en première ligne 7 L’histoire du service des Travaux maritimes

Parmi les grands services qui illustrèrent la saga des ingénieurs des Ponts et Chaussées et font partie de l’histoire de notre ministère, il nous semblait intéressant et juste d’évoquer l’un d’entre eux qui a durablement marqué nos littoraux de son empreinte et demeure hanté du souvenir de quelques figures illustres de notre histoire.

On y retrouve des lieux dont le nom seul est évocateur : Brest, Cherbourg, Lorient, Rochefort, Toulon, mais aussi quelques bases d’outre mer que la France créa et entretint sur tous les océans. On y croise quelques noms emblématiques tels que Colbert, Vauban, mais aussi Louis XVI et l’impératrice Marie-Louise d’Autriche et surtout beaucoup de belles figures d’ingénieurs qui se dévouèrent aux travaux maritimes, certains célèbres comme M.M. de Cessart ou Cachin, d’autres moins connus comme M.M Sganzin, Noël ou Minard.

Pour traiter cette épopée, deux ingénieurs ont bien voulu nous apporter leurs lumières. Sur l’histoire du Service des origines à la seconde guerre mondiale, c’est Bernard Cros, ingénieur en chef des Études et Travaux maritimes, auteur de nombreux ouvrages et articles sur les arsenaux et les fortifications côtières, qui nous retrace trois siècles d’histoire de la Marine avec une très riche iconographie.

Sur ce qu’il appelle les « soixante glorieuses », de 1945 à 2005, c’est le dernier directeur central en titre des Travaux Immobiliers Maritimes DCTIM, Georges Debiesse, qui nous fera part des grands chantiers qui marquèrent d’abord le relèvement de nos arsenaux fort mis à mal quand ils ne furent pas tout simplement anéantis par les bombardement de la Seconde Guerre mondiale, puis l’arrivée de la propulsion nucléaire.

Le secrétariat du comité d’Histoire tient à remercier vivement les auteurs qui ont choisi d’agré- menter leur textes par une remarquable illustration.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 8 en première ligne Les Travaux maritimes et les ports de guerre Plus de trois siècles d’histoire de la marine par Bernard Cros, ingénieur en chef de 1ère classe de la marine (e.r.)

Au berceau de Richelieu, véritable fondateur d’une politique maritime en France. Comme de la marine il ne saurait y avoir de marine sans port de guerre, les origines du service des Durant plus de trois siècles, la marine travaux maritimes sont à rechercher de guerre française a disposé de son aux alentours des années 1630. A cette propre service d’infrastructure pour époque, Richelieu a jeté les bases d’une concevoir, édifier et entretenir les instal- marine royale et permanente, dont il est lations immobilières et portuaires de ses lui-même Grand-maître et surintendant bases opérationnelles et arsenaux. Ces de la marine et de la navigation, en vertu fonctions de soutien sont désormais1 des lettres patentes d’octobre 1626. Les Toulon vers 1630, Tassin (Coll. Part. Bernard Cros). L’enceinte bastionnée de 1595 se prolonge en mer assurées par le service d’infrastructure ports utilisés de façon permanente par par une darse couverte par deux môles tenaillés, de la défense (SID), au sein duquel la marine de guerre sont essentiellement œuvre de Bonnefons au début XVIIè. continuent d’œuvrer les personnels mili- Brest et Toulon. On sait qu’à Toulon 1661, Colbert est aussi surintendant des taires et civils issus de l’ancien service l’acte officiel de création d’un arsenal bâtiments et supervise les fortifications des Travaux maritimes. Retour sur une « pour la fabrique des vaisseaux » a été des places de mer et de celles de l’ancien histoire souvent méconnue. rédigé en 1599 sous le règne de Henri IV. domaine royal (Picardie, Champagne, C’est l’ingénieur Raymond de Bonnefons Trois-évêchés, Bourgogne, Dauphiné, Les origines des services de l’État char- qui élabore et fait réaliser le projet d’une Provence et Languedoc). gés des infrastructures immobilières darse destinée à fournir à la marine un des armées se perdent dans les racines plan d’eau portuaire abrité. Pour ce qui regarde les infrastructures complexes du pouvoir monarchique de de la marine, Colbert organise son la Renaissance. Les archives conservent département des fortifications en s’ap- de façon éparse les traces des ingénieurs L’œuvre de Colbert puyant sur l’expertise du chevalier de commis par les rois de France pour Clerville, nommé commissaire général édifier les rideaux fortifiés protégeant les Si la pensée de Richelieu est à l’origine des fortifications du royaume en 16622. frontières alors mouvantes et incertaines de la marine française, c’est à la main Ingénieur militaire formé à la guerre de la France. La marine de guerre n’a vu de Colbert qu’il revient de la structu- de siège, Clerville a été un acteur de son organisation véritablement posée rer. Principal ministre du Roi Soleil et 1 Depuis septembre 2005. au sein de l’État que grâce à la pensée chargé en fait de la marine à partir de 2 Il en exerce alors les fonctions depuis trois ans. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 9 la guerre de Trente ans et son rôle en Les travaux d’aménagement des arsenaux ment d’un avantage plus politique que tant que commissaire général est de sous le règne de Louis XIV connaissent purement technique. superviser au niveau « central » la réali- essentiellement deux grandes « vagues » sation des programmes d’infrastructures successives. La première débute dans la Les missions fondamentales d’un arse- militaires, tant pour le compte de Colbert décennie 1660-1670 ; elle correspond aux nal de marine sont de deux natures ; que pour celui de Louvois. Au niveau prémices de la guerre contre la Hollande l’arsenal est un lieu « industriel » dans local, les ingénieurs sont rattachés et est marquée par des tâtonnements lequel sont rassemblées et mises en aux intendants de la marine. Sorte de accentués par une situation financière de œuvre les matières premières destinées « préfet », l’intendant est le représentant temps de guerre, donc peu propices aux à construire des navires de guerre, c’est du pouvoir royal pour ce qui touche au dépenses « en grand ». La seconde suivra aussi une base opérationnelle dans fonctionnement de la marine. La marine immédiatement la paix de Nimègue et sera laquelle les navires et leurs équipages forme en un lieu déterminé une sorte marquée par une forme de prospérité tant sont préparés et soutenus en vue de d’État en soi, vivant et fonctionnant à financière que créative. conduire des campagnes navales loin- côté de la société provinciale et urbaine. taines et durables. Pour employer un Les ingénieurs travaillent sous l’autorité Lorsque Colbert prend en main les vocabulaire contemporain, un arsenal directe de l’intendant, qui correspond affaires de la marine, il ambitionne de de marine est donc un chantier naval directement avec le ministre Colbert doter le royaume de forces navales à la dédié à la construction et à la réparation, et/ou son fils Seignelay, qui prendra sa mesure des ambitions européennes de ainsi qu’une base de soutien logistique. suite. Si la structure en place au sein du Louis XIV. Pour définir son programme Il doit également comporter tout ce qui département de Colbert est analogue d’aménagements portuaires, Colbert est nécessaire à l’instruction, l’entraî- à celle adoptée par Louvois pour les lance en 1664 une visite générale des nement, l’administration des équipages. fortifications rattachées au ministère de côtes de France, confiée à une com- Les gens de mer bénéficient de très lon- la Guerre qui est le sien, les réseaux de mission rassemblant des ingénieurs gue date d’une « couverture sociale », Colbert et de Louvois sont néanmoins (Clerville, de Chastillon, Jansse, l’archi- juste contrepartie d’une disponibilité bien distincts, quand ils ne sont pas tecte François Blondel) et des capitaines « exorbitante » des inscrits maritimes en opposition franche ou larvée. Seul de vaisseaux, sous la présidence de son au profit exclusif et supérieur du roi. De Clerville est à la jonction entre les deux, cousin l’intendant Colbert de Terron. ce fait, l’arsenal maritime est complété mais de façon limitée dans le temps. systématiquement par des installations Médaille commémorative de En effet, Clerville a pour « diacre » un la création de l’arsenal de sanitaires conséquentes. certain Sébastien le Prestre, sieur de Rochefort, 1666 (Coll. Vauban, qui le supplantera de fait dans Part. BC). L’histoire Dans les années 1660, le concept « métallique » du règne ses fonctions de commissaire général de Louis XIV est émaillée d’arsenal maritime n’est pas encore par- auprès de Louvois à partir de 1668. de nombreuses médailles faitement défini ni codifié. La création Vauban ne détiendra la fonction en titre relatives au fait maritime.Rochefor t ex nihilo de Rochefort est l’occasion qu’au début de 1678, après le décès de sera le pour Colbert et ses grands subordonnés Clerville. Colbert continue néanmoins à grand œuvre de Colbert en matière d’ar- d’éprouver en vraie grandeur leurs faire appel à Clerville tant qu’il détient senal maritime. Créé de toutes pièces en conceptions sur l’organisation et le le titre de commissaire général aux bordure de la Charente, l’arsenal aura fonctionnement de cet ensemble d’un fortifications. pour socle une « ville-champignon » type alors unique dans les manufactures sortant simultanément de terre sous françaises. L’arsenal de Rochefort, que l’autorité de l’intendant de la marine. A Colbert veut ériger en modèle, constitue 3 Le terme est emprunté à Martine Acerra, qui vrai dire, la décision d’implanter un port pour celui-ci un véritable « laboratoire »3 résume parfaitement le rôle tenu par Rochefort vis-à-vis des autres arsenaux contemporains. de guerre à Rochefort résulte probable- réglementaire et fonctionnel. La période

