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11 | 2017 Philosopher avec Battlestar Galactica and Philosophy

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/tvseries/1341 DOI: 10.4000/tvseries.1341 ISSN: 2266-0909

Publisher GRIC - Groupe de recherche Identités et Cultures

Electronic reference TV/Series, 11 | 2017, « Philosopher avec Battlestar Galactica » [Online], Online since 01 March 2017, connection on 24 September 2020. URL : http://journals.openedition.org/tvseries/1341 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/tvseries.1341

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TV/Series est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. 1

Si conformément au projet d’ensemble du cycle, ce numéro se concentrera sur le cœur de la franchise, à savoir les différentes séries télévisées (Galactica, Battlestar Galactica, , etc.), il prendra aussi appui sur les autres supports fictionnels disponibles (romans, jeux, bandes dessinées, etc.). Si les aspects philosophiques les plus visibles de l’univers, en particulier ceux qui relèvent des champs politiques et éthiques, méritent d’être analysés avec attention, les articles s’attacheront à d’autres questions du moment qu’elles permettent de contribuer à répondre à celle qui sert de fil conducteur à l’ensemble du cycle, à savoir : dans quelle mesure la série télévisée fictionnelle, et plus largement la fiction, peut nous aider à mieux philosopher sur le monde, à mieux le comprendre, bref à mieux exister en lui ?

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TABLE OF CONTENTS

Introduction Monica Michlin

Le cylon est-il un humain en souffrance ? Ophir Lévy

Corps technologiques et environnements connectés : « The dynamic, fluid nature of reality » ou le corps face à l’écran Hélène Machinal

La machine comme « prothèse d’origine » : réflexion philosophique sur le sujet humain dans Battlestar Galactica de Ronald D. Moore René Lemieux

Caprica, l’utopisme technologique et le « cyborg spirituel » Mehdi Achouche

L’imaginaire apocalyptique et son réinvestissement dans Battlestar Galactica de Ronald D. Moore: du piège des prophéties à la quête de liberté Marie-Lucie Bougon

Of Exodus and of Rapture: A Theological Reading of the Openings of Battlestar Galactica by Glen Larson (ABC, 1978) and the Reimagined Series by Ron D. Moore (Sci-Fi, 2003) Caroline-Isabelle Caron

Destin, Providence et temps cyclique : Quelle liberté pour les personnages de Battlestar Galactica ? Isabelle Périer

A Tale of Two Toasters : Évolutions de la figure du Cylon dans Battlestar Galactica entre la version de Glen Larson (ABC, 1978-1979) et le reboot de Ronald D. Moore (, 2003-2009) Donna Spalding Andréolle

Caprica, l’esquisse d’un avenir sans lendemain Vladimir Lifschutz

Battlestar Galactica: A Closed-System Fictional World Florent Favard

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Introduction

Monica Michlin

1 Ce numéro de TV/Series est issu de la journée Philoséries épisode 4, « Philosopher avec Battlestar Galactica ( BSG) et Caprica », organisée par les philosophes Sandra Laugier (Université Panthéon Sorbonne) et Sylvie Allouche, avec l’aide de Marco Dell’Omodarme et la mienne, le 3 décembre 2012, salle Lucien Paye, Cité Universitaire de Paris. Les journées Philoséries que Sandra Laugier et Sylvie Allouche pilotent depuis 2009 réunissent des philosophes, mais aussi des spécialistes d’études filmiques, de littérature, d’Histoire, d’études de genre (pour ne citer que quelques champs)1. Ces regards croisés et cette pluridisciplinarité permettent de revoir et d’interroger de manière inter- et trans-disciplinaire des productions audiovisuelles sérielles qui, loin d’être, au sens ordinaire comme au sens pascalien, de simples divertissements, se révèlent de véritables œuvres, abordant des questions éthiques fondamentales. Dans le cas de Battlestar Galactica de Ronald D. Moore (Syfy, 2003-2009), reboot 2 de la série éponyme de Glen Larson (ABC, 1978-1979), la critique anglo-saxonne s’en est emparée comme objet philosophique et culturel dès la sortie des premières saisons, comme en témoignent quatre recueils parus alors que la conclusion de la série de Moore était encore inconnue : Battlestar Galactica and Philosophy: Knowledge Here Begins Out There3 – à ne pas confondre avec Battlestar Galactica and Philosophy: Mission accomplished or mission frakked up?4 – mais aussi Cylons in America: Critical Studies in Battlestar Galactica 5, et finalement Battlestar Galactica: Investigating Flesh, Spirit and Steel6.

2 Au moment de sa diffusion, en effet, nombreux furent ceux – spectateurs, mais aussi acteurs principaux de la série comme Mary McDonnell et Edward James Olmos –, qui firent explicitement le lien entre la guerre et la torture dans BSG et le contexte réel de « guerre au terrorisme » déclarée par George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. L’équipe de la série fut d’ailleurs reçue en mars 2009 au siège des Nations Unies7, à New York, en reconnaissance de la manière dont elle avait fait acte culturel de résistance aux formes d’altérisation et de déshumanisation à l’œuvre (notamment pendant l’invasion et l’occupation de l’Irak). Le recours à la torture – interdite par les Conventions de Genève – avait d’ailleurs été annoncé de manière codée par le vice-président Richard Cheney lors d’une interview sur NBC, le 16 septembre 2001, par référence à la culture populaire audiovisuelle – la saga Star Wars et son « côté

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obscur de la force8 ». Que BSG, dans sa scénarisation autre d’une « guerre des étoiles » (entre humains et créatures posthumaines entrées en rébellion contre l’humanité) ait tenu un discours allégorique engagé sur le monde réel, que la série ait été un forum démocratique où se débattaient les questions par ailleurs très largement tues par les médias américains (au moins jusqu’au scandale d’Abou Graib), et que son discours idéologique ait été pris au sérieux est attesté par la publication par Routledge de Battlestar Galactica and International Relations (éd. Nicholas J. Kiersey et Iver B. Neumann) en 2013. 3 Plus récemment, Shannon Wells-Lassagne a consacré, dans son ouvrage Television and Serial Adaptation9, de belles pages à Battlestar Galactica et Caprica en tant qu’adaptations sérielles télévisuelles. Elle y explique notamment la genèse de Caprica (Remi Aubuchon et Ronald D. Moore, Syfy, 2010), rencontre entre une idée préexistante de Remi Aubuchon et le désir de Ronald D. Moore d’étendre l’univers développé dans Battlestar Galactica. Comme elle le souligne, Caprica est à la fois adaptation, spin-off et prequel ; c’est l’un des premiers d’une vague actuelle de prequels/reboots10. 4 De nombreux articles ont déjà été publiés sur BSG en France, notamment ceux de Lori Maguire11 et de Donna Spalding-Andréolle 12 sur la représentation allégorique de la « guerre au terrorisme » dans la guerre entre humains et Cylons13. Mélanie Bourdaa a étudié les aspects transmédia de l’univers BSG, et les nouvelles pratiques télévisuelles des fans14. D’autres ont adopté des perspectives plus génériques et narratologiques : Mehdi Achouche a analysé de près le type de science-fiction contemporaine auquel la série se rattache15, Sylvaine Bataille s’est intéressée à la mobilisation de l’héritage gréco-romain pour perturber nos repères tant chronologiques qu’identitaires16, Florent Favard a décrypté le rôle de la musique dans la diégèse17 et Sarah Hatchuel celui des séquences de rêve18. Mais ce numéro de TV/Series constitue le premier recueil publié en France ou ailleurs portant à la fois sur BSG et Caprica et abordant certains aspects transfictionnels19 créés par le « passage » entre les deux séries. On ne peut qu’être frappé par les multiples sens du mot « reboot » lorsqu’il s’agit de fictions numériques portant sur la création de vies artificielles, dans une mise en abyme du récit de création et du « retour à la vie » de la fiction elle-même. La diégèse de Caprica se situe en effet cinquante-huit ans avant BSG, précisément au moment où les robots créés par les humains pour assumer les basses tâches sur les douze colonies de Kobol (dont la planète Caprica, qui ressemble à une vision technologiquement avancée de la nôtre) accèdent à la sentience, à la conscience, et à la révolte contre leurs créateurs. 5 À ce titre, les deux séries font donc partie d’une longue généalogie de fictions audiovisuelles sur des robots ayant développé une intelligence artificielle égale ou supérieure à la nôtre. Au cinéma, comme le rappelle Ophir Lévy, les réalisateurs et scénaristes n’ont cessé de réimaginer ce qu’il adviendra des relations entre humains et ordinateurs ou machines humanoïdes devenues intelligentes, de Metropolis (Fritz Lang, 1927) à 2001: A Space Odyssey (Stanley Kubrick, 1968), de Blade Runner (Ridley Scott, 1982)20 à Alien (Ridley Scott, 1979), de The Terminator (James Cameron, 1984) à A.I. (Spielberg, 2001), de Prometheus (Ridley Scott, 2012) à Her (Spike Jonze, 2013) ou Ex Machina (Alex Garland, 2014). Depuis le tournant numérique, les séries télévisées se sont emparées de ces thèmes, de Real Humans de Lars Lundström (SVT, 2012-2014) et son remake Humans (AMC, 2015-)21 à Westworld (Jonathan Nolan et Lisa Joy, HBO, 2016-). 6 BSG et Caprica posent donc, sous forme de fictions audiovisuelles complexes 22 et réflexives, des questions brûlantes sur l’intelligence artificielle, posthumanisme, voire

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transhumanisme. Sommes-nous d’un côté en train de répéter l’histoire de l’esclavage en croyant libérer l’être humain des tâches manuelles les plus pénibles ? Et de l’autre, en développant cette intelligence artificielle, sommes-nous en train de donner à ces machines les moyens de nous détruire ? Si les Cylons dans leur forme initiale de robots-soldats imitant des centurions romains peuvent paraître irréels, nous savons pourtant que les ingénieurs du Pentagone travaillent bien à de telles machines, dans leur recherche du guerrier invincible23. Et si les Cylons « évolués » de BSG, déclinés en douze modèles ressemblant parfaitement à des êtres humains, apparaissent encore davantage comme un fantasme24, nous sommes pourtant proches de telles réalisations qui rappellent simultanément, en termes d’allégorie politique, toutes les incarnations historiques de « l’autre » indétectable parmi nous25. 7 Imaginer que la machine puisse « passer » – et se faire passer – pour un être humain, c’est bien sûr, au-delà de toute question de ressemblance plastique, imaginer une machine qui ait réussi le test de Turing. Une première série d’articles de ce volume s’intéresse donc à la relation ontologique et/ou l’hybridité entre humain et machine, et à la question du posthumain. On ne refera pas ici l’état des lieux théorique sur le posthumain et le transhumain, depuis Alan Turing ou depuis N. Katherine Hayles26, renvoyant plutôt nos lectrices et lecteurs vers l’excellent recueil d’essais PostHumains : Frontières, évolutions, hybridités dirigé par Elaine Després et Hélène Machinal 27 et notamment vers son introduction passionnante. Citons aussi Le Sujet digital dirigé par Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et Sara Touiza28, ainsi que l’ouvrage collectif Les frontières de l’humain et le posthumain, textes réunis par Jean- François Chassay et Marie-Ève Tremblay-Cléroux29. 8 Dans ce numéro de TV/Series, se penchant sur BSG, Ophir Lévy, dans « Le Cylon, un être humain en souffrance ? », offre, sur fond de références tant au dualisme cartésien qu’au dolorisme chrétien, une analyse subtile et lumineuse du rôle de la souffrance du Cylon. Après une contextualisation de la série dans l’histoire des productions audiovisuelles représentant un robot dont la demande est d’être reconnu comme être sensible par l’humain, Ophir Lévy propose une lecture détaillée de l’épisode S01E08, « Flesh and Bone ». Titre où l’on reconnaîtra, au-delà de la simple définition « organique » du corps humain, de chair et de sang (« flesh and blood ») – contrastant avec la structure de chrome, d’acier et de silicone que sont les Cylons – la désignation d’un être organique que l’on s’apprête à « briser ». Du fait que le Cylon devient une « personne » à nos yeux, à travers l’expérience de la souffrance, l’on peut voir dans cette « machine existentielle qui tend vers l’humain », comme le conclut Ophir Lévy dans une polysémie poignante, « un humain en souffrance ». 9 Si la torture nous oblige à nous interroger sur notre propre éthique spectatorielle30 et notre rapport à « l’autre », Hélène Machinal souligne que, pour créer empathie et identification avec le Cylon qui souffre, il faut qu’à l’image la machine apparaisse aux spectateurs sous les traits d’un acteur humain ou d’une actrice humaine. Dans sa lecture attentive de Caprica, « Corps technologiques et environnement connectés : ‘The dynamic, fluid nature of reality’ ou le corps face à l'écran », Hélène Machinal analyse l’incidence qu’ont la virtualisation ou la mécanisation du corps sur la subjectivité et sur la perception de la réalité (de manière intradiégétique ainsi que pour les spectateurs de la série). En effet, alors que l’héroïne Zoé, jeune fille qui meurt dans le pilote de la série, « renaît » de manière virtuelle et posthumaine, déclinée en trois instances distinctes – un être organique, un avatar et un robot – l’utilisation du montage alterné gomme en

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partie l’altérité robotique pour les spectateurs extradiégétiques, réinsérant l’image « humaine » de Zoé à l’écran. La question des représentations et des dispositifs est au cœur de cette réflexion stimulante, dans la lignée des réflexions de N. Katherine Hayles sur le posthumain, et de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy sur le monde écranique31. 10 C’est moins l’hybridité des représentations que celle de l’humain qu’explore René Lemieux, à la lumière des révélations finales de BSG remettant radicalement en cause le prédicat sur lequel se fondait la guerre entre humains et Cylons – à savoir, l’existence de deux espèces distinctes (espèce cylon, espèce humaine). Dans « La machine comme ‘prothèse d’origine’ : réflexion philosophique sur le sujet humain dans Battlestar Galactica », René Lemieux lit la série comme défaisant le dualisme cartésien. Empruntant le concept de « prothèse d’origine » à Derrida, il démontre que BSG nous donne finalement à voir que « ce qui est de l’ordre de la machine – de la machinalité, du mécanique ou du répétitif – devient ce qui est nécessaire comme prothèse à la nature pour que l’humanité soit pensable. L’humanité n’est plus l’envers de la machine, mais ce qui se constitue à partir de la machine ». 11 À son tour, Mehdi Achouche examine dans « Caprica, l’utopisme technologique et le ‘cyborg spirituel’ », la conception « mécaniste et dualiste du corps et de la conscience représentée dans la série », sa scénarisation de la naissance d’une intelligence artificielle et son exploration du rêve de l’immortalité sous forme de téléchargement numérique dans un corps posthumain ou un univers virtuel. Dans sa lecture, cependant, la série « s’éloign[e] progressivement des termes traditionnels du débat opposant le naturel à l’artificiel ou le matérialisme au spirituel » pour s’attacher davantage à mettre en lumière « l’aspiration spirituelle et le gnosticisme dans les techno-utopismes », notamment dans le transhumanisme. Sa microlecture du dernier épisode de Caprica explore ainsi la dimension spirituelle de « l’apothéose ». Cet accès des Cylons à la conscience est en effet annonciateur de la minisérie-pilote de Battlestar Galactica, cinquante-sept ans plus tard dans la diégèse, et de l’attaque nucléaire par les Cylons des douze colonies humaines, dans le « plan » apparent – référence à la tagline de la série, « They have a plan » – d’exterminer les humains dans une guerre apocalyptique. 12 Nous amorçons ici la transition vers deux lectures théologiques de cette scène d’apocalypse ouvrant la minisérie pilote de 2003, et plus largement, du sens religieux de BSG. La première, par Marie-Lucie Bougon, « L’imaginaire apocalyptique et son réinvestissement dans Battlestar Galactica : du piège des prophéties à la quête de liberté », ne s’attache pas, contrairement à l’ouvrage de Kevin J. Wetmore Jr32 par exemple, à détailler chacun des cultes présentés dans la fiction, mais souligne plutôt la manière dont « l’œuvre oscille entre un goût prononcé pour les oracles et une recherche constante d’affranchissement ». Ce faisant, Marie-Lucie Bougon met en lumière le jeu référentiel qui se tisse entre la série et les textes bibliques, et, au-delà de la réactualisation du motif apocalyptique, la démultiplication des figures messianiques. Elle « saute » ensuite – à l’image des vaisseaux de la diégèse franchissant la vitesse de la lumière sur l’ordre performatif « jump ! » – de l’ouverture à la conclusion de la série, analysant, de manière sans doute contre-intuitive mais parfaitement argumentée, la trajectoire de la série comme celle d’un abandon de toutes les prophéties. 13 De son côté, Caroline-Isabelle Caron propose dans « Of Exodus and of Rapture: A Theological Reading of the Openings of Battlestar Galactica by Glen Larson (ABC, 1978) and the Reimagined Series by Ron D. Moore (Sci-Fi, 2003) », une analyse comparée des

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ouvertures de la série « source » et de la version « réimaginée » par Ronald D. Moore. Réduisant volontairement le champ aux seules ouvertures du récit, elle pose que la première a pour intertexte l’Exode biblique, tandis que la deuxième fait écho aux croyances dispensationalistes, au premier rang desquelles « l’Enlèvement » (« the Rapture »). La dimension eschatologique donnée par les deux ouvertures de série est ainsi interrogée à travers des microlectures et renvois aux textes bibliques. 14 Croisant lectures « stoïcienne », chrétienne et mythocritique du BSG de Ronald D. Moore, Isabelle Périer interroge plutôt, dans « Destin, Providence et temps cyclique : Quelle liberté pour les personnages de Battlestar Galactica ? » les formes du temps et les déterminismes forts qui semblent rendre inévitable la répétition des mêmes événements. Tous les spectateurs de Battlestar Galactica gardent en mémoire le rappel prophétique « All of this has happened before and will happen again ». Sur fond « d’éternel retour », Isabelle Périer interroge l’espace de liberté que la diégèse dessine pour les personnages, et au-delà, pour toute l’humanité dans ce qui peut-être un « avertissement » visionnaire. 15 Dans une perspective plus culturelle, Donna Spalding-Andréolle, avec « A Tale of Two Toasters : Évolutions de la figure du Cylon dans Battlestar Galactica entre la version de Glen Larson (ABC, 1978-1979) et le reboot de Ronald D. Moore (Syfy, 2003-2009) », compare les deux versions de Battlestar Galactica dans le contexte de leur production, pour analyser leur sens idéologique. L’on repère dans ce titre (outre le clin d’œil à Dickens) l’insulte récurrente proférée par les humains racistes à l’encontre des Cylons, traités de « grille-pain » par allusion à leur constitution métallique. C’est sur cette question de l’altérisation et du mythe de la Frontière dans la culture américaine – que l’on retrouve dans le space opera –, que Donna Spalding Andréolle, spécialiste de la science-fiction de la contreculture, et de Star Trek notamment, questionne ici le « jeu » de la série par rapport aux stéréotypes et aux relations de pouvoir racialisées, et leur remise en question dans le récit. 16 Les deux derniers articles de ce recueil examinent, cette fois dans une perspective narratologique, l’entropie narrative à l’œuvre à la fois dans BSG et dans Caprica. Vladimir Lifschutz, dans « Caprica, l’esquisse d’un avenir sans lendemain », revient sur la fin de Caprica, interrompue faute d’audience suffisante, mais qui transforme néanmoins son dernier épisode à la fois en « aperçu » de tout ce qu’elle aurait pu être, et en véritable prequel à l’ouverture de BSG, opérant ainsi un « raccord » narratif. Sa méthodologie, croisant étude des médias et microlectures audiovisuelles, permet à Vladimir Lifschutz de mettre en lumière la tension entre contrainte (fin dictée par des raisons économiques extérieures à la diégèse) et liberté narrative et esthétique dans « l’esquisse » finale. Florent Favard, quant à lui, dans « Battlestar Galactica: A Closed- System Fictional World », s’intéresse au « système fermé » que constitue la Flotte coloniale emmenant les derniers survivants de l’humanité à la recherche d’une planète hors d’atteinte de leur unique antagoniste (l’Armada Cylon). Combinant analyse narratologique et étude audiovisuelle, Florent Favard donne à voir le rôle des plans d’ensemble qui rythment les épisodes, « point saillant de l’esthétique de l’entropie développée par la série » au même titre que le décompte régulier des survivants. Il explore non seulement les conséquences intradiégétiques de la menace que l’humanité soit vouée à l’extinction, et les crises liées au huis clos dans l’espace, mais aussi la tension entre d’un côté, la « prison » physique qu’est la Flotte humaine, et de l’autre, les rêves, visions et expériences divines des personnages.

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17 Pour conclure, nous remercions chaleureusement Sandra Laugier et Sylvie Allouche d’avoir choisi de publier les communications de la journée Philoséries dans TV/Series. Ce numéro n’aurait pas pu voir le jour sans l’aide de Sylvie Allouche, qui a rouvert l’appel à communications pour que des chercheur.e.s n’ayant pu participer à la journée voient leur texte inclus dans ce recueil, et qui a généreusement effectué une partie des expertises. Un grand merci à Sarah Hatchuel qui a fait nombre d’autres expertises et assuré la mise en page de l’intégralité de ce numéro. Quelques unes des interventions entendues lors de la journée d’études ont entretemps été publiées ailleurs, notamment celle de Pascale Molinier, mise en ligne par la revue Genre en Séries sous le titre « Battlestar Galactica est-elle une série féministe ? 33 » et celle de Sarah Hatchuel, « Vivre une fiction authentique ? Les rencontres (virtuelles ?) d’Amanda et Daniel Graystone dans Caprica », intégrée à son ouvrage Rêves et séries américaines : La fabrique d’autres mondes34. 18 Ce numéro de TV/Series sera très prochainement suivi d’un autre, consacré au Posthumain en séries, ce qui nous permettra de nous pencher sur des séries récentes comme Black Mirror de Charlie Brooker (Channel 4, 2011- ) ou Person of Interest de Jonathan Nolan (CBS, 2011-2016), récits ayant relancé les débats à la fois sur la surveillance généralisée de la population et sur le rôle déshumanisant des nouvelles technologies et réseaux sociaux, pour la première, et la question de la Singularité pour la deuxième. Quant à Westworld de Jonathan Nolan et Lisa Joy (HBO, 2016-), reboot et remédiation35 du film éponyme de Michael Crichton avec Yul Brynner (1973), son récit explore, comme le faisait Caprica, la question du voyeurisme et de l’immersion dans un spectacle et, comme le faisait Battlestar Galactica dans la version de Ronald D. Moore, (im)mortalité des robots et violence humaine, douleur des êtres artificiels et accession à la conscience, (im)possibilité de l’amour entre robots et humains, répétition et sens, conscience au sens réflexif et au sens moral… 19 All of this has happened before and will happen again, and again, and again… Peut-être. Mais jamais plus exactement comme dans Battlestar Galactica et Caprica, dont les articles réunis ici soulignent l’intelligence narrative, la complexité idéologique et visuelle autant que la force affective. 20 So say we all.

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NOTES

1. En 2009, épisode 1 consacré à Buffy, tueuse de vampires ; en 2010 épisode 2 sur les séries HBO ; en 2011, 24 heures chrono ; en 2012, Battlestar Galactica ; en 2013, The West Wing (A la Maison Blanche), en 2014, Lost ; en 2014, Dollhouse et en 2015, Firefly. Pour les publications à ce jour: Sylvie Allouche et Sandra Laugier (éd.), Philoséries : Buffy, tueuse de vampires, Paris, Bragelonne, 2014 ; Marjolaine Boutet (éd.), TV/Series n°8 : Philosopher avec The West Wing, 2015, https://tvseries.revues.org/ 346 ; Marjolaine Boutet (éd.), TV/Series n°9 : Guerres en série (I) : Séries et guerre contre la terreur, https://tvseries.revues.org/617 ; Claire Cornillon et Sarah Hatchuel (éd.), TV/Series Hors séries n°1 : Lost : (re)garder l’île, 2016, https://tvseries.revues.org/1603 2. Sur la question théorique du reboot, voir Mehdi Achouche, « Le Reboot, hyper-remake contemporain », Bis Repetita Placent ? Remake et technologie dans le cinéma et les séries télévisées

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anglophones, éd. Donna Spalding Andréolle et Claire Maniez, Représentations dans le Monde Anglophone (Revue du CEMRA), Université de Grenoble, déc. 2015, http://representations.u- grenoble3.fr/spip.php?article37 3. Jason T. Eberl (éd.), Battlestar Galactica and Philosophy: Knowledge Here Begins Out There, Malden (MA), Blackwell, 2008. 4. Josef Steiff, Tristan D. Tamplin (éd.), Battlestar Galactica and Philosophy: Mission accomplished or mission frakked up? Popular Culture and Philosophy series, volume 33, Chicago, Open Court, 2008. 5. Stephanie Potter et C.W. Marshall, Cylons in America: Critical Studies in Battlestar Galactica, Londres, Continuum, 2008. 6. Roz Kaveney et Jennifer Stoy (éd.), Battlestar Galactica: Investigating Flesh, Spirit and Steel, Londres, I. B. Tauris, 2010. 7. Voir Stephen Cass, « Battlestar Galactica and the United Nations », Discover Magazine, 19 mars 2009, http://blogs.discovermagazine.com/sciencenotfiction/2009/03/18/battlestar-galactica- and-the-united-nations/#.WViopCgvRJY 8. « We also have to work sort of the dark side, if you will. We’ve got to spend time in the shadows of the intelligence world », Meet the Press avec Tim Russert, NBC, 16 septembre 2001 : https://www.youtube.com/watch?v=28OeUxAAhCQ 9. Shannon Wells-Lassagne, Television and Serial Adaptation, New York et Oxon, Routledge, 2017, p. 6-20. 10. Ibid., p. 7. Citons Hannibal (NBC, 2013-2015), prequel et reboot de Silence of the Lambs (Jonathan Demme, 1991), et Bates Motel (A&E, 2013-2017), prequel et reboot de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960). 11. Lori Maguire, « “Why Are We as a People Worth Saving?” Battlestar Galactica and the Global War on Terror », TV/Series n°1 : Les Séries télévisées américaines contemporaines : entre la fiction, les faits et le réel, éd. Ariane Hudelet et Sophie Vasset, 2012, http://tvseries.revues.org/1519 12. Donna Spalding Andréolle, « Echoes of the “War on Terror” and Post 9-11 Culture in Battlestar Galactica (Syfy Channel, 2003-2009) », TV/Series n°4 : Écho et reprise dans les séries télévisées (II) : Re- présentations, éd. Sylvaine Bataille et Florence Cabaret, 2013, http://tvseries.revues.org/744 13. Si je choisis quant à moi d’écrire « Cylon » avec une majuscule, chaque auteur.e est resté.e libre de choisir son orthographe dans ce recueil, ces choix étant lourds de sens. 14. Mélanie Bourdaa, « « Taking a break from all your worries » : Battlestar Galatica et les nouvelles pratiques télévisuelles des fans », Questions de communication, n°22, 2012, p. 235-250, http:// questionsdecommunication.revues.org/6917 15. Mehdi Achouche, « De Babylon à Galactica : La nouvelle science-fiction télévisuelle et l’effet- réalité », TV/Series n°1 : Les Séries télévisées américaines contemporaines : entre la fiction, les faits et le réel, éd. Ariane Hudelet et Sophie Vasset, 2012, http://tvseries.revues.org/1515 16. Sylvaine Bataille, « Les pièges du temps : la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica », GRAAT online n°6, Les Pièges des nouvelles séries televisées, éd. Sarah Hatchuel et Monica Michlin, 2009, p. 86-106, http://www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm 17. Florent Favard, « ‘It’s in the frakkin’ ship’ : la réflexivité musicale dans Battlestar Galactica (2003) », in Musiques de series televisees, éd. Cécile Carayol et Jérôme Rossi, Rennes, PUR, 2015. 18. Sarah Hatchuel, « Les rêves prophétiques au cours des quatre saisons de Battlestar Galactica : Contrainte ou flexibilité narrative ? », Écran 4, éd. Jean-Pierre Esquenazi, 2016, p. 87-108. 19. C’est l’une des questions que pose aussi Shannon Wells-Lassagne. Voir Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Le Seuil, 2011. 20. Adaptation de la nouvelle de Philip K. Dick, « Do Androids Dream of Electric Sheep », 1966. 21. Ces séries s’appuient sur le développement réel de la robotique domestique dans des pays comme le Japon, et imaginent l’ubiquité de machines qui nous ressemblent parfaitement pour s’interroger sur les bouleversements que leur banalisation entraînerait dans notre quotidien, notamment si les humains les exploitaient sexuellement. Ceci n’est pas seulement un fantasme de scénariste : voir Jenny Kleeman et Michael Kleeman, « Rise of the Sex Robots »,

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TheGuardian.com, 27 avril 2017, https://www.theguardian.com/technology/video/2017/apr/27/ rise-of-the-sex-robots-video 22. Voir Jason Mittell, Complex TV: The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York, New York University Press, 2015. 23. Matthew Rosenberg et John Markoff, « The Pentagon’s ‘Terminator Conundrum’: Robots that Could Kill on Their Own », The New York Times, 25/10/2016, https://www.nytimes.com/ 2016/10/26/us/pentagon-artificial-intelligence-terminator.html 24. Lors de la journée Philoséries, Sylvie Allouche avait invité le créateur du petit robot humanoïde Nao à présenter ce dernier. Comme Nao ne fait que 58 cm, est programmé pour effectuer des mouvements humains complexes comme s’asseoir (y compris en croisant les jambes), marcher – y compris en tenant un humain par la main –, danser, (etc.) les humains interagissent spontanément avec lui, et il donne des résultats semble-t-il spectaculaires avec les enfants autistes en particulier. 25. Citons en particulier, dans l’histoire récente des États-Unis, pays de production de ces deux séries, la crainte du « passing » des Afro-Américains durant la ségrégation raciale, des communistes « infiltrés » à l’époque de la guerre froide, et des cellules dormantes terroristes (djihadistes) depuis le 11 septembre 2001. 26. N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999. 27. Elaine Després et Hélène Machinal (éd.), PostHumains : Frontières, évolutions, hybridités, Rennes, PUR, 2014. 28. Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld, Sara Touiza et Pierre Cassou-Noguès (éd.), Le Sujet digital, Dijon et Paris, Presses du Réel, 2015. 29. Jean-François Chassay et Marie-Ève Tremblay-Cléroux (éd.), Les Frontières de l’humain et le posthumain, Cahiers Figura n°37, Montréal, OIC, Université du Québec à Montréal, 2014, http:// oic.uqam.ca/fr/publications/les-frontieres-de-lhumain-et-le-posthumain 30. Voir, sur la question du visionnage éthique de scènes d’atrocités, et sur la différence entre représentations « morales » et mise en lumière « éthique » des conditions qui autorisent les atrocités, l’étude de Shohini Chaudhuri, Cinema of the Dark Side: Atrocity and the Ethics of Film Spectatorship. Édinbourg, Edinburgh University Press, 2014. 31. D’ailleurs, dans une culture de la convergence numérique au sens de Henry Jenkins, et du brouillage entre les différents niveaux diégétiques et « déclinaisons » de Zoé, l’extension transmédia qu’aurait représentée un jeu vidéo « V-World » (ou Caprica), permettant la mise en abyme des mondes virtuels déployés dans la fiction, se serait imposée, sans doute, si la série n’avait pas été interrompue faute d’audience suffisante. 32. Kevin J. Wetmore Jr, The Theology of Battlestar Galactica : Christianity in the 2004-2009 Television Series, Jefferson, N.C., McFarland, 2012. 33. Pascale Molinier, « Battlestar Galactica est-elle une série féministe ? », in Genre en séries n°3 : Dynamique des études de genre appliquées aux objets médiatiques, éd. Laetitia Biscarrat, Gwénaëlle Le Gras et Sarah Lécossais, 2016, http://genreenseries.weebly.com/numeacutero-3.html 34. Sarah Hatchuel, Rêves et séries américaines : La fabrique d’autres mondes, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015. 35. Jay David Bolter, Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media, Cambridge (Mass), MIT Press, 1999.

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AUTEUR

MONICA MICHLIN

Professeure d’études américaines contemporaines, Université Paul-Valéry Montpellier 3. Professor of Contemporary American Studies (Literature, Film & TV Series), Université Paul- Valéry Montpellier 3 (Montpellier, France).

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Le cylon est-il un humain en souffrance ?

Ophir Lévy

« La faculté de souffrir est le privilège de l’homme1. » Oswald Schwartz 1 Depuis la fin des années 1970, à l’inverse des robots traditionnels ayant longtemps peuplé le cinéma de science-fiction – de Metropolis (1927) de Fritz Lang à Star Wars (1977) de George Lucas, pour ne citer que les œuvres les plus célèbres – les androïdes apparaissent de moins en moins robotiques. Parmi les nombreux exemples de machines ayant une apparence parfaitement humaine, citons celles qui évoluent incognito dans les différents équipages des quatre films de la saga Alien (Ridley Scott en 1979, James Cameron en 1986, David Fincher en 1992 et Jean-Pierre Jeunet en 1997) ainsi que dans Prometheus (2012) de Ridley Scott. Mais également les réplicants de Blade Runner (1982) de Ridley Scott ; le T-800 de Terminator (1984) et le T-1000 de Terminator 2 (1991) de James Cameron ; le petit David dans A.I. (2001) de Steven Spielberg ; ou encore les « cylons » de la série Battlestar Galactica (2004-2009) de Ronald D. Moore.

2 Loin de son ostentation spectaculaire initiale, lorsque la lourdeur métallique le disputait au brillant du chrome, l’achèvement du progrès technique semble désormais devoir coïncider avec sa propre invisibilité. Si bien que poussant à l’extrême l’hominisation des robots, les films dotent ces derniers de tissus humains (peau, cheveux), d’une voix bien timbrée, non mécanique, de mouvements fluides, d’une parfaite capacité d’interaction avec leur environnement et parfois même d’un système reproductif ou d’un système digestif qui leur permet de s’attabler avec les humains2. Certains transpirent, saignent et d’autres sont programmés pour ressentir de la douleur : « Nous pouvons sourire, nous pouvons pleurer, nous pouvons saigner, nous pouvons baiser », déclare ainsi une femme-robot dans Planète hurlante (Screamers, 1995) de Christian Duguay. Et à moins que la peau synthétique qui enveloppe leur personnage ne soit distendue ou transpercée, les acteurs qui incarnent ces androïdes n’ont besoin d’aucun maquillage ou accessoire particulier qui les distinguerait d’un être humain ordinaire.

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3 Notons que ce souci d’une hominisation maximale des robots n’appartient pas au seul domaine de la science-fiction. Les recherches d’Hiroshi Ishiguro, professeur de robotique de l’université d’Osaka, l’ont ainsi conduit à concevoir, de façon pour le moins troublante, un androïde baptisé Geminoid HI-1 qui est son exact double. Cherchant à comprendre ce qui caractérise la « présence humaine3 », Ishiguro apporte un soin particulier à l’implantation des cheveux, à la texture de la peau (en silicone) et à la reproduction des mouvements effectués par les muscles du visage de son humanoïde [fig. 1].

Fig. 1 : Hiroshi Ishiguro (à droite) posant aux côtés de Geminoid HI-1

4 L’une des questions passionnantes soulevées par Battlestar Galactica concerne précisément la zone d’indiscernabilité où se rejoignent les humains et les cylons. Elle pourrait se formuler ainsi : à quoi ressemblerait une machine humaine ? Ou du moins, fût-ce de manière asymptotique, une machine qui tendrait vers l’humain ? Tenter de répondre à une telle question conduirait nécessairement à isoler un certain nombre de caractéristiques désignant ce qui, outre les propriétés du vivant, appartient en propre à l’homme. Autant de caractéristiques que les cylons estiment avoir reçu en partage. Il conviendrait dès lors de prendre en considération certains des éléments suivants : 5 a) la question de la reconnaissance des cylons en tant qu’individus d’une part (qualité mise en cause par leur faculté à être dupliqués), mais surtout en tant que personnes4. 6 b) la question de savoir si les cylons peuvent accéder ou non à la dignité humaine, notion éminemment kantienne ayant été réinvestie par le droit positif depuis la seconde moitié du XXe siècle5.

7 c) la question de l’angoisse comme expérience spécifiquement humaine, en ce qu’elle vient nous faire éprouver une ouverture aux possibles, un « vertige de la liberté » pour citer Kierkegaard qui, pour sa part, envisage l’angoisse comme l’« angoissante possibilité de pouvoir6 ».

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8 Chacune de ces questions mériterait de longs développements. Pour notre part, nous nous contenterons d’interroger ici la faculté des cylons à connaître l’expérience humaine de la douleur, et pour être tout à fait précis, de la souffrance. Nous entendons par souffrance « la composante émotionnelle, la résonance psychoaffective de la douleur7 », c’est-à-dire la douleur physique en tant qu’elle est ressaisie par la conscience. Pour ce faire, nous nous appuierons un épisode de la première saison de Battlestar Galactica intitulé « Flesh and Bone », traduit en français par « De chair et de sang8 ». Dans cet épisode, un cylon prénommé Leoben, qui s’était préalablement infiltré dans la flotte, vient d’être arrêté. Le commandant Adama, se méfiant de ses ruses perfides, demande à , dite Starbuck, de l’interroger. Or, l’interrogatoire vire rapidement à la séance de torture9. S’ensuit alors une discussion entre Starbuck et Leoben, au sujet de la souffrance comme expérience primordiale de l’existence humaine, qui nous amène à formuler avec eux plusieurs questions : dans quelle mesure la souffrance dévoile-t-elle ce qu’il y a d’humain en l’homme ? Dans quelle mesure un cylon qui connaît la souffrance fait-il cap en direction d’un horizon d’humanité ? Enfin, dans quelle mesure ce discours sous-jacent sur la souffrance comme principe fondateur de l’expérience humaine fait-il écho au dolorisme le plus traditionnel, dont les positions ont été défendues au XXe siècle par des penseurs chrétiens tels que Max Scheler, Louis Lavelle, Clive Staples Lewis ou encore Teilhard de Chardin10 ?

« Un nom impérissable »

9 Des perles de sueur sur la peau de Leoben : « Ça transpire ». Voici le premier détail qui interpelle Starbuck lorsqu’elle découvre, depuis l’extérieur de la salle d’interrogatoire, le cylon assoupi, face contre la table. Plusieurs très gros plans s’attardent sur les tempes humides de l’androïde, afin de signaler au spectateur la prouesse que constitue une aussi parfaite reproduction des tissus corporels [fig. 2].

Fig. 2 : Battlestar Galactica (1.8)

10 Filmés caméra à l’épaule, en longue focale, avec de mises au point permettant de passer du flou au net, ces plans mouvementés suggèrent, par leur forme même, l’incertitude

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ontologique d’un personnage qui flotte quelque part au-dessus de la frontière séparant l’organique du mécanique [fig. 3].

Fig. 3 : Mise au point effectuée au sein d’un très gros plan sur Leoben dans Battlestar Galactica (1.8)

11 À l’officier qui suppose que cet individu à l’apparence si humaine « doit être rempli de câbles », Starbuck répond qu’au contraire, si on le découpe, on y trouve « du sang, des tripes, tout ». Une affirmation qui se fonde sur une connaissance tout à fait empirique, de l’intérieur, qu’elle a acquise en se réfugiant dans le ventre organique d’un vaisseau cylon. La question du vivant se situe ainsi au cœur des intrigues de la première saison de Battlestar Galactica. Le cylon au sujet duquel cette question est posée de la manière la plus intense a pour prénom Leoben (qui renvoie à Leben, la « vie » en allemand). Or, c’est précisément autour du fait de posséder et de décliner un prénom que butte le premier dialogue entre le suspect et son interrogateur. Après lui avoir signifié son mépris en lui rétorquant que les dieux ne répondent pas « aux prières des grille-pain », Starbuck demande directement à Leoben de lui dire combien de cylons se trouvent dans la flotte. Celui-ci lui fait remarquer qu’ils n’ont pas été « correctement présentés » et lui tend ses mains menottées de façon courtoise : « I’m Leoben ». Non sans perfidie,

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Leoben insiste à cinq reprises pour savoir le nom de celle qui le questionne (nom qu’il connaît d’ailleurs pertinemment). Mais Starbuck, en faisant mine d’ignorer sa requête, refuse d’instaurer une relation symétrique reposant sur la reconnaissance de leurs identités mutuelles. 12 « I’m Leoben ». Sans doute n’est-ce pas un hasard si les androïdes s’accrochent à leur acte de baptême comme à leur sésame dans l’existence. L’affirmation de leur nom propre, en tant qu’il est le signifiant ultime de la dignité que les androïdes revendiquent, revient dans presque tous les films les confrontant aux humains. « I’m David! I’m David! » hurle l’enfant-méca dans A.I., lors de la Foire à la chair, alors que sa désintégration publique est imminente. Son imploration se réduit alors à la scansion d’un nom propre en vertu duquel sa destruction (en tant que robot) deviendrait un meurtre (en tant que personne) [fig. 4].

Fig. 4 : A.I.

13 Dans I, Robot (2004) d’Alex Proyas, lorsque l’agent Del Spooner ordonne à son interlocuteur mécanique : « Réponds-moi ouvre-boîte ! » [« Answer me, canner! »], celui- ci rétorque offensé : « Mon nom est Sonny » [« My name is Sonny »]. De même que le dernier mot du film Robocop (1987) de Paul Verhoeven, par lequel l’homme-machine s’arrache à sa condition de robot policier, est tout simplement son nom de famille : « Murphy ». 14 En définitive, revendiquer un nom propre, c’est tenter de se rattacher à toute force à une origine, à une filiation, là où ce qui fait défaut aux androïdes et les sépare des humains, c’est précisément de n’être pas nés11. En effet, les réplicants, mécas, cylons et autres machines ont été fabriqués, ce qui leur assure une indiscutable supériorité du point de vue de leurs performances physiques et cognitives, mais une inévitable infériorité ontologique vis-à-vis de la richesse de l’existence humaine, caractérisée par son ouverture et son indétermination. Or, c’est à une telle existence qu’aspirent ces personnages et à cet égard, leur attitude se situe aux antipodes de l’idée qui fut parfois défendue d’une supériorité ontologique des machines, face auxquelles les hommes auraient irrépressiblement honte. Dans la fièvre productiviste de la Révolution bolchévique, le cinéaste Dziga Vertov écrivait par exemple en 1922 :

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Le psychologique empêche l’homme d’être aussi précis qu’un chronomètre, entrave son aspiration à s’apparenter à la machine. […] L’incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte devant les machines, mais que voulez-vous qu’on y fasse, si les manières infaillibles de l’électricité nous touchent davantage que la bousculade désordonnée des hommes actifs et la mollesse corruptrice des hommes passifs12.

15 Le philosophe Günther Anders forgea pour sa part le concept de « honte prométhéenne », désignant « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées13 ». Citant un passage de son journal californien datant de mars 1942, Günther Anders raconte avoir visité une exposition technique avec T. qui, devant une machine impressionnante de perfection et de « raffinement », baissa les yeux, confus de sa « balourdise physique » et de son « imprécision de créature ». Pour Anders, sa honte tenait en vérité à son origine même :

T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc au fait d’« être né », à sa naissance qu’on estime triviale […] pour cette seule raison qu’elle est une naissance. Mais s’il a honte du caractère obsolète de son origine, il a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence lui-même14.

16 Or, de manière symétrique, une machine existentielle telle que Leoben, loin de se satisfaire de son excellence manufacturée, revendique à la fois son appartenance au règne du vivant et son accès au champ du symbolique (prier, être le porteur d’un nom propre). Mais il semble que pour être tout à fait complète, son expérience de la condition humaine doive s’épaissir de celle de la souffrance.

Le « privilège de l’homme » ?

« L’homme, répéterons-nous encore, est né pour souffrir15. » Jacques-Alexandre Salgues 17 Alors que Leoben se jette sur le médiocre plateau repas délaissé par Starbuck, celle-ci s’étonne du « défaut de programmation » permettant aux cylons de souffrir de la faim. Leoben lui explique qu’au contraire, cette sensation fait partie de « la condition humaine », raison pour laquelle les cylons doivent en faire l’expérience [fig. 5].

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Fig. 5 : Battlestar Galactica (1.8)

18 Le nez plongé dans son assiette, il reçoit par surprise un premier coup sur la figure. La séance de torture commence. Le débat métaphysique aussi. Pendant que Leoben est frappé par un militaire, Starbuck avance deux propositions : 19 Première affirmation : Un cylon suffisamment malin aurait la présence d’esprit de déconnecter ses capteurs pour éviter de souffrir. Mais un tel cylon, en se déconnectant de sa douleur, redeviendrait une simple machine et ne serait plus une personne. Starbuck sous- entend par conséquent que la douleur est cela même qui élève l’individu au rang de « personne ». Par des cheminements très différents, cette proposition pourrait être approuvée à la fois par les tenants du dolorisme chrétien (nous y reviendrons) et par ceux de l’utilitarisme. S’inspirant de Jeremy Bentham qui, en pleine Révolution française, imaginait dans son Introduction au principe de morale et de législation (1789) qu’un jour viendrait où les droits de l’homme seraient étendus aux animaux, en se fondant non pas sur leur capacité de langage mais leur capacité de souffrir, Peter Singer propose à son tour une éthique dont les fondements ne reposent ni sur les aptitudes des individus (peuvent-ils penser ?), ni sur leur dignité supposée, ni même sur leur origine biologique (sont-ils humains ?), mais uniquement sur la considération de leurs « intérêts ». Et selon lui, « la capacité à souffrir et à éprouver du plaisir est une condition nécessaire sans laquelle un être n’a pas d’intérêt du tout, une condition qui doit être remplie pour qu’il y ait un sens à ce que nous parlions d’intérêts16 ». Dépourvu de sa faculté de souffrir et de sa sensibilité en général, un cylon n’aurait guère plus d’intérêts que n’en ont une pierre ou un ordinateur, et il serait par conséquent beaucoup plus difficile de faire valoir sa qualité de personne17. 20 Seconde affirmation de Starbuck : Les êtres humains « ne peuvent pas déconnecter leur douleur ». Elle en déduit ainsi que les « êtres humains sont obligés de souffrir » (postulat qui est physiquement, et surtout moralement, tout à fait contestable). Au regard de ce critère, Leoben tend bel et bien vers l’humain du fait de sa capacité de souffrir, mais il demeurera toujours au seuil de la condition humaine en raison de la possibilité dont il dispose d’interrompre cette souffrance à tout moment. 21 Pourtant, dans cette confrontation entre Leoben et Starbuck, quelque chose d’essentiel est énoncé concernant le lien qui unit l’expérience de la souffrance à la dimension

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d’humanité contenue en l’homme. Mais ce lien peut être envisagé de deux manières différentes : soit sous l’angle d’une souffrance principe, soit sous l’angle d’une souffrance indice. La souffrance principe désigne ici la position consistant à percevoir dans l’expérience de la douleur physique le fondement de l’existence humaine, son principe, voire sa colonne vertébrale, comme le suggère Balzac : « la douleur est cette tige de fer que les sculpteurs mettent au sein de leur glaise, elle soutient, c’est une force18 ». 22 Cette position, traditionnellement défendue par nombre de penseurs chrétiens, le fut aussi par nombre de médecins et de chirurgiens avant la découverte de l’anesthésie opératoire en 1846. Bien des praticiens avaient déduit de l’utilité de la douleur (comme signal d’alarme) le fait qu’elle était précieuse et même « bienfaisante 19 », ou encore « nécessaire et indispensable20 ». À ce titre, il fallait se garder de trop vite la soulager et la dimension sémantique de la douleur primait alors souvent sur la prise en compte de la souffrance du patient21. Il suffit de se rappeler la levée de bouclier de toute une partie du corps médicale contre l’anesthésie (voir les débats de l’Académie des Sciences de Paris en 1847) puis contre l’accouchement sans douleur (jusqu’à celui de la Reine Victoria en 1853). L’anesthésie utilisée pour les opérations et pour les accouchements mettait un terme à la fatalité de la douleur, et partant, mettait en cause l’ensemble des significations théologiques qui étaient rattachées à l’inéluctabilité de la souffrance humaine (manifestation de la punition divine, participation de chaque être à la passion du Christ, mise à l’épreuve de l’âme, volonté de se détacher d’un corps de misère). À cette souffrance principe, nous opposons l’idée de souffrance indice qui, à l’encontre du dolorisme religieux, philosophique ou littéraire (celui de Julien Teppe), envisage la souffrance comme une expérience conduisant à dévoiler l’humain en l’homme, mais qui ne le constitue aucunement22. 23 Le dialogue entre Leoben et Starbuck penche plutôt du côté de la souffrance principe, sentiment que vient renforcer la teneur religieuse de la série. À travers l’articulation ici proposée entre la dimension d’humanité d’un individu et sa capacité de souffrir, le personnage de Leoben donne littéralement corps à nombre de positions philosophiques plus ou moins doloristes. Évoquons-en quelques-unes succinctement. Selon le philosophe allemand Max Scheler, le « sens de la souffrance » réside dans la notion de « sacrifice » : celui de la partie pour le tout, du membre pour le corps, de l’individu pour l’espèce, du Christ pour l’humanité23. À ce propos, l’idée que Leoben doive connaître la souffrance physique pour accéder à la condition humaine renvoie à la notion même d’incarnation. Dieu, se faisant homme en Christ, s’incarne en un corps de misère voué aux plus extrêmes souffrances. Max Scheler écrit à ce propos que « Dieu même a souffert librement, par amour pour nous, et qu’il s’est mis à la place de l’homme en se sacrifiant24 ». 24 D’autres conceptions philosophiques de la douleur permettent d’éclairer les enjeux de cet épisode de Battlestar Galactica ainsi que le but visé par Leoben. D’après l’anthropologue néerlandais Frederik Buytendijk, qui s’appuie sur le paradigme de l’accouchement, la douleur se manifeste dans les situations où la vie individuelle est en expansion. Elle est la participation directe et consciente de l’individu au processus qui se déroule en lui. La douleur manifeste donc l’apparition, l’accroissement ou l’effusion de la vie. Elle est l’expression de la vie par excellence. Mais elle nous apprend aussi sans cesse notre appartenance à une humanité composée de semblables grâce à « la participation du sujet à la misère existentielle qui est commune à tout homme “avec les

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autres” et qui se révèle à lui dans sa douleur25 ». Louis Lavelle estime pour sa part que la souffrance « peut me réduire au désespoir, mais elle donne à l’âme qui a su l’accepter une force et une lumière incomparables ». Elle n’est donc pas ce qui aliène l’homme, mais ce qui le libère, « une pierre de touche qui mesure le courage de notre liberté, sans lequel notre liberté elle-même ne serait rien26 ». Clive Staples Lewis considère lui aussi que le mal est nécessaire pour qu’il y ait un libre arbitre : « Essayez de supprimer la possibilité de souffrance que l’ordre naturel de l’existence des volontés libres implique, et vous apercevrez que vous avez supprimé la vie elle-même27. » La souffrance se confondant ici avec la vie elle-même, elle en sera bientôt le moteur et la signification. C’est exactement à cette conclusion qu’en vient Pierre Teilhard de Chardin lorsqu’il assimile tout bonnement la souffrance à l’existence : « La vérité sur notre attitude en ce monde, c’est que nous y sommes en croix28. » En somme, bien au-delà de la condition humaine corporelle qu’ils découvrent par son biais, la souffrance permettrait surtout aux cylons d’accéder à l’expérience de l’existence humaine telle que certains aspects de la pensée chrétienne l’envisagent. Une existence faite de sacrifice, de renonciation au corps, de surpassement de soi en direction d’une visée transcendante. 25 Mais pour ne pas nous en tenir à une lecture uniquement religieuse, nous voudrions proposer une autre interprétation du rôle que joue la douleur dans l’économie corporelle des cylons. De façon générale, quelle est la fonction de la douleur ? Celle d’un signal d’alarme permettant la conservation du vivant. Certes, mais pourquoi l’avertissement du danger se manifeste-t-il, ainsi que l’écrivait Max Scheler, sous la forme « barbare » de la douleur ? Sans doute parce qu’il s’agit du phénomène permettant au plus haut point l’assignation du sujet, ramené impérieusement à son propre corps. Or, le cylon est celui dont la condition est marquée du sceau d’une existence personnelle qui se poursuit indéfiniment dans d’innombrables corps, tous parfaitement identiques [fig. 6].

