ET LE SWEDENBORGISME BALZACIEN

ENTRE LE SERF ARBITRE DE LUTHER ET LE LIBRE ARBITRE D'ERASME

by

EVELINA SADOVSKA

B.A., KLarasin Kharkiv National University, 1997

A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF

MASTER OF ARTS

in

THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES

(French)

THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA

August 2007

© Evelina Sadovska, 2007 RESUME

De Pantiquite jusqu'aux nos jours, la question du libre arbitre, etant un des problemes fondamentaux de la philosophic et de la theologie, a toujours evoque de vives discussions parmi ses adherents et ses adversaires. Le but de ce projet est d'examiner l'attitude de l'un des plus grands romanciers du XIX ieme siecle, Honore de Balzac, vis-a-vis de la question du libre arbitre en comparant les idees philosophiques de l'auteur qui se manifestent dans un de ses romans les plus connus, Illusions perdues, avec les doctrines theologiques representees dans Du serf arbitre de Luther qui nie l'existence du libre arbitre; dans Du libre arbitre d'Erasme, qui, au contraire, soutient le libre arbitre de I'homme; et finalement dans les ceuvres mystiques d'Emmanuel

Swedenborg, le philosophe et visionnaire suedois qui a beaucoup influence la vie et les oeuvres de Balzac. Cette analyse comparative demontre que, malgre le fatalisme apparent des plusieurs elements des Illusions perdues, Balzac, comme Swedenborg, croit au libre arbitre de I'homme en soutenant la theorie dite compatibiliste selon laquelle le libre arbitre et le determinisme sont des idees compatibles l'une avec l'autre. iii TABLE DES MATIERES

Resume 11

Table des matieres "i

Liste des figures iy

Remerciement v

Dedicace V1

Epigraphe v'i

Chapitre 1 Introduction 1

Chapitre I Balzac et Luther 12

1.1 Balzac fataliste ? 12

1.2 Balzac surdeterministe ? 23

1.2.1. Le determinisme du portrait balzacien 25

1. 2. 2. La predestination de Lucien 33

Chapitre II Balzac et Erasme 39

2.1 L'hypothese d'un autre destin et la possibility du choix 41

2. 2. Le role de la Providence 51

Chapitre III Balzac et Swedenborg 61

3. 1. L'influence de la doctrine de Swedenborg sur Balzac 61

3.2. La doctrine des correspondances 70

3. 3. La theorie swedenborgienne de PAmour 74

Chapitre IV Conclusion. L'espace de la creation 86

Bibliographie 90 iv

LISTE DES FIGURES

Figure 1. 1 Types de determinisme 4

Figure 1. 2 Taxonomie simplified des positions philosophiques les plus importantes

concernant le libre arbitre 6 \

V REMERCIEMENTS

Je voudrais exprimer ici ma profonde gratitude a mon Directeur de recherches,

M. Dr Carlo Testa, avec qui j'ai analyse et discute le projet de cette these depuis le premier plan jusqu'aux derniers details. II serait difficile de dire combien je lui suis obligee pour son

inlassable patience, sa lecture attentive, ses observations importantes et ses idees qui ont ete pour

moi une source precieuse d'enrichissements et d'apercus nouveaux. Je tiens a exprimer ma

grande reconnaissance a M. Dr Richard Hodgson qui a enormement contribue a l'elaboration de

cette these par sa revision stylistique et ses suggestions precieuses, et dont les conseils et les

encouragements m'ont toujours soutenu tout au long de ce travail. Je voudrais aussi exprimer ma

vive reconnaissance a Mme Dr Daniela Boccassini qui a bien accepte de relire ma these dans sa

redaction finale. Je remercie en particulier M. Dr Andre Lamontagne, dont le cours sur la

reception critique m'a fourni avec des connaissances indispensables pour I'analyse des ouvres

critiques etudiees pour cette recherche. En outre, je voudrais remercier tous mes professeurs

canadiens et ukrainiens qui m'ont aide a approfondir mes connaissances de la litterature

francaise. Je remercie egalement les secretaires du departement de FHIS a UBC, Carol

Schoenfeld, Emanuela Guerra, Marjo Scheffer et l'administratrice Mireille Berthias qui ont ete

toujours pretes a repondre a toutes mes questions. Ainsi que ma dette est aussi grande a Pegard

de tous ceux qui m'ont permis de mener a terme ce travail, je remercie surtout ma mere, mon fils

et tous mes amis qui «m'ont perdue » (temporairement) pendant cette inoubliable periode de ma

vie. vi

mon ft Is Ivan Vll

"Wer hat Wahl, hat auch Qual..." Qui possede le choix, possede la souffrance, et vice versa : celui qui possede la souffrance possede aussi le choix. Mais le choix est la pensee, et la responsabilile, el le malheur, et le bonheur. Voila le monde oil nous devons vivre. II est plus facile d'en faire une caserne ou une prison, ou un tres bon pare zoologique, oil les animaux seront bien nourris et flattes, mais tout sera decide pour eux... Pourtant il faul vivre quand meme dans un monde humain qui nous impose le supplice du choix, I 'inevitabilite des erreurs, une Ires grande responsabilile, mais qui donne aussi et la conscience, el le genie, et tout ce qui rend un homme un homme. Yurii Lotman1

1 "Wer hat Wahl, hat auch Qua!..'"." "KTO MMCC'I' »bi6op, TOT HMCCT MyweHHe". M nao6opor: KTO HMCCT

MyHCHne, TOT HMeer Bbi6op. A Bbi6op ecTb Mbicrib, H OTBGTCTBCHHocrb. H HecnacTbe. w cnacTbe. BOT B 'raKOM

MHpe uaM npHxo/iHTCM >KMTb. ripoiue c/ienaTb cio Ka3apMoR, M;IH nopbMOH, HJIH oneHb xopouiHM

l 3ooji0rn iecKHM ca;.iOM, rae 3Bepeii 6y;.iyr KopMmb H maflHTb, no Bee 3a MUX pemarb... Ho BCC-'iaKM WHTI> uaM iia/io ii MejioBenecKOM \inpe, KOTopwH iiaKjiaabiiiaer na nac M)'KH Bi>i6opa, neni6e>Kii0CTb OMHOOK,

BejiHHaMiuyio OT BCTCT BC H H OCT b, HO 3a'ro msi H couecrb, H reiiMaJibnocrb, H BCC TO, MTO /icjiaer nejiOBeKa wejioneKOM... », Le dernier interview avec Yu. Lotman " Na poroge nepredskazuemogo", Chelovek, n. 6, 1993. 1 Chapitre I Introduction

Vous concevez, Lecleur, jnsqu oil je pouirais poitsser cette conversation snr un sujet dont on a lant parte, tant ecrit depuis deux mille ans, sans en etre d 'un pas plus avance.1

Liberie et fatalisme, libre arbitre et predestination, passion et volonte, desir et entendement, depuis longtemps, tous ces themes captivent non seulement les philosophes, les scientifiques et les ecrivains, mais aussi toute personne qui se soit jamais pose la question du sens de la vie.2 Comme 1'affirme Erasme :

II n'y a guere de labyrinthe plus inextricable que celui du libre arbitre. Car jadis cette matiere a deja exerce etonnamment les esprits des philosophes, et par suite ceux aussi des theologiens tant anciens que modernes, mais a mon avis, plus activement que fructueusement.3

II semble que des le debut de son existence, Phumanite cherche la reponse a cette enigme, mais malgre plusieurs solutions proposees, aucune d'entre elles n'a encore ete considered comme la seule reponse correcte. Peut-etre, que cette unique solution n'existe pas parce que chacun de nous trouve sa propre reponse, ou peut-etre la recherche elle-meme est deja la reponse au mystere?

Balzac, connu par son interet inextinguible envers toute sorte de problemes philosophiques et scientifiques, s'est sans doute pose une de ces questions eternelles : suis-je libre ou tout est-il deja predetermine? Comme Paffirme A-M. Baron, Balzac,

partage entre materialisme et spiritualisme, entre analyse et synthese, entre observation et vision, [...] est avant tout obsede par de lancinantes questions sur la nature de sa vocation et sur son avenir. Mobilisant toute son energie, il s'est plonge dans la lecture des philosophes pour y trouver des elements de reponse.4

1 Denis Diderot, Jacques le Falaliste el son Mailre, Geneve : Droz, 1976, p. 10. " Tous les plus grands philosophes tels que Descartes, Epicure. Kant, Dcmocritc, Spinoza, Nietzsche, Schopenhauer, et plusieurs aulres ont rellechi a ce probleme dans leurs oeuvres. 3 Desire Erasme, Diatribe : Du Libre Arbitre, tcxte etabli, presente, traduit el note par Georges Lagarrigue, Paris: Gallimard, 2001, p. 463. 4Anne-Marie Baron, « Entre la Toisc du Savant et le Dclire du l-'ou » dans Balzac ou la Tenlalion de /•Impossible, Paris: SEDES, 1998, p. 165. La vie et les oeuvres de Balzac ont toujours provoque un grand interet dont la preuve est Line enorme quantite de travaux critiques sur les aspects les plus divers de Part balzacien.

Plusieurs critiques etudient les vues philosophiques et religieuses de Balzac; mais, malgre la grande variete des sujets discutes dans ces recherches litteraires, nous n'avons pu trouver de reponse a notre question. Est-ce que Balzac etait fataliste ou deterministe, compatibiliste ou libertarien,5 est-ce qu'il croyait a la Providence ou a la liberte de Phomme? Etait-il, comme

Paffirme George Sand, sans principes, « parce qu'en somme il a ete [...] sans convictions absolues sur les questions de fait dans la religion, dans Part, dans la politique, dans Pamour meme»;6 ou est-ce qu'il ne s'occupait que de la gloire et de Pargent, comme Paccuse

Flaubert ?7 Etant donne toutes ces opinions contradictoires, il serait assez interessant de connaitre la position de Pecrivain vis-a-vis de cette question mystique discutee par Jacques le

Fataliste et son Maitre : qui est plus puissant, Phomme lui-meme avec son libre arbitre, ou une force inconnue qui s'appelle destin? Curieusement, ni dans ses romans, ni dans ses autres documents ecrits Balzac, pourtant si bavard en tant de domaines, ne donne de reponse explicite a la question posee.8 Toutefois, comme Paffirme Balzac lui-meme « Le vrai poete

[...] doit alors rester cache comme Dieu dans le centre de ses mondes, n'etre visible que par ses creations ».9 C'est pourquoi pour repondre a notre question nous allons analyser le roman de Balzac ou, a notre avis, cette reponse « cachee » peut etre reperee au mieux.

Avant d'aborder la question du role du libre arbitre chez Balzac, nous croyons necessaire d'eclaircir un peu, au prealable, le concept du libre arbitre et des autres notions philosophiques et theologiques qui y sont etroitement liees. Sans traiter cette question d'une facon definitive, il importe que nous examinions au moins les opinions de quelques

5 Ces termes seront discutes plus loin dans ce chapitre. G. Sand, Histoire de ma vie, cite par Pierre Laubrier dans /. "intelligence de I'art chez Balzac, d'une eslhelique balzacienne, Paris : Didicr, 1961, p. 126. 7 « Mais quelle preoccupation de Pargent! Et comme il s'inquiete peu de Part! Pas une Ibis il n'en parle! II ambitionnait la Gloire. mais non Ic Beau! », lettre de Flaubert a sa niece Caroline datec du 3 1 decembre 1876. 8 Comme I'alilrme Per Nykrog : « Nulle part dans la Comedie Humaine il ne sc livre |... | a une discussion sur la liberte. lui qui pourtant aime tant discourir sur les grands themes metaphysiques ». Per Nykrog, La pensee de Balzac dans la Comedie humaine, Copenhague: Munksgaard, 1965. p. 175. 9 Balzac. Modesle Mignon dans la Comedie humaine, Pleiade. I. pp. 408-409. 3 philosophies et theologiens de differentes epoques pour montrer I'importance de cette question dans les differents domaines de la vie morale et physique de I'individu et de la societe tout entiere.

Bien que la question du libre arbitre puisse sembler assez abstraite, il est difficile de nier sa signification pratique dans la vie personnelle et sociale de I'individu parce qu'elle traite non seulement un des problemes les plus importants de toute la societe moderne, le probleme de la liberte, mais aussi celui de la responsabilite qui se trouve au fond des rapports sociaux et personnels. Ce n'est pas seulement la question theorique du destin, de la fatalite et du hasard, mais c'est aussi la question tres concrete du controle des evenements, des desirs, des passions et des actions dans nos vies quotidiennes. De plus, c'est le probleme de la necessite et de la possibilite, le probleme du choix conscient et inconscient, le probleme de la comprehension de soi-meme et des rapports entre Phomme et Dieu, entre Phomme et la nature, entre Phomme et la societe.

Liberum arbitrium, traduit en francais comme « libre arbitre de la volonte » ou simplement « libre arbitre » est "le pouvoir de Phomme de se determiner, d'operer des choix par sa seule volonte".10 Toutefois, cette doctrine, signifiant la possibilite de penser et d'agir d'une facon independante, possede des implications differentes : religieuses, ethiques, psychologiques, philosophiques et scientifiques. Par exemple, dans les questions religieuses, le libre arbitre, niant que la Grace Divine soit la seule force capable de sauver Phomme, attribue a Phomme la possibilite de choisir entre le bien et le mal, entre la vertu et le vice, ce qui rend Phomme responsable de ses peches. Dans la philosophic, le libre arbitre suppose la possibilite de changer la vie, le caractere, le destin, le futur ou le present de Phomme; dans les questions psychologiques, il veut dire que Pesprit controle certaines actions du corps, et finalement dans la science, le libre arbitre suggere que les actions du corps, y compris celles du cerveau, ne sont pas completement determinees par des causes physiques.

10 Larous.se de la langue frangaise, Paris : Librairie Larousse. 1977. Toutefois, malgre toutes ces implications differentes, la question du libre arbitre est avant tout un probleme philosophique et theologique.11 En general, dans la philosophie, le concept de liberte s'oppose au determinisme.

Figure 1. Types du determinisme12

Determinisme Liberte

Determinisme Determinisme Inconditionnel Conditionnel (Fatalisme) (Le destin aveugle) (Tout a une cause)

Surdeterminisme Compatibilisme

(L'homme n'est pas libre, il est determine, (L'homme est libre et determine, le libre arbitre est une illusion) le libre arbitre et determinisme sont compatibles)

Tandis que le fataliste croit a une necessite absolue, c'est-a-dire a un determinisme inconditionnel, le deterministe proprement dit croit plutot au principe de causalite ou en d'autres termes, a un determinisme conditionnel.lj Un bon exemple du determinisme inconditionnel est \efatwn sloicum, la doctrine stoi'cienne du fatalisme selon laquelle

« Toutes choses ont lieu selon le destin ». 14

11 Mcmc les philosophies anciens avaicnl des idees opposees sur la question de la liberte. Comme l'ccril Ciceron : « II existail deux opinions sur lesquelles se partageaient les anciens philosophes, les uns pensant que tout se produit par le destin, en sorte que ce destin apportait la force de la necessite (Democrite, Heraelitc, r.mpedocle, Aristotc etaient de cet avis), les autres pour qui les mouvements volontaires de I'ame exislaicnt sans aueunc intervention du destin », Ciceron. Le Deslin. XVII. Elaboration personnelle. 13 Premierement. Ic fatalisme a etc prescnte dans la mylhologie comme un destin aveugle dont le role elait joue par les Parques et les Moires, les deesses qui guidaient les destins des gens et des dieux, et meme les plus puissanls dieux comme Jupiter ou Zeus devaient les obcir. Un des plus celebres mythes grecs qui a eu une cnormc influence sur la litterature et surtout sur la psychanalyse, le mylhe d'CEdipe un est un excellent exemple de Pimpossibilite d'echapper a un deslin inevitable. 14 « Si de toute eternile cette formule 'Tu gueriras de cette maladie" ful vraie, que tu appelles ou non le medecin, tu gueriras ; de meme si de toute eternite il ful faux de dire "Tu gueriras dc cette maladie", que tu appelles ou non Ic medecin, tu ne gueriras pas », Ciceron, Le Destin XIII. 5 Quant a la notion du determinisme conditionnel, au fond de cette doctrine se trouve le principe de causalite qui signifie que tout evenement a une cause. On distingue le surdeterminisme (hard determinism) et le determinisme partiel ou le compatibilisme (soft determinism). Selon les surdeterministes, si tout ce qui se passe a une cause, tout a du se passer, consequemment les gens ne peuvent pas etre libres. Les memes causes produisent les memes effets ce qui permet de predire ce qui va arriver et de comprendre ce qui s'est deja passe, c'est pourquoi il n'y pas de place pour le hasard dans ce systeme. Comme I'affirme

Laplace'^ dans son Essai philosophique sur les probabilile : « Nous devons envisager l'etat present de I'Univers comme I'effet de son etat anterieur, et comme la cause de celui qui va suivre ». Les surdeterministes expliquent que les etre humains sont determines, mais leurs actions leur semblent libres uniquement parce qu'ils ne connaissent pas les causes qui les determinent.16 C'est-a-dire, les surdeterministes croient que si nous pouvions remonter la chaTne de toutes les causes jusqu'a la cause fondamentale, nous decouvririons que tous nos desirs et tous nos choix sont causes par des facteurs preexistant en dehors de notre controle.

Tandis que les fatalistes 'modernes' tel que Diderot17 et les extremes deterministes tels que d'Holbach18 nient le libre arbitre, d'autres philosophes affirment que le libre arbitre est compatible avec le determinisme, c'est-a-dire que Paction peut etre determinee et libre en meme temps. Les compatibilistes, tels que Hobbes19 et Hume20 distinguent les actes forces et les actes libres, en soulignant qu'etre determine signifie etre cause, mais non pas predetermine ni predestine. En outre, les compatibilistes s'opposent aux deterministes dans la question de la definition des notions de « libre» et « determine ». Tandis que les deterministes

15 Pierre-Simon Laplace (1749-1827), mathcmaticien, astronome et physicien Iraneais particulicrement eelebre par son ouvragc Mecanique Celeste. 16 Spinoza, par exemple, en decrivant une telle illusion, ecrit que « telle est cette liberie humaine que tous les homines se vantent d'avoir, et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs desirs et ignorants des causes qui les determinent », Lettre 58, Spinoza a Schuller. 17 Dans la lettre a Landois dalee du 29 juin 1756, Diderot al'linne que « le mot liberie est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir d'etres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient a 1'ordre general, a ^organisation, a I'education et a la chaTne des evenements ». 18 Paul-Henri Thiry, baron d'Holbach (1723-1789), savant et philosophe materialiste Iraneais. 19 Thomas Hobbes (1588-1679), philosophe anglais. 20 David Hume (1711-1776), philosophe, economiste et historien eeossais. considerent « libre » tout ce qui n'est pas cause, les compatibilistes appellent « libre » une action qui est concertee avec le desir; selon eux, un homme est libre si ses actions sont uniquement causees par ses desirs et consequemment par son choix, mais il n'est pas libre si ses actions lui sont imposees par quelqu'un ou par quelque chose. Ainsi, pour Hobbes et

Hume, le libre arbitre et le determinisme peuvent coexister sans conflit. Par contre, le libertarianisine n'accepte pas une telle union de la liberte et du determinisme ; selon cette theorie Paction est libre si I'individu est lui-meme la seule cause de cette action et si cet individu a eu des choix alternatifs pour agir.

Figure 2. La taxonomie simplifiee des positions philosophiques les plus importnntes concernant le libre arbitre21

Determinisme

Alors que la question du libre arbitre occupe une place centrale dans la philosophic elle est encore plus importante pour la religion. Si la philosophic se pose le probleme de la liberte et du determinisme, la religion se pose le probleme de la correlation du libre arbitre

21 Elaboration pcrsonnelle, V. version originale . 7 avec la Grace Divine, qu'on peut aussi considerer comme le probleme des rapports entre

Dieu et I'homme. Tandis que les philosophes anciens voyaient surtout la question psychologique et morale ou les connaissances et la raison jouent le role primaire, les theologiens s'interessaient avant tout a la question du salut de Paine et du role de Dieu et de

I'homme dans ce salut. Bref, le libre arbitre releve du probleme suivant: si un Dieu tout-puissant et omniscient est present partout, voit tout, connait tout, y compris les actions passees et futures de I'homme, Pavenir doit etre fixe et nous ne pouvons le changer comme nous ne pouvons changer le passe. Consequemment, dans ce cas-la, les destins humains doivent etre predetermines et leur choix libre s'avere etre une illusion; un tel choix doit etre aussi determine pour que les gens choisissent le seul avenir qui les attend. Ainsi, une telle interpretation implique que Dieu n'a jamais donne de libre arbitre a ses creatures, et c'est pourquoi les gens ne peuvent pas etre responsables de leurs peches devant Dieu, ce qui a son tour nie Pidee du Jour du Jugement.22

Un des meilleurs exemples de la discussion theologique a ce sujet est la dispute entre

Saint Augustin et Pelage. Pelage affirme que « Tous sont gouvernes par leur volonte propre », mais Saint Augustin n'accepte pas une telle definition parce qu'il croit que

« affirmer 'que tous sont gouvernes par leur volonte propre'», veut dire « soutenir que Dieu ne gouverne personne»23 et que Phomine est Pegal de Dieu.24

Toutefois, I'exemple le plus brillant de cette polemique nous est offert par la discussion entre deux celebres theologiens de XVI siecle : Desire Erasme, qui soutient le

2~ De eetle contradiction nait une autre discussion cternelle parmi les theologiens : est-ce que le premier homme, Adam et sa femme live, out etc predestines a quitter le Paradis, ou Pont- ils fait par leur propre libre choix? 23 St. Augustin, Des actes du proces de Pelage. A Aurele, Eveque de Carthage. Oeuvres completes de St. August in. CVII1 (5). 24 Le probleme de cette polemique est la place de la Grace dans le salut de I'homme. Qu'est-ce qui est plus important et qui jouc le role principal : le libre arbitre de I'homme ou la Grace Divine? St. Augustin ne nie pas Ic libre arbitre, mais de craintc de diminuer la gloire de Dieu, il alTirme qu'alin que I'homme commence ii vouloir le bien, il taut que la Grace soil prescntc dans cet homme parce qu'il ne peut par ses propres forces ni la ire le bien, ni meme Ic vouloir. Bien qu'une telle affirmation melle en question la liberte de ehoisir entre le bien el le mal, entre Dieu et satan, Saint Augustin I'explique en affirmant que quand on defend le libre arbitre, il semble qu'on nie la Grace Divine, et quand on defend la Grace, il semble qu'on nie le libre arbitre. 8 libre arbitre, c'est-a-dire la responsabilite de l'homme devant Dieu concernant ses actes, et

Martin Luther, qui defend la predestination de l'homme et consequemment nie I'existence du libre arbitre. Cette querelle entre le libre et le serf arbitre met en jeu des opinions diametralement opposees. Selon Luther, le libre arbitre est une fiction ou un mot vide sans un objet concret: « tout ce que nous faisons, nous ne le faisons pas par libre arbitre, mais par pure necessite »25 et c'est pourquoi Dieu qui seul possede cette volonte libre, prevoit tout, predetermine tout et decide qui va etre sauve et qui va etre damne. Erasme, au contraire, croyant a la puissance du libre arbitre qui aide les homines a avancer vers le bien, affirme qu'il est impossible « d'aimer de tout son cceur un Dieu qui aurait fait un enfer brulant d'eternels tourments pour y punir ses mefaits sur des malheureux ».26

L'importance de ce dilemme philosophique et theologique pour Phumanite est assez evidente. II semble done logique de se poser la question immediatement consequents : quel est le role du concept de libre arbitre dans la litterature? Pourquoi nous est-il tellement important de connaitre Pattitude de Balzac envers cette doctrine et comment la reponse a cette question philosophique ou theologique pourrait-elle nous aider dans Panalyse litteraire de Part de Pecrivain?

Preimierement, il serait bien sur difficile de nier les rapports etroits entre la philosophic, la litterature et la theologie qui existent a des niveaux multiples. Saint Thomas d'Aquin, qui a bien souligne cette correlation, affirme que la seule difference entre la philosophic et la theologie est la methode qu'elles utilisent pour comprendre une meme notion de Dieu : tandis que la philosophie etudie d'abord Phomme pour comprendre Dieu, ecrit-il, la theologie parle de Dieu pour expliquer l'homme. En continuant en version contemporaine, nous pouvons sans doute mettre la litterature dans le meme rang des

25 Erasme, p. 471. 26 Ibid., p. 620. 'sciences' qui tachent de nous donner des reponses aux questions eternelles. Dans la plupart des cas, dans un ceuvre litteraire Peerivain exprime ses opinions, ses idees et ses reflexions, nous transmettant ainsi - explicitement ou implicitement - une forme d'apprehension et de comprehension du monde. C'est pourquoi, etant donne Pinteret de Balzac vers les secrets

« mystiques » de la vie humaine, il serait encore plus difficile d'imaginer Panalyse de ses oeuvres sans une approche philosophique ou meme theologique. En soulignant Pimportance d'une telle analyse, Margaret Hayward affirme que: « To the casual reader, belief or non belief in God would seem of little significance outside the realm of theology. It is, however, a most important point for anyone who tries to understand the development of Balzac's thought)).27

La pensee balzacienne, tant de fois discutee, provoque encore des conclusions opposees panni les critiques. Chacun a 'son' propre Balzac et chacun considere differemment le dualisme balzacien. Zola, par exemple, affirme que les theories de Balzac sont « un pele- mele inextricable ».28 Les uns le croient un athee, en affirmant que ses romans sont « ses messes d'athee »,29 les autres pensent qu'il est deiste30 ou materialiste. Bertault croit meme

« qu'il n'est pas possible d'enfermer le systeme religieux de Balzac dans une formule unitaire pour Pannexer a une ecole ».31 D'un cote Balzac semble etre un catholique ardent qui affirme dans son Avant-Propos de la Comedie humaine que « le Christianisme, et surtout le

Catholicisme [...], un systeme complet de repression des tendances depravees de Phomme, est le plus grand element d'Ordre Social » ;32 mais de Pautre cote, il s'interesse beaucoup a la physionomie, au magnetisme et aux sciences occultes. Les idees et les interets de Balzac semblent tellement disparates que meme a la fin d'un enorme travail Bertault n'arrive pas a

27 Margaret Hayward, "Balzac's Metaphysics in His Early Writings", The Modem Language Review, Vol. 69. No. 4. (Oct., 1974), p. 758. ~s Cite par Pierre Laubrict,./. 'intelligence de I'art chez Balzac. D'une esthetique balzacienne, Paris: Didier, 1961, p. 10. 29 Nicole Mozet, « Balzac, le XIXe siecle et la religion » dans Penser avec Balzac. Saint-Cvr-sur-Loire: C. Pirot. 2003, p. 55. 30 Nykrog, p. 164. 31 Philippe Bertault. Balzac el la religion, Paris : Boivin, 1942, p. 499. 32 Balzac, Avant-Propos, La Comedie humaine, p. 8. 10 classifier exactement la religion de Balzac, en l'appelant « un melange de protestantisme, de swedenborgisme [...] de martinisme, de mysticisme frelate et d'occultisme, empruntes a d'autres illumines dont il taisait parfois les noms ».33 Bertault fin it par appeler Balzac un protestant, mais « un protestant qui ne s'ignore pas » et pour qui le libre arbitre n'existe point.