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nécessaires. Les meilleurs matériaux seront employés à cette construction. L’architecture en doit être simple et tirer sa magnificence et sa beauté de la disposition, de l’étendue et de la solidité sans y employer d’autres ornements. L’intendant et l’architecte qui seront chargés de cette construction doivent proportionner leur dessein au nombre des vaisseaux que le Roy voudra tenir dans ses arsenaux et à ceux qui pourront s’y retirer dans de événements extraor- dinaires. Leurs bâtiments seront assez grands pour contenir avec facilité les apparaux et munitions du nombre ordi- naire de vaisseaux et avec plus de diffi- Vue du port de Rochefort, Vernet, 1762 (Musée national de la marine). Durant près de dix années, culté ce qui surviendra d’extraordinaire ». Joseph Vernet a mené une vie errante au long des côtes de France afin de réaliser un travail de commande, initié par le marquis de Marigny, surintendant des bâtiments de Louis XV. d’édification de Rochefort est marquée plan, Colbert ménage le temps, car il par une production concomitante faut « Observer que les règlements qui de documents fondateurs résultant sortent de la plume du Roy doivent être d’échanges entre Colbert et ses inten- en termes concis et clairs, et ne doivent dants4. Deux textes se distinguent rendre aucune raison de leur disposi- particulièrement dans cette genèse tion ». En matière d’aménagements por- organisationnelle : le Mémoire sur tuaires, ces réflexions aboutissent au le règlement à faire pour la police Règlement fait par le Roy pour la police générale des arsenaux de marine, générale des arsenaux de la marine, du et le Mémoire sur tout ce qui doit 6 octobre 1674, dont le titre premier est s’observer pour former les magasins intitulé « De la construction des bâti- Représentation symbolique des travaux maritimes, des arsenaux de marine du Roy, tous ments nécessaires pour les arsenaux ». Bélidor, 1750 (Coll. Part. BC). Utilisée en frontispice de l’Architecture hydraulique, cette vignette deux d’octobre 1670. Le premier texte représente bien l’activité des ingénieurs de la est une ébauche d’un futur règlement Véritable modèle programmatique, ce marine. Visitant un chantier d’ouvrage à la mer, d’ensemble des arsenaux. Il en trace les titre définit en vingt articles les moda- l’intendant de la marine, entouré de son état-major, écoute le compte-rendu d’un ingénieur, plan en main grandes lignes en matière de processus lités d’aménagement des arsenaux. et entouré de ses maîtres d’ouvrages et piqueurs. d’approvisionnement, de conception et Exemplaires de la rigueur concise d’un de dispositions relatives des magasins, Colbert soucieux d’une glorieuse éco- ateliers et chantiers des arsenaux. Il nomie, les deux premiers articles méri- envisage aussi les fonctions de tous tent d’être reproduits intégralement : 4 Lettre du 1er août 1670 à l’intendant de les officiers et employés concourrant à « Les bâtiments des arsenaux de la Toulon : « J’attends toujours le projet du règlement général de la police de la marine, la bonne marche de la marine à terre. marine dont la situation doit être afin d’en rendre compte au Roy, et que Sa Majesté en puisse faire un en forme pour Ambitionnant de poser durablement proche de l’eau seront construits avec être uniformément observé dans tous ses le cadre d’une institution de premier toute la solidité et les précautions arsenaux ». n°8 été 2010 l « pour mémoire » 11

