra Bock, « Von der Tribunal-Idee zur Enquete-Kommission », 37. Andrew Beattie, Playing Politics with History, New York, Berghahn Books, 2008, p. 2. Deutschland Archiv, n° 28, 1995, p. 1179. 38. Voir par exemple Frank Schirrmacher, « Dem Druck des härteren, strengeren Lebens standhalten », 31. Jennifer Yoder, From East Germans to Germans?, Durham, Duke University Press, 1999, p. 98. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 juin 1990, cité dans Karl Deiritz et Hannes Krauss, Der Deutsch-deutsche 32. Mary Fulbrook, « Reckoning with the Past : Heroes, Victims and Villians in the history of the GDR », Literaturstreit, Hamburg, Luchterhand, 1991, pp. 127-129, et Gisela Friedrichsen, « Fegefeuer der dans Reinhard Alter et Peter Monteath, Rewriting the German…, op. cit., p. 175. Vergangenheiten », Der Spiegel, 17 février 1992. 33. Les archives politiques sont habituellement classifiées pendant trente ans enA llemagne ; la décision 39. Helmut Kohl, « Rede über ein geeintes Deutschland in einem geeinten Europa (Juni 1990) », dans d’ouvrir immédiatement les documents de la Stasi avait été prise à l’origine par le premier – et dernier – Bulletin des Presse- und Informationsamtes der Bundesregierung, Bonn, Deutscher Verlag, 13 juin 1990. gouvernement démocratique de la RDA en 1990. Joachim Gauck, « Dealing with a Stasi Past », Daedalus, 40. Jay Rowell, « L’étonnant retour… », op. cit., p. 137. n° 1, 1994, p. 279. 41. Joachim Gauck, « Dealing with… », op. cit., p. 279. 34. Bundesregierung, « Stasi-Unterlagen-Gesetz - StUG », 20 décembre 1991. URL : http://www.bstu. bund.de/SharedDocs/Downloads/DE/stug_8-novellierung.pdf%3F__blob%3DpublicationFile 42. Wolfgang Malanowski, « Die Partei war unser Leben », Der Spiegel, 1er février 1990.

82 décembre 2016 - N° 8 83 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie...

par la comparaison que l’on fait entre du modèle occidental, dans un pro- d’une quarantaine de fois dans ce rap- oppressifs de la RDA56, favorisent l’ex- la démocratisation des Allemands de cessus « d’évaluation politique mo- port. C’est le cas, notamment, lorsque position de thèses présentant l’histoire l’Est après 1989 et celle des Allemands rale »46. De ce fait, « au moins pour la l’on explique que la commission a est-allemande « par le haut ». C’est de l’Ouest en 1945. La façon dont le majorité anticommuniste siégeant sur prouvé que la démocratie de la nou- une position que défendent Alexander passé nazi a été traité doit servir d’outil la commission, l’objectif [n’est pas] velle Allemagne devait être fondée sur Fischer, Manfred Wilke, Klaus Hornung pour la rééducation des citoyens de de seulement comprendre la RDA et un « consensus antitotalitaire »51, un et Horst Möller57. Lors de la séance l’ex-RDA ; on doit notamment éviter les ses citoyens, mais bien de les juger terme qu’avait déjà utilisé Eppelmann consacrée à la comparaison des deux erreurs de la dénazification des pre- en fonction de critères explicitement lors de l’ouverture des discussions dictatures allemandes, Möller plaide mières années de la RFA, alors qu’on libéraux-démocratiques »47. en 199252. Les conclusions que l’on pour l’analyse des régimes nazi et refusait de parler des crimes hitlé- Le modèle totalitaire est privilégié cherchait depuis le début sont donc communiste en fonction du modèle to- riens43. L’intégration de l’Est dans lors des travaux de la commission pour atteintes. talitaire, affirmant que les distinctions la République fédérale représente caractériser la RDA, avec des termes qui ont été identifiées par l’histoire so- une sorte de deuxième chance pour tels que « État illégal », « régime illé- Relire l’historiographie ciale entre ces deux systèmes ne sont la gestion du passé « totalitaire » de gitime », « règne de la violence » et que « des suppositions, des construits l’Allemagne. « dictature »48. Une séance entière est La commission d’enquête de 1992- de l’esprit ». Son vis-à-vis Jürgen Il s’agit d’un sujet particulièrement par ailleurs dédiée à la comparaison 1994 n’est pas que le fait de parlemen- Kocka doit quant à lui exposer un avis discuté à la commission d’enquête des régimes nazi et socialiste et taires et d’anciens dissidents de la contraire. Or, Kocka, historien pourtant Aufarbeitung von Geschichte und Fol- Rainer Eppelmann, avant même que les RDA. Des experts, dont plusieurs his- issu de l’école structuraliste, présente gen der SED-Diktatur in Deutschland discussions n’y commencent, conclut toriens, y sont également invités par également une approche qui considère qui s’ouvre en mai 1992. Commandée que « les deux dictatures sont abso- les différents partis53 et 750 mémoires le politique comme la sphère déter- par le Bundestag, cette commission lument comparables parce qu’elles académiques y sont déposés54. Sans minante de l’histoire est-allemande : publique se veut un « projet politico- étaient toutes deux totalitaires »49. Dans affirmer que le politique et l’histoire son concept de « dictature moderne » historique » qui favorisera « l’unité le rapport final de la commission en professionnelle se sont complètement nuance le totalitarisme sans toutefois intérieure » de l’Allemagne44. Son pré- mai 1994, on justifie l’utilisation de ce enchevêtrés au début des années nier la puissance de l’État. Comme le sident, le député de la CDU et ancien dis- paradigme en soutenant que la « dic- 1990, il apparaît que « les interpréta- souligne Klaus Hornung, également sident est-allemand Rainer Eppelmann, tature du SED, comme celle des nazis, tions produites au sujet de l’histoire présent à la séance, le modèle de expose ses objectifs : « on y prévien- correspondait à un système idéolo- est-allemande ne sont pas restées Kocka n’empêche en rien « d’arriver dra le développement d’une nostalgie gique qui assujettissait l’individu et “purement académiques” » 55. à un consensus » autour de l’idée du malsaine de la RDA et renforcera la lé- la société, qui permettait à un groupe Les questions et termes initiaux totalitarisme58. gitimité de la République fédérale »45. restreint de revendiquer le contrôle to- de la commission, essentiellement La demande d’histoire produite par Il s’agit de développer une identité tal et le monopole politique »50. Il est à orientés vers les aspects politiques et la commission d’enquête profite ainsi politique commune pour l’Allemagne souligner que les termes « totalitaire » réunifiée en insistant sur la supériorité et « totalitarisme » apparaissent plus 51. Deutscher Bundestag, Bericht der Enquete-Kommission « Aufarbeitung von Geschichte und Folgen der SED-Diktatur in Deutschland », Bonn, Bundesanzeiger Verlagsgesellschaft, 1994, p. 280. 43. « Kein Verbrechen ohne Schuld », Der Spiegel, 23 décembre 1991. 52. Rainer Eppelmann, cité dans Petra Bock, « Von der Tribunal… », op. cit., p. 1 180. 44. Rainer Eppelmann, in Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission, op. cit., vol. I, pp. VII-X. 53. Ibid., p. 1 182. 45. Rainer Eppelmann, cité dans Petra Bock, « Von der Tribunal… », op. cit., p. 1 180. 54. Jennifer Yoder, « Truth Without Reconciliation », German Politics, n° 3, 1999, p. 72. 46. Hermann Weber, « Rewriting the History of the GDR », dans Reinhard Alter et Peter Monteath, Rewriting 55. Mary Fulbrook, « Reckoning with… », op. cit., p. 175. the German…, op. cit., p. 203. 56. Voir les Anträge des différents partis dans Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission, 47. Andrew Beattie, Playing Politics…, op. cit., p. 6. vol. I, pp. 3-24. 48. Ibid., p. 199. 57. Bernd Zielinski, « Les controverses en Allemagne unifiée sur la nature du régime de la RDA », dans Bernd Zielinski et Brigitte Krulic, Vingt ans d’unification allemande, Bern, Peter Lang, 2010, p. 203. 49. Rainer Eppelmann, in Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission, op. cit., vol. IX, p. 575. 58. Les citations précédentes proviennent de Deutscher Bundestag, Materialien der Enquete-Kommission, 50. Cité dans Andrew Beattie, Playing Politics…, op. cit., p. 203. op. cit., vol. IX, pp. 579-603.

84 décembre 2016 - N° 8 85 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie...

à une vision de la RDA orientée autour privé, encourage directement l’utilisa- totalitaire de la RDA. À la Freie Univer- un modèle moins statique, mais en de l’idée du « mal » totalitaire. La fas- tion des termes du totalitarisme dans sität de Berlin, Manfred Wilke, Klaus reprend les termes dans ses études70. cination du public, son « obsession la recherche académique63. Schröder et Jochen Staadt fondent le Eckard Jesse mélange de son côté presque macabre […] pour les outils Des historiens tels que Horst Möller, Centre de recherche sur l’État-SED. À les mots « autoritarisme » et « tota- de coercition et de surveillance du Klaus Hornung, Manfred Wilke, Hans- Dresde, Alexander Fischer dirige quant litarisme » pour proposer un modèle régime est-allemand »59, stimule éga- Peter Schwarz, Jochen Staadt et Klaus à lui l’Institut Hannah Arendt pour « autolitaire »71. Konrad Jarausch, lement la production historique sur Schröder profitent de cette conjonc- l’étude du totalitarisme. Enfin, l’Institut enfin, publie un recueil en 1999 dont les aspects répressifs de l’État socia- ture. Schröder sera l’un des plus d’histoire contemporaine, dont le direc- l’objectif est précisément de trouver liste60. Un véritable enthousiasme sai- ardents défenseurs du modèle tota- teur est Horst Möller, s’intéresse alors des alternatives à ce concept72. sit les chercheurs, plusieurs n’ayant litaire dans la décennie 1990. Il sou- tout particulièrement à l’application du jusque-là porté que très peu attention tient notamment que « la RDA peut modèle totalitaire sur la RDA. On y juge Problèmes et limites du modèle à l’Allemagne de l’Est. L’opportunité être décrite comme […] un État tota- qu’un « recours critique à la théorie du totalitaire de rejoindre un large lectorat, de tra- litaire ou “totalitaire tardif (late-totali- totalitarisme est indispensable »68. vailler avec les archives nouvellement tarian)” »64. Avec son collègue Jochen En fait, même les instituts et les Dans les années suivant la réunifi- ouvertes de la Stasi et de recevoir du Staadt, Schröder écrit également que chercheurs qui critiquent le modèle cation allemande, on a donc produit et financement stimule l’intérêt des his- la RDA était « une dictature […] qui a totalitaire se tournent vers l’étude du diffusé une histoire de la RDA claire toriens pour les structures du pouvoir assuré sa survie pendant quarante système politique et de l’oppression et simple, présentant les Allemands est-allemand, la comparaison du ré- ans grâce à la terreur qu’elle exerçait étatique dans l’ex-RDA, laissant dans de l’Est en tant que victimes, héros ou gime communiste avec le IIIe Reich et contre sa propre population »65. Hans- l’ombre la société. C’est le cas no- vilains et délégitimant l’ensemble du la Stasi61. Peter Schwarz estime quant à lui tamment du Centre de recherche sur modèle socialiste. Les aspects positifs que l’Allemagne de l’Est n’était qu’un l’histoire contemporaine de Postdam, de l’Allemagne de l’Est, par exemple Bien sûr, l’histoire sociale ne dispa- « énorme camp de concentration »66. sous la direction de Jürgen Kocka69. l’accès à un réseau de crèches pu- raît pas, mais la visibilité va alors au Manfred Wilke, enfin, ouvre le recueil La prédominance du totalitarisme bliques, l’intégration des femmes sur modèle totalitaire, et ce pendant près qu’il dirige en 1998 en écrivant que dans le discours public et académique le marché du travail, l’antifascisme d’une décennie. Des fonds importants le communisme doit être compris en ainsi que l’utilisation des archives répandu et les relations interperson- sont investis dans la recherche sur la fonction de « ses structures et de son politiques de la RDA poussent les nelles significatives qu’avaient pu y RDA et sont surtout octroyés aux cher- caractère totalitaires »67. historiens qui n’adhèrent pas néces- développer les citoyens s’en trouvaient cheurs et instituts s’intéressant aux Certains de ces chercheurs parti- sairement à ce modèle à s’y confron- également discrédités. On ne faisait aspects politiques de l’histoire est-al- cipent aux travaux de nouveaux instituts ter néanmoins. Nous avons déjà vu d’ailleurs aucune distinction entre le lemande62. Ce financement, public et créés pour étudier l’histoire politico- que Kocka propose une « dictature régime du SED et le pays en soi : en moderne » comme nuance pour ce appelant la RDA « l’État-SED », l’atta- 59. Reinhard Alter et Peter Monteath, Rewriting the German…, op. cit., p. 17. paradigme. La sociologue Sigrid chement qu’avaient pu ressentir les 60. Jay Rowell, « L’étonnant retour... », op. cit., p. 133. Meuschel, qui critique également le Allemands de l’Est envers leur com- 61. Hermann Weber, « Zum Stand der Forschung über die DDR-Geschichte », Deutschland Archiv, n° 2, totalitarisme lors de la commission munauté ou leur région ne pouvait 1998, p. 254 et Anna-Sabine Ernst, « Between “Investigative History” and Solid Research », Central European History, n° 3, 1995, p. 377. d’enquête, plaide quant à elle pour avoir aucune connotation mémorielle 62. Konrad Jarausch, « The German Democratic Republic as History in United Germany », German Politics 68. Horst Möller et Hartmut Mehringer, cités dans Anna-Sabine Ernst, « Between “Investigating and Society, n° 2, 1997, p. 41. History”… », op. cit., pp. 390-391. 63. Jay Rowell, « L’étonnant retour… », op. cit., p. 134. 69. Bernd Zielinski, « Les controverses en Allemagne… », op. cit., pp. 203-204. 64. Klaus Schröder, Der SED-Staat, Munich, Hanser-Verlag, p. XVI. 70. Sigrid Meuschel, « The Other German Dictatorship : Totalitarianism and Modernization in the German 65. Cités dans Corey Ross, The East German…, op. cit., p. 16. Democratic Republic », Thesis Eleven, n° 1, novembre 2000, pp. 53-62. 66. Ibid. Des historiens de l’ex-RDA ayant souffert de la censure du régime proposent également des 71. Corey Ross, The East German…, op. cit., pp. 24-25. thèses semblables : c’est le cas de Stefan Wolle et Armin Mitter. 72. Konrad Jarausch, « Beyond Uniformity », in Konrad Jarausch, Dictatorship as Experience, New York, 67. Manfred Wilke, Anatomie der Parteizentrale, Berlin, De Gruyter, 1998, p. 13. Berghahn Books, 1999, p. 6.

86 décembre 2016 - N° 8 87 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation De l’usage d’une Allemagne de l’Est « totalitaire » : politique et historiographie...

positive73. L’ensemble de la RDA et et réalité »77, a servi dans l’Allemagne comparaison entre le communisme Aujourd’hui, la sphère académique de l’expérience qu’y avaient vécue les nouvellement réunifiée une histoire et le fascisme peut se révéler utile, considère généralement le totalita- citoyens était dominé par le « mal » publique politico-morale mettant en le concept totalitaire ne rend pas jus- risme dépassé. Dans l’historiographie totalitaire dont ils avaient été complices lumière les fautes du SED78, il a engen- tice à l’histoire de la RDA qu’il ne met de la RDA, ce modèle s’est estompé au ou victimes. dré une relativisation problématique guère en lumière. Son utilisation, profit d’une approche socioculturelle. Or, une importante partie des Alle- des crimes nazis. Certains observa- tant académique que publique, laisse La question du retour des termes mands de l’Est ne se reconnaissent pas teurs ont en effet passé sous silence les dans l’ombre des aspects essentiels du totalitarisme dans l’Allemagne dans cette description74. L’approche to- distinctions à faire entre les deux dicta- de la vie en Allemagne de l’Est et nie d’après 1989 mérite néanmoins d’être talitaire est ainsi problématique car elle tures allemandes afin de mieux mettre l’expérience de millions d’individus étudiée. Elle informe en effet sur le ne permet pas de saisir la complexité en évidence le mal communiste, affir- qui ont à la fois eu conscience d’évo- processus de réunification allemande et les dynamiques de la RDA et de la mant par exemple que « l’oppression luer dans un État autoritaire et ten- et sur la construction des récits natio- vie de ses citoyens. La façon dont on en Allemagne de l’Est était bien té – voire réussi – d'y vivre des vies naux, rappelant par ailleurs que l’his- a utilisé les archives de la Stasi a cer- plus tangible que sous le national- significatives80. toire s’écrit toujours dans l’actualité. tainement contribué à ce portrait uni- socialisme, car les communistes dimensionnel simpliste du passé est- n’avaient aucune légitimité »79. allemand : enthousiastes, on a voulu y trouver rapidement une vérité, mais Conclusion « l’interprétation de ces dossiers de surveillance a donné naissance à une En réduisant l’histoire est-alle- vision policière réductrice de la RDA, mande au totalitarisme et au mal, entièrement dissociée de son projet de les dirigeants de l’Allemagne réu- société et de son histoire sociale, pri- nifiée souhaitaient établir une unité vant de sens des vies entières »75. Ces nationale basée sur un consensus documents rédigés par les dirigeants antitotalitaire. Une deuxième com- du parti et de la police secrète témoi- mission d’enquête sur le SED, sui- gnaient de leurs intentions, certes, vant des prémisses semblables à la mais pas de l’application concrète de première, a par ailleurs été organi- ces projets. Considérer ces archives sée entre 1995 et 1998 afin de pour- comme représentantes de la réalité suivre ce travail public sur le passé est-allemande est une erreur76. de l’Allemagne de l’Est. Or, s’il est Enfin, si le totalitarisme, quibien sûr nécessaire de traiter des « confond la forme ou la structure des aspects répressifs du socialisme systèmes politiques avec leur contenu est-allemand et s’il est vrai que la

73. Andrew Beattie, Playing Politics…, op. cit., p. 36. 74. Mary Fulbrook, The People’s State, New Haven, Yale University Press, 2005, p. 10. 75. Sonia Combe, « Les archives dans les guerres de mémoires », Hermès, n° 3, 2008, p. 65. 76. Pierre Jardin, « Nouvelles archives, nouvelle histoire? », dans Sonia Combe, Archives et histoire dans les sociétés communistes, Paris, La Découverte, 2009, p. 140. 77. Corey Ross, The East German…, op. cit., p. 33. 78. Mary Fulbrook, « Reckoning with… », op. cit., p. 177. 79. Rudolf Wassermann, cité dans A. James McAdams, Judging the Past in Unified Germany, New York, Cambridge University Press, p. 26. 80. Jan Palmowski, Inventing a Socialist Nation, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.

88 décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Le mal paradoxal : usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

Cécile VAST - Docteure en histoire, membre associé du LARHRA (CNRS).

Résumé : « Elle est la voix du savoir et de la connaissance […]. Pour expliquer l’inexpli- cable, pour comprendre l’incompréhensible, pour nommer l’innommable […]. Son courage, il est dans sa capacité à s’affranchir du mal en le défiant. » Prononcés au Panthéon le 27 mai 2015, ces mots édifiants du président de la République voulaient indiquer le sens et la cohérence des engagements qui ont jalonné la longue vie de Germaine Tillion (1907-2008). Une étude plus précise du vocabulaire des discours de François Hollande consacrés à la Seconde Guerre mondiale révèle cependant une lecture du mal plus paradoxale que ne le laisse supposer cet éloge de la connaissance, de la science et du langage. L'apparente limpidité d'une « traversée du mal » transcendée par le savoir, et incarnée ici par la célèbre ethnologue, détonne avec la dialectique simple du bien et du mal qui organise l'essentiel de la parole présidentielle sur les années 1940.