Toutefois, Ferguson affirme que Balzac tout en ayant des idees scientifiques « a I'egard de la materialite des phenomenes mentaux », croit quand meme (quelque peu contradictoirement) a une ame spirituelle et au libre arbitre de I'homme.34

Par consequent, pour repondre a notre question sur la place du libre arbitre dans

I'eglise « mystique » de Balzac, nous devons donner la parole a Balzac lui-meme, en etudiant attentivement la vie de ses personnages. Dans son celebre Avant-Propos, I'ecrivain nous dit que

quand on voudra m'opposer a moi-meme, se trouvera-t-il qu'on aura mal interprets quelque ironie, ou bien Ton retorquera mal a propos contre moi le discours d'un de mes personnages.35

En d'autres termes, pour comprendre la signification du libre arbitre pour Balzac, nous devons etudier avant tout ses personnages : leur vie, leurs actions, leurs paroles et leurs passions.

Nous croyons que Illusions perdues, cette « oeuvre capitale dans 1'oeuvre [...] qui occupe le lieu central, coeur, sommet, carrefour [...] de I'immense systeme balzacien »36, sera le meilleur choix pour notre analyse. II est possible que le choix d'un des romans mystiques de Balzac tels que Seraphita ou soit plus justifie pour traiter la question theorique du libre arbitre, mais nous croyons que pour une analyse effective et reelle il nous faut, au contraire, un roman loin de tout le mysticisme et de toutes les doctrines philosophiques ou religieuses de Balzac. Pour connaTtre la veritable attitude d'une personne

33 Bertault, p. 499. 34 Muriel Ferguson, La volonte dans la Comedie humaine, Paris : Courville, 1935, p. 23. 35 Balzac, Avant-Propos, p. 8. 36 Preface. Illusions perdues, Actes du colloque des ler el 2 deccmbre 2003 organise par I'Universite Paris- Sorbonne et la Soeiete des etudes romantiques, edites par Jose-Luis Diaz et Andre Guyaux, p. 4. 11 envers sa religion, il est necessaire non seulement d'analyser son attitude abstraite envers la religion, mais aussi, et peut-etre surtout, d'examiner ses paroles et ses actions dans la vie quotidienne.

En outre, notre choix du roman est determine non seulement par le realisme des

Illusionsperdues, mais aussi par Pimportance de la question philosophique qui y est soulevee. Dans ce roman Balzac pose a ses lecteurs (et a lui-meme aussi) une des questions les plus problematiques de la litterature et de la philosophic : « D'ou vient cette puissance du vice ? Est-ce une force qui lui soit propre, ou vient-elle de la faiblesse humaine ? ».37

Autrement dit, qui est plus fort: le vice ou Phomme ? Toute la difficulte de cette question se manifeste dans le dualisme du roman dans lequel d'un cote, la vie du personnage principal,

Lucien Chardon, semble assez determinee, mais de Pautre cote, Pauteur cree plusieurs situations ou son personnage est place face a un choix. Pour expliquer un tel dualisme et pour decouvrir Pattitude de Balzac envers la question du libre arbitre nous allons d'abord mettre le roman en vis-a-vis avec deux doctrines theologiques qui representent des idees opposees, Du serf arbitre de Luther et Du libre arbitre d'Erasme, et ensuite avec la doctrine d'Emmanuel

Swedenborg qui s'approche peut-etre le plus de la position que Balzac considere comme sa

« religion »."

Finalement, dans la conclusion nous allons proposer quelques reflexions generales sur les rapports qui lient les ouvrages de Pesprit d'une facon intertextuelle, ainsi que sur la meilleure facon de les mettre en relation les uns avec les autres.

" C'est une question rhctoriquc posee par I'abbe Herrera a Lucien. p. 540. 38 Dans une de ses lettres a Madame Hanska Balzac ecrit: « Le svvedcnborgisme, qui n'est qu'une repetition, dans le sens chretien. d'anciennes idees. est ma religion, avec I'augmentation que j'y fa is de I'incomprehcnsibilite de Dieu». Lettre a Mme Hanska datee du 31mai 1837. 12

Chapitre I Balzac et Luther

1.1 Balzac fataliste ?

Ainsi, la volonte humaine est placee entre les deux, telle une bete de somme. Si c 'est Dieu qui la monle, elle veul alter et elle va la oil Dieu vent. [...J Si sat an la monle, elle veul aller el elle va la oil vent salan. Et il n 'est pas en son arbitrage de courir vers Vun ou 1 'autre de ces cavaliers ou de le chercher ; mais ce sont les cavaliers eux-memes qui se combattent pour s 'emparer d'elle el laposseder.39

Selon Luther, la volonte de l'homme ne saurait etre libre ; consequemment l'homme lui-meme ne peut pas choisir entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu. D'apres lui, la volonte absolue n'appartient qu'a Dieu seul, et c'est pourquoi l'homme comme sa creature n'est pas capable de posseder le meme pouvoir que son Createur. Ce n'est pas l'homme qui choisit entre Dieu ou satan, ce sont Dieu et satan qui se battent pour I'ame de l'homme. Etant sous la puissance d'un des cavaliers noirs, l'homme n'agit pas contre lui-meme, comme si quelqu'un le forfait a faire quelque chose ; il fait le mal parce qu'il veut le faire, « il le fait spontanement » ; cependant, il n'a pas le pouvoir de changer la volonte qui le force a agir ainsi, parce que c'est le cavalier qui le fait vouloir.40 Mais si ce sont I'Esprit et la Grace de

Dieu qui possedent l'ame de l'homme, la volonte de l'hoinme lui fait vouloir le bien et faire le bien, meme si auparavant cette ame voulait et faisait le mal. Ainsi rien ne depend du choix de l'homme, mais de celui qui possede son ame. Quand le cavalier noir le prend, il fait le mal ; et quand le cavalier blanc le reprend, il fait le bien, mais l'homme lui-meme n'est ni bon, ni mauvais et ne peut vouloir librement ni le bien, ni le mal.

Nous voyons tres bien qu'une telle interpretation de I'absence de la volonte humaine

Luther, Du serf arbitre, texte etabli, presente. traduit et note par Georges Lagarrigue, Paris : Gallimard. 2001, p. 120. 40 Par ailleurs, Luther affirme que si Phomme essaie de resisler a cette volonte. elle se renforce encore, mais ne disparait pas. 13 et du pouvoir des forces exferieures sur I'ame humaine implique l'idee fataliste de l'impossibilite de I'homme de controler sa vie. Maintenant, essayons de decider si un tel point de vue convient a Balzac et s'il le reflete dans son oeuvre. II parait que, dans Illusions perdues, Lucien, qui selon l'auteur n'est ni mauvais, ni bon, et qui peut aller « du mal au bien, du bien au mal avec une egale facilite », incarne bien « la bete de somme » de Luther

(55). Bien que les deux cavaliers, Dieu et satan, ne soient pas visibles, il est facile de voir leurs representants sur la terre, apparaissant sous le masque des etres humains qui entourent

Lucien.41 En etudiant la vie du jeune poete, nous ne pouvons ignorer le role de 1'influence du milieu et des personnes qu'il rencontre pendant sa vie. 11 semble que tout ce qui l'entoure, le milieu provincial et parisien, sa famille, ses mattresses, ses amis ou ses collegues, tout cela faconne sa volonte, son caractere, et consequemment, determine ses actions. C'est pourquoi nous avons I'impression que tout ce qu'il fait ou desire est cause par l'influence de quelque personnage, de quelque impression ou de quelque evenement externe.

Premierement, nous ne pouvons negliger l'influence de la famille de Lucien qui gate

« cet enfant » et tache de faire tout le possible pour le rendre heureux sans effort. Des

Penfance, le pere eleve Lucien « dans l'esperance » de sa destinee brillante ; apres sa mort, la mere et la soeur soutiennent ce beau reve en donnant a Lucien tout ce qu'elles ont de meilieur.

Toutefois, leur amour vers « ce bel ange » a des consequences negatives :

L'exclusive tendresse de sa mere et de sa soeur, le devouement de David, 1'habitude qu'il avait de se voir I'objet des efforts secrets de ces trois etres, lui donnaient les vices de I'enfant de famille, engendraient en lui cet egoi'sme qui devore le noble, et que madame de Bargeton caressait en I'incitant a oublier ses obligations envers sa soeur, sa mere et David (62).

En effet, malgre leur amour sincere la mere et la sceur developpent en Lucien un egoi'sme extreme dont elles deviendront plus tard les victimes. Lucien, un enfant 'na'i'f, croit aux louanges de ses proches qui lui promettent un avenir brillant et se met a se considerer comme

Parfois, ces personnages peuvent inearner ecs cavaliers, par Ibis, ils sont sculement utilises par les cavaliers comme des intermcdiaircs. 14 un etre superieur. Ainsi, la famille de Lucien a prepare un terrain favorable pour les graines jetees plus tard par Madame de Bargeton.

Evidemment, Louise, qui devient «l'arbitre de ses destinees », a aussi une grande

influence sur Lucien (101). Sa soif de poesie et de litterature, permet a Lucien de penetrer

dans le chateau de la « reine » d'Angouleme qui lui promet la gloire du genie. En proposant a

Lucien I'aide de la marquise d'Espard et la bienveillance du roi, Louise promet d'arranger

pour lui une vie de poete et de lui faire « une oasis » ou il pourrait vivre et travailler. S'etant

emparee de Tame de Lucien comme le cavalier noir, AnaYs tache de lui inspirer les idees qui

vont le guider dans sa vie future de grand homme a Paris. En voulant qu'il oublie ses nobles

« prejuges », elle lui enseigne les lois egoi'stes des « homines de genie » :

A l'entendre, les homines de genie n'avaient ni freres ni soeurs, ni peres ni meres ; les grandes oeuvres qu'ils devaient edifier leur imposaient un apparent egoi'sme, en les obligeant de tout sacrifier a leur grandeur. [...] Le genie ne relevait que de lui-meine ; il etait seul juge de ses moyens, car lui seul connaissait la fin : il devait done se mettre au-dessus des lois, appele qu'il etait a les refaire ; d'ailleurs, qui s'empare de son siecle peut tout prendre, tout risquer, car tout est a lui. (52)

Lucien apprend tres bien cette lecon et suit toutes ces regies : il n'existe pour lui ni soeur, ni

mere, ni ami s'il s'agit de son propre bonheur. 11 ne pense qu'a lui-meme et s'adresse a sa

famille seulement s'il a besoin d'argent. II les sacrifie a son succes et a sa gloire. Tous les

moyens sont bons pour atteindre le but, et les lois n'existent pas pour ce « genie ».

Comme le serpent tentateur Louise fait mordre a Lucien « la pomme du luxe

aristocratique et de la gloire » ; elle met sous ses yeux tous les avantages de la haute societe

qui pourrait donner a Lucien une vie luxueuse. Elle lui offre la puissance, le pouvoir, la

richesse, la superiority, la gloire, en lui montrant la haute societe comme « le seul theatre sur

lequel il devait se tenir » (52). Tout son discours est plein de mots tentateurs : la haute

societe, la cour, « les grands personnages, les ministres, les ambassadeurs, les pairs les plus

influents, des gens riches ou celebres » (120). Paris, la capitale du monde ! Voila le mot le

plus seduisant pour Lucien. Louise le decrit comme le symbole de son succes et de son talent 15 ou « mille occasions de fortune » attendent Lucien. Elle lui promet qu'il sera « haut place », celebre et riche. Et Lucien, facilement influence par ces promesses d'un « Eldorado » parisien se voit deja « le roi » de ce monde et s'y precipite comme « un papillon aux bougies » (46).

Toutefois, I'influence du cavalier blanc s'oppose a celle de Madame de Bargeton.

Bien que Louise reveille chez Lucien la soif de la belle vie, « la froide raison de David » essaie de la calmer. II est certain que Madame de Bargeton, ses soirees, sa societe agissent beaucoup sur Lucien « que son caractere portait a ecouter les premieres impressions » (63).

En voyant bien I'influence de Louise sur Lucien, David s'inquiete qu'elle ne lui fasse

« perdre le gout du travail, apres avoir developpe chez lui le gout du luxe, le mepris de [leur] vie sobre, l'amour des jouissances, son penchant a I'oisivete, cette debauche des ames poetiques » et il tache done de lutter contre cette influence destructive (87). Nous avons ainsi deux cavaliers aux deux cotes de Lucien : David, avec sa froide raison et AnaYs - la tentatrice qui triomphe dans ce premier combat. II est tres interessant de voir la transformation des idees de Lucien, qui apres avoir ecoute Louise se met de son cote, mais apres avoir vu David, commence a apprecier la vie simple et noble de son ami. « Une telle mobilite de son caractere » se manifeste dans plusieurs situations ; par exemple, ayant quitte la soiree chez

Madame de Bargeton, Lucien est plein de projets ambitieux : « il se promettait de tout sacrifier pour demeurer dans la haute societe », mais apres avoir parle a David, qui « se mit a peindre avec une eloquence douce le bonheur qui les attendait tous les quatre » dans la maison renouvelee, les sentiments de Lucien reviennent vers « la vie pure, travailleuse et bourgeoise qu'il avait menee ; il la vit embellie et sans soucis. Le bruit du monde aristocratique s'eloigna de plus en plus » (86, 97). Malheureusement, I'influence de Louise est plus forte que celle de David ; c'est pourquoi Lucien suit sa cavaliere a Paris. La lutte entre David et Louise pour son ame est finie, Lucien lui-meme avoue que sa propre volonte n'existe plus et qu'elle appartient maintenant a Louise : « Songe que je suis un enfant, que je me suis abandonne tout entier a ta chere volonte » (133). 16 Cependant, Paris change tout. Cette vii le represente elle-meme un cavalier (noir ou blanc ?) qui peut s'emparer de Fame de tout jeune homme qui s'y dirige. Le pouvoir de madame de Bargeton s'y affaiblit; mais, si selon Luther, la volonte humaine n'est point libre, quelqu'un doit occuper cette place vacante. L'ame de Lucien ne peut rester sans maitre, parce que « la mobilite de son caractere le pouss[e] promptement a desirer cette haute protection »

(152). Paris, sa grandeur, sa richesse, ses boutiques, ses homines a la mode, ses jolies femmes, ses manieres fines, tout ce luxe etourdit le jeune poete ; la ville devient son nouveau cavalier, qui oblige la volonte de Lucien a suivre les lois parisiennes. Bien que le cavalier soit change, les tentations restent les memes : la gloire, le pouvoir, Fargent.

Et pourtant, ce cavalier, apres avoir joue avec Lucien, le quitte aussi. La haute societe parisienne rejette Lucien et le jeune poete se retrouve dans le quartier Latin, le quartier des etudiants ou il rencontre son nouveau cavalier blanc, un nouvel ami, dont l'influence change encore une fois la volonte du jeune poete : Lucien medite, etudie, lit et travaille a son roman, en menant une vie « innocente et pure » (167). Comme Louise autrefois, d'Arthez donne de nouvelles lecons a Lucien ; mais, cette fois-ci, ce sont des conseils du cavalier blanc. Selon d'Arthez, les qualites les plus importantes pour tout homme de genie, ce sont la patience et le travail : « On ne peut pas etre grand homme a bon marche » (178).42 Nous voyons done bien que la lecon du cavalier blanc est tout a fait differente de celle des cavaliers noirs ; et Lucien se met a suivre sans hesitations ie nouveau chemin sous la guidance de son cavalier: « le poete ne discuta pas les conseils de Daniel, il les suivit a la lettre » (181).

Lucien vit dans la meme misere, mais suivant l'exemple de son ami, il n'ose pas se plaindre. 11 semble que Lucien oublie les regies de Mine de Bargeton, qui n'est plus son idole, et commence une veritable nouvelle vie. Tous ses « prejuges » deja etouffes par Louise reviennent et il veut apprecier de nouveau la vie simple mais noble de son ami David. Lucien

42 En plus. d'Arthez explique a Lucien qu'il faut etre pret non seulemcnt a la lutte et aux souHrances, mais egalcment a toute sortc d'expression des vices humains : « a la calomnie, a la trahison. a rinjustiee des rivaux ; aux effronteries, aux ruses, a I'aprete du commerce » (179). 17 trouve sa nouvelle « oasis » ou son nouveau modele, Daniel, remplit toute sa vie:

il s'attacha comme une maladie chronique a d'Arthez, il alia le chercher pour se rendre a la bibliotheque, il se promena pres de lui au Luxembourg par les belles journees, il I'accompagna tous les soirs jusque dans sa pauvre chambre, apres avoir dine pres de lui chez Flicoteaux, enfin il se serra contre lui comme un soldat se pressait sur son voisin dans les plaines glacees de la Russie (182).

La description presentee par Balzac de I'influence de d'Arthez sur Lucien montre que ce jeune poete provincial ne peut vivre sans son cavalier - un cavalier quelconque. Cependant, il taut remarquer que le narrateur compare cette affection avec une maladie chronique, ce que nous pourrions interpreter comme l'incapacite de Lucien de quitter d'une facon independante le cavalier qu'il suit, tout comme il est impossible de se debarrasser d'une maladie chronique sans I'aide d'un medecin. Lucien admet lui-meme cette faiblesse, on I'absence de sa volonte ; en s'adressant a ses amis de Cenacle, il affirme qu'il est faible et qu'il lui manque des « reins et des epaules a soutenir Paris, a lutter avec courage » (192). Lucien va done suivre son cavalier blanc jusqu'au moment oil un autre cavalier noir prendra possession de son ame.

Le cavalier noir ne se fait pas attendre. Cette fois-ci, ce sera le cavalier noir sous le masque du monde du journalisme. Un des premiers cavaliers de ce monde rencontre par

Lucien est Etienne Lousteau. Bien que son role dans la vie de Lucien soit assez ambigu

(chose dont nous parlerons plus tard), il est evident que son influence remplace celle de d'Arthez : « la bonhomie de camarade [...] toucha Lucien tout aussi vivement qu'il Pavait ete naguere a la meme place par la parole grave et serieuse de d'Arthez » (212). Lousteau propose a Lucien de le faire entrer dans le monde de ses reves et de lui faire faire la connaissance d'un des « rois » de ce monde. Lucien, ebloui par ces promesses, suit Lousteau dans une des boutiques de libraire aux Galeries de Bois ou il fait la connaissance du « Sultan de la librairie », Dauriat, et d'un autre cavalier noir, Finot, qui joueront un role important dans la vie du jeune homme (224).

Dans ce monde des maisons d'edition, Lucien se sent perdu, il n'est plus sous

I'influence de son cavalier blanc d'Arthez, mais, en meme temps, il n'est pas encore tombe 18 sous I'influence d'un autre cavalier:

Involontairement, Lucien perdait de sa propre valeur, son courage faiblissait, il entrevoyait quelle etait I'influence de ce Dauriat sur sa destinee et il en attendait impatiemment I'apparition. (228)

Lucien a toujours besoin de quelque guide, surtout d'un guide qui pourrait lui montrer comment atteindre I'avenir brillant promis au jeune poete des I'enfance par ses proches. Tous les cavaliers qui menent Lucien dans sa vie, lui enseignent leurs propres regies de vie ; c'est pourquoi Lousteau apprend a Lucien a vivre et a reussir dans le monde du journalisme dans lequel Lucien est sur le point d'entrer. Ses lecons rappellent bien celles de Madame de

Bargeton. Les deux mondes, celui de la haute societe et celui du monde litteraire, suivent les memes regies ; c'est pourquoi ils utilisent les memes tentations pour s'emparer de Fame du jeune poete. Ce sont encore les tentations par la possession, le plaisir, le pouvoir et la gloire.

Lousteau presente a Lucien sa future vie de journaliste, en lui promettant de I'argent, des diners fins, de billets gratuits aux spectacles et la societe des belles actrices :

Vous vous ferez avec votre plume quatre mille francs par an [...] vous aurez vos entrees dans les coulisses [...] vous serez accable d'invitations, de parties avec les actrices ; vous serez courtise par leurs amants ; vous ne dinerez chez Flicoteaux qu'aux jours ou vous n'auriez pas trente sous dans votre poche, ni pas un diner en ville (244).

Dans les paroles de Lousteau nous reconnaissons les tentations preparees par le demon a

Christ, la superiorite et la gloire : « vous etes a la veille de devenir une des cent personnes privilegiees qui imposent des opinions a la France » (244). Lousteau propose a Lucien la puissance des dieux de maudire et de tuer par la plume, de manipuler les gens, de les rendre « humble et soumis ». De plus, Lousteau explique a Lucien comment, grace a ce pouvoir, il pourra vendre son roman et ses Marguerites a un bon prix. En presentant ces benefices du metier de journaliste, Etienne souligne que le seul moyen d'obtenir « un immense avenir, c'est d'obeir « aveuglement » (245). Si Finot dit d'attaquer, il faut attaquer; s'il dit de tuer, il faut tuer. Ainsi, le cavalier noir remplace le cavalier blanc : « Le

Cenacle, ce ciel de l'intelligence noble, dut succomber sous une tentation si complete » (267). 19 En ecoutant toutes ces « maximes vraies du machiavelisme parisien », Lucien devient de plus en plus « captif, sujet et esclave »43 de la volonte de son cavalier: « le ton leger, brillant de son nouvel ami, la maniere dont il traitait la vie [...] agissait sur Lucien a son insu » (285). 11 commence a vouloir tout ce que son cavalier I'oblige a vouloir : « il avait deja soif des plaisirs parisiens, il aimait la vie facile, abondante et magnifique » (286).

Malheureusement, dans ce nouveau monde, les cavaliers noirs sont assez nombreux, et chacun d'entre eux veut exploiter Lucien. Lousteau croit « avoir des droits » sur lui. Finot, que les journalistes, eux-memes comparent avec un cavalier (« te voila a cheval sur nous et sur les autres »), lui aussi, il tache de s'emparer du jeune poete en trouvant en lui « une mine a exploiter » (297, 292).

Cependant, non seulement le desir de gloire, de puissance et d'argent penetrent-ils dans le cceur de Lucien, le sentiment de haine et de vengeance les accompagnent aussi.

Lucien veut se venger contre Louise, le baron du Chatelet et ceux qui se moquaient du poete provincial. Quand Dauriat refuse d'imprimer les Marguerites de Lucien, Lousteau donne a son ami des lecons de vengeance litteraire que celui-ci apprend avec une application etonnante. Lucien est un bon eleve, il veut ressembler a ses cavaliers, il les remercie meme de lui faire adorer « la fatale puissance de la Presse » (312). Lucien, ressemblant a une « bete de somme » de Luther, suit tous les conseils de ses 'amis' journalistes, bien qu'ils soient parfois diametralement opposes. Lousteau lui dit d'ecrire un article contre le livre de Nathan, Lucien

I'ecoute tres attentivement, s'impregne de tous ses conseils et quelques jours apres il cree un petit chef-d'oeuvre qui lui apporte trois mille francs ; mais, quand Lousteau dit a Lucien d'ecrire des eloges pour le meme livre, Lucien suit les nouvelles regies. II semble qu'il suit,

I'un apres I'autre, des cavaliers differents, etant incapable de choisir son propre chemin.44

Lucien devient un vrai journal iste, sa vie de boheme comporte des diners, des

Luther, p. 131. En ecoutant les deux critiques contradictoires proposees par Lousteau et par Blondet, Lucien accepte les deux. 20 dejeuners, des soirees, du theatre, des jeux, du plaisir, des orgies et de l'argent facile.

« Comme la plupart des journalistes, Lucien vecut au jour le jour » (334). Toutefois, la vie insouciante des journalistes n'est pas settlement pleine d'ivresse, mais aussi de dettes. Suivant l'exemple de ses collegues journalistes qui depensent l'argent sans penser a I'avenir, Lucien adopte aussi « la jurisprudence plaisante des viveurs sur les dettes » qui lui ont prouve « que ses dettes seraient Paiguillon d'or avec lequel il piquerait les chevaux atteles au char de sa fortune » (346, 348). Ainsi, la volonte de Lucien appartient completement au journalisme, il porte des attaques avec la meme facilite qu'il ecrit des eloges, il est pret a utiliser Lousteau de la meme maniere que celui-ci est pret a utiliser le jeune poete. De plus, les cavaliers de la haute societe aimeraient aussi s'emparer de la volonte de Lucien et ils y reussissent assez bien. Le due de Rhetore parvient a seduire le jeune poete par les tentations deja bien connues, celles de la puissance et de la superiorite que le nom a particule « de Rubempre » pourrait apporter a Lucien.

Pourtant, le cavalier le plus important dans la vie de Lucien est sans doute l'abbe

Carlos Herrera. C'est lui qui s'empare definitivement de I'ame de Lucien, en devenant son maitre ultime et « fatal ». II demande a Lucien de devenir son soldat et de lui obeir « comme une femme obeit a son mari, comme un enfant obeit a sa mere » (549). Generalement, chaque cavalier presente ses regies du jeu ; quant a l'abbe Herrera, les siennes ne se distinguent pas trop des 'lois' de la haute societe et du monde de journalistes, mais elles sont simplement presentees plus ouvertement:

Ne voyez dans les homines et surtout dans les femmes que des instruments ; mais ne le leur laissez pas voir. Adorez comme Dieu meme celui qui, place plus haut que vous, peut vous etre utile, et ne le quittez pas qu'il n'ait paye tres cher votre servilite. Dans le commerce du monde, soyez enfin apre comme le juif et bas comme lui : faites pour la puissance tout ce qu'il fait pour l'argent. Mais aussi n'ayez pas plus de souci de I'homme tombe que s'il n'avait jamais existe. (543)

La volonte de Lucien est done de nouveau soumise a la volonte de son cavalier. Le narrateur souligne plusieurs fois la disposition de la volonte de Lucien a suivre les tentations proposees. L'abbe Herrera n'est pas tres original dans cette question, il propose a Lucien les 21 memes joies que tous les autres cavaliers noirs - I'argent et le pouvoir:

Je vous maintiendrai, moi, d'une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets neanmoins une vie de plaisirs, d'honneurs, de fetes continuelles [...]. Jamais I'argent ne vous manquera [...]. Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbe dans la boue des fondations, j'assurerai le brillant edifice de votre fortune. (549)

Lucien, « ebloui » par le nouveau futur plein d'or et de plaisir, va appartenir a Pabbe

« comme la creature est au createur, comme, dans les contes de fees, I'Afrite est au genie, comme I'icoglan est au Sultan, comme le corps est a fame ! » (549). Comme le souligne A.