Ayant tiré à Rochefort l’expérience de qu’ils recherchaient pour superviser la construction d’un arsenal, Colbert les ingénieurs de la marine. En 1676, édicte la règle d’or de la conduite d’une Colbert laissait comme instruction à son telle opération : fils : « Examiner s’il y a quelqu’un qui « L’architecte qui aura la conduite des puisse servir d’ingénieur ou architecte bâtiments observera sur toutes choses général, pour aller dans tous les ports et de les rendre solides et assurées. Il arsenaux de marine, donner les desseins s’informera soigneusement de chacun uniformes, et les faire exécuter. S’il maître et directeur d’ouvrages de tout n’y en a point, il faut choisir à un ce qui est nécessaire et commode pour habile architecte et lui donner cet emploi l’exercice de sa profession afin de le lui qui sera beau et de très grande consé- donner dans l’exécution du dessein des quence ». Vauban promu commissaire Carte des environs de Rochefort, début XVIIIe (Service général aux fortifications assurera ce historique de la défense Département marine) Eloigné de dits bâtiments ». l’océan par les méandres de la Charente, Rochefort rôle de conseiller privilégié des Colbert. est un port protégé des attaques maritimes, mais Simultanément à la construction de l’arse- nécessitant un avant-port à l’embouchure du fleuve afin de compléter les opérations d’armements navals. nal de Rochefort, les ports de Dunkerque, Brest et Toulon voient s’améliorer quelque Les arsenaux de la Seudre a longtemps retenu peu leurs « parcs de marine » aux alentours l’attention en raison de sa disposition de 1670. Cette campagne d’aménagements du Grand siècle propice. Clerville a visité les côtes en se fait avec des moyens financiers limités 1664, puis en 1665 avec la commission et sans véritable grande vision d’ensemble. Rochefort d’experts désignée par Colbert. Les hési- Les ingénieurs s’efforcent, de Dunkerque à tations durent de nombreux mois. Le roi Toulon, de doter les arsenaux des installa- L’arsenal créé de toutes pièces à n’a pas encore acquis de maîtrise foncière tions nécessaires à leur fonctionnement, Rochefort n’est pas le plus ancien de la dans les lieux concernés et le choix aura mais se heurtent aux rigueurs budgétaires marine. C’est néanmoins la première fois un impact politique indéniable. Rochefort du moment, rapidement accentuées par la qu’un port militaire est aménagé avec la est finalement retenu, à la fin de 1665 guerre de Hollande. volonté de réaliser un modèle du genre. ou au début de 1666, en partie du fait Avec ce projet grandiose, Colbert vise de la plus grande facilité à exproprier le Après cette période peu faste vient la paix autant à éblouir les nations étrangères seigneur du lieu, protestant revendiqué et de Nimègue, qui met fin avantageusement que son propre roi. Rochefort est, sur dépourvu de soutien à la Cour. à la guerre avec la Hollande. Entre-temps, l’échiquier colbertien, un pièce maî- la disparition du chevalier de Clerville tresse qui doit contribuer à convaincre Les travaux d’édification de l’arsenal permet à Vauban d’accéder officiellement Louis XIV de l’indispensable nécessité débutent pratiquement aussitôt la déci- à la fonction de commissaire général aux de régner sur les mers au moins autant, sion prise, au début du printemps de fortifications, en janvier 1678. L’année sinon davantage, que sur le sol. La 1666. La direction des travaux est confiée précédente, Colbert s’est risqué à conception de cet arsenal constitue à l’architecte François Blondel5. L’œuvre « emprunter » l’ingénieur à un Louvois également pour le ministre épris d’ordre plus que réticent. Vauban dénoue à et de rationalité un terrain d’expérience 5 Né en 1618, Blondel effectue une carrière militaire, qui le voit ingénieur des fortifications, puis officier de Dunkerque la situation épineuse du creu- destiné à fixer les lignes de définition galère. Maréchal des camps, il inspecte les côtes de sement du chenal permettant au port de d’un arsenal de marine. Provence. Sa carrière devient ensuite diplomatique pour le compte de Mazarin. Colbert le fait ingénieur Dunkerque de se relier par toute marée à de la marine en 1664. Il entre à l’Académie des sciences en 1669. Il publiera de nombreux la haute mer. Pour Colbert et Seignelay, Le choix d’implantation de l’arsenal a ouvrages réputés, consacrés aux mathématiques, à Vauban devient l’ingénieur providentiel mûri sur quelques années. L’embouchure l’architecture et aux fortifications.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 12 la plus célèbre de Blondel à Rochefort pressant, celui-ci est installé en partie est la corderie, qui s’étire sur plus de nord du terrain réservé pour les magasins 320 m le long de la Charente. Posé sur un aux vivres. Maintes fois modifié, le projet terrain marécageux, le bâtiment est fondé prend corps à partir de 1677. Les premières sur un véritable radeau de charpente en salles sont mises en service en 1680 mais chêne. Le séjour de Blondel à Rochefort l’ensemble de l’édifice nécessitera dix an- est néanmoins de courte durée, puisque nées de travaux. Colbert l’envoie aux Antilles dès juin 1666. Dans la partie sud de l’arsenal, l’es- Clerville est alors chargé de superviser sentiel des éléments immobiliers sont les travaux par la suite, mais ses déplace- disponibles dès 1671. La rive droite de ments continuels ne lui permettront pas la Charente prend ainsi l’apparence d’un Carte de Rochefort et des environs, vers 1680 (SHD d’assurer cette mission avec constance. décor royal, marqué par les façades marine). On perçoit clairement sur ce plan les trois L’intendant Colbert de Terron, dépourvu classiques des magasins des vaisseaux. pôles majeurs de l’arsenal que sont le parc aux vivres (à droite), la corderie et les magasins des d’homme de l’art pour conduire ce grand Magasin général et magasins particuliers vaisseaux (à gauche). La forme de radoub est isolée chantier royal en viendra à prendre des arborent la modénature si caractéristique en amont de l’arsenal. libertés qui finiront par exaspérer Colbert. des longues ailes de pierre de taille cal- Le rythme des constructions à Rochefort caire surmontées de tuiles creuses. Les est exceptionnel pour la marine à cette pavillons qui rythment les constructions époque. Les sommes qui y sont affectées sont couronnés d’une toiture à brisis et sont colossales ; un million de livres terrassons combinant tuiles et ardoises. en 1671 ! Colbert, pour maintenir la pres- En bordure de l’arsenal et proche de la sion sur son cousin d’intendant, lui fait ville, la fonderie de canons est construite « miroiter » la visite du roi prévue à en 1669. A l’extrémité sud de la ville, ce l’été 1671, ce qui ne sera qu’un leurre. sont les casernes qui s’élèvent en 1670-72. L’ouvrage le plus exceptionnel bâti pour la marine à Rochefort est la forme de radoub. Jusqu’alors, le carénage des navires se fait par La corderie de Rochefort (cliché BC). Incendiée « abattage », qui consiste à coucher le navire par les Allemands au printemps 1945, la corderie a été heureusement sauvée d’une ruine complète alternativement sur chaque flanc après l’avoir par l’amiral Dupont à la fin des années 1960, puis démâté et délesté. L’idée de mettre un bâti- restaurée au début des années 1980. ment de mer au sec dans une fosse vient des Le ministre fait appel à l’architecte François visites effectuées dans les arsenaux anglais. Le Vau, frère d’André Le Vau, architecte du La Navy a en effet pris l’habitude d’échouer roi à Versailles. Celui-ci propose quelques les navires au sec sans les incliner ce qui faci- plans d’ensemble pour l’arsenal et la ville lite le travail et évite de fatiguer la charpente dont aucun ne sera réalisé. du navire. Les formes anglaises sont dotées Il donne aussi le projet des grands maga- d’un fond, ou radier, de simple grillage de sins aux vivres à édifier en retrait de la charpente. Tantôt désignée comme « forme Charente, en abord du bassin aux vivres à l’anglaise » ou « forme à la française », à créer. Commencés en 1670, les travaux la forme de Rochefort est fondée dans s’étalent au moins sur six années durant Le magasin aux vivres, projet de F. Le Vau (SHD un mauvais sous-sol. Ce qui conduit à la Marine). Datable du début des années 1670, ce lesquels le projet évolue régulièrement. projet correspond à une extension maximale qui sera doter d’un radier de maçonnerie. Il s’agit là Le besoin d’un hôpital maritime devenant en fait limitée à la moitié. d’une première au plan technique. Et d’une n°8 été 2010 l « pour mémoire » 13 prouesse qui vaut à Rochefort d’être le vaisseau dans la forme la plus éloignée de la crique de Troulan, en rive gauche. premier port au monde pourvu d’un véri- de la Charente. L’ouvrage est terminé Sur la rive opposée, quelques magasins table bassin de radoub, tel qu’on le conçoit quelques années plus tard mais sa véri- et une salle d’armes sont édifiés près de aujourd’hui. table mise en service n’intervient que la crique de Pontaniou. Visitant la ville vers 1728. Le terrain d’assiette est en en 1665, Clerville relève que : « Brest, effet parcouru par de multiples résur- dans toute sa consistance de 400 feux, gences aquifères et l’étanchéification n’a pas de logemens pour plus des deux du radier constituera de nombreuses tiers des ouvriers que Sa Majesté y années durant un véritable défi pour fait employer aujourd’huy, lesquels y les ingénieurs. Rochefort constitue sont dix et douze dans une chambre ». ainsi pour l’architecture hydraulique Les premières améliorations du parc un champ d’innovation et d’expérience interviennent vers 1667. La corderie Les anciens magasins des vaisseaux (BC). Les bâtiments dont tireront parti les ingénieurs des est allongée ; une « maison du roi » est sont situés dans la partie sud de l’ancien arsenal, autres ports de la marine. édifiée en aval de Troulan, en bordure reconvertie en zone industrielle depuis de décennies. du quai, pour permettre à l’intendant La description de la forme est donnée de surveiller tout l’arsenal depuis ses par Le Vau en 1671 : « revêtue de bons Brest bureaux. La crique de Pontaniou est gros murs de pierre de taille…, à pans A la pointe occidentale du royaume, Brest garnie d’un ensemble de constructions par les deux bouts ; à l’un d’iceux est situé au fond d’une immense rade qui la bordent au pied de la falaise. Des du côté de la rivière est la porte de protégée par un étroit goulet. La com- magasins de désarmement des vais- charpenterie pour la fermer et ouvrir mission pilotée par Clerville sur les côtes seaux y jouxtent des ateliers, magasins, quand on veut y faire entrer ou sortir du Ponant relève : « La baye de Brest est forges et autres « boutiques » pour les vaisseaux. Le fond en est tout une des plus belles du monde, capable les différents services de la construc- planchoyé avec de grosses planches de contenir surement grande quantité de tion navale et le ravitaillement des de chêne pour le tenir plus au sec et navires de quelque port [tonnage] que vaisseaux. Après la paix de Nimègue, net ». En 1683, une autre forme est ce soit… les entrées en sont difficiles et l’arsenal bénéficie d’améliorations. A commencée un peu en aval. C’est une perilleuses ». La ville borde les deux rives l’aval de la rivière, la marine étend son forme double, qui permet de construire de la Penfeld, dont l’embouchure est parc aux vivres et règne désormais sans ou entretenir sur une longue période un aménagée en port. Richelieu fait aména- partage sur l’embouchure, dont la rive ger un parc de marine placé en amont du gauche est dominée par le château. port de commerce. Une corderie et son Une nouvelle corderie est construite en étuve sont construites en 1636 en abord amont de la rive gauche de la Penfeld.

La forme double, 1775 (SHD Marine). La disposition des formes offre l’avantage d’une économie de construction à l’écluse. Elle oblige toutefois à une planification précise de l’emploi de la forme supérieure, souvent La vieille forme (BC). Heureusement dévasée au utilisée en forme de début des années 1980, la vieille forme est placée construction afin de dans un environnement tourné vers le nautisme et diminuer les mouvements l’emploi généralisé du bitume… la concernant.