Fig. 6 : Les multiples copies de « Boomer » (ou Numéro 8) dans Battlestar Galactica (1.13)

26 Son corps est donc assez largement désinvesti puisque seul son identité supra- corporelle le détermine réellement (d’où les nombreux suicides/réincarnations de cylons dans la série). Toutefois, la douleur est pour le cylon l’expérience d’être tout entier convoqué par l’ici et maintenant d’un corps qui souffre, peut-être la seule

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expérience qui lui permette d’investir enfin pleinement le corps actuel dont il dispose. À cet égard, si la souffrance offre au cylon l’opportunité d’exister sur un mode proche de celui de l’existence humaine, de manière beaucoup plus fondamentale et beaucoup plus archaïque, la simple douleur physique rend possible le sentiment préalable qu’il a d’être un individu.

« Lost in space… »

27 Les cylons sont-ils humains ? À l’évidence non, puisqu’il s’agit de machines fabriquées. N’étant pas nés, ils n’ont ni accès aux expériences de la vie prénatale, ni à celle de l’accouchement. De même qu’ils ne sont pas concernés par la dimension de néoténie qui caractérise l’espèce humaine, c’est-à-dire l’inachèvement des êtres humains lors de la naissance, leur incapacité d’être autonomes durant les premières années de leur vie.

28 Les cylons sont-ils des personnes ? À l’évidence oui, selon tous les critères qui déterminent une personne. Le fait qu’ils souffrent leur confère tout à la fois une dignité (au sens kantien) et des intérêts (au sens de Peter Singer). Mais cela ne suffit pas à faire d’eux des humains. Du moins, pas encore tout à fait. Or, la naissance d’enfants hybrides humains/cylons change la donne. Les cylons ont en effet surmonté la « barrière reproductive » qui empêche d’ordinaire le croisement entre deux individus d’espèces différentes (l’interfécondité étant le critère qui définit l’appartenance commune des membres d’une même espèce selon le biologiste Ernst Mayr). 29 Tous les récits d’androïdes reformulent à leur manière cette même question : de quelle qualité un robot doit-il être doté pour pénétrer dans le sas de la condition humaine ? Une machine existentielle qui tend vers l’humain est, selon les films, une machine qui doute (2001, l’Odyssée de l’espace), qui a peur de mourir (Blade Runner), qui connaît la culpabilité (I, Robot), qui aime (A.I.), qui souffre (Battlestar Galactica) ou encore, une machine habitée par la foi (A.I., Battlestar Galactica). À ce propos, la manière dont Leoben est, si l’on peut dire, mis à mort, témoigne d’une belle intelligence de la part des scénaristes. Il n’est ni exécuté, ni détruit, ni même désactivé mais, de façon pascalienne, littéralement lâché dans l’immensité infinie de l’espace. Sa condamnation à mort se présente alors moins comme une destruction que comme une ultime expérience existentielle [fig. 7].

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Fig. 7 : Battlestar Galactica (1.8)

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30 Si, comme l’écrivait le médecin et psychologue Oswald Schwarz, « la faculté de souffrir est le privilège de l’homme », alors où se situe, ontologiquement parlant, un cylon qui souffre ? Peut-être qu’au regard de l’humanité qui se présente à lui comme promesse de douleur et, néanmoins, comme un perpétuel horizon d’attente, comme un accomplissement sans cesse différé, le cylon peut être regardé comme un humain en souffrance.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Oswald Schwartz, cité in Frederik J. J. Buytendijk, De la douleur (1948), trad. A. Reiss, Paris, PUF, 1951, p. 74. 2. La question de la digestion obsède depuis longtemps les créateurs et les artistes qui cherchent à reproduire artificiellement les fonctions du vivant : depuis le petit canard digérateur que Jacques de Vaucanson fabriqua en 1738 (époque où dominait un paradigme mécaniste du vivant) jusqu’à l’installation intitulée Cloaca (2000) de l’artiste belge Wim Delvoye, consistant en un immense et coûteux système digestif à échelle industrielle dont le but est, fort ironiquement, de produire des étrons (paradigme physico-chimique). Pour plus de détails, nous renvoyons à notre article « Prendre congé de l’image ?… De la création du vivant », in Murielle Gagnebin, Julien Milly (éd.), Les Images limites, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 227-238. 3. Voir à ce propos au site internet du roboticien : www.geminoid.jp/en/index.html 4. John Locke proposa de la personne une définition qui fit date : « un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion, et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux » (Essai sur l’entendement humain, Livres I et II, [1690], trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2001, p. 521). Vis- à-vis des questions qui nous intéressent ici, la distinction que propose le philosophe américain Tristram Engelhardt entre « human persons » et « human nonpersons » est tout à fait éclairante (The Foundations of Bioethics [1986], 2e éd., New York, Oxford University Press, 1996, p. 139).

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5. D’après Marie-Luce Pavia, « la dignité de la personne humaine [est] le concept juridique qui désigne ce qu’il y a d’humain en l’homme » (Marie-Luce Pavia, « La découverte de la dignité de la personne humaine », in Marie-Luce Pavia et Thierry Revet (éd.), La Dignité de la personne humaine, Paris, Economica, 1999, p. 7). Lire également Jacques Poulain, Hans Jörg Sandkühler et Fathi Triki (éd.), La Dignité humaine. Perspectives transculturelles, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2009. 6. Søren Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse (1844), trad. K. Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1979, p. 49. Les analyses étymologiques de Kierkegaard concernant la culpabilité chevillée au corps de l’homme depuis le péché originel (l’homme se dit en hébreu ben adam, « fils d’Adam ») ne peuvent manquer d’entrer en résonnance avec le patronyme du commandant Adama. 7. Marc Schwob, La Douleur, Paris, Flammarion, 1994, p. 37. 8. Battlestar Galactica, saison 1, épisode 8, « Flesh and Bone », écrit par Toni Graphia et réalisé par Brad Turner, diffusé le 6 décembre 2004 sur Sky 1. 9. Rappelons que cet épisode fut diffusé sept mois après qu’avait éclaté, fin avril 2004, le scandale de la prison d’Abu Ghraib en Irak, où des soldats américains pratiquèrent la torture et l’humiliation de leurs prisonniers. 10. Il y a en effet une présence très affirmée (parfois pesante) de la dimension religieuse dans la série, souvent associée au fait que son concepteur initial, Glen A. Larson, était lui-même mormon. Voir par exemple Mike Barnes, « Glen A. Larson, Creator of TV’s’Quincy M.E.,’ ‘Magnum, P.I.’ and ‘Battlestar Galactica’ Dies at 77 », Hollywood Reporter, 15 novembre 2014 (consultable en ligne : http://www.hollywoodreporter.com/news/glen-a-larson-dead-battlestar-748879). 11. Ce qui les prive d’ailleurs de l’expérience du « traumatisme de la naissance » qui, selon la théorie du psychanalyste Otto Rank (en partie contestée par Freud lui-même), fournirait non seulement le prototype de nos angoisses mais serait surtout au fondement de l’inconscient et du psychisme humain (Otto Rank, Le Traumatisme de la naissance. Influence de la vie prénatale sur l’évolution de la vie psychique individuelle et collective [1924], trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 2002). 12. Dziga Vertov, « Nous » (1922), in Articles, journaux, projets, trad. S. Mossé et A. Robel, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1972, p. 16-17. 13. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), trad. C. David, Paris, Éditions Ivrea/Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 37. 14. Ibid, p. 38. 15. Jacques-Alexandre Salgues, De la douleur considérée sous le point de vue de son utilité en médecine, et de ses rapport avec la physiologie, l’hygiène, la pathologie et la thérapeutique (1823), texte repris in Jean-Pierre Peter, De la douleur. Trois « Propos sur la douleur ». Observations sur les attitudes de la médecine prémoderne envers la douleur, Paris, Quai Voltaire, 1993, p. 156. 16. Peter Singer, La Libération animale (1975), trad. L. Rousselle, Paris, Grasset, 1993, p. 37. 17. Bien évidemment, il va de soi qu’un individu atteint d’analgésie congénitale (qui est donc parfaitement insensible à la douleur) n’en est pas pour autant privé de sa qualité de personne. 18. Honoré de Balzac, Beatrix (1839), in Œuvres complètes de Balzac, tome IV, Paris, éd. Furne, 1845, p. 46. 19. Lire à ce propos : Marc-Antoine Petit, Dissertation sur la douleur, prononcée à l’ouverture des Cours d’anatomie et de chirurgie de l’hospice général des malades de Lyon, le 28 brumaire an VII, Lyon, Reymann et Cie, 1799 ; Hyppolite Bilon, Dissertation sur la douleur, présentée et soutenue à l’école de médecine de Paris le 6 germinal an XI, Paris, impr. Feugueray, in Thèses de l’école de médecine, vol. 27 n°248, 1803. 20. Jacques-Alexandre Salgues, p. 187. 21. Encore dans les années 1970, Martin Winckler se souvient qu’à la faculté de médecine, on lui répétait : « Il faut respecter le symptôme » (« La première arme contre la douleur », in Apprivoiser la douleur, Paris, Le Pommier / Cité des sciences, 2004, p. 86).

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22. Nous développons ces deux notions de souffrance principe et de souffrance indice dans notre ouvrage Penser l’humain à l’aune de la douleur. Philosophie, histoire, médecine. 1845-1945, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2009, p. 235-276. En France, les médecins et chirurgiens précurseurs de cette position anti-doloriste furent notamment Ambroise Tranquille Sassard, Dominique-Jean Larrey, René Leriche ou encore Georges Duhamel. 23. Max Scheler, Le Sens de la souffrance, trad. P. Klossowski, Paris, éd. Montaigne Fernand Aubier, 1936. 24. Ibid., p. 11. Lire à ce sujet le premier chapitre de l’Épître aux Hébreux, consacré à l’incarnation du Fils de Dieu (Hé, 1.1-2.18). 25. Frederik J. J. Buytendijk, De la douleur, op. cit., p. 147. 26. Louis Lavelle, Le Mal et la souffrance (1940), Bouere, ed. Dominique Martin Morin, 2000, p. 64. 27. Clive Staples Lewis, Le Probleme de la souffrance (1940), trad. M. Faguer, Paris, Desclee de Brouwer, 1975, p. 54. 28. Pierre Teilhard de Chardin, Sur la souffrance, Paris, Seuil, 1995, p. 16. Il est amusant de se souvenir qu’au tout début de La Guerre des étoiles, lorsqu’il sont tous deux dans le désert, C-3PO tient à R2D2 ce même discours : « Nous sommes faits pour souffrir… Voilà notre lot ! ».

ABSTRACTS

This article focuses on cylons’ ability to experience pain as humans, that is, to suffer – pain as it is consciously recognized. It gives a close reading of the episode titled “Flesh and Bone” in Ron D. Moore’s Battlestar Galactica (Season 1, Episode 8). In this episode, a cylon called Leoben, who has infiltrated the fleet, is captured and interrogated – tortured – by Kara Thrace, a.k.a. Starbuck. A discussion ensues between Starbuck and Leoben as to suffering as quintessential and primordial human experience, inviting us to ask ourselves, as the characters do: to what extent does suffering reveal what is humane in human beings? Is a cylon who experiences suffering a human(e)being in the making?

Cet article interroge la faculté des cylons à connaître l’expérience humaine de la douleur, et pour être tout à fait précis, de la souffrance, c’est-à-dire la douleur physique en tant qu’elle est ressaisie par la conscience. Il s’appuie sur un épisode de la première saison de Battlestar Galactica intitulé « Flesh and Bone », traduit en français par « De chair et de sang ». Dans cet épisode, un cylon prénommé Leoben, qui s’était préalablement infiltré dans la flotte, vient d’être arrêté. Le commandant Adama demande à Kara Thrace, dite Starbuck, de l’interroger. Or, l’interrogatoire vire rapidement à la séance de torture. S’ensuit alors une discussion entre Starbuck et Leoben, au sujet de la souffrance comme expérience primordiale de l’existence humaine, qui nous amène à formuler avec eux plusieurs questions : dans quelle mesure la souffrance dévoile-t-elle ce qu’il y a d’humain en l’homme ? Dans quelle mesure un cylon qui connaît la souffrance fait-il cap en direction d’un horizon d’humanité ?

INDEX

Mots-clés: Battlestar Galactica, cylon, douleur, humanité, machine, robot, souffrance. Keywords: Battlestar Galactica, cylon, humane, humanity, machine, pain, robot, suffering.

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AUTHOR

OPHIR LÉVY

Ophir Lévy a suivi une double formation en études cinématographiques et en philosophie. Il a reçu le Prix de la Recherche 2014, décerné par l’Inathèque, pour sa thèse de doctorat Les images clandestines. De la sédimentation d’un imaginaire des « camps » et de son empreinte fossile sur le cinéma français et américain, des années 1960 à nos jours. Il enseigne l’histoire et l’esthétique du cinéma à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris 3 et à l’université Paris-Diderot. Il intervient par ailleurs au Mémorial de la Shoah pour le service pédagogique et pour le service de la formation, ainsi que dans différentes institutions (Forum des images, Conseil de l’Europe, Fémis, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, etc.). Il participe très régulièrement aux journées Philoséries et a publié entre autres articles « Contre le split-screen. Autopsie d’un artifice », sur 24 heures chrono (TV/ Series n°9, 2016) et « Projectiles : De l’usage du plan-séquence dans The West Wing » (TV/Series n°8, 2015). Ophir Levy holds an M.A. in film studies and a PhD in philosophy. His PhD dissertation was awarded the 2014 Research Prize yearly conferred by the Inathèque (France’s national institute of audiovisual archives) for his work on how the images of Nazi concentration camps have haunted French and American film from the 1960s to today. Ophir Levy teaches history and the aesthetics of film at University Paris-Sorbonne Nouvelle and University Paris-Diderot, and gives lectures for the Shoah Memorial in Paris, the European Council, and numerous other institutions. He is a regular speaker at the Philoséries conferences on TV series and philosophy and has published articles on the split screen in 24 (TV/Series n°9, 2016) and on the long take in The West Wing (TV/Series n°8, 2015).

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Corps technologiques et environnements connectés : « The dynamic, fluid nature of reality » ou le corps face à l’écran

Hélène Machinal

1 L’association du corps à la technologie reprend la dichotomie phusis/techne, organique/ silicone ou naturel/artificiel qui est aussi ancienne que l’humanité. Comme le fait remarquer Jean-François Chassay, le plus ancien des grands récits est sans doute celui de la création d’un être artificiel1. En effet, l’association entre corps et technologie doit être située dans une dichotomie entre nature et artifice qui pose généralement le corps comme le fruit d’une construction naturelle à laquelle on oppose un corps-automate, corps robotique et mécanique, qui se distingue du premier par sa réduction à une machine qui ne peut être douée de sensations et de sentiments.

2 Une deuxième facette du rapprochement entre corps technologique et environnement connecté relève davantage d’une spécificité de la période contemporaine. En effet, la question d’une connexion ou d’un environnement connecté renvoie plus directement à la cybernétique, et, partant, à un univers autre que celui de notre réalité présente, un espace lié au virtuel et au réseau – un environnement qui, justement, est le produit de la technique, mais d’une techne spécifique, celle du numérique. 3 Enfin, la formulation « corps technologique et environnement connecté » nous permet de souligner la conjonction d’un corps et d’un espace appréhendés dans un rapport spécifique, celui de la connexion. Cette articulation ouvre à une réflexion sur l’interface entre corps et environnement, sur la nature d’une interface qui permet le passage mais peut aussi l’empêcher – une interface qui révèle et qui occulte à la fois, qui ouvre mais clôt également et qui, comme la polysémie du mot « écran » l’indique bien, occulte et protège, ou révèle et donne accès2. 4 Pour aborder ces trois grands axes de réflexion que sont le corps technologique, le type d’environnement créé par le numérique et l’interface écranique, nous nous proposons

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de partir de la série Caprica (Syfy, 2010) de Remi Aubuchon et Ronald D. Moore, qui raconte la genèse de Battlestar Galactica (Ronald D. Moore, Sci-Fi, 2003-2009). Les questions de la nature de la réalité et de la définition du sujet y sont présentées comme indissociables l’une de l’autre. La série servira d’appui à un objectif plus vaste : montrer que la citation de N. Katherine Hayles évoquant la « nature dynamique et fluide de la réalité » en titre de cet article3 rend compte d’un phénomène global qui touche l’imaginaire dans son ensemble, qu’il s’agisse du texte ou de l’image, de formes courtes ou longues, d’une catégorie générique ou d’une autre. La nature et le caractère « saisissable » de la réalité sont en effet centraux dans la réflexion contemporaine que mettent en avant textes, films ou séries ; et la capacité du sujet à percevoir son environnement est généralement indissociable d’une réflexion sur l’identité de ce sujet, et, en particulier, de la possibilité de voir émerger une identité numérique, un « sujet digital ».

Ce bon vieux robot

5 On sait l’origine du mot « robot » et son association à la pièce R.U.R que l’écrivain tchèque Karel Capek écrit en 1920 ; mais on oublie parfois l’étymologie du mot tchèque, qui signifie « asservi » ou « serf »4. Dès l’émergence du terme, il s’agit donc d’une figure de l’esclave – du « bétail », pour reprendre le terme de Thierry Hoquet5. L’homme reproduit le schéma de domination qui le subordonnait aux dieux dans la mythologie : les dieux créent l’homme et lui imposent l’assujettissement ; il devient donc un être inférieur et mortel6. Depuis la pièce de Capek, le ou les robots suivent inévitablement la voie de l’émancipation et se rebellent tôt ou tard contre leurs maîtres. Qu’il s’agisse des hommes aidés par Prométhée dans la mythologie, des robots de R.U.R, de ceux d’Asimov, ou des « cylons » de Caprica et de Battlestar Galactica, les robots posent donc de façon récurrente la question de l’accession au statut de sujet autonome. Cependant, ils n’acquièrent pas toujours les mêmes facultés selon les fictions, et il nous faut distinguer entre trois stades successifs, inscrivant généralement la machine dans un processus évolutif, nouvelle métaphore alimentant le parallèle entre homme et robot :

6 1/ la machine intelligente est la première étape ; le fait qu’elle puisse être douée d’intelligence, même artificielle, conduit à la possible émergence d’une conscience politique. 7 2/ la capacité à ressentir des émotions et à avoir des sentiments. Elle est présentée comme indiscutable dans la scène de Caprica que nous allons analyser (Saison 1, épisode 6, 23:28-27:16), du fait même de la capacité des êtres humains à ressentir les émotions du robot, et de la dimension symbolique du geste de ce dernier à la fin de la scène. 8 3/ la question (épineuse, s’il en est) d’une âme. Cette question ne sera pas abordée ici, même si elle explique la tendance que l’on peut repérer dans les séries et films mettant en scène des êtres augmentés à systématiquement introduire une réflexion (à visée souvent essentialiste) sur le sacré7. 9 Les robots acquièrent donc souvent une capacité d’analyse, une forme d’intelligence (« a mind ») qui va leur permettre d’appréhender leur statut d’asservis et les conduire vers la voie de l’émancipation, illustrant ainsi les remarques de Jean-Jacques Lecercle sur le caractère progressiste du mythe de Prométhée8 ; c’est donc l’histoire (ou le grand récit) de l’homme dans son acception prométhéenne qui est ainsi reproduite9. La sentience comme attribut conduit à une réflexion éthique plus complexe, d’une part

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parce qu’en tant que vécu phénoménal (ou capacité à avoir des expériences subjectives), elle est considérée comme la propriété minimale de la conscience ; et d’autre part, parce qu’un être artificiel doué de sentience est un être vis-à-vis duquel nous aurons une responsabilité éthique10. L’asservissement d’une machine automatisée peut ne pas poser de cas de conscience, car, pour reprendre les mots de Dominique Lecourt, « un lave-vaisselle restera toujours un lave-vaisselle »11, mais dès lors que la machine est capable de ressentir, le rapport au robot change sensiblement, car ce dernier peut faire l’expérience de la douleur ou du manque de respect. On croise cette réflexion dans la science-fiction contemporaine (en particulier dans le roman de Ken McLeod évoqué plus haut), mais cette dimension se fait récurrente dans les fictions contemporaines, et, plus spécifiquement, dans les arts visuels, car la position de récepteur du spectateur face à l’écran facilite les phénomènes de mise en abyme.

Daniel Graystone. « Beyond artificial intelligence, this is artificial sentience12 »

10 Dans cette scène de Caprica (Syfy, 2010), le Docteur Graystone, figure du savant fou, inventeur du « holoband », système qui permet à un être humain de faire l’expérience de la réalité virtuelle par l’intermédiaire d’un avatar, et fondateur de Graystone Industries, présente à son conseil d’administration une nouvelle génération de robots, les cylons, que les spectateurs de la série Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) reconnaîtront immédiatement. Dans le « spin-off » de Battlestar Galactica qu’est Caprica, les cylons ne sont encore que des êtres de métal, et n’ont pas l’apparence des humains. Ce point est fondamental : Caprica est une genèse de Battlestar Galactica qui propose une histoire de la création des cylons, dans un premier temps à apparence robotique, et seulement plus tard (dans Battlestar Galactica) à apparence humaine. Ici, le premier robot capable de sentience est en réalité la création de Zoé Graystone, fille du savant, qui a mis au point un code informatique permettant de créer un avatar « parfait ». L’original de Zoé (la jeune fille humaine) meurt dès l’épisode pilote, et l’avatar reste piégé dans le monde virtuel. Cet avatar intègre ensuite une carte mémoire, introduite dans la machine robotique dans la séquence que nous allons évoquer. La jeune Zoé Graystone est donc devenue deux autres instances après son décès : un avatar qui ne peut exister que dans le monde virtuel, et un robot dans lequel le programme de l’avatar a été intégré. Dans la scène qui nous intéresse, seuls les spectateurs de la série télévisée voient les plans où apparaît l’avatar, à forme humaine, de Zoé. Les administrateurs de Graystone Industries ne voient que le robot métallique.

11 L’arrivée de Graystone et du robot est présentée du point de vue des récepteurs intadiégétiques (le conseil d’administration) ; mais, bien entendu, ce sont les spectateurs qui sont ainsi replacés dans leur position d’observateurs de la scène, la mise en abyme servant ici un autre objectif : l’élargissement du spectre de la réception, et, partant, la transformation de l’individu spectateur en une entité globale, collective et universelle, amenée dans la scène qui suit à une réflexion éthique sur ce nouveau type d’entité qu’est le « sentient robot », robot doué de sensations. Ce dernier est d’abord perçu par le bruit métallique de son pas (23:34) avant même son entrée. La position scopique des spectateurs reste celle des administrateurs, à qui U 87 apparaît sous la forme d’une ombre projetée (23:43-23:47). Puis la caméra quitte le point de vue subjectif des administrateurs pour plonger sur l’entrée de Graystone et de la machine.

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On note d’emblée la dissociation entre le robot et son créateur, soulignée par le décalage entre les deux foulées (celle de l’homme, celle du robot), puis par le fait que l’ombre d’U 87 suit Graystone, et, enfin, par une nouvelle modification de la prise de vue qui passe derrière le corps robotique (23:52) en légère contre-plongée, ce qui implique que nous avons changé de point de vue pour une perspective plus large. 12 Daniel Graystone présente ce nouvel artéfact, le robot capable de ressentir des émotions, comme une révolution technologique et commerciale, et comme « l’avenir » de leur entreprise :

Fig. 1 : Caprica (S01E06, 24:37)

13 Il souligne la gradation entre « thinking » et « feeling », (entre la pensée et les émotions) lorsqu’il déclare : « Beyond artificial intelligence, this is artificial sentience » (25:27).

Fig. 2 : La gradation entre « intelligence » et « sentience »

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14 Dans un premier temps, c’est uniquement par la capacité des administrateurs à ressentir, en sa présence, que le robot est un être doué de sensation, que cette sentience est attestée. Au-delà de l’appel performatif à l’empathie des spectateurs intradiégétiques (« Do you sense it ? », 25:22), qu’en est-il, à ce stade de la scène, des spectateurs de l’épisode qui, eux, sont séparés de la scène par l’écran ? Outre la mise en abyme, c’est par l’alternance de plans entre corps robotique et avatar à apparence humaine que ces spectateurs sont, eux aussi, amenés sur le chemin de l’anthropomorphisation.

Fig. 3 : plans alternés entre le robot et Zoé

15 En effet, lorsque Daniel Graystone affirme : « There is a being inside that machine. Something alive and vital, and special » (S01E06, 25:28-25:38), au lieu de voir le robot, nous voyons Zoé Graystone, c’est-à-dire un être à notre image et non une machine13, comme si nous devions voir un être qui n’est pas un robot pour que l’émergence d’une responsabilité éthique soit possible dans la seconde partie de la scène. 16 Graystone énumère d’abord les avantages que présentent ces nouveaux esclaves :

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This cylon will become a tireless worker who won’t need to be paid. It won’t retire or get sick. It won’t have rights, or objections or complaints (S01E06, 25:28-25:38) 17 Alors qu’ils viennent d’être présentés comme des êtres capables de sentience, les cylons sont donc immédiatement assimilés à du bétail soumis aux besoins d’une économie capitaliste, où les droits des travailleurs sont des entraves à la production et au profit. La possibilité de l’émergence d’une conscience politique (voir ci-dessus la première étape de l’évolution des machines intelligentes) est d’emblée niée. Pour illustrer l’obéissance de ces nouveaux esclaves, Graystone exerce la toute-puissance du créateur sur la créature en ordonnant à cette dernière de s’arracher un bras. L’alternance de plans entre la machine et l’humain se fait par gros plan sur le visage réprobateur de Zoé.

Fig. 4 : Visage de Zoé

18 Lorsque Graystone insiste (« go on ! »), en dépit de sa capacité à ressentir émotions et douleur, U 87 va s’automutiler sous le regard choqué des administrateurs. La mutilation s’opère dans des plans alternés entre le bras humain et le bras métallique du robot : après un gros plan sur le bras de chair (intact) de Zoé, la scène exclut les versions « humaines » de Zoé et nous ne voyons que le robot qu’est U 87 pour les administrateurs.

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Fig. 5-7 : Plans alternés entre bras du robot et bras de l’avatar

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19 Pour autant, le gros plan sur le bras humain est l’image qui nous reste à l’esprit lorsque le robot se démembre. La « trace » de l’humanité du robot est figurée à l’écran par les jets de liquide noirâtres, sang artificiel jaillissant du membre arraché ; le spectateur fait immédiatement la transposition métonymique.

Fig. 8 : Mutilation et gros plans sur la réaction des administrateurs

20 Enfin, le geste final de la machine, qui jette son bras au centre de la table, et en fait le centre d’attention des administrateurs, parachève son changement de statut.

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Figure 9 : Bras du robot jeté sur la table

21 Il s’agit en effet là d’un geste culturel de mépris et de provocation, qui signe l’accession du robot à un au-delà de sa nature purement mécanique.

Avatars et instances de la personnalité

22 Le personnage de Zoé Graystone est central dans cette scène où la machine intelligente devient une machine sensible. On aura noté que cette construction passe à l’écran par l’alternance entre deux images de Zoé ; Zoé robot-cylon qui correspond à une réalité diégétique, et une Zoé à l’apparence tout à fait humaine qui, pourtant, est censée ne plus exister, puisque le personnage est décédé dans un attentat dès l’épisode pilote de la série. La Zoé que nous voyons donc à l’écran en alternance avec le robot n’existe donc pas, elle n’est qu’image ayant pour fonction de littéralement « montrer » aux spectateurs extradiégétiques que dans le robot se trouve un être qui n’est pas une machine. Cette manipulation par l’image est développée de manière particulièrement complexe dans la série. Elle est symptomatique de la façon dont Bertrand Gervais définit l’image en culture de l’écran : « L’image permet une intervention sur le monde » 14. De ce fait, il est nécessaire que nous nous arrêtions sur les différentes instances du sujet Zoé Graystone.

23 Dans la diégèse, Zoé, l’être humain de chair et de sang, n’existe plus. Mais avant son décès, elle a créé un nouveau type d’avatar, image virtuelle parfaite qui va permettre la réflexion sur la construction de l’identité du sujet, en l’articulant à la fois à la nature du corps (humain, robotique, virtuel, réel ou fantasmé) à celle de l’environnement (connecté ou non). Le premier personnage à suggérer l’équivalence entre l’original et la réplique15 est le père de Zoé, Daniel Graystone. Il présente l’avatar comme une « copie parfaite » (pilote, 58:41 à 59:50) et reprend l’assimilation du cerveau à un ordinateur : Daniel. Do you know what your brain is, Joseph ? It’s a database and a processor, that’s all. Information and a way to use it (E01S01, 58:51) 24 Pour lui, l’avatar devient plus qu’une image au sens d’une réplique – il devient une instance à part entière et non une simple simulation : l’image a d’ores et déjà changé de statut. La question de l’accession de l’avatar au statut de sujet occupe l’ensemble de la

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série et c’est autour de l’avatar de Zoé Graystone que se cristallise cette dimension. Dès lors que Daniel Graystone parvient à extraire l’avatar de sa fille du monde virtuel pour le transférer sur une carte mémoire qu’il insère dans le robot, Zoé se décline en trois instances différentes : la trace de la Zoé originale (en tant qu’elle est sa copie parfaite), l’avatar, et le programme de l’avatar dans le corps technologique du robot. La confusion entre ces trois entités est alimentée par le personnage lui-même qui déclare dans le second épisode à Lacy, sa meilleure amie et confidente, « It’s confusing. I’m Zoe, and the avatar, and the robot » (S01E02, 37:29). L’indistinction entre les trois entités est visuellement renforcée par les scènes qui privilégient l’alternance à l’écran : nous voyons tour à tour le robot et l’image d’une Zoé en chair et en os. L’image de Zoé à l’écran renvoie en effet à la fois à la Zoé originale et à l’avatar, mais l’objectif est ici de montrer que Lacy « voit » au-delà de l’apparence robotique, qu’elle perçoit l’entité Zoé « non robotique », et qu’en abyme, les spectateurs aussi.

25 Le corps robotique est ainsi restreint à une coquille habitée par un avatar – donc un corps virtuel – mais un avatar dont l’existence est légitimée (ou faut-il dire auto- légitimée ?) par l’image. Qu’en est-il alors du statut de ce sujet digital, de ce corps issu des technologies du numérique, qui, à ce stade de la série, ne peut exister que dans l’univers connecté du virtuel car il reste une « simple » image ? D’ailleurs, cette image est-elle si simple ? Notons que si l’avatar est une image (et la série incite le spectateur à s’interroger sur le statut de cette dernière), il serait ce que Bertrand Gervais appelle une « image opératoire, une image qui permet d’intervenir sur le monde […] le monde réel, tangible », ce qui modifie son statut :

Son rapport au monde et aux objets […] n’est plus iconique ni indiciel, il est devenu performatif. L’image ne témoigne plus d’une présence […], mais elle agit sur cette présence et entreprend de la modifier. En culture de l’écran, l’image permet une intervention sur le monde16.

26 Ce qui importe ici, c’est peut-être avant tout le sentiment que dans Caprica la disparition de l’original est nécessaire à l’accession de l’avatar ou de l’image au statut de sujet. En effet, les deux avatars, ceux de Zoé Graystone et de Tamara Adama, sont des copies dont l’original est décédé ; et toutes deux vont permettre une réflexion sur la définition d’un sujet numérique. Cette dimension est d’ailleurs d’emblée placée sous le signe du paradoxe, car les deux avatars autonomes dans le monde virtuel deviennent des « deadwalkers », oxymore qui rappelle les « undead » de Stoker. Les corps virtuels autonomes répondent donc ici aux caractéristiques qu’en propose Bertrand Gervais :

En tant que figure, le corps virtuel est une forme, mais une forme qui n’apparaît que sur la base d’une absence. Comme tout signe, en fait, cette forme tient lieu d’un objet, désigné comme son référent, dont elle actualise l’absence en tant que telle, tout en donnant l’illusion de sa présence (Gervais, 2007a : 11 et suiv.). Mais cette présence est toute symbolique et, par conséquent, paradoxale. C’est la présence absence. Le corps est présent comme figure, mais absent comme corps réel17.

27 Leur corps naturel d’origine, leur corps réel, n’est plus, mais leur corps et leur esprit technologiques acquièrent une forme de matérialité par la figuration dans le monde virtuel (« V World »). Elles trouvent en effet refuge dans un jeu où chaque avatar/ joueur n’a qu’une seule existence virtuelle. Tout avatar qui se fait virtuellement tuer dans ce jeu ne peut y revenir, il en disparaît définitivement. Contrairement aux autres

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avatars, Zoé et Tamara sont devenues immortelles dans le monde virtuel : leur existence y est contrainte mais éternelle, et cette spécificité des deux avatars se matérialise par et dans le corps, un corps virtuel, lui-même devenu paradoxalement indestructible, même s’il est encore capable de ressentir. Le statut qu’acquièrent ces deux avatars nous intéresse tout particulièrement car elles deviennent des êtres supérieurs dans le monde virtuel.

28 Si, de plus, le corps image virtualisé est animé, l’effet de présence est encore plus fort. Le corps image virtualisé est un corps dont on oublie d’emblée la nature représentationnelle ; c’est un corps qui favorise l’illusion de présence. La tendance est de surdéterminer ce corps image virtualisé et d’en faire le véritable Corps Virtuel du cyberespace18. 29 Le corps technologique autonome dans un environnement connecté apparaît donc supérieur à l’original du monde réel, en particulier du fait de son immortalité et de sa capacité à modifier l’espace/l’environnement virtuel et à créer de nouveaux espaces présentés comme des espaces-refuges où le monde réel ne peut les atteindre. Ainsi l’avatar de Zoé Graystone contrôle les programmes du jeu et des univers depuis le monde virtuel et prive son père, créateur dudit monde virtuel, de toute possibilité d’agir sur ce dernier alors qu’il se trouve, lui, dans la réalité diégétique19. L’avatar de Zoé Graystone commence donc à acquérir le statut de sujet parce qu’elle a trouvé la possibilité d’agir sur le monde virtuel par le même intermédiaire que celui qui permet d’agir sur le virtuel à partir du réel : la main20, celle que l’on fait courir sur un clavier ou glisser sur un écran. Bien évidemment, nous retrouvons là une métonymie traditionnelle de la création divine immortalisée par Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, et de fait, Zoé Graystone devient une figure divine dans les derniers épisodes, lorsqu’elle détruit le monde virtuel en déclarant sans ambages, « I am God ! ».

Fig. 10 : la main du créateur

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Renaître au corps

30 Le corps virtuel acquiert donc une autonomie, ainsi qu’une capacité à agir et à contrôler en partie la réalité ; cependant, il reste une image, et ce malgré la dynamique très forte d’anthropomorphisation à laquelle sont soumis ces avatars spécifiques de Caprica. C’est dommage, car nous aurions pu espérer que la série poursuive sa réflexion implicite sur la possibilité de voir émerger un sujet autonome et indépendant dans le virtuel. Malheureusement, la dernière partie de Caprica verse dans un retour au sacré qui déçoit mais reprend une caractéristique récurrente dans les séries qui mettent en scène des figures et figurations du posthumain.

31 On assiste donc à une fin assez traditionnelle où l’avatar « renaît » dans le monde de la réalité, renaissance figurée de manière littérale, par la sortie d’un bain à l’eau blanchâtre d’une Zoé nue, symbole d’un enfant divin originaire. Cette scène évoque immédiatement les « precogs » de Minority Report (Spielberg, 2002) – le film, et non la nouvelle, puisque dans cette dernière, les « precogs » ne sont pas des êtres à moitié

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immergés dans un liquide blanchâtre mais des idiots difformes attachés en position assise sur des chaises qui se font face21.

Fig. 11 : les precogs de Minority Report (Spielberg, 2002)

32 L’adaptation de Spielberg, en revanche, permet un véritable approfondissement d’un aspect qui n’est qu’effleuré dans le texte de Dick, à savoir, la responsabilité éthique vis- à-vis de ces créatures, au sujet desquelles Anderton déclare au début du film « It’s better if you don’t think of them as human22 ». 33 Dans Minority Report, les « pre-cogs » flottent dans un liquide blanc que Wally appelle du « lait » ; dans Caprica, la Zoé Graystone virtuelle retrouve un corps organique lorsqu’elle émerge d’un bain blanchâtre ; on observe une symbolique similaire dans Matrix lorsque Néo découvre la « pouponnière » de la matrice et fait l’expérience de la naissance au monde de la réalité, dans une scène qui reprend exactement les caractéristiques de la scène de l’extraction d’Agatha de son bassin de lait à l’Institut du Précrime. Nous sommes donc, dans les trois cas, en présence de ce que Gaïd Girard souligne, lorsqu’elle se demande si l’on « peut penser une humanité sans processus de venue au monde inscrit dans le temps, en un mot sans naissance et sans enfance23 ». 34 Si la deuxième étape que nous avons soulignée dans le processus d’évolution du robot, celle de la sentience, passe par le regard et la construction d’une image réflexive (l’anthropomorphisation du robot se peut s’effectuer qu’« à notre image »), le sujet ne semble, au final, pouvoir accéder à une identité humaine que par la réinscription dans un processus de venue au monde qui mette en exergue la matérialité du corps, donc par une réinscription dans la corporéité. Sommes-nous alors face à une contradiction ? S’agit-il de poser la matérialité du corps comme préalable ? Cet ancrage dans le corporel semble viser à dénoncer l’illusion des images, et plus particulièrement l’illusion de ce Bertrand Gervais appelle, à la suite de Serge Tisseron24, les objets- images :

[…] les dispositifs de réalité virtuelle [font] disparaître la présence de l’écran, afin de faire croire au spectateur que la distance présente entre lui et ce qui est représenté s’est estompée. Il n’y a plus représentation, mais présence ou, plus précisément, illusion de présence25.

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Regards, images et écran : interfaces entre fiction et réalité

35 Gregory Chatonsky rappelle que dans les années 1980-90, d’aucuns pensaient que « la réalité virtuelle allait effacer purement et simplement les limites ontologiques entre le réel et la fiction »26. Ce brouillage des frontières entre réalité et fiction apparaît effectivement en SF : l’un des exemples les plus probants serait le roman de Christopher Priest, The Affirmation (1981). Cependant, dans ce dernier, la dichotomie fiction/réalité ne recoupe pas celle qui oppose monde virtuel et monde réel, et, surtout, le passage de l’un à l’autre, si fluide qu’il soit, ne s’opère pas par un dispositif, pour reprendre le terme de l’essai d’Agamben. Claviers, écrans tactiles, écrans dépourvus de profondeur et de cadre (comme c’est le cas dans les scènes de détection à l’institut du précrime), « holobands » qui se placent sur les yeux et qui déclenchent le passage du monde réel au monde virtuel, tous les dispositifs de passage attestent d’une fluidité maximale entre réel et virtuel, et de l’omniprésence des écrans dans la période contemporaine.

36 De cette culture de l’écran, Bertrand Gervais pose quatre traits principaux qu’il me semble que nous retrouvons dans les fictions contemporaines qui traitent de notre rapport à la technique et aux environnements connectés : 37 1/ Une « folie du voir, qui surdétermine notre passage d’une culture du livre à une culture de l’écran ». De fait, l’exemple de la série Person of Interest (CBS, 2011-) est symptomatique de la prolifération des dispositifs numériques de contrôle opérant par détournement, traitement et visualisation de données continuellement échangées par des dispositifs textuels, audio ou visuels entre les individus. 38 2/ Une « soif de réalité, […] ou attention surdéterminée au présent et à ses manifestations » qui témoignerait d’un rapport angoissé à une période contemporaine vécue comme instable. Ici encore, Minority Report ou la série Flashforward (ABC, 2009-201027) mériteraient qu’on s’arrête sur le rapport au présent que déclenche la possibilité d’accéder aux images du futur, et inversement, sur ce même rapport au présent lorsqu’il s’inscrit dans un possible retour vers le passé comme c’est le cas dans la série Torchwood (saisons 1 et 2, BBC3 2006-2011) ou dans le roman Reviver où la victime d’un crime, une fois morte, peut être ramenée dans la réalité le temps de dénoncer le coupable28. 39 3/ Un « morcellement du sensible » qui serait le reflet d’un fractionnement des identités individuelles et collectives. 40 4/ Une « logique des flux » qui induit un nouveau mode de construction des identités.

41 Si les deux premiers traits méritent une réflexion approfondie sur la culture de l’écran et la temporalité, les deux derniers permettent de souligner que notre rapport à la technologie contemporaine, et en particulier les technologies du numérique, pose, tout autant que les biotechnologies, les fondements d’une réflexion sur la possibilité d’une évolution de l’identité humaine. Au « morcellement du sensible » répondrait donc une « logique des flux », la mise en exergue d’une fluidité, d’une interactivité de l’interface écranique qui vise à faire disparaître l’écran en tant que dispositif afin de lui conférer le statut de « processus de connaissance » :

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[Cette image] devenue processus de connaissance […] on la regarde, on la manipule, on s’en sert pour connaître et se reconnaître, et son régime sémiotique singulier impose sa logique associative et relationnelle29.

42 Pour autant, pouvons-nous avancer que l’évolution d’un écran-spectacle à un écran- interactif devenu « processus de connaissance » induit également un processus d’auto- connaissance qui transformerait à son tour les contours du sujet ? La question reste ouverte mais sa prégnance dans les productions artistiques contemporaines est indéniable. Caprica, par exemple, ne fait pas pleinement aboutir sa réflexion sur l’émergence d’un sujet digital puisque la série propose un retour au corps organique qui nie l’illusion d’un sujet-image. Se pose peut-être alors la question métafilmique du statut de Caprica (et indirectement celle du statut d’un spin off), d’autant que Battlestar a connu un tel succès qu’il était sans doute difficile de l’égaler. Ce succès aura peut-être aussi fait écran à une série qui n’a pas su poser son identité propre et relève davantage du « dispositif », un artifice de genèse qui peine à trouver sa place dans l’arc temporel bien plus complexe que propose Battlestar, une série qui, elle, construit sa propre mythologie.

BIBLIOGRAPHY

CHASSAY Jean-François, Imaginer la science, Montréal, Liber, 2003.

CHATONSKY Gregory, « Dans les flots », Fictions, Immersions et Univers Virtuels, 2011, http:// chatonsky.net/flots-2/

GERVAIS Bertrand, « Est-ce maintenant/Is it now ? Réflexions sur le contemporain et la culture de l’écran », Conférence donnée au Colloque Figura, Montréal, avril 2014.

GERVAIS Bertrand et Mariève DESJARDINS, « Le spectacle du corps à l’ère d’Internet. Entre virtualité et banalité », Protée, vol 37, no 1, 2009, p. 9-23. https://www.erudit.org/fr/revues/pr/ 2009-v37-n1-pr3092/001233ar/

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HOQUET Thierry, « Cyborgs, mutants, robots etc. Essai de typologie des presque-humains » in PostHumains : frontières, évolutions, hybridités éd. E. Déspres et H. Machinal, Rennes, PUR, 2014.

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TISSERON Serge, Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Aubier, 1999.

NOTES

1. J-F Chassay, Imaginer la science, Montréal, Liber, 2003, p. 81. 2. Voir Bertrand Gervais, « Est-ce maintenant/Is it now ? Réflexions sur le contemporain et la culture de l'écran », Conférence donnée au Colloque Figura, Montréal, avril 2014. 3. N. Katherine Hayles, Introduction, The Cosmic Web : Scientific Field Models and Literary Strategies in the Twentieth Century, Ithaca, Cornell University Press, 1984, p. 17. 4. Voir Dominique Lecourt, L'âge de la peur, Bayard, 2009, p. 135. 5. Thierry Hoquet, « Cyborgs, mutants, robots etc. Essai de typologie des presque-humains », in PostHumains : frontières, évolutions, hybridités, éd. E. Després et H. Machinal, Rennes, PUR, 2014, p. 99-118. 6. On pense aussi à Héphaïstos, première figure de (dieu) créateur d’un être artificiel technique. 7. Voir Hélène Machinal, « Résurgence des figures mythiques et réflexion sur l'évolution individuelle et sociétale dans l'imaginaire contemporain, l'exemple de quelques séries (Fringe, Dark Angel, Dollhouse, Continuum, Orphan Black) », Colloque « L'imaginaire et les techniques », Paris 1, nov. 2013, à paraître Presses Universitaires des Mines, consultable à https:// brsu.academia.edu/HeleneMachinal/Papers. Cette question est abordée dans la série Caprica par les « Soldiers of the One » et les différentes branches du monothéisme qui s'affrontent. La découverte de Zoé les intéresse car ils souhaitent prouver que leur dieu donne bien la vie éternelle en créant un Paradis virtuel où serait « réincarnés » les avatars des croyants décédés. Clarisse Willow, figure de prophétesse cédant à son hubris, décrit le code informatique inventé par Zoé ainsi : « to turn code into a soul ». Le programme de Zoé devient un « programme de résurrection » (« a resurrection program », Caprica, Saison 1, épisode 10, 29:35-29:41). 8. Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein, mythe et philosophie, Paris, PUF, 1988. 9. En littérature contemporaine, on peut mentionner sur ce thème l'excellent roman de Ken McLeod, The Night Sessions, Amherst (New York), Pyr, 2012. 10. C'est tout l'enjeu de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) qui est reproduit dans Caprica avec les différents avatars qui apparaissent dans la série (en particulier ceux d'Amanda Graystone et de Tamara Adama). L'intertexte avec Blade Runner est évident pour les avatars mais ne s'applique pas aux robots. Le fait que Zoé Graystone soit justement déclinée en trois entités subjectives (humain, robot et avatar) est l'une des subtilités de cette série. 11. D. Lecourt, L'âge de la peur, op. cit., p. 138. 12. Phrase prononcée par Daniel Graystone, Caprica Saison 1, épisode 6, 25:27. 13. Même si la question des différentes versions, images et/ou avatars de Zoé est complexe, car en tant que fille du créateur, elle nous renvoie à la problématique de la filiation, centrale depuis Frankenstein à toute réflexion sur la création artificielle. 14. Bertrand Gervais, op. cit., p. 12. 15. Notons que cette réflexion est souvent abordée dans les œuvres de fiction mettant en scène des clones. 16. Bertrand Gervais, op. cit., p. 12. 17. B. Gervais et Mariève Desjardins, « Le spectacle du corps à l'ère d'Internet. Entre virtualité et banalité », Protée, vol 37, no 1, 2009, p. 9-23. https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2009-v37-n1- pr3092/001233ar/ 18. Ibid., note 8. Les deux avatars ont par exemple la possibilité de créer des mondes virtuels supplémentaires et indépendants. Zoé Graystone parvient même à modifier le programme de

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« l'intérieur » de la réalité virtuelle ; empêchant ainsi son père (qui est dans le monde réel) de modifier le programme. Elle prend donc le contrôle de l'univers virtuel depuis ce dernier. 19. Signe que l'avatar de Zoé dans le monde virtuel et son père dans la réalité sont sur un pied d'égalité, Zoé et Daniel utilisent la main pour modifier le monde et l'espace virtuels. 20. « Il [le corps virtuel] peut être soumis à toutes les transformations, à tout ce que l'imagination, aidée par un ensemble de dispositifs et de logiciels informatiques, peut produire. Le corps virtuel est ainsi une figure stabilisée temporairement sous la forme d'une image numérique. Une image que l'on peut non seulement contempler, mais surtout manipuler, transformer avec ses mains et les logiciels qui en prennent le relais. Ce qui caractérise le règne de l'objet-image, nous dit Tisseron, 'c'est que la relation aux contenus des images ne peut plus être envisagée sans prendre en compte la relation physique et psychique que le sujet entretient avec son support. Cette approche implique de renoncer au paradigme habituellement retenu pour parler des images, celui du miroir. L'image n'est pas un miroir, ou plutôt, elle est un miroir que l'on transforme avec les mains'. (1999 : 109-110) », Bertrand Gervais et Mariève Desjardins, op.cit., https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2009-v37-n1-pr3092/001233ar/ 21. Philip K. Dick, « Minority Report » (1956), London, Gollanz, 2002, p. 3. 22. Dans le même ordre d'idées, les « precogs » sont désignés par le pronom neutre : « With eyes glazed and blank, it contemplated a world that did not yet exist, blind to the physical reality that lay around it. » (Ibid., p. 23). 23. Gaïd Girard, « Les enfances de l'homme artificiel », Otrante 31-32, automne 2012. 24. Serge Tisseron, Comment l'esprit vient aux objets, Paris, Aubier, 1999. 25. Bertrand Gervais, « Est-ce maintenant/Is it now ? Réflexions sur le contemporain et la culture de l'écran », op. cit., p. 13. 26. Gregory Chatonsky, « Dans les flots », Fictions, Immersions et Univers Virtuels, 2011, http:// chatonsky.net/flots-2/ 27. Ici encore, cette série, malheureusement incomplète, est tirée d'une œuvre littéraire : J. Sawyer, Flashforward, 1999. 28. Seth Patrick, Reviver, Londres, Pan Macmillan, 2013. 29. Ibid., p. 10.

ABSTRACTS

This article explores different modes of representation of technological bodies in a connected environment. Using Battlestar Galactica’s spin-off, Caprica, we intend to assess various figurations of cybercorporeity and of the subjectivities within them. Our focus will mainly be on the role played by images and screens. What is the impact of the virtualization or the mechanization of bodies on subjects and on their perception of reality? Caprica offers a complex case-study as the heroine develops into three distinct entities: an organic being, an avatar and a robot. We will see how visual representation generates fundamental ontological and epistemological questions that are central to the contemporary reflection on digital worlds and our (new?) relationship to reality.

Cet article propose une exploration des différentes représentations du corps technologique dans un environnement connecté. A partir du « spin-off » de Battlestar Galactica qu’est Caprica, nous entendons analyser les différentes représentations du corps et de la subjectivité qui les habite en

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nous intéressant plus spécifiquement à l’image et, en abyme, à l’interface écranique. Quelle incidence la virtualisation ou la mécanisation du corps ont-elles sur la subjectivité et sur la perception de la réalité ? Caprica offre un cas d’étude complexe dès lors que l’héroïne est déclinée en trois instances distinctes : un robot, un avatar et un être organique. Comment l’image et la représentation permettent-elles de poser des réflexions ontologiques et épistémologiques ? Ces questionnements sont au cœur de la réflexion sur les univers numériques et notre (nouveau ?) rapport à la réalité.

INDEX

Keywords: avatar, Caprica, digital subject, posthumanity, robot, screen culture, screen, , virtual reality Mots-clés: avatar, Caprica, culture de l’écran, écran, posthumanité, robot, science-fiction, sujet numérique, virtuel

AUTHOR

HÉLÈNE MACHINAL

Hélène Machinal est professeur à l’Université de Bretagne Occidentale et membre de HCTI (EA 4249). Elle est spécialiste de littérature fantastique, du roman policier et de la fiction spéculative au xixe siècle. Elle travaille également sur les séries télévisées, plus particulièrement les fictions policières, fantastiques et de SF. Elle s’est spécialisée dans la résurgence des figures mythiques dans la littérature et les arts contemporains. Elle a publié deux ouvrages en collaboration : PostHumain(s), frontières, évolutions, hybridités aux Presses Universitaires de Rennes en 2014 et le numéro 37 de la revue Otrante : « Mutations I : corps posthumains » chez Kimé en 2015. Hélène Machinal is Full Professor at the University of Bretagne Occidentale (Brest) where she teaches English literature. Her research focuses on the gothic, as well as on detective fiction and speculative fiction. She has also studied the modes of resurgence of mythical figures of the detective, the vampire and the mad scientist in contemporary British fiction. Her research on TV series focuses especially on those dealing with crime and/or the posthuman. Her most recent publications are: E. Després & H. Machinal, PostHumains, frontières, évolutions, hybridités, University Press of Rennes, 2014, and J-F Chassay & H. Machinal, “Mutations I : corps posthumains”, Otrante, n° 37, Paris, Kimé, 2015.