Allemand, « Lucien n'est plus qu'une ame passive qui se laisse entrainer par le demon qui le tente. II se livre a Pabbe Herrera qui s'empare de lui comme s'il s'agissait d'un objet ».43

Ainsi nous pouvons constater que Lucien tombe sous I'influence de chaque nouveau personnage qu'il rencontre sur son chemin. II semble que cet « etre fatale » suit le modele lutherien et comme une « bete de somme » veut ce que son cavalier lui fait vouloir et « va ou le cavalier veut ».46 Lucien se trouve constamment sous I'influence du milieu qui Pentoure ; selon C. Affron, « this world is truly one of the major forces in La Comedie humaine, and

Balzac often personalizes it by putting it in direct opposition to the protagonist ».47 Dans cette influence du monde nous retrouvons non seulement le concept lutherien sur la veulerie humaine, mais aussi la manifestation de la passion balzacienne pour le magnetisme animal.

M. Ferguson, qui souligne le rapport entre la conception balzacienne de la volonte comme force physique et les phenomenes magnetiques, affirme que Balzac croyait que

la volonte pouvait, par un mouvement tout contractile de Petre interieur, s'amasser; puis, par un autre mouvement, etre projetee au dehors, et meme etre confiee a des objets materiels. Ainsi la force entiere d'un homme devait avoir la propriete de reagir sur les autres, et de penetrer d'une essence etrangere a la leur.48

Selon M. Ferguson, Balzac considerait le pouvoir magnetique comme une force par laquelle

« Petre qui en est doue peut soumettre a son entiere volonte d'autres personnes ».49

En presentant le modele balzacien du mecanisme de I'influence magnetique, Ferguson

43 Andre Allemand, Unite el structure de I'univers balzacien, Paris: Plon. 1965. p. 225. 46 Luther, p. 181. 47 Charles AITron, Patterns of Failure in la Comedie humaine. New Haven : Yale University Press, 1966, p. 81. 48 Ferguson, p. 100. 49 IbicL, p. 101. 22 explique que

Celui qui magnetise spirituellement, veut d'habitude s'emparer de ia volonte de celui qu'il magnetise, il cherche a le soumettre a sa puissance. [...] La volonte la plus forte est celle qui peut faire faire aux autres ce qu'ils ne veulent pas faire. [...] Quand un homme magnetise son semblable il insuffle sa vie spirituelle dans un organisme de meme nature que le sien et lui communique ainsi un nouveau principe d'activite.50

II est etonnant de constater comment une telle interpretation du pouvoir magnetique rappelle la doctrine lutherienne ; ses cavaliers blancs et noirs semblent magnetiser Fame de l'homme en s'emparant de sa volonte. Tout cavalier rencontre par Lucien tache d'« insuffler sa vie spirituelle » et communique toujours « un nouveau principe d'activite ». L'abbe

Herrera, qui « possede ce pouvoir magnetique et l'exerce jusqu'a l'absolu »^ est sans doute le meilleur exemple de la volonte dominante qui selon Luther et Balzac peut s'emparer de la

52 volonte humaine.

M Ibid., p. 189. 51 Ibid., p. 189. 5" Ferguson affirme que le pouvoir magnetique peut se transmettre par la main ou par la voix. mais surtout par le regard, « ce regard magnetique. ce rayon charge d'ame, par lequel I'aire qui en est doue peul soumettre a son entiere volonte d'autres personnes », p.189. Dans Le Pere Goriol, possede « un regard magnetique » qui est compare a « un rayon dc soleil » et avec « un jet de volonte », p. 262. 23 1.2 Balzac surdeterministe ?

N'ai-je pas une destinee a accomplir ?53

Une autre theorie lutherienne qui explique pourquoi le libre arbitre n'existe pas est basee sur I'idee de la predestination. Selon cette theorie Dieu seul choisit les destins de ses creatures ; c'est-a-dire que tout homme, meme avant sa naissance, a deja un chemin qu'il doit suivre et que toute sa vie depend de ce choix inexplicable de Dieu. D'apres Luther, le

Seigneur accorde ses dons ou, quand et a qui il veut et tout est « un don de 1'Esprit et non

I'ceuvre de notre fonction ».54 Cette idee de predestination est aussi expliquee dans Du serf arbitre de Luther par la theorie de I'election, selon laquelle tous les homines se partagent en elus de Dieu d'un cote, qui seront sauves au paradis, et de l'autre, en reprouves, qui seront envoyes a l'enfer. C'est pourquoi selon Luther I'homme peut etre sauve par la Grace seule

(sola gratia) et par la foi seule (sola fide).55 Luther affirme que Dieu a choisi, des le debut des temps, ceux a qui il accorderait le salut et ceux qu'aucun choix fait dans leur vie ne pourrait sauver:

Mais les elus et les hommes pieux seront corriges par I'Esprit saint, les autres periront sans avoir ete corriges. [...] Qui pourra croire, dis-tu, qu'il est aime par Dieu ? Je reponds : Aucun parmi les hommes ne le croira ni ne pourra le croire ; mais les elus le croiront et les autres, ne le croyant pas, periront, en s'indignant et en blasphemant [...] Toutefois, dans le meme temps, par ces memes dogmes s'ouvre pour les elus et les homines pieux la 'porte' qui conduit a la justice, 1'entree du ciel et le chemin vers Dieu.56

11 est ainsi possible d'affirmer que la theorie lutherienne represente en quelque sorte les idees surdeterministes, selon lesquelles tout dans la vie de I'homme est determine par des causes exterieures ; c'est-a-dire, tout ce que la nature ou Dieu donne a I'homme au moment de sa naissance et tout ce qui ne depend pas de I'homme lui-meme (le lieu de naissance, ses parents, ses traits physiques et meme son nom) determine sa destinee. Est-ce que ce point de

53 Question rhetorique posee par Lucien. Les Illusions perdues p. 123. 54 Luther, p. 67. 55 Par la foi qu'iIs seront sauves parce qu'ils sont des elus. 56 Luther, p. 120. 24 vue surdeterministe est proche de Balzac ?

Le titre meme du roman, Illusions perdues, semble cacher I'idee de 1'impossibilite de la realisation des reves qui ne concordent pas avec notre chemin predetermine. Du premier coup d'ceil il semble done que la question de la predestination y occupe une place centrale.

Malgre I'importance apparente du hasard et des circonstances dans la vie des personnages, leurs destins sont 'annonces' des les premieres pages et c'est pourquoi les lecteurs ont

I'impression que le narrateur leur dise : « Regardez ce jeune poete de province, c'est un etre fatal dont le destin est predetermine ». 11 parait done que par I'histoire de Lucien Balzac presente I'idee surdeterministe selon laquelle la vie de l'homme est determinee par les evenements qui ne dependent pas de son libre choix.

Dans Illusions perdues nous retrouvons plusieurs expressions ou le narrateur nous parle des dons de la nature, qui rend ses creatures riches ou pauvres, nobles ou paysans, vertueux ou mechants : « doue du talent », « doue d'une voix melodieuse », « doue de cette tournure extraordinaire », « doues de facultes eminentes », « douee d'une belle ame », « doue d'une charmante figure », « doue d'un esprit entreprenant », etc. De plus, il y a aussi beaucoup de phrases qui accentuent le role determinant de la naissance de l'homme : « des homines nes grands », « l'homme bien ne », « ne poete », « ne journaliste », « ne riche », « ne pour devenir inventeur », « ne pour etre celebre ». II semble done que Lucien, 'doue' d'un talent de poete, est 'predestine' a echouer. En utilisant vingt-cinq fois le mot 'fatal', le narrateur nous presente Lucien, cet « etre fatal », avec une « fatalite imprimee sur le front », ce jeune poete dont le « fatal emploi de I'esprit » devient « une sorte de maladie » pour sa famille. La vie de Lucien est pleine de « fatales journees », de « fatales circonstances » et de « fatals introducteurs dans le monde litteraire » ;57 Lucien lui-meme avoue qu'il est « I'etre fatal de

[sa] famille, et finalement meme sa mere declare que son « pauvre fils sera toujours fatal »

C'est Lousteau, qui est nomine « le fatal introducteur » de Lucien, mais nous avons aussi beaucoup d'autres 'introducteurs' tels que Finot ou Merlin. 25 (532, 569). II semble ainsi que Lucien est predetermine a ces fatalites, comme les autres personnages sont predetermines a des destinees riches ou pauvres, belles ou aventureuses, grandes ou nobles. Chacun a son don qui ne depend que du choix de Dieu.58

II est assez evident que chaque ecrivain est le Dieu du monde imaginaire represents dans ses oeuvres. C'est elle ou lui qui fixe les destins de ses personnages et c'est elle ou lui qui determine les actions de ceux-ci. Toutefois, nous remarquons que dans Illusions perdues il y a meme trop de predestination, la predestination est partout: dans les portraits physiques, dans les noms et dans les paroles des personnages. Nous pourrions expliquer plusieurs

"predictions" de 1'avenir faites dans et par le texte balzacien par un procede litteraire qu'Alexander Gerschenkron appelle ironiquement « a merry egg hunt ».59 II est possible que

Balzac 'cache' la fin du roman, comme des ceufs de Paques, et apres 'fasse semblant' de la decouvrir. Une telle interpretation est assez vraisemblable, mais en comparant Illusions perdues aux autres romans de Balzac ou celui-ci presente aussi de semblables histoires de jeunes gens ambitieux comme Lucien (Raphael de Valentin dans ,

Rastignac dans Le Pere Goriol), nous n'avons trouve nulle part autant de predictions qu'il y en a dans Illusions Perdues, un roman qui semble partant incarner d'une facon particulierement puissante I'idee lutherienne selon laquelle rien ne depend du libre arbitre de

I'homme.

1.2. 1. Le determinisme du portrait balzacien

II parait que les destins de la plupart des personnages du roman sont souvent determines par une chaine d'evenements exterieurs qui ne dependent ni de leur choix

58 Selon l'ecrivain, par exenrple, avoir un don de haute naissance signifie posseder « une science sucee avec le lait ou transmise par le sang », c'est-a-dire, avoir le don de haute naissance veut dire etre elu. La nature a doue Lucien d'une certaine elegance de formes, alors que David en manque : « Toutes ces grandes petites ehoses manquaient a David, tandis que la nature en avait doue son ami. Gentilhomme par sa mere, Lucien avail jusqu'au pied haut courbc du Franc ; tandis que David Sechard avait les picds plats du Welche et Pencolure de son pere le pressier » (55). 59Alexander Gerschenkron, "Notes on Doctor Zhivago" dans Modern Philology. Vol. 58, No. 3. (Feb.. 1961). p. 343. 26 ni de leurs possibilities. Par exemple, « le hasard » fait du vieux Sechard - ouvrier qui ne sait ni lire ni ecrire - un entrepreneur de Pimprimerie. De meme, le destin du pere de Lucien rappelle aussi celui d'un homme predestine a suivre le chemin choisi pour lui par quelqu'un d'autre.60 C'est la Nature qui Pa fait chimiste, et c'est le hasard qui Pa amene a Angouleme.

Des circonstances differentes et « des evenements bizarres » changent souvent la vie des personnages, tels que M. du Chatelet ou Mme de Bargeton.61 C'est encore « le hasard » qui

« fit rencontrer les deux amis », et il semble que c'est le hasard qui aide Lucien a penetrer dans le monde du journalisme.62

Toutefois, il est evident que dans le roman, le hasard, considere comme un jeu de des, ne peut exister. Meme tout ce qui semble hasardeux, comme la rencontre de Lucien avec

Pabbe Herrera, doit etre soigneusement choisi par son createur; le lecteur comprend tres bien qu'une telle 'co'i'ncidence' est bien preparee par le createur du roman, par ce 'dieu-romancier' qui « se promene incognito ».63 C'est Balzac, dieu de son monde imaginaire, qui determine les destins de ses personnages. Cependant, Pecrivain non seulement determine le destin, mais aussi il Pannonce des le debut du roman de telle maniere que les futurs evenements confirment constamment ces predictions. Comme le souligne C. Affron :

The lugubrious assortment of fates that awaits Lucien is prefigured in his initial portrait, in which Balzac presents a character so easily molded and recreated that the permutations it goes through, in over a thousand pages of text, are not in the least bit incredible.. ..Balzac does not give the reader a chance to mistake his intention, as cautiously explains the curse of Lucien's beauty.64

Quant au meilleur moyen d'annoncer le destin du protagoniste, Pecrivain le trouve dans les descriptions de ses personnages, dans lesquelles non seulement il decrit leurs traits

« La nature avail I'ait un chimiste de monsieur Chardon le pere, et le hasard I'avait ctabli pharmacien a Angouleme. La mort le surprit au milieu des preparatifs necessites par une lucrative decouverte a la recherche de laquelle il avait consume plusieurs annees » (2 1). 61 Par exemple, « des circonstances assez rares au Ibnd des provinces avaicnt inspire |a Mme de Bargeton] le gout de la musique et de la litterature » (34). 62 Etienne Lousteau, qui croit aussi que « tout est hasard », souligne Pimportance de cette chance dans la vie dc Lucien : « Le hasard I'ait pour vous en un jour un miracle que j'ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez a en diseuter les moyens ? » (243). 6j C'est Albert Einstein qui a dit que « Le hasard. c'est Dieu qui se promene incognito ». 64 Affron, pp. 79-81. 27 physiques et moraux, mais il 'decouvre' aussi leur passe et leur avenir.

L'influence de la physiognomonie sur Balzac est bien connue et ce n'est pas 'par hasard' que Pecrivain mentionne dans son Avanl Propos les noms de Lavater63 et de

Buffon.66 L 'Art de connailre les homines par la physionomie de Lavater, tres a la mode au

XIX siecle, a sans doute inspire plusieurs oeuvres de Balzac. Selon Lavater, la physiognomonie est « le talent de connattre Pinterieur de Phomme par son exterieur, d'apercevoir par certains indices naturels ce qui ne frappe pas immediatement les sens ».67 Le

principe essentiel de cette 'science' est base sur Pobservation de Papparence physique et

surtout du visage humain ; une telle analyse permet de dechiffrer non seulement le caractere de Phomme, ses moeurs et ses passions, mais encore son passe et son avenir. Bien que

Pecrivain ne suive pas toutes les regies presentees par Lavater, en utilisant souvent la

physiognomonie « selon ses besoins »,68 nous retrouvons quand meme dans les descriptions detaillees du corps et du visage de ses personnages plusieurs types d'observations

physionomiques.69 Bien que la physiognomonie zoologique70 et ethnologique soit assez bien

illustree dans Illusions perdues, nous pouvons affirmer que ce sont la physiognomonie

anatomique et sa veine occultiste qui incarnent le mieux le determinisme balzacien.

03 .lohann Kaspar Lavater ou Gaspard Lavater (1741-1801). theologien Suisse et ecrivain de langue allemande. 66 Georges-Louis Lcclerc, comte de Buffon (1707-1788), naturalisle, mathematicien, biologiste, cosmologiste et ecrivain francais. 67 .lohann Gaspard Lavater, /. 'Art de connailre les homines par la physionomie, Paris : Dcpelalbl. 1820, p. 223. 68 lahsin Yucel constate que « les signcs physionomiques balzaciens constituent bien un systeme qui, on le voit, a ses articulations et ses lois propres ». T. Yucel. Figures el messages dans la Comedie humaine, Paris: Manic, 1972, p. 19. 69 Regine Borderie distingue plusieurs veines de la physiognomonie retrouvees dans les oeuvres balzaciens : naturalisle, zoologique, ethnologique, humorale, anatomique el astronomique. Regine Borderie, Balzac, Peinlre de Corps. La Comedie humaine ou le sens du detail, Paris: SEDES, 2002. p. 38. 70 Les traits de la physiognomonie zoologique, basec sur les relations entre Pimagc d'animal el le visage humain, sont relrouves dans plusieurs comparaisons du caractere des personnages du roman avec des animaux differcnts. Les journalistes sont compares avec des loups ou avec « des chiens se disputant une proic »; plusieurs membres de la haute societe sont nommes des lions ou des tigres, Toutefois, nous retrouvons aussi dans ces comparaisons la prediction du destin des personnages. Comme souligne Borderie, « les metaphores animales, dans la veine zoologique de la physiognomonie, sont elles-memes volontiers annonciatrices », p. 155. Par exemple, Lucien et David sont nommes les deux «jeunes cygnes auxquels la vie de province n'avait pas encore coupe les ailcs » (30). Une telle comparison presuppose les disillusions de deux jeunes amis plcins d:espoir et d'ambition. D'apres un autre exemple, propose par Borderie, « la reference a des prcdaleurs (oiseaux, tigres...) bien sur prepare a des violences, a des injustices [...], les yeux dc Carlos Herrera dans son portrait, compares a ceux d'un "tigre', posent la question de 'moutons' et d'agneau'. Ainsi, la comparaison des mains des journalistes avec « des grilles » qui dorment releve aussi la question de leur future victime. 28 Au fond de cette physiognomonie, qui cherche des liens entre, d'un cote, les traits moraux de I'homme, et de l'autre cote les formes de son corps et les couleurs de son visage, se trouve le principe essentiel du determinisme de l'effet a la cause. En dechiffrant des signes particuliers, le physionomiste tache de tirer des conclusions sur le caractere de 1'individu a partir de ses traits anatomiques. Generalement, ce type de physiognomonie se base sur plusieurs caracteristiques. Selon Borderie, ce sont les caracteristiques du sexe, des ages et de diverses parties du corps et du visage.71 Quant a la veine occultiste, en jouant aussi un role tres important dans les portraits balzaciens, elle permet de lire le passe et I'avenir d'une personne d'apres son visage.72

Le meilleur exemple de l'influence de la physiognomonie sur les portraits balzaciens se manifeste dans la description physique de deux poetes, ou l'ecrivain nous demontre

Pinterdependance du monde moral et du monde physique, et ou la description « devient

Pinterpretation non d'une emotion actuelle mais d'une personnalite et d'un destin » :7j

David avait les formes que donne la nature aux etres destines a de grandes luttes, eclatantes ou secretes. Son large buste etait flanque par des fortes epaules en harmonie avec la plenitude de toutes les formes. Son visage, brun de ton, colore, gras, supporte par un gros cou, enveloppe d'une abondante foret de cheveux noirs, ressemblait au premier abord a celui des chanoines chantes par Boileau ; mais un second examen vous revelait dans les sillons des levres epaisses, dans la fossette du menton, dans la tournure d'un nez carre, fendu par un meplat tourmente, dans les yeux surtout ! le feu continu d'un unique amour, la sagacite du penseur, I'ardente melancolie d'un esprit qui pouvait embrasser les deux extremites de I'horizon, en en penetrant toutes les sinuosites, et qui se degoutait facilement des jouissances tout ideales en y portant les clartes de l'analyse. Si Ton devinait dans cette face les eclairs du genie qui s'elance, on voyait aussi les cendres aupres du volcan ; l'esperance s'y eteignait dans un profond sentiment du neant social ou la naissance obscure et le defaut de fortune maintiennent tant d'esprits superieurs. Aupres du pauvre imprimeur, a qui son etat, quoique si voisin de l'intelligence, donnait des nausees, aupres de ce Silene lourdement appuye sur lui- meme qui buvait a longs traits dans la coupe de la science et de la poesie, en s'enivrant •

" Les elements le plus souvent utilises sont le crane, le front, les yeux, les sourcils, le menton, la bouche, les levres, les dents, le nez. les cheveux, les mains et la taille. Scion Lavater, par exemple, le front est le miroir de Lintelligence ; le nez et les joues, le miroir de la vie morale et sensible de Fhomme ; la bouche et le menton, le miroir dc la vie animale ; et les yeux sont, bien sur, le miroir de Lame. 11 Borderie al'firme que Balzac « exploile cette vision de la personne, sur des fondcmenls, semble-l-il, physiques et psyehologiqucs, parlbis astrologiques, plutot que Chretiens ; de la en particulier la possibilite d'anticiper, a partir de la description des trails innes dc son corps, la suite de I'histoire d'un personnage, ou de deduire a partir de lui son passe », p. 195. " Borderie, p. 201. 29 afin d'oublier les malheurs de la vie de province, Lucien se tenait dans la pose gracieuse trouvee par les sculpteurs pour le Bacchus indien (26).

Dans cette description nous reperons deux types de determinisme qui sont etroitement lies : le determinisme « scientiflque » et le determinisme astrologique. Dans un des chapitres de son livre consacre au probleme du personnage determine, Regine Borderie afflrme que

« la notion de la predestination se trouve au cceur de la physionomie » et le portrait balzacien confirme bien cette affirmation.74 Comme le souligne T. Yucel, dans le monde balzacien l'apparence physique du personnage revele « I'etre profond, l'histoire intime, la destinee de

I'homme a qui il appartient »,75 c'est pourquoi le portrait n'est pas seulement une analyse physionomique, il revele aussi a la fois le present et le passe.

Tout d'abord, dans la description physique de David nous decouvrons son caractere : en analysant les singularites des levres, du menton, du nez et surtout des yeux de David,

Balzac tire la conclusion que David possede un esprit de penseur superieur. De plus, Balzac souligne que la Nature a donne a David de fortes epaules, le visage brun, un gros cou, parce que celles-ci sont les formes que « donne la nature aux etres destines a de grandes luttes »

(26). En d'autres termes, nous pouvons affirmer que dans les formes physiques de David le narrateur trouve la prediction de son destin : dans ses yeux - le feu continu d'un unique amour, qui signifie son amour infini envers sa femme, Eve; dans le visage - les eclairs du genie qui predisent I'invention de David et les cendres aupres du volcan qui suggerent le destin de cette invention.

En outre, bien que la description physique de David et de Lucien nous presente deux personnes absolument differentes, la comparaison de David avec Silene, et de Lucien avec

Bacchus, accentue la correlation de leurs destins. Cette comparaison est assez prodigieuse, parce que David deviendra pour Lucien vraiment un precepteur et "un pere" qui fait tout le possible et I'impossible pour son bonheur. Maintenant considerons le portrait de Julien :

74 Ibid., p. 195. 75 Yucel, p. 17. 30 Son visage avait la distinction des lignes de la beaute antique : c'etait un front et un nez grecs, la blancheur veloutee des femmes, des yeux noirs tant ils etaient bleus, des yeux pleins d'amour, et dont le blanc le disputait en fraicheur a celui d'un enfant. Ces beaux yeux etaient surmontes de sourcils comme traces par un pinceau chinois et bordes de longs cils chatains. Le long des joues brillait un duvet soyeux dont la couleur s'harmoniait a celle d'une blonde chevelure naturellement bouclee. Une suavite divine respirait dans ses tempes d'un blanc dore. Une incomparable noblesse etait empreinte dans son menton court, releve sans brusquerie. Le sourire des anges trist.es errait sur ses levres de corail rehaussees par de belles dents. II avait les mains de l'homme bien ne, des mains elegantes, a un signe desquelles les homines devaient obeir et que les femmes aiment a baiser. Lucien etait mince et de tailie moyenne. A voir ses pieds, un homme aurait ete d'autant plus tente de le prendre pour une jeune fllie deguisee, que, semblable a la plupart des homines fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformees comme celles d'une femme. Cet indice, rarement trompeur, etait vrai chez Lucien, que la pente de son esprit remuant amenait souvent, quand il analysait l'etat actuel de la societe, sur le terrain de la depravation particuliere aux diplomates qui croient que le succes est la justification de tous les moyens, quelque honteux qu'ils soient (27).76

La premiere chose qui saute aux yeux c'est bien sur la beaute feminine de Lucien : c'est

P image d'une jeune fille avec de beaux yeux, de longs cils, des mains elegantes, des levres de corail, de belles dents, une belle peau blanche et des cheveux boucles. Autrement dit, Lucien est beau comme une femme, mais il est aussi faible comme une femme.77

En outre, dans les formes feminines de Lucien, Balzac trouve une autre prediction de son futur que nous voyons dans « le sourire des anges tristes » (supra, ligne 8). Pour decrypter cette image, nous devons d'abord comprendre de quels anges il s'agit: des anges du mal ou du bien ? Si ce sont les anges du bien, ils doivent etre tristes en voyant la future chute de Lucien ; mais, dans ce cas-la, les anges de Dieu ne souriraient pas. C'est pourquoi, il serait plus logique de supposer qu'il s'agit des anges noirs, qui sont tristes parce qu'ils sont rejetes du ciel et qui sourient parce qu'ils voient le futur pacte de Lucien avec Pabbe Herrera.

De plus, les formes feminines de Lucien annoncent aussi cette rencontre fatale avec Pabbe

Herrera et leurs relations « au moins tendanciellement homosexuelles » ;78 la faiblesse et la feminite de Lucien semblent etre creees pour se reunir avec la force masculine de Pabbe

' C'est moi qui souligne. 77 Selon Ronald Barthcs, «dire d'un garcon qu'il est beau, suffit deja a le leminiser, le situe dans le camp des femmes », .S'/Z Paris : Seuil, 1970, p. 44. 78 Borderie. p. 196. 31 Herrera, car « la nature femelle de Rubempre est en effet toute disposed a accueillir la male puissance de Jacques Collin ».79 Par ailleurs, la derniere phrase de cette description nous presente une nouvelle prediction : les hanches de Lucien, semblables a celles d'une femme, ne sont pas seulement un signe de faiblesse ou de manque de moralite. 11 s'agit encore d'une prediction de I'avenir de Lucien qui, a Paris utilisera tous les moyens, quelque honteux qu'ils soient, pour obtenir le succes. Selon R. Borderie

le sourire des anges tristes » qui « errait sur ses levres » prefigure une chute a laquelle [Lucien] semble predestine. L'essentiel est programme. Ainsi, lorsque le jeune homme se detourne du vertueux Cenacle, rencontre a Paris tout comme le groupe des journalistes, le lecteur n'est pas plus surpris de son parcours.80

Ainsi, comme le souligne C. Affron, « Lucien has not yet failed, but Balzac has given a variety of signs indicating that he will in the future ».81

Par ailleurs, les idees surdeterministes se manifestent aussi dans les noms des personnages. Dans le roman, le nom n'a pas seulement une fonction indicative; parfois, il joue aussi un role predeterminant. Selon une des sciences occultes, la numerologie, le nom et la date de naissance crednt aussi un nombre magique qui determine le caractere et le destin de

I'homme. Quant a Balzac, Ferguson souligne que :

A la base de la pensed scientifique de Balzac il y avait une mystique des nombres a laquelle sont lies des principes generaux de l'explication du monde. Ces principes servaient de fondement a tous les developpements ulterieurs, soit de cosmologie, soit de psychologie.82

Nomen est omen, cette affirmation est confirmee par les paroles de Balzac qui semble croire a une correspondance immuable entre notre nom et notre destin :

Examinez encore ce nom : Z. Marcas! Toute la vie de I'homme est dans I'assemblage fantastique de ces sept lettres. Sept! Le plus significatif des nombres cabalistiques. L'homme est mort a trente-cinq ans. Ainsi sa vie a ete composed de sept lustres.83

La meme tendance se trouve dans les noms de Mme de Bargeton. Dans le roman elle est appelee NaTs par Lucien et Louise par les autres. Ses deux prenoms determinent son double

" Allemand, p. 230. 80 Ibid., p. 196. 81 Ibid., p. 80. 82 Ferguson, p. 86. 83 Cite par Marline St Pierre, « Le bruit des noms » dans Etudesfrcmqaises, Vol 23, n. 3 (hiver 1987). 32 role dans la vie de Lucien. NaTs, derive du prenom Anai's, signifie la grace, tandis que le prenom Louise se traduit comme « combat » ou « la gloire ». Au debut du roman, Lucien considere NaTs comme la grace qui va lui ouvrir les portes de la grande ville et qui va lui apporter la gloire; mais, finalement, Louise a combattu Lucien, c'est Louise qui revient a

Angouleme couverte de gloire, tandis que Lucien se cache entre deux paquets dans la meme caleche.

