DOSSIER LES FILMS DOSSIER

« Le crime non seulement est humain mais rend humain », confie Christian Petzold à Louise Dumas. C’est là une phrase qui pourrait à elle seule justifier un énième retour sur l’un des genres les plus prolifiques, les plus protéiformes, les plus ouverts aux variations. Le public le plébiscite et les cinéastes aussi. Un simple coup d’œil au cahier critique du présent numéro renseigne sur la popularité du genre. Les cinéastes le traitent à bras-le-corps, dans ses formes les plus canoniques : thriller, slasher, film de gangsters (Brian De Palma*). D’autres se maintiennent à ses marges (Petzold). D’autres encore en analysent la résolution (Sidney Lumet). La matrice criminelle s’adapte à tous les climats (Inde, Italie, Espagne, France) et les mythes qu’elle enfante ne cessent de se renouveler (Sherlock Holmes). Nouveaux Macbeth, les figures mafieuses, répugnantes et grandioses, ont trouvé leurs bardes en Scorsese et Coppola. Le présent dossier n’est pas vraiment un état des lieux, mais plutôt l’instantané d’une fresque mouvante et inépuisable comme les tréfonds de l’âme humaine.

Dossier réuni par Michel Ciment et Christian Viviani, avec l’aide amicale de Philippe Rouyer. Recherche iconographique, Christian Viviani

* Célébré dans l’édition papier et dans l’édition vidéo à l’occasion d’une rétrospective à la Cinémathèque française (31 mai-4 juillet 2018).

en haut : Marlon Brando dans Le Parrain (Francis Ford Coppola) en bas : Basil Rathbone dans Les Aventures de Sherlock Holmes (Alfred L. Werker)

4 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 5 DOSSIER LES FILMS DOSSIER

« Le crime non seulement est humain mais rend humain », confie Christian Petzold à Louise Dumas. C’est là une phrase qui pourrait à elle seule justifier un énième retour sur l’un des genres les plus prolifiques, les plus protéiformes, les plus ouverts aux variations. Le public le plébiscite et les cinéastes aussi. Un simple coup d’œil au cahier critique du présent numéro renseigne sur la popularité du genre. Les cinéastes le traitent à bras-le-corps, dans ses formes les plus canoniques : thriller, slasher, film de gangsters (Brian De Palma*). D’autres se maintiennent à ses marges (Petzold). D’autres encore en analysent la résolution (Sidney Lumet). La matrice criminelle s’adapte à tous les climats (Inde, Italie, Espagne, France) et les mythes qu’elle enfante ne cessent de se renouveler (Sherlock Holmes). Nouveaux Macbeth, les figures mafieuses, répugnantes et grandioses, ont trouvé leurs bardes en Scorsese et Coppola. Le présent dossier n’est pas vraiment un état des lieux, mais plutôt l’instantané d’une fresque mouvante et inépuisable comme les tréfonds de l’âme humaine.

Dossier réuni par Michel Ciment et Christian Viviani, avec l’aide amicale de Philippe Rouyer. Recherche iconographique, Christian Viviani

* Célébré dans l’édition papier et dans l’édition vidéo à l’occasion d’une rétrospective à la Cinémathèque française (31 mai-4 juillet 2018).

en haut : Marlon Brando dans Le Parrain (Francis Ford Coppola) en bas : Basil Rathbone dans Les Aventures de Sherlock Holmes (Alfred L. Werker)

4 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 5 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

remotiver les signes et scruter les détails signifcatifs et sug- gestifs. Film ou série, orthodoxie canonique ou fdélité trans- gressive, toujours on prendra ou ajoutera de l’élémentaire pour exécuter un portrait particulier du si singulier Sherlock Holmes, mythe authentique puisque relativement autonome. Quelles que soient l’adaptation et les variations possibles, l’on scrutera de près ce qui fait le propre de l’Holmes. Son intelli- gence volontiers antipathique relève-t-elle surtout de déductions févreuses, ainsi que la série réalisée par Andreï Kavun le souligne, ou d’une capacité pragmatico-analytique lui permettant d’antici- per gestes et réactions, comme chez Guy Ritchie ? Le Sherlock Protée, il se transforme dans ses histoires comme au fil des films BBC de Steven Mofat et Mark Gatiss possède un cerveau (Robert Downey Jr. dans Sherlock Holmes : Jeu d’ombres de Guy Ritchie) oscillant entre le disque dur et le GPS, ses hypothèses s’afchant comme autant de mots sur une image ainsi surdramatisée, men- motifs et actualise le contexte policier : Sherlock, Elementary et tions écrites reprises dans Miss Sherlock. Celui de Robert Doherty, Miss Sherlock font en toute logique glisser les méthodes cogni- pour CBS, procède davantage par pulsions insomniaques, lisant tives et les réfexes de classement vers l’informatisation des des piles de livres et de dossiers en une nuit, ou regardant simul- savoirs. Data, codes à craquer et biotechnologie trouvent des tanément sept écrans diférents. Ils interrogent peut-être moins échos dans le Holmes 1900, amateur de chimie et de typologies, victimes et suspects que naguère, laissant cette tâche à la police utilisateur de répertoires, de la même façon que le SMS rem- ou à leur Watson, mais observent et renifent chacun avec rigueur place le télégramme. Un mur ou le sol permet de déployer des et intuition, esprit de système et relative incorrection. Cet anti- faisceaux d’indices : mots, images et fèches. Les transmutations conformisme, présent dès l’être de papier, contribue à l’humour du personnage jouent sur de crédibles permanences tout en cor- autant qu’au spectacle élaboré par le personnage lui-même, et respondant aux nouveaux enjeux de la politique, de l’économie à un certain maniérisme du comportement corporel. Le hiéra- et des sociétés contemporaines. Moins de lords et de damsels in tisme et les brusques accélérations de Sherlock contrastent avec les distress (encore que… mais elles ont changé) et plus de P.-D.G., DE QUELQUES RÉCENTS SHERLOCK HOLMES tressautements de l’anglo-new-yorkais d’Elementary ou le com- d’ingénieurs, de savants. Ce qui évolue le plus, ce sont le roman portement fébrile d’un Kholms en surchaufe. Tous trois s’expri- familial et l’entourage immédiat de Holmes, autant que son ment de manière brutale et vexante, ainsi que la Nippone Miss compagnonnage avec Watson. NICOLAS GENEIX Sherlock qui ose ne pas ôter ses chaussures et palper un homme pour l’étudier et le déstabiliser. Plus univoques et socialement L’ami et le Boswell Une figure définitivement vieillissante (Ian McKellen dans Mr. Holmes de Bill Condon) conventionnels seraient alors l’athlétique Sherlock Holmes alias Le Watson écrivain s’éloigne de l’image réductrice du médiocre Iron Man et le très âgé et afaibli Mr Holmes. permettant au mieux de stimuler le génie qu’il suit et subit. La Ces dix dernières années particulièrement, the game is afoot. (Sherlock Holmes and the Chinese Heroine, 1994) : nanti d’un haut- Jusque dans les détails attendus par les holmésiens se dessinent vocation médicale s’estompe, même si certains réfexes rendent Combien de recyclages et de mises à jour, combien d’aventures de-forme ou d’une loupe disproportionnés, il vainc un vilain les singularités. Robert Downey Jr. et Igor Petrenko ont une toujours service. La carrière littéraire déclenche des discussions de Sherlock, combien de Holmes même ? Modernisation, hybri- en jouant de son strident violon. Deux Shirley Holmes : l’une pratique hypernerveuse et mentaliste du violon, et plutôt moins animées, donne une assise au personnage secondaire nécessaire et dation, métanarration… un récent colloque de Cerisy l’a montré, supplée un héros qui n’existe pas dans une comédie soviétique de virtuosité que Benedict Cumberbatch. Jonny Lee Miller n’en ouvre au métacommentaire : le blog de John se voit reprocher son en parallèle de l’internationale foraison sur grand et petit écrans : (1986), l’autre se montre aussi douée que son aïeul dans une série joue pas, Ian McKellen n’en joue plus, et Yuko Takeuchi préfère sensationnalisme par Sherlock, ce romanesque auquel le spectateur le mythe sait se régénérer. Les cinquante-six short stories et quatre canadienne (1997). le violoncelle. Cette dernière a plus d’appétit que la plupart de ses tient cependant. Te Abominable Bride recourt au palais mental du romans du canon demeurent la matrice des afaires et des créa- L’exhaustivité s’avérant impossible, on n’oubliera pas néanmoins prédécesseurs, mais n’a pas besoin de patch pour arrêter de fumer détective qui va résoudre une afaire vieille d’un siècle en faisant tures de fction qui font (re)vivre le toujours moderne « détective certains animés, du Great Mouse Detective qui vit sous le plan- (Sherlock), ni ne soufre d’une telle addiction à l’héroïne que la jouer les personnages modernisés en costumes, manière pour eux consultant », remodelé par des éléments de tradition ou des réo- cher du 221B Baker Street (Disney, 1986) au renard ne lâchant logique même de la désintoxication devienne un moteur narratif de se ressaisir autrement d’eux-mêmes, à commencer par Watson rientations inventives, hétérodoxes, réjouissantes. jamais sa pipe créé par Miyazaki (1984). Si la même année Peter essentiel de ses aventures comme dans Elementary. Cette série qui glose l’attitude du limier, se mettant à citer le héros du Strand O’Toole prête sa voix à une sérieuse adaptation australienne, en fait de l’apiculture un leitmotiv, là où les abeilles servent la trame Magazine qu’il est censé inspirer et honnir. Plus tard, Martin Vicissitudes de Sherlock Holmes 1999 une autre série fait sortir d’un sommeil artifciel l’inaltérable de Mr. Holmes ou l’humour de Miss Sherlock. On savait le héros Freeman, Watson d’hier et de demain, narrateur conscient des pos- L’acmé d’un certain classicisme passa par des stars vieillissantes, héros pour le faire afronter un clone de Moriarty, aidé par un de Conan Doyle féru de bartitsu (Ritchie s’en souvient pour plu- sibilités et des limites de la fction, tue lui-même Moriarty. Quant à mais deux Holmes télévisuels semblaient dépasser l’icône Basil « compudroide » se prenant pour Watson. sieurs scènes), de canne (le Holmes d’Elementary initie Waston, Vatson, il doit renoncer à Kipling et transformer les faits et les gens Rathbone : Vassili Livanov (URSS, 1979-1986) et Jeremy Brett À l’orée des années 2000, bien des métamorphoses ont donc mais aussi Kitty Winter) et de boxe. Variante : dans la série russe, sous l’infuence de son éditeur : les téléflms de Kavun s’ouvrent et (Grande-Bretagne, 1984-1995). Incarnations fdèles, ils lais- déjà eu lieu, qui en annonçaient d’autres : notamment un block- Watson se montre aux gants meilleur que son colocataire. se ferment sur la voix et la plume du chroniqueur à qui l’on explique saient une meilleure place à Watson, le comparse souvent négligé. buster steampunk en deux volets (2009, 2011), une méditation que les héros, ce sont les écrivains qui les créent. L’habituel faire- Après que Billy Wilder (Te Private Life of Sherlock Holmes, 1970) mélancolique sur une fgure vieillissante (Mr. Holmes, 2015), et « Is that him ? » valoir devient presque le protagoniste : son incarnation par Andreï ou le duo Nicholas Meyer-Herbert Ross (Te Seven-Per-Cent- au moins quatre séries dignes d’attention, venues de Grande- Discrète, mais jamais anodine, la question de l’identifcation de Panine, tantôt l’âme troublée, tantôt délicieusement emprunté avec Solution, 1974) ont sondé des zones d’ombre en Holmes, nombre Bretagne (Sherlock, depuis 2010), des États-Unis (Elementary, Holmes ouvre Mr. Holmes (2015), mais aussi Te Abominable sa future épouse (Mrs Hudson !) y est pour beaucoup. La Joan de tentatives se situèrent entre le mythique et le slapstick. Le voici depuis 2012), de Russie (Sherlok Kholms, 2013) et du Japon (Miss Bride (2016), épisode à part mais essentiel de la série Sherlock. Watson d’Elementary, marraine d’abstinence du héros junkie, est jeune homme (Young Sherlock Holmes : une série en 1982, et un Sherlock, 2018). « Serait-ce lui ? », se demandent les passants à l’instar du specta- d’abord tentée par l’écriture, puis devient détective pleinement flm en 1985) ou père (Sherlock Holmes in New York, 1976), le voilà teur dont l’horizon d’attente sera plus ou moins compliqué par le indépendante après avoir assimilé les méthodes du mentor. Autres Puissances de l’holmésologie mauvais acteur, ivrogne et coureur (Without a Clue, 1988), créa- savoir textuel et la mémoire sérielle des adaptations successives. émancipations : l’ambiguïté homosexuelle entre Jude Law et ture watsonienne peu contrôlable mais indispensable. Ailleurs, Quelle méthode pour l’amateur qui veut adapter et scénariser Stratégiquement et légitimement, on doit se demander ce qui Robert Downey Jr., l’humour girly vachard qui régit les relations de le détective se déguise en femme pour s’enfuir (Sherlock Holmes’ un récit de Conan Doyle, sinon procéder comme son héros au reste du ou des Holmes précédents lorsque le cinéma s’empare Wato-san et Sherlock. Et son absence, dans Mr. Holmes, de créer Smarter Brother, 1975) et s’essaie même au kung-fu burlesque regard perçant ? Il s’agit moins de reprendre les trames que de de nouveau du personnage. Chaque modernisation transpose les un vide nostalgique…

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remotiver les signes et scruter les détails signifcatifs et sug- gestifs. Film ou série, orthodoxie canonique ou fdélité trans- gressive, toujours on prendra ou ajoutera de l’élémentaire pour exécuter un portrait particulier du si singulier Sherlock Holmes, mythe authentique puisque relativement autonome. Quelles que soient l’adaptation et les variations possibles, l’on scrutera de près ce qui fait le propre de l’Holmes. Son intelli- gence volontiers antipathique relève-t-elle surtout de déductions févreuses, ainsi que la série réalisée par Andreï Kavun le souligne, ou d’une capacité pragmatico-analytique lui permettant d’antici- per gestes et réactions, comme chez Guy Ritchie ? Le Sherlock Protée, il se transforme dans ses histoires comme au fil des films BBC de Steven Mofat et Mark Gatiss possède un cerveau (Robert Downey Jr. dans Sherlock Holmes : Jeu d’ombres de Guy Ritchie) oscillant entre le disque dur et le GPS, ses hypothèses s’afchant comme autant de mots sur une image ainsi surdramatisée, men- motifs et actualise le contexte policier : Sherlock, Elementary et tions écrites reprises dans Miss Sherlock. Celui de Robert Doherty, Miss Sherlock font en toute logique glisser les méthodes cogni- pour CBS, procède davantage par pulsions insomniaques, lisant tives et les réfexes de classement vers l’informatisation des des piles de livres et de dossiers en une nuit, ou regardant simul- savoirs. Data, codes à craquer et biotechnologie trouvent des tanément sept écrans diférents. Ils interrogent peut-être moins échos dans le Holmes 1900, amateur de chimie et de typologies, victimes et suspects que naguère, laissant cette tâche à la police utilisateur de répertoires, de la même façon que le SMS rem- ou à leur Watson, mais observent et renifent chacun avec rigueur place le télégramme. Un mur ou le sol permet de déployer des et intuition, esprit de système et relative incorrection. Cet anti- faisceaux d’indices : mots, images et fèches. Les transmutations conformisme, présent dès l’être de papier, contribue à l’humour du personnage jouent sur de crédibles permanences tout en cor- autant qu’au spectacle élaboré par le personnage lui-même, et respondant aux nouveaux enjeux de la politique, de l’économie à un certain maniérisme du comportement corporel. Le hiéra- et des sociétés contemporaines. Moins de lords et de damsels in tisme et les brusques accélérations de Sherlock contrastent avec les distress (encore que… mais elles ont changé) et plus de P.-D.G., DE QUELQUES RÉCENTS SHERLOCK HOLMES tressautements de l’anglo-new-yorkais d’Elementary ou le com- d’ingénieurs, de savants. Ce qui évolue le plus, ce sont le roman portement fébrile d’un Kholms en surchaufe. Tous trois s’expri- familial et l’entourage immédiat de Holmes, autant que son ment de manière brutale et vexante, ainsi que la Nippone Miss compagnonnage avec Watson. NICOLAS GENEIX Sherlock qui ose ne pas ôter ses chaussures et palper un homme pour l’étudier et le déstabiliser. Plus univoques et socialement L’ami et le Boswell Une figure définitivement vieillissante (Ian McKellen dans Mr. Holmes de Bill Condon) conventionnels seraient alors l’athlétique Sherlock Holmes alias Le Watson écrivain s’éloigne de l’image réductrice du médiocre Iron Man et le très âgé et afaibli Mr Holmes. permettant au mieux de stimuler le génie qu’il suit et subit. La Ces dix dernières années particulièrement, the game is afoot. (Sherlock Holmes and the Chinese Heroine, 1994) : nanti d’un haut- Jusque dans les détails attendus par les holmésiens se dessinent vocation médicale s’estompe, même si certains réfexes rendent Combien de recyclages et de mises à jour, combien d’aventures de-forme ou d’une loupe disproportionnés, il vainc un vilain les singularités. Robert Downey Jr. et Igor Petrenko ont une toujours service. La carrière littéraire déclenche des discussions de Sherlock, combien de Holmes même ? Modernisation, hybri- en jouant de son strident violon. Deux Shirley Holmes : l’une pratique hypernerveuse et mentaliste du violon, et plutôt moins animées, donne une assise au personnage secondaire nécessaire et dation, métanarration… un récent colloque de Cerisy l’a montré, supplée un héros qui n’existe pas dans une comédie soviétique de virtuosité que Benedict Cumberbatch. Jonny Lee Miller n’en ouvre au métacommentaire : le blog de John se voit reprocher son en parallèle de l’internationale foraison sur grand et petit écrans : (1986), l’autre se montre aussi douée que son aïeul dans une série joue pas, Ian McKellen n’en joue plus, et Yuko Takeuchi préfère sensationnalisme par Sherlock, ce romanesque auquel le spectateur le mythe sait se régénérer. Les cinquante-six short stories et quatre canadienne (1997). le violoncelle. Cette dernière a plus d’appétit que la plupart de ses tient cependant. Te Abominable Bride recourt au palais mental du romans du canon demeurent la matrice des afaires et des créa- L’exhaustivité s’avérant impossible, on n’oubliera pas néanmoins prédécesseurs, mais n’a pas besoin de patch pour arrêter de fumer détective qui va résoudre une afaire vieille d’un siècle en faisant tures de fction qui font (re)vivre le toujours moderne « détective certains animés, du Great Mouse Detective qui vit sous le plan- (Sherlock), ni ne soufre d’une telle addiction à l’héroïne que la jouer les personnages modernisés en costumes, manière pour eux consultant », remodelé par des éléments de tradition ou des réo- cher du 221B Baker Street (Disney, 1986) au renard ne lâchant logique même de la désintoxication devienne un moteur narratif de se ressaisir autrement d’eux-mêmes, à commencer par Watson rientations inventives, hétérodoxes, réjouissantes. jamais sa pipe créé par Miyazaki (1984). Si la même année Peter essentiel de ses aventures comme dans Elementary. Cette série qui glose l’attitude du limier, se mettant à citer le héros du Strand O’Toole prête sa voix à une sérieuse adaptation australienne, en fait de l’apiculture un leitmotiv, là où les abeilles servent la trame Magazine qu’il est censé inspirer et honnir. Plus tard, Martin Vicissitudes de Sherlock Holmes 1999 une autre série fait sortir d’un sommeil artifciel l’inaltérable de Mr. Holmes ou l’humour de Miss Sherlock. On savait le héros Freeman, Watson d’hier et de demain, narrateur conscient des pos- L’acmé d’un certain classicisme passa par des stars vieillissantes, héros pour le faire afronter un clone de Moriarty, aidé par un de Conan Doyle féru de bartitsu (Ritchie s’en souvient pour plu- sibilités et des limites de la fction, tue lui-même Moriarty. Quant à mais deux Holmes télévisuels semblaient dépasser l’icône Basil « compudroide » se prenant pour Watson. sieurs scènes), de canne (le Holmes d’Elementary initie Waston, Vatson, il doit renoncer à Kipling et transformer les faits et les gens Rathbone : Vassili Livanov (URSS, 1979-1986) et Jeremy Brett À l’orée des années 2000, bien des métamorphoses ont donc mais aussi Kitty Winter) et de boxe. Variante : dans la série russe, sous l’infuence de son éditeur : les téléflms de Kavun s’ouvrent et (Grande-Bretagne, 1984-1995). Incarnations fdèles, ils lais- déjà eu lieu, qui en annonçaient d’autres : notamment un block- Watson se montre aux gants meilleur que son colocataire. se ferment sur la voix et la plume du chroniqueur à qui l’on explique saient une meilleure place à Watson, le comparse souvent négligé. buster steampunk en deux volets (2009, 2011), une méditation que les héros, ce sont les écrivains qui les créent. L’habituel faire- Après que Billy Wilder (Te Private Life of Sherlock Holmes, 1970) mélancolique sur une fgure vieillissante (Mr. Holmes, 2015), et « Is that him ? » valoir devient presque le protagoniste : son incarnation par Andreï ou le duo Nicholas Meyer-Herbert Ross (Te Seven-Per-Cent- au moins quatre séries dignes d’attention, venues de Grande- Discrète, mais jamais anodine, la question de l’identifcation de Panine, tantôt l’âme troublée, tantôt délicieusement emprunté avec Solution, 1974) ont sondé des zones d’ombre en Holmes, nombre Bretagne (Sherlock, depuis 2010), des États-Unis (Elementary, Holmes ouvre Mr. Holmes (2015), mais aussi Te Abominable sa future épouse (Mrs Hudson !) y est pour beaucoup. La Joan de tentatives se situèrent entre le mythique et le slapstick. Le voici depuis 2012), de Russie (Sherlok Kholms, 2013) et du Japon (Miss Bride (2016), épisode à part mais essentiel de la série Sherlock. Watson d’Elementary, marraine d’abstinence du héros junkie, est jeune homme (Young Sherlock Holmes : une série en 1982, et un Sherlock, 2018). « Serait-ce lui ? », se demandent les passants à l’instar du specta- d’abord tentée par l’écriture, puis devient détective pleinement flm en 1985) ou père (Sherlock Holmes in New York, 1976), le voilà teur dont l’horizon d’attente sera plus ou moins compliqué par le indépendante après avoir assimilé les méthodes du mentor. Autres Puissances de l’holmésologie mauvais acteur, ivrogne et coureur (Without a Clue, 1988), créa- savoir textuel et la mémoire sérielle des adaptations successives. émancipations : l’ambiguïté homosexuelle entre Jude Law et ture watsonienne peu contrôlable mais indispensable. Ailleurs, Quelle méthode pour l’amateur qui veut adapter et scénariser Stratégiquement et légitimement, on doit se demander ce qui Robert Downey Jr., l’humour girly vachard qui régit les relations de le détective se déguise en femme pour s’enfuir (Sherlock Holmes’ un récit de Conan Doyle, sinon procéder comme son héros au reste du ou des Holmes précédents lorsque le cinéma s’empare Wato-san et Sherlock. Et son absence, dans Mr. Holmes, de créer Smarter Brother, 1975) et s’essaie même au kung-fu burlesque regard perçant ? Il s’agit moins de reprendre les trames que de de nouveau du personnage. Chaque modernisation transpose les un vide nostalgique…

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Des personnages modernisés en costumes (Martin Freeman et Les héros, ce sont les écrivains qui les créent Benedict Cumberbatch dans l’épisode L’Effroyable Mariée de la série (Andreï Panine dans Sherlok Kholms, série d’Andreï Kavun) Sherlock ; réalisation Douglas Mackinnon)

Baker Street regulars besoin d’y croire, aujourd’hui comme hier. Comme Holmes, Le personnel qui peuple l’univers holmésien possède sa propre nous n’aimons ni l’ennui, ni la stagnation – et pas plus l’injustice plasticité. Moriarty, alter ego maléfque, relève d’un assez tradi- des crimes impunis ou des faux coupables acculés, surtout dans tionnel méchant absolu et redoutable chez Ritchie et Kavun ou une société qui semble avoir les moyens de faire mieux. Sale d’un retour du refoulé dans Sherlock. Elementary fusionne son gosse éduqué, solitaire bien entouré, il a la curieuse maturité identité avec Irène Adler, « la » femme, plus aimée qu’autrefois, de l’homme retrouvant le sérieux qu’on mettait au jeu, enfant… plus aimante parfois. Cette surprise narrative contribue à la Inusable bonheur de voir et s’entendre dire : the game is on, psychologisation fragilisante et accrue d’un Sherlock Holmes encore une ou plusieurs fois. n auparavant impénétrable, qui se retrouve face à une sœur longtemps oubliée dans le dernier épisode signé Mofat. Un frère Films et séries mentionnés dans l’article : PERTE D’IDENTITÉ ET FIN DU MYTHE existait bien déjà chez Conan Doyle, Misu Sharok (Miss Sherlock, 2018), HBO Asia – Junichi Mori : 8 épisodes proche du pouvoir politique et d’un autre Mr. Holmes (2015), Bill Condon FRANCK KAUSCH régime de savoir : Mark Gatiss l’inter- Sherlok Kholms (2013), Andreï Kavun : 8 épisodes prète lui-même pour la BBC, tandis Elementary (depuis 2012), CBS – Robert Doherty : 121 épisodes Une pyrotechnie de masques dont les miroirs s’enrouleraient en spirales sans fin (Nicolas Cage, John Travolta dans Volte/Face de John Woo) qu’Igor Petrenko joue les deux frères Sherlock Holmes : A Game of Shadows (Sherlock Holmes : Jeu d’ombres, 2011) – Guy Ritchie Holmes à la fois. De tels choix soulignent Sherlock (depuis 2010), BBC – Mark Gatiss et Steven Moffat : 13 épisodes Au début d’En quatrième vitesse, en 1955, le docteur Soberin poser. La volonté des personnages ne consiste alors qu’à réaliser les ambiguïtés d’un personnage lisse dans Sherlock Holmes (2009) – Guy Ritchie refuse qu’on ranime une femme qu’il vient de faire torturer, « car leur identité, dans une violence, sinon une cruauté, dont l’ordre e Miss Sherlock et aussi faible que fort pour Sherlock Holmes in the 22nd Century (Sherlock Holmes au XXII siècle, 1999-2000), DIC il est interdit de réveiller les morts ». En 1997, dans Minuit communautaire devra se séparer. Et si Johnny, roi des gangsters est Elementary, série prolifque qui étofe des Entertainment – Sandy Ross : 26 épisodes dans le jardin du bien et du mal, Eastwood fait exactement cela, bien rédimé par une justice immanente qui prend la forme de la personnages plus rares comme Tobias Sherlock Holmes and the Chinese Heroine (Sherlock Holmes in China, 1994) – Wang Chi et en ressuscitant le cadavre de Jude Law, le temps d’un sourire flle du procureur, sa métamorphose n’est pas le décret arbitraire Gregson, Kitty Winter ou Shinwell Yunzhou Liu qui renvoie la vérité d’un crime à une énigme défnitive. Cette d’une destinée fottante, mais le gain d’une nouvelle identité, Johnson. Mary Morstan, ancien agent Without a Clue (Élémentaire, mon cher… Lock Holmes, 1988), Thom Eberhardt vérité n’est plus, dès lors, un fait que l’on pourrait reconstituer pleine et homogène, qui l’a vaincu « comme un voleur dans la secret dans Sherlock et toujours future The Great Mouse Detective (Basil, détective privé, 1986), Walt Disney Pictures – Ron ou rejoindre, mais quelque chose que l’on construit, et la justice nuit », ainsi qu’on dit du Christ qui gagne une âme. Jusque chez Madame Watson, ne se contente plus de Clements n’est plus ce qui corrige une faute mais ce qui la rend indiscer- l’homme hawksien, dont les gestes efcaces et décisifs accouchent vivre et mourir en épouse. D’outre-écran, Young Sherlock Holmes (Le Secret de la pyramide, 1985), Barry Levinson nable. Sans la limite claire et légale de la mort, le crime ne peut d’une grâce inattendue, la gratuité de l’action parfaite enfantant elle relance et relie sciemment le couple Sherlock Holmes (1984-1994), Granada – John Hawkesworth : 36 épisodes et 5 téléfilms plus être racheté, et signife dès lors autre chose. une morale supérieure. Le flm noir américain n’afronte pas un d’amis. Meitantei Homuzu (Sherlock Holmes, 1984), Mikuriya et Miyazaki : 26 épisodes Que s’est-il passé ? mal supérieur, métaphysique ou destinal, il l’enfante dans l’action Holmes, en tant que tel, n’est pas tant un Young Sherlock Holmes : The Mystery of the Manor (1982), Granada – Nicholas Ferguson : Pour mémoire : le flm noir, jusque dans les années 1960, c’est même où il en triomphe. C’est pourquoi ce mal ne dissout pas dieu caché, comme Mycroft, qu’un per- 8 épisodes l’identifcation du chaos. Corriger un crime, par une vengeance l’identité de ceux qui s’y confrontent, mais au contraire œuvre à la pétuel revenant. Il meurt toujours aux Sherlock Holmes (1982-1983), Burbank Animation Studios : 4 téléfilms parfois aveuglement violente, c’est entériner que le réel est un dessiner. Le flm noir, en sapant l’équilibre du monde, le confrme chutes de Reichenbach, mais en repa- Priklyucheniya Sherloka Kholmsa i doktora Vatsona (Les Aventures de Sherlock Holmes et champ de forces dont l’essence même est la possibilité du désordre, comme le prolongement d’un geste, d’un bras, d’une arme. raît souvent. Sa tendance à la mise en du docteur Watson, 1979-1986), Lenfilm – Igor Maslennikov : 11 téléfilms de l’anomalie (la folie de Tommy Udo dans Le Carrefour de la Que s’est-il passé, alors ? Le 22 novembre 1963, sur Dealey danger ou à l’autodestruction entre en Sherlock Holmes in New York (Sherlock Holmes à New York, 1976), 20th Century Fox – Boris mort, la traîtrise d’Eddie Mars dans Le Grand Sommeil, la déso- Plaza à Dallas, un homme nommé Abraham Zapruder flme le résonance avec sa résistance au temps Sagal : téléfilm rientation de L’Impasse tragique…). Le flm noir creuse l’ambi- déflé présidentiel. Il enregistre l’assassinat depuis un point de qui passe. Gygès, il s’éclipse ; Protée, il Sherlock Holmes’ Smarter Brother (Le Frère le plus futé de Sherlock Holmes, 1975), Gene guïté du mal, redessine le monde à partir de l’hypothèse d’une la direction duquel semblent provenir les tirs. Mais le contre- se transforme dans ses histoires comme Wilder entropie radicale, mais il produit à partir de ce détour (qui est champ sera à jamais introuvable, l’image, aussi explicite et gra- au fl des flms, se camoufe au point de The Seven-Per-Cent Solution (Sherlock Holmes attaque l’Orient-Express, 1974), Nicholas bien sûr son véritable contenu) la répartition des puissances que phiquement foudroyante soit-elle, contient en elle ce manque disparaître à l’image lorsque s’achève le Meyer et Herbert Ross la morale, objectivée dans l’ordre de la justice, ordonne et qui la premier, ce point aveugle qui empêche toute clarté des causes Game of Shadows de Ritchie. Plusieurs The Private Life of Sherlock Holmes (La Vie privée de Sherlock Holmes, 1970) – Billy Wilder conditionne. Qu’on pense à La Proie, où le lieutenant Candela, et des événements. Lorsque De Palma afrme que le cinéma flms ou séries se débarrassent de lui au Sherlock Holmes (1939-1946), 20th Century Fox – Roy William Neill : 14 films enfant du Bronx, établit le règne de la loi en se détournant de son des années 1970 est la recherche févreuse de ce contrechamp proft de rivaux ou d’avatars, mais il les alter ego devenu truand. Le geste face au crime trace la morale absent, il désigne par la paranoïa un malaise sans doute plus hante. On a manifestement besoin de lui, comme limite, que seul celui qui peut la franchir a le droit de vaste : le flm dit tout, mais ce faisant il cache le sens et la source

8 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 9 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Des personnages modernisés en costumes (Martin Freeman et Les héros, ce sont les écrivains qui les créent Benedict Cumberbatch dans l’épisode L’Effroyable Mariée de la série (Andreï Panine dans Sherlok Kholms, série d’Andreï Kavun) Sherlock ; réalisation Douglas Mackinnon)

Baker Street regulars besoin d’y croire, aujourd’hui comme hier. Comme Holmes, Le personnel qui peuple l’univers holmésien possède sa propre nous n’aimons ni l’ennui, ni la stagnation – et pas plus l’injustice plasticité. Moriarty, alter ego maléfque, relève d’un assez tradi- des crimes impunis ou des faux coupables acculés, surtout dans tionnel méchant absolu et redoutable chez Ritchie et Kavun ou une société qui semble avoir les moyens de faire mieux. Sale d’un retour du refoulé dans Sherlock. Elementary fusionne son gosse éduqué, solitaire bien entouré, il a la curieuse maturité identité avec Irène Adler, « la » femme, plus aimée qu’autrefois, de l’homme retrouvant le sérieux qu’on mettait au jeu, enfant… plus aimante parfois. Cette surprise narrative contribue à la Inusable bonheur de voir et s’entendre dire : the game is on, psychologisation fragilisante et accrue d’un Sherlock Holmes encore une ou plusieurs fois. n auparavant impénétrable, qui se retrouve face à une sœur longtemps oubliée dans le dernier épisode signé Mofat. Un frère Films et séries mentionnés dans l’article : PERTE D’IDENTITÉ ET FIN DU MYTHE existait bien déjà chez Conan Doyle, Misu Sharok (Miss Sherlock, 2018), HBO Asia – Junichi Mori : 8 épisodes proche du pouvoir politique et d’un autre Mr. Holmes (2015), Bill Condon FRANCK KAUSCH régime de savoir : Mark Gatiss l’inter- Sherlok Kholms (2013), Andreï Kavun : 8 épisodes prète lui-même pour la BBC, tandis Elementary (depuis 2012), CBS – Robert Doherty : 121 épisodes Une pyrotechnie de masques dont les miroirs s’enrouleraient en spirales sans fin (Nicolas Cage, John Travolta dans Volte/Face de John Woo) qu’Igor Petrenko joue les deux frères Sherlock Holmes : A Game of Shadows (Sherlock Holmes : Jeu d’ombres, 2011) – Guy Ritchie Holmes à la fois. De tels choix soulignent Sherlock (depuis 2010), BBC – Mark Gatiss et Steven Moffat : 13 épisodes Au début d’En quatrième vitesse, en 1955, le docteur Soberin poser. La volonté des personnages ne consiste alors qu’à réaliser les ambiguïtés d’un personnage lisse dans Sherlock Holmes (2009) – Guy Ritchie refuse qu’on ranime une femme qu’il vient de faire torturer, « car leur identité, dans une violence, sinon une cruauté, dont l’ordre e Miss Sherlock et aussi faible que fort pour Sherlock Holmes in the 22nd Century (Sherlock Holmes au XXII siècle, 1999-2000), DIC il est interdit de réveiller les morts ». En 1997, dans Minuit communautaire devra se séparer. Et si Johnny, roi des gangsters est Elementary, série prolifque qui étofe des Entertainment – Sandy Ross : 26 épisodes dans le jardin du bien et du mal, Eastwood fait exactement cela, bien rédimé par une justice immanente qui prend la forme de la personnages plus rares comme Tobias Sherlock Holmes and the Chinese Heroine (Sherlock Holmes in China, 1994) – Wang Chi et en ressuscitant le cadavre de Jude Law, le temps d’un sourire flle du procureur, sa métamorphose n’est pas le décret arbitraire Gregson, Kitty Winter ou Shinwell Yunzhou Liu qui renvoie la vérité d’un crime à une énigme défnitive. Cette d’une destinée fottante, mais le gain d’une nouvelle identité, Johnson. Mary Morstan, ancien agent Without a Clue (Élémentaire, mon cher… Lock Holmes, 1988), Thom Eberhardt vérité n’est plus, dès lors, un fait que l’on pourrait reconstituer pleine et homogène, qui l’a vaincu « comme un voleur dans la secret dans Sherlock et toujours future The Great Mouse Detective (Basil, détective privé, 1986), Walt Disney Pictures – Ron ou rejoindre, mais quelque chose que l’on construit, et la justice nuit », ainsi qu’on dit du Christ qui gagne une âme. Jusque chez Madame Watson, ne se contente plus de Clements n’est plus ce qui corrige une faute mais ce qui la rend indiscer- l’homme hawksien, dont les gestes efcaces et décisifs accouchent vivre et mourir en épouse. D’outre-écran, Young Sherlock Holmes (Le Secret de la pyramide, 1985), Barry Levinson nable. Sans la limite claire et légale de la mort, le crime ne peut d’une grâce inattendue, la gratuité de l’action parfaite enfantant elle relance et relie sciemment le couple Sherlock Holmes (1984-1994), Granada – John Hawkesworth : 36 épisodes et 5 téléfilms plus être racheté, et signife dès lors autre chose. une morale supérieure. Le flm noir américain n’afronte pas un d’amis. Meitantei Homuzu (Sherlock Holmes, 1984), Mikuriya et Miyazaki : 26 épisodes Que s’est-il passé ? mal supérieur, métaphysique ou destinal, il l’enfante dans l’action Holmes, en tant que tel, n’est pas tant un Young Sherlock Holmes : The Mystery of the Manor (1982), Granada – Nicholas Ferguson : Pour mémoire : le flm noir, jusque dans les années 1960, c’est même où il en triomphe. C’est pourquoi ce mal ne dissout pas dieu caché, comme Mycroft, qu’un per- 8 épisodes l’identifcation du chaos. Corriger un crime, par une vengeance l’identité de ceux qui s’y confrontent, mais au contraire œuvre à la pétuel revenant. Il meurt toujours aux Sherlock Holmes (1982-1983), Burbank Animation Studios : 4 téléfilms parfois aveuglement violente, c’est entériner que le réel est un dessiner. Le flm noir, en sapant l’équilibre du monde, le confrme chutes de Reichenbach, mais en repa- Priklyucheniya Sherloka Kholmsa i doktora Vatsona (Les Aventures de Sherlock Holmes et champ de forces dont l’essence même est la possibilité du désordre, comme le prolongement d’un geste, d’un bras, d’une arme. raît souvent. Sa tendance à la mise en du docteur Watson, 1979-1986), Lenfilm – Igor Maslennikov : 11 téléfilms de l’anomalie (la folie de Tommy Udo dans Le Carrefour de la Que s’est-il passé, alors ? Le 22 novembre 1963, sur Dealey danger ou à l’autodestruction entre en Sherlock Holmes in New York (Sherlock Holmes à New York, 1976), 20th Century Fox – Boris mort, la traîtrise d’Eddie Mars dans Le Grand Sommeil, la déso- Plaza à Dallas, un homme nommé Abraham Zapruder flme le résonance avec sa résistance au temps Sagal : téléfilm rientation de L’Impasse tragique…). Le flm noir creuse l’ambi- déflé présidentiel. Il enregistre l’assassinat depuis un point de qui passe. Gygès, il s’éclipse ; Protée, il Sherlock Holmes’ Smarter Brother (Le Frère le plus futé de Sherlock Holmes, 1975), Gene guïté du mal, redessine le monde à partir de l’hypothèse d’une la direction duquel semblent provenir les tirs. Mais le contre- se transforme dans ses histoires comme Wilder entropie radicale, mais il produit à partir de ce détour (qui est champ sera à jamais introuvable, l’image, aussi explicite et gra- au fl des flms, se camoufe au point de The Seven-Per-Cent Solution (Sherlock Holmes attaque l’Orient-Express, 1974), Nicholas bien sûr son véritable contenu) la répartition des puissances que phiquement foudroyante soit-elle, contient en elle ce manque disparaître à l’image lorsque s’achève le Meyer et Herbert Ross la morale, objectivée dans l’ordre de la justice, ordonne et qui la premier, ce point aveugle qui empêche toute clarté des causes Game of Shadows de Ritchie. Plusieurs The Private Life of Sherlock Holmes (La Vie privée de Sherlock Holmes, 1970) – Billy Wilder conditionne. Qu’on pense à La Proie, où le lieutenant Candela, et des événements. Lorsque De Palma afrme que le cinéma flms ou séries se débarrassent de lui au Sherlock Holmes (1939-1946), 20th Century Fox – Roy William Neill : 14 films enfant du Bronx, établit le règne de la loi en se détournant de son des années 1970 est la recherche févreuse de ce contrechamp proft de rivaux ou d’avatars, mais il les alter ego devenu truand. Le geste face au crime trace la morale absent, il désigne par la paranoïa un malaise sans doute plus hante. On a manifestement besoin de lui, comme limite, que seul celui qui peut la franchir a le droit de vaste : le flm dit tout, mais ce faisant il cache le sens et la source

8 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 9 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

De fait, le héros scorsesien est l’homme d’une quête omniprésente et févreuse de la paternité, forme de la puissance, plus exactement de l’il- impure et illégitime du destin (James Gray, La nuit nous appar- lusion de la puissance. Il pense que sa tient), soumission à une identité par héritage (voir les fgures de puissance se voit et se mesure en pliant Jack Nicholson et de Martin Sheen dans Les Infltrés). Si toute plastiquement le monde et les hommes, identité est fausseté et mensonge, on ne peut cependant jamais en dirigeant le fux de leurs forces, alors s’en défaire totalement (A History of Violence, Cronenberg). qu’il est en réalité façonné et avalé par Un même brouillage apparaît chez James Gray sous une fgure ces forces, jusqu’à devenir son contraire : qui marque sans doute le puissant héritage de Henry King. le traître des Afranchis ou de Casino, la Dans le cinéma de Gray, chacun est contraint de devenir ce qu’il victime expiatoire consumée dans le fan- est selon le mécanisme d’une vocation contrainte, qui sonne à tasme de sa rédemption (Raging Bull, la fois comme un destin et une ironie morbide. Comme Bobby Mean Streets, Aviator…). Le monde a dans La Nuit, Leo dans Te Yards, chacun voue sa vie à un Se refléter et s’accomplir dans son plus haut ennemi son ordre et sa logique supérieure (Dieu, engagement qui lui est extorqué par la trame opaque du destin, (Johnny Depp dans Public Enemies de Michael Mann) la Mafa, bref soumission et secret), mais lequel n’a plus le poids de la révélation d’un Michael Corleone, cette logique est pulsionnelle et confuse : mais l’arbitraire d’une identité à la fois factice et tenace comme résolution, que le réel même est un secret. Il est la trace du s’y inscrire, c’est s’y briser. une tunique de Nessus : traître, fls, frère, autant de statuts qui mouvement par lequel les hommes échouent à le rejoindre, et En débordant l’unité narrative de la n’ont que faire de la loi, d’ailleurs. s’en trouvent expulsés dans une solitude nouvelle qui n’est celle scène, qui fut, chez Hawks notamment, Le cœur du crime, c’est cela : en l’absence de valeur, chacun ni du justicier ni de la victime, mais celle de l’exilé. Au fond, Un destin et une ironie morbide (Mark Wahlberg, Joaquin Phoenix le vocabulaire ultime de l’incarnation à ne peut exister que par et comme le contraire de lui-même, le cinéma américain n’a jamais rien fait d’autre que cacher et dans La nuit nous appartient de James Gray) l’écran, l’énoncé physique du sens même polarité dont Michael Mann est le stratège majeur. Ainsi retirer : d’abord, par une iconographie capable d’assimiler fc- du monde, une pratique comme celle de Heat, Collateral et, surtout, Public Ennemies : le flm se noue tion et vérité, pour suggérer que l’action était par elle-même la de ce qu’il révèle. Dès lors, si toute image est obscurcie par sa Scorsese prive l’univers qu’elle évoque de tout échafaudage de lorsque Dillinger s’introduit dans le commissariat, déambulant prononciation d’un mythe. Aujourd’hui, avec plus de scrupules propre impuissance à rendre compte de ses causes, fautes et sens cohérent : tout y est décharge et choc, ce qui renvoie la cau- avec légèreté dans l’espace ennemi jusqu’à le conquérir plasti- peut-être, mais surtout plus d’inquiétude, que la vérité n’éclôt crimes s’imposent désormais comme des faits opaques, ramifés salité à une infnité de tensions centrifuges et empêche le méca- quement par la grâce ironique de ses mouvements, et lorsque jamais, et que prétendre la montrer c’est au fond la taire. Avec, à n dans une fantasmagorie infnie. Les afronter, c’est se perdre, nisme de l’imputabilité, donc de la faute. Donc de l’identité, dont Purvis vient sauver Billie de la violence du FBI en la portant la place de la lucidité, l’opulence du cauchemar. être aspiré dans une facticité sourde qui n’a plus même le mal le soubassement moral est sapé net. C’est là le contenu propre avec une grâce pleine. Aussi incisive soit-elle, la métaphore de pour mythologie ou fondation : Travis Bickle (Taxi Driver, des Infltrés : l’échange d’identité entre les personnages n’est la réversibilité ou de l’indécidabilité du crime n’épuise pas la 1976) vient de là, et avec lui une part cruciale du flm criminel jamais une pyrotechnie de masques, dont les miroirs s’enroule- plasticité d’un tel chiasme, qui scelle moins l’ambiguïté morale Films mentionnés dans l’article : américain depuis quarante ans. raient en spirales sans fn (Volte/Face, Face/Of), mais l’impossibi- des gestes de la loi (la lucidité héritée de l’histoire n’a plus guère Les Affranchis/Goodfellas, Martin Scorsese, 1990 Celui-ci n’est donc plus l’épreuve d’une redéfnition du monde, lité frontale de toute ipséité. Devant ce vide, qui traduit au fond besoin de ces indices explicites) que l’absolue identité de deux A History of Violence, David Cronenberg, 2005 d’une mise en évidence des pulsions entropiques qui le tissent l’impuissance face à un monde dérobé dans ses apparences et ses êtres qui perdent la leur à vouloir se reféter et s’accomplir dans Aviator/The Aviator, Martin Scorsese, 2004 et le découpent sur fond de fatalité, il est l’épreuve singulière, mensonges, chacun devient ce qui n’est pas lui, sans qu’aucune leur plus haut ennemi. La parenté gestuelle, l’écho physique du Le Carrefour de la mort/Kiss of Death, Henry Hathaway, 1947 ponctuelle et désormais individuelle d’un brouillage. Le per- résolution dialectique ne vienne racheter un quelconque équi- chasseur et du chassé façonnent une identité trouble, où chaque Casino, Martin Scorsese, 1995 sonnage n’est plus le sujet de cette épreuve d’un réel déréglé libre (voir Shutter Island). Là encore, le contrechamp manque, geste s’annule de devenir celui de son refet. Rencontrer son Citizen Kane, Orson Welles, 1941 mais son objet. Soit la longue séquence d’ouverture de Casino, si bien que chacun n’est lui-même que dans ce qui le disloque doppelgänger, c’est être déjà mort, c’est être l’autre, donc tout Collateral, Michael Mann, 2004 constituée d’une série indéfnie de raccords et de sauts, une et le nie, jusqu’à faire tourner à vide la matrice spirituelle de la homme se trahit lui-même (Miami Vice). Django Unchained, Quentin Tarantino, 2012 multiplication de points de vue dilatant ou comprimant les ins- rédemption (d’où le tropisme obsédant de la trahison, du man- Le mythe n’est ainsi plus ce qui structure l’existence, mais ce qui En quatrième vitesse/Kiss Me Deadly, Robert Aldrich, 1955 tants au sein d’un continuum visuel qui ne produit jamais un quement, de l’échec, c’est-à-dire la faillite d’une action qui ne la menace, plus une vérité mais un coup de force. Et si La Porte Volte/Face / Face/Off, John Woo, 1997 récit dramatiquement construit, mais, dans ce montage mor- peut plus défnir les hommes que par une impuissance qui est du Paradis a vidé de leur sens les prétentions du récit global à Le Grand Sommeil/The Big Sleep, Howard Hawks, 1946 celé et explosif, une impression de fxité ou de stagnation. Ce devenue leur vrai péché). Sans doute faut-il trouver ici la raison orienter un futur, il n’en reste qu’un héritage crypté et inappro- Heat, Michael Mann, 1995 déroulement flmique, dont la matrice priable : le monde est le fantasme du monde (voir De Palma, L’Impasse tragique/The Dark Corner, Henry Hathaway, 1945 formelle est à chercher dans les actuali- Scarface ou Snake Eyes). C’est sans doute en raison de ce glis- Les Infiltrés/The Departed, Martin Scorsese, 2006 tés (et chez Kane), dissout l’espace et le sement, organiquement inévitable et, surtout, efet d’une tra- Jackie Brown, Quentin Tarantino, 1997 temps dans un ruban de sensations et dition où le passage à la légende fut toujours le contenu et la Johnny, roi des gangsters/Johnny Eager, Mervyn LeRoy, 1948 de situations, dont l’organicité demeure prononciation même de l’histoire, qu’un geste comme celui de Kill Bill, Quentin Tarantino, 2003-2004 interne, et non plaquée par un récit ou Tarantino en est venu à incarner au plus haut point la fécon- Mean Streets, Martin Scorsese, 1973 une fnalité externes. Même geste dans dité maudite et monstrueuse de l’identité au cinéma. La circu- Miami Vice, Michael Mann, 2006 Les Afranchis, Aviator ou Les Infltrés : larité du mythe réduite au jeu distancié avec ses fgures (éros Minuit dans le jardin du bien et du mal/Midnight in the Garden of décrire un univers homogène et orga- et thanatos, d’abord), toute identité est avalée dans sa propre Good and Evil, Clint Eastwood, 1997 nique au moyen de son contraire, un démultiplication, laquelle ne doit sa vitalité qu’à une puissance La nuit nous appartient/We Own the Night, James Gray, 2007 recommencement permanent de frag- d’incarnation que ses rébus cinéphiliques œuvrent en apparence La Porte du Paradis/Heaven’s Gate, Michael Cimino, 1980 ments centrifuges qui fnissent par à démonétiser. Les fgures de Tarantino appartenant en fait La Proie/Cry of the City, Robert Siodmak, 1948 constituer un monde cohérent, même aux machineries conventionnelles de la distanciation (Django Public Ennemies, Michael Mann, 2009 s’il est hystérique, agité, violent. Même la Unchained, Kill Bill, surtout Jackie Brown), leur identité est déjà Raging Bull, Martin Scorsese, 1980 violence pure ( Joe Pesci) y devient prévi- jouée et le crime une simple métaphore. Scarface, Brian De Palma, 1983 sible, car elle apparaît fnalement comme Plongé dans les voiles de sa propre spécularité, un tel cinéma, et Shutter Island, Martin Scorsese, 2010 la manifestation de la syntaxe même du avec lui toute une tradition joueuse, neutralise ce que d’autres Snake Eyes, Brian De Palma, 1998 plan, théâtre de pulsions s’employant Chacun devient ce qui n’est pas lui (Leonardo DiCaprio, Mark Ruffalo ont pourtant percé : le flm criminel aurait cette mission de The Yards, James Gray, 2000 vainement à mettre en forme le monde. dans Shutter Island de Martin Scorsese) révéler, dans l’énigme de ses déséquilibres et son impossible

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De fait, le héros scorsesien est l’homme d’une quête omniprésente et févreuse de la paternité, forme de la puissance, plus exactement de l’il- impure et illégitime du destin (James Gray, La nuit nous appar- lusion de la puissance. Il pense que sa tient), soumission à une identité par héritage (voir les fgures de puissance se voit et se mesure en pliant Jack Nicholson et de Martin Sheen dans Les Infltrés). Si toute plastiquement le monde et les hommes, identité est fausseté et mensonge, on ne peut cependant jamais en dirigeant le fux de leurs forces, alors s’en défaire totalement (A History of Violence, Cronenberg). qu’il est en réalité façonné et avalé par Un même brouillage apparaît chez James Gray sous une fgure ces forces, jusqu’à devenir son contraire : qui marque sans doute le puissant héritage de Henry King. le traître des Afranchis ou de Casino, la Dans le cinéma de Gray, chacun est contraint de devenir ce qu’il victime expiatoire consumée dans le fan- est selon le mécanisme d’une vocation contrainte, qui sonne à tasme de sa rédemption (Raging Bull, la fois comme un destin et une ironie morbide. Comme Bobby Mean Streets, Aviator…). Le monde a dans La Nuit, Leo dans Te Yards, chacun voue sa vie à un Se refléter et s’accomplir dans son plus haut ennemi son ordre et sa logique supérieure (Dieu, engagement qui lui est extorqué par la trame opaque du destin, (Johnny Depp dans Public Enemies de Michael Mann) la Mafa, bref soumission et secret), mais lequel n’a plus le poids de la révélation d’un Michael Corleone, cette logique est pulsionnelle et confuse : mais l’arbitraire d’une identité à la fois factice et tenace comme résolution, que le réel même est un secret. Il est la trace du s’y inscrire, c’est s’y briser. une tunique de Nessus : traître, fls, frère, autant de statuts qui mouvement par lequel les hommes échouent à le rejoindre, et En débordant l’unité narrative de la n’ont que faire de la loi, d’ailleurs. s’en trouvent expulsés dans une solitude nouvelle qui n’est celle scène, qui fut, chez Hawks notamment, Le cœur du crime, c’est cela : en l’absence de valeur, chacun ni du justicier ni de la victime, mais celle de l’exilé. Au fond, Un destin et une ironie morbide (Mark Wahlberg, Joaquin Phoenix le vocabulaire ultime de l’incarnation à ne peut exister que par et comme le contraire de lui-même, le cinéma américain n’a jamais rien fait d’autre que cacher et dans La nuit nous appartient de James Gray) l’écran, l’énoncé physique du sens même polarité dont Michael Mann est le stratège majeur. Ainsi retirer : d’abord, par une iconographie capable d’assimiler fc- du monde, une pratique comme celle de Heat, Collateral et, surtout, Public Ennemies : le flm se noue tion et vérité, pour suggérer que l’action était par elle-même la de ce qu’il révèle. Dès lors, si toute image est obscurcie par sa Scorsese prive l’univers qu’elle évoque de tout échafaudage de lorsque Dillinger s’introduit dans le commissariat, déambulant prononciation d’un mythe. Aujourd’hui, avec plus de scrupules propre impuissance à rendre compte de ses causes, fautes et sens cohérent : tout y est décharge et choc, ce qui renvoie la cau- avec légèreté dans l’espace ennemi jusqu’à le conquérir plasti- peut-être, mais surtout plus d’inquiétude, que la vérité n’éclôt crimes s’imposent désormais comme des faits opaques, ramifés salité à une infnité de tensions centrifuges et empêche le méca- quement par la grâce ironique de ses mouvements, et lorsque jamais, et que prétendre la montrer c’est au fond la taire. Avec, à n dans une fantasmagorie infnie. Les afronter, c’est se perdre, nisme de l’imputabilité, donc de la faute. Donc de l’identité, dont Purvis vient sauver Billie de la violence du FBI en la portant la place de la lucidité, l’opulence du cauchemar. être aspiré dans une facticité sourde qui n’a plus même le mal le soubassement moral est sapé net. C’est là le contenu propre avec une grâce pleine. Aussi incisive soit-elle, la métaphore de pour mythologie ou fondation : Travis Bickle (Taxi Driver, des Infltrés : l’échange d’identité entre les personnages n’est la réversibilité ou de l’indécidabilité du crime n’épuise pas la 1976) vient de là, et avec lui une part cruciale du flm criminel jamais une pyrotechnie de masques, dont les miroirs s’enroule- plasticité d’un tel chiasme, qui scelle moins l’ambiguïté morale Films mentionnés dans l’article : américain depuis quarante ans. raient en spirales sans fn (Volte/Face, Face/Of), mais l’impossibi- des gestes de la loi (la lucidité héritée de l’histoire n’a plus guère Les Affranchis/Goodfellas, Martin Scorsese, 1990 Celui-ci n’est donc plus l’épreuve d’une redéfnition du monde, lité frontale de toute ipséité. Devant ce vide, qui traduit au fond besoin de ces indices explicites) que l’absolue identité de deux A History of Violence, David Cronenberg, 2005 d’une mise en évidence des pulsions entropiques qui le tissent l’impuissance face à un monde dérobé dans ses apparences et ses êtres qui perdent la leur à vouloir se reféter et s’accomplir dans Aviator/The Aviator, Martin Scorsese, 2004 et le découpent sur fond de fatalité, il est l’épreuve singulière, mensonges, chacun devient ce qui n’est pas lui, sans qu’aucune leur plus haut ennemi. La parenté gestuelle, l’écho physique du Le Carrefour de la mort/Kiss of Death, Henry Hathaway, 1947 ponctuelle et désormais individuelle d’un brouillage. Le per- résolution dialectique ne vienne racheter un quelconque équi- chasseur et du chassé façonnent une identité trouble, où chaque Casino, Martin Scorsese, 1995 sonnage n’est plus le sujet de cette épreuve d’un réel déréglé libre (voir Shutter Island). Là encore, le contrechamp manque, geste s’annule de devenir celui de son refet. Rencontrer son Citizen Kane, Orson Welles, 1941 mais son objet. Soit la longue séquence d’ouverture de Casino, si bien que chacun n’est lui-même que dans ce qui le disloque doppelgänger, c’est être déjà mort, c’est être l’autre, donc tout Collateral, Michael Mann, 2004 constituée d’une série indéfnie de raccords et de sauts, une et le nie, jusqu’à faire tourner à vide la matrice spirituelle de la homme se trahit lui-même (Miami Vice). Django Unchained, Quentin Tarantino, 2012 multiplication de points de vue dilatant ou comprimant les ins- rédemption (d’où le tropisme obsédant de la trahison, du man- Le mythe n’est ainsi plus ce qui structure l’existence, mais ce qui En quatrième vitesse/Kiss Me Deadly, Robert Aldrich, 1955 tants au sein d’un continuum visuel qui ne produit jamais un quement, de l’échec, c’est-à-dire la faillite d’une action qui ne la menace, plus une vérité mais un coup de force. Et si La Porte Volte/Face / Face/Off, John Woo, 1997 récit dramatiquement construit, mais, dans ce montage mor- peut plus défnir les hommes que par une impuissance qui est du Paradis a vidé de leur sens les prétentions du récit global à Le Grand Sommeil/The Big Sleep, Howard Hawks, 1946 celé et explosif, une impression de fxité ou de stagnation. Ce devenue leur vrai péché). Sans doute faut-il trouver ici la raison orienter un futur, il n’en reste qu’un héritage crypté et inappro- Heat, Michael Mann, 1995 déroulement flmique, dont la matrice priable : le monde est le fantasme du monde (voir De Palma, L’Impasse tragique/The Dark Corner, Henry Hathaway, 1945 formelle est à chercher dans les actuali- Scarface ou Snake Eyes). C’est sans doute en raison de ce glis- Les Infiltrés/The Departed, Martin Scorsese, 2006 tés (et chez Kane), dissout l’espace et le sement, organiquement inévitable et, surtout, efet d’une tra- Jackie Brown, Quentin Tarantino, 1997 temps dans un ruban de sensations et dition où le passage à la légende fut toujours le contenu et la Johnny, roi des gangsters/Johnny Eager, Mervyn LeRoy, 1948 de situations, dont l’organicité demeure prononciation même de l’histoire, qu’un geste comme celui de Kill Bill, Quentin Tarantino, 2003-2004 interne, et non plaquée par un récit ou Tarantino en est venu à incarner au plus haut point la fécon- Mean Streets, Martin Scorsese, 1973 une fnalité externes. Même geste dans dité maudite et monstrueuse de l’identité au cinéma. La circu- Miami Vice, Michael Mann, 2006 Les Afranchis, Aviator ou Les Infltrés : larité du mythe réduite au jeu distancié avec ses fgures (éros Minuit dans le jardin du bien et du mal/Midnight in the Garden of décrire un univers homogène et orga- et thanatos, d’abord), toute identité est avalée dans sa propre Good and Evil, Clint Eastwood, 1997 nique au moyen de son contraire, un démultiplication, laquelle ne doit sa vitalité qu’à une puissance La nuit nous appartient/We Own the Night, James Gray, 2007 recommencement permanent de frag- d’incarnation que ses rébus cinéphiliques œuvrent en apparence La Porte du Paradis/Heaven’s Gate, Michael Cimino, 1980 ments centrifuges qui fnissent par à démonétiser. Les fgures de Tarantino appartenant en fait La Proie/Cry of the City, Robert Siodmak, 1948 constituer un monde cohérent, même aux machineries conventionnelles de la distanciation (Django Public Ennemies, Michael Mann, 2009 s’il est hystérique, agité, violent. Même la Unchained, Kill Bill, surtout Jackie Brown), leur identité est déjà Raging Bull, Martin Scorsese, 1980 violence pure ( Joe Pesci) y devient prévi- jouée et le crime une simple métaphore. Scarface, Brian De Palma, 1983 sible, car elle apparaît fnalement comme Plongé dans les voiles de sa propre spécularité, un tel cinéma, et Shutter Island, Martin Scorsese, 2010 la manifestation de la syntaxe même du avec lui toute une tradition joueuse, neutralise ce que d’autres Snake Eyes, Brian De Palma, 1998 plan, théâtre de pulsions s’employant Chacun devient ce qui n’est pas lui (Leonardo DiCaprio, Mark Ruffalo ont pourtant percé : le flm criminel aurait cette mission de The Yards, James Gray, 2000 vainement à mettre en forme le monde. dans Shutter Island de Martin Scorsese) révéler, dans l’énigme de ses déséquilibres et son impossible