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La machine comme « prothèse d’origine » : réflexion philosophique sur le sujet humain dans Battlestar Galactica de Ronald D. Moore

René Lemieux

1 Battlestar Galactica de Ronald D. Moore est une série télévisée diffusée de 2003 à 2009. Il s’agit d’une reprise réimaginée – un reboot – d’une première série (de Glen Larson) diffusée en 1978. L’aspect formel du reboot n’est pas anodin. Comme l’explique Mehdi Achouche, reboot provient du langage informatique et signifie qu’« on efface […] la mémoire vive pour tout redémarrer »1. Le terme est ainsi devenu un moyen, dans le discours ordinaire et en particulier dans le discours politique, pour parler d’un retour à l’origine : « Recommencer à zéro, effacer une partie de l’histoire nationale pour emprunter une nouvelle voie chronologique et mieux se développer2. » Battlestar Galactica peut aussi se voir comme une réflexion sur la « République » comme forme politique. La « destinée manifeste » que certains ont vue dans Battlestar Galactica serait en quelque sorte un « Texte fondateur », comme l’appelait Michel Freitag, à la manière de la constitution américaine à laquelle tout enjeu politique revient toujours3. Une telle critique permet de sérieusement remettre en question l’universalité humaine à laquelle prétend la série4. Mon propos sera toutefois différent : à mon sens, le « texte premier » auquel peut faire référence la série est l’enjeu du rapport Homme-Machine. Il s’agit ainsi moins de comprendre à quoi pensaient les créateurs de la série, que de penser à partir d’elle. À cet égard, je comprends le « programme » qu’est l’origine humaine comme incluant un « improgrammable », la Machine, pensée ici comme une « prothèse d’origine », une extériorité secondaire, mais essentielle pour penser l’intériorité originelle5.

2 Battlestar Galactica a fait l’objet de nombreux commentaires sur le rôle et la portée politique de l’imaginaire de la Machine qu’elle propose. Réalisée dans une Amérique encore aux prises avec les peurs liées au terrorisme, Battlestar Galactica offre, avec les Cylons (des robots humanoïdes, principaux antagonistes de la série), une image de

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l’Autre dont les frontières s’effacent petit à petit avec la progression des épisodes. Au lendemain des attaques du 11-septembre, un imaginaire de l’ennemi intérieur s’est formé avec la peur des musulmans. Battlestar Galactica reprend, en la transformant, la « guerre contre le terrorisme » (War on Terror)6. À l’imaginaire de l’ennemi politique déshumanisé, la série associe aussi le catastrophisme de la science-fiction contemporaine7 en y ajoutant une autre peur : comme pour 2001 : A Space Odyssey (Stanley Kubrick, 1968), Terminator (James Cameron, 1984) ou encore The Matrix (Wachowskis, 1999), cette nouvelle crainte est de voir les Machines se révolter contre leurs créateurs. Tous ces éléments font de Battlestar Galactica un concentré des peurs de notre époque. Pourtant, parce que l’épisode final de la série vient entièrement remettre en question ce qui nous était donné au point de départ, Battlestar Galactica se transforme en questionnement philosophique complexe. 3 L’objectif de cet article sera d’abord de questionner le préjugé de notre époque, très « moderne » à cet égard, du danger d’une trop grande technicisation de notre monde, de la place trop grande que prend la « Machine » ou la robotique, ou encore l’intelligence artificielle vue comme une compétitrice à la place de l’Homme dans le monde. Je ne définis pas plus à présent ces deux mots de « Machine » et d’« Homme », car l’un des objectifs de l’article sera de montrer qu’une série télévisée comme Battlestar Galactica peut réussir à redéfinir nos idées préconçues. La réflexion sur la « nature » de l’homme que je voudrais entamer se basera sur l’idée que Machine et Homme doivent se penser de pair : l’Homme, pour pouvoir être conçu, nécessite la Machine. 4 Afin de présenter cette hypothèse sur les rapports Homme-Machine dans Battlestar Galactica, j’expliquerai d’abord une des pensées les plus originales contre l’imaginaire du danger, celle d’Alan Turing, créateur de la machine « ordinateur ». J’exposerai dans un premier temps certains éléments de sa pensée qui pourrait se résumer à penser l’esprit humain comme d’abord mécanique. Dans un deuxième temps, je présenterai quelques éléments du conflit entre Homme et Machine avec quelques exemples de fiction. Je m’intéresserai particulièrement à Star Trek (le premier film, réalisé par Robert Wise, 1979) et Blade Runner (Ridley Scott, 1982) qui me semblent les plus intéressants dans le domaine de l’idéologie sur la Machine. Je terminerai avec le cas de Battlestar Galactica et particulièrement du dernier épisode qui renverse plusieurs préjugés sur la relation entre Homme et Machine. Je tenterai à cet égard de montrer que c’est la forme « télésérie » ou « feuilleton télévisé » qui permet une prise de conscience sur cette relation qui pourrait se résumer ainsi : La pensée mécanique, c’est faire une distinction binaire entre l’Homme et la Machine ; penser humainement, c’est accepter l’événement de la Machine. Pour ce faire, je mobiliserai principalement Jacques Derrida qui, dans Monolinguisme de l’autre, qualifie la langue de « prothèse d’origine ». L’intérêt ici est de comprendre le langage comme ce qui fonctionne dans une répétition (du même) et à la fois fonctionne nécessairement dans la différence.

Le lieu de la machine et son imaginaire catastrophique

5 Le « problème » de la place de la Machine a été récemment réactualisé dans un entretien donné à la BBC par le physicien Stephen Hawking, pour qui l’intelligence artificielle est le plus grand danger que court l’humanité aujourd’hui8. Ce problème semble au cœur de la Modernité qui n’aurait pas su se modérer et serait perpétuellement dans une hubris autodestructrice. Par Modernité, j’entends le moment

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fondateur de la tabula rasa en histoire de la philosophie et l’institution du sujet (humain) pleinement conscient de manière réflexive de lui-même. Ce moment fondateur est notamment conceptualisé par René Descartes dans Le Discours de la méthode qui offre un double discours d’exclusion, de l’animal et de la machine :

Et je m’étois ici particulièrement arrêté à faire voir que s’il y avoit de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnoître qu’elles ne seroient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que s’il y en avoit qui eussent la ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il seroit possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnoître qu’elles ne seroient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles ne pourroient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. […] Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueroient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvriroit qu’elles n’agiroient pas par connoissance, mais seulement par la disposition de leurs organes9.

6 C’est d’abord le langage (raisonné) qui peut distinguer l’homme des animaux qui ne sont en définitive que des machines sans âme. S’il y a des animaux qui peuvent parler (comme les pies et les perroquets), ajoute Descartes, ils ne le font que mécaniquement, c’est-à-dire par répétition du même. L’imaginaire de la Machine dans la modernité devient en quelque sorte l’envers de ce par quoi sera constituée l’humanité. Pour reprendre une suite de qualifications exposées par Jacques Derrida, on pourrait voir du côté de la machine comme chose inorganique et répétitive, qu’elle

serait destinée à reproduire impassiblement, insensiblement, sans organe ni organicité, l’ordre reçu. En état d’anesthésie, elle obéirait ou commanderait sans affect ni auto-affection, en automate indifférent, à un programme calculable. Son fonctionnement, sinon sa production, n’aurait besoin de personne. Puis il est difficile de concevoir un dispositif purement machinal sans quelque matière inorganique. Dison bien inorganique. Inorganique, autrement dit non vivant, parfois mort, mais toujours, en principe, insensible et inanimé, sans désir, sans intention, sans spontanéité. L’automaticité de la machine inorganique n’est pas la spontanéité qu’on prête au vivant organique10.

7 Or, la pensée contemporaine et l’imaginaire qui lui est conjoint s’instituent dans le danger de voir la Machine prendre le contrôle. La machine serait alors organique, mais par imitation : elle imite le vivant, le répète, le feint, et par cela se parjure dans cette contrefaçon. C’est une énième reprise du mythe de Frankenstein où la créature se rebelle contre son créateur. Une série télévisée comme Battlestar Galactica, bien qu’elle suive en tout point cet imaginaire, me semble toutefois proposer une remise en question justement sur ce point précis de l’exclusion : avec Battlestar Galactica, le machinique comme répétition est incorporé dans ce qui fait que l’Homme est humain.

8 On peut situer l’origine de la peur de l’intelligence artificielle dans la fiction avec 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick (1968) où une équipe d’astronautes est confrontée à une intelligence artificielle devenue autonome et consciente d’elle-même. Dénommée HAL 900011, l’intelligence robotique tente de prendre le contrôle du vaisseau spatial et de se débarrasser, un à un, des membres de l’équipage. L’image de l’intelligence

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artificielle ici donnée est celle d’un être maléfique encore très « humain », mais sans émotion : rigide, logique, insensible, l’intelligence artificielle se rapproche de l’humain, mais ne s’y identifie pas complètement12. 9 Une dizaine d’années plus tard, en 1979, le premier film de la série Star Trek13 donne un nouvel exemple de catastrophisme à propos de la machine. On y raconte l’histoire d’une entité mystérieuse se nommant V’Ger, qui détruit tout sur son passage. Cette destruction – on le découvre au cours du film – est la désintégration des réalités physiques que cet « organisme » rencontre, transformées (ou traduites) en code, donc en information. Lorsqu’elle rencontre une créature vivante, V’Ger la transpose en code « équivalent » (l’ADN), l’ingère, et peut par la suite la reproduire mécaniquement en la répliquant. C’est ce qui arrivera à l’un des personnages, Ilia, une femme extraterrestre (jouée par Persis Khambatta), happée par ce qui se dévoilera comme une machine, qui la reproduira « en chair » (à partir de son code ADN), pour servir de relais communicationnel avec les membres de l’équipage et ainsi exprimer ses demandes. Détruisant tout sur son passage, V’Ger s’arrêtera juste avant d’atteindre la Terre et enverra un message codé pour son « créateur ». Après de multiples enquêtes et conjonctures sur ce que signifie « créateur » et tentatives de déchiffrer le code qui lui est destiné, l’équipage découvrira la vérité sur V’Ger : se rendant dans l’antre de l’organisme, l’équipage s’aperçoit que ce nom est une déformation de Voyager, et plus précisément de Voyager VI, une sonde (fictive14) envoyée de la Terre au XXe siècle avec pour objectif de recueillir le plus d’informations possibles sur l’univers, pour ensuite revenir vers la Terre, à ses « créateurs », c’est-à-dire les programmeurs originaux de la NASA. Le code envoyé n’était qu’un simple signal radio que le monde futuriste fictif de Star Trek ne savait plus reconnaître. Selon ce qu’on apprend dans le film, une fois arrivé au bout de l’univers, Voyager VI a rencontré une civilisation composée d’êtres mi- organiques mi-mécaniques qui ont pris la sonde pour un des leurs, l’ont améliorée et l’ont renvoyée vers la Terre pour accomplir son programme. Le passage le plus pertinent pour mon propos provient d’une des dernières scènes où les membres de l’équipage, présents sur V’Ger, cherchent à comprendre la nature de cet organisme : SPOCK. Captain, V’Ger is a child. I suggest you treat it as such. KIRK. A child? SPOCK. Yes, captain, a child. Evolving, learning, searching, instinctively needing. DECKER. Needing what? MCCOY. Spock! This thing is about to wipe out every living thing on Earth. Now what do you suggest we do? Spank it? SPOCK. It only knows that it needs, Commander. But like so many of us, it does not know what. 10 Se trouve là résumé tout le problème du rapport Homme-Machine tel que le pense la philosophie occidentale. Or, ce rapport est en continuité avec d’autres préjugés exprimés à travers le temps. L’Homme comme concept, si on le définit à partir de la machine, a aussi été historiquement défini à partir d’autres altérités, notamment celles de la femme, de l’enfant, et de l’animal. Dans l’exemple de Star Trek, V’Ger est à la fois machine, femme et enfant, et doit être traitée « comme telle ». Être une machine – une femme, un enfant – dans ce cas, c’est être moins qu’un homme, c’est souffrir d’un manque, celui de ne pas être arrivé à maturité15. Il est intéressant de constater que la manifestation de ce manque se présente par le langage. La caractéristique machinique (ou féminine, ou enfantine) de V’Ger, c’est de prendre tout au pied de la lettre. V’Ger ne comprend pas la métaphore, elle n’a pas d’« esprit » – on pourrait ajouter : elle ne

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comprend pas l’humour16. Elle suit strictement son programme sans le questionner et, le suivant ainsi, elle met tout en danger – mais de manière innocente. A rebours du scénario de 2001 : A Space Odyssey, la force destructrice de V’Ger provient de son impuissance à imiter intégralement l’humanité17.

11 D’autres films interrogeront la relation Homme-Machine plus radicalement, jusqu’à questionner l’essence de l’Homme ou ce qui fait qu’un Homme est un Homme. Blade Runner (Ridley Scott, 1982) est un de ces films. Adaptation d’un roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep18 ?, Blade Runner raconte l’histoire d’un détective, appelé « blade runner », engagé pour enquêter sur la présence de « réplicants » sur Terre, des robots ayant forme humaine et capables d’éprouver des sentiments – modèles de robots interdits sur Terre depuis leur révolte peu de temps avant le début du récit. On apprend au début du film que la compagnie qui fabrique les réplicants en a développé un nouveau modèle dont les émotions sont plus complexes, mais surtout – et cela constitue une différence radicale avec les anciens modèles –, le « modèle 6 » n’a pas la conscience d’être un robot. Le robot ne possède donc pas une faculté supplémentaire lui permettant d’être « conscient de lui-même », mais il possède en quelque sorte un manque originaire qu’il faut suppléer par une mémoire artificielle. Cette caractéristique est à l’inverse de plusieurs récits où la machine devient dangereuse à cause d’un supplément de conscience19. D’où le développement, dans ce film, d’une question très dickienne : un robot qui ne sait pas qu’il est un robot est-il toujours un robot ? En effet, un des éléments de la « personnalité » de ces robots est la mémoire qu’on leur a implantée lors de leur fabrication. Leur mémoire récente, créée à partir de la mémoire d’un individu humain, n’a pas, pour eux, de caractère artificiel. 12 Or, dans Blade Runner – et c’est une des seules fictions à oser cela –, le personnage antagoniste, le réplicant nommé Roy Batty démontre son « humanité » à la toute fin du film, par un geste miséricordieux envers le blade runner à sa poursuite, le sauvant d’une mort assurée et acceptant, du coup, sa propre mortalité et sa mort inéluctable20. L’inverse est simultanément vrai : alors que le récit se développe, le blade runner Rick Deckard (dont le nom joue avec « René Descartes »), incarné par Harrison Ford, dévoile ses souvenirs et un rêve récurrent à propos d’une licorne. La scène finale présente ce blade runner partant pour une nouvelle vie avec Rachel (Sean Young) ; l’on aperçoit une petite licorne de papier (pliage du type origami) fabriquée par un des personnages secondaires (Gaff, joué par Edward James Olmos), ce qui suggère que Deckard serait lui- même un réplicant dont Gaff connaîtrait les rêves les plus secrets. Fait intéressant, cette interprétation n’est pas admise par tous les collaborateurs au film, comme si l’on admettait aisément qu’un réplicant puisse dévoiler son humanité, mais qu’il était bien plus difficile d’admettre que l’homme puisse dévoiler sa machinalité. 13 Le retournement du film Blade Runner consiste bien à montrer que l’assurance de notre humanité n’est jamais inentamée. Battlestar Galactica présente aussi la possibilité que ce qu’on conçoit comme l’humanité ne soit jamais « pur » ou intact : l’enjeu du questionnement ne provient pas d’une humanité en supplément à la machinalité, mais d’une machinalité entamant toujours-déjà l’humanité. Ce n’est plus la machine qui tente d’imiter l’homme, mais l’homme qui ne peut pas s’empêcher d’imiter la machine. Afin d’explorer cette idée, je me propose de revoir rapidement une des réflexions les plus originales sur l’intelligence artificielle : celle d’Alan Turing.

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Les pelures d’oignon de l’esprit humain

14 Mathématicien britannique né en 1912 et mort en 1954, Alan Turing peut être considéré comme le premier véritable penseur de l’intelligence artificielle et de la machine comme pensée21. Dans son article « Computing Machinery and Intelligence22 », il remet en question toutes les tentatives de critique de l’ordinateur comme conscience. L’article de Turing est devenu célèbre pour son fameux test, dit « test de Turing » ou encore « jeu de l’imitation », qui se constitue d’abord comme une expérience de pensée avant de devenir un véritable test. Dans son article, Turing invente une situation afin de répondre à la question : « Est-ce que les machines pensent ? » C’est donc d’abord un exercice « pédagogique ». Or, puisque « penser » demeure un terme ambigu, Turing propose de reformuler la question en « Est-ce que les machines peuvent accomplir ce que nous (à titre d’entités pensantes) pouvons faire ? » La situation hypothétique se présente d’abord comme suit : imaginons trois personnes (nommées A, B et C). A et B sont dans une salle fermée, C est dans une autre salle. A et B peuvent communiquer avec C, mais seulement sous forme de transcription (donc sans la voix ou les gestes). A est un homme et B une femme, et chacune des deux personnes tentera de convaincre C (qui ne peut ni les entendre ni les voir) qu’elle est la femme, et pas l’autre. C, qui agit comme interrogateur-évaluateur, peut poser des questions aux deux personnes. Par exemple : « Quelle est la longueur de vos cheveux ? » (Rappelons qu’on est en 1950…) La femme pourra toujours dire qu’elle a les cheveux longs, mais l’homme pourra en dire tout autant. Le jeu de l’imitation de Turing implique donc la possibilité du parjure.

15 Maintenant, imaginons que l’on remplace la personne A par une machine capable de formuler des énoncés (ce qu’on appelle aujourd’hui une « intelligence artificielle »). Turing prédisait qu’aux alentours de l’an 2000, les machines sauraient tromper les interrogateurs au moins 30% du temps. Si cela advient, alors la question « Est-ce que les machines peuvent penser ? » ne se posera même plus, tellement cela ira de soi. Je n’entre pas dans les détails du test ni même dans ses conditions de réussite23, car je le considère comme l’introduction à un problème plus général : celui de savoir comment se constitue la différence entre la pensée machinique et la pensée humaine. Dans son article, Turing relève avec beaucoup d’ironie quelques oppositions possibles à sa conception de l’esprit-machine :

The « skin of an onion » analogy is also helpful. In considering the functions of the mind or the brain, we find certain operations which we can explain in purely mechanical terms. This, we say, does not correspond to the real mind : it is a sort of skin which we must strip off if we are to find the real mind. But then in what remains, we find a further skin to be stripped off, and so on. Proceeding in this way, do we ever come to the « real » mind, or do we eventually come to the skin which has nothing in it ? In the latter case, the whole mind is mechanical24.

16 Turing ne veut pas démontrer la grandeur des capacités « intellectuelles » futures des machines (l’ordinateur, l’intelligence artificielle), comme on le croit trop souvent ; il veut montrer l’indigence de notre propre pensée. Au fond de notre esprit, lorsqu’on y a retiré toutes les opérations qui fonctionnent par binarité, les « mécanismes » comme les différentes couches des pelures d’un oignon, on se retrouve devant « rien ». Le cœur de l’oignon est ce rien, et c’est ce rien qui constitue (tout en ne le « constituant » pas, car il n’y a rien à constituer), l’esprit humain.

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17 Plus généralement, on pourrait schématiser cette conception du langage comme suit : la version faible dirait qu’une « vie intérieure » de l’esprit existe, mais que, justement, elle n’est qu’intérieure, inaccessible aux autres25. La version forte de cette thèse pourrait toutefois se formuler ainsi : il n’y a pas d’intérieur à l’esprit, puisqu’il n’est qu’un effet du langage, extérieur et superficiel, un ensemble de répétitions d’unités limitées, recombinables infiniment en théorie, mais de manière assez prévisible en pratique (calculable statistiquement, par algorithmes). C’est une fois admise cette indistinction entre les machines et les humains qu’une véritable réflexion sur la Machine pensante est possible, et Turing introduit à la fin de son article une réflexion originale sur l’improgrammabilité de la machine. Ce qu’il appelle les « learning machines » sont des ordinateurs qui incluront en eux-mêmes un élément aléatoire (random element) à partir duquel ils pourront « apprendre ». Cette part improgrammable, c’est justement le lieu d’une certaine « humanité » de la machine, et le lieu de tous les dangers. De 2001 : A Space Odyssey à Blade Runner en passant par Star Trek : The Motion Picture, la machinalité de l’intelligence artificielle devient un problème pour l’humanité au moment où elle cesse d’être ce qu’on la force à être : une mécanique. Or, il me semble que la série Battlestar Galactica, particulièrement dans son épisode final, permet de réévaluer les rapports entre la Machine et l’Humanité.

De la machine humaine à l’Homme-machine

18 Dans sa manière d’aborder le problème de la machine, Battlestar Galactica se distingue des fictions ayant abordé la possibilité d’une révolte des créatures contre leurs créateurs. Un peu à la manière d’Alan Turing, il s’agit de retrouver le cœur de ce qui distingue l’Homme et la Machine. La fiction à cet égard a toujours servi de révélateur des peurs associées à la robotique comme imitation plus ou moins parfaite de l’humanité. Quelle est la nature de cette imperfection ? La réponse à cette question semble être l’originalité de Battlestar Galactica.

19 Située dans ce qu’on comprend d’abord comme un futur, la série se donne comme une réflexion sur les mythes ou les grands archétypes de notre culture, avec pour grand schème une mythologie partiellement prise des Grecs, des religions abrahamiques, et même de la philosophie hindoue26. La série commence en pleine guerre entre les humains et les Cylons, des robots créés par les humains qui se sont révoltés quarante ans auparavant. Alors que la guerre s’était terminée, elle reprend soudainement avec une attaque fulgurante qui réduira l’humanité à une quarantaine de milliers d’âmes. 20 Pendant les quarante ans séparant la révolte des Cylons et la nouvelle attaque sur laquelle la série débute, les robots se sont développés eux-mêmes jusqu’à prendre une forme humaine, y compris au niveau organique, puisqu’ils ont même développé un code génétique. Alors que les humains se retrouvent en fuite, démunis après la quasi- destruction de leur civilisation, on apprend dans la première saison que les Cylons et les humains peuvent se reproduire grâce à l’ADN développé par les Cylons. Pour ce qui est de leur culture, la différence entre les Cylons et les humains pourrait se résumer à un début de monothéisme chez ces premiers, alors que les seconds demeurent polythéistes. L’objectif des humains dans leur fuite est de retrouver une planète mythique appelée la Terre, une nouvelle Kobol originelle, la planète mythique. Dans un des derniers épisodes de la quatrième et dernière saison (S04E13, « Sometimes a Great Notion », diffusée le 16 janvier 2009), les humains retrouvent la Terre promise, mais ils

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la retrouvent complètement dévastée par une guerre nucléaire qui a eu lieu deux mille ans auparavant. Les spectateurs sont amenés à imaginer que cette Terre est la nôtre, détruite par les bombes atomiques. 21 L’enjeu de la dernière saison qui m’intéressera ici est celui de la survie des deux espèces. Une enfant, née d’une Cylon et d’un humain, est enlevée par les Cylons. Elle serait, dit-on, la clé pour la survie des deux civilisations. Dans un schéma classique de type messianique, l’enfant incarne la possibilité d’une nouvelle naissance pour les deux espèces : alors que les Cylons veulent la disséquer pour l’analyser (mécaniquement, machinalement), les humains la récupéreront et tenteront un accord pour terminer la guerre. En échange de la fille, les humains accorderont le secret de la résurrection aux Cylons, secret gardé par cinq proto-Cylons, chacun possédant une part du secret. Une fois réunies, les différentes parties permettront de découvrir le secret de la résurrection, et donc de la vie éternelle. Or, au dernier moment, le pacte n’ayant pas lieu, la résurrection ne pourra plus se faire mécaniquement, mais par génération, naissance et mort27. Un des personnages phares de la série, le Docteur , à la fois le traître initial (il est celui qui donne, par amour pour une Cylon, le code qui permet aux Cylons de détruire les colonies), scientifique et (faux) prophète, charlatan et créateur d’une secte, hostile à la démocratie et, finalement, l’instigateur d’un accord avec les Cylons, énoncera, dans un dialogue avec Brother Cavil (un Cylon), l’improgrammabilité de l’à-venir par le cycle, pour les hommes et pour les machines : BROTHER CAVIL. If that were true, and that’s a big ‘if’, how do I know this force has our best interests in mind? How do you know that God is on your side, Doctor? DOCTOR GAIUS BALTAR. I don’t. God’s not on anyone side. God is a force of nature, beyond good and evil. Good and evil, we created those. You want to break the cycle? Break the cycle of birth? Death? Rebirth? Destruction? Escape? Death? Well, that’s in our hands, in our hands only. It requires that we live in hope, not fear. 22 L’accord n’ayant pas pu aboutir – le téléchargement du secret de la résurrection n’ayant pas pu être complété – la destruction des Cylons et de l’humanité devient inévitable. L’équipage doit alors se risquer à un dernier « saut » dans l’espace, le dernier, car les vaisseaux spatiaux sont déjà trop endommagés. Les coordonnées du lieu où pourra se rendre l’humanité sont données par un autre personnage essentiel, Kara Thrace, pilote hors-pair, dont on a appris, au cours de cette dernière saison, qu’elle est elle-même un « double », une « imitation » d’elle-même. Les coordonnées lui sont suggérées par une mélodie qui l’obsède depuis l’enfance. Les coordonnées numériques correspondant aux notes de cette mélodie permettront le transport de l’équipage et le groupe d’humains encore en vie vers la destination finale. Ce dernier lieu, – dernier lieu de l’humanité –, est une planète habitable, peuplée d’hominidés proto-sapiens qui ne possèdent pas le langage, mais donnent une sépulture à leurs morts. Le spectateur de la série comprend alors que l’histoire ne se déroulait pas dans notre futur – comme il est habituel en science-fiction –, mais dans notre passé : la guerre épique entre les Cylons et les humains était depuis le début notre histoire oubliée28. Ce nœud que représente l’enfant Héra, progéniture hybride d’un homme et d’une Cylon, est ce qui permet de continuer le cycle. Baltar énoncera alors à nouveau une sentence répétée plusieurs fois au courant de la série, provenant d’un texte sacré : « All of this has happened before, and will happen again » (« Tout cela est déjà arrivé, et arrivera encore à nouveau29.) »

23 Héra, hybride mi-humain mi-robot, permettra à l’humanité de se refaire, ce qui signifie aussi que l’humanité ne peut pas se penser hors de la machine, à tout le moins en dehors d’une part machinique en elle. La machine est ce qui permettra aux premiers

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« hommes » (les primates – la part animale, ou l’animalité de l’homme) de sortir de l’état « naturel » dans lequel ils se trouvent, et ce, par le « langage » et concomitamment le code génétique (compris, depuis le développement de la génétique avec la découverte de l’ADN, comme une « information »). La machine devient le supplément à la nature qui pourra constituer, en la suppléant, l’humanité30. 24 Ce que fait Battlestar Galactica, c’est renverser tout ce que la pensée philosophique imaginait sur l’humanité. La « culture humaine » (telle qu’on l’imaginait au moins depuis Rousseau) n’est plus, ici, un supplément à la nature : à la part humaine (non mécanique), on attribue ici la nature. Sa supplémentarité provient de ce par ce par quoi elle est entamée : sa machinalité. Il fallait de la Machine pour que l’Homme puisse pouvoir se comprendre avec elle. L’extériorité devient le fondement même à partir duquel l’intériorité devient possible.

Conclusion

25 La notion de prothèse est importante pour comprendre ce qu’apporte la série Battlestar Galactica à une réflexion sur l’humanité. Par prothèse d’origine, je désigne ce qui est extérieur, mais en même temps constitue l’intériorité d’une chose. Cette intériorité pourrait se comprendre comme le langage, ce phénomène humain mystérieux qui inclut à la fois la répétition (les sons sont limités et finissent par se répéter), mais aussi la différence (des énoncés sont sans cesse créés), c’est-à-dire l’itérabilité au cœur de l’humanité. De la division entre l’Homme et la Machine, on passe à une division entre ce préjugé et son contraire ; l’Homme et la Machine s’entr’affectent, s’entre-créent. Si on se décide à diviser Homme et Machine absolument, comme le fait une certaine pensée humaniste contemporaine refusant tout apport de la machine, on perpétue une binarité tout à fait machinale, celle notamment de la dualité cartésienne. Penser « humainement », c’est surmonter cette binarité mécanique en réintroduisant une part mécanique dans la pensée humaine.

26 La robotique dans Battlestar Galactica vient entamer ce que l’humain pense être : c’est à la fois un supplément dans le sens qu’il donne un surplus à l’humain, lui est extérieur, et le supplée comme complément. Or, la robotique est également un supplément au sens où elle remplace l’humain, lui est potentiellement intérieure, et le supplée comme suppléant31. 27 Depuis le développement de la cybernétique, l’image de la Machine a pris le rôle du virus contaminant le « sujet politique » indemne. Battlestar Galactica permet de repenser à nouveau la subjectivité contemporaine. Le sujet toujours-déjà incomplet, entamé – on pourrait aussi dire « abîmé » dès l’origine. L’abîme, ce n’est pas l’abysse (en latin abyssus) dont l’origine étymologique provient d’un mot grec signifiant le « sans fond ». L’origine du latin abismus qui donne abîme est incertaine : il pourrait provenir d’imus, le superlatif d’inferus : plus au fond que le fond ou plus intérieur que l’intérieur32. On trouve ici à la fois intériorité et répétition : l’union de l’intériorité de la conscience (celle qu’on attribue à l’Homme), et répétition machinale. La machine, par sa répétition, est intérieure à l’Homme. La science-fiction en général et Battlestar Galactica en particulier – comme série télévisuelle dont la forme esthétique est fondée sur la répétition hebdomadaire du récit en continu – permettent de remettre en question des sédimentations philosophiques souvent répétées machinalement, et celle, notamment, de l’idéal philosophique d’un sujet humain autonome.

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NOTES

1. Mehdi Achouche, « Le “reboot”, hyper-remake contemporain » ( Représentations, décembre 2015), p. 22. 2. Ibid. 3. Voir Michel Freitag, « Postmodernité de l’Amérique », Les Cahiers de l’idiotie, vol. 1, no 1, 2008, p. 88. On pourra aussi consulter, pour une réflexion sur la fondation américaine, Dalie Giroux pour qui « la fondation se trouve en écho de toute itération culturelle de type politique, et que c’est par là qu’il est possible de caractériser quelque chose comme une pensée proprement American (sic) ». Dalie Giroux, « Le corps et les signes : sur la relation entre le langage européen et l’espace américain », Les Cahiers de l’idiotie, vol. 1, no 1, 2008, p. 123. 4. Sur cette question, on pourra lire Goeff Ryman, « Adama and (Mitochondrial) Eve : A Foundation Myth for White Folks », dans Roz Kaveney et Jennifer Stoy (éd.), Battlestar Galactica : Investigating Flesh, Spirit and Steel, Londres, I. B. Tauris, 2010. Sans vouloir minimiser le « racisme structurel » de la série, je pense qu’il est possible de développer une réflexion à partir d’elle qui peut aussi permettre, en fin de compte, de comprendre les points aveugles de notre société. Ainsi, comme le propose Sylvaine Bataille, je prends les aspects « américains » de la série (l’usage

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d’une seule langue, l’anglais, le système politique présenté, une démocratie parlementaire, les mythes judéo-chrétiens et gréco-romains racontés, etc.) comme des éléments de « réalisme ». Voir Sylvaine Bataille, « Les pièges du temps : la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica (Sci Fi, 2003-2009) », « Les Pièges des nouvelles séries télévisées » (éd. Sarah Hatchuel et Monica Michlin), Revue du GRAAT no 6, décembre 2009, p. 86-106. 5. J’emprunte l’expression « prothèse d’origine » à Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre (il s’agit du sous-titre : Ou la prothèse d’origine, Paris, Éditions Galilée, 1996). Derrida ne réutilisera pas l’expression dans le livre, je me permets ainsi de lui donner un nouvel usage. 6. À ce propos, on pourra consulter Mehdi Achouche, « De Babylon à Galactica : la nouvelle science-fiction télévisuelle et l’effet-réalité », TV/Series, no 1, juin 2012, p. 313-330, ainsi que Luke J. Howie, « They Were Created by Man… and They Have a Plan : Subjective and Objective Violence in Battlestar Galactica and the War on Terror », International Journal of Žižek Studies, vol. 5, no 2, 2011, np. Voir aussi Luke J. Howie, Terror on the Screen. Witnesses and the Re-animation of 9/11 as Image-event, Popular Culture and Pornography, New Academia Publishing, 2010, ainsi que Erika Johnson-Lewis, « Torture, Terrorism, and Other Aspects of Human Nature », Cylons in America : Critical Studies of Battlestar Galactica, éd. C.W. Marshall et Tiffany Potter, Continuum Publishing, 2008, p. 27-39. 7. Sur l’imaginaire de la catastrophe au cinéma et à la télévision, voir Nadine Boudou, « Les imaginaires cinématographiques de la menace », Sociétés, no 123, 2014/1, p. 117-126. 8. Selon lui, le développement de l’intelligence artificielle pourrait représenter la fin de l’espèce humaine : « Humans, who are limited by slow biological evolution, couldn’t compete and would be superseded. » (« Stephen Hawking warns artificial intelligence could end mankind », Entretien avec Rory Cellan-Jones, BBC, 2 décembre 2014.) Il avait auparavant affirmé en 2010 qu’il fallait cesser de tenter de contacter de possibles intelligences extraterrestres avec le programme SETI de la NASA au risque que ces extraterrestres puissent atteindre la Terre. Ce contact serait l’équivalent, selon lui, de l’arrivée de Colomb en Amérique. 9. René Descartes, Discours de la méthode, cinquième partie, éd. Victor Cousin, Éditions Levrault, tome I, 1824, p. 185-186. 10. Jacques Derrida, « L’avant-dernier mot : archives de l’aveu », Papier Machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses, Paris, Éditions Galilée, 2001, p. 35. Pour une mobilisation de ce texte dans une argumentation reliée au langage, en particulier au sujet de la traduction, voir René Lemieux, « La traduction à l’époque de sa reproductibilité technique : l’im‑possible dissonance interculturelle », Actes du colloque étudiant du CELAT : « Les dissonances du vivre- ensemble », éd. Eleonora Diamanti, Mariza Rosales, Dagmara Zawadzka, printemps 2014, p.19-30. 11. Qu’on associe parfois à IBM (dont chaque lettre est la suivante dans l’ordre alphabétique). 12. En ce qui a trait à l’imitation quasi parfaite, on peut rappeler que dans les années 1970, l’informaticien Masahiro Mori avait théorisé le niveau d’acceptation qu’auraient les humains envers les robots en supposant que l’acceptation serait proportionnelle à la ressemblance entre les machines et les hommes, sauf pour un moment très proche de la ressemblance parfaite où, à ce moment, au contraire, on assisterait à un rejet total de l’apparence des robots. Ce rejet a été appelé la « vallée de l’étrange », en anglais « the uncanny valley » (traduction du japonais bukimi, « ce qui tient du mauvais présage, ce qui est menaçant », mais surtout de l’allemand unheimlich chez Sigmund Freud « l’inquiétante étrangeté »). La courbe ascendante de l’acceptation chuterait rapidement pour ne remonter que lorsque la distinction esthétique entre homme et machine ne serait plus possible. Cette hypothèse tiendrait de la répulsion instinctive devant un cadavre, un mort ou une personne gravement malade : toute image « abjecte » du soi humain. L’hypothèse a aussi été proposée pour l’intelligence artificielle : une intelligence artificielle qui, par exemple, laisserait penser qu’elle ressent des émotions ou de la douleur, mais sans l’exprimer entièrement comme on s’imagine qu’un humain les ressent, ferait naître ce sentiment d’inquiétante étrangeté.

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13. Star Trek : The Motion Picture, réal. Robert Wise, avec William Shatner, Leonard Nimoy, DeForest Kelly, Persis Khambatta et Stephen Collins. 14. Après le programme Pioneer (19 sondes langées de 1958 à 1978), la NASA lance les deux seules sondes dans le cadre du programme Voyager en 1977. 15. En termes juridiques, on pourrait parler de « personne » qui ne signifie pas un individu, mais un titulaire de droits et d’obligations. Selon les époques, on n’a pas toujours reconnu aux hommes de certaines races, aux femmes, aux enfants ou aux animaux une personnalité juridique. Pour une discussion philosophique sur cette question en rapport à Battlestar Galactica, on pourra lire Robert Arp et Tracie Mahaffey, « “And They Have A Plan” : Cylons As Persons », dans Battlestar Galactica and Philosophy : Knowledge Here Begins Out There, éd. Jason T. Eberl, Malden, Blackwell Publishing, 2008, p. 55-63. 16. Un trope encore une fois surexploité dans le cadre de la science-fiction, et particulièrement dans Star Trek avec le personnage de Data dans The Next Generation, est celui du « robot » ne saisissant pas l’humour au « second degré », la situation devenant elle-même un ressort comique des relations entre les êtres vivants et les machines. Auparavant, c’était une espèce extraterrestre (les Vulcains comme Spock) qui prenait ce rôle de « logicien » sans émotion. 17. La seule option possible est alors la « complémentarité » : à la fin du film, on assistera à l’union mystique, dans l’amour, entre la représentation corporelle de V’Ger en femme et l’ancien amant de celle-ci (alors qu’elle était toujours un être vivant) : cette union résultera dans l’annihilation des deux entités au profit de la survie de la Terre. 18. Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep ?, publié en 1968, réédité après l’adaptation du film sous le titre Blade Runner. Traduit en français et publié en 1976 aux éditions Champ Libre. 19. C’était le cas de 2001 : A Space Odyssey mentionné plus haut, mais aussi du film Terminator (1984) et sa suite Terminator 2 : Judgment Day (1991), réalisés par James Cameron, avec Arnold Schwarzenegger et Linda Hamilton. Dans ces deux films, une intelligence artificielle contrôlant le système de défense des États-Unis, Skynet, est mise en fonction le 12 août 1997 et commence à évoluer à un rythme exponentiel, la conduisant à accéder à une conscience d’elle-même (self- awareness) le 29 août 1997, ce qui la mènera à déclarer la guerre à l’humanité en lançant des obus nucléaires sur la Russie. 20. C’est ce que dit le célèbre monologue du réplicant Roy Batty (joué par Rutger Hauer) « Tears in rain », écrit par Hauer lui-même la veille du tournage de la scène : « I have seen things you people wouldn’t believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched c-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time, like tears in rain. Time to die… » 21. Définir la pensée comme une forme de « machinerie » a eu ses prédécesseurs, le plus célèbre étant peut-être Julien Offray de La Mettrie, auteur de L’Homme-Machine, publié au XVIIIE SIÈCLE. C’EST TOUTEFOIS À TURING QU’ON DOIT LE PREMIER D’INVERSER LA DONNE DANS LA RELATION ENTRE L’HOMME ET LA MACHINE EN PROPOSANT UNE MACHINE QUI PEUT APPRENDRE, COMME JE L’EXPLIQUERAI. 22. Alan Turing, « Computing Machinery and Intelligence », Mind, vol. 59, n o 236, octobre 1950, p. 433-460. 23. Déjà, l’interprétation du test fait polémique : est-ce que l’interrogateur saura qu’il est possible qu’il s’adresse à une machine ? Est-ce vraiment nécessaire d’avoir un « humain » présent comme témoin ou l’alternative humain-machine suffit-elle ? Pour ce qui est de la « réussite » du test, on prétend l’avoir réussi dès les années 1960. 24. Alan M. Turing, ibid., p. 454-455. 25. C’est par exemple le problème des qualia, ces qualités sensibles, mais subjectives qui ne sont jamais ultimement communicables : il n’y a pas de moyen de saisir ce que ressentent d’autres personnes (problème dit du « explanatory gap », voir Joseph Levine, « Materialism and qualia : the explanatory gap », Pacific Philosophical Quarterly, no 64, p. 354-361).

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26. Pour plus de détails formels sur cette mythologie, on pourra lire Mehdi Achouche, « De Babylon à Galactica : la nouvelle science-fiction télévisuelle et l’effet-réalité », TV/Series, n o 1, juin 2012, p. 313-330, et Sylvaine Bataille, « Les pièges du temps : la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica (Sci Fi, 2003-2009) », Revue du GRAAT n o 6, éd. Sarah Hatchuel et Monica Michlin, déc. 2009, p. 86-106. 27. Pour une réflexion plus longue sur la question de la procréation et sur les enjeux de genre dans la série, on pourra consulter Lorna Jowett, « Frak Me : Reproduction, Gender, Sexuality », Battlestar Galactica : Investigating Flesh, Spirit and Steel, éd. Roz Kaveney et Jennifer Stoy, Londres, I. B. Tauris, 2010, p. 59-80. 28. Pour Mehdi Achouche, la série Battlestar Galactica n’est « ni située dans le futur ni vraiment dans le passé, malgré les révélations finales de la série », mais plutôt « dans une sorte d’univers parallèle au nôtre » (« De Babylon à Galactica : la nouvelle science-fiction télévisuelle et l’effet- réalité », art. cit., p. 320). Sans être « fausse », cette appréciation de la temporalité cyclique développée par la série peut toutefois nous détourner de ce que la série peut apporter de plus important selon moi, à savoir un récit des origines et des finalités de l’« humanité ». Il faut peut- être simplement imaginer, comme l’énonce la série elle-même, que les aventures racontées dans la série ont déjà plusieurs fois eu lieu, et auront lieu encore à de multiples reprises. 29. L’auteur James Bradley y voit, par sa récurrence dans la série et par la récurrence que la phrase suggère, l’isomorphe sémantique de ce que les Cylons représentent dans la série, l’inauthentique répétition de l’humanité, les Cylons comme simulacres ou doppelgänger, des instances de l’unheimlichkeit freudienne : « The mantra […] might also be seen as another instance of this Freudian pattern of recurrence, or indeed of that other most uncanny sense of repetition, déjà vu. » James Bradley, « All of this has happened before and will happen again : Humanity, inhumanity and otherness in Battlestar Galactica », City of tongues, blogue, en ligne : Sylvaine Bataille rappelle que la formule provient du dessin animé de Disney, Peter Pan (Sylvaine Bataille, op. cit., p. 95). 30. Paradoxalement, la série se termine sur un épilogue où l’on voit les deux « anges » qui suivent, en les imitant, le couple composé de Baltar et de la Cylon Numéro 6, 150 000 ans plus tard, à notre époque, contemplant où nous en sommes sur le plan civilisationnel. On voit sur écran que viennent d’être découverts les restes de « l’Ève mitochondriale », l’ancêtre matrilinéaire commune de toute l’humanité – Héra, suppose-t-on. On voit défiler sur l’écran mis en abyme différentes images de récents exploits technologiques en robotique. Le dialogue final énonce le danger que se répètent, encore une fois, toutes les catastrophes vécues par l’humanité. On peut voir dans cet avertissement aux spectateurs l’expression d’une mélancolie rousseauiste, comme si les créateurs de la série n’avaient pas réussi à aller au bout de leurs idées ; Geoff Ryman n’a pas tort d’y lire une certaine technophobie. Voir Geoff Ryman, op.cit., p. 55-56. 31. Sur la question du supplément que j’emprunte à Jacques Derrida, voir son livre De la grammatologie, Paris, Éditions Gallimard, 1967. 32. C’est dans ce sens qu’on utilise l’expression « mise en abyme » qui signifiait primairement la répétition d’une figure à l’intérieur d’elle-même.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’explorer comment la série Battlestar Galactica de Ronald D. Moore (Sci-Fi, puis Syfy, 2003-2009) n’est pas seulement une série télévisée de science-fiction, mais constitue

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une critique philosophique forte de la pensée dualiste moderne de René Descartes et de la distinction entre l’Homme (doué d’un langage raisonné) et son Autre (l’animal-machine), qui aujourd’hui encore sous-tendent l’humanisme. Contre Descartes, et avec Derrida, une interprétation nouvelle des origines de la relation entre Cylons (les robots humanoïdes de Battlestar Galactica) et humains est proposée dans les dernières révélations de la série : ce qui est de l’ordre de la machine – de la machinalité, du mécanique ou du répétitif – devient ce qui est nécessaire comme prothèse à la nature pour que l’humanité soit pensable. L’humanité n’est plus l’envers de la machine, mais ce qui se constitue à partir de la machine.

This article discusses the possibility that Ronald D. Moore’s Battlestar Galactica (Sci-Fi, then Syfy, 2003-2009) is not merely a science-fiction television series, but a strong philosophical critique of the modern dualistic thinking of René Descartes, in which a distinction between Man (constituted by a rational language) and his Other (the animal-machine) constitutes the basis for humanism. By engaging with the philosopher Jacques Derrida, a new interpretation emerges concerning the origins of the relationship between Cylons (Battlestar Galactica’s androids) and humans (one revealed in the last episodes of the show): what can be found on the level of the machine – the mechanical or the repetitive – is a prosthesis to nature that is required in order for humanity to be thinkable. Humanity is thus not the opposite of the machine, but what can arise from the machine.

INDEX

Mots-clés : Battlestar Galactica, Derrida Jacques, Descartes René, Turing Alan, humanité, machine, cinéma, science-fiction Keywords : Battlestar Galactica, Derrida Jacques, Descartes René, Turing Alan, humanity, machine, cinema, science fiction

AUTEUR

RENÉ LEMIEUX

René Lemieux est politologue de formation et docteur en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Il est chercheur associé à l’Observatoire du Discours Financier en Traduction de l’Université Concordia (Montréal). Ses recherches portent principalement sur les théories de la traduction et de la réception, ainsi que sur la philosophie française contemporaine. René Lemieux has a background in political philosophy and holds a PhD in semiology from Université du Québec à Montréal. He is a research fellow at the Observatory on Financial Discourse in Translation based in Concordia University (Montréal). His research primarily focuses on translation and reception theories, as well as on contemporary French philosophy.

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Caprica, l’utopisme technologique et le « cyborg spirituel »

Mehdi Achouche

What am I? The data? The process that generates it? The relationships between the numbers? All of the above? (Greg Egan, Permutation City, Londres, Orion, 1994, p. 43) 1 La série Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) mettait en scène ce qu’Isaac Asimov appelait le « complexe de Frankenstein1 », en référence à l’œuvre de Mary Shelley et à R.U.R. de Karel Capek (1920) : des créatures humanoïdes, en l’occurrence les Cylons, se rebellaient contre leurs créateurs et cherchaient à prendre la place de l’humanité au nom de l’évolutionnisme darwinien et de la compétition entre espèces. Les Cylons détruisaient la plus grande partie de l’humanité, la série décrivant le combat des 50 000 survivants pour leur survie. Caprica (Syfy, 2010), spin-off et prequel de Battlestar composée d’une saison de 18 épisodes, si elle se situe dans le passé de son aînée, est plus originale dans sa représentation de notre rapport à la technologie, car elle imagine non pas une machine qui devient humaine ou s’humanise, mais un humain – l’humanité toute entière même –, qui devient progressivement machine. Il s’agit donc bien d’authentiques « cyborgs » tel que les avaient imaginés Manfred Clynes et Nathan Kline en 1960 : non pas un androïde cybernétique passant pour un être humain, mais un être humain « amélioré » ou « augmenté », voire radicalement transformé, par la technologie2.

2 Ce changement de perspective, ainsi que le fait que la série abandonne le space opera pour se situer dans une société urbaine futuriste mais très proche esthétiquement et thématiquement de la nôtre (les créateurs de la série parlent même de « soap opera3 » et de « family drama4 » futuriste), autorise Caprica à se concentrer sur ses personnages et leur relation à la technologie de façon plus soutenue et plus fine que son aînée5. Son statut de prequel lui permet de se définir comme une série pré-apocalyptique, et comme la chronique de la « techno-déchéance » d’une humanité que l’on sait déjà condamnée – moins par les machines qu’elle est sur le point de créer, que par ses propres rêves de

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perfectionnement. Cette idéologie de la perfectibilité technologique, dont rarement une série télévisée se sera autant fait l’écho, prend également un tour plus inattendu en se concentrant sur des êtres humains capables de transférer ou de copier leur conscience dans des machines ou dans la réalité virtuelle – dans Galactica, seuls les Cylons en étaient capables –, rejoignant ainsi un rêve et un projet éminemment contemporains : l’immortalité digitale. La série met ainsi en évidence, pour le problématiser, le rêve de la dématérialisation de l’individu, de l’abandon du corps au seul bénéfice d’un esprit libéré de toute finitude. Elle se concentre ainsi sur les aspirations « spirituelles » qui sous-tendent des techno-utopies parfois moins matérialistes et rationnelles qu’elles ne le paraissent. 3 La série s’ouvre par la représentation de la lente décadence qui affecte l’humanité spéculaire du fait de la réalité virtuelle « libératrice », s’appuyant à la fois sur une rhétorique d’ordre judéo-chrétienne, sur les topoï de la science-fiction contemporaine et sur la philosophie transhumaniste pour dramatiser cette corruption endogène. Mais Caprica pousse plus loin la mécanisation et l’autonomisation de la conscience, avec la genèse d’une technologie permettant la copie numérique d’une conscience humaine, et donc l’immortalité digitale, mettant ainsi en scène une nouvelle conception de l’intelligence artificielle. Enfin, à la décadence nihiliste exposée dans la diégèse s’oppose, grâce à cette apothéose d’un genre nouveau, un projet porté par une acception spirituelle, voire religieuse, de la dématérialisation. La série met ainsi en scène la conception mécaniste du corps et le « cyborg spirituel » au cœur des utopismes technologiques actuels.

La décadence virtuelle

4 Galactica s’était conclue par la révélation que la série se situait dans notre lointain passé. La dernière scène, située à Times Square, New York, en 2009, s’achevait sur le constat de la « décadence » de notre propre société : « mercantilisme, décadence, une technologie déchaînée, ça te rappelle quelque chose ?6 ». La question était suivie par des images d’archive de robots humanoïdes contemporains et les progrès fulgurants de la robotique, plans qui concluaient la série. La Terre du début du XXIe siècle était ainsi engagée sur le même chemin suicidaire qui avait conduit Caprica et les onze autres colonies à leur perte, des milliers d’années auparavant, le cycle historique se reproduisant sans cesse. C’est ce même progrès et ce même mercantilisme délétère que Caprica choisit de mettre en scène, en remontant le temps du récit Galactica, et en décrivant le moment critique du cycle qui voit l’émergence de la première intelligence artificielle (IA), 58 ans avant la « fin du monde » qui ouvre Battlestar Galactica – fin du monde qui en est la conséquence directe.