Mots-clés : l'historien face aux usages et mésusages du passé ; mémoires de la Seconde Guerre mondiale ; commémorations ; discours présidentiels ; analyse lexicale ; construc- tions, perceptions et transformations de l'événement.

décembre 2016 - N° 8 91 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

« En t'écoutant, nous n'étions plus des Stücks, portée par la dénonciation d’une bar- Germaine Tillion Geneviève de Gaulle- mais des personnes ; nous pouvions lutter, barie décontextualisée et d’un mal Anthonioz, et Jean Zay2. puisque nous pouvions comprendre. » quasi a-temporel, essentialisé. Pour Cette étude se fonde sur un repérage Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Lettre à Germaine Tillion, aller au-delà des premières intui- dans le corpus des 21 discours prési- préface de l'ouvrage de Germaine Tillion, La Traversée du mal, 2000 tions, ce travail s’appuie sur une ana- dentiels de tous les mots du mal (noms lyse systématique des mots du mal communs, noms propres, verbes, employés dans les discours officiels adjectifs, etc.) dont les occurrences du président socialiste. Il vise à tenter totales sont supérieures ou égales à lle est la voix du savoir et de la Résistance et Libération. Quels que de décrypter les logiques internes à trois, soit une liste de 129 mots classés E connaissance […]. Pour expli- soient les modes de désignation ou les l’œuvre, leurs usages, leurs non-dits selon les sept thèmes ou événements quer l’inexplicable, pour comprendre registres de dénonciation, la question et leurs éventuels dénis. précisés ci-dessus (Libération, Résis- l’incompréhensible, pour nommer du mal constitue l’un des phénomènes tance, Shoah, hommages, déportation, l’innommable […]. Son courage, il est explicatifs structurants du rapport de Entre 2012 et 20151, les 21 discours Thiaroye, Panthéon)3. Le recours à la dans sa capacité à s’affranchir du mal François Hollande à la mémoire de la prononcés par François Hollande lors technique de l’analyse factorielle des en le défiant. » Prononcés au Panthéon période de Vichy et de l’Occupation. de diverses commémorations de la correspondances permet de donner le 27 mai 2015, ces mots édifiants du Comment ne pas d’ores et déjà Seconde Guerre mondiale abordent une vue d’ensemble du vocabulaire président de la République voulaient s’interroger sur la pertinence d’un sept thèmes ou événements diffé- utilisé dans ces documents. Il contri- indiquer le sens et la cohérence des encouragement au savoir, lorsque l’on rents. Huit discours sont consacrés à bue aussi à distinguer des logiques engagements qui ont jalonné la longue assigne à l’histoire un rôle plutôt sin- la période de la Libération (y compris internes, des articulations ou des vie de Germaine Tillion (1907-2008). gulier où la dimension critique semble les débarquements en Normandie et en nuances difficilement perceptibles au- Une étude précise du vocabulaire des s’effacer derrière l’injonction à « trans- Provence et le massacre d’Oradour- trement. La démarche aide enfin à dé- discours de François Hollande consa- mettre la mémoire » ? Le 8 mai 2015, sur-Glane) ; quatre à la Résistance ; passer le stade premier des intuitions crés à la Seconde Guerre mondiale en s’adressant aux élèves lauréats du quatre ont pour sujet la mémoire en évitant les erreurs d’appréciation révèle cependant une lecture du mal Concours national de la Résistance de la Shoah ; deux sont des hom- inhérentes à l’étude empirique – géné- plus paradoxale que ne le laisse suppo- et de la Déportation et à leurs ensei- mages funèbres à d’anciens résis- ralisation, extrapolation, sur-inter- ser cet éloge de la connaissance, de la gnants, le président de la République tants (Stéphane Hessel et Jean-Louis prétation ou, à l’inverse, omission. science et du langage. L’apparente lim- proposait ainsi une définition très per- Crémieux-Brilhac) ; un discours rap- L’analyse factorielle des correspon- pidité d’une « traversée du mal » trans- sonnelle de l’histoire : « On ne feuillette pelle la mémoire de la déportation au dances établit donc une classifica- cendée par le savoir, et incarnée ici par pas l’Histoire en choisissant ses pages ; camp de concentration du Struthof tion des mots ; regroupés dans des la célèbre ethnologue, détonne avec la on la lit dans un ordre qui construit le (Alsace) ; à Thiaroye au Sénégal, le classes, ils forment de grandes uni- dialectique simple du bien et du mal qui récit national, dans un ordre qui donne Président de la République revient tés de signification, qu’il reste ensuite organise l’essentiel de la parole prési- aussi un sens pour ce que nous avons à sur le massacre perpétré par des gen- à interpréter4. dentielle sur les années 1940. faire aujourd’hui. » darmes français de tirailleurs séné- Au-delà d’une dialectique simple du Près de soixante-dix ans après la Une première écoute à la fois cu- galais mutinés le 1er décembre 1944 ; bien et du mal, l’utilisation des mots fin de la guerre, le quinquennat de rieuse et sensible de quelques-uns de enfin une allocution honore l’entrée du mal dans les discours présiden- François Hollande est en effet mar- ces discours présidentiels est à l’ori- au Panthéon de Pierre Brossolette, tiels s’organise autour de quelques qué par la mémoire des grands événe- gine de cet article. À lire attentivement ments du second conflit mondial. Du des textes qui ne cessent de relier 1. L’intégralité de ces discours est consultable sur le site internet de l’Élysée à l’adresse suivante : 6 juin 2012, un mois à peine après sa « leçons » du passé et « menaces » du http://www.elysee.fr/declarations. prise de fonction, au 27 mai 2015, pas présent, l’impression domine d’un cer- 2. Voir la liste des discours dans l’annexe 1. 3. Voir la liste des « mots du mal » dans l’annexe 2. moins de 21 discours commémorent tain effacement du contexte. A contrario, 4. Nous avons utilisé pour réaliser cette analyse factorielle des correspondances (AFC) le logiciel déportation, génocide, débarquements, l’idée semble s’imposer d’une parole Hyperbase. Voir les graphes de l’AFC dans l’annexe 3.

92 décembre 2016 - N° 8 93 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

logiques propres. L’analyse du voca- absolu incarné par l’extermination des raconter la fin de la guerre en France. « Pourquoi ce choix ? Deux femmes, bulaire proposée ici identifie plusieurs Juifs. Le génocide représente ainsi, Il s’agit moins de dénoncer les crimes deux femmes inséparables dans la vie, ensembles qui structurent l’idée que à travers le champ lexical utilisé, que d’évoquer les faits de guerre que dans l’épreuve, dans les souffrances et François Hollande se fait des violences l’incarnation du mal, un crime total sont les « épreuves », les « morts », les la déportation. Deux femmes qui se sont de la Seconde Guerre mondiale. Cette toujours nommé au singulier, comme « tués », les « sacrifiés », les « ruines » battues pour l’émancipation et la dignité vision s’attache d’abord à délimiter le montrent ces quelques exemples : et les « larmes », dans un récit où humaine, qui n’ont jamais dévié, jamais et à hiérarchiser différentes catégo- « C’est avec beaucoup d’émotion domine le sentiment d’un mal néces- abandonné, jamais renoncé. Ces deux ries du mal selon l’événement relaté, que je suis venu ce matin inaugurer, saire, inévitable, subi et modelé par le femmes-là ont leur place au Panthéon. qu’il s’agisse du mal absolu incarné ici, le Mémorial de Drancy. Au milieu « destin » : Deux hommes, deux hommes jeunes par le génocide des Juifs ou des souf- de rares survivants, des familles, des « Les Normands ont été placés, par au moment où ils ont été suppliciés, qui frances perçues comme inévitables de enfants, conscients qu’il s’était produit le destin de l’Histoire et par la géogra- avaient déjà servi la République mais la période de la Libération. Pour cha- ici, un crime, un crime abominable. »5 phie, au cœur de l’un des plus grands qui auraient pu tant donner s’ils avaient cune de ces catégories du mal, elle « Le monde, lui, découvrait l’exter- moments de notre Histoire, d’une des pu survivre. Deux hommes qui avaient leur assigne par ailleurs une origine, mination méthodique, programmée, batailles les plus décisives de l’Huma- éclairé de leur intelligence le chemin de qu’elle soit clairement contextualisée, scientifique, des Juifs ; un crime qui nité. Ils ont pris part à ce moment-là, la France vers le progrès. » 8 avec ses acteurs et son idéologie, ou n’avait pas de nom, tellement il était avec une force d’âme comparable à la Comme pour les faits de guerre qu’elle semble échapper au temps et à ignoble. Alors, un nouveau mot fut créé bravoure des combattants alliés. Ils désignant la nature du mal subi par l’histoire. Enfin, l’attention portée aux pour le désigner : la Shoah. La Shoah, ont pris part à ce qu’a été la libération les populations civiles au moment de héros et aux victimes des événements le plus grand crime jamais connu et de la France. Du premier au dernier la libération du territoire national, du second conflit mondial révèle une jamais commis dans l’humanité. »6 jour de cette épopée, des bombarde- le vocabulaire de la répression de la appréhension de la guerre et de ses Dans les quatre discours consacrés ments de Caen à ceux du Havre, ils Résistance se distingue par la préci- violences oscillant entre volonté de au génocide des Juifs, l’émotion, le re- furent des centaines de milliers vic- sion des mots, le plus souvent clai- lutte et impuissance. gistre moral et une forme de sidération times d’une guerre, la Seconde Guerre rement circonscrits : « exécutés », l’emportent largement sur tout effort mondiale, qui, rappelons-le, a fait plus « répression », « torturé », « arrêté », Les catégories du mal de mise en perspective. On sait que la de victimes civiles que de soldats. » 7 « déportation », « Gestapo », « arrê- « solution finale » n’avait pas de nom, Enfin la répression de la Résistance, tés », « exécution », « déportée », Les modes de désignation et d’ap- moins pour le caractère « ignoble » du décrite dans ses nombreux aspects « SS », « fusillés », etc. Ce décalage préhension des événements dou- crime que pour en masquer les réa- (arrestation, prison, torture, exécution, entre la tonalité morale utilisée par loureux du dernier conflit mondial lités. « Crime », « horreur », « mal », déportation), est présentée comme le président de la République pour organisent une subtile hiérarchie à « souffrance », « outrage », « enfer », la conséquence et le miroir d’enga- parler de la Shoah et une contex- l’intérieur des discours présidentiels ; « extermination », autant de mots gements positifs pleinement voulus, tualisation plus marquée lorsqu’il elle dessine une singulière carto- employés au singulier qui révèlent une assumés. Martyrs de la répression s’agit d’évoquer la répression, les graphie du mal. Trois catégories se vision quasi téléologique du mal trau- – et non plus seulement victimes des représailles et les combats de la démarquent assez nettement dans le matique. Les commémorations pré- maux de la guerre –, les résistants cé- Libération se retrouve dans le prin- vocabulaire employé pour désigner le sidentielles des divers événements lébrés dans les discours présidentiels cipal discours consacré à la journée mal : une sorte de mal « nécessaire », de la Libération (débarquements en offrent des modèles exemplaires et de la déportation le 30 avril 2015 au celui des combats de la Libération ; à Normandie et en Provence, représailles, toujours opératoires. Ainsi des quatre camp du Struthof. Les deux registres travers la répression, les souffrances bombardements alliés) recourent da- personnalités choisies en 2014 pour se mêlent, avec parfois un rappro- subies par les résistants ; enfin, le mal vantage à la tonalité de l’affliction pour être panthéonisées : chement, voire une confusion, entre

5. 21 septembre 2012, inauguration du Mémorial de Drancy. 7. 6 juin 2014, commémoration des 70 ans du débarquement allié en Normandie. 6. 27 janvier 2015, commémoration des 70 ans de la libération d’Auschwitz. 8. 21 février 2014, discours au Mont-Valérien.

94 décembre 2016 - N° 8 95 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

l’expérience concentrationnaire et le Au-delà des formes de désignation l’occupant voulait priver la Résistance capitale des ruines. 100 000 personnes génocide des Juifs : du mal dans les discours de François de ses héros. » 11 sont obligées à l’exode. Elles se mêlent « Nous sommes réunis cet après- Hollande, cette interrogation renvoie « SS », « nazisme », « Allemagne », à des mouvements de troupes enne- midi au Struthof, à côté de la seule finalement aux facteurs explicatifs « occupation », « humiliation », mies. La confusion est totale, et pour chambre à gaz, dans le seul camp de avancés pour appréhender les mal- « nazi », « armistice », « allemande », des familles entières, c’est le chaos, et concentration qui était installé sur le heurs de la Seconde Guerre mondiale. « ennemi », « Vichy », « occupée », elles connaissent la mitraille. Pour bri- sol de France. […] Je voulais aussi que Quelle est l’origine du mal ? Peut-on « Gestapo » pour la Résistance, comme ser les voies de retraite de l’ennemi, tout l’on rappelle l’histoire, ici au Struthof. même penser l’origine du mal ? dans cet extrait dédié aux personnali- le cœur historique de Caen et de Rouen Des déportés juifs ont été assassinés, tés panthéonisées en mai 2015 : est touché, les cloches de la cathédrale gazés parce qu’ils étaient juifs, et une Le mal dans le siècle ? « Pourtant, ces deux femmes, ces fondent, 400 victimes sont retrouvées plaque portait les noms des suppli- deux hommes, chacun si singulier, ont dans les ruines. » 13 ciés depuis 2005. […] Aujourd’hui, les Là encore une ligne invisible dis- été gouvernés par les mêmes forces, nations d’Europe sont réunies dans tingue les crimes et les souffrances animés par les mêmes passions, Si ces trois grands événements de le camp de Natzweiler-Struthof, un avec, d’un côté une contextualisa- soulevés par le même idéal, unis les la Seconde Guerre mondiale (la Résis- camp situé sur le sol de France, un tion précise et, de l'autre, une forme uns, les autres par le même dépasse- tance, les camps de concentration, la camp qui fut l’un des maillons de d’a-temporalité par l’absence, l’effa- ment, indissociablement soudés par Libération) sont, pour l’essentiel, bien la chaîne concentrationnaire nazie. cement voire le déni du contexte his- le même amour, l’amour de leur pa- circonscrits dans leur contexte his- Un camp qui a vu 52 000 déportés de torique. Trois événements sont clai- trie. Quatre grandes [sic] Françaises torique, il en est autrement pour les toutes nationalités passer ici, un camp rement inscrits dans leur temps : et Français qui incarnent l’esprit de quatre grandes commémorations des dont 30 000 seulement sont revenus. la Résistance, la Libération et, dans la Résistance, l’esprit de résistance. victimes de la Shoah. Dans le prolon- […] La majorité des déportés du Stru- une moindre mesure, la déportation Face à l’humiliation, à l’Occupation, à gement évident du discours prononcé thof étaient des partisans, des résis- de répression. Pour ces derniers, les la soumission, ils ont apporté la même en 1995 par Jacques Chirac, François tants, des hommes engagés. »9 causes, les idéologies et les acteurs réponse : ils ont dit non tout de suite, Hollande énonce le 22 juillet 2012 au La chambre à gaz installée au Struthof du mal sont désignés par l’utilisation fermement, calmement. » 12 Vel’ d’Hiv une conception singulière en 1944 et dans laquelle 86 personnes d’un vocabulaire précis : « nazis », Enfin, les mots « bombardement », de l’histoire et une rhétorique que l’on juives furent assassinées devient ici une « NN », « concentration », « nazie », « ennemis », « Reich », « ruines » do- retrouve dans les autres allocutions sorte d’avant-poste de la Shoah « sur le « concentrationnaire », « déporta- minent largement les hommages ren- consacrées à cet événement : inau- sol de France » et l’événement émi- tion », « camps », « bourreaux », dus aux victimes des combats de l’été guration du Mémorial de la Shoah de nemment central de cette commémo- « occupant » pour le phénomène de la 1944 et de la période de la Libération : Drancy en septembre 2012, anniver- ration. Le glissement de sens, la dis- déportation de répression : « Sur Rouen, le 19 avril 1944, saire de la libération d’Auschwitz en tinction, comme l’absence de précision « Parmi les proscrits figuraient les 6 000 bombes sont larguées en quelques janvier 2015 et de la rafle des enfants sur la situation particulière de l’Alsace, “Nuit et Brouillard”, les déportés poli- heures, 900 morts sont retirés des dé- d’Izieu en avril 2015. À chaque fois la région annexée par l’Allemagne nazie tiques à l’uniforme marqué de deux combres. Un mois et demi après, c’est structure oratoire est la même, et plu- après l’armistice du 22 juin 1940 et ad- lettres maudites “NN”, et qui promet- la semaine rouge, cinq jours de bombar- sieurs étapes progressives rythment ministrée par un Gauleiter, ne risquent- taient à ceux qui les portaient une mort dements intensifs, destinés à couper les la parole présidentielle lorsqu’il s’agit ils pas d’empêcher de comprendre que lente mais certaine par épuisement, ponts sur la Seine. Au matin du 7 juin, de raconter et de signifier l’événement le camp du Struthof fut aussi un « ré- sous les coups et dans l’isolement 3 000 civils sont tués. Des cités entières Shoah : culpabilisation, déni, déplora- sumé » du système concentrationnaire le plus complet. Ce statut “Nuit et sont rasées. Saint-Lô est devenue la tion, essentialisation, a-temporalité. nazi et du nazisme10 ? Brouillard” fut inventé en 1941 quand 11. 30 avril 2015, journée de la déportation au Struthof. 9. 30 avril 2015, journée de la déportation au Struthof. 12. 27 mai 2015, discours du Panthéon. 10. Selon l’expression de Robert Steegmann, Le camp du Struthof-Natzweiler, Seuil, 2009. 13. 6 juin 2014, commémoration des 70 ans du débarquement en Normandie.

96 décembre 2016 - N° 8 97 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

« Nous sommes rassemblés ce matin France, prise comme un bloc, sans dis- du 6 avril 1944 mais aussi pour les les terroristes qui voulaient asservir pour rappeler l’horreur d’un crime, ex- tinguer ce qui relève de l’antisémitisme 11 500 enfants et les 64 000 adultes qui ce pays. C’est ce qu’elle a fait d’une primer le chagrin de ceux qui ont vécu du gouvernement de Vichy du reste de ont été déportés de France entre 1941 autre manière avec les Nations unies la tragédie, évoquer les heures noires la société française. Les références à et 1944 parce qu’ils étaient juifs. Pour en Centrafrique, pour éviter un bain de de la collaboration, notre histoire, et la complexité des temps et à l’histoire eux, et pour tous les enfants martyri- sang. C’est ce que fait aussi la France donc la responsabilité de la France. […] s’effacent derrière l’usage récurrent sés encore aujourd’hui, victimes du fa- dans la coalition contre Daech pour L’infamie du Vel' d’Hiv s’inscrivait dans d’un vocabulaire moral comme expli- natisme. L’ambassadeur du Rwanda en lutter contre le terrorisme, parce que une entreprise qui n’a pas eu de pré- cation et comme lecture centrale des France est présent. Il est invité chaque la France, justement, parce qu’elle a cédent et qui ne peut être comparée à événements de la Shoah : « oubli », année à la commémoration du 6 avril à connu l’horreur, doit être toujours à rien : la Shoah, la tentative d’anéantis- « outrage », « indifférent », « fana- Izieu, parce que c’est en avril 1994 qu’a l’initiative. » 16 sement de tous les Juifs du continent tisme », « indifférence », « drame », débuté le génocide des Tutsis, au mo- Avec respectivement 70, 20 et 18 oc- européen. 76 000 Juifs de France furent « enfer », « haine », « douleur », « mal- ment-même où les portes du mémo- currences, les mots « guerre », « mal » déportés vers les camps d’extermina- heur ». Au-delà de la déploration, c’est rial s’ouvraient. Là aussi, tragique coïn- et « barbarie » sont les plus employés tion. Seuls 2 500 en sont revenus. […] un mal hors du temps, a-temporel, cidence qui nous rappelle que le mal dans l’ensemble des discours com- La vérité, c’est que la police française, qu’il s’agit de dénoncer, à travers les ne s’est pas arrêté aux portes de cette mémoratifs des événements de la sur la base des listes qu’elle avait elle- diverses commémorations du génocide Maison, qu’il renaît chaque fois que des Seconde Guerre mondiale de François même établies, s’est chargée d’arrêter des Juifs : idéologies totalitaires ou des fonda- Hollande. Mais il s’agit bien d’une bar- les milliers d’innocents pris au piège le « La barbarie n’a pas d’âge, n’a pas mentalismes religieux s’emparent des barie et d’un mal décontextualisés et 16 juillet 1942. C’est que la gendarme- de couleur, n’a pas de limite et plus que passions et des peurs. essentialisés. Cette vision irénique et rie française les a escortés jusqu’aux jamais, l’histoire nous livre ses leçons Mais ces progrès, nés hélas de hors du temps, cet arasement de la camps d’internement. La vérité, c’est pour le présent. […] Voilà notre mis- l’abîme, de la catastrophe, n’ont pas chronologie ne comportent-ils pas le que pas un soldat allemand, pas un sion : prévenir le mal, lutter contre le empêché le monde de connaître risque du relativisme, du renoncement seul, ne fut mobilisé pour l’ensemble mal, avertir de l’existence du mal et d’autres atrocités. Sous l’égide des et du fatalisme ? de l’opération. La vérité, c’est que agir. C’est le rôle des lieux de mémoire Nations unies, c’est vrai, des mas- ce crime fut commis en France, par la qui servent à rappeler les événements sacres, des guerres ont pu être évi- Fatalité du mal ? France. » 14 du passé et à mettre les consciences tés, des conflits réglés, des bourreaux La lutte et l’impuissance Certes, des éléments du contexte en éveil. » 15 jugés, mais le mal n’a pas disparu. Il historique sont présents, en particulier À propos d’Auschwitz, de la rafle prend d’autres visages : la barbarie n’a Lorsque l’on s’intéresse aux modes à travers le rappel de la Collaboration. du Vel’ d’Hiv’ ou de celle des enfants pas de couleur, n’a pas de nationalité, de désignation des « victimes » des Mais comment ne pas s’étonner de l’ab- d’Izieu, les fléaux du temps présent n’a pas de religion ; la barbarie, c’est années 1940, une ligne de partage sence, dans ce discours, de l’occupant sont systématiquement convoqués lorsqu’elle frappe les innocents ; la sépare nettement les victimes civiles allemand avec lequel René Bousquet, pour inscrire les commémorations barbarie, c’est lorsqu’elle s’attaque à et innocentes du mal des « héros » chef de la police du gouvernement de dans les préoccupations d’aujourd’hui ceux qui sont les plus fragiles, à ceux engagés contre le mal. Les résistants Vichy, a négocié les rafles parisiennes – et accessoirement justifier les inter- qui ne pensent pas comme les bar- ont des noms et des visages (Stéphane de juillet 1942 ? Pourquoi le donneur ventions militaires françaises dans les bares qui eux-mêmes ne pensent plus. Hessel, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, d’ordre, concepteur de la politique d’ex- pays en guerre. Face à la barbarie, nous avons la res- Pierre Brossolette, Germaine Tillion, termination des Juifs européens, n’est-il « C’est pour eux que nous sommes ponsabilité d’agir. Mais agir quand il en Geneviève de Gaulle-Anthonioz, etc.) ; pas mentionné ? Ce déni s’accompagne réunis aujourd’hui et que je suis pré- est encore temps. La France prend sa ce sont des « suppliciés », « fusillés », d’une conception culpabilisatrice de la sent. Pour eux, les 51 de la rafle part. C’est ce qu’elle a fait quand elle « exécutés », « déportée », « arrêtée », est intervenue au Mali pour repousser leur sort (« exécution », « torture », 14. 22 juillet 2012, commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’. 15. 6 avril 2015, commémoration de la rafle des enfants d’Izieu. 16. 30 avril 2015, journée de la déportation au camp de concentration du Struthof.