10 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 11 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

“Quartet Skokie, Illinois” ». Or, Verbal a commencé sa « confession » en racontant qu’il a fait partie d’un barbershop quartet (quatuor masculin de quatre personnes chantant a cappella) dans ladite ville de Skokie. Cette réalisation est muette : les noms prononcés par Verbal retournent à l’écrit dont son récit les a tirés, mais un écrit de rencontre, épars dans le monde. Il s’avère que Verbal Kint – alias Keyser Söze – en a habillé son histoire, que de ces défroques vides il a fait des person- nages vivants, en nommant par exemple l’un d’entre eux Kobayashi. Or deux mots sont imprimés sur le fragment de porce- laine qui constituait le fond du mug bon marché où Kujan a bu son café et que Kint avait constamment sous les yeux : KOBAYASHI PORCELAIN. L’extraordinaire accent spanglish totalement inventé Il est à noter que ce nom a été prononcé (Benicio Del Toro dans The Usual Suspects de Bryan Singer) par Kint avant que l’on ne voie, dans un des fash-back, le personnage qui reven- courent dans les bonus de DVD et les sites Internet : les acteurs dique ce nom mais qui a les traits bien reconnaissables de Pete n’auraient pas réussi à garder leur sérieux parce que l’un d’eux, Postlethwaite, un acteur déjà connu à la sortie du flm, notam- Benicio Del Toro, avait émis un pet. Singer aurait eu l’idée de ment par des flms de Terence Davies et Jim Sheridan. Il s’est garder ces rires intempestifs, de changer le texte, et de tout cela créé pour l’occasion, dit un critique britannique, un invraisem- le monteur John Ottman (qui est aussi, cas plutôt rare, l’au- blable accent « gallois-pakistanais ». Or, les personnages ne SUR THE USUAL SUSPECTS teur de la musique du flm, d’un ton romantique bien trouvé font aucun commentaire entre eux sur la disparité entre le nom et très original pour un thriller viril) a su tirer le meilleur parti. de Kobayashi, son accent et son aspect. Ce sans-dire crée un C’est aussi le moment où Del Toro fait entendre pour la pre- goufre de plus, ce que j’appelle au cinéma l’ombre du dit. Dans COMME ŒUVRE DE CINÉMA mière fois son extraordinaire accent hispano-anglais (spanglish) la réalité, on peut s’appeler Kobayashi (nom très courant au totalement inventé. Cette scène, mémorable, est souvent citée, Japon, celui notamment d’un cinéaste), sans avoir le physique comme le « You’re talkin’ to me ? » de De Niro dans Taxi Driver, suggéré par ce nom, cela parce qu’on est métis, adopté, etc. Au MICHEL CHION et le monologue parlé d’amour flial d’Al Jolson dans Te Jazz cinéma, c’est autre chose. Le choix d’un acteur de type européen Singer comme un des grands bonheurs d’improvisation sur un pour « incarner » un nommé Kobayashi est une idée brillante, Le line up (affiche du film) plateau de cinéma. Elle renforce la solidarité entre les person- qui ne fgure pas dans le scénario original et qui empêche le nages, et par ailleurs, magiquement, souligne le côté « tableau corps du personnage de fusionner avec son patronyme. Tout le monde – ou presque – sait maintenant que Te Usual une voiture, l’autre déjeune dans un restaurant chic au milieu vivant » de la scène, par la façon même dont elle en dérange Toutefois, lorsque Kint, qui a abandonné sa boiterie et sa Suspects, grand succès de l’année 1995, écrit par Christopher de gens aisés pour discuter une afaire, le troisième déambule l’agencement et la circonstance, et ainsi les souligne. paralysie feintes, rejoint à la fn une voiture dont le conduc- McQuarrie (qui y gagna un Oscar) et dirigé par Bryan Singer, bizarrement dans la rue), sont rassemblés pour venir dire à tour L’autre « matrice » du flm, qui n’est révélée qu’à la fn, en même teur l’attend, le scénario dit : « Le conducteur est Kobayashi, ne doit pas seulement son titre, mais aussi son concept, son de rôle devant un miroir sans tain, afn de permettre une iden- temps que le twist sur lequel repose l’histoire, est également une ou l’homme dont nous avons fait la connaissance comme tel. » noyau générateur, à une ou plutôt deux répliques de Casablanca. tifcation, la phrase que le coupable d’un vol de camion aurait idée de totalisation visuelle d’un aléatoire disparate : l’idée du Dans un roman, le nom propre d’un personnage s’identife à Au début de l’œuvre mythique de Michael Curtiz, le capitaine dite au conducteur : « Hand me the keys, you fucking cocksucker », bulletin board, du tableau d’afchage sur lequel sont épinglés des ce personnage même – ce qui donne une force particulière aux Renault (Claude Rains), censé faire régner l’ordre vichyste dans avec des variantes. L’absurdité de cette comparution de person- avis de recherche, des coupures de presse, qui servent pour suivre changements de patronymes chers aux romans-feuilletons du cette grande ville du Maroc colonial, en 1941, assure au major nages impossibles à confondre donne lieu à une image globale des afaires en cours. On trouve des bulletin boards dans les flms XIXe siècle, des plus illustres (Les Misérables) aux plus mépri- Strasser (Conrad Veidt) que pour répondre au meurtre de deux en cinémascope, qui a fourni, une fois refaite pour le format d’enquête journalistique, (comme Les Hommes du président, de sés, du moins aujourd’hui (La Porteuse de pain, de Xavier de militaires allemands par des résistants il a fait arrêter « twice the vertical, l’afche du flm. On trouve nombre de scènes de « line Pakula) et dans le bureau du shérif de Rio Bravo, de Hawks, Montépin). Dans ce dernier ouvrage, l’auteur tient à nous rap- usual number of suspects ». À la fn, lorsque Strasser lui-même a été up » au cinéma, dans lesquelles se cache, impassible au milieu des mais ce qui est d’ordinaire un élément de décor passif, que le peler sans arrêt le nom réel du méchant de l’histoire – à côté de abattu par Rick Blaine (Humphrey Bogart), Renault, présent à la fgurants, la star du flm (un exemple célèbre se trouve dans Le spectateur n’est pas invité à regarder de près, joue ici, rétroacti- celui qu’il s’est criminellement approprié et par lequel la société scène, tire d’afaire le meurtrier en annonçant aux gendarmes qui Samouraï, de Melville), mais celle de Te Usual Suspects arrive peu vement, un rôle crucial. Je fais allusion à la vision qu’a pour la le connaît, ou plutôt le méconnaît. Alors que dans un flm, nom accourent : « Arrêtez les suspects habituels » (Round up the usual après le début de l’œuvre et lui donne son élan narratif, en même première fois l’inspecteur Kujan (Chazz Palminteri) du tableau et corps du personnage se séparent aisément. L’un peut être suspects). Ces immuables et fantomatiques suspects habituels, temps que son image de base. Il s’avère plus tard qu’elle était des- de service qui était dans son dos lorsqu’il a interrogé Verbal Kint connu avant l’autre, ou après l’autre, ou encore ils peuvent être sans nom ni visage, fottant dans les limbes où se tiennent les tinée à unir, pour un destin commun, les cinq personnages. (Kevin Spacey). Lorsqu’il comprend que Verbal s’est amusé à oubliés par le spectateur au proft de celui de l’interprète, etc. personnages d’un flm quand le dialogue se borne à en efeurer On sait d’ailleurs que cette séquence est traitée de manière piquer sur le tableau et dans le décor qui l’entourait des noms Or, ici, le flm tourne bien autour d’un nom, qui met en transe l’existence, on pouvait, s’est dit McQuarrie, les habiller d’un nom boufonne : l’un des personnages, McManus (Stephen Baldwin) propres pour son élucubration, il en laisse tomber de surprise la certains personnages quand ils l’entendent ou le prononcent, et leur créer une histoire. De là, l’idée de la scène surréaliste de prononce la phrase « give me the keys, etc. » avec une violence tasse de café qu’il tenait en main, et qui se brise. Comme l’écrit celui du mythique méchant Keyser Söze. confrontation (line up) où cinq hommes dépareillés, qui difèrent arbitraire et parodique, et les autres suspects prétendus ont du le scénario, il ne regarde plus ce qui est sur le bulletin board, mais À propos de son identité, et même du postulat de son existence, du tout au tout par la taille, l’aspect, les vêtements, le style, et mal à se retenir de rire. Sur le tournage de cette scène aussi le bulletin board lui-même. « Les yeux de Kujan sont fxés sur les discussions auxquelles a donné lieu le flm tournent souvent qu’on a arrachés aux occupations les plus disparates (l’un répare brève que marquante, toutes sortes d’anecdotes, de « trivia », une plaque de métal portant le nom du manufacturier : on lit autour d’une déloyauté que comporteraient les scènes amenées

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“Quartet Skokie, Illinois” ». Or, Verbal a commencé sa « confession » en racontant qu’il a fait partie d’un barbershop quartet (quatuor masculin de quatre personnes chantant a cappella) dans ladite ville de Skokie. Cette réalisation est muette : les noms prononcés par Verbal retournent à l’écrit dont son récit les a tirés, mais un écrit de rencontre, épars dans le monde. Il s’avère que Verbal Kint – alias Keyser Söze – en a habillé son histoire, que de ces défroques vides il a fait des person- nages vivants, en nommant par exemple l’un d’entre eux Kobayashi. Or deux mots sont imprimés sur le fragment de porce- laine qui constituait le fond du mug bon marché où Kujan a bu son café et que Kint avait constamment sous les yeux : KOBAYASHI PORCELAIN. L’extraordinaire accent spanglish totalement inventé Il est à noter que ce nom a été prononcé (Benicio Del Toro dans The Usual Suspects de Bryan Singer) par Kint avant que l’on ne voie, dans un des fash-back, le personnage qui reven- courent dans les bonus de DVD et les sites Internet : les acteurs dique ce nom mais qui a les traits bien reconnaissables de Pete n’auraient pas réussi à garder leur sérieux parce que l’un d’eux, Postlethwaite, un acteur déjà connu à la sortie du flm, notam- Benicio Del Toro, avait émis un pet. Singer aurait eu l’idée de ment par des flms de Terence Davies et Jim Sheridan. Il s’est garder ces rires intempestifs, de changer le texte, et de tout cela créé pour l’occasion, dit un critique britannique, un invraisem- le monteur John Ottman (qui est aussi, cas plutôt rare, l’au- blable accent « gallois-pakistanais ». Or, les personnages ne SUR THE USUAL SUSPECTS teur de la musique du flm, d’un ton romantique bien trouvé font aucun commentaire entre eux sur la disparité entre le nom et très original pour un thriller viril) a su tirer le meilleur parti. de Kobayashi, son accent et son aspect. Ce sans-dire crée un C’est aussi le moment où Del Toro fait entendre pour la pre- goufre de plus, ce que j’appelle au cinéma l’ombre du dit. Dans COMME ŒUVRE DE CINÉMA mière fois son extraordinaire accent hispano-anglais (spanglish) la réalité, on peut s’appeler Kobayashi (nom très courant au totalement inventé. Cette scène, mémorable, est souvent citée, Japon, celui notamment d’un cinéaste), sans avoir le physique comme le « You’re talkin’ to me ? » de De Niro dans Taxi Driver, suggéré par ce nom, cela parce qu’on est métis, adopté, etc. Au MICHEL CHION et le monologue parlé d’amour flial d’Al Jolson dans Te Jazz cinéma, c’est autre chose. Le choix d’un acteur de type européen Singer comme un des grands bonheurs d’improvisation sur un pour « incarner » un nommé Kobayashi est une idée brillante, Le line up (affiche du film) plateau de cinéma. Elle renforce la solidarité entre les person- qui ne fgure pas dans le scénario original et qui empêche le nages, et par ailleurs, magiquement, souligne le côté « tableau corps du personnage de fusionner avec son patronyme. Tout le monde – ou presque – sait maintenant que Te Usual une voiture, l’autre déjeune dans un restaurant chic au milieu vivant » de la scène, par la façon même dont elle en dérange Toutefois, lorsque Kint, qui a abandonné sa boiterie et sa Suspects, grand succès de l’année 1995, écrit par Christopher de gens aisés pour discuter une afaire, le troisième déambule l’agencement et la circonstance, et ainsi les souligne. paralysie feintes, rejoint à la fn une voiture dont le conduc- McQuarrie (qui y gagna un Oscar) et dirigé par Bryan Singer, bizarrement dans la rue), sont rassemblés pour venir dire à tour L’autre « matrice » du flm, qui n’est révélée qu’à la fn, en même teur l’attend, le scénario dit : « Le conducteur est Kobayashi, ne doit pas seulement son titre, mais aussi son concept, son de rôle devant un miroir sans tain, afn de permettre une iden- temps que le twist sur lequel repose l’histoire, est également une ou l’homme dont nous avons fait la connaissance comme tel. » noyau générateur, à une ou plutôt deux répliques de Casablanca. tifcation, la phrase que le coupable d’un vol de camion aurait idée de totalisation visuelle d’un aléatoire disparate : l’idée du Dans un roman, le nom propre d’un personnage s’identife à Au début de l’œuvre mythique de Michael Curtiz, le capitaine dite au conducteur : « Hand me the keys, you fucking cocksucker », bulletin board, du tableau d’afchage sur lequel sont épinglés des ce personnage même – ce qui donne une force particulière aux Renault (Claude Rains), censé faire régner l’ordre vichyste dans avec des variantes. L’absurdité de cette comparution de person- avis de recherche, des coupures de presse, qui servent pour suivre changements de patronymes chers aux romans-feuilletons du cette grande ville du Maroc colonial, en 1941, assure au major nages impossibles à confondre donne lieu à une image globale des afaires en cours. On trouve des bulletin boards dans les flms XIXe siècle, des plus illustres (Les Misérables) aux plus mépri- Strasser (Conrad Veidt) que pour répondre au meurtre de deux en cinémascope, qui a fourni, une fois refaite pour le format d’enquête journalistique, (comme Les Hommes du président, de sés, du moins aujourd’hui (La Porteuse de pain, de Xavier de militaires allemands par des résistants il a fait arrêter « twice the vertical, l’afche du flm. On trouve nombre de scènes de « line Pakula) et dans le bureau du shérif de Rio Bravo, de Hawks, Montépin). Dans ce dernier ouvrage, l’auteur tient à nous rap- usual number of suspects ». À la fn, lorsque Strasser lui-même a été up » au cinéma, dans lesquelles se cache, impassible au milieu des mais ce qui est d’ordinaire un élément de décor passif, que le peler sans arrêt le nom réel du méchant de l’histoire – à côté de abattu par Rick Blaine (Humphrey Bogart), Renault, présent à la fgurants, la star du flm (un exemple célèbre se trouve dans Le spectateur n’est pas invité à regarder de près, joue ici, rétroacti- celui qu’il s’est criminellement approprié et par lequel la société scène, tire d’afaire le meurtrier en annonçant aux gendarmes qui Samouraï, de Melville), mais celle de Te Usual Suspects arrive peu vement, un rôle crucial. Je fais allusion à la vision qu’a pour la le connaît, ou plutôt le méconnaît. Alors que dans un flm, nom accourent : « Arrêtez les suspects habituels » (Round up the usual après le début de l’œuvre et lui donne son élan narratif, en même première fois l’inspecteur Kujan (Chazz Palminteri) du tableau et corps du personnage se séparent aisément. L’un peut être suspects). Ces immuables et fantomatiques suspects habituels, temps que son image de base. Il s’avère plus tard qu’elle était des- de service qui était dans son dos lorsqu’il a interrogé Verbal Kint connu avant l’autre, ou après l’autre, ou encore ils peuvent être sans nom ni visage, fottant dans les limbes où se tiennent les tinée à unir, pour un destin commun, les cinq personnages. (Kevin Spacey). Lorsqu’il comprend que Verbal s’est amusé à oubliés par le spectateur au proft de celui de l’interprète, etc. personnages d’un flm quand le dialogue se borne à en efeurer On sait d’ailleurs que cette séquence est traitée de manière piquer sur le tableau et dans le décor qui l’entourait des noms Or, ici, le flm tourne bien autour d’un nom, qui met en transe l’existence, on pouvait, s’est dit McQuarrie, les habiller d’un nom boufonne : l’un des personnages, McManus (Stephen Baldwin) propres pour son élucubration, il en laisse tomber de surprise la certains personnages quand ils l’entendent ou le prononcent, et leur créer une histoire. De là, l’idée de la scène surréaliste de prononce la phrase « give me the keys, etc. » avec une violence tasse de café qu’il tenait en main, et qui se brise. Comme l’écrit celui du mythique méchant Keyser Söze. confrontation (line up) où cinq hommes dépareillés, qui difèrent arbitraire et parodique, et les autres suspects prétendus ont du le scénario, il ne regarde plus ce qui est sur le bulletin board, mais À propos de son identité, et même du postulat de son existence, du tout au tout par la taille, l’aspect, les vêtements, le style, et mal à se retenir de rire. Sur le tournage de cette scène aussi le bulletin board lui-même. « Les yeux de Kujan sont fxés sur les discussions auxquelles a donné lieu le flm tournent souvent qu’on a arrachés aux occupations les plus disparates (l’un répare brève que marquante, toutes sortes d’anecdotes, de « trivia », une plaque de métal portant le nom du manufacturier : on lit autour d’une déloyauté que comporteraient les scènes amenées

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contraire : les éléments se disjoignent et la cohérence narrative semble prendre l’eau. D’aucuns (comme Laurent Jullier, dont c’est le modèle historique unique et à tout faire) pourront y voir du « post- modernisme ». Je n’en crois rien et il suft de citer Le Testament du docteur Mabuse, de Fritz Lang (1933), sur le scénario de Tea von Harbou, qui avance de la même façon sans craindre les apparentes incon- séquences, et qui s’inscrit dans la belle tradition du serial. Néanmoins, Te Usual Suspects arrive à un certain moment dans l’histoire du flm noir. Un sextette de personnages mascu- Un élément de décor passif joue ici, rétroactivement, un rôle crucial lins sur lesquels des noms sont « appo- (Kevin Spacey, Chazz Palminteri) sés » comme arbitrairement, ça ne vous rappelle aucun flm ? Reservoir Dogs, bien en fash-back par la « confession » de Kevin Spacey : contrai- sûr, sorti trois ans plus tôt que le flm de Singer, lequel peut-être rement à des exemples connus comme Psychose ou Sixième sens, n’aurait pu être réalisé sans le précédent du flm de Tarantino, où de Shyamalan, et de la même façon au contraire qu’une œuvre les personnages se voient attribuer des surnoms correspondant à sur laquelle Hitchcock a fait son célèbre mea culpa, Stage Fright/ une couleur. Néanmoins, Reservoir Dogs reste à mes yeux un jeu Le Grand Alibi, 1950, Te Usual Suspects ose nous tromper en de rôles habilement écrit, construit et joué, du « théâtre flmé » montrant, dans une scène racontée par Roger « Verbal » Kint, conceptuel, auquel manque un ancrage cinématographique fort, celui-ci et Keyser Söze comme distincts, contrairement à ce que celui-là même que contenait en puissance le script de McQuarrie dévoile la fn. La tricherie est indéniable, si l’on croit à une règle et que Bryan Singer a su magnifer. du jeu narrative qui resterait valable pour tout flm. Parmi les nombreuses trouvailles de cinéma qu’on trouve dans Mensonge ou pas, le procédé ne me dérange pas ici, même en son flm, je citerai encore le moment grand-guignolesque où, revoyant le flm, car celui-ci nous invite à le suivre comme une dans une clinique, un rescapé sous perfusion de l’incendie du narration fabulée au fur et à mesure. Un conte à faire peur dans bateau se met à réagir avec terreur à la prononciation du nom lequel le verbe et notamment la profération des noms créent au de Söze : non seulement on entend le bip qui contrôle le bat- fur et à mesure la réalité cinématographique, tout en asseyant tement de son cœur s’accélérer, mais aussi un voyant lumineux celle-ci sur des images fondamentales, celles que j’ai dites : vers le de l’équipement médical se met lui-même à afcher un dessin début, la comparution en écran large, avec des personnages dont cabalistique, comme si le nom du diable s’écrivait en lettres les noms sont encore mal repérés ; à la fn, le tableau de service imprononçables, ou plutôt refusait de s’écrire. Voilà de l’inscrip- et les objets dans le bureau où Kujan interroge Kint et où des tion cinématographique – dans mon livre sur L’Écrit au cinéma, n noms oferts, qui sont dans le décor et que nous pouvons toujours je préfère dire « excription » – ou je ne m’y connais pas. croire avoir manqué de voir – comme la Purloined Letter de la nouvelle de Poe telle que l’analyse Jacques Lacan – sont en attente d’incarnation. Le spectateur n’a donc pas afaire à des personnages, mais à des bric-à-brac, bric-à-brac de noms mais aussi de carac- térisations qui ne font pas des êtres achevés, et restent des superpositions de traits. L’accent spanglish que s’est donné Benicio Del Toro, par exemple, ne « matche » pas avec le nom de son per- sonnage, Fenster ; il n’emblématise rien. Quand George Raft, dans le Scarface de Hawks, joue à faire sauter une pièce de monnaie dans sa main (un gimmick qu’il reprend parodiquement dans Some Like It Hot et qui a servi de référence à beaucoup de flms noirs), cela caractérise un personnage de mafeux dont l’allure est cohérente avec le nom italo-amé- ricain. Dans Te Usual Suspects, c’est le Kobayashi : le corps du personnage ne fusionne pas avec son patronyme (Pete Postlethwaite)

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Bresson-Positif.indd 1 13/06/2018 13:56 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Cette vogue récente semble avoir été déclenchée, non pas par tôt, grâce à des tests ADN, puis accusé à peine deux ans plus une série télévisée, mais par le succès sans précédent d’un pod- tard d’un nouveau meurtre sordide. De nombreux débats ont cast judiciaire intitulé Serial (Sarah Koenig, WBEZ, 2014), accueilli, là encore, la série et son succès, les créatrices ayant dont les 12 épisodes enquêtaient sur le meurtre d’une jeune flle choisi un parti pris insistant sur les défauts de procédure et la à Baltimore en 1999, Hae Min Lee, et sur la condamnation corruption évidente de la police du Wisconsin, tout en éludant peu satisfaisante de son ex-petit ami, Adnan Syed. L’émission certains éléments à charge. mélange journalisme d’investigation, récit à la première per- La puissance de la forme, dans ces deux exemples, réside aussi sonne et efets littéraires, et maintient les auditeurs en haleine dans la capacité du récit sériel à rester ouvert pour couvrir une grâce à des stratégies spécifquement sérielles : clifhangers, afaire sur plusieurs années, quitte à reprendre le fl lorsque des retournements de situation, multiplicité des personnages ambi- faits nouveaux entrent en jeu : ainsi, Jean-Xavier de Lestrade gus. Récompensée par un Peabody Award, elle compte main- reprend en 2011 le tournage de Te Staircase (Soupçons, Canal+/ tenant deux saisons, bientôt une troisième, et est en passe de Te Sundance Channel, 2003), qui avait suivi le procès de devenir une série télévisée difusée par HBO. Véritable phéno- Michael Peterson, écrivain américain jugé pour le meurtre de mène (en juin 2017, les épisodes avaient été téléchargés plus de son épouse. Des révélations sur les nombreuses fautes profes- 175 millions de fois), le podcast a conduit les avocats de Syed à sionnelles de l’expert en taches de sang, dont le témoignage demander un nouveau procès, grâce aux éléments nouveaux mis avait fortement nui au prévenu, ont en efet conduit la justice au jour par l’enquête de Serial. à ouvrir une nouvelle instruction, au cours de laquelle – mise En 2015, la même recette a fait le succès de deux mini-séries en abyme troublante – les images tournées par De Lestrade en documentaires : Te Jinx, the Life and Deaths of Robert Durst 2003 ont été utilisées comme preuve pour invalider les afr- (HBO, 6 épisodes) et Making a Murderer (Netfix, 10 épisodes). mations de l’expert. Les nouveaux épisodes seront difusés sur Te Jinx d’Andrew Jarecki retrace l’histoire extraordinaire de Netfix à l’été 2018. Robert Durst, héritier richissime et fan- tasque soupçonné de plusieurs meurtres, SÉRIES CRIMINELLES AMÉRICAINES dont celui de sa première épouse. La série met sa propre élaboration au cœur de son dispositif, puisqu’elle naît au départ AUX FRONTIÈRES DU RÉEL du désir de Durst lui-même de s’entrete- nir avec Jarecki, après avoir vu le flm de fction que celui-ci avait réalisé à partir ARIANE HUDELET de son histoire (All Good Tings, 2010). La série, structurée par les entretiens Le désir de Durst lui-même de s’entretenir avec Jarecki, (Robert Durst, Andrew Jarecki dans The Jinx d’Andrew Jarecki) accordés par Durst au documentariste, combine des extraits de ces entretiens, « À la diférence de toutes les autres, cette histoire est vraie », en passant par des romans tel De sang-froid de Truman Capote des interviews d’autres protagonistes de revendiquait Alfred Hitchcock en préambule du Faux Coupable (1966) ou des flms comme Te Tin Blue Line (Errol Morris, l’histoire, des images d’archives, mais (1956). Déjà, l’étiquette true crime, récit de non-fction fondé 1988), il s’agit, dans ce true crime moderne, de construire du aussi des reconstitutions des faits tour- sur de vrais crimes, permettait de capter l’attention des specta- sens à partir de ce qui n’en a pas et de proposer une réfexion sur nées par Jarecki, délibérément mises en teurs. La fascination pour « les faits réels » est un flon à la fois la société américaine contemporaine, par le prisme des crimes scène et stylisées, ainsi que des images du commercial et artistique, le public et les auteurs se révélant éter- les plus innommables et de leur prise en charge plus ou moins tournage dans un efet de mise en abyme. nellement fascinés par ces crimes où le réel « dépasse la fction ». satisfaisante par la justice. La frontière entre la documentation Ce mélange crée une œuvre fascinante et Depuis quelques années, le genre du true crime connaît une de faits réels et l’ajout de ressorts fctionnels est parfois foue, addictive, marquée par certains coups de popularité inédite à la télévision américaine, pas tant par le dans la tradition d’un journalisme « littéraire » courant aux théâtre qui ont eu une incidence sur le Un parti pris insistant sur les défauts de procédure (Steven Avery dans Making a Murderer nombre de programmes qui lui sont consacrés (ils étaient déjà États-Unis, qui traite les protagonistes comme des personnages processus de la justice. Les auteurs de la de Laura Ricciardi et Moira Demos) nombreux, par exemple sur des chaînes spécialisées comme et construit des efets de suspense – forme de journalisme qui série ont en efet découvert un élément TruTV, Investigation Discovery, ou Court TV), mais par son n’est, d’ailleurs, pas très bien vue en France, où la « fctionnali- incriminant Durst, qu’ils n’ont pas révélé d’emblée à la police, L’infuence qu’ont certaines séries documentaires de true crime entrée dans des productions de prestige, bien loin des pro- sation » est souvent considérée comme une dérive dangereuse. mais porté d’abord à l’attention du suspect lors d’un entretien sur des afaires en cours, ou rouvertes au vu de certains élé- grammes peu scénarisés et sensationnalistes qui dominaient Qu’il s’agisse de documentaires, de docudramas ou de fctions flmé, au bénéfce de la tension dramatique de leur récit, mais ments révélés par la série, pose de véritables questions éthiques, auparavant et dont le succès reposait avant tout sur les instincts documentées fondées sur des faits réels, que nous disent ces au détriment sans doute d’une certaine déontologie. Dans tous notamment sur le lien entre l’impact juridique, et plus généra- voyeuristes des spectateurs. Aujourd’hui, les crimes réels ins- œuvres sur notre relation au réel à l’époque de la prétendue les cas, ces choix ont été débattus dans la presse lors de la difu- lement l’impact humain, et le pouvoir de fascination indéniable pirent des séries haut de gamme, au scénario complexe, à la « post-vérité » ? Quelle est la responsabilité morale, voire juri- sion de derniers épisodes. L’arrestation de Durst pour meurtre, qui rapproche ces œuvres de certains ressorts de la télé-réalité mise en scène élaborée, parfois associées à des fgures d’auteur dique, de ces œuvres par rapport au réel dont elles s’inspirent, la veille de la difusion du dernier épisode, est venue à point (notamment par l’idée que l’issue est incertaine, et que l’histoire et récompensées par des prix prestigieux. et que peut-on accepter en matière d’hybridations entre infor- nommé pour rassembler un public massif – ce dernier épisode est en train de s’écrire). L’éthique documentaire est-elle compa- Comme l’a étudié Jean Murley dans son livre Te Rise of True mation et divertissement ? Les œuvres les plus intéressantes révèle en efet une confession de Durst, qui avoue à mi-voix tible avec les fcelles inévitablement sensationnalistes de cette Crime (2008)1, le genre est d’abord littéraire. Il émerge dans sont, bien sûr, celles qui ne se contentent pas de fatter les pul- qu’il les a « tous tués bien sûr », alors qu’il était seul et n’avait forme de divertissement ? les années 1940 et 1950, dans les pages de magazines tel True sions voyeuristes des spectateurs, mais qui utilisent la caméra pas conscience que son micro était resté branché. Pour certaines séries récentes, c’est le recul historique qui permet Detective, et se caractérise par une nouvelle manière d’écrire sur et le montage comme outil d’analyse du fait criminel et de ses L’impact judiciaire du true crime est au premier plan aussi dans d’éviter ces écueils. Il ne s’agit pas tant alors d’élucider que de le crime qui met en avant la psychologie des personnages et ramifcations sociales, et proposent une interrogation métafc- le cas de Making a Murderer (Nefix, 2015), dont les dix épi- tenter de comprendre, de proposer un supplément d’analyse spécule sur les motivations et les pensées secrètes des tueurs. tionnelle sur leurs propres motivations pour s’adonner à cette sodes suivent l’histoire rocambolesque de Steven Avery, inno- grâce au regard rétrospectif et au temps long du récit sériel. C’est Des magazines de l’époque jusqu’aux séries télévisées actuelles, plongée dans l’horreur. centé du viol pour lequel il avait été incarcéré dix-huit ans plus le cas, en 2017, de deux séries remarquables, l’une documentaire,

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Cette vogue récente semble avoir été déclenchée, non pas par tôt, grâce à des tests ADN, puis accusé à peine deux ans plus une série télévisée, mais par le succès sans précédent d’un pod- tard d’un nouveau meurtre sordide. De nombreux débats ont cast judiciaire intitulé Serial (Sarah Koenig, WBEZ, 2014), accueilli, là encore, la série et son succès, les créatrices ayant dont les 12 épisodes enquêtaient sur le meurtre d’une jeune flle choisi un parti pris insistant sur les défauts de procédure et la à Baltimore en 1999, Hae Min Lee, et sur la condamnation corruption évidente de la police du Wisconsin, tout en éludant peu satisfaisante de son ex-petit ami, Adnan Syed. L’émission certains éléments à charge. mélange journalisme d’investigation, récit à la première per- La puissance de la forme, dans ces deux exemples, réside aussi sonne et efets littéraires, et maintient les auditeurs en haleine dans la capacité du récit sériel à rester ouvert pour couvrir une grâce à des stratégies spécifquement sérielles : clifhangers, afaire sur plusieurs années, quitte à reprendre le fl lorsque des retournements de situation, multiplicité des personnages ambi- faits nouveaux entrent en jeu : ainsi, Jean-Xavier de Lestrade gus. Récompensée par un Peabody Award, elle compte main- reprend en 2011 le tournage de Te Staircase (Soupçons, Canal+/ tenant deux saisons, bientôt une troisième, et est en passe de Te Sundance Channel, 2003), qui avait suivi le procès de devenir une série télévisée difusée par HBO. Véritable phéno- Michael Peterson, écrivain américain jugé pour le meurtre de mène (en juin 2017, les épisodes avaient été téléchargés plus de son épouse. Des révélations sur les nombreuses fautes profes- 175 millions de fois), le podcast a conduit les avocats de Syed à sionnelles de l’expert en taches de sang, dont le témoignage demander un nouveau procès, grâce aux éléments nouveaux mis avait fortement nui au prévenu, ont en efet conduit la justice au jour par l’enquête de Serial. à ouvrir une nouvelle instruction, au cours de laquelle – mise En 2015, la même recette a fait le succès de deux mini-séries en abyme troublante – les images tournées par De Lestrade en documentaires : Te Jinx, the Life and Deaths of Robert Durst 2003 ont été utilisées comme preuve pour invalider les afr- (HBO, 6 épisodes) et Making a Murderer (Netfix, 10 épisodes). mations de l’expert. Les nouveaux épisodes seront difusés sur Te Jinx d’Andrew Jarecki retrace l’histoire extraordinaire de Netfix à l’été 2018. Robert Durst, héritier richissime et fan- tasque soupçonné de plusieurs meurtres, SÉRIES CRIMINELLES AMÉRICAINES dont celui de sa première épouse. La série met sa propre élaboration au cœur de son dispositif, puisqu’elle naît au départ AUX FRONTIÈRES DU RÉEL du désir de Durst lui-même de s’entrete- nir avec Jarecki, après avoir vu le flm de fction que celui-ci avait réalisé à partir ARIANE HUDELET de son histoire (All Good Tings, 2010). La série, structurée par les entretiens Le désir de Durst lui-même de s’entretenir avec Jarecki, (Robert Durst, Andrew Jarecki dans The Jinx d’Andrew Jarecki) accordés par Durst au documentariste, combine des extraits de ces entretiens, « À la diférence de toutes les autres, cette histoire est vraie », en passant par des romans tel De sang-froid de Truman Capote des interviews d’autres protagonistes de revendiquait Alfred Hitchcock en préambule du Faux Coupable (1966) ou des flms comme Te Tin Blue Line (Errol Morris, l’histoire, des images d’archives, mais (1956). Déjà, l’étiquette true crime, récit de non-fction fondé 1988), il s’agit, dans ce true crime moderne, de construire du aussi des reconstitutions des faits tour- sur de vrais crimes, permettait de capter l’attention des specta- sens à partir de ce qui n’en a pas et de proposer une réfexion sur nées par Jarecki, délibérément mises en teurs. La fascination pour « les faits réels » est un flon à la fois la société américaine contemporaine, par le prisme des crimes scène et stylisées, ainsi que des images du commercial et artistique, le public et les auteurs se révélant éter- les plus innommables et de leur prise en charge plus ou moins tournage dans un efet de mise en abyme. nellement fascinés par ces crimes où le réel « dépasse la fction ». satisfaisante par la justice. La frontière entre la documentation Ce mélange crée une œuvre fascinante et Depuis quelques années, le genre du true crime connaît une de faits réels et l’ajout de ressorts fctionnels est parfois foue, addictive, marquée par certains coups de popularité inédite à la télévision américaine, pas tant par le dans la tradition d’un journalisme « littéraire » courant aux théâtre qui ont eu une incidence sur le Un parti pris insistant sur les défauts de procédure (Steven Avery dans Making a Murderer nombre de programmes qui lui sont consacrés (ils étaient déjà États-Unis, qui traite les protagonistes comme des personnages processus de la justice. Les auteurs de la de Laura Ricciardi et Moira Demos) nombreux, par exemple sur des chaînes spécialisées comme et construit des efets de suspense – forme de journalisme qui série ont en efet découvert un élément TruTV, Investigation Discovery, ou Court TV), mais par son n’est, d’ailleurs, pas très bien vue en France, où la « fctionnali- incriminant Durst, qu’ils n’ont pas révélé d’emblée à la police, L’infuence qu’ont certaines séries documentaires de true crime entrée dans des productions de prestige, bien loin des pro- sation » est souvent considérée comme une dérive dangereuse. mais porté d’abord à l’attention du suspect lors d’un entretien sur des afaires en cours, ou rouvertes au vu de certains élé- grammes peu scénarisés et sensationnalistes qui dominaient Qu’il s’agisse de documentaires, de docudramas ou de fctions flmé, au bénéfce de la tension dramatique de leur récit, mais ments révélés par la série, pose de véritables questions éthiques, auparavant et dont le succès reposait avant tout sur les instincts documentées fondées sur des faits réels, que nous disent ces au détriment sans doute d’une certaine déontologie. Dans tous notamment sur le lien entre l’impact juridique, et plus généra- voyeuristes des spectateurs. Aujourd’hui, les crimes réels ins- œuvres sur notre relation au réel à l’époque de la prétendue les cas, ces choix ont été débattus dans la presse lors de la difu- lement l’impact humain, et le pouvoir de fascination indéniable pirent des séries haut de gamme, au scénario complexe, à la « post-vérité » ? Quelle est la responsabilité morale, voire juri- sion de derniers épisodes. L’arrestation de Durst pour meurtre, qui rapproche ces œuvres de certains ressorts de la télé-réalité mise en scène élaborée, parfois associées à des fgures d’auteur dique, de ces œuvres par rapport au réel dont elles s’inspirent, la veille de la difusion du dernier épisode, est venue à point (notamment par l’idée que l’issue est incertaine, et que l’histoire et récompensées par des prix prestigieux. et que peut-on accepter en matière d’hybridations entre infor- nommé pour rassembler un public massif – ce dernier épisode est en train de s’écrire). L’éthique documentaire est-elle compa- Comme l’a étudié Jean Murley dans son livre Te Rise of True mation et divertissement ? Les œuvres les plus intéressantes révèle en efet une confession de Durst, qui avoue à mi-voix tible avec les fcelles inévitablement sensationnalistes de cette Crime (2008)1, le genre est d’abord littéraire. Il émerge dans sont, bien sûr, celles qui ne se contentent pas de fatter les pul- qu’il les a « tous tués bien sûr », alors qu’il était seul et n’avait forme de divertissement ? les années 1940 et 1950, dans les pages de magazines tel True sions voyeuristes des spectateurs, mais qui utilisent la caméra pas conscience que son micro était resté branché. Pour certaines séries récentes, c’est le recul historique qui permet Detective, et se caractérise par une nouvelle manière d’écrire sur et le montage comme outil d’analyse du fait criminel et de ses L’impact judiciaire du true crime est au premier plan aussi dans d’éviter ces écueils. Il ne s’agit pas tant alors d’élucider que de le crime qui met en avant la psychologie des personnages et ramifcations sociales, et proposent une interrogation métafc- le cas de Making a Murderer (Nefix, 2015), dont les dix épi- tenter de comprendre, de proposer un supplément d’analyse spécule sur les motivations et les pensées secrètes des tueurs. tionnelle sur leurs propres motivations pour s’adonner à cette sodes suivent l’histoire rocambolesque de Steven Avery, inno- grâce au regard rétrospectif et au temps long du récit sériel. C’est Des magazines de l’époque jusqu’aux séries télévisées actuelles, plongée dans l’horreur. centé du viol pour lequel il avait été incarcéré dix-huit ans plus le cas, en 2017, de deux séries remarquables, l’une documentaire,

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mise en scène et l’incarnation des pro- remettre en cause leur mémoire des faits construite par les seconde – permet d’éviter certains écueils éthiques, la distance tagonistes par des acteurs, American médias et, ainsi, à interroger leurs idées préconçues sur l’afaire. réfexive peut être aussi celle de l’ironie ou de la parodie. Ainsi Crime Story: Te People Vs. O.J. Simpson Produite par le showrunner prolifque Ryan Murphy (à l’ori- American Vandal (Netfix, 2017) est un « mockumentaire » qui (FX, 10 épisodes) joue notamment sur gine des séries American Horror Story et Glee), et écrite par les reprend tous les codes de true crime pour tenter d’élucider le l’empathie du public, en étofant les per- scénaristes Scott Alexander et Larry Karaszewski, (rompus à mystère (fctif ) de graftis phalliques sur des voitures garées sonnages des avocats et des procureurs et ce genre d’écriture grâce à leur travail sur Ed Wood, Man on the sur le parking d’un lycée. La série Fargo (FX, 2014), quant à en s’interrogeant sur leur médiatisation à Moon et Te People Vs. Larry Flynt) la série se distingue ainsi elle, libre variation sur le flm des frères Coen de 1996, ouvre outrance pendant le procès. Avec la dis- du livre de Jefrey Toobin qu’elle adapte (Te Run of His Life: chacun de ses épisodes par la même mise en garde qui ouvrait tance fctionnelle, la série nous permet Te People v. O.J. Simpson, 1996) par cette réfexion sur la forme le flm : « Ceci est une histoire vraie. » L’ironie, déjà présente d’aller au-delà de l’image publique qui audiovisuelle, par le supplément d’âme apporté par des grands dans le flm, est ainsi augmentée dans la série, puisque la phrase avait été construite par la presse à scan- acteurs (Cuba Gooding Jr., John Travolta, Sarah Paulson, devient un refrain, un leitmotiv qui sert surtout à construire un dale, puis plus généralement dans l’ima- entre autres) et par les nombreux clins d’œil au temps présent. générique percutant et surprenant à chaque nouveau chapitre, gination populaire. La procureure Marcia Robert Kardashian, par exemple, ami et avocat de Simpson, est et qui fait écho au questionnement mené au fl des trois saisons Clark, par exemple, avait vite été réduite montré en compagnie de ses flles Kim et Chloé, les mettant sur la manipulation des apparences et sur les écarts entre le réel à ses changements de coifure et à des en garde contre les dangers de la célébrité. Les attaques sexistes et sa perception. révélations indiscrètes sur sa vie privée. contre Marcia Clark, elles, prennent une couleur particulière L’autre procureur, Christopher Darden, au lendemain de la défaite d’Hillary Clinton. Et bien sûr, la est resté associé à son choix désastreux mise en perspective de l’histoire par le préambule essentiel sur de demander au prévenu d’essayer le gant les émeutes de Los Angeles après l’afaire Rodney King nous Un tournant dans l’histoire des chaînes d’information ensanglanté en plein procès, mais la série rappelle que le mouvement Black Lives Matter n’est qu’une (O.J. Simpson dans O.J. : Made in America d’Ezra Edelman) en fait un personnage touchant, aveu- étape parmi tant d’autres dans la longue et tragique histoire glé par son désir de justice, et non une raciale des États-Unis. et l’autre fctionnelle, portant sur la même histoire, celle d’O.J. simple fgure d’Oncle Tom, de traître à la cause noire, comme il Ce contexte racial est l’architecture principale de l’autre série, Simpson. Star du football, acteur et homme d’afaires, « O.J. » avait pu être présenté à l’époque. documentaire cette fois, consacrée à cette afaire. O.J. : Made est accusé, en 1994, du meurtre particulièrement violent de son La série décide donc de substituer sa mise en scène à des in America (ESPN, 5 épisodes), créée par Ezra Edelman, épouse Nicole Brown Simpson et de son ami Ronald Goldman. images déjà vues et revues, car difusées en boucle à la télévi- consacre l’essentiel de son premier épisode à l’enfance d’O.J. L’arrestation, le procès et l’acquittement d’O.J. Simpson malgré sion à l’époque et reprises par tous les médias (la Ford blanche Simpson, à son départ des quartiers pauvres de San Francisco une somme de preuves accablantes, ont constitué un événe- d’O.J. Simpson en fuite, suivie par une horde de voitures de pour trouver la gloire comme star du football. En parallèle, ment national d’une ampleur sans précédent aux États-Unis, police, et flmée en direct par les hélicoptères des chaînes de de nombreuses archives retracent les violences répétées per- et marqué un tournant dans l’histoire des chaînes d’informa- télévision ; O.J. essayant le gant ensanglanté et retournant la pétrées par la police de Los Angeles à l’encontre des Noirs, tion (CNN, par exemple, a consacré des journées entières de situation à son avantage lors du procès), et des répliques deve- conduisant aux émeutes de Watts, et à l’essor de l’activisme direct à l’afaire). Moins de deux ans après les émeutes de Los nues célèbres (comme celle de l’avocat de la défense Johnnie afro-américain tandis que le footballeur, lui, prend soin de ne Angeles déclenchées par l’acquittement révoltant des policiers Cochran, concluant sa plaidoirie par un distique efcace censé jamais s’identifer à une quelconque communauté et de rester qui avaient tabassé Rodney King sous l’objectif d’une caméra éliminer l’une des preuves majeures : « If it doesn’t ft, you must en dehors des enjeux raciaux : « Je ne suis pas noir, je suis amateur, O.J. Simpson devient un symbole qui cristallise les acquit » – S’il [le gant] est trop serré, il faut acquitter !). Ce O.J. », déclare-t-il. Sorte d’anti-Mohammed Ali, Simpson tensions raciales du pays – la justice américaine, fautive par le travail de re-création, de copie, encourage les spectateurs à devient une icône de la jet set, poursuivant sa carrière comme passé d’avoir acquitté tant de coupables blancs lorsque leurs investir l’écart entre leurs souvenirs et cette reconstitution, à acteur, icône publicitaire (pour Hertz) et homme d’afaires, victimes étaient noires, acquitte pour la évoluant dans un cercle mondain blanc, entretenant d’excel- première fois un prévenu noir en partie lentes relations avec les policiers de Los Angeles qu’il invitait Le choix d’une distance historique (Sam Worthington en raison de sa couleur de peau. Avec régulièrement dans sa luxueuse propriété. dans Manhunt: Unabomber, réalisé par Greg Yaitanes) O.J. Simpson, nous avons un tueur de la Les épisodes suivants équilibrent les enjeux raciaux du procès jet set dont la dream team d’avocats remet en mettant en avant la violence conjugale de Simpson : avec les En somme, qu’il s’agisse d’appréhender le fait divers comme la question de l’appartenance ethni que nombreux appels téléphoniques de Nicole Brown aux services symptôme des dysfonctionnements d’une société, ou d’explorer au cœur du procès, procès où la question d’urgences, les photos révélant l’ampleur de ses ecchymoses l’insondabilité du mystère du mal, le true crime est bien proche de la vérité du crime devient progressi- et les témoignages de proches. Les grands enjeux du procès du polar et la revendication de « vérité » du genre permet sur- vement moins importante que les enjeux tournent donc autour des questions de genre (gender, notam- tout de complexifer les enjeux de représentation de ces crimes, sociaux et politiques. ment la violence faite aux femmes) et des questions raciales dès lors qu’ils sont qualifés de « réels ». On peut s’interroger sur C’est cela qu’analysent ces deux séries – enjeux fortement teintés par les questions de classe sociale –, les limites du genre, se demander si nous avons moralement le dont la spécifcité n’est pas de dévoiler et surtout la culture pernicieuse de la célébrité. C’est la force droit de nous abandonner totalement aux émotions fortes susci- des faits nouveaux ni de proposer des du documentaire de ne pas prendre parti et de mettre en avant tées par ce mode de divertissement ou si toute mise en scène de réponses inattendues, mais bien de revi- les implications multiples de ce procès, ce qui permet de faire faits réels est synonyme de manipulation. La grande complexité siter une histoire déjà archiconnue pour comprendre au public blanc la joie débridée d’une majorité des séries récentes de true crime, qu’elles soient documentaires, en explorer les ramifcations historiques, des Afro-Américains à l’annonce du verdict, tout comme de fctionnalisées ou hybrides, nous encourage justement à exami- sociales, politiques, en la replaçant dans sensibiliser le public afro-américain aux ambiguïtés de cette ner la frontière débattue entre les faits et leur représentation, un temps long et un contexte élargi. Par liesse populaire. démarche éminemment politique et utile à l’époque de la pré- n leur concentration sur des mêmes faits, Si le choix d’une distance historique qui est le fait aussi par tendue « post-vérité » et des fake news. les deux séries nous éclairent sur la dif- Jouer sur l’empathie du public en étoffant les personnages des avocats et des procureurs exemple de Mindhunter (Netfix, 2017) ou Manhunt: Unabomber férence qui sépare forme documentaire (John Travolta, David Schwimmer, Cuba Gooding Jr. dans American Crime Story: The People Vs. (Discovery Channel, 2017), qui toutes deux, se penchent sur 1. Jean Murley, Te Rise of True Crime. 20th Century Murder and American et forme fctionnelle. En choisissant la O.J. Simpson, série conçue par Ryan Murphy) des faits passés – les années 1970 pour la première, 1990 pour la Popular Culture, Praeger, Westport, Connecticut, 2008.

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mise en scène et l’incarnation des pro- remettre en cause leur mémoire des faits construite par les seconde – permet d’éviter certains écueils éthiques, la distance tagonistes par des acteurs, American médias et, ainsi, à interroger leurs idées préconçues sur l’afaire. réfexive peut être aussi celle de l’ironie ou de la parodie. Ainsi Crime Story: Te People Vs. O.J. Simpson Produite par le showrunner prolifque Ryan Murphy (à l’ori- American Vandal (Netfix, 2017) est un « mockumentaire » qui (FX, 10 épisodes) joue notamment sur gine des séries American Horror Story et Glee), et écrite par les reprend tous les codes de true crime pour tenter d’élucider le l’empathie du public, en étofant les per- scénaristes Scott Alexander et Larry Karaszewski, (rompus à mystère (fctif ) de graftis phalliques sur des voitures garées sonnages des avocats et des procureurs et ce genre d’écriture grâce à leur travail sur Ed Wood, Man on the sur le parking d’un lycée. La série Fargo (FX, 2014), quant à en s’interrogeant sur leur médiatisation à Moon et Te People Vs. Larry Flynt) la série se distingue ainsi elle, libre variation sur le flm des frères Coen de 1996, ouvre outrance pendant le procès. Avec la dis- du livre de Jefrey Toobin qu’elle adapte (Te Run of His Life: chacun de ses épisodes par la même mise en garde qui ouvrait tance fctionnelle, la série nous permet Te People v. O.J. Simpson, 1996) par cette réfexion sur la forme le flm : « Ceci est une histoire vraie. » L’ironie, déjà présente d’aller au-delà de l’image publique qui audiovisuelle, par le supplément d’âme apporté par des grands dans le flm, est ainsi augmentée dans la série, puisque la phrase avait été construite par la presse à scan- acteurs (Cuba Gooding Jr., John Travolta, Sarah Paulson, devient un refrain, un leitmotiv qui sert surtout à construire un dale, puis plus généralement dans l’ima- entre autres) et par les nombreux clins d’œil au temps présent. générique percutant et surprenant à chaque nouveau chapitre, gination populaire. La procureure Marcia Robert Kardashian, par exemple, ami et avocat de Simpson, est et qui fait écho au questionnement mené au fl des trois saisons Clark, par exemple, avait vite été réduite montré en compagnie de ses flles Kim et Chloé, les mettant sur la manipulation des apparences et sur les écarts entre le réel à ses changements de coifure et à des en garde contre les dangers de la célébrité. Les attaques sexistes et sa perception. révélations indiscrètes sur sa vie privée. contre Marcia Clark, elles, prennent une couleur particulière L’autre procureur, Christopher Darden, au lendemain de la défaite d’Hillary Clinton. Et bien sûr, la est resté associé à son choix désastreux mise en perspective de l’histoire par le préambule essentiel sur de demander au prévenu d’essayer le gant les émeutes de Los Angeles après l’afaire Rodney King nous Un tournant dans l’histoire des chaînes d’information ensanglanté en plein procès, mais la série rappelle que le mouvement Black Lives Matter n’est qu’une (O.J. Simpson dans O.J. : Made in America d’Ezra Edelman) en fait un personnage touchant, aveu- étape parmi tant d’autres dans la longue et tragique histoire glé par son désir de justice, et non une raciale des États-Unis. et l’autre fctionnelle, portant sur la même histoire, celle d’O.J. simple fgure d’Oncle Tom, de traître à la cause noire, comme il Ce contexte racial est l’architecture principale de l’autre série, Simpson. Star du football, acteur et homme d’afaires, « O.J. » avait pu être présenté à l’époque. documentaire cette fois, consacrée à cette afaire. O.J. : Made est accusé, en 1994, du meurtre particulièrement violent de son La série décide donc de substituer sa mise en scène à des in America (ESPN, 5 épisodes), créée par Ezra Edelman, épouse Nicole Brown Simpson et de son ami Ronald Goldman. images déjà vues et revues, car difusées en boucle à la télévi- consacre l’essentiel de son premier épisode à l’enfance d’O.J. L’arrestation, le procès et l’acquittement d’O.J. Simpson malgré sion à l’époque et reprises par tous les médias (la Ford blanche Simpson, à son départ des quartiers pauvres de San Francisco une somme de preuves accablantes, ont constitué un événe- d’O.J. Simpson en fuite, suivie par une horde de voitures de pour trouver la gloire comme star du football. En parallèle, ment national d’une ampleur sans précédent aux États-Unis, police, et flmée en direct par les hélicoptères des chaînes de de nombreuses archives retracent les violences répétées per- et marqué un tournant dans l’histoire des chaînes d’informa- télévision ; O.J. essayant le gant ensanglanté et retournant la pétrées par la police de Los Angeles à l’encontre des Noirs, tion (CNN, par exemple, a consacré des journées entières de situation à son avantage lors du procès), et des répliques deve- conduisant aux émeutes de Watts, et à l’essor de l’activisme direct à l’afaire). Moins de deux ans après les émeutes de Los nues célèbres (comme celle de l’avocat de la défense Johnnie afro-américain tandis que le footballeur, lui, prend soin de ne Angeles déclenchées par l’acquittement révoltant des policiers Cochran, concluant sa plaidoirie par un distique efcace censé jamais s’identifer à une quelconque communauté et de rester qui avaient tabassé Rodney King sous l’objectif d’une caméra éliminer l’une des preuves majeures : « If it doesn’t ft, you must en dehors des enjeux raciaux : « Je ne suis pas noir, je suis amateur, O.J. Simpson devient un symbole qui cristallise les acquit » – S’il [le gant] est trop serré, il faut acquitter !). Ce O.J. », déclare-t-il. Sorte d’anti-Mohammed Ali, Simpson tensions raciales du pays – la justice américaine, fautive par le travail de re-création, de copie, encourage les spectateurs à devient une icône de la jet set, poursuivant sa carrière comme passé d’avoir acquitté tant de coupables blancs lorsque leurs investir l’écart entre leurs souvenirs et cette reconstitution, à acteur, icône publicitaire (pour Hertz) et homme d’afaires, victimes étaient noires, acquitte pour la évoluant dans un cercle mondain blanc, entretenant d’excel- première fois un prévenu noir en partie lentes relations avec les policiers de Los Angeles qu’il invitait Le choix d’une distance historique (Sam Worthington en raison de sa couleur de peau. Avec régulièrement dans sa luxueuse propriété. dans Manhunt: Unabomber, réalisé par Greg Yaitanes) O.J. Simpson, nous avons un tueur de la Les épisodes suivants équilibrent les enjeux raciaux du procès jet set dont la dream team d’avocats remet en mettant en avant la violence conjugale de Simpson : avec les En somme, qu’il s’agisse d’appréhender le fait divers comme la question de l’appartenance ethni que nombreux appels téléphoniques de Nicole Brown aux services symptôme des dysfonctionnements d’une société, ou d’explorer au cœur du procès, procès où la question d’urgences, les photos révélant l’ampleur de ses ecchymoses l’insondabilité du mystère du mal, le true crime est bien proche de la vérité du crime devient progressi- et les témoignages de proches. Les grands enjeux du procès du polar et la revendication de « vérité » du genre permet sur- vement moins importante que les enjeux tournent donc autour des questions de genre (gender, notam- tout de complexifer les enjeux de représentation de ces crimes, sociaux et politiques. ment la violence faite aux femmes) et des questions raciales dès lors qu’ils sont qualifés de « réels ». On peut s’interroger sur C’est cela qu’analysent ces deux séries – enjeux fortement teintés par les questions de classe sociale –, les limites du genre, se demander si nous avons moralement le dont la spécifcité n’est pas de dévoiler et surtout la culture pernicieuse de la célébrité. C’est la force droit de nous abandonner totalement aux émotions fortes susci- des faits nouveaux ni de proposer des du documentaire de ne pas prendre parti et de mettre en avant tées par ce mode de divertissement ou si toute mise en scène de réponses inattendues, mais bien de revi- les implications multiples de ce procès, ce qui permet de faire faits réels est synonyme de manipulation. La grande complexité siter une histoire déjà archiconnue pour comprendre au public blanc la joie débridée d’une majorité des séries récentes de true crime, qu’elles soient documentaires, en explorer les ramifcations historiques, des Afro-Américains à l’annonce du verdict, tout comme de fctionnalisées ou hybrides, nous encourage justement à exami- sociales, politiques, en la replaçant dans sensibiliser le public afro-américain aux ambiguïtés de cette ner la frontière débattue entre les faits et leur représentation, un temps long et un contexte élargi. Par liesse populaire. démarche éminemment politique et utile à l’époque de la pré- n leur concentration sur des mêmes faits, Si le choix d’une distance historique qui est le fait aussi par tendue « post-vérité » et des fake news. les deux séries nous éclairent sur la dif- Jouer sur l’empathie du public en étoffant les personnages des avocats et des procureurs exemple de Mindhunter (Netfix, 2017) ou Manhunt: Unabomber férence qui sépare forme documentaire (John Travolta, David Schwimmer, Cuba Gooding Jr. dans American Crime Story: The People Vs. (Discovery Channel, 2017), qui toutes deux, se penchent sur 1. Jean Murley, Te Rise of True Crime. 20th Century Murder and American et forme fctionnelle. En choisissant la O.J. Simpson, série conçue par Ryan Murphy) des faits passés – les années 1970 pour la première, 1990 pour la Popular Culture, Praeger, Westport, Connecticut, 2008.

