1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

73 | 2014 Varia

« Il Cinema ritrovato » Bologne, juillet 2013, XXVIIe édition

Jean-Pierre Bleys, Jean Antoine Gili et Pierre-Emmanuel Jaques

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/4843 DOI : 10.4000/1895.4843 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2014 Pagination : 154-160 ISBN : 978-2-37029-073-1 ISSN : 0769-0959

Référence électronique Jean-Pierre Bleys, Jean Antoine Gili et Pierre-Emmanuel Jaques, « « Il Cinema ritrovato » », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 73 | 2014, mis en ligne le 06 octobre 2015, consulté le 15 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/4843

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ACTUALITE´S

Festivals, colloques, journées d’études

« Il Cinema ritrovato », Bologne, chapitres e´voque´s, les lec¸ons de cine´ma, les pre´- juillet 2013, XXVIIe e´dition sentations de livres... En ce qui me concerne, je m’attarderai sur Conside´rations liminaires une re´trospective de´die´ea` un cine´aste et come´- dien qui revient en graˆce aussi bien aupre`s des Inutile de se re´pe´ter : durant la semaine du cine´philes que des critique et des historiens : « Cinema ritrovato », on ne peut pas tout voir, « Tendresse et ironie : Vittorio De Sica, acteur mieux, on ne peut savourer qu’une petite partie et metteur en sce`ne ». de la programmation. Il faut en prendre son La re´trospective e´tait compose´ de films inter- parti et suivre prioritairement les cycles lie´sa` pre´te´s par De Sica, Il signor Max de Mario ses propres centres d’inte´reˆtoua` ses attirances Camerini, Altri tempi (e´pisode Il processo di du moment au gre´ des projections. Ainsi dans Frine)etPeccato che sia una canaglia d’Alessan- une offre ple´thorique qui te´moigne d’un dyna- dro Blasetti, Il generale Della Rovere de Roberto misme re´jouissant mais ou` les lignes directrices Rossellini, et de films re´alise´s par De Sica, des s’effacent quelque peu derrie`re le de´sir de pro- œuvres moins connues que les grands titres de poser tout ce qui peut relever du « cine´ma l’e´poque ne´o-re´aliste, Teresa Venerdı` (1941), retrouve´ »–avecdescopiesoudessupports I bambini ci guardano (1943), La porta del cielo nume´riques loin d’eˆtre toujours impeccables –, (1945), L’oro di Napoli (1954), Il giudizio uni- on rele`ve les rendez-vous de´sormais bien e´tablis : versale (1961), Matrimonio all’italiana (1964). la poursuite des de´couvertes des films du cente- Il ressort de l’ensemble une maıˆtrise, un sens naire, cette anne´e, « le glorieux 1913 » ; les du spectacle, une empathie avec le public qui programmations alliant cine´ma et contexte poli- semblent inalte´rables. Grand histrion (les roˆles tique, « La guerre est proche : 1938-1939 » ; les d’avocat lui vont a` merveille), mais aussi come´- retours sur des auteurs ce´le`bres ou peu connus dien subtil capable de tout sugge´rer, De Sica est – les films muets d’Alfred Hitchcock, Hum- a` l’aise dans tous les registres et son e´panouisse- phrey Jennings, Olga Preobrajenskaı¨aetIvan ment actorial semble si fort qu’on peut conti- Pravov, Chris Marker, Vittorio De Sica, Jerry nuer a` se demander – a` l’e´vidence une exigence Lewis – ; les hommages aux pionniers du cine´ma d’e´panouissement cre´atif – comment s’est ame´ricain, lors de cette e´dition ; impose´ le de´sir de passer a` la mise en sce`ne et sans oublier la poursuite du « Projet Chaplin » d’y re´ve´ler des qualite´s exceptionnelles, la pre- des films restaure´s par la Cineteca di Bologna mie`re d’entre elles ayant e´te´ de mesurer l’apport (cette anne´e 1916-1917) ; les de´buts du cine´ma que pouvait constituer a` ses coˆte´s le sce´nariste parlant au Japon ; le cine´ma tche`que ; les films Cesare Zavattini. E´tudier De Sica est une entre- europe´ens en cine´mascope et, pour e´viter tout prise complexe : faut-il privile´gier le cine´aste ou re´pit, les films retrouve´s et restaure´shorsdes le come´dien, et dans ce dernier cas le charmeur 154 Revue_1895_73-14204 - 9.9.15 - page 155 155 ACTUALITE des anne´es 1930 (les films de Camerini) ou le avec le recours a` deschansonsrussesetses se´ducteur des anne´es 1950 (Madame de... de fameux moments d’animation. Maniant avec