98 décembre 2016 - N° 8 99 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

« déportation ») est la conséquence lo- « malheur », « drame », « épreuve », Annexes gique de leurs engagements. Ils luttent « terrible », « barbare », « barbarie », contre les maux d’hier (« nazisme », « douleur », « pire », « victimes », Annexe 1. Liste des discours de François Hollande consacrés aux événements « occupation », « racisme », « Vichy ») « crime ». Dans ce cas, la sidération de la Seconde Guerre mondiale et contre ceux d’aujourd’hui (« révision- et l’impuissance l’emportent dans la 6 juin 2012 : commémoration du débarquement allié en Normandie nisme », « pauvreté », « catastrophes », manière dont ces commémorations 22 juillet 2012 : commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv « fléaux », « misère », « exclusion », évoquent ces victimes, le mal écrase 25 août 2012 : commémoration de la libération de Paris « injustices », « indifférence », etc.), tout sans aucune échappatoire… 21 septembre 2012 : inauguration du Mémorial de Drancy voire contre les maux qu’ils n’ont pu Comment ne pas s’interroger sur ce 7 mars 2013 : obsèques de Stéphane Hessel connaître de leur vivant… paradoxe : la célébration de Germaine 27 mai 2013 : journée nationale de la Résistance « Aujourd’hui, Germaine Tillion se- Tillion et de Geneviève de Gaulle qui 4 septembre 2013 : visite d’Oradour-sur-Glane rait dans les camps de réfugiés qui faisaient de l’explication le ressort et 4 octobre 2013 : commémoration de la libération de la Corse attendent les exilés de Syrie et d’Irak. le moyen de lutter contre le mal ; la 12 novembre 2013 : commémoration du défilé d’Oyonnax (1943) Elle appellerait à la solidarité pour difficulté à désigner, à nommer, à dire 21 février 2014 : commémoration de l’exécution des membres du groupe Manouchian les Chrétiens d’Orient. Elle se serait et à contextualiser les logiques qui au Mont-Valérien sans doute mobilisée pour retrouver ont mené à l’extermination des Juifs ? 6 juin 2014 : commémoration des 70 ans du débarquement allié en Normandie les filles enlevées par Boko Haram au Quelle signification donner à cette ten- 15 août 2014 : commémoration du débarquement en Provence Nigéria. Elle s’inquiéterait du sort des dance marquée des discours de Fran- 25 août 2014 : commémoration à l’île de Sein migrants en Méditerranée. Pour elle, çois Hollande à essentialiser l’événe- 25 août 2014 : commémoration de la libération de Paris la compassion n’est pas la charité. » 17 ment Shoah ? La sortie de l’histoire et 3 décembre 2014 : commémoration du massacre de Thiaroye (1944) Les résistants et les déportés de la l’usage de la sidération ne sont-ils pas 27 janvier 2015 : commémoration des 70 ans de la libération d’Auschwitz répression sont pour la plupart des contreproductifs ? Que penser d’une 6 avril 2015 : commémoration de la rafle des enfants d’Izieu individus clairement identifiés, nom- représentation du passé qui empêche 15 avril 2015 : obsèques de Jean-Louis Crémieux-Brilhac més notamment par l’emploi fréquent tout effort de compréhension pour ap- 30 avril 2015 : journée de la déportation au camp de concentration du Struthof (Alsace) du participe passé (« déportée », « ar- préhender les événements dans leur 8 mai 2015 : remise des prix du Concours national de la Résistance et de la Déportation rêté », « torturé », etc.). A contrario singularité comme dans leur com- 27 mai 2015 : entrée au Panthéon de Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle- les victimes civiles « sacrifiées » ou plexité ? « L’absence de pensée peut anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. « tuées » de la Libération ou davantage faire plus de mal que tous les instincts encore celles de la Shoah n’ont pas destructeurs réunis », écrivait Hannah Annexe 2. Liste des mots du mal et leur occurrence de nom, pas de chair, les personnes Arendt à propos d’Adolf Eichmann18. La (129 mots pour 1390 mots dans l’ensemble du corpus) s’effacent et tendent à disparaître der- dénonciation du mal devient aussi pa- rière un vocabulaire englobant qui ne radoxale que dangereuse lorsqu’elle Mots du mal Occurrences barbarie 18 les désigne plus en tant que telles : annihile la connaissance et le savoir. souffrance 15 Guerre 71 enfer 13 Déportés 41 horreur 13 Morts 38 pire 13 Camps 28 bourreaux 12 Shoah 28 indifférence 12 Crime 24 indifférent 12 Victimes 22 racisme 12 Mort 21 épreuve 11 Mal 20 fusillés 11 Nazis 20 17. 27 mai 2015, discours au Panthéon. mourir 11 Antisémitisme 19 arrêtés 10 18. Hannah Arendt, Le système totalitaire : les origines du totalitarisme, Seuil-Essais, 2005. Haine 19

100 décembre 2016 - N° 8 101 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Usages, non-dits et dénis dans les discours de François Hollande sur la Seconde Guerre mondiale

déportation 10 coups 4 Annexe 3 : Graphes de l’analyse factorielle des correspondances épreuves 10 ennemies 4 des mots du mal dans les discours présidentiels de François Hollande guerres 10 esclavage 4 occupant 10 Gestapo 4 occupation 10 haines 4 Axes 1 et 2 : Les catégories du mal suppliciés 10 inexplicable 4 Allemagne 9 martyrs 4 commis 9 misère 4 extermination 9 occupée 4 oubli 9 outrage 4 terrorisme 9 Reich 4 douleur 8 ruines 4 génocide 8 sacrifiés 4 peur 8 soumission 4 tués 8 SS 4 armes 7 terribles 4 arrêté 7 torturé 4 ennemi 7 abîme 3 nazie 7 abomination 3 nazisme 7 allemande 3 terrible 7 antisémite 3 Vichy 7 barbare 3 armistice 6 catastrophes 3 collaboration 6 chambres 3 déportée 6 concentrationnaire 3 disparaître 6 détruire 3 drame 6 effacement 3 feu 6 enlevées 3 malheur 6 exclusion 3 malheureux 6 exécutés 3 Axes 1 et 3 : Les origines du mal menacent 6 exécution 3 menaces 6 falsification 3 pauvreté 6 fléaux 3 peine 6 inacceptable 3 raciste 6 injustices 3 tragédie 6 internement 3 antisémites 5 intolérable 3 assassinés 5 larmes 3 chambre à gaz 5 martyr 3 concentration 5 massacres 3 drames 5 nazi 3 fanatisme 5 négationnisme 3 humiliation 5 Nuit et Brouillard 3 humiliations 5 police 3 martyre 5 rafle 3 massacre 5 rafles 3 silence 5 répression 3 arrêtée 4 révisionnisme 3 atrocités 4 souffrances 3 Barbie 4 torture 3 bombardements 4 violences 3 cendres 4 xénophobie 3 complot 4

102 décembre 2016 - N° 8 103 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Axes 2 et 3 : Héros et victimes du mal

chronique des enjeux d'histoire scolaire

Laurence De Cock et Charles Heimberg

décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, dépasser les idées reçues

Laurence de Cock - Professeure agrégée dans un lycée parisien, chargée de cours à l’université Paris VII, associée au laboratoire ECP, université Lyon II. Charles Heimberg - Professeur de didactique de l’histoire et de la citoyenneté, université de Genève.

« En effet, aussitôt accompli, le moment singulier, éphémère, est interprété en fonc- tion d’un parallélisme artificiel ou d’une analogie entre différents événements. Après disparition de l’empreinte de l’immédiatement visible, on reconstruit les causes à partir de conséquences advenues. La linéarité de l’ensemble est donnée à voir comme une évi- dence, sans plus tenir compte des rapports de force dont elle est issue. On valorise ce qui advient après coup, au détriment des possibles dont les traces se perdent dans le dédale des rationalités dominantes. Les historiens, ensuite, se chargeront de classer ce moment de l’histoire sur une échelle du temps qu’ils édifient selon des critères divers […]. Ainsi, à l’issue d’une fabrique de l’histoire par les contemporains, la singularité du moment historique qui façonne le moment de l’histoire tombe très vite dans l’oubli. À ne retenir qu’une forme de rationalité, le foisonnement des idées et des pratiques conflic- tuelles, au centre de ce mouvement, perd son intelligibilité et échappe à l’historien. […] Mon projet a donc consisté à penser l’historicité des moments singuliers ayant mar- qué de leur empreinte toute l’histoire et façonné son mouvement. Imperceptibles dans la continuité historique ainsi construite, ils se dérobent à la représentation linéaire, que celle-ci soit conceptuelle, factuelle ou idéologique. Une permanence cependant de- meure : l’idée que contient un mot dont le sens évolue constamment, indéfiniment […]. La rencontre fulgurante du passé oublié avec l’actualité repensée donne à comprendre, simultanément, la modernité de l’idée. Au-delà de toute continuité ; contre toute at- tente, le devenir de l’événement passé devient alors passablement intelligible. » Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016, pp. 298-302

« La maîtrise du raisonnement contrefactuel et de ses rouages permet enfin d’intervenir dans les débats publics où des devenirs historiques alternatifs sont fréquemment mobilisés en raison de leur efficacité rhétorique ou de leur capacité à porter des jugements moraux. Elle aide à déjouer plus sûrement les pièges d’un jugement rétrospectif nourri des valeurs du présent. Surtout, en dégageant les possibles non advenus du passé, en nombre limité, le chercheur défatalise l’histoire. Il se soustrait ainsi à l’enfermement dans des trajectoires présentées comme irré- sistibles et enrichit la compréhension des sociétés contemporaines en pointant les discontinuités dont elles sont le fruit. Par la mise à jour d’autres issues du passé, l’historien peut offrir des moyens d’action dans le présent. En ce sens, le contrefactuel permet d’ouvrir notre perception du présent historique. » Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, Paris, Seuil, 2016, p. 348.

décembre 2016 - N° 8 107 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, dépasser les idées reçues

« Le colloque de Rennes avait pour ambition d’étudier les constructions mémorielles historiens, d’espérer que la prise en de longues citations ouvrent cette et les représentations des comportements collectifs en pays occupé entre 1940 et 1945. compte des renouvellements histo- chronique. Nous n’en proposons Cet objectif visait principalement le ”cas français”, puisque s’y sont imposés, à divers riographiques soit rapide, d’autant pas ici une recension, mais nous les niveaux, dans le domaine historique, dans les médias, dans l’enseignement, des affirma- que les contenus scolaires sont volon- évoquons pour les quelques idées- tions inlassablement répétées, trop facilement admises comme des évidences et qui nous tiers soumis à des résistances, à des forces qui nous paraissent pouvoir paraissaient donc devoir être réexaminées. Ambition mesurée, en pleine conscience des conservatismes, qui les cantonnent à inspirer avec profit l’histoire scolaire obstacles : les comportements collectifs sont un objet difficile à cerner, a fortiori quand il s’agit de ceux du passé. Leurs représentations sont floues, grossières, changeantes, des visions stéréotypées, y compris et son renouvellement. Michèle Riot- fragiles, elles sont particulièrement malléables et, donc, facilement sous influence. Au- à des « stéréotypes savants » forgés Sarcey, dans son Procès de la liberté, e tant de traits qui rendent leur transmission d’autant plus malaisée que, pour une période il y a très longtemps dans le monde revisite ainsi le XIX siècle politique aussi controversée, la tentation est grande d’abord de les juger, et ensuite de les décrire à académique1. Mais il faut aussi se et social en France dans ses expres- partir d’une grille de lecture anachronique. Dès lors, pour essayer de dépasser les idées méfier de l’entrée très/trop rapide sions les plus profondes pour re- reçues par une analyse critique respectueuse des exigences de l’histoire, il faut revenir à dans les contenus scolaires de thèses mettre en cause les continuités et les la chronologie et à des sources solidement contextualisées. […] novatrices et très en vogue, qui, alors successions ultérieurement lissées On conçoit que, sur des sujets aussi complexes et aussi idéologiques que les compor- qu’elles sont débattues de manière qui caractérisent le regard domi- tements collectifs pendant la guerre, la transmission des savoirs en milieu scolaire ne contradictoire parmi les chercheurs, nant sur cette période. Elle appelle soit pas simple. Elle se révèle parfois contradictoire […]. Que la transmission des savoirs en viennent à être trop rapidement dès lors à retrouver des discontinui- ne soit pas statique, mais qu’elle soit insérée dans son temps, n’est en rien étonnant et présentées comme des faits bien éta- tés qui mettent à jour des possibles relève de l’évolution des questionnements et des savoirs. Ou plutôt ne devrait qu’en rele- 2 ver et non reproduire les croyances du moment. » blis dans les classes . non advenus et à singulariser les Jean-Marie Guillon, Pierre Laborie et Jacqueline Sainclivier, Images Les enseignants et les didacticiens moments historiques. C’est la même des comportements collectifs sous l’Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues, d’histoire s’intéressent aux travaux perspective qui motive L’histoire des Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, pp. 243, 247. d’histoire en se demandant lesquels, possibles de Quentin Deluermoz et et dans quelle mesure, sont suscep- Pierre Singaravélou en montrant tibles d’offrir les meilleures pistes l’intérêt d’un recours à une histoire pour renouveler et améliorer les contrefactuelle, une histoire avec contenus scolaires d’histoire, et sur- des « si » qui s’interroge sur ce qui 'enseignement de l’histoire, ses de l’histoire depuis plus d’un siècle. tout nourrir la conception de l’histoire aurait pu arriver si des événements L contenus et sa forme se dis- C’est donc à la fois en termes de dia- et de l’enseignement qui les anime. antérieurs ne s’étaient pas produits. tinguent de l’histoire académique par chronie et de synchronie que se pose De ce point de vue, et dans ce but, Ce qui n’est pas advenu, mais qui un processus de déconstruction, re- la question du rapport entre l’histoire ils sont un peu amenés à faire leur aurait pu l’être, nous permet ainsi, construction et insertion dans un récit et son enseignement, celle de savoir marché dans l’actualité éditoriale de en fin de compte, de mieux saisir scolaire qui mène à transformer les dans quelle mesure, dans quel délai l’historiographie. le caractère singulier et non anodin savoirs scientifiques en des savoirs à et comment des références scienti- Cette année 2016 a ainsi été no- de ce qui a eu lieu. Il y a un intérêt enseigner. Ce postulat, qui constitue fiques interviennent ou non dans la tamment marquée, dans l’espace commun qui se dégage de ces deux un fondement de la réflexion sur l’his- fabrication de ce que les élèves sont francophone, par trois ouvrages dont ouvrages, celui de nous inciter, de toire scolaire, est généralement qua- invités à apprendre. lifié de transposition didactique. Il dé- Combien de temps faut-il, et se- 1. La notion de stéréotypes savants a été proposée par Antonio Brusa, par exemple à propos du Moyen Âge (« Un recueil de stéréotypes autour du Moyen Âge », Le cartable de Clio, Le Mont-sur-Lausanne, LEP, 2004, crit une interaction dynamique, et non lon quelles modalités, pour qu’une n° 4, pp. 119-129, à propos notamment des représentations de la société féodale par des pyramides) ou de pas une relation surplombante, entre nouvelle connaissance scientifique la Préhistoire (« David et l’Homme de Néandertal. Les stéréotypes savants sur la Préhistoire, Le cartable une discipline relevant des sciences devienne un objet d’enseignement ? de Clio, Lausanne, Antipodes, n° 10, 2010, pp. 103-112). 2. Par exemple, à propos de l’histoire de la Grande Guerre, lorsque les concepts de « culture de guerre » ou de sociales et sa scolarisation. Cette La question est complexe car dépen- « brutalisation », sont apparus très vite dans les contenus scolaires alors qu’ils étaient discutables et discutés par les historiens. Voir notamment Rémy Cazals, « 1914-1918 : oser penser, oser écrire », Genèses, Paris, interaction évolue en fonction des dante de nombreux facteurs. Certes, Belin, 1/2002 (no46), pp. 26-43 ; François Buton & al., « 1914-1918 : retrouver la controverse », La Vie des idées, transformations de l’enseignement il nous arrive à nous, historiennes et 2008, http://www.laviedesidees.fr/1914-1918-retrouver-la-controverse.html, consulté le 30 décembre 2016.

108 décembre 2016 - N° 8 109 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Retrouver les discontinuités du passé, défataliser l’histoire, dépasser les idées reçues

nous aider, à défataliser l’histoire, à minante non seulement dans l’espace et d’extrême danger. Ces idées re- Retrouver les discontinuités du pas- montrer aux élèves combien elle est public, malgré le démenti des travaux çues mènent aussi et surtout à une sé, défataliser l’histoire, dépasser les le fruit de constructions humaines, d’historiens dont plusieurs ont contri- minorisation du rôle, à cette époque, allants de soi en intégrant des ques- de prises d’initiative et d’actions au bué à cet ouvrage sur les images des de la Résistance, au double sens de tions non consensuelles : ce sont bien là sein des collectivités humaines et comportements collectifs, mais tout la Résistance-organisation et de la trois objectifs d’une grande importance non un enchaînement ou enchâsse- autant dans le contexte scolaire. Cette Résistance-mouvement social tel que qui peuvent orienter les réflexions ment de faits unis par une causalité vulgate a notamment été décrite avec le décrit François Marcot5, et relèvent d’aujourd’hui pour un renouvellement artificielle. précision par Pierre Laborie, qui l’as- de ce que Pierre Laborie a qualifié de souhaitable de l’enseignement et Une autre question est au cœur socie à l’affirmation de l’idée d’une « doxa de la France glauque »6. apprentissage de l’histoire. de la complexité du passé : celle « représentation rassurante des an- de l’opinion publique, qui nous nées noires : minoration de l’emprise contraint d’intégrer des facteurs de Vichy sur la société et vision com- de différenciation géographiques, plaisante de la résistance, assimilée sociaux, genrés ou chronologiques à la nation, alors qu’elle [n’aurait été] au sein des périodes examinées. Le qu’un phénomène très minoritaire »4. dernier des ouvrages cités en ouver- Ce à quoi il ajoute que : ture de cette chronique porte ainsi « Sans chercher à nier les lâchetés sur le thème de l’image des com- et les complicités du temps de l’Occu- portements collectifs sous l’Occu- pation, on peut s’interroger sur les pation en France3. Il est le seul des raisons qui ont fait d’une hypothèse trois qui concerne une thématique plausible, mais discutable, une vul- directement reliée aux préoccupa- gate inlassablement reprise comme tions d’En Jeu. Histoire et mémoires une certitude et, antienne inusable, vivantes. Mais il suggère, comme les le miroir d’une nation qui serait inca- autres, des réflexions générales sur pable d’affronter lucidement son his- les manières de construire l’histoire toire ? Faut-il à ce point charger de et d’en transmettre une connais- signification le seul désir supposé de sance qui donne accès à une intel- masquer la part d’ombre du passé ? » ligibilité du passé. Ici, la vulgate fait l’économie de la Autour de ces représentations des complexité des situations, mais sur- comportements collectifs, la pro- tout de celle des manières dont tous blématique des mémoires et de leur les protagonistes du passé, dans un histoire provoque, pour une période présent, leur présent, qui se situe du passé qui demeure sensible, une dans notre passé, ont été amenés contradiction entre les savoirs cri- à effectuer des choix, parfois suc- tiques et les idées reçues. Elle s’ex- cessivement contradictoires, parfois prime notamment par la persistance contradictoires dans le même temps, d’une vulgate « résistancialiste » do- dans un contexte d’extrême tension

5. François Marcot, « Comment écrire l’histoire de la Résistance ? », Le Débat, Paris, Gallimard, n° 177, 3. Cécile Vast, qui a contribué à cet ouvrage, en a proposé une très bonne synthèse in https://ecoleclio. 2013, pp. 173-185. hypotheses.org/652, consulté le 30 décembre 2016. 6. Le chagrin et le venin, Occupations. Résistance. Idées reçues, Paris, Bayard, 2011, p. 53 de la réédition 4. Pierre Laborie, Les mots de 39-45, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006, p. 103. Folio Histoire, 2014.

110 décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Varia

décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

Jacques ARON - Chercheur, essayiste sur la condition juive européenne.