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Une vengeance inexorable (Antonio de la Torre dans La Colère d’un homme patient de Raúl Arévalo)

pas de cette somme, il exerce un odieux chantage auprès d’une linge de toilette, mérite donc d’être contextualisé. Il s’insère jeune femme instable et inquiétante qui n’est autre que l’écolière pleinement dans cette tradition hispanique. du début, confortablement installée dans un appartement cossu Dans La Colère d’un homme patient (Tarde para la ira, Raúl depuis qu’elle a épousé un psychiatre renommé. Comme elle Arévalo, 2016), la vengeance inexorable du dénommé José dont ne veut pas avouer à son mari qu’elle vient de coucher avec un la fancée a été tuée et le père réduit à un état végétatif, après inconnu, elle réunit la somme en payant de sa personne, au cours avoir été molestés lors du braquage d’une bijouterie, se déroule d’un mystérieux rendez-vous sadomasochiste. Mais le père obs- huit ans après les faits. Seul l’enregistrement sinistre du crime tiné ne s’en tient pas là et veut satisfaire d’autres caprices de sa par une caméra de surveillance autorise un retour en arrière qui flle. Un nouveau chantage, plus lourd de conséquences, amène explique les motifs de cette vengeance et dévoile les liens qui Barbara à faire appel à un homme âgé, qu’elle a contribué à unissent ce personnage aux deux victimes. Pour comprendre envoyer en prison, afn qu’il enraye défnitivement cet engre- les circonstances d’une série de viols qui constituent le nœud nage. Telle est, sommairement résumée, l’histoire développée dramatique de La Nuit des tournesols (La noche de los girasoles, par Carlos Vermut dans La niña de fuego (2014). Elle permet de 2006), Jorge Sánchez-Cabezudo divise son histoire en six parties prendre la mesure du nouveau cinéma criminel qu’on pratique annoncées par des intertitres. Elles constituent des points de vue PASCAL BINÉTRUY en Espagne. Un homme à la merci des caprices d’une fllette, distincts et s’emboîtent comme des poupées russes. On aurait un autre manipulé par une femme vénéneuse et psychotique, un tort de croire qu’il s’agit là de simples exercices de style destinés Ce sont des puzzles (Bárbara Lennie, Eva Llorach et Luis Bermejo – de dos – dans La niña de fuego de Carlos Vermut) environnement urbain anonyme, des meurtres, une atmosphère à complexifer à bon compte des intrigues qui, sans cela, per- de luxure et de déviation sexuelle : tous ces éléments relient ce draient leur saveur. Ces modes de narration accentuent la part À force de célébrer la réussite de la transition démocratique en tout genre qui gangrènent l’économie, des viols en série qui flm à la série noire. Mais les deux hommes, un peu paumés et de hasard qui règle nos destinées, soulignent la fragilité de nos accomplie par l’Espagne après quarante ans de dictature, sa n’épargnent aucun milieu. vieillissants, sont enseignants. Le plus jeune d’entre eux est au sociétés et révèlent la porosité entre le normal et le pathologique. participation exemplaire à la construction européenne et la Deux veines riches en minerai très noir zigzaguent côte à côte chômage et élève seul sa flle. Les gens du quartier peinent à Elles renforcent l’impression qui gagne le lecteur de faits divers modernisation de son économie, on a fni par oublier qu’elle et se rejoignent parfois dans les entrailles du thriller espagnol. joindre les deux bouts et tous vivent dans une solitude amère comme le spectateur du journal télévisé : décidément, la victime avait derrière elle une longue tradition de violence politique à La première est purement policière et s’appuie sur des enquêtes et la honte du déclassement. Voilà, en revanche, des préoccu- se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. laquelle l’Inquisition, le franquisme et le terrorisme basque ont criminelles ; elle s’intéresse aux meurtres ayant défrayé la chroni- pations bien contemporaines qui arriment cette fction au pré- L’ambivalence morale est devenue la règle. Les policiers, au apporté une généreuse contribution. Depuis que s’est installée que, aux braquages, aux scandales qui visent les institutions. La sent espagnol. De surcroît, la présence d’une fllette maladive et demeurant minoritaires dans ces fctions, sont corrompus, à l’alternance politique et que l’exercice du pouvoir s’est norma- seconde, plus onirique et d’une esthétique qui relève souvent du mutique, placée en position de témoin observateur, relie sou- l’instar de ceux de Groupe d’élite (Grupo 7 , Alberto Rodríguez, lisé, l’Espagne compense sa mélancolie par l’assassinat. C’est du gothique, firte avec le fantastique. Elle associe la criminalité terrainement le flm à ceux de Carlos Saura et au personnage 2012), chargés de nettoyer les quartiers de Séville à la veille de moins ce que donnent à penser les flms criminels de ces vingt à une métaphysique du mal, puise ses ingrédients dans l’arse- interprété par Ana Torrent dans Cría Cuervos… (1976). l’Exposition universelle, qui détournent une part de la drogue dernières années. Des Asturies à l’Andalousie, en passant par nal de l’irrationnel et baigne dans un univers de croyance aux Ces flms se caractérisent par une narration sophistiquée qui à leur proft. L’un des gardes civils de La Nuit des tournesols la Galice et la Castille, le flm policier applique du sel sur les forces diaboliques. Il arrive même qu’elle procède, comme le fait fait la part belle aux béances, aux fausses coïncidences et aux exerce un chantage fnancier sur les meurtriers, en contrepar- plaies. Il refuse l’image consensuelle d’une Espagne apaisée et Guillermo del Toro, à une relecture du franquisme, perçu désor- raccords spectaculaires. Ce sont des puzzles, comme le confrme tie d’une déclaration qui les innocente. La corruption gagne revisite avec une délectation iconoclaste une histoire dont la mais comme une machine à engendrer des monstres. Quitte à l’activité métonymique d’un des personnages du flm de Vermut, tous les milieux et la collaboration des simples citoyens avec le version ofcielle ne lui convient pas. décevoir les amateurs, je m’en tiendrai à la seule veine policière. qui assemble les pièces d’un jeu de patience. Le récit jongle avec crime organisé est monnaie courante, notamment dans le sud Depuis le début des années 2000, les flms d’Enrique Urbizu, Le flm criminel de ces vingt dernières années est sufsamment des périodes de temps qui se comptent en années, en recou- du pays, de sorte que le thriller espagnol fait souvent songer à d’Alberto Rodríguez, de Jorge Sánchez-Cabezudo, de Kike riche pour qu’on évite toute digression. Il est l’héritier d’une tra- rant à de brutales ellipses. Elles donnent à l’histoire un aspect son homologue italien. Au lieu du policier honnête, garant de Maíllo, d’Agustí Villaronga, de Carlos Vermut et de Raúl dition qui combine la mythologie du flm noir américain avec d’autant plus énigmatique qu’on y dose au compte-goutte la l’ordre public et fgure consensuelle de l’État démocratique, le Arévalo explorent les bas-fonds de Madrid, s’aventurent dans les l’approche néo-réaliste d’un milieu social et la description de part d’information indispensable à une compréhension mini- flm criminel, comme le flm noir de la grande époque, préfère banlieues de Séville, s’égarent dans les marais du Guadalquivir cas cliniques propres au flm psychologique européen. male. Dans La niña de fuego, plus de dix ans séparent les deux évoluer dans les milieux louches. Soit il choisit ses personnages et les forêts de la sierra de Guadarrama. On y évoque les exac- Une gamine efrontée, Barbara, tient tête à un professeur qu’elle premières séquences et la mise en présence de deux personnages au sein du crime organisé, comme dans Toro (Kike Maíllo, tions commises sous le franquisme, on y remue les rancœurs ridiculise. Dix ans plus tard, une autre fllette entre à l’hôpital. que le spectateur connaît, mais qui n’auraient jamais dû se ren- 2016) dont le héros éponyme, qui cherche à vivre dans la léga- qui macèrent depuis des années et fnissent par perforer comme Elle a une leucémie. Son père, qui la sait condamnée, tient à contrer, est due à un vomissement du haut d’un balcon. Le rac- lité après cinq années passées derrière les barreaux, est rattrapé des ulcères, on y dévoile une corruption qui gagne les auto- lui ofrir ce qu’elle désire le plus : un modèle unique de robe cord spectaculaire, grâce auquel Pedro Almodóvar, dans Julieta par son passé et reprend du service pour secourir son frère et rités, à commencer par la police et la garde civile, des trafcs de pop star japonaise au prix exorbitant. Comme il ne dispose (2016), change d’actrice au prix d’une ellipse masquée par un sa nièce. Soit, dans la grande majorité des cas, il s’attache aux

20 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 21 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Une vengeance inexorable (Antonio de la Torre dans La Colère d’un homme patient de Raúl Arévalo)

pas de cette somme, il exerce un odieux chantage auprès d’une linge de toilette, mérite donc d’être contextualisé. Il s’insère jeune femme instable et inquiétante qui n’est autre que l’écolière pleinement dans cette tradition hispanique. du début, confortablement installée dans un appartement cossu Dans La Colère d’un homme patient (Tarde para la ira, Raúl depuis qu’elle a épousé un psychiatre renommé. Comme elle Arévalo, 2016), la vengeance inexorable du dénommé José dont ne veut pas avouer à son mari qu’elle vient de coucher avec un la fancée a été tuée et le père réduit à un état végétatif, après inconnu, elle réunit la somme en payant de sa personne, au cours avoir été molestés lors du braquage d’une bijouterie, se déroule d’un mystérieux rendez-vous sadomasochiste. Mais le père obs- huit ans après les faits. Seul l’enregistrement sinistre du crime tiné ne s’en tient pas là et veut satisfaire d’autres caprices de sa par une caméra de surveillance autorise un retour en arrière qui flle. Un nouveau chantage, plus lourd de conséquences, amène explique les motifs de cette vengeance et dévoile les liens qui Barbara à faire appel à un homme âgé, qu’elle a contribué à unissent ce personnage aux deux victimes. Pour comprendre envoyer en prison, afn qu’il enraye défnitivement cet engre- les circonstances d’une série de viols qui constituent le nœud nage. Telle est, sommairement résumée, l’histoire développée dramatique de La Nuit des tournesols (La noche de los girasoles, par Carlos Vermut dans La niña de fuego (2014). Elle permet de 2006), Jorge Sánchez-Cabezudo divise son histoire en six parties prendre la mesure du nouveau cinéma criminel qu’on pratique annoncées par des intertitres. Elles constituent des points de vue PASCAL BINÉTRUY en Espagne. Un homme à la merci des caprices d’une fllette, distincts et s’emboîtent comme des poupées russes. On aurait un autre manipulé par une femme vénéneuse et psychotique, un tort de croire qu’il s’agit là de simples exercices de style destinés Ce sont des puzzles (Bárbara Lennie, Eva Llorach et Luis Bermejo – de dos – dans La niña de fuego de Carlos Vermut) environnement urbain anonyme, des meurtres, une atmosphère à complexifer à bon compte des intrigues qui, sans cela, per- de luxure et de déviation sexuelle : tous ces éléments relient ce draient leur saveur. Ces modes de narration accentuent la part À force de célébrer la réussite de la transition démocratique en tout genre qui gangrènent l’économie, des viols en série qui flm à la série noire. Mais les deux hommes, un peu paumés et de hasard qui règle nos destinées, soulignent la fragilité de nos accomplie par l’Espagne après quarante ans de dictature, sa n’épargnent aucun milieu. vieillissants, sont enseignants. Le plus jeune d’entre eux est au sociétés et révèlent la porosité entre le normal et le pathologique. participation exemplaire à la construction européenne et la Deux veines riches en minerai très noir zigzaguent côte à côte chômage et élève seul sa flle. Les gens du quartier peinent à Elles renforcent l’impression qui gagne le lecteur de faits divers modernisation de son économie, on a fni par oublier qu’elle et se rejoignent parfois dans les entrailles du thriller espagnol. joindre les deux bouts et tous vivent dans une solitude amère comme le spectateur du journal télévisé : décidément, la victime avait derrière elle une longue tradition de violence politique à La première est purement policière et s’appuie sur des enquêtes et la honte du déclassement. Voilà, en revanche, des préoccu- se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. laquelle l’Inquisition, le franquisme et le terrorisme basque ont criminelles ; elle s’intéresse aux meurtres ayant défrayé la chroni- pations bien contemporaines qui arriment cette fction au pré- L’ambivalence morale est devenue la règle. Les policiers, au apporté une généreuse contribution. Depuis que s’est installée que, aux braquages, aux scandales qui visent les institutions. La sent espagnol. De surcroît, la présence d’une fllette maladive et demeurant minoritaires dans ces fctions, sont corrompus, à l’alternance politique et que l’exercice du pouvoir s’est norma- seconde, plus onirique et d’une esthétique qui relève souvent du mutique, placée en position de témoin observateur, relie sou- l’instar de ceux de Groupe d’élite (Grupo 7, Alberto Rodríguez, lisé, l’Espagne compense sa mélancolie par l’assassinat. C’est du gothique, firte avec le fantastique. Elle associe la criminalité terrainement le flm à ceux de Carlos Saura et au personnage 2012), chargés de nettoyer les quartiers de Séville à la veille de moins ce que donnent à penser les flms criminels de ces vingt à une métaphysique du mal, puise ses ingrédients dans l’arse- interprété par Ana Torrent dans Cría Cuervos… (1976). l’Exposition universelle, qui détournent une part de la drogue dernières années. Des Asturies à l’Andalousie, en passant par nal de l’irrationnel et baigne dans un univers de croyance aux Ces flms se caractérisent par une narration sophistiquée qui à leur proft. L’un des gardes civils de La Nuit des tournesols la Galice et la Castille, le flm policier applique du sel sur les forces diaboliques. Il arrive même qu’elle procède, comme le fait fait la part belle aux béances, aux fausses coïncidences et aux exerce un chantage fnancier sur les meurtriers, en contrepar- plaies. Il refuse l’image consensuelle d’une Espagne apaisée et Guillermo del Toro, à une relecture du franquisme, perçu désor- raccords spectaculaires. Ce sont des puzzles, comme le confrme tie d’une déclaration qui les innocente. La corruption gagne revisite avec une délectation iconoclaste une histoire dont la mais comme une machine à engendrer des monstres. Quitte à l’activité métonymique d’un des personnages du flm de Vermut, tous les milieux et la collaboration des simples citoyens avec le version ofcielle ne lui convient pas. décevoir les amateurs, je m’en tiendrai à la seule veine policière. qui assemble les pièces d’un jeu de patience. Le récit jongle avec crime organisé est monnaie courante, notamment dans le sud Depuis le début des années 2000, les flms d’Enrique Urbizu, Le flm criminel de ces vingt dernières années est sufsamment des périodes de temps qui se comptent en années, en recou- du pays, de sorte que le thriller espagnol fait souvent songer à d’Alberto Rodríguez, de Jorge Sánchez-Cabezudo, de Kike riche pour qu’on évite toute digression. Il est l’héritier d’une tra- rant à de brutales ellipses. Elles donnent à l’histoire un aspect son homologue italien. Au lieu du policier honnête, garant de Maíllo, d’Agustí Villaronga, de Carlos Vermut et de Raúl dition qui combine la mythologie du flm noir américain avec d’autant plus énigmatique qu’on y dose au compte-goutte la l’ordre public et fgure consensuelle de l’État démocratique, le Arévalo explorent les bas-fonds de Madrid, s’aventurent dans les l’approche néo-réaliste d’un milieu social et la description de part d’information indispensable à une compréhension mini- flm criminel, comme le flm noir de la grande époque, préfère banlieues de Séville, s’égarent dans les marais du Guadalquivir cas cliniques propres au flm psychologique européen. male. Dans La niña de fuego, plus de dix ans séparent les deux évoluer dans les milieux louches. Soit il choisit ses personnages et les forêts de la sierra de Guadarrama. On y évoque les exac- Une gamine efrontée, Barbara, tient tête à un professeur qu’elle premières séquences et la mise en présence de deux personnages au sein du crime organisé, comme dans Toro (Kike Maíllo, tions commises sous le franquisme, on y remue les rancœurs ridiculise. Dix ans plus tard, une autre fllette entre à l’hôpital. que le spectateur connaît, mais qui n’auraient jamais dû se ren- 2016) dont le héros éponyme, qui cherche à vivre dans la léga- qui macèrent depuis des années et fnissent par perforer comme Elle a une leucémie. Son père, qui la sait condamnée, tient à contrer, est due à un vomissement du haut d’un balcon. Le rac- lité après cinq années passées derrière les barreaux, est rattrapé des ulcères, on y dévoile une corruption qui gagne les auto- lui ofrir ce qu’elle désire le plus : un modèle unique de robe cord spectaculaire, grâce auquel Pedro Almodóvar, dans Julieta par son passé et reprend du service pour secourir son frère et rités, à commencer par la police et la garde civile, des trafcs de pop star japonaise au prix exorbitant. Comme il ne dispose (2016), change d’actrice au prix d’une ellipse masquée par un sa nièce. Soit, dans la grande majorité des cas, il s’attache aux

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MPM FILM ET SHELLAC PRÉSENTENT

les règlements de compte à l’arme UN FILM DE blanche ou l’utilisation d’armes par des- tination. Les femmes ne sont pas épar- LUCRECIA gnées. Dans le meilleur des cas, si j’ose dire, elles constituent des victimes colla- térales (Box 507 ; La Colère d’un homme MARTEL patient). Mais il arrive assez souvent qu’elles deviennent des cibles privilégiées sur lesquelles des brutes sadiques ou des cinglés congénitaux exercent leur talent de boucher. Les violer ne suft pas, il faut aussi les molester jusqu’à les rendre méconnaissables (La niña de fuego), les brûler vives (Groupe d’élite) et les muti- ler (La isla mínima), éventuellement en leur arrachant les yeux (Toro). Ce thril- DANIEL MATHEUS JUAN LOLA RAFAEL ler explore d’autres contrées inattendues, GIMÉNEZ CACHO NACHTERGAELE MINUJÍN DUEÑAS SPREGELBURD car les Espagnols utilisent le flm de genre comme un moyen de comprendre le passé. Le franquisme, notamment, a donné lieu à de nombreuses fctions dont l’évocation du contexte historique inclut des crimes crapuleux, des règlements de Un certain raffinement dans la cruauté et l’horreur compte sanglants et des enquêtes plus (Raúl Arévalo, Jesús Castro dans La isla mínima d’Alberto Rodríguez) ou moins abouties. Pour la circonstance, le thriller s’installe volontiers à la cam- agissements d’individus ordinaires qui commettent des crimes pagne et impose ses codes à la chronique villageoise. Pain noir par vengeance après avoir perdu des êtres chers (La Colère d’un (Pa negre, Agustí Villaronga, 2010) mêle ainsi la recherche homme patient). Certains cherchent à retrouver un violeur qui plus ou moins active d’un meurtrier au récit d’apprentissage s’en est pris à leur femme, mais en se trompant de cible (La prenant pour héros un jeune garçon, témoin des drames qui Nuit des tournesols), d’autres se vengent sans se salir les mains, se déroulent dans le village. Pour dramatiser l’efondrement par bande interposée (Box 507/La caja 507, Enrique Urbizu, des repères moraux, les coupables sont choisis dans le cercle 2002). Les victimes elles-mêmes sont à demi suspectes. Un lien familial et la révélation de la vérité broie les individus. Malgré ambigu les attache à leur persécuteur, comme les jeunes flles leur qualité assez inégale, ces flms révèlent les déchirements de La isla mínima (Alberto Rodríguez, 2014) qui disparaissent de la conscience espagnole, constamment ballottée d’une rive à n dans les marais du Guadalquivir. Le jeune homme avec qui elles l’autre, que le séparatisme catalan ne contribue pas à stabiliser. firtaient sert de rabatteur à un potentat local qui flme leurs ébats et abuse d’elles avant de les éliminer. Dès qu’un enquêteur occasionnel fouille dans le passé des personnages, quand bien même ils occupent des fonctions respectables, il fait émerger de lourds secrets ou des pratiques condamnables. La dramaturgie accentue délibérément le contraste entre une apparence de norma- lité et la réalité immorale des situations,

comme s’il s’agissait de mettre à mal 31èmes Rencontres l’image qu’ont voulu donner de l’Espagne les pouvoirs successifs, une Espagne mal remise des années de guerre civile et du terrorisme basque. Tous ces flms ont D’APRÈS LE ROMAN D'ANTONIO DI BENEDETTO un autre point commun : la violence et même un certain rafnement dans la cruauté et l’horreur. Il y a longtemps que AU CINÉMA LE 11 JUILLET la convention du combat à armes égales a été abandonnée. On abat froidement et sans état d’âme des adversaires, des Les victimes elles-mêmes sont à demi suspectes (Judith Diakhate-Martìnez traîtres ou des policiers, en privilégiant dans La Nuit des tournesols de Jorge Sánchez-Cabezudo)

22 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018

297x210 ZAMA 21-06.indd 1 21/06/2018 13:18 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Bala, 2013) s’ofre une course-poursuite dans un bidonville, caméra à l’épaule, puis s’attarde, dans de longs plans contem- platifs, sur des immeubles périurbains en construction, où se déroulent toutes sortes de petits trafcs. Filmer la ville, dans toute sa crudité et son réalisme, son efroyable élan de construction, est aussi un moyen de capter ceux qui la peuplent. La présence de la ville réelle est déter- minante pour nombre de flms contem- porains qui positionnent la noirceur du crime – enlèvement d’enfant pour Ugly (, 2013), réseau de pros- titution pour Mardaani (Pradeep , 2014) – dans les confns des grandes cités. Avec leurs millions d’habitants, les méga- poles indiennes deviennent les toiles de fond idéales aux enquêtes policières et à la traque criminelle, tout autant que la pein- ture de réseaux et de manigances. La mise en scène utilise la topographie de la ville, mais aussi ses particularités culturelles, comme le festival bombayite de Ganesh Chaturthi où, chaque année, des milliers de fdèles se pressent sur les plages pour immerger des statues du dieu à tête d’élé- AMANDINE D’AZEVEDO phant. Cette foule compacte, dansant au rythme des tambours, constitue l’arrière- plan idéal pour camoufer un assassinat La ville miroite d’effets lumineux colorés (Vijay Varma dans Monsoon Shootout d’Amit Kumar) (Satya, , 1998), ou Un immense classique du cinéma Bollywood ( dans lancer une vaine course-poursuite. Deewaar de Yash Chopra) Il est toujours plus juste de parler des cinémas indiens, le plu- distances avec les grands studios et les codes des flms à for- riel englobant tout autant la variété des langues et des régions mule des grandes industries. Mais, que ce soit dans le cinéma Trajectoire délictuelle et vamps apportent une touche de glamour à des flms par ail- possédant une industrie cinématographique, que les multiples populaire ou dans l’émergence d’un cinéma plus ancré dans le La ville abrite et centralise mafa et trafcs, et la plupart des leurs très masculins. Ce monde de la nuit, scintillant et fan- sortes de flms que l’Inde produit chaque année, de la romance réel, en Inde, les réalisateurs de flms noirs se débarrassent rare- histoires suivent un antihéros tombé dans les grifes de réseaux tasmé, ofre souvent l’espace pour l’une des séquences musicales feuve au court métrage d’avant-garde, du flm d’animation aux ment totalement des saveurs apportées par d’autres ingrédients interlopes, devenu tueur et trafquant presque malgré lui, à cause traditionnelles du cinéma populaire, véritable échappée qui sert étourdissantes prouesses d’un superhéros. Par ailleurs, il est bien (romance, comédie, danse). Ainsi, les cinémas indiens usent du d’une enfance difcile, de l’orphelin du flm tamoul Talapathi de contrepoint à l’afrontement des deux mondes. Dans un moins évident de classer les flms par genres que dans beaucoup crime et des criminels comme d’un supplément de saveur. (Mani Ratnam, 1991) à la veuve ne pouvant subvenir à la sco- flm criminel indien, l’art de placer une séquence musicale est d’autres cinématographies et pour cause : les cinémas indiens, larité que d’un seul de ses enfants dans Deewaar (Yash Chopra, d’autant plus important que prostituées et danseuses de bar ne en particulier dans leurs versions populaires (Bollywood, Une relation complexe à la ville 1975). Ce dernier, immense classique du cinéma de Bollywood, peuvent devenir des héroïnes à part entière. Kollywood, Tollywood…), s’inscrivent dans une longue tradi- Le flm criminel indien est indissociable de l’urbain, les bas- rejoue le face-à-face entre fic et bandit en opposant deux tion qui mélange, au sein d’un même flm, la romance et l’ac- fonds des grandes villes servant à merveille de décor. Le cinéma frères, l’un policier et l’autre appartenant au monde criminel. La violence directe tion, la danse et le mélodrame. Cette recette est parfois qualifée indien, le populaire comme le plus auteuriste, possède une rela- Le cinéma populaire cherche ainsi toujours une raison à la tra- Là où le cinéma populaire essaye de justifer les penchants de cinéma masala, du mélange d’épices indissociable de la cui- tion complexe à la ville ; lieu fascinant et de culture chez Satyajit jectoire délictuelle de ses personnages, de l’enfance pauvre au mafeux et d’en atténuer l’aura (l’antihéros meurt très souvent sine indienne qui fait se succéder les saveurs et les sensations. Ray, de perdition et d’anonymat chez Raj Kapoor, la cité est tour manque d’éducation, avec très souvent l’absence déterminante à la fn, sans amendement possible), certains cinéastes contem- Dès lors, où placer le flm criminel ? Il est notable que les fc- à tour un espace positif et dangereux. C’est le lieu où repartir de de fgure paternelle. Grandir sans père et se dresser contre son porains tentent de reformuler un cinéma qui n’a pas de mission tions centrées sur un crime soient beaucoup moins nombreuses zéro pour un héros en perdition (Le Vagabond, Raj Kapoor, 1955), frère, sortir du rang et ne plus respecter les règles de la société, moralisatrice et dont la démesure n’est plus en contradiction que les flms dramatiques ou des romances ayant un crime en mais c’est aussi celui où l’on peut se faire arnaquer, que l’on pense était déjà la trame d’un autre monument du cinéma populaire avec le désir esthétique d’un plus grand réalisme. La grande toile de fond ou en périphérie, désignés dans l’Encyclopaedia of aux péripéties que subit le petit héros de Salaam Bombay ! de de Bombay, Mother India (Mehboob Khan, 1957), où l’enfant fresque en deux volets d’Anurag Kashyap, Indian Cinema1 comme des crime melodramas, pas si proches Mira Nair (1988), débarqué à Bombay sans un sou en poche… terrible devient un bandit de grand chemin menaçant toute (2012), lutte hiérarchique sur plusieurs générations se termi- d’ailleurs de ce que cela signife pour Hollywood. En efet, les La ville absorbe et transforme l’individu, phénomène au cœur la communauté villageoise. Si ce dernier flm évolue bien loin nant dans un bain de sang, fait justement le choix de suivre héros et les héroïnes sont, entre deux séquences musicales et des de bien des fctions et qui sera bien pratique pour mettre en des ruelles tortueuses d’une ville, c’est une exception, et la plu- truands et criminels, dans un cinéma récupérant du flm popu- problèmes de cœur, soumis à des menaces, sans que les crimes scène cadavre et criminel incognito. Si, dès les années 1950, part des longs métrages voient l’afrontement entre bandits et laire la jouissance de la musique et de l’outrance des formes, tout (vols, viols, extorsions, meurtres) ne soient systématiquement les villes fabriquées en studio permettent d’explorer une esthé- policiers se jouer dans une Inde urbaine en plein essor. Il est en regardant vers Le Parrain (Coppola, 1972) et Gangs of New au centre du déroulé narratif et sentimental. La musique et la tique contrastée quasi expressionniste (Raj Kapoor toujours, remarquable que le monde du crime soit souvent plus attirant York (Scorsese, 2002) pour la violence directe et les mécaniques danse conservent une place de choix dans la structure du flm. ou Guru Dutt), les plus récentes incartades de jeunes cinéastes pour le cinéma populaire que l’univers policier ; les criminels du pouvoir. Hybride, le cinéma de Kashyap, grand habitué du Le crime n’est devenu le cœur du récit flmique indien que dans Delhi, Mumbai ou Chennai donnent une tout autre per- évoluent certes parfois dans les bas-fonds des villes, mais aussi festival de Cannes, réafrme flm après flm qu’il est possible de récemment, dans une production indépendante qui prend ses ception de la ville indienne tentaculaire. Ainsi, Peddlers (Vasan dans un monde de richesses où voitures de luxe, boîtes de nuit s’appuyer sur diférents référents, de superposer en transparence

24 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 25 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Bala, 2013) s’ofre une course-poursuite dans un bidonville, caméra à l’épaule, puis s’attarde, dans de longs plans contem- platifs, sur des immeubles périurbains en construction, où se déroulent toutes sortes de petits trafcs. Filmer la ville, dans toute sa crudité et son réalisme, son efroyable élan de construction, est aussi un moyen de capter ceux qui la peuplent. La présence de la ville réelle est déter- minante pour nombre de flms contem- porains qui positionnent la noirceur du crime – enlèvement d’enfant pour Ugly (Anurag Kashyap, 2013), réseau de pros- titution pour Mardaani (Pradeep Sarkar, 2014) – dans les confns des grandes cités. Avec leurs millions d’habitants, les méga- poles indiennes deviennent les toiles de fond idéales aux enquêtes policières et à la traque criminelle, tout autant que la pein- ture de réseaux et de manigances. La mise en scène utilise la topographie de la ville, mais aussi ses particularités culturelles, comme le festival bombayite de Ganesh Chaturthi où, chaque année, des milliers de fdèles se pressent sur les plages pour immerger des statues du dieu à tête d’élé- AMANDINE D’AZEVEDO phant. Cette foule compacte, dansant au rythme des tambours, constitue l’arrière- plan idéal pour camoufer un assassinat La ville miroite d’effets lumineux colorés (Vijay Varma dans Monsoon Shootout d’Amit Kumar) (Satya, Ram Gopal Varma, 1998), ou Un immense classique du cinéma Bollywood (Amitabh Bachchan dans lancer une vaine course-poursuite. Deewaar de Yash Chopra) Il est toujours plus juste de parler des cinémas indiens, le plu- distances avec les grands studios et les codes des flms à for- riel englobant tout autant la variété des langues et des régions mule des grandes industries. Mais, que ce soit dans le cinéma Trajectoire délictuelle et vamps apportent une touche de glamour à des flms par ail- possédant une industrie cinématographique, que les multiples populaire ou dans l’émergence d’un cinéma plus ancré dans le La ville abrite et centralise mafa et trafcs, et la plupart des leurs très masculins. Ce monde de la nuit, scintillant et fan- sortes de flms que l’Inde produit chaque année, de la romance réel, en Inde, les réalisateurs de flms noirs se débarrassent rare- histoires suivent un antihéros tombé dans les grifes de réseaux tasmé, ofre souvent l’espace pour l’une des séquences musicales feuve au court métrage d’avant-garde, du flm d’animation aux ment totalement des saveurs apportées par d’autres ingrédients interlopes, devenu tueur et trafquant presque malgré lui, à cause traditionnelles du cinéma populaire, véritable échappée qui sert étourdissantes prouesses d’un superhéros. Par ailleurs, il est bien (romance, comédie, danse). Ainsi, les cinémas indiens usent du d’une enfance difcile, de l’orphelin du flm tamoul Talapathi de contrepoint à l’afrontement des deux mondes. Dans un moins évident de classer les flms par genres que dans beaucoup crime et des criminels comme d’un supplément de saveur. (Mani Ratnam, 1991) à la veuve ne pouvant subvenir à la sco- flm criminel indien, l’art de placer une séquence musicale est d’autres cinématographies et pour cause : les cinémas indiens, larité que d’un seul de ses enfants dans Deewaar (Yash Chopra, d’autant plus important que prostituées et danseuses de bar ne en particulier dans leurs versions populaires (Bollywood, Une relation complexe à la ville 1975). Ce dernier, immense classique du cinéma de Bollywood, peuvent devenir des héroïnes à part entière. Kollywood, Tollywood…), s’inscrivent dans une longue tradi- Le flm criminel indien est indissociable de l’urbain, les bas- rejoue le face-à-face entre fic et bandit en opposant deux tion qui mélange, au sein d’un même flm, la romance et l’ac- fonds des grandes villes servant à merveille de décor. Le cinéma frères, l’un policier et l’autre appartenant au monde criminel. La violence directe tion, la danse et le mélodrame. Cette recette est parfois qualifée indien, le populaire comme le plus auteuriste, possède une rela- Le cinéma populaire cherche ainsi toujours une raison à la tra- Là où le cinéma populaire essaye de justifer les penchants de cinéma masala, du mélange d’épices indissociable de la cui- tion complexe à la ville ; lieu fascinant et de culture chez Satyajit jectoire délictuelle de ses personnages, de l’enfance pauvre au mafeux et d’en atténuer l’aura (l’antihéros meurt très souvent sine indienne qui fait se succéder les saveurs et les sensations. Ray, de perdition et d’anonymat chez Raj Kapoor, la cité est tour manque d’éducation, avec très souvent l’absence déterminante à la fn, sans amendement possible), certains cinéastes contem- Dès lors, où placer le flm criminel ? Il est notable que les fc- à tour un espace positif et dangereux. C’est le lieu où repartir de de fgure paternelle. Grandir sans père et se dresser contre son porains tentent de reformuler un cinéma qui n’a pas de mission tions centrées sur un crime soient beaucoup moins nombreuses zéro pour un héros en perdition (Le Vagabond, Raj Kapoor, 1955), frère, sortir du rang et ne plus respecter les règles de la société, moralisatrice et dont la démesure n’est plus en contradiction que les flms dramatiques ou des romances ayant un crime en mais c’est aussi celui où l’on peut se faire arnaquer, que l’on pense était déjà la trame d’un autre monument du cinéma populaire avec le désir esthétique d’un plus grand réalisme. La grande toile de fond ou en périphérie, désignés dans l’Encyclopaedia of aux péripéties que subit le petit héros de Salaam Bombay ! de de Bombay, Mother India (Mehboob Khan, 1957), où l’enfant fresque en deux volets d’Anurag Kashyap, Gangs of Wasseypur Indian Cinema1 comme des crime melodramas, pas si proches Mira Nair (1988), débarqué à Bombay sans un sou en poche… terrible devient un bandit de grand chemin menaçant toute (2012), lutte hiérarchique sur plusieurs générations se termi- d’ailleurs de ce que cela signife pour Hollywood. En efet, les La ville absorbe et transforme l’individu, phénomène au cœur la communauté villageoise. Si ce dernier flm évolue bien loin nant dans un bain de sang, fait justement le choix de suivre héros et les héroïnes sont, entre deux séquences musicales et des de bien des fctions et qui sera bien pratique pour mettre en des ruelles tortueuses d’une ville, c’est une exception, et la plu- truands et criminels, dans un cinéma récupérant du flm popu- problèmes de cœur, soumis à des menaces, sans que les crimes scène cadavre et criminel incognito. Si, dès les années 1950, part des longs métrages voient l’afrontement entre bandits et laire la jouissance de la musique et de l’outrance des formes, tout (vols, viols, extorsions, meurtres) ne soient systématiquement les villes fabriquées en studio permettent d’explorer une esthé- policiers se jouer dans une Inde urbaine en plein essor. Il est en regardant vers Le Parrain (Coppola, 1972) et Gangs of New au centre du déroulé narratif et sentimental. La musique et la tique contrastée quasi expressionniste (Raj Kapoor toujours, remarquable que le monde du crime soit souvent plus attirant York (Scorsese, 2002) pour la violence directe et les mécaniques danse conservent une place de choix dans la structure du flm. ou Guru Dutt), les plus récentes incartades de jeunes cinéastes pour le cinéma populaire que l’univers policier ; les criminels du pouvoir. Hybride, le cinéma de Kashyap, grand habitué du Le crime n’est devenu le cœur du récit flmique indien que dans Delhi, Mumbai ou Chennai donnent une tout autre per- évoluent certes parfois dans les bas-fonds des villes, mais aussi festival de Cannes, réafrme flm après flm qu’il est possible de récemment, dans une production indépendante qui prend ses ception de la ville indienne tentaculaire. Ainsi, Peddlers (Vasan dans un monde de richesses où voitures de luxe, boîtes de nuit s’appuyer sur diférents référents, de superposer en transparence

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aussi ce que choisit la star Kamal Hasan dans Nayagan (Mani de laisser planer le crime plus que de le montrer. C’est frap- Ratnam, 1987), flm important pour ce réalisateur caméléon, pant dans le rapport que le cinéma indien entretient avec les passé par toutes les industries et toutes les langues indiennes. scènes de viol, souvent converties en récits donnant lieu à des Incarné par une star, le parrain de la mafa est bien moins san- fash-back cotonneux (Dil Se de Mani Ratnam, 1998) ou en glant et son aura sert moins les crimes qu’une réafrmation de efets symboliques (l’ombre de mains passant sur le corps de puissance et de majesté. Peu ensanglantée, la star domine et la victime dans Raavan, du même réalisateur, à la façon du organise, assiste aux luttes de son clan ; il y a là une frontière Nosferatu de Murnau). Il y a une grammaire visuelle du meurtre toujours infranchissable. et des crimes, qui sont souvent placés hors champ, dans un jeu de composition toujours neuf. Enfn, l’extrême inventivité de La corruption politique certains projets les éloigne de cette veine du flm noir et renou- Les enquêtes policières, elles, permettent de valoriser l’armée et velle considérablement les formules habituelles, comme le flm la police, dont on ne cesse de montrer la pugnacité et l’abnéga- télougou Eega (S.S. Rajamouli, 2012) qui, commençant comme tion, très souvent chevillées au corps d’un seul homme ou d’une une romance, voit le héros se faire tuer dans le premier tiers du seule femme capables de transcender le carcan administratif de flm. Il se réincarne en mouche, bien décidé à se venger et à l’enquête, comme c’est le cas dans Talaash (Reema Kagti, 2012) protéger sa dulcinée des avances de son meurtrier. Inventif et ou dans Mardaani. On peut, par ailleurs, être sensible à la place imprévisible, Eega enchaîne les scènes d’action, où la mouche très fragile de la justice, rouage pourtant essentiel du flm cri- costumée et armée parvient à devenir un héros à part entière. minel. Ainsi, la policière chargée de l’enquête dans Mardaani, Cet écart avec des récits conventionnels, très présent dans les prend la décision de laisser le criminel, qu’elle vient de libé- prolifques cinémas du sud de l’Inde, s’appuie sur une réin- rer, être lynché (et certainement tué) par le groupe de victimes, vention des codes et un regard certain vers le cinéma de genre, plutôt que de l’arrêter et d’attendre un verdict judiciaire. Se faire sans noirceur et à grand renfort d’efets numériques. Meurtre justice soi-même, c’est encore ce qui anime, dans Jazbaa (Sanjay et vengeance, romance et scène d’action ont une fraîcheur nou- Gupta, 2015), Anuradha Verma, une juriste forcée de défendre velle. Le flm criminel indien se nourrit des conventions tout en Filmer la ville, dans toute sa crudité et son réalisme (Gulshan Devaiah dans Peddlers de Vasan Bala) un criminel contre son gré, alors qu’il détient sa flle en otage. jouant sur l’extrême souplesse de styles que connaissent les dif- La tension entre l’univers criminel et la justice est aussi au cœur férents cinémas indiens. Du flm noir urbain au polar d’action, les codes de plusieurs cinémas, de la violence esthétique des Shootout (produit par Anurag Kashyap) une vraie stylisation des de nombreux flms s’appuyant sur des faits divers et des cas du flm de procès en vengeance fantastique, le cinéma criminel n polars coréens à l’énergie d’une bande-son indienne. lieux et de la violence. de jurisprudence réels, de Kulin Kanta (Homi Master, 1925) en Inde a mille bras et cent têtes. Pour incarner ces « nouvelles » fgures, Kashyap pioche tout La ville, souvent plongée dans l’obscurité, miroite d’efets lumi- évoquant la fuite d’une courtisane face à un maharajah crimi- autant dans un casting bollywoodien (Manoj Bajpai), que dans neux colorés et la pluie au ralenti devient un rideau séparant fic nel (le cas Bawla) à No One Killed Jessica (Raj Kumar Gupta, 1. Ashish Rajadhyaksha et Paul Willemen, Encyclopedia of Indian Cinema, des nouveaux visages comme , désor- et criminel, pluie torrentielle de mousson qui rythme chaque 2011), flm s’appuyant sur l’acquittement du meurtrier dans le Routeledge, 1999, 2e édition. mais incontournable. Ce dernier est le dangereux criminel de face-à-face entre le jeune policier Adi et le violent Shiva… cas Jessica Lal, une jeune femme tuée en 1999 par le fls d’un Monsoon Shootout (Amit Kumar, 2013) et de Raman Raghav 2.0 La violence de celui-ci, meurtrier à la hachette (Nawazuddin homme politique infuent. Car, et c’est un (Anurag Kashyap, 2016), où il incarne des tueurs en série ter- Siddiqui encore), est héritée par son jeune fls et chaque élément récurrent de la plupart des fc- rifant la ville. Chez Kashyap, la ville dangereuse se pare de séquence ne fait qu’entremêler la ville, la nuit et les êtres, fic tions, le face-à-face entre le criminel et la couleurs acides et le montage abrupt emporte le spectateur de ou bandit. Ce cinéma néo-noir prolifque ne cesse d’enchevê- police, entre la mafa et un enquêteur se péripéties en péripéties souvent entrecoupées de longs dialo- trer l’héritage réaliste du flm noir indien des années 1990 à construit rarement sans la présence dans gues presque comiques, comme c’est le cas dans Ugly où un père des envolées esthétiques, usant de la mégalopole comme d’un le récit de la corruption politique. Ainsi, éprouvé par l’enlèvement de sa flle doit se montrer patient face réservoir formel. Pluie torrentielle, nuit, néons, ruelles, course- tout le monde se méfe de tout le monde, à des policiers obsédés de smartphones. Ce nouveau cinéma poursuite saccadée et âme humaine tordue irrémédiablement la police et la justice peuvent à tout indien urbain fait la part belle aux efets, cherchant moins l’en- deviennent des objets de cinéma jusqu’alors très peu vus dans le moment se retourner contre les victimes, quête et la résolution d’une énigme que la cohabitation sordide cinéma plus populaire. l’argent et la corruption s’entremêlent au du spectateur avec la noirceur d’un personnage. politique, ce qui ofre au cinéma tout un Puissance et majesté éventail de possibles. Cinéma néo-noir prolifique Qui peut jouer un criminel ? La suprématie des stars sur l’orga- Ce cinéma dit « néo-noir », émergeant de plus en plus dans les nisation et la conception du cinéma indien pose inévitablement Grammaire visuelle du meurtre industries de Mumbai et de Chennai, doit beaucoup au cinéaste la question de l’incarnation d’un personnage a priori négatif. Il existe un problème, qui tient tout Ram Gopal Varma, dont les marques de fabrique depuis les Équilibre précaire entre la défnition traditionnelle du héros autant à la représentation de la violence années 1990 sont le flm noir et le thriller. La fliation est sans tache et la montée en puissance d’antihéros sans foi ni loi. qu’à la censure. Les jets de sang que se d’autant plus forte qu’Anurag Kashyap était, par exemple, le Là encore, c’est moins le cinéma populaire qui fait fgure de permet Anurag Kashyap, proches des scénariste de Satya, où brillait, plus de quinze ans avant Gangs proue que celui se revendiquant indépendant, où il est possible efets chers à John Woo et à Tarantino, of Wasseypur, l’acteur Manoj Bajpai. Satya est un flm de mafa de convoquer gangster, trafc de drogue et turpitudes jusqu’alors sont la contrepartie d’une longue tradi- se déroulant dans une ville de Bombay où, comme l’annonce assez peu employées. Le cinéma populaire, dans ses tentatives tion des cinémas populaires qui évitent la la voix of au début, « les échanges de loyauté, le meurtre, le d’évoquer la pègre et le crime, n’a d’autres choix que de proposer représentation directe de ce qui choque. désordre et les fusillades sont banals ». Ancré dans le réel et à ses stars des rôles de parrain de la mafa sublimé (Amitabh Si, bien souvent, on pense cette ellipse dans des lieux précis, le flm circule dans diférentes strates Bachchan dans Don, Chandra Barot 1978 ; puis Shahrukh en termes commerciaux (un flm avec sociales, des politiciens véreux aux policiers brutaux, des tra- Khan dans Don 2, Farhan Akhtar, 2006), rôle que Khan appro- une limite d’âge imposée par le comité vailleurs pauvres aux classes moyennes. Le réalisme qu’impose fondit dans Raees (Rahul Dholakia, 2017), ou de vagabond un de censure rencontre fatalement moins Ram Gopal Varma à sa fresque n’est pas le cadre choisi, bien des peu louche (Raj Kapoor) ou encore les personnages incarnés de spectateurs) il ne faudrait pas mini- Superposer en transparence les codes de plusieurs cinémas années plus tard par Amit Kumar qui propose avec Monsoon par Dev Anand dans les années 1950. Chef de la pègre, c’est miser la portée esthétique de ce choix ( – au centre – dans Gangs of Wasseypur d’Anurag Kashyap)

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aussi ce que choisit la star Kamal Hasan dans Nayagan (Mani de laisser planer le crime plus que de le montrer. C’est frap- Ratnam, 1987), flm important pour ce réalisateur caméléon, pant dans le rapport que le cinéma indien entretient avec les passé par toutes les industries et toutes les langues indiennes. scènes de viol, souvent converties en récits donnant lieu à des Incarné par une star, le parrain de la mafa est bien moins san- fash-back cotonneux (Dil Se de Mani Ratnam, 1998) ou en glant et son aura sert moins les crimes qu’une réafrmation de efets symboliques (l’ombre de mains passant sur le corps de puissance et de majesté. Peu ensanglantée, la star domine et la victime dans Raavan, du même réalisateur, à la façon du organise, assiste aux luttes de son clan ; il y a là une frontière Nosferatu de Murnau). Il y a une grammaire visuelle du meurtre toujours infranchissable. et des crimes, qui sont souvent placés hors champ, dans un jeu de composition toujours neuf. Enfn, l’extrême inventivité de La corruption politique certains projets les éloigne de cette veine du flm noir et renou- Les enquêtes policières, elles, permettent de valoriser l’armée et velle considérablement les formules habituelles, comme le flm la police, dont on ne cesse de montrer la pugnacité et l’abnéga- télougou Eega (S.S. Rajamouli, 2012) qui, commençant comme tion, très souvent chevillées au corps d’un seul homme ou d’une une romance, voit le héros se faire tuer dans le premier tiers du seule femme capables de transcender le carcan administratif de flm. Il se réincarne en mouche, bien décidé à se venger et à l’enquête, comme c’est le cas dans Talaash (Reema Kagti, 2012) protéger sa dulcinée des avances de son meurtrier. Inventif et ou dans Mardaani. On peut, par ailleurs, être sensible à la place imprévisible, Eega enchaîne les scènes d’action, où la mouche très fragile de la justice, rouage pourtant essentiel du flm cri- costumée et armée parvient à devenir un héros à part entière. minel. Ainsi, la policière chargée de l’enquête dans Mardaani, Cet écart avec des récits conventionnels, très présent dans les prend la décision de laisser le criminel, qu’elle vient de libé- prolifques cinémas du sud de l’Inde, s’appuie sur une réin- rer, être lynché (et certainement tué) par le groupe de victimes, vention des codes et un regard certain vers le cinéma de genre, plutôt que de l’arrêter et d’attendre un verdict judiciaire. Se faire sans noirceur et à grand renfort d’efets numériques. Meurtre justice soi-même, c’est encore ce qui anime, dans Jazbaa (Sanjay et vengeance, romance et scène d’action ont une fraîcheur nou- Gupta, 2015), Anuradha Verma, une juriste forcée de défendre velle. Le flm criminel indien se nourrit des conventions tout en Filmer la ville, dans toute sa crudité et son réalisme (Gulshan Devaiah dans Peddlers de Vasan Bala) un criminel contre son gré, alors qu’il détient sa flle en otage. jouant sur l’extrême souplesse de styles que connaissent les dif- La tension entre l’univers criminel et la justice est aussi au cœur férents cinémas indiens. Du flm noir urbain au polar d’action, les codes de plusieurs cinémas, de la violence esthétique des Shootout (produit par Anurag Kashyap) une vraie stylisation des de nombreux flms s’appuyant sur des faits divers et des cas du flm de procès en vengeance fantastique, le cinéma criminel n polars coréens à l’énergie d’une bande-son indienne. lieux et de la violence. de jurisprudence réels, de Kulin Kanta (Homi Master, 1925) en Inde a mille bras et cent têtes. Pour incarner ces « nouvelles » fgures, Kashyap pioche tout La ville, souvent plongée dans l’obscurité, miroite d’efets lumi- évoquant la fuite d’une courtisane face à un maharajah crimi- autant dans un casting bollywoodien (Manoj Bajpai), que dans neux colorés et la pluie au ralenti devient un rideau séparant fic nel (le cas Bawla) à No One Killed Jessica (Raj Kumar Gupta, 1. Ashish Rajadhyaksha et Paul Willemen, Encyclopedia of Indian Cinema, des nouveaux visages comme Nawazuddin Siddiqui, désor- et criminel, pluie torrentielle de mousson qui rythme chaque 2011), flm s’appuyant sur l’acquittement du meurtrier dans le Routeledge, 1999, 2e édition. mais incontournable. Ce dernier est le dangereux criminel de face-à-face entre le jeune policier Adi et le violent Shiva… cas Jessica Lal, une jeune femme tuée en 1999 par le fls d’un Monsoon Shootout (Amit Kumar, 2013) et de Raman Raghav 2.0 La violence de celui-ci, meurtrier à la hachette (Nawazuddin homme politique infuent. Car, et c’est un (Anurag Kashyap, 2016), où il incarne des tueurs en série ter- Siddiqui encore), est héritée par son jeune fls et chaque élément récurrent de la plupart des fc- rifant la ville. Chez Kashyap, la ville dangereuse se pare de séquence ne fait qu’entremêler la ville, la nuit et les êtres, fic tions, le face-à-face entre le criminel et la couleurs acides et le montage abrupt emporte le spectateur de ou bandit. Ce cinéma néo-noir prolifque ne cesse d’enchevê- police, entre la mafa et un enquêteur se péripéties en péripéties souvent entrecoupées de longs dialo- trer l’héritage réaliste du flm noir indien des années 1990 à construit rarement sans la présence dans gues presque comiques, comme c’est le cas dans Ugly où un père des envolées esthétiques, usant de la mégalopole comme d’un le récit de la corruption politique. Ainsi, éprouvé par l’enlèvement de sa flle doit se montrer patient face réservoir formel. Pluie torrentielle, nuit, néons, ruelles, course- tout le monde se méfe de tout le monde, à des policiers obsédés de smartphones. Ce nouveau cinéma poursuite saccadée et âme humaine tordue irrémédiablement la police et la justice peuvent à tout indien urbain fait la part belle aux efets, cherchant moins l’en- deviennent des objets de cinéma jusqu’alors très peu vus dans le moment se retourner contre les victimes, quête et la résolution d’une énigme que la cohabitation sordide cinéma plus populaire. l’argent et la corruption s’entremêlent au du spectateur avec la noirceur d’un personnage. politique, ce qui ofre au cinéma tout un Puissance et majesté éventail de possibles. Cinéma néo-noir prolifique Qui peut jouer un criminel ? La suprématie des stars sur l’orga- Ce cinéma dit « néo-noir », émergeant de plus en plus dans les nisation et la conception du cinéma indien pose inévitablement Grammaire visuelle du meurtre industries de Mumbai et de Chennai, doit beaucoup au cinéaste la question de l’incarnation d’un personnage a priori négatif. Il existe un problème, qui tient tout Ram Gopal Varma, dont les marques de fabrique depuis les Équilibre précaire entre la défnition traditionnelle du héros autant à la représentation de la violence années 1990 sont le flm noir et le thriller. La fliation est sans tache et la montée en puissance d’antihéros sans foi ni loi. qu’à la censure. Les jets de sang que se d’autant plus forte qu’Anurag Kashyap était, par exemple, le Là encore, c’est moins le cinéma populaire qui fait fgure de permet Anurag Kashyap, proches des scénariste de Satya, où brillait, plus de quinze ans avant Gangs proue que celui se revendiquant indépendant, où il est possible efets chers à John Woo et à Tarantino, of Wasseypur, l’acteur Manoj Bajpai. Satya est un flm de mafa de convoquer gangster, trafc de drogue et turpitudes jusqu’alors sont la contrepartie d’une longue tradi- se déroulant dans une ville de Bombay où, comme l’annonce assez peu employées. Le cinéma populaire, dans ses tentatives tion des cinémas populaires qui évitent la la voix of au début, « les échanges de loyauté, le meurtre, le d’évoquer la pègre et le crime, n’a d’autres choix que de proposer représentation directe de ce qui choque. désordre et les fusillades sont banals ». Ancré dans le réel et à ses stars des rôles de parrain de la mafa sublimé (Amitabh Si, bien souvent, on pense cette ellipse dans des lieux précis, le flm circule dans diférentes strates Bachchan dans Don, Chandra Barot 1978 ; puis Shahrukh en termes commerciaux (un flm avec sociales, des politiciens véreux aux policiers brutaux, des tra- Khan dans Don 2, Farhan Akhtar, 2006), rôle que Khan appro- une limite d’âge imposée par le comité vailleurs pauvres aux classes moyennes. Le réalisme qu’impose fondit dans Raees (Rahul Dholakia, 2017), ou de vagabond un de censure rencontre fatalement moins Ram Gopal Varma à sa fresque n’est pas le cadre choisi, bien des peu louche (Raj Kapoor) ou encore les personnages incarnés de spectateurs) il ne faudrait pas mini- Superposer en transparence les codes de plusieurs cinémas années plus tard par Amit Kumar qui propose avec Monsoon par Dev Anand dans les années 1950. Chef de la pègre, c’est miser la portée esthétique de ce choix (Manoj Bajpayee – au centre – dans Gangs of Wasseypur d’Anurag Kashyap)

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détenir un contrôle local administratif (justice, police, adminis- tration) et économique. La visée est notamment de contrôler les opérations immobilières, les déplacements de population et l’on comprend que les potentats locaux sont aussi considérés comme des bienfaiteurs qui remplissent les rôles que l’administration locale ne prend plus en charge. Contrairement au Parrain qui ne travaille que pour l’intérêt de sa famille, Sarkar est un visage à double face. En Inde, la famille est élargie et peut aller jusqu’aux populations néces- siteuses. Mais à Bombay comme à New York et Chicago, les confits d’infuence se règlent par les armes et, dans les versions indiennes, la violence est décuplée, plus sauvage, et le sang coule à profusion. Excepté dans , où les meurtres sont nom- breux mais où on ne voit pas de sang et où le style de la mise en scène est plus apaisé, plus classique. Le vrai sujet du flm est autre, c’est la stratégie de Sarkar, cachée dans un premier temps, afn de découvrir qui le trahit dans son entourage, quand tout accusait son héritier. Le contrôle du territoire, de la zone d’infuence, est un sujet que Ram Gopal Varma avait traité dès 2002 avec Company, un de ses premiers flms criminels, tourné avec un budget modeste, et dont le style était un peu à l’emporte-pièce, à l’arraché, avec Redoutable, redouté et admiré (Amitabh Bachchan dans Sarkar) des acteurs reconnus mais qui n’étaient pas des vedettes (Ajay Devgan, Vivek Oberoi). parcourt les méandres du Ram Gopal Varma. Aujourd’hui, sa gestuelle calme, sa grande pouvoir, et un développement industriel y est au centre d’un taille, sa voix profonde et grave, unique au monde2, et son regard UN CINÉMA CRIMINEL INDIEN confit politique. Sarkar 3 avec le thème du repositionnement perçant sont les éléments devenus indispensables à la création d’un bidonville pour permettre une opération immobilière, d’un personnage comme Sarkar, dominant, charismatique mais prolonge le thème de Sarkar Raj. Dans Contract en 2008, Ram maléfque. Il peut être à la fois paternaliste envers ceux qu’il pro- HUBERT NIOGRET Gopal Varma élargit l’univers du monde mafeux au terrorisme tège, paternel en chef de famille soucieux de l’unité, mais aussi et le flm est en quelque sorte l’aboutissement d’une trilogie qui terrifant en chef de gang qui d’un seul regard peut envoyer à la Un style à l’arraché (Vivek Oberoi dans Company) relierait Satya (1998), Company et Contract. mort quelqu’un qui a tenté de le défer. Dans l’univers sombre Même si Ram Gopal Varma tourne aussi des mélodrames où il évolue, Sarkar, est un personnage redoutable, redouté et Ram Gopal Varma est originaire de l’état d’Andhra Pradesh, entièrement monté sur une musique très moderne, d’une colo- ( en 2007, avec Amitabh Bachchan ; Not a Love Story admiré. On ne peut imaginer les trois Sarkar sans Bachchan, et dont la capitale est Hyderabad où il est né. Sa langue mater- ration beaucoup plus européenne qu’indienne. Si sa présence en 2011), des flms fantastiques ou d’horreur ( en Ram Gopal Varma a su remarquablement utiliser sa présence nelle, utilisée dans nombre de ses flms, est le télougou. Mais peut être insupportable à certains tant elle domine et se trouve 2012), il revient sans cesse au flm criminel, un moyen pour lui mature. Par sa mise en scène, il a construit autour de l’acteur, un depuis Sarkar, avec Amitabh Bachchan, il a, le plus souvent, au premier plan, elle donne au flm un caractère particulier, d’efectuer une description sociale du pays d’un État à l’autre, univers qui est sans doute le plus fort de sa carrière. n utilisé l’hindi qui assure à ses œuvres une plus grande difusion. qui distingue notamment Sarkar 3 du premier Sarkar (2005), et d’obtenir des incarnations fortes par l’emploi de comédiens Il est aussi scénariste et producteur de beaucoup de ses propres comme du second, Sarkar Raj (2008) qui adoube Abhishek vedettes qui dépassent largement leur seul statut d’acteur. On 1. Notamment pour des raisons non cinématographiques, à la suite d’un flms, ainsi que pour d’autres cinéastes (dont le remarquable Dil Bachchan comme l’héritier du clan dans un double sens. Il est sait qu’en Inde les spectateurs identifent très vite personnages accident où toute l’Inde tremblait pour qu’il survive, quand il a voulu Se, de Mani Ratnam, 1998). Depuis 1990 et ses débuts de réa- l’héritier de Sarkar, personnage de cinéma, et l’héritier de la de cinéma et personnalités du réel. Amitabh Bachchan, très mener une carrière politique, ou quand il s’est retrouvé mêlé à une afaire lisateur, Ram Gopal Varma a essentiellement réalisé et produit famille Bachchan, véritable clan à l’intérieur du cinéma indien grande vedette depuis 1975 mais dont la carrière a connu des de corruption. des flms d’horreur à petit budget (par exemple, Bhoot, 2003, tant la place d’Amitabh Bachchan est considérable, entouré de hauts et des bas1, a 76 ans et sa présence, très shakespearienne, 2. Amitabh Bachchan joue en hindi, en urdu (la langue des poètes, comme flm de terreur, qui a connu un très grand succès ayant entraîné son épouse, comédienne devenue plus rare ( Jaya Bhaduri), de habite les flms auquel il participe, surtout les flms criminels de son père), en anglais et parle français. une suite), et des flms criminels au budget plus important, sur- son fls, et désormais de sa belle-flle Aishwarya Rai. Quand tout quand il a commencé à tourner avec des vedettes comme joue son fls, la relation transforme le flm Amitabh Bachchan, le patriarche du cinéma indien. Dans le entre fction et réalité, et apporte une authenticité dramatur- genre du flm criminel, il a apporté une nouvelle vision des bas- gique remarquable. fonds des villes et des milieux criminels qui les gèrent, surtout Devenu une véritable franchise, Sarkar s’éloigne progressivement à Bombay où il tourne depuis 1995 (Rangeela). Le « Bombay de son modèle, Le Parrain (Te Godfather). Le premier opus se Noir » est un peu devenu sa marque de fabrique, mais ce genre, réfère clairement au flm de Francis Coppola en inscrivant dans d’un concept diférent, n’est pas identifable au cinéma de un carton liminaire une déclaration d’hommage. La position du Bombay (Bollywood pour les Occidentaux). personnage principal et la trame générale reprennent, en efet, Ram Gopal Varma n’en respecte pas les codes, mais travaille celles du Parrain. Mais les mafeux de New York et de Bombay dans les marges. Pas d’éléments musicaux chorégraphiés mais ne sont pas tout à fait les mêmes, en raison de cultures poli- un cinéma au scalpel qui souvent montre une violence specta- tiques diférentes. Les mafeux américains cherchent à obtenir le culaire : la dénonciation des rouages politiques, économiques, contrôle de tous les trafcs pour des raisons économiques, dans sociaux serait incompatible avec des numéros musicaux interve- tous les territoires en passant des accords entre les diférentes nant dans la narration. Cependant la musique comme élément familles territoriales. Les mafeux indiens cherchent à contrôler dramatique est très présente dans ses flms et Sarkar 3 (2017) est les administrations des États (de la fédération Indienne) pour Amitabh adoube Abhishek (Amitabh Bachchan et Abhishek Bachchan dans Sarkar Raj)