Le prenom Eve a aussi plusieurs fonctions dans le roman. Tout d'abord, le prenom de la sceur de Lucien, Eve Chardon, est choisi par Balzac pour deux raisons : premierement, pour rendre un hommage a madame Hanska, et deuxiemement ce prenom, selon A. M.

Baron, « connote le paradis de la jeunesse innocente et des illusions de Lucien ».84 En outre, la maitresse de Lucien, Coralie, est aussi nominee « Eve des coulisses »; mais, dans ce cas-la, ce prenom incarne plutot Eve tentatrice. Une telle interpretation cache la prediction de

['expulsion de Lucien-Adam et de Coralie-Eve de leur paradis imaginaire parisien.

Dans Illusions Perdues nous retrouvons, finalement et surtout, la predestination du nom chez les personnages principaux, Lucien et David. 11 semble que dans leurs noms

I'auteur nous laisse prevoir leurs caracteres et leurs futurs destins. Le nom de Lucien, nous rappelant sans doute le nom de I'ange noir, Luci-fer, predit la chute de Lucien du ciel de Paris et sa rencontre avec Pabbe Herrera. De plus, le nom de famille de Lucien Chardon et celui de son ami David Seehard ne sont pas choisis au hasard : la premiere partie du nom Chardon - chard- est en meme temps la deuxieme partie du nom Seehard.83 Une telle « coincidence »

(superposition) peut avoir plusieurs significations : premierement, elle predit Pinter- dependance profonde des destins de deux poetes, ce qui nie bien sur le hasard de leur

Anne- Marie Baron, « L'intertexle biblique de P Illusions perdues » dans Illusions perdues. Actes du colloque des 1CI et 2 decernbre 2003 organise par PUniversite Paris-Sorbonne et la Societe des etudes romantiques, edites par Jose-Luis Diaz, et Andre Guyaux. pp. 12-13. 85 Isabelle Tournier, dans son article « Traces, traces et trajets des noms propres : la strategic onomastiquc d 'Illusionsperdues », en soulignant le symbolisme du double nom de deux amis affirme que « le roman s'empare de Phomme entier et le rend responsable ou le prisonnier de son nom ». p. 246. 33 rencontre. Ces quelques lettres predisent les « destinees confondues »86 des deux amis. David sauve Lucien « d'un de ces partis extremes auxquels on se decide a vingt ans » quand on n'a point d'argent, et lui donne du travail avec quarante francs par mois (23). Puis, David tombe amoureux de la sceur de Lucien, Eve Chardon, et la famille de son ami devient la sienne.

David aide constamment son ami et finalement cette aide devient une des causes de sa mine.

De I'autre cote, cette interdependance des noms peut aussi indiquer « les similitudes de leurs destinees » (23). Ces noms paronymes soulignent plusieurs points communs entre les deux amis de college. Ce sont de jeunes gens de province « egalement » pauvres qui « possedaient cette haute intelligence qui met I'homme de plain-pied avec toutes les sommites, et [pourtant] se voyaientjet.es au fond de la societe » (23). lis possedent le meme amour vers la poesie bien qu'ils y soient arrives « par une pente differente ». En meme temps, ils ont le meme interet pour la science, et ni I'un ni I'autre ne sont des hommes « actifs et industrieux » qui puissent gerer une imprimerie.87 Les deux amis ont de beaux reves, mais tous les deux perdront leurs illusions.

1.2.2. La predestination de Lucien

Toutefois, non seulement les descriptions physiques et les noms des personnages presentent leur futur destin, mais aussi les personnages eux-memes predisent la destinee des autres. Si tout est predetermine, tout peut etre theoriquement predit. Dans la plupart des cas, c'est le destin de Lucien qui est I'objet des predictions. La premiere prophetie est prononcee par le meilleurami de Lucien : « Au boeuf I'agriculture patiente, a I'oiseau la vie insouciante.

Je serai le boeuf, Lucien sera l'aigle », dit David qui travaillera pour que Julien puisse

86 « Depuis environ trois ans, les deux amis avaient done eonfondu leurs destinees... » (28). 87 Mircille Labourel prescnte cette rcssemblance de deux amis comme « double aspect d'un meme individu, autoportrail de Balzac », « Mephislopheles et I'Androgyne. Les figures du pacte dans 'Illusions perdues » dans L 'Annee liahacienne, 1996, p. 212. 8S Le rapport du nom avec Ic destin est aussi ires bien prescnte par le nom double dc Lucien, qui, portant Ic nom de son pere Chardon, desire rccevoir le droit de se nommer par le noble nom de sa mere de Rubempre. Anne- Marie Baron explique que Lucien « ayant le sentiment d'une malediction pesant sur sa personne et sur sa famille, se condamne lui-mcmc comme indigne et desire a la Ibis une metamorphose radicale de son etre, commcneant par celle de son nom ». A. M. Baron, « L'intertexte biblique d'lllusions perdues », p. 16. 34 depenser l'argent (27). En bon Silene, laid peut-etre mais tres sage, David prevoit le destin de

Julien en disant a sa mere et a sa sceur:

Je le connais ! 11 est de nature a aimer les recoltes sans le travail. Les devoirs de societe lui devoreront son temps, [...] ; il aime a briller, le monde irritera ses desirs qu'aucune somme ne pourra satisfaire, il depensera de l'argent et n'en gagnera pas ; (99).

Grace a son amour fraternel pour Lucien, David prevoit le futur de son ami, il le decrit pas a pas. David prevoit la rupture avec Mme de Bargeton : « Tot ou tard cette femme abandonnera notre cher frere » ; il predit le probleme financier: « aucune somme ne pourra satisfaire » son ami qui depensera tout (87-88). De plus, David voit bien que Lucien n'acceptera pas la pauvrete et le travail, en preferant l'argent empoisonne du joumalisme. Bien que la sceur de

Lucien croie que sa fortune est dans le beau monde, David predit que son ami y trouvera « sa perte ». En prevoyant I'avenir de Lucien, David tache de faire tout son possible pour le sauver, il lui envoie deux mille francs, mais dans son coeur il predit: « Je connais Lucien, il perdra la tete, et fera des sottises » (190).

En outre, David n'est pas seulement prescient pour les autres, il prevoit egalement son propre destin : « si je suis capable de decouvrir une mine d'or, je suis singulierement inhabile a l'exploiter » (88). Cette prediction se realisera exactement comme il le prevoit: David decouvrira le secret du papier, mais, malheureusement, il sera incapable de l'exploiter. Eve, elle confirme aussi les predictions de son mari. Pendant leur premiere conversation, David predit que grace a son « genie de I'economie, [a] la patiente attention du vrai commercant »

Eve sauvera leur famille.89

Les membres du Cenacle predisent aussi I'avenir de Lucien : sa trahison de d'Arthez, ses vengeances faites par la plume de joumaliste et meme son union avec « un esprit

89 En outre, non seulement David predit le destin de Lucien, le narrateur lui-meme fait allusion a la chute « fatale » dc Lucien. Dans la description gcncralc du sort des jeunes gens nai'fs et ambitieux qui, sans connaitre les lois des relations soeialcs, cherchent a Paris la gloire et le succes, el ne trouvenl que la deception, nous reeonnaissons le destin de notre personnage : « ils arrivenl nus, ehauves, depouilles, sans valeur ni fortune, au moment ou, comme de vieilles coquettes el dc vieux haillons, le Monde les laisse a la porte d'un salon el au coin d'une borne » (105). 35 diabolique ». Michel Chrestien, dont le nom et le prenom sont assez symboliques pour le role d'un prophete, affirme que les membres du Cenacle sont prevoyants et qu'ils craignent de voir Lucien « un jour preferant les joies d'une petite vengeance aux joies de [leur] pure atnitie » (191). Comme Jesus Christ, qui predit la trahison par un de ses apotres, Leon Giraud, a son tour, predit aussi la trahison de Lucien : « Avant que le coq ait chante trois fois, [...] cet homme aura trahi la cause du Travail pour celle de la Paresse et des vices de Paris » (191).

Finalement, ses amis predisent la fin de sa carriere de journaliste ou il trouvera sa tombe. En realite, Lucien y trouve meme deux tombes, celle de son talent (pour ne rien dire de sa purete...) et celle de sa maitresse, Coralie. Le verdict final du destin de Lucien, entrevu par ses amis, se realisera completement:

Tu ne resisterais pas a la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes. Tu serais si enchante d'exercer le pouvoir, d'avoir droit de vie et de mort sur les oeuvres de la pensee, que tu serais journaliste en deux mois. Journaliste, tu ne penserais pas plus a nous que la fi I le d'Opera brillante, adoree, ne pense, dans sa voiture doublee de soie, a son village, a ses vaches, a ses sabots. Tu ne te refuserais jamais a un trait d'esprit, dut-il faire pleurer ton ami (193).

Tres bientot, Lucien entrera dans le monde du journalisme, il y sentira la puissance de sa plume, qu'il utilisera dans ses propres interets ; il quittera le Cenacle et ecrira une critique sur le roman le plus recent de d'Arthez. Les memes predictions funestes resonnent dans la bouche de Lousteau, qui, bien qu'il appartienne aussi au journalisme, previent Lucien en deerivant son futur:

vos Marguerites resteront chastement pliees comme vous les tenez : elles n'ecloront jamais au soleil [...] Vous vous melerez forcement a d'horribles luttes, d'oeuvre a oeuvre, d'homme a homme, de parti a parti, ou il faut se battre systematiquement pour ne pas etre abandonne par les siens (207).

En outre, Lousteau predit le desenchantement de Lucien cause par les obstacles qu'il trouvera sur son chemin vers le succes et par la lutte constante et pas toujours noble qu'il devra mener pour reussir: « Ces combats ignobles desenchantent Fame, depravent le coeur et fatiguent en pure perte (207).

Meme ceux qui voient Lucien pour la premiere fois lui predisent un avenir sinistre 36 en qualite de journaliste. Pendant la soiree chez Florine, Claude Vignon esquisse Pavenir du jeune poete :

il entrera dans quelques-uns de ces mauvais lieux de la pensee appeles journaux, il y jettera ses plus belles idees, il y dessechera son cerveau, il y corrompra son ame, il y commettra ces lachetes anonymes qui, dans la guerre des idees, remplacent les stratagemes, les pillages, les incendies, les revirements de bord dans la guerre des condottieri. Quand il aura, lui, comme mille autres, depense quelque beau genie au profit des actionnaires, ces marchands de poison le laisseront mourir de faim s'il a soif, et de soif s'il a faim. (266).

On retrouve la derniere prediction dans la lettre d'un autre vrai ami de Lucien, d'Arthez. En ecrivant a Eve, il predit la perte de Lucien :

Votre frere est dans une voie ou il se perdra [...] Lucien sacrifiera toujours le meilleur de ses amis au plaisir de montrer son esprit. II signerait volontiers demain un pacte avec le demon, si ce pacte lui donnait pour quelques annees une vie brillante et luxueuse. [...] A chaque nouvelle seduction, votre frere ne verra, comme aujourd'hui, que les plaisirs du moment. Rassurez-vous, Lucien n'ira jamais jusqu'au crime, il n'en aurait pas la force ; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir partage les dangers [...] II se meprisera lui-meme, il se repentira ; mais, la necessite revenant, il recommencerait, car la volonte lui manque » (429).

Dans les paroles de d'Arthez, nous trouverons le verbe qui semble expliquer Pinevitabilite du destin du jeune poete ; c'est le verbe 'devoir' : «je I'aurai volontairement oublie, non pas tant a cause de ce qu'il a deja fait que de ce qu'il doit faire ». II parait que, par ce verbe, d'Arthez confirme la predestination de Lucien, annoncee au debut du roman : Lucien ne fait que ce qu'il est oblige de faire.90

Une telle prediction nous presente un bon exemple du determinisme scientifique, developpe precisement a Pepoque de Balzac, dont le principe essentiel se fonde sur la theorie de la cause a I'effet. Ce determinisme permet de transformer la science en systeme predictif.

Si les memes causes produisent les memes effets, en connaissant les causes il est possible de deerire le passe, comme Pavenir, au moyen du seul calcul. Par exemple, selon la theorie de

90 Eric Bordas, dans son article « Present et future narratifs et meladiscursifs dans la prose balzacienne ». affirme que : « la periphrasc devoir + infinitif. (a la place de allcr + inllnitif. tout aussi correcte) annonce, par ce qui est done une prolepse verbale, un proces presente comme inevitable (...) La particularite de cette tournure est de jouer d'une simple valeur d'annonce anticipatrice et d'un constat fataliste qui presente les choses comme soumises a une forme de destin transcendant .... ». Par exemple dans la phrase « Etienne avait (...) prepare pour Lucien un piege horrible ou cet enfant devait se prendre et suecomber » le verbe devoir presente « la fatalite d'un avenir ». Illusions perdues. Paris: Presses de I'Universile de Paris-Sorbonne, 2004. p. 79. 37 Laplace, si nous connaissions les lois dont la Nature est faite et la position exacte de chaque objet, nous pourrions prevoir exactement ce qu'il adviendra de I'etat de I'univers dans le futur. Lousteau predit a Lucien que celui-ci aura le meme destin que lui-meme, parce qu'il voit en Lucien les memes traits qu'il possedait avant d'entrer dans le monde de journalisme :

« Je me vois en vous comme j'etais, et je suis sur que vous serez, dans un ou deux ans, comme je suis » (210). Lousteau voit en Lucien le meme desir de gloire, la meme naivete, le meme probleme d'argent et la meme question : « Ou, comment et par quoi gagner [mon] pain ». Les deux ambitieux sont venus a Paris avec une petite somme d'argent fournie par la famille, les deux I'ont tres vite depensee, les deux ont ecrit un roman qui ne leur a apporte ni argent ni gloire ; les deux ont done decide que le seul moyen de parvenir etait le journalisme.

En voyant une telle ressemblance, les memes donnees de depart, Lousteau 'fait son calcul' selon lequel, Lucien, s'il choisissait le journalisme, ne pourra que devenir, un jour, un autre

Lousteau. Et ... les chiffres de Lousteau concordent !

Ainsi, apres avoir fait une analyse comparative du roman et des principes essentiels de la doctrine lutherienne, nous pouvons tirer la conclusion que plusieurs predictions du destin de Lucien, retrouvees non seulement dans les paroles des personnages mais aussi dans la description physique91 et meme dans le prenom du jeune poete, rappellent les elements du concept lutherien de Selection et de la predestination. En outre, la doctrine balzacienne sur les effets de la volonte, basee a son tour sur la theorie de Mesmer92 sur le magnetisme animal, ressemble aux affirmations de Luther, qui presente la volonte humaine soumise a celle plus puissante de son cavalier. Le langage de Balzac est different de celui de Luther, mais I'idee du magnetisme offre une metaphore scientifique (bien sur, de la science du debut du 19 ieme siecle) parfaitement capable d'offrir a la predestination lutherienne I'outil concret necessaire pour se manifested La « somme » dont Lucien a ete rendu la « bete » par Balzac, est, done, a

" II est necessaire d'ajouter que Lavater, dont ^influence sur les descriptions balzaciennes a etc menlionnec plus haut. etait aussi pasteur protestant comme Luther. ... Pure coincidence ? 92 Frederic-Antoine Mesmer (1734-1815), medecin allemand, fondalcur de la theorie du magnetisme animal. 38 tous les egards, effectivement tres onereuse. Luther s'en rejouirait. 39 Chapitre II Balzac et Erasme

J'aiplace devant loi le chemin de la vie et le chemin de la mort. Choisis ce qui est bien, et progresses-y [Dl 30 : 19]. Que pouvail-on dire de plus clair ? Dieu monlre ce qui est bien, ce qui est mal; if en monlre le sal aire different, la mart et la vie ; quant a la liberie de choisir, il la laisse a I 'homme.9j

Pour mieux comprendre le point de vue de Balzac sur la question du libre arbitre, nous allons maintenant comparer quelques passages du roman avec les idees principals d'Erasme presentees dans sa Diatribe. En soulignant la difficulte de la definition de la notion du libre arbitre, Erasme traite cette question avec une grande precaution. Bien qu'il accepte les theories qui soutiennent l'existence du libre arbitre, ses conclusions ne sont pas categoriques : d'un cote, il n'affinne pas que Phomme possede le pouvoir de changer sa vie, mais de Pautre cote, il ne met pas Phomme completement entre les mains de la Providence

Divine. En choisissant une voie moyenne, il admet la possibilite que Phomme fasse un choix moral, en considerant la Providence comme une force qui peut le stimuler et le proteger. Au contraire de Luther, Erasme croit que c'est l'homme qui choisit entre le bien et le mal; toutefois, Erasme affirme qu'il est impossible pour Phomme d'atteindre le 'cieP sans 1'aide de la Divine Providence. Autrement dit, l'homme est capable de choisir le chemin vers Dieu, meme s'il est « enveloppe dans le peche », mais ni sa volonte, ni ses efforts ne sont efficaces sans cette aide-la.94 Chez Erasme il n'y a pas d' « elu » a priori; selon lui, Dieu veut que tout le monde soit sauve. C'est pourquoi Erasme croit que dans la vie de chaque homme il y a des moments ou la Providence Divine lui offre la chance de se detourner du chemin du mal, mais c'est a Phomme de faire ce choix final. Ainsi, selon le concept d'Erasme, Dieu reste le plus puissant, mais Phomme possede aussi, non pas la pouvoir de changer les evenements, mais, au moins, la possibilite de faire un choix moral. Selon la definition d'Erasme le libre arbitre

93 Erasme, p. 492. 94 « La grace est la cause principalc - la volonte, cause secondaire, ne pouvant rien sans la principalc », Erasme, Diatribe, p. 549. 40 est « la force de la volonte humaine, telle que par elle I'homme puisse s'attacher aux choses qui conduisent au salut eternel ou se detourner de celles-ci ».9i

En croyant au libre arbitre, Erasme soutient aussi la responsabilite de I'homme devant

Dieu concernant ses propres actes. De plus, Erasme affirme que si I'homme ne possede pas de libre arbitre, si tout est deja predetermine, I'homme perd I'espoir et toute aspiration au changement moral ou physique. Ainsi, Erasme souligne I'importance pratique de la question du libre arbitre, la question de la responsabilite et du progres de I'homme.

De meme, si le libre arbitre est necessaire pour le perfectionnement moral, Balzac qui affirme qu'il « croit aux progres de I'homme sur lui-meme »,96 ne doit pas non plus nier le role de la volonte libre. Dans son Avant-Propos, Balzac, qui se definit lui-meme comme un

« enregistreur du bien et du mal », souligne que le but de sa Comedie humaine est non seulement de presenter« I'histoire du cceur humain » et de faire « l'inventaire des vices et des vertus », mais aussi de montrer que « les actions blamables, les fautes, les crimes, depuis les plus legers jusqu'aux plus graves, y trouvent toujours leur punition humaine ou divine, eclatante ou secrete ».97 Ainsi, si Balzac souligne le probleme de la responsabilite et s*il veut montrer le contraste entre le vice et la vertu, il doit du meme coup accepter la possibility du choix libre de I'homme entre le bien et le mal. Consequemment, dans son ceuvre, Balzac doit mettre ses personnages devant un choix (dans un sens, plus theorique que reel, puisque les personnages du roman ne sont pas des personnes reelles) ou, au moins, il doit creer les circonstances dans lesquelles ses personnages se trouveraient devant un choix (il ne serait pas possible de punir quelqu'un pour son crime, s'il n'en etait pas responsable).

En comparant le roman avec la doctrine d'Erasme, nous pouvons y trouver plusieurs episodes qui confirment l'existence de la possibility du libre choix. Dans Phypothese d'un

95 Ibid., p. 480. 96 Balzac, Avant-Propos, la Comedie humaine, Paris : Pleiadc, 1951, p. 12. 97 Ibid., p. I 1. 41 autre destin possible pour le personnage, dans le portrait instantane de Balzac, dans plusieurs oppositions entre le bien et le mal, dans des situations diverses ou Lucien est pose devant un choix, et dans Paide de la Providence, manifestee par des avertissements differents et par des

'lecons' ameres - voila autant d'occasions ou nous reconnaissons sans doute Pimage du libre arbitre d'Erasme.

2.1 L'hypothese d'un autre destin et la possibilite du choix

L'hypothese d'un autre destin possible pour le personnage balzacien rappelle sans doute le concept d'Erasme selon lequel Dieu permet a Phomme de choisir entre deux chemins.98 Malgre plusieurs predictions du portrait qui annonce la future chute du jeune poete, tout n'est pas exactement predetermine pour Lucien. Bien qu'il semble que Lucien soil predestine a devenir un beau poete faible, a se mettre en route pour conquerir Paris, et a devenir « la bete de somme » de son cavalier noir; bien que son portrait, les predictions de ses amis, tout semble indiquer qu'il ne suit que le seul chemin possible pour lui, le chemin qui le conduit chez Pabbe Herrera - malgre tout cela, nous pouvons quand meme decouvrir dans le roman les signes d'un autre destin possible pour Lucien.

Le premier signe, nous Papercevons dans la description du jeune poete : « II avait les mains de l'homme bien ne, des mains elegantes, a un signe desquelles les homines devaient obeir et que les femmes aiment a baiser » (26). Bien que cette description predise que Lucien doit posseder le pouvoir de commander aux homines qui vont lui obeir, nous ne retrouvons dans la suite ni ces « hommes qui devaient obeir», ni ces femmes qui baisent ses mains (sauf peut-etre Coralie qui adore son poete gate). Comme le souligne Borderie, ce « mince decalage dans le rapport portrait/recit [...] permet a son tour de reintroduire une petite part

% Pour prouver la possibilite du choix, Erasme dans sa Diatribe cite plusieurs extraits des livres Saints, par exemple, le livre PEcclesiastique ou Sagesse de Sirach, au chapitre XV, [14-18] : « Au commencement Dieu crea Phomme et le laissa maitre de ses desseins. |... | II a place devant toi Peau el le leu : etends la main vers ce que tu veux », p. 481. 42 d'indetermine dans le parcours du jeune homme »." Nous devons done supposer que par ce petit detail l'ecrivain veut montrer que Lucien aurait pu quand meme avoir la chance de reussir dans la haute societe parisienne et que son destin n'est pas completement determine.

Comme I'affirme Borderie : « il aurait du reussir son parcours social, exercer un charisme actif de son entourage- mais les circonstances, ou encore ses propres et libres choix [...] en auraient decide autrement ».100 Par ailleurs, I'hypothese d'un autre destin possible pour

Lucien et pour son ami David se trouve aussi dans le portrait moral des deux amis :

Quoique destine aux speculations les plus elevees des sciences naturelles, Lucien se portait avec ardeur vers la gloire litteraire; tandis que David, que son genie meditatif predisposait a la poesie, inclinait par gout vers les sciences exactes (23).

II semble que cette phrase nous suggere le « vrai » destin de Lucien, le destin qu'il aurait du suivre pour reussir dans la vie. En parlant de la disposition de Lucien pour les sciences et celle de David pour la litterature, Affron affirme:

The author states that if these two characters had exchanged either temperament or physique they might have succeeded. [...] The wrecked careers of both Lucien and David appear as examples of what occurs when the fate that nature has ordained for the individual is defied. In presenting this pair of characters, the author gives the reader a firm basis from which to deduce an alternative outcome to the novel.101

Une telle interpretation presume I'existence du libre choix et nie I'impossibilite de changer le destin. Lucien, ayant une disposition pour les sciences naturelles, choisit le chemin de poete, tandis que son ami, qui etait destine a devenir un bon poete, essaye de gagner de l'argent a

I'aide des sciences exactes ; mais les deux interpreted mal, pour ainsi dire, leurs destins respectifs. C'est la possibility du choix qu'Erasme presente dans sa Diatribe ou il explique qu'il est possible de se detourner de la grace donnee parce que I'homme possede le libre arbitre. Comme exemple de I'existence du libre arbitre Erasme cite I'avertissement de

Timothee : « Ne neglige pas la grace qui est en toi [1 Tin 4 :14] », et il semble que tous les malheurs des deux amis sont causes par leur negligence des dons de la nature et par leur

Borderie, p. 206. 0 Ibid., p. 207. 1 Affron, pp. 79-80. 43 choix d'un autre chemin.102 Toutefois, malgre plusieurs interpretations possibles, nous pouvons quand meme affirmer que bien que pour Balzac le destin de Lucien soit sans doute determine, Pecrivain permet a ses lecteurs de voir sous le fatalisme apparent de toute sorte de predictions, la possibilite hypothetique d'un autre avenir pour le jeune poete.