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bordée de nombreux bancs de sable, Pour créer un chenal en mer, de Combes dont certains ne découvrent pas à marée s’efforce de creuser le banc à basse mer basse, la vie du port est subordonnée à puis de le border de jetées de fascines la création d’un chenal assurant en tous afin d’en stabiliser profondeur et largeur. Il temps la communication avec la mer libre. s’agit là d’un travail de Sisyphe car la mer L’aménagement d’un arsenal à Dunkerque reprend à chaque marée un peu du terrain comporte deux volets simultanés : la conquis par les hommes. Ce n’est pas construction d’un ensemble de bâtiments la capacité technique qui fait défaut à de et de cales de construction en abord du Combes mais bien l’ampleur des moyens. havre intérieur, la création d’un chenal Les crédits arrivent au compte-goutte là où

Carte des environs de Brest, fin XVIIe (SHD Marine). reliant Dunkerque à la mer, à travers le il faudrait travailler en grand pour gagner la Curieusement tournée vers le sud, cette vue de la grand banc Schurken qui se tient en avant mer de vitesse. rade met en évidence le goulet qui protège l’entrée de la rade et l’étendue des côtes susceptibles de de la côte. Les travaux sont conduits par Dunkerque est pourtant considéré comme recevoir une descente anglaise. l’ingénieur Benjamin de Combes. L’arsenal un grand chantier du règne. Louis XIV y Le plateau qui la domine se couvre d’un doit être édifié à l’abri de l’enceinte urbaine viendra cinq fois entre 1662 et 1680 alors hôpital comprenant de nombreuses car Dunkerque est encore place frontière qu’il ne visitera aucun de ses autres ports salles. L’anse de Troulan est le siège, à lors de son rachat en 1662. L’espace à de guerre. La marche des travaux subit un partir de 1683, de travaux complexes aménager est contraint. Les travaux qui tel ralentissement durant la guerre que de pour la création d’une forme de radoub. débutent en 1670 visent à aménager un Combes est autorisé à rejoindre son frère, Conduit par l’ingénieur Lavoye, sous chantier de construction navale encadré ingénieur dans les troupes du prince de la direction de Garengeau, ce chantier par des bâtiments à usage de magasins Condé, en 1674. Deux ans plus tard, il connaît bien des désagréments dus aux particuliers des vaisseaux et des ateliers est envoyé aux Antilles avec l’escadre de mauvaises qualités du sous-sol et à la tels que forges, menuiseries, ateliers de d’Estrées pour lever les cartes des rades. passable expérience de l’entrepreneur. sculpture, etc. Ce sont des constructions Il prend part au siège de Tobago. En 1677, Après quatre années d’efforts, Brest est modestes, sans aucune ostentation. sentant les prémices de la paix, Colbert doté de sa première forme. Dunkerque Au plus près de l’Angleterre, Dunkerque occupe une position clef en bordure du Plan du port et de Pas-de-Calais. Richelieu en faisait un fer l’arsenal de Brest, 1676 (SHD Marine). de lance contre les Hollandais à qui il Les bâtiments de prédisait : l’arsenal naissant sont essentiellement disposés « Tant que Dunkerque subsistera, l’état de part et d’autre de de vos provinces ne sera jamais affermi, l’anse de Pontaniou, en rive droite. En rive ni la condition de vos peuples bien éta- gauche, la corderie s’étire blie… c’est une écharde attachée à votre le long de l’anse de Troulan. chair, qui vous travaille incessamment le cœur ». Placé sur une côte inhospitalière et dépourvue de baies ou de havres, le port de Dunkerque est enchâssé en retrait du cordon dunaire. La côte étant n°8 été 2010 l « pour mémoire » 15 se décide à lancer en grand les travaux ce sens : « Le service que vous avez rendu du chenal. Colbert « emprunte » Vauban au Roy est si grand et si considérable que à Louvois pour préparer le chantier. rien ne peut être plus avantageux pour Vauban prévoit de travailler avec des la marine ». Deux ans plus tard, Louis milliers d’hommes, dont 1 500 à 3 000 XIV revient à Dunkerque contempler prisonniers. Le chantier nécessitera des sa marine de guerre. Le vaisseau de quantités prodigieuses de fascines et de 50 canons, l’Entreprenant, est accosté au pierres. Mais la lenteur des approvision- quai de la ville en abord du chenal. Le roi nements, accentuée par un blocus hol- en garde une image éblouissante : « Les landais, impose de reporter les travaux à travaux de la marine sont surprenants, et l’année suivante. C’est donc au printemps je n’imaginais pas les choses comme elles 1678 que le banc Schurken devient le siège sont (…) mon argent sera bien employé ». d’une activité spectaculaire. Chaque jour Plan et profil d’une jetée de fascinage du chenal de plus de mille travailleurs s’affairent à grat- La création du chenal et l’installation de Dunkerque (Coll. Part. BC). Extraite de l’Architecture ter et creuser le sable, puis à fixer des lits la paix ouvrent une ère de grands travaux hydraulique, publié en 1753 par Bélidor, la planche détaille le mode de construction des premières de fascines pour élever les jetées latérales dans l’arsenal. Le parc de marine amé- jetées du chenal. Formées de fascines entrelacées du chenal. Ces fascines sont rapidement nagé près du chantier de construction et fixées en place par des « tunes », les jetées sont surmontées de chemins de ronde en charpente. consommées en quantités dépassant le navale est déjà vieillissant. Durant l’été million ! Après trois mois d’un labeur 1678, Vauban préconise de transformer alors considérée comme un ouvrage incessant et épuisant, le banc est vaincu ; le bassin de l’écluse bleue en bassin des d’exception. Le bassin portuaire offre un le chenal est tracé à travers le banc et vaisseaux et de distribuer les bâtiments plan d’eau de 110 mètres par 250. Bordé gagne en profondeur, au point que des d’un nouvel arsenal sur sa périphérie. de quais, il est capable de recevoir une frégates peuvent l’embouquer en juillet. Une écluse est construite à partir de 1684 force navale de 20 à 25 vaisseaux. Le Commissaire général des fortifications afin que le nouveau bassin soit utilisé soutien de cette flotte est assuré au depuis six mois, Vauban vient de gagner en bassin à flot. Large de 42 pieds (soit moyen de bâtiments construits le long ses galons d’ingénieur de la marine. 13,65m), et fondée sur un terrain sableux, des quais. Un ensemble de magasins pour Seignelay lui rend un hommage appuyé en l’écluse qui relie le bassin au havre est les vaisseaux est construit entre le bassin et le chenal du havre. Sur le quai opposé, une corderie longue de 335 mètres leur fait écho. Le troisième quai se couvre ultérieurement d’un magasin général, de

Plan de l’arsenal de hangars et autres ateliers. Ces travaux, marine à Dunkerke, réalisés entre 1686 et le début des années 1671 (SHD Marine). Le premier parc de 1700, sont conduits par l’ingénieur Pierre marine est édifié entre Clément d’Assincourt qui secondait de le chenal du havre et un bassin artificiel en Combes lors des premiers travaux sur le cours de creusement. chenal. Magasins et ateliers sont distribués à proximité de trois cales Le maintien en état du chenal est vital de construction navale. pour l’existence du port de Dunkerque. L’entretien des jetées de fascines exi- geant de perpétuels recommencements, Clément entreprend de remplacer par

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œuvre pour mettre le port à genoux. Ils lancent d’importantes forces contre la base maritime en septembre 1694 et août Plan de Donquerque, vers 1685 (SHD Marine). Le chenal 1695. La place est bombardée, mais les est protégé par deux forts de assauts sont à chaque fois repoussés par charpente, bâtis en tête des jetées. En abord, le risban est une forte les impressionnants forts construits sur batterie de côte construite en l’estran. Le risban et les autres ouvrages, maçonnerie sur l’estran. L’arsenal commence à se développer en construits en maçonnerie ou en char- périphérie du bassin de l’écluse pente, donnent de la voix et repoussent bleue. les attaques. Impuissants à venir à bout de Dunkerque par la force, les Anglais en obtiennent la ruine par la diplomatie. Lorsque la paix est des jetées en coffres de charpente remplis tée par les armements corsaires et feront conclue à Utrecht en 1713, au désavantage de pierres. La lutte incessante contre la des ravages parmi le commerce maritime d’un Louis XIV vaincu, la destruction du mer durera ainsi tant que durera le port. anglais. Si le nom de Jean Bart a quelque port et du chenal est imposée par l’article peu monopolisé la mémoire collective, 9 du traité de paix. La splendeur du port Placé aux avant-postes face à l’Angleterre, il faut y associer des officiers de marine de guerre de Louis XIV ne sera plus qu’un Dunkerque sert de base d’opérations aux tels que Panetié et La Pailleterie. Excédés glorieux souvenir, tout à l’honneur des galères et vaisseaux de la marine. L’action par le harcèlement des dunkerquois, ingénieurs de Colbert. en mer de ces forces royales est complé- les Anglais décident de tout mettre en Toulon

Placée au fond d’une rade admirable- ment disposée et naturellement protégée des vents et de la houle, Toulon a de tout temps abrité un port de pêche et de com- merce déployant son réseau d’échanges sur le pourtour de la Méditerranée et l’étendant jusqu’aux ports du nord de l’Europe et à Terre-Neuve.