5 « Caprica » désigne avant tout la polis métonymique dans laquelle se déroule l’histoire – Caprica City, la cité du futur dont l’esthétique connote à la fois l’utopie futuriste traditionnelle (les gratte-ciels immenses et majestueux souvent montrés dans les plans de situation ou en arrière-plan, les aéronefs traversant le ciel à basse altitude, la beauté fuselée de l’ensemble, qui invitent tous à l’arrêt sur image et à la contemplation de ce sublime technologique) et un futur très proche du présent des spectateurs, dans la mesure où la plupart des technologies présentes à l’écran, les voitures ou les vêtements, sont similaires aux nôtres7. La série se situe ainsi « sur une planète ressemblant à la Terre, dans un avenir proche, traitant de nombre des dilemmes

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éthiques auxquels nous allons très bientôt devoir nous confronter8 ». La dimension allégorique de la série met en scène, d’après le co-créateur et showrunner de la série Ron Moore, une « société qui court à sa perte, une lueur démente dans le regard », l’utopie apparente nourrissant en son sein les germes du désastre à venir9. L’histoire de la série est donc l’Histoire de cette société spéculaire.

Fig. 1 : L’utopie urbaine du futur

6 Cette lueur démente dans les yeux des citoyens de Caprica, c’est celle de l’enivrement provoqué par les progrès technologiques et scientifiques, que la série prend soin d’associer à l’hubris et au mercantilisme capitaliste. L’un des principaux protagonistes, Daniel Graystone, est à la fois un inventeur génial, qui autrefois bricolait dans le garage de ses parents, et l’un des principaux capitaines d’industrie de la planète – un technologiste semblable à un Bill Gates ou un Steve Jobs. Graystone a créé et mis sur le marché le holoband, appareil qui permet à son utilisateur de se plonger dans la réalité virtuelle, « V-World », et d’y accomplir, sous la forme d’un avatar (ici une version virtuelle similaire ou « améliorée » de l’individu d’origine), ses moindres désirs et fantasmes, très souvent à caractère sexuel ou violent. « V-World » est une sorte de littéralisation des mondes virtuels sur Internet, dont un grand nombre revêt un caractère pornographique, et, on le découvrira au cours de la série, des jeux vidéo du type « survival » ou « first-person shooter ». Mais V-World est avant tout un « metavers », un univers virtuel persistant qui dépasse le seul cadre du jeu ludique, reproduit les interactions économiques et sociales de la réalité (monnaie virtuelle, magasins en tous genres, etc.) et n’obéit pas à un scénario particulier, tout en instaurant ses propres règles et lois10. Or, la règle ici est qu’il n’existe justement pas de règles – « pas de limites, c’est la devise11 ». La scène d’ouverture du pilote nous montre, par l’entremise d’un montage rapide qui accentue l’impression de chaos, une boîte de nuit, « V-Club », à l’ambiance gothique, où se déroulent dans la pénombre, au son d’une

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musique trance comme le montrent de rapides vignettes, des orgies, des combats ultra- violents ou même des meurtres gratuits acclamés par une foule en délire, le clou du spectacle étant l’exécution d’une vierge sur scène, encadrée par des danseuses lascives aux masques bestiaux et démoniaques. 7 La liberté qu’est censée promettre la technologie se transforme donc en licence, les jeunes gens se livrant à un hédonisme nihiliste, s’amusant à braver les interdits et passant le plus clair de leur temps dans un monde virtuel où tout est permis, puisque rien n’a de conséquence dans le monde réel. Ils profitent donc paradoxalement de leur désincarnation pour jouir sans entrave de leurs corps et du plaisir des sens. Des scènes ultérieures montreront un jeu de roulette russe (« There Is Another Sky », S01E05) ou un gang de jeunes voyous habillés et armés à la façon du gang d’Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971)12, connotant encore davantage la nature jouissive, anarchique et ultra-violente du V-World (« Unvanquished », S01E10). C’est pourquoi le holoband et le V-World, sources de la colossale fortune de Graystone, sont la cible de critiques d’ordre moral, alors que ce qui préoccupe Graystone est surtout sa marge bénéficiaire (« Gravedancing », S01E05). Le divertissement capitaliste, les jeux vidéo et une réalité virtuelle enfin photoréaliste et totalement immersive sont donc synonymes d’échappatoire malsain et de disparition des cadres éthiques et moraux traditionnels – thème classique du cinéma de science-fiction contemporain13. 8 La série s’organise ainsi autour de trois niveaux de réalité et de trois temporalités : Caprica City (1), le reflet partiellement futuriste de la société des téléspectateurs (2), et « New Caprica City » (3), la fiction dans la fiction. « New Cap City » est le reflet virtuel exact (chaque rue, bâtiment et appartement y a son alter ego digital) et dystopique de Caprica City, où l’on peut observer les comportements qui menacent la cité dans son propre avenir. (En effet, on peut imaginer que les comportements visualisés dans « New Caprica City » finiront par se reproduire dans le monde réel, ce qui sera confirmé par le dernier épisode.) Le Nouveau Monde utopique ou dystopique n’est donc plus une autre planète, comme dans le space opera en général et dans Galactica en particulier, mais celui créé par la technologie virtuelle, qui devient l’enjeu de luttes entre les différents camps qui s’affrontent dans Caprica City pour l’investir de leur propre sens. La série abandonne ainsi le thème de l’illusion et du simulacre, populaire dans les années 1990 (Matrix), pour se concentrer sur la contamination morale du réel par le virtuel.

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Fig. 2 : Le holoband et la réalité virtuelle omniprésente

9 Tout comme Galactica, Caprica et son paratexte publicitaire utilisent la rhétorique et l’imaginaire judéo-chrétien pour dramatiser la « décadence » morale à l’œuvre, procédant dans un premier temps à une opposition classique entre technologisme et religiosité. L’humanité est sur le point de croquer la pomme du savoir (cf. fig. 3) – ou l’a déjà croquée – et va donc être expulsée du jardin, alors que, fort logiquement, le dénouement de Battlestar Galactica consiste en l’abandon de toute technologie au profit du jardin d’Éden qu’était la Terre préhistorique. Galactica faisait constamment référence à « La Chute » pour qualifier la destruction de l’humanité par ses machines, terme présent dans l’incipit de Caprica : la scène de la discothèque infernale illustre cette chute. Cette dernière désigne dès lors moins la destruction de l’humanité par la menace extérieure que sont les machines14 que la lente désintégration de la société dont la ville Caprica est la synecdoque – une chute au ralenti, une lente décadence, finalement punie par Dieu. Les trois jeunes gens mis en scène dans le « V-Club » dès les premières minutes du pilote et qui ne goûtent pas le spectacle de cette débauche (« Ils ne savent pas ce qu’ils font », dit l’un d’eux, citant les paroles christiques15) se réfugient dans une église ou chapelle virtuelle, synonyme à leurs yeux de valeurs plus saines qu’ils vont chercher à promouvoir dans la réalité virtuelle comme dans le monde réel, lançant ainsi l’arc narratif principal de la série (des fondamentalistes religieux cherchent à réformer le monde, ce qui conduit rapidement à la mort de deux des trois jeunes gens aperçus). La série mobilise donc une rhétorique de la chute dans son paratexte mais met également celle-ci en abyme à travers sa diégèse et ses personnages, jouant des ironies de ce discours.

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Fig. 3 : Images promotionnelles qui soulignent la nature de la tentation à laquelle sont soumis les personnages

10 S’il représente une variation sur le thème du « savant fou », Graystone, dont la tour géante ouvre le générique et trône sur la ville, incarne avant tout un « capitaliste fou » typique du cinéma de science-fiction contemporain. Le personnage est très proche des idéaux transhumanistes actuels, et de ces techno-utopistes ultra-matérialistes (dont plus d’un est à la fois un technologiste et un homme d’affaires) dont on verra que l’imaginaire est directement confronté à l’argumentaire religieux. Les transhumanistes rêvent de créer une Intelligence Artificielle, immensément plus intelligente que l’être humain, qui pourra donc accélérer le progrès humain de façon soudaine et irréversible, transformant irrévocablement le monde – un événement le plus souvent appelé la « Singularité ». L’autre grand rêve transhumaniste, rendu possible par l’IA, consiste à vaincre la mort, notamment en « copiant » et téléchargeant la conscience humaine sur un disque dur, dans une redéfinition du corps humain en termes de « hardware » et de la conscience et de l’esprit en termes de « software ». L’idée hante la science-fiction depuis les années 1980 et l’avènement de l’ordinateur personnel et d’Internet, le courant cyberpunk souscrivant souvent à la même dualité cartésienne :

Un robot, ou une personne, est composé de deux parties : le matériel et le logiciel […]. Votre cerveau est le matériel, tandis que l’information contenue dans le cerveau est le logiciel. L’esprit […] les souvenirs, les habitudes, les opinions, les savoir-faire […] relèvent tous du logiciel16.

11 Hardware et software humains constituent donc le wetware, la machine humaine – l’homme est bien en définitive une machine, et l’a toujours été, comme l’écrivait La Mettrie en 174817. Et si l’homme, à l’instar de l’animal dans la pensée de Descartes, peut être considéré comme une machine, alors il s’ensuit logiquement, pour le transhumanisme, que l’on pourra intervenir sur le corps humain (et animal) pour y réaliser toutes les transformations souhaitées, car si l’homme est une machine, on peut donc le mécaniser encore davantage. Dans le célèbre roman Neuromancer (1984), un pirate informatique désormais incapable de se connecter au « cyberespace » a connu « la Chute. […] Le corps était de la viande. Case était tombé dans la prison de sa propre

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chair18 », renversement ironique de la Chute biblique et rapport à la « chair » correspondant à celui présenté dans Caprica.

Fig. 4 : Le dualisme corps/esprit comme enjeu sociétal majeur à Caprica

12 Pour les transhumanistes il n’existe pas de limites au progrès, puisque le corps humain lui-même représente la nouvelle « frontière », pouvant être modifié ou « amélioré », donnant naissance au posthumain. En cela ils souscrivent à la célèbre réflexion de Pic de la Mirandole :

Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines19.

13 Le transhumanisme se voit ainsi comme le digne héritier de l’humanisme historique, continuant le travail de l’évolution naturelle, ce que Michel Serres appelle le « xénodarwinisme20 », en considérant l’être humain comme un être en devenir, un « work in progress ». Le transhumanisme accepte et encourage donc toutes les modifications et les trans-formations – « l’ère du trans » est en marche, jusqu’à atteindre les formes « divines » promises par la Mirandole. Comme l’a écrit un autre célèbre transhumaniste, Marvin Minsky, les robots sont bien notre avenir… mais nous serons les robots en question21.

14 Caprica met donc en scène une décadence provoquée par la technologie. Contrairement au scénario de la série mère Galactica, les Cylons passent rapidement au second plan pour céder le devant de la scène au V-World et aux entités désincarnées qui le peuplent. La série met en scène une technologie plus contemporaine encore de la nôtre, ainsi qu’une nouvelle forme d’intelligence artificielle qui, dans la continuité des thèses transhumanistes, valide jusqu’à un certain point la dualité corps/esprit. Par ailleurs, si la religion et la spiritualité sont d’abord convoquées pour condamner ce progrès, Caprica entreprend rapidement de brouiller la donne morale de son récit.

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Les fantômes dans la machine

15 La fille de Graystone, Zoé, est tuée dans un attentat terroriste durant l’épisode pilote. Mais, en technologiste géniale, elle avait auparavant créé un avatar à son image, « Zoé- A », au sein du V-World, grâce à une méthode que de nombreux transhumanistes défendent aujourd’hui : scanner et « simuler » le cerveau d’une personne (« whole brain emulation »). Des entreprises, comme Eterni.me par exemple, proposent aujourd’hui de recueillir l’empreinte digitale d’un individu – c’est-à-dire les innombrables informations qu’une personne égrène tout au long de sa vie sur Internet et les réseaux sociaux – et de transférer cette empreinte digitale dans un avatar en ligne qui « reconstruira » ensuite la personnalité de l’individu – une forme « d’immortalité digitale22 ». Martine Rothblatt, figure de proue du transhumanisme et de la sauvegarde digitale de la personnalité d’un individu, nomme les composants fondamentaux de la personnalité des « bèmes », plus décisifs selon elle pour l’avenir de la (trans)humanité que les gènes, parce qu’ils permettraient de reconstruire la personnalité d’une personne après sa mort, comme elle l’a déjà fait pour son épouse23. « Elle [Zoé] a pris un moteur de recherche et l’a transformé en outil pour tromper la mort ! », résume un peu vite Graystone euphorique, une idée que la série Black Mirror a aussi elle aussi récemment mise en scène24.

16 Graystone décidera même d’exploiter l’idée à des fins mercantiles, commercialisant l’invention sous le nom de programme « Résurrection ». Il décrit son idée à un investisseur potentiel de la façon suivante, paraphrasant presque le site officiel d’Eterni.me : Un remède au deuil. […] Qui n’a pas perdu un être cher ? Qui ne ferait pas n’importe quoi pour le ramener ? Et si tout ce dont vous aviez besoin pour le faire était d’acheter le bon logiciel ? Ils seraient dans le monde virtuel, c’est vrai, mais vous pourriez leur rendre visite tous les jours, passer à nouveau du temps avec eux, leur dire toutes les choses que vous n’aviez pas eu le temps de leur dire. Peut-être qu’un jour nous pourrons même trouver un moyen de leur fournir un corps dans le monde réel. Ils feraient à nouveau partie de nos vies. Le médicament ultime. Pour guérir la douleur ultime. Combien cela vaut-il à votre avis25 ? 17 Graystone, dans un spot publicitaire diffusé d’abord en plein écran, comme s’il s’adressait aux spectateurs de la série, les interpelle ainsi, en regard caméra : Imaginez ne plus jamais avoir à dire au revoir aux êtres qui vous sont chers. Imginez un futur sans deuil, disponible dès aujourd’hui. Grâce, par Graystone Technologies. Parce que certains souvenirs devraient vivre éternellement26. 18 Il continue donc d’exploiter les faiblesses humaines en promettant d’éradiquer la mort : il utilise cyniquement l’imaginaire chrétien (« Résurrection », « Grâce ») et réduit le rêve à un slogan publicitaire en proposant un remède technologique « miracle ». Le spot publicitaire va jusqu’à mettre en scène un militaire mort au combat qui retrouve sa famille durant ses propres obsèques (pour un maximum de pathos), tandis que Graystone et ses acolytes discutent cyniquement des manières de toucher encore davantage le public familial. La série souligne ainsi, par cette mise en abyme de la télévision, le caractère mercantile et manipulateur d’un techno-utopisme qui se résume ici à une rhétorique publicitaire hypocrite (« imaginez un monde où… »). Elle renvoie enfin les spectateurs à leur propre statut de téléspectateurs, par l’interpellation « imaginez un monde… ».

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19 Graystone et l’autre grand protagoniste de la série, Adama (le père du futur commandant du Galactica, tout aussi sceptique que lui face au progrès technologique), abordent le sujet de l’immortalité digitale dans le pilote, sous forme de débat religieux. Graystone, qui n’a que faire des rêves de désincarnation des uns et des autres, cherche à rendre à « sa fille » une forme physique, en téléchargeant son esprit désincarné dans un corps cybernétique. Il défie donc la mort au nom de valeurs transhumanistes matérialistes et initie un débat éthique avec Adama, au prénom très biblique de Joseph (que les scénaristes prennent soin de souligner durant le débat). Ce débat auquel les téléspectateurs sont convoqués constitue une scène archétypale du cinéma de science- fiction. Aux arguments transhumanistes de l’un répondent les idées traditionnalistes de l’autre, qui s’exclame que l’idée d’un avatar intelligent et conscient fait à l’image d’une personne disparue n’est rien d’autre qu’une « abomination ». Graystone, qui dans le script du pilote lui répondait que ce n’était pas une abomination mais un « miracle27 », a besoin des services d’Adama et fait figure de tentateur, de Méphistophélès hyper- rationaliste lorsqu’il cherche à convaincre son interlocuteur, qui a perdu sa propre fille, Tamara, lors du même attentat, de vaincre la mort. Affirmant que notre personnalité n’est qu’une somme d’informations, de données traitées par le processeur naturel qu’est le cerveau mais qui pourraient tout aussi bien être téléchargées dans un véritable processeur, il demande à Joseph horrifié, « Qui sait si son âme n’a pas, elle aussi, été copiée ?28 », blasphème qui marque son appartenance à la famille des « savants-fous ». Il poursuit, empruntant cette fois la rhétorique transhumaniste et matérialiste : « Vous savez ce qu’est votre cerveau, Joseph ? Une base de données et un processeur, rien de plus. De l’information, et un système pour l’exploiter29 ». Après tout, comme le souligne aussi l’avatar de Zoé pour expliquer son existence, « le cerveau humain contient 300 giga-octets d’informations, pas tant que ça quand on y pense30 ». Les transhumanistes ne diraient pas mieux que le père et la fille Graystone, eux qui souscrivent littéralement à l’adage technologiste contemporain : « Tout est information ». 20 C’est donc au nom d’un tel réductionnisme que la conscience de Zoé peut être « recopiée » et « téléchargée » dans le V-World, puis une nouvelle copie de celle-ci copiée sur un disque et téléchargée dans le corps d’un robot, puis à nouveau « téléchargée » dans le V-World, et enfin, dans un processus apparemment infini, téléchargée dans un corps cybernétique humanoïde à la toute fin de la série. Comme l’explique Graystone, après tout, la peau, les yeux, les cheveux sont des « détails de surface », « ce qui compte est ce qui est à l’intérieur, comme on dit à nos enfants », c’est-à-dire l’esprit, la conscience « stockée » dans le cerveau. Le transhumaniste Graystone rappelle ainsi implicitement Frankenstein dans sa volonté de (re)créer la vie. En « téléchargeant », contre la volonté de celle-ci, l’esprit de sa fille décédée dans le corps d’un de ses robots (ce que le script compare explicitement à la démarche de Frankenstein31), Graystone fait du « fantôme » de sa fille sa création et créature (celle-ci décidera d’échapper à son « arrogance » pour mener à bien ses propres projets, s’enfuyant bientôt dans la réalité virtuelle). 21 Enfin, Graystone reprend à son compte l’un des grands arguments transhumanistes dans son débat avec Adama : « définissez ce qui est naturel. Mes lunettes m’aident à voir, les membres et les organes artificiels aident des millions de gens à vivre, vous pourriez difficilement les qualifier de naturels, pourtant je doute que vous les qualifiez d’abominations ». On pourrait répondre à Graystone, à la suite de

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nombreux critiques contemporains, que ces technologies sont supposées guérir, « réparer », le corps humain à la manière de prothèses, et non l’augmenter ou lui assurer une forme d’immortalité. Mais la mort n’est-elle pas, du point de vue transhumaniste, une maladie dont il faut guérir ? Graystone pose ainsi une question fondamentale, invitant le spectateur à se la poser à son tour : qu’est-ce, au final, que le « naturel » ? Comment peut-on définir cette notion lorsque l’on parle des êtres humains, et doit-on fatalement en appeler à l’argument religieux pour le définir ? On serait tenté de paraphraser un autre « savant-fou », cette fois de cinéma : puisque Dieu ou la nature a fait l’homme, tout ce que fait l’homme est donc voulu par Dieu, et est donc « naturel32 ». En posant cette question, la série commence donc dès le pilote, par l’entremise de Graystone, à compliquer le débat en déstabilisant la binarité essentialiste séparant naturel et artificiel. 22 Durant le même débat, Graystone souligne que Zoé-A « est une copie mais… c’est une copie parfaite33 ». Pour lui, la réalité et la « virtualité »34 ne peuvent ontologiquement s’opposer puisque, comme le veut selon Graystone la devise qui prévaut dans le secteur de la réalité virtuelle du futur, « une différence dont on ne perçoit pas la différence n’est pas une différence », citation intradiégétique du philosophe William James35. La réflexion recoupe en partie le célèbre test de Turing, pour qui une intelligence artificielle pourrait vraiment être considérée comme intelligente et consciente s’il était tout à fait impossible de faire la différence entre elle et un être humain. Qu’importe donc si Zoé-A est une copie artificielle, elle n’en est pas moins « intelligente » et surtout consciente, dotée des souvenirs, de la personnalité et de tout ce qui constituait sa fille, si ce n’est son corps physique. Comme la citation de James le souligne, le caractère artificiel de Zoé-A est sans importance. Mais la question même de son artificialité est interrogée : est-elle une intelligence « artificielle » créée par Zoé, ou n’est-elle pas plutôt le résultat d’un « transfert » de l’esprit de cette dernière, la reproduction à l’identique d’une intelligence « naturelle » ? Si l’on devait un jour réussir à réaliser la copie d’un esprit humain, et créer ainsi une deuxième conscience identique à la première qui serait téléchargée par exemple dans une machine – un « mindclone36 » –, aurait-on vraiment affaire à une intelligence artificielle imitant un humain, ou plutôt à une nouvelle acception du cyborg, un être naturel délivré de son corps ou copié (ou simulé ?) par la technologie37 ? S’il s’agit là d’une artificialisation du vivant, peut-on vraiment qualifier un tel être d’artificiel ? 23 La publicité pour le programme « Résurrection », aussi cynique qu’elle soit, ne ment donc (techniquement) pas, ce qui en constitue tout le danger : on pourra réellement retrouver des êtres chers… même si les avatars de ceux-ci finiront irrémédiablement par s’éloigner de leur « être-source » pour développer leur propre personnalité38. Si Graystone refuse tout d’abord de reconnaître à l’avatar une véritable personnalité et une conscience autonome (« une personne est bien plus qu’un ensemble de données39 »), il change rapidement d’avis et reconnaît une humanité à part entière à un personnage qui devient le protagoniste de la série – Zoé a bien copié sa conscience dans le monde virtuel, la série validant ainsi la dichotomie corps/esprit. La technique de copie d’une conscience a bien créé deux « fantômes dans la machine », comme le veut le titre d’un épisode, reprenant ainsi le célèbre titre d’un ouvrage du philosophe Gilbert Ryle40. L’ironie est que Ryle avait trouvé cette formule pour rejeter ce qu’il appelle le « mythe de Descartes » (c’est-à-dire, le dualisme cartésien), alors que des œuvres

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comme Caprica y souscrivent clairement (même si c’est pour critiquer, dans leur mise en abyme, l’ambition transhumaniste41). 24 De fait, l’avatar, après avoir été « scanné », développe progressivement ses propres expériences, ses propres souvenirs, donc sa propre personnalité (« Je n’ai pas l’impression de n’être qu’une copie42 »). La saison peut alors se lire comme la lente individualisation et humanisation de Zoé-A, passant d’écho spectral de Zoé (mystérieusement recouverte de sang après la mort de cette dernière, elle doutera ensuite de sa propre existence) à un individu à part entière (elle finit par comprendre sa « raison d’être » dans le dernier épisode). La série pose donc, à la suite des transhumanistes, la question de l’artificialité – où s’arrête le naturel et où commence l’artificiel (ou inversement dans le cas de Zoé-A) ? Et comment définir ces deux notions ? 25 Du pilote qui met l’accent sur la décadence sociale et l’hubris transhumaniste du « capitaliste fou », la série évolue ainsi vers une représentation plus inattendue de cette nouvelle technologie en examinant la création et l’évolution de Zoé-A, progressivement caractérisée comme un être à part entière et véritable héroïne de la série. Cette dernière va encore davantage compliquer les termes du débat en représentant les religieux intradiégétiques comme les plus fervents technologistes de Caprica.

L’apothéose technologique

26 Si Graystone développe ses inventions à des fins purement commerciales, sa fille Zoé a des objectifs bien différents en tête. Graystone crée une simulation ludique grâce au holoband, mais Zoé parvient à créer une IA, son avatar, afin de transformer le V-World : Zoé-A représente la Singularité, qui peut apparaître comme le véritable thème de la série. Zoé, qui est aussi une hackeuse, veut notamment transformer « New Cap City », où règnent le chaos, la violence et la criminalité, en un lieu utopique où la technologie pourra vraiment se faire libératrice. Elle crée donc Zoé-A, présentée pour la première fois dans une église (ou chapelle) qui est l’antithèse de la boîte de nuit décadente, et qui est censée purifier le V-World. Après la mort de Zoé, Zoé-A, avec l’aide de Tamara-A, veut à son tour purifier la réalité virtuelle et l’ensemble de la société. Elle représente donc une acception de la technologie et de ses promesses à l’opposé de celles de son « père ». Le soap opera dont se réclame Caprica met ainsi en scène sous forme de conflit familial l’opposition contemporaine entre utilisations de la technologie – commerciale et militaire d’un côté, subversive de l’autre.

27 Zoé agit aussi au nom de ses propres croyances religieuses. Caprica est une société polythéiste qui vénère le panthéon gréco-romain ; certains accusent ce monde « païen » de décadence. Les orgies et les sacrifices du « V-Club » sont par exemple conduits au nom d’Hécate, « déesse des Enfers », tandis que des combats de gladiateurs ont également lieu dans le V-World (« Things We Lock Away », S01E12). Zoé, elle, croit en un Dieu unique, de même qu’un groupuscule monothéiste fondamentaliste appelé les « Soldats de l’Unique » (« Soldiers of The One »). La série renvoie donc à la naissance du christianisme sous l’Empire romain, tout en la réécrivant : cette « secte », comme la définissent les autorités, n’est pas montrée comme victime d’une répression religieuse, mais comme responsable des attentats à la bombe commis à Caprica City – dans le pilote de la série, un kamikaze se fait exploser dans le métro au nom de ce Dieu (dit « One True God »).

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28 Or, cette secte, loin de dénoncer la technologie, les holobands et le monde virtuel du V- World, décide au contraire de les embrasser et de les incorporer à sa foi. Le téléchargement de l’esprit (« mind uploading ») inventé par Zoé, ainsi que le V-World, permettront de créer un autre monde – virtuel mais existant bel et bien –, un Paradis où les « martyrs » de la foi (les kamikazes), et bientôt l’ensemble des croyants, deviendront comme des Dieux puisqu’immortels, vivant dans le confort et l’aisance éternelle. Plutôt que de s’immerger provisoirement dans un environnement virtuel, les êtres humains pourront définitivement abandonner leur corps et transférer leur esprit dans une réalité virtuelle qui pourra leur offrir une forme de béatitude. Le nom du programme informatique censé les amener dans cette utopie virtuelle, Apothéose (« Apotheosis »), dit bien les choses : ces chrétiens fondamentalistes veulent utiliser la technologie pour atteindre la forme « divine » que promettait La Mirandole et à laquelle rêvent les transhumanistes. L’une des leaders du groupe, Sœur Clarice, ayant démontré ce que peut cette technologie, en vante ainsi les mérites, décrivant le transfert de l’esprit des croyants vers ce paradis virtuel : Imaginez un monde dans lequel la mort a été conquise. Dans lequel la vie éternelle n’est pas juste un rêve mais une réalité, […], une vie éternelle dans un paradis virtuel que nous avons construit43. 29 « Imaginez un monde… » : Clarice retrouve les termes mêmes de Graystone pour charmer son auditoire, faisant miroiter un avenir radieux grâce à la technologie qu’elle a dérobée au scientifique. Quoiqu’antagonistes (Graystone parviendra dans le dernier épisode à contrecarrer les plans terroristes de la secte de Clarice), ils partagent le même rêve techno-utopique, dont ils se servent pareillement pour manipuler les foules. Un membre de son auditoire souligne d’ailleurs malicieusement à quel point Clarice excelle dans l’art de la rhétorique publicitaire. L’utopisme est donc à nouveau présenté comme un mode de discours « vendeur » qui peut servir les desseins les plus mercantiles ou les plus meurtriers.

Fig. 5 : Le Paradis virtuel créé par Sœur Clarice

30 L’immortalité telle que conçue par les transhumanistes n’est pas foncièrement différente des croyances religieuses, dit en substance la série, et religion et science peuvent être réconciliées. Clarice poursuit : Nous vivons une ère remarquable. Les mythes et les mystères ont été remplacés par la raison et la science. Je vous offre une religion qui élimine la nécessité de croire.

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Une religion de certitude, qui reflète le merveilleux de tout ce que nous avons créé 44. 31 Religion et technologie pourront donc faire bon ménage, et ce n’est pas tant à se rapprocher de Dieu que travaillent les « Soldiers of the One » qu’à transformer leurs membres en divinités, ce qui, comme l’explique le personnage, garantira le triomphe de leur religion dans les douze colonies. Merveilleux instrument de marketing religieux donc, qui prend le contre-pied des fêtes païennes orgiaques mais participe de la même entreprise que les nihilistes du V-Club ou les actionnaires de Graystone Industries : créer, grâce à la technologie, le monde virtuel parfait, libérateur ou hyper-rentable, anarchique ou « paradisiaque »… tout en servant les intérêts de ses initiateurs (Graystone veut s’enrichir et ramener sa fille d’entre les morts, Clarice veut des statues à son image). Le danger technologiste n’est pas donc tant qu’il pourrait mener à des conséquences inattendues (la révolte des machines) mais à des conséquences prévisibles.

32 L’ironie dramatique qui plane sur ce récit est l’apocalypse qui résultera de cette ambition, la Chute originelle. L’avatar de Zoé, ainsi que celui de Tamara, qui habitent désormais le V-World, découvrent progressivement leurs pouvoirs au sein de ce monde dont elles peuvent contrôler les lois physiques à l’inverse des autres utilisateurs – deux « divinités » ont bien été créées et comme le crie Zoé-A, dans le dernier épisode, « Dieu c’est moi !45 ». Elle finira par s’opposer au plan des « Soldiers of the One », comprenant le risque que représente le discours utopiste : Si les gens savent qu’ils vont aller au Paradis quoi qu’il arrive, ils vont perdre le contrôle qu’ils ont sur eux-mêmes. […] Le monde réel va se transformer en jeu. Ça sera comme à New Cap City, les gens vont tuer, violer, détruire46. 33 Le rêve de l’apothéose virtuelle se transformera donc en cauchemar, les comportements humains s’alignant sur ceux que l’on peut trouver sur Internet et dans les jeux-vidéo. La divinité Zoé-A, plus fidèle au dogme chrétien que Sœur Clarice (le Paradis est supposé se mériter et non se monnayer) détruit donc ce Paradis artificiel, mais les deux fantômes dans la machine « hantent » toujours les circuits. Surtout, Zoé- A, d’instrument de Zoé, est devenue agent libre, réalisant ses propres choix éthiques. L’« intelligence artificielle » qui doutait de sa propre identité (« Rebirth », S01E02) détruit ainsi les rêves techno-utopistes de Clarice et s’oppose au projet qui est pourtant à son origine, compliquant encore un peu plus la représentation initiale.

34 Un discours comme celui véhiculé par la série rejoint donc les analyses qui décèlent un caractère religieux, mystique ou spirituel dans le rêve techno-utopiste contemporain. Erik Davis, dans son ouvrage TechGnosis, met en exergue le parallèle entre ce rêve et les aspirations gnostiques, c’est-à-dire un ensemble de croyances du début de l’ère chrétienne qu’on rassemble sous le terme de « gnosticisme ». Pour les gnostiques, le monde physique a été créé imparfait par un démiurge maléfique ou incompétent, tel le « malin génie » cartésien, et le but est d’échapper à cette pseudo-réalité pour atteindre la connaissance et se libérer du monde matériel inférieur. Le corps est le reflet de cette réalité physique repoussante, caractérisée par la souffrance et l’ignorance, tandis que l’esprit constitue l’étincelle divine de l’individu, et son espoir de transcender la réalité quotidienne. La Chute du jardin d’Éden n’est pas le drame originel mais le premier acte de libération d’un individu qui accède à un début de connaissance et de lucidité. Davis met en parallèle ces croyances, qui n’ont jamais tout à fait disparu de l’imaginaire occidental, et les utopies technologiques comme celle des transhumanistes, soulignant

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les nombreux points de recoupement entre elles. C’est pourquoi il nomme « cyborg spirituel » la manifestation contemporaine de ce désir multiséculaire de s’élever au- dessus des limites du monde physique grâce à une fusion entre l’esprit et la machine47. Un film récent, Transcendence (Wally Pfister, 2014) voyait aussi son propre technologiste décider de renommer la Singularité : « Certains l’appellent la Singularité. Je préfère l’appeler ‘Transcendance’48 ». 35 L’ironie dans la série consiste enfin à voir la « divinité » qu’est Zoé-A renoncer à son statut pour rejoindre le monde réel, dans la toute dernière scène de la série. Mais, dans une ironie dramatique, le montage-séquence de quatre minutes et demie qui clôt la série, intitulé « The Shape of Things to Come » (référence ambivalente au roman à la fois dystopique et utopique de H.G. Wells) et situé cinq ans années plus tard49, nous laisse apercevoir le futur proche. « Jetons un coup d’œil au futur », propose un journaliste qui interviewe Graystone, nous ramenant une nouvelle fois à notre statut de téléspectateurs, occupés à visionner un « reportage » sur notre propre futur. Les propos de Graystone, presque en excipit de la série, sont lourds d’ironie. Il se félicite de voir ses robots de plus en plus intégrés à la société, où ils constituent une nouvelle classe servile : Je pense que les gens sont suffisamment intelligents pour se rendre compte que, si utiles qu’ils soient, les Cylons sont juste des instruments, rien de plus, et que d’oublier cela, de brouiller la distinction entre hommes et machines, et de leur attribuer des qualités humaines, c’est de la folie50. 36 Graystone dit cela alors que Zoé-A le regarde à la télévision, lovée dans les bras de sa mère au sein du V-World, et qu’une scène suivante le montrera en train de « ressusciter » sa fille en téléchargeant l’esprit de cette dernière dans un corps humanoïde – lui-même ne croit donc pas à ce qu’il dit. C’est en raison de leur insupportable condition servile que les Cylons, qui sont bel et bien conscients, se rebelleront contre l’humanité, comme le savent les spectateurs qui ont vu Battlestar Galactica et qui savent qu’il faudrait plutôt reconnaître aux machines leur « humanité », comme Graystone l’a déjà fait pour Zoé-A, et les traiter en conséquence, pour éviter l’apocalypse à venir. De fait, les Cylons, comme nous le montre la suite du montage, ont rejoint la foi monothéiste de Clarice, et vénèrent un Dieu qui leur reconnaît le statut d’êtres conscients et libres, eux les nouveaux esclaves de cet Empire « décadent ». Leur propre spiritualité leur fournira ainsi, comme le suggère l’épisode, l’argument pour se révolter contre leurs créateurs. Enfin, Clarice, devenue la grande prêtresse des machines, « prophétise », durant son sermon aux robots, l’arrivée prochaine du Messie (« Je vais parler maintenant de quelqu’un qui vous apportera la liberté »), tandis que le travelling latéral sur les robots installés sur les bancs de l’église s’arrête au même moment pour faire le point sur Zoé-A qui sourit (sans que l’on sache si c’est un sourire de connivence ou un sourire ironique).

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Fig. 6 : Clarice prêchant la bonne parole aux robots

37 La série suggère ainsi que Zoé sera bien, malgré tout (et à travers elle, son père également), l’instrument (involontaire ?) de l’apocalypse à venir, la série se concluant par le plan de la planète Caprica qui l’avait ouverte. Dans une dernière mise en abyme, les spectateurs pourront voir dans Caprica une image de notre Terre.

Conclusion

38 Sans surprise, les transhumanistes se sont beaucoup intéressés à Caprica, y décelant leurs propres préoccupations ainsi qu’un traitement bienveillant de celles-ci. Plusieurs d’entre eux, comme Raymond Kurtzweil ou Martine Rothblatt, ont participé à des ateliers organisés dans le cadre de la diffusion du pilote de la série51. Certains y voient un traitement respectueux et intelligent des idées transhumanistes, puisque des intelligences « artificielles » peuvent être créées, que le dualisme corps/esprit y est validé et que les avatars Zoé-A et Tamara-A sont représentées de manière bienveillante. D’autres, au contraire, comme la revue conservatrice américaine National Review, y décèlent un avertissement contre ces mêmes idéaux transhumanistes52. Mais au-delà de l’ambiguïté de la série quant à la réalité virtuelle, l’intelligence artificielle et l’immortalité digitale, Caprica réussit surtout à s’emparer des thématiques transhumanistes pour problématiser le rapport de ces derniers, et des technologistes en général, aux technologies mélioratives. Elle souligne le caractère « spirituel » que peut revêtir le progrès technologique ou la Singularité, et illustre à quel point la dualité cartésienne peut être répandue et validée dans la culture populaire53. Annulée au bout de dix-huit épisodes, Caprica n’a pas pu continuer à explorer ces sujets et à développer son discours, mais elle a su amplifier le discours religieux de Battlestar Galactica et le déplacer vers le domaine de la spiritualité technologiste et transhumaniste. Elle a ainsi

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su problématiser une acception, à la fois très ancienne et très contemporaine, de la sublimation de l’être humain, des motivations (utopistes, mercantiles et/ou « spirituelles ») qui la sous-tendent, et des conséquences à la fois utopiques et apocalyptiques qui en découlent. Dépassant le topos qui oppose être humain et machine, Caprica invite à une réflexion plus fine sur les motivations profondes de la philosophie transhumaniste, et montre que cette dernière, toute futuriste qu’elle soit, relève d’une histoire déjà très ancienne.

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1. Isaac Asimov, « Robots I have Known », Robot Visions, New York, Penguin Putnam, 1991, p. 409. 2. Manfred E. Clynes, Nathan S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, septembre 1960, disponible en ligne : http://web.mit.edu/digitalapollo/Documents/Chapter1/cyborgs.pdf, consulté le 10/07/2015. 3. L’idée de se rapprocher d’un soap opera était aussi censé permettre à la chaîne d’attirer un public plus large et surtout plus féminin vers l’univers Galactica, http:// latimesblogs.latimes.com/showtracker/2010/02/caprica-ron-moore.html, 6 février 2010, http:// www.forbes.com/2009/12/01/syfy-battlestar-galactica-business-entertainment-caprica.html, 12 janvier 2009, consultés le 05/08/2015.

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4. Rémi Aubuchon, « What the Frak is Caprica? », bonus DVD, Caprica, l’intégrale de la série, Universal, 2009. 5. Caprica était par ailleurs un projet pré-existant, soumis au studio Universal par Rémi Aubuchon, avant d’être retravaillée pour intégrer l’hyper-diégèse Galactica ( http:// www.denofgeek.com/tv/battlestar-galactica/20401/ronald-d-moore-interview-caprica- battlestar-galactica-virtuality-and-more, consulté le 10/08/2015). 6. « Commercialism, decadence, technology run amok… Remind you of anything? », « Daybreak, Part 1 & 2 », 1:33:00. 7. La série s’inspire de l’esthétique du film noir popularisée en science-fiction par des films comme Alphaville (Jean-Luc Godard, 1965), Blade Runner (Ridley Scott, 1982) et surtout Gattaca (Andrew Niccol, 1997) : personnages habillés à la façon des années 1950, roulant en Citroën DS, etc. Plus encore que Galactica, la série cherche à s’abstraire d’une esthétique futuriste trop exotique et défamiliarisante, à brouiller un peu plus les repères spatiaux et temporels, et à supprimer les aspects les plus génériques et clivants de la science-fiction traditionnelle. 8. Dave Howe, président de la chaîne, décrivant Caprica, http://www.newsarama.com/1645-sci-fi- greenlights-caprica-series.html, consulté le 15/08/2015. 9. « It’s about a society that’s running out of control with a wild-eyed glint in its eye », http:// variety.com/2009/tv/features/caprica-aims-for-broader-demo-1117998604/, consulté le 01/07/2015. 10. François Gabriel Roussel, « Culture des métavers et culture académique. Quelles interactions ? », Communications, 33:1, 2015, en ligne (http://communication.revues.org/5227), consulté le 10/08/2015. 11. « No limits, that’s the motto », S01E01, 41:00. 12. Film qui s’ouvrait, lui aussi, sur la vision d’une boîte de nuit décadente. 13. Cf. par exemple Gamer (Mark Neveldine, Brian Taylor, 2009), ainsi que Surrogates (Jonathan Mostow, 2009), qui mettent en scène une décadence morale très similaire, et utilisent de même la boîte de nuit décadente comme métonymie de l’anarchie menaçante. 14. Le cataclysme qui ouvre Galactica (le « Jour du Châtiment », dira un personnage) n’en est alors que l’épilogue. Le dernier épisode de Caprica annonce ce « jugement dernier » par la prophétie « The Day of Reckoning is coming » (« Apotheosis », S01E18, 40:00). 15. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », Luc 23:34. 16. « A robot, or a person, has two parts: hardware and software. The hardware is the actual physical material involved, and the software is the pattern in which the material is arranged. Your brain is hardware, but the information in the brain is software. The mind […] memories, habits, opinions, skills […] is all software », Rudy Rucker, The Ware Tetralogy: Software, Prime Books, 2010 [1982], édition pdf, p. 111. 17. Julien Offroy de La Mettrie, L’Homme-machine, Paris : Denoël/Gonthier, 1981. 18. « For Case, who’d lived for the bodiless exultation of cyberspace, it was the Fall. […] The body was meat. Case fell into the prison of his own flesh », William Gibson, Neuromancer, Londres, HarperCollins, 1995 [1984], p. 12. 19. De la Dignité de l’homme, 1486, http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pictrad.html, consulté le 01/08/2015. 20. Michel Serres, « Le temps humain : de l’évolution créatrice au créateur d’évolution », P. Picq, M. Serres, J-D. Vincent, Qu’est-ce que l’humain ?, Paris, Le Pommier, 2008, p. 88. 21. Marvin Minsky, « Will Robots Inherit the Earth? », Scientific American, octobre 1994, http:// web.media.mit.edu/~minsky/papers/sciam.inherit.html, consulté le 01/08/2015. 22. http://eterni.me/, http://www.livescience.com/37499-immortality-by-2045-conference.html, consultés le 10/08/2015. 23. « On Genes, Memes, Bemes, and Conscious Things », in The Journal of Personal Cyberconsciousness, 1:4, 2006, http://www.terasemjournals.com/PCJournal/PC0104/

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rothblatt_04a.html ; http://www.parismatch.com/Actu/Environnement/Martine-Rothblatt- transgenre-et-transhumaniste-648558, consultés le 10/07/2015 24. « She took a search engine and turned it into a way to cheat death! », S01E01, 59:00. http:// www.bbc.com/future/story/20150122-the-secret-to-immortality, consulté le 13/07/2015. L’épisode de Black Mirror est intitulé « Be Right Back », S02E01 (2013). 25. « A cure for human grief. […] Who hasn’t lost someone that they loved? Who wouldn’t do anything possible to bring that loved one back? Well, what if all I had to do was buy the right piece of software that would recreate them? They’d be in the virtual world, yes, but you could visit them every day, talk to them, spend time with them again, say the things that you’d always wished you’d said. Maybe ultimately we can even find a way to get them bodies in the real world. They would be a part of our lives once more. The ultimate drug. To heal the ultimate pain. What do you think that’s worth to someone? », « End of Line », S01E10, 10:00. 26. « Imagine never having to say goodbye to your loved ones again. Imagine a future without loss, brought to you today. ‘Grace’, by Graystone. Because some memories should live forever », « False Labor », S01E13, 08:00. 27. Remi Aubuchon, Ronald D. Moore, Caprica, cinquième version, 28 septembre 2006, p. 97. 28. « Who’s to say her soul wasn’t copied too? », S01E01, 59:53. 29. « You know what your brain is, Joseph? It’s a database and a processor, that’s all. Information, and a way to use it », S01E01, 59:15. 30. « The human brain contains roughly 300 GB of information. Not much when you get right down to it », S01E01, 44:52. Personne ne sait vraiment quelle quantité d’informations le cerveau humain est capable d’emmagasiner, ni même si une telle analogie informatique est valide, mais les estimations sont en général beaucoup plus importantes. 31. Aubuchon, Moore, Caprica, p. 102. 32. Robert De Niro dans Godsend (Nick Hamm, 2004), DVD, Metropolitan, 28:00. 33. « She’s a copy, but… she’s a perfect copy », S01E01, 59:34. 34. Pour reprendre le titre d’une série créée l’année précédente (2009) par Ron Moore (seul le pilote a été produit) et qui s’intéressait également aux rapports entre réel et virtuel. 35. « There’s an axiom in my business: A difference that makes no difference is no difference », S01E01, 59:40. C. Doyle, W. Mieder, F. Shapiro, The Dictionary of Modern Proverbs, New Haven, Yale University Press, 2012, édition kindle, entrée « A difference that makes no difference is no difference ». 36. http://hplusmagazine.com/2015/01/15/mindclones-social-media-new-research-stanford- suggests-feasibility/, consulté le 10/07/2015. 37. Le thème, s’il est très contemporain, n’est pas tout à fait nouveau en science-fiction. Un des romans les plus aboutis sur le sujet est Permutation City (La Cité des Permutants), de Greg Egan, Londres, Orion, 1994. 38. En cela Caprica s’éloigne de la représentation proposée par Black Mirror, qui montrait qu’en définitive il était impossible de recopier tous les éléments qui fondent la personnalité. 39. « A person is much more than just a bunch of usable data », S01E01, 47:00. 40. Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Londres, Routledge, 1949. Le terme est devenu très populaire depuis en science-fiction. 41. Gilbert Ryle, The Concept of Mind,, 1-14. 42. « I don’t feel like a copy », S01E01, 47:00. 43. « Imagine a world in which death has been conquered. In which eternal life is not just a dream, but a reality. […] Only they will savor a life everlasting in a virtual heaven that we have built », « Unvanquished », S01E10, 6:30. 44. « We live in a remarkable era. Myth and mystery have been replaced by reason, science. I offer you a religion that removes the need for faith. A religion of certainty that reflects the wonder of all we have created », « Unvanquished », S01E10, 07:25.

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45. « Apotheosis », S01E18 ; 35:00. 46. « Apotheosis », S01E18, 33:50. 47. Erick Davis, TechGnosis, New York, Harmony Books, 1998, p. 92-195. 48. Transcendence (Wally Pfister, 2014), Warner Bros., DVD, 10:13. 49. Chronologie donnée par un des producteurs exécutifs, Kevin Murphy, dans le commentaire audio de l’épisode. 50. « Well, I think people are smart enough to realize that, as useful as they are, Cylons are simply tools, nothing more, and to forget that, to blur the distinction between man and machine, and to attribute human qualities, is folly », « Apotheosis », S01E18, 37:40. 51. http://ieet.org/index.php/IEET/more/3202/, http://hplusmagazine.com/2010/01/19/ caprica-birth-cylons/; http://humanityplus.org/2009/08/woodstockff09/, consultés le 20/07/2015. 52. http://www.nationalreview.com/human-exceptionalism/325209/surrogates-and-caprica- splendid-sci-fi-warnings-against-transhumanism, consulté le 20/07/2015. 53. Je me permets de renvoyer ici à mon propre travail de thèse, L’utopisme technologique dans la science-fiction hollywoodienne, 1982-2010 : transhumanisme, posthumanité et le rêve de « l’homme- machine », 2011, disponible en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/779615/ filename/20686_ACHOUCHE_2011_archivage.pdf.

RÉSUMÉS

Cet article étudie la série de science-fiction Caprica sous l’angle des utopismes technologiques qui y sont représentés. Il examine plus particulièrement la conception mécaniste et dualiste du corps et de la conscience telle que représentée dans la série, qui imagine la naissance d’une intelligence artificielle d’un nouveau type et explore le rêve de l’immortalité digitale. La série souligne ainsi l’importance de l’aspiration spirituelle et du gnosticisme dans les techno-utopismes en général et dans le transhumanisme en particulier, s’éloignant progressivement des termes traditionnels du débat opposant le naturel à l’artificiel ou le matérialisme au spirituel.

This article examines the science-fiction TV show Caprica from the perspective of the technological utopianisms that are represented in the series. It explores the mechanistic and dualistic conception of the body/mind relationship as represented in the series, conveyed through the creation of a new kind of artificial intelligence and the dream of digital immortality through mind uploading or copying. Finally, the show emphasizes how spiritual aspirations related to Gnosticism underpin techno-utopianism as a whole and transhumanism in particular, gradually distancing itself from the traditional debate of natural vs. artificial or materialism vs. spirituality.

INDEX

Keywords : Caprica, Battlestar Galactica, transhumanism, posthumanity, utopia, dystopia, AI, robot, cyborg, Singularity. Mots-clés : Caprica, Battlestar Galactica, transhumanisme, posthumanité, utopie, dystopie, IA, robot, cyborg, Singularité

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L’imaginaire apocalyptique et son réinvestissement dans Battlestar Galactica de Ronald D. Moore: du piège des prophéties à la quête de liberté

Marie-Lucie Bougon

1 L’imaginaire apocalyptique / post-apocalyptique est bien connu de la science-fiction, et a, dès les débuts du genre, été réinvesti par les œuvres romanesques et par leurs fréquentes adaptations cinématographiques. Ces dernières années, pourtant, c’est dans les productions télévisuelles qu’il s’est fait le plus fécond : comme l’écrivait Alex Nikolavitch en 2012 : « l’apocalypse sera télévisée1. » Une recrudescence de séries se déroulant pendant ou après un important cataclysme a récemment pu être constatée sur les écrans. Explosions nucléaires, invasions extraterrestres, attaques de zombies, catastrophes naturelles, pandémies... Les possibilités sont nombreuses, mais offrent souvent des lignes scénaristiques similaires : le spectateur suit un petit groupe humain dans sa quête de survie, voire dans la réorganisation d’une société nouvelle, au sein d’un univers hostile dans lesquelles les lois du monde civilisé ont été abolies. On pourra mentionner, pour ne citer que les plus récentes, Falling Skies, produite par Steven Spielberg et diffusée sur la chaîne TNT de juin 2011 à août 2015, qui a pour thème une invasion extraterrestre particulièrement destructrice, The Walking Dead , créée par Frank Darabont et Robert Kirkman, diffusée sur AMC depuis octobre 2010, récit d’une apocalypse zombie, Revolution, réalisée par Eric Kripke (NBC, septembre 2012-mai 2014), qui s’inspire de Ravage de Barjavel, ou encore The 100 de Jason Rothenberg (sur CW depuis mars 2014), tirée du roman éponyme de Kass Morgan, qui présente une humanité exilée dans l’espace après une guerre nucléaire. En commençant par le génocide déclenché par les Cylons contre les humains, Battlestar Galactica s’inscrivait déjà dans cette lignée, son récit se concentrant sur les survivants de l’humanité après le cataclysme.

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2 Cette rencontre entre les récits apocalyptiques et la science-fiction n’a rien de surprenant, dans la mesure où les deux genres relèvent du registre prophétique. A l’instar des rédacteurs des apocalypses sacrées, les auteurs et scénaristes de science- fiction construisent des futurs possibles. Cependant, il s’agit la plupart du temps de projections fondées sur l’exercice de la raison : le ou la scénariste réfléchit le plus souvent aux dérives potentielles d’une technologie (comme le clonage dans Orphan Black, série créée par Graeme Manson et John Fawcett, diffusée sur Space depuis mars 2013) ou à l’explosion d’un modèle social et ses conséquences logiques (The Walking Dead, Revolution…), au lieu de proposer une révélation de l’ordre du divin sur l’avenir de l’humanité. 3 C’est justement en cela que Battlestar Galactica de Ronald D. Moore (Syfy, 2003-2009) s’avère résolument différente des autres productions télévisuelles: l’univers développé par la série ne repose pas tant sur des postulats scientifiques ou fictionnels raisonnables que sur le jeu des prédictions, des oracles et des interrogations concernant la foi. Bien que la science et la raison sachent y trouver leur place, la série plonge souvent les téléspectateurs dans le pur domaine du sacré. Elle dépasse, ce faisant, le simple récit de survivance après un cataclysme et apporte une solution nouvelle au désastre annoncé de la fin des temps. 4 Il convient de préciser ici que les apocalypses constituent un corpus très divers : si l’on connaît surtout le texte attribué à saint Jean, intégré au Nouveau Testament canonique, il existe une multiplicité de récits d’ordre apocalyptique, ne serait-ce qu’au sein de la Bible : le Déluge, bien entendu, ou encore les écrits d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel, de Daniel, de Joël, de Zacharie et de Sophonie, qui annoncent l’heure du jugement, le moment où Dieu descendra sur la Terre pour en chasser les impurs. De nombreux textes apocryphes judéo-chrétiens viennent s’ajouter à cette liste, comme l’apocalypse d’Esdras, et l’on trouve aussi plusieurs passages aux enjeux similaires dans le Coran (on peut citer, par exemple, les sourates 21, 41, 44 ou encore 84). Il existe également des récits apocalyptiques européens (comme les Prophetiae Merlini de Geoffroy de Monmouth ou le mythe scandinave du Ragnarök) et asiatiques (le mappō de la tradition bouddhiste.) C’est cependant le corpus judéo-chrétien qui est le plus souvent réinvesti par la série de Ronald D. Moore, et les références bibliques ne cessent de se tisser au fil des épisodes de Battlestar Galactica, donnant à l’œuvre une véritable dimension théologique.