« Chaque race a son âme, chaque âme sa race » Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle1

Une conception de l’Histoire accrues, mais aussi une capacité critique d’appréciation, une véri- Le présent article m’a été inspiré par table boussole méthodologique pour la recension parue dans le numéro 7 distinguer le principal de l’acces- (juin 2016) de notre revue des Journaux soire, pour relativiser chaque fait 1934-1944 d’Alfred Rosenberg, l’un des ou document, pour le situer chrono- principaux dirigeants nazis condamné logiquement dans son contexte et à Nuremberg pour crimes de guerre éviter ainsi le piège trop fréquent de et crimes contre l’humanité. Plus de la lecture rétrospective déformante. soixante-dix ans après la capitulation Chacun, partant nécessairement de du IIIe Reich, il ne se passe pas de ses connaissances et souvent de son jour sans que ne paraissent encore de expérience singulière, n’a que trop nouveaux documents, des commen- tendance à vouloir les valoriser et à taires ou de nouvelles interprétations se croire détenteur des clés de lecture des publications et des faits relatifs à du passé. ce régime qui a bouleversé l’Europe, J’appartiens encore à une généra- voire le monde. La référence à ce tion qui a vécu la tragédie nationale- moment historique est souvent deve- socialiste et n’y a survécu que par nue l’échelle de mesure à laquelle hasard. Je suis né dix mois après que sont confrontés tous les événements Hitler soit devenu chancelier du Reich, ultérieurs, imposant ainsi au lecteur, puisque l’on appelait encore ainsi la non seulement des connaissances république. En 1946, Rosenberg fut

1. Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts. Eine Wertung der seelisch-geistigen Gestaltenkämpfe unserer Zeit, Munich, Hoheneichen Verlag, 1942, p. 116.

décembre 2016 - N° 8 115 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

pendu pour ses crimes, lui dont un complexe et mouvant, et que, d’autre aux circonstances dans lesquelles aux projets humains de règlement des grand écrivain et journaliste français, part, les hommes sont loin d’être elles s’incarnent. L’idéaliste est tou- conflits par la voie d’une diplomatie résistant, écrivait lors du procès : mus par leur seule faculté d’enten- jours un illuminé, qui n’a de compte à raisonnable. La pensée de Rosenberg « Car ces hommes qui ont tyrannisé dement ; besoins, désirs et intérêts y rendre qu’à la providence, jamais aux est le résultat immédiat de l’incom- et meurtri tant de peuples, ces tiennent leur rôle. Objets et acteurs hommes, puisqu’il ne fait pas partie de préhension de la défaite militaire du hommes qui ont tant parlé de cou- de leur propre histoire, les hommes leur histoire commune. Qui ne recon- Deuxième Reich, dans la foulée des rage, de superbe, de race régnante et se trouvent depuis la nuit des temps naît pas sa responsabilité quand des théoriciens du chauvinisme allemand de sang souverain, ces hommes sont confrontés à la dialectique de leur hommes le condamnent. les plus aveugles aux réalités et les presque tous de lamentables prison- détermination naturelle et sociale, et L’historien se doit d’entrer aussi plus imprégnés par la tradition mys- niers. Sans bravoure, sans force inté- de leur libre arbitre relatif, oscillant dans cette subjectivité qui possède tique et la mythologie germanique. Il rieure, sans dignité. […] entre deux pôles qui, sous des formes son « histoire », mais sa compréhen- en renouvellera et radicalisera rapi- Ils sont lâches comme Rosenberg, et des appellations changeantes, ont sion globale fera faillite s’il ne l’ap- dement les sources, avec l’ambition bourreaux des provinces russes occu- façonné la bipolarisation de notre proche pas avec la distance critique d’en devenir la référence intellectuelle pées, qui à l’instruction mentait, se pensée : disons pour faire simple (?), que permet sa contextualisation, non incontournable. Les années décisives contredisait, se décomposait, le front entre esprit et matière, entre individu seulement par rapport à son environ- durant lesquelles le national-socia- moite de sueur. »2 et société, entre nature et culture, etc. nement intellectuel ou spirituel3, mais lisme parvient au pouvoir s’inscrivent Soixante-dix ans après, faut-il re- Qui ne s’est fait au préalable – a priori, par rapport à la pesanteur des faits à mi-parcours entre ces guerres toucher ce portrait ? Dans ces grandes comme disent les philosophes ratio- réels de société, dont la pensée se fait catastrophiques, dont la violence se lignes, sans doute pas, mais ne vaut- nalistes, ce qui ne signifie pas « arbi- une représentation. L’historien qui en- perçoit plus comme un phénomène il cependant la peine d’y regarder de trairement » – une opinion sur le poids tend adopter une position critique se naturel que comme une manifestation plus près, ne fût-ce que pour saisir de cette bipolarité de l’animal social trouve contraint d’utiliser une double humaine. De 1929 à 1933, une voie, mieux ce que fut le nazisme dans ses pensant échappera difficilement à la grille de lecture, de mettre pour ainsi certes étroite, semble encore ouverte multiples facettes, et le repenser à la surévaluation de l’un ou de l’autre fac- dire des lunettes à double foyer, exer- aux « hommes de bonne volonté » pour lumière des questions qui se posent teur, au vieux débat de la poule et de cice des plus périlleux que bien peu éviter que le monde leur échappe une aujourd’hui à l’Europe, car c’est aussi l’œuf, plus savamment de l’essence et réussissent. Et il est sans doute des nouvelle fois. Ce sont ces années-là d’un projet européen qu’il s’est agi, de l’existence. Pour me faire mieux en- moments de rupture historique privi- que je choisirai pour tenter cet éclai- dont les séquelles sont loin d’avoir tendre et dans le cas qui nous occupe, légiés pour la mise à l’épreuve d’une rage croisé du subjectif et de l’objectif disparu. Alfred Rosenberg vient au monde lecture croisée débouchant sur des qui met, mieux que tout autre, en relief Confrontés aux défis du présent, – au sens propre autant que figuré – principes synthétiques d’analyse. Par- le rôle relatif des différents acteurs, l’histoire des hommes est la seule au cours d’événements historiques mi les grandes césures qui ont dura- leurs positions dans les grandes com- expérience que nous puissions ana- concrets, qu’il vit et interprète à la blement marqué nos consciences se posantes du tissu social et comment lyser collectivement, pour tenter de lumière d’un courant de pensée par- situent évidemment les deux guerres eux-mêmes se situent dans les diffé- nous comprendre en tant qu’espèce ticulier qui a déjà sa propre tradition mondiales, au cours desquelles la rents champs où se jouent ces luttes socialement organisée, mais à condi- profondément ancrée dans l’espace maîtrise des événements échappa partielles pour la domination des tion de le faire sur la base de principes national auquel il s’identifie et dans davantage encore qu’en temps de paix hommes et des choses. rationnels clairement énoncés. Telle la langue dont il se sert : l’idéalisme, est à mes yeux la seule méthode de la croyance bien ancrée que les idées, 3. Dans le titre de son ouvrage principal, Rosenberg évoque « le combat pour donner forme (gestalten) spirituelle et intellectuelle (seelisch-geistig) » à une époque, ce qui ne peut, selon lui, se concrétiser connaissance du réel, même si nous concepts éternels, s’invitent pro- que dans un nouveau mythe. Son enracinement dans la mystique germanique rend déjà les traductions savons pertinemment que, d’une gressivement parmi les hommes, françaises problématiques. Un commentaire philologique est alors plus efficace qu’une transposition hasardeuse, telle ce « surplomb du couplage de la vision du monde actuelle » pour rendre l’image de part, l’objet de notre recherche est ici pures essences qui ne doivent rien l’architecte que fut Rosenberg à ses débuts : « die bisherige weltanschauliche Überkuppelung » (la coupole qui couronnait jusqu’ici la vision du monde), termes par lesquels le penseur nazi condamne le catholicisme de Rome. Hitler a d’ailleurs chargé son architecte Speer de couronner Germania, la nouvelle capitale du 2. Joseph Kessel, Jugements derniers. Les procès Pétain, de Nuremberg et Eichmann, Paris, Tallandier, 2007, p. 122. Reich victorieux, d’une coupole sous laquelle saint Pierre apparaîtrait comme un modèle réduit.

116 décembre 2016 - N° 8 117 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

Rosenberg ou les avatars fourni par le très populaire ouvrage La conclusion de cette première in- l’armée, ni comme soldats, ni comme de l’idéalisme chrétien de Houston Stewart Chamberlain, Die tervention de Rosenberg sur la scène officiers. Ils effectueront un service du Grundlagen des neunzehnten Jahrhun- munichoise de l’après-guerre découle travail. Alfred Rosenberg est sans conteste derts4, paru en 1898. Sommes-nous directement de ses présupposés : il 5. Les Juifs n’ont pas le droit de un personnage clé du parti nazi, un pour autant devant une « vision raciale faut contrer les dangers de judaïsa- diriger des institutions culturelles parti qui s’est pensé au-dessus et en du monde » ? Les sources de Rosenberg tion (Verjudung) de « notre être alle- étatiques ou communales (théâtres, dehors des partis comme un mouve- sont nombreuses, auxquelles il puise mand chrétien et national » (unseres galeries, etc.), ni de remplir des fonc- ment, dont il fallait forger à la fois la pour produire un indigeste brouet qui christlichen und nationalen deutschen tions enseignantes dans les écoles et théorie et la pratique. Aucun penseur nourrira les nombreux ressentiments Wesens)6. Tandis qu’il rédige ce livre, universités allemandes. n’a occupé autant de place que lui dans des populations et des individus alle- Rosenberg s’est donné la peine de lire 6. Les Juifs n’ont pas le droit de col- la confection de sa doctrine, à travers mands déplacés ou déracinés par la l’ouvrage du chevalier Henri Gougenot laborer aux commissions d’État ou de de très nombreux écrits, diffusés pour Première Guerre mondiale. Rosenberg des Mousseaux, Le Juif, le judaïsme communes en matière d’épreuves, de la plupart par son organisation cen- est de ceux-là, Balte-Allemand fuyant et la judaïsation des peuples chrétiens contrôle, de censure, etc. trale et de plus en plus largement à la révolution bolchevique pour se ré- (1869), dont il publie la traduction Les Juifs n’ont pas le droit de repré- mesure qu’elle acquérait du pouvoir. ancrer dans un imaginaire teutonique l’année suivante aux éditions dirigées senter le Reich allemand dans des Peut-on dire pour autant que le na- forgé par son maître à penser Dietrich par Eckart7. Même idéalisme chrétien traités de commerce ; ils n’ont pas tional-socialisme « provient » d’une Eckart. Que le Juif fantasmé soit au mâtiné de tradition féodale, substrat davantage le droit d’être représentés vision du monde, Weltanschauung, centre de sa première contribution du futur Blut und Ehre (Sang et Honneur) dans le directoire des banques d’État qui, selon ses propres théoriciens, propre, La trace du Juif au fil du temps5, du Balte. Rosenberg, en 1919, radica- ou des institutions communales de relève davantage de l’intuition que de ne doit pas nous induire en erreur ; il lise l’antijudaïsme chrétien, ou plutôt crédit. la réflexion, de la réaction instinc- relève davantage de la longue tradition le ramène aux débuts du nationalisme 7. Les Juifs étrangers n’ont pas tive plutôt que préméditée ? Peut-on chrétienne que de l’antisémitisme po- germanique ; avec Fichte, il entend le droit de s’établir durablement en dire que cette construction de l’esprit litique ou racial plus récents. Le mythe concéder aux Juifs allemands leurs Allemagne. Il leur est de toute façon mène au crime ? La justice humaine du XXe siècle ne contient qu’une allu- droits d’hommes, mais pas de droits interdit de faire partie de la fédération ne condamne que des hommes, des sion au plus célèbre théoricien nazi civils et politiques : d’États allemands. hommes vivants, et à condition que de la race au sens pseudo-scientifique, « 1. Les Juifs seront reconnus comme 8. Le sionisme doit être activement soit établi un lien de cause à effet entre Hans Günther, et c’est pour qualifier ses une nation [= ethnie = race] vivant en soutenu, pour envoyer chaque année leur action et le crime incriminé. Per- conceptions « d’historiques et non d’es- Allemagne. Qu’ils soient pratiquants un nombre à déterminer de Juifs alle- sonne ne peut (aujourd’hui et en prin- sentielles » (historisch, nicht wesentlich). ou non ; mands en Palestine ou en tout cas en cipe) être condamné pour sa « vision Il leur préfère la vision de Walther Darré 2. Est Juif, celui dont les parents, dehors des frontières. » du monde ». Entre 1918 – il a 25 ans – selon laquelle les Germains se sont for- dont le père ou la mère furent de nation Suivent un certain nombre de droits et 1930, date de la parution de sa bible gés avec la nature (naturverwachsenen juive ; dorénavant est Juif, celui qui a concédés aux Juifs allemands, mais nazie, Rosenberg va acquérir par d’in- Germanen). Rosenberg ne connaît pas un conjoint juif. pour Rosenberg, l’essentiel ne réside nombrables lectures les rudiments d’hommes, que des « essences », 3. Les Juifs n’ont pas le droit de pas là. Il s’agit avant tout de les ame- de son mythe, dont le modèle lui est bonnes ou mauvaises. s’occuper de politique allemande, en ner à la « civilisation chrétienne » paroles, en écrits ou en actes. (christliche Kultur) : 4. Une version française disponible en ligne (www.hschamberlain.net/grundlagen) en propose la traduction suivante : La genèse du XIXe siècle. Il faudrait plutôt parler de « fondements ». 4. Les Juifs n’ont pas le droit d’être « Il est grand temps que les récits 5. Alfred Rosenberg, Die Spur des Juden im Wandel der Zeiten, Munich, Deutscher Volks Verlag, 1920. On fonctionnaires d’État, de servir dans d’Abraham et de Jacob, de Laban, notera l’usage du singulier : le Juif, dans son opposition au Germain, est un type de caractère naturel auquel Rosenberg dénie toute formation historique et toute objectivité scientifiquement décelable. L’ouvrage met en exergue un proverbe indien (?) : « La nature innée de tout être (Wesen) est la seule chose qu’il convient 6. Ibid., p. 160. On notera la redoutable polysémie de Wesen, tour à tour, « être », « nature », « essence », d’examiner, sans se préoccuper de ses autres propriétés ; car la nature dépasse toutes les propriétés, les abstractions toujours déracinées auxquelles le contradicteur ne peut opposer aucun fait. englobe et les domine. » (Die angeborene Natur eines jeden Wesens soll man nur prüfen, nicht seine eigene 7. Gougenot des Mousseaux, Der Jude, das Judentum und die Verjudung der christlichen Völker, aus dem Eigenschaften; denn die Natur überragt alle Eigenschaften und zu oberst stehend beherrscht sie dieselben.) Französischen von Alfred Rosenberg, Munich, Hoheneichen Verlag, 1921.

118 décembre 2016 - N° 8 119 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

Joseph, Juda et d’autres archi- Eckart représente, poussée à son forme et disparaîtrait donc avec elle. à laquelle nous ne pourrions parvenir escrocs (Erzgaunern) cessent enfin paroxysme, une tendance ésotérique C’est pourquoi, ils sont également tous si nous perdions auparavant l’appro- de sévir dans les églises et les écoles. qui est loin d’avoir disparu de la pen- anarchistes [souligné dans le texte ori- bation juive du monde parmi nous ; car C’est un outrage et une honte que sée occidentale ; elle constitue même ginal], consciemment ou inconsciem- aucune existence n’est possible sans ces incarnations d’un esprit entière- le fondement inassumé de tous les ré- ment ; ils ne peuvent [idem] faire autre- acceptation du monde. »10 ment faux et mensonger nous soient cits de l’histoire humaine comme réa- ment qu’être adversaires de l’ordre et Là encore, le lecteur contemporain présentées en exemples religieux, lisation des idées, entendez évidem- du droit [idem], car ces derniers portent post-génocide se tromperait s’il voyait en pères spirituels de Jésus-Christ. ment des idées élevées, des idéaux en eux de façon exemplaire l’empreinte dans ces lignes le reflet d’une quel- L’esprit chrétien et l’esprit “sale- des hommes idéaux. Dans cette vision lumineuse d’un monde plus pur. »9 conque théorie biologique ; les termes ment juif” doivent être séparés ; la d’un monde éternellement dominé par Ainsi, depuis l’origine du monde, la qui désignent le prétendu parasitisme Bible doit être clairement divisée en la lutte du bien et du mal, il faut néces- force spirituelle est aryenne, le Juif juif (Schmarotzer, par exemple) pré- Christ et Antéchrist. » Comme on le sairement que ce dernier possède ses est à l’image de Méphisto : Urbild existent aux sciences naturelles et ce voit, ce qu’apporte de propre Rosen- porte-parole, cette lie indispensable aller Seelenlosigkeit (le prototype de sont ces dernières qui les ont impor- berg, ce n’est pas une « rhétorique de l’humanité. Et le paradoxe veut que l’absence d’âme). tés. Je ne peux malheureusement pas du pouvoir », mais une régression ceux qui inversent aujourd’hui cette vi- Il n’y a apparemment derrière développer ici les particularités lin- obscurantiste dans l’irrationalité la sion après son échec dramatique sans cette mystique aucun dessein meur- guistiques d’un nationalisme histori- plus abyssale. Et celle-ci représente en remettre en cause les fondements trier, rien qu’un désir de démarcation quement plus tardif, plus religieux et objectivement un sérieux obstacle idéologiques ne nous en offrent que morale, puisque nous sommes tous plus irrationnel que ses référents bri- à la prise de pouvoir dans un pays l’image retournée, le bien occupant confrontés à un monde de la matière tanniques ou français. encore marqué par les querelles dès lors la place du mal. Beaucoup et de l’esprit. Les Juifs sont comme issues de la Réforme. Le national- s’interrogent encore sur le succès les bactéries indispensables à la vie Voilà donc le bagage personnel avec socialisme n’a que faire de la péro- des théories du « complot », dont le humaine. lequel Rosenberg entre en politique. raison du visionnaire illuminé : voici ressort ultime est cette croyance « Nous devons donc accepter Tant qu’il ne demeure confiné que venu le jour de « la pensée germa- occulte. Eckart nous l’enseigne avec parmi nous les Juifs comme un mal dans le cercle disparate des fomenta- no-chrétienne ». une aveuglante clarté : le judaïsme a nécessaire, et Dieu sait pour combien teurs du coup d’État manqué de 1923, un secret, « die Entseelung der Welt ». de millénaires encore. Mais de il lui assure au mieux un statut intel- Comment se fait l’histoire réelle ? Le Juif (cette force instinctive et éter- même que notre corps dépérirait si lectuel, entre méfiance et révérence. Il nelle) est incapable de s’élever au- ces bactéries dépassaient en lui une donne à ces aventuriers de la politique Avant que Rosenberg ne soit propul- dessus de la possession des biens certaine mesure, de la même façon un supplément d’âme, dont certains sé sur le devant de la scène politique, matériels de ce monde. Ne pouvant notre peuple, pour ne prendre qu’un n’ont que faire. Ceux-là, Rosenberg il me reste à compléter la forma- accéder lui-même à la transcendance, exemple, succomberait petit à petit de les méprisera jusqu’au bout. tion de sa pensée, si tant est que l’on il se venge en privant le monde entier maladie spirituelle si le Juif prenait le Le changement interviendra à nou- puisse nommer telle cet incroyable de son « âme ». dessus en lui. Que celui-ci, comme le veau de l’extérieur, entraînant avec patchwork – mais n’est-ce pas le « C’est pourquoi ils essayent [les veut ou feint de le vouloir le sionisme, lui les réajustements auxquels oblige propre de toute croyance ? Son véri- Juifs] de briser toute forme derrière nous quittait complètement, serait l’objectif devenu prioritaire de la prise table spiritus rector est, comme je l’ai laquelle agit l’âme vivante ; car ces aussi fatal que s’il nous dominait. La du pouvoir. mentionné, Dietrich Eckart, dont il va archi-matérialistes ont l’idée insensée, mission du peuple allemand prend Dans la république de Weimar, publier des textes8 deux ans avant de que ce qu’ils ne peuvent que soupçon- fin, telle est mon intime conviction, dont l’économie avait repris après nous en donner sa propre synthèse, et ner confusément, le spirituel (das See- avec la dernière heure de l’humanité, avoir surmonté la folle inflation de à qui Mein Kampf est dédié. lische), serait indissolublement lié à la 9. Ibid., p. 219. 8. Alfred Rosenberg, Dietrich Eckart, ein Vermächtnis, Munich, Verlag Frz. Eher Nachf., 1928 (D. E., un testament). 10. Ibid., p. 217.

120 décembre 2016 - N° 8 121 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

1923, la débâcle de Wall Street, le pas cela qui devait permettre d’accé- asiatique, qui s’étend de notre fron- industriels de la Ruhr est de remettre 29 octobre 1929, allait être l’électro- der au pouvoir. Ni de jouer un rôle au tière orientale jusqu’à Vladivostok12 ». au travail les six ou sept millions de choc donné au national-socialisme. sein des grandes puissances euro- « Le bolchevisme, si sa voie n’est chômeurs, cible idéale du commu- Il ressortit dopé des élections de péennes en pleine crise économique. pas interrompue, exposera le monde nisme, en sortant des obligations im- septembre 1930 au Reichstag avec Plus fin tacticien que les doctrinaires à une mutation complète comme jadis posées par le traité de Versailles. Un un accroissement de 5,5 millions de de son parti, Hitler l’avait bien com- le christianisme. Dans 300 ans on ne pouvoir politique fort est la condition voix par rapport au dernier scrutin de pris, comme en témoigne son inter- dira plus qu’il s’agissait d’un autre sine qua non du redéploiement éco- mai 1928. Il atteignait avec ses alliés vention devant les industriels réunis à mode de production. Dans 300 ans, on nomique. « Car ce n’est pas l’écono- potentiels 44 % des suffrages, ren- Düsseldorf le 21 janvier 193211. se sera probablement rendu compte mie allemande qui a d’abord conquis dant crédible un renversement radi- qu’il s’agit simplement d’une nouvelle le monde, suivie de la montée en cal de politique. Ses 107 députés, au Idéologie et pragmatisme religion, bien que fondée sur une autre puissance du pouvoir ; chez nous nombre desquels figurait à présent base. Dans 300 ans, si ce mouvement aussi, c’est d’abord le pouvoir d’État Rosenberg, apparurent à la rentrée Ce texte étonnant devrait éveil- continue à se développer, on ne verra qui a créé les conditions préalables à parlementaire en uniforme, annon- ler quelque écho aujourd’hui, bien plus seulement en Lénine un révolu- l’apogée économique ultérieure (très çant ainsi la militarisation du parti, que son ton direct et son apparente tionnaire de 1917, mais le fondateur juste !) » 13 l’intimidation et la terreur de rue naïveté dans l’abord des questions d’une nouvelle doctrine mondiale, et De mieux en mieux compris, le qu’allaient exercer les SA et SS, mal- économiques contreviennent à notre peut-être sera-t-il honoré à l’égal de Führer peut à présent s’orienter vers gré les tentatives d’interdiction par les langage plus feutré. Fidèle à son Bouddha. » sa conclusion : autorités en place. De septembre 1930 darwinisme social sans détours, le Et après avoir balayé quelques ob- « Il est possible de faire de à janvier 1933, le nombre de membres Führer note l’impasse de la domina- jections, le Führer poursuit : l’Allemagne un État bolchevique – ce du parti s’accrut de 129 000 à 849 000. tion « naturelle » de la race blanche, « De toute façon, nous allons vivre sera une catastrophe – mais c’est La poursuite de la crise entraîna la la rivalité économique de ses diffé- ce qui suit : le bolchevisme – si la possible. Il est aussi possible de croissance du chômage ; entre le vote rents états concurrents, le Royaume- pensée européenne et américaine ne faire de l’Allemagne un État national. de 1930 et celui de novembre 1932, Uni constituant à ses yeux le moins change pas – continuera à s’étendre Mais il est impossible de créer une les nazis gagnèrent encore plus de 5, menacé d’entre eux par le savant lentement en Asie. Quand il s’agit de Allemagne forte et saine, si 50 % de 3 millions d’électeurs. équilibre de sa métropole et de ses visions du monde, 30 ou 50 ans ne ses membres sont bolcheviques et Combien parmi près de 11 mil- colonies. Et ce, malgré la montée en jouent aucun rôle. Ce n’est que 300 ans 50 % nationaux (très juste !). Cette lions d’Allemands qui avaient brus- puissance des États-Unis qui se pro- après le Christ que le christianisme a question-là, il faudra bien la résoudre ! quement donné leurs suffrages à ce file à l’horizon. Plus qu’une idéologie commencé lentement à occuper tout (vifs applaudissements). » parti avaient-ils lu Rosenberg, ou à combattre – Rosenberg et d’autres le sud de l’Europe et ne s’est saisi accordaient-ils un blanc-seing à une auront forgé le spectre du judéo- du nord que 700 ans après. De telles Retour à Rosenberg politique antisémite, encore que, en bolchevisme –, Hitler voit dans le visions du monde sont capables de quelques années, le nazisme ait réussi communisme une nouvelle « vision démontrer encore 500 ans après leur Pour notre compréhension du na- à isoler davantage la population juive, du monde » dont la principale consé- capacité de conquête absolue s’ils zisme, Rosenberg constitue un véri- à faire en sorte que toute sympa- quence, outre quelques « cliques ne sont pas brisés dès le début par table cas d’école. Mais à condition de thie pour celle-ci soient considérée bruyantes qui envahissent nos rues », l’instinct de conservation naturel des respecter la chronologie des événe- comme contraire aux intérêts natio- serait d’arracher au marché d’expor- autres peuples. » ments sans verser dans la téléologie. naux ? Bien peu sans doute, contrai- tation et aux sources de matières Nous connaissons la suite. Le pacte Non, Le mythe du XXe siècle (1930) rement à la vulgate actuelle. Ce n’est premières « l’ensemble du continent tacite qu’Hitler propose aux grands n’est pas « cette prise de position

11. « Vortrag Adolf Hitlers vor westdeutschen Wirtschaftlern im Industrie-Klub zu Düsseldorf am 21. Januar 12. Ibid., p. 15. 1932, Munich, Verlag Frz. Eher Nachf. 13. Ibid., p. 19. Les commentaires entre parenthèses sont ceux du public.