Max Ophuls, General Della Rovere) ? Faut-il ne maestria l’art du contraste, le film re´ussit aussi ´ S voir en lui que l’homme du ne´o-re´alisme (Scius- bien a` e´voquer le caracte`re atemporel et cia`, Ladri di biciclette, Miracolo a Milano, mythique de ce pays lointain que nous pre´senter Umberto D.) ou le superviseur des come´dies son de´veloppement contemporain (le barrage le´ge`res signe´es Alessandro Blasetti, Luigi Come- d’Irkoutsk, le de´part de la chienne Laı¨ka dans ncini ou Dino Risi ? Faut-il surtout conside´rer la son spoutnik). Rarement projete´, A` Valparaiso

carrie`re dans son ensemble ? C’est mon point de (1963) a e´te´ pre´sente´ dans une magnifique copie 1895 vue : de Rose scarlatte (1940) a` Il Viaggio (1974), 35 mm, noir et blanc. Construit sur l’opposition en passant par La Ciociara, Il Boom, Matrimonio urbaine du bas et du haut, le film joue souvent all’italiana, Il giardino dei Finzi Contini, Una sur le mouvement des personnes montant ou CINE DU D’HISTOIRE REVUE breve vacanza, la continuite´ du travail s’impose. descendant le long d’escaliers particulie`rement De fait, c’est cette approche qui fut privile´gie´ a` abrupts, soulignant le caracte`re tourmente´ de la Bologne avec notamment la projection d’œuvres ville – dont le destin est cense´ illustrer celui de exceptionnelles parfois conside´re´es comme toute l’Ame´rique latine, coince´e entre la mer et mineures tels L’oro di Napoli (l’Or de Naples) un Oncle Sam qui apportent tous deux leur ou Il giudizio universale (le Jugement dernier). richesse et leur malheur. Le caracte`re engage´ (JAG) est sans apitoiement – comme dans la plupart des films de Marker. Frappant est cette extra- ordinaire capacite´ a` saisir au juste moment ´

Lettre de Marker l’affrontement qui naıˆt des luttes politiques, n MA comme dans la Sixie`me Face du Pentagone (co- Soulignons le bel hommage a` Chris Marker, Franc¸ois Reichenbach, 1963) ou` l’on reste pre´ce´dant la vaste « Plane`te Chris Marker » du pantois devant les images de ce manifestant Centre Georges Pompidou, programmation arborant un insigne nazi et demandant que accompagne´e de l’e´dition d’un coffret dvd qui l’on gaze les « Viets » tout en tentant de per- o

rend enfin accessible nombre de films devenus turber une manifestation pacifiste. C’est dans 2014 AUTOMNE 73 rares. le cadre de cet hommage et en lien avec la Invisible depuis des anne´es, Lettre de Sibe´rie restauration de la Pointe courte qu’Agne`s Varda (1958) a e´te´ ainsi projete´ sous la forme d’un dcp aparle´ de ses liens profonds avec Marker – 2k effectue´ a` partir d’un interne´gatif (nous dit qu’elle a filme´ tout en respectant sa demande le catalogue). Bien que la qualite´ visuelle de ce de ne pas le montrer directement : ce portrait transfert ne nous ait que peu convaincu (cou- de´cale´ est compose´ a` partir d’images de l’atelier leurs un peu ternes, quelques noirs apparaissant de Marker, saisissant le joyeux capharnau¨m qui c¸a` et la` sans raison et souvent un le´ger flou), le yre`gneettissantdesfilscommelescaˆbles film reste exceptionnel tant par la vivacite´ du reliant les multiples appareils e´lectroniques, montage que par le ton subtil du commentaire, dressant ainsi en creux un portrait de l’artiste, alliant vivacite´ et ironie, toujours intelligent et tout en pre´servant cette part de myste`re que maniant souvent l’art de la (fausse) diversion, Marker savait respecter dans ses rencontres Revue_1895_73-14204 - 9.9.15 - page 156