Quoi qu'il semble contradictoire de l'affirmer, la possibilite d'un autre destin est aussi cachee dans le portrait balzacien dans lequel les lecteurs decouvrent les predictions de la future chute de Lucien. Dans le chapitre precedent nous avons analyse plusieurs descriptions physiques qui paraissent predire Pavenir de Lucien. Toutefois, si nous considerons le portrait balzacien comme le portrait instantane qui presente le monde interieur « capte dans

Pinstant »,103 nous comprenons que dans un tel portrait nous pouvons decouvrir seulement le sceau du passe ou de Petat present, tandis que le futur du personnage peut etre seulement suppose, non pas determine. Malgre I'influence importante de la theorie de Lavater, Balzac, comme nous Pavons deja mentionne, s'en sert selon ses propres besoins. Tandis que Lavater met Paccent sur Pinne plutot que sur Pacquis, Balzac insiste davantage sur Pacquis. Comme le souligne Borderie : « Balzac ne revient pas exactement au determinisme de Pinne, mais propose un determinisme de Pacquis ».104

Dans Illusions perdues nous retrouvons plusieurs episodes ou Pecrivain souligne le fait que des evenements, I'experience, le chagrin ou le bonheur peuvent modifier notre corps.

Louise de Negrepelisse qui revient de Paris n'est plus la Louise de Bargeton que nous avions rencontree au debut du roman. Non seulement son nom a change, mais son apparence physique aussi :

Chacun s'avoue que Louise de Negrepelisse ne se ressemblait pas a elle-meme. Le monde parisien ou elle etait restee pendant dix-huit mois, les premiers bonheurs de son mariage qui transformaient aussi bien la femme que Paris avait transforme la provinciale, Pespece de dignite que donne le pouvoir, tout faisait de la comtesse du

brasmc, p. 306. m Borderie, p. 197. 104 Ibid., p. 201. 44 Chatelet une femme qui ressemblait a madame de Bargeton comme une fl I le de vingt ans ressemble a sa mere (504).

Un autre bon exemple d'une modification corporelle et emotionnelle se trouve dans la description d'Eve Chardon. Les malheurs et la deception causes par son frere non seulement

« mettai[en]t sur son front si blanc des teintes de plomb », mais ont aussi change son attitude envers son frere (432). Elle n'etait plus « I'Eve de l'Houmeau pour qui, jadis, un seul regard de Lucien etait un ordre irresistible » (496). En outre, ce determinisme balzacien de l'acquis peut etre exprime dans l'influence de la profession sur l'apparence, dont nous temoigne le visage du vieux Sechard : « son nez avait pris le developpement et la forme d'un A majuscule corps de triple canon » (10). Nous decouvrons un autre exemple du determinisme de l'acquis dans le portrait du Samanon, qui, selon le narrateur, n'est qu'une creature de la societe parisienne : « Aucun des personnages introduits dans les romans d'Hoffmann, aucun des sinistres avares de Walter Scott ne peut etre compare a ce que la nature sociale et parisienne s'etait permis de creer en cet homme » (360).

Plusieurs exemples illustrent bien que, dans la realite tout comme chez Balzac,

1'experience change non seulement les traits physiques de Phomme, mais aussi son monde interne. Louise a change physiquement parce que la societe parisienne a transforme son monde interieur, et son corps temoigne de toutes ces modifications. Personne ne peut nier qu'avec le temps notre apparence change; il est parfois impossible de reconnaitre dans la photo d'un petit garcon de cinq ans, un vieillard de quatre-vingt-dix ans. L'apparence physique et le monde interieur du meme homme en enfance et en vieillesse ne peuvent rester les memes. Toutefois, non seulement les proces physiques modifient le corps, le changement des inclinations de I'homme peut aussi transformer son apparence. Comme l'affirme E.

Pommier « le visage de Paul de Tarse, par exemple, persecuteur des Chretiens, ne peut etre le meme que celui de Paul devenu Papotre du Christ; ni le visage de Madeleine pecheresse le 45 meme que celui de Madeleine repentie ».105 Autrement dit, le milieu et P experience peuvent transformer le corps et le caractere de l'homme autant que le temps et les efforts peuvent modifier ses valeurs morales.

C'est pourquoi nous devons considerer le portrait balzacien seulement comme un reflet du monde interieur du personnage, « capte dans I'instant », selon I'expression de R.

Borderie. Une telle interpretation du portrait met en question la possibilite de la prediction de l'avenir du personnage, en ne le faisant qu'en forme d'une esquisse, qui peut etre modifiee.

C'est-a-dire, quand Balzac nous presente son personnage, en decrivant son apparence physique et en tirant quelles conclusions ou les predictions que ce soient sur son avenir, nous ne devons pas oublier que ces conclusions sont basees sur la situation presente qui determine les traits physiques; mais, si la situation change (milieu, sante physique, profession, age ou inclination morale), cette apparence changera aussi, en refletant les changements du monde interieur. Ainsi, notre interpretation du portrait balzacien Concorde avec I'affirmation de

Pecrivain lui-meme qui ecrit dans son Avant-Propos que « Ceux qui veulent apercevoir chez moi Pintention de considerer l'homme comme une creature finie se trompent done etrangement ».'06 Nous pouvons done tres bien supposer que Lucien, comme Paffirme sa mere, avait effectivement le potentiel pour « etre Rubempre par ordonnance du roi, recommencer cette famille, en faire revivre le titre et les armes, devenir grand! » (489).

Toutefois, outre l'hypothese d'un autre destin possible pour Lucien, dans le roman nous decouvrons egalement plusieurs episodes qui confirment la croyance de Balzac a la possibilite du choix. Une bonne preuve de Pexistence du choix dans le roman est avant tout

Popposition entre plusieurs personnages polarises. Cette opposition non seulement de leurs traits physiques, mais encore de leurs qualites morales est souvent representee comme

Popposition du vice et de la vertu. Pour mieux souligner cette opposition Balzac presente le

105 Cite par Borderie, p. 208. 106 Avant-Propos, p. 12. 46 double portrait des deux amis, David et Lucien, dans lequel nous voyons des qualites totalement opposees : grand - petit, brun - blanc, genereux - egoi'ste, masculin - feminin.

Comme l'accentue le narrateur, « Le contraste produit par l'opposition de ces deux caracteres et de ces deux figures fut alors si vigoureusement accuse, qu'il aurait seduit la brosse d'un grand peintre » (26). Les deux amis ont le meme 'point de depart' (provincialisme, pauvrete, ambition, illusions), mais leurs 'allures' se distinguent. Tandis que la patience, Fassiduite et l'honnetete sont propres a David, Lucien 'choisit' la vanite, la trahison et Pinconstance. De plus, nous trouvons la meme opposition dans les portraits feminins des deux Eve : PEve provinciale, mere et soeur devouee, femme timide, travailleuse et raisonnable, est une des

« figures irreprochables (comme vertu) »,'07 alors que l'« Eve » parisienne, Eve-tentatrice represente au niveau symbolique le danger de la sexualite feminine. Nous pouvons ainsi supposer que les deux femmes represented les deux chemins possibles pour Lucien : sa soeur

Eve, comme un ange blanc, pourrait le mener vers une vie noble, mais Coralie, malgre son amour et son devouement, devient son ange noir qui, comme I'affirme Adamson, « more than

* 108 anyone is responsible for the disasters which befall them both ». Troisiemement, l'opposition la plus frappante du roman se trouve dans les portraits de Daniel d'Arthez et de l'abbe Herrera, qui eux aussi symbolisent le chemin du bien et celui du mal respectivement.

Tandis que Daniel represente le chemin du travail, d'une patience « angelique », de la misere et de la souffrance, mais aussi du triomphe ethique et artistique, Herrera, ce « Satan social »109, ce Mephisto balzacien, propose a Lucien la voie d'une morale cynique.

En outre, ce n'est pas seulement le contraste entre les personnages, mais aussi celui des mondes opposes de la province et de Paris, de la litterature et du journalisme, du parti royaliste et du parti liberal, qui suggere la possibility constante d'un choix entre deux chemins possibles. II semble que, en mettant Lucien dans ces mondes polarises, Balzac

107 i . ,., Avanl-propos, p. 13. 108 , Illusions perdues, London : Grant & Cutler, 1981, p. 32. 109 Arlette Michel dans son article « Le Dieu de Balzac » appelle Vaulrin un « Satan social » et Lucien « le genie du mal ». p. 205. 47 veuille montrer la difference entre les chemins du vice et de la vertu, ce qui rappelle sans doute le concept d'Erasme selon lequel « Dieu montre ce qui est bien, ce qui est mal [...] quant a la liberte de choisir, il la laisse a l'homme »."°

Toutefois, le choix est encore mieux presente dans les circonstances qui exigent du personnage une decision concrete. Le premier choix que doit faire Lucien, c'est un choix double : le choix entre deux « mondes », entre la province et Paris, et le choix entre deux

«amours », celui de sa famille et celui de sa maitresse. Cependant, tandis que le choix entre la province et Paris, le reve de sa vie, est deja fait dans le coeur de Lucien depuis longtemps, le choix entre le mariage de sa soeur aimee et son meilleur ami, les deux etres qui sont prets a tout sacrifier pour lui, et la demande de sa maitresse de partir le plus vite possible pour Paris, est un choix signifiant dans le destin et dans le caractere de Lucien. Son cri « Mon Dieu, ma soeur se marie apres-demain » est defini par le narrateur comme « le dernier soupir de Penfant noble et pur » (121). Par son choix de partir prematurement Lucien donne « un terrible coup de hache » aux liens « qui attachent les jeunes cosurs a leur famille, a leur premier ami »

(121). Ce choix, cette « nouvelle destinee » est la premiere trahison commise par le jeune homme, le premier mefait dans sa vie de « grand homme » de province a Paris.

Le deuxieme choix important dans la vie de Lucien, c'est le choix entre la litterature et le journalisme, qui en realite devient le choix, d'un cote, entre ses amis du Cenacle qui travaillent beaucoup, mais vivent dans une extreme pauvrete, et d'autre cote, ses "amis" journalistes, qui gagnent de I'argent facile et qui menent une vie « insouciante ».

II ne se savait pas place entre deux voies distinctes, entre deux systemes representes par le Cenacle et par le Journalisme, dont l'un etait long, honorable, sur; I'autre seme d'ecueils et perilleux, plein de ruisseaux fangeux ou devait se crotter sa conscience (212).

Ainsi, nous pouvons dire que nous avons ici le choix entre la vertu et le vice, le bien et le mal, le ciel et Penfer. Apres s'etre trouve dans le monde du journalisme, Lucien se

"° Erasme, p. 492. 48 trouvera plusieurs fois en suspens entre des choix opposes : il devra choisir entre Coralie et

Madame de Bargeton, entre Coralie et d'Arthez, entre le parti royaliste et le parti liberal, entre le suicide et le pacte avec l'abbe Herrera ; mais, bien que le choix entre deux extremites soit present, presque dans tous les cas, Lucien 'choisit' le chemin du mal. Et voici le paradoxe principal qui, au fond, condamne Lucien ; il 'choisit' le mal sans s'en rendre compte. (« II ne savait pas... », ecrit Balzac avec une grande precision). II n'a pas la

« conscience dans le Mal » que desire Baudelaire dans les Fleurs du Mal. Machiavel aurait pu ecrire : Lucien est pire que mechant, il est faible.

II semble effectivement que Lucien ne reflechit point aux consequences de ses choix, ou ne comprend pas qu'il se trouve devant un choix important, ce qui peut etre explique par sa stupidite, sa faiblesse, ou par l'absence de volonte libre ou par son destin predetermine. Par exemple, le narrateur affirme que Lucien « ne vit en ce moment aucune difference entre la noble amide de d'Arthez et la facile camaraderie de Lousteau » (212). Cependant, I'attitude negligente de Lucien envers les consequences du choix ne signifie pas que Lucien ne comprend pas du tout qu'il doit faire ce choix. Meme dans la comparaison entre la chambre de Lousteau et celle de d'Arthez Lucien apercoit tout de suite une difference frappante

« entre ce desordre cynique et la propre, la decente misere de d Arthez » (214). Le silence de

Lucien apres le premier contact avec le monde des maisons d'edition, son air pensif et distrait demontrent bien que tout ce qu'il y a vu I'a beaucoup bouleverse. II voit que d'Arthez a raison, mais les paroles de Lousteau le font quand meme hesiter « entre le systeme de pauvrete soumise que prechait le Cenacle, et la doctrine militante que Lousteau lui exposait »

(233).

Au theatre, Lucien compare « les scenes de poesie calme et pure qu'il avait goCitees dans l'imprimerie de David » et les soirees du Cenacle aux « applaudissements et [les] sifflets du parterre », il voit deux mondes differents et « une larme brill[e] dans les yeux du jeune poete » (240). II est plein de degout envers cette « caverne » theatrale, il veut « plutot 49 mourir », mais Lousteau lui conseille de « plutot vivre » et finalement, seduit par Coralie et par les promesses d'une vie facile, Lucien choisit le chemin 'plus heureux' propose par

Etienne. Quelque breve et faible que soit Phesitation de Lucien, Balzac indique clairement que cette lutte interne existe quand meme. Le resultat de cette lutte devient I'exclamation du jeune poete s'adressant a Lousteau : « Mais votre conscience? » (243).

Lucien semble etre un enfant nai'f qui ne sait pas choisir entre le bien et le mal; mais, bien avant sa montee a Paris, il sent interieurement qu'il devrait choisir entre Louise et sa famille (212). Non sans raison, il declare a Louise qu'il « n'y retourneraift] jamais [dans le salon de Mme de Bargeton] si un homme de qui les talents etaient superieurs aux [siens], dont Pavenir devait etre glorieux, si David Sechard, [son] frere, [son] ami, n'etait recu » (30).

Devant la criante injustice du choix inevitable, Lucien tache de reconcilier les deux exigences opposees : etre recti dans la 'haute' societe d'Angouleme et rester Pami de David. Lucien non seulement a peur de choisir entre la famille et la maitresse, mais il est aussi « effraye d'avoir a choisir entre deux bannieres » des camps litteraires (203). Pourtant, la seule chose dont

Lucien ne se rend pas compte est que sa tentation de servir les deux maitres ne le mene qu'au chemin vers la chute. Son desir de satisfaire 'les deux maitres' se realise parfaitement dans le monde du journalisme, qui lui donne la possibilite d'ecrire sous des noms differents des articles favorables et destructifs pour un meme roman et de col laborer avec deux partis politiques opposes.

En outre, apres chaque decision prise, Lucien cherche des excuses captieuses pour justifier son comportement. Quand il decide de partir pour Paris, il comprend qu'il rend

« inutiles tant de sacrifices », mais il trouve tout de suite une justification : sa mere « pourrait loger la. David economiserait ainsi la couteuse batisse qu'il avait projete de faire au fond de la cour » (122)"'. Devant le choix entre le journalisme et le Cenacle, pour justifier son

111 Avec beaucoup d'esprit, Balzac fait reference au «jesuitisme de la passion ». V. ma discussion de ce point infra. 3. 3., p. 81. 50 choix, Lucien commence encore « a discuter en lui-meme » :

D'ailleurs de quoi vivrait-il pendant le temps d'ecrire ? [...] Ne pourrait-il faire noblement ce que les journalistes faisaient sans conscience ni dignite ? Ses amis I'insultaient avec leurs defiances, il voulait leur prouver sa force d'esprit (193).

La personne qui veut se justifier doit sentir sans doute au fond de son cceur qu'elle fait

quelque chose de mal, consequemment, elle doit aussi sentir ce qui est oppose a ce mal, c'est-

a-dire, ce qui est bien. En d'autres termes, sentir la difference entre le bien et le mal doit

signifier la possibility de choisir entre les deux extremites. Malgre toute l'ignorance des

consequences du choix, il y a des moments ou Lucien comprend qu'il ne 'choisit' pas le bon

chemin, mais il tache de faire taire ce sentiment:

Un jour, au moment ou Lucien s'asseyait a cote de Daniel, qui I'avait attendu et dont la main etait dans la sienne, il vit a la porte Etienne Lousteau [...]. Lucien quitta brusquement la main de Daniel, et dit au garcon qu'il voulait diner a son ancienne place aupres du comptoir. D'Arthez jeta sur Lucien un de ce regards angeliques, ou le pardon enveloppe le reproche, et qui tomba si vivement dans le cceur du poete qu'il reprit la main de Daniel pour la lui serrer de nouveau (201).

Cet episode illustre tres bien les hesitations de Lucien qui d'un cote ne veut pas perdre son

ami, mais, de I'autre, cherche aussi l'amitie de celui qui pourrait lui etre plus utile a ce

moment-la. Toutefois, ces « hesitations, alternativement honorables et depravantes » sont

assez rares chez Lucien (277). On dirait meme que par ces hesitations l'ecrivain veut montrer

que Lucien n'est pas encore un fieffe coquin qui n'hesite point devant un crime.

Une des decisions les plus difficiles pour Lucien devient le choix d'ereinter d'Arthez

pour sauver Coralie. Le narrateur decrit Lucien « la mort dans l'ame », laissant « des larmes

de page en page », hesitant longtemps, ecrivant finalement un article moqueur, puis, devore

par le remords, allant chez d'Arthez pour lui tout raconter et pour demander son aide. Lucien

est encore capable de regretter ses mauvaises actions ; cependant, malgre tous ses repentirs,

Lucien continue constamment a choisir la voie du vice. D'Arthez, qui a bien remarque la

faussete et I'hypocrisie de ces repentirs, comprend que ni les lecons recues, ni tous les 51 chagrins ne feront devier Lucien du chemin du mal.

Mais pourquoi Lucien ne choisit-il en fin de compte que le mal ? II est possible dans ce cas-la de comparer Lucien aux anges de Lucifer, dont la volonte etait tellenient depravee qu'ils sont devenus des anges noirs qui ne pourront plus jamais revenir chez Dieu. Ayant

•••113 choisi le mal une seule fois, ils doivent suivre une fois pour toutes le chemin choisi. Peut- etre que Lucien, apres avoir trahi sa famille, ne peut que choisir la voie de Judas. Par ailleurs, une autre explication d'Erasme est aussi acceptable : la volonte de Lucien est trop corrompue pour pouvoir choisir le bien sans Paide de la Providence."4 Et Balzac ne laisse pas Lucien sans aide, bien que Paide de la Providence soit parfois cachee sous le masque du hasard.

2. 2. Le role de la Providence

Traditionnellement, la Providence implique les notions 'prevoir' et 'prevenir', mais la

Providence balzacienne ne ressemble point a celle de Luther, selon qui la Providence est une force qui dirige le destin de l'homme. Chez Balzac, la Providence coincide davantage avec celle d'Erasme, selon qui la Providence est une force qui aide plutot que commande et qui peut prevenir, mais jamais forcer, parce que c'est l'homme qui doit choisir entre le chemin du bien et du mal.

Avant de choisir le chemin vers le monde du journalisme, Lucien recoit beaucoup d'avertissements. Cependant, il semble tout a fait illogique de prevenir quelqu'un d'un danger que celui-ci ne peut pas eviter."3 Un tel avertissement rappellerait un conseil donne a un vieillard de cent ans de ne pas fumer par crainte de mourir, ou a un prisonnier condamne a

1Daniel affirme qu'il ne croit pas au « repcntir periodique » de Lucien. en le considerant comme « une grande hypocrisie », p. 38 I. 1,3 Selon Erasme, les anges furent crees avec Ic meme statut qu'Adam qui a ete « doue d'une volonte libre, de telle sorte qu'elle pouvait, si elle voulait, se detourner du bien et s'incliner vers le mal ». C'est pourquoi Lucifer el ses compagnons ont eu la liberte de quitter leur createur, mais ils ne peuvent plus revenir au cicl. p. 482. '14 Erasme affirme que l'homme lui-meme doit avoir le desir d'etre sauve pour que la Providence puisse I 'aider. 115 C'est pourquoi Jacques le Fataliste de Diderot, le personnage qui nic le libre arbitre et croit a la predestination, considere tous les avertissements absolument inutiles, en affirmant que « le lacheux, c'est que tous ces pronostics, inspirations, avertissement d'en haul par reves, par apparitions, ne servent a rien, la chose n'en arrive moins » p. 75. 52 etre pendu de ne pas monter a Pechafaud. Si Lucien est destine a trouver « une tombe » dans le journalisme, pourquoi l'ecrivain souligne tant le fait que le jeune poete recoit toutes sortes d'avertissements ? Une des explications de ces enseignements abondants peut etre le desir de

Pauteur d'accentuer la possibility donnee a I'homme de prendre librement ses propres decisions."6

Dans le roman, Me ciel' envoie a Lucien plusieurs avertissements ; jusqu'au dernier moment, la Providence veut Paider et le prevenir sur les consequences de son choix de la carriere de journaliste. Tout d'abord, cette aide de la Providence est manifested dans les conseils du Cenacle. Les amis de Lucien, ses seuls vrais amis qui Paiment sincerement, le previennent de ne pas penetrer dans le monde des journaux, qu'ils presented comme « un enter, un abime d'iniquites, de mensonges, de trahisons » (193). Autrement dit, le chemin propose par le Cenacle aurait ete pour Lucien la voie vers Me ciel', tandis que le chemin de

Lousteau est celui vers Penfer."7

Toutefois, cet avertissement n'est pas suffisant; le jeune poete decide quand meme d'aller au journal - ou la Providence lui envoie son deuxieme avertissement. Devant la porte du journal Lucien eprouve « les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu » ; tout ce qu'il entend la (la voix du premier journaliste rencontre rappelle a Lucien « le miaulement des chats et [...] Petouffement asthmatique de Phyene ») et tout ce qu'il y voit

(un dessein d'un redacteur qui tendait son chapeau avec les paroles dessous « Finot, mes cent franc ? »), tout dit a Lucien que c'est un endroit mercenaire qu'il faut quitter le plus vite possible (195). Lucien devient plus eveille et decu, ce n'est pas le monde qu'il avait envisage dans son imagination, mais il poursuit quand meme ses tentatives de rencontrer le directeur du journal, bien que Ma Providence' ne lui donne pas la possibility de realiser cette rencontre

116 Oc plus, ccla peut aussi souligner la stupiditc ct I'obstination du jeune poete qui ne veut, ou ne sail, ricn remarquer. 117 Les dernieres paroles de Michel Chrestien adressees a Lucien, « Pardonnez-lui, mon Dieu, c'est un enfant », rappellent les paroles du Jesus, prononcees sur la Croix : « Pere, pardonne-leur. lis ne savent pas ce qu'ils font » Lc : 23,24. 53 au premier abord. Finot s'echappe tout le temps et c'est pourquoi Lucien decide d'utiliser

Lousteau comme 'guide' dans le monde qui reste encore ferine pour le jeune poete.

Comme nous I'avons deja mentionne, le role de Lousteau dans le roman est assez contradictoire ; d'un cote, c'est grace a lui que Lucien devient journaliste, mais, de l'autre cote, l'histoire triste de sa vie sert d'un autre avertissement pour Lucien. L'exemple de

Lousteau, d'un representant typique du monde tant desire pour Lucien, devient le meilleur avertissement pour le poete provincial. Etienne Lousteau non seulement previent, il decrit pas a pas toute sa voie a travers cet « enfer » ou I'on entend « les claquets des chaines et des volants » (207). II semble que Lousteau est un ange noir, qui ayant quitte le ciel, ne peut plus y revenir, et c'est pourquoi il previent Lucien de ne pas suivre son exemple. Saisi par « le desespoir du damne qui ne peut plus quitter I'Enfer », Lousteau s'adresse a Lucien : « il en est temps, abdiquez [...], ne vous deshonorez pas », mais meme cet avertissement effrayant n'arrete pas Lucien (207). Entendre n'est pas suffisant pour croire, il faut voir, et la

Providence lui envoie son dernier avertissement. Lousteau invite done Lucien a passer chez

Doriat ou le futur journaliste devra voir de ses propres yeux la situation que lui a decrite

Lousteau lui-meme ; ici, comme Paffirme le narrateur, « un jeune homme peut apprendre plus en une heure qu'a palir sur des livres pendant dix ans » (232).

Finalement, pour intensifier Peffet produit par les conversations 'litteraires' entendues chez Doriat, la Providence met Lucien dans les coulisses du theatre, ce monde poetique qui a toujours fascine le jeune homme. Ainsi, Lucien a la possibilite de voir non seulement le monde interieur des journaux et des maisons d'edition, mais aussi celui du theatre, qui est generalement cache aux spectateurs ordinaires. Lucien a Pheureuse occasion de voir le monde reel, « ce melange de hauts et de bas, de compromis avec la conscience, de suprematies et de lachetes, de trahisons et de plaisirs, de grandeurs et de servitudes » (239).

Ainsi, nous voyons tres bien que par la benediction du hasard, aucun enseignement ne manquait a Lucien sur la pente du precipice ou il devait tomber. D'Arthez avait mis le poete dans la noble voie du travail en reveillant le sentiment sous lequel disparaissent 54 les obstacles. Lousteau lui-meme avait essaye de l'eloigner par une pensee egoi'ste, en lui depeignant le journalisme et la litterature sous leur vrai jour (267).

Malheureusement, tout en ayant beaucoup vu, beaucoup entendu, Lucien men tire pas les lecons necessaires et c'est pourquoi ce dernier avertissement reste aussi inutile que les precedents.

En outre, dans le roman, nous retrouvons plusieurs autres episodes qui illustrent I'aide de la Providence ou de la grace pour le jeune poete. Des les premieres pages nous voyons que tout favorise Lucien. « Le hasard fit rencontrer les deux amis » exactement au moment ou Lucien a besoin d'aide. David sauve son ami qui « etait sur le point de prendre un de ces partis extremes auxquels on se decide a vingt ans », il le soutient non seulement financierement, mais aussi moralement (23). II lui offre du travail, de l'argent et, qui plus est, son amitie.

Un autre «jour beni cent fois » pour Lucien, c'est le jour de sa rencontre avec son deuxieme guide vers une bonne voie. Le meme 'hasard' envoie a Lucien la rencontre avec d'Arthez, et encore une fois, cette rencontre se passe au moment ou le jeune poete se trouve au desespoir apres avoir refuse de ceder son roman pour rien. D'Arthez apparait dans la vie de Lucien pour le soutenir dans la noble voie d'un poete qui etudie beaucoup, travaille beaucoup, mais souffre beaucoup aussi. Lucien se trouve dans une situation ou I'avenir semble tout a fait sombre, et c'est pourquoi I'exemple de d'Arthez et du Cenacle est une des meilleures chances que le jeune poete naif ait pour changer sa vie. « Vous etes dans une belle et bonne voie » affirme d'Arthez, apres avoir lu le roman de Lucien, et ses paroles confirment encore une fois la possibility d'un choix constructif pour Lucien. La sceur de Lucien, Eve, sent aussi que c'est un bon ange-gardien de Lucien qui arrange cette rencontre pour que son frere soit protege du dangereux monde parisien : « II faut une benediction de Dieu pour rencontrer des amities vraies parmi ces flots d'hommes et d'interets » (190).