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détenir un contrôle local administratif (justice, police, adminis- tration) et économique. La visée est notamment de contrôler les opérations immobilières, les déplacements de population et l’on comprend que les potentats locaux sont aussi considérés comme des bienfaiteurs qui remplissent les rôles que l’administration locale ne prend plus en charge. Contrairement au Parrain qui ne travaille que pour l’intérêt de sa famille, Sarkar est un visage à double face. En Inde, la famille est élargie et peut aller jusqu’aux populations néces- siteuses. Mais à Bombay comme à New York et Chicago, les confits d’infuence se règlent par les armes et, dans les versions indiennes, la violence est décuplée, plus sauvage, et le sang coule à profusion. Excepté dans Sarkar 3, où les meurtres sont nom- breux mais où on ne voit pas de sang et où le style de la mise en scène est plus apaisé, plus classique. Le vrai sujet du flm est autre, c’est la stratégie de Sarkar, cachée dans un premier temps, afn de découvrir qui le trahit dans son entourage, quand tout accusait son héritier. Le contrôle du territoire, de la zone d’infuence, est un sujet que Ram Gopal Varma avait traité dès 2002 avec Company, un de ses premiers flms criminels, tourné avec un budget modeste, et dont le style était un peu à l’emporte-pièce, à l’arraché, avec Redoutable, redouté et admiré (Amitabh Bachchan dans Sarkar) des acteurs reconnus mais qui n’étaient pas des vedettes (Ajay Devgan, Vivek Oberoi). Sarkar Raj parcourt les méandres du Ram Gopal Varma. Aujourd’hui, sa gestuelle calme, sa grande pouvoir, et un développement industriel y est au centre d’un taille, sa voix profonde et grave, unique au monde2, et son regard UN CINÉMA CRIMINEL INDIEN confit politique. Sarkar 3 avec le thème du repositionnement perçant sont les éléments devenus indispensables à la création d’un bidonville pour permettre une opération immobilière, d’un personnage comme Sarkar, dominant, charismatique mais prolonge le thème de Sarkar Raj. Dans Contract en 2008, Ram maléfque. Il peut être à la fois paternaliste envers ceux qu’il pro- HUBERT NIOGRET Gopal Varma élargit l’univers du monde mafeux au terrorisme tège, paternel en chef de famille soucieux de l’unité, mais aussi et le flm est en quelque sorte l’aboutissement d’une trilogie qui terrifant en chef de gang qui d’un seul regard peut envoyer à la Un style à l’arraché (Vivek Oberoi dans Company) relierait Satya (1998), Company et Contract. mort quelqu’un qui a tenté de le défer. Dans l’univers sombre Même si Ram Gopal Varma tourne aussi des mélodrames où il évolue, Sarkar, est un personnage redoutable, redouté et Ram Gopal Varma est originaire de l’état d’Andhra Pradesh, entièrement monté sur une musique très moderne, d’une colo- (Nishabd en 2007, avec Amitabh Bachchan ; Not a Love Story admiré. On ne peut imaginer les trois Sarkar sans Bachchan, et dont la capitale est Hyderabad où il est né. Sa langue mater- ration beaucoup plus européenne qu’indienne. Si sa présence en 2011), des flms fantastiques ou d’horreur (Bhoot Returns en Ram Gopal Varma a su remarquablement utiliser sa présence nelle, utilisée dans nombre de ses flms, est le télougou. Mais peut être insupportable à certains tant elle domine et se trouve 2012), il revient sans cesse au flm criminel, un moyen pour lui mature. Par sa mise en scène, il a construit autour de l’acteur, un depuis Sarkar, avec Amitabh Bachchan, il a, le plus souvent, au premier plan, elle donne au flm un caractère particulier, d’efectuer une description sociale du pays d’un État à l’autre, univers qui est sans doute le plus fort de sa carrière. n utilisé l’hindi qui assure à ses œuvres une plus grande difusion. qui distingue notamment Sarkar 3 du premier Sarkar (2005), et d’obtenir des incarnations fortes par l’emploi de comédiens Il est aussi scénariste et producteur de beaucoup de ses propres comme du second, Sarkar Raj (2008) qui adoube Abhishek vedettes qui dépassent largement leur seul statut d’acteur. On 1. Notamment pour des raisons non cinématographiques, à la suite d’un flms, ainsi que pour d’autres cinéastes (dont le remarquable Dil Bachchan comme l’héritier du clan dans un double sens. Il est sait qu’en Inde les spectateurs identifent très vite personnages accident où toute l’Inde tremblait pour qu’il survive, quand il a voulu Se, de Mani Ratnam, 1998). Depuis 1990 et ses débuts de réa- l’héritier de Sarkar, personnage de cinéma, et l’héritier de la de cinéma et personnalités du réel. Amitabh Bachchan, très mener une carrière politique, ou quand il s’est retrouvé mêlé à une afaire lisateur, Ram Gopal Varma a essentiellement réalisé et produit famille Bachchan, véritable clan à l’intérieur du cinéma indien grande vedette depuis 1975 mais dont la carrière a connu des de corruption. des flms d’horreur à petit budget (par exemple, Bhoot, 2003, tant la place d’Amitabh Bachchan est considérable, entouré de hauts et des bas1, a 76 ans et sa présence, très shakespearienne, 2. Amitabh Bachchan joue en hindi, en urdu (la langue des poètes, comme flm de terreur, qui a connu un très grand succès ayant entraîné son épouse, comédienne devenue plus rare ( Jaya Bhaduri), de habite les flms auquel il participe, surtout les flms criminels de son père), en anglais et parle français. une suite), et des flms criminels au budget plus important, sur- son fls, et désormais de sa belle-flle Aishwarya Rai. Quand tout quand il a commencé à tourner avec des vedettes comme Abhishek Bachchan joue son fls, la relation transforme le flm Amitabh Bachchan, le patriarche du cinéma indien. Dans le entre fction et réalité, et apporte une authenticité dramatur- genre du flm criminel, il a apporté une nouvelle vision des bas- gique remarquable. fonds des villes et des milieux criminels qui les gèrent, surtout Devenu une véritable franchise, Sarkar s’éloigne progressivement à Bombay où il tourne depuis 1995 (Rangeela). Le « Bombay de son modèle, Le Parrain (Te Godfather). Le premier opus se Noir » est un peu devenu sa marque de fabrique, mais ce genre, réfère clairement au flm de Francis Coppola en inscrivant dans d’un concept diférent, n’est pas identifable au cinéma de un carton liminaire une déclaration d’hommage. La position du Bombay (Bollywood pour les Occidentaux). personnage principal et la trame générale reprennent, en efet, Ram Gopal Varma n’en respecte pas les codes, mais travaille celles du Parrain. Mais les mafeux de New York et de Bombay dans les marges. Pas d’éléments musicaux chorégraphiés mais ne sont pas tout à fait les mêmes, en raison de cultures poli- un cinéma au scalpel qui souvent montre une violence specta- tiques diférentes. Les mafeux américains cherchent à obtenir le culaire : la dénonciation des rouages politiques, économiques, contrôle de tous les trafcs pour des raisons économiques, dans sociaux serait incompatible avec des numéros musicaux interve- tous les territoires en passant des accords entre les diférentes nant dans la narration. Cependant la musique comme élément familles territoriales. Les mafeux indiens cherchent à contrôler dramatique est très présente dans ses flms et Sarkar 3 (2017) est les administrations des États (de la fédération Indienne) pour Amitabh adoube Abhishek (Amitabh Bachchan et Abhishek Bachchan dans Sarkar Raj)

28 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 29 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Michael Powell comme un précurseur cinéphile puriste, moi, je cherchais a inspirés. Nous nous sommes lancés en du giallo. Ce n’est ni un whodunit ni une un guide qui m’aide à me dépatouiller 2000, avec Catharsis, notre premier court machination mais, en matière de cou- dans quelque chose dont au départ je métrage qui mélange La Jetée de Chris leurs, de sadisme, de point de vue sub- ne connaissais rien. Pour moi, il y avait Marker et le giallo. jectif, ce flm réunit tous les éléments alors les flms inventifs, qui m’ouvraient du genre. Le giallo, c’est avant tout une un chemin pour passer derrière la L’avez-vous vraiment tourné pour afaire de mise en scène. caméra, et tous les autres qui m’exaspé- soixante-quinze euros ? raient. Maintenant que je fais des flms, H.C. : Oui, à l’époque c’était cinq cents Comment situez-vous Mario Bava et je suis devenue plus indulgente. francs. Nous n’avions pas d’argent, Dario Argento dans l’histoire du giallo ? mais nous ne voulions pas faire un flm B.F. : Mario Bava a posé les fondements Après Profondo rosso, Bruno vous a-t-il moche. Et nous tenions à tourner avec du genre : sur le fond avec La Fille qui montré d’autres giallos ? de la pellicule. en savait trop (1963) et sur la forme avec H.C. : Oui, à partir de cette première B.F. : Nous l’avons fait au banc-titre, Six Femmes pour l’assassin (1964). Puis soirée, nous les avons tous vus. C’était comme La Jetée de Chris Marker. Une Dario Argento a synthétisé les deux avec en 1998, encore l’époque des VHS, avec suite de diapos. L’Oiseau au plumage de cristal (1969). de vraies difcultés pour se procurer des flms que vous trouvez aujourd’hui en Le revendiquez-vous comme un giallo ? L’un et l’autre, pourriez-vous raconter deux clics sur Internet. Nous habitions B.F. : Non, ni un giallo, ni un hommage votre rencontre avec le giallo ? Bruxelles, mais j’allais régulièrement au giallo, mais un flm sur l’autodestruc- B.F. : Pour moi, ça remonte à l’époque voir mes parents à Paris et je rapportais tion traité à travers le langage cinémato- des vidéoclubs. J’avais 8 ans et, dans la de chaque voyage des cassettes emprun- graphique du giallo. boutique que je fréquentais, j’avais repéré, tées à Norbert Moutier, un spécialiste du H.C. : Le giallo est très lié au corps, à la au-dessus du petit escalier qui montait cinéma de genre qui tenait un vidéoclub machination de la chair. Sans être spé- à l’étage, l’afche de Ténèbres d’Argento, dans le IXe arrondissement. cialement attaché à l’autodestruction, il montrant cette belle femme bleue et B.F. : On commandait aussi des cas- nous semblait un bon vecteur pour en morte. Mais ce n’est que trois ans plus settes en Scandinavie, à une société qui parler. En fait, à chaque fois qu’on vou- tard, alors que je ne regardais que des vendait par correspondance des copies lait traiter un sujet, on se rendait compte S’APPROPRIER LES CODES DU GIALLO* flms d’horreur américains, qu’un Italien vraiment dégueulasses, mais qui per- qu’on avait tous les outils à notre disposi- qui travaillait dans cette boutique m’a mettaient de voir les flms relevant alors tion dans le giallo. proposé la cassette de Ténèbres. Par rap- du Graal. On a découvert ainsi tous PHILIPPE ROUYER port à la routine des slashers américains les Sergio Martino et Umberto Lenzi. Vous auriez aussi bien pu prendre le avec leurs discussions interminables L’image délavée des copies de copies slasher… Une représentation graphique de la violence (Amer d’Hélène Cattet et Bruno Forzani) entre les séquences de meurtres, ça a VHS ajoutait au côté malsain, surtout H.C. : C’est vrai. Mais ça nous intéres- été une révélation. J’ai découvert, dans dans les scènes de meurtre. Au même sait moins. Le giallo possède une icono- Le « giallo » (littéralement « jaune » en italien) est une catégorie de films policiers misant sur la représentation gra- le flm d’Argento, l’imposant travail sur moment, découvrir sur grand écran, Seul graphie plus riche, plus charnelle. Et il phique de la violence, qui a fleuri sur les écrans des années 1960 aux années 1980. Le nom provient de la couleur jaune la construction du récit, l’apport de la contre tous, le premier long métrage auto- y a des fgures comme l’assassin masqué, des romans policiers publiés par les éditions Mondadori à partir de 1929, en Italie, mais le genre regroupe tellement de musique des Goblin et, sur la représen- produit de Gaspar Noé, avec un gros tra- tout en cuir, avec une arme blanche. déclinaisons qu’il est difficile d’en cerner les contours. Pour essayer de s’y retrouver, nous avons fait appel à des spécia- tation de la violence, l’antithèse du puri- vail de cadre sur le 16 mm scope, nous B.F. : Ce sont des fgures qui ont un listes, le couple de cinéastes franco-belge Hélène Cattet et Bruno Forzani. Ils nous racontent leur passion pour ce genre et tanisme américain, avec la revendication comment il a libéré leur créativité la plus personnelle, leur offrant des outils pour filmer autre chose. Ainsi, après plusieurs de cette fameuse place très inconfortable courts métrages autoproduits dans la foulée de Catharsis en 2000, ils ont fait appel aux codes du giallo pour explorer la pour le spectateur. On éprouve du plaisir libido et les secrets de leurs personnages, dans Amer (2009) et L’Étrange Couleur des larmes de ton corps (2013). Pour en regardant le meurtre, tout en recon- o Laissez bronzer les cadavres (2017, voir n 680, p. 53), leur adaptation du premier livre de Jean-Patrick Manchette, ils naissant que c’est un acte horrible. À se sont plutôt inspirés de l’esthétique du western italien, transformant par leurs choix de mise en scène un règlement de l’époque, je ne savais pas encore ce qu’était comptes autour d’un butin en grande fête hédoniste. la mise en scène, mais j’avais été marqué par l’apparition du meurtrier derrière Daria Nicolodi, dans la scène fnale. Philippe Rouyer : Avez-vous une défni- il faudrait ajouter les sexy thrillers qui meurtrier dont on ne voit que la main H.C. : C’est Bruno qui m’a montré mon tion du giallo ? mélangent de l’érotisme à des meurtres gantée de noir qui tue. premier giallo, Les Frissons de l’angoisse Bruno Forzani : C’est un genre très très graphiques, sans l’aspect machina- (Profondo rosso) de Dario Argento, dans difcile à défnir. Il comprend au moins tion ou whodunit. Donc il faudrait aussi un point de vue sa version intégrale très rare à l’époque, deux sous-genres identifables : le flm subjectif ? dont il venait de récupérer une VHS. de machination qui lorgne du côté des Le giallo n’est pas forcément italien ? Hélène Cattet : Le point de vue de l’as- Moi qui ne jurais que par Level 5 de Diaboliques de Henri-Georges Clouzot B.F. : Non. Henri-Georges Clouzot sassin, mais aussi celui de sa victime. Il y Chris Marker, j’ai vu quelque chose de et le whodunit1 à la Mario Bava ou à pourrait même être considéré comme a les deux à chaque fois très diférent. J’étais très impression- la Dario Argento. Par opposition au le père du giallo. Dès 1942, en ouver- B.F. : Ce qui fait que la place du spec- née par la mise en scène et, en même whodunit à la Agatha Christie, auquel ture de son premier long métrage tateur est très inconfortable puisqu’elle temps, ce flm m’a éclairée sur les outils il manque le côté pervers et latin pour L’assassin habite… au 21, il a filmé est partagée entre ces deux points de vue. à ma disposition pour pouvoir m’expri- qu’on puisse parler de giallo. Après, une scène en caméra subjective du C’est ainsi que je considère Le Voyeur de mer. Alors que Bruno était plutôt le Hélène Cattet et Bruno Forzani pendant le tournage de Laissez bronzer les cadavres

30 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 31 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Michael Powell comme un précurseur cinéphile puriste, moi, je cherchais a inspirés. Nous nous sommes lancés en du giallo. Ce n’est ni un whodunit ni une un guide qui m’aide à me dépatouiller 2000, avec Catharsis, notre premier court machination mais, en matière de cou- dans quelque chose dont au départ je métrage qui mélange La Jetée de Chris leurs, de sadisme, de point de vue sub- ne connaissais rien. Pour moi, il y avait Marker et le giallo. jectif, ce flm réunit tous les éléments alors les flms inventifs, qui m’ouvraient du genre. Le giallo, c’est avant tout une un chemin pour passer derrière la L’avez-vous vraiment tourné pour afaire de mise en scène. caméra, et tous les autres qui m’exaspé- soixante-quinze euros ? raient. Maintenant que je fais des flms, H.C. : Oui, à l’époque c’était cinq cents Comment situez-vous Mario Bava et je suis devenue plus indulgente. francs. Nous n’avions pas d’argent, Dario Argento dans l’histoire du giallo ? mais nous ne voulions pas faire un flm B.F. : Mario Bava a posé les fondements Après Profondo rosso, Bruno vous a-t-il moche. Et nous tenions à tourner avec du genre : sur le fond avec La Fille qui montré d’autres giallos ? de la pellicule. en savait trop (1963) et sur la forme avec H.C. : Oui, à partir de cette première B.F. : Nous l’avons fait au banc-titre, Six Femmes pour l’assassin (1964). Puis soirée, nous les avons tous vus. C’était comme La Jetée de Chris Marker. Une Dario Argento a synthétisé les deux avec en 1998, encore l’époque des VHS, avec suite de diapos. L’Oiseau au plumage de cristal (1969). de vraies difcultés pour se procurer des flms que vous trouvez aujourd’hui en Le revendiquez-vous comme un giallo ? L’un et l’autre, pourriez-vous raconter deux clics sur Internet. Nous habitions B.F. : Non, ni un giallo, ni un hommage votre rencontre avec le giallo ? Bruxelles, mais j’allais régulièrement au giallo, mais un flm sur l’autodestruc- B.F. : Pour moi, ça remonte à l’époque voir mes parents à Paris et je rapportais tion traité à travers le langage cinémato- des vidéoclubs. J’avais 8 ans et, dans la de chaque voyage des cassettes emprun- graphique du giallo. boutique que je fréquentais, j’avais repéré, tées à Norbert Moutier, un spécialiste du H.C. : Le giallo est très lié au corps, à la au-dessus du petit escalier qui montait cinéma de genre qui tenait un vidéoclub machination de la chair. Sans être spé- à l’étage, l’afche de Ténèbres d’Argento, dans le IXe arrondissement. cialement attaché à l’autodestruction, il montrant cette belle femme bleue et B.F. : On commandait aussi des cas- nous semblait un bon vecteur pour en morte. Mais ce n’est que trois ans plus settes en Scandinavie, à une société qui parler. En fait, à chaque fois qu’on vou- tard, alors que je ne regardais que des vendait par correspondance des copies lait traiter un sujet, on se rendait compte S’APPROPRIER LES CODES DU GIALLO* flms d’horreur américains, qu’un Italien vraiment dégueulasses, mais qui per- qu’on avait tous les outils à notre disposi- qui travaillait dans cette boutique m’a mettaient de voir les flms relevant alors tion dans le giallo. proposé la cassette de Ténèbres. Par rap- du Graal. On a découvert ainsi tous PHILIPPE ROUYER port à la routine des slashers américains les Sergio Martino et Umberto Lenzi. Vous auriez aussi bien pu prendre le avec leurs discussions interminables L’image délavée des copies de copies slasher… Une représentation graphique de la violence (Amer d’Hélène Cattet et Bruno Forzani) entre les séquences de meurtres, ça a VHS ajoutait au côté malsain, surtout H.C. : C’est vrai. Mais ça nous intéres- été une révélation. J’ai découvert, dans dans les scènes de meurtre. Au même sait moins. Le giallo possède une icono- Le « giallo » (littéralement « jaune » en italien) est une catégorie de films policiers misant sur la représentation gra- le flm d’Argento, l’imposant travail sur moment, découvrir sur grand écran, Seul graphie plus riche, plus charnelle. Et il phique de la violence, qui a fleuri sur les écrans des années 1960 aux années 1980. Le nom provient de la couleur jaune la construction du récit, l’apport de la contre tous, le premier long métrage auto- y a des fgures comme l’assassin masqué, des romans policiers publiés par les éditions Mondadori à partir de 1929, en Italie, mais le genre regroupe tellement de musique des Goblin et, sur la représen- produit de Gaspar Noé, avec un gros tra- tout en cuir, avec une arme blanche. déclinaisons qu’il est difficile d’en cerner les contours. Pour essayer de s’y retrouver, nous avons fait appel à des spécia- tation de la violence, l’antithèse du puri- vail de cadre sur le 16 mm scope, nous B.F. : Ce sont des fgures qui ont un listes, le couple de cinéastes franco-belge Hélène Cattet et Bruno Forzani. Ils nous racontent leur passion pour ce genre et tanisme américain, avec la revendication comment il a libéré leur créativité la plus personnelle, leur offrant des outils pour filmer autre chose. Ainsi, après plusieurs de cette fameuse place très inconfortable courts métrages autoproduits dans la foulée de Catharsis en 2000, ils ont fait appel aux codes du giallo pour explorer la pour le spectateur. On éprouve du plaisir libido et les secrets de leurs personnages, dans Amer (2009) et L’Étrange Couleur des larmes de ton corps (2013). Pour en regardant le meurtre, tout en recon- o Laissez bronzer les cadavres (2017, voir n 680, p. 53), leur adaptation du premier livre de Jean-Patrick Manchette, ils naissant que c’est un acte horrible. À se sont plutôt inspirés de l’esthétique du western italien, transformant par leurs choix de mise en scène un règlement de l’époque, je ne savais pas encore ce qu’était comptes autour d’un butin en grande fête hédoniste. la mise en scène, mais j’avais été marqué par l’apparition du meurtrier derrière Daria Nicolodi, dans la scène fnale. Philippe Rouyer : Avez-vous une défni- il faudrait ajouter les sexy thrillers qui meurtrier dont on ne voit que la main H.C. : C’est Bruno qui m’a montré mon tion du giallo ? mélangent de l’érotisme à des meurtres gantée de noir qui tue. premier giallo, Les Frissons de l’angoisse Bruno Forzani : C’est un genre très très graphiques, sans l’aspect machina- (Profondo rosso) de Dario Argento, dans difcile à défnir. Il comprend au moins tion ou whodunit. Donc il faudrait aussi un point de vue sa version intégrale très rare à l’époque, deux sous-genres identifables : le flm subjectif ? dont il venait de récupérer une VHS. de machination qui lorgne du côté des Le giallo n’est pas forcément italien ? Hélène Cattet : Le point de vue de l’as- Moi qui ne jurais que par Level 5 de Diaboliques de Henri-Georges Clouzot B.F. : Non. Henri-Georges Clouzot sassin, mais aussi celui de sa victime. Il y Chris Marker, j’ai vu quelque chose de et le whodunit1 à la Mario Bava ou à pourrait même être considéré comme a les deux à chaque fois très diférent. J’étais très impression- la Dario Argento. Par opposition au le père du giallo. Dès 1942, en ouver- B.F. : Ce qui fait que la place du spec- née par la mise en scène et, en même whodunit à la Agatha Christie, auquel ture de son premier long métrage tateur est très inconfortable puisqu’elle temps, ce flm m’a éclairée sur les outils il manque le côté pervers et latin pour L’assassin habite… au 21, il a filmé est partagée entre ces deux points de vue. à ma disposition pour pouvoir m’expri- qu’on puisse parler de giallo. Après, une scène en caméra subjective du C’est ainsi que je considère Le Voyeur de mer. Alors que Bruno était plutôt le Hélène Cattet et Bruno Forzani pendant le tournage de Laissez bronzer les cadavres

30 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 31 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

maison de Profondo rosso, les fash-back Est-il vrai qu’avant de tourner, vous faites de L’Étrange Vice de Miss Ward… Des des maquettes de vos flms avec une petite moments de cinéma pur où il y a quelque caméra en utilisant des nounours… chose de vivant qui se passe et qui existe. B.F. : Oui, mais pas avec les mêmes focales. Ce qui fait qu’au début, nous avions par- Écrivez-vous à deux ? fois de mauvaises surprises. Mais le but H.C. : J’avais écrit un squelette de la c’est bien que ce soit au plus proche de deuxième partie, que nous avons déve- ce que nous voulons pour le flm. Pour loppée ensemble en ping-pong. Amer, nous avons préparé ainsi l’ensemble B.F. : Ça se passe souvent ainsi : Hélène du flm ; pour L’Étrange Couleur…, une conçoit le squelette et moi la chair. grosse partie et pour Laissez bronzer les H.C. : Je suis plutôt théorique dans ma cadavres, seulement 30 %. construction et Bruno plus sensoriel et viscéral. On se complète et on se sur- Après le portrait de femme d’Amer, vous prend. Avec toujours la volonté de laisser avez voulu vous intéresser aux fantasmes au spectateur le soin de remettre dans masculins dans L’Étrange Couleur… ? l’ordre les infos qu’on lui donne sur le B.F. : En fait, c’était notre premier scé- protagoniste. nario de long métrage. Toujours dans cette perspective de néo-flm à sketches. Ajouter, retrancher, vous le faites à l’écri- H.C. : J’avais conçu la première histoire ture ou après ? avec la voisine. Des images en noir et blanc récurrentes (L’Étrange Couleur des larmes de ton corps) Le décor labyrinthique de la maison (L’Étrange Couleur des larmes de ton corps) B.F. : Dès l’écriture. C’est là qu’on doit B.F. : Après, nous avons imaginé le per- trouver la bonne balance. sonnage qui se tue plusieurs fois comme grand potentiel métaphorique. Nous on allait le traiter aussi à l’enfance et à H.C. : Le propos est très précis. Et, dès une version approfondie de Catharsis. La nous nous sommes beaucoup disputés. de comment raconter notre histoire. n’aimons pas quand, à la fn, le tueur l’âge adulte. Le court métrage central est le scénario, on le réféchit en images et trame c’était : un homme rentre chez lui Pour Hélène, c’était parfois trop labyrin- En évitant les scènes qui n’ont d’autre enlève son masque : découvrir son iden- plutôt inspiré par le roman porno japo- en sons. et découvre que sa femme a disparu alors thique et pour moi trop basique. Il a fallu vocation que de faire avancer l’intrigue. tité lui donne un côté humain. nais. Nous avions vu un documentaire de B.F. : Avec cette idée reprise du giallo que la porte est fermée de l’intérieur. Un trouver un équilibre à l’écriture. Nous voulions que chaque scène poten- H.C. : L’image de l’assassin qui pouvait Hideo Nakata sur le réalisateur Masaru qu’une image peut être lue de diférentes vrai mystère « giallesque », qui donne H.C. : Nous avions une fn trop « slashe- tiellement chiante soit quand même être autre chose que juste un assassin Konuma, Sadistic and Masochistic, dont manières : plus tu regardes le flm, plus l’impression de partir sur un whodunit, resque », avant de trouver l’idée qui nous de la chair et nourrisse notre vision du est la première dont nous nous sommes une séquence avec une femme qui tu y trouves de la profondeur puisqu’il alors que c’est ce qu’on pourrait appeler permette de raconter quelque chose de personnage. emparés. Mais tous les autres éléments marche devant plein de yakuzas nous a y a plusieurs couches d’interprétations un « whoiam ». Au lieu que toutes ces plus sur le personnage. du giallo qui nous intéressaient, nous les beaucoup inspirés. possibles qui peuvent se superposer. petites histoires fassent avancer l’in- B.F. : Comme on partait sur une Ce qui est intéressant, c’est que vous rai- avons amalgamés à notre projet. Les deux autres parties sont d’inspi- Dans L’Étrange Couleur des larmes de ton trigue, elles égarent le personnage et le intrigue de whodunit, on a pu jouer sonnez chaque fois par rapport à des flms, B.F. : Nous n’avons pas utilisé les codes ration diférente. Pour la première, corps, notre deuxième long métrage, nous spectateur. Toutes ces intrigues peuvent sur sa structure et des passages obli- sans jamais chercher à les imiter… du giallo comme des références, mais nous avons voulu faire une sorte de avons fait cela avec les images en noir et être interprétées de diverses manières. gés comme l’interrogatoire policier. H.C. : Oui, nous allons chercher dans les comme un langage pour raconter une version jazz de La Goutte d’eau, un des blanc récurrentes. Elles reviennent trois Comme le décor labyrinthique de la Habituellement, c’est le genre de scène flms des autres la liberté de faire autre- autre histoire. Notre principe était de sketches des Trois Visages de la peur de fois et c’est la clé du flm. Mais beaucoup maison, tourné d’ailleurs dans des exté- qui ne nous intéresse pas. Mais nous ment. L’idée c’est d’ouvrir notre imagina- détourner ses images très fortes pour Mario Bava. Pour parler de l’enfance de gens se sont focalisés sur la bruta- rieurs réels diférents. Avec l’idée que en avons trouvé une qui nous plai- tion, pas de reproduire ce que nous avons provoquer des sensations diférentes. de l’héroïne, le flm d’horreur gothique, lité de ce qui se passe (la lame, le coup l’ensemble de ces éléments brossent un sait beaucoup dans Ne vous retournez aimé. qu’on assimile souvent à un conte pour de couteau entre les jambes), sans voir portrait de ce personnage et de sa perte, pas, le flm de Nicolas Roeg à Venise. B.F. : Voir que d’autres réalisateurs ont Vos deux premiers longs métrages sont adultes, nous semblait le bon médium. le détail. Or, justement le giallo c’est la sous diférentes facettes à la manière d’un C’était la preuve que c’était possible de réussi à faire autre chose que le cliché, construits sur ce principe d’utiliser la Pour l’âge adulte, nous avons pensé à culture du détail. Sauf que dans un giallo Rubik’s Cube. Nous avons travaillé sur ce rendre intéressant un interrogatoire et est stimulant pour trouver son propre panoplie du giallo pour faire autre chose. Florinda Bolkan dans Le Venin de la normal, à la fn, on aurait dit ce qu’il fal- projet presque dix ans, durant lesquels ça nous ramenait à l’éternelle question chemin de traverse. Comment est née l’idée de concevoir Amer, peur et à Carroll Baker dans Le Couteau lait regarder. votre coup d’essai en trois parties… de glace d’Umberto Lenzi, un person- Après Amer et L’Étrange Couleur…, B.F. : À la base, la partie centrale d’Amer, nage féminin perdu dans ses fantasmes. Vous, vous prenez le risque que les vous êtes passés à autre chose, alors qui montre l’héroïne en jeune flle était spectateurs ne le voient pas. D’autant qu’à l’origine, vous aviez annoncé une un court métrage. Après quatre courts Faire le portrait difracté de cette femme, qu’avec vos plaies qui ressemblent à des trilogie ? métrages autoproduits gores et violents, en trois volets, est assez « giallesque ». sexes féminins, vous rajoutez à l’efet de H.C. : Boucler la trilogie est toujours on venait d’en signer un cinquième, Comme l’idée du découpage du cadre et des sidération… d’actualité ! Santos Palace, plus sensoriel et l’idée était corps. Avez-vous tourné les trois parties à B.F. : Oui, des vendeurs nous ont repro- B.F. : … Mais après ces dix ans de tra- de poursuivre dans cette veine. Mais, la suite ? ché de monter la même séquence trois vail sur L’Étrange Couleur…, on était comme on ne pouvait pas l’autoproduire B.F. : Oui, comme Tarantino avec Pulp fois, alors qu’ils avaient simplement mal comme chien et chat. Il faut dire qu’en parce qu’on voulait le tourner avec de Fiction, nous avons fait un flm à sketches regardé. Ce n’était pas une répétition, la passant au long, nous avons fait une erreur vrais moyens (en 16 mm scope, dans le qui raconte une seule et même histoire. clé du flm était là. C’est normal que tous à l’écriture. On s’est mis à se partager les sud de la France), on a décidé d’en faire H.C. : Et nous avons renoncé au dia- les spectateurs ne s’en aperçoivent pas à séquences, alors que, sur les courts, nous un long. Et, plutôt qu’étirer les quinze logue pour rendre l’ensemble plus la première vision. Ça peut leur donner faisions le découpage ensemble. Même si, minutes sur quatre-vingt-dix, on s’est cinématographique. envie de revisiter le flm et d’y découvrir sur les longs, on se relisait, chacun ne par- Un travail fétichiste sur les armes à feu (Laissez bronzer les cadavres) dit que ce dont parlait ce court métrage, B.F. : Ça vient du giallo : la visite de la de nouvelles choses. ticipait pas au processus créatif de l’autre.

32 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 33 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

maison de Profondo rosso, les fash-back Est-il vrai qu’avant de tourner, vous faites de L’Étrange Vice de Miss Ward… Des des maquettes de vos flms avec une petite moments de cinéma pur où il y a quelque caméra en utilisant des nounours… chose de vivant qui se passe et qui existe. B.F. : Oui, mais pas avec les mêmes focales. Ce qui fait qu’au début, nous avions par- Écrivez-vous à deux ? fois de mauvaises surprises. Mais le but H.C. : J’avais écrit un squelette de la c’est bien que ce soit au plus proche de deuxième partie, que nous avons déve- ce que nous voulons pour le flm. Pour loppée ensemble en ping-pong. Amer, nous avons préparé ainsi l’ensemble B.F. : Ça se passe souvent ainsi : Hélène du flm ; pour L’Étrange Couleur…, une conçoit le squelette et moi la chair. grosse partie et pour Laissez bronzer les H.C. : Je suis plutôt théorique dans ma cadavres, seulement 30 %. construction et Bruno plus sensoriel et viscéral. On se complète et on se sur- Après le portrait de femme d’Amer, vous prend. Avec toujours la volonté de laisser avez voulu vous intéresser aux fantasmes au spectateur le soin de remettre dans masculins dans L’Étrange Couleur… ? l’ordre les infos qu’on lui donne sur le B.F. : En fait, c’était notre premier scé- protagoniste. nario de long métrage. Toujours dans cette perspective de néo-flm à sketches. Ajouter, retrancher, vous le faites à l’écri- H.C. : J’avais conçu la première histoire ture ou après ? avec la voisine. Des images en noir et blanc récurrentes (L’Étrange Couleur des larmes de ton corps) Le décor labyrinthique de la maison (L’Étrange Couleur des larmes de ton corps) B.F. : Dès l’écriture. C’est là qu’on doit B.F. : Après, nous avons imaginé le per- trouver la bonne balance. sonnage qui se tue plusieurs fois comme grand potentiel métaphorique. Nous on allait le traiter aussi à l’enfance et à H.C. : Le propos est très précis. Et, dès une version approfondie de Catharsis. La nous nous sommes beaucoup disputés. de comment raconter notre histoire. n’aimons pas quand, à la fn, le tueur l’âge adulte. Le court métrage central est le scénario, on le réféchit en images et trame c’était : un homme rentre chez lui Pour Hélène, c’était parfois trop labyrin- En évitant les scènes qui n’ont d’autre enlève son masque : découvrir son iden- plutôt inspiré par le roman porno japo- en sons. et découvre que sa femme a disparu alors thique et pour moi trop basique. Il a fallu vocation que de faire avancer l’intrigue. tité lui donne un côté humain. nais. Nous avions vu un documentaire de B.F. : Avec cette idée reprise du giallo que la porte est fermée de l’intérieur. Un trouver un équilibre à l’écriture. Nous voulions que chaque scène poten- H.C. : L’image de l’assassin qui pouvait Hideo Nakata sur le réalisateur Masaru qu’une image peut être lue de diférentes vrai mystère « giallesque », qui donne H.C. : Nous avions une fn trop « slashe- tiellement chiante soit quand même être autre chose que juste un assassin Konuma, Sadistic and Masochistic, dont manières : plus tu regardes le flm, plus l’impression de partir sur un whodunit, resque », avant de trouver l’idée qui nous de la chair et nourrisse notre vision du est la première dont nous nous sommes une séquence avec une femme qui tu y trouves de la profondeur puisqu’il alors que c’est ce qu’on pourrait appeler permette de raconter quelque chose de personnage. emparés. Mais tous les autres éléments marche devant plein de yakuzas nous a y a plusieurs couches d’interprétations un « whoiam ». Au lieu que toutes ces plus sur le personnage. du giallo qui nous intéressaient, nous les beaucoup inspirés. possibles qui peuvent se superposer. petites histoires fassent avancer l’in- B.F. : Comme on partait sur une Ce qui est intéressant, c’est que vous rai- avons amalgamés à notre projet. Les deux autres parties sont d’inspi- Dans L’Étrange Couleur des larmes de ton trigue, elles égarent le personnage et le intrigue de whodunit, on a pu jouer sonnez chaque fois par rapport à des flms, B.F. : Nous n’avons pas utilisé les codes ration diférente. Pour la première, corps, notre deuxième long métrage, nous spectateur. Toutes ces intrigues peuvent sur sa structure et des passages obli- sans jamais chercher à les imiter… du giallo comme des références, mais nous avons voulu faire une sorte de avons fait cela avec les images en noir et être interprétées de diverses manières. gés comme l’interrogatoire policier. H.C. : Oui, nous allons chercher dans les comme un langage pour raconter une version jazz de La Goutte d’eau, un des blanc récurrentes. Elles reviennent trois Comme le décor labyrinthique de la Habituellement, c’est le genre de scène flms des autres la liberté de faire autre- autre histoire. Notre principe était de sketches des Trois Visages de la peur de fois et c’est la clé du flm. Mais beaucoup maison, tourné d’ailleurs dans des exté- qui ne nous intéresse pas. Mais nous ment. L’idée c’est d’ouvrir notre imagina- détourner ses images très fortes pour Mario Bava. Pour parler de l’enfance de gens se sont focalisés sur la bruta- rieurs réels diférents. Avec l’idée que en avons trouvé une qui nous plai- tion, pas de reproduire ce que nous avons provoquer des sensations diférentes. de l’héroïne, le flm d’horreur gothique, lité de ce qui se passe (la lame, le coup l’ensemble de ces éléments brossent un sait beaucoup dans Ne vous retournez aimé. qu’on assimile souvent à un conte pour de couteau entre les jambes), sans voir portrait de ce personnage et de sa perte, pas, le flm de Nicolas Roeg à Venise. B.F. : Voir que d’autres réalisateurs ont Vos deux premiers longs métrages sont adultes, nous semblait le bon médium. le détail. Or, justement le giallo c’est la sous diférentes facettes à la manière d’un C’était la preuve que c’était possible de réussi à faire autre chose que le cliché, construits sur ce principe d’utiliser la Pour l’âge adulte, nous avons pensé à culture du détail. Sauf que dans un giallo Rubik’s Cube. Nous avons travaillé sur ce rendre intéressant un interrogatoire et est stimulant pour trouver son propre panoplie du giallo pour faire autre chose. Florinda Bolkan dans Le Venin de la normal, à la fn, on aurait dit ce qu’il fal- projet presque dix ans, durant lesquels ça nous ramenait à l’éternelle question chemin de traverse. Comment est née l’idée de concevoir Amer, peur et à Carroll Baker dans Le Couteau lait regarder. votre coup d’essai en trois parties… de glace d’Umberto Lenzi, un person- Après Amer et L’Étrange Couleur…, B.F. : À la base, la partie centrale d’Amer, nage féminin perdu dans ses fantasmes. Vous, vous prenez le risque que les vous êtes passés à autre chose, alors qui montre l’héroïne en jeune flle était spectateurs ne le voient pas. D’autant qu’à l’origine, vous aviez annoncé une un court métrage. Après quatre courts Faire le portrait difracté de cette femme, qu’avec vos plaies qui ressemblent à des trilogie ? métrages autoproduits gores et violents, en trois volets, est assez « giallesque ». sexes féminins, vous rajoutez à l’efet de H.C. : Boucler la trilogie est toujours on venait d’en signer un cinquième, Comme l’idée du découpage du cadre et des sidération… d’actualité ! Santos Palace, plus sensoriel et l’idée était corps. Avez-vous tourné les trois parties à B.F. : Oui, des vendeurs nous ont repro- B.F. : … Mais après ces dix ans de tra- de poursuivre dans cette veine. Mais, la suite ? ché de monter la même séquence trois vail sur L’Étrange Couleur…, on était comme on ne pouvait pas l’autoproduire B.F. : Oui, comme Tarantino avec Pulp fois, alors qu’ils avaient simplement mal comme chien et chat. Il faut dire qu’en parce qu’on voulait le tourner avec de Fiction, nous avons fait un flm à sketches regardé. Ce n’était pas une répétition, la passant au long, nous avons fait une erreur vrais moyens (en 16 mm scope, dans le qui raconte une seule et même histoire. clé du flm était là. C’est normal que tous à l’écriture. On s’est mis à se partager les sud de la France), on a décidé d’en faire H.C. : Et nous avons renoncé au dia- les spectateurs ne s’en aperçoivent pas à séquences, alors que, sur les courts, nous un long. Et, plutôt qu’étirer les quinze logue pour rendre l’ensemble plus la première vision. Ça peut leur donner faisions le découpage ensemble. Même si, minutes sur quatre-vingt-dix, on s’est cinématographique. envie de revisiter le flm et d’y découvrir sur les longs, on se relisait, chacun ne par- Un travail fétichiste sur les armes à feu (Laissez bronzer les cadavres) dit que ce dont parlait ce court métrage, B.F. : Ça vient du giallo : la visite de la de nouvelles choses. ticipait pas au processus créatif de l’autre.

32 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 33 DOSSIER l’été

beaucoup pour ne pas faire pareil, pour aller plus loin dans l’abstraction. H.C. : Déjà, dans notre segment « O pour Orgasme » du flm Te ABC’s for Death, qui était encore très lié au giallo, mais à travers l’érotisme et la strangu- lation, on s’était autorisés à aller vers l’abstraction comme dans une transe. Et nous avons repris cette idée du duel comme transe. CINÉMA EN PLEIN AIR Pourrait-on dire que tous vos flms sont une quête de l’abstraction ? Si on chantait ? H.C. : Oui, une abstraction qui passerait par l’expressionnisme. Le giallo est très lié au corps, à la machination de la chair B.F. : Ce qu’on pourrait appeler aussi Soirée La La Land • Karaoké ARTE • Les Chansons d’amour (Les Frissons de l’angoisse de Dario Argento) une surréalité. Dans Laissez bronzer…, Jules et Jim • On connaît la chanson • Mars Attacks! • Attache-moi ! c’est l’abstraction qui fait décoller l’in- Et on ne comprenait pas toujours ce qu’il le fantastique, d’aller vers quelque chose trigue du flm de casse et lui confère une Interstella 5555 • Journée Ciné Kids • Soirées thématiques… voulait faire. Au fur et à mesure, cela a qui relève plus de la performance que de dimension plus minérale. Nous avions amené quelque chose de très confictuel l’action pure et dure. en tête Le Trésor de la Sierra Madre de entre nous, si bien qu’à la fn, on ne pou- John Huston. 18.07 19.08.2018 vait plus se saquer. Hélène rejetait mes C’est encore un flm très sensoriel, mais GRATUIT idées et moi les siennes. Comme on était diférent des deux premiers puisqu’on sort Pour la partition de vos flms, vous lavillette.com • #CineVillette dans le registre de la sensation, on était de la subjectivité du protagoniste pour procédez par compilation de bandes incapable d’expliquer à l’autre de manière adopter un point de vue choral… originales… intellectuelle pourquoi la scène fonction- B.F. : C’était le déf ! Là tout d’un coup, H.C. : Oui, à l’exception d’un morceau nait. Ajoutez à cela qu’en avançant sur des on avait plus d’extérieurs et plus de per- original composé par notre assistant domaines aussi personnels, toute critique sonnages auxquels il fallait donner de la caméra sur Laissez bronzer…, nous n’uti- de l’autre avait un efet décuplé. chair pour qu’ils ne se réduisent pas à lisons que des musiques de flms préexis- Incapables d’entreprendre ce troisième des archétypes de série B. Pour cela nous tantes. Nous les recherchons pendant volet, nous nous sommes souvenus qu’au avons travaillé l’érotisme : impliquer le l’écriture de manière qu’elles nous ins- moment de Santos Palace, Hélène avait lu spectateur charnellement en essayant pirent le rythme de la scène. Jean-Patrick Manchette et avait dit que de lui faire ressentir le désir physique B.F. : En fait, à l’écriture, quand on a si un jour, nous devions faire une adapta- des personnages, lui faire partager ses trouvé la musique, on a la scène. tion ce serait Laissez bronzer les cadavres. obsessions jusque dans la mort. En C’était le bon moment. Nous partions l’accompagnant d’un travail fétichiste J’imagine que vos flms bougent peu au sur un matériau neutre en disposant sur les armes à feu déjà très présentes montage… d’emblée d’une structure hyperforte, qui chez Manchette. Nous avons essayé de H.C. : Oui, pas du tout au montage. C’est nous permettait de nous reconnecter le retranscrire de manière visuelle en le au mixage, qu’ils continuent à évoluer. l’un à l’autre. Même si au départ, j’étais rattachant à l’intrigue et aux person- B.F. : En matière d’espaces et de res- moins partant qu’Hélène. Avec une nar- nages. Par exemple, en les montrant sentis physiques, le mixage est une étape ration plus linéaire, je n’étais pas sûr de charger leurs armes pendant qu’ils vitale pour nos flms. trouver notre place. discutent. On voulait éviter de tomber H.C. : Ça commence par un énorme tra- dans l’illustration littérale du livre. Qu’il vail sur la création des sons, où l’on part Avez-vous tout de suite pensé à déstruc- soit court nous a aidés car nous n’avions de zéro puisqu’on tourne en muet. Pour turer les points de vue et la chronologie ? pas à résumer ce qui se passe. chaque son, il faut trouver les bonnes cou- B.F. : En fait, nous sommes restés fdèles leurs, comme dans un flm d’animation. n au livre. Sauf que le découpage de la Avec ce flm, vous vous êtes afranchis du B.F. : Et comme dans un giallo ! chronologie avec des indications horaires giallo, en gardant le plaisir de travailler la se poursuit chez Manchette jusqu’à la fn. matière, le son… * Propos recueillis à Gérardmer, le 3 février 2017. J’avais peur que cela ne nous rapproche H.C. : J’ai eu l’impression d’appro- du cinéma de Tarantino auquel nous fondir, d’aller plus loin dans notre 1. De l’anglais « Who [has] done it ? », en fran- sommes souvent comparés. Nous avons recherche, en menant le même genre çais « Qui l’a fait ? », expression qui désigne des retiré ce qui permettait d’annoncer qu’on de réfexion que sur le giallo, mais cette récits à énigme dont le lecteur/spectateur est adopte un autre point de vue et qu’on fois, avec le western spaghetti. invité à résoudre l’afaire criminelle, en même remonte en arrière. Enlever les repères, B.F. : Sergio Leone ou Dario Argento, temps que le héros enquêteur, à partir d’indices tout en conservant l’action du livre, nous c’est le même genre de mise en scène. distillés par l’auteur. permettait de basculer dans l’onirisme et Et, de nouveau, nous en avons regardé

34 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

d’autant moins que les personnages n’ont rien pour s’attirer son empathie : même le plus sympathique, le journaliste (Daniel Auteuil), est trop irréaliste pour vraiment émouvoir. On observe le contraire dans Toutes peines confondues, où l’intrigue nous tient en haleine et dont les trois protago- nistes, Gardella, Vade et Jeanne (et même Gabriel Scandurat), sont fascinants et/ ou attachants, chacun à sa manière. À ce propos, notons que dans le roman adapté par Deville (Cœur tendre d’Andrew Coburn), Gardella et Jeanne ont quelques caractéristiques triviales, complètement absentes du flm où ils incarnent la sophis- tication et le « charme » (c’est le terme que l’inspecteur Vade emploie, à juste titre, à leur sujet). Par surcroît, Gardella est beau- coup moins « méchant » dans le flm que dans le roman : en témoigne notamment la manière dont il fait exécuter les deux jeunes voyous (qui ont torturé et assassiné Des personnages très opaques (Nicole Garcia, Christophe Malavoy dans Péril en la demeure) ses parents), avec une violence minimale chez Deville, alors que Coburn nous raconte un massacre féroce. Qu’en est-il d’Eaux profondes et de Péril en la demeure ? On peut En outre, le gangster qu’est Gardella nous est montré comme y voir de vrais contes immoraux, où le crime paie ; si certains y bien moins cruel et perfde que Turston, que les fics Husquin perdent leur innocence, ils y gagnent forcément. Tel est le cas et Scatamacchia, ou que le détective privé (ancien policier) qui de Vic Allen ( Jean-Louis Trintignant), qui commence par se révèle à Gardella que Jeanne l’a abusé. prétendre assassin pour vraiment le devenir et pour fnir par Ce qui nous amène à noter que dans Toutes peines confondues – le reconquérir ainsi son épouse infdèle – un choix scénaristique flm le plus « melvillien » de Deville, à la fois par son esthétisme, dû à Deville (dans le roman de Patricia Highsmith, le protago- DENITZA BANTCHEVA par son aspect tragique et par la série d’images qui renvoient niste devient fou et se retrouve arrêté par la police). Selon une au Cercle rouge – les policiers et assimilés sont pour la plupart, logique similaire, tout s’achèvera de la meilleure façon possible Le paradoxe du coupable-innocent (Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert dans Eaux profondes) comme chez Melville, pires que les voyous dignes de ce nom, ce pour David Aurphet qui a tiré sur le mari de sa maîtresse et qui qui ressort d’autant mieux qu’ils sont nombreux. Certes, Vade a éliminé le tueur à gages Daniel (certes, il s’agit d’un suicide Si Michel Deville n’avait réalisé qu’Eaux profondes, Péril en d’une voiture, de feux, de divers panneaux comportant du rouge est bon et « innocent », mais pas pour très longtemps, ce qui le par personne interposée, mais David n’en a pas moins fait le la demeure, Le Paltoquet et Toutes peines confondues, ces quatre ou des cercles rouges et d’autres détails visuels qui mènent à la rend comparable à l’inspecteur Mattei joué par Bourvil dans choix de tirer au lieu de se laisser abattre). Et nous retrouvons le flms auraient suf à nous faire voir en lui le cinéaste français blessure mortelle de Turston. Le Cercle rouge. En revanche, du côté des truands, l’amitié se paradoxe du coupable-innocent, incarné par Daniel qui s’avère le plus original de la période et du genre qui nous intéressent. L’usage de la musique s’impose aussi à l’attention : toujours pré- poursuit jusqu’à la mort, Gardella choisissant d’être exécuté par à la fois le plus sincère des protagonistes du flm et le plus inof- Plusieurs caractéristiques de son univers peuvent frapper même existante et préenregistrée, elle est (contrairement à la pratique Gabriel qui lui accordera cette faveur tout en regrettant de ne fensif, dans le cadre de l’action, quand bien même il était censé un spectateur distrait, à commencer par les dialogues, encore courante) choisie non pas tant en guise d’accompagnement, que pas pouvoir mourir le premier. On peut voir là un lien entre se trouver là pour tuer. plus stylisés que ceux de Michel Audiard et qui abondent en pour être illustrée par l’action et par les procédés de mise en Toutes peines confondues et Le Paltoquet, où se trouve dévelop- Le choix de faire assumer, dans ces deux flms, l’action propre- jeux de mots de toutes sortes1, quand ce n’est pas en rimes, voire images, qui se plient souvent à son rythme. De ce point de vue, pée l’idée paradoxale que les « coupables » sont innocents et ment criminelle par des personnages a priori inofensifs – un en vers. S’y ajoutent les rimes visuelles, nombreuses dans Péril le cinéma de Deville peut apparaître comme des rêveries inspi- vice versa. Quoique Jeanne soit vraiment coupable d’avoir abusé professeur de français et de guitare, une femme insatisfaite et en la demeure, et les autres procédés qui ne sauraient passer ina- rées par telles partitions aimées du cinéaste. son mari, elle est plus innocente que fautive, étant victime du son mari, industriel infdèle, un artisan parfumeur –, rend leur perçus : les panoramiques, souvent flés, les séquences où l’on Tout cela confère à ses flms une densité stylistique insolite dans chantage de Turston, Vade fnit par se comporter d’une façon aspect de contes immoraux encore plus prégnant et surprenant, change d’espace-temps à l’intérieur d’un seul et même plan, les le domaine du flm criminel, produisant parfois une impres- pire, en livrant Laura à Gardella, et il l’aurait même tuée à bout par comparaison avec Toutes peines confondues, où il s’agissait versions flmées d’événements qui se contredisent ou que l’on sion de « trop-plein », que Deville s’ingénie à combiner avec du portant, si l’homme de main du gangster n’avait pas décidé de de fics et de voyous. De même, dans Le Paltoquet, le coupable « corrige » sous nos yeux, notamment l’alibi du professeur dans « vide », par exemple à travers le décor principal du Paltoquet lui épargner ce crime. s’avère être le professeur, et – pire encore que dans le cas de Le Paltoquet… L’utilisation des couleurs est aussi frappante et – la vaste usine désafectée faisant ofce de « bar » –, ou à tra- Si l’on cherche une « morale » dans Toutes peines confondues, il en David Aurphet – il a tué simplement parce qu’il avait fni par irréaliste, choisie pour être remarquée comme une série d’op- vers le loft quasi dénué de meubles où habite David Aurphet ressort que pour pouvoir aimer et/ou pour être heureux, il faut en avoir assez de jouer aux cartes avec les mêmes partenaires ! tions esthétiques et/ou symboliques, non seulement pour ce au début de Péril en la demeure, ou par le biais de plusieurs « pécher » : Jeanne a trouvé et vécu son grand amour pour avoir Si nous étions chez Chabrol, tout cela aurait dégagé un parfum qui concerne les décors, les costumes et les voitures (souvent décors de Toutes peines confondues : les bureaux de Gardella, qui commis un délit, puis accepté de devenir moucharde. À son de « bourgeoisie pourrie », mais chez Deville, même dans Eaux de coloris vifs), mais également quand il s’agit de détails : ainsi, font penser à une immense galerie d’art moderne, la banque, tour, Vade rencontre Jeanne pour s’être « vendu » à Turston, et profondes où certaines scènes touchent à la satire du petit cercle dans Le Paltoquet, les clients boivent chacun quelque alcool l’étrange « terrasse de café » formée par un ponton isolé sur il l’obtient en « vendant » une autre femme. Quant à Gardella, le de notables provinciaux, il s’agit de tout autre chose : d’une assorti à leur tenue, tandis que dans Eaux profondes, on observe fond de lac… plus aimé des hommes – à la fois par son épouse, par son fls, par sorte d’étude des singularités du genre humain. des liquides colorés ayant le même aspect dans le laboratoire du Cependant, on peut opposer Le Paltoquet et Toutes peines confon- Gabriel et même par Vade qui n’a pas envie de le faire arrêter De fait, même indépendamment des bizarreries qui les trans- protagoniste, artisan parfumeur, qui produisent un efet encore dues, l’un représentant le sommet de la stylisation distanciée, et lorsque Laura lui en ofre le moyen –, il doit tous les bonheurs forment en criminels potentiels ou accomplis, David, Julia et moins vraisemblable. Toutes peines confondues contient, lui, un l’autre, son degré minimal. Dans Le Paltoquet, l’intrigue criminelle qu’on lui connaisse au fait de s’être mué de « petit voyou » en Graham (Péril en la demeure) ou Vic Allen (Eaux profondes) sont vrai « fl rouge » formé par les images d’une feur d’hibiscus, apparaît comme un simple prétexte et le spectateur s’y intéresse truand de grande envergure. des créatures très insolites. Le musicien est une sorte d’extravagant

36 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 37 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

d’autant moins que les personnages n’ont rien pour s’attirer son empathie : même le plus sympathique, le journaliste (Daniel Auteuil), est trop irréaliste pour vraiment émouvoir. On observe le contraire dans Toutes peines confondues, où l’intrigue nous tient en haleine et dont les trois protago- nistes, Gardella, Vade et Jeanne (et même Gabriel Scandurat), sont fascinants et/ ou attachants, chacun à sa manière. À ce propos, notons que dans le roman adapté par Deville (Cœur tendre d’Andrew Coburn), Gardella et Jeanne ont quelques caractéristiques triviales, complètement absentes du flm où ils incarnent la sophis- tication et le « charme » (c’est le terme que l’inspecteur Vade emploie, à juste titre, à leur sujet). Par surcroît, Gardella est beau- coup moins « méchant » dans le flm que dans le roman : en témoigne notamment la manière dont il fait exécuter les deux jeunes voyous (qui ont torturé et assassiné Des personnages très opaques (Nicole Garcia, Christophe Malavoy dans Péril en la demeure) ses parents), avec une violence minimale chez Deville, alors que Coburn nous raconte un massacre féroce. Qu’en est-il d’Eaux profondes et de Péril en la demeure ? On peut En outre, le gangster qu’est Gardella nous est montré comme y voir de vrais contes immoraux, où le crime paie ; si certains y bien moins cruel et perfde que Turston, que les fics Husquin perdent leur innocence, ils y gagnent forcément. Tel est le cas et Scatamacchia, ou que le détective privé (ancien policier) qui de Vic Allen ( Jean-Louis Trintignant), qui commence par se révèle à Gardella que Jeanne l’a abusé. prétendre assassin pour vraiment le devenir et pour fnir par Ce qui nous amène à noter que dans Toutes peines confondues – le reconquérir ainsi son épouse infdèle – un choix scénaristique flm le plus « melvillien » de Deville, à la fois par son esthétisme, dû à Deville (dans le roman de Patricia Highsmith, le protago- DENITZA BANTCHEVA par son aspect tragique et par la série d’images qui renvoient niste devient fou et se retrouve arrêté par la police). Selon une au Cercle rouge – les policiers et assimilés sont pour la plupart, logique similaire, tout s’achèvera de la meilleure façon possible Le paradoxe du coupable-innocent (Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert dans Eaux profondes) comme chez Melville, pires que les voyous dignes de ce nom, ce pour David Aurphet qui a tiré sur le mari de sa maîtresse et qui qui ressort d’autant mieux qu’ils sont nombreux. Certes, Vade a éliminé le tueur à gages Daniel (certes, il s’agit d’un suicide Si Michel Deville n’avait réalisé qu’Eaux profondes, Péril en d’une voiture, de feux, de divers panneaux comportant du rouge est bon et « innocent », mais pas pour très longtemps, ce qui le par personne interposée, mais David n’en a pas moins fait le la demeure, Le Paltoquet et Toutes peines confondues, ces quatre ou des cercles rouges et d’autres détails visuels qui mènent à la rend comparable à l’inspecteur Mattei joué par Bourvil dans choix de tirer au lieu de se laisser abattre). Et nous retrouvons le flms auraient suf à nous faire voir en lui le cinéaste français blessure mortelle de Turston. Le Cercle rouge. En revanche, du côté des truands, l’amitié se paradoxe du coupable-innocent, incarné par Daniel qui s’avère le plus original de la période et du genre qui nous intéressent. L’usage de la musique s’impose aussi à l’attention : toujours pré- poursuit jusqu’à la mort, Gardella choisissant d’être exécuté par à la fois le plus sincère des protagonistes du flm et le plus inof- Plusieurs caractéristiques de son univers peuvent frapper même existante et préenregistrée, elle est (contrairement à la pratique Gabriel qui lui accordera cette faveur tout en regrettant de ne fensif, dans le cadre de l’action, quand bien même il était censé un spectateur distrait, à commencer par les dialogues, encore courante) choisie non pas tant en guise d’accompagnement, que pas pouvoir mourir le premier. On peut voir là un lien entre se trouver là pour tuer. plus stylisés que ceux de Michel Audiard et qui abondent en pour être illustrée par l’action et par les procédés de mise en Toutes peines confondues et Le Paltoquet, où se trouve dévelop- Le choix de faire assumer, dans ces deux flms, l’action propre- jeux de mots de toutes sortes1, quand ce n’est pas en rimes, voire images, qui se plient souvent à son rythme. De ce point de vue, pée l’idée paradoxale que les « coupables » sont innocents et ment criminelle par des personnages a priori inofensifs – un en vers. S’y ajoutent les rimes visuelles, nombreuses dans Péril le cinéma de Deville peut apparaître comme des rêveries inspi- vice versa. Quoique Jeanne soit vraiment coupable d’avoir abusé professeur de français et de guitare, une femme insatisfaite et en la demeure, et les autres procédés qui ne sauraient passer ina- rées par telles partitions aimées du cinéaste. son mari, elle est plus innocente que fautive, étant victime du son mari, industriel infdèle, un artisan parfumeur –, rend leur perçus : les panoramiques, souvent flés, les séquences où l’on Tout cela confère à ses flms une densité stylistique insolite dans chantage de Turston, Vade fnit par se comporter d’une façon aspect de contes immoraux encore plus prégnant et surprenant, change d’espace-temps à l’intérieur d’un seul et même plan, les le domaine du flm criminel, produisant parfois une impres- pire, en livrant Laura à Gardella, et il l’aurait même tuée à bout par comparaison avec Toutes peines confondues, où il s’agissait versions flmées d’événements qui se contredisent ou que l’on sion de « trop-plein », que Deville s’ingénie à combiner avec du portant, si l’homme de main du gangster n’avait pas décidé de de fics et de voyous. De même, dans Le Paltoquet, le coupable « corrige » sous nos yeux, notamment l’alibi du professeur dans « vide », par exemple à travers le décor principal du Paltoquet lui épargner ce crime. s’avère être le professeur, et – pire encore que dans le cas de Le Paltoquet… L’utilisation des couleurs est aussi frappante et – la vaste usine désafectée faisant ofce de « bar » –, ou à tra- Si l’on cherche une « morale » dans Toutes peines confondues, il en David Aurphet – il a tué simplement parce qu’il avait fni par irréaliste, choisie pour être remarquée comme une série d’op- vers le loft quasi dénué de meubles où habite David Aurphet ressort que pour pouvoir aimer et/ou pour être heureux, il faut en avoir assez de jouer aux cartes avec les mêmes partenaires ! tions esthétiques et/ou symboliques, non seulement pour ce au début de Péril en la demeure, ou par le biais de plusieurs « pécher » : Jeanne a trouvé et vécu son grand amour pour avoir Si nous étions chez Chabrol, tout cela aurait dégagé un parfum qui concerne les décors, les costumes et les voitures (souvent décors de Toutes peines confondues : les bureaux de Gardella, qui commis un délit, puis accepté de devenir moucharde. À son de « bourgeoisie pourrie », mais chez Deville, même dans Eaux de coloris vifs), mais également quand il s’agit de détails : ainsi, font penser à une immense galerie d’art moderne, la banque, tour, Vade rencontre Jeanne pour s’être « vendu » à Turston, et profondes où certaines scènes touchent à la satire du petit cercle dans Le Paltoquet, les clients boivent chacun quelque alcool l’étrange « terrasse de café » formée par un ponton isolé sur il l’obtient en « vendant » une autre femme. Quant à Gardella, le de notables provinciaux, il s’agit de tout autre chose : d’une assorti à leur tenue, tandis que dans Eaux profondes, on observe fond de lac… plus aimé des hommes – à la fois par son épouse, par son fls, par sorte d’étude des singularités du genre humain. des liquides colorés ayant le même aspect dans le laboratoire du Cependant, on peut opposer Le Paltoquet et Toutes peines confon- Gabriel et même par Vade qui n’a pas envie de le faire arrêter De fait, même indépendamment des bizarreries qui les trans- protagoniste, artisan parfumeur, qui produisent un efet encore dues, l’un représentant le sommet de la stylisation distanciée, et lorsque Laura lui en ofre le moyen –, il doit tous les bonheurs forment en criminels potentiels ou accomplis, David, Julia et moins vraisemblable. Toutes peines confondues contient, lui, un l’autre, son degré minimal. Dans Le Paltoquet, l’intrigue criminelle qu’on lui connaisse au fait de s’être mué de « petit voyou » en Graham (Péril en la demeure) ou Vic Allen (Eaux profondes) sont vrai « fl rouge » formé par les images d’une feur d’hibiscus, apparaît comme un simple prétexte et le spectateur s’y intéresse truand de grande envergure. des créatures très insolites. Le musicien est une sorte d’extravagant