avec les autres. Ce moment exceptionnel paraıˆt l’he´roı¨ne manie le fusil avec une rare dexte´rite´. quasi naturel a` Bologne ou` est cultive´ ce sens de La place prise par les femmes dans la sphe`re l’amitie´ –amitie´ que Varda sait entretenir publique dans la pe´riode pre´ce´dant la Premie`re comme le de´montre la belle relation qui l’unit Guerre mondiale a d’ailleurs e´te´ souligne´e dans encore avec les habitants de la Pointe courte. des se´ances saluant la publication dans une e´di- Cette re´gion devenue cadre (quasi documen- tion savante de l’e´tude pionnie`re de Zur Sozio- taire) d’une fiction au ton relativement litte´raire logie des Kino d’Emilie Altenloh parue en 1913. (l’histoire d’amour) lui donne une e´paisseur qui Cette e´tude du comportement du public de la plaıˆt encore aux ge´ne´rations actuelles comme en ville de Mannheim montrait des diffe´rences te´moignent les nombreuses questions pose´es par entre les acteurs sociaux en fonction de leur un public jeune et qui de´couvrait, a` Bologne, appartenance de classes et signalait l’importance ces films retrouve´s – dans ce cas dans une belle du public fe´minin dans les salles. Rede´couvert version digitale. parlacritiquefe´ministe des anne´es 1970, ce livre, qui a nourri les re´flexions de Heide Schlu¨p- mann ou Miriam Hansen et a connu une tra- Parcours au travers de la programmation duction abre´ge´e en anglais en 2001, a enfin e´te´ muette republie´ dans les Kintop series par les soins d’An- drea Haller, Martin Loiperdinger et Schlu¨p- Maintenant tre`s attendue, la re´trospective mann (chez Stroemfeld), alors que l’on attend Cento anni fa / Il y a cent ans s’est re´ve´le´e, toujours une traduction franc¸aise. Engelei avec comme les pre´ce´dentes, d’une extraordinaire Asta Nielsen a e´te´ projete´ dans ce cadre, souli- richesse. Pourtant, comme le soulignait elle- gnant ainsi que parmi les premie`res stars inter- meˆme sa curatrice Mariann Lewinsky, l’e´dition nationales figurait cette « trage´dienne » danoise, de cette anne´e soulevait des difficulte´sparti- capable aussi de jouer la come´die. Engelei est culie`res en raison d’une explosion des films a` la a` proprement parler un film sur le jeu dans la fois aux plans quantitatif et de leur diversite´. Par mesure ou` la trame narrative impose a` son per- rapport aux anne´es pre´ce´dentes, les titres dispo- sonnage de jouer – dans le cas pre´sent – le roˆle nibles dans les archives augmentent, rendant la d’une jeune fille alors qu’elle est nettement plus se´lection particulie`rement complexe, ce d’autant aˆge´e. Accordant aux films italiens une part de plus que les films a` disposition pre´sentent des choix, la re´trospective a e´galement insiste´ sur variations conside´rables, certains proches de la l’originalite´ du film de diva avec Ma l’amore production ante´rieure ne mesurant que quelques mio non muore ! (Mario Caserini) e´dite´ en dvd me`tres alors que d’autres s’e´tendent sur plusieurs par la Cineteca di Bologna. Empruntant aussi milliers, comme les superproductions italiennes bien au me´lodrame qu’a` l’ope´ra, ce film tourne a` la Quo vadis ?. Le lien e´tabli avec le programme re´solument le dos au syste`me « primitif » pour des e´ditions pre´ce´dentes permit d’e´tablir quel- tendre vers ce cine´ma de la « seconde e´poque » ques lignes de force, tout en laissant advenir qui se caracte´rise par sa mise en sce`ne en pro- des aspects originaux. La place des femmes a fondeur, ses e´clairages soigne´s. Un charme cer- ainsi suscite´ le choix de plusieurs titres, pour tain se de´gage du mouvement des come´diens n’en citer qu’un SallieSureShot,westernou` qui e´voquent les gestes de la sce`ne en particulier 156 Revue_1895_73-14204 - 9.9.15 - page 157 157 ACTUALITE lyrique. Cette cate´gorie de films qui emprunte Tout a` l’oppose´ nous sont apparus les films aux arts nobles de´bouche parfois sur des œuvres du fonds Morieux, une extraordinaire collection