Un jeu d’échos

5 C’est, tout d’abord, grâce à un réseau de choix esthétiques que Battlestar Galactica se présente comme une apocalypse rénovée. De nombreuses références visuelles et symboliques aux textes sacrés s’échelonnent au fil des épisodes, permettant à la série, comme le remarque justement Sylvaine Bataille, d’établir un « équilibre entre étrangeté et familiarité2. » Dès l’épisode pilote, l’attaque nucléaire qui décime les Douze Colonies, montrée à grands renforts d’effets spéciaux, rejoint la dimension spectaculaire du texte de saint Jean : séismes, grêle, pluie de feu, paysages calcinés… La scène s’avère très fidèle au récit d’origine en ce qui concerne le déroulement du cataclysme. Le nuage atomique noircit la clarté du jour, les végétaux sont consumés, le déferlement des bombes s’apparente aux chutes d’étoiles ardentes du texte biblique, les effets néfastes des radiations rappellent les eaux empoisonnées. La destruction d’une

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grande partie des vaisseaux de la flotte, désactivés mystérieusement à l’approche des Cylons, se fait l’écho des navires engloutis mentionnés par saint Jean au moment de l’ouverture du septième sceau3 (les sagas de science-fiction associent en effet les vaisseaux spatiaux à une forme de nouvelle marine militaire – on pense notamment aux nombreux amiraux qui interviennent dans Star Wars.) Les références sont nombreuses et l’impact visuel s’avère particulièrement violent, notamment dans la scène où deux lieutenants de la flotte, Helo et Boomer, s’arrêtent un moment sur Caprica en plein désastre : l’écran se trouve saturé de champignons atomiques et de luminosité crépusculaire, d’un orange peu naturel. La réplique du copilote, Helo, est d’ailleurs sans équivoque : « Regarde ces nuages, Sharon, regarde ces nuages et dis-moi que ce n’est pas la fin de tout4». Certes, la guerre technologique a remplacé l’accumulation des catastrophes naturelles, mais le cataclysme du récit apocalyptique est bien visuellement présent.

6 Le jeu symbolique se poursuit avec l’apparition de nouveaux tourments envoyés aux Coloniaux : on pense, en particulier, aux centurions cylons, dont le corps métallique puissant aux doigts fins rappelle d’étranges insectes, et évoque ainsi les sauterelles aux visages d’homme et aux cuirasses de fer décrites par le prophète5. Quant aux chasseurs cylons, vaisseaux de guerre légers et extrêmement meurtriers, ils présentent d’indubitables similitudes graphiques avec la Bête de l’Apocalypse, toujours décrite comme cornue et monstrueuse. Chez saint Jean, cette Bête est dépeinte comme ayant sept têtes et dix cornes, et dans la plupart des textes apocryphes juifs et chrétiens, elle est associée au bouc. Dans les prophéties de Daniel, deux animaux cornus, le bouc et le bélier, représentent respectivement des rois qui persécuteront les justes6. Pour les Scandinaves, c’est le dieu Fenrir qui tient le rôle de la Bête, un loup terrifiant aux yeux écarlates. Observons les similitudes qui existent entre ces descriptions diverses de la Bête et les vaisseaux cylons cornus au regard rougeoyant. 7 Une autre figure importante des apocalypses sacrées trouve également son double dans Battlestar Galactica : la grande prostituée décrite par saint Jean comme une femme habillée de pourpre, portant sur son front le nom de la cité corrompue de Babylone. Impossible de ne pas retrouver, dans cette description, le modèle n°6 qui apparaît, dès la première scène du pilote, vêtue de son emblématique robe rouge, telle une femme fatale, une « vamp » venue offrir un baiser annonciateur de mort. Son rôle dans la série, toujours associé à la séduction, permet également de faire ce rapprochement. Le cas de Caprica 6, premier individu apparu chez les Cylons, présente des caractéristiques intéressantes : en se rebellant contre les siens, elle peut représenter, pour son peuple, la grande prostituée, celle qui incarne l’ennemi et toutes ses valeurs impures. Renommée d’après la capitale des Colonies, elle porte, elle aussi, le nom de la civilisation corrompue. Ces divers choix esthétiques, évoquant de façon indirecte le texte bien connu de saint Jean, permettent d’instaurer une impression de « déjà-vu » chez les téléspectateurs en rappelant insidieusement des images bibliques au sein d’un univers pourtant résolument moderne. 8 Cette impression de « familiarité légèrement distordue7 » entretenue par le réseau référentiel tend peu à peu vers une dramatisation à travers la prépondérance des chiffres. L’apocalypse de saint Jean et les apocryphes accordent une grande importance à des nombres récurrents : sept églises d’Asie, sept sceaux, quatre cavaliers, quatre anges, douze tribus d’Israël, cent-quarante-mille justes sauvés, etc. Battlestar Galactica joue également avec une succession de chiffres symboliques : les Douze Colonies,

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correspondant aux douze signes du zodiaque, s’opposent aux douze modèles cylons ; la présidente Roslin reçoit la vision de douze serpents : on retrouve ici les douze tribus d’Israël. Autre chiffre d’importance : celui des quatre cavaliers de l’Apocalypse, que rappellent les fameux final five (qui ne sont, avant la réapparition d’Ellen, qu’au nombre de quatre.) Les final five sont d’ailleurs ceux qui ont choisi d’exterminer les Colonies : tout comme les cavaliers, ils sont des instruments de destruction, chargés d’éliminer les impurs. Jusqu’ici, les chiffres ne semblent représenter qu’un élément esthétique supplémentaire destiné à entretenir l’impression de familiarité analysée par Sylvaine Bataille. Mais la série joue plus intelligemment sur ces nombres symboliques par l’intermédiaire du personnage de , qui entretient une véritable obsession pour le nombre précis des survivants de la flotte, tout d’abord au nombre de 50 298 (moins que les 140 000 justes sauvés dans le récit de saint Jean.) Ce nombre est en constante évolution au cours de la série, et on le voit d’ailleurs décroître, au fil des épisodes, sur le tableau blanc de la présidente, comme une sorte de compte à rebours vers le néant, vers la disparition de l’humanité. Cette décroissance progressive tend à mettre en place une illusion de temps réel, comme si l’espèce humaine s’éteignait à petit feu, sous le regard captif des téléspectateurs. Plus qu’un simple jeu d’échos, il s’agit ici d’une montée en intensité, d’une progression dramatique mêlant le sacré à la fiction.

Une apocalypse moderne aux peurs revisitées

9 Au-delà de ces faisceaux de références, la série télévisée de Ronald D. Moore développe un récit apocalyptique entièrement renouvelé à la lumière des préoccupations contemporaines. Le texte de saint Jean proposait en effet une énumération conséquente des peurs des hommes des temps anciens, relevant souvent des catastrophes naturelles : incendies, séismes, tempêtes maritimes, invasions de sauterelles, orages violents ou maladies mortelles. Battlestar Galactica, produit du XXIe siècle, s’empare de frayeurs plus modernes, et souvent inspirées par les événements tragiques de l’histoire récente, et en particulier de la seconde guerre mondiale : dès l’épisode pilote, comme on l’a vu, les spectateurs sont confrontés à la violence d’un génocide. Convaincus de leur suprématie, les Cylons dédaignent les messages de paix et de reddition transmis par les Coloniaux, ne désirant que l’anéantissement total d’« une race et d’une civilisation », d’après les mots du commandant Adama. A ceci s’ajoute la présence de la guerre nucléaire : les images terrifiantes de Caprica ravagée par les champignons atomiques résonnent de façon amère avec la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki. La découverte de la treizième colonie, planète en ruines que les radiations ont rendue inhabitable, rappelle encore cette peur nucléaire, toute récente dans l’histoire de l’humanité : les « étoiles ardentes » ne sont plus de simples manifestations de la foudre. Les événements survenus sur New Caprica peuvent également être interprétés dans cette mesure, puisque la planète, placée sous occupation cylon, comporte aussi ses luttes intérieures, ses résistants et ses « collabos ». Certains humains rejoignent en effet la milice cylon quand d’autres organisent la lutte contre l’envahisseur. L’arrivée en force du Galactica et du Pegasus, organisée en partenariat avec la résistance intérieure, dédouble habilement le débarquement de juin 1944, bien que les vaisseaux spatiaux remplacent les barges. D’autant que l’épisode de New Caprica ne se conclut pas tout de suite : on se souvient, après le sauvetage, de la constitution d’un tribunal non officiel chargé de juger les anciens « collabos » et de les

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précipiter dans l’espace (saison 3, épisode 5, Collaborators), les traitant avec une violence qui rappelle « l’épuration dite sauvage8 » ayant suivi la libération, période pendant laquelle les personnes soupçonnées d’avoir fourni de l’aide aux forces allemandes ont subi de violentes persécutions, et qui ne prend fin, en France, qu’après les trois amnisties (prononcées respectivement en 1947, 1951 et 1953.) C’est exactement ce que fait Laura Roslin à la fin du même épisode, une fois rétablie à la présidence des Colonies : proclamer une amnistie totale pour tous les crimes commis pendant l’occupation cylon. Ces références nombreuses à l’histoire du XXe siècle ont d’ailleurs été revendiquées explicitement par Ronald D. Moore, qui cite « la France de Vichy, le Vietnam, la Cisjordanie et plusieurs autres occupations9 » comme autant de sources d’inspiration pour Battlestar Galactica.

10 Le cataclysme redouté n’est donc plus, ici, le seul fait de la nature : comme le montrent les nombreuses allusions aux conflits du XXe siècle, c’est l’homme qui est désormais capable d’orchestrer sa propre destruction, de générer sa propre apocalypse. Ce ne sont plus les éléments naturels qui sont craints dans Battlestar Galactica, mais l’humanité elle-même, son appétit pour la guerre et la violence. De nombreux critiques, comme Lori Maguire10 ou encore Donna Spalding-Andréolle11 ont d’ailleurs pointé la manière dont la série a pu entrer en résonnance avec la War on Terror entamée par le gouvernement Bush à la suite des événements du 11 septembre. En effet, la violence des Cylons à l’encontre de l’humanité est avant tout guidée par leur fanatisme religieux, et leur quête de destruction s’apparente fortement à une guerre sainte. L’attaque des Colonies, survenue sans préavis ni demandes particulières, peut ainsi évoquer de manière très forte les attentats du 11 septembre 2001. D’autant que la mise en scène du terrorisme religieux ne s’arrête pas à l’épisode pilote : deux attentats suicides sont montrés à l’écran, l’un dans les couloirs du Galactica, l’autre sur le vaisseau Cloud 9. Comme le remarque Luke Howie, le fait même que les Cylons puissent adopter une apparence humaine entre dans le champ des craintes qui ont suivi les attentats : « parmi les peurs post-11 septembre que Battlestar Galactica réactive se trouve le fait que les ennemis nous ressemblent, qu’ils se cachent en pleine lumière12. » 11 Mais les Cylons ne s’assimilent pas seulement au terrorisme. John Kenneth Muir compare le fonctionnement de la société cylon au modèle communiste, et parle même de « Cylon-Soviet metaphor13. » La crainte du Cylon rejoindrait ainsi la peur du communisme éprouvée par la nation américaine tout au long de la guerre froide. Au- delà, les Cylons semblent surtout cristalliser la peur des avancées scientifiques, de la robotique comme du clonage. Leur civilisation, qui prône l’uniformité et démultiplie les visages similaires, met en évidence le risque de la perte d’identité à laquelle peuvent conduire les dévoiements de la technologie. Tous ces exemples permettent de montrer que les peurs, depuis l’apocalypse de saint Jean, ont changé de façon radicale : ce n’est plus l’instabilité de la nature qui est crainte, mais celle de l’homme lui-même, de sa propension à la violence et de ses progrès scientifiques utilisés pour la destruction. Battlestar Galactica montre ainsi que l’humanité a cessé de redouter son environnement pour désormais se craindre elle-même. L’apocalypse échappe désormais à la nature pour devenir une affaire résolument humaine.

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Messies et oracles : une multiplicité de sauveurs

12 Les apocalypses sacrées contiennent deux rôles primordiaux et distincts : celui du prophète, qui reçoit la vision apocalyptique et l’écrit, et celui du messie, qui sauve les justes du cataclysme et leur offre la terre promise. Les apocalypses juives et chrétiennes suivent strictement ce modèle ; le Ragnarök nordique comporte également une prophétesse, la Völva ; et les récits asiatiques ont leur sauveur, le nouveau Bouddha. Dans Battlestar Galactica, il est étonnant de constater la démultiplication constante de ces deux rôles, qui sont même parfois confondus et que de nombreux personnages peuvent jouer à un moment de leur vie. Le premier protagoniste à la fonction prophétique est Laura Roslin, qui est sujette à des visions correspondant aux écritures de la Pythie. Elle se fait à la fois prophétesse et sauveur, puisqu’elle incarne le fameux « chef mourant » qui emmènerait l’humanité en terre promise avant de succomber. Laura Roslin occupe ainsi une fonction double : elle s’inspire des écritures et de ses propres visions pour retrouver la première Terre (la carte trouvée sur Kobol, l’œil de Jupiter, la nébuleuse du lion…), et conduit ensuite son peuple vers la seconde avant de décéder de son cancer du sein. Le personnage de Gaïus Baltar, marqué lui aussi d’éléments prophétiques, est infiniment plus ambigu : le spectateur ne peut en effet que s’étonner de le voir, au fil des épisodes, se transformer en leader religieux monothéiste, après une vie passée à suivre ses seuls intérêts personnels. Ce changement, pourtant, est amorcé par les visions qu’il reçoit du modèle n°6, qui est, d’après ses propres mots, un ange envoyé par Dieu pour l’aimer et le protéger (saison 2, épisode 7, « Home, part 2 »). Ainsi, après avoir trahi les Colonies en offrant les secrets de la défense nationale aux Cylons, Gaïus Baltar devient un modèle de piété, prêchant, sur le Galactica, des paroles de bienveillance, d’acceptation et de pardon, qu’il diffuse via une fréquence radiophonique. Cette importante métamorphose n’est bien entendu pas dénuée d’ambiguïtés, et l’on continuera à se demander, tout au long de la série, si Gaïus Baltar ne profite pas tout simplement de ses qualités d’orateur pour manipuler et mettre à son service son assemblée de fidèles, principalement constituée de femmes. Sylvaine Bataille associe Gaïus Baltar à une figure christique14, mais sa trajectoire semble plutôt évoquer celle de saint Paul de Tarse : rappelons que ce dernier, d’après les écrits religieux, aurait passé une partie de sa vie à persécuter les chrétiens, avant d’être sujet à une vision divine et de s’employer à fonder des églises. Le parcours de Gaïus, comme celui de saint Paul, serait une destinée rédemptrice. Si Laura Roslin est le prophète des seigneurs de Kobol, Gaïus est indubitablement celui du Dieu unique.

13 Les rôles de prophètes ne se limitent pourtant pas aux Coloniaux : on en découvre tout autant parmi les Cylons. D’Anna, le modèle n°3, assiste ainsi à la révélation des final five dans le temple de Jupiter (saison 3, épisode 11, « The Eye of Jupiter »), avant d’être désactivée par ses pairs car détentrice d’un savoir interdit. Mais elle n’est pas le seul exemple de Cylons doués de seconde vue : les hybrides des vaisseaux-mères émettent en effet un flot de paroles énigmatiques, truffé de symboles mystérieux et de prédictions. Samuel Anders, après sa blessure par balle et son rattachement à un vaisseau, tiendra d’ailleurs des propos semblables. Seul Leoben, le Cylon n°2, attache de l’importance aux paroles des hybrides et tente de les décrypter ; il est d’ailleurs lui- même un prophète en proie à des visions, qui délivre fréquemment des discours d’ordre religieux. Dès le pilote, alors que sa véritable identité n’a pas encore été révélée, il suggère au commandant Adama que Dieu aurait pu décider d’octroyer une

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âme aux Cylons afin de punir les hommes de leurs nombreux péchés. Mais c’est surtout dans son obsession pour Kara Thrace que Leoben se révèle un véritable visionnaire : Starbuck serait, d’après lui, la clé de tout ; et sur ce point la série lui donnera raison. 14 Le duo formé par Kara et Leoben est particulièrement intéressant dans son rapport à la folie : Leoben écoute les hybrides considérés comme déments, et Kara est, depuis le début de la série, montrée comme un personnage cyclothymique, instable, alternant entre des périodes de dépression profonde, des moments d’arrogance, des crises de rage et des fous rires inexpliqués. Dès leur première rencontre, Leoben affirme d’ailleurs à Kara que « connaître le visage de Dieu, c’est connaître la folie15 », paroles qui seront répétées par D’Anna dans le temple de Jupiter, et qui s’accordent avec certaines croyances kabbalistes : entendre ou lire le nom de Dieu conduirait à la démence. Kara et Leoben seraient donc, tous deux, particulièrement proches de l’ordre divin, alors même qu’ils prêchent des religions opposées, polythéisme colonial et monothéisme cylon. Comme dans l’apocalypse de la tradition musulmane, des personnages aux croyances différentes, Issa (Jésus) et le Mahdi, marchent côte à côte pour mener le peuple vers sa rédemption. Kara, en effet, accumule les échecs pour retrouver la treizième colonie, jusqu’à ce que Leoben la rejoigne ; le couple doit être réuni pour servir de guide. 15 Tout comme celui de Laura Roslin, le personnage de Kara cumule les fonctions prophétiques et messianiques : elle est, à l’instar de Jésus, un personnage ressuscité. Au cours de la troisième saison, en proie à une véritable pulsion mortifère, elle se jette volontairement dans un maelström, et se trouve dès lors considérée comme morte. Quelques mois plus tard, elle revient sur le Galactica persuadée d’en être partie seulement quelques heures auparavant. C’est après cet incident qu’elle affirme entendre l’appel de la Terre, et commence à tracer le dessin de l’œil de Jupiter, supernova en formation qui délivrera un indice sur le chemin à suivre. Mais la découverte de la première Terre, comme on le sait, ne sauvera personne : la planète est dévastée et inhabitable. On retiendra seulement que Kara y découvre, dans un viper brisé, son propre cadavre : l’association avec la figure christique devient alors une évidence. C’est d’ailleurs grâce à son obsession pour un morceau de musique, joué par son père, qu’elle trouve les coordonnées de la terre promise. Si Geoff Ryman, dans « Adama and (Mitochondrial Eve) : A Foundation Myth for White Folks16 » a pu trouver cette résolution trop facile, elle s’accorde néanmoins parfaitement avec la fonction symbolique de sauveur qui est dévolue à Kara tout au long de la série. La disparition mystérieuse de Kara achève d’accomplir le rôle messianique et s’apparente à l’ascension décrite par le Nouveau Testament : l’élévation du Christ vers le ciel.

La fin des prophéties

16 Si les apocalypses judéo-chrétiennes délivrent des prédictions cataclysmiques, elles sont, avant toute chose, les récits d’une guerre de religion. Le texte de saint Jean, tout comme ceux des auteurs qui l’ont suivi ou précédé, est une œuvre propagandiste, qui prédit une destinée abominable aux païens dans le but de les mener vers la soumission au Dieu unique. Les adorateurs des idoles sont d’ailleurs cités à de nombreuses reprises dans le texte : il y est fait mention de Ba’al, ou encore de sa prêtresse Jezabel … C’est contre tous ces infidèles que se déchaîne la fureur de Dieu, là où les justes sont sauvés. Battlestar Galactica, ici, se détache de cette conception univoque : loin de présenter la

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victoire d’une religion sur une autre, la série affirme au contraire que la solution réside dans l’union des deux peuples, des Cylons monothéistes et des Coloniaux païens. Leur opposition finit en effet par apparaître, au terme de la série, comme profondément illusoire. Les Cylons, bien que priant un Dieu d’amour, ne connaissent pas ce sentiment, qui n’entre pas dans leur programmation. C’est seulement au contact de l’humanité qu’ils s’avèrent à même de le ressentir : Caprica 6 tombe amoureuse de Gaïus Baltar, Boomer de Galen Tyrol (qu’elle croit humain à cette époque), et Athéna du lieutenant Agathon. C’est cette dernière union qui est, bien sûr, la plus signifiante, puisqu’elle aboutit à la conception d’un enfant, Héra. C’est d’ailleurs en étreignant cette dernière que D’Anna connaît enfin l’amour. Les Cylons se trouvent ainsi confrontés à un important paradoxe : c’est en s’unissant aux païens qu’ils parviennent à comprendre le véritable message de Dieu.

17 Ce sont bien entendu les personnages d’Athéna et d’Héra qui symbolisent le mieux cette réconciliation finale. Athéna, au carrefour des deux mondes, évoque le personnage de la mère dans l’apocalypse d’Esdras, laquelle meurt pour laisser place à la nouvelle Jérusalem (Athéna, certes, ne décède pas, mais le fait d’être enceinte a mis sa vie en danger.) Héra, quant à elle, est bien entendu l’incarnation authentique de cette nouvelle Jérusalem, de la terre promise. Elle possède, d’ailleurs, des dons singuliers : c’est elle qui trace la partition du morceau que cherche à retrouver Kara, et qui sera la clé des coordonnées spatiales de la nouvelle Terre. Son sang détient également des propriétés curatives incroyables, comme si l’union des peuples était une forme de remède universel, de panacée. Dans l’épisode final, l’ellipse révélant qu’Héra correspondrait à Lucy, mère de l’espèce humaine, est l’aboutissement de ce message de réconciliation et d’espoir. Contrairement aux apocalypses sacrées, Battlestar Galactica n’offre ni vainqueur, ni révélation sur la vérité divine : seul subsiste un message d’acceptation et de dépassement des différences dans un espoir commun. 18 La chanson de Bob Dylan, All Along the Watchtower, utilisée dans la série comme le leitmotiv des final five et source des coordonnées de la Terre, est d’ailleurs l’un des indices menant vers cette révélation ultime. Pour Florent Favard, l’utilisation de ce morceau est un véritable deus ex machina permettant de conclure la série au plus vite alors que la grève des scénaristes perturbe l’écriture de sa quatrième et dernière saison17. Cependant, l’étude de la chanson apporte un éclairage nouveau sur le final de Battlestar Galactica et il serait dommage de ne voir en celle-ci qu’un simple ressort narratif. Composé en 1966, ce titre témoigne d’un intérêt soudain de Dylan pour la Bible après son accident de moto en 1966 et la naissance de ses deux premiers enfants18. Les paroles, particulièrement énigmatiques, peuvent être rapprochées des versets 5 à 9 du chapitre 21 du Livre d’Isaïe, qui décrivent la chute de Babylone : une sentinelle voit arriver deux cavaliers apportant la nouvelle que Babylone est tombée et que les idoles ont été détruites. Ces références apparaissent en particulier à la fin du morceau. Dylan affirmait lui-même que cette chanson commençait par la fin19 ; il est donc nécessaire d’en lire les paroles en sens inverse pour comprendre la véritable portée qui leur est donnée dans Battlestar Galactica. On remarque ainsi, en se pliant à l’exercice, qu’une évolution se dessine : en partant des éléments bibliques et prophétiques, on arrive à la phrase emblématique du début « There must be some way out of here », soit « Il doit y avoir un moyen de sortir d’ici. » 19 La chanson, relue à la lumière de la série, dégage alors un message simple : il existe toujours un moyen de sortir des routes tracées, de changer sa destinée, d’aller contre

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les prophéties, de ne pas réaliser les prédictions et de faire un choix conscient et libre. L’œuvre réalise parfaitement cet adage, puisque contre toute attente, Cylons et humains décident d’oublier leurs différences, de trouver ensemble la terre promise et de s’unir. La solution offerte par Battlestar Galactica est alors avant tout celle du changement : un groupe de modèles n°8 affirme ainsi à Athéna qu’elle est la toute première à être allée à l’encontre du plan, la ligne de conduite tracée pour le peuple cylon. De la même façon, un hybride annonce à Kara Thrace qu’elle sera la messagère de la mort et qu’elle mènera l’humanité à sa perte20 : on sait pourtant que Kara, véritable messie, mènera tout le monde jusqu’à la terre promise. Ce sont ainsi ceux qui choisissent de modifier le plan, ceux qui font le choix de refuser leur destinée, qui sont récompensés au fil de l’intrigue ; au contraire, le groupe de Cylons dirigé par le modèle n°1, qui persiste à suivre le plan, reste piégé dans son erreur. Ainsi, tout comme la chanson de Dylan, le synopsis de Battlestar Galactica commence par une prophétie, et s’achève par l’anéantissement de cette même prophétie. Le début cataclysmique, qui semblait annoncer le futur anéantissement d’une des deux religions en cause, s’achève par une union qui va à l’encontre de tous les oracles. Ce faisant, la série de Ronald D. Moore révèle avant tout que les destinées sont toujours susceptibles d’être renversées, et que les prophéties n’ont d’importance que si elles peuvent être librement abandonnées. 20 Battlestar Galactica ne se contente pas de glisser quelques références aux textes apocalyptiques pour développer son imaginaire, et déploie au contraire une révélation nouvelle, modernisant les enjeux cataclysmiques et affirmant la supériorité de la liberté sur les prophéties. La scène finale de la série21 s’avère, dans cette perspective, extrêmement signifiante, puisque l’on y découvre les doubles angéliques de Caprica 6 et de Gaïus Baltar, se promenant dans une mégalopole contemporaine dont les boutiques mettent en avant les toutes premières avancées robotiques. Les paroles de Caprica 6 sont alors particulièrement intéressantes : reprenant le vieux dicton « tout ceci est déjà arrivé et arrivera encore, » commun aux Cylons et à l’humanité, elle choisit de le renier en convoquant la loi des probabilités, susceptible d’amener des surprises, et préfère ainsi une attitude optimiste vis-à-vis de la nouvelle Terre. Pour elle, ange surgi du monothéisme, ce changement même ferait partie du plan de Dieu : mais le Dieu qui apparait ici, renouvelé par les aventures précédentes, semble permettre les sorties de parcours et autoriser la liberté. C’est d’ailleurs ce que rappellent les premières notes d’ All Along the Watchtower, chantées par un petit robot, dans une vitrine de magasin, avec la voix de Jimi Hendrix. Au terme de la série, l’homme a enfin gagné le droit d’utiliser son libre arbitre, d’ignorer les présages et de faire mentir oracles et prophéties.

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NOTES

1. Alex Nikolavitch, Apocalypses ! Une brève histoire de la fin des temps, Lyon, Les Moutons électriques, collection « Bibliothèque des miroirs », 2012. 2. Sylvaine Bataille, « Les pièges du temps : la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica », GRAAT online, volume 6, éd. Sarah Hatchuel et Monica Michlin, 2009, (p. 86-106), p. 90, http://www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm. 3. « Alors une énorme masse embrasée, comme une montagne, fut projetée dans la mer, et le tiers de la mer devint du sang : il périt ainsi le tiers des créatures vivant dans la mer, et le tiers de navires fut détruit. » (8.9) Th.-G. Chifflot (éd.), La Bible de Jérusalem, Paris, éditions du Cerf, 2009, p. 2039. 4. Traduction personnelle. Citation originale : « Look at those clouds, Sharon, look at those clouds and tell me this is not the end of everything. » 5. « Or ces sauterelles, à les voir, font penser à des chevaux équipés pour la guerre ; sur leur tête on dirait des couronnes d’or, et leur face rappelle des faces humaines […] ; et leur thorax, des cuirasses de fer […] » (9.7). Th.-G. Chifflot (éd.), La Bible de Jérusalem, p. 2039. 6. Daniel, 8.1 à 8.27, Th.-G. Chifflot (éd.), La Bible de Jérusalem, p. 1535-1537. 7. Sylvaine Bataille, op. cit., p. 94. 8. Henry Rousso, « L’épuration en France : une histoire inachevée », dans Vingtième siècle, revue d’histoire, volume 33, 1992. 9. Citation originale : « Vichy France, Vietnam, the West Bank and Various Other Occupations », in David Bassom, Battlestar Galactica: The Official Companion Season 3, Londres, Titan Books, 2007, p. 31. 10. Lori Maguire, « Why Are We as a People Worth Saving ? Battlestar Galactica and the Global War on Terror », TV/Series n°1 , 2012, mis en ligne le 15 mai 2012, consulté le 02 avril 2017, http:// tvseries.revues.org/1519. 11. Donna Spalding Andréolle, « Echoes of the “War on Terror” and Post 9-11 Culture in Battlestar Galactica (Syfy Channel, 2003-2009) », TV/Series n°4, 2013, 3 avril 2017, http://tvseries.revues.org/ 744 12. Citation originale : « Among the post-9/11 fears that BSG reanimates is the fear of an enemy that looks like us, an enemy that hides in plain sight. » Luke Howie, « They Were Created by Man … and They Have a Plan: Subjective and Objective Violence in Battlestar Galactica and the War on Terror », International Journal of Zizek Studies, volume 5, University de Leeds, 2011. 13. John Kenneth Muir, « SALTed Popcorn : the Original Battlestar Galactica in Historical Context », Battlestar Galactica and Philosophy : Mission Accomplished or Mission Frakked up ?, éd. Josef Steiff et Tristan D. Tamplin, Popular Culture and Philosophy Series, volume 33, Open Court Publishing, 2008. 14. Bataille, op.cit, p. 101. 15. Traduction personnelle. Citation originale : « To know the face of God is to know madness ». (Saison 1, épisode 8, « Flesh and Bone ».) 16. Geoff Ryman, « Adama and (Mitochondrial Eve): A Foundation Myth for White Folks », Investigating Flesh, Spirit and Steel, éd. Kaveney & Stoy, Londres, IB Tauris, 2010, p. 53-54. 17. Florent Favard, « “It’s in the frakkin’ ship!” La réflexivité musicale au service du récit dans Battlestar Galactica » dans Musiques de séries télévisées, éd. Cécile Carayol et Jérôme Rossi, Presses Universitaires de Rennes, 2015. 18. Howard Sounes, Down the Highway : The Life of Bob Dylan, Grove Press, 2001. 19. Citation originale : « The same thing is true of the song "All Along the Watchtower", which opens up in a slightly different way, in a stranger way, for we have the cycle of events working in a rather reverse order. » Jonathan Cott, Dylan on Dylan : The Essentials Interviews, Londres, Hodder & Stoughton, 2006.

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20. Citation originale : « You are the harbinger of death, Kara Thrace. You will lead them all to their end. End of line. » (saison 4, épisode 8, « Faith ») 21. Saison 4, épisode 20, « Daybreak : Part II & III »

RÉSUMÉS

Il s’agira d’explorer, dans la série Battlestar Galactica de Ronald D. Moore, le réinvestissement des motifs apocalyptiques, résolument modernisés, afin de mettre en lumière la façon dont l’œuvre oscille entre un goût prononcé pour les oracles et une recherche constante d’affranchissement. On se penchera tout d’abord sur le jeu référentiel complexe qui se tisse entre la série et les textes bibliques, puis sur la réactualisation de ces motifs apocalyptiques traditionnels et sur la démultiplication des figures messianiques, avant d’aborder la conclusion de la série, une trajectoire vers l’abandon de toutes les prophéties.

This article explores how Ronald D. Moore’s Battlestar Galactica reinvents and resolutely updates apocalyptic patterns, and analyzes how the show wavers between the fascination for the oracular and the constant search for emancipation. First we will review the multiple Biblical references and examine how the show updates them; then we will look into the proliferation of messianic figures. Finally, we will study the conclusion of the narrative, which moves towards the denial of all prophecies.

INDEX

Mots-clés : Battlestar Galactica, apocalypse, post-apocalyptique, messianisme Keywords : Battlestar Galactica, apocalypse, post-apocalyptic, messianism

AUTEUR

MARIE-LUCIE BOUGON

Diplômée depuis 2013 d’un master de lettres, arts et pensée contemporaine de l’université Paris Diderot, Marie-Lucie Bougon enseigne actuellement dans le secondaire en attendant de commencer une thèse de littérature comparée sur la réception de la fantasy en France. Elle écrit également de la fiction et a publié plusieurs nouvelles au cours de ces dernières années. Marie-Lucie Bougon completed her MA at Paris Diderot University in 2013. She is currently teaching French in high school, and is about to start a PhD in comparative literature on the fantasy genre. She also writes fiction and has published a few short stories.

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Of Exodus and of Rapture: A Theological Reading of the Openings of Battlestar Galactica by Glen Larson (ABC, 1978) and the Reimagined Series by Ron D. Moore (Sci-Fi, 2003)

Caroline-Isabelle Caron

1 The contrast between the two versions of Battlestar Galactica (ABC, 1978-79; Sci-Fi, 2003-2009) provides an excellent witness to the evolution of American society over the last thirty years, as both the original 1970s series and its reimagined counterpart are remarkably in tune with the dominant religious beliefs of their respective periods. The creators of both BSG series wove into their narrative numerous references to Scripture to give an added dimension to the storylines and dialogues. Rather than a study of the various theologies and religious practices of the Colonials and the cybernetic Cylons depicted in the entire series, this study will be a rhetorical analysis of how the two series initially mobilize biblical texts. This article will concentrate on a comparative theological analysis of the 1978 movie-pilot for the original Battlestar Galactica 1 and of the 2003 Battlestar Galactica mini-series that served as the pilot for the series by Ronald D. Moore. By examining the pilots’ narratives in isolation from how they were developed in the rest of each series, this article aims to underscore the theological positions portrayed at the beginning of these narratives, positions which were given depth, detail, and in the case of the latter version of BSG, were complicated and even inverted in later episodes. This article, therefore, examines the theological stances announced to their respective audiences, which allowed each series’ authors to surprise (or perhaps, in the case of the latter incarnation, confuse) their audiences as the narrative unfolded and contradicted what audiences had initially been led to believe.

2 The difference between the original series, called The Epic Series (TES) by international fans, and the new series, The Reimagined Series (TRS), goes beyond the updating of characters, plots, costumes and sets2. A profound change was operated in the imbedded

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theologies of the narratives and in the values they each present. The narrative of the TES pilot clearly takes its inspiration from Hebrew Scriptures narratives, more specifically from the book of Exodus. It presents the beginnings of a journey to the Promised Land (Earth), where hope for – and in – humankind is reaffirmed. Three decades later, the TRS mini-series shifted to a New Testament narrative, more specifically that of Johannine narrative (the Book of Revelation and the Epistles of John). In this new battle between the forces of Good and Evil, humankind sees its Fall as a punishment for its sins and arrogance.

Battlestar Galactica: The Epic Series – an Exodus Narrative

3 In its themes and storylines, TES is a Hebrew Scriptures narrative. Like the Israelites in the first books of the First Testament, the Colonials embark on an epic journey for survival in search of a place to settle while surrounded by more powerful neighbours. The authors of TES stressed this link by inserting numerous overt references throughout the movie-pilot. For example, after an important military defeat, the survivors of the Colonies are asked to search for the Thirteenth Colony, which departed millennia ago for the planet Earth. This group echoes the story of the “lost tribe of Israel”, the thirteenth tribe of Israel (the descendants of Levi, son of Jacob) in its connection to the Promised Land3. It also echoes a passage of the Book of Mormon when, during the reign of King Zedekiah (about 600 BCE), the Prophet Lehi leads the remnants of the tribe of Joseph to Ancient America4. The lost tribe of Israel is central to the Jewish and Mormon faiths in the same way that the lost colony Earth is to Battlestar Galactica.

4 More specifically, though, the narrative of TES is based on the book of Exodus. In this second book of the Hebrew Scriptures, the Israelites, after generations of captivity in Egypt, are thrown out of Egypt and forced to undertake a long, dangerous journey leading them to the gates of the Promised Land. Like the Israelites, the Colonials are forced to leave, without advance warning or preparation, the land they had inhabited for generations5. In both cases, the departure does not happen without confrontation. Both are followed by what seems to be a far superior enemy army, and their chances for survival seem slim at best. Like the Israelites, the Colonials have to cross a desert after departing from their home. In TES, interstellar space is that desert. This part of space is filled with humans, just as, in the Hebrew Scriptures, the Israelites pass through the lands of many peoples before arriving at the gates of the land of Canaan. 5 The close narrative parallel between the book of Exodus and TES is especially obvious in the (unfortunately never-aired) Colonial Anthem. In a sequence deleted from the final version of the movie-pilot, Commander Adama sings with a group of survivors the following hymn:

Hail to Thee O Lord of Manna Bounteous be Thy hand Blessed be the Core of Freedom Throughout the Land Keep us safe from the Powers of darkness Liberty and Might Man rejoices, Land of Zion

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Lead us by Thy light We salute the cause of Freedom Leaves our flag unfurled Standing for eternal right through The star wide worlds Keep us safe from the Powers of darkness Liberty and Might Man rejoices, Land of Zion Lead us by Thy Might6.

6 Written in a style reminiscent of the King James Bible, this hymn echoes what Moses and the Israelites sing to the Lord after being delivered from the Egyptian threat:

The Lord is my strength and my defence; he has become my salvation. He is my God, and I will praise him, my father’s God, and I will exalt him. The Lord is a warrior; the Lord is his name. […] You will bring them in and plant them on the mountain of your inheritance — the place, Lord, you made for your dwelling, the sanctuary, Lord, your hands established7.

7 The Colonial anthem/hymn also makes references to subjects that are essential to the Exodus narrative, such as manna, the heavenly food provided to the Israelites in the desert. In addition, just as the Lord protected the Israelites from Pharaoh’s army during their crossing of the Sea, the Colonial anthem/hymn implies that a superior being, the Lord of Manna, can protect the humans from the Powers of darkness (i.e., the Cylons). Finally, the use of the word “Zion”, referring to a mountain of Jerusalem that would become the spiritual centre of the Promised Land, strengthens the link between the two narratives.

Commander Adama: The New Moses

8 In this space exodus, Commander Adama emerges as a new Moses. Like Moses, he is portrayed as having priestly as well as secular authority. His special knowledge – information and understanding about the location of the fabled planet Earth, knowledge that no one else seems to have – and his ascendancy over his people give him prophetic qualities similar to those of Moses in Hebrew Scriptures. The main difference between the two narratives is the absence of the character of Aaron: whereas Moses had “a heavy tongue” and relied on Aaron to speak publicly in his stead, Adama possesses the eloquence necessary to lead his people in the journey that lies ahead8. After the destruction of the Colonies, the speech in which he instructs all survivors to gather everything and follow him is similar to Moses’s call to flee from Egypt and into the desert. “The Israelites did as Moses instructed […]. The Israelites journeyed from Rameses to Sukkoth. There were about six hundred thousand men on foot, besides women and children. Many other people went up with them, and also large droves of livestock, both flocks and herds9.” Indeed, the Colonial ships fleeing from the Cylons are often described in the show as “a ragtag fleet of fugitive vessels.”

9 Commander Adama is more than a mere embodiment of hope in the future in the form of a great leader of men. He is also the personification of the Promised Land. In Hebrew, הָמָדֳא ) ( the word ’adamâis a non-political term designating fertile and arable land, the basis of Israel’s physical survival10. It is the land that sustains the people and from .11 םָדָא ) which the first human, the ’adhamwas fashioned )i.e., Adam of Genesis

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Throughout the Hebrew Scriptures, the Israelites entertain a special relationship with the land where they dwell, as Theodore Hiebert points out, underscoring how the promise of this land allowed them to bear “wanderings, exile and slavery”12. A promise made in these terms in Deutoronomy to Abraham and his descendants:

See, I have given you this land. Go in and take possession of the land the Lord swore he would give to your fathers—to Abraham, Isaac and Jacob—and to their descendants after them” […] “so that you may live long in the land the Lord swore to your ancestors to give to them and their descendants, a land flowing with milk and honey13.

10 For the Israelites, the ’adamâ equates with the concept of the dwelling place, of home 14. In the same manner, Commander Adama is literally both the way home and the personification of home itself. He is the anchor to what is left of home for the humans.

Divergence with Biblical Depictions of Despair

11 The clear parallel with the Hebrew Scriptures in TES ends with the sharp disjunction between the catastrophic events depicted and the human characters’ seemingly unchanged outlook and values. TES is the story of a thousand-year genocidal war against humanity climaxing in a Holocaust (Adama calls it such) at the hands of the Cylon Empire. It should be, as it is in the first books of the Bible, a story of despair and dissolution interspersed with periods of hope brought by divine intervention. Instead, the main characters of TES keep a sense of certainty and hope for the future under Adama’s leadership. Despite the destruction of the Twelve Colonies and the fact that their survival is far from certain, they appear unsuspicious as well as untraumatized, carefree and naïve almost to the point of blindness. This is manifest in the second part of the TES movie-pilot, when the human survivors meet the Ovions and seem ready to settle on the first inhabited planet they encounter. During their survey of the planet Carillon, the main characters are not surprised to meet other humans, and start to interact with them unwonderingly; Starbuck, for instance, is ready to hire a singer and put her on tour, even if the only world he has ever known has just been destroyed.

12 The humans’ attitude on Carillon is in fact reminiscent of the episode of the Golden Calf in Exodus. The Colonials are ready to let go the pursuit of their Promised Land in exchange for instant pleasures: “they sat down to eat and drink and got up to indulge in revelry”15. There is, however, one important difference: where the Israelites turned to idolatry when they believed their God had abandoned them, the Colonial survivors are not prompted to remain on Carillon by a loss of hope. On the contrary, they believe that the planet is “all [they] have hoped for”, as the message from the Colonial scouts states. Yet, just as Moses saves his people from divine wrath by destroying the Golden Calf, Commander Adama, refusing to be lured by the gold and luxury of Carillon, engineers a plan to reveal the Ovions’ deception, saving his people from destruction by the Cylons, which/whom these bird-like people in fact serve. 13 Throughout the movie-pilot, characters neither act nor speak as if they had just witnessed the mass destruction of all they knew. Starbuck still jokes, womanizes and smokes cigars, as if in complete denial. In the scene where his lover, Adama’s daughter Athena, reveals the true extent of the destruction to him, he refuses to believe her and struts away. While the disjunction between the narrative and the characters’ behavior

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is less prevalent in some secondary characters, they too are quite inconsistent. For instance, one young boy (Boxey), is distraught and unresponsive after the loss of his pet dagget (a Colonial dog) in one scene, but the next shows him excited at the arrival of a Colonial fighter, and, in the midst of destruction, asking if he can get a ride. Athena seems the exception in displaying emotions consistent in their response to the catastrophic events endured. She appears devastated on several occasions and is shown crying repeatedly. While it appears that the loss of her brother Zac is what truly troubles her and that she mourns him more than she does the Colonies – even declaring to Starbuck that she does not want to love again –, in her grief, she seems to provide the only credible reaction to the Holocaust and Exile that the Colonials are undergoing.

Battlestar Galactica: The Reimagined Series and the New Testament – Armageddon

14 The new incarnation of Battlestar Galactica is more than a remake. Although Ronald D. Moore has kept a similar plot – the destruction of the Twelve Colonies by the Cylons and the flight of the survivors into unknown space – he has given the TRS an entirely new narrative structure, more aligned with the New Testament than with the Hebrew Scriptures. The TRS mini-series is less the saga of a people than a focus on the individual salvation of each character. The Cylons still appear to be the enemy, but, like the first Christians who had to defend their position against peoples from the same faith family, the Colonials have to find their “path” not merely through the galaxy and against the Cylons, but within themselves and sometimes against friends and allies.

15 The book of Revelation and the Epistles of John heavily inspire the narrative of the new mini-series, which, like Johannine literature, is highly symbolic, replete with codes and implied information. These biblical texts, which probably date back to the beginning of the second century, sprang from a period of persecution endured by the first Christians. The core of their narrative is the battle between Good and Evil: the climax of this confrontation appears in the book of Revelation, where the fate of humanity is decided in an apocalyptic battle. 16 The battle of Armageddon takes its name from the real location of Har Megido (literally, the mountain Megido). In Ancient times, the valley at the foot of this mountain was traditionally a place to gather troops in preparation for battle. In the biblical prophecy, this will be the battle of End Times: “They are demonic spirits that perform signs, and they go out to the kings of the whole world, to gather them for the battle on the great day of God Almighty. […] Then they gathered the kings together to the place that in Hebrew is called Armageddon”16. According to the book of Revelation, a series of omens will precede the final battle of the war between forces of Good and Evil, in which eventually, God’s chosen people will destroy Evil. 17 At the core of the TRS mini-series pilot, the destruction of the Colonies is clearly coded as such a final confrontation. The near eradication of humanity by the Cylons’ devastating nuclear attack is the climax of the narrative. Though later in the series, the Cylons will be revealed to be a much more complex society and will be shown trying to save humanity (and themselves) by, among other strategies, creating human-Cylon hybrids17, they appear, at the start of the series, as a force of Evil – as those who destroy humanity and bring an end to Colonial existence. On several occasions, the human

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characters state that the Cylons’ attack is “apocalyptic” and seems to announce the End Time. On a rescue mission on the planet Caprica, Helo declares to his co-pilot Boomer, as they witness relentless nuclear explosions: “Look at those clouds and tell me it isn’t the end of everything.” Later on, before embarking on a dangerous mission, Starbuck makes a similar assertion when she confesses to Apollo her own indirect responsibility in his brother Zak’s death (she had given Zak18 a passing grade on his flight test despite his flying errors, because she was in love with him and he later crashed). She explains her belated confession as urgent in the face of the present catastrophe: “It is the end of the world, Lee. I thought I should confess my sins.” The authors’ intentions are thus unmistakable19 in this devastating battle, in which both the fate and faith of humanity are at stake.

Dispensationalism and The Rapture

18 TRS’s initial theological narrative is also largely inspired by dispensationalist ideas not specifically founded in the Bible, but that rely heavily on Johannine writings. Before the Protestant Reformation, little attention was given the following Pauline verse: “After that, we who are still alive and are left will be caught up together with them in the clouds to meet the Lord in the air. And so we will be with the Lord forever20.” However, in the 1830s, John Nelson Darby, the founder of the Plymouth Brethren as a religious denomination, linked this verse with others in the Gospel according to Matthew:

Then will appear the sign of the Son of Man in heaven. And then all the peoples of the earth will mourn when they see the Son of Man coming on the clouds of heaven, with power and great glory. And he will send his angels with a loud trumpet call, and they will gather his elect from the four winds, from one end of the heavens to the other. […] Two men will be in the field; one will be taken and the other left. Two women will be grinding with a hand mill; one will be taken and the other left21.

19 This physical transportation, by God from Earth into Heaven, of the bodies of all saved Christians is now commonly known as the Rapture. This Christian eschatological system gained great popularity starting in the 1970s, due in part to Hal Lindsey’s books (especially The Late Great Planet Earth) and to the mid-1990s Left Behind novels by LaHaye and Jenkins22. Today it plays a large part in dozens of popular films and television series23. A 2010 Pew Research Center survey found that 41% of Americans believed that the Second Coming would definitively happen before 2050, and a 2011 survey found that 52% of Evangelical leaders in the USA thought the Rapture would occur within their lifetime24. Dispensationalist ideas, and the Rapture specifically, are now part of mainline American Evangelicalism.

20 In the TRS pilot mini-series, there are several visuals of the Rapture. After the destruction of the Colonies, the remaining survivors leave their planets to join the Battlestar Galactica fleet in interstellar space, and ships of all sizes are seen gaining altitude as they lift off from the ground. The Rapture is even more obviously depicted in the scene when Helo and Boomer decide to take aboard their small fighter craft a few of the survivors of the first waves of nuclear destruction on Caprica. The chosen ones are selected by a lottery and allowed to take off, and the remaining humans are left behind to face the enemy and certain death.

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21 In the various dispensationalist systems, there is always an intermediate time frame known as the period of Tribulation, where non-Christians and Christians who missed the Rapture are left on Earth and remain until Christ arrives to set up his earthly kingdom. During those times, the elected Christian believers are translated into immortal bodies before the great persecutions by the Antichrists are unleashed. The Antichrists are the embodiment of evil but come convincingly disguised as wholly good and bringers of truth. They are the foretellers of the End Time : “[…] even now many antichrists have come. This is how we know it is the last hour25.” Within these prophetical texts, after a period of seven years, Jesus returns in the Second Coming at the battle of Armageddon, to defeat the Antichrists.

False Prophets and Number 6 (66)

22 In the TRS pilot mini-series narrative, the human-form Cylons appear to play the same role as the Antichrists in Johannine literature. The apparition of the first human-form Cylon at the very beginning of the mini-series pilot is the first sign of the Cylons’ return and the beginning of their campaign to annihilate the humans. Furthermore, their infiltration of human civilisation, sometimes through sleeper agents unaware of their own true nature, initially seems to reinforce this association with the Antichrists26. In these games of deception, the character named Gaius Baltar plays a central role. Presented as one of the greatest minds of his time, in charge of the defence systems for the Colonies, Baltar tries to cover up by any means possible his unwitting role in the Holocaust of the human race. Like the false prophet of Johannine literature, he hides his true identity from those who continue to respect him and are impressed by his intelligence: “But the beast was captured, and with it the false prophet who had performed the signs on its behalf. With these signs he had deluded those who had received the mark of the beast and worshipped its image”27. Among other signs, Baltar may recall the false prophet branded by the Beast under the number 66628, since the human-form Cylon who has seduced and deceived him is known as “Number Six” (even if this name, strictly speaking, is a reference to her being the “sixth” model of human- form Cylons, out of a total of twelve). After the destruction of Caprica, Baltar is permanently marked by this “beast”, since she remains a living, speaking presence inside his mind, that continues to guide him. As a deceiver and a femme fatale, Number Six29 is also initially associated with the Whore of Babylon 30; like the latter, she primarily wears red and most often appears in a sexy, revealing cocktail dress.

Flawed humans

23 However, Baltar is by no means the only flawed human. The TRS pilot sets the scene for a more realistic survival narrative than the TES opening. After priestess Elosha’s funeral prayer at the end of the pilot, the remaining Colonials mumble, hopelessly, the ritual response “So Say We All”. Commander Adama’s intervention reinfuses enthusiasm and meaning into this collective, performative assertion of community. In an emotional speech, he confronts his troops, comparing their fate with that of their fallen companions: “Are they the lucky ones? […] Maybe it would’ve been better for us to have died quickly back on the colonies with our families, instead of dying here slowly in the emptiness of dark space.” He then discloses to the fleet that he knows the

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location of the planet Earth, and promises that he will guide them to this Promised Land. However, what he is offering is false hope based on a lie: he does not actually know the location of Earth and has spoken as a pragmatic leader, not as a true prophet.