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a soit éliminées, soit brouillées au pos- sible, comme dans le cas de Julia qui se contredit constamment sur ses senti- ments pour Graham et ceux qu’il peut éprouver à son égard. Quant au Paltoquet et à la Tenancière, ils sont inventés par le cinéaste, qui s’en est donné à cœur joie en développant la relation du « chien » tantôt soumis, tantôt grognon, avec son « chef » d’épouse qui porte souvent des lunettes d’aveugle, mais n’en demeure pas moins jalouse de Mlle Lotte – le béguin purement platonique, voire totalement fantasmatique du mari – qu’elle prétend ignorer. Michel Piccoli, passant d’un flm de Deville à l’autre, est manifestement voué, dans Le Paltoquet, à approfondir son emploi de Péril en la demeure et à incarner d’une nouvelle manière le personnage que Une impression de « trop-plein » combinée avec du « vide » jouait Trintignant dans Eaux profondes (Jeanne Moreau, Jean Yanne, Michel Piccoli dans Le Paltoquet) – sur le plan psychologique, puisqu’il ne tue personne, et qu’il n’est même pas sus- qui n’aime rien autant que déménager, d’une maison vouée à la pect. À la diférence de lui, Jeanne Moreau nous apparaît, dans démolition à une autre (ce n’est pas le cas dans le roman de René ce flm, comme une créature non pas issue d’œuvres précédentes HUBERT NIOGRET Belletto), qui referme toujours la portière de sa voiture d’un coup de Deville, mais inspirée du rôle qu’elle a interprété quatre ans de pied, qui porte son imperméable même chez lui, en guise de plus tôt dans le Querelle de Fassbinder. Police judiciaire, de Maurice de Canonge (Yves Vincent, Daniel Cauchy, Albert Remy, Henri Vilbert) robe de chambre, et qui mange son omelette en la poussant avec L’univers criminel de Deville garde son pouvoir de fascination un morceau de chocolat, comme on le ferait avec du pain. Si son même quand on a revu maintes fois les flms commentés ici, Des employés qui arrivent au 36, quai des Orfèvres ; des cou- (l’interdiction de séjour) sur lequel repose le fonctionnement nom de famille renvoie à Orphée, c’est peut-être parce qu’il a le et cela découle de leurs irréductibles singularités : quelques loirs où se croisent policiers en civils ou en uniforme, des pré- dramaturgique du flm, l’efcacité narrative, la direction d’ac- don de charmer, de s’attirer l’amour ou la convoitise d’à peu près eforts qu’on puisse faire pour les résumer ou pour les décrire, venus ; des bureaux de diférents services qui communiquent teurs (Paul Frankeur, Daniel Cauchy, Henri Crémieux, Robert tout être mâle ou femelle qu’il croise ; en revanche, on cherche il en reste toujours qui débordent et qui demandent encore à entre eux et où sont traitées des afaires diférentes ; des labos. Dalban, et même Michel Piccoli, tous représentants d’un cinéma en vain dans le flm son Eurydice. Graham et Vic Allen ont pour être analysés. n L’immeuble du « Quai », reconstitué en studio, est une ruche français commercial de qualité) concourent à la réussite du flm. points communs d’avoir épousé des femmes exhibitionnistes et où le cinéaste Maurice de Canonge entremêle quatre afaires Mais Police judiciaire par son concept quasi documentaire et sa très sensuelles qu’ils sont manifestement inaptes à satisfaire ; 1. Yannick Mouren décrit les dialogues de Deville comme « trufés de (voyous en tout genre, prostitution, meurtres, drogue) avec une réussite narrative (l’entremêlement des intrigues permet de faire notons que le Paltoquet, lui, est carrément impuissant. Un autre paronomases, de calembours, d’à-peu-près, d’enchaînements par homopho- virtuosité, une énergie, une célérité remarquables. En outre comprendre le « Quai ») est très supérieur. C’est le dernier flm lien entre ces trois personnages : ils sont explicitement ou impli- nies, d’homéoteleutes, de tautogrammes… », liste non exhaustive, cf. « Les Police judiciaire, sorti en 1957, est une formidable introduction pour les salles de cinéma de Maurice de Canonge (1894-1978), citement présentés comme « fabricants ». « Qu’est-ce que vous défs de Michel Deville », dans Michel Deville, sous la direction de Michel aux rôles des services de la police scientifque, structurés en 1943 dont on ne sait pas grand-chose. fabriquez ? », demande David à Graham, qui répond : « Je vous Estève, Minard, coll. Études cinématographiques, volume 67, 2002, p. 84. et qui connaissent dans les années 1950 un essor remarquable ; Il serait une fgure oubliée si Bertrand Tavernier, toujours en raccompagne… Pardon ! Mon usine fabrique des appareils des- les enquêteurs ne sauraient s’en passer pour les analyses de sang, train de revisiter l’histoire du cinéma français, n’avait pas vanté tinés à mesurer les vibrations… Toutes sortes de vibrations… », d’empreintes, la gestion des fches d’identifcation perforées, la les mérites de Police judiciaire. Le cinéaste fut un temps comé- propos riches en doubles sens. Vic Allen est censé être fabricant balistique, etc. Le morcellement de la narration ne crée aucune dien dans le cinéma muet puis au parlant, notamment dans le aussi, alors que le terme qui conviendrait confusion grâce à l’habileté du montage et fnit par créer une flm de John Huston, Les Racines du ciel (Te Roots of Heaven, le mieux, c’est celui d’artisan parfumeur description globale de la « maison » dont le fonctionnement 1958, la même année que Police judiciaire, après quarante- – et notons qu’il est à la fois le patron et perdure jusqu’en 2018 (déménagement du « Quai »). La rela- deux flms comme comédien). Il est cependant plus connu le seul ouvrier de sa « fabrique », un peu tion de cet univers est presque documentaire puisque la drama- pour avoir porté à l’écran des opérettes marseillaises (Trois de comme le Paltoquet, afublé d’une blouse turgie est réduite au fonctionnement mécanique de l’ensemble, la Canebière, 1955, Trois de la marine, 1956) ou pour avoir réa- d’ouvrier du début du flm jusqu’à la d’autant plus étonnant que les acteurs sont ceux qui s’illustrent lisé Au pays du soleil (1951), avec Tino Rossi. La plupart de ses séquence fnale où il porte une « tenue de dans le cinéma des années 1950 (Anne Vernon, Henri Vilbert, flms sont inaccessibles aujourd’hui, mais il a tourné des flms P. - D. G . ». Tous les trois ont une tendance Robert Manuel, Yves Vincent, Albert Rémy, Jean Martinelli) criminels, d’espionnage ou des policiers. En parcourant sa fl- au voyeurisme et au sadomasochisme, ou d’hier ( Jean Tissier, Orane Demazis, Denise Grey) ou de mographie, on note dans ces trois genres, À minuit, le 7 (1935), chacun à un degré diférent ; ils sont demain (Daniel Cauchy). À l’exception de Jean Tissier, juste- Inspecteur Grey (1936, son troisième flm), Le Capitaine Benoît chacun à sa façon des époux dominés. À ment là pour créer un personnage excentrique, aucun ne fait (1939), Mission spéciale (1945), Erreur judiciaire (1946), Dernière part ces caractéristiques, ce sont des per- un numéro mais chacun véhicule avec efcacité l’enchaînement Heure, édition spéciale (1949), Un fic (1947), Interdit de séjour sonnages très opaques, tout comme leurs des rouages de l’institution. Aucune « boulevardisation » du (1954). Certains, comme Mission spéciale sur la Résistance, ont épouses, ce qui relève aussi des choix de dialogue, si fréquente ces années-là, mais une écriture sèche et été de grands succès. Son incursion dans le flm criminel est-elle Deville : dans les romans de Belletto et efcace, parfois non dénuée d’humour. une brillante réalisation isolée ou la révélation d’un vrai talent de Highsmith, on trouve des explica- Tourné en 1954, sorti en 1955, Interdit de séjour, même s’il n’est pour le flm de genre ? Aujourd’hui nous ne le savons pas. Faute n tions psychologiques les concernant, qui Pour pouvoir aimer, il faut « pécher » pas aussi réussi que Police judiciaire présente de grandes quali- d’enquêter plus avant, Maurice de Canonge reste un mystère. les rendent limpides ; le réalisateur les (Mathilda May, Patrick Bruel dans Toutes peines confondues) tés. Le soin apporté à la description d’un mécanisme judiciaire

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a soit éliminées, soit brouillées au pos- sible, comme dans le cas de Julia qui se contredit constamment sur ses senti- ments pour Graham et ceux qu’il peut éprouver à son égard. Quant au Paltoquet et à la Tenancière, ils sont inventés par le cinéaste, qui s’en est donné à cœur joie en développant la relation du « chien » tantôt soumis, tantôt grognon, avec son « chef » d’épouse qui porte souvent des lunettes d’aveugle, mais n’en demeure pas moins jalouse de Mlle Lotte – le béguin purement platonique, voire totalement fantasmatique du mari – qu’elle prétend ignorer. Michel Piccoli, passant d’un flm de Deville à l’autre, est manifestement voué, dans Le Paltoquet, à approfondir son emploi de Péril en la demeure et à incarner d’une nouvelle manière le personnage que Une impression de « trop-plein » combinée avec du « vide » jouait Trintignant dans Eaux profondes (Jeanne Moreau, Jean Yanne, Michel Piccoli dans Le Paltoquet) – sur le plan psychologique, puisqu’il ne tue personne, et qu’il n’est même pas sus- qui n’aime rien autant que déménager, d’une maison vouée à la pect. À la diférence de lui, Jeanne Moreau nous apparaît, dans démolition à une autre (ce n’est pas le cas dans le roman de René ce flm, comme une créature non pas issue d’œuvres précédentes HUBERT NIOGRET Belletto), qui referme toujours la portière de sa voiture d’un coup de Deville, mais inspirée du rôle qu’elle a interprété quatre ans de pied, qui porte son imperméable même chez lui, en guise de plus tôt dans le Querelle de Fassbinder. Police judiciaire, de Maurice de Canonge (Yves Vincent, Daniel Cauchy, Albert Remy, Henri Vilbert) robe de chambre, et qui mange son omelette en la poussant avec L’univers criminel de Deville garde son pouvoir de fascination un morceau de chocolat, comme on le ferait avec du pain. Si son même quand on a revu maintes fois les flms commentés ici, Des employés qui arrivent au 36, quai des Orfèvres ; des cou- (l’interdiction de séjour) sur lequel repose le fonctionnement nom de famille renvoie à Orphée, c’est peut-être parce qu’il a le et cela découle de leurs irréductibles singularités : quelques loirs où se croisent policiers en civils ou en uniforme, des pré- dramaturgique du flm, l’efcacité narrative, la direction d’ac- don de charmer, de s’attirer l’amour ou la convoitise d’à peu près eforts qu’on puisse faire pour les résumer ou pour les décrire, venus ; des bureaux de diférents services qui communiquent teurs (Paul Frankeur, Daniel Cauchy, Henri Crémieux, Robert tout être mâle ou femelle qu’il croise ; en revanche, on cherche il en reste toujours qui débordent et qui demandent encore à entre eux et où sont traitées des afaires diférentes ; des labos. Dalban, et même Michel Piccoli, tous représentants d’un cinéma en vain dans le flm son Eurydice. Graham et Vic Allen ont pour être analysés. n L’immeuble du « Quai », reconstitué en studio, est une ruche français commercial de qualité) concourent à la réussite du flm. points communs d’avoir épousé des femmes exhibitionnistes et où le cinéaste Maurice de Canonge entremêle quatre afaires Mais Police judiciaire par son concept quasi documentaire et sa très sensuelles qu’ils sont manifestement inaptes à satisfaire ; 1. Yannick Mouren décrit les dialogues de Deville comme « trufés de (voyous en tout genre, prostitution, meurtres, drogue) avec une réussite narrative (l’entremêlement des intrigues permet de faire notons que le Paltoquet, lui, est carrément impuissant. Un autre paronomases, de calembours, d’à-peu-près, d’enchaînements par homopho- virtuosité, une énergie, une célérité remarquables. En outre comprendre le « Quai ») est très supérieur. C’est le dernier flm lien entre ces trois personnages : ils sont explicitement ou impli- nies, d’homéoteleutes, de tautogrammes… », liste non exhaustive, cf. « Les Police judiciaire, sorti en 1957, est une formidable introduction pour les salles de cinéma de Maurice de Canonge (1894-1978), citement présentés comme « fabricants ». « Qu’est-ce que vous défs de Michel Deville », dans Michel Deville, sous la direction de Michel aux rôles des services de la police scientifque, structurés en 1943 dont on ne sait pas grand-chose. fabriquez ? », demande David à Graham, qui répond : « Je vous Estève, Minard, coll. Études cinématographiques, volume 67, 2002, p. 84. et qui connaissent dans les années 1950 un essor remarquable ; Il serait une fgure oubliée si Bertrand Tavernier, toujours en raccompagne… Pardon ! Mon usine fabrique des appareils des- les enquêteurs ne sauraient s’en passer pour les analyses de sang, train de revisiter l’histoire du cinéma français, n’avait pas vanté tinés à mesurer les vibrations… Toutes sortes de vibrations… », d’empreintes, la gestion des fches d’identifcation perforées, la les mérites de Police judiciaire. Le cinéaste fut un temps comé- propos riches en doubles sens. Vic Allen est censé être fabricant balistique, etc. Le morcellement de la narration ne crée aucune dien dans le cinéma muet puis au parlant, notamment dans le aussi, alors que le terme qui conviendrait confusion grâce à l’habileté du montage et fnit par créer une flm de John Huston, Les Racines du ciel (Te Roots of Heaven, le mieux, c’est celui d’artisan parfumeur description globale de la « maison » dont le fonctionnement 1958, la même année que Police judiciaire, après quarante- – et notons qu’il est à la fois le patron et perdure jusqu’en 2018 (déménagement du « Quai »). La rela- deux flms comme comédien). Il est cependant plus connu le seul ouvrier de sa « fabrique », un peu tion de cet univers est presque documentaire puisque la drama- pour avoir porté à l’écran des opérettes marseillaises (Trois de comme le Paltoquet, afublé d’une blouse turgie est réduite au fonctionnement mécanique de l’ensemble, la Canebière, 1955, Trois de la marine, 1956) ou pour avoir réa- d’ouvrier du début du flm jusqu’à la d’autant plus étonnant que les acteurs sont ceux qui s’illustrent lisé Au pays du soleil (1951), avec Tino Rossi. La plupart de ses séquence fnale où il porte une « tenue de dans le cinéma des années 1950 (Anne Vernon, Henri Vilbert, flms sont inaccessibles aujourd’hui, mais il a tourné des flms P. - D. G . ». Tous les trois ont une tendance Robert Manuel, Yves Vincent, Albert Rémy, Jean Martinelli) criminels, d’espionnage ou des policiers. En parcourant sa fl- au voyeurisme et au sadomasochisme, ou d’hier ( Jean Tissier, Orane Demazis, Denise Grey) ou de mographie, on note dans ces trois genres, À minuit, le 7 (1935), chacun à un degré diférent ; ils sont demain (Daniel Cauchy). À l’exception de Jean Tissier, juste- Inspecteur Grey (1936, son troisième flm), Le Capitaine Benoît chacun à sa façon des époux dominés. À ment là pour créer un personnage excentrique, aucun ne fait (1939), Mission spéciale (1945), Erreur judiciaire (1946), Dernière part ces caractéristiques, ce sont des per- un numéro mais chacun véhicule avec efcacité l’enchaînement Heure, édition spéciale (1949), Un fic (1947), Interdit de séjour sonnages très opaques, tout comme leurs des rouages de l’institution. Aucune « boulevardisation » du (1954). Certains, comme Mission spéciale sur la Résistance, ont épouses, ce qui relève aussi des choix de dialogue, si fréquente ces années-là, mais une écriture sèche et été de grands succès. Son incursion dans le flm criminel est-elle Deville : dans les romans de Belletto et efcace, parfois non dénuée d’humour. une brillante réalisation isolée ou la révélation d’un vrai talent de Highsmith, on trouve des explica- Tourné en 1954, sorti en 1955, Interdit de séjour, même s’il n’est pour le flm de genre ? Aujourd’hui nous ne le savons pas. Faute n tions psychologiques les concernant, qui Pour pouvoir aimer, il faut « pécher » pas aussi réussi que Police judiciaire présente de grandes quali- d’enquêter plus avant, Maurice de Canonge reste un mystère. les rendent limpides ; le réalisateur les (Mathilda May, Patrick Bruel dans Toutes peines confondues) tés. Le soin apporté à la description d’un mécanisme judiciaire

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Comancheria (David Mackenzie, 2016) ou même le dernier flm de Sidney Lumet, 7 h 58 ce samedi-là (2007), vous vous apercevrez que ce sont des flms dans lesquels l’intrigue criminelle n’est plus au premier plan.

Jusqu’ici, nous avons parlé du « flm crimi- nel » au sens allemand de Kriminalflm. Ce terme se traduirait sans doute en fran- çais par « flm policier ». Vos flms à vous sont des « flms criminels » au sens que l’on peut donner en français à cette expression – précisément par diférence avec le flm policier comme genre. D’ailleurs, la police ne joue pas un grand rôle dans vos flms. Ceux-ci sont des flms criminels dans la mesure où ils mettent en scène des per- sonnages qui se sont rendus coupables de quelque chose. Les épisodes que j’ai tournés pour la série Polizeiruf 110 sont des flms poli- On part d’une situation illisible et on essaie de lui donner un sens ciers, au sens classique. J’ai remarqué (Nina Hoss, Ronald Zehrfeld dans Barbara de Christian Petzold) que, dans les flms policiers, le com- missaire est toujours un personnage qui veuille devenir riche ou qu’il veuille travail et l’artisanat ont disparu ; ils ont n’a pas de vie privée. Les employés de coucher avec tel ou telle. Ce qui m’inté- été détruits et délocalisés en Chine. C’est commissariat sont toujours des loups resse, c’est ce qui se passe après le crime. comme si plus personne ne pouvait tra- LE CRIME OFFRE AUSSI LA POSSIBILITÉ solitaires, que ce soit chez Melville, Je suis peut-être infuencé par ce que me vailler ici. Finalement, le crime est peut- chez Don Siegel… Ils ne rentrent chez raconte un de mes amis avocat de droit être le dernier artisanat de notre société ! eux que pour changer de chemise, ils pénal. À partir de la description du crime Regardez par exemple dans Le Solitaire D’ÊTRE PLEINEMENT HUMAIN* n’ont pas de vie sociale. Le gangster, en que lui fait le mandant, la police, à partir de Michael Mann (1981) avec quelle revanche, apparaît comme une fgure des documents versés au dossier, il doit précision James Caan ouvre le cofre-fort chatoyante, pleine de vie, que le policier construire un récit. C’est ce que j’aime dans une longue séquence et comment LOUISE DUMAS suit à la trace. Le policier n’a pas d’enfant faire dans mes flms : on part d’une situa- il allume sa cigarette une fois le travail alors que les gangsters en ont toujours tion complexe, illisible et on essaie de lui accompli. Vingt ans auparavant, cela L’intrigue criminelle n’est plus au premier plan (Jeff Bridges dans Comancheria de David Mackenzie) des dizaines. Les gangsters forment une donner un sens. Et cela advient toujours aurait été un ouvrier des hauts fourneaux jungle, ils sont la vie organique dont se après les faits. Quelque chose est arrivé. ou un menuisier que l’on aurait vu fumer La présence d’un entretien avec Christian Petzold dans un dossier consacré au film criminel contemporain peut, à première nourrit le policier qui vit à travers les Dans Jerichow, Nina Hoss a déjà accu- ainsi sa cigarette après avoir savamment vue, surprendre. Pourtant, à y regarder de plus près, pas un film du réalisateur qui ne contienne de crime : le plus légitime passions des criminels. Dans les épisodes mulé des dettes et épousé un homme façonné une table. Aujourd’hui, le crimi- (échapper au pouvoir totalitaire de la RDA dans Barbara), le plus abject (être le délateur de sa propre femme dans Phoenix), que j’ai tournés pour Polizeiruf 110, je qu’elle n’aime pas. Barbara a déjà déposé nel est une pièce dans le musée du tra- le plus passionnel (emmener dans la mort une ex-femme qu’on aime encore dans Yella), le plus classique (fomenter le trouvais intéressant qu’il y ait une femme une demande d’autorisation de sortie vail et peut-être aussi dans le musée des meurtre d’un mari encombrant dans Jerichow), le plus accidentel (renverser quelqu’un en voiture dans L’Ombre de l’enfant), dans le commissariat. Les deux poli- du territoire. Que se passe-t-il avec ces sentiments. le plus humain (espérer recommencer sa vie en usurpant l’identité d’un autre dans Transit – voir no 687, p.34 – ou dans ciers, interprétés par Matthias Brandt gens qui ont commis un crime mais qui Fantômes). L’œuvre de Petzold explore sans relâche les possibilités cinématographiques ouvertes par le motif du crime. et Barbara Auer, essaient d’avoir une veulent encore faire partie de la société ? Il est vrai que, dans vos flms, on voit les vie privée. Mais ils sont déjà tellement Avec le recul, j’ai l’impression que cette criminels au travail : la préparation pré- cabossés qu’ils ont du mal. question est au cœur de mes flms. cise d’un braquage dans Contrôle d’iden- Louise Dumas : Nous avons tout de suite emblématique. Aujourd’hui, ce genre étaient interprétées par Lino Ventura Mes autres flms sont en efet des « flms tité, les recherches menées à l’aide d’une pensé à vous pour un dossier sur le flm cri- naguère classique du cinéma n’existe plus ou par Jean Gabin, ont été siphonnées criminels », au sens où un personnage Le genre du flm criminel serait donc lié carte de géographie dans Wolfsburg… minel contemporain. Car, en un sens, tous vraiment. C’est la télévision qui l’a récu- par la télévision. Elles réapparaissent s’y rend coupable de quelque chose. Le à un questionnement sur la société ou sur Avez-vous vu Criminal Squad (Christian vos flms sont des flms criminels. De plus, péré – et cela a une raison très simple : le maintenant dans les séries télévisées crime est toujours l’expression d’une l’ordre social ? Gudegast, 2018) ? C’est un flm formi- vous avez tourné beaucoup de téléflms petit-bourgeois aime le crime. Par consé- ou sur Netfix. Certaines de ces séries, convoitise et d’un désir : le personnage Avant, le crime était un symptôme de dable ! Et en même temps complètement et d’épisodes de séries policières (notam- quent, les flms criminels du cinéma ont d’ailleurs, sont très bonnes. J’aime beau- s’est adonné à un péché, il a cédé à une la société. Aujourd’hui, le crime est la désuet. Mais j’ai adoré cette manière de ment la série allemande Polizeiruf 110). beaucoup évolué. Le cinéma, désormais, coup la série anglaise River. Mais cela concupiscence, il ne s’en est pas tenu aux beauté de notre société. Notre société montrer la préparation du braquage : qui Comment défniriez-vous le « flm crimi- ne peut que se souvenir des origines contraint le cinéma contemporain de impératifs. Pourquoi ? Parce qu’il veut injuste condamne le crime mais, en fait quoi, quand, comment. On regarde nel contemporain » ? du genre. C’est par exemple le cas dans réinventer le genre du flm criminel. quitter une normalité qu’il ne supporte même temps, par son acte même, le les personnages acquérir la parfaite Christian Petzold : En fait, le genre Good Time (Ben et Joshua Safdie, 2017), J’aime bien repenser aux flms criminels plus. Il se retrouve dans la solitude – dans criminel atteint soudain une certaine maîtrise de ce qu’ils font. Ce sont des du flm criminel n’existe plus. Avant, il que je viens de voir et que je tiens vrai- que j’ai vus ces dernières années et me la solitude de la criminalité. C’est à ce forme de beauté. Il apprend la loyauté, artisans ! Or la plupart des flms crimi- y avait la série B, le flm policier, le flm ment pour un chef-d’œuvre. Les fgures demander ce qui les diférencie des flms moment que l’histoire commence. Cela il apprend le respect, il développe des nels expédient le braquage en quelques de gangsters dont Scarface de Hawks est du cinéma criminel classique, celles qui criminels « d’avant ». Si vous regardez ne m’intéresse pas qu’un personnage compétences. Dans notre société, le minutes et montrent ensuite les gangsters

40 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 41 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Comancheria (David Mackenzie, 2016) ou même le dernier flm de Sidney Lumet, 7 h 58 ce samedi-là (2007), vous vous apercevrez que ce sont des flms dans lesquels l’intrigue criminelle n’est plus au premier plan.

Jusqu’ici, nous avons parlé du « flm crimi- nel » au sens allemand de Kriminalflm. Ce terme se traduirait sans doute en fran- çais par « flm policier ». Vos flms à vous sont des « flms criminels » au sens que l’on peut donner en français à cette expression – précisément par diférence avec le flm policier comme genre. D’ailleurs, la police ne joue pas un grand rôle dans vos flms. Ceux-ci sont des flms criminels dans la mesure où ils mettent en scène des per- sonnages qui se sont rendus coupables de quelque chose. Les épisodes que j’ai tournés pour la série Polizeiruf 110 sont des flms poli- On part d’une situation illisible et on essaie de lui donner un sens ciers, au sens classique. J’ai remarqué (Nina Hoss, Ronald Zehrfeld dans Barbara de Christian Petzold) que, dans les flms policiers, le com- missaire est toujours un personnage qui veuille devenir riche ou qu’il veuille travail et l’artisanat ont disparu ; ils ont n’a pas de vie privée. Les employés de coucher avec tel ou telle. Ce qui m’inté- été détruits et délocalisés en Chine. C’est commissariat sont toujours des loups resse, c’est ce qui se passe après le crime. comme si plus personne ne pouvait tra- LE CRIME OFFRE AUSSI LA POSSIBILITÉ solitaires, que ce soit chez Melville, Je suis peut-être infuencé par ce que me vailler ici. Finalement, le crime est peut- chez Don Siegel… Ils ne rentrent chez raconte un de mes amis avocat de droit être le dernier artisanat de notre société ! eux que pour changer de chemise, ils pénal. À partir de la description du crime Regardez par exemple dans Le Solitaire D’ÊTRE PLEINEMENT HUMAIN* n’ont pas de vie sociale. Le gangster, en que lui fait le mandant, la police, à partir de Michael Mann (1981) avec quelle revanche, apparaît comme une fgure des documents versés au dossier, il doit précision James Caan ouvre le cofre-fort chatoyante, pleine de vie, que le policier construire un récit. C’est ce que j’aime dans une longue séquence et comment LOUISE DUMAS suit à la trace. Le policier n’a pas d’enfant faire dans mes flms : on part d’une situa- il allume sa cigarette une fois le travail alors que les gangsters en ont toujours tion complexe, illisible et on essaie de lui accompli. Vingt ans auparavant, cela L’intrigue criminelle n’est plus au premier plan (Jeff Bridges dans Comancheria de David Mackenzie) des dizaines. Les gangsters forment une donner un sens. Et cela advient toujours aurait été un ouvrier des hauts fourneaux jungle, ils sont la vie organique dont se après les faits. Quelque chose est arrivé. ou un menuisier que l’on aurait vu fumer La présence d’un entretien avec Christian Petzold dans un dossier consacré au film criminel contemporain peut, à première nourrit le policier qui vit à travers les Dans Jerichow, Nina Hoss a déjà accu- ainsi sa cigarette après avoir savamment vue, surprendre. Pourtant, à y regarder de plus près, pas un film du réalisateur qui ne contienne de crime : le plus légitime passions des criminels. Dans les épisodes mulé des dettes et épousé un homme façonné une table. Aujourd’hui, le crimi- (échapper au pouvoir totalitaire de la RDA dans Barbara), le plus abject (être le délateur de sa propre femme dans Phoenix), que j’ai tournés pour Polizeiruf 110, je qu’elle n’aime pas. Barbara a déjà déposé nel est une pièce dans le musée du tra- le plus passionnel (emmener dans la mort une ex-femme qu’on aime encore dans Yella), le plus classique (fomenter le trouvais intéressant qu’il y ait une femme une demande d’autorisation de sortie vail et peut-être aussi dans le musée des meurtre d’un mari encombrant dans Jerichow), le plus accidentel (renverser quelqu’un en voiture dans L’Ombre de l’enfant), dans le commissariat. Les deux poli- du territoire. Que se passe-t-il avec ces sentiments. le plus humain (espérer recommencer sa vie en usurpant l’identité d’un autre dans Transit – voir no 687, p.34 – ou dans ciers, interprétés par Matthias Brandt gens qui ont commis un crime mais qui Fantômes). L’œuvre de Petzold explore sans relâche les possibilités cinématographiques ouvertes par le motif du crime. et Barbara Auer, essaient d’avoir une veulent encore faire partie de la société ? Il est vrai que, dans vos flms, on voit les vie privée. Mais ils sont déjà tellement Avec le recul, j’ai l’impression que cette criminels au travail : la préparation pré- cabossés qu’ils ont du mal. question est au cœur de mes flms. cise d’un braquage dans Contrôle d’iden- Louise Dumas : Nous avons tout de suite emblématique. Aujourd’hui, ce genre étaient interprétées par Lino Ventura Mes autres flms sont en efet des « flms tité, les recherches menées à l’aide d’une pensé à vous pour un dossier sur le flm cri- naguère classique du cinéma n’existe plus ou par Jean Gabin, ont été siphonnées criminels », au sens où un personnage Le genre du flm criminel serait donc lié carte de géographie dans Wolfsburg… minel contemporain. Car, en un sens, tous vraiment. C’est la télévision qui l’a récu- par la télévision. Elles réapparaissent s’y rend coupable de quelque chose. Le à un questionnement sur la société ou sur Avez-vous vu Criminal Squad (Christian vos flms sont des flms criminels. De plus, péré – et cela a une raison très simple : le maintenant dans les séries télévisées crime est toujours l’expression d’une l’ordre social ? Gudegast, 2018) ? C’est un flm formi- vous avez tourné beaucoup de téléflms petit-bourgeois aime le crime. Par consé- ou sur Netfix. Certaines de ces séries, convoitise et d’un désir : le personnage Avant, le crime était un symptôme de dable ! Et en même temps complètement et d’épisodes de séries policières (notam- quent, les flms criminels du cinéma ont d’ailleurs, sont très bonnes. J’aime beau- s’est adonné à un péché, il a cédé à une la société. Aujourd’hui, le crime est la désuet. Mais j’ai adoré cette manière de ment la série allemande Polizeiruf 110). beaucoup évolué. Le cinéma, désormais, coup la série anglaise River. Mais cela concupiscence, il ne s’en est pas tenu aux beauté de notre société. Notre société montrer la préparation du braquage : qui Comment défniriez-vous le « flm crimi- ne peut que se souvenir des origines contraint le cinéma contemporain de impératifs. Pourquoi ? Parce qu’il veut injuste condamne le crime mais, en fait quoi, quand, comment. On regarde nel contemporain » ? du genre. C’est par exemple le cas dans réinventer le genre du flm criminel. quitter une normalité qu’il ne supporte même temps, par son acte même, le les personnages acquérir la parfaite Christian Petzold : En fait, le genre Good Time (Ben et Joshua Safdie, 2017), J’aime bien repenser aux flms criminels plus. Il se retrouve dans la solitude – dans criminel atteint soudain une certaine maîtrise de ce qu’ils font. Ce sont des du flm criminel n’existe plus. Avant, il que je viens de voir et que je tiens vrai- que j’ai vus ces dernières années et me la solitude de la criminalité. C’est à ce forme de beauté. Il apprend la loyauté, artisans ! Or la plupart des flms crimi- y avait la série B, le flm policier, le flm ment pour un chef-d’œuvre. Les fgures demander ce qui les diférencie des flms moment que l’histoire commence. Cela il apprend le respect, il développe des nels expédient le braquage en quelques de gangsters dont Scarface de Hawks est du cinéma criminel classique, celles qui criminels « d’avant ». Si vous regardez ne m’intéresse pas qu’un personnage compétences. Dans notre société, le minutes et montrent ensuite les gangsters

40 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 41 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Dans vos flms, il est très fréquent que le crime consiste à se faire passer pour quelqu’un d’autre. C’est un désir très humain ! Tout d’un coup, un personnage se rend compte qu’il a mis sa vie sur des rails et qu’il n’y aura plus d’embranchement pour prendre une autre direction. Le changement d’iden- tité lui apparaît alors comme une ultime chance pour commencer une nouvelle vie. Mais une fois qu’il est passé à l’acte, il s’aperçoit qu’il traîne derrière lui son ancienne vie comme un boulet. J’aime flmer cela. La question de l’identité est fnalement très liée au flm policier. L’inspecteur se demande qui est vraiment la personne Le crime non seulement est humain mais rend humain Aller à l’origine du mensonge Ils essaient d’avoir une vie privée (Barbara Auer, Matthias Brandt qu’il a devant lui. Les scènes d’interro- (Michel Bouquet dans La Femme infidèle de Claude Chabrol) (Nina Hoss dans Phoenix de Christian Petzold) dans l’épisode Wölfe de la série Polizeiruf 110, réalisé par Christian Petzold) gatoire sont quelque chose d’éminem- ment cinématographique. Il n’y a pas coincés dans leur chambre d’hôtel, qui ne forme de « transit » ? Il me semble que Lang, Billy Wilder, Robert Siodmak, historique, la question de la culpabilité commencent à douter. Souvent, le crime d’interrogatoire au théâtre ; cela ne peut savent que faire de l’argent, comment le votre œuvre entière est traversée par le Edgar Ulmer… À partir d’une vision collective. D’ailleurs, le genre du flm cri- est lié à une certaine impatience : on se fonctionner qu’avec une caméra qui cir- cacher, le partager, etc. Ils se disputent, se transit, qu’il soit travail, comme vous très noire, nihiliste, désespérée, ils ont minel est lié au problème de l’ordre social, rend coupable pour arriver plus vite à ses cule entre les protagonistes, qui saisit soupçonnent, se trahissent et c’est d’ail- venez de l’évoquer, ou déplacement. Vous créé un genre qui a sa propre couleur. La ainsi que vous l’avez suggéré plus haut. fns. Lorsque l’impatience a été satisfaite, leur dialogue mais aussi le jeu de cache- leurs souvent ce qui cause leur perte. Le aimez ainsi à flmer des trajets, que vous commentatrice Frieda Grafe appelle cela Je suis allemand et je suis né au début les personnages s’aperçoivent que leur cache, très érotique, auquel s’adonnent véritable travail n’est pas celui qui permet appelez des « passages », qu’ils se fassent à la « lumière de Berlin ». Cette lumière des années 1960. Cela veut dire que j’ai crime les enferme plus qu’il ne les libère. le policier et le criminel. D’une certaine d’arriver jusqu’au butin mais celui qui pied, à bicyclette, en train ou en voiture. a contribué au flm noir américain, qui grandi au sein du plus grand récit de J’ai toutefois l’impression que, dans vos manière, le cinéma parlant s’est inventé consiste à se réintégrer dans la société Évidemment, Transit est aussi le titre de est une manière de donner du sens à refoulement jamais imaginé. Il y avait flms, les hommes sont plus impatients que à travers les scènes d’interrogatoire des une fois le crime commis. votre dernier flm, qui reprend le titre du l’exil. Cela m’a beaucoup infuencé. J’ai cette faute gigantesque, cet abîme qu’a les femmes. flms policiers, très populaires aux débuts C’est le travail qui crée le suspense et la roman d’Anna Seghers. l’impression que mes flms sont une série été le fascisme allemand et qu’on essayait Lier le crime et l’impatience est une du cinéma parlant. tension dramatique. Le lieu du cinéma, J’aime beaucoup le roman d’Anna noire en couleurs. de refouler. Avec mon cinéma, j’ai envie manière de critiquer la révolution. Lénine c’est le travail. Pas le travail au sens que Seghers, non seulement à cause de son de remonter à l’origine de ce refoulement. disait que les révolutionnaires doivent Votre prochain flm est-il un flm Marx donne à ce terme, pas le travail intrigue mais aussi à cause de ses carac- Vos derniers flms, que ce soit Barbara, être patients. Or la plupart d’entre eux criminel ? salarié – cela, le cinéma ne le montre téristiques littéraires. Ce roman est aussi Phoenix ou Transit, relient le genre du Dans la plupart de vos flms, l’eau joue ont échoué parce qu’ils ont été trop Il y a ma troisième contribution à quasiment jamais. Le premier flm de un mouvement qui mène la littérature de flm criminel à celui du flm historique. un rôle important : l’itinéraire des impatients, parce qu’ils ont trop vite lancé Polizeiruf 110, encore au montage, tous les temps a flmé des ouvriers qui langue allemande de l’expressionnisme Ce même ami avocat m’explique aussi personnages les conduit au bord d’un l’assaut. L’impatience peut être aussi bien qui est bien sûr un flm policier. Et le quittent l’usine. C’est seulement lorsque des années 1920 vers la tradition des que les gens qui se sont mis dans une feuve (Yella, Contrôle d’identité, masculine que féminine, mais, vous avez prochain long métrage sera un conte les travailleurs abandonnent leur lieu nouvelles américaines à la Hemingway, situation inextricable se construisent Dangereuses rencontres) ou au bord raison, les femmes sont peut-être plus d’amour. Mais votre question me fait de travail que le cinéma peut commen- Faulkner… Dans Transit, non seule- souvent un récit du refoulement auquel de la mer (Jerichow, Barbara). Dans patientes. D’ailleurs, j’aimerais vivre dans prendre conscience qu’il y aura bel et cer. Je parle du travail au sens presque ment les personnages sont en route de ils fnissent par croire. J’ai envie de me Transit, vous situez l’action dans la ville une société où les femmes auraient le bien un meurtre dans ce flm… Il faut mécanique du terme. L’intrigue comme l’Allemagne vers l’Amérique, mais aussi placer au moment où les gens prennent portuaire de Marseille. Le motif aqua- pouvoir ! Dans Dangereuses rencontres, le croire que le crime fait partie intégrante travail ou l’amour comme travail, comme la langue. Or le mouvement est quelque conscience de la faute après l’avoir com- tique joue-t-il un rôle particulier dans le personnage féminin a consacré toute sa du cinéma ! Le cinéma permet de mon- chorégraphie, comme danse. Le cinéma chose de cinématographique. Vouloir mise et où ils commencent à produire un flm criminel ? vie à sa vengeance. Pour elle, c’est clair trer que le crime non seulement est ne vous dit jamais : « Ces deux-là sont rentrer à la maison ou au contraire quit- discours qui les innocente. Par exemple, le L’eau est à la fois une infrastructure, qui comme de l’eau de roche. Pourtant, la humain mais rend humain. Prenez La amoureux », mais montre comment ter sa maison, fuir un mariage, fuir après personnage masculin de Phoenix éprouve permet de s’échapper, et une frontière. vie la contamine peu à peu, elle tombe Femme infdèle de Chabrol (1969). Vous on est arrivé là. Le cinéma ne vous dit avoir braqué une banque… Tout cela, ce un tel besoin de refouler sa délation qu’il Dans Transit la mer n’est pas une ouver- amoureuse. Elle se rend compte que la avez un couple de bourgeois, complète- jamais « Untel est riche » mais montre sont des mouvements à travers lesquels ne reconnaît pas sa femme ! Barbara, de ture mais une fermeture. Du port à la peine de mort ne peut être que l’apanage ment pétrifés dans leur existence feutrée, comment il est devenu riche, en braquant les personnages cherchent à retrouver son côté, s’est tellement persuadée de son porte de prison, il n’y a qu’une lettre… d’une société primitive. Et surtout, elle jusqu’au moment où le mari comprend une banque ou en vendant de la drogue. un équilibre et auxquels ils s’eforcent bon droit qu’elle ne fait pas attention à Le feuve est l’autoroute sur laquelle on se rend compte que cette vengeance pri- que sa femme le trompe. Il tue l’amant. En particulier, le cinéma se prête très de donner un sens. La construction d’un ce qu’il y a de beau en RDA. Elle oublie comptait s’enfuir mais il est aussi une mitive ne la délivre pas. J’aime quand les Par son crime il se rend compte qu’il bien à observer le travail de la culpabi- récit permet de donner un sens, comme que c’est aussi son devoir que de rester et frontière que l’on n’arrive pas à franchir personnages se mettent à douter du but aime et qu’il y a de la passion en lui. Le lité : comment puis-je me débarrasser de je vous le disais plus haut. Au fnal, un de travailler là où elle a grandi. La fuite ou un Styx au-delà duquel on ne trouve qu’ils poursuivent. C’est la même chose crime ofre aussi la possibilité d’être plei- cette faute ? comment puis-je la refou- flm n’est pas un récit mais le désir de vers l’ouest n’est pas une solution. Ce qui que la mort. Cette ambivalence est tout à dans Phoenix. Nina Hoss se rend compte nement humain. C’est ce que mes flms n ler ? Tout cela, ce sont des activités que produire un récit. m’intéresse, c’est d’aller à l’origine du fait typique du flm criminel : tout ce qui que, si elle parle à son mari, tout aura été essaient d’explorer. le cinéma regarde. La télévision constate Le déplacement littéraire efectué par mensonge. était synonyme de liberté peut soudaine- vain. Il doit faire l’expérience de la vérité tandis que le cinéma regarde. Anna Seghers a son pendant cinéma- ment devenir prison. et non pas seulement l’apprendre par des * Propos recueillis à Paris, le 24 avril 2018 et tra- tographique. Les réalisateurs germano- Vous évoquez des personnages, dans leur mots. C’est la condition pour que le per- duits de l’allemand par l’auteure. Ce travail est donc une activité, un pro- phones qui ont dû émigrer aux États- individualité, mais vos flms posent aussi, On retrouve cette ambivalence chez sonnage de Nina Hoss puisse quitter le cessus. Peut-on dire qu’il s’agit d’une Unis y ont fait des flms noirs : Fritz dans l’entrelacs entre flm criminel et flm les personnages de criminels, lorsqu’ils flm et prendre un nouveau départ.

42 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 43 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Dans vos flms, il est très fréquent que le crime consiste à se faire passer pour quelqu’un d’autre. C’est un désir très humain ! Tout d’un coup, un personnage se rend compte qu’il a mis sa vie sur des rails et qu’il n’y aura plus d’embranchement pour prendre une autre direction. Le changement d’iden- tité lui apparaît alors comme une ultime chance pour commencer une nouvelle vie. Mais une fois qu’il est passé à l’acte, il s’aperçoit qu’il traîne derrière lui son ancienne vie comme un boulet. J’aime flmer cela. La question de l’identité est fnalement très liée au flm policier. L’inspecteur se demande qui est vraiment la personne Le crime non seulement est humain mais rend humain Aller à l’origine du mensonge Ils essaient d’avoir une vie privée (Barbara Auer, Matthias Brandt qu’il a devant lui. Les scènes d’interro- (Michel Bouquet dans La Femme infidèle de Claude Chabrol) (Nina Hoss dans Phoenix de Christian Petzold) dans l’épisode Wölfe de la série Polizeiruf 110, réalisé par Christian Petzold) gatoire sont quelque chose d’éminem- ment cinématographique. Il n’y a pas coincés dans leur chambre d’hôtel, qui ne forme de « transit » ? Il me semble que Lang, Billy Wilder, Robert Siodmak, historique, la question de la culpabilité commencent à douter. Souvent, le crime d’interrogatoire au théâtre ; cela ne peut savent que faire de l’argent, comment le votre œuvre entière est traversée par le Edgar Ulmer… À partir d’une vision collective. D’ailleurs, le genre du flm cri- est lié à une certaine impatience : on se fonctionner qu’avec une caméra qui cir- cacher, le partager, etc. Ils se disputent, se transit, qu’il soit travail, comme vous très noire, nihiliste, désespérée, ils ont minel est lié au problème de l’ordre social, rend coupable pour arriver plus vite à ses cule entre les protagonistes, qui saisit soupçonnent, se trahissent et c’est d’ail- venez de l’évoquer, ou déplacement. Vous créé un genre qui a sa propre couleur. La ainsi que vous l’avez suggéré plus haut. fns. Lorsque l’impatience a été satisfaite, leur dialogue mais aussi le jeu de cache- leurs souvent ce qui cause leur perte. Le aimez ainsi à flmer des trajets, que vous commentatrice Frieda Grafe appelle cela Je suis allemand et je suis né au début les personnages s’aperçoivent que leur cache, très érotique, auquel s’adonnent véritable travail n’est pas celui qui permet appelez des « passages », qu’ils se fassent à la « lumière de Berlin ». Cette lumière des années 1960. Cela veut dire que j’ai crime les enferme plus qu’il ne les libère. le policier et le criminel. D’une certaine d’arriver jusqu’au butin mais celui qui pied, à bicyclette, en train ou en voiture. a contribué au flm noir américain, qui grandi au sein du plus grand récit de J’ai toutefois l’impression que, dans vos manière, le cinéma parlant s’est inventé consiste à se réintégrer dans la société Évidemment, Transit est aussi le titre de est une manière de donner du sens à refoulement jamais imaginé. Il y avait flms, les hommes sont plus impatients que à travers les scènes d’interrogatoire des une fois le crime commis. votre dernier flm, qui reprend le titre du l’exil. Cela m’a beaucoup infuencé. J’ai cette faute gigantesque, cet abîme qu’a les femmes. flms policiers, très populaires aux débuts C’est le travail qui crée le suspense et la roman d’Anna Seghers. l’impression que mes flms sont une série été le fascisme allemand et qu’on essayait Lier le crime et l’impatience est une du cinéma parlant. tension dramatique. Le lieu du cinéma, J’aime beaucoup le roman d’Anna noire en couleurs. de refouler. Avec mon cinéma, j’ai envie manière de critiquer la révolution. Lénine c’est le travail. Pas le travail au sens que Seghers, non seulement à cause de son de remonter à l’origine de ce refoulement. disait que les révolutionnaires doivent Votre prochain flm est-il un flm Marx donne à ce terme, pas le travail intrigue mais aussi à cause de ses carac- Vos derniers flms, que ce soit Barbara, être patients. Or la plupart d’entre eux criminel ? salarié – cela, le cinéma ne le montre téristiques littéraires. Ce roman est aussi Phoenix ou Transit, relient le genre du Dans la plupart de vos flms, l’eau joue ont échoué parce qu’ils ont été trop Il y a ma troisième contribution à quasiment jamais. Le premier flm de un mouvement qui mène la littérature de flm criminel à celui du flm historique. un rôle important : l’itinéraire des impatients, parce qu’ils ont trop vite lancé Polizeiruf 110, encore au montage, tous les temps a flmé des ouvriers qui langue allemande de l’expressionnisme Ce même ami avocat m’explique aussi personnages les conduit au bord d’un l’assaut. L’impatience peut être aussi bien qui est bien sûr un flm policier. Et le quittent l’usine. C’est seulement lorsque des années 1920 vers la tradition des que les gens qui se sont mis dans une feuve (Yella, Contrôle d’identité, masculine que féminine, mais, vous avez prochain long métrage sera un conte les travailleurs abandonnent leur lieu nouvelles américaines à la Hemingway, situation inextricable se construisent Dangereuses rencontres) ou au bord raison, les femmes sont peut-être plus d’amour. Mais votre question me fait de travail que le cinéma peut commen- Faulkner… Dans Transit, non seule- souvent un récit du refoulement auquel de la mer (Jerichow, Barbara). Dans patientes. D’ailleurs, j’aimerais vivre dans prendre conscience qu’il y aura bel et cer. Je parle du travail au sens presque ment les personnages sont en route de ils fnissent par croire. J’ai envie de me Transit, vous situez l’action dans la ville une société où les femmes auraient le bien un meurtre dans ce flm… Il faut mécanique du terme. L’intrigue comme l’Allemagne vers l’Amérique, mais aussi placer au moment où les gens prennent portuaire de Marseille. Le motif aqua- pouvoir ! Dans Dangereuses rencontres, le croire que le crime fait partie intégrante travail ou l’amour comme travail, comme la langue. Or le mouvement est quelque conscience de la faute après l’avoir com- tique joue-t-il un rôle particulier dans le personnage féminin a consacré toute sa du cinéma ! Le cinéma permet de mon- chorégraphie, comme danse. Le cinéma chose de cinématographique. Vouloir mise et où ils commencent à produire un flm criminel ? vie à sa vengeance. Pour elle, c’est clair trer que le crime non seulement est ne vous dit jamais : « Ces deux-là sont rentrer à la maison ou au contraire quit- discours qui les innocente. Par exemple, le L’eau est à la fois une infrastructure, qui comme de l’eau de roche. Pourtant, la humain mais rend humain. Prenez La amoureux », mais montre comment ter sa maison, fuir un mariage, fuir après personnage masculin de Phoenix éprouve permet de s’échapper, et une frontière. vie la contamine peu à peu, elle tombe Femme infdèle de Chabrol (1969). Vous on est arrivé là. Le cinéma ne vous dit avoir braqué une banque… Tout cela, ce un tel besoin de refouler sa délation qu’il Dans Transit la mer n’est pas une ouver- amoureuse. Elle se rend compte que la avez un couple de bourgeois, complète- jamais « Untel est riche » mais montre sont des mouvements à travers lesquels ne reconnaît pas sa femme ! Barbara, de ture mais une fermeture. Du port à la peine de mort ne peut être que l’apanage ment pétrifés dans leur existence feutrée, comment il est devenu riche, en braquant les personnages cherchent à retrouver son côté, s’est tellement persuadée de son porte de prison, il n’y a qu’une lettre… d’une société primitive. Et surtout, elle jusqu’au moment où le mari comprend une banque ou en vendant de la drogue. un équilibre et auxquels ils s’eforcent bon droit qu’elle ne fait pas attention à Le feuve est l’autoroute sur laquelle on se rend compte que cette vengeance pri- que sa femme le trompe. Il tue l’amant. En particulier, le cinéma se prête très de donner un sens. La construction d’un ce qu’il y a de beau en RDA. Elle oublie comptait s’enfuir mais il est aussi une mitive ne la délivre pas. J’aime quand les Par son crime il se rend compte qu’il bien à observer le travail de la culpabi- récit permet de donner un sens, comme que c’est aussi son devoir que de rester et frontière que l’on n’arrive pas à franchir personnages se mettent à douter du but aime et qu’il y a de la passion en lui. Le lité : comment puis-je me débarrasser de je vous le disais plus haut. Au fnal, un de travailler là où elle a grandi. La fuite ou un Styx au-delà duquel on ne trouve qu’ils poursuivent. C’est la même chose crime ofre aussi la possibilité d’être plei- cette faute ? comment puis-je la refou- flm n’est pas un récit mais le désir de vers l’ouest n’est pas une solution. Ce qui que la mort. Cette ambivalence est tout à dans Phoenix. Nina Hoss se rend compte nement humain. C’est ce que mes flms n ler ? Tout cela, ce sont des activités que produire un récit. m’intéresse, c’est d’aller à l’origine du fait typique du flm criminel : tout ce qui que, si elle parle à son mari, tout aura été essaient d’explorer. le cinéma regarde. La télévision constate Le déplacement littéraire efectué par mensonge. était synonyme de liberté peut soudaine- vain. Il doit faire l’expérience de la vérité tandis que le cinéma regarde. Anna Seghers a son pendant cinéma- ment devenir prison. et non pas seulement l’apprendre par des * Propos recueillis à Paris, le 24 avril 2018 et tra- tographique. Les réalisateurs germano- Vous évoquez des personnages, dans leur mots. C’est la condition pour que le per- duits de l’allemand par l’auteure. Ce travail est donc une activité, un pro- phones qui ont dû émigrer aux États- individualité, mais vos flms posent aussi, On retrouve cette ambivalence chez sonnage de Nina Hoss puisse quitter le cessus. Peut-on dire qu’il s’agit d’une Unis y ont fait des flms noirs : Fritz dans l’entrelacs entre flm criminel et flm les personnages de criminels, lorsqu’ils flm et prendre un nouveau départ.

42 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 43 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

L’Impasse, ça ne se discute pas puisque c’est un flm de gangsters. Mission : Impossible, pour moi est davantage un flm d’action et d’espionnage.

Oui, mais construit comme un whodunit. Une équipe d’agents est tuée, le héros sus- pecté mène son enquête pour découvrir le coupable et commet pour cela un casse à l’intérieur du Q.G. de la CIA. C’est d’ail- leurs le seul cambriolage que vous ayez flmé. Admettons. Snake Eyes est aussi un flm criminel. Scarface, c’est peut-être celui qui appartient le plus à ce genre (Al Pacino)

Femme fatale, Le Dahlia noir, pouvoir vous empêcher de regarder, c’est Vous semblez avoir besoin d’un meurtre Redacted et Passion en font tous partie, une situation très dramatique qui m’ins- dans vos fctions pour donner le meilleur comme celui que vous venez de fnir, pire des histoires. Dans la vie, je lis des de vous-même comme cinéaste. Vos flms Domino, qui traite du terrorisme. livres sur des meurtriers mais aussi beau- où il n’en fgure pas ne sont pas vos plus C’est vrai, Domino raconte l’histoire d’un coup d’autres, en rapport avec l’actualité, mémorables. fic hollandais qui se lance à la poursuite la politique. Le crime n’est pas mon seul C’est parce que je travaille essentielle- d’un terroriste à travers l’Europe. Il est centre d’intérêt. En tant que spectateur, ment dans le genre du flm de suspense accompagné par la compagne de son je ne suis pas spécialement porté sur les ou du flm d’action. Le crime ne vient JE NE VOIS PAS MES FILMS coéquipier, lequel a été tué par le crimi- flms de gangsters, ni sur les flms de que comme point d’orgue d’un crescendo nel. C’est une coproduction européenne, tueurs en série ou les histoires de type que je construis savamment, comme tournée en Hollande, en Espagne et en Columbo, avec une enquête à élucider. le meurtre d’Angie Dickinson dans COMME DES FILMS CRIMINELS* Italie. Ce fut un vrai cauchemar à cause Pulsions. C’est ce crescendo qui m’inté- du producteur qui avait sous-fnancé le Peu de gens le savent, mais vous aviez resse et le faire durer le plus longtemps flm. Sur les cent jours de production, écrit un scénario pour un épisode de possible. Dans Mission : Impossible, ça LAURENT VACHAUD nous n’avons tourné qu’une trentaine de Columbo, qui ne fut jamais tourné. n’est pas un meurtre que je montre de jours, le reste du temps nous attendions C’est même le seul scénario de ce genre cette façon mais un casse. J’aime aussi Brian De Palma pendant le tournage de Femme fatale (avec Rebecca Romijn et Antonio Banderas) dans des chambres d’hôtel que l’argent que j’aie jamais écrit. J’avais fait cela beaucoup flmer les casses ; j’avais d’ail- arrive. Je n’avais jamais vécu cela : c’était avec l’un de mes amis, Joseph P. Gillis. leurs le projet de faire Nazi Gold, un Sur vos 29 longs métrages, 23 peuvent une histoire criminelle. Le visuel prime a un assassinat politique et des crimes atroce. Je ne sais même pas quand le flm L’histoire tournait autour d’un meurtrier flm sur le cambriolage d’une banque être rattachés au flm criminel. chez moi. Par exemple, lorsque je visite sexuels. Scarface est peut-être celui qui sortira. qui flmait, un peu comme Le Voyeur de suisse par un commando de Juifs voulant Ah bon ? Mais vous voulez dire quoi un lieu dont l’architecture m’interpelle, appartient le plus à ce genre. Dans Body Donc si je récapitule, je ne compte que Michael Powell ou le criminel de mon récupérer l’or dérobé par les nazis à leur exactement par « flm criminel » ? Un j’imagine aussitôt quel genre de scène Double, le témoin m’intéresse plus que seize ou dix-sept flms criminels sur adaptation de Cruising, et ne fut jamais peuple pendant la guerre. J’aime flmer flm avec des gangsters, ou des fics qui pourrait s’y dérouler ; souvent une scène le meurtrier. Ensuite, Wise Guys est une vingt-neuf. C’est moins que ce que vous tournée non plus. Vous savez que Steven des casses car on y montre un groupe de cherchent à élucider un meurtre ? de meurtre, je vous l’accorde, mais ça n’est comédie, mais avec des gangsters qui disiez. Si on trouve autant de meurtres, Spielberg a réalisé le pilote de Columbo ? personnages unis par un but commun : pas le crime en tant que tel qui m’inté- doivent s’entre-tuer, je vous l’accorde. de démembrements, de fusillades c’est Son épisode, intitulé Le Livre témoin, ils veulent récupérer un magot. Tout ça Un flm dont les personnages enfreignent resse ; plutôt la manière dont je vais utili- Les Incorruptibles, c’est évident. C’est vrai parce que la violence est très « ciné- était excellent : il m’avait beaucoup est très cinématographique et on n’a pas la loi (meurtre, vol, agression sexuelle, ser ce décor dans ma mise en scène. qu’il y en a quelques-uns fnalement. génique ». J’aime élaborer de longues impressionné. besoin de flmer des conversations pour trafc de drogue) et que d’autres veulent séquences de suspense qui se terminent raconter ce qui se passe. Comme dans punir ou cofrer. Le protagoniste de Phantom of the Outrages est intéressant. C’est un flm par une explosion de violence, parce que Quels flms criminels vous ont marqué en Mission : Impossible, on a besoin d’une Je n’y avais jamais pensé en ces termes. Je Paradise, Swan, est un criminel dans son criminel, vu qu’on y voit des hommes c’est intéressant à flmer. Le flm crimi- tant que cinéaste ? scène où les personnages expliquent com- ne vois pas mes flms comme des flms genre, il vole la cantate de Winslow et violer et tuer une jeune flle, avant d’être nel me permet de faire ça plus facilement À part les flms d’Hitchcock, il n’y en a ment ils vont s’y prendre et ensuite on criminels. En tout cas, c’est vrai pour s’arrange pour envoyer celui-ci en prison. arrêtés et jugés, mais le contexte de guerre que la comédie musicale. Il y a aussi l’as- pas tant que ça. Assurance sur la mort de les voit le faire jusque dans les moindres mon premier long métrage distribué en Une fois évadé, Winslow revient se venger le rend singulier. pect voyeur, primordial chez moi : dans Billy Wilder. Je n’aime pas tellement De détails, même les plus imprévus, comme salle, Murder a la Mod, qui montrait un et commet un meurtre très spectaculaire. C’est justement l’ironie de la situation tous mes flms, le témoin d’un meurtre sang-froid de Richard Brooks ; je préfère la goutte de sueur qui manque de déclen- meurtre de trois points de vue, une idée Admettons. Dans Obsession, il y a des qui m’intéressait. Dans l’univers déshu- m’intéresse davantage que le meurtrier, largement, dans ce genre bien précis, un cher le signal d’alarme. Ce qui me plaît reprise plus tard dans Snake Eyes. Dans kidnappeurs, un chantage et un meurtre manisé de la guerre du Vietnam, où les car c’est un substitut du spectateur qui flm dont on ne parle jamais car il a été plus que tout, c’est de soutenir l’atten- Sœurs de sang, ça n’est pas le meurtre qui donc ça colle. Ensuite Carrie ? Vous gens sont là pour s’entre-tuer, qui se pré- est, à la base, un voyeur. Les meurtres de fait pour la télé : Le Chant du bourreau, tion du public jusqu’au dénouement m’intéressait, mais l’idée d’un homme trouvez que c’est une criminelle ? C’est occupe encore de punir le meurtre d’une mes flms sont faits avant tout pour être d’après Norman Mailer. C’est Lawrence de la séquence qui est le crime efectif, agonisant en train d’écrire sur une vitre l’histoire d’une pauvre flle martyrisée innocente ? Le Bûcher des vanités, vous vus et certains sont même délibérément Schiller qui l’a réalisé, avec Tommy Lee meurtre ou vol. Hitchcock ne faisait avec son sang et qu’une voisine aperçoit. qui se venge, je n’appellerais pas ça un diriez que c’est un flm criminel ? Dans mis en scène pour attirer l’attention de Jones et Rosanna Arquette, alors à ses pas autre chose dans la séquence avec Cette image m’a donné envie d’utiliser flm criminel ; vous exagérez ! Furie je L’Esprit de Caïn, le héros kidnappe des quelqu’un. Voir quelqu’un se faire tuer débuts. C’était très bon. Récemment, j’ai l’avion dans La Mort aux trousses, qui le split-screen ; tout est parti de là… le vois davantage comme un flm fantas- gosses et veut tuer sa femme, sans parler dans l’immeuble d’en face, c’est comme aimé quelques flms coréens comme ceux reste, aujourd’hui encore, la meilleure Je procède toujours ainsi, je pars d’une tique, mêlé à un thriller d’espionnage… des expériences de son père qui rend des voir des gens s’envoyer en l’air : pen- de Kim Ki-duk ou encore Old Boy, de scène de ce genre. Une scène d’action image qui ensuite conduira peut-être à Pulsions oui. Blow Out aussi, puisqu’il y enfants fous ; donc c’est un flm criminel. dant quelques secondes vous n’allez pas Park Chan-wook. pareille demande au cinéaste d’être au

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L’Impasse, ça ne se discute pas puisque c’est un flm de gangsters. Mission : Impossible, pour moi est davantage un flm d’action et d’espionnage.

