28e UNIVERSITÉ D’AUTOMNE

de

L’ASSEMBLÉE DES FEMMES

« Il suffira d’une crise…L’urgence féministe »

10 et 11 octobre 2020

En visio-conférence

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La 28e Université d’automne de L’Assemblée des Femmes s’est tenue en « distanciel » les 10 et 11 octobre 2020, selon un mode de fonctionnement imposé par la pandémie de COVID-19 en cette année 2020.

La conception et la préparation de ces journées, ainsi que la réalisation de ces Actes, ont été assurées par le bureau de l’Assemblée des Femmes.

Les travaux de l’Université-2020 de l’ADF ont bénéficié de la mobilisation de « l’équipe technique » - Yseline Fourtic-Dutarde, Sara Jubault et Marion Nabier -, et du soutien logistique de « l’équipe de La Rochelle », Corinne Cap et Sylvie-Olympe Moreau, administratrices de l’ADF.

L’ADF a reçu le soutien de la Région Nouvelle Aquitaine et d’Élisabeth Richard, ENGIE

N° ISBN : 978-2-9565389-1-2

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ACTES DE LA 28e UNIVERSITÉ DE L’ASSEMBLÉE DES FEMMES

10 et 11 octobre 2020

En visio-conférence

« Il suffira d’une crise… L’urgence féministe »

TABLE DES MATIÈRES

Samedi 10 octobre 2020 Ouverture de l’Université d’automne- 2020, p. 5 à 8. - Laurence ROSSIGNOL, p. 5. - Maryline SIMONÉ, p.6.

Table ronde I « Féminisme + écologie = écoféminisme ? » p. 9 à 39. Présentation et modération, Jacqueline DEVIER, p.9. 1è partie, p. 12 à 25. - Monique DENTAL, p.12. - Marie TOUSSAINT, p.18. Débat avec la salle virtuelle p. 23 à 25 2è partie, p. 25 à 39. - Delphine BATHO, p. 25. - Pascale d’ERM, p. 27. Débat p. 30 à 39 Laurence ROSSIGNOL, p. 30 et 36.

Table ronde II « Féminisme ou féminismes ? » p. 40 à 70. Présentation et modération, Maud OLIVIER, p.40. - Marylin MAESO, p. 43. - Tania DE MONTAIGNE, p.48. - Céline PIQUES, p.50. - Martine STORTI, p.53. Débat, p. 59. Laurence ROSSIGNOL, p. 62 et 68.

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Dimanche 11 octobre 2020

Table ronde III « De la ménopause à l’EHPAD », p. 71 à 104. Présentation et modération, Geneviève COURAUD, p. 71. 1ère partie, « De la ménopause… », p. 71 à 89. - Cécile CHARLAP, p.74. - Sophie BOUREL, p.78. - Sophie DANCOURT, p. 83. 2e partie, « …, à l’EHPAD », p.89 à 100. - Florence BRAUD, p.91. - Michèle DELAUNAY, p.97. Débat avec la salle, p. 100 à 104 Laurence ROSSIGNOL, p.103

Table ronde IV « Télétravail : illusion ou solution ? », p. 105 à 131. Présentation et modération, Agnès SETTON, p. 105. - Priscillia LUDOSKY, p.106. - Marie BECKER, p.108. - Marie DONZEL, p. 113. - Sylviane GIAMPINO, p.118. Débat avec la salle, p. 124. Laurence ROSSIGNOL, p.124.

Conclusion et clôture de l’Université d’Automne-2020, p.132 à 134. - Laurence ROSSIGNOL, présidente de l’Assemblée des Femmes

Annexes : - Annexe I. Tribune des conseillères régionales de Nouvelle Aquitaine, du 14 mai 2020, p. 135-136. - Annexe II. Tableau du mouvement des jeunes associations féministes par « Rupture », p. 137. - Annexe III. La pyramide des âges de l’homme et de la femme, p.138. - Index des intervenantes et modératrices, p. 139 à 149.

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Samedi 10 octobre 2020

OUVERTURE DE LA 28e UNIVERSITÉ D’AUTOMNE De l’ASSEMBLÉE DES FEMMES

p. 5 à 8 - Laurence ROSSIGNOL, présidente de l’Assemblée des Femmes, ancienne ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, vice-présidente du Sénat, p.5.

- Maryline SIMONÉ, conseillère régionale, représentant M. le président de la Région Nouvelle Aquitaine, inspectrice générale de l’administration (Conseil général de l’environnement et du développement durable ), p. 6.

Laurence ROSSIGNOL Bonjour à toutes et à tous, je déclare ouverte la vingt-huitième université d’automne de l’Assemblée des Femmes, et la première en format numérique. Nous avions tout préparé pour que notre université puisse se tenir à La Rochelle. Nous aurions voulu que nos échanges et nos éclairages aient lieu avec vous en « présentiel », avec la convivialité et la sororité dont nous avons tant besoin actuellement. Nous avions conçu une belle université pour La Rochelle, nous avons beaucoup hésité et attendu le dernier moment pour transformer cette université en université numérique. Nous avons eu des doutes à propos de la soirée, du banquet, de toute la partie festive : c’était là que nous aurions pris le plus de risques. La prudence sanitaire s’est donc imposée, avec une pointe de tristesse. Je vais commencer par revenir sur notre association. Quels sont les fondamentaux de l’Assemblée des Femmes ? C’est de défendre « la cause des femmes ». Je reprends à dessein les mots de Gisèle HALIMI, une immense militante récemment disparue et pour laquelle les demandes de panthéonisation se multiplient. On parle souvent de la loi VEIL, mais on devrait dire la loi VEIL-HALIMI : Gisèle, son combat, ses plaidoiries, sa stratégie liant droit et revendication, sont pour beaucoup dans le vote de cette loi. Notre association, fondée par Yvette ROUDY et Françoise DURAND, est née il y a vingt-huit ans des combats pour la parité en politique. C’est une association féministe, abolitionniste, universaliste, qui a pour vocation de participer à des combats, à l’évolution des lois et à la construction de la pensée féministe : l’affiner, l’enrichir et la propager. Nos universités s’inscrivent dans cet objectif. La pensée féministe est depuis des décennies en mouvement. Elle s’affirme dans le débat, les échanges, les prises de position, dans les combats de société et dans chaque parcelle de la vie quotidienne. Cette pensée féministe – nous avons voulu le traduire dans le programme de notre université d’automne – croise d’autres mises à nu, d’autres courants de déconstruction, d’autres systèmes de domination : domination de classe, domination raciale, domination de la prédation de l’homme sur la nature, âgisme, validisme. L’Assemblée des femmes participe à de nouvelles formes de militantisme dans lesquelles nous observons de la radicalité, de la modernité, des antagonismes et même parfois de la dureté. 5

Je ne sais pas si l’on peut qualifier le féminisme actuel de quatrième vague du féminisme. Si oui, quelle est sa filiation avec la troisième vague, elle-même fille de la première et de la deuxième ? Nous allons le voir pendant ces deux jours, collectivement. Lors des universités d’automne, nous apprenons des conférencières qui partagent leurs réflexions et travaux : elles sont toutes légitimes à venir apporter leur éclairage, et à nous dire comment elles articulent leur champ de pensée avec la question féministe. Notre Université nous permet de nous instruire, de comprendre les révolutions à l'œuvre, d’identifier les causes communes. C’est pour asseoir une pensée politique, car le féminisme est une pensée politique désormais centrale. Tout effort de conceptualisation plaçant le féminisme comme annexe, ou réduisant la prise en compte des femmes à un projet politique global, me semble être fallacieux. Notre pensée politique s’irrigue de l‘ensemble de notre société et elle bâtit un projet de transformation de tous les pans de notre vie sociale et des systèmes de pouvoir qui nous gouvernent. Notre Université c’est aussi construire un projet autour de la justice sociale, de l’écologie et de la question sociale : nous pensons que c’est à partir de la question féministe qu’on peut penser la société.

On entend parler d’écoféminisme, comme de la nouvelle dénomination en pointe de nos luttes. C’est l’objet de notre première table ronde, qui rassemble des femmes travaillant à la convergence entre féminisme et écologie. Dans un deuxième temps nous nous interrogerons sur la pensée féministe : un féminisme ou des féminismes ? Demain matin, nous cheminerons de la ménopause à l’EHPAD, en nous interrogeant sur la condition des femmes, passée leur « date de péremption » qui est précoce. Enfin nous évoquerons le télétravail : il répond à la fois à des besoins des femmes, notamment dans la course au temps. Pour autant, nous en connaissons les dangers. Nous interrogerons enfin la manière dont le télétravail pourrait ne pas être une régression sociale pour les femmes.

Je vous remercie toutes et tous de participer à ces deux journées de réflexion avec nous.

Je donne la parole à Maryline SIMONÉ, conseillère régionale de Nouvelle-Aquitaine, et j’en profite pour remercier la Région Nouvelle-Aquitaine qui nous accompagne depuis tant d’années.

Maryline SIMONÉ

Merci beaucoup Madame la Présidente, chère Laurence, bonjour à toutes et à tous, je vous parle depuis La Rochelle et vous me manquez, vous nous manquez. Nous attendons déjà avec impatience l’année prochaine. Je vous prie d’excuser deux de mes collègues toujours attentives à vos travaux : Naïma CHARAÏ et Nathalie LANZI, respectivement conseillère régionale, chargée des droits des femmes et des discriminations et vice-présidente de la Région Nouvelle-Aquitaine, des militantes de la première heure. 6

L’égalité entre les femmes et les hommes fait partie de nos chevaux de bataille au sein de la Région Nouvelle-Aquitaine, avec nos collègues qu’ils soient femmes ou hommes. Mais nous comptons toujours sur votre collectif pour poursuivre vos travaux et nous aiguiller, nous inspirer, nous donner des pistes de politiques publiques à mettre en œuvre. Les thèmes de l’Assemblée des Femmes, cette année si particulière, résonnent parfaitement avec une réflexion que nous avons eue à quelques-unes pendant le confinement. Nous avons été six élues à porter une tribune appelant à mieux prendre en compte le rôle des femmes dans la société post-crise du COVID. Vous le savez, les femmes ont été en première ligne pendant tout le confinement, et elles le sont encore aujourd’hui. Pourtant, les femmes sont encore et toujours les moins prises en compte, les moins valorisées, les moins payées. C’est dur de le dire comme ça, mais j’ai presque envie de dire que c’est peut-être « un mal pour un bien » : les salaires ont été (un peu, trop peu) révélés, les violences vécues par les femmes dans le cadre intrafamilial sont sorties peu à peu de l’omerta, les métiers d’aide à domicile, de caissières… sont devenus des activités essentielles, bref toutes les inégalités dont les femmes sont les premières victimes ont été mises en lumière. Ce sont des réalités que nous, militantes de la cause, connaissions déjà par cœur. La crise a mis en avant cette réalité des violences et des inégalités, pour l'ensemble des Français·es. Dans cette tribune1, intitulée « Nous les femmes », signée par six collègues du Conseil régional, Anne-Laure BEDU, Naïma CHARAÏ, Sandrine LAFFORE, Nathalie LANZI, Muriel SABOURIN- BENELHADJ et moi-même, nous nous adressions aux élue·s, aux associations et aux citoyen·nes, pour dénoncer toutes les difficultés que les femmes de notre région rencontrent au quotidien. Je vous lis quelques phrases de cette tribune qui illustrent nos propos : « Comme dans de nombreuses périodes de crise – et puisqu’il faut filer la métaphore guerrière – pendant cette pandémie liée au COVID-19, les femmes sont de nouveau en première ligne : infirmières et aides-soignantes de nos hôpitaux (90 % de personnel féminin), de nos EHPAD (90 %), auxiliaires de vie (97 %), caissières de la grande distribution (90 %), enseignantes (83 % de femmes dans le premier degré), personnels des lycées et établissements scolaires, agricultrices, etc. Pourtant, et nous le déplorons, la féminisation de ces métiers est souvent allée de pair avec leur dévalorisation, salariale notamment. […] Nous ne tolérerons pas que la société post-COVID continue à ignorer et à sous-évaluer le rôle des femmes et leur contribution essentielle au vivre ensemble et au maintien de notre dignité humaine, quel que soit le lieu où elles travaillent et quelle que soit leur fonction. Nous ne tolèrerons pas l’inaction et le manque de solution pérenne pour les femmes menacées et meurtries, à tous les âges de leur vie. » Nous avons demandé, par exemple, au président ROUSSET que la Région conditionne ses subventions et ses marchés publics, au respect de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, que les femmes qui souhaitent devenir cheffes d’entreprise soient plus spécifiquement accompagnées ou encore que le télétravail, qui pourrait se généraliser, ne signifie pas le retour des femmes à la maison mais soit mis en œuvre à égalité avec leurs homologues masculins. Ainsi, la Région doit poursuivre et approfondir son action sur la valorisation des métiers exercés par les femmes, au vu de nos compétences régionales, notamment sur la formation

1 Tribune du 14. 05.20, à consulter en Annexe I, p. 169- 171 7 professionnelle, l’apprentissage, le développement économique, la culture, le sport. Sur l’entrepreneuriat, nous avons émis l’idée de pouvoir accompagner plus fortement et plus spécifiquement les femmes qui souhaitent entreprendre, avec notamment dans un premier temps une mise à disposition d’un numéro vert dédié, au sein du service Développement économique de la Région. Et puis - Laurence ROSSIGNOL a évoqué la table ronde sur le thème du télétravail - nous l’avons toutes et tous pratiqué ou expérimenté ces derniers mois. Outre le fait que certain·es expriment la nécessité de la généralisation du télétravail positif notamment pour notre bilan carbone à ne pas négliger, nous souhaitons attirer l’attention, particulièrement sur le fait que le télétravail doit être, au sein d’un couple, vécu et organisé de la même façon pour madame et monsieur. Nous souhaitons aussi que notre Région puisse garantir surtout une totale égalité sur les territoires, avec des moyens identiques pour venir en aide aux femmes. On sait bien par exemple que dans une ville comme La Rochelle, il y a des structures importantes, un tissu associatif riche. Mais n’oublions pas les territoires plus éloignés de ces structures. La collectivité, que je représente, a le devoir de proposer et d’agir pour que les combats menés pendant la crise et ceux que vous menez depuis toutes ces années soient entendus et défendus. Tout cela pour vous dire encore une fois bravo pour l’organisation que j’imagine cette année, particulièrement compliquée. C’est cependant toujours un très grand plaisir de vous entendre, et de vous féliciter aussi pour tout le travail effectué. Je voulais vous dire enfin que la Région Nouvelle-Aquitaine, son président et ses élu·es sont toujours à vos côtés, et qu’ils le resteront, parce qu’il y a des élu·es qui restent avant tout des militants et militantes de cette grande cause. Bravo, et très belle Assemblée des Femmes, pour cette vingt-huitième édition. J’espère que nous fêterons la vingt-neuvième et surtout l’anniversaire de la trentième à La Rochelle. Nous vous attendons déjà avec impatience. Merci.

Laurence ROSSIGNOL

Merci beaucoup Maryline SIMONÉ.

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TABLE RONDE I « FÉMINISME + ÉCOLOGIE= ÉCOFÉMINISME? »

p. 9 à 39.

Modératrice, Jacqueline DEVIER, militante associative, secrétaire générale de l’Assemblée des Femmes, p.9, 18, 25,27 et 33.

1ère partie, p. 12 à 23. Monique DENTAL, présidente du réseau féministe et écologiste « Ruptures », p.12, 24 et 38. Marie TOUSSAINT, députée européenne Europe Écologie les Verts, juriste, co-fondatrice de l’association Notre Affaire à Tous, p.18, 23, 31, 33 et 35.

1er DÉBAT, p. 23 à 25.

2e partie, p. 25 à 30. Delphine BATHO, députée Écologie-Démocratie-Solidarité des Deux-Sèvres, présidente de Génération Ecologie, ancienne ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, p. 25, 30, 32, 36 et 37. Pascale D’ERM, journaliste, autrice et réalisatrice, militante de l’écologie aux côtés de Goodplanet, guide de Bains de Forêts, p. 27, 31 et 37.

2e DÉBAT, p. 30 à 39. Avec Laurence ROSSIGNOL, p. 30, 36.

Jacqueline DEVIER Bonjour, nous commençons donc la première table ronde, sur « l’écoféminisme ». Ce mot est assez improbable. Je suis sûre que vous avez déjà entendu cette remarque quand vous l’avez évoqué auprès de vos proches, accompagnée souvent d’une moue bien dubitative. « Féminisme et écologie ». Nous connaissons toutes et tous ces mots, mais, associés, que signifient-ils ? Pourquoi créer un lien entre eux ? Qui en a eu l’idée, et qu’en est-il aujourd’hui ? Il semble avoir été oublié, mais il revient en force, en France et dans le monde. Relier la préservation de la terre, sa non-exploitation de manière capitaliste avec la préservation ou la revendication des droits des femmes et leur émancipation, est une idée qui est apparue dans

9 les années 1970 et 1980, avec les premiers combats menés par des femmes, aux États-Unis contre le nucléaire, contre une base militaire en Grande-Bretagne, plus tard en Inde pour la préservation d’une agriculture traditionnelle. Des femmes se sont levées et unies face aux atteintes portées à leur santé, ou à celle de leurs enfants, à leur sécurité, à la marchandisation, à la destruction de la biodiversité et de la nature dont dépendait directement leur survie. Ce sont des actions non violentes, mais radicales et directes. L’exploitation capitaliste de la terre est structurée, dans l’analyse de ces militantes, en miroir de l’exploitation des femmes par le patriarcat. En France, c’est Françoise D’EAUBONNE qui, la première, en 1974, fait apparaître ce mot dans son livre Le féminisme ou la mort. Elle est aussitôt critiquée par Benoîte GROULT, Simone DE BEAUVOIR ou Élisabeth BADINTER, qui s’insurgent contre cette régression vers une nature dont les femmes avaient eu tant de mal à s’extraire. Cette idée peine à faire son chemin, et s’oublie un peu. Naturalisme et humanisme se trouvent en opposition. Elle va réapparaître. Les femmes vont additionner les luttes environnementales avec leurs revendications contre le patriarcat. Mais il ne s’agit plus maintenant d’un combat entre les femmes et leur nature supposée. L’écologie ne peut avancer aux dépens des droits des femmes, du progrès, de leur émancipation. Nous en convenons toutes. Nous ne pouvons opposer naturalisme et humanisme. Si certain·es pensent que le progrès va vers la décroissance, comment cela peut-il impacter les droits des femmes ? Si la société marchande est coupable de tous les maux, cela implique-t-il de revenir aux communautés rurales ? Je caricature bien sûr, mais ce sont bien les questions que pose l’écoféminisme. Peut-on proposer une écologie qui serait régressive pour les droits des femmes ? Ou l’écologie accompagne-t-elle, par ses luttes sociales, environnementales et politiques ces mêmes droits ? En réponse aux féministes des années 1970 qui s’insurgeaient contre cette régression vers une « nature féminine », d’autres questions se sont posées à l’écoféminisme : notre émancipation doit-elle passer obligatoirement par le rejet de tout ce qui fait de nous des femmes - notre biologie, notre affect, nos émotions, notre corps créateur de vie - ? L’écoféminisme peut-il nous réconcilier avec notre « essentialisme », nous reconnecter avec la nature ? Comment nous « réapproprier notre féminité » ? Cherchons plutôt quelles peuvent être nos luttes communes. Sociales d’abord, les femmes des pays du Sud étant les plus confrontées aux problèmes climatiques, parce que ce sont elles qui travaillent la terre de manière traditionnelle, qui élèvent leurs enfants et subissent les contraintes sanitaires les concernant. Il est triste de constater que ce sont dans les pays les moins réceptifs à l’écologie, que les droits des femmes sont les plus bafoués, que les violences environnementales, avec leur cohorte de pauvreté, d’inégalités et de racisme, cohabitent avec les violences contre les femmes. Ne nous croyons pas, nous, monde occidental, exempts de ces maux. Nous y participons. Le chlordécone aux Antilles françaises2, le glyphosate3 encore plus proche, nous rappellent, à chaque instant, les écocides que génèrent nos sociétés qui ne nous épargnent pas non plus la violence des féminicides.

2 Le chlordécone a été utilisé longtemps dans les bananeraies de la Martinique et la Guadeloupe pour lutter contre les charançons. Très persistant et bioaccumulable, ce pesticide est interdit depuis 1993. Les sols identifiés comme pollués étaient à l'origine des terres de culture bananière, qui ont été rendues à la culture vivrière. Du fait de sa persistance, le chlordécone est encore présent dans les sols et peut se retrouver dans certaines denrées végétales ou animales, ainsi que les eaux de certains captages utilisés pour la production d’eau destinée à la consommation humaine. https://cutt.ly/Ahn0U4i 3 Le glyphosate, cf. article des décodeurs du Monde. https://cutt.ly/whn0PEb l 10

De même que l’écologie est une lutte qui débouche sur des lois, les droits des femmes, leur émancipation, la féminisation du pouvoir, passe aussi par les luttes politiques. Dans la lutte pour une Algérie démocratique, les femmes sont mises « en attente ». Dans la lutte sociale des Gilets jaunes contre une taxe écologique, les femmes ont souvent été mises « en pause ». Nous remarquons aussi que l’écoféminisme peut être impuissant face au patriarcat. Vandana SHIVA en Inde n’a pas fait bouger d’un iota le système des castes qui invisibilise les femmes, malgré ses succès certains concernant la préservation des semences, des forêts et l’émancipation économique de ces femmes qui les cultivaient. Écologie et féminisme universaliste peuvent être les deux faces d’un même combat, quand il se veut progressiste et émancipateur pour les femmes. Décidément, cet écoféminisme pose beaucoup de questions éthiques et philosophiques. Il nous parle de combats politiques et de luttes sociales. Il ne se laisse pas définir facilement. Il nous glisse parfois entre les mots. C’est pour toutes ces raisons que nous avons rassemblé nos intervenantes. Comme les différentes possibilités d’une pensée riche, chacune à sa façon nous exposera ce qu’est, pour elle, l’écoféminisme. Chacune nous dira si l’on est forcément féministe quand on est écologiste, ou écologiste quand on est féministe, et comment penser la nature et l’environnement en relation avec la condition des femmes dans le monde. Mesdames, que pensez-vous des théories écoféministes ? Peuvent-elles changer le monde ? Notre première intervenante aujourd’hui est Monique DENTAL. Bonjour, Monique. Je vais te présenter rapidement. Je te donnerai ensuite la parole. Monique, tu es militante associative de longue date. Tu t’es engagée dans les années 1960 dans les luttes anticoloniales et anti-impérialistes. Tu as été membre du PSU - Parti Socialiste Unifié -, jusqu’en 1967, puis tu as participé au mouvement de mai 68. Tu as développé parallèlement ton engagement féministe au Mouvement de libération des femmes (MLF) . Dans les années 1970, tu as fondé le collectif de Pratiques et de Réflexions Féministes « Ruptures », dont tu animes aujourd’hui les activités en réseau4 dans la mixité, et qui agit au croisement des luttes féministes, universalistes, antiracistes, écologistes et altermondialistes. Tu as toujours défendu un féminisme politique radical, universaliste et laïque, comme élément majeur de la transformation de la société. Ton engagement féministe et écologiste du développement durable et pour la justice climatique prend forme à partir des conférences mondiales des Sommets de la Terre, à Johannesburg en 1993, puis lors de celle de Rio+20 et de la COP21, qui se tenaient dans la perspective des Objectifs du Développement Durable, au cours desquelles tu as coanimé avec Yveline NICOLAS, de l’association Adéquations5, les travaux de plaidoyers intégrant une analyse genrée. Sur le plan professionnel, tu es ingénieure d’études et de recherche des universités. Tu as codirigé le CEDREF (Centre d’Études, de Documentation, de Recherches sur le Genre) de l’université Paris 7. Tu as été détachée pendant dix ans comme chargée de mission au Service des Droits des Femmes. Tu as mis en place et développé la mission Études, Recherche et Statistiques. À ce titre, tu as coordonné notamment l’étude ENVEFF6, première étude sur les violences faites aux femmes en France, ainsi que les publications parues à l’occasion de la

4 http://www.reseau-feministe-ruptures.org/ 5 http://www.adequations.org/ 6 Enquête ENVEFF, Janvier2001, https://urlz.fr/esMz C’est à la suite des résultats de cette enquête, que l’association ECVF, Élu·es contre les violences faites aux femmes, a été créée par Francine BAVAY vice-présidente du Conseil régional d’Ile-de-France et la philosophe Geneviève FRAISSE. 11 quatrième Conférence mondiale7 pour les droits des femmes de Pékin en 1995. J’ajoute et je termine avec cela. Tu as largement participé au numéro 428 de la revue Travail, genre et société, consacré à l’écologie et au féminisme aux éditions La découverte. Monique, je te donne la parole. 1ère partie.

Monique DENTAL Je te remercie, Jacqueline. Sujet vaste que celui de cette table ronde. L'objectif de mon exposé est de donner un cadre général de l'écoféminisme selon le plan suivant : tout d'abord, la genèse du mouvement écoféministe et ses événements fondateurs ; ensuite l’apport de Françoise D’EAUBONNE qui est à l'origine du concept d’écoféminisme en France, les grandes lignes de sa pensée philosophique, la façon dont elle conjugue les enjeux féministes et écologiques. Je terminerai par une approche des courants des jeunes associations écoféministes dans la période actuelle et leurs positionnements. La genèse du mouvement écoféministe9 C'est dans le monde anglo-saxon que l'idée d'écoféminisme s'est développée jusqu'à former un mouvement à part entière. Il a avant tout des origines anticapitalistes et antimilitaristes. Il s'est ancré dès le départ autour de la paix et du pacifisme pour répondre à la menace de guerre nucléaire entre l'URSS et les États-Unis. Né dans les années 1980, dans la foulée de la révolution culturelle des années 1970, il s'est développé dans l'urgence de situations et non pas autour d'un principe conceptualisé. Les premières mobilisations de femmes sur des problèmes environnementaux se sont déroulées aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Elles se caractérisent par leur côté festif et très démonstratif. Quelques dates-clés L'articulation entre mouvement féministe et écologie prend son essor à partir de la conférence L'écoféminisme et la vie sur terre organisée par un groupe de militantes féministes, qui s'est tenue en mars 1980 aux États-Unis dans le Massachussets. A la suite de l’accident nucléaire de Three Mile Island, le 28 mars 1979, en Pennsylvanie, elles adoptent un manifeste sur les rapports entre mouvements écologiques et mouvement de femmes, entre la destruction de la nature, le militarisme, et les discriminations et dominations subies par les femmes. Durant une dizaine d'années des centaines de femmes féministes, pacifistes, anarchistes et antinucléaires organisent des blocages de centrales, des sit-in et des camps. Un des plus grands rassemblements écoféministes comme le Women’s Pentagone Action a eu lieu à Arlington en

7 https://urlz.fr/esMI La quatrième Conférence mondiale sur les femmes, organisée à Beijing en 1995, a marqué un tournant important dans le programme mondial pour l'égalité des sexes. La Déclaration et le Programme d’action de Beijing, adoptés à l'unanimité par 189 pays, forment un programme pour l'autonomisation des femmes considéré comme le principal document de politique mondiale en matière d'égalité des sexes. Celui-ci fixe des objectifs et des actions stratégiques pour la promotion de la femme et la réalisation de l'égalité des sexes, dans 12 domaines de préoccupation. 8 https://urlz.fr/esMK Monique Dental, féministe en ruptures Alban JACQUEMART, Jacqueline LAUFER, pages 5 à 22. 9 Ces mouvements ont été théorisés par des chercheuses en sciences sociales et en philosophie comme Susan GRIFFIN, Carolyn MERCHANT ou Karen J. WARREN. Les citations reprises sont extraites de leurs travaux 12

Virginie, le 17 novembre 1980, où deux-mille femmes ont convergé vers le Pentagone qui symbolisait, pour elles, le « lieu de la puissance impériale et militaire qui nous menace toutes et tous. » Dans leur déclaration, elles affirment également « craindre pour la vie de notre planète, la Terre, et la vie de nos enfants, qui sont notre futur. » Sur place, « elles décident d’encercler le Pentagone avec de la laine, se donnent la main en criant, en chantant et en lui lançant des sorts. » Un an plus tard, en Angleterre, trente-six femmes habillées en violet et blanc, en référence aux suffragettes britanniques, organisent une marche pour s’opposer à l'installation de missiles nucléaires sur la base Royal Air Force de Greenham Common. Elles s'enchaînent aux grilles pour protester contre l'installation de missiles nucléaires. C'est ainsi que va débuter « l'un des plus longs campements de protestation pacifique, de 1981 jusqu'à son démantèlement en 2000. Il attirera, à certains moments des dizaines de milliers de personnes, comme le 1er avril 1983, jour d’une grande chaîne humaine. » Il faut souligner aussi que ce camp était non mixte, ce qui était une manière de montrer au monde que « les femmes pouvaient aussi s'occuper des questions d'armement. » Au tournant des années 1990, à la fin de la guerre froide, les enjeux et la lutte antinucléaire ne sont plus les mêmes et les mobilisations écoféministes cessent. L'écoféminisme prend alors une autre forme, beaucoup plus culturelle et intellectuelle dans les universités et dans les travaux universitaires, en le déconnectant parfois de l’histoire des mobilisations. En France, le concept d'écoféminisme apparaît pour la première fois en 1974 dans le livre de Françoise D’EAUBONNE, Le féminisme ou la mort. Françoise D’EAUBONNE, née en 1920 et décédée en 2005, fut une grande figure du féminisme français des années 1970. Elle était militante du Mouvement de libération des femmes (MLF), au sein duquel elle avait proposé une section « Écologie et Féminisme » reliant l'oppression patriarcale des femmes et la destruction de la terre. En cela, on peut dire qu'elle fut une pionnière. Elle milite également à l'époque pour de nombreuses causes : en faveur de l’indépendance de l’Algérie, contre la peine de mort…, et a été l'une des fondatrices du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR). C'est dans son livre Écologie et féminisme : révolution ou mutation ? qui paraît en 1977, qu'elle développe sa conception des liens entre écologie et féminisme10. Cet ouvrage est un véritable manifeste qui érige l'écoféminisme en nouvel humanisme. L'écoféminisme est, pour elle, une philosophie, une éthique et un mouvement, né de la conjonction de deux courants de pensées et d'intérêts communs, celui de l'écologie et celui du féminisme. Mais « à sa sortie, il a été traité par la dérision, la critique l'accusant d'avoir simplement accolé deux concepts modernes qui n'avaient rien de commun. Au Congrès mondial sur la Population en 1974, à Bucarest en Roumanie, des femmes du Sud ont prétendu que l'écoféminisme était une déviation contribuant à affaiblir la lutte des classes. » Notons la critique similaire faite par des militants et des militantes de gauche et d'extrême gauche du livre Le deuxième sexe de Simone DE BEAUVOIR. Le cadre théorique de sa pensée sur l’écoféminisme Selon Françoise D’EAUBONNE : « L'écologie est la science qui étudie les rapports des êtres

10 Écologie et féminisme : révolution ou mutation ? a été réédité aux éditions Actualité Temps Présent en 2020. Toutes les citations sont extraites de ce livre.

13 vivants entre eux, et le milieu physique où ils évoluent. Elle comprend par définition le rapport des sexes et la natalité qui s'ensuit. » C'est pour elle un courant du féminisme qui offre une vision alternative de la société parce qu’elle lie les comportements de domination et d'oppression des femmes avec le saccage environnemental causé par l'industrialisation. Elle met en évidence les nombreuses similitudes et conséquences communes aux comportements de domination et d'oppression des femmes et aux comportements de non-respect de la nature, en développant le raisonnement suivant : « Du côté écologique, on ravage la terre en surexploitant, en détruisant les ressources naturelles on pollue les sols et l'eau ; et du côté des femmes, on interdit l'IVG, on restreint le contrôle des naissances, on appelle au repeuplement et au travail domestique. Autrement dit, c'est la prédominance des valeurs masculines qui a entraîné l'exploitation outrancière de la terre jusqu'à ce temps présent, où la menace de la mort est la plus imminente. » Ainsi, tous les problèmes actuels, qu'il s'agisse de l'épuisement des ressources ou de l'explosion démographique, en découlent. Pour Françoise D’EAUBONNE : « Le drame écologique découle donc directement de l'origine du système patriarcal », qu'elle rapporte à deux faits qui se sont produits au début du Néolithique : « l'appropriation par les hommes de l'agriculture et la découverte du processus de paternité. Ce sont deux ressources, agriculture et fécondité, qui appartenaient alors aux femmes. » Elle poursuit : « Le système patriarcal avait besoin de deux choses : le corps des femmes comme corps reproducteur, et la nature dont les ressources sont nécessaires à la construction du patriarcat. » Elle en déduit que les femmes doivent impérativement reprendre en main la propriété de leur corps qui leur a été volée par le patriarcat, pour que cesse, « la dictature des mâles », afin de permettre la reconstruction du monde. Quant au féminisme, elle l’identifie au concept d'humanisme : « Jusqu’ici, les luttes féministes se sont bornées à démontrer le tort fait à plus la moitié de l’humanité, le moment est venu de démontrer qu’avec le féminisme, c’est l’humanité entière qui va muer. » Elle précise sur ce point : « Le féminisme, en libérant les femmes, libère l’humanité tout entière. […] Il est au plus près de l’universalisme. Il est la base même des valeurs les plus immédiates de la vie » et c’est par là que se recoupent le combat féministe et le combat écologique. Elle préconise d'opérer un rapprochement, voire une synthèse, entre ces deux combats menés jusqu'alors séparément, celui du féminisme radical et celui de l'écologie planétaire, ce qui justifie l’expression « écoféminisme ». En toute logique, il importe, pour elle, de mettre au banc des accusés la domination sous toutes ses formes, avec tout ce qui en découle : « le phallocratisme (dont elle invente aussi le concept), le sexisme, le patriarcalisme d'une part, et la destruction de l'environnement et la consommation pour les profits, d'autre part. » Elle évoque également la décroissance, avant même que le terme ne soit d'actualité. Elle dénonce non seulement l'industrialisation et ses conséquences sur les femmes, mais aussi le fait qu’à cette époque, la gauche - notamment marxiste -, nie la dynamique de genre et la place de l'écologie dans les rapports sociaux. Pour Françoise D’EAUBONNE, féminisme et écologie sont deux mouvements planétaires et les signes indiscutables de subversion en marche. D'où sa conclusion : s'il y a une urgence, c'est bien de rapprocher l'écologie et le féminisme pour traiter de ce double problème, qu'elle considère comme le carrefour de toutes les luttes. Force est de constater que la philosophie écoféministe de Françoise D’EAUBONNE n'a pas pris en France dans les années qui suivirent. Cependant, il faut reconnaître que le lien qu'elle établit entre écologie et féminisme est profondément révolutionnaire, parce qu'il est annonciateur d'une mutation qui est un changement de paradigme. Les idées professées par 14

Françoise D’EAUBONNE constituent encore de nos jours un point aveugle des luttes des féministes universalistes des années 1970. La « sauce » n'a pas pris dans le mouvement de l'époque. On peut cependant avancer que l'écoféminisme a souffert de l'importance de la mouvance marxiste en France, peu encline à l'écologie, et de la pensée de Simone DE BEAUVOIR qui déconstruit le concept de « nature ». Aujourd'hui, le concept d’écoféminisme revient en force à la faveur des réseaux sociaux et à mesure que l'urgence écologique se fait sentir. Ces dernières années, la presse française s'est aussi emparée de ce sujet, plusieurs revues lui ayant consacré un numéro. L'écoféminisme a également émergé timidement dans le débat politique français, même s'il s'agit d'une perception tardive. L’écoféminisme regroupe une très grande diversité d'idées. On peut l'aborder comme une constellation d'approches très distinctes, qui se recoupent, ou non. Il n'y a donc pas de pensée unique ou unifiée, mais différentes perspectives d'écoféminisme. De même qu'il n'existe pas un seul féminisme, il n'existe pas non plus un seul écoféminisme. Certains de ces courants se présentent comme un mouvement à contre-courant du féminisme traditionnel français universaliste. Les courants sont variés : courant matérialiste, décolonial/post-colonial, spiritualiste, végan ou encore queer ; tous défendent un monde qui ne détruirait ni les êtres humains ni la nature et invite à sortir de cette opposition entre nature et culture. Parmi eux, il faut distinguer un écoféminisme du Nord, qui a plus tendance à mettre en avant l'émancipation des femmes vis-à-vis du rôle traditionnel de la femme mère au foyer, alors que dans le Sud, il s'agit plus de mouvements de femmes et d'hommes paysans et autochtones. Ceux-ci ont tendance à réaffirmer, face à l'idéologie colonialiste, les rôles et les pouvoirs que détiennent les femmes dans l'agriculture traditionnelle et dans la subsistance au foyer. Mais il existe des points de jonction essentiels entre toutes les formes d’écoféminisme. L'écoféminisme se présente aujourd'hui comme un mouvement politique et philosophique hétérogène, qui établit un lien entre la destruction des écosystèmes par le capitalisme et l'oppression des femmes par le patriarcat. Selon Mathilde ROYER : « La majorité des écoféministes se retrouvent autour d'une critique des dominations : le patriarcat en tant que domination idéologique de la domination des femmes, le capitalisme comme exploitation du travail et de la nature, le racisme et le colonialisme, et enfin le "naturisme" ou la domination de la nature11. » De manière schématique, nous pouvons énumérer six courants écoféministes portés par la nouvelle génération au cours des dernières années. Les écoféminismes actuels invitent à croiser des luttes, à prendre en compte nos émotions face aux catastrophes qui ne vont cesser de croître. Les vagues récentes d’écoféministes s'incarnent dans une lutte en faveur des minorités, quelles qu'elles soient, contre une logique patriarcale qui exploite le vivant. Les jeunes associations se revendiquent assez peu d'un seul de ces courants et ont au contraire tendance à croiser les approches pour développer leur argumentaire militant. Les courants des jeunes associations écoféministes et leurs positionnements12 Le courant naturaliste, proche des thèses différentialistes et essentialistes. Contrairement à l'approche différentialiste des féministes des années 1970, les nouvelles générations

11 Mathilde ROYET, L’Écoféminisme végane et le modèle des oppressions : entre intersectionnalité et primauté du patriarcat, 2018. 12 Monique DENTAL et Manon DOGNIN, extraits du Dossiers documentaires, Les jeunes associations féministes et leurs positionnements, Réseau Féministe « Ruptures », 2019. Cf. Annexe II, p. 137, le tableau de ces nouvelles associations. 15 d'écoféministes n'estiment pas que les différences biologiques entre femmes et hommes aient une importance prépondérante par rapport au genre socialement construit, ni que les femmes disposeraient d'une série de qualités naturelles comme l'empathie, la protection ou l'instinct maternel, qui leur soit intrinsèque et dont la société bénéficierait. Ces approches plus récentes se différencient de celles des années 1970 dans la mesure où les rapports de domination capitaliste et militariste ne sont pas les seuls éléments pris en compte. Le courant matérialiste, incarné par Maria MIES et Vandana SHIVA. Ce courant, dont elles sont les fondatrices, a comme particularité de penser le capitalisme et le patriarcat comme deux systèmes ayant fusionné pour donner naissance à un capitalisme patriarcal. Les féministes matérialistes sont les premières à avoir dénoncé l'idéologie naturaliste et à s’être opposées à l'idée qu'il existe un ordre naturel des choses. Elles ont mis en évidence que les groupes de race et de sexe sont des constructions sociales traversées par des rapports de pouvoir. Cette notion de « patriarcat capitaliste » continue d'être utilisée par les jeunes écoféministes, à l'instar du collectif Voix Déterres-écoféministes en germes. Le courant spiritualiste. On pourrait dire que sa conception comporte, pour nous, féministes universalistes, des ambiguïtés, car ce courant se situe à la limite du naturalisme et de l'universalisme, en s'appuyant sur la conception mythologique de la mère nourricière. Pour les écoféministes des années 1970 au contraire, il était nécessaire de proposer une critique radicale de la religion et de repenser le sacré. De nos jours, les écoféministes spiritualistes considèrent que la spiritualité a été placée à l'extérieur de la nature et « c'est ce dualisme spirituel/matériel qu'elles questionnent et critiquent, c'est-à-dire le fait que la terre soit perçue sans valeur et sans but ; la planète n'étant alors pas perçue comme une source de vivant, ce qui entraîne la légitimation de son exploitation et sa domination » (Judith PLASKOW, 1993). Si ces dernières dénoncent l'aspect patriarcal et oppressif des religions, le fait que l’homme soit apparenté à Dieu et les femmes présentées comme des pécheresses, des mères ou des servantes, – le courant spiritualiste se développe aujourd'hui surtout en réaction à l’absence des femmes de la sphère religieuse, qui est un monde d’hommes gouverné par les hommes. Il a comme objectif de lutter pour la réappropriation du religieux et du spirituel par les femmes, sans passer par un intermédiaire homme dans leur relation au divin. D'autres écoféministes spiritualistes se positionnent également autour de croyances animistes, polythéistes qui célèbrent la nature comme une divinité asexuée. Les membres du mouvement néopaïen dont la militante américaine STARHAWK est une figure emblématique, se nomment « sorcières », s'organisent autour de rites faisant ainsi allusion aux femmes persécutées et tuées sous l’Inquisition (Wicca). Le courant post-colonial/décolonial. Ce courant qui se crée en réaction au fait que les ressources seraient présentes partout de façon naturelle, entend libérer les populations issues des ex-colonies de la domination symbolique qui continue de les discriminer socialement. Il articule donc non seulement la domination de la nature et des femmes, mais aussi l'oppression coloniale et postcoloniale dans son développement. Ces jeunes écoféministes développent également l'idée de « racisme environnemental » et de « dette écologique Nord-Sud » dont parle également le chercheur au CNRS, Malcolm FERDINAND. De fait, elles repensent l'écologie comme un enjeu de justice sociale et environnementale et présentent la lutte pour la préservation de l'environnement comme une violence, source de souffrance humaine concrète, auxquelles les femmes sont souvent les plus exposées dans les pays du Sud. Les thèses de ce courant estiment qu'il faut repenser la consommation, non seulement en termes de local/non-local, en termes de Nord-Sud, mais aussi de populations blanches aisées 16 et non blanches moins privilégiées. Ce courant de l'écoféminisme dresse également ce constat au sein des sociétés occidentales et applique ce raisonnement aux populations vivant en banlieue des grandes agglomérations urbaines, à proximité d’axes routiers du périphérique, qui sont forcément impactées de manière plus directe par la pollution en raison de leur statut économique et social. Ces écoféministes observent que les femmes pauvres, « racisées », souvent issues de l’ex-empire colonial sont plus susceptibles de se retrouver confrontées à cette situation. « L’écologie n’est pas seulement un sujet dont les personnes blanches et aisées peuvent se saisir et il est important de promouvoir un mouvement plus inclusif car les personnes qui sont dans les usines et qui respirent les pesticides sont rarement celles qui habitent en centre- ville et mangent du quinoa. » (Myriam BAHAFFOU, Voix Déterres). Le courant végan ou animaliste. Ces écoféministes dénoncent en particulier l'oppression des animaux et des non-humain·es au sein de la nature et militent pour une abstention totale de leur exploitation et de la consommation de viande. Elles s'inscrivent dans un courant parfois qualifié d'animaliste. Le concept de « spécisme », utilisé par ce courant a été créé par analogie avec le terme « sexisme », lui-même issu d'une analogie avec le terme « racisme » par Peter SINGER reprenant le terme de Richard RYDER. Ainsi, pour elles, il est inutile de lutter contre l'oppression des animaux sans s'enrichir des pratiques et des théories féministes, tout comme il est vain de lutter contre le patriarcat sans avoir en tête que les femmes n'en sont pas les seules victimes. Ces dernières s’appliquent à dénoncer un système de domination, global, qui force à une compréhension en profondeur du patriarcat, de la masculinité et de la virilité, dont les animaux sont également victimes. Pour les écoféministes véganes, l’industrialisation de la mort de milliards d’animaux par an est une forme d’oppression systémique et patriarcale. Pour animaliser les femmes, il a fallu déshumaniser les animaux. Les perspectives queer, ou éco-queer. Il s'agit de l'approche la plus récente qui met en évidence l'importance du facteur « genre » au sein de la domination de la nature et des femmes. Pour ces écoféministes, la sexualité est un facteur intrinsèquement lié au genre et leurs analyses se concentrent sur la relation nature-sexualité et les constructions sociales qui entourent ces catégories. À l’exception des féministes différentialistes, l’écoféminisme a dénoncé et rejeté les dualismes et perçoit les hommes et les femmes comme part égale de la nature et de la culture. Ce courant s’appuie sur ce rejet pour critiquer l’oppression des sexualités non hétéronormées. Il s'emploie également à montrer la façon dont les personnes queer ont été féminisées, érotisées, animalisées et naturalisées au sein de la culture dominante qui dévalue les femmes, la nature et les animaux. Pour résumer, les modes d'action de ces jeunes militantes écoféministes sont assez variés. La création artistique semble largement utilisée par ces associations, notamment à travers la réalisation de films. La désobéissance civile, les luttes pour la terre et les traditions anarchistes structurent aussi certaines de leurs actions formées autour de gouvernances partagées, tentant de s'extraire de toute forme de hiérarchie, comme l'ont pensé avec elles les féministes des années 1970. Ainsi, les modèles matérialistes, végan, décolonial ou queer se positionnent souvent sur des thèses intersectionnelles qui valorisent le particulier des vécus et l'imbrication des rapports de domination en opposition au modèle universaliste qui privilégie le regard du général à travers la recherche d’une caractéristique commune entre les individus dans toutes les entités considérées à égalité, de façon indifférenciée. Enfin, comme l'explique Élizabeth CARLASSARE13: « La plupart des actions directes

13 Élizabeth CARLASSARE, « L'Essentialisme dans le discours écoféministe » in Reclaim, recueil de textes 17

écoféministes visent à subvertir et à résister aux institutions politiques, aux structures économiques, ainsi qu'aux activités quotidiennes qui vont à l'encontre des intérêts de la vie sur terre. […] Plus encore, l’écoféminisme vise à produire des formes différentes, non dominantes, d’organisation sociale et d’interaction entre la nature et l’humain. » Pour cette auteure, les critiques qui taxent d’essentialisme l'écoféminisme ne sont donc pas forcément légitimes, puisqu'à ses yeux, il est nécessaire que ces mouvements soulignent et dénoncent le lien établi entre les femmes et la nature, historiquement et socialement construit, afin de pouvoir le déconstruire et mettre en lumière ses rapports de domination.

Jacqueline DEVIER Merci beaucoup, Monique. Je ne m’étais pas trop trompée en parlant des divers courants écoféministes. Je te remercie de nous en avoir fait l’historique. Notre prochaine intervenante est Marie TOUSSAINT. Permettez-moi de vous la présenter : Marie, tu es juriste et militante de la justice climatique, députée européenne d’Europe Écologie les Verts. Tu as cofondé en 2015 l'association Notre Affaire à Tous, une structure utilisant le droit comme levier pour la lutte contre le changement climatique. Tu vises à faire vivre la justice climatique en renforçant la législation environnementale et les droits de la nature, en particulier la protection des communs et la lutte contre les écocides. En décembre 2018, avec plusieurs associations, tu as fait partie des initiateurs et initiatrices de la pétition « L'affaire du siècle », signée depuis par plus de 2,3 millions de personnes. Tu es élue eurodéputée écologiste en mai 2019, et tu sièges dans les commissions environnement, industrie et affaires juridiques, où tu te bats notamment pour la justice environnementale, la reconnaissance des droits de la nature et le désinvestissement des énergies fossiles. Marie, c’est à toi.

Marie TOUSSAINT

Merci à toi, Jacqueline, pour cette introduction. Merci à l’Assemblée des Femmes pour cette invitation. C’est extrêmement intéressant d’être là. Ce que je veux partager avec vous aujourd’hui, c’est cette vision de l’écoféminisme. Monique DENTAL a fait le tour des différents courants qui existent avec beaucoup de talent. Il est vrai que l’écoféminisme est à la fois une théorie et une pratique. C’est une pratique qui, pour moi, vise à l’égale dignité humaine, une manière de vivre en harmonie avec le vivant. Je prends par exemple Corinne PELLUCHON, une philosophe qui travaille beaucoup sur la cause animale et parle de considération ou encore de diplomatie. On a besoin d’aller vers cette égale dignité humaine, vers la dignité du vivant, y compris non humain. À cet égard l’écoféminisme est un outil. Au-delà des combats qui ont été menés dans les pays du Nord, et qui ont été très largement développés…, de nombreuses luttes ont été menées par des femmes dans le monde, sans forcément qu’elles les théorisent, ni qu’elles se réclament de l’écoféminisme. Elles étaient pourtant à la fois une bataille pour l’émancipation des femmes et pour la protection de la nature. Il est important de revenir aux années 1970. On a parlé de Vandana SHIVA et de Navdanya, qui est son organisation actuelle. Il y a quelques années déjà, le mouvement Chipko était porté par des femmes qui s’attachaient aux arbres pour les protéger, tandis qu’à peu près au même

écoféministes, choisis et présentés par Émilie HACHE. 18 moment, Wangari MAATHAI14 au Kenya plantait des millions d’arbres avec le mouvement Green Belt, dans ce double combat de protection des droits des femmes et de des droits de la planète. Ces écoféministes de l’action existent aussi en Amérique latine, avec la défense des forêts mangroves contre l’industrie de la crevette. On retrouve les femmes dans de nombreuses luttes menées dans ces pays. J’insiste sur le fait que des militantes pour la paix, dans les années 1960/1970, non seulement des antimilitaristes dans les pays développés, mais aussi dans ceux du Sud, ont été et sont encore de grandes défenseures de la nature et de la justice. Je pense ici notamment à TRAN TO NGA, Franco-Vietnamienne qui a plus de soixante-dix ans aujourd’hui. Dans les années 1960, elle participait à la guerre contre les États-Unis, depuis le Vietnam, pour protéger son pays. Elle a été l’une des victimes de l’agent orange, ce défoliant déversé sur tout le territoire pour décimer les arbres dans lesquels se cachaient les combattant·es vietnamien·nes. Quand on détruit la nature, cela a toujours des répercussions sur l’être humain. TRAN TO NGA et ses enfants sont malades sur plusieurs générations. Ils et elles souffrent des conséquences de ce qui a été nommé pour la première fois, en 1972, lors de la conférence de Stockholm, un écocide dû à l’agent orange. On peut discuter de la date des premiers écocides, mais c’est la première fois que ce mot a été utilisé sur la scène internationale. Là encore, c’est une femme qui mène encore aujourd’hui ce combat, avec sans cesse des reports du procès qui doit se tenir en France face à Monsanto, Dow Chemicals et une vingtaine d’autres multinationales productrices. Il était prévu pour après-demain. Il est repoussé en janvier. On espère qu’il se tiendra. Pour revenir à la situation actuelle. Pourquoi est-ce que je parle de ces femmes des pays « des » Sud ? C’est d’abord parce que toutes les agences des Nations unies et toutes les organisations internationales le disent, les femmes sont les premières victimes du dérèglement climatique et de la destruction de la planète. Ce sont souvent elles qui sont chargées de la recherche d’eau, du soin du jardin, de l’alimentation domestique, mais aussi d’activités agricoles très peu valorisées, comme la gestion administrative et financière. On prête très peu souvent attention à ce qu’elles font. Évidemment, toutes ces tâches sont rendues plus difficiles par la désertification, la disparition de l’eau et le réchauffement climatique. Aujourd’hui, 70 % des pauvres autour de la planète sont des femmes. Dans les pays « des » Sud, comme dans les pays occidentaux, le risque de décès est quatorze fois plus élevé pour les femmes que pour les hommes, lors de catastrophes météorologiques. On voit donc la profonde inégalité et l’injustice qui règnent entre les hommes et les femmes, devant la destruction de la planète. J’aimerais aussi dire que c’est en donnant plus de pouvoir aux femmes qu’on améliore les conditions de chacune et de chacun et la protection de la planète. Pour ne prendre que le sujet de l’agriculture dont je viens de parler, la FAO15 souligne que si les femmes avaient le même accès que les hommes aux ressources productives, elles pourraient augmenter de 20 à 30 % les rendements de leur exploitation et diminuer de 12 à 17 % le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde. Cette idée est portée par Clotilde BATO et son association SOL16 Alternatives agroécologiques et solidaires en France. Il est important de le souligner, au moment où le programme alimentaire mondial, qui est l’organisme d’aide alimentaire de l’ONU et de la FAO, vient de recevoir le prix Nobel de la paix17, après une pandémie qui a fait exploser le

14 Wangari MAATHAÏ (1940- 2011), Prix Nobel de la Paix (2004), militante écologiste kenyane. 15Food and Agriculture Organization of the United Nations (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture). 16 https://www.sol-asso.fr/ 17https://urlz.fr/esMT 19 nombre de pauvres et la faim dans le monde. Françoise VERGÈS, pour sa part, a montré que la lutte des femmes a aussi été celle des femmes des anciennes colonies au sein de nos pays. Elle raconte que c’est au contact des femmes canaques que Louise MICHEL et ses camarades ont pris conscience de ce qu’était le colonialisme. On estime aussi à plusieurs centaines, voire à des milliers, les femmes qui ont subi des avortements et des stérilisations forcées dans les années 1960 et 1970 sur l’île de La Réunion. Encore aujourd’hui, le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) tire la sonnette d’alarme sur les stérilisations et les avortements forcés dans le monde. Souvenons-nous aussi de l’affaire des enfants de la Creuse : plus de deux mille enfants enlevés à leurs parents, à La Réunion, pour repeupler la Creuse. Je vous en parle car La Réunion est aussi un espace où l’État considère que la protection de l’environnement et les conditions sanitaires sont moins importantes que celles que l’on met en place en métropole. On voit donc la juxtaposition de ces inégalités et de ces injustices, et ce que ces femmes ont apporté au mouvement féministe français. En réalité, et je précise que je ne parle évidemment pas de Monique DENTAL, cet apport a été passé sous silence par de nombreuses féministes en France. Quel est le lien avec l’écoféminisme ? On retrouve aujourd’hui ces batailles menées par les Antillais et les Antillaises, en Guadeloupe et en Martinique, contre le chlordécone. Ce dernier est une sorte de parent de l’agent orange. Il a été répandu dans les bananeraies pendant vingt ans, après son interdiction aux États-Unis et en métropole. Il cause des pollutions diverses sur les écosystèmes et des maladies multiples sur les personnes, et surtout, il provoque de nombreuses naissances prématurées car il s’introduit dans le cordon ombilical et le lait maternel. Lorsqu’on se bat contre les pollutions aux pesticides, au chlordécone, à l’agent orange et à d’autres produits, on se bat pour la santé des enfants et pour celle des mères et des femmes. Cet enjeu des mères, aujourd’hui porté par le Front de Mères et Fatima OUASSAK en France, est absolument essentiel. On retrouve d’ailleurs aussi ces batailles des mères aux États-Unis, dans les années 1980. En 1986, des femmes forment le collectif des mères de East Los Angeles pour lutter contre une prison prévue dans leur quartier, et dans laquelle elles soupçonnaient que leurs fils seraient envoyés de manière disproportionnée. Elles se sont battues, juste après, contre un incinérateur de déchets, en soulignant qu’elles seraient beaucoup plus exposées aux pollutions, et que le modèle actuel nuisait déjà la fois à la terre et à la qualité de vie des habitant·es. J’aimerais aussi vous parler de la professeure afro-américaine Loretta ROSS, qui a eu une vie extrêmement difficile. Elle a été plusieurs fois violée, avant d’être abusivement stérilisée. Elle a mis en évidence les liens inextricables entre les conditions de vie des populations, qui incluent la contamination toxique de l’air, de l’eau, la pollution alimentaire (puisque l’on sait que l’on n’a pas toutes et tous accès à une alimentation de la même qualité) et les choix reproductifs des femmes. On a donc des liens entre la protection de l’environnement, l’écologie, le féminisme, la santé et les choix reproductifs et sexuels. Je pourrais vous en citer d’autres comme le collectif Mohawk mené par Katsi COOK, avocate et activiste amérindienne, qui s’est battue contre la contamination du lait maternel par General Motors auprès des femmes Akwesasne. Dans toutes ces batailles pour la justice environnementale, on retient souvent dans l’histoire, comme d’habitude, le nom des grands hommes qui ont mené des batailles pour la justice environnementale. Mais il y avait énormément de femmes, qui étaient souvent en première ligne pour mener ces combats. Aujourd’hui, dans la crise que nous traversons, les femmes sont évidemment les plus exposées

20 aux pandémies et à l’ensemble des pollutions, par leurs métiers d’infirmière, de caissière, d’enseignante, de personnel dans les EHPAD et aussi du fait des violences conjugales. Elles sont payées 20 % de moins que les hommes, au moins, à travail égal. Elles sont plus exposées à la précarité de leurs conditions de vie et aux emplois précaires. Elles sont moins considérées par le système des retraites. Elles doivent continuer à payer plus pour avoir accès aux protections hygiéniques. Je rappelle que l’on est encore dans une bataille pour faire baisser la TVA sur les produits hygiéniques féminins. On a fait quelques progrès, mais ce n’est pas encore assez. Et que dire des produits hygiéniques que l’on utilise et dont on ne parvient toujours pas à connaître les composants et contaminants, qui impactent au quotidien notre santé. Je veux dire avec force qu’au niveau mondial, les hommes détiennent 70 % des richesses et 80 % des terres de la planète. Neuf milliardaires sur dix, sur les plus de deux mille milliardaires que compte la planète, sont des hommes. Dans l’histoire, ces hommes et leurs ancêtres, leurs prédécesseurs, étaient, pour la plupart d’entre eux, à la tête des grandes fortunes bâties sur la destruction de la planète, issues des énergies fossiles, de l’agroalimentaire et de la déforestation, dont on pourrait reparler aussi au vu de l’actualité. Ces milliardaires ont été rejoints par les trublions du numérique, Bill GATES, Jeff BEZOS ou Elon MUSK. On retrouve la conjonction de celles qui sont en bas de l’échelle dont je vous ai parlé précédemment et qui se battent avec un courage et une détermination absolue, et de ces grands hommes, tout en haut de l’échelle, à la tête des activités qu’ils nous ont imposées. Ils ont construit un modèle qui nous rend toutes et tous dépendants de lui, et qui dispose de la plupart des richesses du monde et de ses capacités de production. Peut-être reviendrons-nous, durant les échanges, sur les propos de Simone DE BEAUVOIR qui disait que la biologie n’était pas un destin. J’aimerais que nous puissions le faire, parce que je crois qu’en disant cela, en soulignant ces rapports de force, de production, de consommation, on pointe aussi du doigt le fait que le féminisme ne peut pas être un essentialisme. Le fait d’être écoféministe ne veut pas dire que l’on doit obéir à toutes les lois de la nature. Certains chercheurs et certaines chercheuses ont d’ailleurs très bien montré que l’on utilisait la nature et son fonctionnement pour justifier tout et n’importe quoi. C’est un débat essentiel que nous devons avoir. L’écoféminisme est ce mouvement porteur d’émancipation qui redonne de la voix aux subalternes. Je ferai un détour par un homme. Une fois n’est pas coutume. Antonio GRAMSCI a abordé cette question des subalternes. Dans les années 1930, il disait que l’on ne pouvait finalement pas raconter l’histoire des populations oubliées par l’histoire, parce que quand on étudie l’histoire, y compris la littérature, on ne trouve pas trace de leur témoignage. Ce terme de « subalterne » a été repris par une féministe indienne, Gayatri SPIVAK. À travers l’exemple d’une Indienne qui s’était donné la mort pour protester contre des nominations politiques, celle- ci s’était vue privée de sa voix. Elle avait pourtant témoigné et laissé une lettre qui expliquait les raisons de son geste, son suicide, mais il fut attribué à d’autres causes, notamment à la culture indienne. L’écoféminisme, c’est redonner de la voix aux femmes et à la nature. C’est se battre aussi pour faire entendre toutes les autres voix, celles des plus démuni·es. Je suis très attachée au combat que mène ATD Quart-Monde ou d’autres associations, auprès des peuples autochtones par exemple, dans des forêts qui sont à l’heure actuelle décimées par la politique de BOLSONARO18. C’est pour défendre aussi la voix des Noir·es, celle de toutes les populations d’origine immigrée, celle des Asiatiques, des handicapé·es, des transgenres. Porter l’écoféminisme, c’est redonner du poids, de la dignité, du pouvoir, de la voix, à toutes ces voix

18 Jair BOLSONARO, président du Brésil depuis le 1er janvier 2019 21 qui sont aujourd’hui non écoutées, non entendues, déniées et dénigrées. Se battre pour faire entendre la voix des femmes, c’est aussi se battre pour faire entendre la voix des Wet'suwet'en19 qui s’opposent au méga gazoduc qui doit traverser leur territoire. C’est en ce sens que tous les combats des femmes, ceux d’Adèle HAENEL, d’Aïssa MAÏGA, d’Assa TRAORÉ, celui d’Irène GUNEPIN qui se bat contre le centre d’enfouissement des déchets de Bure, celui de Berta CÀCERES, militante du Honduras assassinée parce qu’elle défendait les droits de la nature et des territoires, – tous ces combats de femmes participent d’un seul et même mouvement, sans oublier la voix des femmes qui s’opposent aujourd’hui à Viktor ORBÁN en Hongrie, ou celle des femmes biélorusses qui s’opposent à LOUKACHENKO. Les femmes sont souvent les oubliées de l’histoire. Quand on parle de désobéissance civile, on ne pense pas forcément à Rosa PARKS, une femme qui en a été une des grandes figures, face aux politiques de ségrégation menées aux États-Unis. On oublie aussi que dans la science, les femmes ont été des éléments marquants, porteuses de révolutions : Ellen SWALLOW, première femme admise à l’Institut de technologie du Massachusetts, a initié les premières recherches sur la qualité environnementale au XIXème siècle ; Rachel CARSON a écrit Le silence du printemps, un livre fondamental contre les pesticides ; Carol GILLIGAN a posé les fondements de l’éthique du care dans les années 1980 ; Janine BENYUS, dont on parle beaucoup moins, est une pionnière du biomimétisme. Dans les batailles pour la justice environnementale, on peut aussi nommer Lois GIBBS face à la compagnie Hooker Chemical à Love Canal aux États-Unis, en 1980, ou Erin BROCKOVICH, connue grâce au film éponyme, face à PG&E (Pacific Gas and Electric Comptant) en 1993 en Californie. Depuis les années 2000, Nadezhda KUTEPOVA se bat, elle aussi, pour la justice environnementale, face à l’irradiation à Tchernobyl. Je ne peux évoquer tous ces combats sans parler des militantes de l’association Notre Affaire à Tous20 , qui sont très nombreuses et avec lesquelles je suis ravie et honorée de travailler. Je souhaite encore citer évidemment , et Adélaïde CHARLIER en Belgique ; Alexandria VILLASEÑOR, ou aux États-Unis ; Leah NAMUGERWA et en Ouganda ; Shaama SANDOYEEAN à l’île Maurice ; Riddhima PANDDHEY en Inde et Sarah THOMSON en Nouvelle-Zélande. Toutes ces jeunes femmes se battent aujourd’hui, à la fois pour leur droit à un avenir dans un climat stable et une planète protégée, mais aussi pour les droits de la nature. Le chemin pour faire entendre les voix de toutes ces femmes est encore long, notamment en France. Aux dernières élections on compte très peu de femmes maires, très peu de femmes têtes de liste. On n’a encore jamais eu de présidente de l’Assemblée Nationale ni du Sénat. Dans le monde économique et culturel, on retrouve une grande disparité. Le combat que nous devons mener aujourd’hui, c’est celui qui est évoqué par Vandana SHIVA, celui qui doit utiliser l’écoféminisme, non comme une théorie qui consisterait en un aboutissement, mais comme une manière d’être ensemble pour redonner de la dignité, de la voix, écouter et prendre en compte chacune et chacun dans la société que nous voulons construire pour demain.