122 décembre 2016 - N° 8 123 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

fondamentale, longuement argu- par leur usure…, qu’ils gagnent leur diffusé contre lui une accusation de environnement géographique et par le mentée et appuyée sur de multiples pain à la sueur de leur front – adop- trahison du nazisme au profit de Rome sentiment d’un destin commun. Nous références savantes » de sa « vision tons la sagesse commune aux autres et recommandé à Hindenburg de ne savons aussi que ces données ne raciale du monde ». Il a pour but de nations… calculons ce qu’ils nous ont pas le hisser à la chancellerie. sont pas définitives, mais que le sang, forger une doctrine nationale-socia- dérobé et puis, tout compte fait, chas- L’idée d’une politique étrangère à la dominante raciale d’une nation, liste malgré le profond clivage reli- sons-les pour toujours du pays. »17 base raciale, Rosenberg la fait sienne constitue l’élément décisif. » gieux laissé par la Réforme et ses À partir de l’année 1933, les quelques mois après la prise de pou- Et toute la croyance et le savoir de séquelles. Car l’idéalisme légitime enjeux de la politique internationale voir, en septembre 1933 dans une l’idéologue nazi tiennent, comme il est celui des Églises. Ses références commencent à dominer, et Rosenberg intervention à la « Journée du parti à l’écrit, dans cette « âme du sang » sont essentiellement théologiques revient à l’orientation imprimée par l’occasion de la victoire »19. (Blutseele), porteuse de valeurs éter- et ambitionnent la fondation d’une son Führer dès 1925 : « Sa mission Il n’est pas besoin d’être grand nelles. Il existe certes des biologistes Église nationale à l’image de l’Église [du mouvement national-socialiste] clerc pour s’apercevoir qu’ici encore nazis qui ont pris part à la recherche anglicane et, bien que des questions n’est pas une réforme religieuse, Rosenberg est passé à côté des dis- d’une science de la race (Rassenkunde, plus urgentes s'imposent dès la mais la réorganisation politique de cussions scientifiques ou pseudo- parfois traduit par « raciologie »20), prise du pouvoir, Rosenberg s’es- notre peuple. Il voit dans les deux scientifiques sur la race et l’hérédité mais quelques slogans suffisent à la time obligé de répondre longuement confessions religieuses des garants des caractères acquis qui a divisé le rhétorique de Rosenberg : « Le sang aux critiques catholiques et pro- équivalents pour le maintien de notre pays depuis 1900, toutes convictions est plus que l’or, la terre natale est testantes. Aux premières, dans son peuple et combat donc les partis confondues. Elles sont non pertinentes plus qu’un paquet d’action, l’honneur véritable pamphlet, Aux inquisiteurs qui rabaissent ce raffermissement pour le bâtisseur de mythes. Il lui suffit vaut plus que les plus hauts divi- de notre temps14, aux secondes dans religieux et moral de notre organisme d’y faire référence en supposant le dé- dendes, le peuple se situe au-dessus Pèlerins protestants à Rome15. Les populaire en instrument de leurs bat comme clos : « Nous croyons que la de la somme de toutes ses affaires. »21 deux sous-titres renvoient explicite- intérêts partisans. »18 plus grande découverte de notre temps Cette emphase suffit-elle à fonder une ment au mythe du Balte ; les catho- Certains protestants dans le parti consiste en l’expérience vécue et en la éthique ? À fonder une politique étran- liques trahissent le Christ par fidélité cultivent l’opinion que la religion réfor- preuve scientifique formelle (?) que ce gère comme « délimitation naturelle à l’Ancien Testament juif, les protes- mée a été une protestation du carac- n’est pas un hasard si sur cette planète des âmes civilisées »22 ? La seule am- tants trahissent Luther : « Ce n’est tère ou de l’âme germaniques, pour déambulent des hommes de différentes bition « scientifique » de Rosenberg plus l’église, mais le peuple qui a pris reprendre la terminologie de Rosenberg ; espèces, si sous la détermination de est la création d’une fumeuse « psy- la première place dans la conscience mais Hitler ne sait que trop com- ces particularités naissent différents chologie des races ». européenne. C’est pourquoi le plus bien ces facteurs de division interne États, civilisations et formes de vie et Rosenberg continuera à rassem- grand crime n’est pas l’hérésie, mais risquent d’affaiblir le mouvement. Il si sang et caractère ne sont que les dif- bler ses discours et articles jusqu’en la trahison. »16 réussira même en 1937 ce tour de force férents mots pour désigner la même 1941. Et ici encore, ce sont les tour- Et de citer Luther : « Tout ce qu’ils [les d’organiser des funérailles nationales essence (Wesen). nants de la politique mondiale qui Juifs] ont, ils nous l’ont volé et extorqué à Erich Ludendorff, qui avait pourtant Nous savons qu’une nation se défi- infléchiront nécessairement son fonds nit par la prédominance d’un carac- de commerce idéologique. Trois pé- 14. Alfred Rosenberg, An die Dunkelmänner unserer Zeit. Eine Antwort auf die Angriffe gegen den Mythus des tère déterminé et conditionné par le riodes se marquent nettement dans 20. Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen Verlag, 1935. On remarquera que ce n’est pas le parti en tant que sang ; ensuite par une langue, par un ses écrits : l’attaque de la Pologne en tel qui édite l’ouvrage, bien que la couverture soit illustrée d’un flambeau à croix gammée. 15. Alfred Rosenberg, Protestantische Rompilger, Der Verrat an Luther und der Mythus des 20. Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen Verlag, 1937. Cet ouvrage fut écrit en même temps que le précédent, mais il était 19. « Die rassische Bedingtheit der Aussenpolitik » (La détermination raciale de la politique étrangère), in plus risqué de polémiquer avec la majorité protestante. Aussi ne parut-il qu’en 1937, une fois le pouvoir Alfred Rosenberg, Blut und Ehre, ein Kampf für deutsche Wiedergeburt, Reden und Aufsätze von 1919-1933, stabilisé et après l’approbation du Führer. herausgegeben von Thilo von Trotha, Munich, Verlag der NSDAP, Franz Eher Nachf., 1933, p. 333. 16. Ibid., p. 14. 20. Édouard Conte, Corneille Essner, La quête de la race, une anthropologie du nazisme, Paris, Hachette, 1995. 17. Ibid., p. 34. 21. Blut und Ehre, op. cit., p.346. 18. Mein Kampf, p. 379. 22. Ibid., p. 347.

124 décembre 2016 - N° 8 125 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Le national-socialisme a-t-il produit une pensée, est-il le produit d’une pensée ?

septembre 1939 ; pour ce nostalgique de l’instinct, l’Europe allait enfin être et désorienté sitôt sorti de son rôle chrétien, si on ne le fait plus, on se de la chevalerie balte, l’Allemagne re- délivrée du chaos racial et de la confu- d’idéologue en chef du régime, là où trouve en chemin de quitter le chris- prend simplement sa progression na- sion des concepts. une certaine affinité presque senti- tianisme. L’alliage germano-chrétien turelle vers l’est : « Ce qui nous venait mentale le reliait au Führer. Surpre- commence à fondre sous le souffle des Polonais était une haine quasi ca- Remis dans cette perspective, les nant est leur accord sur les ques- brûlant d’un nouveau sentiment vital ractérisée par une nature (Wesen) de Journaux du maître à penser nazi tions religieuses qu’ils évoquent avec et à se décomposer en ses parties sous-hommes (untermenschliches) ; nous apprennent-ils quelque chose complicité, se réservant de régler constituantes. » Jamais, sans doute, une haine imprégnée de sentiments de plus ? Oui, mais à condition de ne ensemble leur compte à toutes les la pensée nationale-socialiste de d’envie qui avaient toute l’apparence jamais les lire hors contexte, de ne Églises lorsque la guerre sera finie. Rosenberg ne s’était-elle exprimée du complexe d’infériorité dans tous les pas limiter le national-socialisme Mais c’est celle-ci qui dicte les prio- plus clairement, cet existentialisme domaines. Cette conscience d’une in- à un projet exclusif de génocide des rités. Rosenberg note le 10 mai 1940, taillé sur mesure pour une germanité fériorité culturelle, raciale et politique Juifs et en ne tombant pas à notre tour date de l’attaque de la Belgique : « Ce de combat. n’avait pas eu seulement pour consé- dans un psychologisme primaire qui jour restera important pour toujours Mais l’engrenage de la guerre a quence que des voix sensées (comme créditerait Rosenberg d’un nazisme dans l’histoire allemande. Le combat sa propre logique, et quelques mois celle de Pilsudski) devaient en tenir « éthique »25, qu’il se serait efforcé de final commence et décide du destin avant l’invasion de l’URSS, le 21 juin compte mais, au contraire, que les concrétiser « honnêtement ». de l’Allemagne. Peut-être pour tou- 1941, l’idée de sa fatalité fait déjà son instincts chaotiques et sous-humains La lecture des Journaux est pré- jours, en tout cas pour des siècles. » chemin. Rosenberg lui invente l’une de la volonté d’introduire de force un cisément l’occasion de confronter la Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir de ces appellations contrôlées dont il changement éruptif triomphaient de théorie nationale-socialiste et l’atti- ses obsessions : « C’est véritable- a le secret : Eventualfall (cas éventuel). toute logique naturelle. »23 Ô lumi- tude de Rosenberg lui-même face aux ment un combat entre des visions du Vu sa provenance et son sentiment neuse psychologie des races ! décisions prises par le régime dans monde qui se déchaîne, plus intense aigu du caractère inné des peuples, le Puis vint l’attaque de la Belgique. l’évolution des relations internatio- qu’en 1618. Notre adversaire au Vati- Führer tient à l’associer à l’aventure. Comme les Pays-Bas, ce pays payait, nales. Le résumé qui nous en est pré- can le sait. Le combat contre Rome Il ne pourra pas se consacrer exclusi- selon Rosenberg, sa neutralité dans senté est complètement partial, outre prendra fin en Allemagne après une vement comme il l’aurait voulu à son la guerre générale des « visions du les nombreuses erreurs qu’il contient, victoire allemande. » Obsessions qui cher Institut de recherche de la ques- monde ». Tous les adversaires du et le choix délibéré des passages ci- ne s’expliquent que par la religion tion juive (Institut zur Erforschung der Reich s’y seraient réfugiés. « Sous tés qui a pour seul but de charger le nouvelle qu’il s’est forgée et qu’il Judenfrage) pour lequel il avait obtenu la protection de la Wehrmacht, les condamné de Nuremberg et non de expose aux dirigeantes de l’Associa- de lui un blanc-seing et où il commen- Pays-Bas peuvent à nouveau repenser le comprendre ou d’éclairer l’histoire. tion des jeunes filles allemandes : çait à rassembler tous les ouvrages et leur destin. Comme les Flamands, et Rien sur sa condamnation de la Nuit « Je leur déclarai finalement : de l’en- archives venues de France, de Belgique, même comme les Wallons. »24 de Cristal, sur son désarroi face au seignement des valeurs nationales- des Pays-Bas, etc. « Qui voudra venir Puis vint l’attaque contre l’Union so- Pacte germano-soviétique, dont il socialistes pourrait sortir une nou- du monde entier étudier la question viétique, en violation du Pacte de non- n’était manifestement pas au courant. velle religion, si l’on comprend, que juive devra se rendre à Francfort. » agression. Mais les valeurs germa- Car sous ce régime où les déci- la religion, dans notre sens n’est pas Désormais les dés sont jetés. niques naturelles et sacrées, l’honneur sions ultimes dépendent en fin de une autodissolution mais une auto- « Rosenberg, aujourd’hui votre grande et la fidélité ne sauraient s’appliquer compte d’un seul homme, Rosenberg affirmation. […] L’auto-affirmation heure a sonné ! C’est par ces mots à ceux qui les ignorent. Avec l’éveil se retrouve complètement déstabilisé des âmes est précisément une nou- que le Führer a conclu aujourd’hui un velle religion, se rattachant immédia- entretien de deux heures avec moi. […] 23. « Discours de guerre », in : Alfred Rosenberg, Tradition und Gegenwart, Reden und Aufsätze 1936-1940, tement à l’attitude germanique face Je n’ai pas besoin d’exprimer davan- herausgegeben von Karlheinz Rüdiger, Zentralverlag der NSDAP, Frz. Eher Nachf. Munich, 1941, p. 458. au destin. Si l’on comprend la nature tage mes sentiments. Vingt ans de tra- 24. Ibid., p. 456. (Wesen) de son moi comme affligée vail antibolcheviste vont enfin connaître 25. L’idée même en est absurde, puisqu’il n’y a pas de valeurs universelles et que l’« ethos » germanique inné n’est pas transposable à d’autres entités raciales, même pas traduisible en d’autres langues. du péché originel, on doit demeurer leur effet politique, et quasiment pour

126 décembre 2016 - N° 8 127 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

l’histoire du monde… des millions… et sait se montrer plus pragmatique, leur destin seront placés entre mes plus réaliste dans l’évaluation du rap- mains. L’Allemagne peut être délivrée port des forces en présence que les pour des siècles d’une pression qui pè- racistes « primaires », imbus de leur sera toujours sur elle sous des formes supériorité innée et donc incapables diverses. Si des millions d’autres de se trouver des alliés et d’utiliser doivent un jour maudire l’imposition de pleinement à leur profit les énormes cette nécessité, qu’importe, pour peu contradictions de l’empire soviétique. qu’une nouvelle grande Allemagne bé- Lire Rosenberg, c’est enfin mesurer le nisse cette action d’un futur proche ! » péril auquel le monde a échappé. C’est Le reste, le lecteur le lira au fil des aussi se donner les moyens de voir dans pages. Et le moins surprenant n’est la société européenne actuelle, qui a pas de découvrir que ce doctrinaire beaucoup évolué, ce qui subsiste d’une qui possède une plus grande connais- « conception du monde » qui nous a pla- sance du terrain que ses complices cés au bord du gouffre. La rédaction signale

décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

Témoins et témoignages. Figures et objets dans l'histoire du XXe siècle Ouvrage édité sous la direction de Charles Heimberg, Frédéric Rousseau et Yannis Thanassekos Textes rassemblés et présentés par Arnaud Boulligny

Ce travail collectif, issu du colloque organisé en décembre 2012 à Paris par la Fondation pour la mémoire de la déportation, se propose d'explorer la place et le rôle du témoin et du témoignage dans les domaines de l'éducation, de la recherche historique, de l'historiographie et de la construction d'une mémoire sociale. Les regards croisés que livrent les 27 contributeurs qui ont bien voulu s'y associer constituent désormais une référence et un outil de travail irrempla- çable. Cet ouvrage redonne toute sa place au témoin et au témoignage dans le travail scientifique et le récit historique, sans pour autant le sacraliser, et dénonce les dérives médiatico-politiques qui en minimisent ou relativisent la portée et l'héritage conceptuel. Les disciplines rassemblées dans ce livre : sociologie, histoire, médecine, psychiatrie, psychologie, anthropologie, ethnologie, littérature et linguistique, sciences de l'audiovisuel, attestent que la figure du témoin et l'usage du témoi- gnage s'imposent dans toutes les couches de la société et de l'espace public.

éditions L'Harmattan, 2016, 390 p., 39 € https://fondationmemoiredeportation.com/boutique

décembre 2016 - N° 8 131 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

vie associative

Nouvelles du monde associatif de la déportation

décembre 2016 - N° 8 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

Fondation pour la mémoire mémorielle du XXIe siècle (excusez du interprétée comme un rejet du natio- domination. Le pays de race étrangère de la déportation (FMD) peu) et se livre, pour étayer son propos, nalisme racial du type allemand en devra redevenir un pays de serfs, de à une analyse rétrospective et pros- faveur d’un modèle contractuel de journaliers agricoles ou de travailleurs L’étrange ambition du Souvenir français pective du phénomène « mémoire » nation, n’est en réalité pas exempte industriels. Il ne s’agit pas de suppri- Il est difficile d’ouvrir la rubrique de en France, qui lui donne l’opportunité d’une dimension raciale et que le plé- mer les inégalités parmi les hommes, la Fondation sans aborder les visées de développer sa propre vision de la biscite de tous les jours ne concerne en mais de les amplifier et d’en faire une mémorielles du nouveau président du mémoire, de ses porteurs-acteurs en réalité que ceux qui ont un passé com- loi. » (Ernest Renan, La réforme intel- Souvenir français. France, de leur rapport à la Nation, à mun, c’est-à-dire qui ont les mêmes lectuelle et morale, 1871). Serge Barcellini succède au contrô- l’histoire, au temps, le tout dans la racines. Serge Barcellini choisit donc de citer leur général des armées Gérard perspective du rôle central qu’il entend Il eût été utile de mentionner cer- ce qui l’arrange chez Renan et d’ignorer Delbauffe. Habitué du monde des faire jouer au Souvenir français. tains écrits de Renan moins avouables. le reste. Il poursuit en écrivant : « Pen- anciens combattants et du monde De Renan à nos jours, il parcourt Ce dernier cherche en effet à sau- dant des décennies et jusqu’aux années associatif, dont il fut responsable à ainsi à grandes enjambées le concept vegarder l’avenir de la France, mais 1970, le concept mémoriel d’Ernest des titres divers au secrétariat d’État de nation et l’histoire de la construc- demeure sous l’influence de l’Alle- Renan s’est imposé à notre Nation. aux Anciens Combattants, d’abord tion mémorielle en France selon une magne. L’idéal et la discipline qu’il C’est sur ce concept que se construisit comme chef de la Mission perma- progression qui mérite pour le moins propose sont ceux du vainqueur de la mémoire républicaine des premières nente aux commémorations et à l’in- discussion, débat, voire contradiction. 1870 : une société féodale, un gouver- décennies de la IIIe République. C’est formation historique (ancienne MIH), L’auteur commence par faire d’Ernest nement monarchique, une élite et le aussi sur ce concept que se construisit puis comme directeur général de Renan le premier théoricien du concept reste de la nation n’existant que pour la mémoire de la Grande Guerre pen- l’Office national des Anciens Combat- de nation, dont il cite un extrait éclai- la faire vivre et la nourrir ; un idéal dant l’entre-deux guerres. C’est encore tants et victimes de guerre (ONAC- rant : « ni un espace géographique, d’honneur et de devoirs imposé par un sur ce concept que se construisit la VG) ; enfin, à la suite des aléas de la ni une langue, ni une dynastie […] pas petit nombre à une multitude récalci- mémoire communiste des années 1945 vie politique, et après un temps d’exil non plus une religion, même si l’his- trante mais soumise. Les erreurs de et la mémoire gaullienne du début de en terre lorraine où il est conseil- toire de France s’enracine dans un fort la Commune confirment Renan dans la Ve République. » ler auprès de Jean-Pierre Masseret, fond de christianisme ». Puis il en- cette réaction, et il se fait le relais On mesure toute l’ambiguïté du pro- ancien ministre et président de la chaîne : « La Nation France repose sur de certains préjugés de son temps : pos en l’absence de toute précision Région, il est de retour au minis- deux piliers, le “vivre ensemble”, ce « La nature a fait une race d’ouvriers. sur le concept de Renan finalement tère, auréolé de sa nomination dans que Renan définit comme un plébiscite C’est la race chinoise, d’une dextérité retenu. Il est permis toutefois de pen- le corps du Contrôle général des de tous les jours, une volonté commune de main merveilleuse, sans presque ser que ce concept repose sur deux armées et devient conseiller spécial de partager un présent et un avenir, et aucun sentiment d’honneur ; gouver- piliers de la vision barcellinienne : le au cabinet du secrétaire d’état Kader la mémoire, c’est-à-dire le partage nez-la avec justice en prélevant d’elle Vivre ensemble et la Mémoire. Leur Arif, avant d’être nommé directeur du d’un passé commun, une nation étant pour le bienfait d’un tel gouvernement adéquation à la mémoire communiste cabinet de Jean-Marc Todeschini, lui- une âme, un principe spirituel .» un ample douaire au profit de la race ou gaullienne, si elle arrange l’auteur, même ancien directeur de cabinet de Cette mise en perspective aurait conquérante, elle sera satisfaite ; une oublie simplement qu’il existe aussi Jean-Pierre Masseret. gagné, comme l’ont fait d’autres ana- race de travailleurs de la terre, c’est le une histoire sociale et politique du Dans une tribune intitulée « Parole lystes, à un examen plus attentif de nègre : soyez pour lui bon et humain, pays, qui va bien au-delà de ce « Vivre du président général », Serge Barcellini l’œuvre de Renan1, qui lui aurait per- et tout sera dans l’ordre ; une race de ensemble » et de cette « Mémoire ». explique son ambition de faire du Sou- mis par exemple d’ajouter que la vi- maîtres et de soldats, c’est la race eu- Serge Barcellini ne s’arrête pas là venir français LA grande association sion de la Nation proposée par Renan, ropéenne. Que chacun fasse ce pour et introduit alors une curieuse pro- quoi il est fait et tout ira bien. » blématique : « Ce concept répond-il 1. Marcel Detienne, auteur, entre autres, de L'identité nationale, une énigme, Gallimard, Coll. Folio Histoire, 2010 et Plus loin, Renan écrit « Nous aspi- encore aujourd’hui à notre besoin de Gérard Noiriel, directeur émérite à l'école des hautes études en sciences sociales, qui a travaillé en particulier sur l'histoire de l'immigration, et est l’auteur de Qu'est-ce qu'une Nation?, Bayard, 2015. rons, non pas à l’égalité, mais à la France ? »