qui surprennent encore aujourd’hui : c’est le cas de´couverte en Belgique, comportant une cen- ´ S d’Excelsior de Luca Comerio dont il ne reste que taine de films datant des anne´es 1902 a` 1909. des fragments. Comerio s’e´tait fait connaıˆtre Lie´ea` un imposant Grand the´aˆtre me´canique, pour sa production de films dal vero, actualite´s pittoresque et maritime Morieux, – dont la fac¸ade et documentaires – et auxquels il emprunte cer- et les objets forains ont e´te´ de´pose´ au Muse´e des tains extraits dans cette œuvre destine´ea` ce´le´- Arts forains a` Paris –, cette collection comprend

brer les progre`s de la modernite´. Excellemment aussi un ensemble d’affiches dont une tre`s belle 1895 introduite par Giovanni Lasi, la pre´sentation des se´lection a e´te´ expose´e Sala Borsa et une se´rie extraits danse´s – seuls connus jusqu’alors et reproduite en couleurs dans le tre`s riche cata- offrant un long enregistrement du ballet dont logue du festival. Les affiches insistent souvent CINE DU D’HISTOIRE REVUE il est l’adaptation – s’est ainsi enrichie d’une sur un titre en se basant manifestement sur une bobine comportant des extraits d’un reportage photographie du film. Elles questionnent ainsi effectue´ lors du percement du tunnel du Mont notre repre´sentation de la composition des Cenis ainsi que l’apothe´ose finale. E´chec public programmes, peut-eˆtre trop souvent conside´re´s important, Excelsior apparaıˆt comme une tenta- actuellement comme lie´s au spectacle dans son tive de donner une orientation particulie`rement ensemble (la se´ance) et dont la composition ne originale a` l’art du film comme ce´le´bration du serait que lie´ea` la volonte´ du projectionniste- progre`s. Un autre genre qui fut particulie`rement monteur. L’importance donne´ea` ce contexte de mis a` l’honneur cette anne´eae´te´ le pe´plum avec pre´sentation a e´te´ renforce´e par la monstration ´

une se´rie de films renvoyant aux the`mes anti- meˆme des films. Organise´e en plein air dans n MA ques. Diverses tables rondes accompagne`rent ces le Cortile de la Cine´mathe`que, leur projection projections. s’est de´roule´e avec un ancien projecteur a` Parmi les films longs, Ingeborg Holm de charbon, installe´ pour l’occasion. Outre le bruit, Victor Sjo¨stro¨m s’imposa comme une des ce projecteur se fit remarquer par l’odeur de com- œuvres les plus impressionnantes propose´es bustion des charbons et devint ainsi un « acteur », o

dans cet ensemble consacre´ a` 1913. Drame si ce n’est le principal moteur du succe`s de ces 2014 AUTOMNE 73 social inspire´ d’une pie`ce de Nils Krok, il dresse deux se´ances nocturnes. Le programme a com- le portrait d’Ingeborg Holm, une femme qui porte´ quelques belles de´couvertes comme Cam- doit reprendre le commerce que son mari avait brioleurs modernes qui met en sce`ne une troupe de´ja` de la peine a` faire fructifier. Victime de d’acrobates dans un de´cor assurant au mieux son employe´, elle tombe dans la pauvrete´ la leur circulation endiable´e. On peut toutefois se plus noire, se voit retirer ses enfants avant de demander quelle part de mythe entrait dans se retrouver dans un asile d’alie´ne´s. Un jeu res- l’usage de cette antique machine qui n’assurait treint, tout en nuance, est rehausse´ par une mise gue`re une plus grande authenticite´ a` la pre´senta- en sce`ne simple mais efficace et hautement tion, les pellicules ayant conside´rablement e´volue´ expressive. Les jeux de lumie`re, les de´placements (et ne correspondant que de loin aux caracte´ris- dans la profondeur guident l’attention du spec- tiques de l’e´mulsion argentique et du support tateur sur le drame ve´cu par les personnages. nitrate), cela d’autant plus que les conditions Revue_1895_73-14204 - 9.9.15 - page 158