Jacqueline DEVIER

Merci Marie TOUSSAINT de nous avoir parlé des combats internationaux et de ce qui se passe dans le monde. Je ne veux pas que tu termines sans présenter ton dernier livre Ensemble nous

19 Peuple autochtone canadien. 20 https://notreaffaireatous.org/qui-sommes-nous/ 22 demandons justice21, co-écrit avec Priscillia LUDOSKY qui participera demain à une table ronde consacrée au télétravail.

Marie TOUSSAINT Oui je suis ravie. Nous sommes deux femmes à l’avoir écrit. Même si nous ne l’avons pas fait pour cette raison, nous avons lancé les deux plus grosses pétitions de ces derniers temps pour la justice sociale et environnementale. Il est vrai que l’on a longtemps cherché à nous opposer. Nous essayons de dire dans ce livre, coécrit avec Priscillia LUDOSKY, que nous sommes ensemble, que nous nous battons ensemble. Il commence par le récit d’une femme qui porte un combat pour la justice environnementale, Vanessa MOREIRA, qui était à l’origine une sédentaire, qui a rejoint ensuite la vie des gens du voyage. Elle est installée au pied de l’usine Lubrizol22. Elle se bat pour être déplacée avec sa famille dans un lieu qui lui permette de se protéger de potentielles autres explosions. Car c’est un endroit où il y a plusieurs sites classés Seveso. Cela confirme ce que j’ai essayé de vous raconter. Les femmes sont souvent les premières touchées et les premières à se battre. On a tout intérêt à raconter leurs histoires et à leur redonner une place dans l’histoire.

1er DÉBAT

Jacqueline DEVIER Nous allons donner la parole au public après ces deux premières interventions, avant d’écouter Delphine BATHO et Pascale D’ERM. J’ai une première question pour Marie TOUSSAINT sur les pourcentages qu’elle a donnés : le fait que les hommes détiendraient 70 % des richesses et 80 % des terres, est-ce exact ?

Marie TOUSSAINT Oui, c’est exactement cela. Ces chiffres que j’ai donnés sont valables aujourd’hui. On pourrait en citer d’autres qui montrent cette inégalité absolue entre les femmes et les hommes au niveau mondial. C’est peut-être un petit peu moins fort en France, mais cela reste des inégalités extrêmement importantes. A propos des mouvements écoféministes en France, Monique DENTAL en a cité quelques-uns. J’aimerais en ajouter d’autres. Il y a des mouvements qui sont écoféministes, sans se revendiquer comme écoféministes ! Je vous ai parlé de Notre Affaire à Tous, qui est un mouvement où il y a 80 % de jeunes femmes. Je vous ai cité l’association SOL, dirigée par Clotilde BATO, qui travaille avec Vandana SHIVA et qui porte cette idée d’émancipation des femmes par l’agriculture, en Inde et en France. On voit d’ailleurs de plus en plus de femmes qui deviennent cheffes d’exploitation, notamment dans l’agriculture biologique. Il y a là aussi une double dynamique. Vous avez encore les collectifs et associations Les Engraineuses, Les Effrontées, qui se réclament de l’écoféminisme. Il faut aller se plonger dans cette nébuleuse. Chacune et chacun mérite d’être soutenu et de voir ses activités valorisées.

Jacqueline DEVIER Nous avons une question pour Monique DENTAL : « Où situez-vous les travaux d’Émilie HACHE ? »

21 Priscillia LUDOSKY et Marie TOUSSAINT, Ensemble, nous demandons justice. Pour en finir avec les violences environnementales, Massot éditions, mai 2020. 22 Incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/20/ 23

Il y a également une question de Sophie HARISTOUY : « Est ce- que l’écoféminisme est pour vous un espace qui peut permettre de repenser un projet de société adapté aux enjeux du XXIème siècle ? » Et enfin, Delphine BATHO souhaite s’exprimer.

Monique DENTAL Je confirme : l’écoféminisme s’inscrit, pour moi, dans une vision alternative de la société. Même si le Réseau Féministe Ruptures n’utilise pas le terme « écoféminisme », nos pratiques intègrent le champ de l’écologie qui est l’un des piliers fondateurs de notre engagement. Depuis 1985, nous avons participé au mouvement Arc-en-ciel et à sa commission « Féminisme, écologie, patriarcat » ; en 1990, Solange FERNEIX, l’une des fondatrices des Verts m’avait demandé d’être candidate d’ouverture sur la liste des Verts aux élections européennes au nom de la parité et des liens entre écologie et féminisme. Durant ces années, nous nous sommes également engagé·es sur le plan international dans le suivi des conférences mondiales. À partir de 1992, nous avons participé dans cet esprit aux différents Sommets de la Terre où nous avons présenté en partenariat avec l’association Adéquation un plaidoyer féministe, Femmes pour la qualité de la vie, partenariat que nous avons poursuivi dans les conférences mondiales sur le climat, les COP 21 et 22. Présentes à Pékin en 1995 pour le quatrième sommet mondial de l’ONU sur les droits des femmes, nous avons porté dans les ateliers que nous animions l’importance de cette proximité. Si pour les droits de femmes, la plateforme issue de cette conférence mondiale est considérable, nous notons également avec satisfaction l’intitulé d’un paragraphe de la plateforme finale d’action « Les femmes et l’environnement » consacrant ainsi le lien entre femmes et écologie.

Marie TOUSSAINT Oui, c’est justement ce que j’ai essayé d’expliquer. L’écoféminisme est nécessaire à la construction d’un autre projet de société. J’espère que nos efforts aboutiront à faire gagner ce projet de société, plutôt que le projet macho, patriarcal et écocidaire, qui est proposé par des dirigeants des grandes puissances du monde à l’heure actuelle.

Monique DENTAL J’ajouterais une différence d’approche importante avec les associations de jeunes écoféministes, qui porte sur leur assimilation de l’inégalité entre les sexes aux discriminations. Alors que nous le savons, historiquement, l’inégalité entre les sexes a préexisté aux discriminations puisque l’inégalité a été la première forme de domination qui a servi de modèle aux inégalités ultérieures et qui a été le principe organisateur de la société. Un exemple concret permet d’en comprendre la portée. En 1997, alors que l’égalité entre les hommes et les femmes était jusqu’alors érigée au rang des valeurs de la Communauté européenne, au même titre que la dignité ou la démocratie, il y a eu une tentative d’introduire dans les textes l’égalité femmes- hommes comme une discrimination. Ce faisant, elle réduisait l’inégalité de sexe au rang des discriminations. Cela avait pour conséquence la disparition de la notion d’égalité comme valeur de l’Union et l’absence des critères d’adhésion exigés de la part des nouveaux pays entrants, candidats à l’élargissement. Pour s’opposer à ce subterfuge, nous nous nous sommes mobilisées avec le Lobby Européen des Femmes (LEF)23 et l’Association des Femmes de l’Europe Méridionale

23 LEF, lobby européen des femmes, et sa déclinaison française, la CLEF, Coordination française du lobby européen des femmes, dont l’Assemblée des Femmes est membre, https://www.clef-femmes.fr/ 24

(AFEM), ce qui a eu pour résultat de réintégrer la mention d’égalité comme colonne vertébrale du Traité.

2è partie.

Jacqueline DEVIER Monique, je te remercie. Je vais maintenant présenter Delphine BATHO. Delphine BATHO, vous avez été ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie en 2012, avant d’être limogée brutalement, comme nous le savons, du gouvernement en 2013, pour avoir dénoncé la baisse du budget consacré à l’écologie. Vous êtes députée des Deux-Sèvres et présidente de Génération Écologie. À l’Assemblée Nationale, vous êtes vice-présidente du nouveau groupe Écologie-Démocratie-Solidarité, composé à 65 % de femmes. Vous êtes particulièrement engagée sur les enjeux liés à l’écologie, à la moralisation de la vie publique et à la lutte contre l’influence des lobbies. Vous avez publié en 2019 Écologie intégrale. Le manifeste aux éditions du Rocher et vous êtes également autrice d’Insoumise (Grasset, 2014), livre dans lequel vous décrivez de l’intérieur la connivence avec les lobbies au sommet de l’État, mais aussi les mécanismes du premier gouvernement paritaire de l’histoire de la République, où l’on déniait toujours la qualité de « cheffe » politique aux femmes. Je vous laisse la parole.

Delphine BATHO Bonjour à tout le monde. Je ne suis pas venue en mode « conférence », mais plutôt en mode « débat politique » sur l’écoféminisme. Je pense qu’il est intéressant et important que l’on ait un échange autour de l’écoféminisme. Je voudrais remercier Monique DENTAL pour son exposé très complet. La première chose dont je voulais tout simplement témoigner est celle-ci : comment est-il possible que la militante féministe écologiste que je suis n’ait découvert l’écoféminisme que passé l’âge de quarante ans ? Il est important d’insister sur ce qu’a dit Monique DENTAL, sur l’occultation, sur ce que Françoise D’EAUBONNE appelle le « macho marxisme », et sur la nécessité qu’il y a aujourd’hui, tant pour l’écologie que pour le féminisme, de s’intéresser et de se pencher sur ce qui s’est passé dans les années 1970 et 1980, mettant de côté tout autant ce qui émergeait du point de vue des mouvements écologistes que féministes, au nom de la sacro-sainte lutte des classes, mais qui en fait va bien au-delà de ça, puisqu’il y a, derrière, une alliance des productivistes. Je pense donc qu’il est très important historiquement de s’intéresser à ce qui s’est passé dans cette occultation. Deuxième remarque, que Monique DENTAL a vraiment très bien développée : l’écoféminisme n’est pas juste la reconnaissance de l’analogie qu’il y a entre l’oppression des femmes et la destruction de la nature. C’est la compréhension du fait qu’elles mettent en jeu le même mécanisme. La conclusion politique à en tirer est donc qu’il n’est pas possible de porter un projet de transformation écologique qui va jusqu’au bout sans abolition du patriarcat, de la même façon que l’on ne peut pas aller au bout de la lutte féministe en se « contentant » d’une revendication d’égalité qui ne mettrait pas en jeu fondamentalement ce qu’est l’espèce humaine, son rapport à la nature et le fait d’assumer pour l’ensemble de l’espèce humaine, femmes et hommes, que nous sommes des êtres vivants, qui sommes donc dépendants de notre destin commun avec l’ensemble du vivant sur terre. Troisième remarque : l’importance de l’actualité de l’écoféminisme, ce pour quoi l’on s’y 25 réintéresse aujourd’hui, dans toute sa diversité, avec ses différentes tendances. Nous sommes dans un moment de destruction sidérante du climat, des écosystèmes, où nous voyons à la fois émerger une dynamique de mobilisation (pour la première fois) de la jeunesse sur le climat, et un mouvement féministe, par exemple MeeToo. Il y a plus qu’une « convergence des luttes » entre les deux, parce que l’on est face à des adversaires - ceux que j’appelle les destructeurs - qui sont dans une cohérence idéologique totale. Il y a une cohérence idéologique totale chez un Donald TRUMP, chez un BOLSONARO, à être à la fois sexiste, xénophobe, homophobe, destructeur de la nature, négateur de la réalité du changement climatique et de la responsabilité humaine dans ce changement climatique. C’est extrêmement cohérent. Face à cette cohérence-là, nous avons besoin d’énoncer ce qu’est la cohérence du camp d’en face. Et cette cohérence c’est l’écoféminisme, qui porte en lui l’abolition de toute forme de domination. L’écoféminisme est central, il porte en lui la définition exigeante de qui sont nos allié·es et qui sont nos adversaires. Vous pouvez avoir des mouvements qui se disent écologistes, mais qui relèvent en fait du mécanisme de troll. Ils vont par exemple utiliser l’encyclique24 du pape François pour défendre les théories de « l’écologie humaine », mettant en cause le droit des femmes à disposer de leur corps et à avoir le contrôle de la reproduction. Ce ne sont pas des ami·es des écologistes, ni des allié·es. Cette notion d’écoféminisme est donc extrêmement importante par rapport à ce type de tentative ou d’opération. De la même façon, il n’est pas possible d’avoir dans des mouvements écologistes des comportements patriarcaux, et encore moins de violences à l’égard des femmes. Il y a pour moi une dimension universelle de l’écoféminisme, que j’étends à la lutte contre le racisme et qui intègre aussi la question de l’écologie décoloniale. Les personnes qui auraient des propos racistes, ou qui accepteraient une forme de racisme, qui pourraient par exemple faire des déclarations selon lesquelles un homme blanc, par définition, ne peut pas être antiraciste, ou encore celles qui peuvent se prétendre écologistes et féministes, tout en signant des tribunes de soutien à Tariq RAMADAN, ces personnes ne sont des alliées ni des écologistes ni des féministes. C’est-à-dire que l’écoféminisme est non seulement une notion centrale et capitale du changement culturel que doit opérer l’espèce humaine dans son rapport à la nature et à la terre, mais il est aussi une exigence de cohérence idéologique dans l’affrontement avec les TRUMP et compagnie, tous ceux qui sont de la même inspiration. Autre chose qui me paraît fondamental dans l’apport de l’écoféminisme, c’est l’expression des émotions. Nous héritons d’une culture politique qui met la politique dans le champ de la rationalité, du discours construit. Elle a tendance à occulter la dimension émotionnelle, qui est absolument fondamentale pour entraîner et pour convaincre. Dans le combat pour l’écologie, on a absolument besoin de faire appel à cette part émotionnelle, à ses émotions et à les assumer comme un enjeu politique. Nous sommes confronté·es à des personnes qui ont des mécanismes automatiques d’occultation et de négation de la gravité de la destruction des écosystèmes, d’occultation et de négation de la réalité du changement climatique. L’excellent ouvrage de George MARSHALL, Le Syndrome de l’autruche25, montre comment notre cerveau met en place des mécanismes de déni automatique pour occulter les réalités du changement climatique. Prenons donc en compte, dans leur diversité, la richesse des apports des mouvements écoféministes, sur la façon de considérer les émotions. Comment mobiliser par la joie,

24 Pape François, Laudo si’, lettre encyclique sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015. 25 Georges MASHALL, Le Syndrome de l’autruche. Pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique, préface de Cyril DION et Jacques MIRENOWICZ, Actes Sud, 2017. 26 dimension absolument fondamentale de l’efficacité des combats que nous avons à mener aujourd’hui, pour entraîner vers un projet de société qui met fin à la destruction des écosystèmes, autant qu’il abolit le patriarcat. Voilà les remarques que je voulais verser au débat, pour poursuivre ensemble la discussion.

Jacqueline DEVIER Merci beaucoup Delphine BATHO, je voudrais en profiter pour présenter votre livre Écologie Intégrale. Le manifeste, aux éditions du Rocher. Nous allons maintenant donner la parole à Pascale D’ERM. Pascale D’ERM, vous êtes née en 1969 au Luxembourg. Vous avez grandi dans un milieu international. Après des études de sciences politiques, vous êtes devenue journaliste et auteure- réalisatrice, et vous avez rejoint la Fondation Nicolas Hulot en 1996. Désireuse de repartir sur le terrain, vous vous êtes engagée à explorer les sujets de nature et d’écologie aux côtés de la Fondation Goodplanet de Yann ARTHUS BERTRAND, France 3 Ouest ou l’ex-Cinquième (Gaïa), et vous avez collaboré à Psychologies Magazine, Santé Magazine ou Régal. Dans l’édition, vous avez dirigé la collection les Nouvelles Utopies aux éditions Ulmer, et publié une dizaine de livres dont Sœurs en écologie (2017, éditions La Mer Salée). Récemment, vous avez écrit et réalisé Natura, un documentaire de cinquante-deux minutes sur Canal plus, une enquête internationale sur les bénéfices de l’expérience de la nature sur la santé physique, émotionnelle, psychologique et cognitive. Vous êtes attachée aux expériences et à l’innovation. Vous avez suivi plusieurs sessions d’écopsychologie. Vous jeûnez régulièrement. Vous vous êtes formée comme guide des Bains de forêts, et vous êtes proche du réseau des Conspirateurs positifs de l’Institut des futurs souhaitables. Vous avez été nommée chevalière de l’ordre de la Légion d’honneur en janvier 2019. Pascale D’ERM, vous nous présentez votre vision de l’écoféminisme et ses valeurs clés, pour nous aider à bâtir un monde plus juste et plus solidaire avec le vivant. Je vous donne la parole et vous laisse nous parler de votre livre Sœurs en écologie.

Pascale d’ERM

Merci beaucoup. Ce qui m’a vraiment marquée avec l’écoféminisme, c’est le processus de réinvention qu’il recèle. Cette réinvention naît d’une pensée non dualiste. C’est très important, parce que les écoféministes sont allées au-delà de la dichotomie entre le corps et l’esprit, la raison et l’émotion par exemple. C’est un apport important de l’écoféminisme en politique. En second lieu, j’aimerais rappeler que l’écoféminisme est une pensée conceptuelle, fondée sur une expertise locale. C’est pour cela que l’on parle « des » écoféminismes et non pas « de » l’écoféminisme. Ainsi, les écoféministes sont très crédibles dans l’évaluation des ressources et des enjeux d’un territoire sur lequel elles ont prise. Elles portent aussi une nouvelle approche de la science. Cela a été dit. Enfin, elles proposent de nouvelles approches de la culture, de la médecine ou de l’économie, fondées sur des valeurs et des principes de coopération avec le vivant ou de mimétisme, et non pas sur des principes de prédation, d’exploitation ou d’appropriation. L’analyse que j’ai faite, à travers l’histoire des femmes qui portent des expériences de la nature et de l’écologie à travers les siècles, et au fil de mes rencontres avec des femmes engagées dans le monde entier, a pour objet de souligner ces principes de coopération, de care, d’interdépendance et de 27 considération de temps long. Il me semble que ces valeurs sont très importantes pour pouvoir refonder la politique, sur un plan culturel, tout en nous permettant d’agir efficacement dans le contexte qui est le nôtre, un contexte d’urgence et finalement de combat. La question du genre se pose moins au sein des jeunes générations actuelles. Toutes les femmes qu’a énumérées Marie TOUSSAINT sont relativement jeunes. Elles sont dans l’action et dans l’actualité. Elles ne considèrent pas les rapports hommes-femmes de la même manière que les générations plus anciennes. Je note d’ailleurs que dans les mouvements et les rencontres contemporaines autour de l’écoféminisme, on observe la présence de jeunes hommes de vingt, vingt-cinq ou trente ans. Ce sujet n’a pas l’air de les étonner, ni de les effrayer, il leur paraît même plutôt évident. Je me réjouis de cela. L’analyse de la double oppression des femmes et de la nature, et de leur origine commune, est la question centrale de l’écoféminisme, celle qui m’a le plus interpellée lorsque j’ai commencé à m’y intéresser. Vous en avez abondamment parlé. Quand j’ai commencé à défricher le sujet en 2015 en France, les féministes ne l’entendaient pas de cette oreille, parce que, pour elles, étudier les liens entre les femmes et la nature les renvoyaient automatiquement à l’essentialisme. Or je voulais trouver d’autres façons de penser ce lien sans passer par la case essentialiste dans laquelle je ne me reconnaissais pas et qui me dérangeait. De leur côté, les écologistes ne s’intéressaient pas encore vraiment aux enjeux de genre… Je dois beaucoup aux femmes que j’ai sollicitées pour aller de l’avant, et qui m’ont encouragée à poursuivre mes recherches, comme Michelle PERROT, Catherine LARRÈRE ou encore Émilie HACHE. Il a donc fallu que j’explore ce lien femmes/nature/écologie autrement, ce que j’ai fait dans Sœurs en écologie. Il m’a semblé nécessaire de déconstruire l’équation « Femme = Nature » et de la reconstruire au pluriel « Femmes + Natures ». C’est là où j'ai découvert toutes celles qui agissent aujourd'hui, qui ne se reconnaissent d’ailleurs pas toutes dans les écoféminismes, mais qui agissent dans ce sens-là.

Jacqueline DEVIER

Est-ce que vous pouvez nous parler de la notion de care, que vous développez dans votre livre ?

Pascale d’ERM

Ce que Carol GILLIGAN, théoricienne du care dans Une Voix différente m’a bien transmis, c’est que le care est féministe, et non pas féminin, parce qu’il s’oppose à la toute-puissance de la raison, cadre du patriarcat, et à la négation des émotions qui en est le corollaire. Le care est subversif, et non pas associé artificiellement à une douceur féminine qui serait l’apanage des femmes, non ! Le care nous appelle à ne plus avoir honte de nos émotions, c’est même ce qui nous constitue. Lorsqu’elle est associée à l’engagement écologique, la notion de care est encore plus intéressante. Car il me semble que l’écologie a longtemps été trop « mentale », trop intellectuelle, trop distante de la réalité, trop distante de la chair, de la sensualité même peut- être. C’est en tous cas ce que j’ai constaté en vingt-cinq ans d’expérience professionnelle. Les sujets d’écologie étaient souvent froids, « secs », éloignés de la terre et éloignés de leur matière première, la nature, les oiseaux, les fleurs, et les plantes en général. Concrètement, le care appelle à s’inscrire dans un mouvement qui prend soin des plus faibles, et qui érige « le prendre soin » en politique, de façon assumée. Ce n’est pas risible de « prendre soin », il ne faut pas en avoir honte ! Cela ne doit pas être considéré comme mineur, ou moqué.

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Les femmes ont cette expérience et cette histoire. L’intérêt du care, selon Carol GILLIGAN, et grâce à son association avec la pensée écoféministe, c’est d’y ajouter une dimension sociale et politique, de faire du care, un mouvement politique et de s’appuyer sur l’expérience des femmes au contact de la nature dans ce domaine-là, pour renouveler l’approche de l’écologie. La question, finalement, est : « Quelle est notre place dans la nature ? ». Je pense, et c’est ce que j’écris dans Sœurs en écologie, que la sororité écologique nous aide à changer de posture à l’égard du vivant, car elle place les femmes non plus « au milieu, au centre ou contre » la nature, mais « avec, parmi et pour » la nature. C’est un retournement complet ! C’est une approche radicalement différente, à la fois de notre position sur terre en tant qu’être humain, et de nos moyens d’action. Cela nous renvoie à davantage d’humilité, au recours à nos émotions, à une coopération entre nous et avec le vivant. Cela nous renvoie à un pouvoir « avec », et non pas « sur ». Cela nous renvoie à des rituels. Cela nous renvoie aussi à une approche plus sensible et plus fine du vivant, et sans doute plus consciente, si l’on y ajoute la spiritualité. En ce moment, je travaille sur l’eau, dans la suite de Natura. Je reviens de tournages autour de l’Europe. Et il est vrai que l’eau nous renvoie beaucoup à cette question des émotions. Je travaille avec des scientifiques, qui approchent l’eau de manière globale. Cela concerne la santé physique, mais aussi psychologique et émotionnelle. Avec ce film, j’agis en tant qu’écoféministe. Je ne suis plus seulement une journaliste qui parle de l’écoféminisme, mais une auteure réalisatrice écoféministe.

Jacqueline DEVIER Vous parlez d’un monde écoféministe plus juste et plus solidaire, qui ne passerait pas forcément par une lutte politique. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

Pascale D’ERM Le mouvement écoféministe est très proche des mouvements de revendication de justice sociale et de justice climatique. C’est bien sûr une très bonne chose. J’ai parlé à Lois GIBBS26, à Carol GILLIGAN27, à la fille de Wangari MAATHAI ou à des femmes en Inde et au Népal. Et il est vrai que la question de la justice, de la revendication de l’égalité et de la visibilité même de l’action publique de ces femmes, les amène à l’écologie, ou l’inverse. Souvent ce sont elles qui ont les mains dans la terre, mais elles n’ont pas de droits sur ces terres nourricières, ni d’accès à une parole publique, ni de visibilité. Alors, elles se battent contre des dépôts de produits chimiques, contre la pollution des eaux, tout autant que pour leurs droits civiques ou l’accès à des terres ou des forêts. Ces actions en font des figures, des nouvelles leaders, qui peuvent accéder à de la visibilité publique et revendiquer une meilleure représentativité, une meilleure position sociale et aussi une meilleure répartition des ressources. L’écoféminisme est intrinsèquement lié à ces revendications de justice sociale et climatique. Je suis d’accord avec ce qui a été dit. Il y a un souci de cohérence très important à avoir, de classification. Mais je rappelle que ce qui rend ces actions intéressantes, c’est leur mode d’action et d’analyse contextualisé. Il est intéressant de comprendre la réalité dans laquelle agissent ces femmes pour avoir une vision plus précise de leurs alliée·s, de leurs ennemi·es, (souvent les forces au pouvoir), des territoires sur lesquels elles agissent et des politiques

26 Loïs GIBBS (née en 1951), militante écologiste américaine. 27 Carol GILLIGAN (née en 1936), philosophe et psychologue américaine, spécialiste des relations sociales et de l’éthique de la sollicitude (éthique du care), ouvrage : Une voix différente 29 contre lesquelles elles luttent évidemment.

Jacqueline DEVIER Merci, Pascale D’ERM. Nous allons prendre les questions du public.

2e DÉBAT

Jacqueline DEVIER Nous avons une question pour Delphine BATHO : « Quelle rigueur les féministes et écologistes peuvent-ils ou peuvent-elles adopter face à celles ou ceux qui veulent s’approprier ces luttes dans le débat public, par exemple Tariq Ramadan ? »

Delphine BATHO Il est nécessaire de mettre fin au confusionnisme, de bien expliquer l’unicité du genre humain et donc la cohérence du combat contre toute forme de domination. Ce combat comporte implicitement l’abolition de tout rapport de domination en son sein. L’un des premiers enjeux est celui de la formation, c’est ce que nous essayons de faire à Génération Écologie. Nous luttons contre l’occultation dont nous avons hérité des années 1970 et 1980 (que j’ai évoquée au début), par la formation dans nos engagements militants et par la transmission d’une certaine clarté… La formation sur ce qu’est l’écoféminisme, d’où il vient, les différentes tendances qui le traversent (comme Monique DENTAL l’a très bien fait), permet de mieux comprendre un certain nombre d’enjeux aujourd’hui. La formation sur les écoféminismes me paraît donc être la première chose à faire, tant dans les mouvements écologistes que dans les mouvements féministes.

Laurence ROSSIGNOL Je commence par vous remercier toutes les quatre. Un petit rappel sur la manière dont nous avons organisé cette table ronde : il nous a semblé utile de faire des interventions conceptuelles pour expliquer ce qu’est l’écoféminisme. On en parle : c’est un mot qui circule, et dans lequel beaucoup mettent un peu ce qu’ils et elles veulent. Il était donc utile que plusieurs d’entre vous puissent en donner les fondements et raconter l’histoire de ce concept, qui n’est pas sorti l’année dernière, contrairement à ce que l’on entend parfois. Je cherche depuis longtemps à faire la jonction entre des engagements écologistes et des engagements féministes. Je suis très sensible à ce que vous avez expliqué, et qui est d’ailleurs revenu à deux reprises, sur la place de l’émotion. Cela me paraît déterminant, d’abord parce que l’expression de l’émotion est considérée, notamment en politique, comme un comportement féminin. L’émotion, c’est féminin, et ce qui est féminin est rarement valorisé en politique. J’appelle cela de manière réversible le « même pas mal » : ni la personne qui souffre en politique, ni la nature, ni le ou la salarié·e qui se retrouve précaire, ni les femmes, personne n’a le droit de faire entrer de l’émotion dans le débat politique. Elle est perpétuellement l’objet d’évictions parce qu’elle est qualifiée de féminine. Je crois que c’est très important, parce que ce n’est pas simplement pour pouvoir s’épanouir dans le débat politique que l’on veut faire entrer cette affaire d’émotion – bien que j’aie la faiblesse de penser que les hommes ont sans doute aussi des émotions, particulièrement inhibées. Non, si nous voulons faire entrer l’émotion dans le débat public, c’est parce que cela a des conséquences dans les politiques publiques. Construire des politiques publiques dans 30 le déni de l’émotion, cela a des conséquences sur la manière dont on approche les politiques sociales. L’éviction dans la construction des politiques sociales des bénéficiaires, la non-prise en compte de la souffrance humaine dans les politiques sociales, cela implique que ces souffrances sont rationalisées, que leur prise en charge est conçue par le biais des coûts, de l’organisation, du management. On voit bien à quel point c’est difficile de faire entrer l’autre paramètre qui est celui de l’émotion. Je me souviens en particulier de l’élaboration des politiques publiques en direction des enfants... J’ai conduit des politiques de protection de l’enfance et j’ai été effarée de l’absence d’émotion qu’il y avait dans la conduite de ces politiques. Ces politiques n’étaient jamais évaluées à partir des individus qui les justifiaient. Enfin, je pense que cela a aussi des conséquences sur les questions démocratiques. Quand on voit à quel point l’émotion est évincée, on comprend mieux pourquoi toute une partie de nos concitoyen·nes ne se reconnaît pas dans le discours politique. C’est parce qu’il n’y a justement pas de place pour le ressenti de chacun·e. C’est l’émotion qu’évoquait Delphine BATHO et la dimension de la joie. L’absence de joie dans la politique conduit à des politiques totalement déshumanisées. Cela conduit à ce que beaucoup passent à côté d’un mouvement comme les Gilets jaunes, et de la joie de la lutte. Cette joie, on l’a retrouvée chez les Gilets jaunes, et c’est ce que l’on a connu dans toutes les grandes grèves ouvrières, ce que l’on a connu dans toutes les grèves étudiantes. Dans la lutte, il y a de la joie. Il y a de l’épanouissement. Il y a quelque chose qui échappe au simple discours politique de négociation du donnant-donnant, et de la revendication contre la concession. Je pense donc que c’est un combat féministe et écoféministe que d’imposer que des valeurs, qui ont été jusqu’à présent entre les mains du patriarcat, reviennent dans la politique. C’est le moyen aussi de nous faire entrer dans le débat politique à la hauteur de ce que nous portons.

Pascale d’ERM Oui. Je voudrais réagir aux propos de Laurence ROSSIGNOL, parce qu’il y a effectivement quelque chose dont j’ai oublié de parler, c’est le rôle de l’art et des formes artistiques dans les combats et les actions écoféministes. Les écoféministes ont encerclé le Pentagone en robe blanche, elles manifestent en dansant. Elles comptent dans leurs rangs nombre d’artistes engagées, subversives, adeptes du concept des métamorphoses d’humains en animaux ou de végétaux en humains... Tout est renversé, féminin et masculin. La musique et la joie sont également au cœur de ces manifestations. STARHAWK28 exprime parfaitement ce besoin de réenchantement de l’action politique. Cela nous fait du bien de ne pas être en permanence dans la désolation, ou l’irritation… Et cela fait du bien de pouvoir intégrer la danse et l’art dans les actions politiques ! C’est cela aussi que nous apporte l’écoféminisme.

Marie TOUSSAINT Merci beaucoup. Je m’inscris dans la continuité. La question du care et de l’émotion est absolument essentielle. Cela a d’ailleurs déjà été dit. La négation de l’émotion, la croyance absolue dans la science, et notamment dans la science financière et économique, ce dogme de la croissance, dénoncé notamment par Mireille DELMAS-MARTY, ont causé des torts majeurs, parce qu’ils ont déterminé une voie politique à suivre sans alternative possible. Peu importait

28 Starhawk, écrivaine et militante écoféministe née en 1961. 31 finalement ce que les populations humaines, mais aussi les populations non humaines pouvaient ressentir. Je crois qu’il faut que nous fassions attention, l’écoféminisme participe de la réponse, car l’écologie peut générer le même type de risque. C’est-à-dire que l’on entend beaucoup aujourd’hui qu’il faut désormais que les politiques que l’on mène s’adaptent à la science. On entend que les scientifiques doivent être celles et ceux qui montrent le chemin vers la transition écologique. Si l’on suit ce chemin, on risque un monde qui ne serait finalement pas celui de l’harmonie avec le vivant ni du care, un monde qui ne serait pas dans l’écoute, l’échange, la diplomatie, ni dans la considération avec le vivant, dont le reste des êtres humains. On serait dans une nouvelle politique qui suivrait la science. Ce ne seraient pas forcément les économistes comme aujourd’hui, mais peut-être les scientifiques, même si ce ne sont pas les mêmes scientifiques qu’avant. Bruno LATOUR l’a très bien montré. Tout comme les juges d’ailleurs, les scientifiques s’inscrivent dans un contexte social qui a lui-même ses croyances, ses dogmes. La science a servi à développer le nucléaire, la révolution verte, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l’agriculture extensive, les OGM et les pesticides. Quand on parle de droit de la nature aujourd’hui, quand on dit qu’il faut qu’une voix lui soit donnée, non seulement pour ester en justice pour défendre ses intérêts, mais aussi dans le cadre de la délibération politique, quand on parle du risque de nier de nouveau l’émotion et de l’apport que peut être l’écoféminisme pour cette nouvelle écologie, c’est parce que ce risque- là existe, celui de s’en remettre de nouveau à des scientifiques qui disposeraient de toutes les connaissances sur la nature, son évolution, le rythme des écosystèmes à se régénérer. Et donc, quand bien même on tournerait le dos à ce dogme de la croissance pour prendre le pas d’une révolution écologique environnementaliste, on pourrait de nouveau commettre l’erreur de nier la voix des femmes, des subalternes, des êtres humains et des non-humains. Il faut donc que l’on arrive à inventer et se réapproprier la parole politique. C’est donc ce care, cette émotion, qui doivent pour moi nous guider sur le chemin et être aussi l’aboutissement auquel nous devons arriver. Nous avons cette opposition entre les destructeurs de la terre et du vivant, et celles et ceux qui veulent les défendre. Le chemin est celui de l’émotion, du dialogue, de l’écoute, de l’empathie. Des initiatives très belles ont émergé, comme en Colombie, à la suite d’une action en justice climatique et d’une décision prise par la Cour suprême. Cette dernière met en place un pacte intergénérationnel pour la vie en Amazonie, elle en appelle à une nouvelle gouvernance pour la forêt amazonienne colombienne. Dans cette nouvelle gouvernance, on trouve les représentants et représentantes du secteur public, les scientifiques, mais aussi les communautés locales et les jeunes qui représentent les générations futures. Si on allie à la fois les savoirs et les connaissances traditionnelles, celles des populations qui vivent dans les écosystèmes, celles des jeunes qui pourraient représenter les générations futures et celles de l’écologie relationnelle, on pourra tracer un chemin qui sera constructif et nous permettra d’avancer ensemble. Je suis particulièrement ravie d’avoir entendu aujourd’hui des personnes qui parlaient d’universalisme, et de ce que j’appelle « l’égale dignité ». Nous avons parlé d’une cohérence entre le fait de dire que si l’on écoute le vivant, les femmes, il faut écouter tout le monde. C’est absolument essentiel. Ce n’est pas forcément ce que disent, il est vrai, ni tous les mouvements écologistes ni tous les mouvements féministes. Mais c’est de cela dont nous avons besoin, et c’est dans cette direction-là qu’il faut faire avancer l’écoféminisme.

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Delphine BATHO Pour revenir sur ce que disait Laurence ROSSIGNOL à propos des émotions. Je pense que c’est ce qui explique qu’un certain nombre de personnes engagées pour l’écologie viennent petit à petit et assez spontanément à l’écoféminisme, les femmes comme les hommes. Quand vous passez vos journées à prendre connaissance des dernières études scientifiques sur la fonte de la banquise, la disparition des espèces, que vous voyez toute la masse de faits, d’informations, de ressentis qui est totalement accablante, si vous ne faites pas le choix d’exposer, de reconnaître et de parler des émotions que cela vous inspire, vous êtes dans une voie sans issue. Avec de nombreuses copines et copains d’Urgence Écologie et de Génération Écologie, tout cela est venu assez naturellement. Le fait de parler de nos émotions, de ce que l’on ressentait et d’en faire un sujet politique est devenu une nécessité vitale. Dans le cas contraire, la souffrance peut entraîner le renoncement au combat. Laurence ROSSIGNOL disait que c’était vrai pour les politiques publiques, mais c’est aussi vrai pour les mouvements politiques.

Jacqueline DEVIER Élisabeth RICHARD demande ce qui manque aux écoféministes aujourd’hui pour être plus audibles. Il me semble que c’est ce que nous sommes en train de faire, essayer de toucher le plus de monde possible avec nos universités, aborder des sujets qui sont encore peu connus, et pourtant dans l’air du temps. Moi aussi, j’ai découvert l’écoféminisme depuis peu. Quand j’ai commencé mon intervention en disant : « À chaque fois que j’en parle, tout le monde me regarde avec des yeux ébahis... », c’est une réalité, même dans les mouvements politiques. Ce que nous faisons, en ce moment, c’est de participer à la compréhension et la diffusion de l’écoféminisme. Vous, femmes politiques, vous y avez aussi votre part. Mais j’aimerais revenir à Marie TOUSSAINT. Quand elle parle des sociétés traditionnelles du Sud qu’il faut un peu plus écouter, il me semble que très souvent, les sociétés traditionnelles sont patriarcales. Ainsi, Jeanne BURGART-GOUTAL29 parlant de son expérience dans la communauté de Vandana SHIVA, termine en disant : « D’accord. Les femmes s’occupent un peu plus des semences et de la protection des arbres, mais le système des castes est toujours là, qui invisibilise les femmes. ». Marie, que penses-tu de cela, des sociétés traditionnelles, qui restent encore très patriarcales ?

Marie TOUSSAINT On peut aussi avoir des débats sur le terme de « société traditionnelle ». Il y a en effet des différences entre chaque société. Chaque groupe humain a sa propre culture et ses façons de faire. Je vais essayer de répondre plus largement que pour le cas de l’Inde. De nombreuses sociétés dans le monde sont patriarcales. On a tendance à dire que telle ou telle société est plus patriarcale qu’une autre. Je ne sais pas si les États-Unis de Donald TRUMP sont une « société traditionnelle » ! En tout cas, il y a un vrai recul des droits des femmes, comme en Pologne, en Hongrie, et dans un certain nombre de pays qui ne sont pas considérés comme des sociétés traditionnelles. En Inde, Vandana SHIVA mène une bataille qui est une bataille de petite victoire en petite victoire. Son association Navdanya, qui coopère avec des associations françaises et d’autres dans le monde, mène une bataille pour accompagner des femmes dans la prise en main de leur

29 Jeanne BURGART-GOUTAL est professeure de philosophie au lycée Saint Charles à Marseille et autrice. Pendant 7 ans elle a interrogé l’écoféminisme, elle publie en 2020 Être écoféministe : Théorie et pratiques (éditions l’Echappée). 33 vie quotidienne. Elles acquièrent donc des connaissances sur les semences. Elles prennent petit à petit le pouvoir sur leur manière de développer leur exploitation agricole. Elles ont plus confiance en elles et elles reprennent peu à peu le pouvoir sur leur vie. On n’est pas dans une révolution qui va mettre fin d’un coup au système des castes ou au patriarcat en Inde. En fait, une révolution culturelle et civilisationnelle est plus longue à mener. Chacun·e apporte sa pierre. Ce que font Vandana SHIVA et Navdanya en Inde, c’est « d’empuissanter », pour reprendre la traduction d’empowerment par empuissantement proposée par Guillaume FABUREL. C’est un mot un peu barbare. Navdanya permet d’épuisante un certain nombre de femmes, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines chaque année. Au bout de quelques mois, on ne voit pas l’impact. Au bout de cinq ans ou dix ans, on voit en revanche qu’elles ont pris plus de place dans leur communauté et plus de pouvoir sur le devenir de la communauté. Il faut avoir en tête le fait que ces évolutions en faveur de l’égalité femmes-hommes sont très lentes. Car elles sont profondément ancrées. Aujourd’hui, il n’y a pas encore eu de femme présidente de Conseil départemental, ni de l’Assemblée nationale, ni du Sénat. Et pourtant, quand des femmes sont à la tête d’assemblées, par exemple dans la culture quand il y a des femmes dans un jury, plus de prix sont attribués aux femmes que lorsque le jury est uniquement composé d’hommes. Même chez nous, la bataille féministe prend de la place. Elle a de l’espace parce que nous sommes une démocratie. Elle a l’espace de pouvoir porter ses propositions, ses combats. Mais on n’a toujours pas réussi cette révolution culturelle vers une société féministe. On est toujours extrêmement loin de l’égalité femmes-hommes, en termes de charge mentale, de répartition des tâches domestiques, de violences faites aux femmes, de place dans le modèle économique, dans le modèle culturel et dans la politique évidemment. Cela prend donc beaucoup de temps. Les batailles qui se mènent doivent être accompagnées de solidarité partout, parce que cela fait effectivement avancer, non seulement la place des femmes, la démocratie, mais aussi l’égalité sociale. Cela a été soulevé par Laurence ROSSIGNOL. En préparant cette conférence, on avait évoqué les pays dits « en développement ». J’ai un peu de difficulté avec cette expression. J’appelle ces pays, les pays « des » Sud. Ce n’est pas satisfaisant non plus, tout comme Outre-mer n’est pas satisfaisant pour les territoires d’Outre-mer. En tout cas, nous avons des pays où les femmes ont beaucoup d’enfants. Nous avons encore des familles et des catégories de familles en Europe qui ont, elles aussi, beaucoup d’enfants. C’est une question que l’on ne pose jamais. Dans tous les pays, plus on donne du pouvoir aux femmes à travers l’alphabétisation, la culture, la prise en main de leur exploitation agricole ou de leur petit commerce, moins elles ont d’enfants, parce qu’elles peuvent maîtriser leur santé reproductive. C’est important, quand on protège les femmes des pollutions et quand on leur donne du pouvoir économique et culturel. On a souvent tendance, parfois chez les environnementalistes, à soulever la question malthusienne, celle du nombre de populations, pour stigmatiser un certain nombre de femmes, ce que je regrette profondément. Si on leur donnait véritablement la liberté de choix, je pense que l’on ne serait pas du tout dans le modèle dans lequel on est aujourd’hui, mais bien au contraire dans un modèle qui protégerait beaucoup plus la terre et la santé des êtres humains, et donc aussi l’être humain.

Jacqueline DEVIER Une question de Philippe : « Pour certains intervenants, en matière de protection de l’environnement et de lutte contre le réchauffement climatique, le meilleur système politique serait un régime autoritaire. » Je pense qu’il ne parle pas des intervenantes de la table ronde... « Dans le monde et en Europe, un grand nombre de pays basculent dans ce type de régime. L’Europe

34 peut-elle être une protection face à ce type de réaction ? »

Marie TOUSSAINT Philippe posait aussi la question : « Les femmes ont raté leur entrée dans les formations de haut niveau, ingénierie, informatique, etc. Comment peut-on faire pour que les femmes ne soient pas cantonnées au rôle de militantes subalternes ? » Je veux commencer par-là, parce que nous avons fait passer quelques règles sur la parité en politique. Il faut que nous allions beaucoup plus loin. Pour faire le lien avec l’Europe, on se bat aujourd’hui pour débloquer une directive sur la présence des femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Et ça bloque – comme quoi, l’Europe n’est pas toujours source d’avancées – alors que nous avons une loi30 en France. On n’est pas encore à la parité, mais cette loi y contribue. C’est à l’Assemblée des Femmes que j’en parle : on a besoin de continuer à porter la bataille pour la parité et d’étendre cette obligation en tout domaine. On pourrait imaginer travailler sur la façon dont est organisé le gouvernement, pour faire en sorte que même lorsque l’on atteint la parité en termes de membres, les femmes soient présentes à égalité de responsabilité. Nous n’avons pas terminé de porter cet enjeu de la parité dans les milieux économique et culturel. J’espère que la parité sera un enjeu majeur de la campagne de 2022. J’espère que l’on dira que l’on veut réformer toutes les institutions publiques françaises, de sorte que les femmes puissent y participer de manière égale et avoir une égalité de parole. Un travail reste à faire sur la parité dans les grandes écoles et les instituts de formation. Une fois la parité en politique acquise, on pourra réformer toutes les institutions beaucoup plus facilement. Nous avons soulevé cette question du risque autoritaire, moi-même dans mon intervention, et Delphine BATHO. Il est vrai que nous avons ce risque, mais je crois que nous y avons répondu, en disant qu’au contraire, il fallait plus de démocratie. Nous avons cité l’exemple de Poitiers et de Léonore MONCOND’HUY31, qui a une action très « démocratie participative », très « par le bas ». Nous y avons aussi répondu en soulevant la question de l’empathie. Ce n’est en tout cas pas ce modèle autoritaire que l’on promeut ici. Peut-il émerger ? Ce que j’observe quand même dans le monde, c’est que le modèle autoritaire qui se déploie est aussi un modèle antiécologique. On a certes ce risque de l’autoritarisme écologiste, mais pour l’instant, ce n’est pas ce que l’on observe. Il faut donc qu’on le prévienne et qu’on le pare. Ce n’est pas tout à fait la même question que celle de savoir si l’Europe est un outil de contrôle de la disparition de l’État de droit. Je crois que nous sommes nous-mêmes des outils contre les reculs de l’État de droit. Je prends un exemple. Cette semaine, au Parlement européen, nous avons appris que désormais, pour signaler notre présence, il fallait que nous mettions notre doigt contre un écran qui prend nos empreintes digitales. Nous n’y sommes pas obligé·es et, si nous voulons, nous pouvons continuer à signer manuellement. Mais si nous mettons notre doigt, nous recevons notre dédommagement pour présence beaucoup plus rapidement. Cela fonctionne ainsi. À chaque fois, on vient chercher un petit bout de votre consentement pour obtenir vos données. Je crois qu’il est absolument essentiel, au niveau politique, que nous refusions ce partage de données. En agissant ainsi, en le refusant pour nous, cela nous donne plus de pouvoir pour protéger les données des citoyennes et des citoyens. Je souligne cela, car ce n’est pas sans lien avec les questions d’écologie et d’écoféminisme. Les

30 Loi COPPÉ-ZIMMERMAN du 27 janvier 2011. 31 Léonore MONCOND’HUI, maire EELV de Poitiers, depuis les élections municipales de juin 2020. Elle a 30 ans. 35 grandes entreprises dont je vous parlais, qui sont dirigées par des hommes, qui détruisent l’environnement, sont celles-là même qui récoltent toutes ces données. Notre capacité à résister aux tendances autoritaires, c’est notre capacité, en tant que population, de faire vivre la liberté de la presse (nous avons eu un appel des médias en ce sens récemment), de faire vivre la liberté de manifester, de nous battre à chaque fois contre toutes les atteintes à nos droits. L’Union européenne agit en ce moment contre des reculs en Pologne. On a discuté de la Bulgarie cette semaine. Ce sont vraiment les citoyennes et les citoyens qui peuvent mener cette bataille, parce que l’on a des tendances autoritaires vraiment profondes. Mais on peut être heureux de voir que même si ces tendances-là existent aussi dans nos États, on n’est pas encore dans un temps, dans des lieux, dans un pays, où nos libertés sont complètement bafouées. Il faut donc rester extrêmement vigilant·es et continuer à nous battre. Dans la bataille, il y a celle de la liberté des femmes évidemment.

Delphine BATHO Un mot pour insister sur ce que vient de dire Marie TOUSSAINT. Il n’y a en fait aucun autre chemin que celui de l’émancipation des femmes par rapport aux enjeux démographiques. Il est vrai que c’est une question qui peut faire l’objet, ou qui a pu faire l’objet, de tendances intellectuelles diverses et variées, et parfois extrêmement néfastes, qui sont celles de nos adversaires. La démographie occupe une place assez centrale dans les livres de Françoise D’EAUBONNE. Monique DENTAL pourrait y revenir. Cette question de la maîtrise de la démographie par l’émancipation des femmes est le seul chemin possible aujourd’hui sur la planète.

Jacqueline DEVIER Geneviève LETOURNEUX, adjointe à la maire de Rennes, nous parle de la question des formes d’exercice du pouvoir, alternatives au modèle de la toute-puissance. Elle demande comment on mène la transition de la culture de la domination, à la culture de l’égalité.

Delphine BATHO J’aurais envie de faire une remarque très factuelle. Regardez ce que font Léonore MONCOND’HUY à Poitiers, Jeanne BARSEGHIAN à Strasbourg, mais aussi Grégory DOUCET à Lyon. On peut effectivement être un homme et être écoféministe. C’est une gouvernance qui est radicalement différente. Cela renvoie quand même à ce que disait Pascale D’ERM. C’est-à-dire que dans la notion d’abolition du patriarcat, et donc dans l’écoféminisme, il y a effectivement une logique de coopération, en rupture avec les modes de gouvernance verticaux, patriarcaux, qui sont ceux du système institutionnel français, mais aussi de tous les systèmes de pouvoir actuels. Je parlais des municipalités, parce qu’il est intéressant de voir ce qui s’y passe de ce point de vue-là, tant en termes de participation citoyenne que de gouvernance d’une ville, de gouvernance collégiale, collective, coopérative.

Laurence ROSSIGNOL Pardonnez-moi d’intervenir. Je voulais faire le lien avec notre Université d’automne de l’année dernière, qui était consacrée aux mouvements masculinistes et antiféministes. Elle s’intitulait Masculinistes et antiféministes : Qui sont-ils ? Où se cachent-ils ? Quels sont leurs réseaux32 ? - et l’on pourrait d’ailleurs la faire tous les ans, parce que le sujet est loin d’être tari. Je voulais faire remarquer que si la convergence et la cohérence entre écologie et féminisme

32 https://www.assembleedesfemmes.org/wp-content/uploads/Actes_UA_2019.pdf 36 se construisent patiemment, en revanche, du point de vue des adversaires de l’écologie et du féminisme, il n’y a aucun doute sur la cohérence. Ceux qui nous combattent nous combattent avec le même acharnement, et combattent les deux en même temps. Je suis toujours étonnée de la haine, parce que je crois qu’il faut appeler cela comme ça, à laquelle sont exposé·es les écologistes et les féministes : les un·es sont supposé·es confisquer le 4x4, et les autres, la virilité. De ce point de vue, nous sommes absolument mis·es dans le même sac. Nos adversaires nous disent : « Quelle est la cohérence de votre pensée ? » avec les mêmes méthodes, qui sont toujours de s’appuyer sur des propos qualifiés systématiquement d’excessifs. Bien entendu, personne n’adhère à 100% à ce que disent tou·tes les écologistes et tou·tes les féministes. La disqualification, le dénigrement, le mensonge, la caricature des positions et l’agressivité sont cependant strictement les mêmes. Quels arguments avons-nous, par rapport à nos adversaires, qui nous permettent d’affirmer avec certitude nos convergences ?

Delphine BATHO Je suis en total accord avec ce que vient de dire Laurence ROSSIGNOL. Je pense que la période récente l’illustre de façon spectaculaire. Il y a une cohérence entre la nomination d’Éric DUPOND-MORETTI au gouvernement, la déclaration sur les Amish33, les réactions de Jean- Michel BLANQUER au mouvement des lycéennes34, et le choix assumé d’être sur des stratégies électorales misant sur une sorte de retour de virilité, ou d’inquiétude des hommes sur la prise de pouvoir dans la société par les femmes, autant que par les écologistes. C’est exactement ce que je voulais dire précédemment, dans la description de la cohérence du trumpisme. Il faut que nous soyons claires. Cela ne vaut pas seulement pour les États-Unis. Cela peut s’exprimer sous différentes formes, plus ou moins autoritaires, mais il y a une cohérence claire aujourd’hui entre ceux qui sont anti-femmes, anti-écologistes, anti-métissages, etc. À nous aussi, en face de cela, d’être claires.

Jacqueline DEVIER Merci. Monique, ou Pascale D’ERM, voulez-vous dire un mot ?

Pascale D’ERM Je voudrais revenir sur la condescendance. Je parlais tout à l’heure d’économie symbiotique basée sur des principes de coopération avec le vivant, mais je pourrais aussi parler de droit et de médecine. On connaît la condescendance historique, cruelle des médecins et de la science médicale à l’égard des femmes, et des guérisseuses qu’elles ont été. C’est une histoire qui s’est très mal terminée. Dans ce domaine de la médecine il y a tout un secteur de connaissances et de réappropriation de pratiques à mener. Je pense que nous pouvons reconquérir des pans entiers d’un domaine dominé par les hommes, qui a manifesté paradoxalement beaucoup de condescendance et de mépris à l’égard du corps. On parlait du care, des émotions. Renouveler notre rapport au corps est un sujet que les écoféministes peuvent renouveler, enrichir. Le care pour notre corps, mais pas seulement, également pour l’ensemble du vivant. Ce rapport au corps est important à assumer pleinement, dans la lignée de Françoise D’EAUBONNE et du care de Joan TRONTO ou de Carol GILLIGAN, et en s’opposant à une certaine médecine qui dénigre les émotions et la souffrance du corps.

33 https://urlz.fr/esN2 34 https://www.francetvinfo.fr/societe/education/tenue-republicaine-il-faut-eduquer-les-jeunes-et-non-couvrir-les- filles-repondent-des-lyceennes-a-jean-michel-blanquer_4113613.html 37

Pour terminer, je suis en train de travailler avec des scientifiques qui ont de la conscience. Pour paraphraser RABELAIS, science avec conscience serait le trésor de l’âme. Il m’est d’ailleurs difficile de dire « la » science. Je crois qu’il y a « des » sciences. En ce moment, il y a des scientifiques qui avancent, et s’infiltrent dans les brèches où la lumière passe. Ils reconsidèrent la santé d’une façon globale, en rapport avec le vivant, et non pas en opposition, en lien même avec l’environnement et la nature. Heureusement qu’il y a des scientifiques qui permettent d’avancer, sans forcément affirmer des vérités, mais qui cherchent, explorent d’autres façons d’habiter ce monde. C’est avec ces scientifiques-là que nous avons beaucoup de chemin à faire, même si ce sont encore malheureusement souvent des hommes, mais cette petite graine en eux d’écoféminisme ne demande qu’à croître. Je l’espère.

Jacqueline DEVIER Merci, Pascale D’ERM. Monique, est-ce que tu veux prendre la parole ?

Monique DENTAL Je voulais réagir à l’intervention de Laurence ROSSIGNOL concernant la question des émotions. Le refus de « vivre ses émotions » va de pair avec une certaine conception de la politique où le rationnel domine les sentiments et où les affects sont classés du côté du privé, du sensible, donc du « féminin » et n’ont pas de place dans la démocratie. Mettre en cause cette conception est indispensable pour une société démocratique humaine, et c’est d’ailleurs un des apports du féminisme radical des années 1970, celui du MLF, que d’avoir démontré que : « le féminisme est politique ». J’en profite pour répondre à la question qui m’a été posée concernant les travaux d’Émilie HACHE. Cette universitaire, philosophe, travaille également sur l’économie politique à l’université de Nanterre. Elle aborde cette question en faisant des propositions qu’elle développe dans son livre Pour une écologie pragmatique. Elle entend par « pragmatique » tout ce qui participe des émotions et de la constitution d’un nouvel imaginaire. C’est donc une piste intéressante à creuser. Quant à la question : « Qu’est-ce qui manque finalement aux jeunes écoféministes pour être plus audibles ? » On ne peut pas ignorer ou sous-estimer leur impact auprès des jeunes générations. Il existe un effet générationnel. Ce qu’il est difficile d’instaurer relève de la question des transmissions avec les féministes universalistes des années 1970, qui permettrait de décentrer réciproquement nos regards et nos écoutes. Des membres du Réseau Féministe « Ruptures » ont commencé à échanger individuellement avec des jeunes écoféministes des Engraineuses et de Voix Déterres qui se réunissent à la Base, un lieu alternatif écolo à Paris dans le dixième arrondissement, depuis leur premier Festival Sous la pluie qu’elles ont organisé, en 2019. Chez les militant·es qui se reconnaissent du féminisme universaliste, il s’est peut-être instauré une méfiance envers les mouvements de jeunes écoféministes, du fait de leur approche « naturaliste » ou « différentialiste ». Nous pouvons dépasser les jugements réducteurs tant du côté des féministes universalistes que du côté des jeunes écoféministes ; le fait de refuser les assignations aux rôles sexués et sociaux ne nous exonère pas des préoccupations liées à la dévastation de la nature et aux conséquences du dérèglement climatique. Il est temps d’organiser ce dialogue, d’autant qu’un certain nombre d’entre nous ont connu à la fois les travaux de Françoise D’EAUBONNE, ses pratiques et les contextes qui ont vu émerger l’écoféminisme. Nous avons une tâche de transmission. Il est nécessaire de comprendre les clivages fondamentaux en échangeant sur leurs contenus. Il faut cependant arriver à les

38 organiser, comme on le fait d’ailleurs dans ces Universités d’automne. Pour cela, je trouve que c’est une très bonne démarche de l’Assemblée des Femmes : à la fois donner la possibilité de savoir de quoi il retourne sur ces questions, en dialoguant avec des femmes élues, qui ont donc la charge de mettre en œuvre les politiques d’égalité et les politiques écoféministes et en même temps des universitaires ou des institutionnel.les qui peuvent travailler sur tous ces terrains. Pour moi, la controverse est à la base de la démocratie. La controverse, ce n’est pas la polémique qui, elle, risque souvent d’être destructive. La controverse est tout à fait positive et constructive. Jacqueline DEVIER Merci beaucoup, Monique DENTAL, d’avoir clôturé cette belle table ronde. Delphine BATHO, Monique DENTAL, Pascale D’ERM, Marie TOUSSAINT, merci d’avoir accepté d’y participer, ainsi que toutes les personnes qui sont venues vous écouter. Laurence ROSSIGNOL Merci à toutes.

39

TABLE RONDE II « FÉMINISME OU FÉMINISMES? »

p. 40 à 70.

Modératrice : Maud OLIVIER, ancienne députée socialiste de l’Essonne, rapporteure de la loi du 6 avril 2016 de lutte contre le système prostitutionnel, membre du bureau de l’Assemblée des Femmes, p. 40, 48, 53 et 59. Maryline MAESO, professeure agrégée de philosophie, essayiste, spécialiste d’Albert Camus, p. 43, 59, 65, et 67. Tania DE MONTAIGNE, militante féministe et anti-raciste, autrice de romans et pièces de théâtre, p. 48 et 57. Céline PIQUES, économiste, présidente et porte-parole d’Osez le féminisme !, p. 50, 60 et 66. Martine STORTI, professeure de philosophie, militante féministe, journaliste et autrice, présidente de l’association 40 ans de MLF, p. 53, 61, et 68.

DÉBAT p. 59.

Avec Laurence ROSSIGNOL, p.62 et 69. Et Monique DENTAL, p. 64.