24 This lie seems to reflect the flawed nature of the humans. We are told from the beginning, by Adama himself, that as a race, humans are responsible for their own misfortune. The Cylons, “the creation of Man, of Man’s arrogance”, are the instrument of humankind’s punishment and of its eventual destruction as Adama points out in his improvised speech as he prepares to decommission the Galactica at the very start of the pilot, before the Cylon attack is known. Reflecting on his responsibility in the loss his son Zak, he declares “We are flawed creatures”, adding “Why are we, as a people, worth saving?” 25 In TSR, Gaius Baltar appears as the personification of humanity being punished for its sins. He continuously displays arrogance, believing himself superior to the rest of the human population, although his lust has guided him into the arms of an undercover Cylon agent. But whereas there was no doubt that the 1978 TES version of Baltar was evil – in league with the Cylons out of a desire to rule the universe, in true Luciferian mode – TRS’s Baltar is multifaceted, complex, and weak. He appears both as the deceiver and the deceived31, as he lies to his fellow humans to hide his role in the destruction of the Colonies, and carries the guilt of his transgressions, both sexual and technological, throughout the mini-series, much in the way he carries Number Six in his mind. At the end of the pilot, he even appears to the viewer to have gone insane (although we will later learn that his madness is part of his gradual enlightenment and salvation)32.

Popular religion

26 Battlestar Galactica, in both its incarnations, remains a major work of speculative fiction with a far-reaching cultural impact, although the remake, because of both its length and proximity to us33, now exercises considerably more influence than its predecessor. Numerous authors have referenced either series as an illustration of the popular culture of its time, in often polarizing ways. In 1979, Canadian religious anthropologist and historian Irving Hexham asserted that TES was the perfect illustration of the secularisation of American culture. He believed that the original series reflected a new mythological background rooted in the 1960s counterculture and posited that the beliefs in the Age of Aquarius aimed to become an alternative to Christian orthodoxy. Within the popular faith in science, which he saw as taking the place of Christian culture, TES represented in his view, “a new irrational attack [on Christianity] based upon romantic pseudoscientific mythology”34. He went so far as to state that “[…] Christians must be alert to the mythology itself and refuse to succumb to its vague attractiveness”35, clearly making the viewing of the series part of a “religious battle” in itself.

27 The paradox, or the irony, is that in the TRS remake, the Cylon foe of humanity is revealed to be monotheistic, and to believe in the “one true God”. The Cylons in fact resist the “new mythologies” of the Colonials who are polytheistic, complicating this tale of Revelation.

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28 Sylvaine Bataille argues that the Greco-Roman-inspired theology of the Colonials in TRS is an attempt by Ronald D. Moore to infuse his science-fictional series with realist elements, the better to confuse us as to the where we stand in time as the story unfolds. She points out that Moore creates the illusion of a known environment for his audience by using both recognizable names already found in TES and an abundance of references to Greco-Roman civilization and religion that viewers would recognize although they are (obviously) not a part of their own daily faith36. I would argue that the dispensationalist elements serve this purpose even more pointedly. Using contemporary popular religion allows Moore to create contrast between his Colonials and Cylons and embed even more recognizable contemporary cultural elements in his science-fiction story37 – to imbue it in what Clifford Geertz would have called an “aura of factuality”38. 29 Both series are thus in sync with the contemporary popular theology of their respective times. The TES movie-pilot executive producer and main screenwriter, Glen A. Larson, was a member of the Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints, a Church founded and currently thriving in the USA (even though it represents fewer than 2% of all religious believers, it is still on the rise). Not every aspect of the TES is imbued with Mormonism, but every once in a while, Commander Adama makes a reference to, or extrapolates from, its principal doctrine39. As for TRS, the mini-series-pilot is very much in tune with the beliefs of present times: a high number of Americans believe in dispensationalism, and are certain they will experience the Rapture, End Times, and the Second Coming in their lifetime. Thus, though the action of the television series Battlestar Galactica unfolds in a distant galaxy, theological readings of the pilot episodes of both of its versions highlight that its cultural narrative is always rooted in present time, on this planet Earth.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. The 1978 movie-pilot was released in several versions, including a 125 min theatrical release in Canada, but a three-hour version served as the first episode of the 1978 televised Battlestar Galactica, re-titled “Saga of the Lost World” (S01E01). 2. For this article, the following releases were used : Battlestar Galactica – The Complete Epic Series, created Glen N. Larson, Universal Studios, 2004, region 1, DVD ; Battlestar Galactica: The Miniseries, created by Ronald D. Moore, Universal Studios Home Entertainment, 2003, region 1, DVD. 3. Deuteronomy 18:1.

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4. 1 Nephi 18; Michael Lorenzen, “Battlestar Galactica and Mormonism”, The Information Literacy Land of Confusion blog, posted 09 May 2009, accessed 8 August 2014, http:// www.informationliteracy.net/search/label/Battlestar%20Galactica. 5. Exodus 12:33a. 6. Battlestar Galactica – The Complete Epic Series, created Glen N. Larson, Universal Studios, 2004, region 1, DVD no 1, 37th and 38th deleted scenes. 7. Exodus 15:2-3, 17. 8. Exodus 4:10 9. Exodus 12:35a ; 12:37-38. 10. W. Janzen, “Land”, in The Anchor Bible Dictionary, vol. 4, ed. David Noel Freedman et al., New York, Doubleday, 1992, p. 144 [p. 143-154]. 11. J.G. Plöger, “’aDHĀMĀH”, in Theological Dictionary of the Old Testament, revised ed., vol. 1, ed. G. Johannes Botterweck and Helmer Ringgren,, Grand Rapids, MI, William B. Eerdmans, 1977, p. 95-96 [p. 88-98]. 12. Theodore Hiebert, “Land”, in Eerdmans Dictionary of the Bible, ed. David Noel Freedman et al., ed, Grand Rapids, MI, Williams B. Eerdmans, 2000, p. 788 [788-789]. 13. Deuteronomy 1:8, 11:9. 14. Plöger, p. 94. 15. Exodus 32:6b. 16. Revelation 16:14 and 16:16. 17. See, for instance, Florent Favard, “La promesse d’un dénouement: énigmes, quêtes et voyages dans le temps dans les séries télévisées de science-fiction contemporaines,” Doctoral thesis, Université de Bordeaux, 6 Nov. 2015. 18. The spelling shifts from “Zac” in the 1978 version to “Zak” in the reboot. 19. “Sin,” and its various meanings, will be a recurring theme throughout TRS’s full run; see Kevin J. Wetmore, Jr., The Theology of Battlestar Galactica. American Christianity in the 2004-2009 Television Series, Jefferson (N.C.), McFarland, 2012, p. 139-152. 20. Thessalonians 4:17. 21. Matthew 24:30-31, 24:40-41. 22. Steven Rawle, “Real-imagining Terror in Battlestar Galactica. Negotiating Real and Fantasy in Battlestar Galactica’s Political Metaphor,” in Battlestar Galactica : Investigating Flesh, Spirit and Steel, ed. Roz Kaveney and Jennifer Stoy, London and NewYork, I.B. Tauris, 2010, p. 129-153. 23. Jon R. Stone, “A Fire in the Sky: ‘Apocalyptic’ Themes on the Silver Screen,” in God in the Details: American Religion in Popular Culture, ed. Eric Mazur and Kate McCarthy, New York, Routledge, 2010, p. 62-79. 24. Pew Research Center, “Public Sees a Future Full of Promise and Peril. Life in 2050: Amazing Science, Familiar Threats,” 22 June 2010, http://www.people-press.org/2010/06/22/public-sees- a-future-full-of-promise-and-peril/ and “Global Survey Of Evangelical Protestant Leaders,” 22 June 2011, http://www.pewforum.org/2011/06/22/global-survey-of-evangelical-protestant- leaders/ 25. 1 John 2:18. 26. 2 John 1:7. 27. Revelation 19:20a. 28. “This calls for wisdom. Let the person who has insight calculate the number of the beast, for it is the number of a man. That number is 666”, Revelation 13:18. 29. Later in the series, she will be referred to as Caprica Six to differentiate her from other Number Six Cylons. In later seasons, Caprica Six will be revealed to truly love Baltar, protecting him, even becoming his de facto spouse. See Matthew Jones, “Butch Girls, Brittle Boys, Sexless Cylons: Some Gender Problems in Battlestar Galactica” in Battlestar Galactica: Investigating Flesh,

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Spirit and Steel, Roz Kaveney and Jennifer Stoy, eds., London and NewYork, I.B. Tauris, 2010, p. 154-185. 30. “The woman was dressed in purple and scarlet, and was glittering with gold, precious stones and pearls. She held a golden cup in her hand, filled with abominable things and the filth of her adulteries. The name written on her forehead was a mystery: Babylon the great, the mother of prostitutes, and of the abominations of the earth”. Revelation 17:4-5. 31. See also Wetmore, op.cit., p. 139-152. 32. Jones, p. 157-8. 33. The TRS mini-series-pilot has more recently been analyzed as influenced by the American post 9/11 context: the Colonials’ reaction toward the Cylons are now, in this view, associated with xenophobia, Islamophobia, and all the fears and confusion of the “War on Terror”. See Steve Rawle, “Real-Imagining Terror in Battlestar Galactica: Negotiating Real and Fantasy in BSG’s Political Metaphor”, Battlestar Galactica: Investigating Flesh, Spirit and Steel, ed. Roz Kaveney, and Jennifer Stoy, London, IB Tauris, p. 132-141. 34. Irving Hexham, “Battlestar Galactica and the New Mythology”, HIS, May, 1979, p. 17 [17-19]. 35. Ibid., p. 19. 36. Sylvaine Bataille, “Les pièges du temps: la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica (Sci-Fi, 2003-2009)”, GRAAT online n°6 : Les pièges des nouvelles séries télévisées américaines, ed. Sarah Hatchuel and Monica Michlin, 2009: http://www.graat.fr/ backissuepiegesseriestv.htm. 37. Despite the complexity that both Colonial and Cylon religions will develop later in TRS, I would argue, as others have, that many of the religous expressions in the series ring hollow and crumble from their contradictions. See Douglas E. Cowan, “Religion in Science Fiction Film and Television,” Understanding Religion and Popular Culture: Theories, Themes, Products and Practices, ed. Terry Ray Clark and Dan Clanton, Jr., Routledge, New York, 2012, p. 45-46. 38. Clifford Geertz, “Religion as a Cultural System”, The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Fontana Press, 1993, p. 87-125. See also “Introduction,” God in the Details: American Religion in Popular Culture, ed. Eric Mazur and Kate McCarthy, New York, Routledge, 2010, p. 1-14. 39. James E. Ford, “Battlestar Galactica and Mormon Theology”, Journal of Popular Culture, 17, 1983, p. 84 [p. 83-87].

ABSTRACTS

The theological dimension of the pilot mini-series (2003) of the reimagined Battlestar Galactica (Ron D. Moore, Sci-Fi, 2003-2009) sharply contrasts with that of the original series (Glen Larson, ABC, 1978-1979). In the original BSG, the last humans are in Exodus, and cross the desert-that-is- space in search of the promised land of Earth. In the reimagined series, the pilot mini-series is more clearly apocalyptic and points to contemporary forms of dispensionalism, and especially, belief in the Rapture.

La dimension théologique de la mini-série pilote de Battlestar Galactica (Ron D. Moore, Sci-Fi, 2003) contraste fortement avec celle de la série originale de Glen Larson (ABC, 1978). Dans cette dernière, les derniers humains vivent un Exode, et traversent le désert de l’espace à la recherche de la Terre Promise, qui est littéralement la Terre. Le pilote de la version « réimaginée » par Ron

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D. Moore (Sci-Fi, 2003) se donne plus clairement à lire comme apocalyptique et se réfère aux formes contemporaines du dispensionalisme, notamment de l’Enlèvement.

INDEX

Keywords: Battlestar Galactica, science fiction, Exodus, End Times, apocalypse, scripture Mots-clés: apocalypse, Battlestar Galactica, science-fiction, Exode, fin des temps, Saintes Écritures

AUTHOR

CAROLINE-ISABELLE CARON

Caroline-Isabelle Caron, diplômée de l’EHESS (DEA en sciences sociales) et de McGill (docteure en Histoire), est Professeure Adjointe au département d’Histoire de Queen’s University (Ontario, Canada). Spécialisée en anthropologie historique, elle se concentre sur l’étude de la culture populaire nord-américaine aux XIXe et XXe siècles. Ses recherches portent sur les représentations du passé, sous la forme de généalogies, de légendes et des commémorations, et sur ​​les représentations de l’avenir, sous la forme de la science-fiction et de la fan-fiction. Caroline-Isabelle Caron, PhD, is an Associate Professor in the History Department of Queen’s University (Ontario, Canada). Specializing in historical anthropology, she focuses on the study of North American popular culture in the 19th and 20th centuries. Her research focuses on representations of the past, in the form of genealogies, legends and commemorations, and on representations of the future, in the form of science fiction and fan fiction.

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Destin, Providence et temps cyclique : Quelle liberté pour les personnages de Battlestar Galactica ?

Isabelle Périer

1 La série Battlestar Galactica, dans sa réécriture par Ronald D. Moore (Syfy, 2003-2009), est une série de science-fiction combinant technologie avancée – suffisamment avancée pour que les hommes aient pu donner naissance à des intelligences artificielles douées de conscience – et religion. Les questions du sacré et de la providence semblent en effet centrales dans une série où la plupart des personnages s’interrogent sur leur destin. Ainsi, la première saison est, entre autres, le récit de la conversion de Baltar, le scientifique rationaliste, de sa prise de conscience de l’existence de Dieu1 et d’une providence qui guide la destinée de chacun ; c’est en même temps celle de la révélation qui s’impose à la présidente Roslin du caractère cyclique du temps, de la répétition de l’histoire et du rôle qu’elle-même doit y jouer. Cette étude se propose donc d’étudier la conception du temps, du destin et de la liberté à l’œuvre dans la série en la confrontant à la cosmologie cyclique et providentielle des stoïciens. Dans la mesure où l’intertextualité à l’œuvre dans la série est une manière de représenter les déterminismes internes et externes pesant sur les personnages en créant, par un effet de « déjà-vu », l’impression d’un éternel retour, nous nous appuierons aussi sur une analyse mythocritique pour saisir les enjeux philosophiques et cosmologiques de ce récit, qui propose finalement, dans son déplacement d’une conception circulaire vers une conception « spiralaire » du temps, une conclusion en forme d’ouverture sur d’autres futurs possibles.

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3 La série Battlestar Galactica relevant du genre de la science-fiction et présentant une société apparemment futuriste où la technologie est avancée, les spectateurs sont tentés de lui appliquer la conception du temps dominante et courante qui est la nôtre lorsque nous abordons des récits, à savoir celle d’un temps linéaire2. De plus, les affirmations de Baltar face à l’apparition de Numéro Six, répétant qu’il est un homme rationnel et un scientifique (S01E01), tendent à renforcer ce présupposé. Pourtant,

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cette conception linéaire du temps est rapidement mise en question, et ce, à plusieurs reprises. Cette remise en cause culmine avec les révélations de Leoben à Kara (S01E08). Leoben, par la formule répétée tout au long de la série (« All of this has happened before and will happen again »), sous-entend que le temps est cyclique et que les événements se répètent à l’identique à chaque cycle3. Il se montre d’autant plus convaincant qu’il délivre également une prophétie à Kara, qui s’avérera dans la suite de la série. En outre, les cylons revendiquent leur foi monothéiste en un Dieu unique, s’opposant ainsi aux humains qui sont polythéistes et révèrent les douze dieux de Kobol. Certains cylons, comme Numéro Six et son apparition qui hante Baltar, semblent même extrêmement pieux et ne cessent de proclamer l’intervention de Dieu dans le monde. Ainsi, Numéro Six affirme régulièrement à Baltar que les événements qu’il doit affronter sont le plan de Dieu4. Cette référence à un Dieu invisible, transcendant et providentiel se double d’un leitmotiv, celui du destin, de plus en plus important à mesure que passent les épisodes. Nombre de personnages, comme Baltar, la présidente Laura Roslin ou Kara Thrace, affirment que leur destin participe d’un plan divin, qu’il s’agisse du Dieu unique des cylons pour Baltar, ou des douze dieux de Kobol pour la présidente. 4 Or, ces affirmations ne sont pas de vaines paroles – y compris si on les entend comme étant, au départ, pur espoir ou parole qui se veut performative, davantage que prophétie au sens réel du terme, dans le cas de la présidente notamment. De nombreux d’épisodes tendent à développer l’idée que l’univers de Battlestar Galactica est dirigé par une forme de providence divine qui agence les événements et leur donne un sens, parfois déchiffrable et perceptible par les humains, obscur la plupart du temps5. Seule la fin de la série donne sens à tous ces événements improbables qui semblent être le fait du hasard et qui se révèlent néanmoins, en dernier lieu, nécessaires pour que le destin conjoint de l’humanité et des cylons s’accomplisse6. Ainsi le moindre détail peut se révéler un indice ou un fragment de la gigantesque énigme posée aux personnages (comme aux spectateurs). Par exemple, les peintures de Kara, aperçues dès la deuxième saison sur Caprica, lorsqu’elle revient dans son appartement en compagnie d’Agathon, sont déjà, à son insu, la représentation de la nova qui va les conduire à la nébuleuse, représentation que retrouvera Tyrol dans le temple des Cinq dieux (S03E12). Cette conjonction d’une conception circulaire du temps, de la présence d’un Dieu unique et transcendant, de la providence et du destin semble très proche de la conception stoïcienne du temps et du cosmos, même si iconographiquement, le dessin de Kara se rapproche aussi d’un mandala. 5 En effet, voici comment Némésius présente la conception du cosmos des stoïciens :

Les Stoïciens disent que, lorsque les planètes retournent au même signe [zodiacal], en longueur et largeur, que celui auxquelles étaient au début, quand le monde commença à se former, elles produisent, en des périodes de temps déterminées, l’embrasement et la destruction de toutes choses existantes. Puis de nouveau, le monde retourne au même état ; et lorsque les astres se meuvent de nouveau de la même façon, chacun des événements qui se sont produits dans la période antérieure se réalisera sans aucun écart : il y aura une fois encore Socrate, et Platon, et chacun des hommes, avec les mêmes amis et concitoyens ; ils subiront les mêmes choses, il leur arrivera les mêmes choses, ils s’adonneront aux mêmes choses ; toutes les cités, tous les villages, tous les champs reviendront pareillement. Le retour de toutes choses ne se produit pas une seule fois, mais plusieurs fois ; ou plutôt, les mêmes choses reviennent à l’infini et sans jamais s’arrêter. Les dieux, qui ne

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sont pas sujets à la destruction, ayant suivi de près l’unique période présente, connaissent à partir d’elle tout ce qui se passera dans les périodes suivantes, car il n’y aura rien d’étranger à ce qui s’est passé antérieurement : toutes choses se répéteront pareillement, sans aucun écart jusqu’aux moindres détails7.

6 Cette conception du cosmos et d’un temps circulaire qui se répète à l’identique à chaque cycle cosmique pose, depuis l’Antiquité, la question de la liberté, du sens de l’action et de la responsabilité morale. En effet, si tout est destiné à s’accomplir à chaque fois à l’identique et que le destin de chacun est déterminé depuis la naissance – ou plutôt la renaissance – du cosmos, à quoi bon agir ? C’est ce que la philosophie stoïcienne a nommé l’argument paresseux, argument auquel répond Cicéron dans son traité Du destin :

Nous ne nous laisserons pas non plus entraver par ce qu’on appelle l’Argument Paresseux (l’argos logos, comme le désignent les philosophes) ; si nous l’écoutions, nous n’agirions absolument pas dans la vie. On le formule ainsi : « Si c’est ton destin de guérir de cette maladie, tu en guériras, que tu fasses venir le médecin ou non ; de même, si c’est ton destin de ne pas guérir de cette maladie, tu n’en guériras pas, que tu fasses venir le médecin ou non. Or l’un ou l’autre est ton destin. Donc cela n’a aucun intérêt de faire venir le médecin » […]. Chrysippe critique cet argument. Il y a dans le monde, dit-il, des faits simples et d’autres qui sont couplés. « Socrate mourra tel jour » est simple ; le jour de sa mort est fixé, quoi qu’il fasse ou ne fasse pas. Mais si le destin prévoit « Œdipe naîtra de Laïos », on ne pourra pas dire « que Laïos ait été ou non avec une femme » ; car il s’agit d’un fait couplé et « confatal ». Il use de ce terme parce que ce que le destin prévoit, c’est à la fois que Laïos couchera avec sa femme et qu’il engendrera d’elle Œdipe. C’est comme si l’on avait dit « Milon combattra aux Jeux Olympiques » : si quelqu’un répliquait : « donc, qu’il ait un adversaire ou non, il combattra », il se tromperait. En effet, « il combattra » est un fait couplé, parce que sans adversaire il n’y a pas de combat. Tous les sophismes de ce genre se réfutent donc de la même façon. « Tu guériras, que tu fasses venir le médecin ou non » est sophistique, car il est prévu par le destin que tu fasses venir le médecin, tout autant qu’il l’est que tu guérisses. C’est cela, comme je l’ai dit, que Chrysippe appelle les choses confatales8.

7 De fait, les personnages de Battlestar ne sont jamais tentés par l’argument paresseux : la perspective de l’échec les hante. Ce besoin d’agir est même parfois perçu comme pathologique et irrationnel, comme dans le cas de Kara, revenue d’entre les morts, qui veut absolument revenir à la nébuleuse pour retrouver le chemin de la Terre, et va jusqu’à menacer la Présidente. Kara manifeste une souffrance à la fois psychologique, spirituelle et physique à chaque saut spatial qui éloigne le Battlestar de la nébuleuse, sentant clairement qu’elle s’écarte de son destin. De même, lorsque Baltar est tenté de baisser les bras et de cesser d’agir, l’apparition de Numéro Six lui répète qu’il est entre les mains de Dieu et qu’il doit l’aider à accomplir son plan, donnant ainsi un sens à ses actes en tant qu’ils participent de son destin (elle souligne au passage que s’il fait partie, sans le savoir, des « Cinq Derniers » cylons, son sentiment de panique fait simplement partie de sa programmation et de sa « couverture » qui masque son identité, y compris à lui-même).

8 La question du déterminisme et de la part de liberté laissée aux hommes dépend en partie du courant du stoïcisme auquel on se réfère :

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Les anciens philosophes ont pris deux partis. Il y a eu ceux qui pensaient que tout arrive par le destin, d’une manière telle que ce destin apporte la force de la nécessité. […] Les partisans de l’autre position croyaient qu’il existe des mouvements volontaires de notre esprit, libres de tout destin. […] Leur raisonnement est le suivant : « Si tout arrive par le destin, tout arrive en vertu d’une cause antécédente. Et si c’est le cas pour l’impulsion, c’est aussi le cas pour ce qui suit de l’impulsion ; donc c’est le cas pour les actes d’assentiment. Mais si la cause de l’impulsion ne réside pas en nous, l’impulsion, elle non plus, n’est pas en notre pouvoir. Mais s’il en est ainsi, les résultats eux-mêmes de l’impulsion ne sont pas en notre pouvoir. Donc, ni les actes d’assentiment ni les actions ne sont en notre pouvoir. Il en résulte que ni les louanges, ni les blâmes, ni les honneurs, ni les punitions ne sont justes. » Puisque ce raisonnement est vicieux, ils considèrent comme une inférence probable que tout n’arrive pas par le destin9.

9 Ainsi, la conception d’un temps cyclique éternellement semblable et entièrement déterminé pose la question éthique de la responsabilité morale. Comme l’idée d’une irresponsabilité humaine, notamment face au mal, paraît irrecevable et incompatible avec l’ordre du monde réglé par la divinité, les stoïciens ont souvent tenté d’assouplir cette idée de déterminisme afin d’ouvrir la possibilité d’une responsabilité morale.

10 Toutefois, le cas des personnages de Battlestar Galactica est particulier, en ce qu’ils s’inscrivent dans un cosmos et une temporalité qui ne sont pas uniquement stoïciens, mais, tout comme les personnages clés de la série, « hybrides ». En effet, si le temps de l’univers de Battlestar est bien cyclique et induit un éternel retour, sa cosmologie est en grande partie teintée de christianisme. 11 Tout d’abord, si la référence aux douze dieux de Kobol, qui portent les noms du panthéon olympien ou du moins de la tradition grecque, ancre cette cosmologie dans un contexte païen, l’insistance des cylons, et notamment de Numéro Six, puis de Baltar, à affirmer que seul existe « le Dieu unique » (« the one true God »), infléchit cette cosmogonie vers le monothéisme. Certes, les stoïciens parlaient indifféremment d’un Dieu, des dieux ou même de Zeus10. Toutefois, cet infléchissement vers le monothéisme se double d’une insistance troublante de Numéro Six : Baltar doit non seulement croire en son destin et agir de manière à l’accomplir, mais il ne pourra être sauvé que s’il fait acte de foi. C’est précisément ce que montre l’épisode S01E07: après s’être moqué de la croyance de Numéro Six, Baltar est abandonné par sa vision et accusé de trahison par une certaine Shelley Godfrey, qui n’est autre que l’un des clones de Numéro Six. Baltar est ensuite providentiellement acquitté après une longue prière dans laquelle il reconnaît la providence divine et se soumet à la volonté de Dieu. Cet acquittement est d’autant plus étrange et providentiel que Shelley Godfrey disparaît mystérieusement une fois Baltar acquitté11. L’efficience de la foi est non seulement affirmée par Numéro Six, mais elle est à de nombreuses reprises « démontrée » à Baltar le sceptique. Par exemple, à l’épisode S01E10, le scientifique doit montrer l’emplacement d’une raffinerie de Thylium alors qu’il ignore absolument à quoi elle peut ressembler. Numéro Six lui suggère, lorsqu’elle lui apparaît en vision, de s’en remettre à Dieu. Il désigne donc un point au hasard, devenant, comme il le verbalise lui-même à la fin de l’épisode, l’« instrument » de la volonté divine. Cet épisode montre que les notions de destin et de providence, contrairement à la cosmologie stoïcienne, sont liées à la notion de foi : c’est sa foi qui transforme un geste fait au hasard en information providentielle

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destinée à sauver toute la flotte. Ce lien entre destin, providence et foi donne une coloration chrétienne affirmée à la série. 12 Sur le plan du temps, le cylon Leoben fournit une information capitale aux spectateurs comme aux humains intradiégétiques lors de sa révélation cosmologique (S01E08) : si les événements se répètent, ils ne se répètent pas exactement à l’identique. Il révèle en effet à Kara que, si les événements se répètent, les rôles des uns et des autres peuvent changer. Cette importance de la variation sur le même est également suggérée lors de l’anamnèse du colonel Tigh sur Terre (S04E11), alors qu’il voit Ellen mourir dans ses bras, d’abord sur New Caprica, puis sur la Terre. Ces deux analepses montrent bien la répétition de la situation : la manière même dont sont filmés les deux plans souligne ce parallélisme, puisqu’il s’agit du même cadrage et de la même scénographie. Toutefois, les circonstances ne sont pas les mêmes, alors que ces deux événements appartiennent au même continuum temporel. Ainsi, la cosmologie de Battlestar Galactica n’est pas stoïcienne. Elle induit même, par ses changements, une perspective cosmologique bien différente. 13 Certains courants stoïciens avaient déjà envisagé que les cycles temporels puissent être légèrement différents :

Ils [les Stoïciens] sont d’avis qu’après l’embrasement, toutes choses se reproduisent dans le monde, numériquement identiques, de sorte que même l’individu qualifié particulièrement existe et figure identiquement dans ce nouveau monde comme dans le précédent ; c’est ce que dit Chrysippe dans son traité en plusieurs livres Du monde […]. Ils disent aussi qu’entre individus qualifiés particulièrement postérieurs et antérieurs, les seuls écarts concernent certains de leurs accidents extérieurs, écarts qui, affectant le même Dion persistant et vivant, ne le transforment pas. En effet, il ne devient pas un autre homme si, ayant auparavant des grains de beauté sur le visage, plus tard il ne les a plus. Tels sont les écarts, disent-ils, que présentent dans un monde les individus qualifiés particulièrement, par rapport à ceux d’un autre monde12.

14 Les commentateurs Long et Sedley insistent sur la différence majeure entre la conception d’un monde se répétant de manière rigoureusement semblable et celle d’un monde où des différences, même en apparence simplement cosmétiques et mineures, existeraient :

De telles différences, si elles n’affectent en rien l’identité d’un individu, impliquent une cosmologie radicalement différente de celle qu’implique (a). Entre deux mondes, une seule différence de ce type est nécessaire pour qu’ils soient distincts l’un de l’autre. Mais l’occurrence d’une différence quelconque entre deux mondes successifs implique également une différence dans leurs causes antécédentes, et par suite l’abandon de la causalité totalement fermée requise par (a). Peut-être certains Stoïciens ont-ils supposé que l’embrasement nettoyait tous les vestiges de ses antécédents, et laissait à Dieu une matière indéterminée, qui lui permettrait de lancer une séquence causale entièrement nouvelle et indépendante. Sa parfaite rationalité donnerait alors naissance à un monde essentiellement identique, contenant des personnes individuelles numériquement identiques. L’excellence du prochain monde ne serait nullement affectée par la présence ou l’absence de caractéristiques moralement indifférentes, tels que des grains de beauté sur la figure. Et pourtant, ce sont des différences de ce genre qui permettent au prochain monde de se situer dans une dimension

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temporelle authentiquement différente, puisque Socrate avec un grain de beauté ne pourrait exister en même temps que Socrate sans ce caractère13.

15 Or, les variations induites par Battlestar Galactica vont bien au-delà. Comme on l’a vu, Leoben explique que les rôles joués tant par les cylons que par les humains peuvent évoluer au sein de ces répétitions. Mais la variation majeure permettant de radicalement transformer la conception de la cosmologie de la série est celle des lieux. Le dernier épisode énumère ces lieux où les répétitions se sont produites : Kobol, la Terre, Caprica. Ainsi, la répétition des événements de Battlestar Galactica répète un schéma fondamental, que l’on peut assimiler au mythe de Frankenstein14 – ou celui de la révolte de la créature contre son créateur et de la guerre qui s’ensuit –, mais le récit fait varier les rôles endossés par les personnages dans chaque nouvelle configuration spatio-temporelle.

16 Ainsi, cette conception de l’éternel retour n’est pas cosmique mais plutôt historique. Les événements narrés par la série ne se déroulent pas dans un monde qui a été autrefois détruit par ekpyrosis et qui est rené de ses cendres identique à lui-même (avec ou sans variantes) mais bien dans un même temps cosmique qui voit se dérouler des cycles historiques à la fois semblables et différents. Cette conception de l’éternel retour n’est donc plus l’expression d’un déterminisme logique et physique, tel que pouvaient l’exposer les stoïciens :

Par « destin », j’entends ce que les Grecs appellent heimarmenè : une ordonnance et une série de causes, puisque c’est la connexion de cause à cause qui d’elle-même produit toute chose ; c’est la vérité perpétuelle, qui s’écoule de toute éternité. Et puisqu’il en est ainsi, rien n’est arrivé qui n’ait dû arriver, de même que rien n’arrivera dont la nature [universelle] ne contienne les causes qui œuvres précisément à sa réalisation. On comprend par là que le destin dont il s’agit n’est pas celui de la superstition, mais celui de la physique, cause éternelle des choses, pour laquelle les choses passées sont arrivées, les choses présentes arrivent, les choses futures arriveront15.

17 Il s’agit bien plutôt d’un déterminisme métaphysique et historique. Cette différence permet de réintroduire la possibilité d’un changement, d’une éventuelle liberté mais également de l’échec, c’est-à-dire d’une révolution, au sens étymologique et politique du terme. Elle donne également espoir aux « Cinq Derniers » cylons (« Final Five ») de pouvoir lutter contre le destin et la fatalité de l’histoire et ainsi « rompre le cycle », ce qui est une thématique essentielle de la fin de la série.

18 Plutôt qu’un temps cosmique circulaire, il nous faut donc plutôt évoquer la possibilité d’un temps cosmique spiralaire, comme dans nombre d’œuvres de science-fiction contemporaine16, parmi lesquelles « Les Guerriers du silence » de Pierre Bordage ou « Les Cantos d’Hypérion » de Dan Simmons. En effet, comme dans une spirale, l’histoire est à la fois circulaire et linéaire. Circulaire car elle se répète, mais linéaire en ce que ces répétitions s’effectuent sur fond de variation et tendent à évoluer pour s’approcher d’un centre qui annihilerait la répétition. C’est bien ce que recherchent les Cinq Derniers cylons qui ont tenté et tentent encore de prévenir les humains pour d’éviter la catastrophe. Certes, leur tentative avorte ; mais la fin de la série, qui représente le futur de l’époque de Battlestar – c’est-à-dire notre monde contemporain – tend à affirmer que cette fois, le cycle est peut-être brisé et que l’histoire ne se répétera peut-être pas. 19 Une autre conséquence de cette représentation d’un temps non pas strictement cyclique mais spiralaire est l’importance que revêt la notion de mémoire. En effet, dans

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la cosmologie stoïcienne, l’on ne se souvient pas des cycles précédents – on les déduit des postulats physiques et logiques de la cosmologie. Ainsi, tout recommence de la même manière sous l’impulsion du principe divin du cosmos, mais rien ni personne, si ce n’est les dieux dans certaines interprétations, ne survit à l’ekpyrosis ni ne peut témoigner des cycles précédents. Dans Battlestar Galactica, la nature semi-linéaire du temps spiralaire permet une transmission de la mémoire, d’une part par les textes sacrés de la Pythie, qui accompagnent la présidente jusqu’à la découverte de la Terre, et d’autre part par la mémoire orale des Cinq. Ce rôle central de la mémoire est rendu sensible par les images extraordinaires, notamment dans la troisième saison, où les cartes de navigation stellaire sont combinées aux textes sacrés compulsés par Roslin, les astrogateurs et Adama lui-même. Malgré leur imprécision, ces textes sont la mémoire collective de l’humanité qui y cherche les réponses fondamentales à sa survie. La mémoire est également mise en valeur lors des anamnèses des Cinq sur Terre et peu après, lors des quelques séquences où Sam tente de se souvenir de leur passé car il espère y trouver la clé permettant d’expliquer tous les mystères qui les entourent. Et c’est finalement Ellen qui, par sa mémoire individuelle, résout les mystères du passé et donne à ses « enfants » des clés pour le futur. L’importance de la mémoire et du souvenir est centrale dans la série : le temps n’est pas strictement circulaire car, précisément, les Cinq cylons ont conscience de cette répétition, et cette conscience est libératrice. Elle permet d’envisager de sortir du cercle, de « rompre le cycle ». On peut ainsi lire le récit comme une réflexion sur le rôle libérateur de la mémoire – mais est-ce à dire que les personnages de Battlestar Galactica sont finalement libres ? 20 La réponse semble négative, et ce, pour deux raisons. D’une part, ces personnages sont bien soumis à un destin qui, contrairement à la cosmologie stoïcienne, se manifeste de diverses manières : par des visions, des rêves prémonitoires partagés, des airs musicaux, des coïncidences troublantes, voire même des anges qui viennent leur parler. Ainsi, le destin semble bien agencé par une puissance transcendante et divine qui manipule les êtres et les événements. La liberté des personnages semble résider à la fois dans leur choix de tenter de déchiffrer ces signes et celui de s’y soumettre. C’est la leçon que ne cesse de donner l’apparition de Numéro Six à Baltar : s’il n’a pas foi en Dieu et s’il ne se soumet pas à son destin, il est perdu. Il s’agit d’un quasi-chantage pour qu’il s’en remette à la providence divine. Cette acceptation peut prendre une forme plus dynamique : certains personnages tentent de retrouver la mémoire et de déchiffrer les signes divins. Kara est véritablement obsédée par l’air que lui faisait jouer son père et par le dessin d’Héra, mais elle exerce sa liberté en cherchant la corrélation possible entre cet air qui la hante, son passé avec son père et le dessin de la petite fille. Et, finalement, elle a l’intuition finale qu’il s’agit des coordonnées de la Terre promise. Ainsi, elle accomplit son destin et exerce la part de liberté qui lui est dévolue et qui est celle du Sage stoïcien, à savoir accepter son destin et l’ordre du monde. Kara choisit d’être le Héraut de la Mort et de guider les hommes vers la Terre promise, de même que Baltar accepte explicitement son destin (S04E05). En effet, ses mots sont très proches de ceux de Sénèque lorsque ce dernier évoque la providence :

Les destins sont nos maîtres et la durée de notre vie est arrêtée dès la première heure de notre naissance. Les causes engendrent leurs effets ; un perpétuel enchaînement détermine les événements particuliers et généraux. S’il faut tout accepter vaillamment, c’est que les choses ne sont pas, comme nous nous le figurons, des hasards, mais des résultats. Il y a longtemps que toutes nos joies et toutes nos larmes sont décrétées, et, si grande que puisse

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être la diversité apparente des existences individuelles, tout se ramène à un principe unique : éphémères, nous sommes voués à l’éphémère. Alors à quoi bon s’insurger ? Pourquoi se plaindre ? C’est la loi même de la vie. Que la nature fasse ce qu’elle veut des corps qui lui appartiennent ; nous, allègres et courageux quoi qu’il arrive, ne perdons pas de vue que de ce qui périt rien n’est nous-mêmes. Que fait l’homme de bien ? Il se livre au destin17.

21 Car, finalement, l’ultime déterminisme qui s’exerce sur ces personnages est bien stoïcien : ils sont déterminés par leur être moral et ce que l’on nommerait aujourd’hui leur psychologie. En effet, les stoïciens avaient réintroduit une part de responsabilité morale en distinguant l’impulsion du destin et notre faculté de délibération :

« De même, dit-il, que si tu pousses un cylindre de pierre sur un plan fortement incliné, tu as produit la cause et le commencement de son mouvement vers l’avant, mais que bientôt il roule vers l’avant, non plus du fait de ton impulsion, mais du fait que sa forme et sa disposition à rouler sont telles, de même l’ordre, la raison d’être et la nécessité du destin mettent en mouvement les types réels de causes et leurs commencements, mais l’impulsion délibérative de notre esprit et nos actions effectives sont contrôlées par notre volonté et notre intellect propres. » En accord avec cela, il dit, et ce sont ses propres termes : « C’est pourquoi les Pythagoriciens ont raison de dire « apprends que les hommes ont choisi leurs propres troubles », entendant par là que le dommage qu’ils subissent est entre les mains de chacun, et que c’est en suivant leur impulsion, leur propre état d’esprit et leur propre disposition qu’ils font fausse route et subissent du dommage. » Pour cette raison, il refuse que ceux qui, du fait de leur paresse ou de leur méchanceté, sont nuisibles et irréfléchis, soient tolérés et entendus si, quand on les prend sur le fait, ils se réfugient dans la nécessité du destin, comme si c’était l’asile d’un temple, quand ils disent que les pires de leurs méfaits sont attribuables au destin, et non à leur propre méchanceté 18.

22 Mais cette faculté de délibération est entièrement conditionnée par l’être moral de chacune ou chacun. Les héros de Battlestar Galactica peuvent parfois avoir une illusion de liberté, à la manière de la pierre de Spinoza19, mais ils sont guidés par un déterminisme intérieur qui les dépasse et qui est représenté grâce à un effet de lecture jouant sur l’intertextualité.

23 L’intertextualité mythico-épique à l’œuvre dans la série enferme les personnages dans une détermination qui naît d’un effet de lecture. En effet, leurs liens avec l’hypotexte mythique et épique les surdétermine et les constitue en archétypes qui tendent à agir toujours de la même manière face à une situation donnée. Ainsi, le déterminisme du caractère moral stoïcien est mimé par un effet de lecture intertextuelle qui donne naissance à des effets de répétition et d’échos culturels produisant chez les spectateurs une impression de « déjà-vu » propre à l’éternel retour. Par exemple, malgré ses grandes déclarations lyriques, Baltar agit toujours par opportunisme et pour son auto- préservation ; le colonel Tigh, même lorsqu’il a découvert sa nature de cylon, continue à aboyer et à menacer de passer les cylons par le sas (etc.). Cette récurrence des situations tend à nous faire sentir que les personnages sont bien déterminés par leur être intérieur et agissent nécessairement, de manière « programmée », répondant à leur destinée et à la providence divine20. 24 Comme le genre de la série télévisée repose sur un principe programmé de récurrence, à l’œuvre dans le déroulement de l’intrigue, le développement des personnages, la mise

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en image ou en son21, ce principe de récurrence réflexif renforce l’impression que les événements se répètent, mimant ainsi, à échelle microscopique, le cycle de l’éternel retour. De surcroît, la construction mythique de la série contribue à des effets de lecture intertextuels : en effet, Battlestar Galactica se présente comme le récit d’un mythe fondateur, celui de notre monde. La série correspond donc très précisément à l’une des définitions du mythe que donne Mircéa Éliade :

Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements ». Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. C’est donc toujours le récit d’une création22.

25 Il serait trop long et trop laborieux d’énumérer ici tous les mythèmes caractéristiques du récit de fondation, mais on peut néanmoins souligner que le meurtre originel est un mythème récurrent dans la série : celle-ci débute par le génocide des humains par les cylons et se perpétue avec le récit de la guerre fratricide entre cylons. De même, l’accession des cylons à la mortalité, par le biais de la destruction de leur vaisseau et de la découverte d’une connaissance interdite, à savoir les Cinq et l’amour, est un mythème déterminant. Il s’agit ainsi non seulement d’un mythe fondateur (fondation d’une société mixte cylons-humains) mais également d’un récit étiologique, qui explique comment les cylons sont devenus mortels, ont pu se mêler aux humains et s’hybrider avec eux.

26 Enfin, les événements et les personnages de la série sont déterminés par l’immense intertexte antique de la série. L’onomastique, d’abord, crée un effet de « déjà-vu » propre à mimer l’éternel retour : les noms des douze grands dieux de Kobol, ainsi que les allusions à la Pythie et les surnoms mythologiques comme Apollon, Héra ou Athéna contribuent à cet effet. De plus, les noms sont également une manière d’enfermer les personnages dans une détermination liée à leur sens ou leur consonance mythique. Ainsi, le lieutenant (puis capitaine) Agathon est, par essence, un homme bon qui ne sait pas prendre de décision moralement mauvaise. C’est lui qui, le premier, va percevoir l’humanité des cylons et l’accepter, c’est lui qui va refuser de fermer les yeux sur la xénophobie envers les Sagittarons et c’est également lui qui va saboter le plan d’extermination génocidaire des cylons pourtant adopté par la flotte, la présidente et l’Amiral Adama d’un commun accord. Ellen Tigh peut être lue comme l’incarnation d’Hélène de Troie, une mangeuse d’hommes toujours prompte à semer la discorde. L’onomastique est simultanément de nature biblique : l’Amiral Adama est ainsi le père spirituel de la flotte, c’est-à-dire de ce qui survit de l’humanité ; Saul Tigh, homme belliqueux et compagnon de Samuel Anders qui deviendra finalement l’Hybride (figure Cylon prophétique qui pilote le vaisseau) fait écho au Saül de l’Ancien Testament, grand roi-guerrier qui succéda au prophète Samuel. 27 Outre l’onomastique, l’intrigue générale de Battlestar Galactica est une réécriture tenant à la fois de l’Iliade et de l’Énéide. Iliade car la flotte est en quelque sorte « assiégée » par les cylons pendant une majeure partie de la série. La répétition des sorties des « vipers » et les combats épiques ne sont pas si différents des sorties homériques et leur succession de combats, de morts et de funérailles. Mais la série fonctionne également, et peut-être surtout, comme une réécriture de l’Énéide en tant qu’elle est l’histoire des

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réfugiés d’une civilisation disparue. C’est ainsi que l’on peut lire l’arrêt sur New Caprica comme un clin d’œil à l’épisode carthaginois de l’épopée virgilienne. , le capitaine honorable, fils de l’Amiral – qui peut être également vu comme un nouveau Roi Priam – respectant ses parents, l’idée de démocratie et de justice et les dieux, peut être considéré comme un nouveau pius Aeneas. Plus discrètement, il est fait mention du passé de Boomer dans la première saison : cette dernière viendrait d’une colonie nommée Troie. Ne peut-on, dès lors, assimiler Boomer au cheval de Troie ? Car Boomer est bien celle qui s’infiltre chez l’ennemi afin de le détruire de l’intérieur, et ce à plusieurs reprises. Enfin, le personnage de Kara Thrace fonctionne plus implicitement comme le plus célèbre des personnages homériques : son surnom, « Starbuck » la désigne comme une femme virile et efface son caractère féminin23. Elle est blonde ; c’est le meilleur pilote de la flotte ; elle se définit par son caractère colérique ; elle est toujours prête à en découdre, dans l’espace comme sur terre ; enfin, elle n’a pas peur de la mort, mais craint d’être oubliée. Tout la désigne comme l’avatar d’Achille, dans les moindres détails : elle est versée dans les arts puisqu’elle a appris le piano et peint ; elle a été élevée par sa mère qui lui répète qu’elle a un destin particulier ; elle est blessée (au genou plutôt qu’au talon) ; elle est désignée comme le Héraut de la mort, ce qui peut la rapprocher de l’épithète homérique « tueuse d’hommes ». 28 Ainsi, l’intertextualité redouble le déterminisme moral qui guide les personnages : ceux-ci sont déterminés par leur modèle mythico-épique. Ils incarnent, pendant toute la série, ce modèle ; ainsi, leurs décisions sont chaque fois motivées par leur être moral, inscrit dans leur lien intertextuel avec ces grands personnages épiques ou mythiques, ces marqueurs intertextuels renforçant l’effet de « déjà-vu » mimant l’éternel retour et la circularité du temps. 29 Pour finir, ce temps cyclique, ou plutôt spiralaire, fonctionne comme un avertissement : l’histoire pourrait à nouveau se répéter. Il s’agit là d’une mise en garde classique dans la science-fiction contre le développement d’une technologie échappant à son créateur. Ici, la dimension cyclique de la série rend cet effet de mise en garde particulièrement efficace. Ainsi, certains dialogues résonnent avec une inquiétante étrangeté à nos oreilles. On peut penser notamment au discours quasi transhumaniste de Cavill sur la finitude et l’imperfection de l’homme (S04E15) ou à celui de Numéro Six devant le Quorum, affirmant que l’humanité ne doit sa complétude qu’à sa finitude et sa nature mortelle (S04E07). Plus subtilement que par l’avertissement final, ces scènes réactivent les débats actuels sur la nature de l’être humain, le rôle de la technologie dans l’évolution humaine, ou la naissance imminente d’une posthumanité. Dans le dernier épisode, lorsque Numéro Six exprime l’espoir que cette fois le cycle de la violence génocidaire puisse être rompu, elle nous invite à lire, dans une métalepse, la série Battlestar Galactica comme une vision prémonitoire prévenant (à travers les spectateurs) toute l’humanité du danger qui la guette, et mobilisant pour cela l’ensemble des croyances humaines passées et présentes, des oracles grecs aux mandalas bouddhistes, aux prophètes ou anges chrétiens.

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BIBLIOGRAPHIE

BATAILLE Sylvaine, « Les pièges du temps : la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica », GRAAT online n°6, Les Pièges des nouvelles séries télévisées américaines, éd. Sarah Hatchuel et Monica Michlin, déc. 2009, http://www.graat.fr/backissuepiegesseriestv.htm (consulté le 07 juillet 2017).

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GOURINAT Jean-Baptiste, « Éternel retour et temps périodique dans la philosophie stoïcienne », Revue philosophique de la France et de l’étranger 2002/2 (Tome 127), p. 213-227, https:// www.cairn.info/revue-philosophique-2002-2-page-213.htm (consulté le 07 juillet 2017).

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SÉNÈQUE, De providentia, tr. René Waltz, Paris, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, (2002), 2011.

NOTES

1. En effet, les coïncidences et certaines destinées comme celle de Kara semblent affirmer l’existence d’un « grand architecte » (ou d’un Auteur) de l’ensemble de la diégèse. 2. Sur l’héritage gréco-latin dans Battlestar Galactica, voir Sylvaine Bataille, « Les pièges du temps : la réappropriation de l’Antiquité gréco-latine dans Battlestar Galactica », GRAAT online n°6, éd. Sarah Hatchuel et Monica Michlin, 2009. [URL] : http://www.graat.fr/ backissuepiegesseriestv.htm (consulté le 07 juillet 2017). 3. Jean-Baptiste Gourinat, « Éternel retour et temps périodique dans la philosophie stoïcienne », Revue philosophique de la France et de l’étranger 2002/2 (Tome 127), p. 213-227, https:// www.cairn.info/revue-philosophique-2002-2-page-213.htm (consulté le 07 juillet 2017). 4. Le tagline de la série à propos des cylons est, rappelons-le : « There are twelve models and they have a plan. » 5. La quête de la Terre sous-tendant tout le récit, toute « révélation » se doit d’être partielle pour ne pas trop « dévoiler » la fin. 6. Voir le chapitre de Sarah Hatchuel sur Battlestar Galactica in Rêves et séries américaines, la fabrique d’autres mondes, Paris, Rouge Profond, 2016. 7. Némésius, 309, 5 – 311, 2 in Anthony A. Long et David Sedley, Les philosophes hellénistiques Tome II : Les Stoïciens, tr. Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin, Paris, Garnier-Flammarion, (1987) 2001, p. 325. 8. Cicéron, Du destin 28 – 30, in Long et Sedley, op. cit., p. 390. 9. Cicéron, Du destin 39 – 43, in Long et Sedley, op. cit., p. 475. 10. On peut penser à l’Hymne à Zeus de Cléanthe. 11. Ce qui pose la question du rôle de Numéro Six : manipule-t-elle Baltar et le cours des événements ou est-elle réellement une « prophétesse » ? 12. Alexandre d’Aphrodise, Sur les Analytiques premiers d’Aristote, 180, 33 – 36 et 181, 25 – 31, in Long et Sedley, op. cit., p. 328.

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13. Long et Sedley, op. cit., p. 333. 14. Remarquons l’allusion à Mary Shelley dans le nom de la clone de Numéro Six « Shelley Godfrey ». 15. Cicéron, De la divination I, 125 – 126, in Long et Sedley, op. cit., p. 385. 16. On peut se demander si l’idée même d’un temps cosmique circulaire et déterministe nous est devenu si étranger et si insupportable que les auteurs de S-F doivent l’adapter et le transformer en un temps spiralaire qui admet à la fois la linéarité du changement, du progrès et de la liberté et la circularité fatale que les héros doivent chercher à briser. 17. Sénèque, De providentia, V, 7 et 8,tr. René Waltz, Paris, Les Belles Lettres, coll. Classiques en poche, (2011) 2002, p. 109. 18. Aulu-Gelle (citant Chrysippe), VII, 2, 6 – 13 in Long et Sedley, op. cit., p. 479. 19. Spinoza, Lettre LVIII dite Lettre à Schuller. 20. On pourrait aussi dire, bien sûr, dans une perspective « posthumaine », qu’ils « sont programmés pour cela ». 21. Sur ces questions de récurrence, voir Isabelle Périer, « The Tudors ou quand l’histoire se répète », Colloque Sens et motifs de la récurrence dans les séries télévisées, 15 septembre 2011, Université Paris-Sorbonne. (à paraître). 22. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1963, p. 16. 23. On se rappellera également que Starbuck était un homme dans la version première de la série par Glen Larson (ABC, 1978-1979).

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’étudier la conception du temps, du destin et de la liberté à l’œuvre dans le reboot par Ronald D. Moore de la série télévisée Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) en la confrontant à la cosmologie cyclique et providentielle des stoïciens. Dans la mesure où l’intertextualité à l’œuvre dans la série est une manière de représenter les déterminismes internes et externes pesant sur les personnages et de redoubler, par un effet de « déjà-vu », l’impression d’un éternel retour, nous nous appuierons aussi sur une analyse mythocritique pour saisir les enjeux philosophiques et cosmologiques de ce récit, entre destin et liberté.

This article explores how time, destiny and freedom are represented in Ronald D. Moore’s reboot of Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) by comparing it with the cyclical and providential cosmology of Stoic philosophers. Since the series’ intertextuality increases the effect of “déjà vu”, to give the impression of the eternal return of the same events, we will read the paradoxes of the series through a mythocritical frame of analysis as well as a philosophical one.