Le port de guerre est créé sur le papier en 1599 lorsqu’un arrêt du Parlement de Provence enregistre des lettres patentes de Henri IV tout en prescrivant que des terrains situés en bord de mer seront réserver pour bâtir un arsenal et fabriquer des vaisseaux. Le véritable Vue du bassin de la marine et de l’arrière-port, 1709 (Musée des Beaux-arts de Dunkerque). Mathieu Elias berceau de l’arsenal est installé lorsque représente avec une grande précision les installations portuaires du bassin de l’écluse bleue. L’écluse située au premier plan est une prouesse technique. La corderie et les magasins des vaisseaux encadrent le bassin Richelieu préside aux destinées de la dans sa longueur. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 17 marine. Le parc de marine s’installe dans l’angle nord-ouest de la darse aménagée è au début du XVII siècle par Raymond Carte de la rade et des de Bonnefons. Ses ateliers et magasins environs de Toulon (Coll. Part. BC). Publiée par Bélidor, sont disposés le long du rempart et dans la carte met en évidence le l’espace exigu disponible entre la ville et caractère unique de la rade de Toulon sur le littoral provençal. la partie occidentale de son enceinte bas- Protection des vents et tionnée de 1595. Pierre Puget représente des houles, conformation topographique avantageuses cet ensemble de manière quasi-photo- justifient sa qualification par graphique en 1676. Il s’agit pour lors Vauban de « meilleure rade de la Méditerranée ». d’un modeste chantier de construction navale, desservi par des magasins et ateliers non complètement isolés de la ville, ce qui en complique l’exploitation et proposés, notamment par Clerville, 1679, Colbert se résout à dépêcher favorise les chapardages ! Des bâtiments Gombert, d’Aspremont, Puget et l’inten- Vauban, nouveau commissaire général construits vers 1670 complètent cet dant Arnoul. Aucun n’arrive à satisfaire aux fortifications et dont les travaux ensemble, mais de façon peu rationnelle. Colbert, que ce soit par les dispositions hydrauliques à Dunkerque ont été si Ce sont d’abord, en ville, la maison de proposées ou par le coût annoncé. appréciés et décisifs. l’intendant proche du quai, puis l’étuve Colbert a pourtant dépêché Clerville édifiée sur les plans de Puget. Conscient qui séjourne à Toulon durant une bonne En trois semaines Vauban analyse le site du caractère indispensable d’un nouvel partie de l’été 1669. Le commissaire et se plonge dans les multiples projets arsenal, Colbert encourage l’intendant général aux fortifications a parcouru en étudiés par ses devanciers. La première Matharel à en étudier le projet avec une tous sens la rade, la côte et la presqu’île synthèse qui en résulte est remarquable ; vision de grandeur. L’ingénieur Gombert de Saint Mandrier. Il a bien diagnostiqué elle est aussi sans équivoque pour trace ainsi un « petit parc » jouxtant l’ar- l’effet néfaste des rivières de l’Egoutier les Colbert : « Voici, Monseigneur6 le senal initial, mais en dehors de l’enceinte et du Las, dont les déjections envasent projet des ouvrages de terre et de mer… urbaine, ce qui constitue une entorse aux la rade. Il a identifié les ateliers et autres dont je crains fort que l’estimation ne vous règles de défense de la place forte. chantiers dont l’arsenal a besoin. Il en a épouvante, et que vous ne me trouviez un produit trois projets d’arsenal. Mais leur peu plus hardi que de raison. La grâce que Pendant près de dix ans, de nombreux conception est jugée à la fois trop oné- je vous demande en cela est de suspendre projets d’extension de l’arsenal sont reuse et non satisfaisante par Colbert. En votre jugement jusqu’à ce que vous l’ayez lu et considéré plus d’une fois, après quoi je soumets le mien à tout ce qu’il vous plaira… Il ne faut pas, Monseigneur, que la Dunkerque vue du côté de la mer, fin XVIIe (SHD grandeur de l’entreprise ni la dépense de Marine). Vue de la mer, l’ouvrage vous rebutent puisqu’il s’agit du Dunkerque est une plus [beau] port de l’Europe, situé dans la place forte hérissée de défenses. Le caractère meilleure rade, d’autant qu’il ne contient vital du chenal est en soi rien de difficile ni d’embrouillé. Et souligné par les forts à la à l’égard de la dépense, je pourrais vous mer qui le couvrent. dire, et peut-être bien prouver que c’est

6 Seignelay

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La ville et l’arsenal môles en enrochements qui supportent de Toulon, Puget, une enceinte bastionnée et les magasins 1676 (Bibliothèque nationale de de désarmement des vaisseaux. Sur la France). La vue terre ferme, le nouvel arsenal est disposé d’oiseau quasi- photographique autour du chantier de construction, vaste dessinée par Puget terre-plein dégagé sur lequel s’élèvent montre, dans l’angle gauche de les cales de construction navale. A sa la darse, le premier périphérie sont distribués les magasins parc de marine. Il est complété en aux bois, ateliers de charpentage et 1671 par le « petit forges. A la limite de la ville, l’arsenal parc » créé hors les murs. mettre de l’argent à intérêt et rien plus ».Le L’aménagement du nouvel arsenal fait plan définitif de l’arsenal sera mis au point entrer Toulon dans une ère de grands par Vauban en 1682, au terme d’un travail travaux, tant maritimes et portuaires de conception qui relève avant la lettre que d’architecture, qui durera une bonne d’une véritable démarche d’analyse fonc- quinzaine d’années. Elle est dirigée par tionnelle : « Pour que cette distribution soit une équipe d’ingénieurs nombreuse : bien faite et chaque pièce placée au lieu Niquet est à la tête de l’ensemble où se qui lui convient le mieux, il ne faut qu’exa- trouvent groupés Gombert, Corneille, miner les rapports et les correspondances du Cairon, Mollard, de Pène, Goffin et qu’elles ont les unes avec les autres pour quelques autres. Les chantiers s’ouvrent en convenir (21 mars 1681)… J’ai arrêté successivement et dans tous les secteurs. un dessein d’arsenal dont nous sommes Des canaux sont creusés de part et demeurés tous contents, intendant, ingé- d’autre de Toulon afin de détourner le nieurs, officiers de marine et maîtres char- cours des rivières de l’Egoutier et du Las, pentiers. J’espère que le Roi le sera aussi, qui envasent la rade près du port. Les et qu’après cela il ne tiendra plus qu’à Sa travailleurs y sont plus de mille. Une darse Détails de bâtiments de l’arsenal, vers 1703 (Coll. majesté que cet ouvrage ne s’exécute en neuve est creusée à l’ouest de celle de Part. BC). Cette planche rassemble des vues des principaux bâtiments du nouvel arsenal de Toulon : fort peu de temps » (19 mai 1682). Henri IV. Elle est bientôt ceinturée par des corderie, magasin général et étuve, magasins particuliers des vaisseaux. est fermé par la corderie, longue de 400

Plan de Toulon, 1740 mètres afin qu’y soient confectionnés (Archives nationales). d’un seul tenant les cordages de toutes L’arsenal se trouve longueurs nécessaires au gréement des pratiquement dans l’état où il se trouvait à la fin des vaisseaux. Un parc d’artillerie est placé grands travaux lancés par à l’ouest de la darse, dans le bastion du Vauban. L’agrandissement marais. A bonne distance de l’arsenal et de l’arsenal vers l’ouest a été conçu de façon à permettre dans la campagne littorale, deux grands l’agrandissement concomitant magasins à poudre sont construits. La de la ville. quantité considérable de canons portés par une escadre (plus de mille) justifie la conservation de quantités de poudre n°8 été 2010 l « pour mémoire » 19 nettement supérieures à celle des places fortes terrestres.