Maud OLIVIER Nous allons commencer cette table ronde, intitulée « Féminisme ou féminismes ?» - « Féminismes » au pluriel. Et pourquoi donc en effet le féminisme devrait-il s’exprimer d’une seule voix ? Il est loin d’être issu d’une pensée unique. On sait qu’il évolue en permanence, avec un foisonnement de courants qui coexistent, et de tendances à l’intérieur des courants. Ce n’est pas nouveau. C’était déjà le cas au Mouvement de libération des femmes (MLF), dont on vient de fêter le cinquantenaire. Les tendances étaient radicalement différentes entre féminisme réformiste et féminisme radical, essentialisme et universalisme. Malgré ces orientations différentes, toutes se retrouvaient autour d’un même combat : la lutte contre le patriarcat et la domination masculine, pour l’émancipation et la liberté et l’égalité entre les femmes et les hommes. Sans être exhaustive, bien sûr, je vais rapidement présenter les courants du féminisme. On connaît donc le féminisme libéral ou égalitaire, dit aussi réformiste. Il est essentialiste, c’est-à-dire qu’il veut améliorer les conditions de vie des femmes, et assurer leur égalité avec les hommes dans le monde politique et économique tel qu'il est. Il valorise une différence par nature, femmes et hommes ayant des aptitudes distinctes. Il revendique une égalité qui admet la différence et demande au droit de tenir compte de la spécificité des femmes. On peut citer dans cette catégorie le féminisme différentialiste. Ensuite, nous avons le féminisme constructiviste. Il dénonce au contraire cette notion de 40 différence « féminine » qui légitime l’inégalité. En effet, la nature féminine a toujours été invoquée pour justifier la domination masculine, afin que les victimes elles-mêmes soient amenées à admettre leur subordination. Il affirme le caractère culturellement construit des rôles sociaux d’homme et de femme, ce qui avait été avancé par Simone DE BEAUVOIR et confirmé par l’ensemble des sciences humaines, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie. Il s’agit alors de lutter contre les stéréotypes de genre, qui assignent les femmes à la sphère domestique et les soumettent à la domination des hommes. Ce sont des notions partagées par le féminisme universaliste, qui met en avant le fait que l’infériorisation des femmes est universelle et le résultat d’un système patriarcal. On parle là d’un féminisme solidaire qui s’attache à la défense des droits de toutes les femmes et ne peut tolérer que les droits universels soient remis en cause pour des raisons religieuses ou culturelles. Le féminisme doit défendre les intérêts individuels et collectifs des femmes avant les intérêts de classe, de religion ou de communauté. Il revendique la laïcité comme une valeur indispensable au féminisme. Il affirme que les religions véhiculent le pouvoir patriarcal et empêchent donc l’émancipation des femmes. Il comprend aussi le féminisme radical, qui utilise le concept de patriarcat pour désigner le système par lequel les hommes dominent les femmes, autant dans la vie privée que publique. Ce féminisme affirme que « le privé est politique », c'est-à-dire que l'assignation des femmes au foyer, à la sphère privée, n'est pas naturelle, mais qu'elle vient du pouvoir politique que les hommes exercent sur les femmes. Combattre la violence conjugale est une lutte politique. Il comprend également un courant appelé « queer », qui s’appuie à la fois sur l'idée selon laquelle la sexualité est une partie essentielle de la construction de soi, et sur le droit au libre choix des comportements et des différences. Il critique une société qui considèrerait que l’hétérosexualité est la norme. Le féminisme intersectionnel est qualifié comme tel puisqu’il se situe au croisement des différents rapports de domination et systèmes d’oppression qui s’exercent, et dont il faut tenir compte pour comprendre la situation des femmes. Être de couleur dans une société blanche, et pauvre dans une société de consommation, et handicapée dans une société de personnes valides, et autochtone dans un territoire colonisé, fait de la vie de ces femmes un parcours à obstacles multiples. Il affirme qu’à l'inverse, ne pas connaître ces contraintes est un privilège. Pour que toutes les femmes deviennent libres, il faut donc tenir compte des oppressions multiples et être attentifs et attentives aux femmes les plus discriminées, celles qui ont le moins de moyens pour se faire entendre. Certaines dans cette tendance excluent du combat les « féministes bourgeoises blanches ». On peut regretter qu’en leur déniant leur légitimité de lutte, on oublie qu’elles peuvent être elles aussi discriminées, victimes de violences et même tuées. Il comprend des courants comme l’afroféminisme, qui s'est déployé à partir d'une pratique très concrète des femmes noires américaines dès les années 1970. Elles ne trouvaient pas leur compte dans le mouvement féministe blanc où elles se sentaient marginalisées. En tant que noires, elles étaient aussi renvoyées par le racisme de la société à une classe sociale inférieure. Elles ne pouvaient pas choisir entre leur condition de femme, leur condition de couleur, leur pauvreté ou celle de l'orientation sexuelle, pour décrire leur situation et pour déterminer leurs luttes. Il fallait tout prendre. Racisme, patriarcat, capitalisme et hétérosexisme apparaissent comme des systèmes d'oppression liés ensemble. Au-delà de ces grands courants, on peut citer aussi le clivage fort qui oppose des conceptions très divergentes sur le droit des femmes à disposer de leur corps. Par exemple, entre les pro- sexes et les féministes abolitionnistes qui, elles, dénoncent l’exploitation du corps des femmes et leur marchandisation à travers la prostitution ou la pornographie, mais aussi à travers la 41 gestation pour autrui. Ou encore, autre clivage : la question du voile. Je pourrais aussi citer le féminisme socialiste, le féminisme matérialiste, le féminisme décolonial, et même le féminisme intégral, qui défend, lui, un ordre patriarcal. Je ne parlerai pas de l’écoféminisme, puisque la table ronde précédente a brillamment traité le sujet. Vous trouverez toutes ces notions et bien plus encore, dans l’ouvrage rédigé sous la direction de Danielle BOUSQUET, Le féminisme pour les nul·les 35. Je rappelle que Danielle BOUSQUET est l’ancienne présidente du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes et qu’elle a été présidente de l’Assemblée des Femmes.

Le féminisme aujourd’hui, au-delà des courants, ce sont les très nombreuses associations qui font un travail remarquable, et qui sont à l’origine de campagnes, de plaidoyers, d’actions de lobbying auprès du pouvoir politique. C’est aussi un foisonnement de collectifs, parfois très sectorisés, comme les chercheuses, les scientifiques, les journalistes… ou d’initiatives sur un sujet de lutte précis. C’est également un vrai changement dans les modes de communication, par le Web bien sûr, les réseaux, les médias papier ou en ligne, les collages, les hashtags, les blogs, etc. On a toutes en tête le hashtag MeToo. Ces nouvelles militantes ont transformé le mouvement féministe dans ses formes d’organisation et d’action. Interpelant les médias, elles constituent une nouvelle ressource pour le mouvement féministe et lui permettent de gagner en médiatisation. Ce qui n’est pas nouveau, en revanche, c’est que chaque avancée du droit des femmes a été suivie d’une offensive réactionnaire. Les antiféministes et masculinistes sont faciles à identifier. Ainsi aujourd’hui on assiste à un backlash, comme le nommait Susan FALUDI36, une contre- offensive contre le féminisme avec les réactions hostiles de ceux (et celles) qui prennent ainsi leur revanche sur les avancées conquises par les mouvements féministes. En essayant de dénigrer le féminisme, ils s’appuient sur quelques positions extrêmes, ou provocatrices, en détournant ou interprétant des propos. Je vais maintenant laisser la parole à nos intervenantes, que je remercie encore au nom de l’Assemblée des Femmes d’avoir accepté de participer à nos échanges. Je vous les présente rapidement. Marylin MAESO est philosophe, enseignante, spécialiste d’Albert CAMUS, agrégée de philosophie. Autrice des Conspirateurs du silence (L’Observatoire, 2018) et de l’Abécédaire d’Albert Camus (L’Observatoire, 2020), elle participe à de nombreux débats que l’on peut retrouver sur France culture, entre autres sur la parole et le débat public. Pour elle, d’après ce que j’ai lu, « le monde d'après » sera sensiblement le même que celui d'avant, ce qui n'empêche pas d'essayer de l'améliorer autant que possible. Nous avons également parmi nous Tania DE MONTAIGNE, journaliste et écrivaine, chanteuse aussi, ce qu’on sait peut-être moins. Elle a publié de nombreux ouvrages dont Noire en 2015 chez Grasset, une fiction inspirée de la vie de Claudette COLVIN, adaptée à la scène en septembre dernier. En avril 2018, elle publie l'essai L'assignation : les Noirs n'existent pas chez Grasset. Elle est membre du Collectif 50/50 qui a pour but de promouvoir l’égalité des femmes et des hommes et la diversité dans le cinéma et l’audiovisuel.

35 Le féminisme pour les nul·les, Margaux COLLET, Claire GUIRAUD, Mine GÜNBAY, Romain SABATHIER, sous la direction de Danielle BOUSQUET préface de Sophia ARAM First Editions, 2019. 36 Backlash, La guerre froide contre les femmes, Édition des femmes Antoinette Fouque, Poche, 1993. 42

Céline PIQUES est porte-parole d’Osez le Féminisme ! depuis 2017, avec une double formation d’ingénieure et d’économiste. Elle est experte en mathématiques et finances. Féministe depuis toujours, militante depuis des années, Céline PIQUES a mené de nombreuses campagnes à Osez le Féminisme !, en particulier sur le sexisme dans l’éducation des enfants, la lutte pour l’abolition de la prostitution et contre les violences sexistes et sexuelles. Elle était venue nous parler de l’enquête d’Osez le féminisme ! sur les violences gynécologiques et obstétricales37 lors de notre 26e université en octobre 2018. Martine STORTI est professeure de philosophie, journaliste et écrivaine. Militante du féminisme et du MLF, elle a été conseillère dans des cabinets ministériels, et inspectrice générale de l’éducation nationale. Elle est autrice de nombreux ouvrages dont Pour un féminisme universel qui vient d’être publié au Seuil. Elle est en retraite professionnelle, mais pas en retraite militante, et elle est régulièrement présente dans les médias. Elle anime un blog sur Mediapart38. Mesdames, j’aimerais vous entendre sur ces questions. La diversité serait-elle un aveu de faiblesse ou un signe de vitalité ? Comment ne pas tomber dans le piège de la division ? Comment croiser tous les systèmes d’oppression pour mieux les combattre ? Comment faire pour que le féminisme soit enfin pris en compte comme une question politique de premier plan, et quelles peuvent être ses conquêtes politiques de demain ? Marylin, à vous l’honneur.

Marylin MAESO

Merci beaucoup pour l’invitation. Je suis ravie d’être là. Merci à tous ceux et toutes celles qui nous regardent et nous entendent. Cela fait beaucoup de très bonnes questions. Je vais essayer de les aborder succinctement dans l’ordre.

D’abord, sur la question de la diversité, de la division, c’est effectivement une question fondamentale qui a notamment été posée lorsque le danger de coller une épithète au mot « féminisme » a été évoqué. Quand on dit : « Le féminisme est sans épithète, car si l’on ajoute une épithète, cela n’est plus vraiment un mouvement englobant, cela devient un sectarisme », c’est, comme souvent, une vision des choses qui s’explique mais qui est un peu simpliste. Tout dépend de l’épithète dont on parle en réalité. Par exemple, parmi tous les courants qui ont été évoqués, lorsqu’on parle de « féminisme radical » ou de « féminisme intersectionnel » ou de « féminisme matérialiste », on n’est pas en train de parler d’un groupe de féministes qui exclurait une certaine catégorie de femmes ou de personnes en général. On parle d’un angle. On parle en fait d’un cadre théorique qui permet de comprendre l’ensemble de la réalité, l’ensemble des oppressions et des discriminations. Ce n’est donc pas parce qu’on ajoute une épithète à féministe ou à féminisme que cela veut dire que c’est nécessairement une marque d’exclusion. En revanche, pour prendre un exemple, lorsqu’on parle de « féminisme blanc », très clairement, c’est un féminisme où l’épithète vient marquer une exclusion, puisque c’est une façon de dire que le féminisme en question a été pensé par et pour les femmes blanches, et donc qu’il exclurait les autres. On pourrait dire de la même manière que lorsqu’on parle de féminisme en disant « féminisme musulman », c’est un féminisme auquel on donne un cadre restreint, puisqu’il ne concernerait que les femmes musulmanes, et qui, de surcroît, peut avoir tendance à minimiser le sexisme inhérent aux religions, et donc à abandonner à leur sort celles qui en sont victimes. C’est ce qui explique par exemple que face à cette expression, Delphine

37 https://www.assembleedesfemmes.org/wp-content/uploads/actes-derni%C3%A8re-version-UA-2018-8.01.19.pdf 38 https://blogs.mediapart.fr/martinestorti/blog 43

HORVILLEUR avait dit : « Je suis juive et féministe, mais pas féministe juive39 ». C’est une façon d’expliquer que l’on pouvait être les deux en même temps, croyante et féministe, c’est-à-dire fidèle à sa foi tout en demeurant lucide sur la part de misogynie présente dans les institutions, les pratiques et les textes religieux, qui doivent, elles et eux aussi, faire l’objet d’un discours féministe critique. Cela n’a absolument rien d’exclusif. Caractériser avec ce genre d’épithète le féminisme, c’était cependant une manière de le restreindre. Quand on parle de division, de diviser en qualifiant le féminisme, je pense qu’il faut toujours faire attention aux qualificatifs. C’était le premier point et j’ai essayé de penser le problème de la manière dont il se pose dans le débat public. Ensuite, à mon sens, la diversité n’est pas la division. C’est même le contraire. Quand on parle de diversité, on se place forcément au sein d’une totalité, d’un ensemble cohérent. Quand on dit qu’il y a de la diversité quelque part, cela veut dire que l’on parle d’un tout. Si le tout était finalement un ensemble de multiplicités, on ne pourrait pas dire qu’il est divers. Il ne serait pas un tout. Il serait pure multiplicité. La diversité n’implique donc pas la division, et encore moins la division à l’infini. Au contraire, et cela a été évoqué, que ce soit la diversité des cadres théoriques du féminisme ou même la diversité des points de vue individuels, de tel·le ou tel·le penseur ou penseuse, de tel·le ou tel·le militant·e, de tel·le ou tel·le féministe, cette diversité possède le même avantage dans le féminisme qu’elle comporte dans n’importe quel autre domaine, à savoir celui de ne pas nous enfermer dans une vision des choses qui serait simpliste et monolithique, et qui aurait tendance, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire, à élever un particularisme au rang d’universel. Je pense souvent à l’exemple de la critique de l’humanisme qu’a opérée Frantz FANON, dans Peau noire, masques blancs40, lorsqu’il explique que l’humanisme européen, tel que la colonisation et les guerres de décolonisation l’ont prouvé, c’était finalement un humanisme européen européanocentré qui se présentait comme étant l’universalité, mais pour mieux écraser toute forme d’humanité qui ne collait pas à cet étalon. C’est donc le problème d’avoir un cadre qui n’est pas divers et un manque de diversité : on va forcément partir du principe que la totalité de l’humanité doit coller à un modèle, et que ceux et celles qui n’y collent pas n’en font finalement pas partie. De ce point de vue-là, la diversité des points de vue des cas théoriques est précieuse, parce qu’elle a permis de corriger cela. Par exemple, du point de vue de Frantz FANON, son but n’a pas été de remettre en question la possibilité d’un universalisme, loin de là. C’était au contraire une manière de faire un pas de côté, de proposer un regard décalé par rapport au regard occidental qui était le regard dominant à l’époque, et de montrer qu’il manquait quelque chose, qu’il y avait des angles morts et finalement une humanité à moitié aveugle dans l’humanisme européen tel qu’il était à l’époque. De la même manière, je pense que le féminisme, pour avancer et s’enrichir, doit accueillir la diversité, que ce soit celle des points de vue ou des cas très théoriques parce que les femmes sont diverses. L’essence même du féminisme, à mon sens, quels que soient les cadres théoriques qu’il a pu adopter, a toujours été d’arracher les femmes aux carcans, qu’ils soient idéologiques ou symboliques, au carcan même de l’idéal ou de l’éternel féminin dans lequel on a toujours cherché à les enfermer. Pour toutes ces raisons, oui et trois fois oui à la diversité dans le féminisme.

39 https://usbeketrica.com/fr/article/je-suis-juive-et-feministe-mais-pas-feministe-juive 40 Seuil, 1952. 44

La question que vous me posiez ensuite était : « Est-ce que la diversité n’est pas un aveu de faiblesse ou est-ce que la diversité n’est pas la porte ouverte à la division ? » Je pense justement qu’il est important de comprendre à quel moment on passe de la diversité à la division, puisque ce sont deux phénomènes différents. Je ne prétends pas avoir l’explication absolue. L’hypothèse que j’avancerais est que le problème n’est pas la diversité en soi, comme souvent, mais la manière dont on s’y rapporte. Le problème est ce que l’on en fait. En l’occurrence, le problème se pose à mon sens à partir du moment où cette fameuse diversité se fossilise, se fige et où elle n’est plus perçue et abordée comme un facteur d’enrichissement des perspectives, mais plutôt comme une manière d’antagoniser les points de vue, de façon qu’ils ne puissent plus cohabiter, mais qu’ils servent au contraire à exclure, là où le but était de rassembler. Ce que j’entends par là, pour reprendre un exemple qui a été évoqué précédemment, c’est que lorsque l’on commence à parler d’un féminisme pour telle catégorie, comme un féminisme blanc ou un féminisme qui serait plutôt pour telle autre catégorie, il y a forcément une forme d’antagonisme qui, s’il se développe sans avoir un recul critique, peut amener justement à laisser la division se faire sans frein. Je ne parle pas de choses abstraites. C’est ce qui peut expliquer les déchirures parfois violentes qui peuvent se produire entre des militantes féministes autour de questions et d’enjeux extrêmement forts, tels que ceux qui ont été évoqués : la prostitution, la GPA, l’industrie du porno, etc. Quand on a ce genre de clash et de combat plus que de débat, où il y a de fait des exclusions, puisque les unes considèrent que les autres ne sont pas de vraies ou de bonnes féministes, parce qu’elles ne reconnaissent pas le droit de telle ou telle catégorie de femmes à revendiquer telle ou telle chose, – c’est là où l’on passe à la division. On passe d’une logique, disons de points de vue multiples qui sont complémentaires et enrichissants, à une logique de clash littéralement, où l’on n'arrive plus à faire entendre la diversité. C’est là où l’on voit la différence. C’est parce qu’il y a des divergences qui sont considérées comme inaudibles par les unes ou par les autres.

Vous avez ensuite posé une autre question concernant la nécessité de croiser les oppressions pour mieux les combattre. Pour commencer, les systèmes d’oppression n’ont pas besoin d’être croisés. Ils le sont. C’est parce que les systèmes d’oppression sont croisés que l’on a besoin d’élaborer des théories, pensent les féministes intersectionnel·les, qui mettent en évidence et rendent compte de ces croisements réels et concrets. Ce constat a amené Kimberlé CRENSHAW à théoriser son concept d’intersectionnalité, puisqu’il visait à combler un manque dans la théorie féministe et dans la vision féministe du monde. Ce concept répondait à un problème : « Comment rendre compte et faire saillir une discrimination subie par des personnes, quand elle est plurielle et complexe, quand elle se situe au croisement, à l’intersection, de plusieurs systèmes d’oppression ? » L’un des exemples qu’elle prenait dans l’un de ses articles les plus connus41 était le suivant : « Comment des femmes noires peuvent- elles faire entendre qu’elles ont été discriminées par une entreprise en tant que femmes noires, alors que cette entreprise se défendait à la fois d’être sexiste et d’être raciste selon les cadres

41 « Une femme pouvait être employée comme secrétaire si elle était une femme blanche, mais n’avait aucune chance si elle était noire. Ni les emplois pour Noirs ni les emplois pour femmes n’étaient accessibles aux femmes noires puisqu’elles n’étaient ni hommes ni blanches. N’était-ce pas clairement de la discrimination même si quelques Noirs et quelques femmes étaient embauchées ? » Kimberle CRENSHAW, Post. 45 théoriques et classiques de l’époque, puisqu’elle embauchait des femmes blanches (mais pas de femmes noires), donc elle n’était pas sexiste, et des hommes noirs (mais pas de femmes noires), donc elle n’était pas raciste ? Comment faire comprendre que lorsque l’on est une femme noire, il peut donc y avoir une forme de discrimination, qui n’est ni simplement du sexisme ni simplement du racisme, mais qui se construit à l’intersection des deux ? C’est à ce problème-là que le concept d’intersectionnalité est venu répondre. Avant même que le féminisme puisse se dire intersectionnel ou que certaines féministes puissent se déclarer opposées à l’intersectionnalité, il est important de noter l’apport théorique de ce concept auquel nous devons beaucoup, parce que nous sommes globalement assez habitué·es à ne traiter les oppressions qu’une par une, et à ne penser le réel que selon une perspective un peu pointilliste. L’approche intersectionnelle est précieuse, car elle vient nous rappeler constamment que le réel n’est pas un ensemble de lignes et de cases prédécoupées et hermétiques, mais bien un tissu d’imbrications permanentes où les choses sont liées les unes aux les autres. Le problème comme toujours n’est pas tellement dans la théorie, mais plutôt dans le passage à la pratique. Que fait-on de ce concept d’intersectionnalité et de son cadre théorique ? Comment l’appliquer et l’appliquer correctement ? Dans les faits, dans la manière dont les combats féministes peuvent s’organiser et dont les manifestations se produisent, on peut remarquer qu’il y a eu, ces derniers temps, un certain nombre de tensions internes. Je ne parle pas des débats médiatiques parfois un peu cacophoniques où l’on n’arrivait plus trop à savoir de quoi il était question, mais de tensions parmi les militant·es au sein des mouvements féministes. Derrière la revendication intersectionnelle qui, encore une fois, en théorie, a pour but de ne laisser personne en chemin, de mettre en évidence l’ensemble des discriminations sans en oublier aucune, notamment celles qui sont complexes et multiples, – on se rend compte qu’il y a parfois moins une prise en compte englobante des luttes qu’une hiérarchie entre elles. Il y a parfois une sorte de concurrence, au sens où l’on fait passer certains enjeux avant d’autres, voire même on sacrifie les seconds aux premiers, alors que l’intersectionnalité est en principe tout l’inverse. Je prends un exemple concret, mais je pourrais en prendre plusieurs. Car récemment, un certain nombre se sont additionnés. J’ai toujours trouvé intéressante, même si l’on a souvent du mal à le faire entendre, la manière dont au sein des luttes intersectionnelles, que ce soient les luttes féministes, antiracistes ou autres, les juifs et les juives sont souvent le parent pauvre. Ce qui m’intéresse et qui permet d’illustrer ces angles morts que l’on a parfois dans les luttes intersectionnelles, c’est la manière dont, pendant des années, dans un cadre intersectionnel, on a pu tolérer des figures comme par exemple Linda SERSOUR ou Tamika MALLORY, qui se revendiquaient explicitement de Louis FARRAKHAN, prêcheur ouvertement antisémite, alors que le principe même de l’intersectionnalité est justement de ne pas accepter certaines discriminations pour se focaliser sur d’autres. Dans une perspective intersectionnelle, on ne peut pas d’un côté être féministe et de l’autre, fermer les yeux sur une autre discrimination qu’est l’antisémitisme. De la même manière, dans le cadre des luttes antiracistes, un certain nombre d’idées et de vieux discours antisémites, notamment repris par Alain SORAL mais qui étaient déjà présents aussi à l’extrême gauche, s’immiscent systématiquement dans les manifestations souvent sous couvert d’antisionisme. Le problème avec le fait de parler d’intersectionnalité et de toujours rappeler ce qu’elle est face aux critiques, c’est que l’on propose souvent la vision théorique de l’intersectionnalité, sans aller sur le terrain. On ne va pas affronter les problèmes concrets qui 46 se posent en termes de réalisation de ce cadre théorique. Aux personnes qui pointent ces failles, on reproche de diviser la lutte. On a encore du mal à accepter que la lutte soit déjà divisée. Le fait de reprocher à quelqu’un·e qui montre qu’il y a une incohérence à accepter telle forme de discrimination ou à privilégier tel combat à tel autre, c’est finalement une façon d’inverser l’accusation et d’accuser celui ou celle qui pointe la division, pour ne pas avoir à relever la division elle-même et pouvoir fermer les yeux dessus. Sur la lucidité vis-à-vis des efforts que nous avons encore à faire pour être fidèles aux principes que nous nous donnons, que l’on soit intersectionnel·le, universaliste ou autre, je crois qu’un chemin important reste à faire. Je termine sur la question de la manière dont on peut faire en sorte que le féminisme réussisse à s’imposer comme une question politique aujourd’hui. Depuis un certain nombre de décennies, le féminisme a réussi à s’imposer comme une question politique. En témoignent les nombreuses avancées législatives qui ont été obtenues de haute lutte par nos illustres prédécesseurs et prédécesseuses. Le problème n’est donc pas tellement d’imposer le combat féministe comme un combat politique, mais plutôt de réussir à le maintenir. Comme le pointait déjà Simone DE BEAUVOIR, ses avancées sont toujours provisoires. Ce sont à la fois des pas en avant et en suspens. Ce n’est pas un pas en avant que l’on aurait posé durablement sur le sol. Le sol est en permanence en train de se dérober. Il faut être prête à refaire ce pas en avant, un peu comme Sisyphe repousse le rocher en haut de la montagne. Quand je fais référence à Simone DE BEAUVOIR, je pense à sa formule : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse, pour que les droits des femmes soient remis en question ». Elle continue en expliquant qu’il faudra toujours se battre pour faire en sorte qu’ils ne reculent pas. De ce point de vue, je pense justement que les féministes ont réussi au fil des décennies, à poser un certain nombre de jalons essentiels pour défricher le terrain de tous les combats qui peuvent être menés. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas d’autres qui peuvent émerger et auxquels on n’a pas encore pensé. Le rôle principal qui nous incombe aujourd’hui, à mon sens, c’est non pas nécessairement d’imposer le féminisme comme un combat ou une question politique. C’est de réussir à faire en sorte qu’il n’y ait pas de recul, que ce soit sur les questions du rapport au corps, du droit à l’IVG, ou bien sûr de la libération de la parole des femmes. Je conclus sur cela. On a évoqué MeToo tout à l’heure. On en parle souvent comme d’un mouvement historique et inédit. Historique, oui. Inédit, je ne pense pas totalement, parce que la parole des femmes a toujours cherché à se faire entendre. Je pense qu’il faut prendre les choses à l’envers. Ce qui a changé aujourd’hui, ce n’est pas que les femmes d’un seul coup se seraient mises brusquement à parler, alors que jusqu’à présent elles se taisaient et subissaient en silence. Ce qui a évolué simplement, c’est l’abondance des moyens d’expression, la révolution technologique et médiatique, qui fait non pas que les femmes parlent plus, mais qu’il devient de plus en plus difficile de ne pas les entendre. Il devient de plus en plus difficile de faire semblant que les femmes ne parlent pas. Quand des milliers de voix s’expriment, que ce soit via les médias ou un hashtag, pour décrire les horreurs subies et la réalité quotidienne des discriminations et des oppressions que subissent les femmes dans le monde, cela devient impossible de fermer les yeux sans être complice. Et donc, pour répondre à la question de savoir comment faire en sorte de progresser ou du moins continuer dans cette avancée, j’ai envie de résumer cela en un mot. Il faut s’obstiner, parce que comme le pire ennemi du féminisme, c’est justement le retour en arrière, il faut s’obstiner pour faire en sorte que la faculté d’oubli et d’ignorance volontaire, dont 47 la société a su faire preuve au fil des siècles, soit en permanence mise en défaut.

Maud OLIVIER Merci beaucoup, Marylin MAESO. C’est vraiment passionnant. Merci d’avoir suivi les questions qui étaient plutôt une manière de lancer le débat et d’y avoir répondu comme cela. Bravo, parce qu’elles sont de toute façon cruciales. Je voudrais juste reprendre le mot « obstination ». C’est ce que vous avez dit en dernier : « s’obstiner ». Cela veut dire lutter sans arrêt et ne jamais lâcher prise. C’était aussi ce que disait Gisèle HALIMI : « Ne jamais rien accepter et ne jamais lâcher prise. » Je vais maintenant passer la parole à Tania DE MONTAIGNE.

Tania DE MONTAIGNE

Bonjour à toutes et tous et merci de me donner la parole. Je pense que la question de la diversité et des divisions au sein du féminisme est constitutive de n’importe quel mouvement. À partir du moment où l’on met plusieurs personnes dans une pièce, il y aura forcément des points de vue divers. La richesse et la force d'un mouvement viennent justement du fait que tous ces points de vue, toutes ces énergies, sont mises au service d'une cause commune. Le problème, c'est quand ces singularités prennent le pas et annulent le commun. La diversité devient alors division, éparpillement, et affaiblit le mouvement au lieu de le dynamiser. C'est toute la difficulté, pour ce mouvement comme pour les autres d'ailleurs, et ce, depuis toujours.

À ce sujet j’ai hâte d’entendre Martine STORTI, parce qu’il est intéressant d’avoir conscience que l’on s’inscrit dans un mouvement qui a une histoire traversée par des débats vifs. Ce que nous vivons aujourd’hui est une réminiscence ; de tout temps il y a eu différents courants qui s’affrontaient. Et le fait que ces courants soient de nouveau vivaces, aujourd'hui, est plutôt un bon signe, d'ailleurs. Cela signifie que le féminisme se réactive. Il y a dix ou quinze ans, il n’y avait pas cette activité. On entendait beaucoup de femmes et d'hommes dire : « C’est bon. Tout est gagné. À quoi bon s’énerver ? » Il me semble que nous sommes passé·es à une réactivation du débat féministe. C’est aussi pour cela, je pense, que nous avons de nouveau des discussions très vives. Il faut y voir le signe que cela vit. Et, parce que le féminisme est de nouveau actif, il y a de nouveau des points de vue qui viennent se confronter et s’affronter. Toute la difficulté consiste à rester concentré·e sur le sujet central, qui pour moi fait le cœur aussi bien du féminisme que de la lutte contre le racisme : c’est-à-dire la question de l’égalité et celle de la liberté. Il est essentiel de maintenir cette question vivace, de faire qu’elle soit toujours le cœur du sujet et que l’on ne parte pas dans des périphéries qui l’annulent, dans un relativisme qui ferait dire que ces notions sont à géométrie variable. La diversité devient problématique pour moi quand la question de l’égalité des droits disparaît au profit de la défense d'une particularité ou d'une autre. Marylin MAESO a parlé de Kimberley CRENSHAW et du concept d’intersectionnalité. C’est un concept très intéressant qu’elle a créé il y a trente ans et qui, au fur et à mesure, a vu sa définition de départ se modifier par glissements successifs. Aujourd’hui ce concept est utilisé pour hiérarchiser les luttes et pouvoir dire que ceci est plus important que cela, alors que Kimberley CRENSHAW l'avait pensé dans un souci d'égalité. Son idée au départ était juridique. C’était de dire : « Comment, du point de vue juridique, peut-on faire en sorte de signifier toutes les discriminations dont est victime une personne ? Comment est-ce que l’on peut les matérialiser, pour qu’elles donnent lieu à une réparation qui soit juste, au regard du préjudice subi ? »

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Aujourd’hui, le sens du mot « intersectionnalité » a changé de nature. D'un outil permettant de définir des paramètres qui réparent un préjudice dans un souci de justice, donc d’égalité, il est devenu un outil permettant de hiérarchiser les souffrances et d'établir, à partir de cette hiérarchisation, une valorisation plus ou moins grande de cette souffrance. Vous avez posé la question de savoir comment le féminisme s’impose comme une question politique. C'est une question qui a plusieurs sens. Le premier porte sur la nature du féminisme. Par définition, il est politique puisqu'il vient interroger l’organisation de la société. Le deuxième, c'est de savoir comment faire en sorte qu’il entre dans l’agenda politique. Mais c’est aussi : comment est-ce que le féminisme devient un sujet politique ? Aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, de nombreux intermédiaires, de nombreuses personnes peuvent prendre la parole et se faire soudain porteuses du sujet. C’est une éruption intéressante et riche avec toujours cette dynamique : comment ces énergies viennent-elles fédérer quelque chose qui permet d’atteindre un objectif commun ? C’est tout le paradoxe des réseaux sociaux. Ils sont des porte-voix intéressants, puisque certaines personnes peuvent parler, alors qu’elles ne pouvaient pas le faire auparavant, mais comment fédérer ces voix, et comment deviennent-elles un carburant pour être au cœur de la question des hommes et des femmes politiques ? Je crois que c’est là que le travail commence.

Maud OLIVIER

Merci, Tania. J’avais une question sur le plan politique. Quels peuvent être les combats politiques de demain ? Oui, le féminisme est politique. Bien sûr. Vers quels combats politiques peut-il se projeter, et surtout vers quels combats politiques si possible fédérateurs ? C’était un peu le sens de ma question.

Tania de MONTAIGNE

Il me semble qu'à présent le vrai combat n'est pas tant de faire passer de nouvelles lois que de se battre pour que celles qui existent soient réellement appliquées. Contraindre les institutions, les entreprises, les collectivités à sortir de l'illégalité, que ce soit en matière salariale, ou sur la question des violences faites aux femmes. Il y a une loi votée, il y a plus de soixante ans, qui rend illégal le fait de payer une femme moins qu'un homme, qui l'applique ? Qui est sanctionné·e, en ne l'appliquant pas ? C'est aussi, continuer à faire pression pour que des moyens réels et non symboliques permettent à la justice et à la police d'être plus efficaces et plus formées sur la question des violences faites aux femmes. Ce ne sont que quelques exemples, la liste des manquements est longue.

Maud OLIVIER

Merci Tania DE MONTAIGNE pour ces précisions. Et merci à Céline PIQUES de nous exposer maintenant son point de vue sur les questions un peu « bateau » que j’avais posées, mais qui peuvent effectivement donner quelques pistes intéressantes également. Céline, c’est à toi.

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Céline PIQUES

Merci beaucoup de me donner la parole. Merci surtout aux deux premières intervenantes. C’était extrêmement intéressant. Je vais peut-être prolonger sur la question des épithètes, que je trouve très justement posée par Marylin MAESO. Est-ce que la question des épithètes divise ou pas ? C’était aussi sur l’emploi des mots. On sait très bien, quand on est féministe, que les mots sont importants. On a aujourd’hui une opposition extrêmement entretenue entre deux choses qui nous sont présentées comme antagonistes : d’un côté l’universalisme et de l’autre, l’intersectionnalité. Je pense que l’on est aujourd’hui nombreuses à l’Assemblée des Femmes à se réclamer d’un féminisme universaliste, c’est-à-dire à considérer que les droits des femmes ne sont pas à géométrie variable. C’est-à-dire que nous défendons l’égalité et la liberté pour toutes les femmes, sans relativisme culturel. C’est en tout cas ainsi que nous l’avons inscrit à Osez le féminisme !, dans notre charte des valeurs. On a besoin de récupérer ce mot. La question qui se pose dans ces antagonismes qui sont souvent exacerbés aujourd’hui, c’est qu’en fait ces mots ont été dévoyés de leur sens initial. Aujourd’hui, quand on parle de féminisme universaliste, on perçoit souvent des forces plutôt réactionnaires, qui se réclament de ce terme pour attaquer les femmes musulmanes en particulier. Ces forces, qui se présentent comme républicaines, universalistes, vont être porteuses d’un message assez impérialiste : en fait, nous, les femmes françaises, aurions déjà gagné l’égalité. Il faudrait en fait expliquer aux femmes musulmanes, ou de culture autre que de culture française, quelle est la voie vers l’égalité que nous aurions déjà acquise. C’est totalement un dévoiement du terme « universalisme », qui vient d’universel. Universel, cela veut dire qu’effectivement les droits des femmes ne sont pas à géométrie variable. On a aujourd’hui presque du mal à se réclamer de cette universalité des droits des femmes. De l’autre côté, il y a le terme « intersectionnel ». Je pense que l’origine du mot a été très bien expliquée. Il y a en particulier le cas de cette femme dans une entreprise automobile, pour laquelle ni le racisme ni le sexisme ne parvenait à expliquer la situation dans laquelle elle se trouvait en étant discriminée dans son entreprise42. On a aussi un problème de dévoiement de ce mot, de cette déviance par rapport à la définition initiale. Aujourd’hui, « intersectionnel » veut dire surtout « créer des divisions », « créer des catégories », ce qui fait que l’on va effectivement accuser un certain nombre de féministes de ne pas être assez antiracistes, ou de ne pas être assez anticapitalistes. On va ainsi finalement créer des catégories et des divisions. À Osez le féminisme !, on a fait le choix de ne pas abandonner ces termes. Plutôt que de les rejeter, et parce que ce sont des acceptions de ces mots-là dans lesquelles nous ne nous retrouvons pas, nous avons plutôt envie de nous les réapproprier, avec le sens que l’on veut bien leur donner. En 2019, après dix ans d’existence, Osez le féminisme ! a révisé sa charte des valeurs43 . Dans cette charte, nous disons que nous sommes bien sûr féministes, progressistes, laïques. Nous avons ajouté à la charte des valeurs le terme « intersectionnelles » qui suit le terme « universalistes ». On a peut-être l’impression que l’on perd un peu tout le monde, mais c’est en fait au contraire pour refuser ces antagonismes, cette récupération et ce dévoiement de mots de leur signification et des luttes que nous voulons mener.

42 Il s’agit de la plainte d’Emma DEGRAFFENREID contre General Motors, cas étudié par Kimberly CRENSHAW. https://urlz.fr/esNi 43 https://osezlefeminisme.fr/nos-valeurs/ 50

Nous avons donc ajouté en particulier le terme « intersectionnelles », en disant simplement ce que disait finalement Kimberley CRENSHAW en 1989, quand elle publiait son article44. C’est que penser l’imbrication de l’ensemble des systèmes de domination est un préalable essentiel à notre lutte féministe. Nous prenons donc l’intersectionnalité comme méthode pour analyser, comprendre, et reconnaître les cumuls d’oppression. Notre intersectionnalité, tout en s’opposant au relativisme culturel, cherche à développer une sororité effective entre l’ensemble des filles et des femmes, afin de n’en laisser aucune de côté. C’est donc vraiment plutôt une méthode, pour dire qu’il y a effectivement des femmes qui n’ont pas nécessairement autant le droit à la parole, et qui sont souvent un peu oubliées dans certaines luttes. C’est le fait d’écouter toutes les femmes et d’essayer de penser les imbrications des oppressions. Je ne vais pas répéter ce qui a été très justement dit sur les divisions. C’est là où l’on a un dévoiement du terme. Ces méthodes d’analyse des structures d’oppression et de leur imbrication ne doivent pas devenir source de division, d’opposition, d’antagonisme et de création de catégories. Or aujourd’hui on arrive à une impasse. Il y a la question assez centrale dans les débats actuels de donner la parole aux concernées. Je vais faire un aparté sur la parole aux concernées. Bien entendu, on sait que la question de la prise de parole, qui a souvent été refusée aux femmes, est essentielle, et qu’il faut bien sûr donner la parole aux groupes les plus discriminés et à celles qui ont le moins la parole. De ce postulat sur lequel on peut se mettre d’accord, on a aussi eu une dérive. Aujourd’hui, donner la parole aux concernées est aussi un facteur pour tout simplement faire taire le débat et alimenter les divisions, c’est-à-dire faire monter les antagonismes. La « parole aux concernées » est systématiquement avancée pour nous faire taire sur un certain nombre de sujets. Je prendrai l’exemple de la prostitution. Il y a là une vraie arnaque sur la parole des concerné·es. Je vais vous raconter une anecdote. Nous étions en réunion pour préparer le collectif d’associations pour Pékin+25 l’année prochaine45. Nous étions d’accord pour dire qu’il ne fallait que des associations qui soient féministes et défendent les valeurs féministes dans la ligne des recommandations de Pékin. Le STRASS était autour de la table. J’ai posé la question de sa légitimité à faire partie de ce collectif, sachant qu’il se présente comme étant un « syndicat des travailleurs et travailleuses du sexe » et qu’il défend par exemple la dépénalisation du proxénétisme. J’ai posé la question de façon ouverte pour ouvrir le débat politique. Tout de suite, il m’a été rétorqué que mon opinion sur la prostitution ne comptait pas, parce que je n’étais pas concernée. La femme qui représentait le STRASS m’a donc demandé tout simplement de me taire. J’ai dit que l’on était sur un débat politique. La « parole aux concernées » a pour but, dans le cadre de la prostitution, de s’arroger la parole pour toutes, puisqu’en fait, en réalité, ce que j’écoute quand on débat de la prostitution, ce sont aussi les survivantes de la prostitution. Sur ce sujet, le STRASS en revanche, n’écoute jamais celles qui dénoncent les violences de la prostitution. Il y a donc vraiment une forme de dévoiement de cette nécessité de donner la parole à celles qui y ont le moins accès, pour finalement confisquer le débat et puis y mettre un coup d’arrêt. Nous avons à peu près la même chose sur les questions d’intersectionnalité entre féminisme et racisme, où nous pouvons très vite être accusées d’être d’un féminisme blanc pour faire cesser le débat. Je ne sais pas ce qu’est un féminisme blanc, personnellement. À Osez le

44 https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-51.htm# 45 La quatrième conférence mondiale sur les femmes s’est tenue à Pékin en 1995 sous l’égide de l’ONU. Son 25e anniversaire qui devait se tenir en 2020 a été reporté à 2021 en raison de la crise sanitaire. Cf note 7 p.13. 51 féminisme !, on essaie en tout cas d’avancer sur ce chemin. Je dirais que c’est presque un chemin de crête, où l’on refuse les amalgames et les simplifications pour défendre effectivement un féminisme universel, tout en prenant en compte la multiplicité et les spécificités des oppressions de différentes catégories. C’est donc vraiment un mouvement assez compliqué, parce que nous pouvons être attaquées par les deux côtés qui créent les antagonismes, sur cette question en particulier antiraciste ou sur la question du voile. Quand il y a des polémiques comme les médias et les politiques savent les construire contre des femmes musulmanes, nous sommes attaquées sur le fait de nous taire, par ceux et celles qui, sous couvert d’universalisme, défendent des idées racistes. Ce discours est de plus en plus prégnant sur les chaînes d’information. Nous y avons été vraiment confrontées ces derniers mois. Il ne se passe plus un mois aujourd’hui sans qu’il y ait une polémique où nous sommes sommées de défendre le féminisme universel contre des avancées réactionnaires. De l’autre côté, nous sommes également attaquées sur le fait de ne pas soutenir assez les femmes voilées quand on critique les religions et quand nous disons que les religions sont forcément patriarcales. Cette ligne de crête est donc assez difficile à tenir et je pense qu’elle est source de beaucoup d’incompréhension. Peut-être que le travail que doivent faire les féminismes aujourd’hui, c’est de refuser les pensées binaires. Il faut refuser les pensées simplistes et accepter une forme de complexité, pour ne pas faire le jeu des antagonismes, dans lequel on voudrait nous enfermer. Je pense que les forces réactionnaires sont particulièrement puissantes et que l’on pourrait imaginer avoir une amplification de ces antagonismes, comme on peut l’observer par exemple aux États-Unis, où nous avons effectivement une bipolarisation de la vie politique. Je dirais qu’il n’est quasiment plus possible de débattre « au milieu ».

Je voudrais revenir pour finir sur la question de la hiérarchie des luttes. Je trouve que ce qui a été dit par Marylin MAESO sur ce point est aussi très intéressant. On avance effectivement cette exigence d’intersectionnalité pour prendre en compte l’ensemble des structures d’oppression, comme souvent : sexisme, racisme et lutte des classes. On se rend en fait compte qu’en guise d’intersectionnalité, ce sont souvent les féministes qui sont sommées de faire leur autocritique par rapport à une prise en compte insuffisante des problématiques racistes ou classistes, mais que l’inverse n’est pas toujours vrai. Je voulais citer un exemple, que je trouve assez parlant. Je pense au mouvement actuel réellement extraordinaire, Black Lives Matter (Les vies noires comptent), pour lutter contre les violences policières et le racisme aux États-Unis. Il est intéressant de montrer qu’un certain nombre de féministes américaines ont fait remarquer, en lançant le hashtag #SayHerName (Prononcez son nom), que dans les luttes antiracistes aux États-Unis, on parlait grosso modo et essentiellement des victimes de violences policières masculines. Les femmes qui avaient été assassinées par la police étaient en fait globalement totalement inconnues, elles passaient sous les radars de l’opinion publique et même des camps progressistes qui s’impliquent dans la lutte antiraciste. Elles sont complètement invisibilisées. Je trouve que l’on a vraiment une dissymétrie : d’un côté l’exigence que l’on adresse aujourd’hui aux féministes sur ces questions de prise en compte de la multiplicité des oppressions, et de l’autre, le constat d’avoir des partis de gauche qui voient la lutte contre le patriarcat comme une lutte un peu secondaire, souvent évacuée en une ligne ou deux dans les tribunes des partis.

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Et c’est donc bien sûr la lutte des classes qui sera le combat essentiel à mener. Il y a une hiérarchie de la part d’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques à gauche, qui ont tendance encore à mettre le féminisme après la nécessaire lutte des classes ou sociale ou après la lutte antiraciste. Le chemin est donc long. Pour conclure, je pense que notre travail peut être d’éviter justement les antagonismes et d’essayer d’avoir un discours nuancé, même si ce n’est pas toujours évident quand nous sommes en particulier interrogées dans la sphère médiatique, et sommées de donner notre avis sur telle nouvelle polémique en vingt secondes. Il faut donner de la subtilité et une épaisseur au débat, pour éviter ces antagonismes qui ne servent que les divisions du féminisme.

Maud OLIVIER

Merci, Céline. Quand tu termines en parlant d’éviter les antagonismes, on voit bien que dès qu’il y a des propos un peu provocateurs ou outranciers qui sont tenus par tel·le ou tel·le, aussitôt s’y engouffrent les antiféministes et les masculinistes pour dénigrer évidemment le mouvement féministe. Je crois effectivement qu’il faut se serrer les coudes. Ce sera sans doute notre prochaine lutte. Bravo, Céline. Nous allons terminer par Martine STORTI.

Martine STORTI

Bonjour. Je suis contente de participer à ce débat. L’inconvénient de parler en dernier, c’est qu’une partie de ce que l’on a envie de dire a déjà été dite. Je vais donc essayer de ne pas trop répéter. Je me sens un peu l’ancêtre dans ce débat qui me réjouit beaucoup justement parce que je viens du MLF et du militantisme des années 1970. Je me réjouis aussi que le mot « féminisme », qui avait un peu disparu de la circulation, disons à la fin des années 1990 et au début des années 2000, soit revenu, en particulier depuis une dizaine d’années. Le mot « féminisme » est même très à la mode. Il fait l’objet de publicités de marques de grandes maisons de couture qui font des tee-shirts à la gloire du féminisme ! Mais l’inconvénient c’est qu’il peut être utilisé un peu n’importe comment. La pluralité, la diversité, les désaccords entre féministes ne me gênent nullement. Car le dissensus, les divergences sont une composante de la démocratie. Les féministes ne sont pas organisées dans un parti totalitaire où tout le monde doit penser la même chose et obéir aux décisions d’un bureau politique ou d’un comité central. Il y a toujours eu des débats et des désaccords. Dans les années 1970, il y avait des courants, des tendances, beaucoup de polémiques et de bagarres aussi. Elles ne prenaient pas l’ampleur médiatique d’aujourd’hui, parce que les moyens de communication, comme cela a été souligné par Tania DE MONTAIGNE, n’étaient pas les mêmes. Les débats pouvaient cependant être assez vifs.

La question que je me pose et que j’ai essayé de traiter dans le livre que je viens de publier, dont Maud OLIVIER a bien voulu citer le titre, Pour un féminisme universel, est de savoir si, dans un certain nombre de cas, on est juste au niveau du désaccord ou bien s’il se joue autre chose. C’est la question de savoir si l’usage du mot féminisme n’est pas aussi une manipulation ou un dévoiement, pour reprendre l’expression utilisée par Céline PIQUES.

Il est vrai qu’aujourd’hui la liste est longue des qualificatifs qui désormais s’accolent au substantif féminisme. Aux anciens « universaliste » et « différentialiste » se sont ajoutés « blanc», 53

« black », « afro », « antiraciste », « islamique », « musulman », « post-colonial », « décolonial », « intégral », « conventionnel », « médiatique », « victimaire », et j’en oublie ! Maud OLIVIER a par exemple cité le « féminisme intégral46 ». Dans ce cas l’adjectif « intégral »ne signifie pas l’ensemble des questions qui concernent les femmes mais bien la réduction des femmes à un seul aspect, la maternité, et à la défense des mères sacrifiées par le « mauvais » féminisme porteur de l’avortement ! Que cette mouvance se réclame du féminisme, est-ce acceptable ? Être contre l’avortement et réduire les femmes à la vieille formule d’Hippocrate tota mulier in utero, (la femme est tout entière dans son utérus), ce n’est pas du féminisme ! De même, pour prendre un exemple complètement opposé, car il faut prendre des risques quand on parle, sur la question du voile : certes il peut être porté librement. Mais considérer qu’il est un signe d’émancipation des femmes et qualifier le port du voile de féministe, comme le font certains ou certaines, franchement, je n’y parviens pas. Qu’il y ait une liberté et un choix, je n’en disconviens pas. Mais les qualifier de féministe me paraît abusif. Je trouve donc que les adjectifs qui accompagnent le féminisme sont parfois seulement l’expression de désaccords. D’autres fois, ils sont plutôt des déguisements d’antiféminismes. C’est le cas par exemple du féminisme intégral. L’intersectionnalité a été abordée par les unes et les autres. Comment ne pas en effet se réclamer de l’intersectionnalité qui dit le croisement, la superposition, la rencontre, de différentes oppressions ? L’intersectionnalité, en tant qu’outil de connaissance, en tant qu’analyse de situation, peut être fructueuse. L’inconvénient est que, dans les faits, nous sommes passé·es, ainsi que je l’écris dans mon livre, du « concept au slogan ». L’usage de l’intersectionnalité n’est pas seulement le fait de combiner de multiples formes d’oppression et de lutter contre elles, en ne laissant personne sur le bord de la route, comme cela a été dit, – c’est aussi un instrument de disqualification. Être une féministe qui ne se revendique pas comme intersectionnelle, ce qui après tout est un droit, c’est être renvoyée dans le camp des féministes blanches et des féministes qui sont indifférentes au racisme, quand elles ne sont pas complices !

L’enjeu de la hiérarchie des luttes qui a été souligné dans les interventions précédentes, me paraît tout à fait juste. Dans les faits, on arrive à une hiérarchie. Dans le triptyque habituellement utilisé, race, classe, genre, il faut bien reconnaître que le paramètre de la race, avec ou sans guillemets, est celui qui l’emporte. Du coup, on a aujourd’hui des formes de radicalité, qu’elles soient antiracistes ou même anticapitalistes, qui aboutissent, me semble-t-il, à quelque chose que l’on a bien connu dans toute l’histoire de la gauche, réformiste ou révolutionnaire : une secondarisation de la lutte des femmes. Céline PIQUES l’a souligné.

Au nom d’un affichage prétendument radical, on arrive à une régression, à savoir que la lutte des femmes passe au second plan, ce qui a été le cas à gauche, sauf quand les femmes le refusaient et c’est par leurs combats que les choses ont changé. Certes la question des femmes était considérée comme importante, mais elle serait réglée après la révolution, et même grâce à elle. Les féministes des années 1970 ont, en France et ailleurs, rompu avec cette tradition historique de la gauche, qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire. Au MLF, nous venions

46 http://martine-storti.fr/feminisme-integral-et-feminisme-decolonial-deux-faces-dune-regression-restauration/ 54 presque toutes des mouvements gauchistes de l’époque. Et nous avons rompu avec le gauchisme. Au lieu de dire : « Après la révolution, l’émancipation des femmes », nous avons dit : « Pas de révolution sans émancipation des femmes », « Nous ne sommes pas un front secondaire, et nous ne sommes pas la contradiction secondaire », pour reprendre la distinction marxiste entre la contradiction principale et la contradiction secondaire. La contradiction principale, c’était la lutte des classes. La contradiction secondaire, c’était par exemple l’émancipation des femmes. Je crois que ce refus de la secondarisation, ce refus du front secondaire sont quelque chose d’absolument essentiel pour l’enjeu politique qu’est le féminisme. Je suis tout à fait d’accord avec Céline PIQUES quand elle parle de ligne de crête, de complexité et même de subtilité. « Sur la ligne de crête » est d’ailleurs le sous-titre de l’introduction de mon livre. Mais la ligne de crête entre quoi et quoi ? Je pense qu’aujourd’hui, la satisfaction de voir l’ampleur prise par des mouvements féministes doit s’accompagner du constat d’intimidations, de sommations, qui reposent à mon avis sur des constructions idéologiques. Il y a d’un côté la fabrique du « féminisme blanc », et de l’autre, celle du « néo-féminisme ». Je suis suffisamment attachée au pluralisme pour juger inacceptable l’expression « féminisme blanc » et illégitime sa critique, mais à condition de ne pas la construire sur des amalgames, sur une réécriture de l’histoire et sur des omissions volontaires, sur des affirmations sans preuve et des manipulations. Par exemple, quand je lis, au nom d’un féminisme qui se dit « décolonial » que dans les années 1970, les filles du MLF ont été indifférentes au colonialisme et au postcolonialisme, je dis que c’est de la manipulation. C’est faux, parce qu’un certain nombre de femmes du MLF ont été aux côtés du Front de libération nationale (FLN) au moment de la guerre en Algérie. C’est par exemple le cas de Monique ANTOINE, qui a été une grande avocate féministe et a fait de la prison en soutien à l’indépendance de l’Algérie. Pour celles qui n’avaient pas l’âge de manifester au moment de la guerre d’Algérie, ce qui est mon cas et celui de la majorité des militantes du MLF, il est complètement faux de dire que nous étions indifférentes au colonialisme. C’est encore plus faux d’oser affirmer que le MLF des années 1970 a été indifférent aux enjeux des luttes internationales. Il suffit de regarder les textes de l’époque et toutes les actions qui ont été conduites, non seulement de solidarité, mais de participation à un nombre de luttes internationales extrêmement importantes : celles des Espagnoles sous FRANCO, des Vietnamiennes, des Portugaises pendant la révolution des œillets, des Chiliennes après le coup d’État du général PINOCHET, des Argentines, des Iraniennes, des Africaines contre l’excision… Je pourrais dresser une liste bien plus longue. Autre manipulation, l’idée que les féministes des années 1970 auraient été indifférentes à la Coordination des femmes noires. Il suffirait d’interviewer Awa THIAM, qui était l’une des principales fondatrices de cette Coordination, pour savoir à quel point cela est faux. En fait ces manipulations s’inscrivent dans un cadre plus large, l’idée que les droits des femmes, le féminisme, depuis leurs débuts, sont liés à la modernité occidentale, considérée comme le mal absolu, et donc à l’esclavage. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, procès est fait à Olympe DE GOUGES d’avoir été complice de l’esclavage alors qu’elle le dénonce de manière très claire dans le contexte de son époque. On sait ce qu’a donné le fait de réécrire l’histoire dans d’autres situations. On gomme sur la photo telle personne, parce qu’entre-temps on a estimé qu’elle n’était pas dans la ligne juste et qu’on lui a coupé la tête, ou parce qu’on l’a fusillée. Je suis certes pour le débat, mais je ne suis pas favorable à une réécriture mensongère de l’histoire dont le but est de la soumettre à un a

55 priori idéologique. C’est de l’intimidation, Céline PIQUES a tout à fait raison et il faut y résister.

Mais il y a une intimidation qui vient aussi d’un dévoiement du féminisme universaliste et même de l’universalisme républicain. Il se passe aujourd’hui quelque chose qui me met à la fois en colère et me fait sourire : c’est l’instrumentalisation du féminisme. Des courants politiques et des personnes, qui ont toujours été contre le féminisme, contre l’avortement, contre l’égalité femmes/hommes et l’émancipation des femmes, se réclament aujourd’hui du féminisme universaliste. C’est par exemple Valeurs actuelles, le Figaro magazine puisqu’il faut les nommer, ou certains sites ou certain·es intellectuel·les. C’est le Front national, qui a toujours été contre la laïcité et qui s’y drape aujourd’hui dans une démarche que je qualifie de raciste : d’un racisme anti- musulman et anti-noir, anti-immigré. Ces personnes qui ont toujours été contre le féminisme, disent : « Qu’est-ce que c’était formidable, le MLF ! », mais l’instant d’après elles s’emploient à vilipender ce qu’elles appellent le « néo-féminisme » qui selon moi est autant une construction idéologique que le « féminisme blanc ». J’ajoute qu’il est faux de considérer que toutes les jeunes féministes pensent la même chose. Or il ne faut pas oublier comment Simone DE BEAUVOIR a été traitée quand elle a publié Le deuxième sexe en 1949, et la manière dont elle a été injuriée par la droite et la gauche. Souvenons-nous de cette phrase de François MAURIAC à un collaborateur des Temps modernes que dirigeait Simone DE BEAUVOIR : « Désormais, je sais tout du vagin de votre patronne ». C’étaient des attaques extrêmement violentes contre elle. Dans les années 1970 ces mêmes injures étaient énoncées contre les filles du MLF, présentées toutes comme des hystériques, des mal-baisées, détestant les hommes, prônant la guerre des sexes, etc. Le néo-féminisme est une construction disqualifiante. Ce n’est pas un mot qui désigne un mouvement ou une réalité. C’est une construction idéologique pour disqualifier les mouvements féministes actuel. On a le droit évidemment d’être en désaccord avec tel ou tel propos, telle ou telle conception, mais il y a là une disqualification de toutes les revendications des femmes et en particulier de ce mouvement qu’est MeToo. Et de page en page, de tribune en tribune, de site en site, il n’est alors question que de « terreur féministe » de « harcèlement féministe », d’« inquisition féministe », de « féminisme victimaire » etc. Dans les deux « camps », nous sommes en présence de globalisations et d’essentialisations. Donc je dis oui à la ligne de crête. Je souhaite que nous soyons en effet nombreuses à refuser ces dogmatismes concurrents. J’essaie de tirer le fil d’un féminisme universel. Universel ne veut pas dire « en surplomb », ni qu’il constitue un chemin déjà tracé qu’il faudrait se contenter d’emprunter. Le féminisme universel est sans cesse en chantier. Pour conclure sur l’enjeu politique, j’insisterai sur trois fondamentaux. Premièrement, ne pas rabattre sur l’identité les deux principes politiques que sont l’égalité et la liberté, car l’émancipation des femmes, c’est l’égalité et la liberté. On a vu cela ces dernières années : « l’identité française », « l’identité européenne » ou « occidentale », « la France, pays des droits des femmes », « pays de l’égalité et de la liberté des femmes ». C’était le discours de Nicolas SARKOZY quand il était président de la République et celui d’un certain nombre de politicien·nes et d’intellectuel·les.

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Rabattre l’égalité et la liberté sur l’identité, c’est nier leur historicité, nier les luttes qu’il a fallu conduire génération après génération, pour aboutir à des droits et à leur mise en œuvre, qui est loin d’être achevée. Nier l’historicité, c’est nier que les luttes puissent être menées par d’autres. L’égalité et la liberté sont des conquêtes. Si elles ont été conquises par certaines, elles peuvent l’être par toutes les femmes. Évidemment, il y a des femmes qui n’ont pas envie d’être égales et libres, c’est leur droit. Ne pas rabattre donc le féminisme sur l’identité, ni sur l’identité française, ni sur l’identité nationale, ni sur l’identité religieuse, ni sur l’identité de race… Je crois qu’il faut sortir de la pensée en termes d’identité. C’est un point que je n’ai pas le temps de développer, mais qui renvoie à bien d’autres enjeux que le féminisme, enjeux que j’ai développés dans mon précédent livre47. Deuxièmement, l’irréductibilité de la lutte des femmes. On peut faire des alliances, considérer qu’à certains moments historiques, il faut mener tel ou tel combat. Mais ce qui permet que les femmes gagnent quelque chose et, comme Tania DE MONTAIGNE l’a dit, que le sujet continue d’être à l’agenda politique, c’est la constitution d’un mouvement autonome. La lutte des femmes est une lutte spécifique, elle n’est réductible à aucune autre. Elle est une lutte en elle-même et se conduit de manière autonome. Tant qu’on n’est pas autonome, on se fait avoir. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il y a des mouvements féministes ! Troisièmement, c’est l’universel. Je crois qu’il suffit d’ouvrir ses yeux pour voir l’universel. Les luttes des femmes sont partout et le sont de manière différente. Je propose un universel concret qui inclut les différences en les dépassant, en somme il s’agit d’un processus d’universalisation. On ne va pas se battre en France comme en Afghanistan, en Argentine ou en République démocratique du Congo. Pour quoi les femmes se battent-elles ? Elles se battent pour la liberté et l’égalité. Sur de très nombreux sujets, avec des manières différentes de s’y prendre, avec des étapes, en intégrant là où elles sont la culture et l’état des droits ou des non-droits, l’histoire… Les luttes se mènent dans un contexte mais fondamentalement avec les mêmes objectifs. Cet universel, qui intègre donc les différences et qui n’arrive pas clé en main, mais se construit sans cesse me paraît être un chemin que l’on peut appeler la ligne de crête. Je pense que la crête peut tout à fait s’élargir et devenir une autoroute. Je ne devrais pas dire cela, parce que ce n’est pas très écologique !

Maud OLIVIER C’était un exposé magistral et passionnant. On retrouve toutes ces données dans ton livre et dans ton blog sur Mediapart. Je voudrais savoir si Tania DE MONTAIGNE aurait envie de reprendre la parole.