Tous les membres du Cenacle sont des personnages distingues ; et Lucien, accepte 55 dans ce monde d' etres superieurs, semble pour un instant pouvoir lui aussi devenir un poete celebre. Lucien « heureux d'avoir rencontre dans le desert de Paris » une oasis qui lui aurait permis d'eviter Penfer parisien, a ete juge digne d'entrer dans le Cenacle ou il est traite en egal. Apres avoir accentue cette egalite, le narrateur nous presente Pavenir brillant des autres membres du Cenacle, et dans cette description nous pouvons lire Pallusion a une meme gloire

• '118 possible pour Lucien.

Cependant, comme Paffirme Erasme, la grace se manifests non seulement dans de bons 'cadeaux' comme la rencontre avec David ou d'Arthez, la grace « particuliere » peut egalement donner des lecons tres severes pour « exciter le pecheur au repentir »."9 Quand le jeune poete n'apprecie pas de tels 'cadeaux', la Providence lui prepare des lecons qui devraient (s'il etait sage) le faire reflechir a ses actions.

Sans doute, la meilleure lecon pour un provincial ambitieux est I'experience meme de vivre a Paris ; comme le souligne le narrateur: « Les jeunes imaginations sont si naturellement complices de ces louanges et de ces idees, tout s'empresse tant a servir un jeune homme beau, plein d'avenir, qu'il faut plus d'une lecon amere et froide pour dissiper de tels prestiges » (102). Une longue lecon « amere et froide », comtnencee par le depart precipite des 'amoureux', est necessaire pour montrer au jeune poete nai'f le vrai etat des choses, surtout la situation de Lucien lui-meme qui commence a se croire un « genie » prisonnier a Angouleme. Dans son amitie sincere pour Lucien, David comprend la double necessite de ce voyage : Paris peut faire de Lucien un grand poete, mais il peut aussi lui

1 lf> Francesco Fiorentino affirme que d'Arthez « ne se limite pas a lui expliquer les principcs de la litterature nouvelle dans un cours accciere mais. avec son exemple. lui propose surtout un style de vie et de travail : sa Ibnetion n'est pas celle d'instruire mais celle de lui indiquer la route el en meme temps de lui donner une chance cn I'associant au Cenacle », F. Fiorentino, « Enscignement et Revelation. Stendhal el Balzac » dans Illusions Perdues, Paris: Presses de PUniversite de Paris-Sorbonne, 2004, pp. 143-144. 119 Erasme distingue trois differentes sortes de grace, dont une est la « grace particuliere, par laquelle Dieu, dans sa misericorde, excite le pecheur au repentir, sans meritc de sa part [...]. C'est pourquoi le pecheur, avec I'aide de cette seconde grace, |...] sc deplait a lui-meme », p. 488. 56 dormer des lecons indispensables pour qu'il devienne 'un grand homme'. C'est pourquoi, par ses dernieres paroles : « Dieu veut que ce soit pour ton bien », David exprime I'idee de

Balzac que, quels que soient nos malheurs, il faut en tirer des lecons necessaires pour le progres constant sur nous-memes.

Comme « en province il n'y a ni choix, ni comparaison a faire », Paris devient une des meilleures 'universites' pour Lucien (137). Etant arrive a la 'capitale de l'enseignement',

Lucien se lance dans mille decouvertes, en commencant par ses etonnements nai'fs concernant le cout de la vie a Paris et en finissant par la connaissance desenchantee du prix auquel s'y achete la gloire. En comparant Louise a la marquise d'Espard, il se compare aussi lui-meme aux jeunes gens elegant rencontres au Palais-Royal. Le double desenchantement frappe le jeune ambitieux, il se voit separe « par un abTme » de ce beau monde parisien.

Paris est assez necessaire pour Lucien, qui possede une image du monde deformee par

Padoration et les louanges de ses proches. Les consequences de sa premiere soiree au theatre sont assez graves, car il y apprend que le fils d'un pharmacien ne sera jamais admis dans la haute societe de la marquise d'Espard. Toutefois, cette lecon entrame aussi des consequences positives pour le jeune poete : Lucien se met au travail, il relit son roman en y trouvant plusieurs erreurs, il passe toute la journee a la bibliotheque, il lit beaucoup, il etudie et ne depense pas d'argent. Autrement dit, cette lecon apprend a Lucien a mener « une vie innocente et pure » (167). Le coup a ete tellement fort que Lucien, « en craignant de recommencer les bevues dont il se repentait encore » n'ose meme pas en parler a Lousteau qui a l'air de mener « une vie couteuse » (167).

Lucien tire une autre lecon importante de sa tentative de vendre son roman ; le prix propose par le vieux libraire, quatre cents francs, offense le jeune poete, il prefere le bruler que le vendre a ce prix derisoire. Cet episode apprend a Lucien qu'ecrire un bon livre n'est

120 La difference entre un 'grand poete' et un 'grand homme' est bien souligne pour Lucien dans les paroles d'un de ses amis du Cenacle : « tu pourras etre un grand ecrivain, mais tu ne seras jamais qu'un petit farceur » p. 280. 57 pas suffisant pour le vendre, et que la voie litteraire est beaucoup plus compliquee qu'il ne le pense. Comme I'explique plus tard d'Arthez, pour obtenir le succes litteraire il faut non seulement du genie, mais aussi de la patience ; il faut etre pret a « des epreuves en tout genre » (179).

Nous pourrions composer une longue liste avec toutes les lecons recues par Lucien du cote du Cenacle et du cote du journalisme. Malgre plusieurs avertissements, Lucien choisit quand meme la carriere de journaliste, et apres un triomphe assez bref, pendant lequel le jeune poete « se promene en dominateur », il tombe dans le piege prepare par ses collegues et

'amis' journalistes. Cette semaine « fatale » qui se produit dans sa vie est aussi necessaire pour eveiller le journaliste ambitieux du 'sommeil' d'une vie insouciante :

Dans la vie des ambitieux et de tous ceux qui ne peuvent parvenir qu'a l'aide des hommes et des choses, par un plan de conduite plus ou moins bien combine, suivi, maintenu, il se rencontre un cruel moment ou je ne sais quelle puissance les soumet a de rudes epreuves : tout manque a la fois, de tous cotes les fils rompent ou s'embrouillent, le malheur apparait sur tous les points (376).

Ainsi, Lucien commence sa chute ruineuse du piedestal de la gloire parisienne. Pas a pas, il perd tout: I'argent, le travail, Pestime du Cenacle. La parution de son roman passe inapercue, la piece de Coralie tombe, ses Marguerites sont raillees sans pitie par ses 'amis' du journal. Finalement, Coralie meurt, et Lucien, reprouve par tout le monde, se retire a pied a Angouleme.

La lecon est finie, mais rien n'a sauve Lucien, tout lui a ete inutile ; ni la Providence, ni la grace, ni les experiences empiriques, n'ont pu le transformer. Ainsi, le roman nous presente un paradoxe : d'un cote, toutes les lecons et tous les avertissements sont des parties

integrantes d'un roman d'apprentissage, mais de Pautre cote, Lucien ne ressemble point au personnage d'un Bildungsroman traditionnel.727 Dans un roman d'apprentissage typique le personnage principal, jeune et sans experience au debut du livre, doit faire face a differentes

121 Arlette Michel affirme que Illusions perdues « se transforme en un roman d'apprentissage plein d'aprete concluant a la destruction de 1'apprenti » p. 205. 58 situations qui vont le faire evoluer socialement, moralement et intellectuellement. A la fin d'un tel roman, le personnage, grace a ses experiences et I'appui de bons conseillers, a acquis des connaissances qui vont I'aider dans sa vie future. II est important non seulement d'avoir

Pexperience du monde, mais aussi de profiter de ses lecons. Comme le souligne Francois

Jost, dans le roman de formation « le monde n'est plus [comme il 1 'etait dans le roman picaresque] I'arsenal des foudres du destin ; c'est une arene, un terrain d'exercices ou

I'homme se fortifie contre les revers de la fortune, les aleas de la vie. Au lieu de subir sa destinee, le heros se prepare a l'affronter ».122 Mais nous ne trouvons rien de tout cela chez

Lucien, qui est toujours identique a lui-meme, un 'zero' comme il I'avoue a la fin du roman.I2j

II semble que les lecons recues a Paris auraient du le changer, mais une fois rentre a

Angouleme, Lucien se sent de nouveau « un grand poete », plein de projets ambitieux, et recommence a commettre les memes erreurs qu'auparavant. Ainsi, il semble que Lucien ne soit pas un heros, mais un anti-heros d'un Bildungsroman qui suit sa destinee fatale. Comme l'affirme Adam Bresnick :

In contrast to the classical Bildungsroman, which both solicits and depends upon the reader's identification with the fictional hero, Balzac's novel renders such identification desultory, and in so doing problematizes the very literary genre it is taken to exemplify. Whereas the classical Bildungsroman, exemplified by such works as Goethe's Wilhelm Meister and Austen's Pride and Prejudice, may be said to depict the transformation of youth into maturity [...], Illusions perdues narrates nothing so much as the failure of that education.'24

A quoi bon tout cela ? Une reponse possible est que nous pouvons considerer Illusions perdues comme un Bildungsroman, mais comme un roman ou il y a deux personnages : le protagoniste du roman et le lecteur du roman. Balzac presente Lucien comme protagoniste trop faible pour choisir une bonne voie, mais I'exemple de sa vie devient la meilleure lecon

" Francois .lost, « La tradition du Bildungsroman » dans Comparative Literature, vol. 21. no. 2. (Spring. 1969). p. 99. Dans sa derniere lettre a Eve, Lucien ecrit: « ccrtaines etres sont comme des zeros, il leur faut un chiffre qui les precedes » p. 533. 124 Adam Bresnick, "The Paradox of Bildung: Balzac's "Illusions perdues" dans MLN. vol. 1 13. no. 4. French Issue. (Sep., 1998), p. 823. 59 pour le lecteur. Ainsi, comme Pexplique Rolf Selbmann, la lecon n'est pas seulement dans le texte, mais le texte lui-meme est une lecon destinee au lecteur.125

Ainsi, nous pouvons supposer que pour Balzac le but principal du roman n'est pas

I'histoire triste de la predestination fatale de Lucien, mais l'illustration des consequences de

Pincapacite de l'homme de profiler des lecons proposees par la Providence. Comme Paffirme

Bresnick, « Illusions Perdues plays out an aversive scenario that enjoins the reader to do just the opposite, as if the narrative were demanding, 'By all means do not emulate this hero!' ».126 Consequemment, nous pouvons supposer que Balzac a cree son personnage dans le seul but de Putiliser comme un materiel didactique pour ses lecteurs. Dans ce cas-la, le role de Lucien dans le roman se range dans la meme categorie que celui de Judas dans PEvangile.

Lucien 'doit' s'egarer pour devenir lui-meme une lecon pour le lecteur, comme Judas 'doit' trahir Jesus pour que celui-ci soit crucifie. Toutefois, si nous considerons le destin de Lucien de ce point de vue, nous revenons a une des questions les plus problematiques : Judas etait-il predestine a trahir Jesus, ou etait-ce son propre choix ? Le destin de Lucien, considere comme une lecon negative, preparee par Pecrivain pour le lecteur, peut aussi etre considere par ce lecteur comme une 'preuve' de Pexistence des etres destines a un sort fatal. C'est pourquoi, si nous continuions une telle chaine logique, nous pourrions dire qu'un tel personnage de Balzac destine a echouer nous rappelle de nouveau la bete de somme de

Luther, en annulant done l'hypothese 'erasmienne' que nous avons prise comme fil conducteur pour ce chapitre. Et pourtant, la faute n'est pas a Luther si Lucien est invariablement si faible, maladroit, mal avise...

De cette facon nous revenons au celebre dualisme balzacien, tnentionne par plusieurs critiques litteraires chaque fois oil il s'agit de debattre les contradictions dans les romans de

Pecrivain. Nous voyons tres bien que dans le roman il y a des elements de la philosophic

125 Rolf Selbmann, Der deutsche liildungsroman, Stuttgart: J.B. Metzler, 1994 p. 37. 126 Bresnick, p. 824. 60 deterministe et fataliste, mais de I'autre cote, il y a aussi assez d'elements qui s'accordent avec les idees du libertarisme. II est partant assez difficile de donner une reponse exacte a la question de laquelle de ces philosophies est plus proche des vues de Balzac. Pour comprendre mieux ce dualisme de l'ecrivain qui choisit un personnage « fatal » pour un roman d'apprentissage, nous devons done nous adresser aux sources qui ont sans doute inspire

Balzac dans sa vie privee et consequemment dans sa vie litteraire, et en particulier a la doctrine d'un philosophe suedois, Emmanuel Swedenborg. 61 Chapitre III Balzac et Swedenborg

... mon envie avec ma volonte tournaienl comme une roue aux ordres de I 'amour qui pousse le soleil et les autres etoiles.

3. 1. L'influence de la doctrine de Swedenborg sur Balzac

L'influence de la doctrine du philosophe mystique Emmanuel Swedenborg sur plusieurs eerivains du XIXe et XXe siecle est bien connue. Nous pouvons retrouvez les traces de cette influence dans Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire,128 dans Faust de Goethe,129 dans In Memoriam A.H.H. de Tennyson130 ou dans les osuvres de Jorge Luis Borges.'31

Plusieurs philosophies, tels que Carl Gustav Jung'j2, Immanuel Kant et Arthur

Schopenhauer133 se sont interesses aux oeuvres de ce visionnaire suedois. Quant a Balzac, non seulement il admet dans trois lettres differentes une grande influence de Swedenborg sur sa vie et ses oeuvres, mais il considere aussi le swedenborgisme comme « sa religion » a lui :

Le Chemin pour alter a Dieu est une religion bien plus elevee que celle de Bossuet; c'est la religion de Ste Therese et de Fenelon, de Swedenborg, de Jacob Boshm et de M. St-Martin.'34

Je ne suis point orthodoxe et ne crois point a PEglise romaine ; je trouve que s'il y a quelque plan digne de Dieu, ce sont les transformations humaines faisant marcher Petre vers des zones inconnues, c'est la loi des creations qui nous sont inferieures, ce doit etre la loi des creations superieures. Le swedenborgisme qui n'est qu'une repetition dans le sens chretien d'anciennes idees, est ma religion, avec Paugmentation que j'y fais de Pincomprehensibilite de Dieu.135

Politiquemenl,]e suis de la religion catholique : je suis du cote de Bossuet et de Bonald, et ne devierai jamais. Devant Dieu,je suis de la religion de saint Jean, de PEglise mystique, la seule qui ait conserve la vraie religion.Ij6

127 Dante, Divine Comedie. Le Paradis, traduction d'Anloine de Rivarol. Chant XXXIII, (146-148), . 128 Lynn R Wilkinson, The Dream of an Absolute Language: Emanuel Swedenborg and French Literary Culture, Albany : State University of New York Press, 1996. 129 frank Sewall, "Swedenborg's Influence upon Goethe. The Fifth Meeting of the American Philosophical Association", dans The Journal of Philosophy. Psychology and Scientific Methods. Vol. 3, No. 3. (Feb. 1, 1906), pp. 70-77. 130 Peter Levi, Tennyson, New York: Macmillan, 1993. 131 Jorge Luis Borges. Testimony to the Invisible: Essays on Swedenborg ,Ne\v York: Chrysalis Books. 1995. 132 Carl Gustav Jung, Memories, Dreams, Reflections, New York : Pantheon Books, 1963. 133 Arthur Schopenhauer, World as Will and Representation, translated by E. F. G. Payne, New York : Dover Publications, 1966. 134 Lettre a Mme Hanska, dalee de la fin juin I 836, ecrite au moment ou Balzac commence a travaillcr sur Illusions perdues. 135 Lettre a Mme Hanska, dalee du 31 mai 1837. 136 Lettre a Mme Hanska, dalee du 12 juillet 1842. 62 Toutefois, avant de parler de l'influence de Swedenborg sur Balzac et sur son art, nous croyons important d'expliquer pourquoi de toutes les doctrines religieuses l'ecrivain prefere celle du theologien suedois. Dans la majorite des travaux critiques consacres a l'influence du swedenborgisme sur Balzac, on discute les moyens de la representation de cette doctrine, sans vraiment expliquer qui etait Emmanuel Swedenborg, quelle etait sa doctrine et pourquoi Balzac en etait tant impressionne. C'est pourquoi, pour repondre a toutes ces questions et pour comprendre mieux 'la religion' de l'ecrivain qui pourrait contribuer a nous eclaircir la place du libre arbitre dans le monde balzacien, nous croyons necessaire de presenter en bref la biographie d'Emmanuel Swedenborg et sa doctrine, pour comparer ensuite celle-ci avec les idees developpees par l'ecrivain dans Illusions perdues.

Swedenborg, (Stockholm 1688 - Londres 1772), fut un homme extraordinaire : scientifique, theologien, philosophe et mystique, pendant la premiere partie de sa vie il s'interessa beaucoup aux sciences pratiques, mais a Page de cinquante ans il se tourna vers les problemes d'ordre philosophique et theologique. II est necessaire de remarquer que ces deux parties de sa vie sont egalement remarquables. La longue liste de toutes sortes d'inventions faites par Swedenborg-scientifique pourrait impressionner quiconque lit sa

1 37 biographie. Puis, pas a pas, ses interets scientifiques ont laisse place aux problemes philosophiques ; dans ses Principia il a formule certaines theories sur Porigine de la matiere et la nature des forces magnetiques ; par ses etudes anatomiques et physiologiques il tachait de decouvrir le secret de Pame humaine. Comme le souligne E.A. Sutton, Swedenborg « etait convaincu que le seul moyen d'arriver a des connaissances reelles sur la nature de Pame, c'est d'etudier le 'royaume' habite par elle, autrement dit le corps ».138 C'est pourquoi

117 II a dessine les plans d'un avion et d'un sous-marin, il a decouvcrt la fonction des glandes cndocrines. ses ouvrages sur le fonctionnement du cerveau et du cervelet sont utilises de nos jours aux Etals-Unis dans des instiluts de recherche en psychomotricite. De plus. Swedenborg a public plusieurs traites sur la monnaie et la crista I lographie, sur la construction de bassins et de canaux, sur le mouvement de la terre et des planetes : il s'inleressait beaucoup a I'anatomie, a la ehimie, a la mineralogie et a la biologic ct a cree la description minutieuse des methodes employes dans I'industrie miniere et metallurgique. 138 E. A. Sutton. Notice sur Emmanuel Swedenborg. Preface de la Nouvelle Jerusalem. Londres : Swedenborg Society, 1938, p. 7. 63 Swedenborg a consacre la deuxieme partie de sa vie aux travaux theologiques. Pendant cette periode spirituelle de sa vie Swedenborg a eu des reves et des visions mystiques, dans lesquels il a visite le Paradis et PEnfer et a discute avec des anges et des esprits139 :

Ainsi il nr a ete donne d'entendre et de voir les choses merveilleuses se passant dans Pautre vie [...]. La, j'ai ete renseigne sur les differentes especes d'esprits, sur Petat des ames apres la mort, sur Penfer ou Petat lamentable des infideles, sur le ciel ou Petat bienheureux des fideles.140

Le but principal de cette description des interets differents de Swedenborg est avant tout de souligner leur ressemblance avec ceux de Balzac. En effet, il y a beaucoup en commun dans les interets scientifiques et philosophiques des deux ecrivains. Swedenborg s'interessait aux problemes que pose Pexistence de Paine, notamment a celui des rapports qui existent entre fame et le corps ; mais comme il se rendait compte que le corps est Phabitation de Paine, il prit la resolution d'etudier a fond les sciences anatomiques et physiologiques. En exprimant un grand interet pour Panatomie, Swedenborg cherchait une theorie qui pourrait expliquer les relations entre la matiere et Pesprit.

Balzac, a son tour, « demande aussi a la science une philosophie, un support experimental a la pensee humaine ».141 Hante par I'idee de Punite (presente aussi chez

Swedenborg), Balzac croit que pour comprendre la societe il faut commencer par connaltre la nature. C'est pourquoi Balzac veut etudier toutes les sciences (et meme les pseudosciences): il s'interesse aux correspondances entre le plan physique et celui moral qui ont ete etablies dans la physiognomonie de Lavater et dans la phrenologie de Gall ; il a un engouement particulier pour les physiologistes et les medecins, Cabanis et Bichat; il s'interesse beaucoup aux theories de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, il etudie avec un grand interet les theories de Charles Bonnet. Comme Swedenborg, il croit a la puissance des forces

139 Swedenborg a public un grand nombre de travaux theologiques dans lesquels il decrit non seulement son experience spirituelle, mais invite aussi a comprendre et a raisonner la foi, en demontrant que la veritable signification des tcxtes bibliques est dans leur sens profond spiritucl. La Collection d'Emmanuei Swedenborg, une des plus grandes collections de manuscrits du XVIIle siecle, contient plus de 20 000 pages de tcxtes scientifiques et theologiques. Depuis 2005, la Collection a ete classee par FUncsco sur la Lisle Memoire du monde, recensant les documents du patrimoine documentaire d'interet universel, afin d'assurer leur protection. 140 Swedenborg, Arcanes Celestes. Preface, cite par Sutton p. 10. 141 Ferguson, p. 24. 64 magnetiques ; il s'interesse aussi aux recherches et aux decouvertes faites en medecine, en chirurgie (surtout sur la physiologie du cerveau). Toutefois, comme le souligne Ferguson,

Balzac « n'accepte pas le materialisme scientifique tout entier [...]. Mais ce a quoi avant tout il s'applique, c'est a bien mettre en relief les liens qui existent entre les etats corporels et les etats spirituels ».142 En effet, la science pure n'a pu aider ni Balzac, ni Swedenborg a decouvrir le secret de la vie qu'ils cherchaient, comme elle n'a pu expliquer le fonctionnement du talisman de Raphael dans La Peau de Chagrin. C'est pourquoi

Swedenborg et « Balzac tout comme Faust revien[nent] a la magie pour trouver la clef de la

143 nature ».

Comme I'affirme M. Andreoli, les vues de Balzac « ne ramenent jamais a la pure technique, ni meme a la theorie d'une science particuliere : elles debouchent toujours sur une conception globale de I'homme et de l'univers ».144 Cette coexistence de la science et du mysticisme, propre a Balzac, est tres bien presentee par l'ecrivain lui-meme dans / 'Avant-

Propos de la Comedie humaine ou les noms des savants sont melanges avec les noms des mystiques :

Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui, dans ces demiers temps, s'est emue entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, reposait sur une innovation scientifique. L'unite de composition occupait deja sous d'autres termes les plus grands esprits des deux siecles precedents. [...] tels que Swedenborg, Saint-Martin, et [...] tels que Leibnitz, Buffon, Charles Bonnet...145

Autrement dit, pour Balzac comme pour Swedenborg il etait fondamental d'harmoniser la science, la philosophic et la theologie pour decouvrir le mystere du monde. Toutefois, ce n'est pas seulement un interet pour les sciences et pour le mysticisme qui reunit Balzac et

Swedenborg, mais plutot les moyens de la recherche. Dans la theorie de la correspondance entre 1'esprit et le corps expliquee dans L 'Ame ou la Psychologie Rationnelle, Swedenborg presente un rapport de cause a effet qui est « un principe universel, presidant aux rapports qui

143 Ibid., P. 24. 143 TC Ferguson, p. 25. 144 Max Andreoli, Le systeme balzacien. Essai de description synchronique, Paris : Aux Amateurs de Livres, 1984, p. 278. 145 Avant-Propos, p. 3. 65 existent entre le monde spirituel et le monde naturel, voire aux rapports entre Dieu et la

146 creation ».

Voila le mot-clef qui attire Balzac vers les theories theologiques de Swedenborg, le rationalisme. II est important pour Balzac de reunir la raison et le coeur, et la religion rationaliste de Swedenborg qui explique les choses naturelles a travers des phenomenes spirituels est exactement celle que Balzac cherche pour satisfaire son interet envers la science et le mysticisme.

Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi Balzac etait sans doute passionne par les travaux et les doctrines du prophete suedois. Comme le dit Laubriet,

Qu'une sympathie intellectuelle soit nee entre Balzac et Swedenborg n'est pas pour surprendre. La demarche de la pensee de l'un n'etait pas sans rapport avec celle de I'autre, non plus que leur probleme premier. Swedenborg a montre comme Balzac un grand interet pour la science et ses applications, et plus specialement pour les sciences naturelles et medicales [...]. Swedenborg, comme Balzac, cherche avant tout a etablir un systeme qui lui permette de resoudre les grands problemes de 1'univers. [...] Ce melange de science et de l'imaginaire, de deduction et d'intuition, d'analyse et de synthese, ce raisonnement apparemment rigoureux revetu des splendeurs de la poesie n'etait pas fait pour deplaire a Balzac.147

II est difficile d'affirmer avec certitude si ce sont les doctrines de Swedenborg qui ont influence Balzac, ou si c'est Balzac qui y a trouve un prototype de ses propres idees. Balzac lui-meme affirme dans la Preface du Livre mystique qu'il a ete « passionne des I'enfance pour ce magnifique systeme religieux »,148 mais plusieurs critiques en doutent, en affirmant

« qu'une importante partie de l'osuvre de ce penseur mystique, si curieux et si souvent mal interprets, passe inapercrie a l'examen de Balzac ou ne trouve point d'echo » dans ses oeuvres.149 Les interpretations balzaciennes des doctrines de Swedenborg sont souvent mises en question ; Van der Elst, par exemple, cite plusieurs critiques qui trouvent beaucoup d'inexactitudes en comparant les theories de Swedenborg aux idees presentees dans

146 Sutton, p. 8 147 Laubriet, p. 290. 148 Balzac. La Comedie humaine, XI, p. 505. 149 .1. Van Der Elst. Aulour du Livre Mystique : Balzac et Swedenborg. Extrait de la Revue de la Litteralure comparec, Paris, 1929, p. 16. 66 Seraphita et Louis Lambert.*50

Toutefois, malgre tous ces reproch.es, il faut comprendre que Balzac ne desire point transporter en bloc la pensee de Swedenborg dans ses propres oeuvres. Comme Pexplique

Laubriet: « Swedenborg apportait, avec d'autres d'ailleurs, une solution interessante a la dualite de l'homme, mais Balzac a pu prendre avec lui des libertes en faisant entrer dans

I'expose de la doctrine des vues personnelles ».l5i En bon ecrivain, Balzac transforme les impressions recues de la lectures des livres mystiques et les utilise non pas pour repeter ce que Swedenborg a deja dit, mais pour creer sa propre 'doctrine', pour se presenter lui-meme comme 'un voyant' du monde a travers la Comedie humaine. Cette lecture inspire sans doute

Balzac, mais comme toutes les oeuvres theologiques, celles de Swedenborg represented des idees spirituelles trop complexes, et trop theoriques, pour qu'on puisse en tirer une seule interpretation possible. (II est necessaire de se rappeler combien d'interpretations differentes de I'Evangile existent dans le monde entier et combien d'Eglises en tirent des dogmes parfois diametralement opposes).