C’est en 1692 que la marine commence à prendre possession du nouvel arsenal Brevet de sous-ingénieur pour délaisser les bâtiments du vieux de la marine « parc », voués à la démolition. Mais d’Antoine Choquet, la France entre à nouveau en guerre. 743 (SHD Marine à Brest) Les conflits interminables (guerre de la Ligue d’Augsbourg, guerre de Succession d’Espagne) monopoliseront les finances du royaume jusqu’à la fin du règne de Louis XIV. Les travaux de l’arsenal sont suspendus et le plan de essentiellement en raison de leurs compé- extérieures où ils ont parfois l’occasion masse symétrique donné par Vauban tences techniques. Leur formation initiale de conduire un siège, tel de Combes à la restera inachevé. Le pays et sa marine est variée : on y trouve d’anciens entre- prise du fort de Tabago. sont au creux de la vague, alors que preneurs ayant fait leurs preuves dans l’arsenal est pratiquement neuf. les ouvrages militaires ou maritimes, des La polyvalence des attributions de Colbert architectes, géographes, hydrauliciens en matière de marine et de fortifications ou hydrographes. Leurs fonctions étant conduit ses ingénieurs à œuvrer autant Les ingénieurs essentiellement celles des « ingénieurs dans les arsenaux que sur les ouvrages de place », les ingénieurs de Colbert sont fortifiés protégeant leurs approches mari- de Colbert pour les deux tiers issus de la roture. La times. A Brest, les batteries du goulet sont Les ingénieurs employés par Colbert proportion est exactement inverse chez construites par les ingénieurs Paul-Louis forment un ensemble – il est encore tôt Louvois où les « ingénieurs de tranchée » Mollard et Jean-Pierre Traverse, également pour parler de « corps » au sens actuel du forment le gros de la troupe. L’art de la chargés des travaux portuaires. Il en est terme – qui se structure avec le temps. Les guerre étant premier au royaume de de même pour Antoine Niquet et François places fortes et les ports maritimes gérés France, la naissance y prévaut alors sur Gombert à Toulon. Quant à Benjamin par les Colbert relèvent d’une sorte de l’essence. Pour autant, les ingénieurs de de Combes, il est enseigne de vaisseau « département des fortifications » articulé Colbert ne sont pas cantonnés dans leur avant d’être nommé ingénieur. Lorsqu’ils en trois sections : places maritimes, places cabinet ou sur les chantiers. Les ingé- sont recrutés en tant qu’ingénieurs, les de terre, places maritimes de Provence. nieurs des places de terre sont amenés à nouveaux admis reçoivent un brevet. Au En 1690, alors que Seignelay a succédé ouvrir la tranchée dans quelque siège ou à début, ils sont dénommés « ingénieur du à son père depuis 1683, les fortifications se tenir sur la brèche lorsque la place est à Roy en la marine ». Le terme « ingénieur maritimes comptent 31 places maritimes. défendre. Pour ceux des ports maritimes de marine » ou « ingénieur de la marine » Chaque place relève d’un ingénieur en plusieurs d’entre eux sont périodiquement devient la règle dans le premier tiers des premier, entouré d’ingénieurs en second, amenés à embarquer pour lever les plans années 1670. Le brevet accordé au nouvel de sous-ingénieurs et d’inspecteurs des et cartes des rades fréquentées par les ingénieur emploie une formulation stan- travaux. A cette même date, 112 ingénieurs escadres. A cette occasion, ils effectuent dard, sujette à quelques aménagements dépendent de Seignelay, dont 71 dans les de discrètes missions « d’information » selon l’emploi du bénéficiaire. Exemples : seules places maritimes. Les ports de guerre en levant les plans des fortifications « Aujourdhuy vingtcinquiesme may mil sont une partie des places maritimes. côtières étrangères. Ils sont de temps six cent soixante treize, le Roy estant au Les ingénieurs recrutés par Colbert le sont à autre désignés pour des missions camp de Landghem sur la rivière du Lys,