Tania DE MONTAIGNE

Je rejoins totalement ce qui vient d’être dit sur le fait que finalement, cette ligne de crête n’est pas si « crête ». Elle n’est pas si fine. Je crois qu’elle est bien plus large, et beaucoup moins à

47 Martine STORTI, Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat, Ed Michel de Maule, 2016. 57 pic que ce qu’elle donne comme sensation d’être, ou en tout cas, que ce que la mousse des débats nous donne à entendre. Je voulais revenir sur ce qui avait été évoqué précédemment. Je pense que quand arrivent ces notions de féminisme blanc, c’est comme quand arrive la notion dans le théâtre de « théâtre blanc ». Ce que cela vient souvent raconter, et ce sur quoi il faut travailler par ailleurs, c’est le fait qu’il y a des mouvements ou des instances dont les équipes ne sont pas du tout mélangées. Et, parce qu’il n’y a pas du tout de mélange, on se saisit de cela pour dire : « Vous voyez ? Vous parlez de sujets de Blancs ou de Blanches, parce qu’il n’y a personne d’autre que vous là-dedans ». Et donc, le glissement intervient , il fait dire que puisqu’il n’y a que des Blancs ou des Blanches, cela doit être un sujet de Blancs ou de Blanches. Je vais donc inventer ma petite boutique, dans laquelle je parlerai de sujets qui ressemblent directement à ce que je crois être. Le premier travail est déjà de faire en sorte qu’il y ait de la mixité, ce qui n'est pas toujours le cas. C'est un préalable fondamental. Une fois que cette mixité existe, c’est beaucoup plus simple de rappeler que le féminisme, par essence, concerne toutes les femmes, puisque son sujet central c'est celui des droits humains. Ça ne concerne pas plus une couleur qu'une autre, pas plus une religion qu'une autre, ça n’est pas un sujet à géométrie variable. Quand il y a a priori une inégalité, quelle que soit la religion, la couleur ou le lieu où elle se produit, elle doit être constatée et combattue. Cela revient aussi à ce qui a été évoqué par Céline PIQUES : la parole aux concernées. Ça dit la nécessité de faire en sorte qu’il y ait, dans les mouvements, de la place pour toutes sortes de personnes aux trajectoires et aux vécus différents. À partir du moment où cette diversité existe, on a déjà réglé une grande partie du problème. Même si chacune, ou chacun, n'est jamais porteur que de son propre point de vue et qu'un individu ne saurait être le porte-parole d'un tout qui n'existe pas (toutes les Noires et tous les Noirs ne pensent pas pareil, toutes les handicapées et tous les handicapés non plus...). On ne peut pas faire l’économie du fait qu’il y a plusieurs points de vue, et que ces points de vue s’échangent, et qu’il y a de la contradiction. Sur la question qui a été évoquée de féminisme blanc ou non blanc, cela vaut pour le féminisme comme pour la laïcité. Le fait que le Rassemblement national se découvre soudain féministe et laïque nous permet de dire que l’on ne parle ni de féminisme ni de laïcité, parce que la laïcité du Rassemblement national est bien une laïcité qui protège systématiquement les intégristes catholiques, mais pas les autres. On voit donc bien que ce n’est absolument pas le sujet, comme ce n’est pas du tout le sujet du féminisme. Quand il a en effet été question de créer de nouvelles antennes du Planning familial, tout le monde au Rassemblement national trouvait que c’était un non-sujet. Partant du principe que : « Les femmes n’ont qu’à pas être enceintes, elles n’auront pas à avorter ». Le féminisme du Rassemblement National est donc en fait un manteau dans lequel se drapent ces gens pour se donner une respectabilité qu’ils n’ont pas.

Je crois qu’à chaque fois que nous restons concentrées sur la question de savoir si les femmes bénéficient d’une égalité en droit, nous devrions être au bon endroit. Là, ce n’est pas une ligne ni une crête. C’est vraiment un espace très ample. Il faut le défendre vraiment résolument, parce que l’inégalité arrive très vite. De plus, on voit que politiquement, au fur et à mesure, il y a une tentation de choisir des 58 présidents qui sont, eux, très réactionnaires, et qui s’attaquent donc une fois qu’ils sont au pouvoir, aux questions d’avortement ou de la place des femmes dans l’espace public. Ce sont des sujets qu’il faut défendre âprement. Immédiatement, dès qu’il y a des avancées des droits, un mouvement se fait dans l’autre sens et vient essayer de remettre les un·es et les autres dans un ordre qui serait « traditionnel ».

DÉBAT

Maud OLIVIER Merci, Tania DE MONTAIGNE, pour ces compléments. Quelques questions viennent d’arriver que je vais vous poser. Certaines destinataires ont été nommées, mais j’en ai une pour commencer, qui n’était adressée à personne en particulier. J’avais envie de la poser à Marylin MAESO. Je la lis : « Quelle place la lutte féministe peut-elle laisser au monde religieux, quand aujourd’hui la critique du patriarcat religieux et culturel connaît une déchéance, notamment chez les plus jeunes ? Certains et certaines tentent de répondre à cette défiance en créant de pseudo-espaces féministes, comme Tariq RAMADAN. Quelle place est donc laissée aux croyantes ? »

Marylin MAESO Je crois que le cœur du problème réside dans la confusion entre les deux dimensions de la religion, à savoir sa dimension « objective », institutionnelle et doctrinale, d’une part et, d’autre part, sa dimension subjective personnelle, que l’on appelle généralement la foi, mais qui inclut aussi les pratiques religieuses. On ne peut pas nier que les religions en tant qu’institutions, doctrines et pouvoirs politiques et sociaux, sont marquées par des structures patriarcales. Quand la religion est utilisée pour contrôler le corps des femmes, pour justifier la soumission d’une femme à son mari, pour bafouer le consentement en inventant la notion de « devoir conjugal », ou pour banaliser les violences conjugales en se réclamant des textes religieux, la domination patriarcale est à l’œuvre. Le féminisme s’étant toujours attelé à déconstruire les structures de domination qui sont omniprésentes dans la société et qui n’épargnent rien, que ce soit le gouvernement ou les pouvoirs politiques en général, l’éducation, la culture, le sport…, – absolument tous les domaines de la société retrouvent les mêmes biais – ce féminisme ne peut pas faire l’impasse sur les structures de domination de nature religieuse. Après tout, ce sont des structures parmi d’autres. Il n’y a pas de raison spécifique de faire une exception. Je parle bien des structures, c’est-à-dire de la dimension objective de la religion. En revanche, et c’est là que j’apporte éventuellement quelques pistes de réponses au dilemme qui a été évoqué, cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas être féministe et croyante, parce que la foi de chacun·e lui appartient, et que le rapport du croyant ou de la croyante à Dieu ne concerne que lui ou elle. Je pense que les croyant·es qui voient la lutte féministe d’un œil méfiant, comme si elle leur demandait de renoncer à leur foi, autrement dit, ceux et celles qui associent féminisme et athéisme, gagneraient à lire des femmes catholiques, musulmanes, juives ou autres qui ont réfléchi aux luttes féministes. Je prends l’exemple de Delphine HORVILLEUR, puisque c’est celle que je connais le mieux, mais pour les personnes qui ont d’autres références en tête, je 59 vous invite à les partager. Cela m’intéresse et je pense que cela intéressera tout le monde.48 Delphine HORVILLEUR est vraiment une personne qui montre de manière intelligente et concrète qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la foi et les convictions féministes, et que les femmes peuvent, si elles le souhaitent, se réapproprier les textes, les interpréter, et les travailler. Il en est de même pour les pratiques religieuses. De même qu’il n’y a pas une univocité du féminisme, on l’a vu et montré à plusieurs voix aujourd’hui, de même qu’il n’y a pas de lecture univoque des textes ni une approche univoque des pratiques religieuses, toutes religions confondues, – dans un cas comme dans l’autre, l’éducation au dialogue et à l’apprentissage de la capacité de confronter les points de vue divers me semble une priorité. C’est ce que j’essaie de faire avec mes élèves en classe de Terminale en cours de philosophie. Je trouve que les résultats sont plutôt prometteurs.

Maud OLIVIER Merci beaucoup. Je vais prendre une autre question qui est pour Céline PIQUES : « La reconnaissance de la nécessaire complexité n’exige-t-elle pas d’abandonner la mise à distance de l’universalisme et de ne pas céder aux forces rétrogrades qui les manipulent ? »

Céline PIQUES C’était le sens de mon intervention. Je n’ai jamais abandonné un féminisme universaliste pour être tout à fait franche. Il faut simplement bien nous écouter et éviter les raccourcis. Ce qu’il faudrait aussi réinvestir, au-delà de l’aspect universaliste, c’est l’aspect constructiviste. C’est un sujet connexe. Les difficultés que nous rencontrons justement à défendre notre universalisme sont réelles parce que l’on nous oppose souvent « écouter les concernées ». Ces divisions, cette catégorisation du féminisme juif, du féminisme musulman, du féminisme blanc, du féminisme noir, etc., ne font que dépolitiser la question. Je pense que l’on pourra réinvestir correctement l’universalisme quand on remettra de la politique. Je me trouve face à une nouvelle génération de féministes, plus jeunes que moi. C’est la génération MeToo qui a vingt ans. Elle n’a qu’un mot à la bouche : la question du choix. « J’ai le choix ». « Elle a le choix ». « C’est sa liberté ». C’est-à-dire que l’on ne marche que sur une seule jambe : la liberté sans l’égalité. Du coup, cela devient la liberté de se prostituer, la liberté de porter le voile, etc. Tout n’est que liberté. Et donc, il faut respecter le choix. C’est vraiment quelque chose qui est extrêmement fort. Si l’on veut effectivement regagner du terrain sur la question de l’universalisme, cela passera nécessairement par une repolitisation de ces questions. Il faudra reparler de structures d’oppression, et éviter les termes comme « choix », « identité » . C’est effectivement un mot extrêmement piégeux, qui fait qu’il n’y a plus de débat possible. Il n’y a plus de débat politique sur le caractère structurel de l’oppression ou de la domination patriarcale. Je trouve que c’est quelque chose que l’on a du mal à faire passer aux nouvelles générations. Quand on veut faire comprendre le terme d’universalisme, on nous oppose toujours une vision très libertarienne finalement et très dé-politisante. On a donc besoin de cette

48 On lira avec profit, à ce sujet, dans les Actes de la 28è Université d’automne de l’ADF (2019), la table ronde III « Où se cachent-ils ? Femmes et religions » avec Fatima LALEM, Agnès DE PRÉVILLE, Manuela PICQ et Liliane VANA, Ségolène NEUVILLE (modératrice) p. 72 à 108. https://www.assembleedesfemmes.org/wp-content/uploads/Actes_UA_2019.pdf.

60 repolitisation des nouvelles générations, pour avancer.

Maud OLIVIER Merci, Céline PIQUES. Je vais donner la parole à Martine STORTI, d’abord parce qu’elle l’a demandée, mais a aussi parce qu’elle a reçu une question de Béatrice HAKNI-ROBIN que je vais lui poser : « Le féminisme d’extrême droite est présenté par Martine STORTI comme un antiféminisme, ce qui pourrait nous faire aller vers la facilité de l’évacuer. N’est-il pas plutôt une forme de féminisme dangereux à comprendre, à déconstruire par les féministes de gauche pour mieux le combattre dans le débat d’idées ? »

Martine STORTI Je ne comprends pas bien la question. Je n’ai pas parlé de féminisme d’extrême droite. Je parle d’une instrumentalisation du féminisme par l’extrême droite, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Il y a aujourd’hui en effet une instrumentalisation du féminisme. Je le dis et le répète, avec une infinie tristesse, parce que cela remonte quand même à plusieurs années. Je veux dire qu’il y a des féministes, y compris des jeunes féministes ou des féministes de ma génération, qui ont cru bon d’aller défendre le féminisme universaliste dans des publications d’extrême droite. On a vu des féministes aller sur Riposte laïque, qui ne défend pas la laïcité, mais qui prend la laïcité comme un instrument anti-musulman, pas anti-islamiste, pas anti- intégriste musulman, mais anti-musulman tout court. Elles ont fini par en sortir, mais cela a pris vraiment beaucoup de temps. Je trouve triste qu’elles soient allées défendre le féminisme dans des publications ou sur des sites de ce genre. Je suis infiniment triste quand, une fois par semaine, des personnes se disant féministes et venant d’ailleurs de la gauche, accordent entretien sur entretien à Valeurs actuelles. Je trouve que cela renforce tout ce contre quoi elles prétendent se battre. On est quand même aujourd’hui dans une espèce de jeu de ping-pong. On donne peu la parole à des personnes défendant la nuance, la complexité, la ligne de crête, parce que l’on est dans un fonctionnement médiatique de clash. Plus on dit des choses énormes, plus on a de chances d’exister médiatiquement. Plus on essaie de dire des choses un peu moins énormes, moins on existe médiatiquement. Si l’existence médiatique est le but de l’existence, alors il faut effectivement dire des trucs énormes. Ce sera repris et fera l’objet de polémiques. On le voit et on l’entend tous les jours, sur le féminisme comme sur bien d’autres sujets. Je crois donc qu’il faut résister à cela aussi, aller sur son chemin, sans être dans le ping-pong permanent. L’instrumentalisation du féminisme, c’est assez nouveau quand même. Avant, il y avait une opposition. Maintenant, il y a instrumentalisation et détournement à d’autres fins. Depuis ces dernières années, le féminisme est pris dans une série d’autres débats : le racisme et l’anti- racisme, les identités, les intégrismes religieux, la République… C’est pour cela que je parle de combat irréductible. Ne nous laissons pas envahir. Ne nous laissons pas capter. Ne retournons pas au « front secondaire ». Je voudrais dire un mot sur la liberté. J’ai été professeure de philosophie et je parle sous le contrôle de Marylin MAESO, qui l’est aujourd’hui. La liberté est l’un des sujets les plus difficiles à traiter dans un cours de philosophie en Terminale. Spontanément, la définition de la liberté qui est donnée par la plupart des élèves, c’est : « Faire ce que je veux ». En fait c’est le degré zéro de la liberté ou alors c’est une liberté terrible pour 61 les autres. Or on n’est pas seul·e et l’on n’engage pas que soi, quand on fait quelque chose. « Faire ce que je veux », cela peut être par exemple, violer ou tuer etc. Je suis une vieille soixante-huitarde et je mourrai nostalgique de mai 68, mais il y a des slogans de mai 68 que je n’ai jamais acceptés. Par exemple, « jouir sans entraves ». Que veut dire « jouir sans entraves » ? Pour l’un, jouir sans entrave, ça peut être violer. L’exercice de la liberté suppose des limites, c’est autre chose que « c’est mon choix ». Nul.le n’est seul.e. Il y a les autres. Il faut être un peu kantien·ne ! On peut évidemment être en désaccord avec moi, mais je pense que la liberté ce n’est pas juste « faire ce que je veux » et que le féminisme ne se réduit pas du tout à un « c’est mon choix ». Une question doit être sans cesse posée : « Qu’est-ce que j’engage de ma vision du monde ? Qu’est-ce que j’engage des autres ? Qu’est-ce que j’engage pour les autres quand je définis, quand j’agis et quand je pense ? » Je crois donc qu’il faut oser dire cela et expliquer. Il n’y a pas que des jeunes qui pensent ainsi. Des personnes âgées aussi : « Je fais ce que je veux », « Je n’ai pas besoin de porter le masque dans la rue. Je ne le porte pas. Je fais ce que je veux ». Non, justement, on ne fait pas ce que l’on veut. Parfois, et même souvent, cela a des effets sur les autres. Je voudrais encore parler d’une chose qui me paraît tout à fait dangereuse, cette idée assez répandue que tout ce que font les femmes serait bien. Si une femme choisit d’être prostituée, c’est bien car c’est une femme ; si une femme porte le voile, c’est bien parce qu’elle est une femme. Non. J’ose le dire, être féministe, ce n’est pas considérer qu’une femme a nécessairement raison. Autant il faut croire la parole des femmes dans une accusation de viol et enquêter, mais l’idée selon laquelle ce qui est dit ou fait par une femme serait forcément féministe et formidable, n’est pas vraie. S’il suffisait d’être une femme pour que tout soit bien, on voterait Marine LE PEN, la seule femme à la tête d’un parti politique important. Bien qu’elle soit une femme, je ne vote pas Marine LE PEN. Être une femme, ce n’est donc pas le seul critère.

Laurence ROSSIGNOL Bonjour aux différentes intervenantes. Merci pour ce magnifique moment que vous nous donnez. On en ressortira toutes plus cultivées, plus intelligentes, et plus éclairées. Qu’est-ce qui fait une bonne journée dans la vie ? C’est une journée à l’issue de laquelle nous nous couchons moins ignorant·es que quand nous nous sommes levées. Ce soir, nous pourrons nous coucher moins ignorantes. Je voulais revenir sur cette histoire de « ligne de crête », parce que j’aime bien l’expression. Pourquoi l’emploie-t-on ? Quand on fait de la montagne et qu’on est sur une ligne de crête, on peut avoir soit le pied droit qui bascule à un moment donné, soit le pied gauche. Quand un pied bascule, on tombe sur l’autre versant de la crête. Dans ces histoires de féminisme aujourd’hui, il y a toujours le risque de tomber d’un côté ou de l’autre, de se faire très mal et de faire très mal. Beaucoup de choses ont été dites. Je suis absolument d’accord sur tout ce qui a été dit à propos des épithètes ; à quel point les épithètes disqualifient banalisent et relativisent le mot auquel elles se rapportent. C’est valable pour le féminisme, comme pour la laïcité. Quand on vous dit : laïcité « ouverte », laïcité « sympathique », c’est à l’opposé d’une laïcité qui est la laïcité républicaine. C’est valable aussi pour l’écologie. Quand on commence à vous parler d’écologie « raisonnable », 62

« responsable », vous pouvez vous dire en général qu’arrive derrière la justification d’utiliser tel ou tel pesticide. Pour répondre à la question que l’on posait dans le titre de cette table ronde, féminisme au singulier ou au pluriel, il est tentant de dire qu’il y a des féminismes. On a l’impression qu’en disant qu’il y a des féminismes, on respecte la diversité des femmes, ce que je ne crois pas. Il y a mille voies pour accéder au féminisme. Chaque femme mène son propre chemin, qui va l’amener à la prise de conscience féministe. Chaque chemin est un chemin singulier, mais la pensée féministe est une pensée qui n’est pas totalement relativisable, si j’ose dire, à chaque individu. Sinon, cela veut dire que ce n’est pas vraiment une pensée. Si c’est une pensée relative, ce n’est pas une pensée. C’est une pensée qui évolue avec la société, qui se construit, qui se réinterroge, mais ce n’est pas une pensée. Le féminisme n’est pas une auberge espagnole. Martine STORTI vient de le dire à l’instant. Chacune ne peut pas amener ce qu’elle veut, en disant que c’est parce qu’elle est une femme qu’elle le fait, et que cela suffit pour que ce soit féministe. Chacune pourrait alors défendre son petit féminisme à soi. Je pense qu’accepter l’idée qu’il y ait « des féminismes », c’est en fait accepter l’idée que le féminisme n’est pas une pensée digne de prendre sa place à côté des autres écoles, des mouvements de pensée et au sein de l’histoire des pensées. C’est la première remarque que je voulais faire. On peut bien sûr qualifier des féministes. J’adhère totalement à tout ce qui a été dit sur la manipulation des mots, en particulier par l’extrême droite. Cette dernière est formidable, elle s’accapare, manipule et dévoie aussi bien le féminisme que la laïcité ou la République, et, comme on le verra probablement lors des présidentielles, également l’écologie. Pour autant, on peut aussi constater qu’il n’y a pas que l’extrême droite. Il y a d’anciennes féministes qui sont devenues des féministes réactionnaires, au même titre qu’il y a aujourd’hui une gauche réactionnaire. Il y a des féministes qui sont devenues des féministes conservatrices, et qui n’acceptent pas l’idée que chaque génération écrive sa propre histoire. Martine STORTI a évoqué la génération qui était la sienne, et l’histoire à laquelle elle a participé, qui ne s’arrête pas en mai 68 ou à la construction du Mouvement de libération des femmes. Elle continue aujourd’hui. Céline PIQUES, Marylin MAESO, Tania DE MONTAIGNE, avec leurs générations et leurs histoires, contribuent à l’histoire du féminisme. Le féminisme est donc une pensée en mouvement. Il y a des féministes qui basculent. C’est pour cela que je reviens à la ligne de crête. Nous ne devons pas nous sentir solidaires des féministes qui ont viré réactionnaires. Ce sont aujourd’hui celles qu’évoquait Martine STORTI et qui signent avec des gens infréquentables. Il y a aussi des féministes qui ne se rendent pas compte qu’elles ont une sorte d’inclinaison permanente devant « les concernées ». Céline PIQUES a très bien évoqué ce fait de la légitimité de « la parole des concernées » : les concernées produiraient forcément la bonne pensée et l’analyse juste. Ces féministes se retrouvent elles aussi à coexister et cosigner des textes avec des antiféministes notoires. La ligne de crête est donc bien là. Elle est difficile à tenir. Nous devons sans cesse nous réinterroger. Je conclurai sur ce point, qui fait un peu le lien avec la première table ronde. La première fois que j’ai été interpellée et qualifiée de féministe « blanche », j’ai ressenti une grande émotion. Cela m’a bouleversée. Dire féministe « blanche », c’était en gros me qualifier de féministe « raciste ». Disons-le clairement. Je me suis demandé comment nous en étions arrivé·es là : à ce que des jeunes femmes, disant des choses par ailleurs très intéressantes, auxquelles je pouvais totalement adhérer, me qualifient de féministe « blanche ». 63

Je suis arrivée à la conclusion que le mouvement féministe a souffert presque de la même faute que le mouvement socialiste. Le mouvement socialiste a laissé entendre et a probablement cru, tout du moins les femmes l’ont cru, que l’émancipation des hommes entraînerait mécaniquement celle des femmes. Ce sont les fameuses contradictions primaires et secondaires qui étaient évoquées précédemment par Martine STORTI. Je pense que nous, les féministes, avons cru que le mouvement de libération des femmes allait ipso facto aussi lever les discriminations secondaires, parce que nous avions la dimension universelle en tête. C’est-à-dire que l’on allait aussi émanciper dans le même mouvement les femmes noires, etc. Je suis prête à reconnaître que cela n’a pas fonctionné. Encore faudrait-il, pour que je puisse le reconnaître, que j’aie des interlocutrices. La grande difficulté dans laquelle nous sommes, c’est que nous n’arrivons pas à avoir des cadres de débat avec celles qui ne pensent pas comme nous. Nous parlons entre nous. Elles parlent sur des réseaux sociaux, à la télévision ou dans des livres. La culture de la controverse, qui fait l’évolution de la pensée, n’est pas la leur. Je pose donc cela sur la table pour vous dire quelle est aujourd’hui notre double responsabilité : porter un féminisme universel, défendre nos valeurs, et réhabiliter la controverse et le débat dans le féminisme, en en faisant une partie intégrante de notre militantisme et en étant aussi un projet, pour que nous puissions échanger entre féministes. Nous essayons à chaque Université d’automne. À chaque fois, nous n’arrivons pas à mobiliser des femmes qui écrivent ou pensent des choses différentes des nôtres ou qui regardent les choses d’un point de vue différent du nôtre. Au mieux, on n’arrive pas à parler. Au pire, et Céline PIQUES peut en témoigner, on passe à l’insulte, au harcèlement, voire aux menaces. Il y a un sujet dont on n’a pas parlé, et qui est pour moi à la périphérie, mais quand même dans notre réflexion, c’est la question de savoir « Qui est femme ? ». On fait là encore le lien avec la table ronde précédente, c’est-à-dire que le corps n’est pas qu’une construction sociale. Aujourd’hui, nous voyons émerger des questionnements où il suffit en fait de se dire femme pour prendre la parole en tant que femme. On se rend compte que la réalité est pour nous féministes assez difficile.

Maud OLIVIER Je vais donner la parole à Monique DENTAL, qui a levé la main. Monique, si tu veux bien prendre la parole à ton tour ?

Monique DENTAL, Réseau féministe « Ruptures » Merci Maud. Marylin MAESO dit dans son intervention, que le problème aujourd’hui n’est pas tant de faire admettre que le féminisme est politique, mais de maintenir les acquis et de ne pas reculer. Au regard de mes expériences et de celles du Réseau Féministe « Ruptures », nous ne partageons pas ce point de vue. Il nous semble, au contraire que c’est parce que l’ensemble des forces politiques et sociales dans la société ne prend pas en considération l’approche du féminisme comme une question politique, que nous vivons des reculs de nos droits. Je m’explique. Par exemple, lorsque les partis politiques, les syndicats ou les associations généralistes évoquent « la question des femmes » c’est, pour nous, très révélateur de la façon de traiter le problème. Nous sommes sans cesse confrontées à cette contradiction : la reconnaissance du mouvement féministe comme sujet politique. Résultat : la dimension féministe est reléguée au rang des questions spécifiques, catégorielles, une « affaire de femmes » en quelque sorte, à

64 laquelle il suffirait d’ajouter un peu plus de droits pour que le problème soit réglé. L’enjeu, c’est comment passer de la « question des femmes » à celle des rapports sociaux de sexe, rapports structurants dans toute la société, et qui concerne toutes les femmes et tous les hommes. Je voudrais soulever une autre question, celle des nouvelles stratégies institutionnelles à l’œuvre depuis le G7-W749 au cours duquel des associations généralistes ont été chargées d’organiser le forum des ONG féministes pour le Women 7, et cette situation a été réitérée à l’occasion de la préparation du « Forum onusien Génération Egalité » (25 ans après la conférence mondiale sur les droits des femmes de Pékin) qui devrait se tenir en juin 2021. Ces associations sont : Equilibre et Populations et Care (dont nous ne contestons pas l’expertise dans le champ du développement et de la solidarité internationale) et le Planning familial qui tient lieu d’association féministe. Nous avons avec le Planning national des désaccords importants quant à ses prises de position concernant le système prostitutionnel qui consistent à intégrer, dorénavant, les sex-workers (« travailleurs et travailleuses du sexes ») au nom d’une conception inclusive de toutes et tous les discriminé·es et à privilégier une politique d’équité qui intégrerait toutes et tous les discriminé·es et dominé·es, au détriment d’une conception féministe de l’égalité des droits. Considérant que seules nos associations ont, du fait de leurs pratiques et analyses politiques, l’expertise requise, pour ce Forum, le Réseau Féministe « Ruptures » a quitté cette coalition50 il y a plusieurs mois et s’est joint au Collectif Féministe51 qui s’est constitué pour regrouper les associations féministes et féminines qui préparent le Forum Pékin+25. Cette situation révèle de nouvelles stratégies gouvernementales. Elle nécessite, de notre côté, de réfléchir à ces nouveaux rapports de force qui aboutissent à exclure les positions féministes universalistes et à affaiblir le mouvement dans son ensemble. Nous ne pouvons pas nous contenter de ce constat, même si chaque génération fait ses expériences propres, une réflexion collective entre associations féministes s’impose. Nous devons trouver les formes les plus appropriées pour débattre avec les nouvelles générations féministes des questions qui ne font pas consensus et prendre l’initiative d’animer la controverse.

Maud OLIVIER Merci beaucoup, Monique DENTAL. J’ai une autre question de Marie-Paule GROSSETÊTE.

Marie-Paule GROSSETÊTE, OLF-13, La CLEF Bonjour à toutes. Je n’avais pas de question à poser. Je voulais remercier toute l’Assemblée des Femmes, et également, en particulier, Monique DENTAL pour ce qu’elle vient de dire à propos des positions onusiennes et de Pékin+25. Merci beaucoup.

Marylin MAESO Cela rejoint un peu ce que l’on a dit sur l’importance du sens des mots, et sur le fait que l’on

49 Le Women 7 (W7) rassemble des organisations de la société civile des pays du G7 et des pays en développement investies sur la question des droits des femmes et des filles. Il s’est tenu en août 2019 à Biarritz. Il se fixe pour objectif de s’assurer que des engagements concrets en faveur de l’égalité femmes-hommes seront pris dans l’ensemble du processus du G7 (réunions de sherpas, des ministres et sommet des dirigeants) et que l’égalité-femmes constitue un enjeu visible pour le grand public. Cf. https://www.elysee.fr/g7/2019/01/01/le-women-7-w7 50 https://www.50-50magazine.fr/2020/09/18/pekin-25-naissance-dun-nouveau-collectif-feministe/ 51https://www.clef-femmes.fr/2020/10/14/manifeste-du-collectif-feministe-pour-le-forum-generation-egalite- 2021-pekin25/

65 s’écharpe souvent autour de concepts tels que l’intersectionnalité ou l’universalisme. C’est parce qu’en réalité on n’entend pas la même chose par les mots que l’on emploie. Je remercie sincèrement Monique DENTAL de son intervention. De fait, cela apporte un certain nombre de précisions, et cela complète assez bien ce qui a été dit. Je suis tout à fait d’accord avec elle. Ce n’est pas du tout une contradiction. Je pense qu’il faut s’entendre sur le sens que l’on donne au mot « politique ». Dire que le féminisme de facto est politique, cela ne veut pas dire que ce serait une cause gagnée, ou qu’il serait reconnu comme foncièrement politique par toute la société. Au contraire, et c’est ce que Monique DENTAL décrivait, le fait même qu’il y ait des phénomènes ou des tentatives de dépolitisation des questions féministes prouve que c’est un problème politique. On ne peut pas dépolitiser quelque chose qui n’est pas politique. Par principe, tout est politique dans une société et appartient à la polis (cité-État) au sens grec du terme. On ne peut pas faire quelque chose dans la société qui échapperait à son cercle englobant. De fait, je pense que dire que le féminisme est foncièrement politique et qu’il est reconnu comme tel, que ce soit par les personnes, les militants et militantes qui le portent, ou au contraire par les personnes qui essaient d’aller à l’encontre de cette politisation, ce n’est pas du tout partir du principe que les jeux sont faits, et que l’on n’a finalement plus qu’à essayer de maintenir le statu quo. Ce n’était pas du tout le sens d’un maintien du statu quo que j’ai essayé d’exprimer. Si c’est ce qui a été entendu, j’en suis désolée. Ce que je voulais dire, c’est que le mouvement visant à faire reconnaître le féminisme comme étant foncièrement politique, en étant une cause politique dont il faut tenir compte, au même titre que n’importe quelle autre, a été initié bien avant nous. Nous ne sommes pas du tout pionnières en la matière. Ce mouvement, ce sont des petits pas qui ont été faits au fil des siècles par les personnes qui nous ont précédées. Ce sont des petits pas qu’il faut refaire en permanence. Cela ne veut pas dire que l’on fait du surplace, mais cela veut dire qu’à chaque fois que l’on affirme quelque chose de nouveau, à chaque fois que l’on avance un petit peu, on ne peut jamais se contenter d’ajouter simplement ce petit pas. On est aussi obligé d’affirmer ceux qui ont déjà été faits. Sinon, on a des pas nouveaux qui sont faits pendant que d’autres reculent en même temps. C’est donc en fait loin d’être un statu quo. Cela veut dire qu’on est à la fois en permanence dans une nécessité de faire avancer notamment sur la prise de conscience des problématiques féministes et sur leur nature politique, et en même temps dans une nécessité de revenir sur des choses qui ont été dites, redites, faites, refaites, depuis des décennies, comme si finalement cela n’avait jamais été fait, parce que la prise de conscience et la capacité d’attention de la société, et en particulier des pouvoirs publics, sont assez variables. Elles sont fugaces.

Maud OLIVIER Merci de ces précisions. Je crois que nous n’avons plus de questions ? Marylin MAESO vient de s’exprimer. Martine STORTI, Céline PIQUES, ou Tania DE MONTAIGNE, est-ce que vous ne souhaitez pas ajouter un mot ?

Céline PIQUES Je veux bien ajouter une remarque par rapport au féminisme intégral. Tout à l’heure, on parlait du féminisme d’extrême droite. Je pense que l’on ne parlait peut-être pas du féminisme intégral, qui est bien d’extrême droite.

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Je pense en fait qu’il faut lire les livres de Christine BARD, sur l’histoire du féminisme52. Elle a montré que les antiféministes ont toujours essayé de se faire passer pour féministes. On peut quand même faire une ligne extrêmement claire. Eugénie BASTIÉ n’est pas féministe. Malheureusement, le fait qu’elle se définisse elle-même comme féministe fait que, par exemple dans les médias, on se retrouve toujours sur des plateaux avec les différents courants de féminisme, il y a Eugénie BASTIÉ d’un côté, Osez le féminisme !, de l’autre. C’est vraiment très dommage ! Mais dans l’histoire du féminisme, et en particulier sur le droit de vote des femmes, Christine BARD explique très bien que les personnes qui étaient opposées au droit de vote se présentaient comme des féministes, mais elles défendaient la complémentarité des sexes, etc. C’est tellement pratique de se définir comme féministe quand on est antiféministe.

Maud OLIVIER Merci, Céline. Une autre proposition de conclusion ? Marylin ? Martine ? Tania ?

Marylin MAESO Je voudrais dire juste une dernière chose au sujet de la radicalité car il en a été question. On parle d’ailleurs plutôt de « radicalisation », souvent, parce que cela fait davantage penser à « terrorisme », et c’est un mot qui fait peur. La radicalité en politique a toujours existé. Elle a toujours été pensée, pas forcément comme un épouvantail. Je ne vois pas pourquoi cela serait différent pour le féminisme. Je pense qu’il y a un paradoxe qu’il faut évoquer, ne serait-ce que pour que tout le monde en prenne conscience, ou en tout cas ne puisse pas nier son existence au moment où certain·es font comme si de rien n’était. Le paradoxe est le suivant. Sur quoi porte l’attention des médias ? Qu’est-ce qui fait les gros titres et tourne en boucle sur les plateaux médiatiques ? Quels sont les sujets qui font le plus parler et le plus polémiquer ? Ce sont les sujets clivants. Plus que les sujets clivants, ce sont les prises de parole clivantes sur n’importe quel sujet. Je trouve qu’il y a une sorte de contradiction et même d’hypocrisie, entre d’un côté le fait de fustiger les discours de féministes qualifiées de radicales – je ne vais pas citer de nom, parce que je pense que les pauvres en ont suffisamment pris récemment et je ne vais pas en rajouter car elles se reconnaîtront ; on les traite de tous les noms et on les compare à tous les tyrans, en considérant que c’est insupportable de se radicaliser à ce point –, il y a donc une contradiction entre le fait de fustiger les discours féministes dits radicaux et le fait que les personnes que l’on entend, celles qui arrivent à se faire entendre et à capitaliser ou capter le temps et la visibilité médiatiques, ce sont justement les prises de parole radicales. Les polémistes se succèdent sur un certain nombre de chaînes de télévision. Je pense notamment à C News. Ce ne sont pas du tout des modéré·es ni des nuancé·es. C’est l’incarnation même d’une parole « radicale » (au sens où l’entendent ceux et celles qui en ont une vision négative), qui n’est pas d’habitude une parole très construite, mais souvent pleine de préjugés. Je précise au passage que cela n’implique aucunement que la radicalité soit systématiquement une mauvaise chose, ni même qu’elle se situe nécessairement dans ces discours et attitudes volontairement polémiques. J’ai même tendance à penser le contraire : ce qu’on qualifie aujourd’hui péjorativement de « radical » relève plus à mes yeux de l’excessif que de la véritable radicalité.

52 avec Sylvie CHAPERON, Dictionnaire des féministes : France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2017.

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Je trouve donc qu’il y a deux poids et deux mesures. Cette dissymétrie mérite d’être soulignée. Je pense qu’elle serait à méditer de la part de toutes les personnes qui s’offusquent aujourd’hui de la radicalité insupportable du discours de certaines féministes, mais qui, à l’instant où elles ont terminé de tweeter sur cette radicalité insupportable, allument leur télévision et applaudissent ZEMMOUR sur C News par exemple. La radicalité aujourd’hui, c’est ce qui fait l’audimat. C’est ce qui fait qu’un discours va être porté, retweeté, commenté et qu’il va buzzer pendant des semaines. Il ne faut pas s’étonner ensuite que des personnes qui veulent porter des enjeux fondamentaux se sentent obligées de hurler pour que se faire entendre.

Martine STORTI Premièrement, qu’est-ce que la radicalité ? C’est prendre les choses à la racine, pour reprendre l’expression de MARX. C’est-à-dire, à partir de quoi quelque chose se construit ou se déconstruit. Quelle est la racine de l’oppression des femmes ? Quelle est la racine du patriarcat ? Pourquoi le patriarcat ? La radicalité suppose d’essayer d’analyser en profondeur pourquoi une situation est ce qu’elle est. La radicalité et l’énormité, ce n’est pas pareil. Je suis assez d’accord avec vous, Marylin, quand vous dites qu’il faut peut-être hurler pour arriver à être entendues, malheureusement. Mais dire des énormités, des bêtises, des choses absolument scandaleuses, ne me paraît pas être synonyme de discours radical. Ce sont juste des énormités. Je ne conçois pas le discours de ZEMMOUR comme radical. C’est un discours qui est profondément raciste, anti-immigré, globalisant. Et il est juste énorme, il n’explique rien, il est d’un simplisme terrifiant. Deuxièmement, il y a radicalité et radicalité. J’estime qu’il y a des formes d’analyse et d’action qui se donnent pour de la radicalité et qui en réalité ne le sont pas du tout. Ce sont même des choses que je trouve assez régressives. Par exemple, secondariser la lutte des femmes au nom d’une lutte anti-raciste ou anti- impérialiste ne me paraît pas être radical. On peut choisir et considérer qu’une lutte est plus importante qu’une autre. Cela ne me choque pas. On peut considérer en effet qu’à un moment donné de l’histoire, ou de son histoire, ou de l’histoire d’autres que soi, la lutte antiraciste par exemple, ou la lutte anticapitaliste, ou une lutte nationale ou une lutte pour sortir de la colonisation, etc., sont plus importantes. Mais, il ne faut pas dire que c’est une lutte intersectionnelle ou féministe. C’est une lutte qui va valoriser tel aspect plutôt que tel autre. Et cela ne me choque pas du tout. Ce qui me choque, ce sont ces manipulations qui consistent à l’habiller de féminisme. Nous ne sommes pas obligées d’habiller une lutte de féminisme. On peut mener sa lutte sans dire qu’elle est féministe. Au fond, comme d’autres, qu’est-ce que j’essaie de dire ou de faire ? J’essaie de sortir d’affrontements binaires et manichéens, qui nous coincent et nous étouffent. Oui j’essaie de sortir d’une sorte d’étouffement. Idéologiquement, depuis une dizaine d’année, et chaque année un peu plus, on étouffe. J’en ai assez d’étouffer. Je veux respirer. Pour respirer, il faut en effet mettre à distance des dogmatismes qui prétendent s’opposer mais qui en fait se confortent l’un l’autre. Des dogmatismes qui stigmatisent toute pensée qui ne se soumet pas. Toute pensée dissidente. Ne pas se réclamer de l’intersectionnalité, du matin au soir, fait vite de vous une raciste ! Ne pas brandir le féminisme universaliste toute la journée fait vite de vous une complice de l’islamisme ! L’une des tâches du féminisme aujourd’hui est de refuser dans un même mouvement plusieurs simplismes idéologiques et de s’emparer de la complexité.

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Laurence ROSSIGNOL Je suis comme Martine STORTI. Je trouve qu’on étouffe. Notre objectif à l’Assemblée des Femmes n’est justement pas l’entre-soi, mais la confrontation des idées. Sur la question féministe, nous débattons avec toutes celles et tous ceux qui veulent débattre. Les seuls endroits où l’on arrive à débattre, ce sont les plateaux de télévision quand d’autres que nous les organisent et que personne ne peut se défiler. On me dit : « Qui êtes-vous pour définir ce qu’est le féminisme ? » ou encore : « Qui êtes-vous pour dire ce qui est féministe et ce qui ne l’est pas ? ». Je pense quand même que nous avons quelques critères objectifs. On ne peut pas être féministe dans la négation des droits sexuels et reproductifs des femmes. On ne peut pas être féministe si l’on est contre l’avortement. On ne peut pas être féministe si l’on n’interroge pas son propre système patriarcal. Le patriarcat est une constante planétaire, mais dans les différentes cultures, il prend des formes, des outils, des moyens de soumission différents. Les féministes qui prétendent être féministes, tout en protégeant le patriarcat de leur propre culture, au motif que le critiquer consisterait à faire alliance avec les racistes, ce n’est pas acceptable. C’est quand même pour moi une évidence du féminisme. On en avait parlé l’année dernière lors de notre université sur les masculinistes et les antiféministes53 dans la table ronde sur les religions. Il est intéressant par exemple de constater que des femmes qui sont de culture catholique, juive, protestante, musulmane… soient féministes. Elles ont interrogé la domination patriarcale dans le système religieux dont elles relèvent. Il n’y a pas de critique féministe sans critique du patriarcat, sans remise en cause de son propre système d’appartenance. C’est utile de le répéter. Dans les débats auxquels je participe, à mon âge et dans ma position, on me somme fréquemment de me dissocier des féministes radicales. Une dame qui a occupé des fonctions comme les miennes ne peut quand même pas soutenir Alice COFFIN ! Je sens donc à chaque fois que le but n’est pas, pour celui ou celle qui pose la question, seulement d’attaquer Alice COFFIN. Il est aussi de mettre un poing dans le ventre des féministes. Il est de nous diviser, de nous amener à nous dissocier les unes des autres et à désigner en notre sein quelles seraient les brebis galeuses. Je réponds toujours : « Vous savez. C’est toujours la génération de féministes précédente qui passe pour une génération raisonnable, et la génération actuelle est toujours perçue comme radicale. » N’oublions jamais que les suffragettes britanniques posaient des bombes pour obtenir le droit de vote. Personne aujourd’hui ne pose de bombes. J’ai opté désormais pour une posture qui est de défendre les féministes radicales, parce que je pense qu’à travers elles, c’est nous toutes qui sommes mises en cause. Ma place, ce n’est pas forcément de m’identifier à elles, ni de faire la promotion de leur mode d’expression, mais sur le fond, elles défendent quelque chose que l’on défend. Je pense en particulier à la dernière actualité, qui est celle d’Alice COFFIN54. On ne peut pas comprendre ce qui s’est passé avec elle si l’on n’a pas en tête au moins une chose : comment, au sein du mouvement homosexuel, les hommes, les gays, se sont approprié et ont confisqué la parole aux femmes dans les mêmes mécanismes que dans la société hétéropatriarcale. À un moment donné, les promesses non tenues, la promesse républicaine non tenue, la

53 À ce sujet, Cf p. 27, note 14 54 Journaliste, militante féministe et LGBT, autrice du Génie lesbien, (Grasset, 2020). Élue écologiste au Conseil de Paris en 2020, elle prend position contre la nomination de Christophe GIRARD au sein de l’exécutif parisien. 69 promesse égalitaire non tenue, la promesse de prise et de partage de parole non tenue, produisent de la radicalité. Et cette radicalité est positive.

Maud OLIVIER Je pense que l’on a à peu près épuisé toutes les questions. Martine veux-tu conclure ?

Martine STORTI Je ne veux pas du tout conclure. Puisqu’on est à La Rochelle (rires), je connais un petit resto sur le port qui est vraiment formidable. Peut-être pourrons-nous nous y retrouver tout à l’heure ? C’est juste face à la mer. Il y a encore les voiliers. C’est magnifique.

Maud OLIVIER On note l’adresse pour l’année prochaine, Martine. Merci à vous quatre. Merci pour ce moment de bonheur.

Laurence ROSSIGNOL Merci à toutes pour ces échanges qui étaient vraiment passionnants. Ne soyez pas frustrées. Je sais qu’il y a beaucoup de personnes qui n’ont pas pu nous suivre jusqu’au bout, ou même tout entendre. Je rappelle que les actes de l’université seront publiés : c’est un travail dense, mais fondamental. Merci à toutes les participantes de nous avoir écoutées et merci à toutes les intervenantes. Bravo.

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Dimanche 11 octobre 2020

TABLE RONDE III « DE LA MÉNOPAUSE À L’EHPAD » p. 71 à 104.

Modératrice : Geneviève COURAUD, professeure de lettres retraitée, présidente d’honneur de l’Assemblée des Femmes et d’ECVF, p. 71, 78, 83, 89, 97 et 101. 1. De la ménopause…, p. 71 Cécile CHARLAP, sociologue, maîtresse de conférences à l’université Toulouse Jean Jaurès, chercheuse au LISST, p. 74, 101. Sophie BOUREL, actrice féministe, membre de la compagnie La Minutieuse, et de l’AAFA- Tunnel de la comédienne de 50 ans, créatrice de Mots Écrits, p. 78 et 101. Sophie DANCOURT, Journaliste féministe, créatrice du web -magazine « J’ai piscine avec Simone », et du podcast « Vieille, c’est à quelle heure ? », p.83 et 102. 2. … à l’EHPAD, p. 89 Florence BRAUD, aide-soignante et assistante de soins en gérontologie, autrice de « La minute de Flo »et de « Nuances de Blouse », p. 91 et 102. Michèle DELAUNAY, médecin cancérologue, ancienne ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’Autonomie, autrice, p. 97, 101, 102 et 103.

DÉBAT, p.100 à 104. Avec Laurence ROSSIGNOL, p.103.

Geneviève COURAUD Le titre de notre table ronde, De la ménopause à l’EHPAD, en a choqué plus d’un·e. Et à juste titre ! Pourtant si ce raccourci lancé en boutade est cruel en ce qu’il enferme dans la même formule toute la deuxième partie de la vie des femmes, de 50 à 90 ans, il comporte une part de vérité et de lucidité. Que nous dit-il ? Qu’ont en commun, ces deux moments de la vie d’une femme ? À partir de la ménopause, la femme quitte le groupe des reproductrices ; à son entrée en EHPAD, elle rejoint la très grande vieillesse. Dans les deux cas, ne s’agit-il pas d’une invisibilisation, d’un ensevelissement, dernière victoire de toute la culture machiste dont nous sommes les héritières? C’est ce que nous allons essayer de déterminer avec l’aide des intervenantes de cette troisième table ronde qui va se scinder en deux moments : - Un 1er moment où nous parlerons de la ménopause et des femmes de 50 ans, avec Cécile CHARLAP, Sophie BOUREL et Sophie DANCOURT, - Puis un 2nd temps consacré à la question de la fin de vie et des EHPAD – Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes – avec Florence BRAUD et Michèle DELAUNAY, sujet dont l’importance a explosé cette année à la faveur, si j’ose dire, du COVID-19.

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Quelques références pour lancer notre propos.

Françoise HÉRITIER dans une conférence célèbre donnée en 2009 à l’Institut Émilie du Châtelet55 à laquelle j’ai assisté, éblouie, illustre parfaitement cela. Elle évoque, au début de sa conférence qui revenait sur la genèse de ses travaux, deux gravures de la fin du XIXe siècle56, affichées dans l’escalier de la maison de son oncle devant lesquelles, petite fille, elle s’arrêtait tous les soirs en allant se coucher. Ces deux gravures (cf. en annexe) montraient en effet séparément et en parallèle la pyramide des âges pour la femme et l’homme, de la naissance à 100 ans. Si l’homme tout au long de sa vie y est représenté dans une posture avantageuse, bien droit comme un I, et seul, sauf à 20 et 30 ans, la femme, toujours accompagnée de quelqu’un (sauf à 10 ans) – le jeune époux puis ses enfants et petits- enfants, toujours de sexe masculin – se courbe de plus en plus vers le sol. Son image aux différentes décennies de sa vie était en outre accompagnée de sentences : je les cite et vous laisse apprécier. - A 30 ans, la maternité lui donne la félicité, - A 40 ans, ses enfants lui remémorent ses jeunes ans, - A 50 ans, elle s’arrête, au petit-fils elle fait la fête, - A 60 ans, elle descend vers le tombeau tout doucement, - Souriant à 70 ans à ses arrière-petit-fils, - A 80 ans, faible, aujourd’hui le petit-fils lui sert d’appui, - A 90 ans, sans courage, elle pense au dernier voyage. N’oublions pas la fin : Et si 100 ans viennent encore, elle prie Dieu, elle l’implore. Toute une vie entre maternité, descendance (strictement masculine), tombeau et religion, que Françoise HÉRITIER résumait ainsi : « La progression irréversible imagée et non-commutative de ces destins implacables », tels que fixés dans ces images d’Épinal, « cette vision occidentale et bourgeoise de ce que plus tard » elle a appelé « la valence différentielle des sexes ». Laissons-lui la parole : "... J'ai été très frappée, dans l'enfance, par des chromos de la fin du XIXe siècle qui représentaient les âges de la vie. C'étaient des sortes de pyramides sur lesquelles étaient figurés l'homme et la femme, à 10, 20, 40, 60 ans, etc. […] Observant cela enfant, je sentais que les choses étaient bel et bien ainsi, mais je trouvais cela fondamentalement injuste. Ces modèles archaïques, sont des systèmes de représentation qui ont été construits au paléolithique, il y a quelques 500 000 ans, et qu'on nous a transmis jusqu'à aujourd'hui. Avec en plus, le relais des religions révélées qui ont accentué ce que j'appelle la valence différentielle des sexes, en y ajoutant des obligations proprement féminines que sont la fidélité, la virginité, la modestie, la continence, l'absence d'ambition personnelle et, surtout, le rejet du savoir. La certitude de l'infériorité des femmes, que les hommes considèrent comme naturelle, et qu'on inculque aux femmes comme étant naturelle également. Beaucoup de femmes se coulent dans cette situation, et même s'y trouvent bien, assurées d'être protégées dans le mariage, de trouver

55 Exactement le 14 novembre 2009, http://www.institutemilieduchatelet.org/visualisation-la video?id_video=63 56 Cf annexe II, p.137. 72 un confort dans le fait de n'avoir plus à réfléchir par elles-mêmes. Cela me fait un peu mal d'observer que nombre de jeunes filles, de jeunes femmes, considèrent que tout a été gagné déjà, qu'avec les lois imposant la parité, l'égalité professionnelle, il n'y a plus de problèmes. Elles ne voient pas que les noyaux de résistance sont dans les systèmes de représentation et dans les lieux d'élection tels que la vie domestique et la vie sexuelle – je pense notamment au recours à la prostitution. »

À bien des égards, et malgré les indéniables progrès, nous sommes toujours ces objets féminins emprisonnés depuis tant de siècles, et bien avant le XIXe siècle, dans un bocal et nous luttons, luttons pour en sortir, et quand nous en sommes enfin sorties, le moindre incident de parcours nous y renferme. Barrées, bloquées par le mur de cette valence différentielle des sexes qui nous assigne à utilisation, puis nous rejette dans l’invisible. Plus utiles pour la reproduction quand nous atteignons 50 ans, plus utiles à rien quand nous atteignons la vieillesse. Je sens qu’après une pareille introduction, vous vous dites que la tonalité de cette table ronde sera funèbre. Eh bien non, car nos intervenantes sont des femmes de combat, lucides et engagées, chacune dans sa sphère de recherche et de compétence, et qui savent ce que rire veut dire. J’en viens à la question de la ménopause, comme marqueur d’une phase de la vie des femmes. Selon une enquête de MGEN/Fondation des femmes 57(décembre 2019), 44% des femmes en période de préménopause évoquent un impact négatif sur leur quotidien ; 41% d’entre elles ont déjà entendu des commentaires ironiques ou moqueurs. Cela laisse songeuse ! Nous considèrerons la ménopause sous trois aspects, comme me l’a si bien suggéré Sophie BOUREL, lors de notre premier entretien préparatoire à cette conférence : d’abord la ménopause comme fabrique, puis la ménopause comme représentation, enfin la réalité du quotidien de la ménopause. Justement sur ce premier aspect de la ménopause comme fabrique, je donnerai tout d’abord la parole à Cécile CHARLAP que je vous présente. Cécile CHARLAP, vous êtes maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Toulouse II Jean Jaurès et chercheuse au LISST – Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires –. Vous avez consacré votre thèse, La ménopause, genre, apprentissage et trajectoires, à la production sociale de la ménopause, à un moment où – vous l’avez soutenue le 7.07.2015 –, il n’y avait rien sur un sujet qui, sorti du tabou, explose aujourd’hui, peut-être en partie grâce à vous. Vous avez publié à la suite en 2019 au CNRS La fabrique de la ménopause. Vous continuez à vous interroger sur la question du vieillissement des femmes, et travaillez en ce moment sur les effets du confinement lié au COVID-19 sur les femmes. Cécile CHARLAP, rappelez-nous comment et pourquoi s’est mis en place cet outil d’enfermement des femmes. Comment et pourquoi vous vous êtes intéressée à ce sujet dont vous avez souligné « la dimension secrète » et que vous avez contribué à sortir de l’oubli.

57 https://presse.mgen.fr/les-francais-et-la-menopause-une-enquete-mgen-fondation-des-femmes/ 73

Cécile CHARLAP

Bonjour à toutes et à tous. Merci beaucoup de m’avoir invitée pour cette table ronde. Je trouve que ce sujet est particulièrement important pour les femmes aujourd’hui. Pour introduire mon propos, je vais vous raconter une petite anecdote. En mai 2014, un téléfilm, intitulé Un si joli mensonge, a été diffusé sur la chaîne de télévision France 2. Le scénario du téléfilm mettait en scène une femme ménopausée, incarnée par l’actrice Corinne TOUZET qui était face au désir d’enfant de son nouveau compagnon. Quelque temps après la diffusion du téléfilm, Corinne TOUZET a expliqué dans une interview : « Que ce soit clair, je ne suis pas ménopausée ». J’avoue que voir en titre dans la presse sur Internet, Corinne TOUZET, ménopausée, était un raccourci assez violent. Cette anecdote me semble bien illustrer le fait que dans notre société, on peut conjuguer ménopause et violence. En tant que sociologue, on peut s’interroger. Est-ce que cette conjugaison ménopause/ violence existe dans toutes les sociétés ? Qu’est-ce qui fait qu’elle existe, en tout cas dans la nôtre ? Ce qui ressort de nombreuses recherches, notamment en anthropologie, c’est que la notion de ménopause n’est pas universelle. Margaret LOCK58 ,Yewubdar BEYENE59, des anthropologues, ont montré que cette notion n’existe pas dans la langue maya ou dans la langue japonaise traditionnelle. Yewoubdar BEYENE raconte une anecdote. Lorsqu’elle rencontrait des femmes mayas au Mexique, je la cite : « Certaines femmes mayas ont été déconcertées par mon insistance à aborder la ménopause et ses effets, à tel point que la question m’était retournée. On me demandait : “Est-ce que vous pensez que c’est un évènement anormal qui n’arrive qu’aux femmes mayas” ? ». Nous voyons bien que chez les Mayas, il y a une sorte d’incompréhension à vouloir aborder ce qui pourrait être un non-événement. Dans le cas du Japon traditionnel, Margaret LOCK remarque que la ménopause est intégrée dans le processus de vieillissement plus large, c’est-à-dire qu’on ne porte attention à l’arrêt des règles et de la fertilité, ni plus ni moins qu’au blanchissement des cheveux ou à la baisse de la vue. Quand on parle du processus du vieillissement, on utilise un terme – konenki – aussi bien pour les femmes que pour les hommes. On ne prête pas particulièrement attention à l’arrêt des règles et de la fertilité qu’on ne perçoit pas comme une période de déséquilibre particulier, mais on l’envisage comme faisant partie du processus normal de vieillissement, sans faire une distinction particulière entre les sexes. Ensuite, la littérature anthropologique nous permet de comprendre que dans certaines sociétés dites traditionnelles, la ménopause existe et confère un statut différent aux femmes ménopausées, sans règles, stériles, par rapport aux femmes menstruées et fécondes.

Maurice GODELIER60, dans son étude des Baruyas de Nouvelle Guinée, observe que l’autorité des femmes grandit quand elles n’ont plus de menstruations parce que l’écoulement mensuel est perçu comme une menace. À la ménopause, les femmes sont en quelque sorte dégagées du

58 Anthropologue médicale québécoise (Mac Gill University), Margaret LOCK a également apporté des contributions importantes à l’étude de la société japonaise. Son premier livre décrit la médecine orientale traditionnelle au Japon. Elle a ensuite comparé la ménopause aux États-Unis et au Japon. 59 Yewoubdar BEYENE est chercheuse associée en Anthropologie médicale à l’Université de Californie, San Francisco. 60 Maurice GODELIER, La production des grands hommes, 1982. 74 danger constitué par les menstruations. Elles peuvent ainsi s’arroger la liberté de parole et d’action et même acquérir une place politique.

Jeanne-Françoise VINCENT61 a montré que chez les Béti au Cameroun, le fait d’être ménopausée est une condition d’accession à des fonctions de pouvoir. Le rôle de femmes cheffes des sociétés secrètes ne peut être endossé que par une femme ménopausée. La ménopause, c’est vraiment le moment où les femmes accèdent à une période de développement social, un statut renouvelé. À partir de ce moment, elles peuvent endosser des pouvoirs qui les valorisent et leur permettent de devenir les égales des hommes. Nous voyons bien le caractère déjà culturellement construit de la ménopause. Ce n’est pas seulement un processus physiologique, mais c’est aussi l’objet de représentations culturelles et sociales différentes selon les sociétés.

La ménopause est une notion historiquement construite. C’est une notion qui a une histoire. La catégorie médicale « ménopause » a connu des transformations au gré des savoirs sur le corps. Avant le XIXe siècle, le terme ménopause n’existe pas. Dans les traités de médecine, on parle de la cessation des menstrues. C’est en 1816 dans un ouvrage intitulé Avis aux femmes qui entrent dans l’âge critique, que le médecin français Charles DE GARDANNE fait usage, pour la première fois, du terme menespausis afin d’évoquer cette période. Le terme souligne bien la cessation du flux menstruel, puisqu’il est formé sur le grec meniaia, menstrue, et pausis, la fin, la cessation. C’est dans la deuxième édition de l’ouvrage en 1821 qu’il adopte le terme ménopause. Il l’utilise dans le titre, De la ménopause ou de l’âge critique des femmes. La ménopause est alors décrite comme le terreau de pathologies multiples. DE GARDANNE explique : « Les maladies qui affligent les femmes à l’âge critique sont si nombreuses ». Il énumère : « Fièvre, inflammation, maladies des articulations, ulcères, furoncles, ophtalmie, angine, pharyngite, hémorroïdes, ulcères de l’utérus, cancer de l’utérus, tumeur aux mamelles, polype de la matrice et du vagin, apoplexie sanguine, vomissements de sang, douleur de tête, hépatite, calcul biliaire, prurit des parties génitales, inflammation de la matrice, rhumatisme, épilepsie, hystérie, paralysie ». Ce qu’il est intéressant de remarquer, c’est que la manière de penser la ménopause est le fruit d’une idéologie qui prévaut à un moment donné. Les médecins du XIXe associent de nombreux symptômes à la ménopause, mais les causes de ces symptômes varient. Sous l’impulsion de la critique de la civilisation urbaine, à la moitié du XIXe, certains médecins estiment que les difficultés à la ménopause touchent moins les femmes des campagnes que celles des villes, qui souffrent particulièrement à la ménopause car elles sont exposées aux vices urbains. La définition de la ménopause au XIXe n’est pas la même qu’aujourd’hui. Jusqu’au XIXe, c’est la théorie des humeurs qui sert à expliquer le fonctionnement du corps humain. La ménopause est alors pensée comme le résultat d’un manque de force chez les femmes pour expulser le sang menstruel. Les médecins leur proposent alors des saignées ou l’imposition de sangsues pour évacuer ce trop-plein de sang. La définition de la ménopause a changé depuis le début du XIXe. Celle qu’on en a aujourd’hui, découle de l’appréhension hormonale du corps qui s’est développée à partir des années 1920. Quand on analyse les champs lexicaux mobilisés dans les ouvrages médicaux actuels pour décrire la ménopause, on observe que la ménopause est systématiquement associée aux symptômes : bouffées de chaleur, sécheresse vaginale, pathologies gynécologiques. Ils sont

61 Jeanne- Françoise VINCENT, La Ménopause, chemin de la liberté selon les felles beti du Sud-Cameroun, 2003. 75 directement associés à la ménopause. Les champs lexicaux de la déficience et de la carence parcourent les écrits. On parle de « carence en œstrogène », de « défaillance endocrinienne ». La ménopause est associée au risque et à la maladie. Risque d’ostéoporose et cancer lui sont associés. Sous la plume des médecins, on observe aussi que la ménopause a des conséquences psychologiques et émotionnelles puisque lui sont associés troubles du sommeil, asthénie, perte d’attention, irritabilité, dépression nerveuse. Finalement, les conséquences de la ménopause apparaissent tout à la fois fonctionnelles mais aussi émotionnelles. Je cite un traité de gynécologie obstétrique : « La ménopause s’accompagne généralement de troubles fonctionnels immédiats qui altèrent la qualité de vie et de répercussions urogénitale, osseuse, cardiovasculaire et neurologique, pouvant, à moyen et long terme, entraîner des complications graves et engager le pronostic vital. » La ménopause n’est pas décrite comme une transformation liée au cours du vieillissement normal, mais comme un déséquilibre qui engendre des symptômes physiques et psychologiques, un bouleversement directement associé à la pathologie, à la déficience et aux risques. Que peut-on dire de ces discours médicaux en tant que sociologue ? Mon propos n’est pas de nier les transformations physiologiques à la ménopause, de dire que les femmes ne vivent pas des manifestations corporelles à cette période, mais de montrer que la construction de la ménopause est largement articulée à des représentations qui découlent du système des rapports sociaux de sexe. D’abord, penser la ménopause comme un dérèglement entraînant toute une série de symptômes, de troubles physiques, physiologiques, entretient l’idée qu’elle est un problème de santé à soigner et produit une homogénéisation des expériences des femmes, comme si toutes avaient des symptômes invalidants et vivaient difficilement cette période, ce qui renvoie aux représentations du vieillissement féminin qui, dans notre société, sont négatives et pathologisées. Ensuite, décrire la ménopause comme une carence hormonale, c’est faire comme si la ménopause n’était pas l’entrée dans une nouvelle norme hormonale, mais comme une anormalité, parce que la carence hormonale est calculée à partir des taux hormonaux des femmes en période de fécondité, comme si ces taux étaient la norme et qu’une femme normale était une femme féconde, ce qui renvoie directement à une vision du féminin définie par la fécondité. Enfin, si la ménopause est autant investiguée dans les discours médicaux, mais également dans les discours médiatiques, le vieillissement au masculin l’est beaucoup moins. On parle peu de l’andropause par exemple. Le vieillissement masculin est moins pensé comme délétère. On a deux manières de voir et de se représenter le vieillissement qui est ce « double standard » évoqué par Susan SONTAG62. D’un côté, un vieillissement masculin synonyme de maturité, d’expérience et qui est valorisé. Et de l’autre, un vieillissement féminin dont la ménopause est la porte d’entrée, qui est vu du côté de la pathologie, de la déficience et qui est dévalorisé, un vieillissement féminin plus précoce et disqualifié que le vieillissement masculin.