Oui, mais construit comme un whodunit. Une équipe d’agents est tuée, le héros sus- pecté mène son enquête pour découvrir le coupable et commet pour cela un casse à l’intérieur du Q.G. de la CIA. C’est d’ail- leurs le seul cambriolage que vous ayez flmé. Admettons. Snake Eyes est aussi un flm criminel. Scarface, c’est peut-être celui qui appartient le plus à ce genre (Al Pacino)

Femme fatale, Le Dahlia noir, pouvoir vous empêcher de regarder, c’est Vous semblez avoir besoin d’un meurtre Redacted et Passion en font tous partie, une situation très dramatique qui m’ins- dans vos fctions pour donner le meilleur comme celui que vous venez de fnir, pire des histoires. Dans la vie, je lis des de vous-même comme cinéaste. Vos flms Domino, qui traite du terrorisme. livres sur des meurtriers mais aussi beau- où il n’en fgure pas ne sont pas vos plus C’est vrai, Domino raconte l’histoire d’un coup d’autres, en rapport avec l’actualité, mémorables. fic hollandais qui se lance à la poursuite la politique. Le crime n’est pas mon seul C’est parce que je travaille essentielle- d’un terroriste à travers l’Europe. Il est centre d’intérêt. En tant que spectateur, ment dans le genre du flm de suspense accompagné par la compagne de son je ne suis pas spécialement porté sur les ou du flm d’action. Le crime ne vient JE NE VOIS PAS MES FILMS coéquipier, lequel a été tué par le crimi- flms de gangsters, ni sur les flms de que comme point d’orgue d’un crescendo nel. C’est une coproduction européenne, tueurs en série ou les histoires de type que je construis savamment, comme tournée en Hollande, en Espagne et en Columbo, avec une enquête à élucider. le meurtre d’Angie Dickinson dans COMME DES FILMS CRIMINELS* Italie. Ce fut un vrai cauchemar à cause Pulsions. C’est ce crescendo qui m’inté- du producteur qui avait sous-fnancé le Peu de gens le savent, mais vous aviez resse et le faire durer le plus longtemps flm. Sur les cent jours de production, écrit un scénario pour un épisode de possible. Dans Mission : Impossible, ça LAURENT VACHAUD nous n’avons tourné qu’une trentaine de Columbo, qui ne fut jamais tourné. n’est pas un meurtre que je montre de jours, le reste du temps nous attendions C’est même le seul scénario de ce genre cette façon mais un casse. J’aime aussi Brian De Palma pendant le tournage de Femme fatale (avec Rebecca Romijn et Antonio Banderas) dans des chambres d’hôtel que l’argent que j’aie jamais écrit. J’avais fait cela beaucoup flmer les casses ; j’avais d’ail- arrive. Je n’avais jamais vécu cela : c’était avec l’un de mes amis, Joseph P. Gillis. leurs le projet de faire Nazi Gold, un Sur vos 29 longs métrages, 23 peuvent une histoire criminelle. Le visuel prime a un assassinat politique et des crimes atroce. Je ne sais même pas quand le flm L’histoire tournait autour d’un meurtrier flm sur le cambriolage d’une banque être rattachés au flm criminel. chez moi. Par exemple, lorsque je visite sexuels. Scarface est peut-être celui qui sortira. qui flmait, un peu comme Le Voyeur de suisse par un commando de Juifs voulant Ah bon ? Mais vous voulez dire quoi un lieu dont l’architecture m’interpelle, appartient le plus à ce genre. Dans Body Donc si je récapitule, je ne compte que Michael Powell ou le criminel de mon récupérer l’or dérobé par les nazis à leur exactement par « flm criminel » ? Un j’imagine aussitôt quel genre de scène Double, le témoin m’intéresse plus que seize ou dix-sept flms criminels sur adaptation de Cruising, et ne fut jamais peuple pendant la guerre. J’aime flmer flm avec des gangsters, ou des fics qui pourrait s’y dérouler ; souvent une scène le meurtrier. Ensuite, Wise Guys est une vingt-neuf. C’est moins que ce que vous tournée non plus. Vous savez que Steven des casses car on y montre un groupe de cherchent à élucider un meurtre ? de meurtre, je vous l’accorde, mais ça n’est comédie, mais avec des gangsters qui disiez. Si on trouve autant de meurtres, Spielberg a réalisé le pilote de Columbo ? personnages unis par un but commun : pas le crime en tant que tel qui m’inté- doivent s’entre-tuer, je vous l’accorde. de démembrements, de fusillades c’est Son épisode, intitulé Le Livre témoin, ils veulent récupérer un magot. Tout ça Un flm dont les personnages enfreignent resse ; plutôt la manière dont je vais utili- Les Incorruptibles, c’est évident. C’est vrai parce que la violence est très « ciné- était excellent : il m’avait beaucoup est très cinématographique et on n’a pas la loi (meurtre, vol, agression sexuelle, ser ce décor dans ma mise en scène. qu’il y en a quelques-uns fnalement. génique ». J’aime élaborer de longues impressionné. besoin de flmer des conversations pour trafc de drogue) et que d’autres veulent séquences de suspense qui se terminent raconter ce qui se passe. Comme dans punir ou cofrer. Le protagoniste de Phantom of the Outrages est intéressant. C’est un flm par une explosion de violence, parce que Quels flms criminels vous ont marqué en Mission : Impossible, on a besoin d’une Je n’y avais jamais pensé en ces termes. Je Paradise, Swan, est un criminel dans son criminel, vu qu’on y voit des hommes c’est intéressant à flmer. Le flm crimi- tant que cinéaste ? scène où les personnages expliquent com- ne vois pas mes flms comme des flms genre, il vole la cantate de Winslow et violer et tuer une jeune flle, avant d’être nel me permet de faire ça plus facilement À part les flms d’Hitchcock, il n’y en a ment ils vont s’y prendre et ensuite on criminels. En tout cas, c’est vrai pour s’arrange pour envoyer celui-ci en prison. arrêtés et jugés, mais le contexte de guerre que la comédie musicale. Il y a aussi l’as- pas tant que ça. Assurance sur la mort de les voit le faire jusque dans les moindres mon premier long métrage distribué en Une fois évadé, Winslow revient se venger le rend singulier. pect voyeur, primordial chez moi : dans Billy Wilder. Je n’aime pas tellement De détails, même les plus imprévus, comme salle, Murder a la Mod, qui montrait un et commet un meurtre très spectaculaire. C’est justement l’ironie de la situation tous mes flms, le témoin d’un meurtre sang-froid de Richard Brooks ; je préfère la goutte de sueur qui manque de déclen- meurtre de trois points de vue, une idée Admettons. Dans Obsession, il y a des qui m’intéressait. Dans l’univers déshu- m’intéresse davantage que le meurtrier, largement, dans ce genre bien précis, un cher le signal d’alarme. Ce qui me plaît reprise plus tard dans Snake Eyes. Dans kidnappeurs, un chantage et un meurtre manisé de la guerre du Vietnam, où les car c’est un substitut du spectateur qui flm dont on ne parle jamais car il a été plus que tout, c’est de soutenir l’atten- Sœurs de sang, ça n’est pas le meurtre qui donc ça colle. Ensuite Carrie ? Vous gens sont là pour s’entre-tuer, qui se pré- est, à la base, un voyeur. Les meurtres de fait pour la télé : Le Chant du bourreau, tion du public jusqu’au dénouement m’intéressait, mais l’idée d’un homme trouvez que c’est une criminelle ? C’est occupe encore de punir le meurtre d’une mes flms sont faits avant tout pour être d’après Norman Mailer. C’est Lawrence de la séquence qui est le crime efectif, agonisant en train d’écrire sur une vitre l’histoire d’une pauvre flle martyrisée innocente ? Le Bûcher des vanités, vous vus et certains sont même délibérément Schiller qui l’a réalisé, avec Tommy Lee meurtre ou vol. Hitchcock ne faisait avec son sang et qu’une voisine aperçoit. qui se venge, je n’appellerais pas ça un diriez que c’est un flm criminel ? Dans mis en scène pour attirer l’attention de Jones et Rosanna Arquette, alors à ses pas autre chose dans la séquence avec Cette image m’a donné envie d’utiliser flm criminel ; vous exagérez ! Furie je L’Esprit de Caïn, le héros kidnappe des quelqu’un. Voir quelqu’un se faire tuer débuts. C’était très bon. Récemment, j’ai l’avion dans La Mort aux trousses, qui le split-screen ; tout est parti de là… le vois davantage comme un flm fantas- gosses et veut tuer sa femme, sans parler dans l’immeuble d’en face, c’est comme aimé quelques flms coréens comme ceux reste, aujourd’hui encore, la meilleure Je procède toujours ainsi, je pars d’une tique, mêlé à un thriller d’espionnage… des expériences de son père qui rend des voir des gens s’envoyer en l’air : pen- de Kim Ki-duk ou encore Old Boy, de scène de ce genre. Une scène d’action image qui ensuite conduira peut-être à Pulsions oui. Blow Out aussi, puisqu’il y enfants fous ; donc c’est un flm criminel. dant quelques secondes vous n’allez pas Park Chan-wook. pareille demande au cinéaste d’être au

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peuvent produire. Vous remarquerez que Canada, car le flm se déroule pendant le je ne flme jamais le moment où la tron- festival de Toronto. çonneuse ou la chignole pénètre dans le corps de la victime. C’est l’imagination Le Dahlia noir est l’un de vos rares flms du spectateur qui fait le travail et c’est centrés sur une afaire de meurtre ayant bien plus fort. défrayé la chronique. Vous ne cherchez pas souvent votre inspiration dans l’actualité Vous venez d’écrire un scénario inspiré pour ce genre de flms. de l’afaire Harvey Weinstein. J’imagine Les Incorruptibles met en scène des per- qu’il y sera encore question de viol. sonnages et des scènes authentiques, Je m’inspire juste du personnage de comme celle du meurtre à la batte de Harvey Weinstein. Comme lui, mon base-ball, mais l’histoire est en grande producteur est accusé de nombreux abus partie romancée. Outrages s’inspire d’évé- sexuels sur des femmes, dont des actrices, nements réels, mais moins célèbres que mais à partir de là, je pars dans une fc- le meurtre du Dahlia noir. Dans cette Établir l’architecture de l’endroit et les emplacements des personnages tion. J’ai une très bonne idée qui peut histoire ce sont les photos d’Elizabeth (Andy Garcia dans Les Incorruptibles) donner lieu à un flm très efrayant. Ce Short à la morgue, découpée en mor- sera avant tout un flm d’horreur. J’ai ceaux, le visage charcuté, qui m’avaient chez un groupe de personnages que le Le désir très américain de tuer pour L’aspect voyeur, primordial chez moi (Angie Dickinson, Robbie L. McDermott dans Pulsions) proposé le scénario à plusieurs produc- marqué. Comment cette flle s’est-elle meurtre en lui-même. Il m’a plu aussi car passer à la postérité vous a longtemps fas- teurs américains, à Los Angeles, qui l’ont retrouvée dans cet état-là ? Que lui il imaginait une solution à cette afaire. ciné, mais vous n’avez jamais fait de flm meilleur de ses capacités, car il lui faut Dans le cas d’Outrages, ce qui me touchait tous rejeté, par peur. Mon producteur est-il arrivé ? J’ai d’ailleurs mis les vraies Je ne voulais pas faire un flm qui se ter- sur ce sujet. avant tout établir la géographie du lieu, avant tout, c’est que je pouvais m’identi- de Passion, Saïd Ben Saïd, s’y intéresse photos du cadavre dans le flm. Après, mine sans que l’on trouve le coupable, Aujourd’hui, les médias essaient de ne avant de montrer l’avion se mettre à tirer. fer totalement à Eriksson (Michael J. et nous espérons tourner en 2019, au je me suis intéressé au livre de James je trouve ça très frustrant, c’est un peu plus encourager cela. Lorsqu’un cinglé J’ai fait une séquence du même genre Fox). Ce type qui assiste impuissant au Ellroy, parce qu’il décrivait davantage le problème avec le tueur du Zodiac que débarque dans un endroit public pour dans Les Incorruptibles lors de la scène de viol de la Vietnamienne est une méta- l’obsession que ce meurtre déclenchait l’on n’a jamais identifé. y faire un carnage, en tuant femmes et fusillade à la gare de Chicago. Je prends phore parfaite de ce que je ressentais à Les serpents sont-ils mon temps pour établir l’architecture de l’époque, car j’assistais impuissant, depuis nécessaires ? l’endroit et les emplacements des person- les États-Unis, au viol d’un pays tout Brian De Palma et Susan Lehman, nages les uns par rapport aux autres. La entier par l’armée américaine. En tant Rivages, collection « Rivages noir » descente d’escaliers, la porte d’entrée, le qu’Américain qui payait des impôts ser- dirigée par François Guérif, Paris, landau qui arrive. Tout ça doit être très vant à fnancer cette guerre, je ne pouvais 2018, traduit par Jean Esch, 368 p. LA PRIÈRE précisément posé pour que le spectateur rien faire pour l’empêcher. Ça me rendait puisse ensuite bien profter de la scène. fou. C’est la raison pour laquelle je trouve En choisissant le titre de ce thriller UN FILM DE CÉDRIC KAHN que cette histoire est la meilleure illustra- écrit en anglais américain avec une Vos scènes de meurtres sont inoubliables tion de ce que représentait cette guerre coéquipière, Brian De Palma fai- parce qu’elles sont très personnelles, vous pour un Américain comme moi. Ensuite, sait un clin d’œil au livre de James les montrez toujours comme une relation ça a recommencé avec l’Irak. Le même Turber intitulé Is Sex Necessary ? à trois entre le meurtrier, la victime et le crime est commis à nouveau et je ne peux (1929). La parution en France d’un témoin qui assiste impuissant à la scène. toujours rien faire pour l’arrêter, sinon un roman du cinéaste aux scénarios ‟PASSIONNANT” C’est vrai. Dans Pulsions, Bobbi tue Kate flm. C’est ainsi que j’ai fait Redacted. saisissants laissait supposer que sous le regard de Liz ; dans Blow Out, son volume serait saupoudré d’une PREMIÈRE Travolta entend le meurtre de Nancy J’imagine que chaque nouveau flm crimi- bonne dose d’humour cynique. En Allen sans pouvoir intervenir ; dans nel est un déf pour vous, car il vous faut efet, le protagoniste Barton Brock Scarface, Tony Montana est contraint de trouver une nouvelle façon de flmer un angoisse, car en bon directeur de regarder le Colombien démembrer son meurtre ou même une nouvelle manière campagne, il doit faire élire un cer- ami à la tronçonneuse. C’est toujours ce de tuer quelqu’un. C’est net dans Scarface tain Joe Crump, « un peu limité en ‟BOULEVERSANT” qu’un personnage a vu ou entendu qui avec la scène de la tronçonneuse ou dans matière grise ». À la satire s’ajoute le doit lancer le récit. Je m’intéresse rare- Body Double qui est, à ma connaissance, suspens d’une mission dangereuse. LA CROIX ment à la psychologie des meurtriers qui le seul flm où un meurtre est commis avec L’élément sex-appeal dresse sa tête, restent des personnages assez symbo- une chignole électrique, que vous flmez une belle blonde pourrait être une liques. Les seules fois où je l’ai vraiment d’ailleurs comme un symbole phallique. recrue valable. Bonjour les dégâts ? fait, ce doit être dans mes deux flms de Oui, car c’est un meurtre sexuel. Dans Pas sûr. Henry Fonda lit le best-sel- guerre, Outrages et Redacted, car ils sont le cas de Body Double, ça venait aussi de lers de Turber dans Te Lady Eve, inspirés par des histoires vraies. mon envie de flmer un meurtre avec un dont le titre français Un cœur pris au couteau électrique. Le fl serait trop court piège, prophétise innocemment les Votre difculté à vous mettre dans la peau et, à un moment donné, l’arme se débran- combines et les vengeances jouis- d’un criminel vient-elle de votre éduca- cherait. Il s’agit à chaque fois de trouver sives qui se succèdent dans ces pages. tion quaker, qui vous a inculqué très tôt les armes les plus efrayantes pour que Eithne O’Neill un fort sens moral ? le spectateur imagine les dégâts qu’elles LE 25 JUILLET EN DVD, BLU-RAY ET VOD

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POSITIF DEMI PAGE _ 210x150.indd 1 18/06/2018 16:29 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

peuvent produire. Vous remarquerez que Canada, car le flm se déroule pendant le je ne flme jamais le moment où la tron- festival de Toronto. çonneuse ou la chignole pénètre dans le corps de la victime. C’est l’imagination Le Dahlia noir est l’un de vos rares flms du spectateur qui fait le travail et c’est centrés sur une afaire de meurtre ayant bien plus fort. défrayé la chronique. Vous ne cherchez pas souvent votre inspiration dans l’actualité Vous venez d’écrire un scénario inspiré pour ce genre de flms. de l’afaire Harvey Weinstein. J’imagine Les Incorruptibles met en scène des per- qu’il y sera encore question de viol. sonnages et des scènes authentiques, Je m’inspire juste du personnage de comme celle du meurtre à la batte de Harvey Weinstein. Comme lui, mon base-ball, mais l’histoire est en grande producteur est accusé de nombreux abus partie romancée. Outrages s’inspire d’évé- sexuels sur des femmes, dont des actrices, nements réels, mais moins célèbres que mais à partir de là, je pars dans une fc- le meurtre du Dahlia noir. Dans cette Établir l’architecture de l’endroit et les emplacements des personnages tion. J’ai une très bonne idée qui peut histoire ce sont les photos d’Elizabeth (Andy Garcia dans Les Incorruptibles) donner lieu à un flm très efrayant. Ce Short à la morgue, découpée en mor- sera avant tout un flm d’horreur. J’ai ceaux, le visage charcuté, qui m’avaient chez un groupe de personnages que le Le désir très américain de tuer pour L’aspect voyeur, primordial chez moi (Angie Dickinson, Robbie L. McDermott dans Pulsions) proposé le scénario à plusieurs produc- marqué. Comment cette flle s’est-elle meurtre en lui-même. Il m’a plu aussi car passer à la postérité vous a longtemps fas- teurs américains, à Los Angeles, qui l’ont retrouvée dans cet état-là ? Que lui il imaginait une solution à cette afaire. ciné, mais vous n’avez jamais fait de flm meilleur de ses capacités, car il lui faut Dans le cas d’Outrages, ce qui me touchait tous rejeté, par peur. Mon producteur est-il arrivé ? J’ai d’ailleurs mis les vraies Je ne voulais pas faire un flm qui se ter- sur ce sujet. avant tout établir la géographie du lieu, avant tout, c’est que je pouvais m’identi- de Passion, Saïd Ben Saïd, s’y intéresse photos du cadavre dans le flm. Après, mine sans que l’on trouve le coupable, Aujourd’hui, les médias essaient de ne avant de montrer l’avion se mettre à tirer. fer totalement à Eriksson (Michael J. et nous espérons tourner en 2019, au je me suis intéressé au livre de James je trouve ça très frustrant, c’est un peu plus encourager cela. Lorsqu’un cinglé J’ai fait une séquence du même genre Fox). Ce type qui assiste impuissant au Ellroy, parce qu’il décrivait davantage le problème avec le tueur du Zodiac que débarque dans un endroit public pour dans Les Incorruptibles lors de la scène de viol de la Vietnamienne est une méta- l’obsession que ce meurtre déclenchait l’on n’a jamais identifé. y faire un carnage, en tuant femmes et fusillade à la gare de Chicago. Je prends phore parfaite de ce que je ressentais à Les serpents sont-ils mon temps pour établir l’architecture de l’époque, car j’assistais impuissant, depuis nécessaires ? l’endroit et les emplacements des person- les États-Unis, au viol d’un pays tout Brian De Palma et Susan Lehman, nages les uns par rapport aux autres. La entier par l’armée américaine. En tant Rivages, collection « Rivages noir » descente d’escaliers, la porte d’entrée, le qu’Américain qui payait des impôts ser- dirigée par François Guérif, Paris, landau qui arrive. Tout ça doit être très vant à fnancer cette guerre, je ne pouvais 2018, traduit par Jean Esch, 368 p. LA PRIÈRE précisément posé pour que le spectateur rien faire pour l’empêcher. Ça me rendait puisse ensuite bien profter de la scène. fou. C’est la raison pour laquelle je trouve En choisissant le titre de ce thriller UN FILM DE CÉDRIC KAHN que cette histoire est la meilleure illustra- écrit en anglais américain avec une Vos scènes de meurtres sont inoubliables tion de ce que représentait cette guerre coéquipière, Brian De Palma fai- parce qu’elles sont très personnelles, vous pour un Américain comme moi. Ensuite, sait un clin d’œil au livre de James les montrez toujours comme une relation ça a recommencé avec l’Irak. Le même Turber intitulé Is Sex Necessary ? à trois entre le meurtrier, la victime et le crime est commis à nouveau et je ne peux (1929). La parution en France d’un témoin qui assiste impuissant à la scène. toujours rien faire pour l’arrêter, sinon un roman du cinéaste aux scénarios ‟PASSIONNANT” C’est vrai. Dans Pulsions, Bobbi tue Kate flm. C’est ainsi que j’ai fait Redacted. saisissants laissait supposer que sous le regard de Liz ; dans Blow Out, son volume serait saupoudré d’une PREMIÈRE Travolta entend le meurtre de Nancy J’imagine que chaque nouveau flm crimi- bonne dose d’humour cynique. En Allen sans pouvoir intervenir ; dans nel est un déf pour vous, car il vous faut efet, le protagoniste Barton Brock Scarface, Tony Montana est contraint de trouver une nouvelle façon de flmer un angoisse, car en bon directeur de regarder le Colombien démembrer son meurtre ou même une nouvelle manière campagne, il doit faire élire un cer- ami à la tronçonneuse. C’est toujours ce de tuer quelqu’un. C’est net dans Scarface tain Joe Crump, « un peu limité en ‟BOULEVERSANT” qu’un personnage a vu ou entendu qui avec la scène de la tronçonneuse ou dans matière grise ». À la satire s’ajoute le doit lancer le récit. Je m’intéresse rare- Body Double qui est, à ma connaissance, suspens d’une mission dangereuse. LA CROIX ment à la psychologie des meurtriers qui le seul flm où un meurtre est commis avec L’élément sex-appeal dresse sa tête, restent des personnages assez symbo- une chignole électrique, que vous flmez une belle blonde pourrait être une liques. Les seules fois où je l’ai vraiment d’ailleurs comme un symbole phallique. recrue valable. Bonjour les dégâts ? fait, ce doit être dans mes deux flms de Oui, car c’est un meurtre sexuel. Dans Pas sûr. Henry Fonda lit le best-sel- guerre, Outrages et Redacted, car ils sont le cas de Body Double, ça venait aussi de lers de Turber dans Te Lady Eve, inspirés par des histoires vraies. mon envie de flmer un meurtre avec un dont le titre français Un cœur pris au couteau électrique. Le fl serait trop court piège, prophétise innocemment les Votre difculté à vous mettre dans la peau et, à un moment donné, l’arme se débran- combines et les vengeances jouis- d’un criminel vient-elle de votre éduca- cherait. Il s’agit à chaque fois de trouver sives qui se succèdent dans ces pages. tion quaker, qui vous a inculqué très tôt les armes les plus efrayantes pour que Eithne O’Neill un fort sens moral ? le spectateur imagine les dégâts qu’elles LE 25 JUILLET EN DVD, BLU-RAY ET VOD

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POSITIF DEMI PAGE _ 210x150.indd 1 18/06/2018 16:29 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

Spielberg a acheté les droits du livre. en otage et demandait à la mère d’aller Oui, pour Sam Mendes, qui devait réali- retirer de l’argent au distributeur. Dans De Palma par Noah Baumbach et Jake comment l’imagination lui a permis sinon de le transcender ser le flm, mais le projet a capoté je crois. mon flm, le criminel ramène la femme Paltrow du moins de l’accepter et d’en faire un ferment. Les extraits chez lui, l’attache au lit, la déshabille, la 1 coffret combo DVD + Blu-ray, Carlotta abondants, brefs mais remarquablement éloquents, des flms Votre approche est très diférente de viole en la flmant et met ensuite tout de De Palma, même les plus rares et les plus secrets (flms William Friedkin, qui s’intéresse pourtant ça sur Internet. Dans l’autre afaire, des C’est un très beau travail, fortement infuencé par le livre d’amateur, Dionysos in 69 ) mais aussi des flms qui l’ont parfois aux mêmes sujets que vous, comme types s’introduisaient la nuit dans la incontournable de Laurent Vachaud et Samuel Blumenfeld infuencé (Hitchcock, Eisenstein, Wyler), viennent émail- Cruising sur lequel vous aviez travaillé maison d’une fondée de pouvoir dans (Calmann-Lévy, 2001, mis à jour chez Carlotta, en 2017), ler, comme d’étincelantes pépites visuelles, le discours sobre. avant lui. Il cherche à cerner la part de une banque et la bardaient de dynamite que Noah Baumbach et Jake Paltrow consacrent à Brian Les interventions des grands studios, les caprices des uns et criminalité en chaque policier. pour qu’elle aille, le lendemain, dévaliser De Palma, enregistrant ainsi une part importante de l’histoire des autres, les projets qui tombent à l’eau ou qu’on s’échange Ce n’est pas ma démarche. Parce que sa propre banque, sous peine de la faire orale du cinéma américain des cinquante dernières années. donnent une idée assez juste du Nouvel Hollywood, dont dans ces sujets, ce n’est pas le crime qui exploser si jamais elle s’y refusait. La flle Bien que connus en tant que réalisateurs originaux, les deux on a hâtivement fait un mythe, et du quotidien d’un m’intéresse, ni le criminel, juste le poten- s’est exécutée et leur a rapporté l’argent. auteurs s’efacent devant un cinéaste qu’ils admirent et à qui cinéaste qui n’approuve pas le système mais veut en pro- tiel visuel du sujet. Puis, les types se sont enfuis. Quand la ils ofrent près de deux heures de parole. fter. Entreprise réussie puisqu’au bout du visionnage on a police est arrivée, elle a découvert que la Devant un décor impersonnel, en un plan face caméra une furieuse envie de revoir même certains flms qui nous Meurtre à la chignole Vous avez voulu réaliser Te Boston dynamite était bidon, elle n’aurait jamais immuable, sans témoin ni vedettes invitées, sans aucune avaient déçu (Femme fatale, Passion). (Gregg Henry dans Body Double) Stranglers, qui devait être produit pu exploser. Vu qu’il n’y avait pas de vraie intervention orale de Baumbach ni de Paltrow, Brian Après avoir rendu un dernier vibrant hommage à l’incontour- par votre ex-épouse Gale Anne Hurd. dynamite, la loi s’est retournée contre elle, De Palma raconte une chronologie de ses flms. Peu à nable Hitchcock (le flm débute par l’ouverture de Vertigo…), enfants, ils ne mentionnent plus son Était-ce un nouveau flm sur l’afaire de car c’est elle qui avait volé l’argent. J’avais peu la légende du cinéaste calculateur et froid s’estompe, De Palma sort enfn du huis clos et rejoint l’agitation urbaine. nom, pour ne pas en faire une star. l’étrangleur de Boston ? donc vu ces deux histoires retracées par un l’être humain s’anime, parle d’une ambiance familiale dif- Le cinéma a soulagé l’esprit tourmenté ; la confession, même Dans Domino, la motivation principale Oui. Le flm soutenait la thèse qu’il n’y narrateur qui arrive sur les lieux du crime cile, se livre et plaide pour un cinéma tout-puissant. Peu à pudique, aussi sans doute. Et le spectateur, lui, est comblé par de mon terroriste est d’avoir son visage avait pas un coupable mais trois. Car pour raconter et interviewer des témoins peu on comprend comment les fctions les plus sanglantes ce cadeau indispensable. partout à la télévision et sur Internet et bon nombre des victimes n’avaient rien au visage caché. C’est sous cette forme qui et les plus folles ramènent à un nid de vipères personnel, Christian Viviani il flme lui-même l’attentat. Cette inspi- en commun ; il y avait des jeunes, des me fascine, que je vais les raconter dans ration me vient bien sûr du meurtre de vieilles, ce qui est inhabituel pour un mon flm. John Kennedy qui a représenté le grand tueur en série qui s’en prend, en général, traumatisme pour les gens de ma géné- toujours au même genre de victimes. Je Vous venez d’écrire un roman avec votre ration, car il y avait le flm de Zapruder. m’étais aussi intéressé à la célèbre his- compagne Susan Lehman, Les serpents Cet événement traumatique obsédait les toire criminelle des Hillside Stranglers, sont-ils nécessaires ?, publié unique- personnages de Greetings et m’a souvent un type et son neveu qui étranglaient ment en français pour l’instant. Il s’agit inspiré. L’enquête autour de l’assassinat des femmes et les abandonnaient ensuite d’une sorte de pot-pourri de certaines de Kennedy a provoqué une exhumation au bord de la route dans les collines de de vos histoires comme Blow Out, avec de détails insensés, comme aucune autre Hollywood, vers 1977-1978 : ils ont ter- encore des allusions à Vertigo, dont on avant elle. Et tout ça n’a mené à rien. Ça rorisé Los Angeles, un peu comme la voit des Français tourner un remake sur m’a toujours fasciné. bande de Charles Manson. Cette histoire la tour Eifel. Vous semblez y avoir pris fascinante a inspiré Gardner McKay pour beaucoup de plaisir et le style est assez Pensez-vous qu’un meurtre est la chose la Toyer, que j’avais aussi voulu adapter. Ce drôle et décontracté. plus traumatisante à laquelle puisse assis- qui m’intéresse en ce moment (et qui C’était très amusant et je pense qu’on ter un être humain ? m’a d’ailleurs inspiré mon prochain flm, pourrait en tirer un très bon flm. Qui Oui, il y a là quelque chose de shakespea- Sweet Vengeance, que j’espère tourner cette sait ? Mais j’ai largement de quoi m’oc- rien. Et c’est encore pire quand la victime année en Uruguay), ce sont les émissions cuper en attendant. Je déborde de projets ne sait pas qu’elle est observée. Comme True Crime qui passent à la télévision comme vous pouvez le voir, tous centrés dans ce bouquin de Gay Talese, Le Motel américaine depuis trente ans. Mon flm autour de criminels c’est vrai, mais c’est du voyeur, qui raconte l’histoire d’un pro- s’inspire de deux crimes célèbres que ces vous qui venez de m’en faire prendre n priétaire de motel qui avait aménagé les émissions reconstituaient, perpétrés par conscience. chambres pour pouvoir épier tout ce qui un type qui draguait des femmes avec Exposition événement s’y passait. Il y voyait aussi bien des gens enfants dans des centres commerciaux. * Propos recueillis à Paris, le 3 juin 2018, et tra- faire l’amour, que trafquer de la drogue Dans la réalité, le type prenait le gosse duits de l’américain ou même s’entre-tuer. À un moment, le au Château royal voyeur voit un de ses clients vendre de la drogue. Il n’aime pas la drogue et n’en veut pas dans son motel. Une fois le client sorti, il entre dans la chambre, prend la de Collioure drogue et la jette. Quand le dealer revient, il ne retrouve plus sa came, il accuse la flle qui est avec lui de l’avoir volée et la du 9 juin au 16 septembre 2018 tue. Le voyeur se retrouve donc à l’origine d’un crime. N’est-ce pas une idée géniale ? J’aurais adoré en faire un flm. Ce n’est pas le crime qui m’intéresse, juste le potentiel visuel du sujet (Snake Eyes)

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Spielberg a acheté les droits du livre. en otage et demandait à la mère d’aller Oui, pour Sam Mendes, qui devait réali- retirer de l’argent au distributeur. Dans De Palma par Noah Baumbach et Jake comment l’imagination lui a permis sinon de le transcender ser le flm, mais le projet a capoté je crois. mon flm, le criminel ramène la femme Paltrow du moins de l’accepter et d’en faire un ferment. Les extraits chez lui, l’attache au lit, la déshabille, la 1 coffret combo DVD + Blu-ray, Carlotta abondants, brefs mais remarquablement éloquents, des flms Votre approche est très diférente de viole en la flmant et met ensuite tout de De Palma, même les plus rares et les plus secrets (flms William Friedkin, qui s’intéresse pourtant ça sur Internet. Dans l’autre afaire, des C’est un très beau travail, fortement infuencé par le livre d’amateur, Dionysos in 69 ) mais aussi des flms qui l’ont parfois aux mêmes sujets que vous, comme types s’introduisaient la nuit dans la incontournable de Laurent Vachaud et Samuel Blumenfeld infuencé (Hitchcock, Eisenstein, Wyler), viennent émail- Cruising sur lequel vous aviez travaillé maison d’une fondée de pouvoir dans (Calmann-Lévy, 2001, mis à jour chez Carlotta, en 2017), ler, comme d’étincelantes pépites visuelles, le discours sobre. avant lui. Il cherche à cerner la part de une banque et la bardaient de dynamite que Noah Baumbach et Jake Paltrow consacrent à Brian Les interventions des grands studios, les caprices des uns et criminalité en chaque policier. pour qu’elle aille, le lendemain, dévaliser De Palma, enregistrant ainsi une part importante de l’histoire des autres, les projets qui tombent à l’eau ou qu’on s’échange Ce n’est pas ma démarche. Parce que sa propre banque, sous peine de la faire orale du cinéma américain des cinquante dernières années. donnent une idée assez juste du Nouvel Hollywood, dont dans ces sujets, ce n’est pas le crime qui exploser si jamais elle s’y refusait. La flle Bien que connus en tant que réalisateurs originaux, les deux on a hâtivement fait un mythe, et du quotidien d’un m’intéresse, ni le criminel, juste le poten- s’est exécutée et leur a rapporté l’argent. auteurs s’efacent devant un cinéaste qu’ils admirent et à qui cinéaste qui n’approuve pas le système mais veut en pro- tiel visuel du sujet. Puis, les types se sont enfuis. Quand la ils ofrent près de deux heures de parole. fter. Entreprise réussie puisqu’au bout du visionnage on a police est arrivée, elle a découvert que la Devant un décor impersonnel, en un plan face caméra une furieuse envie de revoir même certains flms qui nous Meurtre à la chignole Vous avez voulu réaliser Te Boston dynamite était bidon, elle n’aurait jamais immuable, sans témoin ni vedettes invitées, sans aucune avaient déçu (Femme fatale, Passion). (Gregg Henry dans Body Double) Stranglers, qui devait être produit pu exploser. Vu qu’il n’y avait pas de vraie intervention orale de Baumbach ni de Paltrow, Brian Après avoir rendu un dernier vibrant hommage à l’incontour- par votre ex-épouse Gale Anne Hurd. dynamite, la loi s’est retournée contre elle, De Palma raconte une chronologie de ses flms. Peu à nable Hitchcock (le flm débute par l’ouverture de Vertigo…), enfants, ils ne mentionnent plus son Était-ce un nouveau flm sur l’afaire de car c’est elle qui avait volé l’argent. J’avais peu la légende du cinéaste calculateur et froid s’estompe, De Palma sort enfn du huis clos et rejoint l’agitation urbaine. nom, pour ne pas en faire une star. l’étrangleur de Boston ? donc vu ces deux histoires retracées par un l’être humain s’anime, parle d’une ambiance familiale dif- Le cinéma a soulagé l’esprit tourmenté ; la confession, même Dans Domino, la motivation principale Oui. Le flm soutenait la thèse qu’il n’y narrateur qui arrive sur les lieux du crime cile, se livre et plaide pour un cinéma tout-puissant. Peu à pudique, aussi sans doute. Et le spectateur, lui, est comblé par de mon terroriste est d’avoir son visage avait pas un coupable mais trois. Car pour raconter et interviewer des témoins peu on comprend comment les fctions les plus sanglantes ce cadeau indispensable. partout à la télévision et sur Internet et bon nombre des victimes n’avaient rien au visage caché. C’est sous cette forme qui et les plus folles ramènent à un nid de vipères personnel, Christian Viviani il flme lui-même l’attentat. Cette inspi- en commun ; il y avait des jeunes, des me fascine, que je vais les raconter dans ration me vient bien sûr du meurtre de vieilles, ce qui est inhabituel pour un mon flm. John Kennedy qui a représenté le grand tueur en série qui s’en prend, en général, traumatisme pour les gens de ma géné- toujours au même genre de victimes. Je Vous venez d’écrire un roman avec votre ration, car il y avait le flm de Zapruder. m’étais aussi intéressé à la célèbre his- compagne Susan Lehman, Les serpents Cet événement traumatique obsédait les toire criminelle des Hillside Stranglers, sont-ils nécessaires ?, publié unique- personnages de Greetings et m’a souvent un type et son neveu qui étranglaient ment en français pour l’instant. Il s’agit inspiré. L’enquête autour de l’assassinat des femmes et les abandonnaient ensuite d’une sorte de pot-pourri de certaines de Kennedy a provoqué une exhumation au bord de la route dans les collines de de vos histoires comme Blow Out, avec de détails insensés, comme aucune autre Hollywood, vers 1977-1978 : ils ont ter- encore des allusions à Vertigo, dont on avant elle. Et tout ça n’a mené à rien. Ça rorisé Los Angeles, un peu comme la voit des Français tourner un remake sur m’a toujours fasciné. bande de Charles Manson. Cette histoire la tour Eifel. Vous semblez y avoir pris fascinante a inspiré Gardner McKay pour beaucoup de plaisir et le style est assez Pensez-vous qu’un meurtre est la chose la Toyer, que j’avais aussi voulu adapter. Ce drôle et décontracté. plus traumatisante à laquelle puisse assis- qui m’intéresse en ce moment (et qui C’était très amusant et je pense qu’on ter un être humain ? m’a d’ailleurs inspiré mon prochain flm, pourrait en tirer un très bon flm. Qui Oui, il y a là quelque chose de shakespea- Sweet Vengeance, que j’espère tourner cette sait ? Mais j’ai largement de quoi m’oc- rien. Et c’est encore pire quand la victime année en Uruguay), ce sont les émissions cuper en attendant. Je déborde de projets ne sait pas qu’elle est observée. Comme True Crime qui passent à la télévision comme vous pouvez le voir, tous centrés dans ce bouquin de Gay Talese, Le Motel américaine depuis trente ans. Mon flm autour de criminels c’est vrai, mais c’est du voyeur, qui raconte l’histoire d’un pro- s’inspire de deux crimes célèbres que ces vous qui venez de m’en faire prendre n priétaire de motel qui avait aménagé les émissions reconstituaient, perpétrés par conscience. chambres pour pouvoir épier tout ce qui un type qui draguait des femmes avec Exposition événement s’y passait. Il y voyait aussi bien des gens enfants dans des centres commerciaux. * Propos recueillis à Paris, le 3 juin 2018, et tra- faire l’amour, que trafquer de la drogue Dans la réalité, le type prenait le gosse duits de l’américain ou même s’entre-tuer. À un moment, le au Château royal voyeur voit un de ses clients vendre de la drogue. Il n’aime pas la drogue et n’en veut pas dans son motel. Une fois le client sorti, il entre dans la chambre, prend la de Collioure drogue et la jette. Quand le dealer revient, il ne retrouve plus sa came, il accuse la flle qui est avec lui de l’avoir volée et la du 9 juin au 16 septembre 2018 tue. Le voyeur se retrouve donc à l’origine d’un crime. N’est-ce pas une idée géniale ? J’aurais adoré en faire un flm. Ce n’est pas le crime qui m’intéresse, juste le potentiel visuel du sujet (Snake Eyes)

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eux aussi, une fonction révélatrice. Les avocats, par leur mobilité, cherchent à s’approprier l’espace entre leur table, la chaire du juge et le box latéral du jury. Dans Serpico (1973), la caméra épouse les évolutions du procureur qui a demandé au policier de témoigner et souligne sa facilité à s’inscrire dans le décorum judi- ciaire, quand Al Pacino n’est flmé que de loin, coincé derrière un bureau. Dans les commentaires audio des DVD du Verdict (Te Verdict, 1982) et de Dans l’ombre de Manhattan (Night Falls on Manhattan, 1996), Lumet révèle aussi comment un travelling désamorce la montée de tension rythmique qu’engendre une coupe. Plutôt que de montrer le procureur, un témoin, puis la réaction du jury, un mouvement de caméra latéral va englober le public, puis les jurés, puis le juge sans accélération de tempo intempestive, « car il ne faut pas griller trop tôt toutes vos cartouches ». La scène de procès lumetienne n’est jamais uniquement ce qu’elle paraît (Treat Williams dans Le Prince de New York) Évidence du gros plan Cette cartouche, c’est le montage en champs et contrechamps, irascibles et épuisés. Car chez Lumet, la vérité n’éclate jamais quand le décor judiciaire n’est plus que fou en bord de cadre, en pleine lumière. L’audition des treize substituts du Prince de quand l’humain a pris toute la place. Dans le fnale du Prince New York, montée en parallèle avec l’interrogatoire de Ciello, de New York, Treat Williams, face à son accusateur, porte la bénéfcie de cette progressive douceur vespérale. La lumière détresse de l’inspecteur Ciello jusqu’aux marges du cauche- chaude, fltrée, « soupesée », permet une décision juste. Dans mar éveillé. Dans Le Verdict, il faut attendre le témoignage de Le Verdict, la photo d’Andrzej Bartkowiak ceindra de soir le LA SCÈNE DE PROCÈS CHEZ LUMET l’infrmière, entendre vibrer la voix de la si vulnérable Lindsay témoignage crucial de l’infrmière. Les jeux d’ombres ne sont Crouse, lire la colère dans sa peau qui s’empourpre et son indi- jamais des menaces. Ils expriment la contradiction fertile, les gnation dans son regard qui vacille, face à la morgue de James choses mêlées qu’on démêle, l’interpénétration bien comprise FABIEN BAUMANN Mason, pour sentir battre le cœur du flm. Mais, même dans cet du « bien » et du « mal ». exercice obligé où il excelle, Lumet surprend encore son specta- L’homme en blanc et le cran d’arrêt (Henry Fonda dans 12 Hommes en colère) teur. Pourquoi le brutal dealer tueur de fics de Dans l’ombre de Des figurants figuratifs Manhattan, lorsqu’il est interrogé sur son enfance par Richard Chez Lumet, le casting des fgurants ne s’efectue jamais sur le Dreyfuss, bénéfcie-t-il de la commisération précoce des gros plateau mais en amont, car il sait pourquoi chaque personnage Le premier plan de 12 Hommes en colère (12 Angry Men, 1957), la dernière bobine et le premier juré se lève pour énoncer le plans ? Parce que, cynique paradoxe, « durant tout ce procès, assiste au procès : avocat spécialiste des accidents de voiture premier flm de Sidney Lumet, salue, par un panoramique ver- verdict. Coup de marteau et générique de fn ? Au contraire, il n’y a que lui qui se soit montré honnête », comprendra une qui attend son tour, journaliste provincial, fic venu soutenir un tical du bas vers le haut, la majesté du palais de justice de New malgré l’exercice imposé et le risque de la théâtralité, la créati- heure de flm plus tard le personnage d’Andy Garcia. Le jeune collègue, etc. Et chaque membre du chœur joue son rôle. Le York. Il assigne à la flmographie du cinéaste une éloquente vité de Lumet met en chantier une myriade de moyens cinéma- « proc’ » ne le savait pas, le spectateur ne le savait pas, mais la lointain regard appuyé de celui-ci suscite un regain d’intérêt mission : afrmer, malgré la violence ou l’indiférence, la préé- tographiques. Là où il ne devrait y avoir que le verbe, la parole caméra, elle, s’en doutait déjà… chez le spectateur, le soupir de celle-là nous fait craindre pour minence du droit. Le deuxième plan, symétrique, panoramique ne joue quasiment aucun rôle. le héros. Pour Le Verdict, même s’ils n’apparaissaient pas dans du haut vers le bas flmé à l’intérieur du palais, saisit le hall Optiques trompeuses, lumière révélatrice les gros plans sur Lindsay Crouse, Lumet exigea leur présence d’entrée, parcouru d’hommes et de femmes. Il se mue en long Une grammaire générale de l’empathie Le génie de la scène de procès lumetienne, c’est qu’elle n’est sur le plateau pour que l’actrice réagisse à leurs regards muets. travelling hésitant entre les justiciables angoissés, joyeux ou Le principe de découpage du procès lumetien n’a toutefois rien de jamais uniquement ce qu’elle paraît, d’un point de vue tant Sur le plateau de Jugez-moi coupable, Lumet joua à intégrer accablés. Dans l’enceinte de pierre hautaine, devant des huis- révolutionnaire : la caméra se glisse dans le regard du personnage narratif que visuel. Le cinéaste rapporte dans Faire un flm quelques mafeux de sa connaissance au parterre des fgurants. siers impassibles, vibre un fourmillement humain… C’est là, dont le spectateur éprouve les émotions. Dans Le Prince de New (Capricci, 2016) le procédé optique employé pour 12 Hommes Qui sont-ils ? Impossible à déceler, et c’est là l’une des trou- la deuxième mission que se fxe Lumet : réafrmer toujours, York (Prince of the City, 1981), lors de ses premières audiences, le en colère avec son chef opérateur Boris Kaufman. Pour enfer- vailles de cette étrange comédie pas tout à fait ratée. Parrain malgré la nécessité de l’ordre, la prééminence de l’individu. fic joué par Treat Williams se retrouve mis en accusation alors mer de manière toujours plus claustrophobique ses douze per- notoire, DiNorscio, déjà incarcéré, exaspère le peuple judiciaire Pendant cinquante ans, cette tension va non seulement nour- que c’est lui qui a dénoncé la corruption de la police new-yor- sonnages dans la salle des délibérés, le flm passe peu à peu de à vouloir mordicus exercer son droit à se défendre lui-même. rir tous ses flms criminels, mais aussi enrichir des dizaines de kaise. La caméra, située derrière lui, fxe les jurés qui le dévisagent focales courtes (28 à 40 mm) à des focales longues (50, puis 75 Tous, du coup, s’allient contre lui : les avocats, les substituts, scènes d’audience. ou l’avocat de la partie adverse qui l’interroge. Lorsque le juge de et 100 mm) qui rétrécissent le décor derrière eux, tandis que la les autres gangsters, indiscernables en plan large dans leurs Rien d’a priori plus formaté, pourtant. Le juge omnipotent qui Jugez-moi coupable (Find Me Guilty, 2006) s’interroge sur l’oppor- caméra descend insensiblement. Les échanges sont flmés au- sombres costumes croisés… préside, les avocats qui interrogent, les témoins qui répondent tunité de laisser le mafeux Jackie DiNorscio (Vin Diesel) assu- dessus des têtes dans le premier tiers, puis au niveau des yeux Car si les avocats et procureurs ne portent, en Amérique, ni comme ils peuvent, d’autres avocats qui contre-interrogent, un mer sa propre défense, on ne voit pas Ron Silver se gratter le sour- au cœur des débats, enfn en dessous dans le dernier tiers, de robe ni perruque – tant pis pour les efets de manche –, le vête- « objection, votre honneur » pour réveiller de temps à autre cil mais tout simplement le tribunal transformé en piste de cirque sorte que le plafond apparaisse en arrière-plan. L’autre efet ment ofre une autre ressource. C’est le costume clair qui habille le jury (ou le spectateur) qui somnole, un coup de théâtre à selon son point de vue surélevé. Les mouvements de caméra ont, majeur de 12 Hommes…, c’est la tombée du soir sur les jurés Henry Fonda dans 12 Hommes en colère et la veste noire qu’il

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eux aussi, une fonction révélatrice. Les avocats, par leur mobilité, cherchent à s’approprier l’espace entre leur table, la chaire du juge et le box latéral du jury. Dans Serpico (1973), la caméra épouse les évolutions du procureur qui a demandé au policier de témoigner et souligne sa facilité à s’inscrire dans le décorum judi- ciaire, quand Al Pacino n’est flmé que de loin, coincé derrière un bureau. Dans les commentaires audio des DVD du Verdict (Te Verdict, 1982) et de Dans l’ombre de Manhattan (Night Falls on Manhattan, 1996), Lumet révèle aussi comment un travelling désamorce la montée de tension rythmique qu’engendre une coupe. Plutôt que de montrer le procureur, un témoin, puis la réaction du jury, un mouvement de caméra latéral va englober le public, puis les jurés, puis le juge sans accélération de tempo intempestive, « car il ne faut pas griller trop tôt toutes vos cartouches ». La scène de procès lumetienne n’est jamais uniquement ce qu’elle paraît (Treat Williams dans Le Prince de New York) Évidence du gros plan Cette cartouche, c’est le montage en champs et contrechamps, irascibles et épuisés. Car chez Lumet, la vérité n’éclate jamais quand le décor judiciaire n’est plus que fou en bord de cadre, en pleine lumière. L’audition des treize substituts du Prince de quand l’humain a pris toute la place. Dans le fnale du Prince New York, montée en parallèle avec l’interrogatoire de Ciello, de New York, Treat Williams, face à son accusateur, porte la bénéfcie de cette progressive douceur vespérale. La lumière détresse de l’inspecteur Ciello jusqu’aux marges du cauche- chaude, fltrée, « soupesée », permet une décision juste. Dans mar éveillé. Dans Le Verdict, il faut attendre le témoignage de Le Verdict, la photo d’Andrzej Bartkowiak ceindra de soir le LA SCÈNE DE PROCÈS CHEZ LUMET l’infrmière, entendre vibrer la voix de la si vulnérable Lindsay témoignage crucial de l’infrmière. Les jeux d’ombres ne sont Crouse, lire la colère dans sa peau qui s’empourpre et son indi- jamais des menaces. Ils expriment la contradiction fertile, les gnation dans son regard qui vacille, face à la morgue de James choses mêlées qu’on démêle, l’interpénétration bien comprise FABIEN BAUMANN Mason, pour sentir battre le cœur du flm. Mais, même dans cet du « bien » et du « mal ». exercice obligé où il excelle, Lumet surprend encore son specta- L’homme en blanc et le cran d’arrêt (Henry Fonda dans 12 Hommes en colère) teur. Pourquoi le brutal dealer tueur de fics de Dans l’ombre de Des figurants figuratifs Manhattan, lorsqu’il est interrogé sur son enfance par Richard Chez Lumet, le casting des fgurants ne s’efectue jamais sur le Dreyfuss, bénéfcie-t-il de la commisération précoce des gros plateau mais en amont, car il sait pourquoi chaque personnage Le premier plan de 12 Hommes en colère (12 Angry Men, 1957), la dernière bobine et le premier juré se lève pour énoncer le plans ? Parce que, cynique paradoxe, « durant tout ce procès, assiste au procès : avocat spécialiste des accidents de voiture premier flm de Sidney Lumet, salue, par un panoramique ver- verdict. Coup de marteau et générique de fn ? Au contraire, il n’y a que lui qui se soit montré honnête », comprendra une qui attend son tour, journaliste provincial, fic venu soutenir un tical du bas vers le haut, la majesté du palais de justice de New malgré l’exercice imposé et le risque de la théâtralité, la créati- heure de flm plus tard le personnage d’Andy Garcia. Le jeune collègue, etc. Et chaque membre du chœur joue son rôle. Le York. Il assigne à la flmographie du cinéaste une éloquente vité de Lumet met en chantier une myriade de moyens cinéma- « proc’ » ne le savait pas, le spectateur ne le savait pas, mais la lointain regard appuyé de celui-ci suscite un regain d’intérêt mission : afrmer, malgré la violence ou l’indiférence, la préé- tographiques. Là où il ne devrait y avoir que le verbe, la parole caméra, elle, s’en doutait déjà… chez le spectateur, le soupir de celle-là nous fait craindre pour minence du droit. Le deuxième plan, symétrique, panoramique ne joue quasiment aucun rôle. le héros. Pour Le Verdict, même s’ils n’apparaissaient pas dans du haut vers le bas flmé à l’intérieur du palais, saisit le hall Optiques trompeuses, lumière révélatrice les gros plans sur Lindsay Crouse, Lumet exigea leur présence d’entrée, parcouru d’hommes et de femmes. Il se mue en long Une grammaire générale de l’empathie Le génie de la scène de procès lumetienne, c’est qu’elle n’est sur le plateau pour que l’actrice réagisse à leurs regards muets. travelling hésitant entre les justiciables angoissés, joyeux ou Le principe de découpage du procès lumetien n’a toutefois rien de jamais uniquement ce qu’elle paraît, d’un point de vue tant Sur le plateau de Jugez-moi coupable, Lumet joua à intégrer accablés. Dans l’enceinte de pierre hautaine, devant des huis- révolutionnaire : la caméra se glisse dans le regard du personnage narratif que visuel. Le cinéaste rapporte dans Faire un flm quelques mafeux de sa connaissance au parterre des fgurants. siers impassibles, vibre un fourmillement humain… C’est là, dont le spectateur éprouve les émotions. Dans Le Prince de New (Capricci, 2016) le procédé optique employé pour 12 Hommes Qui sont-ils ? Impossible à déceler, et c’est là l’une des trou- la deuxième mission que se fxe Lumet : réafrmer toujours, York (Prince of the City, 1981), lors de ses premières audiences, le en colère avec son chef opérateur Boris Kaufman. Pour enfer- vailles de cette étrange comédie pas tout à fait ratée. Parrain malgré la nécessité de l’ordre, la prééminence de l’individu. fic joué par Treat Williams se retrouve mis en accusation alors mer de manière toujours plus claustrophobique ses douze per- notoire, DiNorscio, déjà incarcéré, exaspère le peuple judiciaire Pendant cinquante ans, cette tension va non seulement nour- que c’est lui qui a dénoncé la corruption de la police new-yor- sonnages dans la salle des délibérés, le flm passe peu à peu de à vouloir mordicus exercer son droit à se défendre lui-même. rir tous ses flms criminels, mais aussi enrichir des dizaines de kaise. La caméra, située derrière lui, fxe les jurés qui le dévisagent focales courtes (28 à 40 mm) à des focales longues (50, puis 75 Tous, du coup, s’allient contre lui : les avocats, les substituts, scènes d’audience. ou l’avocat de la partie adverse qui l’interroge. Lorsque le juge de et 100 mm) qui rétrécissent le décor derrière eux, tandis que la les autres gangsters, indiscernables en plan large dans leurs Rien d’a priori plus formaté, pourtant. Le juge omnipotent qui Jugez-moi coupable (Find Me Guilty, 2006) s’interroge sur l’oppor- caméra descend insensiblement. Les échanges sont flmés au- sombres costumes croisés… préside, les avocats qui interrogent, les témoins qui répondent tunité de laisser le mafeux Jackie DiNorscio (Vin Diesel) assu- dessus des têtes dans le premier tiers, puis au niveau des yeux Car si les avocats et procureurs ne portent, en Amérique, ni comme ils peuvent, d’autres avocats qui contre-interrogent, un mer sa propre défense, on ne voit pas Ron Silver se gratter le sour- au cœur des débats, enfn en dessous dans le dernier tiers, de robe ni perruque – tant pis pour les efets de manche –, le vête- « objection, votre honneur » pour réveiller de temps à autre cil mais tout simplement le tribunal transformé en piste de cirque sorte que le plafond apparaisse en arrière-plan. L’autre efet ment ofre une autre ressource. C’est le costume clair qui habille le jury (ou le spectateur) qui somnole, un coup de théâtre à selon son point de vue surélevé. Les mouvements de caméra ont, majeur de 12 Hommes…, c’est la tombée du soir sur les jurés Henry Fonda dans 12 Hommes en colère et la veste noire qu’il