134 décembre 2016 - N° 8 135 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

Qui est ce nous? Que recouvre cette guerre idéologique – et pas seulement recherche occulteraient le souvenir ? sur celle des autres. Il n’a ni vocation ni notion de « besoin de France » ? Nous militaire – qui traversa quasiment tous le bruit en résulterait, mais quel bruit ? mandat pour encadrer, régir ou rythmer n’en saurons pas plus... les pays belligérants ; tout comme les Celui des historiens, des sociologues, la mémoire nationale. Imperturbable, il poursuit: « Près guerres de décolonisation qui sui- des chercheurs qui, inlassablement, Le plaidoyer de Serge Barcellini en de 150 ans ont passé […] comment virent d’ailleurs. L’ignorer serait grave. enrichissent la connaissance, donc faveur d’une réduction du calendrier se construit “la mémoire nationale” ? Combats d’idées, confrontations idéo- la compréhension des phénomènes commémoratif sonne comme une Pour qu’une mémoire nationale s’ins- logiques, matrices de conceptions passés et de leurs mécanismes, et atteinte à l’histoire et à la mémoire. crive dans notre vie quotidienne, il faut différentes de la Nation et du fameux discutent des aspects interprétatifs Serge Barcellini n’est pas en charge de quatre composants : des deuils, des « vivre ensemble » sont aussi et tout de l’histoire ? Si c’est le sens donné la Mémoire nationale au seul motif qu’il héros, des outils et des acteurs. » autant les composants d’une mémoire au mot « bruit », alors oui ce bruit est préside une « grande association ». Les Le lecteur est invité à adopter les nationale. nécessaire à la construction d’une commémorations sont faites pour ryth- composants cités et à les inscrire C’est l’une des raisons pour laquelle mémoire nationale alliant récit his- mer la mémoire nationale ; elles sont dans sa vie quotidienne. Peu importe il est illusoire d’imaginer grouper au- torique, recherche et témoignages. nécessaires pour les faire connaître à que le processus de construction de la tour d’une « grande association » des Ce n’est que dans la pluralité de ces mesure que se présentent des avan- mémoire nationale se limite à quatre courants mémoriels qui résultent de acteurs qu’elle peut se forger intelli- cées du paysage mémoriel et le besoin composants et que la construction tant de combats dans l’histoire. gemment. de les inscrire dans la conscience col- mémorielle se trouve amputée de sa On voit pourtant poindre le rêve bar- Le séquençage ignore cette simple lective, à un moment donné de la vie dimension philosophique et culturelle cellinien d’une grande association : réalité : l’histoire, son écriture et sa nationale, fût-il bref. du moment que cela n’entre pas dans « Imaginons-nous la force d’associa- compréhension sont des composantes Mais, sur les événements passés la vision d’un Ernest Renan ni dans tions dont certaines regroupaient près interactives de la construction d’une complexes, et Résistance et Déporta- celle d’un Serge Barcellini. d’un million d’adhérents ? Ils ont été mémoire collective, au même titre que tion en sont, le Souvenir français n’est Car l’histoire de France, contraire- les acteurs d’une mémoire qui s’est le témoignage. L’un n’est pas là pour pas omniscient. Il a ses missions sta- ment à ce qui est proposé, ne se réduit imposée partout et qui a dessiné le pay- occulter l’autre, mais pour le stimuler. tutaires, qu’il s’y tienne. Le reste n’est pas aux deuils, aux héros, aux outils sage mémoriel de la France contempo- Nous l’avons montré et longuement qu’agitation. et aux acteurs du champ mémoriel, raine. » C’est dit: « une mémoire s’est développé au cours d’un colloque inti- 30, bd des Invalides elle se forge aussi autour du combat imposée partout », c’est sans doute le tulé « Témoins et témoignages, figures 75007 Paris des idées et des confrontations poli- rêve final de Serge Barcellini. et objets du XXe siècle » en décembre fondationmemoiredeportation.com tiques et idéologiques, qui font l’his- Or c’est la diversité du monde asso- 2012, auquel était d’ailleurs convié à Tél. : 01 47 05 81 50 ou 01 47 05 81 27 toire sociale d’un pays, qu’elles soient ciatif qui fait sa richesse, autant que participer Serge Barcellini. d’origine endogènes ou exogènes. Le sa complexité d’ailleurs, parfois son Il appartient au monde associatif, Association des Amis monde combattant n’est pas étran- évanescence. Il s’agit en tous cas d’un associations, fondations, groupements de la Fondation pour la mémoire ger à ces combats tant s’en faut, et patrimoine inaliénable qui relève de la associatifs, de se faire à la fois de la déportation le Souvenir français pas moins que liberté de penser et d’agir. promoteurs et médiateurs du témoi- les autres. Il faut rappeler l’implica- Le séquençage temporel proposé gnage, des avancées de la recherche, de Mémoire et Vigilance tion politique et idéologique du monde est réducteur – temps du souve- la compréhension des phénomènes, N° 76, juillet-septembre 2016 combattant dans l’entre-deux guerres nir, temps du témoignage, temps et de leur diffusion dans une perspec- Élue présidente de l’AFMD à l’issue du et à la veille du Front populaire pour de l’histoire –, présentés comme un tive éducative et pédagogique. Face à dernier congrès, Françoise Bulfay signe le comprendre. La référence à la Pre- enchaînement implacable agrémen- la complexité des enjeux mémoriels son premier éditorial dans ce bulletin. mière Guerre mondiale n’est pas té de considérations surprenantes : et des phénomènes, la spécialisation Rendant hommage à ses prédéces- transposable à la Seconde et la forma- « L’histoire remplace le souvenir, la est un atout non un handicap, et le seurs, elle affiche sa volonté « d’être tion des mémoires en est différente. recherche remplace le témoignage, le Souvenir français, qui a certes sa part en contact avec les délégations terri- La guerre de 1939-1945 a été une bruit remplace le silence. » Histoire et doit être invité à la tenir sans empiéter toriales, fortes de leurs richesses, de

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leur diversité humaine et militante ». dont Jacques Teyssier extrait les Le Patriote Résistant déclarations généreuses de la Chan- Elle constate cependant qu’ « il reste lignes directrices, fondées sur une N° 908, mai 2016 celière allemande. Il appelle à mettre beaucoup à faire pour que l’histoire de analyse du processus de déportation Sous le titre « Mieux sensibiliser à un terme aux conflits, dans le respect la déportation soit reconstituée avec la au travers des politiques répressives l’histoire de la déportation » est pré- de la dignité humaine, du droit inter- rigueur et la dimension nécessaires » du Reich. sentée la rénovation du Mémorial des national et des droits de l’homme. et en appelle à l’audace, au soutien de Le compte rendu se poursuit par les martyrs de la déportation de l’île de la Sans doute aurait-il pu rappeler aussi chacun et à la recherche de nouvelles synthèses respectives du rapport moral Cité, revu à la fois dans son architec- les causes géopolitiques et géostraté- adhésions. 2015 de la présidente sortante, Michèle ture, désormais accessible aux handi- giques de ces conflits, ainsi que leurs L'AFMD a tenu son congrès annuel Gabert, et du rapport d’orientation du capés, et dans sa muséographie, mo- antécédents historico-politiques. à évry les 4 et 5 juin 2016. Jacques secrétaire général, Eric Brossard. dernisée et complétée par un système Quelques pages plus loin, est évo- Teyssier (DT 24) en fait un remar- Jacques Teyssier analyse pour d’audio-guides. qué le camp de concentration spé- quable compte rendu, rappelant les nous enfin la pièce de Jean-Pierre Ce numéro du PR évoque ensuite cial SS de Hinzert, ce que fut ce lieu, axes de travail proposés aux partici- Thiercelin, Marie-Claude, écrite en la journée nationale du souvenir de la condition des détenus et son rôle pants (regroupés pour la circonstance hommage à cette grande figure de la déportation 2016, sous un jour qui particulier dans la répression dite par grandes zones géographiques la Résistance, déportée à Auschwitz mériterait d’être nuancé. En effet, « NN ». Le centre de documentation et dans le but de développer des syner- puis Ravensbrück, témoin majeur d’une part certaines autorités pré- de rencontres créé sur le site vient de gies de proximité) : relations avec au procès de Nuremberg, première fectorales ou municipales ont modi- fêter son dixième anniversaire. les partenaires, Concours national présidente de la FMD, magnifi- fié le calendrier commémoratif et Jean-Luc Bellanger livre une ana- de la Résistance et de la Déportation quement interprétée en clôture du organisé les commémorations à lyse du nouveau guide touristique et (CNRD), communication. Du premier, congrès par la comédienne Céline une date différente de celle prévue politique de Vienne, conçu et réalisé il tire le constat de l’importance de Larrigualdie dans une mise en scène par la loi, sans que les associations par Eva Maria Bachinger et Gerald l’ancrage territorial de l’association, d’Isabelle Starkier. locales représentatives de la dépor- Lehner, sous l’intitulé Im Schatten niveau auquel se concrétise et se Le bulletin communique les résul- tation n’aient été consultées, d’autre der Ringstrasse, Reiseführer durch die finance l’essentiel du travail de mé- tats des élections d’administrateurs part de nombreuses communes de braune Topografie von Wien (à l’ombre moire. Du deuxième, se dégage une au conseil d’administration, élections France ignorent tout simplement cette du Boulevard Circulaire, Guide volonté, voire une obligation parfois qui constituent l’un des actes majeurs journée. Il serait utile de savoir, sur touristique à travers la topographie encore difficile à concrétiser, d’impli- de la vie de l’association. les quelque 33 000 communes que brune de Vienne), édité aux éditions cation active des délégations territo- 31, bd Saint-Germain compte notre pays, combien ont réel- Czernin en 2015 à Vienne (non traduit), riales (DT) aux côtés des responsables 75005 Paris lement commémoré cette journée et et salue ce travail courageux dans une académiques, dans la mise en œuvre www.afmd.asso.fr quel pourcentage de la population s’y Autriche peu encline à évoquer ses du CNRD. Le volet communication, Tél. : 01 43 25 84 98 est associé. attaches nazies passées. quant à lui, confirme l’importance du Serge Wourgaft, sous le titre « la Puis on trouvera un article sur la gare bulletin Mémoire et Vigilance, note un FNDIRP solidarité face à la peur », déplore de Novéant, où une plaque à la mé- effort remarquable du côté des ou- ensuite le sort des migrants fuyant moire des convois de déportation qui y vrages, expositions, films, pièces de La FNDIRP, toujours active et mili- les guerres du Moyen Orient, leurs ont transité vient d’être inaugurée par théâtre, avec toutefois un besoin plus tante, poursuit son action éducative au conditions d’accueil dans des camps le secrétaire d’État aux Anciens Com- grand de communication et de concer- travers de sa publication mensuelle entourés de barbelés, leurs condi- battants et à la Mémoire. Cette gare, tation entre DT. Le Patriote Résistant, dont la qualité tions de vie, plus en rapport avec un après l’annexion de l’Alsace-Moselle, Le congrès a été également marqué des rappels historiques et des infor- système répressif qu’avec les situa- était devenue gare frontière avec le par l’exposé très riche et apprécié de mations demeure précieuse. Nous en tions de détresse vécues, l’absence de Reich et point de passage obligé des Thomas Fontaine, docteur en histoire donnons un aperçu dans les lignes qui solidarité européenne, le marché hon- trains de déportation, d’une grande (et non doctorant) depuis mars 2013, suivent. teux passé avec la Turquie, en dépit des partie des transports militaires et du

138 décembre 2016 - N° 8 139 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

fret ferroviaire qui acheminait vers le l’ONU et des autres institutions inter- Le PR signale que, le 27 mai 2016, du journal, jette un regard rétrospec- Reich le fruit du pillage de la France. nationales à faire émerger un monde une statue de Jacques Decour, réalisée tif sur les fêtes du 14 juillet qui ont Selon la tradition et en perspective pacifique. Pour lui, le droit du plus fort par le statuaire anglais Peter Thomas, marqué l’histoire de France et rythmé de l'assemblée générale de juin 2016, à n’est pas une fatalité et le recours aux a été installée dans l’allée centrale de l’histoire sociale du pays et les luttes Clermont Ferrand, le PR évoque l’his- Nations unies reste bien le seul moyen la cour d’honneur du lycée Jacques antifascistes du XXe siècle. toire de la ville et de ses environs, pen- d’assurer le règlement des conflits et Decour et qu’une cérémonie commé- Elle présente ensuite Antoine dant la guerre et l’Occupation, à partir d’organiser la solidarité internationale. morative, à laquelle participèrent de Grande, nouveau directeur des Hauts de documents fournis par le Musée de Face au désarroi des opinions, il rap- nombreux professeurs et élèves de Lieux de mémoire d’Île-de-France, la Résistance, de l’Internement et de pelle que, dans les conditions extrêmes l’établissement, fut l’occasion d’évo- nommé récemment à ce poste au sein la Déportation de Clermont-commu- de non-droit et de déshumanisation quer au moyen d’un montage audiovi- de l’ONAC-VG. nauté. On trouvera en particulier un vécues par les déportés, des formes suel très réussi la vie et l’œuvre de ce rappel sur l’histoire de l’université de de solidarité ont permis de résister à résistant fusillé au Mont-Valérien. Le Patriote Résistant Strasbourg exilée à Clermont-Ferrand la barbarie déshumanisante et y voit un Une exposition sur le général Deles- N° 911, septembre 2016 par suite de l’annexion de l’Alsace- symbole à promouvoir. traint, chef de l’armée secrète, arrêté Monique Heddebaut, historienne, Moselle, devenue un foyer de résis- Michaël Landolt, secrétaire de l’as- le 9 juin 1943 à Paris, peu avant Jean rappelle ce que fut la résistance civile tance et aussi de répression dont sociation du fort de Metz Queleu, rap- Moulin, à la suite d’une trahison, et qui des cheminots du Nord-Pas-de-Calais les cibles furent essentiellement les pelle le rôle sombre de ce lieu, ancien fut assassiné à Dachau dix jours avant qui se sont mobilisés pour sauver des doyens, les enseignants et les étu- SS-Sonderlager, dans la répression l’arrivée les troupes américaines, est familles juives lors des rafles de sep- diants originaires d’Alsace ou juifs. des résistants et se félicite de sa res- visible au mémorial de la déportation tembre 1942 dans la région. L’évocation des combats du mont titution à la mémoire et de son ouver- de l'île de la Cité jusqu’à mi-septembre Hélène Amblard signe un hommage Mouchet, de Sarpoil, de l’audacieux ture au public, scolaire notamment. et peut être demandée aux services à Jean Lurçat, peintre, céramiste, coup de main des maquisards pour li- Alain Rivet était présent pour la départementaux de l’ONAC-VG. créateur de tapisseries, dont elle re- bérer les détenus de la prison de Riom FNDIRP aux différentes cérémonies Jean-Luc Bellanger présente trace la vie, l’œuvre, ainsi que sa résis- en août 1944 souligne l’importance de d’hommage aux résistants victimes de quelques ouvrages récents parus en tance dans le Lot pendant l’Occupation la Résistance dans cette région. la division Das Reich, à Tulle et dans allemand, dont l’étude de l’historien à l’occasion de l’exposition excep- Enfin, Irène Michine présente l’ex- les maquis de Corrèze et du Limousin, Torsten Haarseim (éditions Winter- tionnelle « Au seul bruit du soleil », cellente mise en scène de L’espèce et évoque les massacres d’Oradour- work, 2015) sur l’utilisation d’un ancien consacrée à cet artiste à la galerie des humaine de Robert Antelme, par une sur-Glane et du château du Cerf Bois officier SS comme informateur, par la Gobelins. comédienne et réalisatrice de talent, (où furent assassinés des étudiants qui Stasi, et celle due à Thomas Ammann Jens-Christian Wagner, historien, Maylis Isabelle Bouffartigue. tentaient de rejoindre les maquis). et Stefan Aust (éditions Rotbuch, 2013) administrateur de la Fondation des Les commémorations du 4 juin au intitulée Hitlers Menschenhändlers, das mémoriaux de Basse-Saxe, directeur Le Patriote Résistant Mont-Valérien organisées par le Co- Schiksal der Austauchjuden (Les mar- du Gedenkstätte de Bergen-Belsen et N° 910, Juillet-août 2016 mité du souvenir des fusillés du Mont- chands d’êtres humains d’Hitler, Le ancien directeur de celui de Mittelbau- Dans son éditorial « Concordances et Valérien. ont donné lieu à une anima- sort des Juifs d’échange), décrivant Dora, rappelle comment l’Allemagne ambivalence », Serge Wourgaft passe tion imaginée par le centre dramatique le commerce d’êtres humains conçu nazie s’est livrée à un véritable hold-up en revue l’actualité mondiale et dénonce national des Tréteaux de France, avec et organisé par Himmler bien avant humain de main-d’œuvre forcée dans les violations du droit et des traités in- la participation des élèves du lycée Le la période de déclin et de défaite du les pays occupés pour faire tourner son ternationaux, pourtant ratifiés par ceux Corbusier d’Aubervilliers, qui ont in- régime nazi. économie de guerre. Le responsable des pays qui les violent. Il s’inquiète à terprété Aubervilliers, fréquence liberté Hélène Amblard, rédactrice en chef en était le SS Fritz Sauckel, plénipo- juste titre de la montée en puissance écrite par Évelyne Loew et Robin Renucci adjointe du PR, qui remplace Irène tentiaire général à la main-d’œuvre. des appareils militaires, notamment en dans une mise en scène dirigée par Michine suite au départ à la retraite Près de treize millions d’esclaves ont Russie, et s’interroge sur la capacité de Judith d’Aleazzo. de celle-ci comme rédactrice en chef été victimes de ce système de travail