« pour mémoire » l n°8 été 2010 20 voulant commettre une personne capable terre. Les ingénieurs en subissent mutatis et expérimentée au fait de la navigation La direction mutandis les effets pernicieux. et des ouvrages des ports et arsenaux de marine pour servir en qualité d’ingénieur des fortifications Les ingénieurs reçoivent alors des appoin- du port de Brest ; et estant informé que tements non encore strictement « tarifés » les qualitez nécessaires pour cet employ Après les décès successifs de Colbert mais suivant des usages assez homo- se rencontrent en la personne du Sr de (1683) et Seignelay (1690), Louvois intègre gènes. Les ingénieurs ordinaires débutent la Voye… Sa Majesté l’a retenu commis les fortifications maritimes au sein de son à 600 livres annuelles et atteignent et ordonné, retient commet et ordonne département. Cette fusion est de courte 750 livres au bout de quelques années. ingénieur de marine audit port et arsenal durée car Louvois disparaît en 1691. Il Les appointements des ingénieurs en chef de Brest… », « Aujourdhuy onzième mars est alors créé une direction générale des s’échelonnent entre 1 200 et 3 000 livres. 1676 le Roy estant à St Germain en Laye fortifications, confiée à Michel le Peletier Il s’agit là d’une fourchette moyenne. désirant faire choix d’une personne intel- de Souzy. Vauban conserve son poste de Garengeau, qui a longtemps servi à Brest ligente aux ouvrages de mer et capable commissaire général jusqu’à son décès en puis à Saint-Malo, perçoit 5 400 livres de bien conduire et faire exécuter les des- 1707. La direction générale des fortifica- à la fin de sa carrière (il a alors plus seins et devis nécessaires pour maintenir tions est indépendante des ministres de de 90 ans…). les ports des places maritimes en estat la Guerre et de la Marine qui continuent d’une bonne deffense et d’une entière néanmoins à assurer le financement des Les ingénieurs seureté et estant informé de la capacité dépenses effectuées à leur profit. En du Sr de la Fabvollière… Sa Majesté l’a 1715, c’est le lieutenant général et futur des Bâtiments retenu et ordonné l’un de ses ingénieurs maréchal d’Asfeld qui prend la suite de ordinaires de marine au port et arsenal Le Peletier de Souzy. Contrairement aux civils de Rochefort… ». habitudes prises antérieurement, d’Asfeld se passe des services d’un commissaire Après la disparition du maréchal d’Asfeld Exigeant pour les autres autant que pour général et entend être le « premier ingé- en mars 1743, la situation des ingénieurs lui-même, Colbert est un ministre habitué nieur du Roy très chrétien ». Bien qu’il évolue très rapidement. Dès le 10 mars à demander le meilleur de chacun de ses soit indépendant hiérarchiquement des est publié un règlement redéfinissant les subordonnés. Nonobstant le rôle préémi- ministres de la Guerre et de la Marine, attributions entre la Guerre et la Marine. nent confié aux intendants de la marine, tout en étant simultanément membre des Son article 2 pose que « Le secrétaire le ministre correspond aussi directement deux conseils de la Guerre et de Marine, d’Etat à la marine sera chargé de tout ce avec ses ingénieurs et ne se prive pas de d’Asfeld ne peut réfréner un tropisme qui concerne la construction, l’entretien, traiter de questions d’ordre technique. naturel hérité de sa carrière antérieure. la réparation des arsenaux, quais, formes, « J’ay été bien aise d’apprendre par En 1716, il adresse une circulaire aux bassins, écluses, jetées, batteries, forts, vostre lettre … que les pluyes qu’il a fait directeurs des fortifications, précisant châteaux, redoutes et autres fortifications n’ayent point endommagé les retran- que « je vois qu’il y a des ingénieurs qui situées sur la côte, l’embouchure des chemens de Brest et de Recouvrance », ont dessein de s’attacher au conseil de rivières ou sur les îles en mer, et destinées « J’ay esté surpris d’apprendre par Marine sans faire réflexion qu’ils tiennent soit pour faciliter la navigation, soit pour la vostre lettre … que vous travaillez depuis à celui de la Guerre dont ils dépendent défense des ports et rades ». La marine, à sept mois au model7 en relief du port de absolument ». En dépit du rôle « interar- travers cette organisation, reprend la plé- Brest est des environs, et qu’il ne soit mées » joué par la direction générale des nitude de ses attributions sur les travaux pas encore achevé … Il est nécessaire fortifications, les vieux conflits de pouvoir des ports et des ouvrages nécessaires à que vous travailliez à l’advenir avec plus persistent dans les places maritimes, où 7 de soin et d’application ». cohabitent la marine et les garnisons de Plan-relief. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 21 leur défense face à la mer. Les ingénieurs l’intendant du Havre en juin 1767 : « Tous conditions personnelles se trouvent de la marine, en retournant dans le les ingénieurs de la marine cessèrent fréquemment conjuguées à des « rugo- giron de leur institution s’y « installent » d’être payés par la Marine. Quelques- sités » entre la Marine et la Guerre. comme au sein d’une famille retrouvée. uns eurent des retraites ; peu, et par Traitement « embrouillé » des dossiers, L’habitude établie par d’Asfeld de favoriser beaucoup de protection, furent admis entraves prétendument administratives le recrutement interne8 s’y perpétue, dans le corps des ingénieurs de terre (…) marquent le déroulement des travaux comme il était déjà de règle au sein des et le reste, n’ayant pour toute fortune pour la marine. Alors que la direction armées. On trouve, au cours du XVIIIè que leurs talents et leur travail, furent générale des fortifications du maréchal siècle, dans les arsenaux des générations employés sur les états des ingénieurs, à d’Asfeld était une entité « interarmées » qui se succèdent comme ingénieurs : les leur suite, sans en avoir le grade et les indépendante de la Guerre et de la Saccardy, Gombert, Romain, Paul… Les honneurs (…) et toujours commandés par Marine, les ingénieurs issus de la marine ingénieurs sont souvent apparentés ou les jeunes ingénieurs qui annuellement se trouvent désormais embrigadés au alliés à des familles d’officiers de marine, sortaient des bancs de l’école ». L’école sein de la Guerre qui, ministre en tête, de commissaires ou d’ingénieurs. Ainsi, évoquée est celle de Mézières qui, depuis traite avec une certaine indifférence Choquet de Lindu, qui est fils d’un écrivain, 1748, forme les ingénieurs du Génie. la question des arsenaux de la marine. frère d’un commissaire, beau-père d’un Un très petit nombre d’ingénieurs de la Une telle situation ne peut durer indéfi- capitaine de brûlot et d’un commissaire, marine y sont admis, en 1763 et 1766. Les niment. Les intendants de la marine plai- oncle de trois ingénieurs dont un des premiers y sont accueillis de façon très dent tous et chacun pour une révision constructions navales. Mariages et parrai- particulière par leurs « camarades ». de l’état des choses. A Brest, l’ingénieur nages constituent autant d’occasion pour Sous couvert d’anonymat, certains sont Choquet de Lindu entre ouvertement les ingénieurs de s’ancrer dans l’institution décrits comme étant enfants de simples en conflit avec son directeur du Génie, maritime. bourgeois coupables de banqueroute, un ce qui lui vaut d’être radié « pour avoir autre se voit carrément interdire physi- manqué à la subordination ». En 1761, la Marine est prise en main quement l’accès à l’école par de jeunes En novembre 1768, le nouveau ministre par Choiseul, qui est simultanément lieutenants en second imbus de leur de la Marine Choiseul-Praslin, cousin de secrétaire d’État à la Guerre et à la état au point qu’ils iront derechef s’en Choiseul, adresse aux intendants de la Marine. Après avoir réuni le génie et vanter auprès du directeur de l’école ! marine une lettre circulaire qui revoit l’artillerie, Choiseul fusionne à nouveau Les mesures ne se feront pas attendre. l’organisation du service : « Les ouvrages les ingénieurs de la marine avec ceux du La réputation tout à fait honorable des de l’entretien des ports et des arsenaux Génie. Cette nouvelle union ne sera pas nouveaux arrivants est vite reconnue et devant être, à commencer du premier spécialement entachée d’œcuménisme. annoncée. Quant aux meneurs, les trois janvier de cette année, à la charge de Choiseul tient auprès des intendants de plus virulents sont rapidement envoyés la Marine, je me suis fait rendre compte la marine un discours volontairement pour un an en prison aux châteaux de de ce qui concerne les ingénieurs qui y rassurant : « Les ingénieurs de la Marine Ham, Sedan et Bouillon. Ils seront réin- sont employés (…) et comme leur état se ne doivent avoir aucune inquiétude sur tégrés au terme de leur peine. L’un d’eux rapproche beaucoup de celui des ingé- leur sort ; le Roi a bien voulu leur conser- (Le Bègue du Portail) sera ministre de la nieurs constructeurs9, j’ai approuvé ver leur traitement et les maintenir dans Guerre en 1790-91 ! qu’ils portent le même uniforme ». On les fonctions dont ils ont été chargés notera que Choquet de Lindu est illico jusqu’à présent ». Les faits contredi- Sur le plan pratique, cette nouvelle fusion « réhabilité » en étant nommé ingénieur sent rapidement ce vœu. La situation s’avère néfaste dans les ports. Les tra- 8 « Si dans la suite il y a occasion d’en augmenter faite aux ingénieurs issus de la marine vaux au profit de la marine demeurent le nombre, les fils de messieurs les ingénieurs seront préférés », « J’ai fait recevoir votre fils devient rapidement insupportable à la généralement suivis par les ingénieurs par préférence à beaucoup d’enfants du corps ». grande majorité, ainsi que le résume issus de la marine, mais leurs mauvaises 9 De vaisseaux.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 22 en chef rétroactivement à la veille de sa Dans le cours du XVIIIè siècle, la for- les rives se hérissent de constructions radiation… mation initiale des ingénieurs a évolué, tracées par l’ingénieur Choquet de Lindu. conformément au cursus général des Siège de la compagnie des Indes, Lorient L’uniforme des ingénieurs comprend ingénieurs du siècle10. Dans les ports, devient port de la marine royale lorsque un habit de drap gris de fer foncé avec ils sont instruits par les Jésuites, dont les la compagnie le cède au roi. Rochefort et parements et collets de velours noir, séminaires forment aux mathématiques, Toulon bénéficient des embellissements veste et culotte de drap écarlate. Trois sciences de la navigation, de la géo- que la reprise d’activité navale favorise. boutonnières ornent chaque poche graphie et des constructions. En 1741, Face à l’Angleterre, Cherbourg est, à la fin et manche. Les boutons d’or sont du Duhamel du Monceau crée à Paris une du siècle, l’objet de travaux aussi colossaux modèle uniforme pour les corps de la école destinée à former les ingénieurs que durables, décidés par Louis XVI en vue marine. La tenue est complétée par un constructeurs de vaisseaux. Les élèves d’y créer une rade abritée artificielle, sur chapeau brodé d’or. ingénieurs des Bâtiments civils y sont laquelle débouchera ultérieurement un admis, à partir d’une date qui reste à pré- nouvel arsenal. ciser. La formation initiale dans les ports est structurée en 1774, avec la création Brest des « Écoles des élèves des ports » établies à Brest et Toulon. Dirigées par A partir des années 1740, les installations un commissaire de la Marine, ces écoles portuaires de Brest connaissent une vague comportent notamment un maître de d’aménagement sans précédent, qui a mathématiques et un maître à dessiner. la particularité de marquer le « règne » Les élèves y sont examinés par le mathé- exceptionnellement long de l’ingénieur maticien Bezout, au cours des tournées brestois Antoine Choquet de Lindu. Deux qu’il effectue périodiquement. Les heu- grands incendies en constituent le point de reux élus sont ensuite envoyés à Paris, départ en décembre 1742 et janvier 1744, chez Duhamel du Monceau. et qui réduisent en cendres une partie des ateliers de l’anse de Pontaniou et le magasin général à Troulan. Les édifices Les arsenaux de substitution sont construits en 1743 et 1745, sur les plans de l’ingénieur débutant au Siècle qu’est Choquet, breveté en 1743 après un apprentissage d’une dizaine d’années. des Lumières Il œuvre alors en sous-ordre de Blaise Règlement concernant les écoles d’ingénieurs de Joseph Ollivier, auquel il succède en 1746 la marine, 1786 (Archives nationales) Dans le cours du XVIIIè siècle, les arsenaux à la tête des Bâtiments civils11. Quelques A partir de 1769 les ingénieurs figurent traversent d’abord le creux qui accom- années plus tard, il entreprend la dans l’annuaire de la marine sous pagne les suites du règne de Louis XIV. construction du bagne destiné à accueillir l’appellation « Ingénieurs des ports et La marine se relève dans les années 1740, les 2 000 forçats envoyés à Brest à la suite arsenaux de la marine ». L’habitude est alors que la tension reprend entre la de la réunion du corps des galères à la cependant rapidement prise (ou conser- France et l’Angleterre. Le relèvement de marine et à la répartition des condamnés vée) de les dénommer « Ingénieurs des Dunkerque demeure modeste, en dépit entre les ports du royaume. En deux ans, il Bâtiments civils », le terme de Bâtiments des quelques travaux de renforcement 10 Voir, à ce propos, le remarquable ouvrage civils s’employant par opposition aux de sa défense côtière. A Brest, l’arsenal « La gloire des ingénieurs », de Hélène Vérin. 11 bâtiments de mer faits pour le combat. se déploie le long de la Penfeld, dont Il a alors 34 ans. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 23 fait sortir de terre un édifice monumental Vue du port de Brest, JF Hue, 1794 (Musée de 235 mètres de longueur, situé en amont national de la marine). de la Penfeld et dominant celle-ci. La vue est prise depuis les abords des bassins Les forçats ont participé à la construc- de Pontaniou, en tion, dont la célérité d’exécution vaut à direction de l’aval. Sur la gauche se déroule la Choquet une gratification ministérielle façade majestueuse du équivalant à un an de traitement. Les magasin général, avec le château en arrière-plan. forçats sont à nouveau employés à la réa- En rive droite, la caserne lisation des travaux de fondation de trois des matelots domine les bassins. A ses pieds se formes de radoub, dont une double, dans trouvent les magasins l’anse de Pontaniou. Travaux éminemment hérités de l’arsenal du début du XVIIè siècle. pénibles, conduits à basse mer dans le ter- rain vaseux de l’anse. L’oeuvre bâtisseuse de Choquet va consister à « conquérir » existant et élève un bâtiment neuf. Les « l’on peut dire que les deux tiers du port les berges de la Penfeld. Trois séries de boulangeries sont des établissements de Brest ont été faits par cet ingénieur ». magasins particuliers des vaisseaux12 sont essentiels pour la logistique des flottes. élevées à Keravel, en amont du bassin de Le biscuit de mer est en effet l’aliment de Lorient Troulan. En face, sur la rive droite, il édifie base du marin à la mer. Il en faut 1 300 un ensemble de cales de construction quintaux pour un vaisseau de 74 canons Placée à l’embouchure du Scorff et du navale. Pour améliorer les capacités en campagne pour six mois. Une autre Blavet, la rade de l’ancien port dénommé opérationnelles du port, il procède au boulangerie est construite dans le même Blavet présente un intérêt tel qu’elle est dragage de la rivière, ce qui permettra, temps dans l’anse du Salou, en amont du protégée par une citadelle renforcée en 1771, de mouiller plus de soixante-dix port. L’activité de Choquet déborde du au début du XVIIè siècle et qui prend le vaisseaux et frégates dans le port, à l’abri. cadre de l’arsenal. En ville, il parachève nom de Port-Louis. En 1664 Louis XIV Des quais sont simultanément construits la caserne des soldats, placée près des créée la compagnie des Indes orientales sur toute la longueur du cours d’eau. bastions de saint Pierre et de Landernau, afin d’assurer le commerce avec les îles En aval des formes de Pontaniou et sur la après avoir construit la chapelle de la de l’océan Indien. D’abord implantée à hauteur qui les domine, Choquet édifie des marine. Ultérieurement, il construit un Port-Louis, la compagnie, présidée par casernes pour les équipages. A l’entrée du théâtre, financé par un prélèvement sur la Colbert, s’installe sur les rives du Scorff port, il complète les installations du parc solde des officiers13. en 1666. Elle y aménage son enclos. aux vivres en aménageant un ensemble de Retiré du service en 1782, Choquet voit son boulangeries dotées de 45 fours en tout. œuvre saluée par l’intendant de la marine Le port de l’Orient donnera bientôt Pour ce faire, il transforme deux magasins en des termes aussi concis qu’élogieux : son nom à la ville qui lui devra son essor commercial et démographique. Vue du port de Brest, Autorisée par lettres patentes de mars Van Blarenberghe, 1773 (Musée des Beaux-arts de Brest). 1696 à armer en guerre, la compagnie Nicolas Van Blarenberghe a réalisé des Indes devient rapidement une une série de vues de l’arsenal de 12 Ces magasins sont utilisés au désarmement, Brest qui restituent avec finesse les entre deux campagnes, pour conserver à terre bâtiments construits par Choquet les effets des vaisseaux. 13 selon un style à la sobre élégance Incendiée en 1866 et 1919, épargnée par les destructions de la guerre, la salle de spectacles classique et qui ont marqué le port ne résistera pas au pic des « reconstructeurs » jusqu’en 1945. de l’après-guerre.