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que le juré qui ne suait jamais (E. G. Marshall) accède enfn au les entraînait ? Même la caméra ne le sait doute. Dans Dans l’ombre de Manhattan, la gomme que mâche pas, qui laisse Treat Williams au bord des Ian Holm, à la fois victime de l’accusé et père du procureur, dit larmes, en son confit intérieur. Dans Le sa confance clanique en son fls qui va mener son propre inter- Verdict, Galvin se retrouve par deux fois rogatoire et la nervosité qui l’habite avant de mentir. isolé dans des lieux de justice : le bureau du juge puis la salle d’audience, où vient Le décor comme projection le culpabiliser la sœur de la victime. Le Décor de studio, la salle d’audience de ce joyau méconnu repro- plus beau plan flmé par Lumet dans duit à l’identique l’un des nombreux tribunaux qui coexistent au un tribunal, c’est, lors de la plaidoirie palais de justice de New York : plafond bas, mobilier tristement fnale, le travelling en plan-séquence qui banal, sol en lino. Tout l’univers de Sean Casey, fls de fic irlan- s’approche de Paul Newman, jusqu’alors dais, ancien fic, reçu au concours du parquet grâce à des cours épargné par les gros plans. La justice, du soir, qui a gravi un à un les échelons du mérite judiciaire. pour Lumet, réside en chacun de soi. Sous ces néons administratifs, il est le seul à resplendir. Car, C’est ce qu’explique Galvin aux jurés par une constante règle lumetienne, pour qu’un avocat, un pro- et c’est ce que met en scène, prodigieu- cureur ou un accusé ait sa chance au tribunal, le décor doit lui sement, le rapprochement même de la correspondre. Sinon, gare : l’audience fnale de Family Business caméra. Mais ce n’est pas tout. Le Verdict (1989), située dans une salle de marbre indiférente, précipite est traversé par un double enjeu : que Sean Connery vers une lourde peine. Le tribunal du Verdict, Galvin obtienne réparation pour une réplique exacte d’une cour de Boston, suggère le lustre austère et injustice et qu’il se sauve, lui. Et c’est de compassé de la Nouvelle-Angleterre. Mais, plus que le damier nouveau ce que met en scène, avec génie, Quand le décor judiciaire n’est plus que flou en bord de cadre au sol qui évoque les stratégies des deux parties, ce que notre œil le changement de cadre qu’opère le tra- (Shiek Mahmud-Bey, Andy Garcia dans Dans l’ombre de Manhattan) perçoit à mesure que Galvin (Paul Newman), avocat alcoolique velling, passant d’un plan d’ensemble sur Cette étrange comédie pas tout à fait ratée (Vin Diesel, Peter Dinklage dans Jugez-moi coupable) et en plein doute, reconquiert sa dignité, c’est le décor qui se le tribunal à un plan serré sur un homme tend, avant de quitter la salle, à son pire et dernier adversaire banalise : par le jeu des lumières, la peinture caca d’oie prend le qui touche à sa rédemption. son désir de justice, quitte à tout y perdre. Dans la séquence (Lee J. Cobb)… Serpico (Al Pacino) multiplie de son côté les pas sur les boiseries, des lézardes apparaissent au mur. L’Avocat suivante, il balance ses potes fics… À ce plan répond, dans déguisements les plus farfelus, du commis boucher au rabbin en du diable (Guilty as Sin, 1993) pousse la logique à l’extrême : Économie des symboles Dans l’ombre de Manhattan, l’image nocturne de Sean Casey passant par le hippie camé, partout à sa place tant qu’il est dans avocate blonde et moderne issue de la classe moyenne, Jennifer Dès lors, plus guère besoin, pour Lumet, de se servir des sym- qui erre à l’extrémité droite de l’écran, écrasé par la muraille et la rue. Pourtant, à peine est-il appelé à témoigner que le voilà Haines (Rebecca De Mornay) défend avec zèle sa première boles convenus de la justice. Très peu de retentissants coups les ombres du palais de justice, tandis qu’en montage alterné engoncé dans un costume mal fagoté. cause dans un tribunal moderne, lumineux et sans chichis. de marteau. Jamais une bannière étoilée fottant au vent. Elles le policier ripou joué par James Gandolfni se tire une balle En revanche, la cour d’assises où se déroule le procès de son restent toujours enroulées, à sommeiller dans un coin du dans la bouche. L’accessoire, si essentiel client semble l’émanation même du monde mental du gigolo cadre… On retiendra l’emploi métaphorique du cran d’arrêt En cinquante années de flms de procès, Sidney Lumet ne Mais, dans le huis clos de 12 Hommes en colère, c’est surtout l’ac- mondain : un décor de marbre vert et noir dont le chic évoque de 12 Hommes en colère. Planté dans la table des jurés comme se sera autorisé qu’une seule allégorie, mais elle est sublime. cessoire qui permet d’échapper au pur verbe des débats. Fonda, le Chicago des années 1930. Le costume ton sur ton de Don une lance indienne (l’étiquette imite un ruban), il évoque la Après la résolution du Verdict, la traîtresse jouée par Charlotte en acceptant les pastilles pour la voix du juré timide ( John Johnson en fait un poisson dans son eau. violence originelle, fondatrice, de l’Amérique. Mais le deu- Rampling pleure et boit, seule dans son lit. La scène, improvi- Fiedler), crée un lien tactile entre eux, de même que la ferme- xième couteau, planté par Fonda près du premier, lui oppose sée, ne fgure pas dans le scénario de David Mamet. Sur les yeux ture d’une fenêtre au déclenchement de l’orage le rapproche Seul en scène une contre-violence : le glaive de la justice. Rarement de éplorés de la femme duplice, la serviette-éponge qui l’aveugle la pour la première fois, dans le cadre comme dans les intentions, Lumet isole souvent ses protagonistes au tribunal. Dès la fn grandes phrases, malgré l’oralité des débats. « Supposez qu’on se transforme soudain en fgure impartiale de la justice, elle la fau- du premier juré (Martin Balsam). La partie de morpion, ali- de la courte scène d’audience de 12 Hommes en colère, la caméra trompe », suggère Fonda au début du flm. « Supposez que tout tive, elle la renégate. Étrange ? Non : parce qu’elle pleure réside gnement de croix et de ronds sur une même feuille de papier, glisse vers l’accusé qui regarde les jurés quitter la salle, une cet immeuble s’efondre sur moi », proteste alors le génial Jack en elle la faculté de se sauver. Plus qu’un théâtre social, la justice, n pose noir sur blanc la veule alliance des contraires, celle du juré ombre sur le visage. Dans Le Prince de New York, après la cohue Warden, l’homme qui ne veut pas rater son match de base-ball, chez Lumet, est une possibilité intérieure. violent (Cobb) et du petit cadre de la pub (Robert Webber). rigolarde du premier procès, Ciello témoigne une deuxième sans se rendre compte qu’il exprime l’enjeu même du drame : Des lunettes au ventilateur, pas un accessoire qui n’ait sa fonc- fois dans un tribunal fonctionnel, face à des jurés cravatés, tous si l’on condamne à mort un seul innocent, tout l’édifce de la tion. Le plan cartonné de l’appartement permet de visualiser blancs. Les ellipses s’enchaînent par une succession de jump cuts justice s’écroule. 12 Hommes en colère s’achève sur un plan exté- mentalement le lieu du crime, de faire entrer le hors-champ sur l’avocat qui répète une même question, « Saviez-vous que rieur, flmé depuis le bâtiment, de Fonda qui quitte le palais : ce dans la salle des débats. Et l’on y croit tandis que Fonda clo- vous commettiez un délit ? », sans laisser le policier répondre. ne sont plus les hommes qui contemplent une justice hautaine, pine d’un bout à l’autre de la pièce, de même que l’on croit aux Lorsqu’il parle enfn, c’est pour mentir : « Non, jamais. » La c’est la démocratie elle-même qui admire des hommes qui se 41 secondes indiquées par le chronomètre… alors que le plan ne salle d’audience ne reproduit que l’hypocrisie sociale, qui sait sont comportés en citoyens. dure que trente secondes ! qu’il se parjure mais tolère la corruption policière. Elle n’est ni Un demi-siècle plus tard, Lumet s’amusera, dans Jugez-moi Si l’objet fait sens dans le théâtre oratoire de la justice, c’est parce le lieu de la justice, ni celui de la rédemption pour Ciello. Pour coupable, à flmer le plan manquant à 12 Hommes en colère : les qu’il rend l’individu à son corps. Le défenseur du Verdict ( James son salut, il faudra le dépouillement d’un troisième décor. Le retrouvailles, sur les marches, des accusés innocentés et des Mason) ne se rend pas compte, au moment où il perd le procès, premier insert de la scène, au cœur d’une réunion dans le bureau jurés qui les ont acquittés. Mais entre-temps, le froid granit qu’il triture des lunettes repliées dans sa paume. C’est en ten- du procureur général, surprend tant qu’on croit à une projec- de la justice aura plus souvent isolé les individus que réuni dant dans son bureau un whisky au gangster dont la mère vient tion mentale. Mais non. C’est une audience réelle, préliminaire les justiciables. Un plan extraordinaire du Prince de New York de mourir que le juge de Jugez-moi coupable se prend d’afection à un appel, à huis clos. Il n’y a pas de public, pas de jurés, juste montre Ciello qui arrive au palais de justice pour une énième pour Jackie. L’eau joue un rôle prépondérant dans 12 Hommes Ciello, dans sa solitude, face à sa conscience, tourmenté par son rencontre au parquet. Dans le gris mouillé de la pierre, des en colère : il pleut à l’extérieur et les hommes suent par tous antagoniste. Les cadres se distordent (jeu de focales, encore), colonnades enferment le policier dans la latéralité du cadre. leurs pores, preuve d’un principe de communication (donc de ouvrent sur un décor de plus en plus abstrait, vide, bouché. Tout est pétrifé. Il n’y a que lui qui grimpe les marches, lui fatale causalité) entre le dedans et le dehors. C’est en exsudant Ciello proftait-il des prostituées camées dans les bouges où il que nous suivons au loin dans sa trajectoire solitaire, dans Paul Newman, jusqu’alors épargné par les gros plans (Le Verdict)

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que le juré qui ne suait jamais (E. G. Marshall) accède enfn au les entraînait ? Même la caméra ne le sait doute. Dans Dans l’ombre de Manhattan, la gomme que mâche pas, qui laisse Treat Williams au bord des Ian Holm, à la fois victime de l’accusé et père du procureur, dit larmes, en son confit intérieur. Dans Le sa confance clanique en son fls qui va mener son propre inter- Verdict, Galvin se retrouve par deux fois rogatoire et la nervosité qui l’habite avant de mentir. isolé dans des lieux de justice : le bureau du juge puis la salle d’audience, où vient Le décor comme projection le culpabiliser la sœur de la victime. Le Décor de studio, la salle d’audience de ce joyau méconnu repro- plus beau plan flmé par Lumet dans duit à l’identique l’un des nombreux tribunaux qui coexistent au un tribunal, c’est, lors de la plaidoirie palais de justice de New York : plafond bas, mobilier tristement fnale, le travelling en plan-séquence qui banal, sol en lino. Tout l’univers de Sean Casey, fls de fic irlan- s’approche de Paul Newman, jusqu’alors dais, ancien fic, reçu au concours du parquet grâce à des cours épargné par les gros plans. La justice, du soir, qui a gravi un à un les échelons du mérite judiciaire. pour Lumet, réside en chacun de soi. Sous ces néons administratifs, il est le seul à resplendir. Car, C’est ce qu’explique Galvin aux jurés par une constante règle lumetienne, pour qu’un avocat, un pro- et c’est ce que met en scène, prodigieu- cureur ou un accusé ait sa chance au tribunal, le décor doit lui sement, le rapprochement même de la correspondre. Sinon, gare : l’audience fnale de Family Business caméra. Mais ce n’est pas tout. Le Verdict (1989), située dans une salle de marbre indiférente, précipite est traversé par un double enjeu : que Sean Connery vers une lourde peine. Le tribunal du Verdict, Galvin obtienne réparation pour une réplique exacte d’une cour de Boston, suggère le lustre austère et injustice et qu’il se sauve, lui. Et c’est de compassé de la Nouvelle-Angleterre. Mais, plus que le damier nouveau ce que met en scène, avec génie, Quand le décor judiciaire n’est plus que flou en bord de cadre au sol qui évoque les stratégies des deux parties, ce que notre œil le changement de cadre qu’opère le tra- (Shiek Mahmud-Bey, Andy Garcia dans Dans l’ombre de Manhattan) perçoit à mesure que Galvin (Paul Newman), avocat alcoolique velling, passant d’un plan d’ensemble sur Cette étrange comédie pas tout à fait ratée (Vin Diesel, Peter Dinklage dans Jugez-moi coupable) et en plein doute, reconquiert sa dignité, c’est le décor qui se le tribunal à un plan serré sur un homme tend, avant de quitter la salle, à son pire et dernier adversaire banalise : par le jeu des lumières, la peinture caca d’oie prend le qui touche à sa rédemption. son désir de justice, quitte à tout y perdre. Dans la séquence (Lee J. Cobb)… Serpico (Al Pacino) multiplie de son côté les pas sur les boiseries, des lézardes apparaissent au mur. L’Avocat suivante, il balance ses potes fics… À ce plan répond, dans déguisements les plus farfelus, du commis boucher au rabbin en du diable (Guilty as Sin, 1993) pousse la logique à l’extrême : Économie des symboles Dans l’ombre de Manhattan, l’image nocturne de Sean Casey passant par le hippie camé, partout à sa place tant qu’il est dans avocate blonde et moderne issue de la classe moyenne, Jennifer Dès lors, plus guère besoin, pour Lumet, de se servir des sym- qui erre à l’extrémité droite de l’écran, écrasé par la muraille et la rue. Pourtant, à peine est-il appelé à témoigner que le voilà Haines (Rebecca De Mornay) défend avec zèle sa première boles convenus de la justice. Très peu de retentissants coups les ombres du palais de justice, tandis qu’en montage alterné engoncé dans un costume mal fagoté. cause dans un tribunal moderne, lumineux et sans chichis. de marteau. Jamais une bannière étoilée fottant au vent. Elles le policier ripou joué par James Gandolfni se tire une balle En revanche, la cour d’assises où se déroule le procès de son restent toujours enroulées, à sommeiller dans un coin du dans la bouche. L’accessoire, si essentiel client semble l’émanation même du monde mental du gigolo cadre… On retiendra l’emploi métaphorique du cran d’arrêt En cinquante années de flms de procès, Sidney Lumet ne Mais, dans le huis clos de 12 Hommes en colère, c’est surtout l’ac- mondain : un décor de marbre vert et noir dont le chic évoque de 12 Hommes en colère. Planté dans la table des jurés comme se sera autorisé qu’une seule allégorie, mais elle est sublime. cessoire qui permet d’échapper au pur verbe des débats. Fonda, le Chicago des années 1930. Le costume ton sur ton de Don une lance indienne (l’étiquette imite un ruban), il évoque la Après la résolution du Verdict, la traîtresse jouée par Charlotte en acceptant les pastilles pour la voix du juré timide ( John Johnson en fait un poisson dans son eau. violence originelle, fondatrice, de l’Amérique. Mais le deu- Rampling pleure et boit, seule dans son lit. La scène, improvi- Fiedler), crée un lien tactile entre eux, de même que la ferme- xième couteau, planté par Fonda près du premier, lui oppose sée, ne fgure pas dans le scénario de David Mamet. Sur les yeux ture d’une fenêtre au déclenchement de l’orage le rapproche Seul en scène une contre-violence : le glaive de la justice. Rarement de éplorés de la femme duplice, la serviette-éponge qui l’aveugle la pour la première fois, dans le cadre comme dans les intentions, Lumet isole souvent ses protagonistes au tribunal. Dès la fn grandes phrases, malgré l’oralité des débats. « Supposez qu’on se transforme soudain en fgure impartiale de la justice, elle la fau- du premier juré (Martin Balsam). La partie de morpion, ali- de la courte scène d’audience de 12 Hommes en colère, la caméra trompe », suggère Fonda au début du flm. « Supposez que tout tive, elle la renégate. Étrange ? Non : parce qu’elle pleure réside gnement de croix et de ronds sur une même feuille de papier, glisse vers l’accusé qui regarde les jurés quitter la salle, une cet immeuble s’efondre sur moi », proteste alors le génial Jack en elle la faculté de se sauver. Plus qu’un théâtre social, la justice, n pose noir sur blanc la veule alliance des contraires, celle du juré ombre sur le visage. Dans Le Prince de New York, après la cohue Warden, l’homme qui ne veut pas rater son match de base-ball, chez Lumet, est une possibilité intérieure. violent (Cobb) et du petit cadre de la pub (Robert Webber). rigolarde du premier procès, Ciello témoigne une deuxième sans se rendre compte qu’il exprime l’enjeu même du drame : Des lunettes au ventilateur, pas un accessoire qui n’ait sa fonc- fois dans un tribunal fonctionnel, face à des jurés cravatés, tous si l’on condamne à mort un seul innocent, tout l’édifce de la tion. Le plan cartonné de l’appartement permet de visualiser blancs. Les ellipses s’enchaînent par une succession de jump cuts justice s’écroule. 12 Hommes en colère s’achève sur un plan exté- mentalement le lieu du crime, de faire entrer le hors-champ sur l’avocat qui répète une même question, « Saviez-vous que rieur, flmé depuis le bâtiment, de Fonda qui quitte le palais : ce dans la salle des débats. Et l’on y croit tandis que Fonda clo- vous commettiez un délit ? », sans laisser le policier répondre. ne sont plus les hommes qui contemplent une justice hautaine, pine d’un bout à l’autre de la pièce, de même que l’on croit aux Lorsqu’il parle enfn, c’est pour mentir : « Non, jamais. » La c’est la démocratie elle-même qui admire des hommes qui se 41 secondes indiquées par le chronomètre… alors que le plan ne salle d’audience ne reproduit que l’hypocrisie sociale, qui sait sont comportés en citoyens. dure que trente secondes ! qu’il se parjure mais tolère la corruption policière. Elle n’est ni Un demi-siècle plus tard, Lumet s’amusera, dans Jugez-moi Si l’objet fait sens dans le théâtre oratoire de la justice, c’est parce le lieu de la justice, ni celui de la rédemption pour Ciello. Pour coupable, à flmer le plan manquant à 12 Hommes en colère : les qu’il rend l’individu à son corps. Le défenseur du Verdict ( James son salut, il faudra le dépouillement d’un troisième décor. Le retrouvailles, sur les marches, des accusés innocentés et des Mason) ne se rend pas compte, au moment où il perd le procès, premier insert de la scène, au cœur d’une réunion dans le bureau jurés qui les ont acquittés. Mais entre-temps, le froid granit qu’il triture des lunettes repliées dans sa paume. C’est en ten- du procureur général, surprend tant qu’on croit à une projec- de la justice aura plus souvent isolé les individus que réuni dant dans son bureau un whisky au gangster dont la mère vient tion mentale. Mais non. C’est une audience réelle, préliminaire les justiciables. Un plan extraordinaire du Prince de New York de mourir que le juge de Jugez-moi coupable se prend d’afection à un appel, à huis clos. Il n’y a pas de public, pas de jurés, juste montre Ciello qui arrive au palais de justice pour une énième pour Jackie. L’eau joue un rôle prépondérant dans 12 Hommes Ciello, dans sa solitude, face à sa conscience, tourmenté par son rencontre au parquet. Dans le gris mouillé de la pierre, des en colère : il pleut à l’extérieur et les hommes suent par tous antagoniste. Les cadres se distordent (jeu de focales, encore), colonnades enferment le policier dans la latéralité du cadre. leurs pores, preuve d’un principe de communication (donc de ouvrent sur un décor de plus en plus abstrait, vide, bouché. Tout est pétrifé. Il n’y a que lui qui grimpe les marches, lui fatale causalité) entre le dedans et le dehors. C’est en exsudant Ciello proftait-il des prostituées camées dans les bouges où il que nous suivons au loin dans sa trajectoire solitaire, dans Paul Newman, jusqu’alors épargné par les gros plans (Le Verdict)

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« La bonne manière, la mauvaise et celle qui est la mienne » (Joe Pesci, Robert DeNiro dans Casino)

accélérer le processus. Une première image, déjà violente, mais dont un capo (Paul Sorvino dans le flm), ses wise guys (Robert aux antipodes de celle donnée par Le Parrain, très romanesque De Niro, Joe Pesci, Ray Liotta), et de leurs associates (sixième et souvent fascinante. catégorie). Sont exclus de la narration, le boss (le parrain, à peine Il en va de même dans Raging Bull (1980), où le succès pugi- entrevu), ainsi que son remplaçant éventuel (l’underboss) et le MARTIN SCORSESE ET LA MAFIA listique de Jake La Motta (Robert De Niro) dépend, pour no 3 dans la hiérarchie (le consigliere), ceux pour lesquels le cha- certains de ses combats, du bon vouloir de la Mafa. Si Jake, risme de Brando et de Robert Duvall avait déclenché le pro- en 1949, peut enfn combattre Marcel Cerdan pour le titre de cessus de projection-identifcation du public et fait le succès MICHEL CIEUTAT champion du monde des poids moyens, c’est, en efet, grâce aux des flms de Coppola. Aucun des personnages n’est dépeint ici bonnes relations mafeuses de son frère Joey (Joe Pesci), qui d’une manière favorable, le cinéaste se focalisant sur les tares « What the fuck is so funny about me ? » (Joe Pesci, Ray Liotta dans Les Affranchis) sait lui faire accepter des combats truqués préalables. Scorsese les plus odieuses du milieu, entre 1955 et 1987, à partir d’êtres et Paul Schrader, coauteurs de l’adaptation des Mémoires de réels dont les patronymes ont été changés. « Il fallait que je le La Motta, dépeignent la corruption ambiante du milieu de fasse d’une manière telle que les gens seraient en colère contre Pour beaucoup, Le Parrain de Francis Ford Coppola est le flm son troisième long métrage, Mean Streets (1973), après avoir la boxe sans la moindre concession. Mais, comme pour Mean cet état des choses, celles du crime organisé […], voir comment de référence sur la Mafa italo-américaine. En efet, le roman de efeuré le sujet dans son court It’s Not Just You, Murray ! (1964) Streets, la Mafa n’est pas le sujet principal de cette biographie et pourquoi ça marche. Qu’est-ce qui fait que dans notre société Mario Puzo et son adaptation cinématographique s’inspiraient et son premier long, Who’s Tat Knocking at My Door (1969). flmée. Et comme ni Cosa Nostra (Te Valachi Papers, Terence cela fonctionne aussi bien à une grande échelle ? La plupart des de nombreux individus et faits empruntés à la carrière du pre- Une démythifcation qui devint, plus tard, une dénonciation Young, 1972), ni Scarface (Brian De Palma, 1984), pas plus grands gangsters ne sont jamais condamnés. Je ne sais pas pour- mier véritable « Don », Vito Cascio Ferro (1862-1943), qui avait virulente dans sa trilogie : Les Afranchis (Goodfellas, 1990), que L’Honneur des Prizzi (Prizzi’s Honor, John Huston, 1985) quoi », déclarait le cinéaste à Mary Pat Kelly en 19913. instauré la hiérarchie et les méthodes de fonctionnement de Casino (1995) et Les Infltrés (Te Departed, 2006). ou que Te King of New York (Abel Ferrara, 1990) n’avaient Contrairement à Mean Streets et à Raging Bull, le flm ne pré- Cosa Nostra aux États-Unis, à la fn du XIXe siècle. Cette repré- échappé à la dimension romanesque engendrée par Le Parrain, sente aucun problème de conscience religieuse ou morale d’un sentation, apparemment très réaliste, d’une famille mafeuse Premiers pas : Mean Streets et Raging Bull Scorsese, en 1990, pour son premier flm entièrement consacré personnage. Scorsese s’eface donc et montre toute l’action du new-yorkaise parut alors beaucoup plus crédible que celles des Mean Streets n’aborde le petit monde mafeux du sud-est de à la Mafa américaine, Les Afranchis, s’impose de pénétrer à strict point de vue du narrateur Henry Hill (Ray Liotta) qui, autres flms qui avaient déjà abordé le sujet (La Main noire/ Manhattan que par la bande, car le cinéaste s’intéresse surtout l’intérieur même du monde des mobsters, cette fois d’un point comme lui dans sa jeunesse, a été témoin des divers délits de Te Black Hand, Richard Torpe, 1950, ou Les Frères siciliens/ au déchirement intérieur de son protagoniste, Charlie (Harvey de vue strictement documentaire. son quartier. Fasciné par l’assurance cynique de leurs auteurs, il Te Brotherhood, Martin Ritt, 1968) et remporta un triomphe. Keitel), partagé entre son désir de travailler à plein temps pour les approche, leur rend de menus services et intègre très vite leur Triomphe que Martin Scorsese, enfant de la « Petite Italie » de son oncle, usurier sans scrupule, et son besoin de rédemption La Mafia microcosme : Les Affranchis clan. Jusqu’au jour où, victime de la drogue, il s’attire l’animo- New York, souvent témoin des divers agissements mafeux de chrétienne. Une déchirure plaquée sur l’ordinaire de ces petits « Nous avons voulu être aussi honnêtes que possible sur la sité de ses supérieurs. Ne pouvant échapper à son élimination son quartier, a plébiscité au regard des qualités artistiques du malfrats que Scorsese dépeint comme des êtres appartenant description d’un milieu et d’un style de vie […]. Les Afranchis physique, il ne peut, dès lors, qu’opter pour la délation, au proft flm, mais dénoncé quant au traitement beaucoup plus épique naturellement à ce quartier, dans lequel tous les moyens ont d’une certaine façon est un documentaire. Casino aussi. C’est du FBI. Un choix qui relève très logiquement d’une observation que véridique du milieu. « J’adore Le Parrain, c’est une épopée toujours été bons pour assurer autant la survie que la petite ce qui diférencie ces deux flms du Parrain », déclara Scorsese faite plus tôt par Liotta : « Tuer les gens était une chose nor- grandiose, surtout Le Parrain 2, mais c’est de la mythologie. Je réussite de chacun. Bien vêtus, le coup de poing ou de feu facile, en 19962. Le cinéaste avait pris connaissance de l’ouvrage de male. Rien d’important. » D’où la nécessité pour lui de trahir sais que beaucoup de gangsters rêvent d’être Marlon Brando, ils sont, comme leurs aînés de la première et deuxième géné- Nicholas Pileggi quand il tournait La Couleur de l’argent (Te les siens, ce qui lui vaut la protection à vie de l’agence fédérale. mais, en réalité, ils ne sont pas du tout comme ça1. » Une démy- ration, des uomini di pazienza, des hommes de patience, qui Color of Money), en 1986. Il en avait apprécié la description Le flm ne cesse de montrer objectivement des actes meur- thifcation, pour lui, s’imposait alors. Ce à quoi il s’employa dès savent attendre pour obtenir ce qu’ils veulent, quitte au besoin à hyperréaliste des mafeux de quatrième et cinquième catégories, triers, planifés ou spontanés, souvent d’une extrême violence,

54 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 55 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

« La bonne manière, la mauvaise et celle qui est la mienne » (Joe Pesci, Robert DeNiro dans Casino)

accélérer le processus. Une première image, déjà violente, mais dont un capo (Paul Sorvino dans le flm), ses wise guys (Robert aux antipodes de celle donnée par Le Parrain, très romanesque De Niro, Joe Pesci, Ray Liotta), et de leurs associates (sixième et souvent fascinante. catégorie). Sont exclus de la narration, le boss (le parrain, à peine Il en va de même dans Raging Bull (1980), où le succès pugi- entrevu), ainsi que son remplaçant éventuel (l’underboss) et le MARTIN SCORSESE ET LA MAFIA listique de Jake La Motta (Robert De Niro) dépend, pour no 3 dans la hiérarchie (le consigliere), ceux pour lesquels le cha- certains de ses combats, du bon vouloir de la Mafa. Si Jake, risme de Brando et de Robert Duvall avait déclenché le pro- en 1949, peut enfn combattre Marcel Cerdan pour le titre de cessus de projection-identifcation du public et fait le succès MICHEL CIEUTAT champion du monde des poids moyens, c’est, en efet, grâce aux des flms de Coppola. Aucun des personnages n’est dépeint ici bonnes relations mafeuses de son frère Joey (Joe Pesci), qui d’une manière favorable, le cinéaste se focalisant sur les tares « What the fuck is so funny about me ? » (Joe Pesci, Ray Liotta dans Les Affranchis) sait lui faire accepter des combats truqués préalables. Scorsese les plus odieuses du milieu, entre 1955 et 1987, à partir d’êtres et Paul Schrader, coauteurs de l’adaptation des Mémoires de réels dont les patronymes ont été changés. « Il fallait que je le La Motta, dépeignent la corruption ambiante du milieu de fasse d’une manière telle que les gens seraient en colère contre Pour beaucoup, Le Parrain de Francis Ford Coppola est le flm son troisième long métrage, Mean Streets (1973), après avoir la boxe sans la moindre concession. Mais, comme pour Mean cet état des choses, celles du crime organisé […], voir comment de référence sur la Mafa italo-américaine. En efet, le roman de efeuré le sujet dans son court It’s Not Just You, Murray ! (1964) Streets, la Mafa n’est pas le sujet principal de cette biographie et pourquoi ça marche. Qu’est-ce qui fait que dans notre société Mario Puzo et son adaptation cinématographique s’inspiraient et son premier long, Who’s Tat Knocking at My Door (1969). flmée. Et comme ni Cosa Nostra (Te Valachi Papers, Terence cela fonctionne aussi bien à une grande échelle ? La plupart des de nombreux individus et faits empruntés à la carrière du pre- Une démythifcation qui devint, plus tard, une dénonciation Young, 1972), ni Scarface (Brian De Palma, 1984), pas plus grands gangsters ne sont jamais condamnés. Je ne sais pas pour- mier véritable « Don », Vito Cascio Ferro (1862-1943), qui avait virulente dans sa trilogie : Les Afranchis (Goodfellas, 1990), que L’Honneur des Prizzi (Prizzi’s Honor, John Huston, 1985) quoi », déclarait le cinéaste à Mary Pat Kelly en 19913. instauré la hiérarchie et les méthodes de fonctionnement de Casino (1995) et Les Infltrés (Te Departed, 2006). ou que Te King of New York (Abel Ferrara, 1990) n’avaient Contrairement à Mean Streets et à Raging Bull, le flm ne pré- Cosa Nostra aux États-Unis, à la fn du XIXe siècle. Cette repré- échappé à la dimension romanesque engendrée par Le Parrain, sente aucun problème de conscience religieuse ou morale d’un sentation, apparemment très réaliste, d’une famille mafeuse Premiers pas : Mean Streets et Raging Bull Scorsese, en 1990, pour son premier flm entièrement consacré personnage. Scorsese s’eface donc et montre toute l’action du new-yorkaise parut alors beaucoup plus crédible que celles des Mean Streets n’aborde le petit monde mafeux du sud-est de à la Mafa américaine, Les Afranchis, s’impose de pénétrer à strict point de vue du narrateur Henry Hill (Ray Liotta) qui, autres flms qui avaient déjà abordé le sujet (La Main noire/ Manhattan que par la bande, car le cinéaste s’intéresse surtout l’intérieur même du monde des mobsters, cette fois d’un point comme lui dans sa jeunesse, a été témoin des divers délits de Te Black Hand, Richard Torpe, 1950, ou Les Frères siciliens/ au déchirement intérieur de son protagoniste, Charlie (Harvey de vue strictement documentaire. son quartier. Fasciné par l’assurance cynique de leurs auteurs, il Te Brotherhood, Martin Ritt, 1968) et remporta un triomphe. Keitel), partagé entre son désir de travailler à plein temps pour les approche, leur rend de menus services et intègre très vite leur Triomphe que Martin Scorsese, enfant de la « Petite Italie » de son oncle, usurier sans scrupule, et son besoin de rédemption La Mafia microcosme : Les Affranchis clan. Jusqu’au jour où, victime de la drogue, il s’attire l’animo- New York, souvent témoin des divers agissements mafeux de chrétienne. Une déchirure plaquée sur l’ordinaire de ces petits « Nous avons voulu être aussi honnêtes que possible sur la sité de ses supérieurs. Ne pouvant échapper à son élimination son quartier, a plébiscité au regard des qualités artistiques du malfrats que Scorsese dépeint comme des êtres appartenant description d’un milieu et d’un style de vie […]. Les Afranchis physique, il ne peut, dès lors, qu’opter pour la délation, au proft flm, mais dénoncé quant au traitement beaucoup plus épique naturellement à ce quartier, dans lequel tous les moyens ont d’une certaine façon est un documentaire. Casino aussi. C’est du FBI. Un choix qui relève très logiquement d’une observation que véridique du milieu. « J’adore Le Parrain, c’est une épopée toujours été bons pour assurer autant la survie que la petite ce qui diférencie ces deux flms du Parrain », déclara Scorsese faite plus tôt par Liotta : « Tuer les gens était une chose nor- grandiose, surtout Le Parrain 2, mais c’est de la mythologie. Je réussite de chacun. Bien vêtus, le coup de poing ou de feu facile, en 19962. Le cinéaste avait pris connaissance de l’ouvrage de male. Rien d’important. » D’où la nécessité pour lui de trahir sais que beaucoup de gangsters rêvent d’être Marlon Brando, ils sont, comme leurs aînés de la première et deuxième géné- Nicholas Pileggi quand il tournait La Couleur de l’argent (Te les siens, ce qui lui vaut la protection à vie de l’agence fédérale. mais, en réalité, ils ne sont pas du tout comme ça1. » Une démy- ration, des uomini di pazienza, des hommes de patience, qui Color of Money), en 1986. Il en avait apprécié la description Le flm ne cesse de montrer objectivement des actes meur- thifcation, pour lui, s’imposait alors. Ce à quoi il s’employa dès savent attendre pour obtenir ce qu’ils veulent, quitte au besoin à hyperréaliste des mafeux de quatrième et cinquième catégories, triers, planifés ou spontanés, souvent d’une extrême violence,

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la réalité, Frank « Lefty » Rosenthal et le Appel à l’éradication : Les Infiltrés la demande de DiCaprio à la fn du flm (« I want my identity Stardust). Un casino fnancé en fait par Après deux rapports très documentés sur le comportement back ») auprès de ses supérieurs, refusant dorénavant de servir le système des retraites du syndicat des mafeux contemporain, un retour aux origines montrant la de taupe à la police. Une identité dont il ne saura profter, étant transporteurs, totalement contrôlé par la cruauté inéluctable des premiers gangs new-yorkais, Scorsese abattu quand les fics-taupes fnissent par s’éliminer mutuelle- Mafa. Rothstein (De Niro), surnommé décide – après l’échec au box-ofce américain d’Aviator en ment dans une grande confusion… identitaire. « Te Golden Jew », veille à ce que le règle- 2004 – de faire un remake très américanisé du flm hongkongais Fini donc le temps où Scorsese croyait que la rédemption était ment du casino soit respecté et, surtout, à Infernal Afairs d’Andrew Lau et Alan Mak (2002). Comme encore possible pour tout grand pécheur, moyennant beaucoup ce que les gains élevés de certains joueurs l’original, Les Infltrés met en scène deux personnages qui servent de sang expiatoire (Mean Streets, Raging Bull). Il reconnaît trop chanceux soient vite transformés en de taupes tant pour la police de l’État du Massachusetts que aujourd’hui que l’éradication de la Mafa et de toute forme de lourdes pertes. Digne, efcace, aimable, pour le redoutable gangster Frank Costello ( Jack Nicholson). criminalité organisée n’est sans doute pas pour demain, mais il sait imposer sa loi, celle qu’attendent L’un, Colin Sullivan (Matt Damon), est proche de ce dernier et, qu’avec son délateur (Les Afranchis), son Sam Rothstein doré- de lui ses supérieurs back home à Kansas devenu policier devant le traquer, peut lui être encore plus utile. navant limité à des activités modestes (Casino) et ses Infltrés City (Chicago dans la réalité), comme il L’autre, Billy Costigan (Leonardo DiCaprio), encore élève de la condamnés à s’autodétruire, il est au moins parvenu à démy- le fait remarquer à son responsable des Police Academy, issu des bas quartiers de Boston, se voit confer thifer l’image surpuissante de la Mafa, celle des Vito et autres machines à sous : « Il y a trois manières la mission d’infltrer le gang de Costello. Peu après, on découvre Michael Corleone. Gageons qu’en 2019, Te Irishman (nouveau d’agir ici : la bonne manière, la mauvaise que le gangster est lui-même au service du FBI. Inspiré de per- recours au flm criminel après le grave échec commercial de et celle qui est la mienne. » Quiconque sonnes réelles, dont le gangster Whitey Bulger à qui le FBI Silence, 2006) sera une autre contribution allant dans ce sens, la transgresse se retrouve au fond d’un avait donné carte blanche pour l’informer sur les diverses acti- puisque ce flm raconte comment Frank Sheeran (Robert trou creusé dans le désert environnant. vités criminelles du moment, ce scénario ofre un imbroglio de De Niro), membre important du syndicat des transporteurs et La violence règne dans le flm, parfois de situations sufsamment complexe pour permettre à Scorsese de lié à la « famille » Bufalino de Pennsylvanie, prétend avoir assas- manière immonde, comme lorsque Joe démontrer comment le monde du crime aussi bien organisé que siné le président de ce syndicat, Jimmy Hofa (Al Pacino), alors « Une famille s’élève ou décline toujours en Amérique, non ? » Pesci et son frère, après avoir été roués celui de la Mafa, ne peut en fn de compte que s’autodétruire. qu’il était fortement menacé par Robert F. Kennedy, ministre de (Leonardo DiCaprio, Jack Nicholson dans Les Infiltrés) de coups pour leur traîtrise, sont enterrés « Une famille s’élève ou décline toujours en Amérique, non ? », la Justice. La Mafa ou l’Évangile de moins en moins souterrain vivants. Le style du flm est parfois fam- rappelle DiCaprio à Matt Damon, citant le poète Nathaniel de Martin Scorsese. n comme dans la scène d’ouverture où, se rendant compte que boyant, mais son image répugnante de la Mafa est sans appel, Hawthorne. Remarque que Scorsese entérine en montrant Jack l’homme qu’ils viennent d’assassiner bouge encore dans le identique à celle projetée par Les Afranchis. Là aussi, Scorsese Nicholson au sommet de sa gloire, à l’opéra, entouré de deux 1. Martin Scorsese, mes plaisirs de cinéphile, Petite Bibliothèque des Cahiers cofre de leur voiture, Pesci et De Niro l’achèvent au couteau donne symboliquement son coup de grife : il fait exploser la flles, le regard démoniaque, éclairé par une forte lumière rouge, du cinéma, Paris, 1998, p. 130. et au revolver. Une autre scène à ce sujet a été beaucoup remar- voiture de De Niro, projetant son corps en l’air, puis le flme celle du destin qui l’attend. Des criminels que le cinéaste, selon 2. Ibid. quée lors de la sortie du flm : celle où Joe Pesci n’apprécie pas retombant au ralenti, au milieu des fammes. En 1983, de son habitude, condamne de manière biblique, mais surtout plus 3. In Martin Scorsese : A Journey, Tunder’s Mouth Press, New York, 1991, la remarque innocente de son ami Ray Liotta, qui trouve sa nombreux casinos furent détruits et, à l’image de la Mafa qui objectivement quand il démontre que leur avidité cynique ne pp. 275-276. manière de s’exprimer « amusante ». « What the fuck is so funny renonça à son emprise et sut investir ailleurs, Sam Rothstein peut que les obliger à s’entre-tuer et fnir, comme Nicholson, 4. Richard Schickel, Conversations avec Martin Scorsese, Sonatine Éditions, about me ? », lui demande alors Pesci sur un ton agressif. Pour renaît de ses cendres et continue de travailler pour sa « famille », dans la pelle d’un bulldozer, abattu par son protégé Matt Paris, 2011, p. 318. Scorsese, à ce moment précis, dès qu’un mafeux pense que en reprenant son premier emploi d’expert en paris sportifs. La Damon. Un monde de malfrats, en fn de compte sans véri- sa dignité a été bafouée, tout peut arriver. Ce qu’il démontre Mafa ou le phénix du mal. table identité autre que celle que procure l’argent facile. D’où plus tard, quand le même Pesci tue sans sourciller un serveur maladroit, puis insolent. Des origines prémonitoires : Gangs of New York Le flm abonde en détails qui condamnent l’arrogance de ces Scorsese avait confé au critique Richard Schickel que Casino êtres, comme leur manière d’avoir toujours en main des rou- « était son ultime déclaration sur le monde de la Mafa »4. leaux de dollars et de donner de généreux pourboires à ceux Mais, après l’échec au box-ofce américain d’À tombeau ouvert qu’ils croisent et qui les respectent. Mais aussi, la vulgarité de (Bringing out Te Dead, 1999), le cinéaste dut avoir recours leur langage, expression orale illusoire de leur sentiment de au flm criminel pour regagner la confance des producteurs, puissance (omniprésence du mot fuck), ainsi que leur imbécil- comme il l’avait fait précédemment (Les Afranchis fut tourné lité congénitale (voir le personnage de Jimmy Two Times, ainsi après La Dernière Tentation du Christ, Casino après Le Temps surnommé « parce qu’il dit chaque chose deux fois, comme : de l’innocence, autres gros échecs commerciaux vite surmontés “Je vais chercher les journaux, chercher les journaux !” »). Des par le succès de ces criminal movies). Il pouvait enfn adapter à détails que le spectateur est amené à saisir sur le vif, la caméra l’écran le livre de Herbert Asbury, Te Gangs of New York: An suivant ou précédant les personnages comme dans un docu- Informal History of the Underworld (1927), qui l’avait beau- mentaire tourné en temps réel. Certes, Scorsese ne peut s’empê- coup impressionné en 1970. Une production très coûteuse, cher de juger ces criminels de manière biblique, comme dans la puisqu’elle impliquait la construction en studio de gigan- scène où Liotta, De Niro et Pesci doivent déterrer un cadavre tesques décors représentant le quartier très défavorisé des encombrant, les flmant sur un fond rouge des plus infernaux. Five Points, à New York en 1846, où s’étaient afrontées des Mais cela ne nuit aucunement à ce portrait au scalpel qui fait bandes rivales, très violentes, déjà capables d’inféchir la poli- des Afranchis le premier flm américain férocement anti-Mafa, tique de la municipalité. Une occasion de montrer les origines digne d’un Francesco Rosi. du crime organisé dans le bas de Manhattan où, entre 1834 Casino, aussi coécrit par Scorsese et Pileggi, traite d’un épisode et 1844, pas moins de deux cents gangs avaient déjà sévi. Un précis de l’histoire de la Mafa : son emprise sur le monde du terrain très fertile, que les premiers représentants de la Mafa jeu, entre 1973 et 1983, à Las Vegas. Le flm met en scène un sicilienne allaient facilement investir, cinq décennies plus tard. certain Sam « Ace » Rothstein, dépêché par le Kansas Outft Un choix judicieux, Gangs of New York rapportant à ses inves- pour surveiller le bon fonctionnement du casino Tangiers (dans tisseurs 193 772 504 dollars de par le monde. Sans identité autre que celle que procure l’argent facile (Matt Damon, Leonardo DiCaprio dans Les Infiltrés)

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la réalité, Frank « Lefty » Rosenthal et le Appel à l’éradication : Les Infiltrés la demande de DiCaprio à la fn du flm (« I want my identity Stardust). Un casino fnancé en fait par Après deux rapports très documentés sur le comportement back ») auprès de ses supérieurs, refusant dorénavant de servir le système des retraites du syndicat des mafeux contemporain, un retour aux origines montrant la de taupe à la police. Une identité dont il ne saura profter, étant transporteurs, totalement contrôlé par la cruauté inéluctable des premiers gangs new-yorkais, Scorsese abattu quand les fics-taupes fnissent par s’éliminer mutuelle- Mafa. Rothstein (De Niro), surnommé décide – après l’échec au box-ofce américain d’Aviator en ment dans une grande confusion… identitaire. « Te Golden Jew », veille à ce que le règle- 2004 – de faire un remake très américanisé du flm hongkongais Fini donc le temps où Scorsese croyait que la rédemption était ment du casino soit respecté et, surtout, à Infernal Afairs d’Andrew Lau et Alan Mak (2002). Comme encore possible pour tout grand pécheur, moyennant beaucoup ce que les gains élevés de certains joueurs l’original, Les Infltrés met en scène deux personnages qui servent de sang expiatoire (Mean Streets, Raging Bull). Il reconnaît trop chanceux soient vite transformés en de taupes tant pour la police de l’État du Massachusetts que aujourd’hui que l’éradication de la Mafa et de toute forme de lourdes pertes. Digne, efcace, aimable, pour le redoutable gangster Frank Costello ( Jack Nicholson). criminalité organisée n’est sans doute pas pour demain, mais il sait imposer sa loi, celle qu’attendent L’un, Colin Sullivan (Matt Damon), est proche de ce dernier et, qu’avec son délateur (Les Afranchis), son Sam Rothstein doré- de lui ses supérieurs back home à Kansas devenu policier devant le traquer, peut lui être encore plus utile. navant limité à des activités modestes (Casino) et ses Infltrés City (Chicago dans la réalité), comme il L’autre, Billy Costigan (Leonardo DiCaprio), encore élève de la condamnés à s’autodétruire, il est au moins parvenu à démy- le fait remarquer à son responsable des Police Academy, issu des bas quartiers de Boston, se voit confer thifer l’image surpuissante de la Mafa, celle des Vito et autres machines à sous : « Il y a trois manières la mission d’infltrer le gang de Costello. Peu après, on découvre Michael Corleone. Gageons qu’en 2019, Te Irishman (nouveau d’agir ici : la bonne manière, la mauvaise que le gangster est lui-même au service du FBI. Inspiré de per- recours au flm criminel après le grave échec commercial de et celle qui est la mienne. » Quiconque sonnes réelles, dont le gangster Whitey Bulger à qui le FBI Silence, 2006) sera une autre contribution allant dans ce sens, la transgresse se retrouve au fond d’un avait donné carte blanche pour l’informer sur les diverses acti- puisque ce flm raconte comment Frank Sheeran (Robert trou creusé dans le désert environnant. vités criminelles du moment, ce scénario ofre un imbroglio de De Niro), membre important du syndicat des transporteurs et La violence règne dans le flm, parfois de situations sufsamment complexe pour permettre à Scorsese de lié à la « famille » Bufalino de Pennsylvanie, prétend avoir assas- manière immonde, comme lorsque Joe démontrer comment le monde du crime aussi bien organisé que siné le président de ce syndicat, Jimmy Hofa (Al Pacino), alors « Une famille s’élève ou décline toujours en Amérique, non ? » Pesci et son frère, après avoir été roués celui de la Mafa, ne peut en fn de compte que s’autodétruire. qu’il était fortement menacé par Robert F. Kennedy, ministre de (Leonardo DiCaprio, Jack Nicholson dans Les Infiltrés) de coups pour leur traîtrise, sont enterrés « Une famille s’élève ou décline toujours en Amérique, non ? », la Justice. La Mafa ou l’Évangile de moins en moins souterrain vivants. Le style du flm est parfois fam- rappelle DiCaprio à Matt Damon, citant le poète Nathaniel de Martin Scorsese. n comme dans la scène d’ouverture où, se rendant compte que boyant, mais son image répugnante de la Mafa est sans appel, Hawthorne. Remarque que Scorsese entérine en montrant Jack l’homme qu’ils viennent d’assassiner bouge encore dans le identique à celle projetée par Les Afranchis. Là aussi, Scorsese Nicholson au sommet de sa gloire, à l’opéra, entouré de deux 1. Martin Scorsese, mes plaisirs de cinéphile, Petite Bibliothèque des Cahiers cofre de leur voiture, Pesci et De Niro l’achèvent au couteau donne symboliquement son coup de grife : il fait exploser la flles, le regard démoniaque, éclairé par une forte lumière rouge, du cinéma, Paris, 1998, p. 130. et au revolver. Une autre scène à ce sujet a été beaucoup remar- voiture de De Niro, projetant son corps en l’air, puis le flme celle du destin qui l’attend. Des criminels que le cinéaste, selon 2. Ibid. quée lors de la sortie du flm : celle où Joe Pesci n’apprécie pas retombant au ralenti, au milieu des fammes. En 1983, de son habitude, condamne de manière biblique, mais surtout plus 3. In Martin Scorsese : A Journey, Tunder’s Mouth Press, New York, 1991, la remarque innocente de son ami Ray Liotta, qui trouve sa nombreux casinos furent détruits et, à l’image de la Mafa qui objectivement quand il démontre que leur avidité cynique ne pp. 275-276. manière de s’exprimer « amusante ». « What the fuck is so funny renonça à son emprise et sut investir ailleurs, Sam Rothstein peut que les obliger à s’entre-tuer et fnir, comme Nicholson, 4. Richard Schickel, Conversations avec Martin Scorsese, Sonatine Éditions, about me ? », lui demande alors Pesci sur un ton agressif. Pour renaît de ses cendres et continue de travailler pour sa « famille », dans la pelle d’un bulldozer, abattu par son protégé Matt Paris, 2011, p. 318. Scorsese, à ce moment précis, dès qu’un mafeux pense que en reprenant son premier emploi d’expert en paris sportifs. La Damon. Un monde de malfrats, en fn de compte sans véri- sa dignité a été bafouée, tout peut arriver. Ce qu’il démontre Mafa ou le phénix du mal. table identité autre que celle que procure l’argent facile. D’où plus tard, quand le même Pesci tue sans sourciller un serveur maladroit, puis insolent. Des origines prémonitoires : Gangs of New York Le flm abonde en détails qui condamnent l’arrogance de ces Scorsese avait confé au critique Richard Schickel que Casino êtres, comme leur manière d’avoir toujours en main des rou- « était son ultime déclaration sur le monde de la Mafa »4. leaux de dollars et de donner de généreux pourboires à ceux Mais, après l’échec au box-ofce américain d’À tombeau ouvert qu’ils croisent et qui les respectent. Mais aussi, la vulgarité de (Bringing out Te Dead, 1999), le cinéaste dut avoir recours leur langage, expression orale illusoire de leur sentiment de au flm criminel pour regagner la confance des producteurs, puissance (omniprésence du mot fuck), ainsi que leur imbécil- comme il l’avait fait précédemment (Les Afranchis fut tourné lité congénitale (voir le personnage de Jimmy Two Times, ainsi après La Dernière Tentation du Christ, Casino après Le Temps surnommé « parce qu’il dit chaque chose deux fois, comme : de l’innocence, autres gros échecs commerciaux vite surmontés “Je vais chercher les journaux, chercher les journaux !” »). Des par le succès de ces criminal movies). Il pouvait enfn adapter à détails que le spectateur est amené à saisir sur le vif, la caméra l’écran le livre de Herbert Asbury, Te Gangs of New York: An suivant ou précédant les personnages comme dans un docu- Informal History of the Underworld (1927), qui l’avait beau- mentaire tourné en temps réel. Certes, Scorsese ne peut s’empê- coup impressionné en 1970. Une production très coûteuse, cher de juger ces criminels de manière biblique, comme dans la puisqu’elle impliquait la construction en studio de gigan- scène où Liotta, De Niro et Pesci doivent déterrer un cadavre tesques décors représentant le quartier très défavorisé des encombrant, les flmant sur un fond rouge des plus infernaux. Five Points, à New York en 1846, où s’étaient afrontées des Mais cela ne nuit aucunement à ce portrait au scalpel qui fait bandes rivales, très violentes, déjà capables d’inféchir la poli- des Afranchis le premier flm américain férocement anti-Mafa, tique de la municipalité. Une occasion de montrer les origines digne d’un Francesco Rosi. du crime organisé dans le bas de Manhattan où, entre 1834 Casino, aussi coécrit par Scorsese et Pileggi, traite d’un épisode et 1844, pas moins de deux cents gangs avaient déjà sévi. Un précis de l’histoire de la Mafa : son emprise sur le monde du terrain très fertile, que les premiers représentants de la Mafa jeu, entre 1973 et 1983, à Las Vegas. Le flm met en scène un sicilienne allaient facilement investir, cinq décennies plus tard. certain Sam « Ace » Rothstein, dépêché par le Kansas Outft Un choix judicieux, Gangs of New York rapportant à ses inves- pour surveiller le bon fonctionnement du casino Tangiers (dans tisseurs 193 772 504 dollars de par le monde. Sans identité autre que celle que procure l’argent facile (Matt Damon, Leonardo DiCaprio dans Les Infiltrés)

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(Intolerance, 1916), marquant l’émergence d’un langage propre aux images du cinéma et, plus spécifquement, à celle du cinéma américain. Dans Le Parrain, la première occurrence de ce type de découpage apparaît à la fn de la première partie, lorsque Michael Corleone (Al Pacino) devient le parrain de son neveu et, en même temps, succède à Vito (Marlon Brando), son père, à la tête du clan familiale. Coppola conclut ainsi le premier flm en entrelaçant la cérémonie du baptême et les meurtres comman dités par Michael qui lui permettront d’asseoir son pouvoir sur les diférents groupes mafeux de New York. À partir de l’impression de simultanéité des événements, le mon- tage parallèle véhicule un discours métaphorique. Ici, l’idée est claire : Michael est doublement sacré « parrain », le terme pou- vant être appréhendé selon deux acceptations diférentes mais non opposées, le religieux (la cérémonie) et le politique (les crimes). D’un seul mouvement, Coppola brasse donc une série d’associations symboliques qu’il développera plus longuement dans sa deuxième partie. Celle-ci, en efet, est régie par la loi du parallèle, le cinéaste alternant sans cesse l’histoire présente de Michael et celle, conjuguée au passé, des débuts de Vito (cette fois interprété par Robert De Niro) dans l’Amérique des années 1920. Ce basculement temporel permet à Coppola de souli- gner le progressif déclin du premier par l’irrésistible réussite du second. Les deux mouvements d’ascension et de chute s’enche- vêtrent donc continuellement ; le passé de Vito apparaît à la fois comme un rappel des origines, éclairant l’évolution de Michael, et comme un contrepoint dramatique, amplifant la dimension tragique qui imprègne l’ensemble de la trilogie. La dernière partie de l’œuvre reprend à son compte les valeurs du procédé technique sans pour autant le faire apparaître de façon efective. (SUR LE PARRAIN) Le découpage se situe ici entre les flms, et, en particulier, entre le premier et le dernier. Coppola reprend le développement ainsi que les principales étapes de la première partie pour y opérer de JACQUES DEMANGE subtiles variations. Les quelques fash-back émaillant la forme du flm confrment ce rapprochement. Les diférentes fgures Modèle de jeu auquel ses plus proches partenaires devront s’identifier (Marlon Brando dans Le Parrain) narratives et stylistiques ainsi que le fnale opératique se rap- prochent du clin d’œil cinéphile, une série d’allusions ludiques Une tension centrifuge contamine l’ensemble du corps auxquelles s’ajoute l’édifcation d’une structure circulaire faisant (James Caan dans Le Parrain) Aborder de front la trilogie du Parrain (Te Godfather, Francis et Pacino sur le tournage du premier Parrain). Son intérêt était du fatum le principal déterminisme de l’œuvre. La continuelle Ford Coppola) dans les limites d’un article peut s’apparenter de pouvoir collaborer avec des acteurs dont le style de jeu per- reprise de l’élévation et de la chute semble repousser la fn pour partenaires devront s’identifer. L’environnement nocturne du à une gageure, un déf presque impossible au vu de l’ampleur mettait des rapprochements généalogiques comparables à ceux afrmer la pérennité du (re)commencement et de son impos- gangster, fait d’ombres et de lumière tamisée, est souligné par du sujet et des nombreuses clés interprétatives qu’il suscite. entretenus par les membres d’une famille. Car voilà l’un des sible conclusion. l’apparente simplicité de ses gestes. Brando n’a rien du gangs- Difculté d’abord à situer formellement l’œuvre. Si la première principaux enjeux de ce magnum opus : parvenir à écrire un récit ter pulsionnel, type que l’inoubliable interprétation de Paul partie (1972) et la deuxième (1974) n’ont été réalisées qu’à deux choral sans cesse travaillé par la dialectique de la continuité et L’édification d’un modèle Muni dans Scarface (Howard Hawks, 1932) avait contribué à ans de distance, une quinzaine d’années séparent cette dernière de la rupture, de l’ascension et du déclin, du lien et de son pro- La beauté et la force de l’œuvre sont de parvenir à décrire ce standardiser, mais fait de la mesure sa principale marque de de la troisième (1990). Difculté ensuite à découper sa struc- gressif délitement. mouvement de façon interne, comme entre les lignes de l’his- fabrique. Vito Corleone écoute beaucoup, parle peu, s’imprègne ture. Car si chaque flm constitue une œuvre en soi, leur unité toire flmée. À l’instar du montage parallèle, invitant le specta- d’une atmosphère qu’il saura ensuite investir de sa puissance. ne semble relever que de l’ensemble auquel ils appartiennent. La reprise du grand geste teur à saisir le sens d’une séquence selon un principe contradic- Ses micro-gestes sont les véhicules d’un état émotionnel autant Outre les continuités thématiques supposées par toute saga, les L’une des principales qualités de la trilogie est d’être parvenue toire de liaison (symbolique) et de rupture (spatio-temporelle), que d’un statut symbolique. L’index posé sur les lèvres, l’annu- trois opus ont en commun de nombreux traits formels princi- à reprendre la traditionnelle dynamique de l’élévation et de la le jeu des acteurs dans les trois flms permet de traduire par le laire grattant leur commissure, la main gauche caressant la joue palement véhiculés par le grand soin apporté à la mise en scène, chute du flm de gangsters pour l’investir d’un caractère épique sensible et l’implicite les intentions de l’auteur. La chose appa- ou la droite placée contre le crâne sont des postures codifées, la photographie, la musique et… l’interprétation. Le Parrain anoblissant le statut d’un genre le plus souvent cantonné aux raît dès l’ouverture de la première partie et l’introduction de des marqueurs de l’intensité d’une réfexion et d’une maîtrise afche, aujourd’hui encore, l’un des plus beaux castings du productions de série B1. Deux histoires se rencontrent sans Marlon Brando à l’écran. De façon fort signifcative, c’est en qu’atteste leur immobilisme. Le parrain est donc celui qui cinéma, réunissant certains des plus grands acteurs de la moder- cesse, celle du clan Corleone et celle de l’Amérique, l’une et efet dans le bureau de Vito Corleone que débute la trilogie. réféchit avant d’agir, qui prend ses décisions par l’intermé- nité, Marlon Brando, Robert De Niro et Al Pacino en tête, mais l’autre inséparablement liées, comme en atteste le montage Proftant du mariage de sa flle, les obligés du parrain viennent diaire des autres (chacun de ses ordres passe d’abord par Tom aussi Diane Keaton, James Caan, Robert Duvall, John Cazale et parallèle qui rythme la structure des trois parties. Le recours lui rendre hommage et lui demander son aide. À travers ces [Robert Duvall], son premier conseiller). Le plus souvent flmé Lee Strasberg dans des rôles plus secondaires. Cette rencontre à ce procédé s’apparente à la reprise du grand geste fonda- premières scènes, Coppola décrit la fgure identitaire du pro- en gros plan ou en plan rapproché, Vito Corleone surplombe n’a rien d’une coïncidence et fut longuement concertée par teur, naguère développé par David W. Grifth dans Naissance tagoniste de l’œuvre, en même temps que Brando inscrit son l’ensemble et opère dans l’ombre, il est cette main invisible qui Coppola (qui, rappelons-le, dû se battre pour imposer Brando d’une nation (Te Birth of a Nation, 1915) et surtout Intolérance interprétation comme modèle de jeu auquel ses plus proches tire les fcelles tout en maintenant les traits de son visage dans

58 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 59 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

(Intolerance, 1916), marquant l’émergence d’un langage propre aux images du cinéma et, plus spécifquement, à celle du cinéma américain. Dans Le Parrain, la première occurrence de ce type de découpage apparaît à la fn de la première partie, lorsque Michael Corleone (Al Pacino) devient le parrain de son neveu et, en même temps, succède à Vito (Marlon Brando), son père, à la tête du clan familiale. Coppola conclut ainsi le premier flm en entrelaçant la cérémonie du baptême et les meurtres comman dités par Michael qui lui permettront d’asseoir son pouvoir sur les diférents groupes mafeux de New York. À partir de l’impression de simultanéité des événements, le mon- tage parallèle véhicule un discours métaphorique. Ici, l’idée est claire : Michael est doublement sacré « parrain », le terme pou- vant être appréhendé selon deux acceptations diférentes mais non opposées, le religieux (la cérémonie) et le politique (les crimes). D’un seul mouvement, Coppola brasse donc une série d’associations symboliques qu’il développera plus longuement dans sa deuxième partie. Celle-ci, en efet, est régie par la loi du parallèle, le cinéaste alternant sans cesse l’histoire présente de Michael et celle, conjuguée au passé, des débuts de Vito (cette fois interprété par Robert De Niro) dans l’Amérique des années 1920. Ce basculement temporel permet à Coppola de souli- gner le progressif déclin du premier par l’irrésistible réussite du second. Les deux mouvements d’ascension et de chute s’enche- vêtrent donc continuellement ; le passé de Vito apparaît à la fois comme un rappel des origines, éclairant l’évolution de Michael, et comme un contrepoint dramatique, amplifant la dimension tragique qui imprègne l’ensemble de la trilogie. La dernière partie de l’œuvre reprend à son compte les valeurs du procédé technique sans pour autant le faire apparaître de façon efective. (SUR LE PARRAIN) Le découpage se situe ici entre les flms, et, en particulier, entre le premier et le dernier. Coppola reprend le développement ainsi que les principales étapes de la première partie pour y opérer de JACQUES DEMANGE subtiles variations. Les quelques fash-back émaillant la forme du flm confrment ce rapprochement. Les diférentes fgures Modèle de jeu auquel ses plus proches partenaires devront s’identifier (Marlon Brando dans Le Parrain) narratives et stylistiques ainsi que le fnale opératique se rap- prochent du clin d’œil cinéphile, une série d’allusions ludiques Une tension centrifuge contamine l’ensemble du corps auxquelles s’ajoute l’édifcation d’une structure circulaire faisant (James Caan dans Le Parrain) Aborder de front la trilogie du Parrain (Te Godfather, Francis et Pacino sur le tournage du premier Parrain). Son intérêt était du fatum le principal déterminisme de l’œuvre. La continuelle Ford Coppola) dans les limites d’un article peut s’apparenter de pouvoir collaborer avec des acteurs dont le style de jeu per- reprise de l’élévation et de la chute semble repousser la fn pour partenaires devront s’identifer. L’environnement nocturne du à une gageure, un déf presque impossible au vu de l’ampleur mettait des rapprochements généalogiques comparables à ceux afrmer la pérennité du (re)commencement et de son impos- gangster, fait d’ombres et de lumière tamisée, est souligné par du sujet et des nombreuses clés interprétatives qu’il suscite. entretenus par les membres d’une famille. Car voilà l’un des sible conclusion. l’apparente simplicité de ses gestes. Brando n’a rien du gangs- Difculté d’abord à situer formellement l’œuvre. Si la première principaux enjeux de ce magnum opus : parvenir à écrire un récit ter pulsionnel, type que l’inoubliable interprétation de Paul partie (1972) et la deuxième (1974) n’ont été réalisées qu’à deux choral sans cesse travaillé par la dialectique de la continuité et L’édification d’un modèle Muni dans Scarface (Howard Hawks, 1932) avait contribué à ans de distance, une quinzaine d’années séparent cette dernière de la rupture, de l’ascension et du déclin, du lien et de son pro- La beauté et la force de l’œuvre sont de parvenir à décrire ce standardiser, mais fait de la mesure sa principale marque de de la troisième (1990). Difculté ensuite à découper sa struc- gressif délitement. mouvement de façon interne, comme entre les lignes de l’his- fabrique. Vito Corleone écoute beaucoup, parle peu, s’imprègne ture. Car si chaque flm constitue une œuvre en soi, leur unité toire flmée. À l’instar du montage parallèle, invitant le specta- d’une atmosphère qu’il saura ensuite investir de sa puissance. ne semble relever que de l’ensemble auquel ils appartiennent. La reprise du grand geste teur à saisir le sens d’une séquence selon un principe contradic- Ses micro-gestes sont les véhicules d’un état émotionnel autant Outre les continuités thématiques supposées par toute saga, les L’une des principales qualités de la trilogie est d’être parvenue toire de liaison (symbolique) et de rupture (spatio-temporelle), que d’un statut symbolique. L’index posé sur les lèvres, l’annu- trois opus ont en commun de nombreux traits formels princi- à reprendre la traditionnelle dynamique de l’élévation et de la le jeu des acteurs dans les trois flms permet de traduire par le laire grattant leur commissure, la main gauche caressant la joue palement véhiculés par le grand soin apporté à la mise en scène, chute du flm de gangsters pour l’investir d’un caractère épique sensible et l’implicite les intentions de l’auteur. La chose appa- ou la droite placée contre le crâne sont des postures codifées, la photographie, la musique et… l’interprétation. Le Parrain anoblissant le statut d’un genre le plus souvent cantonné aux raît dès l’ouverture de la première partie et l’introduction de des marqueurs de l’intensité d’une réfexion et d’une maîtrise afche, aujourd’hui encore, l’un des plus beaux castings du productions de série B1. Deux histoires se rencontrent sans Marlon Brando à l’écran. De façon fort signifcative, c’est en qu’atteste leur immobilisme. Le parrain est donc celui qui cinéma, réunissant certains des plus grands acteurs de la moder- cesse, celle du clan Corleone et celle de l’Amérique, l’une et efet dans le bureau de Vito Corleone que débute la trilogie. réféchit avant d’agir, qui prend ses décisions par l’intermé- nité, Marlon Brando, Robert De Niro et Al Pacino en tête, mais l’autre inséparablement liées, comme en atteste le montage Proftant du mariage de sa flle, les obligés du parrain viennent diaire des autres (chacun de ses ordres passe d’abord par Tom aussi Diane Keaton, James Caan, Robert Duvall, John Cazale et parallèle qui rythme la structure des trois parties. Le recours lui rendre hommage et lui demander son aide. À travers ces [Robert Duvall], son premier conseiller). Le plus souvent flmé Lee Strasberg dans des rôles plus secondaires. Cette rencontre à ce procédé s’apparente à la reprise du grand geste fonda- premières scènes, Coppola décrit la fgure identitaire du pro- en gros plan ou en plan rapproché, Vito Corleone surplombe n’a rien d’une coïncidence et fut longuement concertée par teur, naguère développé par David W. Grifth dans Naissance tagoniste de l’œuvre, en même temps que Brando inscrit son l’ensemble et opère dans l’ombre, il est cette main invisible qui Coppola (qui, rappelons-le, dû se battre pour imposer Brando d’une nation (Te Birth of a Nation, 1915) et surtout Intolérance interprétation comme modèle de jeu auquel ses plus proches tire les fcelles tout en maintenant les traits de son visage dans