Or, comme j’ai pu l’observer en réalisant des entretiens avec des femmes au sujet de la ménopause, leur expérience n’est pas forcément celle qui est décrite dans les discours médicaux, d’une part ; d’autre part, elle ne dépend pas uniquement de la seule physiologie, mais d’éléments de contexte qui mettent en lumière le fait que la ménopause est toujours une expérience sociale. Un premier élément de contexte, c’est le milieu social des femmes. En

62 Susan SONTAG (1933-2004), essayiste et militante féministe. The double standard of aging, 1972. 76 fonction du milieu social et du lieu de résidence, les manifestations corporelles ressenties par les femmes, comme les bouffées de chaleur, sont vécues différemment parce qu’elles mettent en jeu des représentations du corps différentes. Pour les femmes qui vivent en contexte urbain, a fortiori si elles sont issues de milieux favorisés, si elles occupent des postes d’encadrement ou en contact avec une clientèle, les bouffées de chaleur sont souvent vécues comme un stigmate. Le cadre professionnel est un lieu particulièrement propice à perdre la face, à se sentir indigne parce qu’il y a des situations d’enjeux de pouvoir. Ces enquêtées vont donc chercher à invisibiliser les manifestations corporelles, notamment grâce à l’usage d’un traitement hormonal qui va leur permettre de retrouver un corps digne et performant au sein des interactions professionnelles. Pour les femmes qui résident en contexte rural, a fortiori si elles sont issues de milieux populaires, les bouffées de chaleur ne mettent pas en jeu les mêmes représentations et n’engendrent pas les mêmes pratiques. Ces enquêtées perçoivent les bouffées de chaleur comme une manifestation légitime de la nature et leur opposent une endurance. Chez ce type d’enquêtées, le traitement hormonal n’est pas une pratique valorisée. Elles se défient d’un médicament qu’elles perçoivent comme un objet non naturel qui viendra à l’encontre du corps et de la nature du corps. Autre élément de contexte, le rapport aux professionnel·les de santé. Toutes les femmes que j’ai rencontrées ont abordé la ménopause avec un médecin. Pour ces enquêtées, ce qui se joue au cours de la consultation médicale, c’est le fait que leurs expériences, leurs représentations, leurs valeurs soient ou pas partagées avec le ou la professionnel·le de santé. Dans certaines configurations, on observe un partage entre les deux acteurs lorsque les représentations des femmes, leur savoir expérientiel, leurs compétences, sont légitimées par le médecin. Dans d’autres configurations, au contraire, il n’y a pas partage de représentation au cours de la consultation médicale. On observe des mécanismes d’imposition et de persuasion de la part des médecins qui délégitiment à la fois les expériences des femmes en matière de traitement et leur représentation de la ménopause. Dernier élément de contexte qui m’est apparu important dans l’expérience des femmes à la ménopause, cet élément de contexte est lié à leur partenaire, à ses réactions et à ses actions. Pour les femmes en couple – je parle de couples hétérosexuels – ce qui est en jeu, c’est la capacité du partenaire à trouver la bonne distance au sujet de la ménopause et de ses conséquences, c’est-à-dire à se faire à bon escient, discret ou présent pendant cette période, ainsi que le partage des représentations associées à la ménopause entre elle et leur partenaire. Dans certaines configurations, le partenaire tient une bonne distance. On observe des partenaires qui légitiment des expériences de leur compagne. Dans d’autres configurations de couple, la ménopause ne constitue pas un objet de partage, de signification, de représentation avec le partenaire. Il ne garde pas la bonne distance et il délégitime les représentations de sa partenaire, comme c’est le cas pour Rachel qui m’a expliqué : « Celui que ça a beaucoup marqué, la ménopause, c’est mon concubin. Il m’a fait une scène parce que j’étais ménopausée. Je lui ai dit : “Mais moi, je ne sens rien, je me sens bien, ça va. Mais pour lui, la ménopause, c’était le fait que je n’étais plus une femme. Il pensait que ça allait changer quelque chose, que j’allais devenir quelqu’un d’inconnu d’une certaine manière. Mais non !” ». Pour conclure, il est important de souligner que la ménopause est certes un phénomène physiologique mais, en même temps, elle est un processus social. Les expériences des femmes, loin d’être univoques, sont bien hétérogènes. Enfin, la ménopause apparaît comme l’extrémité d’un continuum qui s’ancre dans le système des rapports sociaux de sexe qui commencent à la puberté, et au fil duquel, le corps des 77 femmes, classé du côté du déséquilibre, du trouble, apparaît à la fois comme le plus exposé, le plus décortiqué et comme toujours problématique, que ce soit du fait des menstruations, des évolutions hormonales, des grossesses, des accouchements et, in fine, de la ménopause. C’est ce corps qui est aussi classé du côté de la reproduction, alors que la carrière reproductive est plus longue pour les hommes. C’est ce corps qui est classé du côté de l’instabilité, notamment hormonale, comme si la spermatogenèse ne mettait pas en jeu une fluctuation hormonale. Le vieillissement reproductif de ce corps est largement investigué et contrôlé, au contraire du vieillissement reproductif masculin. La question de la ménopause apparaît comme un analyseur très pertinent des enjeux du corps et du vieillissement, dans la perspective des rapports sociaux de sexe. Je vous remercie.

Geneviève COURAUD

Merci Cécile CHARLAP pour avoir si bien mis en lumière la perception différente de la ménopause selon les pays, et selon les femmes, le contexte dans lequel elles vivent et leur classe sociale. Je me tourne maintenant vers Sophie BOUREL. Sophie, tu vas évoquer les représentations de la femme ménopausée – pour reprendre le titre de notre table ronde – ou de plus de 50 ans, mais permets-moi d’abord te présenter. Tu as grandi dans un café de village dans les Flandres. Ton parcours d’actrice de théâtre est impressionnant ! MUSSET, MOLIÈRE, RACINE et CORNEILLE, pour commencer. Tu as joué en effet tous les grands auteurs du théâtre classique et tu dénonces d’ailleurs la pauvreté des rôles féminins dans le théâtre classique. Mais tu as joué aussi Peter HANDKE, Tony KUSHNER, Tennessee WILLIAMS, avant de te tourner vers la lecture de textes, Guillaume APOLLINAIRE, Christiane TAUBIRA, le pauvre Joë BOUSQUET si cher à ma mémoire, et maintenant Les Indes d’Édouard GLISSANT. On te retrouve également au cinéma et à la télévision, et encore à la radio dans des mises en onde de textes, tel Le Quai de Ouistreham de Florence AUBENAS. Au sein de la compagnie La Minutieuse, tu es fondatrice du projet Les mots écrits qui intervient dans le champ éducatif et citoyen par des lectures à voix haute confiées à des non-spécialistes. Tu es aujourd’hui mobilisée en vue d’un concours où tu présentes le projet de donner la parole aux Archives des Annonciades Célestes de Joinville, auquel nous avons apporté notre soutien. Enfin, si tu es parmi nous aujourd’hui, c’est que tu participes au sein de l’AAFA – Acteurs et Actrices de France Associé·es – à la mobilisation Le Tunnel de la comédienne de 50 ans, qui dénonce la mort programmée des femmes dans les arts du spectacle visuel et vivant. Sophie BOUREL, c’est à toi. Peux-tu nous dire au travers de tes analyses et de tes observations, comment le théâtre et le cinéma en viennent à enfermer dans l’invisibilité et les stéréotypes, les femmes dès 40 ans, et en quoi ce processus pèse gravement à la fois sur les comédiennes, contraintes à recourir à tout un tas d’artifices, mais aussi sur le destin de toutes les femmes et encore sur l’éducation des petites filles. La ménopause, comme représentation ?

Sophie BOUREL

Merci beaucoup de m’avoir invitée et merci Geneviève pour cette présentation. Effectivement, une comédienne à partir de 40, 45 ans, entre dans ce qu’on a appelé le tunnel. On développe alors un super pouvoir : on devient invisible à l’écran, car la vraie question, effectivement, ce n’est pas la précarité des comédiennes, mais c’est celle de la non-représentation des femmes de plus de 50 ans dans les fictions. 78

Aujourd’hui, en France, dans la société, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans. Concrètement, une femme majeure sur deux, cela veut dire 51% de la population féminine majeure et pourtant, cette majorité est traitée dans les fictions comme une minorité invisible. On va essayer de voir de quelle manière les différences de perception et de représentation de la vieillesse entre les femmes et les hommes s’illustrent dans le milieu du théâtre et du cinéma, dans l’industrie de l’audiovisuel, avec cette question que j’emprunte à Simone Signoret : « Pourquoi les hommes murissent-ils et les femmes vieillissent-elles ? ». Il y a déjà un état des lieux clair : Les actrices sont cantonnées à des stéréotypes toute leur vie. Elles sont toujours dans des personnages organisés autour des rôles masculins – la sœur, la mère, la femme –. A partir de 50 ans, s’impose une injonction à rajeunir les femmes : avoir plus de 50 ans, c’est être mère ou grand-mère, mais, pour être grand-mère, on est quand même trop jeune, et pour être mère, on n’est plus assez jeune, donc les femmes disparaissent tandis que les hommes poursuivent leur carrière. L’apogée de la carrière d’une actrice française dure huit ans en moyenne, alors que, pour les hommes, il dure à peu près 28 ans. Les actrices françaises tournent leurs films entre 27 et 32 ans, alors que la longévité des acteurs à l’écran est beaucoup plus étendue. Une femme qui vieillit, ainsi qu’on l’a entendu tout à l’heure dans l’intervention de Cécile CHARLAP, perd tout. Il n’y a plus de diversité dans la représentation des âges à l’écran. Elle disparaît, parce qu’entre 50 et 70 ans, il n’y a pas de différence de fait. La femme de 50 ans tombe dans une catégorie, celle de l’improductive. Cette improductivité biologique détermine une sorte d’injonction qui condamne la femme de plus de 50 ans à disparaître. Comme la productivité biologique et la sexualité sont totalement liées, une femme qui ne peut plus faire d’enfants n’est plus désirable. Elle n’est plus active sexuellement. Sa sexualité et sa capacité de reproduction sont une seule chose dans l’inconscient collectif, donc elles ne peuvent plus être que la mère du héros, donc il n’y a plus de rôle pour elles. Par exemple, Marie BUNEL disait tout récemment qu’elle venait de jouer le rôle de la mère de Guillaume CANET, qui a onze ans de moins qu’elle : elle l’aurait eu, cet enfant, à 11 ans ! On fait également un lien entre l’improductivité biologique et l’improductivité sociale, alors que c’est faux. À partir de 45 ou 50 ans, les femmes sont au contraire très actives socialement, mais dans l’inconscient collectif on associe infertilité et improductivité. On nous appelle pour jouer les grands-mères, mais comme notre image ne correspond pas à l’image de Mamie Nova, on ne nous prend pas. On ne peut pas sortir de ce tunnel puisqu’à l’intérieur de ce tunnel, on n’a pas de statut puisqu’il s’agit de femmes qui entrent dans une catégorie où elles sont cantonnées à la domestication. Or, on ne raconte pas la domestication, cela n’est pas intéressant. Tout cela fait que finalement, on disparaît des écrans. Des études ont été faites grâce au Tunnel des 50, dont je parlerai plus précisément ensuite. On a vu que les femmes de plus de 50 ans, en 2016, se sont vu attribuer 6% des rôles dans les films français, alors qu’elles représentent un quart de la population majeure de l’Hexagone. Cet écart est lié au fait que dès 35 ans, d’après les études et les calculs, les actrices sont de moins en moins sollicitées pour jouer des partenaires romantiques ou sexuelles de leurs confrères. Cette invisibilisation des comédiennes de plus de 50 ans est due au fait que les réalisateurs préfèrent associer au premier rôle masculin des femmes plus jeunes, alors que l’homme n’est pas du tout assigné à tout cela. L’homme peut être représenté de toutes les manières : gros, chauve, petit, vieux, etc. En général, il faut qu’il ait une femme de vingt ans de moins que lui. D’une certaine façon, il peut apporter sa maturité, sa puissance ; quand elle reste, elle, toujours fécondable. Si elle avait une carrière en vue, elle peut décider de laisser tomber sa carrière puisqu’il s’occupera de tout cet aspect matériel. 79

Nous avons demandé que cela cesse, d’autant plus que très souvent, s’il y a un personnage de femme de 50 ans dans une fiction – ce qui est très rare –, on fera jouer une actrice de 42, 43 ans. On réussira à rajeunir l’image de la femme de 50 ans. On pense que des progrès sont faits. C’est vrai, il y a de petites avancées, mais cela avance très, très, très peu. Nous ne pouvons pas encore publier les chiffres de nos études, car celles-ci ne sont pas terminées, mais ils ne sont pas bons du tout pour cette année en ce qui concerne les fictions françaises. Cet âgisme est une forme de domination parce que l’invisibilité se construit sur la conviction qu’il n’y a rien d’intéressant au sujet des femmes. La vie domestique n’est pas explorée. Les femmes y sont cantonnées dans l’imaginaire collectif. Leur autorité est amoindrie. Elles n’ont pas accès aux représentations de pouvoir. J’y reviendrai plus loin. Comme il n’y a rien à raconter concernant les femmes, je vais vous montrer, à partir d’une étude, pilotée par Geneviève SELLIER, la différence des rôles proposés aux femmes et aux hommes. Geneviève SELLIER, professeure en études cinématographiques, a animé, de 1995 à 2004, le Séminaire de recherche sur les rapports sociaux de sexe dans le champ culturel au sein du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Elle travaille avec nous maintenant et nous aide pour les comptages. Elle a compté les acteurs et les actrices de plus de 50 ans en tête d’affiche dans un ou des films du Top 20 depuis 2001. Elle est arrivée aux résultats suivants : - 32 hommes se partagent 60 rôles, 12 femmes se partagent 19 rôles. - Les rôles pour les hommes : cadre, père, retraité, paysan, gangster, surveillant, officier de police, commerçant, grand chambellan, calife, chirurgien, homme d’affaires, collectionneur, soldat, chef des armées, patron de boîte de nuit, constructeur de bateaux, patron de restaurant, moine, médecin, journaliste, entrepreneur dans la confection, professeur d’université, agent immobilier, professeur de collège, acteur. - Les rôles pour les femmes : mère de famille, femme au foyer, épouse, fille, sœur, grand-mère, maîtresse, domestique, reine, professeur de collège. Et c’est tout, point barre.

Les comédiennes ne sont visibles que dans leur état sexué, familial ou domestique. Elles n’ont pas de fonction sociale. On peut quelquefois voir une actrice représenter un poste de pouvoir, une commissaire de police, par exemple. Vous pourrez remarquer que très souvent, elle est très jeune parce qu’elle est exceptionnellement brillante. Elle a réussi tous ses examens à toute vitesse et elle est déjà à un poste de pouvoir alors qu’elle n’a que 35 ans. Ou alors elle est redoutable. Elle a des dents qui rayent le plancher. Elle est épouvantable. Elle est pire qu’un homme, et les hommes en ont peur d’ailleurs. Pour illustrer cela, une copine s’est fait piquer son portable, il n’y a pas très longtemps, est allée déposer plainte au commissariat. Quand elle a dit qu’elle était actrice, tout le monde a ricané parce qu’ils venaient d’avoir, pendant trois semaines en stage chez eux, une actrice qui devait jouer une commissaire très haut gradée. Ils ricanaient tous en disant qu’elle n’avait même pas 30 ans et que c’était une aberration totale parce qu’il fallait au moins 30 ans de carrière pour avoir ce poste. On en est toujours là. Geneviève SELLIER dit que l’actrice est héritière des grands mythes hollywoodiens, et qu’elle se doit donc d’être archétypale. Elle est la femme, la figure mythique de la femme qui séduit l’homme. Si ce n’est plus le cas, si elle a passé la date de péremption ou supposée telle, on va l’enfermer dans des rôles stéréotypés : la vieille fille aigrie, la mamie-gâteau. Je pense à ce dont on parlait juste à l’instant, la femme malade après la ménopause, toujours chafouine. Cela dit, un nouveau personnage est arrivé depuis quelque temps, la cougar, la femme mûre qui séduit un homme plus jeune. C’est une situation restée longtemps invisible qui pourrait sembler

80 une avancée dans la représentation de la sexualité épanouie des femmes de 50 ans, mais il n’en est rien : la cougar est représentée comme un monstre, la relation est perçue négativement. D’ailleurs le terme lui-même est péjoratif dans l’inconscient collectif. Geneviève SELLIER se demande, pour ne parler que de ce terme, pourquoi on a donné une définition à cette situation quand elle est féminine, alors qu’on n’en donne pas quand elle est masculine. Il n’existe pas de mot pour désigner ce cas, parce que cette relation est perçue comme normale quand c’est un homme qui a vingt ans de plus que sa partenaire. Les injonctions faites aux femmes sont relayées, motivées et justifiées aussi par l’industrie de la beauté. Les actrices sont aussi mannequins. Elles ont des contrats très importants pour des produits de beauté, des parfums, par exemple. Les injonctions sexistes et patriarcales dont profitent les laboratoires de cosmétiques, les injonctions à la beauté faites aux femmes deviennent aussi des injonctions à l’invisibilisation de la féminité. Un homme qui vieillit est mûr, mais quand une femme vieillit, ces injonctions font qu’une femme actrice, qui veut continuer de travailler après 50 ans, finalement, doit ouvrir elle-même son propre chemin. En ce qui me concerne, quand j’avais 36 ans, j’allaitais encore mon premier enfant. Je tournais pas mal à cette époque-là. J’avais disparu un peu des castings, le temps d’accoucher. Je passe un casting et la directrice de casting me dit : « Maintenant, Sophie, je ne peux plus te « caster » pour les rôles de mère d’adolescent·e parce que cela ne sera plus crédible ». Effectivement, à partir de ce moment, cela a commencé à se raréfier et je n’ai pratiquement plus été appelée pour des castings. Je ne me suis pas dit : « C’est ma faute » – mais un peu quand même – ; je me suis dit aussi : « Ils sont tellement cons que je ne vais pas continuer dans cette voie parce que je ne vais pas les supporter. » J’ai ouvert un autre chemin. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Édouard GLISSANT63. C’est à ce moment que j’ai pu ouvrir des territoires nouveaux et développer tout un travail sur la poésie. Et là, je me suis rendu compte que j’avais un espace de liberté parce que personne ne me dirait : « Tu es trop vieille ». Tu n’es jamais trop vieille pour tout cela : tu peux lire des poètes hommes et tu peux même jouer des personnages masculins s’ils viennent de la poésie. Cela passe beaucoup mieux. Bref, je me suis retirée de ce milieu. Mais les castings de publicité continuaient. Un peu avant la cinquantaine, j’ai commencé à être appelée pour des fuites urinaires, des appareils auditifs, et le pompon, tout récemment, pour le siège monte-escalier. Et là, quand j’ai passé le casting, il y avait un homme de 80 ans qui passait le casting avec moi, c’est lui qui a été pris. C’est lui qui présente le monte-escalier qui monte et qui descend ; j’ai été de nouveau appelée et j’ai passé le casting pour faire son épouse !

Je reviens sur le Tunnel des 50. Marina TOMÉ et Catherine PIFFARETTI ont créé le Tunnel des 50 parce qu’elles se sont rendu compte que les copines autour d’elles n’avaient plus de boulot, tandis que les copains disaient : « Jamais une telle diversité de rôles ne nous a été proposée ! » La médecine du travail s’est rendu compte que les comédiennes ne venaient même plus pour l’examen annuel : ce n’était pas la peine puisqu’il n’y avait plus de travail. À partir de ce moment- là, au sein de la AAFA, Actrices et Acteurs de France Associé·es, le Tunnel des 50 a été créé. On a commencé à travailler parce qu’on a voulu lever l’omerta et engager la lutte.

63 Édouard GLISSANT (1928- 2011) poète, romancier et philosophe né en Martinique, Les Indes (1956), La lézarde (1958), Le discours antillais (1981), Anthologie de la poésie du Tout-Monde (2010). https://laminutieuse.com/les- indes; https://www.tout monde.com/maidelitm4.html; https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/les-indes- poeme-fondateur-dedouard-glissant-par-sophie-bourel-une-premiere-a-la-maison-de-la-poesie-a- paris_3349259.html 81

Hier, on parlait ensemble de la lutte. Nous disions à quel point lutter donne de l’énergie et à quel point c’est positif. Effectivement, dans ce groupe, nous sommes extrêmement dynamiques. Il y a énormément de sororité. Dès que j’ai vu l’existence de ce groupe et les filles qui y étaient, je me suis proposée pour le rejoindre. Je reconnais que beaucoup de choses changent. Bien sûr, on arrive à faire progresser les choses, mais pas encore assez. Cette énergie et ce plaisir du combat ont multiplié nos possibilités de résistance et notre capacité à pénétrer la coque, à casser le plafond de verre. On a fait quand même beaucoup de choses ensemble. Le Manifeste de l’AAFA-Tunnel des 5064 a été signé par toute la profession. Ce n’est pas un problème de comédiennes en mal de rôle. Comme je vous le dis, on est pleines d’énergie, on travaille, on fait plein de choses. Je me reconnais dans tout ce que je crée. Je pourrais éventuellement continuer à travailler jusqu’à 80 ans sans retrouver les plateaux de télé et de cinéma (j’en fais un petit peu, mais tellement peu). Je pourrais me dire : « Ce n’est pas grave », mais il y a une autre chose, très importante. Les fictions, notre travail, c’est de représenter les femmes de plus de 50 ans, c’est de montrer qu’il y a, pour les femmes, une existence au-delà de la fécondité ou de l’infécondité. Si nous ne sommes pas représentées, nous n’existons pas, donc notre travail est de faire en sorte que les femmes soient représentées dans leur puissance, parce que c’est à partir de 50 ans que les femmes vivent une grande puissance. C’est ce que Susan SONTAG appelle le double standard du sexisme et de l’âgisme65 . Quand on regarde ce qui se passe dans les fictions, les hommes ont toujours les rôles de pouvoir, alors que dans la vie, il y a des femmes qui ont des fonctions de pouvoir, premièrement. Surtout, si l’on veut que les choses changent, il faut faire changer les représentations. C’est nécessaire. Ce n’est pas qu’on souhaite être à la proue du navire, mais il faut avancer ensemble. On ne peut pas progresser dans la société si on ne fait pas progresser les fictions. Qu’est- ce qu’on raconte à nos filles ? On leur raconte que ce n’est pas tellement la peine de faire des études, puisque de toute façon, tu vas faire des études et puis quoi ? A 30 ans, tu vas rencontrer un homme. Il aura quinze, vingt ans de plus que toi. Il sera puissant. C’est lui qui s’occupera de tout, ne t’inquiète pas. Cela ne servira à rien. Ce qu’il faut, c’est trouver un homme riche et l’épouser. J’exagère ? Pour joindre les deux objectifs, j’ai développé Mots Écrits. Pour lutter contre l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire aussi, parce que les femmes ont fait plein de choses, mais dans les archives, elles ne sont pas très présentes. C’est difficile de trouver des archives de femmes, noyées au milieu des archives d’hommes. J’ai imaginé un projet qui s’appelle Mots Écrits, Archives de femmes, Histoire des femmes. Je constitue un corpus d’archives concernant les femmes ; je constitue un groupe de lectrices et de lecteurs amateurs, qui va du collégien et de la collégienne au retraité et à la retraitée. Je leur apprends les bases de la lecture à voix haute. Ensuite, je mets en espace la lecture à voix haute des archives dans un lieu emblématique ou lors d’un évènement emblématique. Ce projet collectif est détaillé sur le site de La Minutieuse66. Je l’ai fait sur les autrices. Il y a des textes extraordinaires. On découvre ainsi un projet de loi de 1803 portant défense d’apprendre à lire à une femme. On découvre que la personne qui a créé les contes de fées est une femme oubliée, Marie-Catherine D’AULNOY. Je développe des

64https://www.change.org/p/franck-riester-manifeste-aafa-tunnel-des-50 pétition que l’on peut signer en ligne, à ce jour, près de 15 000 signatures. 65 sur Susan SONTAG, Cf. note 60, p. 95 66 www.laminutieuse.com 82 mini-conférences que nous faisons dans les établissements scolaires pour raconter les parcours de ces femmes et montrer que les femmes ont fait des choses. J’ai découvert des archives extraordinaires, au fonds Y du Châtelet, comme un féminicide dans la forêt de Romainville en 1741. Il y a des histoires extraordinaires à raconter sur les femmes. C’est la deuxième partie de Mots Écrits. C’est ce que je suis en train de mettre en place. J’ai commencé une formation pour rencontrer des diffuseurs, des producteurs et des productrices pour créer des fictions et des séries – par exemple, sur les Annonciades Célestes de Joinville, nous avons des histoires incroyables à raconter – pour montrer que les femmes ont existé dans l’Histoire et qu’elles ont été invisibilisées.

Geneviève COURAUD

Merci Sophie pour cette intervention si vivante et intéressante, j’ai noté en particulier les indications que tu as données concernant les premiers rôles. Cela m’a beaucoup frappée. On y reviendra peut-être tout à l’heure. Je me tourne à présent vers Sophie DANCOURT qui va faire le point sur la situation des femmes de 50 ans au regard de l’emploi et de l’entreprise, et de leur utilité reconnue dans la société au travers d’une approche très particulière et originale. Sophie DANCOURT, après une formation académique en politique comparée, droit et communication, tu deviens journaliste. Tu as commencé à travailler pour le magazine d’actualités VSD dans les années 1980, tu y passeras par tous les services, de la photo, à la pub et la rédaction. Tu rejoins ensuite une rédaction féminine Modes et Travaux, puis tu quittes Paris et intègres le service communication de la ville de Trouville. A 55 ans, frappée par l’absence des femmes de ton âge dans la presse, tu décides d’interroger cette disparition et tu te lances sur les réseaux sociaux dont tu as perçu la capacité d’impact, en créant plusieurs médias. Ce sera J’ai piscine avec Simone, « le média à remous des cinquantenaires – je cite – qui entend donner de la visibilité à la génération des femmes de plus de 50 ans », et s’étoffe de deux autres : J’ai talk avec Simone et J’ai atelier avec Simone. Enfin, tu crées, en collaboration, un nouvel outil, le podcast Vieille, c’est à quelle heure ? que je vous recommande très vivement. Sophie, c’est à toi pour évoquer la réalité quotidienne. « Partout en France – je te cite – le taux d’emploi des 50 - 64 ans est inférieur à celui des hommes ». Tu parles d’un « sexisme spécifique qui passe sous les radars ». Peux-tu nous dire comment on en arrive là ? Quelle est la situation des femmes de 50 ans en France et, au-delà de la dénonciation, comment peut-on envisager de dépasser cet état de fait ? Nous attendons de toi aussi que tu nous dises comment, à ton avis, les femmes de cette tranche d’âge ont traversé et surmonté la période du confinement.

Sophie DANCOURT

Je vais vous parler de ce qui se passe dans le monde du travail et de la manière dont nous devons nous accrocher, parce que ce monde n’est pas rose du tout. Bien avant que le mot senior·e ne vienne enterrer nos aspirations à une vie active, des anthropologues anglo-saxons théorisaient sur la nature très profonde et salvatrice des grands-mères. Pourquoi ? Parce qu’en prenant soin de leurs petits-enfants, ces femmes ménopausées qui atteignaient probablement l’âge canonique de 40 ans, offraient à leur fille la possibilité d’avoir plus d’enfants et leur auraient transmis ainsi les gènes de la longévité. Donc je fais partie, comme beaucoup d’entre vous, à l’aplomb de ma 59e année terrestre, d’une génération à qui on doit la survie de l’humanité. Rien que ça. Cela devrait nous emplir de fierté 83 et de reconnaissance absolue de la part du reste de la population, les hommes y compris. Mais la ménopause est un facteur disqualifiant au regard de la société parce qu’elle lie inconsciemment l’âge de ce bouleversement physiologique à une perte de valeur globale. Cette perte de valeur s’exprime tout particulièrement dans le domaine professionnel. La carrière des femmes, à partir de cet âge qui a l’air d’être si fatidique, subit un bouleversement extrêmement profond. A partir de 45 ans, le marché du travail est aussi fermé qu’un club privé britannique. Il ne délivre plus jamais de cartes de membres à ces séniores qui sont sous- entendues totalement obsolètes. Le curseur de ces 45 ans, définit de façon complètement aberrante la frontière à partir du moment où le ticket des femmes n’est plus valable, et ce, quels que soient leurs parcours et leurs formations. Ce rejet violent, parce qu’il est souterrain et jamais exprimé par les recruteurs de cette manière- là, renvoie aux femmes une image dégradée d’elles-mêmes. Que ce soit l’employabilité ou le plafond de verre, les obstacles sont majeurs, quelles que soient les positions des femmes dans ce monde professionnel, et cela malgré tous les discours et les plans qui tentent de les combattre. Très régulièrement, on nous concocte des programmes pour le travail des senior·es, sans jamais distinguer s’il s’agit des hommes ou des femmes. Je suis extrêmement frappée, depuis que je m’intéresse à ce sujet, d’avoir très souvent des commentaires d’hommes qui viennent écrire et dire : « Oui, mais nous aussi, c’est pareil. On n’a pas de boulot, c’est compliqué ». Effectivement, on ne nie pas le problème de l’emploi des hommes, mais les femmes se retrouvent toujours confrontées à ce double standard qu’ont évoqué Cécile CHARLAP et Sophie BOUREL et sur lequel je vais revenir. Or, sur cette question de l’emploi, un grand écart se fait puisque la tendance des politiques gouvernementales tend à reculer l’âge du départ à la retraite. On verra aussi que la crise sanitaire a mis en avant la notion de génération et a interrogé la question de la séniorité en redéfinissant la frontière de l’âge. On a démarré à 70 ans ; après, on nous a dit que 60/65 ans serait le nouveau marqueur de la fragilité des populations, avec un manque absolu de nuance puisque ce qui est défini comme un âge de vieillesse sur le plan sanitaire n’est pas le même que celui qui est défini par la société et le monde de l’entreprise. Aujourd’hui, un poste senior est un poste qui inclut les femmes à partir de 45 ans. À 45 ans, en entreprise, vous êtes séniore. D’un côté, 60 ans, c’est l’âge de la séniorité, et dans un autre domaine, c’est 45 ans. Ces âges sont censés définir le même mot, le mot senior, mais ils recouvrent des réalités différentes ; d’où la difficulté dans la définition de l’âge du basculement dans la vieillesse qui est extrêmement compliquée à établir. Pour paraphraser le titre de ces tables rondes, les vrais enjeux aujourd’hui dans le monde du travail, c’est de se demander à quel moment nous allons passer du bureau directement à l’EHPAD, sans jamais toucher les bénéfices de notre expertise professionnelle. Contrairement aux caractéristiques du travail des hommes, celles du travail des femmes sont déterminées, la plupart du temps, par des emplois partiels. Le taux d’activité des femmes à partir de 50 ans a eu tendance, au cours des années, à rejoindre celui des hommes. D’ailleurs, les chiffres du rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle67 concernant les femmes séniores dans l’emploi le disent et je les cite : « En 2017, le taux d’activité des femmes séniores de 50 à 64 ans est inférieur de 5,7 points à celui des hommes seniors, alors qu’il était de 35,3 en 1975 ». Mais les femmes de plus de 50 ans sont souvent moins qualifiées que les femmes de 25 à 49 ans. Cela suppose que la qualification acquise soit reconnue sans

67 Rapport paru en juin 2019 autrices : Brigitte GRÉSY, Françoise MILEWSKI, Florence CHAPPERT (ANACT), Adélaïde AMOUZOU https://urlz.fr/esNG. 84 discrimination. Ces conditions d’emploi des femmes séniores sont durablement déterminées par les caractéristiques des générations de femmes qui sont plutôt moins formées que les hommes ou formées dans des filières moins valorisées. Il est très frappant de constater que pour les hommes, la qualification va s’accroître avec l’âge. Ils sont plus souvent cadres et moins souvent non qualifiés après 50 ans. Pour les femmes, c’est exactement l’inverse. Cela veut dire que les hommes vont progresser dans la carrière et obtenir des postes de plus en plus qualifiés, ce qui compense le moindre niveau de formation des générations anciennes. À l’inverse, les femmes de plus de 50 ans ont des postes moins qualifiés que leurs cadets. L’une des raisons majeures de cette situation, c’est que le travail à temps partiel est essentiellement dévolu aux femmes. Les chiffres sont implacables. Pour une femme dite séniore, la part de travail à temps partiel est de 33,7%. Pour les hommes seniors, elle est de 11%, ce qui fait une sacrée différence que nous pouvons expliquer par un phénomène assez peu exploré politiquement et que la crise sanitaire remet en évidence, c’est la question du care, tout ce domaine du soin et de l’attention aux autres qui est pris dans une acception globale, et qui serait, par essence, toujours du ressort du féminin. Cette question est fondamentale parce que c’est presque une norme sociale. La société semble nous dire : « Prenez soin de nous, de nous tous, les hommes, les enfants, les plus jeunes. C’est votre boulot ». Cette évidence a un fondement industriel. C’était la théorie de MARX qui – comme on le sait – n’était pas un grand féministe et qui a instauré une espèce de norme sociale : « Le travail productif va aux hommes. Ce sont eux qui fabriquent de la valeur. L’ensemble du travail reproductif est dévolu aux femmes ». Le rôle des femmes, ce serait évidemment de faire des enfants, mais aussi tout ce qui implique la gestion du foyer, y compris l’éducation. Le confinement nous a bien montré que les femmes étaient au four et au moulin, et surtout à l’éducation et au travail scolaire des enfants. Ce point de vue est défendu par Laetitia VITAUD68 qui explore très régulièrement le futur du travail. Son travail est extrêmement intelligent et pertinent parce qu’elle parle d’un imaginaire industriel qui s’est créé et qui relègue le care à la sphère domestique devenue, comme chacun et chacune sait, le domaine réservé des femmes. Comme je le disais, la crise sanitaire a réactivé ce partage. Ce travail fondamental pour le bon fonctionnement de la société. Et la génération des quinquas, les femmes de 45 et plus, y occupe une place importante. C’est aussi le produit d’un changement physiologique et sociologique : parce qu’elles sont urbaines, ont des enfants de plus en plus tard, elles sont devenues des quadras avec une charge éducative très lourde. Elles se retrouvent quelques années plus tard, à 50 ans, en sandwich – qui est devenu une dénomination de leur génération : génération sandwich –, coincées entre des enfants encore adolescents ou de jeunes adultes qui peinent à trouver un emploi, des parents, voire des beaux- parents dont il faut commencer à s’occuper. Comme le souligne Claudie KULAK69, co-fondatrice de la Compagnie des aidants, les femmes gagnent moins que leur mari ; dans la mesure où il va falloir aider un membre de la famille, s’il y en a un dans le couple qui doit s’arrêter, ce sera la femme, l’épouse. Ce bouleversement – ce soin et ce care qui reposent sur les épaules des femmes – arrive à l’heure où l’expertise professionnelle des femmes est à son apogée. La société du care vient leur rappeler qu’elles sont formatées pour ça et cela peut être – c’est souvent le cas – un coup d’arrêt extrêmement

68 Laetitia VITAUD, présidente de Cadre Noir Ltd, est autrice et conférencière sur le futur du travail et de la consommation. Elle a publié Du labeur à l’ouvrage (2019), et Faut-il avoir peur du numérique ? (2016). 69 Claudie KULAK, éditrice, présidente de la Compagnie des aidants. 85

brutal dans une carrière puisque l’âge moyen des aidantes est de 52 ans. Toute cette économie informelle, difficile à chiffrer et qui représente des montants extrêmement conséquents, est globalement portée par les femmes. Dans le rapport d’information70 des députées Marie-Noëlle BATTISTEL et Sophie PANONACLE sur la séniorité des femmes, elles avancent des chiffres extrêmement importants qui parlent d’eux-mêmes : - 1,4 million de salarié·es travaillent dans le secteur de l’emploi à domicile, mais ces emplois sont massivement occupés par les femmes. - 88 % des salarié·es qui occupent des emplois auprès de particuliers sont des femmes. - 99,5 % des assistantes maternelles sont des femmes. - 97,2 % constituent l’immense troupe des gardes d’enfants à domicile.

Ces métiers font partie de ceux dans lesquels la part des femmes séniores a le plus augmenté. La part des plus de 50 ans atteignait en 2016, 55% pour les employé·es de maison, hors garde d’enfants, et 44,6% pour les assistantes maternelles. Cette génération-pivot de femmes apporte une contribution qui est un réel vecteur d’invisibilisation parce que ce travail est peu ou pas du tout rémunéré. À partir du moment où ce travail n’est pas valorisé quantitativement, il efface un peu plus les femmes. On évalue aujourd’hui à 1,1 million le nombre de femmes aidantes âgées de 55 à 64 ans. Si on regarde les éléments que nous a apportés la crise sanitaire, il suffit de voir les grilles de rémunération des personnels de santé, notamment celles des infirmières pour s’en rendre compte. La question est qu’il ne suffit pas de les applaudir au balcon, il faut les rémunérer à leur juste valeur. Le problème plus global, c’est que tant que cette expérience du care exercé par ces femmes ne sera pas reconnue et valorisée dans le parcours professionnel des femmes, on peut malheureusement craindre que rien n’évoluera favorablement. Quel que soit l’âge pivot qui sera retenu par la réforme des retraites, on se demande ce que nous allons faire de ces années où nous sommes censées être formées et promues, et où, surtout, nous sommes disqualifiées. Les femmes déclarées séniores à partir de 45 ans dans l’entreprise sont sur la sellette. Moins promues, moins formées, elles ne rentrent plus dans les grilles de recrutement. En gros, le discours des recruteurs est de dire : « À quoi bon s’y intéresser, puisque de toute façon, ces femmes sont sur la bretelle de sortie ? ». C’est ce qu’en d’autres termes exprimait le rapport de l’Assemblée nationale sur la séniorité des femmes : la crainte des entreprises d’embaucher des salariées aux connaissances prétendues obsolètes et faisant preuve de moins d’agilité dans l’acquisition des nouveaux savoirs, peut s’expliquer par un accès à la formation qui décroît avec l’âge, alors que cette formation est essentielle parce que c’est l’une des clés du maintien dans la vie professionnelle des femmes de plus de 50 ans. Mais ni les salarié·es, ni les séniores, ni les éventuel·les employeur·ses qui pourraient les recruter, n’exploitent ces opportunités. Les entreprises, quoiqu’il en coûte, restent extrêmement frileuses à former des collaboratrices séniores car le retour sur investissement peut être long et incompatible avec une fin de carrière. Finalement, on voit bien que le rapport formule un combo complètement dévastateur : moins de recours à la formation et des contenus inadaptés. Le taux d’accès à ces formations dévisse à partir de 45 ans pour atteindre 35% chez les 55 - 64 ans. Le corollaire est finalement pitoyable à l’heure de la retraite quand on fait les comptes, puisque les écarts de salaires moyens entre les femmes et les hommes augmentent avec l’âge. Il est de 23,8% pour l’ensemble des salarié·es

70 http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/ega/l15b1986_rapport-information# 86 et de 29,4% pour les plus de 55 ans. L’inégalité est accrue si l’on raisonne aussi en termes d’équivalents temps plein puisque l’écart passe de 17,4 à 25,4%.

Mais est-ce qu’il est bien raisonnable de parler de fin de carrière à partir de 50 ans lorsque l’on n’a jamais été si près d’être juste au milieu de sa vie ? C’est ce que les Anglo-Saxons appellent d’un terme que je préfère mille fois au terme de séniore, la middle age woman. Ce sont les femmes qui sont au milieu de leur vie. Puisqu’on sait que les femmes vivront de plus en plus longtemps – peut-être serons-nous des centenaires en bonne santé – donc, nous dégager à partir de 50 ans par un chemin rapide, c’est surtout une façon de se priver d’énormément de ressources. Parler de « fin de carrière » à partir de 50 ans alimente l’âgisme, dont Cécile CHARLAP et Sophie BOUREL ont parlé précédemment. On voit bien tous les stéréotypes qui accompagnent cette notion de compétence dans le rapport cité. Face à ce phénomène de précarisation, les femmes qui ne sont plus définies par leur statut de reproductrice, subissent et superposent l’autre discrimination qui est l’âgisme. Le terme âgisme est né aux États-Unis en 1969. Il avait été employé par le gérontologue Robert BUTLER. On sait bien que tous les « ismes » sont des termes péjoratifs. Il conjugue le sexisme et le vieillissement. Cet âgisme, dans le domaine du travail, est assez subtil et pernicieux parce qu’il est rarement énoncé : cette exclusion n’en est que plus violente. Rarement, un interlocuteur ou une interlocutrice vous regardera dans les yeux en vous disant : « Madame, vous cochez bien toutes les cases du job, mais vous êtes beaucoup trop vieille ». Personne ne vous le dira. Ces stéréotypes qu’on peut résumer par « vous avez atteint la date de péremption » sont à l’œuvre tout le temps. Cela revient à s’interroger et à se demander si on serait une version moins intéressante qu’on ne l’était il y a trente ans. Si vous hésitez à répondre, peut-être que vous êtes victimes du syndrome de Stockholm, que vous avez acquis de la sympathie pour votre bourreau, voire de la compassion. C’est un sentiment que beaucoup de femmes traduisent par des phrases-clés : « Je n’ai pas de travail, je ne suis pas promue, mais c’est normal à mon âge ». Les témoignages que j’enregistre depuis que j’ai créé le média J’ai piscine avec Simone, tendent tous dans ce sens. Les femmes ont une date de péremption, tout comme leur cerveau, apparemment. Dans une société qui rejette par peur et méconnaissance tout ce qui a trait au vieillissement, il faut dégainer des études scientifiques qu’on peut globalement résumer par « le cerveau ne s’atrophie que si on ne s’en sert pas », mais les stéréotypes ont la vie très dure. À 50 ans, nous serions inaptes à l’apprentissage des nouvelles technologies, alors que nous faisons partie d’une génération qui a avalé l’évolution numérique et qui est passée du Minitel à l’ordinateur. Qui mieux que nous, peut se former aux nouvelles technologies ? Dans une interview que j’ai réalisée au début du lancement de J’ai piscine avec Simone, j’avais été très frappée par une femme que j’avais interviewée, Margot, âgée d’une cinquantaine d’années, qui s’est vu débarquer de son entreprise très violemment, quasiment du jour au lendemain, avec pertes et fracas. Margot avait tout perdu. Elle a dû quitter son logement, vendre ses meubles et s’exiler en province auprès d’une femme dont elle était devenue la gouvernante. Margot avait une obsession dans sa vie. Elle voulait retrouver un CDI, coûte que coûte, quoi qu’il se passe dans sa vie ; quelles que soient les mobilités auxquelles elle allait devoir faire face. Elle s’est débattue de longues années et finalement, elle a réussi à retrouver un CDI. Mais ses entretiens d’embauche claquaient comme des gifles. Les recruteurs et les recruteuses lui disaient : « Comment pourra-t-on vous faire des reproches si vous ne faites pas correctement votre travail puisque vous avez l’âge de ma mère ? ». Ou bien : « Est-ce que cela ne vous gêne pas si je vous appelle Mamie au bureau ? ». Les compétences étaient bien là, mais 87 visiblement, elles arrivaient trop tard et personne n’y prêtait attention. Margot avait beau protester et être pleine d’énergie ; mobile, elle était capable de traverser la France pour faire une toute petite mission d’intérim – il paraît que la mobilité était un atout – mais ce n’était toujours pas suffisant, puisqu’il y avait cette question de l’âge qui, définitivement, n’est pas le bon. L’âgisme, comme cela a été évoqué, intègre un autre critère développé par la féministe Susan SONTAG, dans ce fameux article du Double standard du vieillissement. Elle observait une spectaculaire différence genrée dans cette appréciation du vieillissement. Finalement, ce double standard a trait au physique, mais aussi aux compétences. Si la société valorise tous les signes du vieillissement chez les hommes, puisque la masculinité s’identifie à la compétence et à la maîtrise de soi, qualités que la disparition de la jeunesse ne menace pas, il n’en est pas du tout de même pour les femmes qui doivent vivre le vieillissement comme un jugement social qui se solderait par une exclusion, sanctionnant leur échec de ne pas avoir su conserver leurs attraits physiques. Au regard de toutes ces discriminations, les femmes en position d’autorité sont toujours discriminées sur leur physique ou sur leur voix qui est toujours trop haut perchée ou pas assez profonde pour être synonyme de compétences. On se souvient d’Édith CRESSON dont on moquait la voix haut perchée, son homologue britannique Margaret THATCHER avait à l’époque pris des cours pour rendre sa voix plus grave, plus profonde. Hermina IBARRA, économiste cubaine, professeure à la London Business School souligne dans une conférence Ted X que : « Les femmes en position d'autorité sont considérées comme trop agressives ou pas assez agressives ; et ce qui semble affirmé, sûr de soi ou entreprenant chez un homme semble souvent abrasif, arrogant ou prometteur chez une femme. Le simple fait d'être une femme qui réussit dans un domaine masculin peut être considéré comme une violation des normes de genre justifiant des sanctions. » Elle conclut : « Non seulement les femmes séniores étaient rares, mais leur rareté les rendait inaptes à servir de modèles ». Quelle que soient leur position et les catégories socioprofessionnelles auxquelles elles appartiennent, les femmes dites séniores sont invisibilisées ou, lorsqu’elles accèdent à une forme de pouvoir, sont toujours comparées aux hommes dont les valeurs déterminent la seule norme acceptée. Pourtant, le directeur du AgeLab, le laboratoire consacré au vieillissement au sein du MIT71, renversait la donne en disant que les femmes étaient, à partir de 50 ans, mieux préparées que les hommes à la deuxième mi-temps de leur vie, qu’elles étaient des pionnières ignorées du monde du travail et sans doute l’une des plus grandes sources d’innovation sous-estimée et de nouveaux business. La société et les entreprises devraient se rendre compte que l’âge n’est pas une condition à gérer, mais un âge uniquement à vivre qui n’est pas un synonyme de déclin. Ce que nous commençons à voir, c'est que les femmes âgées peuvent se heurter à un mur dans de nombreuses grandes entreprises qui ne savent pas stimuler la carrière de ces femmes afin qu’elles conservent leurs postes ou évoluent. Et c'est la perte des entreprises. Alors qu’est ce qui fait que le marché du travail et les recruteurs et les recruteuses restent hermétiques aux nombreuses études qui abondent sur le bénéfice de conserver au sein des sociétés ces quinquas ? J’ai moi-même expérimenté ce déclin programmé par la société. J’ai envoyé ́ avec application des CV après mon 45e anniversaire. Tous avaient en commun d’être rédigés avec un optimisme béat. “L’âge n’est qu’un chiffre”. C’était mon mantra. Mieux, c’était un gage d’expériences et d’aventures professionnelles qui devaient laisser mon interlocuteur

71 MIT, Massachussets Institute of Technology, https://www.mit.edu/ 88 subjugué. Ces candidatures sont cependant restées lettre morte. Je cochais pourtant toutes les cases, ou presque. Mais j’ai compris que répondre à un poste senior signifiait avoir 5-10 ans d’expérience et la fougue du trentenaire. Mon âge – apparemment tabou – était-il synonyme de perte de compétences ? Est-ce que je n’étais plus qu’une version moins intéressante de moi-même, pâle copie de ce que j’étais à 30 ans ? Déroutant, alors même que ma vie professionnelle avait considérablement nourri mes compétences et mes soft skills72. Car contrairement aux stéréotypes bien ancrés sur le manque d’audace des femmes de cet âge, les chiffres racontent encore une fois une autre histoire. Notamment ceux publiés par deux chercheurs de la Harvard Business Review qui ont depuis 2016, recueilli des données (auprès de 3 876 hommes et 4 779 femmes jusqu'à présent) sur les niveaux de confiance que les dirigeant·es ont en eux ou elles-mêmes au cours de leur carrière. Ils constatent une grande différence chez les moins de 25 ans. « Il est très probable que ces femmes soient beaucoup plus compétentes qu'elles ne le pensent, tandis que les dirigeants masculins sont trop confiants et supposent qu'ils sont plus compétents qu'ils ne le sont. À l'âge de 40 ans, les cotes de confiance se confondent. Au fur et à mesure que les gens vieillissent, leur confiance augmente généralement ; étonnamment, à partir de 60 ans, nous constatons que la confiance des hommes diminue, tandis que celle des femmes augmente. Selon nos données, les hommes ne gagnent que 8,5 points de pourcentage de confiance entre 25 ans et 60 ans et plus. Les femmes, en revanche, gagnent 29 points ». « Vieillir est encore le seul moyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps. » écrivait SAINTE-BEUVE. Mais avec l’allongement de l’espérance de vie, faire de tout·e adulte de plus de 60 ans une « personne âgée » a perdu un sens pratique et analytique évident. Et les seuils de 65 ans, 75 ans, 80 ans voire 85 ans sont progressivement apparus, de même que la mise en avant du nombre de centenaires. Arbitraires par définition, ces barrières d’âge présentent aussi l’inconvénient de demeurer figées. La déconstruction des stéréotypes est une urgence vitale où la part croissante des seniors est inexorable. Ce qui est très important aussi, on en reparlera peut-être plus tard, c’est que la déconstruction de ces stéréotypes est vitale ; la part des femmes qui recommencent une vie professionnelle parce qu’elles n’ont plus leur place dans les entreprises qui les emploient comme salariées est importante, beaucoup d’entre elles choisissant la voie de l’entrepreneuriat. Je vais en rester là. J’avais beaucoup de choses à vous dire, mais on pourra en discuter peut-être au moment des questions.

Geneviève COURAUD Vous pointez, les unes et les autres, des choses qui nous intéressent au premier chef. Ces constats ne sont pourtant pas toujours très enthousiasmants, je dois le reconnaître, mais ce qui est exaltant, c’est de voir avec quelle détermination et énergie, vous qui êtes des femmes actives, complètement au courant de la situation justement, parfaitement lucides et engagées, vous recherchez des pistes de sortie. Après la question de la ménopause, le sujet de notre table ronde nous invite à aborder la question de la fin de vie et des EHPAD. Sans vouloir développer, je vais juste poser un chiffre

72 Soft skills « compétences douces », cf. https://urlz.fr/aWR5 89 tout d’abord : l’espérance de vie est aujourd’hui en France73 de 85,6 ans pour les femmes et de 79,7 ans pour les hommes. Simone DE BEAUVOIR, dans La vieillesse, une somme de 700 pages publiée en 1970 qui n’a pas pris une ride et dont je vous recommande la lecture, Simone DE BEAUVOIR décrit donc ainsi l’état de vieillesse : « Diminué, appauvri, en exil dans son temps, le vieillard demeure cependant cet homme qu’il était. » Elle dit aussi : « Tout le monde le sait : la condition des vieilles gens est aujourd’hui scandaleuse. » Qu’en est-il à présent ? Les choses ont-elles vraiment bougé depuis 50 ans ? Qu’en est-il des femmes âgées, en particulier ? Qui sont les aidant·es ? Qui sont les soignant·es ?

Pendant la période du confinement et ensuite, l’omniprésence dans les débats du sujet des vieux et des vieilles, rebaptisé·es « personnes à risque », a lourdement modifié la perception des générations et les liens intergénérationnels. Nous l’avons déjà un peu abordé. Les nouvelles des EHPAD ont créé un vrai choc dans la population. J’ai beaucoup entendu autour de moi s’exprimer une défiance contre ce système de prise en charge de la dépendance. Beaucoup de personnes de ma génération se sont dit déterminées à ne jamais y mettre les pieds. Ce qui pose de nombreux problèmes : qui prendra en charge les vieilles et les vieux ? Leurs enfants ? Qui seront les futur·es aidant·es ?

Pour répondre à ces questions, je vais laisser la parole à nos deux intervenantes, Florence BRAUD et Michèle DELAUNAY. Toutes les deux ont une remarquable connaissance de cet âge de la vie, l’une parce que c’est son métier au quotidien, elle est aide-soignante en EHPAD en Bretagne, l’autre parce qu’elle a consacré une très grande partie de sa vie aux personnes âgées, comme médecin d’abord, puis comme femme politique, enfin comme experte. Au-delà des différences générationnelles vous avez, Florence et Michèle, le même intérêt passionné pour ce sujet qui est celui du traitement dans notre pays des personnes arrivées au terme de leur existence, vous portez l’une et l’autre une même sensibilité exigeante, une même interpellation politique, et la même revendication pour une amélioration urgente de cette situation. J’ajoute que l’une et l’autre, vous avez un vrai talent d’écriture.

Florence BRAUD, je vais te demander de prendre la parole la première. Permets-moi tout d’abord de te présenter. Tu as 43 ans ; après avoir été plusieurs années monitrice-éducatrice, puis aide à domicile parce que tu ne trouvais pas d’emploi dans ton secteur, tu as décidé il y a une dizaine d’années de passer le concours d’aide-soignante. Aujourd’hui, tu exerces comme aide-soignante et assistante de soins en gérontologie dans une UHR (Unité d’hébergement renforcée) dans un EPSM (Établissement public de santé mentale) du Morbihan. Tu as en outre développé une activité de blogueuse, puis d’autrice, tu signes dans la revue ASH, Actualités Sociales Hebdomadaires, la très suivie Minute de Flo, et dans la revue Prescrire, Nuances de blouses. Dans ton métier, dans ton travail d’écriture, dans tes interventions, tu développes une réflexion empathique sur les personnes âgées, et en particulier les femmes, et tu dénonces les dérives d’un système qui ne permet pas de préserver la dignité du grand âge.

Florence BRAUD, c’est à toi ; nous te remercions par avance de nous confier un peu de ton quotidien et de celui de tes patient·es, mais aussi celui de ta profession. Tu pointais, au

73 Chiffres INSEE- 2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416631

90 lendemain de la sortie du confinement, dans un entretien, la manière dont est traité le personnel des EHPAD, à 90% féminin, je te cite : « Dans ces professions du soin, on a tendance à considérer que ce sont encore des professions liées à des vocations, liées à la sollicitude, à l'empathie, à la tendresse. C'est tout ça qu'il faut revaloriser. On demande tout ça depuis des années et, on nous offre une prime. […] On veut maintenant un travail plus approfondi. » Florence, nous t’écoutons.

Florence BRAUD74

Elle s’appelait Raymonde et elle a été poignardée. C’est le premier féminicide de l’année. Il concerne une femme de 84 ans qui a été tuée par son mari de 86 ans75. Si je vous en parle, c’est que d’une part, il concerne le sujet du jour et que d’autre part, il est, parmi les féminicides, celui qui est le plus invisibilisé. Dans un article, daté de 2017, Titiou LECOQ dit d’ailleurs : « J’ai choisi de ne pas inclure ce qu’on appelle les suicides altruistes, ces couples où la femme est malade, par exemple d’Alzheimer, et où le mari la tue pour mettre fin à sa souffrance ou parce que lui-même, malade, il sait qu’il ne pourra plus s’occuper d’elle. J’ai estimé que dans ces cas, il y avait peut-être eu un pacte fait par le couple, mais force est de constater que je ne suis pas tombée sur le cas inverse, une femme qui tue son mari atteint d’Alzheimer. Pourtant, cette configuration d’une femme qui s’occupe de son mari malade doit être courante, mais il est possible que les femmes, ayant été élevées dans l’attention aux autres, dans l’idée qu’elles étaient là pour prendre en charge leurs proches, choisissent d’assumer leur mission jusqu’au bout, peu importe à quel point le quotidien devient difficile. On peut donc également voir dans ces meurtres une marque de genre76. » Mais revenons à Raymonde. Raymonde, 84 ans, poignardée par son mari, Roger, 86 ans. Oui mais bon, vous comprenez, elle était malade. Et lui, le meurtrier, il s’appelait Roger et il avait des migraines. Et puis quand même, il faut dire, il était très poli. Au fond, c’est un drame familial, les articles le présentent comme un drame familial. Après, il y en a eu d’autres. Des femmes sont mortes, abattues, étouffées, poignardées. Il y a eu des morts violentes par des hommes violents qui se sont arrogé le droit de vie et de mort sur la femme qu’ils disaient aimer. Mais ça, pour les journaux, ce n’est pas très grave parce que les journalistes, avec leur talent d’écriture, en font de douces mélodies mélancoliques empreintes du charme suranné des amours de vieillesse. Dans les mots que l’on retrouve souvent, il y a : les gestes désespérés, les drames de la fin de vie, des couples fusionnels, de la souffrance partagée, une fin de vie choisie, un geste commun, bref des suicides altruistes, et le plus beau, un drame de la vieillesse. La vieillesse est un drame. Les hommes ? Les pauvres, toujours coupables, jamais responsables. Parce que vous comprenez, il avait des migraines, ça devenait très dur, il n’était pas connu pour des faits de violence, il ne supportait pas une telle situation, il était malade, il a laissé une lettre, il était

74 Livres et revues consultés pour rédiger cette intervention : Actualités Sociales Hebdomadaires ; Dr Hélène ROSSINOT, Aidants, ces invisibles (Éditions de l’Observatoire) ; Françoise VOUILLOT, Les métiers ont-ils un sexe ? (Belin) ; Muriel SALLE et Catherine VIDAL, Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? (Belin) ; Benoîte GROULT, Ainsi soit-elle (Grasset) ; Mona CHOLLET, Beauté fatale (Éditions La Découverte). 75 Page Féminicides par compagnon ou ex qui fait le décompte des féminicides : https://www.facebook.com/feminicide 76 Titiou LECOQ, « En France, on meurt parce qu’on est une femme », (slate.fr, 30 juin 2017) http://www.slate.fr/story/147429/mourir-parce-quon-est-une-femme 91 dépressif. Bref, l’homme est une éternelle chochotte. Les femmes ? Toujours victimes, toujours responsables. Parce que quand même, vous comprenez, elle était malade, son état s’était beaucoup dégradé, elle avait LA maladie d’Alzheimer, elle était affaiblie. Bref, elle l’avait bien cherché. La femme cette éternelle coupable. Du coup, vous vous dites : « C’est exceptionnel » parce que d’habitude, les féminicides, ce sont surtout les jeunes femmes qui sont tuées par des compagnons jaloux. Raté ! Nous sommes le 11 octobre, et depuis le 1er janvier 2020, sur la page des féminicides, on dénombre 74 féminicides, et l’année n’est pas finie. Sur les 74 féminicides, 15 victimes avaient plus de 60 ans, une femme sur cinq. Quand on dit le chiffre, tout de suite, ça calme un peu.

Bien sûr, il y a les circonstances, les aidants épuisés, la fatigue, les problèmes financiers, le manque de place en EHPAD, l’isolement.

Bien sûr, il y a des signes, les signes qu’on vient de citer, mais ces signes-là, qui les regarde ? Qui les voit ? Qui s’interroge encore sur ce couple qu’on ne voit plus parce qu’ils sont âgés. Parce qu’ils sont malades. Parce qu’ils sont devenus invisibles. Parce qu’ils sont vieux tout simplement.

Et puis le mot est lâché, c’est un suicide altruiste, voyons ! Le suicide altruiste a quelque chose de beau et de romantique. C’est beau. C’est de l’amour. C’est Roméo et Juliette version quatrième âge. C’est beau, c’est du cinéma. C’est Jean-Louis TRINTIGNANT et Emmanuelle RIVA dans un film77de Michael HANEKE. C’est quand même la Palme d’or au Festival de Cannes en 2012 ! Une esthétique parfaite pour un drame parfait. Bref, tout ça, c’est du cinéma, voyons.

Alors que non, c’est laid et violent. C’est l’acte le plus brutal dans l’univers supposé le plus protecteur, celui de la maison, du couple, du soin, du foyer. En vrai, l’homicide-suicide conjugal, dit suicide altruiste78, c’est bien plus qu’un mot.

On va citer des chiffres pesants, mais il faut les dire quand même. Chez les plus de 55 ans, les victimes des suicides altruistes sont les épouses dans 77% des cas. Des antécédents de violence conjugale sont retrouvés chez 25% des auteurs les plus âgés. Quant au pacte suicidaire parfois évoqué comme excuse par les journalistes parce que c’est romantique, c’est relativement rare, et fait la plupart du temps appel à un tiers. L’homme ne va pas tuer sa compagne, il va demander à quelqu’un de le faire pour lui, parce que l’homme est très courageux, certes, mais pas toujours jusqu’au bout. Bref, le suicide altruiste n’est ni un acte d’amour, ni un drame de la vieillesse. C’est le meurtre violent et la lâcheté ultime de celui qui n’assume pas. Pour les gens mariés, qui ont un livret de famille à portée de main, vous trouverez ces phrases : « Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance ».