INDEX

Keywords : Battlestar Galactica, destiny, cyclical time, freedom, religion, science fiction, spirituality, stoicism Mots-clés : Battlestar Galactica, destin, liberté, religion, science-fiction, spiritualité, stoïcisme, temps cyclique

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AUTEUR

ISABELLE PÉRIER

Agrégée de Lettres classiques et docteure en Littérature comparée, Isabelle Périer enseigne dans un lycée à Argenteuil. Ses domaines de recherche ont principalement trait à la culture populaire et notamment à la science-fiction, la fantasy, la littérature de jeunesse, les narrations sérielles et le jeu de rôle sur table. Isabelle Périer holds an Agrégation in Classics and a PhD in Comparative Literature and teaches in a high school in Argenteuil. Her research focuses on popular culture, particularly on science- fiction, fantasy, young adult literature, serial narratives and tabletop RPG.

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A Tale of Two Toasters : Évolutions de la figure du Cylon dans Battlestar Galactica entre la version de Glen Larson (ABC, 1978-1979) et le reboot de Ronald D. Moore (Syfy, 2003-2009)

Donna Spalding Andréolle

1 Au cœur de la saga Battlestar Galactica – et en particulier dans sa version revisitée par Ronald D. Moore – se situe la figure du Cylon, être artificiel créé par l’homme mais dont l’évolution ne se réalise pleinement qu’après une rébellion contre l’espèce humaine. Alors que dans la série d’origine de Glen Larson (ABC, 1978-1979) les Cylons se limitent essentiellement à une armée de robots commandée par le traître Baltar (pour le compte d’un mystérieux leader Cylon appelé « Dictateur Suprême »), il est possible d’y discerner déjà un questionnement sur la frontière entre la machine et l’homme. On note par exemple la spécificité du Cylon Lucifer, capable d’ironie dans ses échanges avec Baltar, ou la hiérarchie militaire des Cylons, qui indique une différentiation dans le niveau de conscience et d’individualisation de ces êtres artificiels. C’est dans l’épisode double intitulé The Gun on Ice Planet Zero (S01E08-09, diffusé les 22 et le 29 octobre 1978) que l’on aperçoit les premières réflexions de fond sur le sens donné à l’humanité dans la série. Cet épisode marque d’ailleurs la fin d’une présence forte des Cylons, qui ne réapparaissent que brièvement dans l’épisode de clôture. Ces questionnements, en revanche, sont au cœur même du développement de la figure du Cylon dans le remake de Ron D. Moore : la transformation du Cylon en une créature physiquement ressemblante à l’homme, programmée dès lors à se comporter en humain, pose de réels problèmes tant aux colons en guerre qu’aux Cylons eux-mêmes. Affranchis de l’emprise humaine par l’apocalypse intergalactique qu’ils ont déclenchée, les Cylons sont néanmoins prisonniers de leur propre système de pensée collective

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dictée par l’Hybride ; et c’est au contact des humains, souvent au sein de relations amoureuses (les couples Baltar-Caprica Six et Helo-Athena parmi d’autres) que les Cylons prennent conscience de leur individualité et de leur libre-arbitre. Au-delà des considérations philosophiques sur la nature de ces êtres et des pistes de réflexion qu’ils offrent pour une réactualisation de certains débats sur l’humain, le posthumain ou le transhumain, nous proposerons ici d’analyser les mises en relation entre les visions de l’altérité proposées dans les deux séries et les évolutions culturelles du genre science- fictionnel américain dans des contextes sociopolitiques très différents.

Altérité et science-fiction américaine

2 Les deux versions de Battlestar Galactica nous présentent des grandes traditions de la science-fiction dans sa spécificité américaine. Tout d’abord, la science fiction américaine puise ses sources dans le western et prolonge de ce fait la mythologie nationale de la Frontière et l’idéologie attenante. Les conditions particulières de la publication du genre à la fin du XIXe siècle – fiction bon marché vendue sous forme de dime novels1 –, font de la science-fiction américaine une littérature de la culture populaire, ce qui la différencie fondamentalement de la science-fiction britannique ou de la science-fiction française. Là où la science-fiction britannique, à l’instar des œuvres d’H. G. Wells par exemple, traite, dans une approche philosophique, des problèmes liés au futur de l’Homme, la science-fiction américaine, à l’instar des œuvres d’Edgar Rice Burroughs (remis au goût du jour par le film John Carter of Mars2), traite du périple du héros national, garant de la propagation de la démocratie dans les espaces sauvages de la wilderness. La proximité thématique du western et de la science-fiction, d’abord dans les dime novels, ensuite dans les productions cinématographiques dès les premiers films muets, et enfin dans les séries télévisées, donne naissance au sous-genre du space opera (expression inspirée du horse opera 3). Le scénario du space opera exalte l’esprit pionnier et la technologie utilisée pour propager la « civilisation » (dans son acception occidentale) aux confins de l’univers ; l’espace devient la dernière frontière de la lutte entre les forces du Bien et du Mal. Battlestar Galactica, série contemporaine de la Guerre des Étoiles (1977) de George Lucas, illustre clairement les liens forts entre ces deux genres, comme en témoignent ici ces photos des héros respectifs, Han Solo (Harrison Ford) et Starbuck (Dirk Benedict).

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Fig. 1 : Han Solo et Starbuck dans la version 1978

3 Larson semble, dans son écriture de la série source, prisonnier des schémas de la Guerre des Étoiles, succès planétaire de 1977 : par exemple, l’épisode intitulé « The Lost Warrior » (S01E06) inclut une scène de duel dans un saloon sur une planète désertique qui rappelle fortement la scène célèbre sur Tatooine, tout en faisant écho à un épisode de Star Trek (1966-1969), « The Spectre of the Gun » (S03E06), dans lequel Kirk et ses officiers doivent revivre la fusillade d’O.K. Corral4. 4 De même, les Cylons, dans la version de 1978, sont majoritairement des soldats-robots sans conscience ni intelligence, fort ressemblants, physiquement, à « Dark Vador » (Darth Vader) et à l’armée des clones de la Guerre des Étoiles 5. Ici le traitement de

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l’altérité puise dans les traditions de la littérature de la Frontière, dans une réitération des relations avec l’Autre racial et culturel de l’expérience américaine qui remonte aux récits de captivité puritains du XVIIe siècle. Comme l’historien culturel américain Richard Slotkin nous le rappelle dans Regeneration Through Violence: The Mythology of the American Frontier 1600-1860 :

The cultural anxieties and aspirations of the colonists found their most dramatic and symbolic portrayal in the accounts of the Indian wars. The Indian war was a uniquely American experience [in which] they could suggest their own superiority to the home English by exalting their heroism in battle, the peculiar danger of their circumstances, and the holy zeal for English Christian expansion […]. It was within this genre of colonial Puritan writing that the first American mythology took shape – a mythology in which the hero was the captive or victim of devilish American savages and in which his (or her) heroic quest was for religious conversion and salvation6.

5 L’Indien (compris en tant que construction occidentale), incarne la confrontation culturelle dans laquelle deux visions du monde s’opposent par un regard « en miroir », dans lequel chacune des deux cultures perçoit et juge l’autre. L’Indien concentre l’ambivalence ressentie par le colon blanc, dans le fantasme du risque de contamination que le contact avec le « sauvage » entraînerait pour la « civilisation » blanche. Dans le space opera de la première moitié du xx e siècle, l’ Alien (extra-terrestre) remplace l’Indien comme être antithétique de la civilisation dans la vision occidentale du monde, et sert de faire-valoir à la société moderne et/ou au monde de référence du lecteur ou spectateur, même si cette fonction connaîtra une inversion marquante, due à l’impact, à compter des années 1960, des mouvements d’historiographie dite « radicale » (c’est-à- dire d’inspiration marxiste)7. Après la Seconde Guerre mondiale et le début de la guerre froide8, la peur du communisme a fait de l’invasion un thème de prédilection dans la science-fiction américaine ; cependant ces scenarios d’invasion ne s’attardaient pas sur la complexité de l’altérité, et n’exprimaient pas le désir de contact ou de compréhension puisque le seul souci était de préserver le monde tel qu’il existait (et de préférence sans l’Autre). La version de Battlestar Galactica créée par Glen Larson provient de ce contexte de la guerre froide, et le traitement des Cylons s’en ressent ; la série « ré-imaginée » par Ronald D. Moore vingt-cinq ans plus tard, en revanche, arrive à s’affranchir clairement de ces schémas traditionnels pour poser des questions philosophiques sur l’altérité plus proches de celles que l’on trouve dans la tradition sci- fi britannique.

Avatar ou némésis ?

6 La posture idéologique des deux séries sur la question des relations entre humains et Cylons apparait très tôt, dans le premier épisode de chaque version. Dans la version d’origine, c’est cet échange entre le président des douze colonies et Adama : PRÉSIDENT. I see the party is not a huge success with all of my children. ADAMA. What awaits us out there is what troubles me. PRÉSIDENT. But surely you don’t cling to your suspicions about the Cylons? They asked for this armistice, they want peace. ADAMA. Forgive me, Mr. President, but they hate us with every fiber of their existence. We love freedom, we love independence – to feel, to question, to resist oppression. To them, it is an alien way of existing they will never accept.

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PRÉSIDENT. But they have, through Baltar. They have sued for peace. ADAMA. Yes, of course, you are right. 7 La division entre humains et Cylons est claire : d’un côté, une civilisation qui aime la liberté, l’indépendance, et qui résiste à l’oppression ; de l’autre, un empire auquel ces concepts sont étrangers. Ce sont des références à peine voilées à la Révolution américaine, et à la terminologie de la doctrine de Truman (1947) qui décrit la vision américaine de la guerre froide. L’axe du Mal est représenté par le mystérieux cerveau de l’invasion Cylon, « Imperious Leader » (le « Suprême Dictateur » dans la traduction française), que l’on voit de dos dans cette première apparition, puis avec la forme humaine ci-dessous dans l’épisode « War of the Gods » (S01E15-16).

Fig. 2 : Le Suprême Dictateur

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8 De nombreux autres indices rappellent aux spectateurs le schisme idéologique qui sépare la civilisation de l’Empire du Mal : les tètes des soldats Cylon renvoient à l’image des légionnaires de l’empire romain, voire de l’armée nazie ; Baltar dans les scènes de bataille ressemble à Jules César ; le Cylon comparse de Baltar s’appelle Lucifer, et le Suprême Dictateur s’avère avatar de Satan. Enfin, dans l’épisode « Greetings From Earth » (S01E19-20), une scène de lancement de missiles réaffirme la peur d’une guerre nucléaire créée par la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, crise immortalisée, dans la culture populaire, par le film Docteur Folamour (Dr. Strangelove, Stanley Kubrick, 1964).

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Fig. 3 : Docteur Folamour (Kubrick, 1964)

9 Les Cylons imaginés par Larson prennent trois formes distinctes : des soldats-robots, des êtres plus évolués représentés par les personnages de Lucifer et Spectre, et le Suprême Dictateur dont la nature exacte, humaine ou mécanique, demeure un mystère. Il s’agit néanmoins d’aliens stéréotypés dont on nie l’humanité et dont les différences manichéennes sont reconnues et acceptées ; à l’inverse des Cylons dans la version « ré- imaginée » de Ronald D. Moore, sur le plan technologique, les Cylons de 1978 semblent simplement à égalité avec les humains, et de ce fait moins menaçants. Ils ne provoquent donc pas de peur réelle chez le spectateur, puisque les humains sont capables de les battre quelles que soient les conditions dans lesquelles les Cylons les affrontent ;

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malgré leur nombre nettement supérieur (mais moins terrifiant que dans la version 2003 où l’on voit de véritables essaims de raiders autour d’un vaisseau-mère aux proportions monstrueuses), les Cylons de Larson ne peuvent se mesurer à l’intelligence des pilotes de chasse aux tactiques surprenantes car « illogiques » aux yeux de ces créatures artificielles. Par ailleurs, toute dimension effrayante de leur altérité se voit remise en question par des badinages entre Baltar et Lucifer ou encore, dans cette scène de l’épisode « The Young Lords » (S01E11) – les commentaires des soldats-robots et la réplique de Starbuck ne peuvent que faire sourire9.

Fig. 4 : Humour dans la série de Larson

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10 Là où les regards croisés entre l’humain et l’Autre servent traditionnellement à renforcer l’altérité, ici l’altérité de chacun est redéfinie de manière délibérément incongrue, d’où l’effet comique mais aussi un effet de « rapprochement ». Peut-être pourrait-on interpréter cet humour comme une critique, de la part de Glen Larson, du discours de la peur face aux communistes et aux « autres » plus généralement ? D’un autre côté, les victoires systématiques des humains sur les Cylons apparaissent comme une réitération pure et simple des mythes nationaux de la conquête territoriale chers au space opera. 11 Le côté kitsch, voire camp – comme le dit Ronald D. Moore10 – de Battlestar Galactica 1978 réside ainsi dans la sacralisation des stéréotypes de la science-fiction américaine au détriment d’un discours idéologique fort, pourtant annoncé dans les premiers instants de la série. Une première explication peut se trouver dans ce que Kingsley Amis expose dans New Maps of Hell (1961) : que la science-fiction met en scène des personnages « types » (voire des stéréotypes) puisque le genre traite de la condition humaine plutôt que de l’individu, donnant lieu à sa formule célèbre « Idea as Hero ». Joanna Russ, auteure féministe américaine de science fiction dans les années 1960-7011 notait que « les protagonistes de la science-fiction sont traités en tant que collectivité et non pas en tant qu’individus, même si certains personnages peuvent être exemplaires ou représentatifs »12. Serait donc responsable de la disparition du protagoniste l’intérêt que portent les auteurs à la condition humaine et au fonctionnement de la collectivité, plutôt qu’aux actes de l’individu. 12 Une deuxième explication possible des personnages stéréotypés serait sans doute la mort précoce de la série dans sa seconde saison, mort programmée qui aurait privé Larson et les scénaristes de la possibilité de développer plus longuement les relations étranges entre les humains et leurs ennemis. Peut-être aussi n’était-il pas envisageable de subvertir une rhétorique hégémonique ou de détourner le space opera vers d’autres types de représentation ou de discours ; après tout, les tentatives de Gene Roddenberry

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dans Star Trek (CBS, 1966-1969) avaient échoué 13, pourtant dans une période de contestation propice à de tels détournements. L’Amérique de la fin des années 1970 fut, dans le sillage de Watergate et au milieu de la débâcle des otages de Téhéran, sans doute davantage friande d’histoires à la gloire du héros américain triomphant face à l’adversité la plus insurmontable ; et le public de prédilection de la science-fiction dans ses formes traditionnelles reste celui des adolescents. Voulant ainsi capitaliser sur l’engouement pour Star Wars, la chaîne ABC privilégia donc la production d’une série qui ne cherchait pas à bousculer les habitudes du public par un contenu trop « intellectuel », reproche fait à Gene Roddenberry en son temps – ABC mit d’ailleurs fin à Star Trek malgré les protestations organisées par les fans14. 13 Les choix politiques du Battlestar Galactica de Ronald D. Moore sont tout autres, dans un contexte culturel également bouleversé : on peut lire dans ce reboot une métaphore de la guerre au terrorisme (« War on Terror ») et de son impact sur les idéaux politiques, éthiques et moraux de la société américaine de « l’après 11 septembre » (post-9/11)15. Malgré les affirmations de Moore et de certains acteurs de la série ré-imaginée selon lesquelles le scénario est resté inchangé par rapport à l’original, la posture idéologique telle qu’elle est exprimée dans la séquence du discours d’Adama après l’attaque des Cylons dans l’épisode pilote démontre une transformation radicale dans la perception des relations entre humains et Cylons : ADAMA. The Cylon war is long over, yet we must not forget the reasons why so many sacrificed so much in the cause of freedom. The cost of wearing the uniform can be high, but… (long silence)… sometimes it’s too high. We thought that when we fought the Cylons, we did it to save ourselves from extinction, but we never answered the question why? Why are we as a people worth saving? We still commit murder because of greed and spite, jealousy, and we still visit all of our sins upon our children. We refuse to accept responsibility for anything we’ve done, like we did with the Cylons. We decided to play God, create life; when that life turned against us, we comforted ourselves in the knowledge that it really wasn’t our fault, not really. You cannot play God then wash your hands of the things that you have created. Sooner or later, the day comes when you can’t hide from the things you’ve done any more. 14 Ce discours opère aux antipodes de celui de la version d’origine : ici Adama offre aux spectateurs une interprétation de la guerre contre les Cylons plus près de la prédication puritaine que du discours du chef militaire cherchant à rallier ses troupes en temps de crise. L’insistance sur les notions de faute et de péché, et l’idée que la guerre avec les Cylons représente une forme de punition divine face à l’hubris humaine font écho aux questionnements et explications des attentats du 11 septembre 2001 dans la presse américaine immédiatement après les attentats16. Grâce à la distanciation que permet le genre de l’anticipation, Moore produit, comme il l’explique dans la bible de la série17, une version de Battlestar Galactica qui se veut allégorie des États-Unis de 2004-2010 – allégorie d’après lui facilement décodable par les téléspectateurs. C’est spécifiquement dans son traitement de l’altérité que Moore transforme le space opera de Battlestar Galactica en fiction politique, phénomène assez rare dans la tradition science- fictionnelle américaine et réservé aux meilleurs écrivains tels que Ray Bradbury (notamment dans Fahrenheit 451) et certaines auteures féministes telles qu’Ursula K. Le Guin, Suzy McKee Charnas et Octavia E. Butler18. Cette altérité des Cylons est placée au centre de l’intrigue dès la séquence du générique (que l’on revoit au début de chaque épisode) ; ce montage de quelques phrases et quelques images nous avertit des dimensions les plus troublantes et les plus monstrueuses de ces « Autres ».

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Fig. 5 : générique de la série de Ron D. Moore

15 Comme dans Battlestar Galactica 1978, les Cylons prennent trois formes distinctes selon leur niveau d’évolution : les avions de chasse militaires appelés raiders (l’équivalent des vipers chez les humains), les Centurions, véritables machines à tuer de type humanoïde géant, et les Cylons impossibles à distinguer des êtres humains, répliqués en douze modèles – y compris certains qui ne savent pas qu’ils en sont (« sleeper agents »). On découvre leur identité durant les quatre saisons et notamment dans l’épisode final de la saison 3, « Crossroads part 2 » (S03E20). Ces trois formes illustrent non seulement l’état technologique supérieur de cette intelligence artificielle par rapport à son créateur humain mais aussi toute l’ambiguïté quant à leur nature exacte, suspendue entre machine et homme. Si les Centurions sont complètement et visiblement mécaniques, et les douze modèles semblent humains à tout égard, les raiders se composent d’une carapace métallique renfermant un être biologique fait de viscères et de sang ; cette nature partiellement biologique explique l’intelligence manifeste des raiders lors de leurs engagements contre les pilotes du Galactica. 16 Les Cylons constituent l’ennemi ultime : ils n’hésitent pas à déployer des armes de destruction massive dans leur attaque simultanée de Caprica et des autres planètes de la confédération des colonies ; ils disposent d’une armée mécanisée invincible car remplaçable à l’infini ; ils infiltrent les lignes ennemies incognito et disposent de sources supérieures d’information venant de collaborateurs humains ; ils envahissent et détruisent les systèmes de défense de l’intérieur par la propagation de virus dans le réseau informatique reliant les vaisseaux de la flotte coloniale. C’est justement une sorte d’ironie cosmique que le seul battlestar ou vaisseau à survivre à l’apocalypse soit le Galactica, le plus ancien, le plus « low tech » avec un commandant aux méthodes rétrogrades. Ainsi pourrait-on dire que les Cylons représentent une combinaison de toutes les craintes américaines depuis la guerre froide : dangers de la technologie nucléaire entre les mains de régimes instables, peur d’un virus qui provoquerait l’apocalypse cybernétique19), crainte d’attentats terroristes capables d’anéantir des villes entières. Les Cylons sont à la fois avatar et némésis, copies infinies de ce que l’Homme désire être (beau, puissant, surhumain, immortel) et un rappel de la monstruosité née de ces mêmes désirs. On peut voir en Numéro Six (Caprica Six) une

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incarnation de la déesse Némésis car c’est elle qui annonce l’apocalypse à Baltar, et qui sera la porte-parole des raisons de la vengeance des Cylons contre leurs créateurs. Au début de l’épisode « Mission Suicide » (S03E01) la voix off de Laura Roslin nous expose la futilité de la résistance des humains de New Caprica sous l’occupation des Cylons : « Tuer les Cylons n’est pas suffisant parce qu’ils ne meurent pas. Ils ressuscitent et reviennent parmi nous. C’est terrifiant20. » Ainsi le désir d’immortalité, source de fascination, est-il également source de terreur et de révulsion ; couplés avec l’incertitude sur la nature même de cet Autre, ces sentiments simultanés d’attraction et de rejet font des Cylons de Ronald D. Moore des figures complexes qui ébranlent des attitudes culturelles sur l’altérité et les relations entre les États-Unis et le monde, sous la forme indirecte de l’allusion.

Une monstruosité inversée

17 Ronald Moore pousse encore plus loin ses réflexions sur les différences entre humanité et altérité, toujours dans le premier épisode de la saison 3 (« Mission suicide »), moment clé du développement de cette problématique. Dans ce dialogue, les principaux Cylons débattent de la meilleure manière de combattre l’insurrection des colons de New Caprica : CAVIL 1. Let’s review why we are here, shall we? We’re supposed to bring the word of “God” to the people, right? CAVIL 2. To save humanity from damnation by bringing the love of “God” to these poor benighted people. NUMBER 6. We’re here because a majority of the Cylon [sic] felt that the slaughter of mankind had been a mistake. NUMBER 8. We’re here to find a new way to live in peace, as God wants us to live. CAVIL 2. And it’s been a fun ride so far. But I want to clarify our objectives: if we’re bringing the word of God, then it follows that we should employ any means to do so, any means. CAVIL 1. Yes, fear is the key article of faith, as I understand, so perhaps it is time to instill a little more fear in people’s hearts and minds. Let’s, ah, let’s execute Baltar. BALTAR. What? WHAT?! NUMBER 6. That’s not going to happen. 18 Cette monstruosité faite d’actes meurtriers et d’hypocrisie ne sont pas du seul fait des Cylons : d’abord le discours des avatars de Cavil dans cette scène résume étrangement la politique de l’administration Bush dans la guerre contre le terrorisme. Comme le démontrait si bien Michael Moore dans son film Fahrenheit 9/11 (2004), un des objectifs cachés de la guerre contre la terreur – Bush ayant choisi l’expression « War on Terror » plutôt que « war on terrorism » – était de maintenir la population américaine dans un état permanent de peur. Le cynisme de Cavil et son évocation de la volonté de « Dieu » (qu’il met entre guillemets, qu’il mime d’un geste des doigts) pour instaurer la peur chez les colons-résistants de New Caprica constituent une rhétorique qui est familière au spectateur américain, rendant encore plus floue la ligne de démarcation entre humains et Cylons, d’autant plus que les objections des avatars des Numéros Six et Huit nous rapprochent au moins des quelques Cylons à la recherche d’une cohabitation paisible avec les humains. Hélas, le contact prolongé entre Cylons et humains semble mutuellement néfaste : tandis que les Cylons-collaborateurs (Caprica Six, Boomer et Leoben en particulier) s’élèvent finalement contre le génocide de l’humanité, les humains, eux, deviennent les meurtriers monstrueux de leur ennemi. Toujours dans

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l’épisode « Mission suicide », le spectateur assiste au meurtre sauvage de Leoben par Starbuck. Pire, Loeben lui fait remarquer, lorsqu’il réapparaît quelques scènes plus tard, que cela fait la cinquième fois dans la même journée qu’elle agit ainsi. Ce meurtre est filmé de manière à suggérer que Kara est folle, car elle passe du meurtre à son repas d’un air insouciant, la main encore ensanglantée par les coups de poignard dont elle a criblé sa victime. De même, lorsque l’humain choisi par la résistance pour commettre un attentat suicide contre Baltar lors d’une cérémonie officielle se regarde dans la glace une dernière fois, il nous renvoie une image fragmentée et monstrueuse.

Fig. 6 : Image fragmentée et monstrueuse de l’humain

19 Il semblerait que le contact prolongé entre les colons et leurs créations posthumaines ne puisse mener qu’à une perte d’identité et une évolution incertaine. On peut alors se poser la question du sens à donner à l’allégorie plutôt sombre de Moore. Je postulerai qu’une lecture double de cette monstruosité inversée se présente à nous : soit on est encore dans les schémas de la littérature de Frontière où le colon doit régresser à l’état sauvage avant de pouvoir émerger comme nouvel Adam dans la terre promise du Nouveau Monde – auquel cas nous pouvons dire que la série est conservatrice et reste sagement dans les limites de la science-fiction américaine traditionnelle –, soit on estime que Moore cherche à démontrer que la monstruosité est une question de regard et que cette monstruosité est aussi en nous. Dans ce cas, l’on comprend que l’altérité n’est que prétexte à commettre des actes monstrueux, et que la série est progressiste, puisqu’elle nous invite, certes, à une introspection personnelle, mais également sociétale. 20 Pour conclure, en comparant l’évolution de la figure du Cylon, d’un Autre clairement défini dans la version d’origine de Battlestar Galactica, à l’altérité ambigüe dans la série ré-imaginée par Ronald D. Moore, il est évident que la raison principale des différences dans l’approche esthétique et idéologique de l’Autre réside en grande partie entre textes et contextes respectifs : guerre froide pour l’une, « guerre contre la terreur » pour l’autre. Le traumatisme du 11 septembre 2001 impacte le concept d’altérité, rendu flou dans la version de Moore par la ressemblance physique entre humains et Cylons les plus évolués, et par l’inversion des croyances religieuses entre monothéistes et polythéistes qui bouleverse les oppositions habituelles de la SF américaine, plaçant

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ainsi Battlestar Galactica dans le genre de la fiction politique d’anticipation pour petit écran. La version du XXIe siècle se place sans ambiguïté dans un ensemble de séries de « l’après 11 septembre (2001) »21 mettant en lumière l’impact d’un traumatisme national sur la manière de voir le monde, tout en proposant un autre avenir possible que la « guerre sans fin ».

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Appelés « dime novels » car ils coutaient 10 cents ; il s’agit d’une littérature imprimée sur du papier de très mauvaise qualité et donc peu chère, à destination de lecteurs peu fortunés. 2. John Carter of Mars (réal. Andrew Stanton, 2010). Film inspiré du premier roman de science- fiction américaine, A Princess of Mars d’Edgar Rice Burroughs (1917), plus connu pour son roman Tarzan of the Apes (1912). 3. Carroll et Noble, The Free and the Unfree, New York, Penguin, 1988 (2e éd.), p. 379-380. Cette expression se réfère aux westerns télévisés à partir de 1948 comme The Lone Ranger (ABC, 1949-1957) ou Hopalong Cassidy (NBC, 1952-1954). Le genre perdure jusque dans les années 1960 avec les séries « western » les plus longues de l’histoire de la télévision américaine, Bonanza (NBC, 1959-1973) et Gunsmoke (CBS, 1955-1975). 4. Pour une lecture de cet épisode de Star Trek, voir Donna Spalding Andréolle, « ‘Beam me up Scotty, there’s no intelligent life down here’: The failed (counter)cultural message of Star Trek the Original Series (1966-1969) » dans EOLLE n°1 The Woodstock Years, U. Le Havre, 2011. https:// gric.univ-lehavre.fr/spip.php?article124 5. Glen Larson fut surnommé « Glen Larceny » (« Glen le Larcin ») par l’auteur de science fiction Harlan Ellison, car de nombreuses séries écrites par Larson, dont Battlestar Galactica, s’inspiraient de blockbusters hollywoodiens. Pour la citation complète et la liste des exemples voir http://en.wikipedia.org/wiki/ Glen_A._Larson, « Criticism ». 6. Richard Slotkin, Regeneration Through Violence: The Mythology of the American Frontier 1600-1860, New York, Harper Perennial, 1973, p. 21. (« C’est dans les récits des guerres indiennes que les angoisses et les aspirations culturelles des colons trouvèrent leur manifestation la plus symbolique et la plus spectaculaire. La guerre contre les Indiens constitua une expérience unique leur permettant d’affirmer leur propre supériorité par rapport aux Anglais de la métropole en exaltant leur héroïsme au combat, les dangers auxquels leur situation les exposait et le zèle qu’ils déployaient pour répandre une culture anglaise et chrétienne. C’est dans ce type de récits puritains qu’une première mythologie américaine vit le jour – une mythologie dans laquelle le héros ou l’héroïne était le prisonnier ou la victime de sauvages américains diaboliques et dont la quête héroïque avait pour but la conversion religieuse et le salut »). Mes remerciements à Ronan Ludot-Vlasak pour cette traduction. 7. Notamment Howard Zinn et Eugene Genovese, tous deux spécialistes d’abord de l’histoire du Sud (respectivement The Southern Mystique, 1962 et The Political Economy of Slavery, 1968) puis figures de proue de l’école américaine d’historiographie d’inspiration marxiste qui cherchait à inverser la perspective historique de l’école d’historiographie dite « consensuelle », dominante jusqu’à la fin des années 1950. Dans la science-fiction, cette inversion de la valeur intrinsèque de l’alien est encore flagrante dans des films tels que Avatar de James Cameron (2010) et John Carter of Mars mentionné plus haut. 8. Mise en place officiellement par le document NSC 68 sous la présidence Truman en mars 1947. 9. CYLON CENTURION. THESE HUMANOIDS ARE NOT WELL CONSTRUCTED. THEY DAMAGE EASILY. STARBUCK. AT LEAST WE DON’T RUST! 10. Interview de Ronald D. Moore intitulé « De 1978 à nos jours », bonus du DVD du pilote de Battlestar Galactica (2003). La citation exacte est : « Here was Battlestar Galactica, which if nothing else, was one of the campiest and one of the biggest, glossiest over-the-top productions that the seventies produced. After Star Wars came out it was like “let’s get one of those,” says ABC TV – and they did Battlestar Galactica ». 11. Citons en particulier Picnic on Paradise (1968), And Chaos Died (1970) The Female Man (1975), We Who Are About To… (1977) et The Two of Them (1978).

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12. « The protagonists of science fiction are always collective, never individual persons (although individuals often appear as exemplary or representative figures) », Joanna Russ, « Towards an Aesthetic of Science Fiction », Science Fiction Studies #6 Vol 2.2, July 1975. http:// www.depauw.edu/sfs/backissues/6/russ6art.htm Voir aussi Donna Spalding Andréolle, Dialectique idéologique et sociale dans la science-fiction féminine aux États-Unis, 1966-1996: Querelles du présent, utopies du futur, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1999, p. 244-245. 13. Pour un développement de ces idées, voir Donna Spalding Andréolle, « “Beam Me Up Scotty, There’s No Intelligent Life Down Here”: The Failed (Counter)cultural Message of Star Trek the Original Series (1966-1969) », EOLLE n°1, The Woodstock Years, U. Le Havre, décembre 2011, pages 39-46, https://gric.univ-lehavre.fr/spip.php?article124 14. Protestations qui poussèrent néanmoins la chaîne CBS à permettre la rediffusion de la série sous forme de franchise aux chaînes affiliées dans les années 1970. 15. Pour le développement plus complet de cette analyse, voir Donna Spalding Andréolle, « Echoes of the War on Terror and Post-911 America in Battlestar Galactica (2003-2009) » dans TV/ Series 4/2013, Écho et reprise dans les séries télévisées (II): Représentations – enjeux socio-culturels, politiques et idéologiques de la reprise, https://tvseries.revues.org/744 16. Voir aussi Lori Maguire, « “Why Are We as a People Worth Saving?” Battlestar Galactica and the Global War on Terror », TV/Series [En ligne], 1 | 2012, URL : http://tvseries.revues.org/1519 17. Ronald D. Moore, Battlestar Galactica, The Series Bible, version pdf du manuscrit daté du 17 décembre 2003, source : http://www.harvardwood.org/resource/resmgr/hwp-pdfs/ battlestar_galactica_series.pdf (téléchargé le 26/8/2012). 18. Voir Ursula K. Le Guin, The Left Hand of Darkness, New York, Ace Books, 1969 ; Suzy McKee Charnas, Walk to the End of the World , New York, Del Rey, 1974, et Octavia E. Butler, Parable of the Sower, New York, Seven Stories Press, 1993. 19. Peur qui marqua notamment le passage à l’an 2000 avec les rumeurs qu’un virus « Y2K » entraînerait une panne de tous les systèmes informatiques mondiaux. 20. ROSLIN. IT IS SIMPLY NOT ENOUGH TO KILL CYLONS, BECAUSE THEY DO NOT DIE. THEY RESURRECT THEMSELVES AND CONTINUE TO WALK AMONG US. IT IS HORRIFYING. 21. On pense ici à des séries comme 24 heures chrono (Fox, 2001-2008) plus particulièrement à partir de la saison 2), Rubicon (AMC, une seule saison en 2010), The Event (NBC, une seule saison en 2010-2011) et Homeland (Showtime, 2011-). De ces trois séries, The Event appartient au genre de la science-fiction et partage le traitement ambigu de l’altérité de Battlestar Galactica. La série met en scène des confrontations entre le président cubain-américain noir des États-Unis, qui souhaite libérer des extra-terrestres incarcérés depuis soixante-six ans dans une base militaire secrète en Alaska, et ses conseillers les plus proches qui redoutent un complot contre l’humanité venant de ces êtres qui ressemblent en tout aux humains. Le scénario révèle l’existence de deux « camps » parmi les aliens, certains désirant une vie paisible sur Terre, les autres voulant utiliser leurs pouvoirs supérieurs pour conquérir la Terre et anéantir l’espèce humaine.

RÉSUMÉS

Cet article explore les articulations entre l’humain et le posthumain dans les deux versions de la série télévisée Battlestar Galactica, celle de Glen Larson (1978-1979) et le reboot de Ronald D. Moore

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(2003-2009). Au cœur de la saga – et en particulier dans sa version revisitée par Ronald D. Moore – se situe la figure du Cylon, être artificiel créé par l’homme mais dont l’évolution ne se réalise pleinement qu’après une rébellion contre l’espèce humaine. Alors que dans la série d’origine, les Cylons sont essentiellement une armée de robots commandée par le traître Baltar, on y discerne déjà un questionnement sur la frontière entre machine et humain. Ces questionnements sont au cœur de la version de 2004 : la transformation du Cylon en une créature physiquement ressemblante à l’homme, programmée dès lors à se comporter en humain, pose de réels problèmes tant aux colons en guerre qu’aux Cylons eux-mêmes. Au-delà de la réactualisation des débats sur l’humain, le posthumain et (plus récemment) sur le transhumain, cet article analyse les mises en relation entre les visions de l’altérité proposées dans les deux séries et les évolutions culturelles du genre science-fictionnel américain dans deux contextes sociopolitiques très contrastés.

This article explores the articulations between the concepts of human and post-human in the two versions of the TV series Battlestar Galactica, Glen Larson’s (1978-79) and Ronald D. Moore’s reboot, first aired in 2003. At the center of both versions, but more specifically in the more recent one, stands the figure of the Cylon, a man-made creation which only reaches its full potential after a rebellion against its creators. Although the Cylon in Glen Larson’s version is simply an army of robot-soldiers under the command of the traitor Baltar, it is possible to perceive (in such characters as the Cylon Lucifer) a budding reflection on the blurred lines between man and machine. In Ronald D. Moore’s version, however, this consideration is the driving force behind the development of the Cylon characters, since the Cylon is now a creature who resembles a human both physically and emotionally, a source of multiple moral issues for humans and Cylons alike. Beyond the philosophical challenges of understanding the current debates on the human, the post-human and more recently the trans-human, this article seeks to analyze how Otherness is portrayed in both versions as well as the evolution of American science fiction in two different socio-political contexts.

INDEX

Mots-clés : Battlestar Galactica, science-fiction, posthumanité, guerre froide, Amérique post-9/11, post-11 septembre 2001, reboot, robot Keywords : Battlestar Galactica, American science fiction, posthumanity, Cold War, post-9/11 culture, reboot, robot

AUTEUR

DONNA SPALDING ANDRÉOLLE

Donna Spalding Andréolle est professeur des universités émérite en études américaines à l’Université Le Havre Normandie. Ses travaux de recherche sont consacrés aux articulations entre science et science-fiction, et aux aspects culturels des séries télévisées telles que Star Trek the Original Series, The Middle et Battlestar Galactica. Elle a co-édité deux recueils d’articles : Science and Empire in the 19th Century: A Journey of Conquest and Progress avec Catherine Delmas et Christine Vandamme (Cambridge Scholars Publishing, 2010) et Women and Science, 17th Century to Present: Pioneers, Activists and Protagonists avec Véronique Molinari (Cambridge Scholars Publishing, 2011), et a publié une monographie sur la série Friends, Friends: Destins de la Génération X (PUF, 2015). Donna Spalding Andréolle is professor emeritus of American Studies at University Le Havre Normandie (France). Her research focuses on the articulations between scientific discourse and

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science fiction as well as on the cultural aspects of TV shows like Star Trek (1966-69), The Middle and Battlestar Galactica. She is the co-editor of two collections, Science and Empire in the 19th Century: A Journey of Conquest and Progress (with Catherine Delmas and Christine Vandamme, Cambridge Scholars Publishing, 2010) and Women and Science, 17th Century to Present: Pioneers, Activists and Protagonists (with Véronique Molinari, Cambridge Scholars Publishing, 2011). She has most recently published a book in French on the series Friends (Friends: Destins de la Génération X, Presses Universitaires de France, 2015).

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Caprica, l’esquisse d’un avenir sans lendemain

Vladimir Lifschutz

Avant la chute

1 Caprica est une série créée par Ronald D. Moore et Remi Aubuchon, diffusée sur Syfy entre 2009 et 2010 et comportant une saison de 18 épisodes. Il s’agit d’un spin-off et d’un prequel de Battlestar Galactica (Sci-Fi, 2003-2009) dont la commande par la même chaîne de science-fiction coïncide avec la diffusion de la quatrième et dernière saison du programme emblématique. Le projet est donc le suivant ; prolonger l’univers de Battlestar Galactica par un spin-off se situant chronologiquement avant le récit de la guerre entre les humains et les Cylons. Cette décision prise en concertation entre les auteurs et la chaîne témoigne de l’importance de cet univers pour Syfy. Véritable succès critique et public depuis son lancement en 2003, Battlestar Galactica a modernisé la science-fiction à la télévision sous la houlette de son principal showrunner Ronald D. Moore.

2 Caprica est donc une série attendue, dont l’objectif affiché est de renouveler le succès de Battlestar Galactica. Pourtant, dès les prémisses du projet, Moore et Aubuchon envisagent un spin-off bien différent de la série matrice. Si Moore avait pensé Battlestar Galactica comme un exercice de rupture avec la science-fiction classique dans la forme et dans le fond1, Caprica est conçu sous deux influences, la série Dallas (CBS, 1978-1991) et le film American Beauty (Sam Mendes, 1999)2. Moore explique cette orientation : 3 C’était un autre type de fiction. Au lieu d’être une série de science-fiction d’action- aventure, c’était plus un soap de prime-time, une version de Dallas en science-fiction. Cela tournait autour d’une famille, les Adama, ainsi que d’une entreprise, et de la création des Cylons cinquante ans auparavant3. 4 David Eick, synthétise cette idée : « Si Battlestar Galactica est La Chute du faucon noir, je dirais que Caprica est American Beauty4. » Finalement, ces œuvres se rapprochent par les thématiques qu’elles abordent5 : les enjeux de la compagnie Graystone, l’observation

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d’une cellule familiale en déliquescence, et le déploiement des intrigues autour de deux familles (les Erwing et les Barnes dans Dallas, les Adama et les Graystone dans Caprica). Comme dans American Beauty, la série de Moore et Aubuchon gratte le vernis impeccable qui entoure le foyer familial pour révéler tourments et troubles. Ici, pas de batailles spatiales récurrentes, peu de scènes d’action, mais une architecture narrative qui se focalise sur les problématiques humaines rencontrées par ces personnages. 5 Caprica se passe 58 ans avant la minisérie Battlestar Galactica et raconte l’histoire des familles Graystone et Adama, liées par des pertes tragiques lors d’attentats dans la ville de Caprica City. Alors que Daniel Graystone met au point les premiers Cylons et tente de ramener sa fille d’entre les morts, la famille Adama tente de surmonter son deuil. Dans le même temps, une organisation terroriste monothéiste du nom de Soldiers of the One tente d’imposer sa croyance par la mise au point d’un plan sophistiqué impliquant le V-World, un monde virtuel accessible à tous.

Une diffusion chaotique

6 Le projet Caprica semble avoir plusieurs atouts pour s’imposer ; notamment une fan-base conséquente ainsi qu’une équipe technique ayant remporté un succès certain6. Quelques mois avant sa diffusion, la série est lancée via de multiples supports, dans une stratégie marketing bien pensée : d’abord en DVD le 21 avril 2009, puis sur des plates- formes numériques comme Hulu, et finalement lors d’une programmation télévisuelle le 22 janvier 2010 sur Syfy. Dès la fin de Battlestar Galactica (diffusée en mars 2009), la chaîne a ainsi promu sa nouvelle série : les orphelins de Battlestar Galactica peuvent découvrir le prequel dès le mois suivant… à condition de se procurer le DVD. Le tournage de la première saison de Caprica est lancé en juillet 2009 pour huit mois ; la série exige de nouveaux décors qui ont monopolisé les équipes pendant plusieurs mois.

7 La conséquence principale de ce lancement, inhabituel pour une production sérielle, est que la série Caprica est discutée bien avant le lancement de la première saison, et qu’une véritable attente est entretenue, notamment en raison des bonnes critiques obtenues par l’épisode pilote, vu par 1,6 millions de téléspectateurs, nombre que la chaîne espère voir s’amplifier. Si les audiences vont se maintenir au-delà du million de téléspectateurs assez longtemps, un hiatus de mi-saison va avoir un impact durable sur la série. Cette pause est d’une durée inhabituelle puisqu’elle s’étend entre mars 2010 et octobre 2010. À son retour, la série change de créneau de diffusion, passant du vendredi au mardi7. Son audience est alors en baisse : 900.000 téléspectateurs pour l’épisode Unvanquished (1.10). La série est annulée officiellement par un communiqué le 22 octobre 2010 (alors qu’il reste six épisodes à diffuser), la chaîne justifiant sa décision par le développement d’un autre projet, spin-off intitulé Battlestar Galactica, Blood & Chrome8. Initialement promise à un brillant succès, Caprica s’arrête donc après une première saison amputée, avant même que les auteurs aient pu anticiper ce destin.

L’Apothéose

8 L’épisode final de Caprica est ironiquement intitulé Apotheosis (1.18), terme qui renvoie au moment où un sujet humain accède à un statut divin, et au passage glorieux d’un état à l’autre ; nous verrons de quelle manière l’épisode est cette apothéose. Réalisé par Jonas Pate9, écrit par Ronald D. Moore, Remi Aubuchon, Kevin Murphy et Jane

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Espenson, avec au casting Eric Stoltz (Daniel Graystone), Esai Morales (Joseph Adama), Paula Malcomson (Amanda Graystone), Alessandra Torresani (Zoe Graystone) et Polly Walker (Clarice Willow), il dure 60 minutes (plutôt que les 42 minutes habituelles). Il clôt les arcs narratifs majeurs entamés dans la première saison. Clarice Willow, l’antagoniste, voit son attentat déjoué. Cette terroriste voulait utiliser le V-World pour télécharger les avatars des kamikazes dévoués à la cause monothéiste dans un paradis virtuel, mettant ainsi en scène l’apothéose des martyrs passant d’un statut humain à un statut divin10. Les Cylons de Daniel Graystone empêchent l’attentat de se produire et la mise en scène de Clarice échoue du fait de l’intervention de l’avatar de Zoé dans le monde virtuel.

9 La diffusion de ce dernier épisode se passe comme celle du pilote. Elle se fait d’abord au Canada, le 30 novembre 2010. Puis aux USA, par une sortie en DVD le 21 décembre 2010, puis une diffusion le 4 janvier 2011 sur la chaîne américaine. La sortie en DVD avant la diffusion aux États-Unis témoigne que la chaîne mise davantage sur les ventes en DVD que sur les audiences des derniers épisodes. Jason Mittell distingue l’épisode final du finale – l’un est une sentence imprévue, l’autre est une conclusion narrative11. La fin de Caprica semble appartenir davantage à la première catégorie. Il est particulièrement éclairant d’écouter le commentaire audio de l’épisode « Apotheosis12 » car l’on s’aperçoit que ce dernier avait été réalisé avant l’annulation de la série, et commenté dans la perspective d’une seconde saison. Les auteurs n’ont donc pas eu le temps de repenser la fin de cette première saison en tant que fin de la série elle-même. 10 La problématique est alors double : conclure les arcs narratifs et en même temps lier la fiction à la série originelle Battlestar Galactica – donner au récit une fin « satisfaisante13 » tout en faisant clairement de Caprica un prequel. Alors que les auteurs n’ont plus de prise sur le devenir de Caprica, ils ont malgré tout un atout inédit en main.

La déformulation

11 Les derniers instants de Caprica sont marqués par une rupture brutale qui passe par une ellipse de plusieurs années et une accélération inédite de la diégèse14. Nous appelons ce type de procédé une déformulation15. La déformulation se produit lorsque la formule de la série est mise à mal, souvent lors des dernières minutes du récit. La macro-crise qui maintenait la série en vie est résolue (ici l’objectif de ramener à la vie Zoé, la fille de Daniel et Amanda Graystone). La résolution de cette « crise » a pour conséquence l’implosion du cadre structurel du récit. La fiction rompt alors avec son cadre formel (rythme, traitement esthétique, montage, univers sonore). On parle parfois de liquidation16 :

12 L’incalculable même qui, au moment où l’on devrait pouvoir solder les comptes, dépasse toutes les logiques de crédits et entraîne le feuilleton dans la démesure d’une liquidation générale17. 13 Il s’agit d’une sorte de règlement de compte18 qui libère la série des entraves imposées par la formule19. La série s’autorise alors toutes les folies et opère souvent d’une manière réflexive qui vient nous rappeler l’expérience que nous avons partagée avec cette fiction. La déformulation peut être plus ou moins intense. Elle s’opère généralement dans les dernières minutes de la fiction, amorcée par un point de passage qui peut aller de l’ellipse à un élément de montage relativement discret, mais par lequel

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nous prenons conscience que l’immanence de la fin dans laquelle la série est plongée depuis ses débuts vient d’entrer dans une nouvelle phase, l’imminence de sa finalité20. De cette manière, la série propose une séquence qui n’a plus rien à voir avec le reste de la fiction21. Dans ce dernier épisode de Caprica, il se passe plus de choses en cinq minutes que dans l’ensemble de la première saison ; de manière plus essentielle, la séquence finale n’est pas seulement une conclusion, mais une esquisse de ce qu’aurait pu être cette fiction si elle s’était prolongée. C’est une sorte de poème sériel qui annonce la mort de la série autant qu’il la consacre comme le chaînon manquant vers Battlestar Galactica.

« The Shape Of Things To Come » (un aperçu de l’avenir)

14 La dernière séquence est présentée comme un aperçu de l’avenir. L’ironie d’un tel titre pour une série condamnée saute aux yeux. Cette formule n’a rien d’anodin, dans son intertexte au célèbre ouvrage de H.G. Wells, daté de 1933, qui donne un aperçu du futur de l’humanité jusqu’en 2016. Elle est surtout une expression omniprésente dans Battlestar Galactica : annonce prophétique de Caprica 6 (Tricia Helfer) à l’attention de Gaius Baltar (James Callis) dans le songe de l’Opéra, mais aussi titre d’un morceau de musique de Bear McCreary qui porte la fin de la première saison de BSG. Caprica dialogue avec son aînée en utilisant une formule méta-réflexive qui annonce un espoir dans Battlestar Galactica alors que, dans ce contexte spécifique, c’est l’inverse.

15 Dans son approche formelle, cette dernière séquence marque une rupture. Il faut savoir qu’elle fut originellement conçue comme un sneak preview de la seconde saison, devant esquisser la suite des événements, cinq années plus tard. Elle devient celle d’une série entière, trop tôt interrompue, qui avait encore tant à nous raconter. L’annonce initiale, The shape of things to come (un aperçu de l’avenir), ne ment donc pas. 16 La séquence s’étend sur cinq minutes et se subdivise en trois scènes. La première repose sur un entretien entre le journaliste Baxter Sarno (Patton Oswalt) et Daniel Graystone ; il est question du succès rencontré par les Cylons auprès du public. La seconde présente une cérémonie familiale chez les Adama : le père, Joseph, donne le nom de son fils décédé à son nouvel enfant – le nom de William passant d’un frère à l’autre. Enfin, le dernier passage dévoile Clarice Willow dans un discours passionné, tentant de faire prendre conscience aux Cylons qu’ils sont des êtres vivants. Ce discours aux allures prophétiques vise à un endoctrinement religieux des créations de Graystone. Le montage parallèle qui structure cette séquence fait entrer en résonance des scènes plus courtes qui dialoguent ainsi avec ces trois grands axes. La résurrection de Zoé sous une forme humaine consacre le projet de Daniel Graystone qui, synthèse d’Orphée et de Frankenstein, a ramené à la vie l’objet de son affection. 17 La « crise » de la série est résolue par cette résurrection, qui apparaît alors comme un paradoxe final car, sur un plan réflexif, le « réveil » de Zoé dans un bain lacté établit un rapport direct avec le Resurrection Ship que nous connaissons depuis Battlestar Galactica.

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Fig. 1 : La résurrection de Zoé

18 La résurrection est en effet une technologie qu’utilisent les Cylons et qui les rend immortels – dans les ultimes instants de Caprica, c’est donc la découverte de cette technologie qui façonne le lien évident avec la fiction d’origine. Le paradoxe tient à ce que la série d’origine a établi que seuls douze modèles Cylons existent (un treizième est mentionné sous le nom de Daniel). Aucun-e n’est Zoé. Lors de discussions autour de la seconde saison de Caprica, des réponses étaient envisagées pour maintenir la cohérence entre prequel et Battlestar Galactica, l’idée étant d’amener les téléspectateurs à reconsidérer ce qu’ils croyaient savoir. 19 L’exemple de est emblématique. Lorsque le personnage que nous connaissions comme « William Adama » décède, nous sommes stupéfaits, puisque c’est un personnage essentiel à Battlestar Galactica qui semble mourir alors (impossibilité narrative). Quelques épisodes plus tard, lors de la cérémonie familiale, Joseph Adama baptise son nouveau fils William en hommage au fils décédé. La tradition des Taurons fonctionne ici comme l’élément scénaristique qui amène à reconsidérer ce que nous croyions savoir : le visage de l’enfant patibulaire renvoie à l’expression grave du commandant Adama, l’homme qu’il deviendra. Caprica survit donc par le personnage qui deviendra l’un des principaux protagonistes de Battlestar Galactica et par la dernière incantation – si familière et si déchirante – de la famille Adama : So say we all.