140 décembre 2016 - N° 8 141 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

et de migration forcée. Sauckel sera fallait protéger des bombardements Une page est dédiée à la figure de (Volksgerichtshof) en avril 1934, qui condamné à mort par le tribunal alliés. Il fut, à partir de 1943, trans- Sabine Zlatin, connue comme « la renvoya certaines affaires à des tribu- militaire international de Nuremberg formé en camp de concentration an- dame d’Izieu ». Infirmière à la Croix naux plus classiques (Kammergerichte pour crime contre l’humanité. nexe. C’est une partie de ce site qui rouge, elle en est exclue par le ré- ou Tribunal de la chambre) dont la tra- Hélène Amblard interroge dans ce vient d’être restituée à la Mémoire par gime de Pétain parce que juive et dition judiciaire et l’indépendance par numéro Julien Lauprêtre, président un travail de coopération exemplaire, devient assistante sociale au sein de rapport au pouvoir exécutif avaient du Secours populaire français (SPF), transformant l’entrée du tunnel en l’OSE. Elle ouvre un home d’enfants jusque-là honoré la justice allemande. qui rappelle les grands objectifs du crypte du souvenir, sous l’inlassable à Palavas-les-Flots, pour accueillir Comme toutes les institutions, la justice SPF et les actions de solidarité qu’il impulsion d’Arlette Hasselbach, pré- et cacher des enfants juifs extraits allemande fut mise au pas et les actes entend promouvoir. sidente de la délégation du Haut-Rhin des camps d’internement puis fonde d’accusation autant que les jugements Enfin le PR annonce la parution de l'AFMD et membre de l’ADIRP du avec son mari, Miron Zlatin, la colonie rendus par ces tribunaux traditionnels d’un ouvrages de référence, sur un département. Des professeurs et des d’Izieu. La poursuite et l’amplification relevèrent de l’arbitraire à partir de mythe démystifié, Images des compor- élèves du lycée technique du bâti- des rafles de plus en plus menaçantes 1943, pour se conformer à la « jurispru- tements sous l’Occupation, mémoires ment de Cernay, du lycée général et l’inquiètent. Elle se rend à Montpellier dence » du Tribunal du peuple. transmission, idées reçues (PUR, 253 technologique Scheurer-Kestner de pour trouver d’autres solutions afin On trouvera enfin dans ce numéro une p., 21€), sous la direction de Jacque- Thann, des élus locaux, des artistes de sécuriser ses protégés. C’est de là interview de Robin Renucci, réalisateur line Sainclivier, Jean-Marie Guillon et et musiciens se sont mobilisés depuis qu’elle apprend la terrible nouvelle de et comédien, qui tient le rôle de Daniel Pierre Laborie. plusieurs années autour de ce projet la rafle d’Izieu. Elle déploie alors toute Larcher dans la série Un Village français. (soutenu par la FMD et la FNDIRP) son énergie pour tenter de soustraire Il expose sa conception de l’éducation Le Patriote Résistant pour lui donner un contenu historique les enfants à la Gestapo, allant à Vichy en conjuguant création et formation, N° 912, octobre 2016 et une âme. Le point d’orgue en a été et actionnant tous ses réseaux de la transmission et éducation populaire. Ce numéro ouvre sur un reportage de l’inauguration, qui a conjugué un mé- Croix rouge. En vain, hélas. Elle rejoint l’inauguration, le 11 septembre 2016, lange d’acteurs et spectateurs de na- alors le service social du mouvement Le Patriote Résistant du Mémorial d’Urbès, dans le Haut- tionalités et de cultures différentes : de Libération nationale, puis partici- N° 913, novembre 2016 Rhin, ancien Kommando du camp de Slaves, Tsiganes, Français, Russes, pera, dès la fin de la guerre, à l’accueil On trouvera dans ce numéro un Natzweiler-Struthof. Hélène Amblard Polonais, Luxembourgeois, Belges et des déportés au Lutetia. Elle fut par- compte rendu des « Rendez-vous de retrace l’histoire de ce site presque Allemands. tie civile au procès de Klaus Barbie l’histoire » de Blois et de la présen- oublié, mais emblématique du destin Les pages centrales du numéro en 1987. Co-fondatrice de la Maison tation du thème du CNRD 2016-2017, douloureux de l’Alsace-Lorraine, dont sont consacrées à l’inauguration d’Izieu, elle s’investit dans la création du suivi de la publication du palmarès du le projet initial était de relier par voie par le président de la République du Musée-Mémorial des enfants d’Izieu, dernier concours. ferrée Urbès à Saint-Maurice, c’est- Mémorial national de l’internement inauguré par François Mitterrand en Henri Farreny, professeur honoraire à-dire l’Alsace et la Lorraine à travers des Tsiganes de Montreuil-Bellay, avril 1994. Elle est décédée en sep- des universités et président de l’AAGEF- les Vosges. Amorcés au XIXe siècle, en Maine-et-Loire et à un rappel tembre 1996. Une exposition lui a été FFI (Amicale des anciens guérilleros les travaux furent interrompus par de ce que fut le sort des Tsiganes consacrée au Mémorial des enfants espagnols en France-FFI), évoque le la défaite de 1870 ; relancés après la de France de 1939 à 1946 (article d’Izieu à l’occasion des journées du rôle des combattants républicains es- Première Guerre mondiale, ils furent de Samuel Delépine, maître de patrimoine en 2016. pagnols en France et explique comment à nouveau remis en cause par la crise conférences en géographie sociale Jean-Luc Bellanger livre une chro- s’est structurée la Résistance espa- économique des années 1930. Du à l’université d’Angers qui commet nique sur l’évolution de la justice et de gnole aux côtés des Forces françaises fait de l’annexion de l’Alsace-Moselle toutefois l’erreur, comme hélas la pratique judiciaire sous le nazisme, de l’iIntérieur, citant quelques figures en 1940, le site, passé aux mains du beaucoup encore, de désigner par le après la création des tribunaux spé- emblématiques de combattants, morts Reich, fut choisi pour l’enfouisse- terme « armistice » la capitulation ciaux (Sondergerichte) en mars 1933 pour la France, auxquels un hommage ment d’usines d’armement qu’il de l’Allemagne en mai 1945). et, surtout, du Tribunal du peuple tardif est enfin rendu.

142 décembre 2016 - N° 8 143 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

En page 8 figure l’annonce d’une general Erwin Lahousen, der erste Zeuge la coopération internationale, et le de décembre 2016, avec le décès de « Journée Maitron », organisée le beim Nuremberg Prozess, Ed. Böhlau, succès électoral de dirigeants prô- François Perrot, ancien président de 7 décembre 2016 de 10 h à 18 h à l’au- Vienne, Cologne, Weimar, 2015). nant, tout à l’inverse, le repli frileux la FNDIR, vice-président de l’UNADIF ditorium de l’Hôtel de Ville de Paris. Enfin, l’exposition « X Résistance », des États sur eux-mêmes, ignorant dont la figure, le parcours et les enga- Jean Maitron, décédé en 1987, spé- décrite par Hélène Amblard, est les conquête du droit qui ont marqué gements sont rappelés. cialiste du mouvement ouvrier, ensei- l’occasion de revenir brièvement sur l’après-guerre de 1939-1945. Poursuivant la série des grands gnant à la Sorbonne, est le fondateur l’histoire de l’école Polytechnique, en L’historien Roger Bourderon pro- témoignages, ce bulletin donne la pa- du Dictionnaire biographique du mou- particulier pendant la Seconde Guerre cède à un rappel historique sur la role à Jean Thomas, qui évoque son vement ouvrier, publié aux éditions de mondiale et sous le régime de Vichy. guerre d’Espagne et les enjeux inter- passé de combattant en 1940, l’humilia- l’Atelier. Claude Pennetier, chercheur nationaux qu’elle suscitait. tion vécue de la défaite et de l’armistice au CNRS, a pris sa suite en mettant le Le Patriote Résistant Dominique Durand évoque la figure de 1940, ses évasions de Stalag, son en- dictionnaire en ligne. N° 914, décembre 2016 de Marie-Claude Vaillant-Couturier, gagement dans la Résistance, son ar- Dans les années 2000, Jean-Pierre L’éditorial de la secrétaire générale décédée il y a vingt ans, le 11 décembre restation puis sa déportation à Dachau Besse et Thomas Pouty intègrent au de la Fédération, Anita Beaudoin, rap- 1996, et qui fut la première présidente et Vaihingen, devenu l’un des mouroirs Maitron en ligne une base de données pelle les événements dramatiques de de la FMD. de la fin du système concentrationnaire, sur les fusillés (après condamnation l’année écoulée en France et dans le Jean-Luc Bellanger met la focale sur d’où il est libéré en avril 1945. ou comme otages), à l’origine du dic- monde et y puise la conviction qu’il l’IKL (Inspection générale des camps Quelques flash rétrospectifs sur tionnaire biographique né en 2015. Ce faut poursuivre sur le chemin de la de concentration), établie à Sachsen- l’histoire conduisent ensuite des Jeux « Maitron des fusillés » s’est enrichi tolérance et de la solidarité pour croire hausen, à partir d’une étude publiée olympiques de 1936 (il y a 80 ans) depuis de biographies de civils non en l’avenir. Elle présente le prochain par le Pr Dr. Günter Morsch, direc- organisés par le Reich, où la victoire résistants massacrés. congrès de la Fédération, qui aura lieu teur du Mémorial de Sachsenhausen emblématique du jeune noir améri- Le Musée du Général Leclerc de Hau- à Avignon en mai 2017, sur le thème et de la Fondation des mémoriaux de cain Jesse Owen (4 médailles d’or) teclocque-Libération de Paris-Musée « Paix et Fraternité : les serments de Brandenbourg. provoque la colère de Hitler et son dé- Jean Moulin propose une exposition 1945 au présent ». Le cahier central additionnel de ce part du stade, aux combats héroïques « Que pouvaient-ils faire ? Résistance Hélène Amblard parle de la marche numéro constitue une documentation des cadets de Saumur auxquels vient au national socialisme 1939-1945 », organisée par le mouvement Les destinée aux enseignants et aux candi- d’être rendu hommage à Paris (le présentant quelques figures mar- jours heureux, rappelant qu’il s’agit dats au Concours national de la Résis- pont de Grenelle portant désormais quantes d’opposants au nazisme ayant d’un mouvement intergénérationnel tance et de la Déportation 2016-2017, le nom de pont de Grenelle-Cadets de payé de leur vie leur lutte contre Hitler inspiré par le programme du Conseil dont le thème est cette année « La Saumur), puis à la 13e demi-brigade et son régime. Cette exposition peut national de la Résistance et l’appel négation de l'Homme dans l'univers de Légion étrangère qui, de Narvik à par ailleurs être demandée (pour cela, des résistants aux jeunes générations, concentrationnaire nazi». Bir-Hakeim, s’illustra au sein des FFL, contacter Andreas Herbst, Gedenks- co-signé le 8 mars 2004 par treize per- 10, rue Leroux combattit en Indochine, pour revenir tätte Deutscher Wiederstand, Stauffen- sonnalités de la Résistance (dont Sté- 75116 Paris s’installer en Algérie puis, de là, partir bergstr. 13-14, 10785-Berlin.) phane Hessel et Raymond Aubrac) aux www.fndirp.asso.fr à Djibouti en 1962 et revenir s’instal- Jean-Luc Bellanger retrace l’his- Glières. Le mouvement entend enga- Tél. : 01 44 17 37 38 ler finalement au camp du Larzac, où toire d’Erwin Lahousen, officier autri- ger partout en France un débat pour elle avait été créée en 1940 avant de chien devenu agent double de l’Abwehr élaborer des propositions destinées UNADIF-FNDIR rejoindre les FFL. et opposant au nazisme, avant de aux candidats aux élections de 2017. La rubrique Actualité mentionne devenir témoin à charge contre les Serge Wourgraft souligne le para- Le Déporté l’ouverture des carnets d’Himmler, dirigeants nazis au procès de Nurem- doxe croissant existant entre progrès N° 589, octobre 2016 retrouvés dans les archives du minis- berg (chronique tirée d’un ouvrage de de la science, conquête spatiale, cen- C’est sur une note de tristesse que tère de la Défense russe et désormais l’historien Harry Carl Schaub, Abwehr- sés briser les frontières et développer s’ouvre le bulletin de l’UNADIF-FNDIR accessibles aux chercheurs. Elle

144 décembre 2016 - N° 8 145 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

produit malencontreusement une Après Auschwitz camp d’internement des Tsiganes, des valeurs universelles de laïcité, de photo de Hermann Göring au procès N° 339, novembre 2016 d’un monument à la mémoire des Tsi- démocratie et de respect de l’Homme de Nuremberg, légendée « Heinrich La disparition de Charles Baron, ganes internés et/ou persécutés dans au centre de leur action. Himmler, une inquiétante double per- membre de l’UDA, vice-président de la période 1939-1946 (au financement Le communiqué du Comité interna- sonnalité », erreur qu’il convenait de l’AFMA (Association fonds mémoire duquel avait participé la FMD). tional de Buchenwald qui suit reprend signaler. d’Auschwitz), témoin inlassable de la 39, bd Beaumarchais sensiblement les mêmes thèmes, en 49, rue du Faubourg du Temple déportation, évoquée dans ce numéro, 75003 Paris s’adressant aux États. 75010 Paris est l’occasion de rappeler l’histoire et Tél. : 01 49 96 48 48 On trouvera des informations sur les Tél. : 01 53 70 47 00 le parcours assez exceptionnel de cette www.uda-France.fr dix ans du Mémorial d’Hinzert et sur www.unadif.fr* figure de la déportation dans la galaxie les manifestations qui ont marqué, concentrationnaire. Arrêté à l’âge de 16 Association française à Paris, la journée nationale de la Union des déportés d’Auschwitz ans par la police française en tant que Buchenwald–Dora et Kommandos Résistance le 27 mai 2016. (UDA) juif, livré aux Allemands, il est dépor- té en 1942. Après être passé par plu- Le Serment Le Serment Après Auschwitz sieurs camps et Kommandos, il arrive N° 362, sept.-oct.-nov. 2016 N° 363, déc. 2016, janv.-fév. 2017 N° 338, juillet 2016 à Birkenau en juillet 1944. En octobre Dans leur éditorial, Bertrand Herz, Ce numéro rend compte de l’as- Le numéro de juillet reproduit le dis- 1944, il est transféré à Dachau (Kom- président sortant du Comité inter- semblée générale de l’association, cours de Raphaël Esrail, président de mando de Lansberg-Kaufering) d’où, national Buchenwald-Dora et Kom- le 15 octobre dernier à Montreuil au l’UDA, lu à l’occasion des cérémonies à la faveur d’un bombardement allié, mandos, et Olivier Lalieu, président siège de la CCAS –EdF. d’hommage aux victimes des camps il s’évade et est finalement recueilli et de l’Association française, reviennent, Dans son rapport moral, Olivier Lalieu, d’internement de Beaune-La-Rolande soigné par les troupes américaines. comme souvent le font les éditoriaux président (réélu), situe les effectifs de et Pithiviers. Il y exprime son inquié- Charles Baron a laissé de nombreux ces temps derniers, sur le terrorisme l’Association à 1 107 adhérents, dont tude de voir l’opinion tentée par une témoignages (dont celui d’un peu plus qui a frappé la France. Citant les pro- une centaine de déportés. Il évoque relativisation du passé face aux hor- de quatre heures, enregistré en 1995, pos de Jacques Lusseyran, ancien les figures disparues (Floréal Barillet reurs nouvelles et met en parallèle le dans le cadre de la constitution de la résistant déporté à Buchenwald, selon et Gaston Viens, en particulier) et sort des Juifs d’Europe centrale venus vidéothèque de la FMD). lequel « le nazisme, c’était un germe passe en revue les activités passées chercher asile en Europe de l’Ouest La commune de Saint-Gilles-Croix- omniprésent, une maladie endémique et les chantiers en cours ou en pers- avec celui des migrants actuels, en de-Vie a rendu hommage récemment de l’humanité (...), ce n’était pas la pective de l’Association, dans les mois souhaitant qu’ils ne « connaissent à Suzanne Birbaum (auteure de l’un France qui était menacée, c’était et années qui viennent, notamment pas la haine subie par les Juifs sur le des tout premiers témoignages de l’Homme », ils voient, dans les moti- l’élaboration d’un dictionnaire biogra- continent ». rescapés d’Auschwitz Une femme juive vations des terroristes d’aujourd’hui, phique des déportés de Buchenwald On trouvera ensuite un compte ren- est revenue, écrit en 1945) où elle vécut l’expression de la haine et d’un fana- et la participation à la réalisation d’un du de l’assemblée générale de juin les dernières années de sa vie. Une tisme politique qui entend éradi- site « Mémoires de la déportation », 2016 de l’UDA et des informations sur plaque à sa mémoire a été inaugurée. quer la démocratie de la planète. Ils entreprise à l’initiative de l’UDA. l’état des pourparlers entre les auto- Le lecteur trouvera dans ce numé- appellent à distinguer les croyants, Le programme du prochain voyage rités polonaises et l’UDA à propos de ro le texte du discours prononcé par adeptes d’une « religion respectable», « action-mémoire » prévu du 10 au la création souhaitée d’un mémorial Raphaël Esrail lors de la cérémonie digne des descendants d’Abraham, de 14 avril 2017 est précisé ainsi que ses spécifique consacré à la mémoire de commémorative de la rafle du Vel' ceux qui détournent la religion vers conditions d’inscription. l’extermination des Juifs, sur le camp d’Hiv du 17 juillet 2016, puis celui du une nouvelle forme de totalitarisme. 3-5, rue de Vincennes de Birkenau. président de la République, pronon- Ils en appellent aux associations 93100 Montreuil Puis le bulletin passe en revue diverses cé à l'occasion de l'inauguration à de mémoire pour participer à une Tél. : 01 43 62 62 04 activités en cours de l’Association. Montreuil-Bellay, sur le site de l’ancien œuvre éducative plaçant la défense asso-buchenwald-dora.com

146 décembre 2016 - N° 8 147 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

Amicale de Mauthausen qui supposerait que les Républicains général de la CGT et qui consacra sa vie mémoriel et pédagogique que leur espagnols soient représentés par à défendre les valeurs pour lesquelles voyage sur d’anciens sites concen- Mauthausen l’ambassadeur du royaume d’Espagne il se battait déjà à l’époque de son ar- trationnaires leur a apporté (ensei- N° 345, juillet 2016 (d’où bien des questions à prévoir). restation (décédé en août 2016). gnants, lauréats du CNRD, familles de Préoccupé par les élections autri- Nota : Cette question complexe des – Robert Chanut, résistant déporté à déportés) en avril 2016. chiennes, le président de l’Amicale, représentations au sein des comités in- Mauthausen, Kommando de Melk, qui On trouvera aussi dans ce numéro un Daniel Simon, se livre à un exercice de ternationaux fait l’objet d’une réflexion fut co-fondateur du musée de Besançon rappel du parcours d’Yves Léon, jeune philosophie politique sur le fonction- d’ensemble au sein du Conseil repré- (aux côtés de Denise Lorach). résistant de la région de Plérin, déporté nement de la démocratie à l’épreuve sentatif du monde de la déportation – André Bruyère (né Bloch-Nathan), à Sachsenhausen en 1943 à 22 ans, de l’extrême-droite et s’interroge (CRMD) réunissant le monde associatif résistant FFI du réseau Bertrand libéré en avril 1945 par l’armée bri- sur les conséquences potentielles de autour de la Fondation depuis 2012. (au sein duquel il changea de nom), tannique au camp de Bergen-Belsen, l’élection du candidat du FPÖ (et de architecte du monument français de où dysenterie et typhus ont bien failli l’arrivée au pouvoir d’un parti toujours Mauthausen Mauthausen et du centre de postcure l’emporter. Yves Léon, membre de la nostalgique des années 1930) quant N° 346, octobre 2016 de la FNDIRP à Fleury-Mérogis. FNDIRP, est à l’origine de la création, au devenir des lieux de mémoire des Ce numéro est riche en évocation de Parmi les événements commémorés, dans les Côtes d’Armor, de la déléga- crimes nazis en Autriche. personnalités et événements. notons le récit de la cérémonie commé- tion des Amis de la Fondation pour la Parmi les informations, notons l’at- – Jean Gavard, bien sûr, résistant- morative sur le site de l’ancien tunnel du mémoire de la déportation. Inlassable tribution du nom de Roger Gouffault, déporté NN à Mauthausen-Gusen en Loibl Pass, un rappel sur le camp d’in- témoin, il participe à 94 ans au travail ancien déporté à Mauthausen (et fidèle 1943, qui fut longtemps vice-président ternement des Tsiganes de Montreuil- de mémoire en milieu scolaire et aux soutien de la FMD), à un groupe scolaire l’Amicale, mais aussi vice-président Bellay, où un monument à la mémoire activités de la délégation, présidée par de Brive-La-Gaillarde, ville où Roger de la Fondation de la Résistance, des Tsiganes internés et déportés de Éliane-Claire Poulmarc’h. s’installa à son retour de déportation. administrateur de la Fondation pour France a récemment été inauguré par Le 70e congrès de l’Amicale de On lira un article de Laurent Laidet la Mémoire de la Déportation, dont le président de la République. Sachsenhausen est annoncé du 23 au sur la nouvelle muséographie du Mé- il anima longtemps le cercle d’étude 31, bd Saint-Germain 25 septembre 2016 à Lyon. morial de la Déportation de l’Île de la pédagogique et présida les groupes de 75005 Paris Cité, suivi de l’évocation par Chantal travail chargés d’élaborer les dossiers [email protected] Oranienburg-Sachsenhausen Lafaurie et Daniel Simon des cérémo- préparatoires au Concours national www.campmauthausen.org N° 217, septembre 2016 nies commémoratives qui ont marqué, de la Résistance et de la Déportation Publié après le 70e congrès de Lyon, en mai 2016, le 71e anniversaire de la li- lorsque la FMD en était en charge Amicale ce bulletin communique le rapport bération du camp de Mauthausen et de (le thème du concours actuel, « La d’Oranienburg-Sachsenhausen moral de la présidente, Mireille Cadiou, ses camps annexes (Ebensee et Gusen négation de l’Homme dans l’univers ainsi que le rapport d’activité du se- notamment). concentrationnaire nazi »,retenu par Oranienburg-Sachsenhausen crétaire général, André Lassague. Enfin une attention particulière sera le jury national sur proposition de la N° 216, mars 2016 L’amicale compte 500 adhérents portée aux travaux du Comité inter- Fondation, reprend d’ailleurs une for- L’Amicale a participé aux commé- dont 67 anciens déportés. Parmi les national de Mauthausen, qui mettent mulation proposée en clôture d’une morations en Allemagne, du 71e anni- activités figurent les voyages mé- en évidence la dépendance de l’orga- de ces réunions par Jean Gavard, en versaire de la libération du camp de moire au camp (et dans ses annexes), nisme assurant la gestion du camp à 2011: « Au fond, vous savez, les camps Sachsenhausen. Le discours prononcé le travail en milieu scolaire, l’informa- l’égard du pouvoir politique autrichien. de concentration, c’était la négation de à cette occasion par Roger Bordage, tion des familles sur le passé encore L’Autriche vient, en particulier, de pro- l’Homme »). président du Comité international, méconnu de parents ou apparentés poser que les États soient représen- – Georges Séguy, résistant déporté à figure au début du bulletin. déportés, la constitution de fichiers tés par leurs ambassadeurs au sein Mauthausen en 1944, que les Français Plusieurs auteurs rendent compte et la circulation d’une exposition sur du Comité international, disposition ont mieux connu en tant que secrétaire ensuite de l’enrichissement historico- le camp.