77 Amour, film de Michael HANEKE, 2012, Palme d'or au Festival de Cannes, Golden Globe du meilleur film étranger, deux BAFTA au Royaume-Uni (Meilleur film étranger et Meilleure actrice pour Emmanuelle RIVA). Oscar du meilleur film étranger. Enfin lors de la 38e cérémonie des César, cinq Césars: Meilleur film, Meilleur réalisateur), Meilleur acteur (Jean-Louis TRINTIGNANT), Meilleure actrice (Emmanuelle RIVA ) et Meilleur scénario (Michael HANEKE). 78 Sur les « suicides altruistes », cf. Olivia DUBROCA, L’homicide-suicide : une revue de la littérature, Thèse pour l’obtention du diplôme d’état de docteur en médecine (15 Octobre 2018) https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas- 02088342/document 92

Sauf si la femme est vieille et malade. Là, c’est bon, on a le droit de l’abattre comme un sanglier. Parce que vous comprenez, c’est de l’amour. Alors que faire pour protéger ces femmes âgées et vulnérables ? Que faire pour les soustraire à ces hommes qui s’octroient le pouvoir ultime, celui de tuer leur épouse ?

Et c’est là que j’interviens enfin. Moi, Florence, aide-soignante, en Unité d’hébergement renforcée auprès de personnes âgées atteintes de troubles démentiels, dont la maladie d’Alzheimer. Je devine que derrière votre écran, vous soufflez parce que ça va devenir plus léger, on va dire des trucs bien et positifs. C’est raté, je vais vous décevoir, je suis désolée, parce que l’EHPAD n’est pas forcément un havre de paix. L’EHPAD aujourd’hui – pour revenir à mes chiffres parce que j’aime bien les chiffres – ce sont 73,6% de femmes de plus de 75 ans parmi les résident·es et 90% de soignant·es. Là, je devine encore votre sourire. Toutes ces femmes ensemble qui prennent soin d’autres femmes, forcément, ça va être plein de sororité. Un univers de douceur, de bienveillance, paillettes et chocolat. Une pour toutes et toutes pour une. Encore raté ! Parce que, voyez-vous, toutes ces femmes ensemble, ce n’est pas comme ici, ce n’est pas une « Assemblée des Femmes ». Les femmes en EHPAD, ensemble, ce sont des femmes qui se confrontent à d’autres femmes. L’âge moyen de l’aide-soignante en EHPAD, c’est 40 ans. C’est à peu près moi. L’âge moyen des résidentes, c’est 87 ans. Il y a quarante ans d’écart. D’un point de vue féministe, cela peut sembler énorme, et ça l’est parce que les conditions de vie des femmes hébergées en EHPAD n’ont pas grand-chose à voir avec celles que nous connaissons aujourd’hui. Les modèles ne sont pas les mêmes. Nous n’avons pas vécu les mêmes choses. Nous n’avons pas eu les mêmes droits, les mêmes rapports avec les hommes et surtout, les relations entre les soignantes et les résidentes ne sont pas les mêmes que celles que l’on pourrait avoir dans un autre contexte.

Du coup, je vais m’attarder maintenant sur un exemple précis qui est un peu mon cheval de bataille professionnel et c’est ce dont je parle la plupart du temps dans mes chroniques79, c’est cette histoire de communication justement. Quand on parle à une personne de notre âge, on a tendance à parler normalement. On parle plus ou moins vite, avec une voix plus ou moins posée et un discours plus ou moins élaboré. En règle générale, on est à peu près normal. Sauf moi, pas toujours, parce que je suis aide-soignante et que j’ai tendance à être un peu sans filtre, mais c’est un autre sujet. En EHPAD, la communication n’est plus tout à fait la même, et c’est là que vous allez perdre définitivement le sourire. Je vais commencer par une petite digression sur la santé des femmes. En règle générale, chez les femmes, les maladies cardiaques sont moins bien détectées, l’autisme et la dépression également. Chaque année, ce sont des pertes de chances pour les femmes : examens retardés, maladies moins bien diagnostiquées, pouvant conduire à une mort prématurée.

Et puis, il y a ce qu’on appelle l’Elderspeak80. Et là, je vais vous achever. Imaginez un peu la scène. Vous êtes là du haut de vos plus de 80 ans, vous avez eu une vie riche. Un mariage peut-

79 La minute de Flo dans Ash la revue de l’action sociale en ligne, https://www.ash.tm.fr/hebdo/3171/la-minute-de- flo/ 80 « Parler aux personnes âgées comme à des enfants, n’est pas mignon, Cela peut même être nocif » par Anne BRENOFF, (26.04.2017) https://urlz.fr/esNS 93

être, des enfants, une carrière. Vous avez vécu des épreuves, des deuils. Vous êtes une femme adulte et votre vie n’est pas finie. Mais…, mais voilà, vous êtes en EHPAD. L’âge est là, et la maladie aussi, peut-être même une maladie d’Alzheimer. Et la gentille aide-soignante, moi par exemple, arrive, toute pleine de bonnes intentions. Vous êtes assise, elle est debout parce qu’elle n’a pas le temps, parce qu’elle doit aller vite, parce qu’elle a un million de choses à faire. « J’ai encore plein de choses à faire. J’ai les chariots à ranger, les toilettes à faire ». Du haut de sa petite quarantaine, elle s’adresse à vous, la gentille aide-soignante : « Je viens vous faire votre toilette. Allez ma jolie, on se lève. Je vais vous faire toute belle. » Imaginez, je vais vous parler comme ça toute une journée, toute votre fin de vie – pour info, l’espérance de vie en EHPAD c’est environ quatre ans – quatre ans à être appelée ma jolie, voire, horreur suprême, ma p’tite dame. Pendant quatre ans, vous allez vous faire caresser tendrement la tête par des inconnu·es en blouse blanche. Pendant quatre ans, on va vous proposer des animations essentiellement axées sur les valeurs dites féminines : atelier cuisine pour faire de bons gâteaux, atelier manucure pour rester séduisante jusqu’au bout des ongles, atelier intergénérationnel parce que les petits-enfants des autres vous rappelleront forcément les vôtres, atelier travaux manuels parce que toute femme qui se respecte est forcément attirée par ces jolies choses mignonnes que sont le coloriage et le sapin de Noël en rouleaux de PQ. Mamie gâteau, Mamie tricot, Mamie déco. Eh bien non, merci ! Je préfère vous prévenir. Personnellement, quand je serai en EHPAD, ne venez me proposer aucune de ces activités. Je hais la manucure et le maquillage. Je déteste les travaux manuels, et le coloriage me met dans un état de stress tel que je serais capable de vous enfoncer les crayons dans les orbites. Imaginez maintenant que vous êtes en couple en EHPAD, ce qui peut arriver si vous n’avez pas été auparavant lâchement assassinée par votre conjoint. Là encore, vous êtes rabaissée et infantilisée parce qu’à leur âge, ils sont mignons, c’est touchant. C’est parfois ainsi que l’on parle des très vieux couples – Et encore là, je vous la fais soft parce que vous n’imaginez pas les conversations graveleuses sur la vie sexuelle des personnes âgées – Vous ne voulez pas savoir. Et si on parle de prévention et de préservatifs dans les services d’EHPAD, alors là, les blagues fusent ! Parce que bon, à leur âge, pas de risque de grossesse ! Ah ! Ah ! Ah ! Attention, scoop, les MST ça existe aussi chez les personnes âgées !

Si on aborde le sujet des violences, c’est encore un autre sujet, parce que les femmes qui ont été violentées, c’était forcément il y a longtemps. À leur âge, elles ne risquent plus rien voyons ! Les petits vieux, ce n’est pas dangereux.

Autre scoop, il y a régulièrement des cas de viol et de violence en EHPAD, et ce ne sont pas forcément de jeunes aides-soignants qui s’en rendent coupables. Désolée d’avoir plombé l’ambiance.

Après cette petite digression, je reviens à ma gentille aide-soignante qui vous parle comme à un bébé, c’est ce qu’on appelle l’Elderspeak. En quelques mots, l’elderspeak, c’est l’usage d’une syntaxe moins élaborée, des mots simples et familiers, des énoncés plus courts et des sujets moins variés. C’est une voix plus lente et plus aiguë, (Florence BRAUD imite) comme si je vous parlais comme ça toute la journée. Ce sont des attitudes corporelles avec des mimiques accentuées et une intimité encore plus accentuée. Je vais me rapprocher de vous. Je vais vous caresser la tête. Avec les femmes âgées, c’est d’autant plus accentué que ce sont des femmes. On caresse gentiment la tête de la gentille petite mamie. On chouchoute ces dames. On les 94 materne un peu même, les renvoyant sans cesse à une image de séduction et de tendresse acidulée.

Par exemple, pour les femmes, on dira : « Ma jolie ». Pour les hommes, on dit souvent : « Chef ». « Vous avez fini chef ? », « Vous avez fini ma jolie ? », ce n’est pas le même ton, ce ne sont pas les mêmes mots. Chacun·e son rôle parce que, même en EHPAD, les hommes gardent leur fonction d’autorité et les femmes gardent leur fonction de séduction. Jusqu’au bout de la vie, les stéréotypes de genre s’invitent dans le quotidien.

Ce langage un peu bébé et bêtifiant, ou le parler-mémé, l’Elderspeak qu’on adopte de façon inconsciente avec beaucoup de bienveillance – parce qu’on ne veut pas mal faire, on veut forcément bien faire – repose sur des stéréotypes négatifs de la vieillesse, parce que quand on est vieux, forcément on est un peu sourd, et un peu désorienté. Nous pensons inconsciemment que toutes les personnes âgées ont des problèmes auditifs et un fonctionnement cognitif détérioré.

J’imagine que Michèle DELAUNAY est en train de sursauter sur son siège.

Ce langage, c’est une forme d’âgisme implicite chargé de sens pour la personne âgée qui le reçoit qui n’est pas sans conséquences. Je dis la personne âgée, mais si on se rappelle les chiffres – 73,6% des résident·es d’EHPAD sont des femmes. Cela place la soignante et la personne sur un rapport non-égalitaire puisque la personne âgée est rabaissée et infantilisée et la soignante est toute puissante. Elle devient alors un objet de soins, une petite chose fragile et vulnérable qu’il faut materner. La soignante, elle, devient la sauveuse, omnipotente, omnisciente.

Et là, je pense que Michèle DELAUNAY n’est toujours pas d’accord avec moi.

Il y a des conséquences. L’impact du langage Elderspeak adopté par les professionnel·les soignant·es a mis en évidence une baisse de l’estime de soi, une perte d’autonomie, un appauvrissement de l’expression orale et ainsi commence le cercle vicieux. C’est ce que les psychologues appellent les prophéties autoréalisatrices.

À force d’insuffler un mouvement, la personne prend ce mouvement. C’est comme une danse. Je ralentis, elle ralentit. J’accélère, elle accélère. Adopter un langage bébé avec une personne âgée encourage chez elle des comportements de dépendance, ce qui la rend plus vulnérable, ce qui induit le parler-mémé en retour, ce qui la rend plus vulnérable, et ainsi de suite.

D’autre part, il faut se pencher sur les conditions des échanges verbaux entre soignantes et résidentes. En EHPAD, le temps s’écoule lentement pour les unes, et bien trop vite pour les autres. Les soignant·es sont confronté·es à un manque de temps et n’entrent en communication avec les résident·es que pour répondre aux besoins d’assistance. On va voir les gens pour proposer de l’aide à la toilette, de l’aide aux repas, de l’aide à la marche. On ne va pas voir les gens pour une petite papote autour d’un café, il faut faire vite, très vite, il reste encore les chariots à ranger, la commande d’épicerie, la douche de la voisine, les transmissions… Et tout le reste. Clairement, on n’a pas le temps. Alors les échanges verbaux se limitent au minimum.

On entre en communication avec une personne âgée pour répondre aux besoins d’assistance, il

95 faut aller à l’essentiel, ne pas s’encombrer de fioritures, parce que d’autres attendent. En ne s’adressant à eux et à elles que pour répondre à leurs besoins, on encourage les comportements de dépendance puisque seuls, ceux-ci donnent lieu à des échanges sociaux. Si je veux avoir un échange avec quelqu’un·e, il faut que j’en aie besoin. Le comportement autonome ne sera pas valorisé puisque si je suis autonome, je me débrouille toute seule, je n’ai donc pas besoin d’avoir un échange social.

Les comportements de dépendance sont encouragés par cette déformation professionnelle qui tend à ignorer les capacités des résident·es et ne répondre qu’à leurs incapacités. On note tout cela dans la fameuse grille AGGIR81, le Graal de la prise en soins, déterminant les actions des soignant·es pour une prise en soins optimale. C’est-à-dire qu’on note les incapacités plutôt que les capacités. On note ce qui va nous permettre d’entrer en communication avec une personne pour proposer notre aide. Tout le reste n’est pas noté dans nos évaluations. On peut alors s’interroger sur la portée de cet effet conjugué sur l’autonomie des personnes âgées, sur les stéréotypes, sur la conception de notre rôle professionnel qui n’est centré que sur l’assistance82. Ainsi en adoptant un langage qu’ils·elles croient bienveillant, et en répondant au mieux des besoins des personnes âgées, ces soignant·es, bien malgré eux et elles, font preuve de stéréotypes âgistes portant préjudice aux personnes résidant en EHPAD.

Je conclurai par une note d’espoir. Notre rôle professionnel, c’est justement la note d’espoir de ce texte, c’est la place de l’aide-soignant·e. Puisque je suis aide-soignante, je défends un petit peu le sujet. On peut inverser la tendance. Chaque année, de nouve·aux·elles soignant·es sont formé·es. Les contenus de formation évoluent. En ce moment, ils évoluent d’autant plus qu’on est dans la réingénierie du diplôme. On forme de plus en plus d’assistant·es de soins en gérontologie. C’est à nous, les soignant·es d’aujourd’hui et aux femmes vieilles de demain, de faire entendre nos voix pour que les choses changent. C’est à nous de proposer des modules sur la communication. C’est à nous de nous intéresser à l’impact des violences faites aux femmes tout au long de leur vie, y compris lors du grand âge. Quelles sont les conséquences d’une vie de violences quand survient le grand âge ? C’est à nous de faire valser les codes sociaux des valeurs dites féminines, ces valeurs de domesticité, de maternage et de séduction dans lesquelles nous sommes enfermées, les filles. C’est à nous, les femmes d’aujourd’hui, d’éduquer nos enfants autrement. Apprenons-leur que les femmes et les hommes peuvent et doivent être égaux en matière d’assistance et de soins. Tout commence là. Les jeunes d’aujourd’hui seront les vieux et les vieilles de demain. À nous de changer les choses. Je vous remercie.

81 La grille nationale Aggir permet de mesurer le degré de perte d'autonomie du demandeur de l'allocation personnalisée d'autonomie (Apa). Elle sert à déterminer si le demandeur a droit à l'Apa et, dans le cas où il y a droit, le niveau d'aides dont il a besoin. Les degrés de perte d'autonomie sont classés en 6 groupes iso-ressources (Gir). À chaque Gir correspond un niveau de besoins d'aides pour accomplir les actes essentiels de la vie quotidienne. 82https://www.infirmiers.com/profession-infirmiere/presentation/fugue-papi-majeur-recit-fait-divers.html « Fugue en papi majeur » récit humanisé d’un fait divers, par Florence BRAUD (28.08.2017) in Profession infirmière. 96

Geneviève COURAUD Merci beaucoup, Florence. Merci pour ton témoignage et pour le partage des enseignements que tu en tires. Nous avons bien entendu tes recommandations et l’appel que tu lances aux vieilles de demain et aux soignant·es d’aujourd’hui, pour réfléchir ensemble à ce que pourrait être un moment de vie en EHPAD. Je me tourne à présent vers Michèle DELAUNAY que je vais essayer de présenter, au travers de 2 ou 3 petites choses que je sais d’elle, et d’autres que tout le monde peut lire sur Wikipédia.

Chère Michèle, avant d’entrer en politique en 2001, à 54 ans – comme beaucoup de femmes politiques, à la faveur des lois dites sur la parité qui ont suivi la réforme constitutionnelle de 1999, que nous devons au gouvernement de Lionel JOSPIN, faut-il le rappeler ? –, avant donc d’entrer en politique, tu as été à Bordeaux une très-très grande médecine ou femme-médecin. Après une spécialité de dermatologie, tu deviens cancérologue, et diriges l’unité de dermato- cancérologie du CHU de Bordeaux. Pour avoir vécu à Bordeaux un certain nombre d’années et y avoir fréquenté des médecins qui avaient croisé ta route, tu es toujours décrite comme brillantissime, la meilleure, l’imbattable à tous les concours, une intelligence exceptionnelle. La politique sera ta 2nde passion. À Bordeaux, tu es élue municipale en 2001, tu enlèves alors à la droite un canton du centre de Bordeaux en 2004, victoire que tu confirmes en arrachant à Alain JUPPÉ sa circonscription en 2007 (il est alors lui-même obligé de démissionner du gouvernement). Tu conserveras ce mandat en 2012. De 2012 à 2014, tu es ministre déléguée chargée des personnes âgées et de l’autonomie dans le gouvernement AYRAULT. Chargée de la réforme de la dépendance, tu seras à l’origine d’une loi d’orientation et de programmation. Après les élections de 2017, ne retrouvant pas ton siège de députée, tu t’engages sur deux sujets, la lutte contre le tabagisme, et la lutte en faveur des personnes âgées dans de multiples espaces – je n’arrive pas bien à tout suivre, tu m’en excuseras –, où l’on fait appel à ta compétence. Durant le confinement, tu dénonces le traitement des personnes âgées en EHPAD, et en particulier l’omerta sur le nombre de morts en EHPAD dont tu réclames inlassablement les chiffres. Enfin tu viens d’être nommée présidente du génopôle de Nouvelle-Aquitaine. En un mot, comme tu me l’as dit en riant, « Je suis la spécialiste mondiale de la fin de vie ! » J’ajoute que tu as un vrai talent d’écriture, ton blog naguère, les réseaux sociaux à présent, tu es une twitto ou twitta enragée, et je ne suis pas la seule à me délecter à la lecture d’un de tes multiples comptes. Tu publies enfin cette année chez Plon Le fabuleux destin des baby-boomers qui parlera à toutes celles qui sont autour de cette table ronde, ainsi qu’au public. Alors, chère Michèle, merci de ta présence parmi nous. C’est à ton tour.

Michèle DELAUNAY

Je disais que je suis une baby-boomeuse, comme beaucoup d’entre vous, je pense. De ce fait,

97 je vais être totalement indocile. Je vais à propos du grand âge, dépasser le champ des EHPAD. Non seulement je ne vais pas, comme elle l’a dit si gentiment, être opposée en quoi que ce soit à ce qu’a dit Florence BRAUD, mais tout au contraire. Je veux dire à son sujet, vous l’avez entendu et vous le comprenez, que le premier sexisme, c’est le manque de parité, le manque de féminisme. Pourquoi appelle-t-on les aides-soignantes des aides-soignantes ? Est-ce qu’elles ne sont pas d’abord des soignantes plutôt que des aides-soignantes ? Ce mot doit être absolument revu. Je voudrais, je l’avais souhaité quand j’étais au ministère, qu’il y ait une perméabilité complète entre les soignant·es et ceux et celles qui sont considéré·es comme des auxiliaires de soignant·es. Il y a peu de médecins dans les EHPAD, peu d’infirmières, et surtout il n’y en a pas la nuit. C’est certainement à l’origine de beaucoup de transferts en réanimation au temps du COVID. Imaginez que la nuit, dans la plupart des EHPAD, il n’y a pas d’infirmière. Ce qui veut dire qu’il n’y a personne pour utiliser une bouteille d’oxygène si quelqu’un·e est en train de s’étouffer, ce qui est le cas avec le COVID, ni même ouvrir la boîte à toxiques pour soulager la personne avec un peu de morphine. Cette perméabilité entre soignant·es et aides-soignant·es doit être consolidée, ne serait-ce que dans les termes. Vous savez que les mots sont tellement importants. Bien sûr, une infirmière a des compétences et une formation plus grandes, mais je pense que l’expérience en EHPAD devrait permettre une valorisation de ce métier au bout d’un certain temps de pratique. C’est la première chose que je voulais dire. Je trouve que Florence BRAUD en est totalement l’exemple. J’avais les larmes aux yeux en l’écoutant, parce qu’il y a des choses qui semblent si banales, et qui sont au contraire si graves, comme la manière dont on parle aux personnes âgées. Cela m’a beaucoup remuée. Je voudrais aussi vous parler, avant les EHPAD, du domicile. Le monde de l’âge est le monde des femmes. Je suis très heureuse qu’on ait abordé ces sujets. Les femmes sont prédominantes parce qu’elles ont une espérance de vie plus longue. Il faut d’ailleurs se demander pourquoi. Ça n’est pas du tout écrit dans leurs gènes. C’est parce qu’une femme s’accroche quand elle est seule, en particulier quand elle est veuve. Quand elle a le cafard, au lieu de boire de la bière ou autre chose, elle va nettoyer sous l’évier. Ça paraît banal, médiocre, mais c’est tout à fait décisif, cette espèce de capacité à s’accrocher et à réagir. Maintenant, on appellerait cela la résilience. Les femmes sont beaucoup plus résilientes que les hommes, alors qu’un homme qui devient veuf se laisse davantage aller. J’ai visité de très nombreuses résidences-autonomie – C’est pour cela que je ne parle pas que des EHPAD – autrefois, cela s’appelait des foyers-logements. Ce n’était pas très séduisant. Dans les résidences-autonomie, quand vous entrez dans le petit appartement des dames, tout est impeccable. Tout est nettoyé et rangé. Il y a des petits napperons partout, peut-être d’ailleurs un peu trop selon mon goût ou selon le goût actuel, mais c’est ainsi. Chez les hommes, il y a des cendriers remplis et des canettes de bière dans la petite cuisine. Je ne fais pas du sexisme, mais je mets en valeur une qualité féminine très forte, qui a un rôle certain dans cette prévalence des femmes. C’est donc un monde de femmes, comme vous le savez, j’en parle en tant qu’appartenant à la génération des baby-boomers. Le mot a été créé au début du siècle, ce sont les baby- boomeuses qui l’ont rendu nécessaire. 100% des aidants et des aidantes sont actuellement des boomers et boomeuses né·es dans cette génération très forte, où prévalent très largement les aidantes. Vous avez entendu cette formule OK Boomer, une formule qui éloigne ou qui montre un certain mépris. Si j’entends une seule fois le mot OK Boomeuse, je suis capable d’être vraiment violente. Pourquoi ? Parce qu’elles ont apporté l’émancipation sexuelle d’une part, 98 mais surtout l’émancipation professionnelle, donc financière, et aujourd’hui, elles portent sur leur dos toute cette magnifique incroyable fonction d’aidant·es que beaucoup d’entre vous ont peut-être déjà expérimentée. C’est quelque chose d’extrêmement marquant dans une vie. Première chose. Deuxièmement, c’est un bon nombre de femmes, Florence l’a dit parfaitement, les infirmières, les aides-soignantes. Il n’y a guère d’hommes, sauf les directeurs d’EHPAD. Il y a quelques directrices, mais il y a une majorité d’hommes comme directeur d’EHPAD, on ne sait pas pourquoi. Il y a aussi les médecins coordinateurs qui sont des hommes, mais autrement, c’est un monde de femmes auxquelles je veux particulièrement rendre hommage. Je suis sans doute la ministre qui a vu le plus d’EHPAD possible, les meilleurs et les moins bons, parce que je faisais, quelquefois, des visites sans prévenir. J’ose dire que c’est le monde professionnel où j’ai vu le plus d’engagement et de dévouement pour un salaire constamment insuffisant. C’est un point essentiel. Je vais parler, je n’y avais pas pensé, j’avais tort, du langage en EHPAD. Première chose : les EHPAD n’ont pas encore de baby-boomer·euses ou pratiquement pas, puisque les plus âgé·es, hélas, comme moi, ont 73 ans, mais les baby-boomer·euses vont bientôt entrer dans les EHPAD. Je crois qu’ils y apporteront – en tout cas je les y incite de la manière la plus vigoureuse –, le respect. Il doit y avoir du respect dans les EHPAD, dans la forme, en particulier dans la manière dont on s’adresse aux résident·es. Il faut exiger que l’on appelle une vieille dame, Madame, et un homme âgé, Monsieur. Vous voyez, spontanément, dans un cas, j’ai dit vieille et dans l’autre âgé. C’est un tort. On fait toutes et tous des erreurs très lourdes avec le langage. Appeler donc Madame et Monsieur. La familiarité peut parfaitement s’introduire ensuite : Permettez-moi de vous appeler Florence, Permettez-moi de vous appeler par votre prénom, plutôt que la dame âgée dise : J’aurais grand plaisir à ce que vous m’appeliez Michèle. Cette culture n’est pas encore entrée dans les EHPAD. Les EHPAD et le COVID, cela m’a bouleversée. Nous n’avons pas les chiffres actuels : ce doit être une obligation faite à Santé Prévention83 par Santé Publique France de ne pas insister sur les chiffres des EHPAD. En effet, aujourd’hui, nous ne savons pas le nombre de mort·es dans les EHPAD. Je suis persuadée, connaissant la rigueur de ces établissements, qu’ils ne cachent pas le nombre de morts dans les EHPAD par plaisir. Deuxièmement, nous ne savons pas si ces personnes sont mortes dans l’EHPAD, ou si elles sont mortes après transfert. Beaucoup de familles ont craint que leurs parents n’aient pas été transférés par négligence ou pour toute autre raison, et que cela ait correspondu à un manque de chances de guérison. Je pense aussi, je le dis en face de Florence, que le fait qu’il n’y ait pas d’infirmière, et moins encore de médecin, voire de médecin de garde, a incité à opérer des transferts : Nous ne voulons pas avoir de culpabilité de la mort, on a voulu transférer la personne à l’hôpital en réanimation. Or, à l’inverse, dans certains cas, ces envois en réanimation ont été faits parce que justement, on n’avait pas les moyens de soigner la personne dans l’état, en particulier la nuit. Les morts en EHPAD, c’est la nuit le plus souvent. J’avais demandé un rapport sur la fin de vie en EHPAD lorsque j’étais ministre. Je crains qu’il y ait beaucoup de patients et de patientes, puisque 75% des résidents sont des

83 Santé-Prévention est la direction de la prévention au sein de Santé publique France, https://www.santepubliquefrance.fr/a-propos/notre-organisation/une-organisation-au-service-des- programmes/direction-de-la-prevention-promotion-de-la-sante 99 résidentes qui ont été transférées, sans aucune chance, en réanimation. Dans certains cas, elles sont arrivées dans un lieu particulièrement inhumain, technique, sans possibilité de revoir, ne serait-ce qu’un moment, leur famille. C’est absolument atroce. Je n’ai pas de pouvoir comme je l’avais quand j’étais ministre, pour savoir combien de résidents ou résidentes d’EHPAD sont rentré·es guéri·es dans leur EHPAD. Je voudrais le savoir, mais je ne parviens pas à le savoir. Je ne veux pas en faire un mauvais usage. Ce n’est pas pour stigmatiser tel ou tel EHPAD, vous vous en doutez. Voilà un point important. Les personnels d’EHPAD qui sont féminins, on l’a dit plusieurs fois, ont eu une responsabilité absolument énorme. Je voudrais que dans les EHPAD – surtout quand nous y arriverons, ce sera encore plus nécessaire car les femmes auront eu un métier beaucoup plus souvent que les personnes qui ont 95 ans aujourd’hui –, je voudrais que la première chose que l’on cherche à savoir d’un résident ou d’une résidente soit quel a été son métier, quels ont été ses centres d’intérêt. Quand je serai en EHPAD, ce qui malheureusement a de grandes chances d’arriver – j’y reviendrai – l’atelier cuisine, moi qui n’aime que Monsieur Picard qui a sauvé mon couple d’ailleurs, je ne serai pas très fan. Je pense qu’il faudra que les EHPAD s’adaptent à cette nouvelle génération de boomers et de boomeuses pour lesquels le découpage et l’atelier cuisine ne sont pas obligatoirement enthousiasmants. Cela dit, l’atelier cuisine, ça peut être très sympa parce qu’on mange ce qu’on a fait. Cela dépend de la qualité du personnel. Pourquoi y a-t-il plus de femmes en EHPAD ? C’est une question que nous devons poser. Première chose, parce qu’elles vivent plus longtemps, mais cela ne suffit pas à expliquer la différence. C’est parce que si un époux a une maladie d’Alzheimer, la femme est une aidante presque obligatoire, les hommes ne le sont pas ; les hommes gardent moins longtemps leur épouse à la maison que ne le font les femmes. Ceci est un élément extrêmement important. D’autre part, l’EHPAD doit obligatoirement évoluer. Je dis cela parce que ça m’a beaucoup frappée. J’ai demandé dans Ouest-France et sur Europe 1, les deux seuls médias qui m’ont accueillie, que toutes les familles qui le pouvaient matériellement et dans le temps, reprennent leurs grand·es âgé·es à la maison pour éviter l’isolement individuel. J’ai eu une levée de bois vert de la part des EHPAD eux-mêmes - je parle des sociétés d’EHPAD - : « Ce n’est pas un hôtel, on ne peut pas sortir comme ça. De toute manière, il faut continuer à payer la pension. » C’est scandaleux. Je crois que l’EHPAD doit beaucoup évoluer à la leçon du COVID, en particulier ne plus être dans un endroit dont on ne peut plus sortir et où l’on va à coup sûr mourir. Pardon d’avoir été longue. Je suis épouvantablement passionnée par ce sujet. Nous ne pouvons pas ne rien faire et ne rien imposer, même si à notre âge, nous, les futur·es entrant·es en EHPAD, n’avons pas l’audience qu’il faudrait.

DÉBAT

Geneviève COURAUD Merci beaucoup Michèle. Ce que je constate, au fil de vos interventions toutes diverses et spécifiques, c’est combien la sagacité de Françoise HÉRITIER quand elle parle de cette valence différentielle des sexes, s’illustre au travers de vos propos. J’en suis tout à fait frappée. Venons- en aux questions. Les voici : « Pourquoi est-ce difficile de réformer le secteur du grand âge des EHPAD, de l’aide à domicile, etc. ? en référence aux paroles de Michèle DELAUNAY et Florence BRAUD notamment ». 100

Une autre question qui s’adresse plus particulièrement à Michèle DELAUNAY : « Ne croyez-vous pas que les femmes partent en EHPAD parce qu’elles n’ont pas les moyens de rester chez elles une fois veuves, contrairement aux hommes qui ont leurs femmes souvent plus jeunes comme aidantes à la maison et avec plus de moyens ? »

Michèle DELAUNAY Un peu plus les femmes que les hommes. J’ai donné une première raison, c’est que les hommes ont moins de facilité à s’occuper d’elles, à prendre soin de leurs conjointes, que les femmes de leurs conjoints. Il y a une petite équivoque sur le mot « moyens ». Est-ce qu’il s’agit des moyens financiers ? Car c’est vrai que les femmes n’ont pas obligatoirement la même retraite que leurs époux. Dans le cas de l’EHPAD, s’il faut payer la pension, c’est aussi la retraite de l’époux lui- même qui doit contribuer, bien évidemment, et éventuellement les enfants. Je reconnais que les prix des pensions et des soins sont excessifs par rapport aux moyens financiers des personnes, y compris ceux des hommes. C’est pour cela que la Loi Grand âge est plus qu’une urgence. Je vais aller très loin. Quand un enfant naît, il est sûr d’avoir une école gratuite. Je donne ce seul exemple. Quand une femme ou un homme vieillit et qu’il n’est plus autonome, il n’a aucune sécurité de trouver et financer un EHPAD public à un tarif correct. C’est une chose que la Loi Grand âge doit réparer. L’accès à un EHPAD, quand on est très perturbé, je pense en particulier aux malades d’Alzheimer, doit être très soutenu par la Sécurité sociale qui aide, mais aussi par la solidarité en général. Les droits du Grand âge, je me suis battue à l’ONU – ça fait très chic de dire cela – mais cela n’a servi à rien, les droits du Grand âge doivent être édictés comme les droits de l’enfant. Je parle du Grand âge vulnérable. Puisque la conscience des personnes n’est plus suffisante, les droits doivent être édictés de la même manière que les droits de l’enfant, qui sont définis justement par l’impossibilité de l’enfant de prendre les décisions pour lui-même. C’est le cas pour le grand âge : la solidarité, l’action publique doit lui garantir une aide sur tous les plans.

Geneviève COURAUD Merci beaucoup. Merci pour vos réponses. Je parle au nom de toutes les intervenantes de cette table ronde extrêmement intéressante et vivante. Puisqu’il n’y a pas de questions de la salle et qu’il nous reste quelques instants, peut-être voulez-vous dire quelques mots pour clôturer cette table ronde, les quelques mots qui vous viennent à l’esprit pour dégager ensemble une conclusion et une synthèse de ce qui vient de se passer. Cécile, je peux vous demander de prendre la parole la première. Quelques mots sur cette matinée.

Cécile CHARLAP Merci. Je voudrais surtout vous remercier. Je pense que ce travail est très important parce qu’en évoquant la période De la ménopause à l’EHPAD, ce que vous mettez sur la table, c’est tout un processus social d’invisibilisation des expériences des femmes. Une matinée comme cela permet de visibiliser, de rendre public, de complexifier aussi, parce que les choses ne sont ni noires, ni blanches. Je pense que c’est très, très important.

Sophie BOUREL Je pense à ce qu’on disait hier par rapport à l’émotion. Quand j’entends ce qui est raconté sur les EHPAD, je n’ai pas de mots. Je me dis qu’il faut faire quelque chose. Il faut que les représentations en parlent. Il faut vraiment faire quelque chose. C’est innommable. J’ai aussi travaillé en prison avec des femmes qui étaient en prison pour des faits très graves,

101 donc de très longues peines. La personne qui m’a fait venir pour travailler là-bas m’a expliqué que les femmes ne reçoivent pas de visite. Les hommes ne vont pas voir les femmes en prison, ça ne leur est pas pardonné, alors que les femmes vont voir les hommes en prison. J’ai fait un lien directement avec les EHPAD. J’y ai pensé quand il a été dit qu’on ne pouvait pas sortir d’un EHPAD. Je ne le savais pas. Et puis aussi par rapport au fait que les femmes s’occupent des hommes, de leur mari, alors que les hommes, si les femmes tombent malades, ils renoncent à s’en occuper beaucoup plus vite. J’étais sidérée quand on a dit que les femmes n’ont pas de visite en prison, on ne leur pardonne pas. Cependant, les hommes, ils ont des visites de leurs femmes ou des femmes de la famille. Est-ce qu’il y a un lien ? Je pense que Michèle veut dire quelque chose.

Michèle DELAUNAY Je veux simplement dire pour qu’on me comprenne bien, quand je dis qu’on ne peut pas sortir d’un EHPAD. Si, on peut sortir de manière temporaire de moins de quinze jours, si on le demande ou si la famille le demande, mais on continue à payer la pension. Il faut le savoir. La famille a donc un double financement à payer puisque la personne âgée doit avoir des soins à la maison. Si elle sort plus de quinze jours, on ne conserve pas sa place. On doit recommencer le chemin de chercher et chercher. C’est terrible.

Sophie DANCOURT Je constate qu’au cœur de toutes nos discussions et de nos présentations, s’imposent des évidences qui paraissent tellement énormes, comme se dire qu’il y a une évolution démographique qui tend à ce que nous vieillissions de plus en plus, et que nous vieillissions aussi de plus en plus en bonne santé. La société bloque toujours et nous enferme dans des stéréotypes et des conditions d’âge qui ne sont plus celles de ce siècle. Au sein des entreprises, les politiques de RSE84 sont, pour la plupart, de la communication, où l’âge n’est jamais une condition. On cherche à se débarrasser des plus de 45 ans. Quand j’ai appelé mon podcast Vieille, c’est à quelle heure ? c’était sur la base de témoignages de femmes au sein de grands groupes qui, à partir de 39 ans, viennent voir des réseaux de femmes en disant : « Je suis sur la touche ». Elles ont 39 ans ! A quel moment et de quelle manière on va pouvoir faire comprendre que ces enjeux sont extraordinairement importants, ne serait-ce que contre-productifs pour des entreprises qui ont tout à perdre, à ne pas confier des postes à responsabilité à des femmes à partir de 45 ou 50 ans. Comment allons-nous nous faire entendre ? Je pense qu’il va falloir militer et reprendre le pouvoir parce qu’on en a assez, en tout cas personnellement, de demander gentiment d’avoir une place à la table du pouvoir.

Sophie BOUREL Donc les représentations sont très importantes dans ce combat. La représentation des femmes de plus de 50 ans, c’est indispensable !

Florence BRAUD Il y avait une question sur l’évolution des métiers tout à l’heure, et je crois qu’on n’y a pas répondu. L’évolution des métiers est en cours. Elle est lente parce qu’on manque de représentations pour nos métiers. Les infirmières et les médecins sont beaucoup mieux organisé·es que nous, les

84 RSE : La responsabilité sociale des entreprises, également appelée responsabilité sociétale des entreprises est la contribution des entreprises au développement durable 102 aides-soignant·es. Ils et elles se syndiquent davantage. Ils et elles ont des organismes qui les représentent avec des ordres. Les aides-soignant·es ont peur de prendre la parole en public. Ce n’est pas ressenti comme péjoratif, mais on n’ose pas y aller. On a l’impression que ce que l’on a à dire n’est pas forcément intéressant. On n’ose pas prendre ce pouvoir alors qu’on peut le prendre. Il suffit de le faire, tout simplement. J’ai commencé avec un blog et maintenant, je suis à l’Assemblée des Femmes. Tout arrive. Il faut une réelle confiance en soi. Il faut oser le faire. Tant qu’on restera dans notre coin et qu’on ne se sentira pas légitime de défendre notre métier et notre vision du métier, ça se fera sans nous, donc ça n’avancera pas. Tout à l’heure, on parlait de pouvoir. C’est cela, prendre le pouvoir, oser prendre la parole, se faire confiance et faire confiance aux autres, tout simplement.

Michèle DELAUNAY Je voulais répondre à Florence BRAUD, c’est tout à fait vrai et elle doit continuer à s’engager. Dans ma période de ministre, j’ai vu tou·tes les représentant·es de toutes les fonctions. Je n’avais pas vu d’aides-soignantes. J’ai été obligée de chercher le syndicat des aides-soignant·es, qui existe. Une dame est venue me voir. Très convaincue et très à la hauteur de sa présidence, mais elle n’avait pas eu l’idée de demander rendez-vous alors que tout le monde savait que je préparais une loi. Ce qu’a dit Florence est tout à fait vrai. Florence, non seulement prenez la parole – c’est fait –- mais diffusez-là. J’ai été éblouie quand j’ai vu votre blog. Je souhaite qu’il prenne une grande dimension. Quand vous voyez les interviews dans les journaux, à la télé ou la radio, c’est rare qu’on donne la parole, lors d’un débat, aux aides-soignantes en tant que groupe. On les fait parler deux minutes, mais la représentation professionnelle est insuffisante.

Laurence ROSSIGNOL Je voulais juste dire un mot, et d’abord remercier toutes nos intervenantes et Geneviève. Cette table ronde avait un intitulé qui pouvait paraître provocateur. Certaines m’ont envoyé un petit message en me disant : « Je n’y croyais pas trop à ce titre, ça me troublait ». Et finalement, cette table ronde était très cohérente. On a appris beaucoup de choses. Merci à Cécile pour son moment d’histoire de la ménopause qui était absolument passionnant. Merci à toutes celles qui ont apporté à la fois leur expertise, leur témoignage et leur travail dans ce débat. Je pourrais vous parler de la date de péremption des femmes en politique, ça ajouterait aux propos que vous avez tenus. On est vieille très jeune en politique. Je me suis toujours demandé si c’était parce que l’âge nous rend plus sûres de nous. La jeunesse est souvent non pas synonyme de rébellion, mais parfois de docilité en politique. En vieillissant, on acquiert une autorité et une confiance en soi qui fait qu’on est souvent évincée au profit de plus jeunes. Il y a un turnover extrêmement important. Ce sont les effets de la parité qui, en soi, mériteraient un débat un jour, les effets pervers de la parité, à laquelle il faut opposer beaucoup de sororité pour contourner la manipulation de la parité. Merci Michèle pour ton expertise, à laquelle je rends encore hommage, sur la question de l’âge, du vieillissement et de la perte d’autonomie. Juste une remarque, j’ai été stupéfaite, pendant la période du confinement, de voir à quel point la crise sanitaire avait fait sauter les petits verrous des libertés individuelles dans les EHPAD, comme si la crise sanitaire donnait enfin la possibilité de porter atteinte aux droits des personnes. J’ai été témoin et saisie d’un nombre de dossiers incalculables avec de véritables atteintes aux droits de la personne, légitimées par la crise. Je pense qu’il faut être très 103 vigilant·es parce que nous n’avons pas fini d’appréhender les effets de la crise sanitaire sur les EHPAD, de cette tentation de clôture. Je me suis toujours demandé si le fait que les femmes sont plus nombreuses que les hommes en EHPAD, légitimait, autorisait ces atteintes aux droits de la personne, comme on les a vues se mettre en place. Merci à toutes.

Geneviève COURAUD Merci beaucoup, Laurence. Au revoir à toutes et tous

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TABLE RONDE IV « TÉLÉTRAVAIL : SOLUTION OU ILLUSION ? » p.105 à131.

Modératrice : Agnès SETTON, médecin du travail, membre du bureau de l’Assemblée des Femmes, p. 105, 123, et 154. Priscillia LUDOSKY, militante des Gilets jaunes et autrice de la pétition sur la « hausse du prix des carburants à la pompe », co-fondatrice de la Ligue citoyenne, gérante d’une boutique en ligne, p. 106, 125 et 130. Marie BECKER, directrice conseil chez Accordia, juriste, experte mixité, égalité professionnelle et sexisme, ancienne cheffe de projet du CSEP, p.108 et 128. Marie DONZEL, directrice associée chez AlterNego, experte inclusion et innovation sociale, autrice, p. 113, 127 et 130. Sylviane GIAMPINO, psychologue et psychanalyste, présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du HCFEA, autrice, p.118 et 129.

DÉBAT, p.124.

Avec Laurence ROSSIGNOL, p.124 et 126. Et Elisabeth RICHARD, p.127.

Agnès SETTON Condition de l'indépendance et de l'autonomie financière, le travail est depuis toujours au cœur de l'émancipation des femmes. « L'émancipation de la femme ne peut se faire que par le travail. » nous disait Simone DE BEAUVOIR. Il faut ajouter le contrôle de sa fécondité, indispensable au travail vécu aussi comme épanouissement personnel. Et à ce titre, l'entrée massive des femmes sur le marché du travail à travers le salariat a constitué un des phénomènes sociaux majeurs de la deuxième partie du XXe siècle. Aujourd’hui le travail des femmes est devenu la norme. C'est la tranche d'âge des 25-49 ans qui a connu la plus forte progression, ce qui témoigne du rapprochement des comportements féminins et masculins ; c'est aussi la tranche d'âge qui correspond à la période de vie où les femmes assurent les charges familiales les plus importantes, en cumulant leur activité professionnelle et leur vie familiale. C'est un changement significatif par rapport à la période de l'après-guerre jusqu’aux années 1960, pendant laquelle les femmes s'arrêtaient généralement de travailler après la naissance de leurs enfants. Mais malgré cela, nous savons toutes que c’est un terrain de lutte inachevée qui peine à évoluer sur le plan de l’égalité du fait de divers paramètres : - un emploi féminin encore concentré sur un nombre limité de métiers et de secteurs professionnels, - des inégalités salariales qui en découlent en partie, - le plafond de verre, - une asymétrie aussi bien dans le partage du travail domestique que dans le partage du temps parental, qui repose encore aux deux tiers sur les mères.

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Or voici que depuis vingt ans est apparu le télétravail favorisé par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La crise sanitaire que nous traversons avec la période de confinement du printemps dernier et les préconisations actuelles de continuer à privilégier le travail à distance, l’ont placé au tout devant des débats. Controversé, tantôt regardé avec méfiance car pouvant accorder trop de liberté aux salarié·es, ou au contraire plébiscité par des employeurs qui y voient leur intérêt (flexibilité, augmentation de la productivité, diminution de l’absentéisme, affaiblissement des collectifs de travail), bref, il accompagne la transformation du monde du travail. Alors qu’en est-il pour les femmes qui occupent énormément de postes en secteur tertiaire ? Solution ou illusion ? Pour y répondre, je laisse la parole à nos intervenantes.

Priscillia LUDOSKY C’est lorsque j’ai lancé ma pétition au sujet de la hausse du prix des carburants à la pompe85 que j’ai évoqué le télétravail, sous l’angle des alternatives peu coûteuses à prévoir dans la lutte contre le dérèglement climatique et pour contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En effet l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), estime que les trajets professionnels représentent 57% des émissions liées à la mobilité locale du lundi au vendredi. Le télétravail concerne les salarié·es, mais aussi les indépendant·es. Pour les salarié·es, je vois comme avantages le gain de temps – une à quatre heures perdues dans les transports, causant fatigue morale et physique, impacts sur l’humeur et la concentration, impacts sur la qualité du travail, et réduction du temps passé en famille et avec ses ami·es –, j’y vois l’avantage de gagner en autonomie, mais aussi d’améliorer son cadre de vie – proximité de la nature, réduction du stress – et de contribuer à redynamiser les centres-bourgs, lutter contre la désertion des zones rurales, par un retour de la population en ces lieux. Tous les métiers ne nécessitent pas une présence permanente dans l’entreprise et certaines personnes s’éloigneraient volontiers des grandes villes surpeuplées. Néanmoins, c’est un dispositif qu’il faut encadrer. Or, on ne facilite pas l’accès au télétravail et lorsqu’il est mis en place, il n’y a pas d’accompagnement par des guides, des formations, une indemnisation, des alternatives. Il faudrait d’abord qu’il ne soit pas imposé mais proposé et qu’il y ait donc un droit de refus. Seules 8% des entreprises jouent le jeu, dans le cadre du plan mobilité des entreprises, en proposant aux salarié·es des alternatives : covoiturage, utilisation du vélo, télétravail, par exemple, alors que le télétravail permettrait de réduire de 30% les effets environnementaux associés aux trajets domicile-bureau et que ce gain atteint jusqu’à 58% pour les émissions de particules en suspension. Il y aurait une amélioration notable de la qualité de l’air dans de nombreux centres urbains et donc une baisse des émissions de gaz à effet de serre. On entend parfois dire que le gain de temps serait comblé par du loisir coûteux, notamment avec les enfants.

85 Pétition « Pour une baisse des prix du carburant à la pompe », lancée par Priscillia Ludosky, le 21 octobre 2018, 1 280 201 signatures au 7.12.20. https://cutt.ly/HhnLdCO. 106

Je ne suis pas d’accord : quand on a quatre heures de transports, ça n’équivaut pas à quatre heures de loisir. D’abord, durant la semaine, les enfants sont à l’école et si ce temps gagné permet effectivement de passer plus de temps en famille, il ne s’associe pas nécessairement à des dépenses. Encore faudrait-il que les ménages en aient les moyens et le télétravail ne s’accompagne pas d’une augmentation de salaire entraînant une sur-dépense sur le temps récupéré. Dans le contexte de la crise sanitaire, on voit de plus en plus dans les annonces d’offre d’emploi, la possibilité du recours au télétravail. Il semblerait qu’on puisse le refuser, mais quel est le cadre appliqué lorsqu’il est accepté ? Des alertes syndicales indiquent que si certaines personnes ont recours au télétravail par le biais de conventions collectives ou de conventions individuelles, pour d'autres, c’est dans un cadre très informel. Elles dénoncent aussi les ruptures de contrat de travail par l’employeur, au motif du refus, par un·e salari·ée, de télétravailler. Nous avons besoin d’un accord national interprofessionnel sur le télétravail pour assurer une protection aux deux parties, tenant compte de tous les facteurs pouvant faciliter ou accompagner le dispositif : Pourquoi veut-on recourir au télétravail ? A-t-on la condition physique et mentale pour le faire ? Avons-nous évalué les besoins ? Serons-nous formé·es pour cela ? Je pense là aux managers qui n’ont pas forcément l’habitude de gérer une équipe à distance.

Nous avons vu des inégalités mises en lumière avec la crise sanitaire, notamment au sujet de l’accès même au télétravail et, lorsqu’il était appliqué, au sujet de l’accès aux fournitures. Il faut des études dans les entreprises sur les besoins des employé·es. Quels sont les matériels nécessaires : fauteuil, ordinateur, repose-pieds, aménagements de son espace de travail ? Et si l’espace de vie ne permet pas de travailler, alors il faudrait des espaces de télétravail proches du lieu de vie afin de ne pas faire de longs trajets et de pallier le problème de l’isolement : des télé-centres proches du domicile et des espaces de co-working mis en place avec la ville, favorisant la formation d’une communauté de coworkers (télétravailleur·euses). Tout cet accompagnement doit être fait dans un cadre légal. Côté financier, je n’ai, pour le moment, rien vu. Il y a un coût : le chauffage que l’on utilise la journée au domicile alors que d’habitude ce n’est pas le cas puisque l’on est au bureau ; le repas du midi..., tout cela est une surcharge de dépense. Il pourrait y avoir un forfait de remboursement de l’électricité. Dans le souci de lutter contre l’isolement, je pense que c’est important, et c’est le rôle de l'employeur, d’afficher très tôt dans sa démarche qu’il existe un accompagnement et que la personne ne sera pas seule, qu’elle peut se reconnecter à l’être humain. On parle souvent de team building86, d'événements qui connectent les gens en dehors de tout cadre de travail. Il faut aussi maintenir le lien social entreprise/employé·es et s’assurer que les employé·es sont au courant de ce qui se passe dans l’entreprise, que toutes les informations habituellement communiquées, sont toujours accessibles, qu’on n’ait pas l'impression d’une rupture. Y a-t-il quelque chose de fait en termes d’alerte pour les abus ou les dérives ? Un dispositif permettant d’éviter ou de sanctionner les entreprises ou les managers qui ont abusé pendant la mise en place du dispositif de télétravail (flicage, lutte contre la sur-justification, surcharge de

86 Renforcement des liens dans une équipe. 107 travail, non-respect de la vie privée, non-respect du temps de travail, non-respect du droit à la déconnexion…) ? Mais aussi des outils permettant d’éviter les abus du côté salarié·es. En ce qui concerne les indépendant·es, on peut imaginer qu’ils et elles soient accompagné·es par les chambres de commerce. Y-a-t-il un suivi médical avec des visites médicales ponctuelles planifiées, mis en place préalablement au démarrage du dispositif et pendant ? Des formations, notamment sur le management à distance, les techniques de travail à distance, la gestion du temps, des modules de sensibilisation aux risques : isolement, adaptation, surcharge mentale ? Les outils numériques pourraient aussi être repensés, adaptés pour assister quotidiennement les télétravailleurs et télétravailleuses (assistant·e virtuel·le, pauses automatiques, conseil diététique et de santé, alertes, conseil de gestion du temps de travail, calendrier team-building etc.). Il y a quelque chose à repenser globalement. Si le télétravail est proposé, il doit l’être dans un cadre légal et protecteur de toutes et tous. Télétravail ne doit pas être synonyme de burn out. Agnès SETTON Très bien. Merci beaucoup, Priscillia. Marie BECKER J’enchaîne, Agnès ? Je suis Marie BECKER. Je remercie l’Assemblée des Femmes de m’avoir invitée à participer à cette journée. Dans la continuité de l’intervention de Priscillia LUDOSKY, je vous propose de revenir sur le cadre légal de télétravail, justement, pour savoir de quoi l’on parle. Ensuite, l’objectif de mon intervention est de se poser la question de savoir si le télétravail est un facteur d’émancipation, un facteur d’égalité pour les femmes. Et l’on verra qu’il y a sans doute encore quelques progrès à faire. Les contours du télétravail ? Le télétravail est une notion qui est vraiment apparue dans les années 1990, avec le développement des nouvelles technologies qui fait que le travail à distance est possible. Le télétravail, mot composé avec le préfixe grec « télé » qui veut dire « loin », signifie « travail à distance ». On voit donc apparaître, avec les nouvelles technologies, ce fameux télétravail qui rend possible le travail à distance, via Internet, avec une connexion. Cela paraît très simple, une fois qu’on l’a dit. Ce nouveau mode de travail a été posé au niveau européen en 200287 par un accord-cadre. Cet accord-cadre, va donner lieu à la signature d’un accord interprofessionnel en France en 2005. Priscillia LUDOSKY – si je peux te tutoyer –, tu parlais d’un cadre et d’accords interprofessionnels. En 2005, il y a eu un accord, justement, sur le temps de travail et surtout sur le télétravail. À quoi cela renvoie-t-il ? Si l’on s’intéresse aux considérants de l’accord, plusieurs thématiques sont abordées : Le télétravail « constitue un moyen pour les entreprises de moderniser l’organisation du travail et un

87 Le 1er accord-cadre européen sur le télétravail date du 16.07.02, il est modifié par celui du 19.07.05. https://cutt.ly/chnLkk4 Le télétravail : « La Confédération européenne des syndicats (CES), l'Union des confédérations de l'industrie et des employeurs d'Europe/Union européenne de l'artisanat et des petites et moyennes entreprises (UNICE/UEAPME) et le Centre européen des entreprises à participation publique (CEEP) ont signé un accord-cadre sur le télétravail visant à procurer plus de sécurité aux télétravailleurs salariés dans l'UE. Cet accord revêt une importance particulière, car il s'agit du premier accord européen mis en œuvre par les partenaires sociaux eux-mêmes. » 108 moyen pour les salariés » « de concilier vie professionnelle et vie sociale », « de leur donner une plus grande autonomie dans l’accomplissement de leurs tâches » et d’avoir « plus de souplesse pour les salariés ». Il est vu comme un facteur de développement économique et une opportunité pour l’aménagement du territoire, pour éviter justement la désertification des territoires. Tu as évoqué aussi cette question de pouvoir travailler de loin et donc de ne pas forcément se concentrer dans les grandes agglomérations. Ce sont les grands points effectivement qui sont développés dans cet accord. Ce que l’on observe, c’est que la question du genre ou de l’égalité femmes/hommes n’est pas posée d’emblée. Peut-être que l’on peut lire entre les lignes et en trouver trace à travers l’idée de « concilier vie professionnelle et vie sociale ». En tout cas, comme souvent, la question du genre en tant que telle n’est pas intégrée dans la réflexion et n’est pas posée clairement dans cet accord interprofessionnel de 200588. Cet accord ne sera intégré dans le code du travail qu’en 201289 (loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives.). Jusqu’à cette date des pratiques se mettaient en place dans les entreprises un peu n’importe comment, sans cadre précis. En 2012, le législateur décide de justement poser ce cadre et de définir le télétravail. Le télétravail est défini, comme « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur, est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire [cela répond en partie à ta question aussi] en utilisant les technologies de l’information et de la communication. ». Ces dispositions sont prévues aux articles L. 1222-9 et suivants du Code du travail. Qu’en est-il dans la fonction publique ? Dans la fonction publique, c’est la loi du 12 mars 2012 qui instaure la possibilité de mettre en place le télétravail. Il a fallu attendre la publication d’un décret d’application en 2016 et des arrêtés ministériels pour une mise en œuvre effective. Il était plus restrictif dans la fonction publique puisqu’il y avait une limitation du nombre de jours prévus pour le télétravail dans la fonction publique. Cet encadrement législatif a été récemment modifié, en 2019, pour permettre justement à la fonction publique éventuellement de télétravailler de manière plus régulière, et non pas simplement de manière occasionnelle ou sur très peu de temps. Cela peut être régulier et donc s’inscrire dans la durée. En Europe, la France était plutôt en retard dans le développement du télétravail. En 2009, une enquête du Centre d’analyse stratégique90 a montré qu’en France, il y avait 8,4% de télétravailleurs et télétravailleuses contre, par exemple, 22% au Royaume-Uni, 30% en Belgique et 32% en Finlande. On voit un gros écart. D’ailleurs, en 2015, il est demandé au Commissariat général à l’égalité des territoires91 de travailler sur cet axe parce que l’on est en retard. Des travaux vont être menés, mais finalement, quand on regarde les travaux de recherche sur

88 Pour retrouver les textes de ces différents accords-cadres de 2002, puis 2005, http://www.teletravailler.fr/le- teletravail/legislation/legislation-francaise. 89 L’accord national interprofessionnel de 2005 a été transposé dans la loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l'allégement des démarches administratives dite loi WARSMAN. Ses dispositions sont codifiées aux articles L. 1222-9 à L. 1222-11 du code du travail. Par ces dispositions le télétravailleur français dispose désormais d’un statut juridique qui s’applique aux employeurs de droit privé, aux salariés et aux agents des personnes publiques employés dans les conditions du droit privé. 90 Le Centre d'analyse stratégique (CAS), institution française d'expertise et d'aide à la décision qui appartenait aux services du Premier ministre. Créé en 2006, il a été remplacé par France Stratégie, en 2013. 91 Le Commissariat général à l’égalité des territoires, le CGET, est devenu en 2020 l’Agence nationale de cohésion des territoires https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/. 109 cette question, on voit que dans les pays où il y a plus de télétravail, des questions, notamment celles sur l’égalité professionnelle femmes-hommes, ont été plus poussées. Depuis 2019, le Code du travail prévoit notamment de pouvoir encadrer ce télétravail dans le cadre d’accords collectifs d’entreprise ou par le biais de chartes. Cela, ce sont les ordonnances MACRON qui sont venues le préciser. Qu’en est-il ? Y a-t-il eu de nombreux accords ou chartes ? On constate aujourd’hui, qu’en réalité, il y a eu très peu d’accords depuis que le télétravail a été mis en place, avec un développement du télétravail informel qui n’est pas encadré avec des contreparties, par exemple, le droit à la déconnexion, etc. Tout cela s’est mis en place un peu au fil de l’eau, en fonction des besoins, des sollicitations des salarié·es, ou des employeurs. En réalité, on a vu se développer à la fois du télétravail encadré et surtout beaucoup de télétravail informel. Qui dit informel dit, du coup, des excès dans le temps de travail et effectivement dans le contrôle du travail. Récemment, l’UGICT92 a fait une étude qui a montré que, pour les personnes interrogées – c’était pendant la période du COVID –, il y avait une absence de mise en place du droit à la déconnexion à 78%, une absence de définition des plages horaires à 82%, une augmentation de la charge de travail et un développement de l’anxiété et des risques psychosociaux pour 33% des personnes interrogées. Le chiffre que l’on peut retenir, c’est une absence de mise à disposition d’équipements de travail à 97%, autrement dit, pendant la période- COVID, un télétravail à marche forcée, sans aucune contrepartie, ce qui sans doute explique la raison pour laquelle aujourd’hui, on a des salarié·es – femmes et hommes, d’ailleurs – en grande difficulté, parfois en détresse psychologique. Une solution au regard des inégalités professionnelles femmes/hommes ? Une fois qu’on a posé ce cadre, la question est de savoir si le télétravail est une solution favorable à la réduction des inégalités de genre, si c’est une source d’émancipation des femmes et de gain en termes de liberté et d’autonomie. Le télétravail a souvent été mis en avant comme offrant un potentiel énorme pour devenir un instrument de promotion de l’égalité professionnelle femmes/hommes. C’est le cas notamment à l’égard des questions liées à la parentalité, en particulier à la maternité. Souvent, ceux qui sont pro-télétravail voient le télétravail comme si c’était l’alpha et l’oméga des politiques en matière d’égalité professionnelle femmes/hommes, la réponse à toutes les questions que l’on se pose sur l’articulation des temps, sur la charge liée à l’éducation des enfants encore majoritairement portée par les femmes. Je vais vous lire un extrait d’une première étude européenne qui avait été réalisée en 1996 (Institue of Employement Studies : Teleworking and Gender), donc avant même l’accord-cadre européen. On parle du télétravail en indiquant qu’il va faciliter les choses, que cela va permettre de casser les rôles traditionnels de genre : « Pour les hommes, cela va leur permettre de jouer un rôle plus grand à la maison et au sein de la vie familiale. Pour les femmes, cela va leur permettre de participer davantage et plus largement au monde du travail, et aussi d’accéder aussi à des emplois différents. » Bref, c’est merveilleux. On sait aujourd’hui que les rôles de genre dans la société sont largement façonnés par les tâches et les caractéristiques liées aux rôles dans la famille. On entend souvent que le télétravail va apporter des avantages en particulier aux femmes qui sont en prise avec cette double responsabilité du travail rémunéré et des soins à la famille. Il y a beaucoup d’attentes et d’espérance à l’égard du télétravail : « Cela va élargir la palette des métiers pour les femmes »,

92 UGICT Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens - CGT http://www.ugict.cgt.fr/. 110

« cela va améliorer l’articulation des temps » », « cela va permettre de s’extraire de l’effervescence d’un environnement de travail qui peut être parfois toxique, où il peut y avoir des tensions. » Cela va donc apporter un peu d’air nouveau tout en étant chez soi. Cela, c’est tout ce que l’on attendait, si j’ose dire, du télétravail, c’est-à-dire une manière de permettre aux femmes d’articuler à la fois leur vie professionnelle et leur vie familiale. Le télétravail, une illusion ? Il me semble qu’on prend le problème à l’envers. On se rend compte aujourd’hui, que ce n’est pas vraiment le cas ; et dans la phase que l’on a connue durant cette période de COVID, où l’on n’avait pas d’autre choix que d’être confiné·e et d’exercer en télétravail, on se rend compte que c’est sans doute plus compliqué que cela n’en a l’air. C’est étonnant parce que, pendant cette période- COVID, beaucoup de journalistes sollicitaient des expert·es : « Alors, cela y est. Cela va être le moment pour les hommes de s’impliquer dans la vie familiale. Cela va être merveilleux. Cela va apporter du changement. On y arrive ! » Cela me dérangeait toujours un peu et je me disais que, oui, dans les couples où le dialogue est bon, où il y a une bonne entente, peut-être que cela peut permettre effectivement d’échanger et de se dire : « Tiens, tu pourrais faire plus parce que, là, on est tous les deux confrontés aux mêmes contraintes. » En même temps, n’oublions pas que les hommes, encore majoritairement, gagnent plus que les femmes. Quelque part, est-ce que cela ne va pas avoir une incidence ? « C’est quand même moi encore le bread winner93. Je vais m’accorder plus de temps, même à la maison, pour travailler. » Cette double charge, on s’en est rendu compte, est retombée sur les épaules des femmes. Autre élément qu’il faut prendre en considération : parmi les femmes qui travaillent, toutes n’ont pas un égal accès au télétravail. Il y a des femmes, aujourd’hui, qui n’ont pas accès au télétravail, tout simplement parce que leur travail nécessite des interactions physiques avec les personnes. Je pense justement au travail du care. On l’a vu pendant le COVID, les infirmières étaient présentes, les médecins étaient présents, les aides-soignantes, qui sont des emplois majoritairement féminins, étaient présentes. Et pour tout ce qu’on a appelé aussi les produits de première nécessité qui se trouvent dans les supermarchés, c’étaient aussi majoritairement des femmes qui étaient en première ligne. Ces femmes-là, aujourd’hui, n’ont pas accès au télétravail. Déjà, on voit une césure, une cassure de ce point de vue. Et cela pose aussi la question de la nécessaire prise en compte des différences de classes, de genre et de « race » lorsque l’on aborde le télétravail. Dans l’accès au télétravail, on distingue les personnes qui vont ou non avoir accès au télétravail. Il y a aussi la question de savoir si le télétravail a favorisé une égale répartition des tâches à l’intérieur du couple. En réalité, un certain nombre d’études montrent que cela a plutôt aggravé la situation au sein des familles. La sociologue Frédérique LETOURNEUX94, qui a beaucoup travaillé sur cette question du travail chez soi, dit : « Parce que cela relève souvent d’une négociation entre la personne concernée et son entourage proche, en réalité, cette négociation peut se faire en défaveur des femmes. En la

93 Bread winner : gagne-pain. 94 Frédérique Letourneux est docteure en sociologie, rattachée au Centre Georg SIMMEL à l’EHESS. Elle a soutenu une thèse intitulée À distance : Enquête sur les formes contemporaines du travail à domicile (EHESS, 24/11/2017). L’enquête porte sur la comparaison de professionnel·les – des journalistes-pigistes, des graphistes indépendant·es, des télé-secrétaires – travaillant à distance, depuis chez eux, chez elles, ou fréquentant un bureau partagé/espace de coworking. Travailler la distance : s’inventer un chez-soi de travail, volume 62, n° 4, de Sociologie du travail. 111 matière, les pères négocient souvent mieux que les mères. Certains expliquent que le mercredi, ils ferment la porte à clef. » C’est juste un constat que cette négociation dans le couple est compliquée. Des études montrent que ces inégalités à l’intérieur du couple se sont aggravées. Je ne vais pas vous citer tous les chiffres, mais c’est aujourd’hui quelque chose qui est documenté. On a à la fois des femmes qui travaillent depuis chez elles, mais qui sont assignées encore, en réalité, aux tâches domestiques et parentales. Donc, dans l’articulation des temps, comme tu le disais, Priscillia, par exemple, le gain de temps sur les transports, en réalité, ne va pas se reporter en gain pour la personne, mais plutôt, en tout cas pour les femmes, en temps pour s’occuper encore plus des charges domestiques et familiales. Ensuite, de nombreuses études montrent que cette séparation entre la vie privée, la vie familiale et le travail a été très compliquée. Comment sépare-t-on ces deux temps de vie ? Finalement, est-ce que les repères spatio- temporels ne sont pas brouillés ? Moi, je peux le constater déjà dans mon environnement de travail, entre ceux et celles qui ont des espaces dédiés, des logements qui permettent d’organiser un espace dédié, et les gens qui vivent dans de petits logements, qui peuvent certes ouvrir leur ordinateur, mais qui ne sont absolument pas dans la même situation. Au-delà de cela, il y a aussi l’isolement. Si l’on pense à l’isolement du point de vue du genre, si l’on se pose la question de ce que cet isolement, du fait d’être loin de ses collègues de travail et des réseaux peut produire pour les femmes en particulier, c’est aussi une invisibilité du travail. Les femmes le sont déjà dans les organisations de travail. Est-ce que le télétravail ne risque pas d’invisibiliser encore davantage les femmes ? Deuxièmement, cet isolement, on l’a vu, peut être très compliqué. Comme Agnès SETTON le disait, c’est une source d’émancipation, le travail. Mais quand le travail se fait à la maison – et l’on rappelle qu’une femme sur dix est victime de violences conjugales –, qu’est-ce que cela produit ? Qu’est-ce que cela produit quand je suis isolée de mon lieu de travail ? Ensuite, cet isolement, est-il très bénéfique pour les femmes ? Je pense que non. On l’a vu avec l’augmentation des violences conjugales. On l’a vu avec le harcèlement sexuel. Aujourd’hui, de nombreuses études paraissent sur le harcèlement sexuel et le télétravail : le harcèlement sexuel prend une nouvelle forme. Les messages, les mails, ne sont pas nouveaux. Aujourd’hui, la question qui se pose, c’est de savoir comment les femmes sortent de cette emprise lorsque les collègues ne sont plus là. En effet, dans 43% des cas, c’est aux collègues que l’on vient parler, dans l’informel. Ces liens informels avec les collègues n’existent plus. Quels sont les relais internes qui vont permettre aux femmes d’en parler, vers qui se tourner ? C’est une question majeure qui se pose aujourd’hui. On pourrait aussi se poser la question de savoir quel est l’impact du télétravail – je le disais pour l’invisibilité des femmes – en termes d’égalité de rémunération, en termes de promotion, partout où les femmes subissent des inégalités de traitement. Est-ce que le fait d’être à distance, en télétravail va pouvoir inverser la machine des inégalités ou au contraire les conforter ? J’ai quelques doutes à cet égard et j’ai vraiment plus que quelques doutes sur la capacité de ce télétravail à être un levier pour plus d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

On peut aussi se demander comment faire pour que les femmes accèdent plus à des postes de responsabilité, et si les femmes ne vont pas être, en définitive, marginalisées davantage. Si l’on parle, par exemple, de sexisme, et je parlais du harcèlement tout à l’heure, il y a des études, notamment en Angleterre, qui montrent que des injonctions étaient faites aux femmes, à travers le travail à distance, via la visioconférence : certains employeurs leur ont demandé d’avoir une 112 apparence « plus féminine », avec des injonctions à « mettre du rouge à lèvres », à « bien présenter », et ce beaucoup plus que vis-à-vis des hommes pour lesquels il n’y avait aucune injonction de ce type. Le télétravail qui a été présenté jusqu’à présent comme un levier pour résoudre en partie cette question des inégalités femmes/hommes ou celle de l’articulation des temps, est à mon avis un leurre, un trompe-l’œil. Les inégalités de genre doivent être prises en compte véritablement le plus en amont possible, elles doivent être intégrées à la réflexion sur le télétravail. Aujourd’hui, d’après ce que je vois, on est vraiment bien loin du compte. La question centrale est celle de savoir comment, dans une société démocratique, on met tout en œuvre pour décharger les femmes ou partager le travail informel non rémunéré qu’elles réalisent (la charge mentale, l’éducation des enfants, les tâches domestique) au sein des couples. C’est là que réside le cœur des inégalités femmes/hommes.