d’obscurcissement du cortile e´tant loin d’eˆtre par- aimer sont parfois peu communicables. Lour- faites. Ces se´ances « a` l’ancienne » rendaient d’au- celles, a` propos d’une se´quence de Cattle tant plus sensible le contraste avec la pre´sentation Queen of Montana (la Reine de la prairie), de nombre de films durant le festival dont une e´voque « un calme qui se constate, qui se res- part importante reste certes en 35 mm, mais dont sent, qu’on ne peut commenter ». une part croissante et conside´rable est de´sormais La re´trospective de Bologne – qu’il faudrait propose´e sous forme nume´rique, quand ce n’est confronter a` celle du Festival de Locarno de pas en vide´o comme Olympia 52 de Marker – 2002 (qui fut reprise en partie par la Cine´ma- dont on aurait pu attendre la restauration en the`que suisse) – montrait, outre quelques frag- cours... Au fil des pre´sentations varie´es pre´ce´dant ments, six courts me´trages des de´buts (1911- les se´ances, il apparut que la de´finition meˆme de 1912), cinq longs me´trages muets, huit longs restauration se de´clinait de´cide´ment de multiples me´trages parlants. Les premie`res bandes de dix fac¸ons ! On appre´cia a` cet e´gard la pre´sentation ou douze minutes (1911-1912) – ont quelque paradoxale et provocatrice du Falstaff de Welles chose de prometteur par une certaine efficacite´ par Luciano Berriatu´a qui pre´fe´ra parler de « sim- narrative. Par exemple, dans Man’s Calling ple tirage », le travail ayant avant tout porte´ sur les plans identiques d’une mission en pleine l’identification des diffe´rentes versions et des dif- campagne prennent une signification diffe´rente fe´rentes copies a` la recherche de la version origi- en fonction du contexte. Les cadrages d’un nale espagnole – Campadanas a medianoche – exte´rieur a` travers une feneˆtre ou une porte en sortie en de´cembre 1965. Un son mono et un amorce cre´ent un effet de profondeur tre`s rare e´talonnage correspondant a` ces copies permirent dans le cine´ma de cette e´poque (Blackened Hills, d’approcher l’expe´rience des spectateurs ayant The Thief’s Wife). Les personnages sont inte´gre´s de´couvert le film a` sa sortie. On e´tait loin des dans le paysage avec naturel, d’une fac¸on qui discours triomphalistes sur « la beaute´ de l’œuvre peut faire penser, toute proportion garde´e, aux retrouve´e », mais on a assiste´ en revanche a` la westerns d’Anthony Mann. Les longs me´trages pre´sentation d’une tentative modeste (et salu- ont la caracte´ristique d’eˆtre vifs et bien mene´s, taire) de « coller » a` son objet. (PEJ) dans le tempo du re´cit comme dans la pre´senta- tion des personnages. Cette pe´riode 1914-1929 semble comporter peu de « ratages », et l’homme Allan Dwan, noble primitif Allan Dwan s’y est particulie`rement e´panoui. Comparant l’esprit du cine´ma muet avec celui Curieux destin critique que celui d’Allan du parlant d’apre`s 1930, il dit a` Peter Bogdano- Dwan, adule´ par certains (« Il n’y a pas de plus vitch : « Avant que le pouvoir cre´atif nous fuˆt beaux films au monde que ceux de sa dernie`re retire´ et donne´ aux producteurs, nous e´tions pe´riode », disait Jacques Lourcelles dans Pre´sence plus heureux de travailler et faisions du meilleur du cine´ma,no 22-23, automne 1966), sans que travail » (Studio Vista, Londres, 1971). Dans jamais le cercle de ses admirateurs s’e´largisse A Modern Musketeer (Un nouveau d’Artagnan, de fac¸on significative. Il est vrai que rares sont 1917) et (, les occasions de voir ses films sur grand e´cran, et 1929), incarne le mousque- que les arguments propose´s pour nous le faire taire franc¸ais qu’il idolaˆtre... depuis que sa me`re 158 Revue_1895_73-14204 - 9.9.15 - page 159 159 ACTUALITE a lu le roman de Dumas lors de sa grossesse. Le nombreux succe`s commerciaux, Dwan tourne premier est peut-eˆtre le plus se´duisant avec son quantite´ de films a` petits budgets, des se´ries B