Une autre question importante qui a cause beaucoup de discussions parmi les critiques, c'est ['identification des sources utilisees par Pecrivain. Parmi les critiques discutant ce sujet, nous trouvons des opinions fort partagees : tandis que les uns croient que

Balzac « aurait lu Swedenborg superficiellement, et se serait contents de recopier des extraits de PAbrege152 des ouvrages de Swedenborg »153 ou qu'il « n'a pas eu un commerce tres familier ni tres pousse avec les mystiques »,154 les autres pensent, au contraire, que « Balzac devait beaucoup a Swedenborg ».]3S Nous pouvons supposer que Balzac ait lu Swedenborg dans la bibliotheque du college de Vendome qui contenait un grand nombre d'ouvrages

150 Per Nykrog affirme aussi que « I'influence exercee par Swedenborg sur Balzac est fori delicate a determiner», p. 99. 151 Laubriet, p. 290. 152 II s'agit de / 'Ahrege de Daillant de la 'Louche paru en 1788. Laubriet, p. 289. 154 P. Bernheim citee par Laubriet p. 289. Tire d'un livre sur Baudelaire, J. Pommier, Mystique de Baudelaire, Paris : Belles-Lettres, 1932. p. 29. 67 mystiques, ou bien qu'il ait trouve ses ouvrages dans la bibliotheque de sa mere qui s'interessait beaucoup au mysticisme et surtout au magnetisme.136 Malgre plusieurs debats, nous croyons que l'opinion de M. Fargeaud est la plus juste :

11 est vraiment probable que Balzac, [...] lut au moins ces huit volumes157 de Swedenborg qu'il possedait ! Comment imaginer que cet homme, d'esprit curieux, qui frequentait les Swedenborgistes et achetait leurs ecrits, n'aurait pas ete lui-meme aux sources, aux oeuvres de ce Swedenborg dont tout le monde parlait ? Ceci ne I'empeche d'ailleurs nullement de s'etre servi d'un Abrege au moment ou, presse d'ecrire Seraphita, il eut besoin de citer Swedenborg. Les deux choses ne nous paraissent aucunement s'exclure.158

Toutefois, avant d'aborder la question de l'influence de Swedenborg sur les oeuvres de

Balzac, et en particulier sur Illusions Perdues, nous croyons necessaire de presenter en bref les idees principales de la doctrine du prophete suedois. Etant donne, d'un cote, une enorme quantite de travaux mystiques de Swedenborg, et de I'autre cote, la situation litigieuse concernant les sources que Balzac aurait pu lire, il est difficile de decider avec une certitude absolue quel les oeuvres ont exactement influences Balzac. Toutefois, apres avoir analyse plusieurs materiaux critiques et les donnees sur les publications de Swedenborg disponibles au debut de XIX siecles en France, nous pouvons supposer que Balzac aurait pu lire La

Sagesse angelique sur la divine Providence,/J? La Sagesse angelique sur Vamour divin et sur la sagesse divine,160 La Vraie religion chretienne,161 Les Merveilles du ciel el de I'enfer et des terres planetaires et astrales,162 Du Commerce de Vame et du corps,163 Les Delices de la

156 M. Fargeaud cite unc des lettres de la soeur dc Balzac, Laurc Surville, dans laquelle cellc-ci dit que Balzac a lu plusieurs oeuvres mystiques trouves dans la bibliotheque de leur mere : « Ma mere lisait alors les mystiques et les avail eollcctionnes. Flonorc s'enrparc des oeuvres dc Saint-Martin, de Swedenborg, |... |, qui lormaient plus de cent volumes et les devore... » p. 4. 157 II s'agit d'une facture de Balzac sur laquelle Fargeaud a decouvert huit volumes de Swedenborg; mais, malheureusemenl, Fargeaud n'indique pas les litres de ces volumes, p. 30. 158 Madeleine Fargeaud, « Madame Balzac, son mysticisme et ses enfants » dans I'Annee Balzacienne, 1965, p. 30-31. 159 E. Swedenborg, La Sagesse angelique sur la divine Providence, Paris : Treuttel el Wiirlz, 1823. 100 E. Swedenborg, La Sagesse angelique sur I'amour divin el sur la sagesse divine, Paris : Treuttel et Wiirlz, 1822. 161 12. Swedenborg, La Vraie religion chretienne, contenanl la theologie universelle de la Noitvel/e Eg/ise, Paris : Barrois I'aine, 1802. 162 E. Swedenborg, Les Merveilles dit ciel et de I'enfer el des terres planetaires et astrales, par Emmanuel de Swedenborg, d'apres le lemoignage de ses yeux et de ses oreilles, Berlin : G. .1. Decker, 1782. 163 E. Swedenborg, Du Commerce de fame et du corps, Londres et Paris : Barrois aine, 1785. 68 sagesse, sur Vamour conjugal,164 L 'Apocalypse revelee,165 et De la Nouvelle Jerusalem et de sa doctrine celeste.166 Bien que nous ne puissions pas affirmer qu'il a etudie tous ces livres, nous croyons qu'il en a lu au moins quelques-uns. II est peu probable que Balzac ait pu qualifier sa propre religion de « swedenborgienne » apres avoir lu, comme raffirment plusieurs critiques, seulement I'Abrege des ouvrages de Swedenborg par Daillant de La

Touche, sans avoir jamais essaye de lire les oeuvres originales. Quel que soit le choix de lecture de Balzac, le fait que toutes ces oeuvres de Swedenborg contiennent les memes idees principales facilite beaucoup notre recherche. En analysant les oeuvres de Swedenborg nous croyons que les idees presentees en particulier dans trois ouvrages : De la Nouvelle Jerusalem el de sa doctrine celeste, Sagesse angelicpie sur Vamour divin et sur la sagesse divine, et

Merveilles du ciel et de I'enfer el des lerresplanelaires el aslrales, peuvent etre aussi retrouvees dans les romans de Balzac. Une de ces oeuvres, De la Nouvelle Jerusalem et de sa doctrine celeste, resume deux doctrines principales, celle sur I'Amour comme force motrice de l'homme et celle sur I'existence d'un homme externe et d'un homme interne.

Premierement, dans la Nouvelle Jerusalem, Swedenborg explique la distinction entre le bien et le vrai et leur opposition au mal et au faux :

II est [...] evident que rien n'est plus necessaire a Phomme que de savoir ce que c'est que le bien etce que c'est que le vrai, quels rapports ils ont Pun avec Pautre [...]. II est selon POrdre Divin que le bien et le vrai soient conjoints [...]. Dans le ciel, la conjonction du bien et du vrai est appelee manage celeste [...]. Par opposition, il en est du mal et du faux comme du bien et du vrai. [...] La conjonction du mal et du faux est appelee mariage infernal [...] le vrai ne peut etre conjoint au mal, ni le bien au faux du mal.167

Deuxiemement, Swedenborg presente la theorie sur Phomme interne et l'homme externe :

L'homme a ete ainsi cree qu'il est a la fois dans le monde naturel et dans le monde spirituel. Chaque homme a un interne et un externe, mais ils different chez les bons et

E. Swedenborg , Les Delices de la sagesse. sur I'amour conjugal, el les voluptes de la folie, sur /'amour scortaloire, Paris : TreuUel et Wurtz, 1824. 165 E. Swedenborg. L'Apocalypse revelee, dans laquelle sont decouverts les mysleres quiy sont predits, el qui ont ete cachesjusqu'dpresent, Paris : TreuUel et Wurtz. 1823. 166 E. Swedenborg, De la Nouvelle Jerusalem el de sa doctrine celeste, d'apres ce qui a ete enlendu du ciel, par Emanuel Swedenborg, Paris : TreuUel et Wurtz, 1821. 167 12. Swedenborg, La Nouvelle Jerusalem et sa doctrine celeste, Londres : Swedenborg society, 1983, pp. 18- 69 chez les mechants. Chez les bons, I'interne est dans le ciel et dans la lumiere du ciel, et I'externe est dans le monde et dans la lumiere du monde ; mais cette demiere y est eclairee par la lumiere du ciel ; c'est pourquoi leur interne et leur externe font un comme la cause et l'effet... Mais chez les mechant, 1'interne est dans le monde et dans la lumiere du monde, lumiere dans laquelle est aussi leur externe ; par consequent, ils ne voient rien d'apres la lumiere du monde.168

Puis, dans le meme livre et dans Sagesse angelique sur I'amour divin el sur la sagesse divine,

Swedenborg explique une des theories les plus importantes pour notre analyse, celle de

I'Amour, selon laquelle :

La vie meme de I'homme est son amour; et tel est son amour, telle est sa vie, et meme, tel est I'homme tout entier. [...] Ce que I'homme aime par-dessus toutes choses est sans cesse present dans sa pensee, et aussi dans sa volonte, et fait sa vie meme. Par exemple, celui qui aime par-dessus toutes choses les richesses, qu'il s'agisse d'argent ou de possessions, se preoccupe continuellement des moyens d'en acquerir. II est intimement dans la joie quand il en acquiert, et intimement dans la tristesse, quand il en perd, son coeur est en elles.169

Quant aux Merveilles du ciel et de I'enfer el des terres planetaires et astrales, dans ce livre

Swedenborg depeint non seulement la vie des anges, mais il represente aussi la theorie des correspondances, selon laquelle le monde spirituel et le monde nature! sont etroitement lies parce que le monde naturel est le miroir du monde spirituel :

II m'a ete donne de savoir par de nombreuses experiences que dans le Monde Naturel, et dans ses trois regnes, il n'y a pas le plus petit objet qui ne represente quelque chose dans le monde spirituel, ou qui n'ai la quelque chose a quoi il corresponde.170

Plusieurs critiques parlent de l'influence de Swedenborg sur la vie et les oeuvres de Balzac, mais dans la plupart des cas, il s'agit seulement de deux ou trois romans qui sont etroitement lies avec le nom et la doctrine de Swedenborg. Presque toutes les recherches sont consacrees a Louis Lambert ou a Seraphita, ou Balzac presente ses interpretations des idees de

Swedenborg.171 Toutefois, nous croyons que si Swedenborg a eu vraiment une grande influence sur Balzac, les traces de cette influence doivent etre retrouvees non seulement dans ces deux romans, mais aussi dans les autres ouvrages, meme dans ceux qui du premier coup d'ceil ne semblent avoir rien en commun avec la doctrine de Swedenborg. Bien que dans

168 Ibid., p. 25 169 Ibid, p. 30. 170 \L. Swedenborg, Des representations et des correspondances, no. 2992. Certains critiques affirment meme que les doctrines swedenborgienncs ne trouvent « pas d'echo dans la Comedie humaine » sauf dans Seraphita, Per Nykrog, p. 100. 70 Illusions perdues Balzac ne mentionne pas le nom de Swedenborg, et bien que ce roman ne raconte pas I'histoire d'un etre mystique, nous y trouvons quand meme plusieurs confirmations de I'influence considerable de Swedenborg sur la conception du monde de

Balzac, comme nous allons le voir a I'instant.'72

3. 2. La doctrine des correspondances

Premierement, une des idees principales de la doctrine swedenborgienne, celle des correspondances, pourrait tres bien expliquer le determinisme du personnage balzacien manifests dans le portrait physique de Lucien et dans plusieurs predictions de sa future chute.

II est bien evident que Balzac s'interessait beaucoup aux travaux de Gall et de Lavater qui etudiaient le rapport entre le corps physique et Petat moral de Phomme, mais comme

Paffirme Laubriet « Balzac pouvait facilement voir dans les deductions de Lavater un developpement particulier de la doctrine de Swedenborg ».173 En analysant les vues et les idees 'philosophiques' de Balzac, nous pouvons supposer que la theorie des correspondances, qui apparait dans plusieurs traites swedenborgiens, donne plus libre cours a Pimagination de

Pecrivain. Tandis que Lavater et Gall presentent des correspondances dans des domaines particuliers (telle ou telle forme du nez correspond a tel ou tel trait de caractere), la theorie de

Swedenborg donne une explication plus profonde du monde terrestre a travers le prisme du monde celeste. Selon cette theorie le ciel est le miroir de la terre, autrement dit, tout ce qu'il y a dans le ciel, existe aussi sur la terre ; le paradis celeste correspond au paradis terrestre et

Penfer terrestre represente celui du ciel ; les anges et les esprits habitent non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre ; et la division du ciel entre les royaumes et les societes diverses correspond a la division entre differentes societes terrestres.

Swedenborg affirme que les anges sont des homines qui apres leur mort montent dans

172 I... Wilkinson affirme aussi que plusieurs romans balzaciens dans lesquels le nom de Swedenborg n'est point mentionne, comme Illusions Perdues, par exemple, accentuent 1'importance des themes visionnaires pour Balzac, p. 148. Laubriet, p. 293. 71 le ciel et deviennent des anges blancs ou des anges noirs selon la vie qu'ils menaient sur terre.

Si Balzac partage l'opinion de Swedenborg que chaque homme est un futur ange, I'usage du mot 'ange' dans le roman prend une signification particuliere. Les deux enfants de Mme

Chardon, Eve et Lucien, sont tres souvent nommes des anges au cours du roman ; toutefois, tandis qu'Eve est presentee plutot comme un ange du bien, les actions de Lucien ressemblent plutot a celles de l'ange noir. Selon Swedenborg, un ange est un etre dans lequel l'homme interne vainc l'homme externe. En appliquant cette theorie au roman, il est interessant de rioter qu'Eve est appelee un ange pendant tout le roman, Coralie I'est peu avant sa mort, mais

Lucien, bien qu'il soit nomine un ange plusieurs fois au debut du roman, ne I'est plus du tout dans sa troisieme partie. Autrement dit, tout le monde a la possibilite de devenir un ange

(meme une courtisane), mais Lucien, ayant bien eu cette chance, se la laisse echapper.174

Ainsi cette theorie des anges confirme l'hypothese d'un autre destin possible pour Lucien discutee dans le chapitre precedent.

Par ailleurs, Swedenborg soutient dans ses livres mystiques que les anges du ciel peuvent communiquer avec les homines ; dans le roman nous trouvons aussi des episodes ou le narrateur ou les autres personnages accentuent I'influence de ces anges sur la vie de

Lucien. C'est le bon ange de Lucien, comme Paffirme Eve, qui arrange la rencontre du jeune poete avec le Cenacle ; puis, « pousse par son bon ange », Lucien va chez d'Arthez pour lui avouer qu'il se voit oblige d'attaquer son nouveau roman; et finalement, comme le predit d'Arthez, en rencontrant « un mauvais ange » (Pabbe Herrera), Lucien « ira jusqu'au fond de

Penfer » (429). L'influence de ces anges est tres bien demontree dans un episode ou Lucien entend deux voix distinctes, dont Pune « lui cria bien : 'L'intelligence est le levier avec lequel on remue le monde'. Mais une autre voix lui cria que le point d'appui de l'intelligence etait

I'argent » (142). Cette theorie de I'influence des anges explique bien les hesitations breves de

Lucien devant le choix. Lucien lui-meme ne voit pas la difference entre le bien et le mal,

174 Lucien aurait pu devenir 'un ange blanc', mais il est devenu I'esclave de Pabbe Herrera. 72 mais c'est son ange blanc qui parle a I'interieur de Lucien.

Quant au paradis et a I'enfer terrestres, nous les trouvons aussi dans le roman, ou le paradis semble souvent illusoire ou perdu,173 alors que I'enfer n'est que trop reel. Selon

Balzac I'enfer terrestre est represente par le journalisme qui est « un abime d'iniquites, de mensonges, de trahisons, que l'on ne peut traverser et d'ou Ton ne peut sortir pur, que protege comme Dante par le divin laurier de Virgile » (192).176 Lousteau, plein du « desespoir du damne qui ne peut plus quitter l'Enfer » previent Lucien de ne pas essayer de « traverser »

I'enfer du monde de journalisme ; pourtant, Lucien insiste, et apres le bapteme des journalistes il se trouve au paradis, mais ce paradis n'est qu'illusoire. Quelque temps apres nous entendons Lucien exclamer en s'adressant a d'Arthez : « laissez-moi dans mon enfer a mes occupations de damne » (281).

Une autre composante de la theorie des correspondances de Swedenborg, tres importante pour notre analyse, est I'explication des rapports entre le monde physique et le monde interieur de I'homme. La principale particularity de cette doctrine consiste en ce que

Swedenborg explique le monde materiel a travers le monde spirituel, c'est-a-dire qu'il se sert de la structure du ciel pour expliquer celle du monde, et I'explication de la vie des anges devient celle de la vie humaine. Swedenborg affirme que dans le ciel rien ne peut etre cache et c'est pourquoi tous les sentiments internes des anges sont exprimes sur leurs visages comme si le visage etait I'image exacte de toutes leurs emotions. De plus, les anges comme les hommes possedent des habits, des logements et toutes autres choses qui se trouvent sur la terre, et tous ces vetements, ces maisons et tout ce qui est a l'interieur des maisons correspondent exactement a I'entendement des anges, c'est-a-dire a leur etat interne et c'est pourquoi ils ont tous des apparences differentes. Cette theorie svvedenborgienne

175 P. Islykrog ecrit que pour Balzac « Petal appclc Ciel ou Paradis est un prolongemenl de I'etat de l'enlance. el. dans une certaine mesure, de la jeunesse » p. 338. 176 Arlelte Michel affirme que pour Balzac « I'enfer est partout oil la maticre et les desirs qu'elle inspire prevalent sur I 'esprit et ses valeurs » p. 205. 73 explique bien I'importance que Balzac attribue au portrait physique de son personnage, y compris ses vetements et son logement,'77 et nous voyons tres bien que ce n'est pas seulement le systeme lavaterien que Balzac « a elargi », comme 1'affirme Per Nykrog, mais aussi le systeme swedenborgien qui a inspire Pecrivain. C'est pourquoi nous voyons qu'il faut considerer le portrait physique de Lucien et de David non pas comme une 'prediction', mais comme le « miroir» de leur monde interne.

Quant a plusieurs 'predictions' retrouvees dans le roman, selon Swedenborg les anges d'une sagesse supreme peuvent identifier les autres anges par leur apparence 179 parce que personne dans le ciel ne peut etre hypocrite ni masquer ses sentiments. Une telle interpretation explique bien les predictions sur la future chute de Lucien que nous retrouvons non seulement dans son portrait, mais aussi dans les paroles d'autres personnages. Tout enfant qu'il est, Lucien ne sait pas cacher bien son monde interne (par opposition a Vautrin par exemple), et c'est pourquoi David et les autres membres du Cenacle peuvent 'lire' sur son visage son monde interne, ses desirs, ses intentions et ses inclinaisons. La comparaison de

Lucien avec un enfant peut avoir aussi une interpretation swedenborgienne. Generalement la comparaison a un enfant signifie Pinnocence, mais dans le cas de Lucien il s'agit plutot d'ignorance que d'innocence enfantine.

Swedenborg distingue deux types d'innocence : celle de Penfance et celle de la sagesse. Selon sa theorie, Pinnocence des enfants n'est pas une vraie innocence parce que c'est une innocence exterieure. Leur monde interne, compose de la volonte180 et de

177 Un des meilleurs cxemples du rapport entre la maison et le monde interieur de ses habitants nous est often dans le Pere Goiiot ou le narrateur affirme que Mme Vauquer « explique la pension, comme la pension implique sa personne » (29), mais dans Illusions Perdues nous retrouvons aussi assez d'episodes ou le logement acccntue le caractere du personnage, par exemple la chambre de d'Arthez qui presente « la propre, la decente mi sere » et celle de Lousteau, pleine du « desordre cynique » (214). 178 Per Nykrog affirme que « Balzac a elargi le systeme lavaterien jusqu'a embrasser aussi le geste, le vetement, la demarche, Phabitation et toute la collection d'objets qui composent le monde que le personnage a cree autour de lui » p. 103. 179 Selon la doctrine de Swedenborg, les anges se distinguent par le degrc de leur amour et de leur sagesse. 180 II est tres important d'accentuer que tandis que pour Balzac 'volonte' signifie la facullc de 'se determiner par rapport a des actions et agir dans un but concu d'avance'. pour Swedenborg 'volonte' signifie 'passion' ou 'desir'. 74 l'entendement, n'est pas encore forme. Puisque les enfants n'ont pas encore I'entendement,

propre aux adultes, ils ne connaissent pas la difference entre le bien et le mal. Quant a la vraie

innocence, selon Swedenborg, c'est I'innocence de Saint Mathieu qui a ecrit « Soyez done

prudents comme les serpents, et simples comme les colombes. Matt. 10:16 ».181 Toutefois,

Lucien, qui n'est plus a l'age physique de l'enfant, n'est ni prudent comme un serpent, ni

simple comme une colombe, et c'est pourquoi sa 'naivete' est plutot un defaut qu'une justification.

Par ailleurs, le 'paradoxe' de la conduite de Lucien - qui, se trouvant sous l'influence

des 'anges' opposes, incline plutot vers les 'anges' noirs - peut encore etre explique par la

theorie swedenborgienne des societes des anges, selon laquelle chaque ange peut habiter

uniquement la sphere qui est propre a son amour et a son entendement. Les anges attirent

leurs pareils, ceux avec lesquels il se sentent a I'aise, mais s'ils s'egarent dans une sphere qui

n'est pas la leur, ils ne peuvent pas y rester longtemps parce qu'ils commencent a s'attrister, a

souffrir, a palir et a etouffer, et c'est pourquoi ils se precipitent de nouveau dans leur propre

sphere et n'essaient plus de la quitter. Balzac presente Paris comme « un excessif bon marche

[...] ou toute abeille rencontre son alveole, ou toute ame s'assimile ce qui lui est propre »

(163). Parmi les journalistes Lucien « se sentit dans son milieu. Cette vie etait sa vie » (319),

mais a Angouleme, parmi sa famille et a Paris, parmi les membres du Cenacle Lucien

« s'attriste » et « etouffe » et c'est pourquoi il se hate de les quitter pour mieux habiter sa

propre 'sphere' noire.

3. 3. La theorie swedenborgienne de l'Amour

Toutefois, c'est la theorie de l'Amour qui explique le mieux le 'fatalisme' du destin

de Lucien. L'idee principale de cette theorie est la suivante: « L'homme est absolument tel

181 Swedenborg, La Sagesse Angelique, p. 278. 75 qu'est Pamour dominant de sa vie ». I 82 Pour Swedenborg il y a quatre types d'amours : d'un cote deux amours infernaux qui sont Pamour de soi et celui du monde, et de Pautre cote, les amours celestes qui sont Pamour envers le Seigneur et Pamour a Pegard du prochain. Selon

Swedenborg Pamour de soi « consiste a ne vouloir du bien qu'a soi », tandis que Pamour du monde et de ses plaisirs « consiste a vouloir attirer a soi les richesses des autres par n'importe quel moyen ».183 Quant a Pamour a Pegard du prochain, Swedenborg presente les degres differents d'un tel amour en expliquant « qu'une societe formee de plusieurs personnes est le prochain a un degre plus eleve que Phomme pris separement » et que « la patrie I'est a un degre plus eleve qu'une societe ».184

Si nous appliquons la theorie d'Amour et celle de l'homme externe et interne au roman de Balzac, la motivation du 'choix' et des actions de Lucien nous deviendra plus claire. En analysant la vie de Lucien, nous voyons tres bien que Pamour principal de sa vie est Pamour de soi et du monde. Selon Swedenborg : « l'homme est dans Pamour de soi quand, dans les choses qu'il pense et qu'il fait, il considere non le prochain, [...], mais seulement lui-meme ».185 Des les premieres pages, le lecteur comprend que Lucien n'aime que lui-meme. Apres avoir appris que sa soeur va epouser son ami David, Lucien est « desole de voir dans cette union un obstacle de plus a ses succes dans le monde » (96). Cet exemple parmi d'autres possibles illustre tres bien que Pamour a Pegard du prochain est absent chez

Lucien. Quand il pense a cet evenement si heureux pour sa soeur et son meilleur ami, il ne pense qu'a son propre bonheur. Ce manage est loin d'etre avantageux pour Lucien qui aimerait mieux « faire faire a sa soeur une belle alliance » pour qu'elle puisse etre digne d'enter dans la haute societe ou le jeune poete voudrait 'regner' : et Lucien craint simplement que Mme de Bargeton n'accepte jamais d'etre « la belle soeur » de David, un simple

182 Swedenborg, La Nouvelle Jerusalem, p. 31. 183 Ibid., p. 38. 184 Ibid., p. 44. 185 Ibid., p. 33. 76 imprimeiir.

En outre, d'apres Swedenborg, s'aimer signifie aimer seulement ceux qui nous louent ou nous honorent. Lucien, qui est-ce qu'il aime ? II semble qu'il aime sa sceur et sa mere, mais en realite, il aime plutot leur amour envers lui-meme, il les aime parce qu'elles l'adorent et le gatent; et meme avec David Lucien se comporte « en femme qui se sait aimee » (27). II aime aussi Louise tant qu'elle fait l'eloge de son talent a lui, mais des qu'elle le rejette, le jeune poete renonce facilement a I'amour de sa maTtresse. II semble qu'il aime Coralie, mais en realite, flatte par I'amour d'une jeune et belle courtisane, il aime plutot la vie facile qu'elle lui procure. Lorsque Coralie decide de quitter son vieil amant, Camusot, comme toujours le jeune poete ne pense qu'a lui-meme ; craignant d'etre « charge d'une femme, d'une actrice et d'un menage » il voudrait mieux partager sa deuxieme maitresse avec un autre (288). Lucien-

Narcisse a besoin d'etre adore ; la premiere question qu'il se pose apres la mort de Coralie :

« par qui serais-je aime » illustre tres bien son amour de soi. Apres son retour a Angouleme,

Lucien est triste de constater que ni sa mere, ni sa soeur ne l'admirent plus : «je ne suis plus aime », dit-il ; mais il a besoin de cet amour et c'est pourquoi il accepte volontiers l'offre de l'abbe Herrera, qui peut encore « l'aimer » a sa facon bizarre, tendre et cynique a la fois.