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Fig. 2 : William Adama enfant (Marcus Towfight) et adulte (Edward James Olmos)

20 L’idée de résurrection est explorée au sens propre (Zoé Graystone) comme au sens symbolique (William Adama). Lorsque Joseph Adama prie pour la mort de son fils, il dit que ce dernier « vit autrement » maintenant. On entend, en écho, que ce sera aussi vrai de la série. 21 L’autre motif qui lie fortement les deux œuvres est l’amour aux conséquences tragiques. Dans Battlestar Galactica, nous apprenons après coup que la responsabilité de Gaius Baltar dans la chute des colonies est la conséquence d’un acte d’amour. Ici, ce qui conduit à la résurrection et au développement des Cylons est aussi un acte d’amour, celui d’un père pour sa fille. 22 Enfin, le lien avec les événements de Galactica est assuré par la place grandissante des Cylons dans la société de Caprica et leur endoctrinement religieux. Les Cylons trouvent dans le monothéisme un sens à leur existence, assurant là aussi l’engrenage narratif avec Battlestar Galactica. Le fanatisme de certains Cylons est au cœur des intrigues de la

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série. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Caprica s’achève sur l’une des nombreuses répliques qui renvoient directement à la série matrice de Moore : CLARICE. Are you alive? 23 Il s’agit mot pour mot de la première réplique de Battlestar Galactica, lorsque Numéro 6 en femme fatale interroge un officier de la flotte coloniale, qu’elle embrasse sensuellement tout en déclenchant la guerre nucléaire contre les douze colonies. Cette réplique permet l’enchaînement parfait, sous forme d’écho – de réplique au sens littéral du terme – entre la série prequel et la série « matricielle ».

24 Caprica annulée nous laisse face à cette esquisse qui, à la manière d’un travail préparatoire chez un artiste peintre, promet beaucoup. Les auteurs déformulent Caprica, dans un rythme effréné, les montages alterné et parallèle créant un crescendo émotionnel que la musique sert subtilement, le mimant par des nappes musicales qui se renforcent à chaque changement de scène. La formule, caractérisée par une certaine lenteur, implose ici de manière réflexive.

« Undiscovered country »

25 Ce qui rend cette séquence finale frappante, c’est le métadiscours qu’elle établit vis-à- vis de sa propre condition. Jason Mittell note que les fins sont l’occasion de stratégies narratives avec des adresses plus ou moins directes aux spectateurs22. Il semble que les auteurs de Caprica en soient pleinement conscients. Lors de l’entretien entre Graystone et Sarno, les propos de l’inventeur semblent entrer en résonance avec Caprica théorisant sa propre déformulation : DANIEL. Tout a changé en un instant. 26 L’ellipse finale affecte en effet l’ensemble de la série et la précipite vers un avenir incertain. D’un point de vue formel, le montage parallèle met en scène les pratiques télévisuelles, jouant sur un mimétisme troublant : l’entretien télévisé est mis en parallèle avec des reportages sur des Cylons s’intégrant à la société, et ce zapping est alterné, dans le montage, avec des plans d’Amanda et Zoé visionnant l’interview de Daniel.

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Fig. 3 : Amanda et Zoé dans le V-World regardant l’interview de Daniel

27 Or, ici, ce sont les avatars d’Amanda et Zoé qui observent l’interview dans le monde virtuel (V-World). Le salon symbolique des téléspectateurs devient un espace hors du réel, depuis lequel on entend les propos de Daniel, empreints d’une contradiction radicale entre ses actes et ses dires : DANIEL. D’oublier de faire la distinction entre l’homme et la machine, d’attribuer (à cette dernière) des qualités humaines serait fou23. 28 C’est pourtant exactement ce qu’il a fait, en attribuant à un avatar (virtuel) de sa fille des qualités humaines. La séquence repose entièrement sur ces échanges métafilmiques. Elle interroge ainsi la notion d’être vivant, leitmotiv rejoué ici par la réflexion sur le personnage de fiction comme « projection » des spectateurs de la série également assis dans leur canapé, face à l’écran. Enfin, dans un dernier jeu réflexif, Daniel esquisse l’avenir dans son discours : DANIEL. Il n’y a aucun moyen de savoir ce qui nous attend […], c’est un territoire inconnu (undiscovered country)24. 29 Discours réflexif sur toutes les séries trop tôt interrompues, où ce « territoire inconnu » est celui du potentiel, où tout peut encore arriver, et où les séries « se racontent » dans l’imagination de ceux qui les ont regardées. La force de cette fin repose dans sa lucidité et sa capacité à dialectiser la question des « possibles » narratifs, au-delà même de son propre sort. Comme le note Stéphane Rolet : « Les séries ouvertement inachevées recèlent par nature beaucoup de ces possibles, puisqu’elles ont été interrompues sans préavis ou si peu25. »

I am going to prophesy now

30 Les propos de Daniel apparaissent emblématiques en raison même de la nature du personnage : l’inventeur sur le point de perdre le contrôle de sa création. La thématique de l’avenir est omniprésente dans cette séquence : Sarno interroge Daniel à ce propos ; la cérémonie autour du jeune William Adama incarne le futur des Adama ; et les propos prophétiques de Clarice nous projettent dans cet avenir. Dans son

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monologue prophétique, Clarice veut faire reconnaître à la représentante de son culte les différentes sensibilités qui constituent les êtres vivants, en y incluant les Cylons. CLARICE. Il n’y a pas de limite à ce que vous pouvez devenir […], ni esclaves, ni propriété des humains, mais des êtres vivants avec les mêmes droits que ceux qui vous ont créés26. 31 En un sens, la série parle d’elle-même et de notre relation aux personnages de fiction(s). Les propos de Clarice théorisent le rapport à la fiction et prônent une réévaluation de la notion de réel. En sciences cognitives, des études démontrent qu’émotionnellement parlant, nous ne faisons pas la différence entre la fiction et le réel27. Nous pouvons corroborer ce constat par de nombreuses expériences de visionnages capturés sur la toile numérique. Lors d’épisodes cathartiques, les téléspectateurs se filment ou filment leurs proches pour capturer leurs réactions de manière « brute ». Cette expérience a connu un paroxysme lors de la diffusion de l’épisode 3.09 de Game of Thrones (HBO, 2011-108) consacré aux « noces sanglantes28 ». Si l’on peut douter de la spontanéité de certaines réactions peut-être « mises en scène », l’on recense néanmoins des formes de « choc » affectif face à l’écran, semblant marquer l’immersion affective des spectateurs et leur empathie pour des personnages fictifs.

32 Les auteurs de Caprica semblent pleinement conscients de ce lien affectif : le discours de Clarice l’interroge autant qu’il annonce l’avenir de la fiction. En effet, la dernière partie de son allocution avance l’idée de l’émancipation des Cylons. Elle va même plus loin : 33 CLARICE. Le jour du jugement est proche. Les enfants de l’humanité doivent se lever et écraser ceux qui leur ont donné la vie29. 34 Cette annonce apocalyptique permet de prophétiser30 Battlestar Galactica dans une formule finale qui se veut un vibrant hommage à la fiction matricielle « qui suivra » chronologiquement : la série prequel Caprica annonce sa suite autant que sa fin, car la fin n’est jamais réellement la fin.

Une symphonie narrative31

35 Musicalement, le travail de Bear McCreary est passionnant. Sur son blog, il explique son travail sur cette séquence finale de Caprica32. S’inspirant des compositions de Battlestar Galactica, il synthétise différents thèmes de personnages (le thème des Tauron, d’Amanda, de Daniel et de Clarice) autour d’une seule composition, ponctuée de références à d’autres musiques, qui vient rythmer le montage et la mise en scène du récit tragique de la fin de l’humanité. Chaque nouvelle scène entraîne dans son sillage un nouvel instrument. L’inéluctable est en marche, traduit musicalement par la symphonie qui semble porter la séquence vers l’avenir. Lorsque Zoé se réveille, la musique ne célèbre pas son retour, mais le souligne avec mélancolie. La déformulation est totale puisqu’à aucun moment, la musique extra-diégétique n’avait pris autant de place dans Caprica. En synthétisant l’univers sonore, McCreary compose un morceau autour de la réminiscence portée par les souvenirs attachés aux thèmes repris ici 33. La série invite ainsi autant à regarder derrière elle que devant elle, dans un étirement diégétique esthétique et sonore.

36 La mise en scène met en avant son artificialité dans des transitions ponctuées d’effets ; le fondu au noir est récurrent. Chaque scène joue alors d’un dispositif formel qui focalise l’attention sur les visages des protagonistes de Daniel à William, Joseph, puis

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Clarice. Alors que, contrairement aux personnages, nous savons ce qui approche, nous cherchons à détecter sur leur visage les indices des événements à venir. Or, ils restent inscrutables, offrant ainsi un champ d’interprétation immense, un autre « territoire inconnu ».

La tragédie de la série

37 Dans les ultimes instants, la résurrection de Zoé permet à Daniel de vaincre la mort, alors même que la série s’achève définitivement. Le titre est pleinement justifié puisque, lorsque Zoé s’éveille, elle passe à un nouveau statut, divin ou posthumain. C’est dans ce triomphe tragique que s’achève la fiction en abandonnant alors l’échelle humaine pour contempler Caprica, la planète éponyme du titre, depuis l’espace. Le personnage véritable de la série, c’est l’univers tout entier, et ceux qui le composent, cette planète qui supporte l’ensemble de ces récits, ce monde si lointain, mais qui semble parler du nôtre.

Fig. 4 : Les premier et dernier plans de la série

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38 Le pilote de Caprica s’ouvre sur un plan de la planète principale de l’intrigue là où l’épisode final s’achève sur un équivalent. On peut aussi penser à un autre plan emblématique de Battlestar Galactica, présent dans le générique de la série et donc constamment récurrent : le bombardement de la planète par les ogives nucléaires des Cylons.

Fig. 5 : La destruction de la planète Caprica, image récurrente du générique de Battlestar Galactica

39 La boucle est bouclée. La figure du cercle est centrale dans l’univers de Caprica/BSG, évoquant la répétition, thème capital dans le récit. Il y a donc l’image et ce qu’elle cache. Le dernier plan de la planète plongé pour moitié dans l’obscurité détonne par rapport aux premiers plans lumineux de la planète. Le crépuscule annonciateur prophétise là aussi les événements à venir. Il n’y a pas de mystère : la suite de Caprica existe, et une partie des téléspectateurs la connaît déjà. Nous savons où nous allons et c’est le chemin qui importe ici, même s’il est interrompu.

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40 Cette incomplétude est donc l’ultime élément qui permet de caractériser Caprica. Une œuvre qui esquisse son potentiel, qui le revendique comme une force, mobilisant ses derniers instants non pas pour s’achever, mais pour dévoiler ce qu’elle aurait pu être. En regardant cette séquence, nous pouvons avoir l’impression que nous sommes devant un condensé des prochaines saisons de la série. Si elle vise à une catharsis émotionnelle, ce n’est pas tant pour nous amener à « lâcher prise », mais pour pleurer avec elle ce qu’elle aurait pu être.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. « La mise en scène simulant le reportage ou le documentaire prend alors tout son sens, cherchant à simuler le reportage de guerre, les images tournées par les embedded journalists à partir de 2003 en Irak sont devenues iconiques de ce conflit. » Medhi Achouche, « De Babylon à Galactica : La nouvelle science-fiction télévisuelle et l’effet-réalité », TV/Series n°1, 2012 (éd. Ariane Hudelet et Sophie Vasset), consulté le 28 décembre 2016, http://tvseries.revues.org/1515. 2. http://en.battlestarwiki.org/wiki/Caprica_(series), consulté le 8 décembre 2016. 3. Citation originale : “It was a different kind of show. Instead of an action-adventure sci-fi piece, it was more of a prime-time soap, a sci-fi Dallas. It was about a family, the Adamas, and a company, and it was about the creation of the cylons fifty years ago.” http://www.salon.com/ 2007/03/24/battlestar_4/, consulté le 8 janvier 2017. 4. Citation originale : “If Battlestar Galactica is Black Hawk Down, I would say that Caprica is American Beauty.” https://rcrawford79.wordpress.com/category/battlestar-galactica/, consulté le 8 janvier 2017. 5. La série est parfois rapprochée de l’ambiance de Mad Men ou encore de Skins. Daniel Martin, “ Battlestar Galactica gets a Mad Men Style retrofit in Caprica”, The Guardian, 30 janvier 2010, https:// www.theguardian.com/tv-and-radio/2010/jan/30/battlestar-galactica-caprica-guide 6. Le showrunner Ronald D. Moore, les scénaristes Michael Taylor et Jane Espenson, le compositeur Bear McCreary et le directeur photo Stephen McNutt. 7. Le vendredi soir est un créneau horaire risqué, puisqu’aux États-Unis, c’est le jour des sorties de films au cinéma. Dès le début, la programmation de Caprica n’était donc pas optimale. Séverine Barthes, « Production et programmation des séries télévisées », in Décoder les séries télévisées, éd. Sarah Sepulchre Bruxelles, éditions De Boeck Université, 2011, p. 63. 8. Le développement d’un autre spin-off a bel et bien été lancé, mais ce nouveau projet ne dépassera pas le stade du pilote, distribué finalement sous forme de webisode, et en DVD. 9. Il a principalement travaillé sur des séries comme The Event (NBC, 2010-1011) ou Aquarius (NBC, 2015-2016). 10. Cette idée de mise en scène d’un paradis illusoire se retrouve dans les mythes et les légendes entourant la secte des hashshashin d’Hassan Ibn Sabbah créée au XIE SIÈCLE. L’UNE DE CES LÉGENDES INVÉRIFIABLES RACONTE COMMENT LE CHEF DE CETTE SECTE ISMAÉLITE AURAIT FANATISÉ DES FIDÈLES EN LES DROGUANT ET EN AMÉNAGEANT DES JARDINS SELON LES DESCRIPTIONS DU PARADIS DANS LE CORAN. CETTE HISTOIRE A DONNÉ LIEU À UN ROMAN, ALAMUT DE VLADIMIR BARTOL (1938). 11. Jason Mittell, Complex TV, New York, New York University Press, 2015, p. 319. 12. Caprica, coffret DVD saison 1, Universal Studio, commentaire audio du producteur Kevin Murphy. L’absence des principaux producteurs exécutifs témoigne aussi des probables relations tendues avec la chaîne avant même l’annulation de la série. 13. Définir une telle notion est complexe, et il existe de nombreuses définitions de la fin idéale d’une série télévisée. Nous pouvons néanmoins rappeler que conclure une intrigue est risqué dans la perspective d’une vie post-diffusion. Voir Alain Carraze, Les séries télé, Paris, Hachette Pratique, 2007, p. 151. 14. Cela peut faire aussi écho à la fin de Battlestar Galactica qui opère une ellipse de plusieurs centaines de milliers d’années…

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15. Vladimir Lifschutz, Les séries télévisées : une lutte sans fin. Thèse de doctorat en arts et en sciences de l’information et communication sous la direction de Jean-Pierre Esquenazi et Martin Barnier, Lyon, Université Lyon 2, 2015. 16. Laura Odello et Peter Szendy, « Fins de séries », dans Artpress2 : séries télévisées formes, fabriques, critiques, février/mars/avril 2014, n° 32, p. 36-41. 17. Ibid. 18. Nous pouvons par exemple penser à la manière dont Walter White fait usage d’un fusil- mitrailleur pour éliminer ces ennemies dans les derniers instants de Breaking Bad (AMC, 2008-2013). 19. Jean-Pierre Esquenazi définit la formule comme « le cadre strict d’une série. » Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisés, l’avenir du cinéma ? , Paris, Arman Colin, 2010, p. 26. 20. Paul Ricœur, Temps et récit. Tome II: La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, 1984, p. 49. 21. Vincent Colonna remarque judicieusement que la série télévisée repose sur la répétition. La déformulation correspond au moment où elle s’en affranchit. Vincent Colonna, L’art des séries télé ou comment surpasser les Américains, Lonrai, Edition Payot et Rivages, 2010, p. 36. 22. Jason Mittell, op. cit., p. 324. 23. Citation originale : « To blur the distinction between man and machine and to attribute human qualities is folly ».forget that, to blur the distinction between man and machine, and attribute human qualities, is folly.” 24. Citation originale : « There is no way to know what lies ahead, really. This technology has taken us those last few steps to the mountain pass, but the beyond is undiscovered country ».untry.” 25. Stéphane Rolet, « Préface : Le pilote et la chute : commencer et finir dans les séries télévisées contemporaines », TV/Series, n°7, juin 2015, http://tvseries.revues.org/274. 26. Citation originale : « There is no limit on what you may become. No longer servants, but equals. Not slaves, or property, but living beings with the same rights as those who made you ».n, t 27. Martin Winckler, « Comment j’ai appris à écrire (des romans) avec Urgences (ER) et à enseigner (l’éthique biomédicale) avec Dr House (House, M. D.) », Colloque « Télé en séries » à Montréal, organisé par Jérôme-Olivier Allard, Elaine Després, Simon Harel et Marie-Christine Lambert-Perreault du 22 mai au 24 mai 2014 au Carrefour des sciences à l’Université de Montréal. 28. https://www.youtube.com/watch?v=78juOpTM3tE, compilation de réactions suite à l’épisode 3.09, consulté le 7 décembre 2016. 29. « The day of reckoning is coming. The children of humanity shall rise and crush the ones who first gave them life. » 30. Voir, sur la question de la prophétie, l’article de Sarah Hatchuel, « Les rêves prophétiques au cours des quatre saisons de Battlestar Galactica : Contrainte ou flexibilité narrative ? », in Écran 4, éd. Jean-Pierre Esquenazi, 2016, p. 87-108. 31. L’écoute du morceau est disponible via ce lien : https://www.youtube.com/watch? v=cq6d0QEsg9U, consulté le 22 décembre 2016. 32. http://www.bearmccreary.com/blog/blog/caprica/caprica-apotheosis/, consulté le 20 décembre 2016. 33. Pour prolonger l’étude du travail de Bear McCreary, voir Florent Favard, « "It's in the frakkin' ship" : la réflexivité musicale dans Battlestar Galactica (2003) », in Musiques de series télévisées, éd. Cécile Carayol et Jérôme Rossi, Rennes, PUR, 2015.

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ABSTRACTS

This article is a close reading of the end(ing) of a series. Caprica’s finale was meant as the ending of a season that would open onto the next – one that never came into being. The authors nevertheless seem to have invested this ending with real meaning. Between narrative closure and the outline of a future that cannot come about, Caprica confronts the consequences of its cancellation and immerses the viewers in a final five minutes of intensity and of catharsis : a narrative symphony that turns into a final apotheosis, as highlighted by the very title of the episode.

Cet article propose de s’intéresser à un exemple de fin de série spécifique. Avec l’épisode final de Caprica, nous choisissons de nous interroger sur une fin sans réelle conclusion anticipée, résolution saisonnière pensée comme une ouverture à une suite qui ne verra finalement jamais le jour. Malgré tout, les auteurs semblent avoir investi cette fin d’une véritable proposition. Entre le dénouement narratif et l’esquisse d’un avenir illusoire, Caprica aborde frontalement les conséquences de son annulation en plongeant les téléspectateurs dans cinq dernières minutes intenses et cathartiques, en forme de symphonie narrative – une apothéose finale, comme le laisse à penser le titre de l’épisode.

INDEX

Keywords: Battlestar Galactica, cancellation, Caprica, deformulation, ending, finale, prequel, Moore Ronald D. Mots-clés: Annulation, Battlestar Galactica, Caprica, déformulation, épisode final, fin, prequel, Moore Ronald D.

AUTHOR

VLADIMIR LIFSCHUTZ

Vladimir Lifschutz est docteur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il a soutenu une thèse intitulée « Les séries télévisées : une lutte sans fin » sous la direction de Jean-Pierre Esquenazi et Martin Barnier. Il travaille sur la question des configurations temporelles dans les séries télévisées, mais aussi sur les clôtures de série, les univers fictionnels et la dimension esthétique et narratologique des œuvres sérielles. Il prépare actuellement un ouvrage sur les fins de séries aux éditions Presses Universitaires de France. Vladimir Lifschutz holds a PhD in film studies. He defended his dissertation, « TV Series : An Endless Struggle », supervised by Jean-Pierre Esquenazi and Martin Barnier, in 2015. His focus is on temporal configurations in TV series and on their closure, on fictional universe-building, and on the aesthetics and narratological aspects of serial narratives. He is currently working on a book on the end(ing)s of series for the Presses Universitaires de France.

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Battlestar Galactica: A Closed-System Fictional World

Florent Favard

1 The Colonial Fleet, which has been travelling through the galaxy for the last three years, faces a new challenge: its president, Laura Roslin, has disappeared while onboard a basestar on a mission to deal a critical blow to the Cylon forces – enemies of both the Colonials and the Cylon rebels. Apollo, feeling wary of vice-president Tom Zarek, pays a visit to Romo Lampkin, a literal devil’s advocate who helped him defend traitor Gaius Baltar a few months earlier. The Fleet needs Lampkin’s flair for “character,” Apollo says, in order to find another interim president. But Lampkin plays hard to get: LAMPKIN. Appearances to the contrary, I’m actually in this for the money. I have a reputation to maintain, after all. APOLLO. Okay, so what did Roslin offer you to defend Baltar? LAMPKIN. Room with a view. 2 He points to a small window looking out into pitch black interstellar space, with a few ships of the Fleet completing this much-coveted “view”, which Apollo himself admits he can’t “improve on.” While watching “Sine Qua Non” (S04E08), one might remember that this is a rare occurrence in Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009): besides Lampkin, only president Roslin has quarters with windows. Anyone else, especially the military – the focus of the science fiction series – sleeps in windowless quarters, even Admiral Adama. Unless they embark on smaller exploration or combat ships, they usually do not see the empty space they are lost in. They live in closed spaces.

3 The Fleet itself is cut from everything, barring the occasional Cylon armada, a recurring enemy throughout the four seasons of the series. The thousands of Colonials living in the Fleet are the last survivors of the destruction of the Twelve Colonies. Hoping to find Earth – our Earth, we are led to believe – they travel across the vastness of space with limited supplies and a lethal enemy tracking them. Their numbers decrease over the episodes, making the major question structuring the series’ long- term plot – will the Colonials ever reach Earth? – a matter of time as well as of survival. 4 This paper aims at analysing the way Battlestar Galactica structures what I call a closed- system fictional world, i.e., a fictional world (created by the writers, and

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“reconstructed” by the viewers from the “instructions” contained in the text1) in which a seemingly isolated structure serves as the focus point of the story. Why? Because while television series, especially fantasy and science fiction, may often deal with closed-system in a given episode (say, a “pocket universe2” or an isolated town controlled by a computer3), it is another challenge to use a closed system as the main setting of a long-running program, since most series are still built on an “infinite model of storytelling” driven by ratings4. Since The Prisoner (ITC, 1967) and its strange village, very few series have pushed this concept further: the island in Lost (ABC, 2004-2010) seems isolated in the first three seasons, but before long boats and planes come bearing new or returning characters, and the line between the island and the rest of the world proves porous. Under the Dome (CBS, 2013-2015), which focuses on a town cut off from the outside world by a mysterious dome, is a textbook example of a closed system fictional world, but even then, one that cannot remain hermetically closed throughout its three seasons. By comparison, Battlestar Galactica does not feature a dome or an island, but finds alternative ways to structure a closed system and, most importantly, highlights this structure every step of the way instead of using it as a mere starting point. 5 How can writers sustain a closed system in the long term while staying coherent with this aesthetic choice, and avoiding running in circles within their own fictional world? Following Marie Laure Ryan’s call for a “storyology,” a “study of the logic that binds events into plots5”, I intend to explore Battlestar Galactica’s use of the Fleet as a closed system throughout its four seasons, building on the intentions of the writers (as far as they can be known through the bible of the series) and on the close reading of episodes. I will start with the crisis at the heart of the series’ main plotline, before moving onto the visual aspect of the Fleet in the establishing shots, and the survivor count, a peculiar feature of Battlestar Galactica. I will then analyse how the idea of a closed system influences the series at the thematic level.

A Fleet in Crisis

6 Ronald D. Moore, the creator of Battlestar Galactica, is no stranger to space operas, having previously worked as a writer on the Star Trek series The Next Generation (Syndication, 1987-1994), Deep Space Nine (Syndication, 1993-1999) and Voyager (UPN, 1995-2001). He denounces some of the aspects of the genre in his manifesto, “Naturalistic Science Fiction or Taking the Opera out of Space Opera”, and insists on “reintroduc[ing] realism into what has heretofore been an aggressively unrealistic genre6.” Beyond the ban on evil twins and time-travel, Moore proposes a realistic visual style and a Fleet composed of “a variety of civilian ships, each of which will have unique properties and visual references that can be in stark contrast to the military life aboard Galactica,” an interesting point I will return to later.

7 The television series follows this realistic take on the space opera genre, for example when Saul Tigh, practically quoting the series’ bible, makes the following claim in “Water” (S01E02): TIGH. Most planets are just hunks of rock or balls of gas. The galaxy’s a pretty barren, desolate place when you get right down to it. 8 In line with our current understanding and observation of the galaxy, and directly constructed against space opera series bursting with aliens and lush worlds, this idea in

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turn emphasizes the isolation of the Fleet. In the miniseries that serves as “pilot” for the series, Adama, in his speech after the Fleet leaves Ragnar, starkly verbalizes the series’ concept: ADAMA. […] We’re a long way from home. We’ve jumped way beyond the Red Line, into uncharted space. Limited supplies, limited fuel. No allies, and now, no hope? Maybe it would have been better for us to have died quickly, back on the Colonies with our families, instead of dying out here slowly, in the emptiness of dark space. Where shall we go? What shall we do? 9 The mythical Earth is then sold by Adama to the human survivors as the refuge that will save Colonial civilization, and as the reward for a long journey into “uncharted space” with no help, no reinforcements, possibly no supplies or fuel. The Colonials do not willingly embark on a journey, they are thrown “into the emptiness” of space, an emptiness emphasized by the series’ most typical shot, the Fleet against a dark backdrop full of distant stars, a far cry from the richly colored nebulae of Babylon 5 (PTEN>TNT, 1993-1998) or the planet of the week around which the Enterprise systematically orbits in the Star Trek franchise.

10 Of course, this “closed system” is nowhere near the thermodynamics definition, as the Fleet does exchange energy and matter with its surroundings, whether it be a planet stripped of its water, or a Cylon armada welcomed with a “nuke”. One could also argue that the narrative shifts back and forth between the Fleet and Caprica in the first two seasons “open up” the system. 11 But on a more practical level, the Fleet is a closed system because the narrative uses it as such – a rich but limited part of the fictional world that is decaying as time passes and it finds itself under almost constant Cylon attack: Caprica is conceived as a dead end that Helo is trying to flee, and that the Cylons later abandon. The series’ bible also insists on the absence of external forces such as the “strange space phenomenon7” (a classic Star Trek plot device) or a third party. While the Colonials do find supplies, they are always hard to come by: harvesting water leads to a prison mutiny aboard the Astral Queen in “Bastille Day” (S01E03); getting fuel requires taking out a Cylon refinery in “The Hand of God” (S01E10) or defeating “Scar” (S02E15) while protecting the mining ship Majahual; food is painfully extracted on the algae planet (“The Eyes of Jupiter”, S03E11), reached only through a deadly radioactive nebulae (“The Passage”, S03E10). 12 As the series’ bible indicates, the Fleet is always in crisis, and even without the Cylons lurking, space is a hostile environment. In addition, the end of the Fleet is not something as abstract as “the end of the world”, since this structure comprising fewer than 50,000 people is easier to visualize, especially since recurrent establishing shots show the audience the entirety of the Fleet as a city alone in the stars; a fragile remainder of the Colonials’ lost civilization. This way, each Cylon attack, each incident is a peripetetia pointing towards the end of this small, fragile system, while never bringing the feared apocalypse. As Frank Kermode explains, the imminence of the end becomes the immanence of the end; the peripetetia ironically plays with the end in a reflexive manner8. The perpetual state of crisis described by Ronald D. Moore and shown on the screen is Paul Ricœur’s “indefinitely distended” Crisis9, and it impacts a system that is contained within the frame of the screen, a system defined by a certain number of ships and a survivor count, both of which we will now explore in detail.

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A visual reminder of entropy: the scars of the Fleet

13 Moore and his team of writers, producers and designers remained true to their word, creating a vast Fleet, rich with dozens of ships, each with its own look and characteristics. The two most prominent spacecraft are the eponymous Battlestar Galactica, an old but resilient “bucket”, and the streamlined Colonial One, the presidential ship. They are the spaceships seen most often in establishing shots, since the series focuses on the military and political powers leading the Fleet: those establishing shots on the Fleet are themselves invariable “nodal points10” of the series, an intrinsic, systematic part of its formula, featured in almost every episode.

14 While most ships are greyish, the unique design of Galactica, based on the original version from the 1970’s source series (ABC, 1978-1979), and the white and blue pattern on Colonial One evoking a commercial airliner, make them both highly recognizable, as “landmarks” in the Fleet. But serialized narration underlines the entropy-driven aesthetics of the closed system at the heart of the series, through the changes the ships gradually undergo. 15 Galactica, being the only warship of the Fleet for at least two thirds of the series, is on the front line during Cylon attacks. Both what we see on the screen and the indications given by the characters make explicit its role as both a weapon and a shield meant to protect the civilians. The spaceship undergoes severe damage over the course of the four seasons, mostly from missiles, nuclear missiles, and the occasional Cylon heavy raider crashing into it. Discrete burn marks can be seen on its hull as early as the miniseries; however, the ship does not change appearance during the first two seasons. It is the arrival of Battlestar Pegasus (in S02E10) that suddenly redefines Galactica’s design, as Pegasus, a sleeker, state-of-the-art battleship, is called “the beast” by the military (whereas Galactica becomes the “bucket”): the series’ eponymous flagship suddenly reveals its outdated structure and style – it already feels old, older than it initially appeared when it was, ironically, supposed to be decommissioned and turned into a museum at the start of the narrative. 16 A major plot point of the entire series, the liberation and subsequent exodus from New Caprica in “Exodus, Part I & II” (S03E03 and S0304), leaves Galactica with more burn marks and missing hull plates. Thus, while the Fleet is irremediably burdened by the events on New Caprica, with the main protagonists dealing with grief and lost hopes for at least the entirety of season three, the Galactica seems to bear the same injuries on its hull. While the whole Fleet is updated with burn marks following the “Passage” (S03E10) in a deadly nebula, Galactica is offered one final redesigning after ramming into the Colony in the series finale. 17 Elsewhere in the Fleet, the absence of the luxury spaceship Cloud Nine (specializing in “rest and recreation”) becomes markedly noticeable after its destruction in “Lay Down Your Burdens, Part II” (S02E20), since its unusual design – a luminous dome instantly noticed on the dark backgrounds – made it a visual landmark. Another landmark ship, the Zephyr, with its peculiar ring, is damaged in “He That Believed In Me” (S04E01), and can be seen undergoing repair throughout the first half of season four. Seasons three and four also visually “open” the fictional world by showing the inside of the Cylon basestar, turning it into a familiar setting from “Torn” (S03E06) onwards: no longer just a mere enemy to be seen in countershot from the Fleet, the Cylons become protagonists in their own right as the series slowly hybridizes them with Colonials; the

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Cylon rebels’ basestar becomes a familiar sight inside the Fleet in the second half of season four. 18 While these visual considerations may seem restricted to the documentation of a fictional universe as seen on fan wikis11, it is worth noting that they are in direct contradiction with televised, episodic space opera norms and conventions: until the 1990s, ships serving as the main focus of a series – say, the Star Trek franchise – might sustain damage in a given episode, but would always be restored to their default, polished state in the following episode: because the fictional world allowed this12; because of episodic conventions “rebooting” the status of characters and settings with each episode; finally, because of the costs involved in redesigning, especially for old space opera series using models. Both computer generated images and a serialized long-term plot aiming at continuity, coupled with Moore’s desire for realism and a new form of space opera, allowed for this peculiar – and as far as American television is concerned, unique – take on an aging fleet of spaceships enduring years in space in dire conditions. The same can be said for another peculiar feature of the series: its survivor count.

A matter of numbers: the survivor countdown

19 Appearing in the opening credits as soon as the season two premiere, it highlights the series’ focus on a decreasing population of survivors, the very essence of the threat embodied by both the Cylons and the Fleet itself, which is prone to mutiny (mutinies break out at various times during the four seasons) as well as despair in the face of impossible odds of survival. Even before this survivor countdown appears, the issue of numbers is verbalized from the very opening of the series, when President Roslin decides to abandon sub-light speed ships to flee from an incoming Cylon armada: DORAL. You can’t just leave them all behind, you’ll be sacrificing thousands of people. APOLLO. But we’ll be saving tens of thousands. I’m sorry to make it a numbers game, but we’re talking about the survival of our race, here, and we don’t have the luxury of taking risks and hoping for the best. Because if we lose, we lose everything. 20 Hence Roslin’s later advice to Adama:

ROSLIN. The human race is about to be wiped out. We have 50,000 people left, and that’s it. Now, if we are even going to survive as a species, then we need to get the hell out of here, and we need to start having babies. 21 Roslin’s whiteboard appears for the first time in “33” (S01E01), materializing the dreadful number on the screen, making it real for both the characters in the fictional world and the audience. An overestimate of 300 people leads Roslin to erase the number 50,298 and correct it to 49,998, falling below the symbolic mark of 50,000, in a scene heavy with silence. When Apollo is forced to destroy the Olympic Carrier, a ship carrying 1345 survivors, and other census readjustments happen in deleted scenes or off-screen, the total number drops to 47,972, only to be increased to 47,973 because of a birth – the first sign of hope to be bestowed upon Roslin and the Fleet.

22 While “33” is the most number-focused episode of season one, the looming threat continues to generate narrative tension, for example in “Water” (S01E02), when Gaius Baltar starts talking about rationing. When Baltar faces 47,905 blood samples to be tested in his Cylon detector (“Tigh Me Up, Tigh Me Down”, S01E09), he estimates it will

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take him 61 years and does not seem to be eager to start, even if he holds in his hands the very (symbolic) life of every person in the Fleet: red test tubes literally fill the screen. The whiteboard can be seen repeatedly in Roslin’s office – a familiar setting of the series – usually floating somewhere above her head like an omnipresent – if discreet – thought bubble. 23 The decision to include the survivor count in the opening credits at the start of season two underlines the threat, and at the same time makes it more familiar – a part of the viewing routine as well as a nodal point. Its steady decrease is surprisingly broken in season two by the arrival of the battleship Pegasus. The total population then goes back up to 49,605 in “Pegasus” (S02E10): if we crunch the numbers and take into account the survivor count at the end of season two (49,550), the count never reaches even a 5% decrease over two seasons, and “Lay Down Your Burden, part II” (S02E20) concludes with almost the same survival count as at the beginning of episode “33”. The fictional world may then appear homeostatic in nature, going back to a “comfort zone” and not taking risks with its pool of survivors. It takes Baltar – again – to infuse some sense of danger, in “The Captain’s Hand” (S02E17): BALTAR. If we continue on our present course, within the next eighteen years, the human race will simply be extinct. 24 This long-term, more invisible threat – evoking another “invisible” real-world threat such as climate change – makes for a very political episode: when the Cylons are not killing Colonials, human rights are under attack, a direct consequence of Roslin’s injunction to “start having babies” now colliding with the case of a young girl seeking an abortion. Even when they are steady, the numbers appear as a plot-moving force: it is because of them that Baltar wins the presidential elections on the promise that New Caprica will be the Colonials’ new home, a refuge to rebuild their civilization.

25 Season three is undeniably a tipping point in that regard, underlining the more evident, visual and straightforward Cylon threat and the occupation of New Caprica to decrease the population count down to 41,435 survivors (in “Collaborators”, S03E05). This terrible loss echoes on a personal, individual level, when, in “Exodus, Part II” (S03E04), Adama and Tigh reunite after Helen’s death: ADAMA. You brought ’em home, Saul. TIGH. Not all of them. 26 If we are to understand that Tigh is speaking about Helen, this line also works at the scale of the entire Fleet. The loss that kickstarts season three is also the loss of innocence, and even the loss of one’s soulmate, since “Unfinished Business” (S03E09) reveals Apollo and Kara’s one and only night on New Caprica. This loss hits closer to home than the death of unimaginable billions in the pilot miniseries, in an attack treated as an analogy of 9/1113. It is a loss that ripples through the third season, until the shocking death of Kara in “Maelstrom” (S04E17). It is in line with the way the series avoids using the survivor count as an abstract plot device: Apollo is haunted by the destruction of the Olympic Carrier in season one, and “Scar” (S02E15) shows the pilots honoring their dead by citing names of actual secondary characters that lived and died on screen. Each subtraction from the total count echoes personal, intimate loss.

27 One of the last explicit intradiegetic uses of numbers concludes this mournful season, when, during Baltar’s trial, the prosecution uses a whiteboard in its opening speech (“Crossroads, part I”, S03E19). It is as if Roslin’s whiteboard had finally found whom to

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blame for its decreasing count; at the same time, it is the series itself commenting in a reflexive manner on its use of numbers: CASSIDY. How do we measure loss? […] When the scale of it becomes... too hard to absorb any other way, we use numbers. How many killed. How many maimed. How many missing. And when those numbers become too vast to comprehend, as they did two years ago, we had to turn it around. We began to count the living. Those of us who survived to continue the saga of the human race. 44,035. The sum total of survivors from the Twelve Colonies who settled on New Caprica with President Gaius Baltar as their leader and protector. 38,838. Our number the day after we escaped14. And the missing number, the one that no one wants to face. 5197. 5197 of us killed, left behind, or simply disappeared. 5,197 of all that remains of the human race. Lost. 28 Intriguingly, the fourth season doesn’t play on numbers as heavily beyond the usual opening credits survival count; it is nevertheless a bloody season, most notably because the final mutiny of the series (occurring in “The Oath/Blood on the Scales” S04E15 and S04E16) happens when “all bets are off” and the series is already on its way to an end. The Cylon rebels are not counted, as if to further imply that humanity is reaching its own end, falling under the 40,000 mark to a final estimate of 39,406 survivors when the Colonials finally reach our Earth.

29 What the use of numbers in Battlestar Galactica tells us is that the threat of human extinction is used very carefully, so as not to reduce the pool of survivors too soon in the series, which would make it scientifically improbable to ever rebuild a civilization, in a program that values its realistic approach to science fiction; more importantly, a sufficient number of civilians must be kept alive for the series to keep a positive outcome possible for the Fleet. Yet the steady, sometimes bumpy, decrease is precisely used as a way to manifest the perpetual crisis of the Fleet, coupled with individual losses that may elicit a stronger emotional response from the audience. While the series never shows the 50,000 Colonials who escaped the Twelve Colonies, their presence is reinscribed and felt through the survivor count.

Decompartmentalization of the fictional world: the aesthetics of entropy

30 By emphasizing its perpetual crisis, the decaying of the Fleet and the decline of its survivor population, Battlestar Galactica thus highlights the “inevitable/fatal intervention of time15” at work in literary cycles, and today in serialized television. Time inside the fictional world slowly catches up with the initial broadcast time of the series: season one covers approximately 50 days, season two almost 230, plus a time jump of 500 days. While season two contains a number of chronological inconsistencies16, seasons three and four avoid them by keeping a looser track of time (as characters do not systematically refer to how much time has elapsed in each episode). Time seems to be contracting, allowing for a certain synchronicity between broadcast time and Fleet time in the series finale, considering that the Colonials spend approximately four years in space (including time passed on New Caprica): the time spent by initial viewers in front of their screens can serve as a proxy for measuring the weariness of the characters in the last episodes.

31 Far from being a homeostatic fictional world bound to find balance each season, with each cliffhanger and high stakes situation eventually resolved, Battlestar Galactica is more of

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an unstable fictional world since it focuses on a closed system where everything keeps getting worse. It is true that the Colonials slowly learn to defend themselves against the Cylons, as even the series’ bible sets this as a goal:

As a general rule of thumb, we should encounter an actual Cylon raid every third episode and in between encounters our people should constantly be studying and testing new ways of fighting their implacable enemy. It’s important to note that while the Cylons were virtually invincible in the pilot, that there will be a more level playing field as the series goes on17.

32 From a storyological point of view, this is a textbook rule of writing: make the situation desperate, but keep a glimmer of hope so that the audience still roots for the protagonists and can make prognoses as to their eventual victory. This evolution of warfare allows the series to keep a subtle balance between action and reaction, and to constantly renew its combat situations, which is especially critical for a long-running television series.

33 But on a more character-based and thematic level, things relentlessly go downhill from the very opening of the series: the issue of numbers is verbalized for the Colonials from the miniseries onwards. Like such shows as Breaking Bad (AMC, 2008-2013) or The Big C (Showtime, 2010-2013), Battlestar Galactica centres on a character diagnosed with cancer: along with the quest for Earth and the mystery of the identity of the remaining Cylon models, this plotline is teleological, always pointing to its eventual – and feared – outcome. Laura Roslin’s cancer is a much more intimate threat, one from within, especially since she is the president of what is left of the Colonies. She is the “Dying Leader” predicted by the Sacred Scrolls, and if she is to believe the prophecies, she will never see the Earth towards which she is leading the Fleet. The decaying of the Fleet and the survivor countdown echo Laura’s battle against cancer, and vice-versa. 34 For even without the Cylons, something is eating at the Fleet, and its name is despair. The promised Eden is not only the hope to rebuild a civilization, but a way out of the claustrophobic corridors of the Fleet where xenophobia, paranoia and a general cabin fever slowly set in – allowing for a series rich with interpersonal conflicts, but not a desirable way of life for the Colonials themselves. Battlestar Galactica can seem bleakly contemplative at times, as the audience observes the doomed romantic relationship between Apollo and Starbuck, the horrors aboard Pegasus or the first, horribly failed attempt at cohabitation imposed by the Cylons on New Caprica. 35 Another, more neutral effect of entropy in this closed system is the decompartmentalization of the Fleet18. Just as sugar, even unstirred, will slowly dilute itself in water over time, the “ragtag” Fleet starts as a structured, heterogeneous system, mainly opposing the civilians and the military through the dichotomy Roslin/ Adama – one that almost leads to an insurrection in “Home, Part I & II” (S02E06 and S02E07), before Kobol gives the Colonials a renewed hope that surpasses their internal division. The Roslin/Adama romance leads to a more synchronous, shared use of political and military power, as they serve as the Mother and Father figures of the Fleet. 36 Fleet-wide, New Caprica is also a defining moment when one looks at the structure of the fictional world: Galactica, once a strictly military vessel, has to take aboard refugees whose ships have been destroyed during “Exodus”. The mess, a military environment, is replaced by Joe’s bar, a military/civilian establishment built in unused parts of the

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Galactica. Slowly, the Fleet is hybridizing, a fact verbalized by Apollo during Baltar’s trial: APOLLO. We’ve been pretty creative at finding ways to let people off the hook for everything from theft to murder. And we’ve had to be. Because we’re not a civilization anymore. We are a gang. And we’re on the run. And we have to fight to survive. 37 No longer a civilization, the Fleet is indeed acting like a gang. And yet the Colonials have to wait for the bloodshed of “The Oath”/ “Blood on the Scales” (S04E15 and S04E16) to finally acknowledge that their government cannot be defined by the ancient Colonies, and that their representatives should be the captains of their respective ships. The Fleet is as physically trapped in ships as they are mentally trapped in “the old days” of the Colonies.

38 Interestingly, while Earth seems to be a distant dream, and New Caprica a nightmare – i.e., the ships of the Fleet may be the final and deadly cul-de-sac in which the survivors are trapped – escape from this closed and decaying system is made possible through prophetic dreams19, an experience of the divine, and a belief in a cyclical – rather than linear – pattern of time. If “All this has happened before, and all of it will happen again”, then the feared end of the Fleet loses its “closure value”, opening instead towards future and previous cycles. The Cylon way of “projecting” into an imaginary, sometimes shared, dream world, along with the visions of various characters, and Kara’s out-of-body experience (and later resurrection) systematize the ability of the characters to go beyond the limits of the flesh and silicate relays, beyond the “prison” of both ships and endless revenge and violence. The intervention of “God” (it doesn’t like that name20) could be conceived as an external force, especially in season four when its influence becomes explicit: going against its bible, the series involves an actual yet unrepresentable third party in the fictional world, one that reunites Colonials and Cylons. 39 The physical hybridization of the Fleet in season four, when the Cylon rebels slowly integrate into it and even modify colonial technology, making the Galactica part organic, part mechanical, only confirms the initial blending of Colonial and Cylon through the prophetic dreams of the Opera House, involving humans and machines, and in season three and four, the very symbol of their joined destinies: Hera, the hybrid human/Cylon child. When viewed as a whole, the series plotlines seem to indicate that the Colonials and the Cylon rebels that joined them will never physically find a way out of their closed system if they don’t “open up” to the other first, a move completed when their joint forces make a desperate attempt at saving Hera in the Colony during the series finale – they are then “rewarded” by “God” with the coordinates of Earth. 40 As such, the characters’ decision to send their ships into the sun in the series’ finale could be seen as the ultimate “opening up”, breaking free of the errors of the past by sacrificing the metal cages that brought them here. The final episode’s wide shots of an idealized Eden in the form of prehistoric Tanzania, and the long ellipsis flying over distant lands until it reaches present day, seem to be the antithesis of the series’ aesthetics of entropy: this lush, green land is conceived as a new world of unimaginable dimensions and potential compared to the Fleet. 41 Yet, the series deliberately rejects escape from another critical thematic thread, that of repetition, in a final scene designed around dramatic irony. In present day New York, the “angels” Caprica Six and Baltar wonder if the much more complex and vast closed

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system that is the universe will repeat a familiar pattern, that of the destruction of organic life by artificial intelligence: BALTAR. Does all of this have to happen again? CAPRICA SIX. This time, I bet no. BALTAR. You know, I’ve never known you to play the optimist. Why the change of heart? CAPRICA SIX. Mathematics, law of averages. Let a complex system repeat itself long enough, eventually something surprising might occur. 42 The cyclical time of the Colonials, which is a reality if we are to believe the supernatural beings, is in itself both an open system (each cycle is not “the end”, since it is possibly endless) and a closed one bound to repeat itself until “something surprising occurs”. When one looks at the series as focused on a closed system, the open end of the series seems deliberately paradoxical, as it admits that we may have left a closed system for another, bigger one – our own, marked by a cycle of violence which can feel just as claustrophobic as that experienced by the Fleet.

BIBLIOGRAPHY

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RICŒUR Paul, Temps et récit 2 : La Configuration dans le récit de fiction, Paris, Points Seuil, 1984 (pocket edition).

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RYAN Marie Laure, “Cheap Plot Tricks, Plot Holes, and Narrative Design”, Narrative, vol. 17, n°1, 2009, p. 56-75.

NOTES

1. Lubomír Doležel, Heterocosmica: Fiction and Possible Worlds, Baltimore and London, Johns Hopkins University Press, 1998, p. 20-21. 2. For example, the one in “Hide” (S07E09), an episode of (BBC1, 2005-present), in which the pocket universe seems to be moldering, and time is running amok. 3. In Stargate: SG1 (Showtime>Syfy, 1997-2007), the episode “Revisions” (S07E05) features a computer safeguarding a town surrounded by a toxic atmosphere. But this atmosphere is slowly draining the energy shield, forcing the computer to reduce its diameter, and in turn, to send people to their death beyond the shield to maintain balance. 4. Jason Mittell, “‘Previously On’: Prime time serials and the mechanics of memory”, in Intermediality and storytelling, ed. Marina Grishakova and Marie-Laure Ryan, Berlin, Walter de Gruyter, 2010, p. 81 [p. 78-98]. 5. Marie Laure Ryan, “Cheap Plot Tricks, Plot Holes, and Narrative Design”, Narrative, vol. 17, n°1, 2009, p. 73 [p. 56-75]. 6. The manifesto, or “mission statement”, can be read at the beginning of the series’ bible, and is available online at http://en.battlestarwiki.org/wiki/Naturalistic_science_fiction; the bible itself can still be found at http://leethomson.myzen.co.uk/Battlestar_Galactica/ Battlestar_Galactica_Series_Bible.pdf [accessed October 2016]. 7. Series bible, p. 32. 8. Frank Kermode, The Sense of an Ending, New York, Oxford University Press, 1967 (revised edition, 2000), chapter 1. 9. Paul Ricœur, Temps et récit 2 : la configuration dans le récit de fiction, Paris, Points Seuil, 1984 (pocket edition), p. 47 (in which Ricœur links the Crisis with Kermode). 10. Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées : L’Avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 26. 11. The main fan wiki on the series features a detailed section on ships, at http:// en.battlestarwiki.org/wiki/Portal:Ships [accessed in October 2016]. 12. There are plenty of ways the ship could be repaired in between episodes: by having the Enterprise dock a space station of the Federation, or because the ship was self-regenerating, like Farscape’s Moya (Nine Network, 1999-2003). 13. On the subject, see for example Bryan L. Ott, “(Re)Framing Fear: Equipment for Living in a Post-9/11 World”, in Cylons in America: Critical studies in Battlestar Galactica, ed. Tiffany Potter and C.W. Marshall, London, New York, Continuum, 2008 [p. 13-26]. 14. The prosecuting attorney Cassidy is only counting the civilians. Those numbers may be contradictory, as pointed out on the wiki http://en.battlestarwiki.org/wiki/Crossroads,_Part_I, section “Notes – The Trial” [accessed October, 2016]. It is interesting to see that even the writers had trouble keeping count. 15. I am translating “l’intervention fatale du temps” in Anne Besson, D’Asimov à Tolkien : Cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS-Editions, 2004, p. 54-56. 16. http://en.battlestarwiki.org/wiki/Season_two_timeline_discontinuity [accessed October, 2016]. 17. Series bible, p. 31.

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18. From now on, the rest of this paper draws on the analysis of the organization of the Fleet in Julie Ambal, Florent Favard, “Une ville dans les étoiles: Lieux de vie en mouvement(s) dans la série Battlestar Galactica”, paper to be published, 2016. 19. On the subject, see Sarah Hatchuel, Rêves et séries américaines, la fabrique d’autres mondes, Aix- en-Provence, Rouge Profond, 2015, p. 177-192. 20. As Caprica Six mentions in the final episode.

ABSTRACTS

This paper deals with the way the science fiction series Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) creates a fictional world that can be conceived as focused on a closed system, the Colonial Fleet. It analyses how the series maintains a perpetual crisis inside a universe designed as vast and empty, with no other antagonistic force than the Cylons. The evolution of the general design of the Fleet, a nodal point of the establishing shots, is a major feature of the series’ aesthetics of entropy, along with the survivor count. The paper concludes with an exploration of the consequences of this closed system on a thematic level, highlighting the ambiguous divide between the physical “prison” of the Fleet and the characters’ dreams and visions.

Cet article s’intéresse à la façon dont la série de science-fiction Battlestar Galactica (Syfy, 2003-2009) déploie un monde fictionnel que l’on peut concevoir comme centré sur un « système fermé », la Flotte coloniale. Il explore la façon dont la série maintient de manière explicite une crise perpétuelle au sein d’un univers conçu comme vaste et désert, sans autre force antagoniste que les Cylons. L’évolution de l’allure générale de la Flotte, point nodal des plans d’ensemble qui rythment les épisodes, est un aspect saillant de l’esthétique de l’entropie développée par la série, de même que son usage du décompte des survivants. L’article se conclut par une analyse des répercussions de ce système fermé au niveau thématique, et la tension entre la « prison » physique qu’est la Flotte et les rêves, visions et expériences divines des personnages.

INDEX

Mots-clés: Battlestar Galactica, entropie, narration, narratologie, monde fictionnel; système fermé; design Keywords: Battlestar Galactica, closed system, design, entropy, fictional world, narration, narratology

AUTHOR

FLORENT FAVARD

Florent Favard est Docteur en Études Cinématographiques et Audiovisuelles de l’Université Bordeaux Montaigne. Il travaille sur la complexité narrative des séries télévisées, les genres de l’imaginaire et le transmedia storytelling, dans une perspective narratologique contextualiste et transmédiatique.

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Florent Favard holds a PhD in Cinema and Audiovisual Studies from Bordeaux Montaigne University. He works on the narrative complexity of TV series, on science fiction and fantasy, and on transmedia storytelling, within the field of transmedial narratology.

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