148 décembre 2016 - N° 8 149 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

Les différentes cérémonies qui en août 2016, en Bohème (Komman- adhérents à la vie de l’association. Il Amicale de Ravensbrück ont jalonné le congrès sont détail- dos d’Holleischen, Zwodau). précise que la prochaine assemblée lées – gare de Lyon-Perrache, prison Notons enfin la commémoration du générale aura lieu à Paris le 18 no- Ravensbrück de Montluc, puis mairie du IIIe arron- 71e anniversaire de la libération de vembre et le congrès suivant, en 2018, N°193, 2e semestre 2016 dissement de Lyon. Sandbostel, le 29 avril. dans le Jura. La co-présidente de l’Amicale, 77, av. Jean Jaurès Yvonne Cossu fait part de sa partici- Marie France Cabeza-Marnet ouvre 75019 Paris N’oublions jamais pation à l’Académie d’été de Nurem- ce numéro sur un appel à combattre Tél. : 01 42 45 74 88 N° 231, juillet 2016 berg. Inaugurée en juin 2015, elle pour la paix, reprenant à son compte www.campsachsenhausen.org Le bulletin de juillet rappelle les est destinée à promouvoir le droit le message des dernières déportées, dates du congrès 2016 de l’Amicale (La pénal international, la protection des qui ne cessent de dénoncer l’absur- Amicale de Neuengamme Rochelle les 15 et 16 octobre). droits de l’homme et l’éducation à ces dité de la guerre et en appellent à Il rend compte des premières études droits. l’exigence morale absolue de pré- N’oublions jamais du forum « Avenir de la mémoire »: L’académie d’été s’est déroulée du server les enfants de ses violences N° 230, mai 2016 – étude d’un monument évolutif où se- 15 au 20 août 2016, sous forme d’un et de sa barbarie. Jean-Michel Clère, président de raient portés les noms des survivants séminaire de réflexion sur les condi- On trouvera dans ce numéro un l’Amicale, sous le titre générique de Neuengamme, tions de réconciliation envisageables rappel du parcours de Marie José « Partager », décline dans son édito- – contribution des descendants à la entre deux parties qui se sont affron- Chombart de Lauwe, co-présidente rial différentes approches de l’action transmission de la mémoire (réflexion tés violemment, la manière d’envisa- de l’Amicale et présidente de la Fon- de partage: partager le pain, partager à poursuivre), ger la déconstruction de l’image né- dation pour la mémoire de la dépor- la douleur, partager l’accueil (notam- – possibilités d’améliorer la coopé- gative propagée par chaque partie sur tation, à l’occasion de la sortie de son ment celui des réfugiés), partager des ration entre le Mémorial (institution l’autre et la manière d’y parvenir par dernier livre Résister toujours. projets, partager des idées, dont il dé- gouvernementale) et les associations des actions éducatives. On lira le récit émouvant de Sophie duit les lignes d’action de l’association de déportés et familles des différents Jean-Michel Gaussot, secrétaire Marmonier, petite-fille de dépor- et de ses membres pour l’avenir. pays européens, général de l’Amicale, rend compte à tée, partie retrouver, en août 2016 à Le bulletin évoque les événements – possibilités d’élargissement de la son tour de la table ronde des « Ren- Holleischen, Kommando de Ravens- passés ou à venir importants : voyage coopération internationale entre diffé- dez-vous de l’Histoire » de Blois, le brück, les lieux de souffrance de sa d’étude du Freudenkreis (cercle des rents types de Mémoriaux (exemple : 9 octobre dernier, sur le thème de « la grand-mère, Suzanne Agrapart. Amis du Centre de mémoire de Neuen- Compiègne Royallieu et Neuengamme), création littéraire inspirée par l’expé- Ce récit est suivi par les carnets de gamme), dans le sud de la France et – possibilités de dialogue avec des des- rience concentrationnaire » autour des voyage de Jocelyne Breuilly et Sylvie en Catalogne, dans le but de découvrir cendants d’anciens responsables nazis œuvres de Jean Cayrol, Jorge Semprun Codecco, qui ont effectué un périple des régions porteuses de nombreux et écueils de ce type de démarche. et Charlotte Delbo. touristique et mémoriel à Zwodau vestiges du nazisme, du franquisme et Le pèlerinage annuel à Neuengamme Parmi les figures disparues évo- (Kommando de Ravensbrück), Lidice, du pétainisme (Perpignan, Barcelone, s’est déroulé du 3 au 8 mai 2016. Il a in- quées dans ce numéro, relevons l’an- ville martyre (détruite après l’exécu- etc.) ; forum « Avenir de la mémoire », clus dans son circuit plusieurs anciens nonce du décès accidentel de Charles tion de Heydrich par un commando organisé à Neuengamme en avril-mai Kommandos du camp. Un compte rendu Leclerc de Hauteclocque, second fils parachutiste tchèque), Terezyn (dont 2016, et réunissant des acteurs et détaillé en est fait par Philippe Cosnay. du Maréchal, le 17 juillet 2016. Charles Yvonne Cossu retrace brièvement porteurs de mémoire pour réfléchir était un fidèle de l’Amicale, apprécié l’historique) et Prague. au travail de mémoire et aux voies et N’oublions jamais pour sa simplicité et son ouverture 10, rue Leroux moyens de le valoriser. N° 232, novembre 2016 aux autres. 75116 Paris Deux voyages mémoire sont propo- Jean-Michel Clère dresse un bilan 25, rue Marius Lacroix Tél. : 01 44 17 38 29 sés, en juillet (Mémoriaux du Bran- nuancé du congrès, pour ce qui concerne 17000 La Rochelle denbourg et site de Peenemünde) et la participation et l’engagement des www.campneuengamme.org

150 décembre 2016 - N° 8 151 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

Amicale de Flossenbürg cise que les cérémonies du 70e anni- pour le nombre de participants réunis observer que, dans les classes où ils et Kommandos versaire ont été perturbées par la en novembre, parmi lesquels une pro- se sont rendus, leurs jeunes auditeurs mise en place d’un emblème militaire portion importante de survivants du faisaient d’étranges amalgames entre Message du Reich à proximité du Mémorial et camp de Bergen-Belsen, sans doute la les souffrances de la guerre de 39-45 N° 78, septembre 2016 la revendication d’un groupe néo-nazi plus importante au regard du nombre et des phénomènes plus récents. Dans son éditorial, Michel Clisson, de tirer un trait définitif sur le travail d’adhérents de l’Association. Enfin, la présidente tient à souli- président, exprime, comme ses homo- de mémoire découlant des actions du Leur jeune âge au moment de leur gner la présence d’une représentante logues son inquiétude face aux actes national-socialisme. déportation explique cela, de nom- du mémorial de Bergen-Belsen, barbares des terroristes de Daesh et à Le rapport fait également mention breux enfants ayant été déportés à Mme le Dr Monika Gödecke, habituée la menace qu’ils font peser sur la France du déroulement des commémorations Bergen-Belsen avec leur mère et de l’assemblée générale. Elle repré- et son modèle de vivre ensemble. du 70e anniversaire de la libération Bergen-Belsen n’ayant pas été un sentait le Dr Jens Christian Wagner, Puis il évoque l’évolution du site de des camps en France, caractérisées camp d’extermination. Il en a néan- directeur et a présenté les travaux du Flossenbürg, constatant avec amer- par leur fractionnement dans l’espace moins pris les apparences sur la fin, Mémorial. L’historienne Janine Doery tume la prééminence des intérêts et le temps, par le faible nombre de puisque devenu lieu de convergence l’accompagnait. économiques locaux sur le respect déportés qui ont pu y participer et la des convois de détenus des autres www.amicale-bergen-belsen.com que devrait imposer ce haut lieu de rupture de l’unité symbolique dont camps, malades et inaptes au travail, mémoire : disparition des marches de cette journée est (était ?) jusque-là dont le nombre et le mauvais état fa- Commission Dora Ellrich granit mises en place par les détenus porteuse. Il s’achève par un exposé du vorisèrent l’envolée d’épidémies (dont pour relier les anciennes terrasses travail de réflexion global, engagé en le typhus), provoquant des ravages et Le Dora-lien où étaient construites les baraques concertation avec l’ensemble des ami- donnant au camp l’apparence d’un lieu N° 19, 2e semestre 2016 du camp aujourd’hui remplacées par cales au sein du CRMD sur le devenir d’extermination, tant la multitude des En ouverture figure un article de des lotissements, remise en exploi- des sites concentrationnaires de la corps visibles et entassés en plein air Laurent Thiery, historien au centre tation de la carrière sans égards (ni période nazie. s’imposait à tous. historique de La Coupole à Saint- scrupules) pour les quelques espaces Les participants au dernier voyage M. Raymond Riquier a fait un point sur Omer, qui fait le point sur le projet symboliques de mémoire qui y étaient mémoire organisé par Yves d’Hérou- les Légions d’honneur décernées aux de dictionnaire biographique des préservés. ville à Flossenbürg font part de leurs survivants, s’attardant sur la promotion déportés de France vers le complexe NDLR : Ce processus, qui n’a, semble-t-il, impressions et ressentis contrastés « spéciale déportation », qui a suscité concentrationnaire Mittelbau Dora, fait l’objet d’aucune concertation inter- à la découverte et au contact de ce quelques interrogations quant au choix initié en 2005 et qui concerne quelque nationale préalable avec les associations qu’est aujourd’hui le Mémorial. des nouveaux promus dans l’Ordre. 8 740 déportés. Son propos est illus- d’anciens déportés et familles de dispa- 30, bd des Invalides L’assemblée générale a discuté en- tré par la présentation d’un transport rus, se déroule dans l’opacité de décisions 75007 Paris suite du phénomène de banalisation issu du Kommando de Rechlin (ratta- locales d’autant plus contestables qu’elles www.deportes-flossenburg.com des mots, prenant comme exemple ché au camp de Ravensbrück), dont la procèdent d’une politique du fait accompli. l’expression « mourir de mauvais liste a été retrouvée dans les archives Amicale de Bergen-Belsen traitements », ce qui, dans un camp du Kommando et fournit des informa- L’assemblée générale de l’asso- comme Bergen-Belsen, n’avait rien tions et des dates qui complètent les ciation, forte de 192 adhérents, s’est L’Amicale des anciens de Bergen- de commun avec les mauvais traite- données déjà obtenues sur les déportés. tenue à l’École militaire, à Paris, le Belsen s’est réunie en assemblée gé- ments dont d’autres non déportés ont On trouvera ensuite: 19 mars 2016. Le rapport moral re- nérale le 12 novembre 2016, au siège pu être victimes occasionnellement à – un article de Jens-Christian Wagner prend les grandes lignes des atteintes du 30 bd des Invalides (Paris 7e). l’hôpital, à l’asile, dans un orphelinat, sur la Fondation des mémoriaux de à la mémoire et au respect du site de Dans son communiqué (destiné à la voire en famille d’accueil (hélas aussi). Basse Saxe dont il est le directeur, Flossenbürg avec l’aval des autorités revue En Jeu), la présidente de l’Ami- La discussion se porte sur les mi- couvrant les mémoriaux de Bergen- politiques du Land de Bavière. Il pré- cale a souhaité exprimer sa satisfaction grants, certains participants faisant Belsen et Wolfenbüttel,

152 décembre 2016 - N° 8 153 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

– un compte rendu de Claude Favre sur L’Association a entrepris de faire dans un GTE (groupement de travail- sur lequel repose le modèle social les journées organisées à la Coupole d’une salle désaffectée de la gare de leurs étrangers) d’Espagnols, d’où il français. Il conclut que le monde de en mai avec les partenaires associés Penne-d’Agen, d’où partit le train de s’évade à nouveau pour rejoindre les la mémoire de la Résistance et de au projet de dictionnaire biographique, déportation des résistants d’Eysses vers FTP-MOI de Marseille avec lesquels la Déportation a sa place dans une ainsi qu’un résumé des tables rondes Dachau, un pôle de mémoire des résis- il participera à la libération de la ville, démarche éducative, humaniste et et interventions qui s’y sont déroulées, tants d’Eysses avec le concours solli- avant de devenir un inlassable témoin citoyenne. – le discours d’hommage à Jacques cité... mais toujours attendu de la SNCF. auprès des plus jeunes. Paula Schwartz, historienne du Brun de Jean-Pierre Thiercelin lors de www.eysses.fr Autre figure saluée et disparue, celle XXe siècle, professeure à l’université l’inauguration du centre de documen- 10, rue Leroux de Virgilio Peña, républicain espagnol, privée de Middlebury dans l’État du tation Jacques Brun ouvert au centre 75116 Paris décoré de la Légion d’honneur en juin Vermont (USA) où elle dispense un historique de la Coupole, Tél. : 01 44 17 38 27 (le jeudi matin) 2016, à 102 ans (et décédé peu après) enseignement sur la France contem- – le discours de Jean Sellier lors après avoir traversé lui aussi l’his- poraine et anime des séminaires sur de l’inauguration de l’espace André Amicale du camp de Gurs toire : de la guerre civile d’Espagne « Culture et politique de la Résistance » Sellier (ce dernier, décédé en février aux camps d’internement en France, et « Résistance et Mémoire », travaille 2015, était un ancien déporté à Dora, 1939-1944, Gurs souvenez-vous de la clandestinité à l’arrestation par en particulier sur le genre ou la diffé- devenu l’historien du complexe Mit- N° 144, septembre 2016 la Gestapo, puis de la déportation à rence des sexes dans la Résistance. telbau-Dora. Il participa activement André Laufer, président de l’Amicale, Buchenwald (où il retrouve son cama- Elle livre quelques-unes des conclu- à la conception muséographique du rappelle la genèse du projet de Mémo- rade Jorge Semprun) à la Libération et sions qu’elle a tirées de ses recherches centre historique de la Coupole aux rial de Gurs, qui vient de recevoir le jusqu’à son installation définitive dans récentes. côtés de son directeur de l’époque, soutien de la Fondation pour la Mé- le sud-ouest de la France. Mémoire Vive évoque ensuite les Yves Le Maner). moire de la Shoah, porteuse du projet commémorations auxquelles s’est 30, bd des Invalides et maître d’œuvre, et lance encore un Association Mémoire vive des convois associée l’association en 2016 à Mon- 75007 Paris appel pour obtenir d’autres soutiens et des 31000 et 45000 vers Auschwitz treuil, Caen et Romainville. www.dora-ellrich.fr d’autres partenariats publics et privés. Le bulletin décrit l’exposition « À Le bulletin rend hommage à la fi- Mémoire Vive l’appel de la Liberté, résister par l’art Association nationale pour la mémoire gure du résistant Joseph Fainzang, N° 62, octobre 2016 et la culture », présentée à l’espace des Résistants et Patriotes emprison- interné au camp de Gurs, récemment L’éditorial de Pierre Odru, pré- Niemeyer en juin 2016, exposée ensuite nés à Eysses décédé, dont le parcours édifiant est sident de l’association, propose une sur les grilles des Buttes Chaumont une vraie leçon d’histoire : lui et sa réflexion-interrogation entre la pé- (juillet-août), et montre son apport Unis comme à Eysses famille avaient émigré de Pologne en riode actuelle caractérisée par le culturel et historique au thème géné- N° 277, juillet 2016 Belgique quelques années avant la terrorisme de Daesh et d’Al-Qaïda, la ral proposé pour le Concours national Dans son éditorial, Jean-Claude guerre. Lors de l’offensive allemande montée du nazisme et l’attrait crois- de la Résistance et de la Déportation Laulan, président de l’Amicale, évoque de 1940, ils rejoignent le sud de la sant d’un électorat déboussolé pour le 2016. L’exposition explique comment avec humour et conviction l’état de la- France. Mais, dénoncée, la famille Front national. l’art clandestin s’est joué des lignes de tence du projet de création du Musée est internée à Septfonds, d’où ses Yves Jégouzo, co-président, ques- démarcation, des barbelés, des couvre- de la Résistance d’Eysses et s’inquiète parents sont envoyés à Auschwitz et tionne les commémorations et tente feux et des traques policières. du silence des ministères concernés immédiatement assassinés. Lui réus- de discerner les évolutions néces- Lucile Dupont et Catherine Karamou- (Justice et Défense). sit à s’évader de Septfonds, mais à saires liées à la relève générationnelle dis parlent du festival d’Avignon et font L’École nationale d’administration nouveau arrêté quelque temps plus et à la richesse des nouveaux modes part de leur perception en découvrant pénitentiaire d’Agen a programmé la tard, il est interné à Gurs en vue de d’expression commémoratives qui certaines nouveautés, telles que la projection du film Eysses, une épopée sa déportation, réussit à falsifier son plaident en faveur de la préservation pièce Je reviens de la Vérité, inspirée de résistante pour ses élèves. identité et parvient à se faire admettre d’un patrimoine historique et mémoriel l’œuvre Qui rapportera ces paroles, de

154 décembre 2016 - N° 8 155 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation Vie associative

Charlotte Delbo, ou encore de La mort de la mémoire, il présidera l’Amicale qui y sont passés, travail qui a été engagé l’Hôtel de ville de Paris, une journée est mon métier, inspirée de l’histoire du convoi du 27 avril 1944 dit « des Ta- depuis par l’association.] d’étude, sur le thème « La répression de Rudolf Höss, commandant du camp toués » de 1995 jusqu’à son décès, non L’association a tenu son congrès le des homosexuels pendant la Seconde d’Auschwitz jusqu’en 1943, dans une sans avoir publié maints ouvrages re- 14 octobre 2016 à l’Hôtel de Ville de Guerre mondiale en France – Une adaptation, mise en scène et interpré- traçant l’histoire des membres de son Paris. mémoire controversée devenue objet tation de Franck Mercadal ; enfin, elles convoi et œuvré au sein d’organismes 17, rue des Petits-Hôtels d’histoire », en partenariat avec la FMD. ont vu la pièce intitulée Les Damnés, professionnels d’abord, puis à l’ONAC 75010 Paris Cette journée a été l’occasion de tirée du film du même nom de Visconti, et enfin au sein des CVR de l’Hérault. Tél. : 01 42 46 75 54 faire le point des connaissances et sorte de saga familiale d’un industriel www.27avril44.org des avancées de la recherche sur allemand surpris par l’arrivée d’Hitler Les Oublié-e-s de la Mémoire cette question et de jeter un regard au pouvoir en 1933 et pris dans la tour- Association Ceux de Rawa-Ruska Association civile homosexuelle sur le cheminement de cette mémoire mente des événements. du devoir de mémoire particulière qui a tardé à émerger www.memoirevive.org Envols dans les catégories de victimes du N° 289, juin 2016 L’association a organisé le vendredi nazisme. Amicale des déportés du convoi Ce numéro de la revue Envols retrace 14 octobre 2016, à l’auditorium de www.devoiretmemoire.org du 27 avril 1944 pour Auschwitz les étapes du voyage de mémoire effec- tué par les membres de l’association Notre Mémoire du 18 au 20 mai 2016 sur l’ancien site N° 44, décembre 2016 du camp de Rawa-Ruska, en Ukraine. L’association salue la mémoire Dans une tribune libre intitulée d’André Bessière, son président, « Ad futuram rei memoriam », Cyrille décédé le 5 janvier 2017, à Vias dans Jeantet médite sur l’héritage mémoriel l’Hérault. Engagé dans la Résistance singulier que livre ce camp situé au comme lycéen à l’âge de 15 ans, dans cœur du triangle de la mort constitué le mouvement du Front national. Son par les centres d’extermination activité étant découverte, il passe en destinés au Juifs et dont les détenus zone sud et tente de franchir la fron- furent les protagonistes d’une histoire tière espagnole, mais est arrêté et dé- à bien des égards comparable à celle porté d’abord à Auschwitz-Birkenau, des déportés du système concentra- le 27 avril 1944, puis à Buchenwald tionnaire répressif (Rawa-Ruska était le 12 mai suivant, d’où il est envoyé un camp de représailles pour prison- au Kommando Flöha, dépendant du niers de guerre). Il plaide pour que ce camp de Flossenbürg. En mai 1945, il camp soit mieux connu. est évacué à Theresienstadt (Terezyn) [NDLR : Rappelons que la Fondation, à d’où il est libéré fin mai 1945 et peut laquelle est associée l’association depuis regagner la France le 27 juin 1945. Il sa création, a publié un dossier spécial veut entreprendre une carrière mili- de sa revue « Mémoire vivante » (N° 51, taire mais, réformé, doit reprendre déc. 2006, téléchargeable sur son site ses études, obtient un diplôme d’ingé- internet) sur le camp de Rawa-Ruska. Ce nieur et fonde une entreprise, mais dossier présente une biographie résumée doit prendre une retraite anticipée à du camp, mais ne traite évidemment pas 57 ans pour raison de santé. Militant de la biographie des prisonniers français

156 décembre 2016 - N° 8 157 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

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Articles Si vous souhaitez participer à un des numéros à venir, veuillez nous La revue prendra en compte et pourra publier des articles sur des faire parvenir vos propositions par mail ([email protected]). sujets autres que ceux des dossiers thématiques, à condition qu'ils Elles seront expertisées par le comité de rédaction. s'inscrivent dans le champ d'étude des grands conflits contempo- rains (de la répression et de massacres de masse, notamment) et N° 9 - à paraître en juin 2017 de leurs enjeux interprétatifs sur le plan historiographique et des L’Europe et ses Juifs sciences sociales. N° 10 - à paraître en décembre 2017 Varia Pour plus de précisions, vous pouvez vous rapporter à la pla- N° 11 - à paraître en juin 2018 teforme éditoriale de la revue publiée dans le premier numéro, Droites extrêmes paru en juin 2013. La plateforme est consultable sur internet, à l'adresse suivante : http://fondationmemoiredeportation.com

Comptes rendus de lecture Vous pouvez également nous faire parvenir le compte rendu cri- tique d'un ouvrage (15 000 à 20 000 signes) dont la thématique est en lien avec la plateforme éditoriale. Après expertise, il pourra être intégré dans la rubrique « Comptes rendus » de la revue.

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158 décembre 2016 - N° 8 159 Revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la Déportation

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160 décembre 2016 - N° 8