La question n’est pas de savoir comment on va permettre aux femmes d’arriver à tout gérer ou de laisser croire que grâce au télétravail, elles vont absolument tout pouvoir concilier sans que rien ne change, en définitive. La problématique est vraiment de savoir comment on mobilise d’abord la recherche sur la question de l’intégration du genre dans la réflexion sur le télétravail, et comment les politiques publiques doivent poser cette question du genre dans l’appréhension de la question du télétravail. Le Commissariat général à l’égalité des territoires ne s’est quasiment pas posé la question. Et puis, comment aussi on répartit mieux les tâches entre les femmes et les hommes ? Cela pose la question des politiques de la petite enfance sur lesquelles on doit évidemment continuer à travailler. Pour moi, la crainte est finalement qu’avec le télétravail, on ait le sentiment d’avoir résolu tous les problèmes, alors qu’en réalité, cela en pose de nouveaux. On doit absolument intégrer la question de la prise en compte du genre dans cette réflexion. Merci.

Agnès SETTON Merci beaucoup, Marie BECKER. C’est une très bonne entrée en matière sur les limites du télétravail et vraiment sur l’aspect du genre qui n’est pas du tout assez abordé, tel que je peux le voir, en tant que médecin du travail, actuellement et depuis toujours, concernant le télétravail. Je vais maintenant passer la parole à Marie DONZEL. Marie DONZEL Merci, Agnès. Merci, Priscillia LUDOSKY et Marie BECKER, pour vos interventions. Je ne peux qu’abonder dans le sens de tout ce qui a été dit jusqu’ici. Je pense que si la question du genre n’a pas été prise en compte dans toute la réflexion et la mise en place du télétravail, c’est pour une raison très simple qui se résume tout à fait dans le propos qu’a tenu récemment notre ministre du Travail, à savoir que télétravailler, c’est de l’ordre du bon sens95.

95 Le grand entretien de France Inter, 8h20, Nicolas DEMORAND, Léa SALAMÉ, 6 octobre 2020, Elisabeth BORNE, ministre du Travail de l’Emploi et de l’Insertion : « Ceux qui peuvent télétravailler doivent le faire ». « Les partenaires 113

Je vous rappelle que le bon sens, c’est la nouvelle antienne macroniste. On a eu la tenue républicaine qui était du bon sens. Il est de bon sens que nos petites filles se couvrent, mais pas trop non plus. C’est le nouveau bon sens. En revanche, que les hommes soient en costume cravate toute l’année, cela n’a rien à voir avec le bon sens. Je suis désolée pour cette petite saillie, mais, en fait, ce que je voulais introduire, c’est l’idée de la nécessité absolue de politiser la question du télétravail. C’est une question parfaitement dépolitisée, abordée uniquement sous l’angle du bon sens, avec tous les arguments de post- rationalisation que l’on est capable d’avoir lorsque l’on aborde les choses sans les aborder de façon politisée.

Je rejoins Priscillia LUDOSKY. Effectivement, on peut faire des calculs sur les bénéfices pour l’environnement. Ils sont parfaitement discutables parce que l’on peut faire aussi les calculs inverses sur le coût de toutes nos bandes passantes pour l’environnement. Je vous rappelle qu’il faut quand même refroidir pas mal de serveurs depuis début mars et que cela peut aussi « coûter une blinde » à l’environnement. On peut aussi dire : « Super ! 0n n’a plus le temps de transport. » Très bien. Deux questions à partir de là. Primo, comment en est-on arrivé à ce que le fait de se transporter soit si douloureux et si coûteux ? Dans les zones urbaines, c’est douloureux de se déplacer parce que c’est dans des conditions proprement inhumaines. Moi-même, qui suis antispéciste, j'œuvre pour que l’on ne transporte pas les animaux dans des conditions où ils sont massés les uns contre les autres. Dans les transports en commun, les animaux que nous sommes sont massés les uns contre les autres, ne peuvent pas respirer, souffrent physiquement et arrivent dans un état épouvantable. Et ce, avec des inégalités sociales majeures. En effet, nous ne sommes pas la même personne en arrivant au travail quand on a fait vingt minutes de vélo – et j’ai la chance de faire partie des gens qui font vingt minutes de vélo – ou quand on a fait deux heures, comprimé comme une sardine, dans des transports en commun qui fonctionnent mal. Si la réponse à cela, c’est d’aller vivre en province dans un pavillon Bouygues acheté à crédit sur quarante ans, et de devoir avoir deux ou trois bagnoles pour pouvoir seulement se déplacer pour aller travailler, pour aller consommer, non pas pour le plaisir de consommer, mais pour nourrir ses gosses, etc., là aussi, on marche sur la tête.

Je vous parle de la position à la fois des individus, mais aussi de celle des organisations. Les organisations nous disent qu’elles ont laissé le choix à leurs salarié·es : « Est-ce que vous voulez rester boulevard Haussmann ou place Bellecour ? Dans ce cas, il faudra beaucoup télétravailler parce que l’on n’aura pas la place d’avoir tout le monde au bureau. Ou est-ce que vous voulez qu’on aille à 80 kilomètres dans une zone industrielle ? » Les salarié·es ne sont pas stupides. Comme l’a très bien dit Priscillia tout à l’heure, ils et elles disent : « D’accord, je vais prendre une partie de la charge immobilière de l’employeur chez moi, avec effectivement mon logement qui va devenir une extension ou une annexe de l’entreprise. C’est moi qui vais payer le chauffage, c’est moi qui vais payer les télécommunications. » Et, il n’a pas été du tout prévu que les employeurs paient nos loyers au motif du télétravail.

sociaux et les salariés peuvent demander des négociations : je veux redire à l’entreprise que la bonne démarche, c’est dans la mesure du possible de mettre en place ce télétravail. C’est une question de bon sens pour protéger les salariés et réduire la fréquentation des transports en commun. » 114

J’ai quand même une vraie réserve et je pense qu’il faut absolument, si l’on veut vraiment répondre à cette question du télétravail, la repolitiser. Je vais en profiter pour lutter contre l’effet Matilda96 d’invisibilisation de l’action des femmes dans l’histoire des progrès parce que c’est une de mes marottes. Je vous propose pour cela que l’on en revienne à ce que Marie JAHODA a découvert, dans les années 1930. Marie JAHODA est la mère de la psychologie sociale moderne. Déjà, oubliez que c’est Serge MOSCOVICI qui a créé la psychologie sociale dans les années 1970, ce n’est pas vrai ; c’est Marie JAHODA dans les années 1930. Qu’est-ce qui inquiète Marie JAHODA, à l’époque ? Ce qui l’inquiète, ce sont les effets du chômage et de la dégradation des conditions de travail sur le politique. On est en Autriche en 1933. Vous voyez bien de quoi l’on parle, en réalité, on parle de risques politiques majeurs. Elle va aller à la rencontre d’une part de personnes au chômage et d’autre part de travailleurs et travailleuses précaires, inquiet·es pour leur emploi. Cela va lui permettre de mettre en évidence cinq fonctions latentes du travail.

Pour moi, ces cinq fonctions latentes, aujourd’hui, sont heurtées par le télétravail tel qu’il se met en place, c’est-à-dire sous l’angle du pragmatisme et du bon sens, et non pas sous l’angle du politique. La première de ces fonctions latentes, on en a beaucoup parlé jusqu’ici et je serai brève. Il s’agit de la structure spatio-temporelle : aller au travail. Cela signifie deux choses. D’abord, il faut se rappeler que c’est la fin de l’esclavagisme. Le fait d’aller au travail, c’est la fin du fait d’être sur le travail et de faire partie avec les terres, les bâtiments et les équipements, des possessions du maître. Je suis désolée d’avoir ce retour marxiste, cette remontée marxiste. Malgré tout, il faut se le rappeler. La structure spatio-temporelle du travail, c’est cela. Et qu’est-ce que cela implique ? Le droit à l’intimité. Là encore, on a totalement dépolitisé les choses. On nous parle de droit à la déconnexion, mais c’est n’importe quoi le droit à la déconnexion. Je peux bien faire autant que je veux d’ateliers sur l’articulation des temps de vie en disant aux gens d’acheter un radio-réveil ou un réveil parce que le téléphone n’est pas un réveil. Le téléphone, c’est le lieu où l’on reçoit ses mails de boulot. On reçoit aussi les messages agressifs de ses divers et variés harceleurs. Il n’empêche que je suis la première à dormir avec mon téléphone portable. Et que la personne qui, autour de cette « pièce », ne dort pas avec son téléphone portable à moins de trois mètres d’elle me jette la première pierre. Nous dormons toutes et tous avec nos téléphones portables et le droit à la déconnexion est une énorme arnaque. Ce à quoi nous avons droit, c’est à l’intimité et à la sécurité dans l’intimité. Entre féministes, on peut se le dire, le privé est politique. Pour autant, ce n’est pas parce que le privé est politique que nous n’avons pas le droit à l’intimité. Le télétravail, très clairement, aujourd’hui, de la façon dont il est abordé, c’est-à-dire sous l’angle du bon sens, nous prive de notre intimité, autant qu’il nous prive de cet espace qui est celui de la deuxième fonction latente que Marie JAHODA indique du travail, à savoir le réseau social. Cela a été abondamment abordé ici. Le travail, pour les femmes en particulier, ce n’est pas que

96 L’effet Matilda désigne le déni ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes scientifiques à la recherche, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins. Voir à ce sujet p. 18 et 19 des actes de l’UE-2016 de l’ADF, l’histoire de la découverte de la trisomie-21 par Marthe GAUTIER. https://cutt.ly/thmbcuO.

115 l’autonomie financière, c’est aussi le fait de voir quelqu’un d’autre que ses parents, ses beaux- parents, son conjoint et ses gosses. C’est le fait notamment de pouvoir se faire des ami·es, de rencontrer des collègues, de rencontrer des client·es, de rencontrer des gens dont on obtient une forme de reconnaissance et qui vous regardent autrement que comme étant celle qui fait la bouffe, les courses, etc. C’est le réseau social et la possibilité d’être reconnue comme étant un individu social et pas seulement un individu fonctionnel dans l’espace familial.

La troisième fonction latente que Marie JAHODA met en évidence, c’est le développement des compétences. Là encore, je me pose de vraies questions sur le télétravail tel qu’il est aujourd’hui mis en place et abordé, sur la question du développement des compétences et notamment sur l’égalité face au développement des compétences. Qu’est-ce que j’ai vu depuis le 17 mars97 ? Aussi bien au sein du cabinet de 35 personnes auquel j’appartiens qu’auprès de mes client·es, j’ai vu que l’on était passé sur une employabilité et un développement des compétences à deux vitesses. Il y a les agiles et il y a les autres. On est à l’approche du plan de sauvegarde de l’emploi, l’autre nom du plan social. Et pour « les autres » en question, on a écrit la liste des non agiles. J’ai envie de dire qu’on le savait déjà. Quand on a inventé le lean management98, l’entreprise libérée, etc., on était sur un truc ultra darwiniste, en réalité, où il y a ceux et celles qui sont capables de se débrouiller en autonomie, ceux qui ont le moral et qui sont capables d’apprendre de leurs erreurs, ceux qui vont bien… Encore une fois, il ne s’agit pas d’être cet individu-là, il s’agit d’être cet individu-là dans un moment de sa vie. Tou·tes autant que nous sommes, nous avons vécu des moments de vulnérabilité qui font que nous n’étions pas agiles. Nous étions conservateur·rices, nous étions replié·es sur nos repères et nous en avions besoin. Là encore, je me pose la vraie question de savoir ce qu’il en est de l’égalité face à l’employabilité et au développement des compétences, quand le télétravail est abordé sous l’angle de la praticité, de l’ergonomie, du bon sens et des bonnes raisons de pouvoir s’arranger et articuler ses temps de vie. Ce que nous dit Marie JAHODA pour la quatrième fonction du travail, c’est la question de la construction de l’identité : pouvoir se construire dans le travail une identité et pouvoir dire : « Je suis. » C’est le statut. Je suis peut-être très réactionnaire et très vieille, mais avoir un statut professionnel, avoir sa promotion, etc., cela reste assez fondamental dans l’expression, en tout cas en France, de ce que l’on est et de ce que l’on vaut.

Le télétravail, aujourd’hui, tel qu’il se met en place, c’est aussi la dernière étape avant l’ubérisation, c’est-à-dire non pas « Je suis », mais « Je fais. Je fais diverses tâches. Qu’est-ce qui va se passer ? Je suis en télétravail, je ne gagne pas assez ma vie, etc. Je vais faire des petits boulots en plus. » Vous savez quand même qu’aujourd’hui, il y a des « travailleurs et travailleuses du Bon Coin », c’est-à-dire des gens dont le métier – malheureusement, ce n’est pas complètement un métier, c’est une action de survie – est de vendre leurs propres affaires, de vendre les affaires de leurs voisin·es et de vendre des tas de petites choses.

97 Date de début du premier confinement lié à la pandémie de COVID-19. 98 Lean management, pilotage « maigre », méthode de gestion de la production qui se concentre sur la gestion « sans gaspillage ». Le lean management a été théorisé par Toyota au Japon dans les années 1990.

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C’est du « faire ». Qui l’on est en tant que travailleur ou travailleuse et comment on est reconnu·e quand on est totalement uberisé·e ? Jusqu’à n’être plus que des faiseurs et faiseuses de la débrouille, et non plus des personnes identifiées comme ayant une valeur sur le marché du travail et ayant acquis un certain capital au cours de leur expérience et de leur vie professionnelle. Enfin, et c’est là que, selon moi, est la plus grande arnaque, Marie JAHODA nous dit que la dernière fonction latente du travail est la flexibilité psychologique. Finalement, c’est la possibilité, au travers du frottement avec autrui, de la rencontre avec des environnements différents des siens, de pouvoir aller contre les convictions, les habitudes et les façons de faire que l’on a en permanence. Finalement, le travail doit aussi être le lieu où la plupart des gens ne pensent pas comme nous et ne vivent pas comme nous. Malheureusement, c’est pareil, cela a été sacrifié. Dans un siège social, tout le monde a fait la même école, tout le monde est blanc, tout le monde est « beautiful people » et tout le monde a entre 30 et 42 ans. Dans un siège social, pour que l’entreprise fonctionne, c’est bien connu, on ne peut compter que sur 18% de la population active française, à savoir les gens qui ont entre 30 et 42 ans. Et en fait, ce qui m’inquiète aussi beaucoup, c’est ce repli sur un tout petit espace-temps, uniquement traversé par le lien social via les nouvelles technologies. Ces nouvelles technologies, et notamment les réseaux sociaux, nous amènent à ne fréquenter que des gens qui pensent comme nous et qui voient comme nous. Je vous rassure, il y a même des algorithmes qui sont prévus pour que nous ne rencontrions que des opinions flatteuses pour nos esprits. À ce titre-là, nous perdons en flexibilité psychologique. Je le dis aujourd’hui, cela m’inquiète sur le plan politique. Pour conclure mon intervention, je voudrais dire qu’en fait, on a fait une erreur de paradigme. Le sujet, ce n’est pas le télétravail, c’est de revenir à un vrai projet de gauche. Le vrai sujet politique de gauche, ce n’est pas le télétravail, c’est la réduction du temps de travail. Une fois que l’on a parlé de la réduction du temps de travail, on en revient à ce qui n’a pas été accompli en 1982 et qu’il faudra bien accomplir un jour. C’est Edwige AVICE99 qui était chargée de cela : qu’est-ce qu’on fait du temps libéré par le temps de non-travail ? C’est là que l’on va pouvoir commencer à envisager ce que l’on fait, non plus de la double journée des femmes, mais de la répartition des tâches domestiques, de la répartition des responsabilités parentales, du droit de toutes et tous à avoir du temps de loisirs, du temps de repos, du temps pour prendre soin de sa santé, etc. Sortons, s’il vous plaît, de cette approche extrêmement utilitariste, de bon sens, pragmatique, parfaitement libérale, qui est celle du télétravail qui, certes, nous paraît une évidence, pour reposer la question de la réduction du temps de travail. Voilà ce que je voulais échanger avec vous aujourd’hui. Agnès SETTON Merci beaucoup, Marie. C’était vraiment passionnant, comme les autres interventions. Merci à vous. Nous allons poursuivre cette table ronde avec notre dernière intervenante, Sylviane GIAMPINO.

99 Edwige AVICE, ministre déléguée au Temps Libre dans le gouvernement de Pierre MAUROY (1981-1984). 117

Sylviane GIAMPINO Je me réjouissais à l’idée d’aller à La Rochelle, lieu prévu de cette Université d’automne de l’Assemblée des Femmes. J’y avais un joli souvenir : celui de ma participation à l’Université du Parti socialiste en 2013 où l’on m’avait demandé de définir ce que pourrait être une politique familiale. J’avais développé alors l’idée qu’une politique familiale devait être féministe, égalitaire et consciente des enjeux pour les enfants. Je présentai alors un diagnostic de l’état des familles en France, avec, notamment, des familles soumises à rude épreuve et insistai sur la manière dont on aborde toujours les questions familiales en considérant que les parents sont des hommes et des femmes « hors-sol », socialement, professionnellement, localement et territorialement. Or on omet toujours de dire que la fonction parentale est d’abord une fonction « sas » entre le monde intime, familial, protecteur et ce grand monde vers lequel on incite les enfants à se rendre, mais dont parfois il faut les protéger. Je présentai aussi les pressions qui se croisent au sein des familles. Un monde qui essaie d’être géré par des rationalisations de pensée et budgétaires, là où l’enfance requiert de la gratuité. Un monde totalement irrationnel dans le rapport que l’on a avec les enfants. Un monde qui veut que tout soit efficace, ce qui a été bien décrit plus tôt par Marie DONZEL, un monde du faire, un monde du quantifiable. Et là, on parle, bien sûr, de « réussite éducative », de « préparation à la réussite » des enfants dès la crèche. On parle d’égalité des chances, ce qui veut dire qu’au fond, en termes d’égalité, on ne se préoccupe que de l’égalité de moyens, et que c’est tant pis pour celles et ceux auxquels on a offert leur chance et qui ne l’ont pas saisie. On omet aussi toujours la question du rapt éducatif de la société. D’une certaine manière, les enfants sont tout le temps élevés par les institutions, par la rue, par les publicités, par le marché, par les médias de plus en plus pénétrants dans l’enceinte familiale et relationnelle. Les familles sont sous pression : anxieuses (anxiété économique, anxiété pour le futur, pression d’excellence...) et soumises à la « pédagogisation » des relations parent-enfant. Les parents sont abreuvés de bonnes pratiques parentales et de conseils pour être de bons parents. La somme des conseils et la normativation des conseils qui leur sont adressés sont tout à fait proportionnelles à la désaffection des services publics à l’égard des enfants. La corde est tendue au maximum : les familles sont sous tension, la perte de confiance est importante à l’égard des institutions et du pacte républicain. Les enfants sont élevés dans la peur du futur, dans la peur de l’extérieur, dans la peur du social et dans la peur, de plus en plus, de la différence. Ce sont là des conditions remplies pour des régressions individuelles et collectives. Les discours sur le télétravail, on l’a vu et cela a encore été dit dans cette table ronde, sont à mon avis sociologiquement biaisés : le télétravail concerne toujours le tertiaire, les métiers informatisables. On pense en termes de couples avec ou sans enfants. Rappelons-nous que le schéma familial avec un homme, une femme et des enfants est de plus en plus réduit. On omet toujours les autres profils de cohabitation dans l’espace domestique. Les problèmes de l’intergénérationnel, les problèmes de logement et les conditions de vie ont déjà été évoqués. La question est de savoir si le télétravail pourrait être un projet de société. Quand on est au travail, on pense que la vraie vie, c’est le privé. Est-ce que la vraie vie, c’est la vie dans le privé ou la vie au travail ? La question reste ouverte. Le confinement a fait toucher du doigt aux hommes – cela a été aussi rappelé, il y a quelques instants – des vécus féminins de la maison. Je crois vraiment qu’ils ont fait l’expérience de la

118 charge mentale du « tout en même temps » – je dis bien : « toucher du doigt » – et qu’ils ont aussi perçu quelque chose du pouvoir dévorant des petits riens du quotidien, logistiques, répétitifs, transparents. Pendant le confinement, on a pu le constater, il y a eu une modification du comportement des hommes qui, au départ, étaient très impliqués et ont beaucoup cuisiné, bricolé, emmené les enfants en promenade, voire leur ont appris à faire de la trottinette ou du vélo. Puis progressivement, on a vu cette ouverture de partage entre les pères et des mères se refermer et, finalement, les pères se réinvestir dans leur cocon professionnel et les mères naviguer encore et toujours. Autre chose a été commun aux hommes et aux femmes : le rapport ambivalent au retour au travail. J’ai été très amusée, en écoutant les hommes, de voir que l’on retrouvait, dans leurs propos sur le retour au travail post-confinement, des points communs avec le retour au travail post-partum des mères. La question qui nous est alors posée et sur laquelle nous essayons de travailler ensemble, est celle de savoir si le télétravail peut être la solution à une meilleure articulation, et à une articulation plus égalitaire, entre vie professionnelle et vie personnelle. Le souhait est évidemment de trouver un équilibre. Finalement, que répondent les gens ? Ils répondent exactement ce qu’ils ont toujours répondu sur ces questions de conciliation. Ils veulent être dans des positions de compromis, donc dans un équilibre entre du télétravail et du présentiel, « un peu - un peu », et « en même temps », si je puis dire. L’interrogation sur les lieux est aussi très importante. Cette interrogation sur les lieux, sur les espaces de travail, dont il a été question, est cruciale car elle réinterroge le fonctionnement des entreprises, dans tous ses détails : le rapport aux client·es, l’image de l’entreprise, la culture de l’entreprise. Cela questionne les réorganisations du travail dans tous les coins de cette organisation et cela incite à revisiter les ingrédients de la souffrance au travail. Chacune des intervenantes précédentes, Priscillia LUDOSKI, Marie BECKER, Marie DONZEL, en a parlé. Il y a des choses qui peuvent tout à fait se reconstruire dans la sphère personnelle, des systèmes de pression à la disponibilité, synonymes du présentéisme. On a vu s’installer des « surveillances quantifiantes panoptiques » – j’aime bien cette expression –, des logiciels informatiques et puis tous ces trucs qui calculent le temps effectif en enregistrant les clics, des contrôles de présence derrière l’outil informatique. Il y a les enseignant·es, dont les cours à distance étaient visionnés par la hiérarchie qui envisage de les vendre éventuellement ou de les réutiliser pour gagner de l’argent sur de la formation à distance. La question de l’espace n’est pas seulement une question de mètres carrés alloués ou de kits de télétravail. Même dans un espace strictement professionnel, il faut que chacun·e puisse se réapproprier un bout d’espace qui soit vécu comme personnel pour pouvoir travailler avec autrui, pour pouvoir créer avec autrui. On parle alors de poste de travail. Le poste de travail, c’est la posture, c’est la blouse, c’est le bleu de travail, que ce soit sur le chantier, à l’atelier, dans le travail au domicile de personnes dépendantes âgées ou dans une crèche. C’est aussi le costume et les talons, c’est-à-dire ce qui vient indiquer le réglage subjectif qui permet la concentration, l’oubli passager d’une part de soi pour libérer des énergies corporelles et cognitives nécessaires à la production. En télétravail, la symbolique de l’espace professionnel est reportée sur l’espace personnel. Derrière cela, quelle est la valeur pour l’autre – conjoint·e, enfants, famille, grands-parents, voisin·es – de mon travail ? Je vous renvoie à la guerre des bureaux dans les entreprises du tertiaire. Le droit d’être déplacé·e, dérangé·e, les objets, la concentration : que représente de

119 soi l’espace de travail, de sa valeur, de sa place, de notre exposition à Big Brother, le ou la conjoint·e, le ou la baby-sitter ? Qu’est-ce qu’il en est de l’autonomie, de la liberté, du pouvoir ? Et qu’en est-il de la question des effets narcissisants de la relation à l’autre ? Cela a été déjà très bien évoqué. L’image de soi se joue aussi sur la beauté ressentie du lieu d’exercice. Or il faut partager cette notion de la beauté avec ceux et celles qui vivent au foyer. Et là, avec les enfants, ce n’est pas gagné. Par exemple, l’encombrement ressenti du travail de l’autre est à la fois un encombrement visuel, gestuel et mental qui se greffe dans le couple ou entre le couple et les enfants. On l’a vu. Nous savons que de nombreux jeunes adultes reviennent ou vivent au foyer de leurs parents. Il peut y avoir trois télétravailleur·es dans la même maison. Cet encombrement ressenti du travail de l’autre est donc un encombrement majeur où se greffent des questions de rivalité et de souffrance liées au travail aussi. Ce n’est pas pareil de soutenir un·e collègue en difficulté professionnelle et de soutenir son conjoint ou un membre de sa famille qui souffre de son travail sous nos yeux. Alors, le nerf de la lutte pour l’égalité serait-il la parentalité au travail et de quelle manière ? Car au fond, je le pense aussi, c’est par le travail que va passer l’émancipation. Qu’il soit rémunéré, qu’il soit lié à des engagements personnels, citoyens, artistiques, peu importe. On va rester sur le monde du travail salarié. On nous dit que le monde de l’entreprise se préoccupe de parentalité, ce qui est vrai. Et depuis longtemps, ce qui est vrai. La question est de savoir comment et pourquoi. Premièrement, c’est pour éviter que la parentalité ne remette en question l’activité et la productivité, on le sait. C’est peut-être aussi pour un projet de société plus global, plus humain. En tout cas, je veux l’espérer. Du coup, il faudrait réduire les clivages entre les intérêts économiques et les intérêts de bien-être des personnes, leur santé, leurs performances et – c’est là que je viens vraiment à l’essentiel de mon propos – l’impératif du bon développement et de l’épanouissement des enfants. Pourquoi ? Tant que l’on ne fera pas entrer dans l’appareil politique cet impératif des questions d’égalité dans la société, en politique et dans le travail, on ne résoudra pas les préjudices pour les femmes. Car c’est ainsi : il y a de l’incompressible dans le rapport aux enfants et il faut bien compter avec cela. Je disais qu’il y avait un avant et un après confinement que l’on ne peut pas occulter. La place des enfants est apparue comme une variable d’ajustement de l’activité économique. Cela a été très clair. Les enfants, du jour au lendemain, ont été remis à leurs parents sommés de tout assumer et ces parents ont prouvé qu’ils pouvaient le faire, plus ou moins, avec plus ou moins de difficultés, mais à quel prix ? Santé mentale, violence, rupture conjugale, somatisation, burn- out, éloignement de l’emploi. La liste est longue et on n’a pas tout su…. Cela fait paraître au grand jour ce que je défends dans mes livres, notamment celui sur lequel j’ai travaillé récemment100, à savoir la question de l’articulation et de la conciliation, qui est maintenant une question qu’il faut mettre entre les mains des hommes. Cela fait paraître au grand jour combien les politiques de l’enfance sont des leviers de changements sociétaux. Je m’occupe d’enfants, d’enfants en difficulté. J’écoute des parents, des familles toute la journée et je suis aussi présidente du Haut Conseil à l’Enfance, parce qu’il faut que cela bouge par ces deux angles-là.

100 Pourquoi les pères travaillent-ils trop ? éditions Albin-Michel, 2019. 120

Ma conviction, c’est qu’une meilleure égalité femmes-hommes via une meilleure égalité père- mère dans les responsabilités parentales, de soin et d’éducation des enfants, passe entre autres par des mesures de conciliation qui ne sont pas destinées qu’aux femmes. Ce ne sont pas quelques mesurettes de conciergerie ou quelques places de crèches privées cofinancées qui vont changer la donne. Les réponses des entreprises dans l’urgence à la crise sanitaire ont été des aides financières, un peu de travail à domicile, des plates-formes, des aides aux devoirs, des restrictions d’horaires – c’est intéressant – et des aides médicales et psychologiques. Or les bilans montrent que tout cela ne suffit pas. Je voudrais aussi apporter un élément. Lorsque l’on veut faire un état des lieux de ces égalités parentales, on tombe toujours sur des constats sociologiques et statistiques des inégalités dans la répartition des tâches domestiques. Or le fait de s’occuper des enfants est très différent. Un père, récemment, dans mon bureau avec sa compagne, lui répondait : « Le ménage, le ménage, tu ne parles que de cela. Et les gosses, bordel ! » Je lui ai dit : « Précisez, Monsieur. » Il m’a répondu : « Il faut jouer avec les enfants ». Et sa femme a répondu : « Voilà, tout est dit. Je récure, il joue. ». Encore faudrait-il aussi transformer concomitamment les lois politiques et sociales de la famille. C’est là-dedans que sont placés les pièges. La question est qu’il doit y avoir des temps et des droits répartis entre les hommes et les femmes, pour s’occuper de la famille et des proches dépendants. Dans les lois de protection sociale et de politique familiale se cachent les orientations des congés parentaux. On a un projet d’allongement du congé de paternité qui est une mesure importante, positive et symbolique. Mais cela ne suffira pas. Les congés parentaux ne cessent d’éloigner les femmes de l’emploi. Il nous faut des prestations familiales plus justes, notamment pour lutter contre la pauvreté, dont on sait qu’elle est renforcée parce que ce sont les femmes qui s’occupent des enfants, et que les femmes étant plus éloignées du monde du travail, etc., et surtout pour la qualité et la quantité des services dédiés directement à l’enfant. Et c’est mon combat. Les parents ont besoin de savoir que leurs enfants sont en bonne condition pour grandir, être éduqué·es et socialisé·es en leur absence. Il faut des modes d’accueil, mais aussi des temps et des lieux-tiers pour des enfants et des adolescent·es, lorsqu’ils et elles ne sont ni en famille ni à l’école. Où sont-ils ? Que font-ils ? Avec qui ? Comment se déploient-ils ? Et comment, à travers tout cela, vient-on soutenir la fonction parentale tout autant pour les hommes que pour les femmes ? Les lois du travail, les organisations du travail sont également à questionner. La RSE – la Responsabilité sociale des entreprises – intègre bien la parentalité dans ses objectifs, mais en dixième, onzième, douzième position ! Quant aux moyens, n’en parlons pas ! La plupart du temps, la RSE est dans les branches « Ressources humaines », des branches qui ont peu de pouvoir et peu de moyens. Elle devrait être dans les branches opérationnelles. J’en veux pour preuve ce propos d’un directeur des Ressources Humaines dans la presse : « Les mesures que nous avons prises pendant le confinement pour soutenir les parents ne peuvent pas être pérennes, même si le plus coûteux, ce sont les mesures sanitaires. » Si l’on est attentif, on voit comment ce directeur RH a intériorisé une autocensure budgétaire : alors qu’il dit que les mesures de parentalité sont peu chères, il dit en même temps que ce n’est pas possible.

Le télétravail pour les femmes, je crois que c’est comme le congé parental ou le temps partiel. C’est le même piège. Le télétravail, oui, mais pour tout le monde. Toutes les solutions qui ne vont s’adresser qu’aux femmes sont des solutions qui renforceront les inégalités. Et toutes les solutions qui font croire qu’elles s’adressent à tout le monde, hommes et femmes, sont aussi des solutions qui renforcent les inégalités. Sur le congé parental, nos lois sont 121

égalitaires, mais elles sont utilisées par les femmes.

Je voudrais juste dire encore quelques mots. Je vous ai tenu là des propos génériques et plutôt socialisants. Ce qui m’intéresse, ce sur quoi je travaille, c’est plutôt de savoir pourquoi cela fonctionne comme cela. Qu’est-ce qui résiste ? Je vais juste lister quelques-unes de mes hypothèses. Les hommes ont plus évolué dans leur rapport aux enfants que dans leur rapport au travail. J’ai souhaité comprendre ce qui les entravait malgré eux, quelles étaient ces maldonnes. En effet, tous ne sont pas des petits garçons mal guéris de leur Œdipe, des petits machos dominateurs ou indifférents. Reconnaissons que la plupart d’entre eux réfléchissent, veulent comprendre et changer. Mais ils ne savent pas par où commencer. Il y a un investissement paternel réel, il est sélectif. Dans un moment de tension familiale où il faut arbitrer entre le travail et les enfants. Les femmes se disent : « Comment je vais faire pour les enfants ? » et les hommes se disent : « Comment je vais faire mon travail ? ».

Je considère, et c’est mon hypothèse, qu’il y a un symptôme de priorisation professionnelle des hommes. Je parle de symptôme parce que c’est devenu une forme de symptôme névrotique face à un monde du travail qui ne tient plus ses promesses à l’égard des hommes, pas plus qu’il ne les tient à l’égard des femmes. Cette passion professionnelle des hommes fait qu’ils sont à la fois un peu là et un peu ailleurs, suspendus dans un espace dématérialisé entre deux fantasmes. Le premier est de continuer à incarner Sa Majesté le père. Le second, c’est de se prémunir des rapprochements des charges émotives qui habitent la maison et les angoissent, le versant charnel des besoins en famille.

La deuxième hypothèse est que si les hommes résistent, c’est peut-être parce que nous avons cherché des solutions pour aller vers plus d’égalité, qui présentent quelques impasses. Parmi elles, nous avons cherché à neutraliser le genre pour neutraliser les différences entre les sexes. Or, la négation du genre, c’est aussi la négation du corps. Le corps, c’est le siège des émotions, des sentiments. Cela a été rappelé lors de la table ronde d’hier101. Et puis, finalement, il y a un problème d’impasse anthropologique. Nous sommes d’accord qu’il nous faut refuser que la pensée humaine plie sous le hasard et la limite de la biologie. Nous sommes d’accord pour dire que cette déconstruction est convergente et nécessaire à éclairer et à progresser. Je dois dire que les psychologues et les psychanalystes travaillent depuis toujours sur cet écart partiel entre le sexe corporel et le vécu que chacun peut en avoir, car, au fond, considérer que le corps ne détermine rien dans le sentiment d’être un garçon ou une fille, c’est aussi imaginaire que de penser que le corps suffirait à déterminer que l’on se sente femme ou que l’on se vive comme homme. Il y a une confusion à vouloir faire fondre la distinction entre les sexes dans l’espoir de réduire les différences et les inégalités. Je crois que lutter contre les stéréotypes de genre, c’est desserrer les normes et c’est lutter contre les stéréotypes. Mon autre hypothèse, c’est qu’on élève les garçons et les filles avec des théories dépassées. Je ne pourrai pas m’étendre sur ce point aujourd’hui, et ce n’est pas le propos. Je voudrais juste signaler que si la psychologie et la psychanalyse ont transformé leur corpus depuis les années 1960, il y a un silence radio sur tout ce qui se passe avant l’Œdipe. La vulgarisation des

101 Cf. Table ronde I « Féminisme + écologie = écoféminisme ? » p.10 à 48. 122 connaissances est en panne sur les enfants, et notamment sur la petite enfance. On a rempli des bibliothèques sur l’envie de pénis des filles, mais rien ou presque rien sur l’envie d’enfantement des garçons. Pour les hommes, la maternité a quelque chose de sacré et d’angoissant. Ce sont les premières années de la vie de l’enfant qui fondent l’essentiel des bases de l’identité. Or elles sont mal connues par tou·tes celles et ceux qui s’occupent de sociologie de la famille, de prestations sociales, de politiques d’éducation, de parentalité, etc. Les pistes, je l’ai dit, sont de faire avancer dans le travail la mixité des mesures et de faire avancer en même temps les repères à donner aux enfants sur l’égalité, en évitant à la fois l’indifférencié et les stéréotypes de genre. Je vais m’arrêter là.

Agnès SETTON

Merci beaucoup, Sylviane GIAMPINO. C’était vraiment très intéressant. Avant d’en venir au débat et de laisser la parole aux questions de la salle virtuelle, je voudrais revenir sur vos interventions avec lesquelles je suis totalement en accord. Juste un mot sur mon expérience de médecin du travail face au télétravail. Actuellement, je suis dans une position un peu particulière parce que, finalement, on est dans le travail à distance et l’on me sollicite énormément – les employeurs, mais surtout des salarié·es – pour faire des demandes de travail à distance pour des raisons de santé. Là, on est dans un autre domaine. Les gens qui ont des problèmes de soins, compte tenu du contexte interne, veulent rester chez eux, c’est normal, pour éviter la contagion dans les transports, notamment. Je suis heureuse parce que finalement, tout ce que j’ai entendu va dans le sens de ce que je pensais. J’ai entendu Marie DONZEL dire une chose avec laquelle je suis complètement d’accord. Il faut revenir à un vrai projet de gauche, revoir le temps de travail, revoir le temps de loisirs et revoir le temps de repos. En effet, je reste persuadée que personne ne demanderait à faire du télétravail si les gens avaient de bonnes conditions de travail et pas avec des temps et des conditions de transport insupportables. Je ne peux m’empêcher de faire un petit parallèle avec ce que j’ai connu à l’hôpital quand j’y ai travaillé, ces trois dernières années, sur le passage progressif au temps de travail en douze heures102 qui est demandé pratiquement par l’ensemble des jeunes infirmières. Quand on y pense, dans l’évolution des droits et des acquis sociaux et du travail, on est toujours allé vers la réduction du temps de la journée de travail. Or là, on est face à des gens qui demandent à travailler en douze heures. Cela se généralise évidemment avec joie par les directions d’hôpitaux. C’est parfait. Mais quand on y pense, c’est complètement aberrant. Pourquoi demandent-elles à travailler en douze heures ? Parce qu’elles ne sont pas assez bien payées et qu’elles doivent aller habiter très loin. En plus, les conditions de travail se détériorent tellement que, finalement, elles sont contentes de ne plus être à l’hôpital. Je ne peux pas m’empêcher de faire ce rapprochement avec ce qui vient d’être dit. Donc, oui, il faut réfléchir à trouver des cadres législatifs, à trouver des façons pour que le

102 https://cutt.ly/JhnLUWP Les organisations du travail en postes d’amplitude 12 heures dans les établissements de la fonction publique hospitalière : La durée quotidienne de travail ne peut excéder 9 heures pour les équipes de jour, 10 heures pour les équipes de nuit. Lorsque les contraintes de continuité du service public l’exigent en permanence (difficultés prolongées de recrutement par exemple), il peut être dérogé à la durée quotidienne du travail fixée pour les agents en travail continu, sans aller au-delà de 12 heures par jour. Les temps de transmission, d’habillage et de déshabillage, de pause et de restauration sont compris dans ce décompte.

123 télétravail se passe bien. Encore une fois, attention à la voie vers laquelle on nous oriente. J’ai entendu le mot d’ubérisation, je suis d’accord. Il y a quelque chose qui m’inquiète dans la perte du contact avec les collègues et avec le collectif, avec une vision utilisatrice des gens, chez eux, avec la perte de leur intimité, le droit à être chez soi. Quand on rentre chez soi, normalement, on a fini le travail, on passe à autre chose. Bref, tout a été dit. Merci beaucoup. C’était vraiment extrêmement intéressant.

DÉBAT

Agnès SETTON Voici la première question. C’est une question de Claire que je lis là, et qui fait un rapprochement entre ce qu’il s’était passé au moment de la réduction du temps de travail à 35 h et la mise en place de plus en plus importante du télétravail. À chaque fois, les hommes investissent ce temps pour leurs loisirs, tandis que les femmes augmentent leur temps domestique. On n’a pas parlé des pauses quand on fait le travail à la maison, et que les femmes vont lancer une machine. C’est vrai que, finalement, on est toujours dans cette reproduction des inégalités et cette façon de réagir différente : les hommes prennent le temps pour eux ou pour leurs enfants, mais les femmes continuent à le consacrer aux tâches domestiques.

Laurence ROSSIGNOL Merci pour tous ces exposés. Effectivement, le télétravail est un sujet, aujourd’hui. Cela fait un peu penser aux réflexions que l’on a eues, chez les féministes, à propos du temps partiel. Nous, féministes, syndicalistes, formées au Code du travail et à ses principes, nous avons toujours su, et à juste titre, que le temps partiel était une arnaque significative pour les femmes, et par deux fois, c’est-à-dire une arnaque à la maison et une arnaque dans le travail. Pour autant, on a constaté qu’à côté du temps partiel subi, dont on parle toujours et qui existe réellement, il y a aussi un temps partiel choisi. Il suffit d’observer dans la fonction publique, par exemple dans l’administration centrale, que le mercredi, il manque beaucoup de femmes qui ont pris un temps partiel choisi. J’ai le sentiment que cela risque d’être pareil pour le télétravail, c’est-à-dire que cela correspond à des besoins. On peut penser ce qu’on veut de ces besoins, que ces besoins sont en trompe l’œil, que des solutions sont en trompe-l’œil, qu’elles sont très piégées. Pour autant, elles sont là. Je vois, dans mon département, beaucoup de salariées qui travaillent à Paris. On est à une heure ou une heure et quart en train de Paris – une heure et quart, une heure et demie, deux heures ou deux heures et demie en voiture de Paris – selon les embouteillages. Quand vous proposez à une femme d’échanger ces deux heures et demie de transport quotidien, contre cinq heures de temps pour elle ou pour la maison, ou pour simplement la libérer de ce temps de transport, bien entendu (et c’est normal), elle répond positivement. La question que nous nous posons, et à laquelle vous avez contribué à répondre, c’est de savoir ce que l’on propose comme encadrement du télétravail. Nous perdrons si nous nous contentons d’être hostiles et de regarder cela avec tout le mal que l’on en pense. On ne sera pas entendu si nous sommes décalé.es par rapport aux réalités de vie des femmes, en particulier. Sur la perte du temps dans les transports, il y a aussi des hommes qui sont sensibles

124 au fait de retrouver trois heures de plus de leur vie par jour. Comment encadrer le télétravail ? Je suis absolument convaincue qu’une partie de la solution – je crois que cela a été évoqué par Marie DONZEL, tout à l’heure –, consiste en des lieux dévolus au télétravail. Cela veut dire qu’il faut des lieux de travail parce que l’on y retrouve des gens avec des postes de travail, parce qu’il faut sortir de la maison. Je voulais faire un petit clin d’œil à Sylviane GIAMPINO. Nous avions eu cette discussion au moment du lancement des maisons d’assistant.es maternel.les, les MAM. Les nounous, les assistantes maternelles à domicile, ont la possibilité d’ouvrir des maisons d’assistant.es maternel.les. Elles se regroupent à plusieurs dans des lieux dévolus. Les professionnel.les de la petite enfance trouvent que ce sont un peu des crèches low cost. En réalité, ce n’est pas forcément low cost pour les parents, mais cela n’a pas les exigences des crèches. Pour autant, ce qui m’avait frappé, c’est ce que m’avait dit une assistante maternelle : « Je fais le même travail qu’avant, mais je ne le fais plus chez moi. Je pars travailler le matin et depuis, dans la famille, on me respecte. » C’est-à-dire que j’ai un lieu de travail à moi et comme tout le monde, tous les matins, je pars. Sinon, les femmes disaient qu’en travaillant à la maison, leur travail n’était pas respecté par leur famille. Comment peut-on se servir de cette expérience pour essayer d’encadrer et de trouver un volume maximum de télétravail hebdomadaire et un lieu dévolu au télétravail ? Je lance ces deux pistes, mais ce ne sont probablement pas les seules. J’aurais aimé aussi que Priscillia LUDOSKY nous parle un peu de la place des femmes dans les mouvements sociaux, parce qu’elle a une expérience exceptionnelle, une expérience de mouvement social. Elle a été une des leaders d’un mouvement social très observé, celui des Gilets jaunes. Et si elle pouvait introduire, cette dimension-là, pour ma part, j’en serais heureuse.

Priscillia LUDOSKY Merci, Laurence, et merci à mes co-panélistes. C’était vraiment intéressant de vous écouter. J’ai appris beaucoup de choses et cela donne envie de creuser plein d’autres choses. Merci beaucoup pour cela. C’est vrai que cela a été assez étonnant, pendant le mouvement des Gilets jaunes, de voir autant de catégories de femmes – qui d’ailleurs, n’ont pas toutes été visibles –, dont certaines posaient le problème de l’accessibilité. Le fait de ne pas pouvoir venir aux manifestations a donné lieu à des prises de contact massives de femmes à mobilité réduite qui demandaient comment participer. C’était la première question : « Comment participer, comment je peux aider ? » Cela ne se voit pas du tout, mais il y a eu vraiment une mobilisation très importante, globalement des personnes à mobilité réduite, et beaucoup des femmes pour modérer les groupes de réseaux sociaux et produire des documents notamment liés à la communication, et l’affichage. Et cela ne s’est pas vu du tout, ce n’est pas quelque chose qui a été communiqué. J’espère, dans le temps que j’ai partagé avec des sociologues pendant ces deux dernières années sur différents aspects de la mobilisation, que c’est un témoignage qui sera transcrit et que l’on pourra, à un moment donné, se rendre compte de cela. En effet, ce n’est pas quelque chose de visible, à travers les médias, par exemple. Le deuxième aspect qui a aussi été invisibilisé, c’est l’organisation sur le terrain qui a été largement prise en main par des femmes. C’est un point qui a d’ailleurs beaucoup été soulevé par les hommes au sein du mouvement des Gilets jaunes, la prise en main de l’organisation logistique et des événements. Elles étaient très présentes sur le terrain. Quand on parlait de battre le pavé, elles étaient très présentes et très mobilisées.

125

Elles ont été très présentes sur les manifestations et elles étaient même à l’initiative, à un moment donné, des manifestations du dimanche. En effet, les manifestations avaient souvent lieu le samedi et les manifestations du dimanche étaient dédiées aux femmes. On voyait qu’il n’y avait pas du tout la même posture des forces de l’ordre, d’ailleurs, qui se laissaient déborder par les manifestations des femmes, avec évidemment moins de violence. Il y a quand même eu beaucoup de femmes violentées, mais il y avait une atmosphère vraiment différente sur les lieux de manifestation. Ils étaient très impressionnés. Une question me gênait un peu, même si l’on sentait qu’il y avait de la bienveillance ; et cela restait quelque chose de très masculin de dire : « On se sent exclu. Pourquoi vous faites des manifestations où il n’y a que des femmes ? » Et la réponse était : « C’est parce que, dans tout ce que l’on dénonce aujourd’hui au niveau des inégalités sociales, les femmes sont en première ligne. » On l’a vu, en effet, pendant le confinement, les métiers liés aux premières nécessités, aux premiers besoins, sont souvent tenus par des femmes. En l’occurrence, elles disaient : « Oui, d’accord, on dénonce globalement tou·tes ensemble les inégalités sociales, mais ce sont les femmes qui sont les premières impactées. Sans penser spécifiquement à vous exclure, on veut une mise en lumière de cette problématique. » Ces manifestations organisées par des femmes pour des femmes ont eu lieu en janvier 2019. C’était intéressant aussi. Cela n’a pas duré longtemps, mais cela a permis en tout cas d’essayer de sensibiliser la population. Sur l’aspect politique, on ne voit pas beaucoup de femmes dans les milieux politiques. Pourtant, sans être encartées, sans défendre un programme ou quoi que ce soit, beaucoup de femmes se sont exprimées politiquement, tout simplement, partout dans les médias régionaux, sur les plateaux télé, à l’occasion de conférences, à l’occasion de l’Assemblée citoyenne, partout en France, en 2019. Autant de femmes qui parlent de politique, je n’avais jamais vu cela ! Il y a eu des débats sur tout type de sujet de société, c’était assez impressionnant. Ce mouvement est retombé parce que cela n’a plus été médiatisé, à un moment donné. Mais on sait que ce vivier est là. On le savait déjà, mais on sait qu’il est très actif et qu’il est demandeur de participation citoyenne, et à plusieurs niveaux. Et cela, c’est vraiment intéressant. Je me souviens qu’à un moment donné, on m’a demandé comment je m’étais sentie en tant que femme, d’aller débattre en plateau télé, d’être souvent mise en lumière. J’avais répondu spontanément que je ne m’étais jamais posé la question d’être une femme quand j’étais allée sur un plateau télé pour la première fois. Je ne me suis pas dit : « Tiens, c’est incroyable ! » ou quoi que ce soit. En fait, j’y suis allée en tant que moi, en tant qu’être humain qui avait quelque chose à dire. Je ne me suis pas dit : « Tu es une femme, il n’y en a pas beaucoup. On ne leur donne pas souvent la parole. » Je ne m’étais pas du tout mise dans cette configuration. C’est le fait qu’on me le fasse remarquer qui m’a secouée un peu : là, tu te rends compte que ce n’est pas courant. Voilà ce que je partagerais sur ce sujet.

Agnès SETTON Très bien. Je crois qu’Élisabeth RICHARD lève la main.

Laurence ROSSIGNOL Elisabeth RICHARD, je me permets un mot avant que tu n’interviennes afin de te remercier pour ton soutien sans faille à l’Assemblée des Femmes et à nos travaux.

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Élisabeth RICHARD103 Merci à toutes, et merci, Laurence, vraiment, pour ce que tu fais chaque année, pour ce que vous faites. C’est essentiel. J’ai beaucoup appris hier et aujourd’hui. Je voulais juste vous faire part d’une expérience ; je suis dans un grand groupe, lié à d’autres groupes d’entreprises. J’ai suivi quelques séances de travail qualitatifs avec des femmes. On s’est aperçu, pendant le confinement, qu’en fait, le télétravail s’était transformé en télésurveillance, c’est-à-dire en surveillance du nombre d’heures connectées, si les femmes étaient toutes connectées. Cette dérive n’était pas liée uniquement aux femmes, c’était pour tout le monde. On est en train de mettre le doigt sur une dérive énorme des managers qui perdent pied. Les managers, tant qu’ils et elles avaient leurs collaborateurs et collaboratrices autour d’eux, même si parfois ils touchaient leur plafond de compétence ou d’incompétence, ils pouvaient continuer. À partir du moment où ils et elles ont été en télétravail, ils et elles ne savaient plus comment manager et le seul moyen d’imposer leur pouvoir, c’était par cette surveillance, cette télésurveillance. Je lance vraiment une alerte, et je le fais aussi dans les grands groupes. Attention à l’accompagnement. On doit vraiment cadrer ce télétravail. C’est absolument nécessaire et ce n’est pas uniquement pour les femmes. En l’occurrence, ce sont les femmes qui alertent, et c’est bien parce qu’elles parlent. Cela va être un sujet beaucoup plus global de la société et du monde du travail qui s’ouvre et qui change. Là, on est reparti pour un télétravail un peu subi avec cette seconde vague de COVID, où l’on nous pousse à rester un peu plus à la maison. Je vois des femmes, et donc des hommes aussi, qui étaient connectées de 8 heures à 23 heures, et ce dans beaucoup de groupes. Là, je me suis dit que c’était une vraie alerte, que c’était plus qu’un signal faible. Je voulais vous faire part de cette réflexion. Merci encore. Ces deux jours étaient extrêmement intéressants.

Agnès SETTON Merci beaucoup, Élisabeth, pour ce témoignage qui est extrêmement important. Il y a question de Monique : « Y a-t-il des études sur les conséquences du fait d’avoir un même espace pour le privé, donc l’intime, et le professionnel ? »

Marie DONZEL Je voudrais réagir à ce qu’a dit Élisabeth parce que c’est extrêmement important. Effectivement, il y a eu un grand désarroi des managers de proximité. Je comprends que la tentation est forte de leur taper dessus, mais il faut se rappeler que c’est aussi une nouvelle forme de prolétariat, les managers de proximité. Ce sont des gens qui ont des salaires tout à fait modérés et qui sont pris en sandwich dans le tracking104 des équipes. On est revenu à une culture de la contre- maîtrise sur le management de proximité. Ce sont des gens qui sont en très lourde souffrance.

103 Invitée de la 27ème Université d’automne de l’Assemblée des Femmes, « Masculinistes et anti-féministes : qui sont- ils ? Où se cachent-ils ? Quels sont leurs réseaux ? », Élisabeth RICHARD est présidente du réseau WIN by ENGIE, co- présidente du Global summit of Women France et membre d’Ensemble contre le sexisme. Cf les Actes- 2019 table ronde IV, p. 131 à 133. https://cutt.ly/ChmEybH. 104 Tracking : stratégie communicationnelle et commerciale qui permet aux prestataires de services informatiques de bien identifier et servir leurs clientèles. Le tracking permet à ces opérateurs de cibler les consommateurs et consommatrices fidèles et potentiel·les de leurs produits. Cette opération est rendue possible par l’établissement d’un profil des internautes. 127

Je ne parle pas des gens des sièges, je parle vraiment de ceux qui ont été confrontés du jour au lendemain à devoir organiser ce télétravail en ayant zéro moyen, zéro instruction, ne sachant comment faire, etc. Je pense qu’il va falloir avoir une certaine attention aussi à toute cette population. Rappelons-nous les choses. C’est une population qui est victime de la promesse faite aux classes moyennes dans les années 1980, à savoir : « Si tu travailles bien à l’école, si tu prends un bon travail et que tu es sage au travail, tu auras ta maison, tu auras ton statut, etc. » À l’arrivée, c’est une forme de prolétariat, et il faut faire très attention à ne pas taper sur elle, mais plutôt à la prendre en charge.

Sur les études, oui, il y a de nouvelles formes de souffrance au travail et l’on a pu les observer, notamment sur la question du harcèlement. Je travaille beaucoup sur le harcèlement sexuel et j’avoue que, si je ne suis pas tombée de l’armoire, j’ai découvert des choses absolument incroyables qui sont confirmées par différentes études.