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une mécanique implacable et bien rodée annonce la fn du deu- vitupérant contre le peu d’attention que lui accorde Michael. xième flm, quand le jeune Vito retourne dans son village natal, À gauche, Pacino maintient, tout au long de la litanie de son en Sicile, pour se venger d’un chef mafeux local. C’est avec une partenaire, la même posture : debout, droit, les mains enfon- semblable maîtrise déterminée par une violence sourde et céré- cées dans les poches. Cazale, à l’inverse, procède par gradation. brale que le futur parrain exécute son crime. Avec la lame d’un À son afaissement initial succède une mise en crise dont le couteau, sa main droite vient tracer sans faillir une diagonale mouvement du corps est le premier porteur. L’acteur redresse sur le corps de son ennemi, tandis que son bras gauche reste doucement son buste, ses bras portés vers l’avant, ses paumes imperturbablement plié. Chez Vito, le geste criminel semble ouvertes vers Pacino, avant de les rabattre rapidement des deux inné, transmettant sa précision et son efcacité à son plus jeune côtés du sofa. Ses membres semblent alors pris de convul- fls. À l’inventivité du montage parallèle de Coppola répond sions : ses bras, son buste et son visage tressaillent, tandis que celle du système de correspondances décrit par le jeu de ses ses yeux clignent rapidement, avant que l’ensemble du corps ne acteurs. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien l’intervalle s’écroule. Son bras plié, son poignet cassé et sa main pendante qui prime, conférant un sens au rapport qui se tisse entre des lui donnent l’aspect d’un pantin désarticulé dont les fcelles ne images dont il formule l’ultime synthèse. Comme on l’a vu, la seraient plus tirées par aucun marionnettiste. On retrouve ici dimension symbolique du découpage employé par le réalisateur la posture concentrique propre à Fredo qui, ne parvenant pas à lui permettait de remonter au grand geste fondateur de Grifth, exploser comme Sonny, tourne à vide, devant refouler son éner- afliant du même coup ses flms à une tradition tout américaine gie sans pour autant parvenir à la canaliser. La position allongée de l’écriture cinématographique. On pourrait dire la même de l’acteur renforce cette impression. L’alitement de Fredo sym- chose du jeu des acteurs. En basant leurs interprétations sur un bolise son impuissance à agir, en même temps qu’il souligne une comportement physique, Pacino et ses partenaires reprennent chétivité propre à l’enfant. La posture de Pacino, au contraire, à leur compte l’approche behavioriste propre à la production fgure une présence tutélaire, proche de celle du père. C’est à Deux modèles comportementaux, deux styles de jeu (Al Pacino, John Cazale dans Le Parrain Deuxième partie) cinématographique de leur pays. Mais, loin de se conforter à sa nouveau l’immobilisme qui l’emporte, soulignant ici l’intransi- seule reprise, ceux-ci cherchent à en exploiter toutes les poten- geance du chef de clan. l’obscurité d’une neutralité expressive. Le seul moment où son sur lui-même, il est un corps mû par une force centripète, ino- tialités afn d’afrmer au fl des séquences personnage sortira de sa léthargie, ce sera justement pour se pérante, proche de l’énergie burlesque ; une comparaison que la présence d’un sous-texte que le public moquer du comportement de l’un de ses interlocuteurs qu’il renforcent sa maigreur et les traits creusés de son visage, l’af- comprend inconsciemment. juge trop expansif (les larmes versées par Johnny Fontane [Al liant à une sorte de Buster Keaton débarqué dans le monde des Pour s’en assurer, il suft de voir com- Martino], son flleul venu lui conter ses déboires à Hollywood). gangsters. Deux modèles comportementaux, deux styles de jeu ment les échanges entre Caan, Cazale Par son goût pour les poses apprêtées ainsi que par son maquil- qui, sans s’opposer tout à fait à l’interprétation Brando, n’ont et Pacino connotent la supériorité de lage (les boules de coton placées à l’intérieur des joues conférant rien de commun avec elle. Reste Michael (Al Pacino), le cadet. l’immobilisme incarné par ce dernier à son visage une valeur plastique indéniable), Brando trans- C’est lui, en efet, qui apparaît comme le plus digne héritier de ou à la rétention d’énergie fgurée par forme son personnage en une fgure allégorique, porteuse d’une Vito, en même temps que Pacino celui de Brando. Parce qu’il l’interprétation physique des deux autres. symbolique immédiatement identifable2. L’acteur fait de la est délibérément en retrait des afaires de la « famille », Michael Chacun de leurs dialogues tient en efet fxité un moyen d’appuyer sa présence dans le cadre, métapho- adopte, sans le savoir, la distance nécessaire à toute mesure. d’une confrontation enfouie, seulement risant la puissance du parrain selon un mode stylistique auquel signalée par les diférences opposant ses successeurs devront se conformer. D’un geste fondateur leur style de jeu. Dans le premier flm, C’est par l’exécution d’un geste que le héros comprend que son lorsque Michael s’afrme auprès de Types comportementaux et styles de jeu destin est de participer aux afaires du clan. Celui-ci apparaît Sonny, se portant volontaire pour assas- Ces derniers proposent diférents types de comportement qui dans la célèbre scène où Michael prend la défense de son père siner Sollozzo, l’interprétation de Pacino détermineront leur future position hiérarchique dans le clan. alité à l’hôpital. Face aux gangsters venus assassiner Vito, le confrme à elle seule que Michael a l’étofe De fait, tout, dès la première partie du premier flm, semble jeune homme garde son sang-froid et remarque que, face au d’un parrain. Alors que Caan ne cesse déjà joué. Sonny ( James Caan), le fls aîné, est présenté comme danger, sa main ne tremble pas. Coppola flme ce moment par de se déplacer dans la pièce, serrant les incontrôlable. « Ne t’excite pas trop », lui conseille son épouse, le biais d’une série d’inserts, focalisant l’attention du specta- poings ou brandissant son index, mû par en vain. Buste en avant et poing dressé, Sonny s’en prend à un teur sur le membre de l’acteur, et conférant à son immobilité une énergie pulsionnelle animale, Pacino photographe trop intrusif à son goût. L’acteur marque chacun la valeur d’un symptôme que le personnage semble immédia- reste assis, reprenant la posture codifée de ses mouvements d’une tension centrifuge, partant des jambes tement saisir. Ce basculement se concrétise lors de la séquence de Brando : ses jambes sont croisées, ses Des corps contaminés par l’immobilité de la pose picturale pour contaminer l’ensemble du corps. Sa posture n’est pas celle où Michael abat Sollozzo (Al Lettieri), le gangster qui a pla- mains le plus souvent maintenues sur les (Lee Strasberg, Al Pacino dans Le Parrain Deuxième partie) de son père. Là où Brando exprime une unité par la maîtrise du nifé l’assassinat de son père, et McCluskey (Sterling Hayden), accoudoirs du fauteuil, ou portées à son corps, Caan en souligne chacune des parties : le mouvement des un capitaine de police corrompu. Tout au long de la discussion front dans un signe de réfexion. Sa joue gauche enfée par un épaules, du buste, du dos, des jambes et des bras s’autonomise précédant l’assassinat, Pacino se tient assis, légèrement courbé, coup de poing semble même faire écho à celles, boursoufées, Dialectique comportementale dans l’action, réfutant l’ensemble pour privilégier la partie. Cette les mains presque toujours jointes, immobile. Sa nervosité est de Brando. Conscient de ce rapport, Coppola flme la réplique Il y a donc deux extrêmes physiques entre lesquels navigue anarchie corporelle est aussi celle qui, à quelques nuances près, surtout transmise par le mouvement de ses pupilles et par deux de Pacino en opérant un lent travelling vers lui, un mouve- Pacino/Michael : l’explosion (syndrome Sonny) et l’implo- détermine le comportement de Fredo ( John Cazale), le second micro-gestes exécutés dos à la caméra (la main droite en visière, ment visuel qui atteste l’importance prise par le jeune homme. sion (syndrome Fredo). Tout l’enjeu pour le nouveau parrain fls de Vito. Celui-ci n’assigne à aucun de ses mouvements une puis ses mains venant se placer des deux côtés de sa tête comme L’opposition entre ces deux registres de jeu exprime, sans que sera donc de résister à ces deux tendances comportementales. détermination claire. Le jeu de l’acteur, en quelque sorte, s’épar- pour se recoifer). Une interprétation minimaliste qui oblige cela ne soit jamais indiqué par le dialogue, une rivalité entre Incliner vers l’une des deux signiferait en efet la perte du pou- pille. C’est d’ailleurs éméché qu’il apparaît pour la première fois Coppola à privilégier, comme avec Brando, le gros plan dans ces personnages mais aussi la victoire du cadet sur l’aîné. Dans voir, comme l’avait prouvé Brando dans le premier flm de la à l’écran. Venu saluer Michael et sa fancée Kay (Diane Keaton), la construction de sa séquence. Lorsque Michael passe enfn le deuxième flm, cette relation actorale réapparaît à travers le saga. Revenu diminué de l’hôpital, Vito apprend par Tom la Fredo s’assoit sur ses genoux, se penche de façon appuyée vers à l’acte, ses gestes sont mesurés, froids, calculés. Le corps est dialogue scellant la rupture entre Michael et Fredo. À droite mort de Sonny. Assis, le parrain expire puissamment comme l’avant et bascule sans cesse de droite à gauche. L’acteur tourne droit et ne marque aucune hésitation. Ce mouvement propre à dans le cadre, Fredo, allongé sur un sofa, exprime sa frustration, pour contenir l’émotion qui le submerge. Ses lèvres tirées vers

60 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 61 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

une mécanique implacable et bien rodée annonce la fn du deu- vitupérant contre le peu d’attention que lui accorde Michael. xième flm, quand le jeune Vito retourne dans son village natal, À gauche, Pacino maintient, tout au long de la litanie de son en Sicile, pour se venger d’un chef mafeux local. C’est avec une partenaire, la même posture : debout, droit, les mains enfon- semblable maîtrise déterminée par une violence sourde et céré- cées dans les poches. Cazale, à l’inverse, procède par gradation. brale que le futur parrain exécute son crime. Avec la lame d’un À son afaissement initial succède une mise en crise dont le couteau, sa main droite vient tracer sans faillir une diagonale mouvement du corps est le premier porteur. L’acteur redresse sur le corps de son ennemi, tandis que son bras gauche reste doucement son buste, ses bras portés vers l’avant, ses paumes imperturbablement plié. Chez Vito, le geste criminel semble ouvertes vers Pacino, avant de les rabattre rapidement des deux inné, transmettant sa précision et son efcacité à son plus jeune côtés du sofa. Ses membres semblent alors pris de convul- fls. À l’inventivité du montage parallèle de Coppola répond sions : ses bras, son buste et son visage tressaillent, tandis que celle du système de correspondances décrit par le jeu de ses ses yeux clignent rapidement, avant que l’ensemble du corps ne acteurs. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien l’intervalle s’écroule. Son bras plié, son poignet cassé et sa main pendante qui prime, conférant un sens au rapport qui se tisse entre des lui donnent l’aspect d’un pantin désarticulé dont les fcelles ne images dont il formule l’ultime synthèse. Comme on l’a vu, la seraient plus tirées par aucun marionnettiste. On retrouve ici dimension symbolique du découpage employé par le réalisateur la posture concentrique propre à Fredo qui, ne parvenant pas à lui permettait de remonter au grand geste fondateur de Grifth, exploser comme Sonny, tourne à vide, devant refouler son éner- afliant du même coup ses flms à une tradition tout américaine gie sans pour autant parvenir à la canaliser. La position allongée de l’écriture cinématographique. On pourrait dire la même de l’acteur renforce cette impression. L’alitement de Fredo sym- chose du jeu des acteurs. En basant leurs interprétations sur un bolise son impuissance à agir, en même temps qu’il souligne une comportement physique, Pacino et ses partenaires reprennent chétivité propre à l’enfant. La posture de Pacino, au contraire, à leur compte l’approche behavioriste propre à la production fgure une présence tutélaire, proche de celle du père. C’est à Deux modèles comportementaux, deux styles de jeu (Al Pacino, John Cazale dans Le Parrain Deuxième partie) cinématographique de leur pays. Mais, loin de se conforter à sa nouveau l’immobilisme qui l’emporte, soulignant ici l’intransi- seule reprise, ceux-ci cherchent à en exploiter toutes les poten- geance du chef de clan. l’obscurité d’une neutralité expressive. Le seul moment où son sur lui-même, il est un corps mû par une force centripète, ino- tialités afn d’afrmer au fl des séquences personnage sortira de sa léthargie, ce sera justement pour se pérante, proche de l’énergie burlesque ; une comparaison que la présence d’un sous-texte que le public moquer du comportement de l’un de ses interlocuteurs qu’il renforcent sa maigreur et les traits creusés de son visage, l’af- comprend inconsciemment. juge trop expansif (les larmes versées par Johnny Fontane [Al liant à une sorte de Buster Keaton débarqué dans le monde des Pour s’en assurer, il suft de voir com- Martino], son flleul venu lui conter ses déboires à Hollywood). gangsters. Deux modèles comportementaux, deux styles de jeu ment les échanges entre Caan, Cazale Par son goût pour les poses apprêtées ainsi que par son maquil- qui, sans s’opposer tout à fait à l’interprétation Brando, n’ont et Pacino connotent la supériorité de lage (les boules de coton placées à l’intérieur des joues conférant rien de commun avec elle. Reste Michael (Al Pacino), le cadet. l’immobilisme incarné par ce dernier à son visage une valeur plastique indéniable), Brando trans- C’est lui, en efet, qui apparaît comme le plus digne héritier de ou à la rétention d’énergie fgurée par forme son personnage en une fgure allégorique, porteuse d’une Vito, en même temps que Pacino celui de Brando. Parce qu’il l’interprétation physique des deux autres. symbolique immédiatement identifable2. L’acteur fait de la est délibérément en retrait des afaires de la « famille », Michael Chacun de leurs dialogues tient en efet fxité un moyen d’appuyer sa présence dans le cadre, métapho- adopte, sans le savoir, la distance nécessaire à toute mesure. d’une confrontation enfouie, seulement risant la puissance du parrain selon un mode stylistique auquel signalée par les diférences opposant ses successeurs devront se conformer. D’un geste fondateur leur style de jeu. Dans le premier flm, C’est par l’exécution d’un geste que le héros comprend que son lorsque Michael s’afrme auprès de Types comportementaux et styles de jeu destin est de participer aux afaires du clan. Celui-ci apparaît Sonny, se portant volontaire pour assas- Ces derniers proposent diférents types de comportement qui dans la célèbre scène où Michael prend la défense de son père siner Sollozzo, l’interprétation de Pacino détermineront leur future position hiérarchique dans le clan. alité à l’hôpital. Face aux gangsters venus assassiner Vito, le confrme à elle seule que Michael a l’étofe De fait, tout, dès la première partie du premier flm, semble jeune homme garde son sang-froid et remarque que, face au d’un parrain. Alors que Caan ne cesse déjà joué. Sonny ( James Caan), le fls aîné, est présenté comme danger, sa main ne tremble pas. Coppola flme ce moment par de se déplacer dans la pièce, serrant les incontrôlable. « Ne t’excite pas trop », lui conseille son épouse, le biais d’une série d’inserts, focalisant l’attention du specta- poings ou brandissant son index, mû par en vain. Buste en avant et poing dressé, Sonny s’en prend à un teur sur le membre de l’acteur, et conférant à son immobilité une énergie pulsionnelle animale, Pacino photographe trop intrusif à son goût. L’acteur marque chacun la valeur d’un symptôme que le personnage semble immédia- reste assis, reprenant la posture codifée de ses mouvements d’une tension centrifuge, partant des jambes tement saisir. Ce basculement se concrétise lors de la séquence de Brando : ses jambes sont croisées, ses Des corps contaminés par l’immobilité de la pose picturale pour contaminer l’ensemble du corps. Sa posture n’est pas celle où Michael abat Sollozzo (Al Lettieri), le gangster qui a pla- mains le plus souvent maintenues sur les (Lee Strasberg, Al Pacino dans Le Parrain Deuxième partie) de son père. Là où Brando exprime une unité par la maîtrise du nifé l’assassinat de son père, et McCluskey (Sterling Hayden), accoudoirs du fauteuil, ou portées à son corps, Caan en souligne chacune des parties : le mouvement des un capitaine de police corrompu. Tout au long de la discussion front dans un signe de réfexion. Sa joue gauche enfée par un épaules, du buste, du dos, des jambes et des bras s’autonomise précédant l’assassinat, Pacino se tient assis, légèrement courbé, coup de poing semble même faire écho à celles, boursoufées, Dialectique comportementale dans l’action, réfutant l’ensemble pour privilégier la partie. Cette les mains presque toujours jointes, immobile. Sa nervosité est de Brando. Conscient de ce rapport, Coppola flme la réplique Il y a donc deux extrêmes physiques entre lesquels navigue anarchie corporelle est aussi celle qui, à quelques nuances près, surtout transmise par le mouvement de ses pupilles et par deux de Pacino en opérant un lent travelling vers lui, un mouve- Pacino/Michael : l’explosion (syndrome Sonny) et l’implo- détermine le comportement de Fredo ( John Cazale), le second micro-gestes exécutés dos à la caméra (la main droite en visière, ment visuel qui atteste l’importance prise par le jeune homme. sion (syndrome Fredo). Tout l’enjeu pour le nouveau parrain fls de Vito. Celui-ci n’assigne à aucun de ses mouvements une puis ses mains venant se placer des deux côtés de sa tête comme L’opposition entre ces deux registres de jeu exprime, sans que sera donc de résister à ces deux tendances comportementales. détermination claire. Le jeu de l’acteur, en quelque sorte, s’épar- pour se recoifer). Une interprétation minimaliste qui oblige cela ne soit jamais indiqué par le dialogue, une rivalité entre Incliner vers l’une des deux signiferait en efet la perte du pou- pille. C’est d’ailleurs éméché qu’il apparaît pour la première fois Coppola à privilégier, comme avec Brando, le gros plan dans ces personnages mais aussi la victoire du cadet sur l’aîné. Dans voir, comme l’avait prouvé Brando dans le premier flm de la à l’écran. Venu saluer Michael et sa fancée Kay (Diane Keaton), la construction de sa séquence. Lorsque Michael passe enfn le deuxième flm, cette relation actorale réapparaît à travers le saga. Revenu diminué de l’hôpital, Vito apprend par Tom la Fredo s’assoit sur ses genoux, se penche de façon appuyée vers à l’acte, ses gestes sont mesurés, froids, calculés. Le corps est dialogue scellant la rupture entre Michael et Fredo. À droite mort de Sonny. Assis, le parrain expire puissamment comme l’avant et bascule sans cesse de droite à gauche. L’acteur tourne droit et ne marque aucune hésitation. Ce mouvement propre à dans le cadre, Fredo, allongé sur un sofa, exprime sa frustration, pour contenir l’émotion qui le submerge. Ses lèvres tirées vers

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la mort et la (re)naissance. Le diabète de Michael métaphorise obligeant au retrait défnitif. Pacino reprend à son compte l’im- le déclin de son pouvoir. La dégénérescence physique prend à pression de craquellement qu’avait su véhiculer Brando, mais nouveau une valeur symbolique. La première crise du person- pousse son processus à son culmen. Il dilate son expression, la nage a lieu dans sa cuisine. Loin d’être anecdotique, celle-ci prolonge, transformant la posture de son personnage en une prend une forme spectaculaire qui doit beaucoup à l’interpréta- allégorie de la perte. C’est une pietà ou Le Cri de Munch qui tion de Pacino. Se déplaçant avec difculté, l’acteur prend appui apparaît à l’écran, une image de la chute et du débordement, de la main gauche sur le plan de travail, ses jambes raides et fxée pour l’éternité. jointes formant une diagonale qui déporte l’ensemble du corps Pourtant, la fn n’en est pas vraiment une. Car, avant de dis- sur le côté droit du cadre. Michael s’efondre, cherchant par une paraître, Michael avait pris ses dispositions à travers le jeune série de gestes brusques à retrouver son équilibre. Assis sur une Vincent (Andy Garcia), fls illégitime de Sonny, qui a su retenir chaise, le corps de Pacino semble pris de convulsions, luttant la leçon. « Ne livre jamais tes pensées aux autres », lui conseille contre lui-même, sa main gauche venant frapper son bras droit Michael. Surveiller ses gestes, contenir ses émotions. L’évolution tendu et immobilisé. La séquence se conclut par la disparition comportementale de Vincent est en cela exemplaire. Au début de l’acteur : soutenu par ses proches, Michael s’avance d’un pas du flm, ses postures sont calquées sur celles de son père. Face à hésitant, son buste s’afaisse vers l’avant, ses bras s’agitent avec un Pacino immobile, Andy Garcia bascule d’un pied sur l’autre, véhémence, ses mains se courbent, avant que l’ensemble du avant de placer sa main droite au niveau de son entrejambe. La corps ne s’évanouisse vers le bas du cadre. La réaction corporelle mise en avant du bas du corps fait écho à l’animalité dont était de Pacino n’a ici presque plus rien à voir avec celles du deuxième empreinte l’interprétation de James Caan. Ce lien généalogique flm. Il ne s’agit plus d’un excédent d’énergie qui s’exprime par est confrmé quelques instants plus tard, lorsque Garcia vient l’explosion mais d’une rétention principalement transmise par mordre son poing droit afn de calmer son énervement, un geste l’implosion. Au regard projecteur, que parvenait difcilement à marquant, dont Caan avait proposé le modèle dans le premier Une allégorie de la perte (Al Pacino dans Le Parrain Troisième partie) dissimuler Michael, se substitue un repli corporel que le person- flm. Grâce à l’éducation que lui pourvoit Michael, Vincent par- nage ne peut contrôler. Le syndrome Sonny est donc remplacé vient à transformer cette énergie brute héritée de son père en le bas et son regard fxé au sol peinent à dissimuler sa tristesse. violence grandissante et incontrôlable, que Kay impute aux par le syndrome Fredo et il est tout à fait révélateur que parmi une posture de réserve propre à l’élévation du pouvoir. Il est Celle-ci fnira pourtant par éclater lors de la scène suivante. origines de Michael, remontant aux temps immémoriaux de la les élucubrations de Michael le nom de celui-ci soit prononcé ainsi impressionnant de le voir reprendre à l’identique les pos- Dans le funérarium, face au corps criblé de balles de son fls, Sicile, ne peut plus être contenue. Tout au long du flm pour- à plusieurs reprises, à la manière d’une « revenance » devenue tures de Pacino : mains placées derrière le dos, jambes croisées, Vito s’efondre. Son visage accuse une douleur irrépressible tant, le parrain cherche à la combattre, à en efacer les traces les impossible à contenir. Mû par une semblable énergie burlesque, ou visage baissé pour dissimuler sa peine lors de l’assassinat de qu’expriment ses traits tirés, ses yeux mi-clos et le soulèvement plus apparentes. C’est ainsi, je crois, que doit être interprétée la le corps de Pacino tourne en rond, luttant contre les limites Mary. Par la réitération de ces poses, semble s’afrmer le règne n de son sourcil gauche par à-coups rapides, marquant son front réitération du geste de Pacino consistant à masquer son regard. spatiales imposées par la composition du cadre. Au-delà du seul de l’éternel retour. Le roi est mort, vive le roi ! de rides profondes semblables à des cicatrices. Le visage de En plaçant sa main devant ses yeux, l’acteur supprime l’un de exemple de Fredo, l’évolution de Michael peut rappeler la fgure Brando se fssure, le masque du parrain craquelle sous le poids ses principaux attributs de jeu, en même temps que Michael de Frankie Pentangelli, retrouvé les poignets ensanglantés dans 1. Dans le deuxième flm, l’organisation de la Mafa est directement compa- de l’afiction. La vivifcation du faciès de l’acteur se confond empêche l’expression trop visible de ses émotions. Il y a ici sa baignoire, et surtout celle de Hyman Roth (Lee Strasberg), rée à celle des légions romaines, une analogie qui en dit long sur le rôle joué avec le retour de l’humanité de Vito, annonçant la fn de son comme la composition d’un masque, transformant le visage en reposant sa jambe sur l’accoudoir de son fauteuil, ou afalé, torse par la tragédie antique dans la construction de la trilogie de Coppola. règne et l’avènement de celui de Michael (la porte fermée clô- une surface abstraite et neutre. On en trouve l’un des meilleurs nu, sur son canapé. Ces portraits de vieillards, croulant sous le 2. Bien qu’artifcielles, les postures de Brando apparaissent comme natu- turant le premier flm convoque le basculement défnitif de la exemples dans le passage où Michael comprend que sa tenta- poids de leurs souvenirs, apparaissent comme des vanités en relles, en atteste l’interprétation de Robert De Niro dans la seconde partie, moralité du personnage en même temps que la disparition de tive d’assassinat a été fomentée par Fredo. Sa première réac- acte, des corps contaminés par l’immobilité de la pose pictu- afectée d’un pareil sous-jeu seulement rehaussé par quelques micro-gestes son corps derrière l’apparence de son nouveau statut). tion est de détourner son visage, tournant le dos à la caméra. rale. Cette impression se concrétise lors du grand fnale de la (les bras croisés, la main placée devant sa bouche lorsqu’il apprend que son Programmée, la déchéance de Michael se concrétise tout au Revenu à sa position initiale, Pacino fxe le hors-champ, agité troisième partie. Face au corps inerte de Mary (Sofa Coppola), nouveau-né est atteint d’une pneumonie). long du deuxième flm. La fatalité du personnage prend des de légers soubresauts qui semblent annoncer l’explosion à venir. sa flle, Michael se fge dans une posture de supplication élo- accents shakespeariens ; si le récit de Vito renvoyait à celui du C’est à ce moment que survient le geste : l’acteur penche son quente. Après avoir posé ses mains sur Roi Lear, le parcours de Michael rappelle, quant à lui, celui de visage vers le sol, puis le recouvre de sa main droite, un mou- son visage, l’acteur se penche en arrière Macbeth. Sombrant dans la paranoïa, le personnage s’éloigne vement d’afaissement qui semble entraîner celui du buste vers et exprime sa détresse à travers une mise des siens, pensant préserver un microcosme fragmenté de l’avant. En recouvrant ses principaux symptômes, le personnage en tension de l’ensemble des traits de toutes parts. La chute du personnage travaille de l’intérieur l’in- cherche difcilement à palier l’excédent d’énergie qui l’envahit. son visage. Sa bouche grande ouverte terprétation de Pacino. La fusillade sur la maison de Michael À la fn du deuxième opus, Michael observe derrière sa baie ne fait d’abord entendre aucun son et ouvrant le deuxième flm est programmatique. Pour signaler le vitrée la barque de Fredo s’éloigner vers la mort. Sa position de semble enclencher le mouvement des traumatisme de son personnage, Pacino émaille son jeu d’une voyeur peut rappeler celle de Vito épiant à travers les stores de mains se retirant doucement du faciès. série de tensions qui rappellent le comportement de Sonny. En sa fenêtre l’arrivée de son fls, au début du premier flm. Mais là Ce geste est celui du masque que l’on exprimant ses émotions, Michael expose ses faiblesses et son où le regard patriarcal de Brando exprimait une certaine dou- retire, Michael découvrant son regard premier accès de rage face à Pentangeli (Michael V. Gazzo) se ceur, celui de Pacino est chargé d’une tension qui se confond empli de larmes. Sublimé par la musique veut révélateur de l’évolution de son comportement. Pacino se avec la fureur. Ce regard statique et infexible (encore renforcé extra-diégétique, ce moment synthétise tient d’abord face à son partenaire, les mains croisées derrière par la posture du corps : tête baissée et mains dans les poches) la dialectique comportementale précé- son dos. S’avançant doucement, l’acteur se met à rugir avant de scelle le destin du parrain. demment analysée. Michael explose mais se ressaisir à travers le retour de sa posture-type : assis sur un sa rage s’est transformée en tristesse, une fauteuil, les jambes croisées et les mains posées sur les accou- De la posture à la pose émotion dont l’expression sincère ne peut doirs. C’est la voix et surtout le regard qui prennent en charge Ce destin se concrétise dans le dernier flm de la trilogie. À la se concilier avec le masque d’immuabi- la fureur émotionnelle du personnage, comme dans la scène où manière d’un palimpseste, celui-ci est hanté par la structure du lité assigné par sa fonction. Pour Vito et Michael s’en prend physiquement à son épouse qui vient de premier opus, en reprenant ses principales étapes ainsi que son Michael, la mort de l’enfant fonctionne lui apprendre son avortement et son désir de le quitter. Cette enjeu narratif : le basculement entre l’ancien et le nouveau, entre à la manière d’une prise de conscience Le roi est mort, vive le roi (Andy Garcia, Al Pacino dans Le Parrain Troisième partie)

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la mort et la (re)naissance. Le diabète de Michael métaphorise obligeant au retrait défnitif. Pacino reprend à son compte l’im- le déclin de son pouvoir. La dégénérescence physique prend à pression de craquellement qu’avait su véhiculer Brando, mais nouveau une valeur symbolique. La première crise du person- pousse son processus à son culmen. Il dilate son expression, la nage a lieu dans sa cuisine. Loin d’être anecdotique, celle-ci prolonge, transformant la posture de son personnage en une prend une forme spectaculaire qui doit beaucoup à l’interpréta- allégorie de la perte. C’est une pietà ou Le Cri de Munch qui tion de Pacino. Se déplaçant avec difculté, l’acteur prend appui apparaît à l’écran, une image de la chute et du débordement, de la main gauche sur le plan de travail, ses jambes raides et fxée pour l’éternité. jointes formant une diagonale qui déporte l’ensemble du corps Pourtant, la fn n’en est pas vraiment une. Car, avant de dis- sur le côté droit du cadre. Michael s’efondre, cherchant par une paraître, Michael avait pris ses dispositions à travers le jeune série de gestes brusques à retrouver son équilibre. Assis sur une Vincent (Andy Garcia), fls illégitime de Sonny, qui a su retenir chaise, le corps de Pacino semble pris de convulsions, luttant la leçon. « Ne livre jamais tes pensées aux autres », lui conseille contre lui-même, sa main gauche venant frapper son bras droit Michael. Surveiller ses gestes, contenir ses émotions. L’évolution tendu et immobilisé. La séquence se conclut par la disparition comportementale de Vincent est en cela exemplaire. Au début de l’acteur : soutenu par ses proches, Michael s’avance d’un pas du flm, ses postures sont calquées sur celles de son père. Face à hésitant, son buste s’afaisse vers l’avant, ses bras s’agitent avec un Pacino immobile, Andy Garcia bascule d’un pied sur l’autre, véhémence, ses mains se courbent, avant que l’ensemble du avant de placer sa main droite au niveau de son entrejambe. La corps ne s’évanouisse vers le bas du cadre. La réaction corporelle mise en avant du bas du corps fait écho à l’animalité dont était de Pacino n’a ici presque plus rien à voir avec celles du deuxième empreinte l’interprétation de James Caan. Ce lien généalogique flm. Il ne s’agit plus d’un excédent d’énergie qui s’exprime par est confrmé quelques instants plus tard, lorsque Garcia vient l’explosion mais d’une rétention principalement transmise par mordre son poing droit afn de calmer son énervement, un geste l’implosion. Au regard projecteur, que parvenait difcilement à marquant, dont Caan avait proposé le modèle dans le premier Une allégorie de la perte (Al Pacino dans Le Parrain Troisième partie) dissimuler Michael, se substitue un repli corporel que le person- flm. Grâce à l’éducation que lui pourvoit Michael, Vincent par- nage ne peut contrôler. Le syndrome Sonny est donc remplacé vient à transformer cette énergie brute héritée de son père en le bas et son regard fxé au sol peinent à dissimuler sa tristesse. violence grandissante et incontrôlable, que Kay impute aux par le syndrome Fredo et il est tout à fait révélateur que parmi une posture de réserve propre à l’élévation du pouvoir. Il est Celle-ci fnira pourtant par éclater lors de la scène suivante. origines de Michael, remontant aux temps immémoriaux de la les élucubrations de Michael le nom de celui-ci soit prononcé ainsi impressionnant de le voir reprendre à l’identique les pos- Dans le funérarium, face au corps criblé de balles de son fls, Sicile, ne peut plus être contenue. Tout au long du flm pour- à plusieurs reprises, à la manière d’une « revenance » devenue tures de Pacino : mains placées derrière le dos, jambes croisées, Vito s’efondre. Son visage accuse une douleur irrépressible tant, le parrain cherche à la combattre, à en efacer les traces les impossible à contenir. Mû par une semblable énergie burlesque, ou visage baissé pour dissimuler sa peine lors de l’assassinat de qu’expriment ses traits tirés, ses yeux mi-clos et le soulèvement plus apparentes. C’est ainsi, je crois, que doit être interprétée la le corps de Pacino tourne en rond, luttant contre les limites Mary. Par la réitération de ces poses, semble s’afrmer le règne n de son sourcil gauche par à-coups rapides, marquant son front réitération du geste de Pacino consistant à masquer son regard. spatiales imposées par la composition du cadre. Au-delà du seul de l’éternel retour. Le roi est mort, vive le roi ! de rides profondes semblables à des cicatrices. Le visage de En plaçant sa main devant ses yeux, l’acteur supprime l’un de exemple de Fredo, l’évolution de Michael peut rappeler la fgure Brando se fssure, le masque du parrain craquelle sous le poids ses principaux attributs de jeu, en même temps que Michael de Frankie Pentangelli, retrouvé les poignets ensanglantés dans 1. Dans le deuxième flm, l’organisation de la Mafa est directement compa- de l’afiction. La vivifcation du faciès de l’acteur se confond empêche l’expression trop visible de ses émotions. Il y a ici sa baignoire, et surtout celle de Hyman Roth (Lee Strasberg), rée à celle des légions romaines, une analogie qui en dit long sur le rôle joué avec le retour de l’humanité de Vito, annonçant la fn de son comme la composition d’un masque, transformant le visage en reposant sa jambe sur l’accoudoir de son fauteuil, ou afalé, torse par la tragédie antique dans la construction de la trilogie de Coppola. règne et l’avènement de celui de Michael (la porte fermée clô- une surface abstraite et neutre. On en trouve l’un des meilleurs nu, sur son canapé. Ces portraits de vieillards, croulant sous le 2. Bien qu’artifcielles, les postures de Brando apparaissent comme natu- turant le premier flm convoque le basculement défnitif de la exemples dans le passage où Michael comprend que sa tenta- poids de leurs souvenirs, apparaissent comme des vanités en relles, en atteste l’interprétation de Robert De Niro dans la seconde partie, moralité du personnage en même temps que la disparition de tive d’assassinat a été fomentée par Fredo. Sa première réac- acte, des corps contaminés par l’immobilité de la pose pictu- afectée d’un pareil sous-jeu seulement rehaussé par quelques micro-gestes son corps derrière l’apparence de son nouveau statut). tion est de détourner son visage, tournant le dos à la caméra. rale. Cette impression se concrétise lors du grand fnale de la (les bras croisés, la main placée devant sa bouche lorsqu’il apprend que son Programmée, la déchéance de Michael se concrétise tout au Revenu à sa position initiale, Pacino fxe le hors-champ, agité troisième partie. Face au corps inerte de Mary (Sofa Coppola), nouveau-né est atteint d’une pneumonie). long du deuxième flm. La fatalité du personnage prend des de légers soubresauts qui semblent annoncer l’explosion à venir. sa flle, Michael se fge dans une posture de supplication élo- accents shakespeariens ; si le récit de Vito renvoyait à celui du C’est à ce moment que survient le geste : l’acteur penche son quente. Après avoir posé ses mains sur Roi Lear, le parcours de Michael rappelle, quant à lui, celui de visage vers le sol, puis le recouvre de sa main droite, un mou- son visage, l’acteur se penche en arrière Macbeth. Sombrant dans la paranoïa, le personnage s’éloigne vement d’afaissement qui semble entraîner celui du buste vers et exprime sa détresse à travers une mise des siens, pensant préserver un microcosme fragmenté de l’avant. En recouvrant ses principaux symptômes, le personnage en tension de l’ensemble des traits de toutes parts. La chute du personnage travaille de l’intérieur l’in- cherche difcilement à palier l’excédent d’énergie qui l’envahit. son visage. Sa bouche grande ouverte terprétation de Pacino. La fusillade sur la maison de Michael À la fn du deuxième opus, Michael observe derrière sa baie ne fait d’abord entendre aucun son et ouvrant le deuxième flm est programmatique. Pour signaler le vitrée la barque de Fredo s’éloigner vers la mort. Sa position de semble enclencher le mouvement des traumatisme de son personnage, Pacino émaille son jeu d’une voyeur peut rappeler celle de Vito épiant à travers les stores de mains se retirant doucement du faciès. série de tensions qui rappellent le comportement de Sonny. En sa fenêtre l’arrivée de son fls, au début du premier flm. Mais là Ce geste est celui du masque que l’on exprimant ses émotions, Michael expose ses faiblesses et son où le regard patriarcal de Brando exprimait une certaine dou- retire, Michael découvrant son regard premier accès de rage face à Pentangeli (Michael V. Gazzo) se ceur, celui de Pacino est chargé d’une tension qui se confond empli de larmes. Sublimé par la musique veut révélateur de l’évolution de son comportement. Pacino se avec la fureur. Ce regard statique et infexible (encore renforcé extra-diégétique, ce moment synthétise tient d’abord face à son partenaire, les mains croisées derrière par la posture du corps : tête baissée et mains dans les poches) la dialectique comportementale précé- son dos. S’avançant doucement, l’acteur se met à rugir avant de scelle le destin du parrain. demment analysée. Michael explose mais se ressaisir à travers le retour de sa posture-type : assis sur un sa rage s’est transformée en tristesse, une fauteuil, les jambes croisées et les mains posées sur les accou- De la posture à la pose émotion dont l’expression sincère ne peut doirs. C’est la voix et surtout le regard qui prennent en charge Ce destin se concrétise dans le dernier flm de la trilogie. À la se concilier avec le masque d’immuabi- la fureur émotionnelle du personnage, comme dans la scène où manière d’un palimpseste, celui-ci est hanté par la structure du lité assigné par sa fonction. Pour Vito et Michael s’en prend physiquement à son épouse qui vient de premier opus, en reprenant ses principales étapes ainsi que son Michael, la mort de l’enfant fonctionne lui apprendre son avortement et son désir de le quitter. Cette enjeu narratif : le basculement entre l’ancien et le nouveau, entre à la manière d’une prise de conscience Le roi est mort, vive le roi (Andy Garcia, Al Pacino dans Le Parrain Troisième partie)

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superbement photographié par Lloyd sont remarquablement choisis et, cela de la drogue à Marseille. Or l’honneur SÉLECTION DVD Ahern dans un style qui, recourant à la est sufsamment rare pour être souligné, des voleurs se heurtant à une volonté profondeur de champ comme aux choker les bandes-annonces sont exploitées de de puissance, bonjour le malheur ! close-ups ou gros plans « étoufants », manière judicieuse : on savoure en parti- Jouant le méchant Jabeke, Rochefort multiplie cadrages et angles maniéristes. culier celle d’Autopsie d’un meurtre… est entouré non seulement d’acteurs Avec sa machination qui reprend celle Le point faible de cette édition de célèbres tels Michel Auclair, Charles de Gaslight, sa résidence de Pasadena qualité est un livre de Frédéric Albert Vanel et Claude Dauphin, mais égale- bourrée d’objets exotiques et sur laquelle Lévy, sous-titré « Remembrance of ment de José Giovanni, en réalité Joseph soufe le vent de sable du désert Mojave, Tings Past ». Quelques informations Damiani, ex-condamné à mort devenu La Pièce maudite propose une synthèse précieuses et quelques bonnes intui- écrivain de série noire. Dialoguiste pour remarquable du flm noir et du gothique. tions se perdent dans un ensemble qui Classe tous risques de Claude Sautet, Jean-Loup Bourget fait la part belle à l’anecdote, voire au Giovanni est aussi coscénariste de cette hors sujet : notamment un long extrait Symphonie avec Sautet et Deray. Dans le des Mémoires d’Otto Preminger sur le domaine érotique, c’est Rochefort qui tournage d’Ambre, destiné à illustrer les triche puisqu’on le voit avec une maî- rapports confictuels du cinéaste avec tresse, la plantureuse Daniela Rocca au En marge de l’enquête de John Cromwell : L’Homme à l’affût d’Edward Dmytryk, avec La Pièce maudite de John Brahm, avec Nancy la 20th Century-Fox. En soi, le texte regard curieux. Marvin Miller, Humphrey Bogart, Lizabeth Arthur Franz Guild et George Montgomery est intéressant mais il fallait en souli- Le supplément « La partition de Scott, Morris Carnovsky gner les pointes de mauvaise foi, et il Symphonie pour un massacre » de David L’Homme à l’affût (The Sniper, 1953), La Pièce maudite n’en reste pas moins marginal au sujet. Dessites, consiste en un pas de deux Collection Film noir thriller précis, dérangeant, remarqua- 1 DVD, RIMINI ÉDITIONS En revanche un encadré sur Ben Hecht, réussi. En champ-contrechamp, Jean- En marge de l’enquête blement interprété par Arthur Franz, auteur du scénario, aurait aisément Philippe Guerand, auteur de Jean 1 DVD OU 1 COMBO DVD + BLU-RAY, SIDONIS rappelle qu’Edward Dmytryk ne fut Rimini poursuit son édition des meil- bénéfcié de développements. Rochefort, Prince sans rire (voir no 686, Les Ruelles du malheur pas toujours sans talent : son utilisation leurs titres de John Brahm. Au doublé La beauté du flm et la richesse des sup- p. 77), et François Guérif, spécialiste 1 DVD OU 1 COMBO DVD + BLU-RAY, SIDONIS des décors naturels et de la profondeur gothique Jack l’Éventreur et Hangover pléments placent cependant cette édi- du flm noir, se répondent. S’il s’agit de L’Homme à l’afût de champ, ainsi qu’un sens crispant du Square (voir n o 685, p. 82) succède un flm Mark Dixon, détective d’Otto Preminger, avec tion au-dessus du tout-venant. réhabiliter en partie le cinéaste, dont le 1 DVD, SIDONIS montage font ici merveille. noir, La Pièce maudite, ou pour lui rendre Dana Andrews Christian Viviani nom fut donné à un prix du flm noir créé Les Frères Rico Excellente surprise aussi que ce Frères son titre original Te Brasher Doubloon en 2005 par l’Institut Lumière, comme 1 DVD, SIDONIS Rico (The Brothers Rico, 1959), adapté (« Le doublon Brasher », 1947). Cette Mark Dixon, détective Guerand le signale, le flm a aussi reçu, à Cofret d’un roman de Simenon, et où brille le adaptation de La Grande Fenêtre (Te COMBO 1 DVD + 1 BLU-RAY ET 1 LIVRET DE sa sortie, un prix américain pour la qua- Tueur à gages + Le Dahlia bleu style sec de Phil Karlson, déjà célébré High Window) de Raymond Chandler 88 P., WILD SIDE lité de son scénario. Selon le commenta- 2 DVD, SIDONIS dans cette chronique, notamment pour mérite mieux que sa réputation, plus ou teur, chez cet héritier de Becker et de quelques westerns de qualité. moins fondée sur une comparaison jugée Classique discret du flm noir, quelque Dassin, l’infuence du cinéma anglo- Déjà pourvu d’un imposant catalogue Enfn, deux flms, réunis en un cofret, écrasante avec Le Grand Sommeil de peu obscurci par Laura, Mark Dixon, saxon est manifeste. Divisé en thèmes, de westerns, Sidonis rend mainte- statufent Alan Ladd et Veronica Lake Hawks et le couple « mythique » que for- détective (Where the Sidewalk Ends, le bonus est une véritable leçon d’ana- nant accessibles des flms noirs. Nous (qui étaient petits à la ville). Tueur à maient Bogart et Bacall. Or, s’il est vrai 1950) est un flm envoûtant qui méri- lyse. À nos yeux, cette version restau- avons déjà rendu compte des premiers gages (This Gun for Hire, de Frank que l’intrigue de La Pièce maudite, à base tait amplement l’édition collector dont rée témoigne du beau mariage entre les titres. En voici de nouveaux, très bien Tuttle, 1942), adapté d’un roman de de chantage et de secrets de famille, rap- nous gratife Wild Side. Le flm lui- décors signés Léon Barsacq et la photo- choisis dans le patrimoine Columbia, Graham Greene, a laissé une trace pelle celle du Grand Sommeil, le charme même, au noir et blanc d’anthologie de graphie de Claude Renoir, de la mise en qui seront pour certains de véritables profonde sur Jean-Pierre Melville, du flm de Brahm tient d’abord à celui Joseph LaShelle, reprend le couple de espace soignée des intérieurs bourgeois découvertes. Les Ruelles du malheur qui le citait dans la célèbre ouverture de ses interprètes, qui ont la fraîcheur Laura, Dana Andrews et Gene Tierney, de l’époque avec son faux rustique, un (Knock on Any Door, 1948), plus flm du Samouraï. Quant au Dahlia bleu de visages moins connus. Marlowe élé- et baigne le spectateur dans son climat Symphonie pour un massacre de Jacques certain clinquant et l’encadrement des social que vrai flm noir, était jusqu’ici (The Blue Dahlia, de George Marshall, gant et désinvolte, George Montgomery dès le générique : la célèbre mélodie Deray, avec Jean Rochefort visages dans les embrasures de portes et plutôt rare et dans des copies d’assez 1946), seul scénario écrit par Raymond s’engage d’emblée auprès de l’héroïne d’Alfred Newman, Street Scene, est dans les miroirs. Un rien mélancolique, mauvaise qualité ; même si le résultat Chandler directement pour le cinéma, (Nancy Guild, à l’abondante et soyeuse sifée a cappella sur des images de pas Symphonie pour un massacre le leitmotiv musical de valse alternant est moins réussi que Le Violent (In a il a longtemps soufert de la proverbiale chevelure) dans une entreprise de séduc- masculins arpentant la lisière entre le 1 DVD, PATHÉ avec des airs plus ironiques est, comme Lonely Place, 1949), autre rencontre de mauvaise humeur de l’écrivain. Mais il tion qui vise ostensiblement à guérir la trottoir et la chaussée. le casting, contrasté. De même que les Nicholas Ray avec Humphrey Bogart, se révèle d’excellent aloi, très correc- jeune femme, traumatisée par le harcè- Le plaisir de revoir le flm dans de En 1963, Jean Rochefort obtient son deux historiens soulignent la minutie de on le découvre avec intérêt, d’autant tement réalisé par George Marshall, lement sexuel dont elle a été victime. Ce bonnes conditions est doublé par deux premier rôle dramatique pour le grand la structure dramaturgique, on admire qu’il entretient des liens thématiques d’habitude sollicité pour des comédies. délicieux marivaudage, chastement éro- suppléments de qualité. Un 52 minutes écran. Ce troisième long métrage de le détail de la bande sonore, le tic-tac étroits avec certaines des meilleures Comme c’est la tradition chez Sidonis, tique, contraste avec la quête obsession- des sœurs Kuperberg sur Gene Tierney Jacques Deray est un polar noir, genre de d’une horloge, les concertos diégétiques, œuvres du cinéaste. deux ou trois intervenants présentent nelle du précieux doublon par les autres (où témoignent les petits-enfants fran- prédilection du cinéaste, et l’adaptation les hésitations de voix, voire, les silences. On retrouve Humphrey Bogart dans le chaque flm. Patrick Brion pour personnages, quête qui évoque celle du çais de la star au destin tragique) et du roman d’Alain Reynaud-Fourton, Un DVD à apprécier. magnifque En marge de l’enquête (Dead l’anecdote, Bertrand Tavernier pour Faucon maltais de Dashiell Hammett. un témoignage de Peter Bogdanovich. Les Mystifés. Sans vouloir gâcher le plai- Eithne O’Neill Reckoning, 1948) de John Cromwell, l’enthousiasme cinéphile et François On apprécie particulièrement les com- Pendant plus d’une demi-heure, ce grand sir de ceux qui découvrent Symphonie flm noir exemplaire, où Lizabeth Scott, Guérif pour la rigueur de l’historien. positions de Florence Bates en mère observateur du Hollywood à la fn de pour un massacre, l’intrigue concerne un mèche sur l’œil et voix rauque, crée un Christian Viviani abusive et manipulatrice et de l’exilé son âge d’or nous livre anecdotes et avis groupe de cinq Français, en apparence des plus grands et des plus riches spéci- allemand Fritz Kortner en caméra- sur le cinéaste viennois à la réputation respectables, qui s’occupent du dépôt mens de tueuse blonde chère au genre. man et collectionneur. L’ensemble est sulfureuse. Dans les deux cas, les extraits d’une somme princière dans le milieu

64 Positif 689-690 | Juillet / Août 2018 Juillet / Août 2018 | Positif 689-690 65 DOSSIER LE FILM CRIMINEL CONTEMPORAIN

superbement photographié par Lloyd sont remarquablement choisis et, cela de la drogue à Marseille. Or l’honneur SÉLECTION DVD Ahern dans un style qui, recourant à la est sufsamment rare pour être souligné, des voleurs se heurtant à une volonté profondeur de champ comme aux choker les bandes-annonces sont exploitées de de puissance, bonjour le malheur ! close-ups ou gros plans « étoufants », manière judicieuse : on savoure en parti- Jouant le méchant Jabeke, Rochefort multiplie cadrages et angles maniéristes. culier celle d’Autopsie d’un meurtre… est entouré non seulement d’acteurs Avec sa machination qui reprend celle Le point faible de cette édition de célèbres tels Michel Auclair, Charles de Gaslight, sa résidence de Pasadena qualité est un livre de Frédéric Albert Vanel et Claude Dauphin, mais égale- bourrée d’objets exotiques et sur laquelle Lévy, sous-titré « Remembrance of ment de José Giovanni, en réalité Joseph soufe le vent de sable du désert Mojave, Tings Past ». Quelques informations Damiani, ex-condamné à mort devenu La Pièce maudite propose une synthèse précieuses et quelques bonnes intui- écrivain de série noire. Dialoguiste pour remarquable du flm noir et du gothique. tions se perdent dans un ensemble qui Classe tous risques de Claude Sautet, Jean-Loup Bourget fait la part belle à l’anecdote, voire au Giovanni est aussi coscénariste de cette hors sujet : notamment un long extrait Symphonie avec Sautet et Deray. Dans le des Mémoires d’Otto Preminger sur le domaine érotique, c’est Rochefort qui tournage d’Ambre, destiné à illustrer les triche puisqu’on le voit avec une maî- rapports confictuels du cinéaste avec tresse, la plantureuse Daniela Rocca au En marge de l’enquête de John Cromwell : L’Homme à l’affût d’Edward Dmytryk, avec La Pièce maudite de John Brahm, avec Nancy la 20th Century-Fox. En soi, le texte regard curieux. Marvin Miller, Humphrey Bogart, Lizabeth Arthur Franz Guild et George Montgomery est intéressant mais il fallait en souli- Le supplément « La partition de Scott, Morris Carnovsky gner les pointes de mauvaise foi, et il Symphonie pour un massacre » de David L’Homme à l’affût (The Sniper, 1953), La Pièce maudite n’en reste pas moins marginal au sujet. Dessites, consiste en un pas de deux Collection Film noir thriller précis, dérangeant, remarqua- 1 DVD, RIMINI ÉDITIONS En revanche un encadré sur Ben Hecht, réussi. En champ-contrechamp, Jean- En marge de l’enquête blement interprété par Arthur Franz, auteur du scénario, aurait aisément Philippe Guerand, auteur de Jean 1 DVD OU 1 COMBO DVD + BLU-RAY, SIDONIS rappelle qu’Edward Dmytryk ne fut Rimini poursuit son édition des meil- bénéfcié de développements. Rochefort, Prince sans rire (voir no 686, Les Ruelles du malheur pas toujours sans talent : son utilisation leurs titres de John Brahm. Au doublé La beauté du flm et la richesse des sup- p. 77), et François Guérif, spécialiste 1 DVD OU 1 COMBO DVD + BLU-RAY, SIDONIS des décors naturels et de la profondeur gothique Jack l’Éventreur et Hangover pléments placent cependant cette édi- du flm noir, se répondent. S’il s’agit de L’Homme à l’afût de champ, ainsi qu’un sens crispant du Square (voir n o 685, p. 82) succède un flm Mark Dixon, détective d’Otto Preminger, avec tion au-dessus du tout-venant. réhabiliter en partie le cinéaste, dont le 1 DVD, SIDONIS montage font ici merveille. noir, La Pièce maudite, ou pour lui rendre Dana Andrews Christian Viviani nom fut donné à un prix du flm noir créé Les Frères Rico Excellente surprise aussi que ce Frères son titre original Te Brasher Doubloon en 2005 par l’Institut Lumière, comme 1 DVD, SIDONIS Rico (The Brothers Rico, 1959), adapté (« Le doublon Brasher », 1947). Cette Mark Dixon, détective Guerand le signale, le flm a aussi reçu, à Cofret d’un roman de Simenon, et où brille le adaptation de La Grande Fenêtre (Te COMBO 1 DVD + 1 BLU-RAY ET 1 LIVRET DE sa sortie, un prix américain pour la qua- Tueur à gages + Le Dahlia bleu style sec de Phil Karlson, déjà célébré High Window) de Raymond Chandler 88 P., WILD SIDE lité de son scénario. Selon le commenta- 2 DVD, SIDONIS dans cette chronique, notamment pour mérite mieux que sa réputation, plus ou teur, chez cet héritier de Becker et de quelques westerns de qualité. moins fondée sur une comparaison jugée Classique discret du flm noir, quelque Dassin, l’infuence du cinéma anglo- Déjà pourvu d’un imposant catalogue Enfn, deux flms, réunis en un cofret, écrasante avec Le Grand Sommeil de peu obscurci par Laura, Mark Dixon, saxon est manifeste. Divisé en thèmes, de westerns, Sidonis rend mainte- statufent Alan Ladd et Veronica Lake Hawks et le couple « mythique » que for- détective (Where the Sidewalk Ends, le bonus est une véritable leçon d’ana- nant accessibles des flms noirs. Nous (qui étaient petits à la ville). Tueur à maient Bogart et Bacall. Or, s’il est vrai 1950) est un flm envoûtant qui méri- lyse. À nos yeux, cette version restau- avons déjà rendu compte des premiers gages (This Gun for Hire, de Frank que l’intrigue de La Pièce maudite, à base tait amplement l’édition collector dont rée témoigne du beau mariage entre les titres. En voici de nouveaux, très bien Tuttle, 1942), adapté d’un roman de de chantage et de secrets de famille, rap- nous gratife Wild Side. Le flm lui- décors signés Léon Barsacq et la photo- choisis dans le patrimoine Columbia, Graham Greene, a laissé une trace pelle celle du Grand Sommeil, le charme même, au noir et blanc d’anthologie de graphie de Claude Renoir, de la mise en qui seront pour certains de véritables profonde sur Jean-Pierre Melville, du flm de Brahm tient d’abord à celui Joseph LaShelle, reprend le couple de espace soignée des intérieurs bourgeois découvertes. Les Ruelles du malheur qui le citait dans la célèbre ouverture de ses interprètes, qui ont la fraîcheur Laura, Dana Andrews et Gene Tierney, de l’époque avec son faux rustique, un (Knock on Any Door, 1948), plus flm du Samouraï. Quant au Dahlia bleu de visages moins connus. Marlowe élé- et baigne le spectateur dans son climat Symphonie pour un massacre de Jacques certain clinquant et l’encadrement des social que vrai flm noir, était jusqu’ici (The Blue Dahlia, de George Marshall, gant et désinvolte, George Montgomery dès le générique : la célèbre mélodie Deray, avec Jean Rochefort visages dans les embrasures de portes et plutôt rare et dans des copies d’assez 1946), seul scénario écrit par Raymond s’engage d’emblée auprès de l’héroïne d’Alfred Newman, Street Scene, est dans les miroirs. Un rien mélancolique, mauvaise qualité ; même si le résultat Chandler directement pour le cinéma, (Nancy Guild, à l’abondante et soyeuse sifée a cappella sur des images de pas Symphonie pour un massacre le leitmotiv musical de valse alternant est moins réussi que Le Violent (In a il a longtemps soufert de la proverbiale chevelure) dans une entreprise de séduc- masculins arpentant la lisière entre le 1 DVD, PATHÉ avec des airs plus ironiques est, comme Lonely Place, 1949), autre rencontre de mauvaise humeur de l’écrivain. Mais il tion qui vise ostensiblement à guérir la trottoir et la chaussée. le casting, contrasté. De même que les Nicholas Ray avec Humphrey Bogart, se révèle d’excellent aloi, très correc- jeune femme, traumatisée par le harcè- Le plaisir de revoir le flm dans de En 1963, Jean Rochefort obtient son deux historiens soulignent la minutie de on le découvre avec intérêt, d’autant tement réalisé par George Marshall, lement sexuel dont elle a été victime. Ce bonnes conditions est doublé par deux premier rôle dramatique pour le grand la structure dramaturgique, on admire qu’il entretient des liens thématiques d’habitude sollicité pour des comédies. délicieux marivaudage, chastement éro- suppléments de qualité. Un 52 minutes écran. Ce troisième long métrage de le détail de la bande sonore, le tic-tac étroits avec certaines des meilleures Comme c’est la tradition chez Sidonis, tique, contraste avec la quête obsession- des sœurs Kuperberg sur Gene Tierney Jacques Deray est un polar noir, genre de d’une horloge, les concertos diégétiques, œuvres du cinéaste. deux ou trois intervenants présentent nelle du précieux doublon par les autres (où témoignent les petits-enfants fran- prédilection du cinéaste, et l’adaptation les hésitations de voix, voire, les silences. On retrouve Humphrey Bogart dans le chaque flm. Patrick Brion pour personnages, quête qui évoque celle du çais de la star au destin tragique) et du roman d’Alain Reynaud-Fourton, Un DVD à apprécier. magnifque En marge de l’enquête (Dead l’anecdote, Bertrand Tavernier pour Faucon maltais de Dashiell Hammett. un témoignage de Peter Bogdanovich. Les Mystifés. Sans vouloir gâcher le plai- Eithne O’Neill Reckoning, 1948) de John Cromwell, l’enthousiasme cinéphile et François On apprécie particulièrement les com- Pendant plus d’une demi-heure, ce grand sir de ceux qui découvrent Symphonie flm noir exemplaire, où Lizabeth Scott, Guérif pour la rigueur de l’historien. positions de Florence Bates en mère observateur du Hollywood à la fn de pour un massacre, l’intrigue concerne un mèche sur l’œil et voix rauque, crée un Christian Viviani abusive et manipulatrice et de l’exilé son âge d’or nous livre anecdotes et avis groupe de cinq Français, en apparence des plus grands et des plus riches spéci- allemand Fritz Kortner en caméra- sur le cinéaste viennois à la réputation respectables, qui s’occupent du dépôt mens de tueuse blonde chère au genre. man et collectionneur. L’ensemble est sulfureuse. Dans les deux cas, les extraits d’une somme princière dans le milieu

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