esprit de fantaisie, son me´lange de come´die et de au sens e´conomique du terme. Quelques grosses ´ S drame sentimental. Pour la dernie`re partie situe´e productions lui e´choient cependant, comme un dans le Grand Can˜on du Colorado, le de´cou- rappel de son savoir-faire passe´ : Suez avec page utilise la sauvagerie du cadre avec une maıˆ- Tyrone Power et Annabella, Iwo Jima avec trise impressionnante et Dwan insiste, aupre`sde John Wayne. Le bilan esthe´tique reste mitige´. Bogdanovitch, sur le travail collectif qui pre´sida (l’Audacieuse, 1936), histoire de

a` la re´alisation : « Je ne peux jamais dire quel journalistes qui de´masquent un gang de voleurs 1895 membre de l’e´quipe fut responsable d’une chose de bijoux, filme´ avec une fluidite´ qui confine a` pre´cise ». Quant aux deux films avec Gloria l’e´le´gance, manque de profondeur dans son sujet Swanson, ils font de la star une he´roı¨ne senti- et ses personnages. Trois films des anne´es 1940 CINE DU D’HISTOIRE REVUE mentale : actrice dans le Paris des anne´es 1910 me´ritent le meˆme commentaire. Up in Mabel’s (Zaza, 1923), vendeuse new-yorkaise tente´e par Room (1944), come´die anodine, re´ve`le le talent des hommes riches, qui revient a` son ami de comiquedeDennisO’Keefe,connusurtout cœur, lequel comme par hasard est devenu pour ses roˆles dramatiques (Les bourreaux meu- richedesoncoˆte´ (Manhandled [Tricheuse], rent aussi, Alerte aux marines). Rendezvous with 1924). La` plus qu’ailleurs se manifeste une Annie (1946) propose certes une histoire inha- constante du cine´ma de Dwan, l’expression bituelle, avec le voyage e´clair en aouˆt 1944 d’un juste et sobre de la situation par les interpre`tes. caporal ame´ricainenpostea` Londres pour Des complaisances sentimentales, des coups de retrouver sa femme Annie aux E´tats-Unis, et ´

pouce arbitraires dans le sce´nario empeˆchent ces les e´tranges e´ve´nements qui en re´sultent. Mais n MA films d’atteindre les sommets, ce qui est aussi le la peinture de la petite ville du New-Jersey cas d’East Side West Side (A` l’ombre de Brooklyn, donneuneimagesageetrassurantedecette 1927), ou` le the`me de la construction urbaine Ame´rique profonde a` qui manifestement le fait songer a` The Fountainhead (le Rebelle)de film est destine´. C’est encore une petite ville, King Vidor, le souffle e´pique en moins. Un du Vermont cette fois, qui est au cœur de The o

coup d’œil a` la filmographie de Dwan re´ve`le Inside Story (1948) pour un e´loge du capitalisme 2014 AUTOMNE 73 qu’il a tourne´ lors du muet onze films avec a` travers la bonne fac¸on d’utiliser un de´poˆt Fairbanks (le plus ce´le`bre, Robin Wood [Robin de mille dollars. En revanche While Paris Sleeps des Bois], e´tait absent), huit avec Gloria Swan- (1932) est une re´ussite. L’histoire n’est pas sans son. Il s’est donc volontiers trouve´ en accord lien avec la Petite Lise de Gre´millon (1930) : un avec une star, voire mis a` son service, comme bagnard e´vade´ de Guyane (Victor Mc Laglen) s’il renonc¸ait a` des pre´occupations personnelles. vient a` Paris pour y retrouver sa fille (Helen Mack) qu’il n’a jamais vue. Sans lui re´ve´ler sa position, il se sacrifie pour elle en l’arrachant a` Les anne´es 1930-1940 une bande de truands. Deux qualite´se´le`vent cette histoire au-dessus d’un me´lo larmoyant : Elles sont de´routantes. Apre`s quinze anne´es la justesse et la retenue de l’interpre´tation, ou` il a dirige´ de grandes vedettes, obtenu de confe´rant aux situations une sorte de graˆce Revue_1895_73-14204 - 9.9.15 - page 160