Avant le confinement, je me retrouvais en difficulté. Je ne suis pas avocate, mais je peux être amenée à aider quelqu’un·e à constituer un dossier. Avant, on avait du mal à constituer les dossiers. En effet, que nous disaient les femmes qui étaient harcelées sexuellement au travail ? Elles nous disaient : « Là-dedans, je n’ai rien gardé. Je n’ai pas gardé les SMS, je n’ai pas gardé les mails parce que c’est dans mon sac à main, sur ma table de nuit, dans ma poche et je n’en pouvais plus d’avoir ces cochonneries tout le temps sur moi. » Et que s’est-il passé en plus dans le confinement, et qui a été objectivé ? En plus, il y avait la peur que le conjoint et les enfants puissent tomber sur les messages. Effectivement, nous avons de nouvelles formes de souffrance liées aux risques psychosociaux qui se sont dramatisés. Là encore, oui, il va falloir encadrer absolument le télétravail. Je suis désolée d’être extrêmement insistante, mais il va falloir l’encadrer sur le plan politique et sur le plan véritablement de la question de savoir ce que nous faisons de nos temps et de nos espaces.

Marie BECKER J’aimerais revenir sur ce que disait Marie DONZEL. Sur le management, j’abonde exactement dans ce même sens. Si l’on réfléchit aussi à ce que nous disait Laurence ROSSIGNOL, c’est malgré tout une réalité, aujourd’hui, le télétravail. Je suis d’avis de travailler aussi sur la réduction du temps de travail. Je pense que c’est essentiel. Même si l’on sait que le télétravail peut améliorer notamment la question des transports et du temps de déplacement, je pense qu’il faut vraiment avoir ces deux axes, et que l’un ne peut pas se faire sans l’autre, en définitive. Sur l’aspect managérial, il est clair que les managers ont été complètement laissé·es, entre guillemets, à l’abandon. Là, pour le coup, il fallait être adaptable aussi. Et l’on voit que, sans doute, dans les réponses que l’on doit apporter au télétravail, c’est-à-dire pour vraiment bien l’encadrer, il y a aussi la formation des managers. Doivent être mis en place dès à présent, avec cette expérience que l’on a vécue en ultra rapide et ultra intense à travers la crise sanitaire, des moyens mis à disposition des Ressources Humaines. Comme cela a été dit tout à l’heure, il y a un manque de pouvoir des RH au sein des structures, et un manque de ressources, de moyens financiers et de moyens humains des RH, qui sont majoritairement occupés, dans les grandes organisations, encore par des femmes. Il faut mettre en place de la formation, au-delà de ce qu’il faut encadrer par ailleurs, à savoir le temps de connexion, l’ultra contrôle que l’on doit éviter et qui renvoie au présentéisme encore très en vigueur dans les entreprises, et qui a donc été transféré à travers l’ultra-contrôle. Est-ce que l’on est bien présent ? On est encore dans une culture du présentéisme très forte en France. Je pense qu’il y a vraiment des garde-fous à mettre en place, à la fois en termes de 128 formation des managers, mais aussi de régulation. On sait qu’il va y avoir une grande négociation sur le télétravail : il faut que l’on ait des chiffres sur les accords qui vont être négociés. Et, là-dessus, il faudra veiller à ce que, dans les organisations syndicales ou patronales, la question du genre ne soit pas oubliée, la question des inégalités femmes-hommes ne soit pas oubliée. Je pense que c’est vraiment important qu’il y ait une vigilance par rapport à cela. Il y a aussi des espaces de réflexion et des solutions à apporter pour faire en sorte que ce que l’on appelle aujourd’hui la qualité de vie au travail, on y attache vraiment une plus grande importance.

Sylviane GIAMPINO Je voudrais revenir sur ces deux points. Sur le télétravail : le fait de travailler chez soi, est une forme assez commune de travail et une forme traditionnelle de travail. Cela a été la manière de travailler d’une certaine élite sociale. Au XIXe et au XXe siècle, les médecins, les avocats, les notaires, etc., avaient une maison, et, à l’intérieur de la maison, un bureau où ils travaillaient, c’est-à-dire un lieu à l’intérieur de l’espace personnel. Et puis, c’est la forme la plus traditionnelle du travail féminin dans toutes ses formes d’invisibilité, lorsque les femmes travaillaient dans l’atelier du mari, faisaient de la couture, travaillaient dans les commerces. Très longtemps, on a tenu le commerce avec la maison et la famille mêlées, à des étages différents, etc. La nouveauté n’est pas tellement dans le fait que des gens travaillent chez eux. La nouveauté est dans les modalités technologiques du travail qui font que, non seulement on travaille chez soi, mais que la sphère professionnelle a un droit de contrôle, de vision et de cadrage sur la manière dont on va s’organiser dans cet ensemble. Je voudrais réagir à la remarque de Laurence ROSSIGNOL qui dit : « Sur le temps partiel, on s’est trompé. On a pensé qu’il ne fallait pas y aller et, en fait, les femmes y sont allées, elles, malgré tout. » On ne s’est pas trompé, on a dit que c’étaient des pièges et cela s’est avéré être des pièges. Le bilan, on le voit. Lors de la table ronde intitulée « De la ménopause à l’EHPAD » ce matin, on a vu ce qu’il en est de la situation financière, des situations de dépendance des femmes au terme de leur vie de femme. J’enfonce encore le clou. Je crois que l’on trouvera toujours les femmes en première ligne face aux urgences et aux nécessités des enfants. Je ne dis pas que c’est une fonction naturelle. Je dis simplement, et je l’observe d’ailleurs, que ce sont les personnes qui se tiennent au plus près des enfants dans la grande phase de vulnérabilité inaugurale de l’enfant, qui peut démarrer à la grossesse, mais qui est aussi les tout premiers temps de la vie du bébé, que ce soient des hommes ou des femmes, que ce soit la mère ou quelqu’un d’autre. Je parle du grand proche de l’enfant qui est nécessaire à sa survie inaugurale. Les êtres humains qui se tiennent au plus près de ces phases-là de la vie des enfants sont des gens qui vont déployer une forme de sensibilité, de réceptivité, de perception des besoins fondamentaux des enfants, et que l’on appelle aussi en psychanalyse le Nebenmensch. C’est la « personne secourable ». Et ces personnes-là vont réagir toujours pour essayer d’être au secours de certaines réalités. On observe que c’est le cas pour des pères qui sont très présents dans les premiers mois et les premières années de la vie des enfants. Il faut savoir quand même que les couples sautent, disjonctent, pour ces questions-là, alors que l’on croise des hommes et des femmes qui auraient pu continuer leur route. Souvent, les femmes disent : « Il ne se rend pas compte de ce qu’il se

129 passe pour les enfants ». Et les hommes disent : « Elle dramatise, ce n’est pas si grave que cela ». Je voulais souligner que, là encore, il faut que l’on partage ce souci des enfants. Sinon, les femmes se tiendront toujours au plus près.

Marie DONZEL Je voudrais réagir à ce que vient de dire Sylviane GIAMPINO. Cette « personne secourable », qu’on ait voulu l’être ou qu’on n’ait pas voulu l’être, il se trouve qu’on l’est. Maintenant, je vais dire les choses très cash. Cette personne secourable, elle est crevée. C’est un sujet politique majeur, le fait que cette personne secourable soit crevée. Par ailleurs, par rapport à ce que disait Sylviane, c’est très vrai, des médecins, des notaires, toutes ces professions libérales travaillaient à leur domicile, mais généralement avec un cabinet et une entrée différente de celle de la maison. Ce que je vois, aujourd’hui, en tant que femme de 43 ans et demi, c’est qu’actuellement je suis en télétravail et que mon bureau, c’est mon salon, c’est ma chambre et c’est ma salle de gym et la salle de jeux de ma fille. Et que par ailleurs, je suis crevée. À un moment, si l’on considère que nous sommes des personnes secourables et que, comme l’a dit très justement Christiane TAUBIRA, la société est tenue par une « bande de femmes105 », il va falloir définitivement s’occuper des femmes et notamment de l’épuisement des femmes, de leur épuisement et de leur paupérisation. Pourquoi je dors dans mon canapé ? Je suis désolée de parler de moi comme cela, de façon très cash, très directe. Mais pourquoi je dors dans mon salon ? Parce que je suis une femme séparée, qui vit en ville et que l’on ne trouve pas un logement, avec un niveau de salaire de cadre dirigeante, qui permet d’avoir deux chambres. Voilà ce que c’est que l’état d’une « personne secourable » et qui, pourtant, je peux vous le garantir, est particulièrement nantie et doit sans doute faire partie des 10% les plus privilégiés de la population.

Priscillia LUDOSKY Je peux ajouter quelque chose ? Sur ce que j’entends, ce que dit Marie DONZEL et ce que dit Sylviane GIAMPINO, je n’ai pas l’impression d’entendre des choses qui s’opposent. J’entends, dans ce que dit Sylviane, que l’on sait faire parce que cela a été fait depuis longtemps. Effectivement, les professions indépendantes et libérales ont toujours su travailler en conciliant vie professionnelle et vie personnelle, en ayant la boulangerie en dessous du domicile, etc. Mais cela se raccorde avec ce que dit Marie, quand elle dit que c’est une question politique dans le sens où tout a été démonté complètement. Plus rien n’est adapté à ce que l’on est censé savoir faire. Et, effectivement, ce n’est pas une question juste à attribuer au monde du travail, c’est clair. Les modes de vie actuels ne sont plus compatibles avec ce que l’on était censé savoir faire. C’est ce que décrit Sylviane, on a toujours su travailler à domicile, etc. Oui, on sait le faire, mais on ne sait plus le faire parce que tout a été démonté pour qu’aujourd’hui, ce ne soit plus du tout adapté à notre façon de travailler ni à notre façon de vivre. Pour moi, c’est pareil, je n’ai pas de bureau et je travaille dans mon salon. Tout a été fait pour que l’on sorte de nos domiciles, que l’on parte, comme le disait Marie, pour aller travailler en

105 Christiane TAUBIRA (France Inter, 17.04.2020). En réponse à la déclaration du président MACRON : « Nous sommes en guerre » au moment du 1er confinement - COVID ; « Je pense très sincèrement que des femmes en situation d'autorité de pouvoir auraient abordé les choses différemment. Plutôt que d'avoir recours à ce corpus viril, martial, sans doute qu'elles auraient vu plus facilement que ce qui fait tenir la société, c'est d'abord une bande de femmes, parce que les femmes sont majoritaires dans les équipes soignantes - même si nous saluons aussi avec autant de gratitude les hommes - parce que les femmes sont majoritaires aux caisses des supermarchés, parce que les femmes sont majoritaires dans les équipes qui nettoient les établissements qui travaillent encore, et qu'elles sont souvent majoritaires dans la fonction publique qui tient encore. » 130 troupeaux dans les transports et que l’on se retrouve après dans des lieux où, en plus, certains ne supportent plus l’open space. C’est de plus en plus en open space, les lieux de travail ne sont plus du tout adaptés à ce que l’on recherche pour son propre bien-être. En plus, on fait du travail une finalité. Je pense encore à autre chose sur ce qu’est censé être le travail. Je ne considère pas que c’est forcément un moyen de s’émanciper, ce n’est pas exclusivement ce que c’est censé être pour moi. En tout cas, pour moi, tout est fait pour que l’on soit exclusivement conditionné pour aller bosser dans des conditions qui ne sont plus humaines. On est là en train de s’adapter et de survivre constamment. Oui, c’est une question politique dont on doit se faire, non pas les porte-voix, mais les lanceuses d’alerte, ainsi que d’autres, plus globalement, comme les organisations syndicales qui ont tout de suite réagi par rapport à ce qu’il se passait pendant le confinement. Si la question se pose aujourd’hui de savoir comment cela doit s’accompagner, j’espère que cela va se traduire par quelque chose d’intéressant. Sans cette crise sanitaire, est-ce que l’on se serait posé les questions que l’on se pose là ? C’est très tardif, mais bon. De très mauvaises choses ont été la conséquence de cette crise, et j’espère que de bonnes choses en sortiront aussi.

Agnès SETTON Merci, Priscillia. On a commencé avec toi et l’on va s’arrêter sur ton intervention. Un grand, grand merci à vous. C’était passionnant. Encore un grand, grand bravo.

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CONCLUSION DE L’UNIVERSITÉ D’AUTOMNE

p. 132 à 134.

Laurence ROSSIGNOL, présidente de l’Assemblée des Femmes

Je vais peut-être conclure notre Université, si tu veux bien, Agnès.

Cela nous permettra à toutes d’avoir quelques heures libres pendant notre week-end, puisque nous avons passé plus de vingt-quatre heures toutes ensemble. Je conclurai, en glissant de la fin de cette dernière table ronde à la conclusion générale de l’Université.

Je vais dire une ou deux choses à Sylviane GIAMPINO. Sur le temps partiel, quand j’ai dit que l’on s’était trompé·es, qu’est-ce que cela signifie pour un·e responsable politique ? Nous ne nous sommes pas trompé.es sur le diagnostic, nous nous sommes trompé.es sur la manière dont nous avons traité le sujet.

Quand tu vois se mettre en place quelque chose de profondément défavorable à celles et ceux que tu défends, et qu’à un moment donné, ils ou elles n’ont pas pu se reconnaître dans ton propos, c’est que tu t’es trompée sur la manière de t’y prendre. Sur le temps partiel, on n’a rien pu empêcher. Sur le temps partiel, on n’a pas su entraîner avec nous celles que l’on voulait protéger, ni en limiter le recours.

Je considère que tout ce qui a été mis en place dans le Code du travail sur le temps partiel, depuis des années, n’a somme toute empêché ni son développement, ni son effet délétère sur l’égalité professionnelle, sur l’égalité dans les tâches familiales, sur le statut du salariat plus globalement.

On avait raison sur le fond, mais on a perdu la bataille, pour dire les choses autrement. Et ce serait bien que l’on ne perde pas la bataille du télétravail et de l’organisation du travail.

Merci à vous toutes aussi. Je crois que l’on a touché du doigt un sujet majeur.

Marie DONZEL en a appelé à un projet de gauche. J’aimerais bien un projet, je ne sais pas s’il serait de gauche. En tout cas, il ne serait ni de droite ni libéral. C’est un projet de société dans lequel le travail ne serait pas aliénant.

Dans tout ce que l’on a observé à propos du confinement, il y a un sujet qui a été, à mon sens, insuffisamment exploité, c’est ce que le confinement nous a dit de notre rapport au temps, ce sentiment ambigu qu’il y avait à l’égard du confinement. C’était à la fois un sentiment de pression, car le confinement était oppressant, et en même temps, les personnes disaient : « J’ai un peu de temps ». Il y a eu comme une pause. C’est ce que j’ai appelé l’ambiguïté du sentiment à l’égard du confinement, qui a révélé à quel point la question d’un projet de société devait se restructurer aujourd’hui autour du rapport au temps, en particulier, au temps de travail et à la réduction du temps de travail. Je partage totalement cette idée.

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Sur la réduction du temps de travail, quand on parle des trente-cinq heures, il y a toujours quelqu’un pour nous expliquer que les trente-cinq heures ont fait couler l’économie française. Mais je pense que c’est une conquête qu’il nous faut défendre en tant qu’outil de l’émancipation collective, bien qu’elle ait davantage bénéficié aux hommes qu’aux femmes dans l’obtention de temps véritablement consacré aux loisirs.

Enfin, je voudrais dire, pour conclure, que nos Universités d’automne ont toujours pour objet de mieux comprendre la condition des femmes, mais aussi de mettre en valeur les femmes qui produisent de l’analyse, créent de la pensée et des projets, et sont invisibilisées. Nous connaissons, toutes, la question de l’invisibilité du travail des femmes. Beaucoup de monde critique la cancel culture106, en ce moment. Franchement, nous sommes gentilles parce que nous, cela fait des siècles que nous sommes « cancelisées ». Je suis étonnée de voir comment les détracteurs et détractrices de la cancel culture ont très bien supporté et pendant aussi longtemps, que l’on efface les femmes de toute l’histoire de la création de richesses, de la création artistique et littéraire, alors qu’aujourd’hui, la cancel culture les heurte quand il s’agit de remettre en avant des personnes qui ont été cancelisées, pendant de nombreux siècles, comme les femmes.

Cette remarque étant faite, nos Universités d’automne sont aussi l’occasion de vous mettre, vous, les intervenantes, en valeur et de vous permettre d’échanger avec d’autres femmes qui sont vos panélistes, mais aussi avec toutes celles qui ont écouté ainsi que les hommes qui ont participé à cette Université. Nous vivons une période tout à fait passionnante dans le mouvement féministe. C’est probablement ce que l’on vit de plus intéressant dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Je crois que notre Université contribue aussi à faire progresser la conscience féministe. C’est notre but : faire progresser notre conscience collective et la conscience que nous pouvons trouver ensemble, nous les femmes, mobilisées et engagées dans un projet commun.

Élément important, nous faisons progresser la sororité aussi avec nos Universités d’automne. Je crois réellement que la question de la sororité est aujourd’hui la valeur la plus forte que nous avons à développer, ne serait-ce que pour entraîner avec nous toutes les femmes qui ne sont pas encore totalement lucides sur la domination masculine, le patriarcat et ses différentes perversités. Notre Université permet de produire une pensée féministe cohérente, une pensée féministe fondée sur la question de la condition sociale des femmes, mais aussi sur l’ensemble des discriminations et des dominations croisées que l’on a analysées hier, autour de la question de l’écoféminisme. Le féminisme et l’écologie ne sont pas simplement une addition, comme la question était posée dans le titre de la table ronde ; c’est aussi une cohérence, une dynamique et une alchimie qui créent un nouveau projet de société.

On a montré que cette pensée féministe est perpétuellement en mouvement. L’intérêt du

106 Cf. tribune de Laure MURAT dans le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/01/la-cancel-culture-c- est-d-abord-un-immense-ras-le-bol-d-une-justice-a-deux-vitesses_6047867_3232.html, « Car la « cancel culture », c’est aussi et peut-être d’abord cela : un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses, une immense fatigue de voir le racisme et le sexisme honorés quand les Noirs se font tuer par la police et les statistiques de viols et de féminicides ne cessent d’augmenter. Le lien établi entre l’actualité et l’histoire, les drames du quotidien et les grands récits officiels a souvent fait polémique. » 133 féminisme, c’est que, dès que l’on pousse une porte, elle ouvre sur une nouvelle. On n’a jamais le sentiment que l’on a fini d’explorer le sujet. Toute porte ouverte nous ouvre une nouvelle voie qui nous permet de découvrir de nouveaux aspects de la capacité de résistance et de création des femmes, et la manière dont le patriarcat étouffe ces potentiels.

Cette pensée qui est toujours en mouvement nous amène aussi à prendre avec un peu plus de sérénité tous ces débats, parfois très vifs, très tendus, voire même violents, qui agitent les féministes. Dès lors que l’on admet qu’il n’y a pas de concurrence, ni de hiérarchie entre les dominations et qu’elles se cumulent, nous pouvons tout aussi bien cumuler notre engagement et notre indignation et les porter toutes.

En conclusion de mon propos, je dirai que les femmes prennent tout sur leurs épaules. Cela a été très bien exprimé dans les deux tables rondes sur l’âge et le travail des femmes. Nous sommes allées bien au-delà du télétravail.

Je voudrais dire à toutes les jeunes féministes : « Ne vous inquiétez pas, nous pouvons à la fois porter la cause antiraciste, lesbienne et sociale. Nous pouvons les porter toutes ensemble. Il n’y a aucune raison de les opposer, nous avons l’habitude d’avoir les épaules lourdes et solides pour tout porter et nous porterons cela aussi ensemble. »

Notre Université d’automne est aussi l’occasion de montrer que l’unité et le rassemblement, dans la diversité des parcours féministes des unes et des autres, sont possibles et utiles. Je pense même que, dans un monde qui va aussi mal, c’est probablement le meilleur levier et le meilleur rebond que peut avoir l’humanité pour avancer et sortir de cette période tout à fait délétère dans laquelle nous sommes.

Je voudrais donc remercier tout le bureau de l’Assemblée des Femmes, l’équipe qui a animé les tables rondes, préparé cette Université, réfléchi à la manière dont on allait concevoir ces tables rondes, les sujets qu’on allait prendre et qui on allait inviter. C’est une belle équipe, une association de bénévoles qui vit de l’activité de ses membres. Si vous n’êtes pas encore adhérente, n’hésitez pas à le devenir. On sera heureuses de vous accueillir. Et l’on va se retrouver parce que notre but n’est pas simplement de réfléchir, c’est aussi d’être des actrices du mouvement féministe et de participer aux luttes des femmes. Et elles sont nombreuses.

Si vous êtes là, c’est parce que vous les représentez, vous les enrichissez et parce que vous les portez à un moment donné. C’est pour cela que vous avez été des intervenantes et des participantes à cette Université d’automne. Nous sommes dans la lutte avec les femmes toutes ensemble.

Comme on le disait hier, dans l’action militante, il y a de la joie, du bonheur, et dans le féminisme encore davantage.

Merci à toutes pour ces deux jours et à très bientôt en « présentiel ». Je vous promets que c’était la première et la dernière Université – du moins, je le souhaite – en visioconférence.

La prochaine, on la veut en « présentiel » ! Merci à vous et au revoir.

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ANNEXES

Annexe I, tribune des Conseillères régionales de Nouvelle Aquitaine107 14 mai 2020

NOUS, LES FEMMES

Un Collectif pour mieux prendre en compte et valoriser le rôle des Femmes dans la société post-COVID.

À l’initiative de 6 conseillères régionales de la Nouvelle-Aquitaine Anne-Laure Bedu, Naïma Charaï, Sandrine Laffore, Nathalie Lanzi, Muriel Sabourin-Benelhadj, Maryline Simoné

Reconnaissons la place des Femmes après cette crise.

Nous venons de célébrer le 75ème anniversaire de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie. Un an avant, en reconnaissance de leur rôle pendant la guerre notamment, les Femmes ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité. Elles le mettront en pratique, pour la première fois, le 29 avril 1945 aux élections municipales, après leurs homologues Turques, Arméniennes, Tchécoslovaques, Danoises et Finlandaises ! Vingt ans plus tard, non sans lutte, les Françaises obtiendront le droit d’ouvrir un compte en banque et de travailler sans l’autorisation d’un homme, père ou mari !

Comme dans de nombreuses périodes de crise - et puisqu’il faut filer la métaphore guerrière - pendant cette pandémie liée au COVID-19, les Femmes sont à nouveau en première ligne : infirmières et aides-soignantes de nos hôpitaux (90% de personnel féminin), de nos EPADH (90%), auxiliaires de vie (97%), caissières de la grande distribution (90%), enseignantes (83% de femmes dans le premier degré), personnels des lycées et établissements scolaires, agricultrices,…

Pourtant, et nous le déplorons, la féminisation de ces métiers a souvent été de pair avec leur dévalorisation, salariale notamment. Si la France a tenu et résisté pendant cette crise sanitaire, c’est grâce à SES Femmes. Si un sourire a pu vous être offert en pleine crise sanitaire lorsque vous faisiez vos courses, si une parole bienveillante ou un geste tendre a pu réconforter l’un de nos parents ou grands-parents en fin de vie, si des soins ont pu être dispensés à tous nos malades contaminés et des regards plein de compassion ont pu être reçus par des membres de nos familles ou nos amis emportés par le virus, c’est parce que des Hommes et des Femmes, mais majoritairement des Femmes, l’ont fait. Certaines n’ont pas hésité à laisser de côté leur propre famille pour se confiner avec les patients ou habiter provisoirement dans des logements mis à leur disposition, tout cela pour ne faire courir aucun risque ni aux patients, ni à leur famille, dans la modestie et l’anonymat. Exposées, sans arme (ni masque, ni désinfectant, ni protection appropriée, ni test), ces femmes ont exercé leur métier,

107 Voir p. 7 135 au péril de leurs propres vies… Lorsque nous parlons de courage pour ces Femmes et ces Hommes, eux parlent de devoir. Il faudra s’en souvenir. Nous voulons par cette tribune les remercier et leur rendre hommage : nous vous sommes infiniment reconnaissantes. Mais au-delà des « MERCI » quotidiens et appréciés, notamment par ces Femmes, nous, conseillères régionales de la Nouvelle-Aquitaine, voulons aller plus loin. Pendant que celles-ci étaient au front, d’autres menaient de tout aussi redoutables combats. Les violences faites aux Femmes et les violences intrafamiliales ont augmenté de 30% pendant le confinement, avec une très forte augmentation des signalements ! Les inégalités, là encore, se sont creusées, sans que des réponses urgentes puissent être apportées, partout et dans l’équité, pour accueillir, mettre à l’abri, protéger, rassurer. D’une manière générale, la « charge mentale » des femmes s’est fortement alourdie pendant le confinement et ce sont elles qui ont dû majoritairement pourvoir au suivi scolaire des enfants, au ménage, à la cuisine, en plus de la charge émotionnelle qu’elles assument (cf. article de Novethic, 16 avril 2020) ! Nous ne tolérerons pas que la société post-COVID continue à ignorer et à sous-évaluer le rôle des Femmes et leur contribution essentielle au vivre-ensemble et au maintien de notre dignité humaine, quel que soit le lieu où elles travaillent et quelle que soit leur fonction. Nous ne tolérerons pas l’inaction et le manque de solution pérenne pour les femmes menacées et meurtries, à tous les âges de leur vie.

Dans cet esprit, et dans le respect de l’égalité Femme-Homme, nous voulons que notre Région Nouvelle-Aquitaine accélère et améliore ses engagements pour devenir exemplaire et demandons : - Que notre Région conditionne ses subventions et ses marchés publics au respect de l’égalité salariale entre les Femmes et les Hommes. Pour y parvenir, nous exigeons que chaque organisation rende publiques ses données; - Que notre Région poursuive et approfondisse son action dans la valorisation des métiers exercés par les femmes dans l’ensemble des secteurs d’activités dont elle est partie- prenante : formation professionnelle, apprentissage, économie, culture, sport…; - Que les Femmes qui souhaitent devenir entrepreneures soient dans les prochains mois plus spécifiquement accompagnées par nos services dans la création de leur activité, par anticipation de leur éventuel renoncement à la fabrique de leur autonomie, avec la mise à disposition d’un numéro vert dédié; - Que le télétravail, qui pourrait se généraliser après cette crise, ne signifie pas le retour uniquement des femmes à la maison, et donc mis en œuvre uniquement pour les collaboratrices féminines, mais à égalité avec leurs homologues masculins, afin qu’ils partagent avec elles les tâches domestiques; Nous invitons ainsi les organisations (entreprises, associations, etc.) à signer la Charte de l’Égalité de l’AFNOR à titre d’engagement. Nous dresserons le bilan de ces pratiques (salariales, valorisation des métiers « féminins », télétravail, femmes entrepreneures) avec nos partenaires, lors d’une Conférence sur l’égalité dans notre Région dans un an. - Que notre Région puisse garantir que les territoires aient des moyens égaux pour venir en aide aux Femmes : centres d’accueil, soutien aux associations, accompagnement à la constitution de réseaux dans chaque département des professionnels et associations acteurs dans ce domaine.

Nous avons le devoir de proposer et d’agir pour que les combats menés pendant cette crise ne soient pas vains et que ces sujets de société soient entendus et défendus.

136

Annexe II, document du Réseau féministe « Ruptures » cf. p.15

Tableau indicatif de quelques jeunes associations écoféministes actuelles

Des Bombes Groupe Atomiques : Voix Déterres : Collectif écoféministe Associations Collectif les Collectif Ecoféminismes La Vulva ØkoKøn / Noah Engraineuses féministe et (Danemark) en Germes ȱ antinucléaire ȱ ȱ Création 2018 2019 2018 2019 2019 Création de spectacle pour le festival Rassemblement Groupes de « Écoféminisme Création de antinucléaire, parole tous les Conférences, et sorcellerie » programmes occupation du mois, Festival (93), ateliers politiques site de Bure, apprentissage « Après la sensoriels, environnementaux organisation de et transmission Pluie », Film ballades groupes de parole weekends (ateliers, « Le Vent botaniques, et de réflexion autour Actions projections), Tourne », apprentissage autour de d’ateliers, militantes actions locales émissions des plantes et problématiques projections de (manifestations live sur les de leurs spécifiques, édition films, initiation participation à réseaux usages, d’un magazine, aux pratiques des sociaux, réunion de organisation de militantes, radio événements podcasts sensibilisation workshop et de militante avec d’autres à l’écoute du talkshow sur la (RadioRageuse, groupes) corps et du justice RadioParleur). psyché environnementale (exercices, rituels) Matérialiste, Matérialiste, Matérialiste, spiritualiste Spiritualiste, Matérialiste, Positionnement végan, spiritualiste, et végan, végan, décolonial théorique décolonial et végan, décolonial universaliste/ naturiste et queer queer et queer sororité

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ANNEXE III : LES ÂGES DE L’HOMME , LES ÂGES DE LA FEMME cf. p.72

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INDEX DES INTERVENANTES ET MODÉRATRICES

Les n° de pages au début des rubriques biographiques renvoient aux pages des actes où l’on peut retrouver les interventions de chacune des intervenantes.

DELPHINE BATHO députée des Deux-Sèvres, présidente de Génération Écologie Table ronde 1 « féminisme + écologie = écoféminisme ? » p. 25, 30, 33, 36 et 37.p. 2

Delphine Batho a été ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie en 2012, avant d’être brutalement limogée du gouvernement en 2013 pour avoir dénoncé la baisse du budget consacré à l’écologie. Ses premiers engagements remontent à l’adolescence, avec la campagne « Action École » de Médecins du Monde. Elle a été présidente du syndicat lycéen FIDL de 1990 à 1992, puis vice- présidente de l’association SOS Racisme de 1992 à 1998. À l’Assemblée nationale, elle est vice-présidente du nouveau groupe Écologie-Démocratie- Solidarité, composé à 65% de femmes. Elle est particulièrement engagée sur les enjeux liés à l’écologie, à la moralisation de la vie publique et à la lutte contre l’influence des lobbies. Elle a publié Écologie intégrale – Le manifeste (Rocher, 2019), ouvrage dans lequel elle plaide en faveur d’un « écoféminisme politique » ; dans Insoumise (Grasset, 2014), elle décrit de l’intérieur la connivence avec les lobbies au sommet de l’État, mais aussi les mécanismes du premier gouvernement paritaire de l’histoire de la République où l’on déniait toujours la qualité de « cheffe » politique aux femmes., 30, 32, 36)e Université d’automne i n i s m e o u f é m i n i

Marie BECKER directrice conseil chez Accordia, experte mixité, égalité professionnelle et sexisme Table ronde 4 « Télétravail : solution ou illusion ? » p. 108 et 128. Juriste de formation, Marie Becker est titulaire d’un DEA « Droit international des droits de l’homme » obtenu à l’Université Paris-Nanterre X. Elle accompagne les grandes entreprises françaises et européennes à l’élaboration et au déploiement de leurs politiques en matière d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, de prévention et de lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Elle intervient sur l’ensemble des enjeux sociétaux des organisations : diversité et non-discrimination, stéréotypes et biais inconscients, sexisme, harcèlement sexuel. Marie Becker était auparavant cheffe de projet au Secrétariat général du Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP), instance paritaire présidée par la ministre en charge des droits des femmes. Elle est rapporteure de l’étude Le sexisme au travail : entre déni et réalité (2015) et a rédigé le Kit pour agir contre le sexisme : trois outils pour le monde du travail, un outil d’accompagnement pour les entreprises qui souhaitent s’engager sur le sujet. Elle a également travaillé au sein de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) et dans l’équipe du Défenseur des droits. 139

Sophie BOUREL actrice et créatrice féministe Table ronde 3 « De la ménopause à l’EHPAD » p. 78 et 101.

Sophie Bourel est actrice. Elle a joué au théâtre sous la direction d’Élisabeth Chailloux, Brigitte Jaques, Marie-José Malis et Bertrand Marcos, ainsi qu’à la radio, et sur petit et grand écran. Au sein de la compagnie La Minutieuse dont elle est directrice artistique, elle mène des recherches sur les liens entre Arts vivants (théâtre, lectures, performances), Histoire de l’Art et Art contemporain. https://laminutieuse.com/ Son travail s'est orienté ces dernières années vers la poésie, mise en voix ou en scène, de textes d’Etel Adnan, Stéphane Mallarmé, Lautréamont, et Édouard Glissant avec notamment Les Indes. Elle a imaginé dans le cadre du matrimoine, le projet Mots Écrits-Archives de femmes- Histoires de femmes, lectures publiques d'archives concernant des femmes, par des amatrices et amateurs de tous âges, chantier réunissant plusieurs de ses recherches. Féministe, Sophie Bourel milite pour que la visibilité et la reconnaissance des femmes après 50 ans dans les arts du spectacle. Elle est membre de l'AAFA-Tunnel de la Comédienne de 50 ans.

Florence BRAUD aide-soignante, autrice Table ronde 3 « De la ménopause à l’EHPAD » p. 91 et 102.

Florence Braud est aide-soignante et assistante de soins en gérontologie au sein d'une Unité d'Hébergement Renforcée (UHR) dans un EPSM (établissement public de santé mentale) du Morbihan. Après avoir été plusieurs années monitrice-éducatrice, puis aide à domicile, ne trouvant plus d’emploi dans son secteur, elle décide de passer le concours d’aide- soignante. Elle a en outre développé une activité de blogueuse, http://www.soignanteendevenir.fr/ (puis d’autrice, et signe dans la revue ASH, Actualités Sociales Hebdomadaires, la très suivie Minute de Flo, et dans la revue Prescrire, Nuances de blouses. Dans son métier, dans son travail d’écriture, dans ses interventions, elle développe un regard aigu sur la situation des personnes qui travaillent dans le milieu du care, et une réflexion empathique sur les personnes âgées, en particulier les femmes ; elle lutte contre l’isolement et la mise à l’écart des personnes âgées, et dénonce les dérives d’un système médical qui permet de moins en moins aux professionnel·les de traiter les résident·es avec dignité et de préserver la dignité du grand âge.

Cécile CHARLAP sociologue, spécialiste de la production sociale de la ménopause Table ronde 3 « De la ménopause à l’EHPAD » p. 74 et 101.

Cécile Charlap est sociologue, Maîtresse de conférences à l'Université Toulouse II Jean Jaurès et chercheuse au LISST, Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires . 140

Elle a consacré sa thèse, La ménopause, genre, apprentissage et trajectoires, à la production sociale de la ménopause, en 2015. Elle publie à la suite en 2019 au CNRS La fabrique de la ménopause. Elle a contribué à sortir ce sujet de la « dimension secrète » dans laquelle il était enfermé, et continue à s’interroger sur la question du vieillissement des femmes. Elle travaille aujourd’hui sur les effets du confinement lié au COVID-19 sur les femmes. Dans ses recherches, elle questionne les liens entre genre et vieillissement. Outre la production sociale de la ménopause, ses travaux portent sur l'expérience du vieillissement chez les femmes ou encore le soutien aux personnes âgées dépendantes. o p a u s e à l’ E h p a d Geneviève COURAUD, modératrice, Professeure retraitée, présidente d’honneur de l’Assemblée des Femmes et d’ECVF Table ronde 3 « De la ménopause à l’EHPAD » p. 71, 78, 83, 89, 97 et 100.

Geneviève Couraud est née à Rabat (Maroc) ; arrivée en France à 17 ans, elle est étudiante à la Sorbonne. Professeure agrégée de lettres, elle a exercé 32 ans dans le 13ème arr. de Marseille. Militante féministe, associative, politique et syndicale, elle a été membre du MLAC à Marseille (1974), présidente du CIDF - Phocéen (1998), membre du bureau confédéral du MFPF (2007-2012). Elle est depuis 2004 Secrétaire générale de NEGAR - Soutien aux femmes d’Afghanistan, et a effectué en 2002 et 2004 des missions en Afghanistan, pour la construction, entre autres, d’une crèche avec jardin d’enfants à Kaboul. Déléguée nationale aux droits des femmes du parti socialiste (1998-2008), elle est en charge du dossier « parité ». Elle est conseillère d’arrondissements déléguée du 7è secteur (1995-2001), puis du 8è secteur de Marseille (2008-2014) ; Présidente de l’Observatoire des droits des femmes (2005 à 2017) du Conseil général des Bouches-du-Rhône. Elle a été membre de section du CESE et de sa délégation aux droits des femmes (1999-2001), de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes (2010-2012), puis du HCEF/H Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (2016-2019), où elle a présidé la Commission « Santé des femmes, droits sexuels et reproductifs ». Elle a été autrice du rapport de la délégation aux droits des femmes du CESE, De la mixité à l’égalité à l’école (2001), et co-rapporteure des rapports du HCE La santé et l’accès aux soins : une urgence pour les femmes en situation de précarité (2017) et Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical (2018). Elle est chevalière des palmes académiques et de la légion d’honneur.

Sophie DANCOURT journaliste féministe et éditrice de presse, fondatrice de J’ai piscine avec Simone . Table ronde 3 « De la ménopause à l’EHPAD » p. 83 et 102.

Après une formation académique en politique comparée, droit et communication à Paris X-Nanterre, Sophie Dancourt devient journaliste. Elle travaille d’abord dans les années 1980 pour le magazine d’actualités VSD, où elle passera par tous les services, de la photo, à la publicité et la rédaction, avant de 141 rejoindre une rédaction féminine, Modes et Travaux. À son départ de Paris, elle intègre le service de communication de la ville de Trouville. À 55 ans, frappée par la disparition des femmes de son âge dans la presse, elle se lance en 2016 sur les réseaux sociaux. Ce sera J’ai piscine avec Simone, « le média à remous des cinquantenaires qui entend donner de la visibilité à la génération des femmes de plus de 50 ans », un web magazine qui parle aux femmes actives de la génération 45-65 ans. Ce projet a été construit lors de sa participation en janvier 2018 au concours « GEF Start up week end », organisé chez WILLA (ex-Paris Pionnières), sous l’égide de Grandes Écoles au Féminin. Puis elle crée en collaboration, un nouvel outil, le podcast « Vieille ? C’est à quelle heure ? », poursuivant l’objectif de briser les stéréotypes liés au vieillissement des femmes. Enfin, deux autres créations, J’ai talk avec Simone et J’ai atelier avec Simone, viennent étoffer le web magazine. 83, 102.cf e à l’ E h p a d Michèle DELAUNAY ancienne ministre déléguée chargée des Personnes âgées et de l’Autonomie Table ronde 3 « De la ménopause à l’EHPAD » p. 97, 101, 102 et 103.

Médecin dermatologue spécialisée en cancérologie, Michèle Delaunay est une femme politique française, membre du Parti socialiste. Elle a été députée de la 2ème circonscription de Gironde (2012- 2017) et conseillère municipale d’opposition de Bordeaux (2001 à 2020). De 2012 à 2014, elle est ministre déléguée chargée des Personnes âgées et de l'Autonomie dans le gouvernement Ayrault. Elle est notamment chargée de la réforme de la dépendance, qui prendra la forme d'une loi d'orientation et de programmation, engageant le gouvernement jusqu’en 2017. Dans la lutte contre le tabagisme, elle milite en faveur du paquet de cigarettes neutre proposé par le gouvernement dans le cadre de la loi de modernisation du système de santé en 2015. Michèle Delaunay est particulièrement engagée dans la défense des droits des personnes âgées, et a notamment dénoncé à de multiples reprises le traitement des personnes âgées dans les EHPAD durant la crise sanitaire, en particulier l’isolement des résident·es. Elle préside depuis 2016 le Conseil d'administration de l'ISPED, Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement de l’Université de Bordeaux. Autrice, elle a publié chez Plon en 2019, après d’autres ouvrages, Le fabuleux destin des baby-boomers.

Tania DE MONTAIGNE journaliste et autrice Table ronde 2 « Féminisme ou féminismes ? » p. 48 et 57.

Ancienne élève de l'école des Hautes Etudes Politiques et Sociales (HEPS),Tania de Montaigne mène d’abord une carrière de journaliste à la télévision et à la radio. Elle est également autrice de romans, de chansons, de pièces de théâtre et d’essais dont Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin (Éditions Grasset), prix Simone Veil 2015. Cette œuvre a été créée au théâtre du Rond-Point à Paris en juin 2019 dans une mise en scène de Stéphane Foenkinos et poursuit sa route en tournée. 142

En avril 2018, elle publie l'essai L'assignation : les Noirs n'existent pas (Éditions Grasset) qui reçoit le Prix de la laïcité 2018 du Comité Laïcité République. Elle tient une chronique mensuelle dans le journal Libération. Enfin elle est membre du Collectif 50/50.

Monique DENTAL fondatrice du réseau féministe « Ruptures » Table ronde 1 « féminisme + écologie = écoféminisme ? » p. 12, 24, 38 et 64. Entrée dans le monde du travail dès l’âge de 14 ans, Monique Dental s’est engagée dans les années 1960 dans les luttes anticoloniales et anti- impérialistes. Elle a été membre du PSU (Parti Socialiste Unifié) jusqu’en 1967, puis a participé au mouvement de mai 68. Elle a d’abord développé son engagement féministe au MLF et au MLAC mi-70, puis elle a fondé le Collectif de Pratiques et de Réflexions Féministes « Ruptures » dont elle anime les activités en réseau dans la mixité et au croisement des luttes féministes, universalistes, antiracistes, écologistes. Elle défend depuis toujours un féminisme politique radical, universaliste et laïc, comme élément majeur de la transformation de société. De son parcours militant très riche, nous retiendrons qu’elle a initié pour la première fois en France un fonctionnement à parité dans le Mouvement Arc-en-Ciel de 1986 à 1990 et coordonné les actions pour la parité en politique du premier Réseau Femmes pour la parité en 1993. Elle a organisé les ateliers sur la parité et la lutte contre les intégrismes religieux qui se sont tenus lors de la 4ème Conférence mondiale sur les femmes à Pékin en 1995. Elle s’est engagée également comme candidate féministe d’ouverture à différentes élections. Son engagement féministe et écologiste pour le développement durable et soutenable, et pour la justice climatique s’est formalisé dans les Conférences mondiales des Sommets de la Terre, Rio- de-Janeiro (1992), Johannesbourg (2002), puis Rio-de-Janeiro (2012) ainsi qu’à l’occasion de la COP 21 et 22 qui se sont tenues dans la perspective des Objectifs du Développement Durable (ODD- 2030), au cours desquelles elle a coanimé, avec Yveline Nicolas de l’association Adéquations, les travaux de plaidoyer intégrant une analyse genrée. Sur le plan professionnel, elle a été ingénieure d’études et de recherche des universités. Elle a codirigé le CEDREF (Centre d’Études, de Documentation, de Recherches sur le Genre) de l’Université Paris 7. Détachée pendant dix ans comme chargée de mission au Service des Droits des Femmes, elle a mis en place et développé la mission Études, Recherche et Statistiques. A ce titre, elle a coordonné notamment l’étude ENVEFF (2001), première étude sur les violences faites aux femmes en France, ainsi que les publications parues à l’occasion de la 4ème Conférence mondiale pour les droits des femmes de Pékin en 1995.

Pascale d’ERM journaliste, autrice et réalisatrice Table ronde 1 « féminisme + écologie = écoféminisme ? » p. 27, 31 et 37.

Née en 1969 au Luxembourg, Pascale d’Erm a grandi dans un milieu international. Après des études de sciences politiques, elle est devenue journaliste et auteure-réalisatrice (une vocation précoce) et a rejoint la Fondation Nicolas Hulot en 1996. Désireuse de repartir sur le terrain, elle s’est engagée à explorer les sujets 143 de nature et d’écologie aux côtés de la Fondation Goodplanet de Yann Arthus Bertrand, France 3 Ouest, ou l’ex-Cinquième (Gaïa), et a collaboré à Psychologies Magazine, Santé Magazine et Régal. Dans l’édition, Pascale d’Erm a dirigé la collection « Les Nouvelles Utopies » aux éditions Ulmer (Vivre ensemble autrement, Vivre plus lentement, et Se régénérer grâce à la nature, 2008/2009) et publié une dizaine de livres dont Sœurs en écologie (2017, éditions La Mer Salée). Récemment, elle a écrit et réalisé un documentaire de 52’, Natura, une enquête internationale sur les bénéfices de l’expérience de nature sur la santé physique, émotionnelle, psychologique et cognitive. Le livre Natura, comment la nature nous soigne et nous rend plus heureux est paru aux « Liens qui Libèrent » en mai 2019. Attachée aux expériences et à l’innovation, elle a suivi plusieurs sessions d’écopsychologie, jeûne régulièrement, s’est formée comme guide de Bains de Forêts (shinrin yoku), et est proche du réseau de conspirateurs positifs de l’Institut des Futurs Souhaitables (dont elle a suivi la Lab Session 2 en 2013). Elle a été nommée Chevalière de l’ordre de la légion d’honneur en janvier 2019.

Jacqueline DEVIER, modératrice, militante associative, secrétaire générale de l’Assemblée des Femmes Table ronde 1 « féminisme + écologie = écoféminisme ? » p.9, 18, 25 , 27 et 33.

Retraitée, Jacqueline Devier était durant sa carrière à Air France militante à la CFDT. Tout au long de sa vie, elle a été très active pour l'avancement des droits des employé·es et des femmes, en étant entre autres fondatrice du Collectif Laïcité-06, Secrétaire fédérale déléguée aux Droits des Femmes et à l'Égalité du Parti Socialiste (06), membre du bureau et secrétaire générale de l'Assemblée des Femmes, ainsi que membre du Conseil d’administration du CIDFF 06. En 2017, Jacqueline Devier est candidate aux élections législatives dans la 5ème circonscription des Alpes-Maritimes pour le Parti Socialiste, prônant les valeurs sociales, progressistes et universalistes qu'elle a toujours défendues.

Marie DONZEL directrice associée chez AlterNego, experte inclusion et innovation sociale Table ronde 4 « Télétravail : solution ou illusion ? » p.113, 127 et 130.

Diplômée de Sciences Po Paris, Marie Donzel a exercé une douzaine d’années dans l’édition littéraire avant de créer son cabinet de conseil en innovation sociale, puis de rejoindre le cabinet AlterNego en tant que directrice associée. Spécialiste des questions de discrimination, elle accompagne depuis une dizaine d’années un grand nombre d’organisations dans la construction et le déploiement de politiques d’égalité, diversités, et inclusion, de programmes de transformation et de pilotes d’innovation managériale et organisationnelle. Elle intervient également en gestion des situations d'exception et en gestion de crise dans des cas de harcèlements et agressions sur le lieu de travail. Elle est l’autrice de 7 icônes de la pop culture pour comprendre le sexisme (éditions Fil Rouge, 2019) 144 et de La sexualité est un jeu, préfacé par Martin Winckler (éditions Flammarion-Librio, 2010). Elle a par ailleurs contribué aux ouvrages Ensemble contre la gynophobie (éditions Stock, 2016) et Investir la qualité de vie au travail (éditions ESF, réédité en 2018). Sa passion pour les plaisirs de la vie l’a aussi amenée à signer plusieurs livres de recettes de cuisine.

i o n ? Sylviane GIAMPINO psychologue enfants, psychanalyste, Présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du HCFEA Table ronde 4 « Télétravail : solution ou illusion ? » p.118, 129.

Sylviane Giampino est psychologue de la petite enfance et psychanalyste. Elle est diplômée en sciences de l’éducation, spécialiste de la petite enfance et de l’accompagnement de la parentalité. Depuis décembre 2016, par ailleurs, elle est vice -présidente du HCFEA, Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge, dont elle préside le Conseil de l’enfance et de l’adolescence. Hcfea.fr Elle est l’autrice de nombreux articles, rapports, ouvrages, dont : Les mères qui travaillent sont- elles coupables ? (éditions Albin-Michel, 2007), Nos enfants sous haute surveillance : Évaluations, dépistages, médicaments... avec la neurobiologiste Catherine Vidal (éditions Albin-Michel, 2009), Refonder l’accueil du jeune enfant (éditions Eres, 2017) et récemment Pourquoi les pères travaillent-ils trop ? (éditions Albin-Michel, 2019). sylvianegiampino.com

Priscillia LUDOSKY militante des Gilets jaunes, co-fondatrice de la Ligue citoyenne Table ronde 4 « Télétravail : solution ou illusion ? » p. 106, 125, 130.

Priscillia Ludosky est gérante d'une boutique en ligne de cosmétique bios. Elle est l’auteure de la pétition « Pour une baisse des prix du carburant à la pompe » (mai 2018), qui a donné naissance au mouvement des Gilets Jaunes. Elle a co-fondé la Ligue citoyenne et est membre du Collectif des Gilets citoyens, initiateur de la Convention Citoyenne pour le Climat. Priscillia Ludosky a écrit et auto-édité En France donner son avis peut coûter cher et #GILETS JAUNES - Revendications 100% citoyennes passées sous silence par le Gouvernement. En mai 2020, parait l'ouvrage qu'elle a co-écrit avec Marie Toussaint, Ensemble nous demandons justice, pour en finir avec les violences environnementales (éditions Massot), dans lequel elles appellent à l'union des luttes pour la justice sociale et environnementale. Enfin, en novembre 2020, elle lance Nexus, un cabinet de conseil et d'accompagnement des démarches de lancement d'alerte et de mobilisation.

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Marylin MAESO professeure de philosophie, essayiste Table ronde 2 « Féminisme ou féminismes ? » p. 43, 59, 65 et 67.

Agrégée de philosophie, ancienne élève de l’Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm, Marylin Maeso est enseignante dans le secondaire. Philosophe camusienne, après un mémoire consacré à L’Homme révolté d’Albert Camus, elle participe à divers colloques et expositions, ainsi qu’à plusieurs émissions de France culture. Elle est l’autrice des Conspirateurs du silence (éditions L’Observatoire, 2018) et de l’Abécédaire d’Albert Camus (L’Observatoire, 2020), Les lendemains qui chantent (2020), et La petite fabrique de l’inhumain (2021).

Maud OLIVIER, modératrice, ancienne députée, membre du bureau de l’Assemblée des Femmes, vice- présidente de l’association Élu·es contre les violences faites aux femmes Table ronde 2 « Féminisme ou féminismes ? » p. 40, 48, 53 et 59.

Députée socialiste de l’Essonne (2012-2017), Maud Olivier était vice- présidente de la délégation aux droits des femmes et responsable de cette question au sein du groupe socialiste, républicain et citoyen. Elle a été rapporteure de la proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel et de l’accompagnement des personnes prostituées, secrétaire de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, membre de l’Office Parlementaire d’Évaluation des choix scientifiques et techniques et membre du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Auparavant maire des Ulis (2008-2012), elle a fait adopter un plan d’action relatif à l’égalité entre les femmes et les hommes pour la commune, suivant en cela une approche intégrée de l’égalité. Les Ulis ont ainsi fait partie des communes pionnières du gender mainstreaming. En tant que conseillère départementale de l’Essonne, vice-présidente chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes (2008-2014), elle a élaboré de nombreuses politiques publiques de promotion des droits des femmes aujourd’hui recommandées au niveau national : égaconditionnalité, dispositif d’accompagnement des jeunes femmes désocialisées, mise en réseau des villes du département pour développer la démarche égalitaire, etc. Elle est vice-présidente de l’association Élu·es contre les violences faites aux femmes (ECVF) et militante socialiste. Céline PIQUES présidente et porte-parole d’Osez le Féminisme ! Table ronde 2 « Féminisme ou féminismes ? » p. 50, 60, 66.

Présidente et porte-parole d’Osez le Féminisme ! Céline Piques est également membre du bureau du Centre Hubertine Auclert. Elle se considère comme une féministe de la génération #MeToo. Elle est engagée dans la lutte féministe au sein de l’association de plaidoyer et d’éducation à l’égalité Osez le Féminisme !, présente dans 25 villes : contre les violences masculines (viols, violences conjugales, violences prostitutionnelles), contre les stéréotypes 146 sexistes, pour une éducation sexuelle et affective féministe pour les filles et les femmes. Elle a participé à des combats féministes qui ont compté ces dernières années : la campagne en faveur de la loi abolitionniste de la prostitution en 2016, puis sa défense au Conseil Constitutionnel en 2019; la lutte contre les féminicides; les mobilisations contre Polanski et l’impunité des agresseurs en plein mouvement #METOO; et en 2020, elle est pleinement engagée dans la lutte contre la pornocriminalité. Professionnellement, Céline Piques est économiste.

Laurence ROSSIGNOL vice-présidente du Sénat, présidente de l’Assemblée des Femmes. p.5, 30, 36, 62, 69, 103, 124, 126 et 132.

Laurence Rossignol est engagée de longue date en politique dans la défense de l'égalité des droits de tous et toutes. Membre fondatrice de SOS Racisme, elle a d'abord exercé des fonctions électives au niveau local. En 2014, elle est nommée Secrétaire d’État chargée de la Famille, de l’Enfance, des Personnes âgées et de l’Autonomie. Elle élabore et pilote l'adoption des lois relatives à la protection de l’enfance et à l’adaptation de la société au vieillissement, et organise plusieurs politiques d’amélioration de l’accueil de la petite enfance et d’accompagnement des personnes âgées. Ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes à partir de 2016, elle est au banc du gouvernement lors de l'adoption des lois d’abolition du système prostitutionnel et de lutte contre le délit d’entrave à l’IVG. Elle initie le premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants. Réélue sénatrice de l'Oise en 2017, elle est vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes de 2018 à 2020. Sur les bancs du Sénat, elle travaille à intégrer la dimension de l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les violences intrafamiliales et la protection de l’enfance aux différents textes examinés. Elle se mobilise également pour défendre les luttes écologiques face à l’urgence climatique – elle a par exemple plaidé pour une éco-conditionnalité des aides aux entreprises pendant la crise sanitaire, pour renforcer la protection de la biodiversité et du bien-être animal. Elle est élue présidente de l’Assemblée des Femmes en janvier 2019. En septembre 2020, suite au renouvellement sénatorial, elle est élue vice-présidente du Sénat.

Agnès SETTON, modératrice, médecin du travail, membre du bureau de l’Assemblée des Femmes Table ronde 4 « Télétravail : solution ou illusion ? » p. 105, 123 et 124.

Agnès Setton a exercé en tant que médecin généraliste et en PMI, avant d’exercer à l’Éducation nationale. Elle s’est ensuite spécialisée en santé au travail à la moitié de sa carrière. Elle est diplômée en psychopathologie du travail. Féministe depuis toujours, Agnès Setton s’engage contre l'excision au sein de l’association Bimousso entre 1993 et 1995. Elle a également fait partie d’Osez le Féminisme !.

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Elle est notamment à l’origine du slogan « Mademoiselle : la case en trop », lors de la campagne qui a permis de rénover les pratiques administratives en supprimant la qualification de « Mademoiselle », mais elle a aussi apporté son énergie aux campagnes pour l’égalité salariale et contre les jouets sexistes. Militante laïque, universaliste, elle est sensibilisée et indignée par toutes les discriminations que subissent les femmes : racisme, lesbophobie, sexisme au travail, violences… Elle s’est particulièrement investie contre la prostitution et pour le soutien au vote de la loi d'abolition et de la pénalisation des clients, via le Collectif Abolition-2012. Elle est d’ailleurs co-autrice du manifeste "10 raisons d'être abolitionniste" (éditions iXe). Agnès continue à traquer et dénoncer le sexisme partout où il se trouve, tant dans le monde du travail que dans la langue car les mots forment la pensée. Elle a été candidate aux municipales pour le Parti socialiste dans le Val-de-Marne. Elle rejoint le bureau de l’Assemblée des Femmes à la fin de l’année 2019.

Maryline SIMONÉ conseillère régionale de Nouvelle-Aquitaine, inspectrice générale de l’administration Ouverture de l’Université d’automne p.6.

Maryline Simoné a été conseillère municipale, adjointe au maire de La Rochelle, vice-présidente de l’Agglo de La Rochelle (2008-2014), vice- présidente de la Région Poitou- Charente (2010-2015). Elle est aujourd’hui Conseillère régionale de Nouvelle Aquitaine (2015-2020). Elle a été membre du cabinet de la ministre de la transition écologique et solidaire (2014-2018). Elle a été présidente du CIDFF-17 (La Rochelle), et membre du Comité exécutif du FFSU, le Forum français de Sécurité Urbaine, de 2001 à 2008. Professionnellement, elle est Inspectrice générale de l’Administration du Conseil général de l’environnement et du développement durable, et à ce titre corapporteure d’un rapport sur la pollution lumineuse due à l’éclairage public.

Martine STORTI professeure de philosophie, militante féministe et journaliste Table ronde 2 « Féminisme ou féminismes ? » p.53, 61 et 68.

Fille cadette d'un ouvrier immigré italien et d'une Française d'origine modeste, Martine Storti a été lycéenne à Paris puis étudiante en philosophie à la Sorbonne. Militante de l’UNEF, elle a participé activement à mai et juin 68 en étant membre élue du comité de grève des étudiant·es de philosophie. Elle est ensuite professeure de philosophie puis journaliste pendant 15 ans. Au sein de Libération, entre 1974 et 1979, elle a notamment couvert les actions du Mouvement de Libération des Femmes et des mouvements féministes de l'époque, aussi bien en France que dans différents pays et plus généralement des enjeux de l'émancipation des femmes. Elle a cofondé le journal Histoires d'elles et participé à la création de l'Association des femmes journalistes (AFJ).

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De 1988 à 1991, elle est conseillère technique au cabinet du ministre de la Francophonie et s'occupe principalement de la politique audiovisuelle extérieure de la France. Nommée inspectrice générale de l'Éducation nationale en 1991, elle s'est particulièrement occupée de l'éducation en situation d'urgence, notamment au Kosovo et en Afghanistan. Elle a réalisé de nombreuses missions dans différents pays, notamment au Yémen, en Syrie, en Arabie saoudite, en Israël, au Liban, au Pakistan, dans divers pays d'Europe centrale et orientale... À la retraite depuis août 2011, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : Un chagrin politique. L’Harmattan. 1996 ; Cahiers du Kosovo, l’urgence de l’école. Textuel. 2001 ; 32 jours de mai. Le bord de l’eau. 2006 ; L’arrivée de mon père en France. Michel de Maule. 2008 ; Je suis une femme, pourquoi pas vous ? 1974-1979 : quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération. Michel de Maule 2010 ; Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques. (En co-direction avec Françoise Picq) Ed iXe. 2012 ; Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat, Michel de Maule, 2016. Dernier ouvrage : Pour un féminisme universel. Le Seuil. 2020 . Site personnel : http://martine-storti.fr/

Marie TOUSSAINT députée européenne (Europe Écologie Les Verts) Table Ronde 1 « féminisme + écologie = écoféminisme ? » p. 18, 23, 31, 33 et 35.

Marie Toussaint est juriste et militante de la justice climatique. Elle a co-fondé en 2015 l'association Notre Affaire à Tous, une structure utilisant le droit comme levier pour la lutte contre le changement climatique. Elle vise à faire vivre la justice climatique en renforçant la législation environnementale et les droits de la nature, en particulier la protection des communs et la lutte contre les écocides. En décembre 2018, avec plusieurs associations, elle fait partie des initiateurs et initiatrices de la pétition "L'affaire du siècle", signée depuis par plus de 2,3 millions de personnes. Elle est élue eurodéputée écologiste en mai 2019 et siège dans les commissions Environnement, Industrie et Affaires juridiques, où elle se bat notamment pour la justice environnementale, la reconnaissance des droits de la nature et le désinvestissement des énergies fossiles. En juin 2020, parait l'ouvrage qu'elle a co-écrit avec Priscillia Ludosky, Ensemble nous demandons justice, pour en finir avec les violences environnementales (éditions Massot), dans lequel elles appellent à l'union des luttes pour la justice sociale et des luttes pour la justice environnementale.

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Le bureau est composé de :

Laurence ROSSIGNOL, présidente ; Jacqueline DEVIER, secrétaire générale ; Claire DONZEL, trésorière ; Laurianne DENIAUD, Agnès DE PRÉVILLE, Yseline FOURTIC- DUTARDE, Bernadette GEISLER, Fatima LALEM, Maud OLIVIER, et Agnès SETTON.

Françoise DURAND, Danielle BOUSQUET, et Geneviève COURAUD, sont présidentes d’honneur ; Yvette ROUDY est présidente d’honneur, fondatrice.

Le texte des actes de l’Université d’automne-2020 a été relu, corrigé, établi et mis en forme par Geneviève Couraud et Agnès de Préville, responsables de la publication, Jacqueline Devier, Bernadette Geisler, Fatima Lalem, Maud Olivier, Agnès Setton ont pris en charge les relectures et les corrections, Yseline Fourtic-Dutarde et Sara Jubault ont assuré l’insertion des photographies et la maquette de couverture.

Leurs remerciements s’adressent aux intervenantes pour la relecture de leurs interventions.

COLLECTION DES ACTES DES UNIVERSITÉS DE L’ASSEMBLÉE DES FEMMES

- 23e Université d’été-2015, « Droits des femmes et laïcité » (épuisé ), - 24e Université d’été-2016, « Le corps des femmes marchandisé », - 25e Université d’été-2017, « Résister contre les extrémismes : une urgence pour les droits des femmes en France en Europe et dans le monde », - 26e Université d’automne-2018, « Nouveaux enjeux de la condition sociale des femmes : santé, travail, précarité, droits sexuels et reproductifs, bioéthique » - 27e Université d’automne-2019, « Masculinistes et antiféministes : Qui sont-ils ? Où se cachent-ils ? Quels sont leurs réseaux ? » - 28e Université d’automne-2020, « Il suffira d’une crise… L’urgence féministe »

Les actes des universités de l’Assemblée des Femmes sont consultables en ligne sur le site :

https://assembleedesfemmes.org/

Les actes de cette 28e Université ont été imprimés en 300 exemplaires par l’imprimerie CCI, à Marseille.

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