Selon Swedenborg, la vie de chaque homme est dirigee par un amour dominant. Si

I'homme s'aime, toutes ses pensees et toutes ses actions seront guidees par cet amour. Un tel homme est heureux quand il se voit beau et jeune, bien habille et bien loge ; il veut etre celebre, il a besoin de gloire et d'admiration. II est evident que pour Lucien « tout plaisir, tout bonheur et toute felicite precedent de son amour dominant ».186 Balzac souligne bien ce trait du caractere de Lucien : un des moments les plus cruels pour Lucien est sa promenade dans les Tuileries quand il reconnaTt « la laideur » de son habit, alors que, plus tard, la perfection de ses habits, la finesse du drap, la grace qu'il se trouvait a lui-meme en se regardant dans la

6 Ibid., p. 31. 77 glace » lui donnent le courage pour braver « le hasard » de la vie et « sa destinee » (158). En outre, selon Swedenborg :

Celui-la est dans l'amour de soi qui meprise son prochain [...] s'il ne lui est favorable ou s'il ne le venere, ni ne l'adule. [...] Les maux, chez ceux qui sont dans l'amour de soi, sont en general le mepris pour les autres, l'envie, les haines de divers genres, les vengeances, l'astuce, les fourberies, Pinhumanite, la cruaute.187

Quant a Lucien, le narrateur affirme aussi que l'« amour-propre irrite » de Lucien « ouvrit la porte a la vengeance » (231). Le coeur de Lucien est de plus en plus envahi par ce sentiment.

II veut se venger, tour a tour, contre Louise,188 du Chatelet, Mme d'Espard,189 Dauriat, et plusieurs autres. Ces idees de vengeance deviennent pour Lucien « un des plus doux » moments de sa vie : « Ah ! s'eeria Lucien dont toutes les veines recurent un sang plus frais et qui sentit I'enivrante jouissance de la vengeance satisfaite, j'ai done le pied sur leur ventre ! »

(312).

Par ailleurs Lucien aime non seulement lui-meme, mais aussi les plaisirs du monde ; cela veut dire que dans une perspective swedenborgienne son homme interne n'est pas dans la lumiere du ciel, mais dans la lumiere du monde. Selon Swedenborg les gens dont Phomme interne est dans la lumiere du monde ne pensent pas d'une facon spirituelle, mais d'une facon materielle, et c'est pourquoi ils ne comprennent pas le vrai etat des choses : « Quiconque se confirme et vit dans le mal, et par suite dans le faux, ne peut savoir ce que c'est que le bien et le vrai, parce qu'il croit que son mal est le bien, et par consequent que son faux est le vrai ».190 Autrement dit, tout ce que l'homme aime lui semble le bien.

Puisque Lucien aime les plaisirs du monde, il les considere comme le bien et par consequent il n'y voit point de mal. En analysant les 'choix' de Lucien, nous pouvons dire qu'ils sont determines par l'amour dominant du jeune poete. Ainsi, la doctrine de

Swedenborg nous aide a expliquer les decisions et les actions de Lucien. Le jeune poete

187 Ibid., p. 36. 188 « s'il avait term madame do Bargeton, il I'aurait egorgee » (151). I8)« il se fit Fouquier-Tinville pour se donner la jouissance d'envoyer madame d'Espard a I'echaFaud » (151). 190 Swedenborg, La Nouvelle Jerusalem, p. 21. 78 d'Angouleme ne voit pas qu'il se trouve devant le choix entre le bien et le mal, parce que

pour lui, ce qui est le mal semble le bien. II semble qu'il se trouve dans une ivresse constante

et c'est pourquoi il ne voit pas I'etat reel des evenements. Le narrateur souligne plusieurs fois

cet etat d'ivresse morale : Lucien est « ivre de vanite », « ivre de Coralie », « ivre de son

succes » et finalement toute sa vie devient « une longue ivresse coupee par les faciles travaux

du journalisme » (344). Nous croyons que le mot 'ivresse' explique le mieux I'etat moral de

Lucien ; comme un ivrogne, Lucien ne comprend pas le vrai etat des choses et ne controle pas

ses desirs.

Lorsqu'il se trouve devant le choix entre la fugue avec sa maltresse et le mariage de sa

soeur, Lucien fait ce que son amour lui dicte de faire. Comme I'amour de soi et du monde est

plus fort chez lui que I'amour du prochain, il ne pense qu'a son propre bonheur. Lucien suit

le conseil de Louise de prendre « bonne route » parce qu'il aime tout ce qu'elle lui promet:

succes, pouvoir, haute societe, grands personnages, des gens riches et celebres, mille

occasions de fortune. Lucien n'hesite pas beaucoup, il suit simplement le chemin qui lui

semble le plus plaisant. Quant au choix entre le Cenacle et le journalisme, le narrateur nous

dit que Lucien « ne se savait pas place entre deux voies distinctes, [deux chemins] dont I'un

etait long, honorable, sur; I'autre seme d'ecueils et perilleux, plein de ruisseaux fangeux ou

devait se crotter sa conscience » (212), mais en meme temps le narrateur ajoute que c'est le

caractere de Lucien qui « le portait a prendre le chemin le plus court, en apparence et le plus

agreable » (242). Si nous remplacons le mot 'caractere' par le mot 'amour', nous retrouvons

une affirmation typiquement swedenborgienne, selon laquelle les actions de I'homme sont

determinees par son monde interne.191

« II ne se savait pas place entre deux voies distinctes » {Illusionsperdues, p. 212) parce que, comme Faffirme Swedenborg, I'homme qui « vit dans le mal » ne comprend pas la difference entre le bien et le mal, et c'est I'amour dominant de Lucien « qui le portait ... », (Nouve/le Jerusalem, p. 21). 79 Selon Swedenborg « on peut voir quel est l'amour de soi en le comparant a l'amour celeste ».192 Pour souligner Pamour egoi'ste de Lucien, Balzac depeint un autre type d'amour qui est diametralement oppose a celui du jeune poete. Le meilleur exemple de l'amour a Pegard du prochain nous est offert par les proches de Lucien, Eve et David et ses amis du Cenacle. Ni Pamour de soi, ni l'amour du monde ne sont propres a ces « belles ames ». Eve et David sont « egalement modestes dans [leurs] gouts », d'Arthez « supportait heroi'quement la misere », et personne chez les membres du Cenacle « ne pensait aux realites de la vie que pour en tirer d'amicales plaisanteries » (89, 185). L'egoi'sme de Lucien est evident surtout quand nous le comparons a Pamour pur d'Eve et de David. Plusieurs exemples illustrent bien leur amour du prochain : tandis que Lucien voit dans leur union un obstacle pour son futur 'brillant', Eve et David esperent que ce manage facilitera la vie du jeune poete, et que le bonheur de Lucien deviendra pour eux leur « grande affaire » (89).

L'ecrivain cree le contraste le plus frappant en opposant les idees de David et celles de

Lucien. Alors que Lucien reve d'« une belle existence en asseyant son bonheur sur la tombe deM.de Bargeton », Eve et David retardent leur manage parce que les ouvriers n'ont pas encore fini Petage ou doit vivre Lucien (105). Au contraire de Lucien, Eve et David « avaient fait passer le bonheur de leur frere avant le leur » parce que leur amour dominant etait celui du prochain et non pas celui de soi (97).

Quant a d'Arthez et au Cenacle, leur attitude Pun envers Pautre illustre tres bien

Pamour dominant de leur vie, qui ne ressemble point a celui de Lucien. Un des exemples de leur amitie demontre bien leur amour du prochain : « Par une journee ou le froid se fit prematurement sentir, cinq des amis de d'Arthez arriverent ayant eu chacun la meme pensee, tous apportaient du bois sous leur manteau » (186). Dans cette phrase Pecrivain souligne non seulement les soucis des amis, mais il accentue aussi la similarity de leurs idees et consequemment de leurs actions. Selon Swedenborg c'est l'amour qui fait naTtre les idees,

192 La Nouvelle Jerusalem, p. 34. 80 c'est pourquoi le fait que cinq des amis ont eu les memes idees continue qu'ils avaient le meme amour reciproque : leur solidarite vaut envers le groupe parce qu'elle vaut envers le monde, et vice-versa.

Swedenborg affirme que I'homme lui-meme ne voit pas son amour dominant, tout ce qu'il peut voir ce sont les 'consequences' de cet amour, c'est-a-dire les pensees. C'est pourquoi pour pouvoir juger ces pensees, l'entendement a ete donne a I'homme pour qu'il puisse comprendre ce qui est le bien et ce qui est le mal. Pour expliquer mieux la notion de la volonte et de l'entendement Swedenborg utilise encore sa theorie des correspondances, selon laquelle

il y a correspondance de la volonte avec le coeur et de l'entendement avec le poumon [...] car la volonte et l'entendement sont les deux choses qui regnent dans I'homme spirituel ou dans le mental, et le coeur et le poumon sont les deux choses qui regnent dans I'homme naturel ou dans le corps ... I'homme ne peut pas par lui-meme aimer et d'apres I'amour vouloir, de la meme maniere qu'il peut comme par lui-meme comprendre et penser. Pareillement il ne peut changer le mouvement de son coeur comme il peut changer celui de son poumon.193

Autrement dit, I'homme ne peut changer son amour dominant, tout comme il ne peut changer le fonctionnement de son coeur, mais il peut utiliser son entendement pour controler sa passion de la meme maniere qu'il peut changer le fonctionnement de ses poumons (retenir la respiration, la ralentir ou l'accelerer) pour influer le fonctionnement du coeur.

Ainsi, selon Swedenborg I'homme « naturel » peut devenir I'homme « spirituel », c'est-a-dire « regenerer » son amour par son entendement qui l'aide a distinguer le bien du mal et a choisir l'un ou I'autre ; « s'il choisit le bien, il peut par son entendement etre informe des moyens par lesquels il peut acceder au bien » et par « la rationalite I'homme peut connaitre et comprendre ses moyens, et par liberie il peut les vouloir et les faire ».194 En

'traduisant' cette theorie swedenborgienne en langue balzacienne, nous pourrions dire que c'est la passion (I'amour) qui guide I'homme et pour savoir controler cette passion I'homme

La Sagesse p. 208 (374). mlbid., p. 250 (425). 81 doit posseder la raison (Pentendement).

II est bien connu que le theme des passions, du desir et de la volonte est un des sujets principaux de la majorite des romans de Balzac. Dans I'Avant- Propos de la Comedie humaine Balzac lui-meme souligne Pimportance de ces questions en affirmant que la bataille entre l'homme et la passion est « peut-etre aussi grande que la plus illustre des batailles connues ».195 L'importance de ces questions pour Balzac est aussi confirmee par la division de la Comedie Humaine en trois grandes parties dont les titres memes, Eludes de

Maiurs, Eludes Philosophiques et Etudes Analyiiques illustrent bien Pintention de Pecrivain non seulement d'etudier, mais aussi de comprendre et d'expliquer rationnellement le secret de la vie humaine. Balzac cherche les causes du bonheur et du malheur, et comme le souligne

P. Barriere, « les causes et les principes sont recherches non seulement dans Pensemble de

I'ceuvre, mais dans chaque roman ».196

La reponse ou la cause retrouvee par Pecrivain coincide avec celle de Swedenborg : c'est la passion, ou l'amour dominant. Dans les termes du philosophe suedois, ce sont la passion et le desir qui tuent Raphael dans La Peau de Chagrin, comme c'est l'amour de soi et du monde qui 'tue' Lucien.

Toutefois, il faut remarquer que Balzac ne condamne point la passion, mais accentue bien sa puissance : « sans elle, la religion, Phistoire, le roman, Part seraient inutiles ».197

D'Arthez, qui selon plusieurs critiques, est « ce que Balzac revait d'etre »,198 et qui represente le meilleur exemple de Phomme qui possede de Pentendement, dans son conseil a Lucien de peindre les passions parce qu'elles ont « des accidents infmis » exprime I'idee de Pecrivain meme qui croit a la puissance de la passion et tache de decrire ses differentes manifestations.

5 Avant-Propos, p. 13. 16 Pierre Barriere, Honore de Balzac et la tradition litteraire classique, Paris : Hacheue, 1928, p. 104. 7 Avant-Propos, p. 12. 8 Barriere, p. 63. 82 Pour Balzac c'est le Desir qui est le principe de toute Passion'99 et pour Swedenborg c'est aussi le desir qui determine la vie de I'homme parce que selon lui I'homme desire seulement ce qu'il aime, c'est-a-dire si I'homme aime le bien, il veut le bien et consequemment sa passion vers le bien est bienfaisante et creatrice, mais au contraire, si I'homme aime le mal, il veut le mal et dans ce cas-la sa passion devient une force malfaisante et destructive.

C'est pourquoi, comme I'affirme Barriere, dans le roman de Balzac « toute I'existence humaine se reduit a une lutte entre les forces conservatrices, creatrices de l'etre et les forces destructrices ». Mais ce n'est pas la lutte entre 'les cavaliers' noirs et blancs, c'est la lutte interne de I'homme ou « d'un cote il y a la passion, [...] et de I'autre [...] la raison, tout ce qui sert a reprimer la passion ».200

Lucien est trop faible pour hitter, mais il n'est pas simplement faible physiquement, il est faible moralement parce qu'il lui manque I'arme la plus efficace dans le combat contre la passion : voire la raison ou l'entendement. Bien que Lucien affirme qu'un « homme capable de faire observation peut trouver la cause », nous ne voyons point que le jeune poete tache de retrouver cette cause (66). Ni 1'observation, ni une reflexion profonde ne sont propres au jeune poete et c'est pourquoi la chute de Lucien nous semble etre une punition, mise en place dans le texte, par un ecrivain qui apprecie avant tout l'intention de penser analytiquement, de reflechir, et de chercher les causes cachees de tout phenomene.

Balzac qui « croift] au progres de I'homme sur lui-meme » presente Lucien comme un personnage qui ne fait rien pour son progres moral, qui n'utilise point le don de l'entendement pour comprendre la difference entre les chemins a choisir, qui n'analyse pas la situation, et qui ne cherche pas d'explication pour les evenements qui se passent dans sa vie.

Le narrateur souligne que Lucien n'a pas de « lucidite d'esprit, cette froideur de tete

109 Avant-Propos, p. 15. 200 Barriere, p. 105. 83 necessaire pour observer autour de lui » (345). Ebloui par son amour dominant a I'occasion de son « bapteme » de journaliste,

Lucien eprouva le plus indefinissable mouvement de bonheur, de vanite satisfaite et d'esperance en se voyant le mattre de ces lieux, il ne s'expliquait plus ni comment ni par qui ce coup de baguette avait ete frappe. [...] A ce poete, qui ne devait reflechir que sous le poids du malheur, le present parut etre sans soucis. [...] une maison montee, une maitresse que tout Paris lui enviait, un equipage, enfin des sommes incalculables dans son ecritoire. [...] II ne songeait plus a discuter les moyens en presence de si beaux resultats (326-327).

L'histoire de Lucien, c'est done Phistoire d'un « ambitieux sans volonte fixe, mais non sans desirs » (321). Selon Balzac, « il n'y a rien de jesuite comme un desir », et c'est le desir qui devient le mattre principal du jeune poete qui, comme Paffirme le narrateur, « nageait dans un desir, entraine par le jesuitisme de la passion » (122, 249). Le mot desir, utilise plus de trente fois dans le roman, est la meilleure explication de la chute de Lucien, qui dans sa derniere lettre a Eve avoue que « le disaccord entre [ses] moyens et [ses] desirs », et « les disproportions continuelles entre l'intelligence et le caractere, entre le vouloir et le desir » sont les causes de tous ses malheurs (534). Ayant trop de desirs, mais peu d'entendement,

Lucien cherche un protecteur, un mentor,201 qui pourrait penser pour lui. Selon

Swedenborg « l'homme a deux facultes qui font sa vie ; Pune s'appelle la volonte

[= passion], et Pautre Pentendement [= raison] » et leur union cree « le mental » de

Phomme.202 Quant a Lucien il ne se sert que d'une partie de son « mental », la volonte

[= passion] et c'est pourquoi il a besoin de Pabbe Herrera qui deviendra pour le jeune poete son entendement.

Nous pouvons ainsi affirmer que dans Illusions perdues Balzac presente une des idees principales de la doctrine swedenborgienne qui d'une facon mystique rappelle les fameuses lignes finales de la Divine Comedie de Dante, citees en exergue de ce chapitre. Selon

Swedenborg l'amour est la force la plus puissante qui non seulement « pousse le soleil et les

201 L'etymologie du mot 'mentor' provient du Grec ou Men signifie 'personne qui pense' et lor est un suffixe maseulin. Dans la mythologie grecque, Mentor est un ami d'Ulysse, charge par celui-ci de I'education de son Ills Tclemaquc lors de son absence. 202 La Nouvelle Jerusalem, p. 22. 84 etoiles », mais « pousse » aussi I'envie et la volonte de I'homme. II n'y a pas de predestination ; I'homme peut se faire libre ou esclave. Cette liberie ou cet esclavage de

I'homme dependent du type d'amour dominant de sa vie. Le destin de Lucien, guide par

I'amour de soi et du monde, semble predetermine parce que ses desirs et consequemment ses actions sont determines par une passion non controlee par l'entendeinent. Comme Faffirme

Swedenborg, un tel amour, qui n'est pas un esclavage a priori, le devient pourtant a posteriori a partir du moment ou I'homme suit aveuglement sa passion. Lucien semble etre, retrospectivement, une « bete de somme » a la Luther, parce que sans avoir ni raison ni entendement il cherche I'appui chez les autres, mais il s'agit la d'une pure illusion optique, car prospectivement parmi les mentors 'envoyes' par la 'Providence' il choisit invariablement ceux qui ont le meme amour que lui ; et c'est pourquoi Lucien devient un etre fatal, I'esclave de son amour.

La doctrine de Swedenborg donne done la meilleure explication de toutes les

'dualites' balzaciennes que nous avons retrouvees dans le roman. Le determinisme du portrait physique et plusieurs predictions peuvent etre expliques par la theorie des correspondances ; l'influence magnetique 'des cavaliers' par la theorie de l'Amour; et finalement, le paradoxe d'un antiheros du Bildungsroman par la doctrine sur la volonte (passion) et Fendentement

(raison).

Apres avoir analyse Fanalogie entre plusieurs idees philosophiques de Balzac et de

Swedenborg et apres avoir etudie la manifestation de ces idees dans le roman, nous nous sommes ainsi approche a la question principale posee au debut de notre recherche : Balzac croit-il ou non au libre arbitre ? Etant donne l'influence des idees swedenborgiennes representees dans Illusions perdues, nous pensons que Balzac, comme Swedenborg, croit au libre arbitre de I'homme. Selon le mystique suedois I'homme est libre de penser le mal ou le bien et « aussi de le faire en tant que les lois ne Fen empechent pas, c'est afin qu'il puisse 85 etre reforme ».203 L'idee principale de cette affirmation coincide avec celle de Balzac : l'homme est libre de penser, d'analyser, de reflechir et grace a cela, de controler ses passions.

L'homme lui-meme choisit la liberte ou l'esclavage, Pentendement ou un 'destin predetermine'.

Nous pouvons done affirmer que Balzac est plutot un compatibiliste qui croit que l'homme est determine par son amour dominant, mais qu'il possede quand meme le libre arbitre et qu'il peut ainsi utiliser Pentendement pour controler cet amour. C'est pourquoi

Phistoire de Lucien, Phistoire de ce jeune poete qui if a pu - ou voulu - conquerir l'esclavage de sa passion detnontre bien que l'homme choisit lui-meme sa 'predestination'.

Ibid., p. 64. 86 Chapitre IV Conclusion

L'espace de la creation

II est evident que la comprehension philologique des sources d'un grand ecrivain est tres importante pour 1'interpretation des idees exprimees dans ses oeuvres. La comparaison des idees philosophiques de Balzac avec les doctrines theologiques de Luther et d'Erasme et surtout avec les theories de Swedenborg pennettra aux lecteurs de voir l'univers balzacien sous un nouvel angle. Cependant, malgre Pimportance de toutes sortes d'influences possibles, il ne faut pas oublier que Poeuvre de Balzac, comme celle de n'iinporte quel autre grand auteur, n'est pas simplement le resultat mecanique de Paccumulation de sources differentes, mais la creation d'un ensemble textuel qui est beaucoup plus que la simple somme de ses parties.

Sans nier la signification des 'influences', il faut remarquer que la fidelite rigoureuse a une source peut meme etre nuisible. Parfois les recherches de ces sources rappellent a un certain point la restauration, mais comme le souligne Yurii M. Lotman, « toutes les tentatives d'ajouter les bras a la Venus de Milo frappent par leur mauvais gout ! Des le debut elles sont vouees a Peehec ».204 Et cela se passe non seulement parce que dans notre conscience la

Venus de Milo n'a pas de bras, mais aussi parce que quel que soit le niveau du progres technologique, aucun calcul mathematique ne peut remplacer le pouvoir createur. C'est bien ce pouvoir createur qu'il nous importe de comprendre en tant qu'etres humains.

L'art n'est pas une science exacte ou 2 + 2 = 4. Comme, malgre son delire de malade,

Paffirme avec justesse le narrateur-protagoniste des Cahiers du sous-sol de Dostoi'evski, la conscience depasse la pure et simple fonnule mathematique 2 + 2 = 4, parce que «une fois bien etabli que deux plus deux font quatre, bien entendu, non seulement il ne reste plus rien a

Yu. Lotman. « Sur la nature de Part » (O prirode iskusstva). Yu. M. Lotman i tartusko-moskovskaia semioticheskaia shkola, Moscou : Gnozis. 1994. pp. 432-438. 87 faire, mais rien a apprendre non plus ».2Cb Si I'on pouvait decouvrir des 'lois' de la creation, et developper un programme informatique qui creait mecaniquement des 'chef-d'ceuvres', il n'y aurait plus aucune imprevisibilite, ni actions, ni aventures, ni desirs, et I'homme serait terriblement ennuye. Un tel homme

se transformerait tout de suite en goupille d'orgue ou quelque chose de semblable. Puisque, qu'est-ce que c'est qu'un homme sans desirs, sans volonte et sans volitions, si ce n'est une goupille dans I'arbre d'orgue ?206

A present, le progres technologique permet de 'creer' de la musique ou des peintures a I'aide d'un programme informatique, mais jamais une telle musique ou un de tels tableaux ne pourront etre compares aux oeuvres de Beethoven ou de Picasso. Comme I'affirme le semioticien russe Yu. M. Lotman en contrastant Part et la technique :

La technique fait le previsible, ce qui n'est pas encore invente, mais ce qui sera invente ; et c'est pourquoi il est vrai que nous oublions les noms des grands inventeurs techniques. En fait si ce n'est lui, c'est done un autre qui fera quelque pas technique, elementaire et adequat. Dans la science et dans Part, c'est une autre chose. L'art, en particulier, suit plusieurs chemins. Et si Goethe ou Pouchkine etaient morts en enfance (c'est terrible d'y penser), personne n'aurait ecrit leurs oeuvres. Et le debat sur la possibility d'ecrire quelque chose d'adequat est vain. Dans Part il n'y a pas d'adequation... C'est la sphere de Pimprevisible.207

C'est une sphere dans laquelle il n'y a pas d'algorithmes et ou par consequent deux plus deux peuvent faire cinq. Comme I'explique Lotman, des textes complexes ne peuvent, ni ne pourront jamais, etre convertis Pun dans I'autre avec une precision algebrique ; en d'autres mots, aucun algorithme fini ne nous permettra jamais de convertir TI en T2, et puis, a rebours, T2 en TI en obtenant de nouveau Poriginal.208

C'est pourquoi en analysant une ceuvre litteraire il est impossible de determiner « avec une precision algebrique » toutes les sources utilisees par l'ecrivain, parce qu'en combinant

"U3 Fyodor M. Dostoi'evski, Zapiski i: podpolia, (Cahiers du sous-sol). Moscou : Eksmo, 2006. p. 171. .le traduis (ctant donne !a difliculte de trouvcr de bonnes traductions franchises ou anglaises, idiomatiques mais raisonnablemenl "fidclcs" a Poriginal). 206 Dostoi'evski, p. 165. 207 Yu. Lotman. " Na poroge ncpredskazucmogo''. Chelovek. n. 6. 1993. 208 Yu. M. Lotman, "K postrocniiu teorii vzaimodcislviia kul'tur (Semiotieheskii aspekt)". Trudy po romano- germanskoifilologii (1983). (Uchenye zapiski lartuskogo gosudarstvennogo universiteta 646), pp. 92-1 13. 88 des 'influences' differentes, Pecrivain ne copie pas des systemes deja existants, mais cree son nouveau monde a lui dans lequel il transforme toutes ces sources separees en « un univers qui est un pen 'moins', mais aussi un peu 'plus' que chacun des systemes auxquels il puise ».209

Et cet ecart entre le texte et sa source, rempli par le talent et par Pimagination de Pauteur, devient Pespace de la creation qui ne depend d'aucun calcul, mais uniquement du genie de

Pecrivain.

Nous nous trouvons tous au carrefours des influences les plus diverses, non seulement des sources litteraires, mais aussi de tout ce qui nous entoure, que ce soit une melodie, un film ou une simple conversation. Comme Pobserve avec acuite le metteur en scene italien

Luchino Visconti, ou pourrait-on reperer« un homme qui n'aurait jamais lu, jamais regarde un tableau, entendu une musique? Le regard, Poreille absolument vierges? ».210 Tout ce qui nous entoure influe sans doute sur notre conception du monde, mais un homme de talent, un vrai artiste s'eleve au-dessus de toutes ces 'influences' en creant son propre chef-d'oeuvre, un nouveau monde a lui. Chacun peut acheter des couleurs et meme etudier les toiles des autres artistes, en essayant de dessiner un tableau; mais seulement un homme de genie reussit a melanger les couleurs d'une telle maniere particuliere que sa toile devient une oeuvre exceptionnelle. Puis, des specialistes divers pourront analyser ce tableau, et meme le decomposer en plus petites parties, en decouvrant quelles couleurs (ou "sources") ont ete utilisees par Partiste, mais le mystere de le creation proprement dite sera a jamais une enigme.

Quant a Balzac, il est evident que son oeuvre n'est point une simple adaptation mecanique de plusieurs sources, mais, une veritable "Re-creation"21' de systemes fermes preexistants en un univers plus complexe, plus ouvert, Pimmense univers d'une oeuvre

209 C. Testa, communication personnel le. "I0 Cite par C. Testa. Masters of Two Arts. Re- creation of European Literatures in Italian Cinema, Toronto : University of Toronto Press, 2002, p. 216. ' C'est Sergei M. Eizenshtein qui a developpe le premier le terme "re-creation" (yossozdanie). V. a ce propos la discussion detaillee contenue ibid, pp. 8 et suivantes. 89 1 itteraire qui nous permet non seulement de lire plusieurs histoires effectivement racontees, mais aussi de devenir nous-memes des 'createurs' d'autres histoires infinies qu'il ne tient qu'a nous de voir ou d'imaginer. 90 BIBLIOGRAPHIE

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