simple, une matie`re visuelle (de´cors de Paris chez Dwan. De ce point de vue, Tennessee’s en studio, e´clairages ouate´s dans un univers noc- Partner, histoire d’une amitie´ entre un joueur turne) qui nimbe l’ensemble d’irre´alisme et de professionnel (John Payne) et un chercheur poe´sie. Pour l’anecdote, l’ambassade de France d’or (Ronald Reagan), est plus repre´sentatif. Ce a` Washington, alors dirige´e par Paul Claudel, re´cit apaise´, quasi serein, qui se conclut sur une e´crivit a` la Fox pour se plaindre de l’image e´le´giaque se´quence d’enterrement, e´tait l’un des ne´gative de Paris contenue dans le film ! films pre´fe´re´s de son auteur. Enfin The , peu aime´ de Dwan qui de´testait la science-fiction, laisse une impression La pe´riode Bogeaus forte par la peinture des tourments du he´ros apre`s qu’il a subi une irradiation nucle´aire. Ses En 1954, Dwan rencontre , plaintes lorsqu’il de´couvre qu’il a perdu toute producteur inde´pendant qui, sauf exception, fait sensibilite´ (« Je ne suis plus de la chair, je suis distribuer ses films par la RKO. Ils feront de l’acier... Je veux mourir... ») en font un cri ensemble dix films, repre´sentant la meilleure d’alarme que bien peu d’artistes ont lance´ aux pe´riode du cine´aste dans le parlant. Pendant E´tats-Unis. Terminons sur une interrogation : plusieurs anne´es, les meˆmes collaborateurs se comment un cine´aste aussi talentueux, aussi retrouvent a` des postes cle´s : John Alton a` la riche de re´ussites dans le cine´ma muet, a-t-il photo, Van Nest Polglase aux de´cors. Ce der- pu passer vingt-trois ans (1930 a` 1953), a` signer nier, tre`s talentueux, avait e´te´ chasse´ de la RKO autant de films quelconques ? Aucun des grands en 1942 pour cause d’alcoolisme. Ce sont eux cine´astes de sa ge´ne´ration, Ford, Walsh, Vidor, qui sont a` l’œuvre dans Silver Lode (Quatre Borzage, Brown, King ne se trouve dans le e´tranges cavaliers, 1954), Tennessee’s Partner (Le meˆme cas. Il y a la` un myste`re, qui est sans mariage est pour demain, 1955), mais pas dans doute lie´ a` la personnalite´ de Dwan : modestie, The Most Dangerous Man Alive (1960) tourne´ manque d’ambition, incapacite´ a` s’imposer et a` au Mexique. Les films de Dwan-Bogeaus pre´- s’opposer... ? La re´ponse se trouve peut-eˆtre dans sentent une caracte´ristique quasi absente des le livre de trois cent soixante-dix pages impri- pre´ce´dents : la vie inte´rieure des personnages y me´es serre´ qui vient d’eˆtre consacre´ au cine´aste : est e´voque´e, et les re´cits proposent une certaine Allan Dwan and the Rise and Decline of the vision morale de l’existence. Dans Silver Lode Hollywood Studios, Frederic Lombardi, Mc Far- c’est « la description satirique d’une petite com- land, Jefferson, Londres, 2013. (JPB) munaute´ hypocrite » (Dwan dans Pre´sence du cine´ma,no 22-23), avec un regard pessimiste Jean-Pierre Bleys, Jean A. Gili, jete´ sur l’humanite´. Une noirceur inhabituelle Pierre-Emmanuel Jaques 160