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Les installations portuaires de la com- nieur de la compagnie des Indes et parfait pagnie sont dignes de celles d’une vraie connaisseur des installations portuaires. marine, forte de plus de trente vaisseaux Après son décès en 1777, c’est son neveu et frégates et de nombreux navires de Philippe Guillois qui prend sa suite. Ancien charge. Disposant du monopole des ingénieur de la compagnie, il a intégré la ventes de marchandises provenant de marine en 1770, pour se trouver affecté à son commerce ultramarin, la compagnie Brest. L’ingénieur qui prendra sa suite en fait édifier un hôtel des ventes qui dope 1791 est aussi un ancien de la compagnie. l’économie locale. Œuvre de l’architecte Pierre Cordé a en effet servi à Lorient Gabriel, l’ensemble bâti en 1734 est de 1753 à 1763, avant d’accompagner aujourd’hui un symbole de l’aventure l’officier du génie et cartographe Pierre de maritime et navale de Lorient. Bourcet. Sous sa houlette, Cordé acquiert des compétences de cartographe. Affecté Dans les années 1750, la compagnie se à Pondichéry en 1769, il participe à la trouve à nouveau en « confusion » avec défense de la ville assiégée par les Anglais la marine de guerre. Ses vaisseaux et de 1778. frégates armés embarquent fréquemment Plan de la ville et citadelle du Port-Louis, Verrier, des officiers de marine, tandis que le port 1772 (SHD Terre, fonds Génie). Ancienne base de la compagnie des Indes, Port-Louis veille à l’entrée sert à la construction et aux armements de Rochefort de la rade. bâtiments de guerre de la marine royale. La sorte de seconde marine de guerre. prospérité de la compagnie est cependant Le creux d’activité qui marque la période Néanmoins, le retour à la paix en Europe mise à mal en 1769, lorsque ses privilèges de paix entre 1715 et les années 1740 est après Utrecht fait reprendre le dessus commerciaux sont suspendus. Les divi- marqué par quelques réorganisations à l’activité commerciale. La compagnie dendes se réduisent aussitôt à néant ; la au sein de l’arsenal pour en optimiser se renouvelle en 1717, en devenant compagnie décide de remettre ses biens au le fonctionnement. C’est ainsi que compagnie d’Occident, tournée vers le roi au début de 1770. La marine hérite ainsi les différents ateliers de forges et de commerce avec l’Amérique. d’un ensemble portuaire qu’elle connaît serrurerie sont regroupés au plus près Elle absorbe rapidement la compagnie déjà bien et qui offre toutes les facilités des chantiers de construction navale. des Indes et la compagnie de Chine en d’un arsenal. L’ingénieur des Bâtiments La conservation des bois de charpente 1719. Au terme de l’absorption, elle civils qui prend en main les travaux d’amé- navale, stockés en grande quantité et prend le nom de compagnie des Indes. nagement est Gervais Guillois, ancien ingé- sujets aux variations climatiques, est améliorée avec la construction de grands hangars à la structure légère. L’incendie des magasins particuliers en juillet 1756 crée une cicatrice béante dans la partie sud de l’arsenal. Elle est moyennement compensée par l’édification d’une cale de construction à la place. Le début des années 1770 voit planer sur l’arsenal la menace d’une fermeture, motivée par la réduction des colonies françaises. Elévation de l’hôtel des ventes du côté du jardin, Guillois, 1751 (SHD marine). Le projet de Gervais Guillois, Le ministre de Boynes suspend tous les visait à fermer la cour conçue par Gabriel pour l’hôtel des ventes de la compagnie des Indes. investissements, dans l’attente « du genre n°8 été 2010 l « pour mémoire » 25

sur son environnement naturel s’étend en régulièrement Rochefort. Toufaire conçoit 1784, sous la houlette de Pierre Toufaire15, le premier hôpital pavillonnaire de France, successeur d’Augias. Sur la rive opposée en y appliquant les principes récemment de la Charente, ce sont les fosses à bois découverts de l’aération des locaux sani- qui sont creusées en deux endroits. Face à taires. Mis en service en 1788, l’hôpital la corderie, la fosse de la plaine de Rhosne maritime de Rochefort est desservi en eau est un long canal de plus de 600 mètres courante par une « pompe à feu » analo- de longueur, capable de conserver en eau gue à celle installée à la même époque à saumâtre les pièces de mâture pour les Chaillot, près de Paris. préserver des insectes nuisibles. Plus au sud, à l’avant-garde du port, les fosses de Toulon la Gardette forment un ensemble de canaux parallèles susceptible de recevoir 500 mâts. Durant les années 1740 à 1780, l’arsenal Ancien hôpital de la marine à Rochefort. (Archives de Toulon reçoit quelques aménage- municipales de Rochefort). Toufaire a doté Rochefort d’un monument remarquable, qui est resté en Le témoin le plus remarquable de l’œuvre ments majeurs pour l’amélioration de service jusqu’à la fin des années 1980. Propriété de Toufaire à Rochefort est l’hôpital de la ses capacités. Ils sont notamment dirigés privée, son devenir est une interrogation. marine, construit hors la ville. Le choix par l’ingénieur Verguin, dont la carrière de service auquel ce port dot être res- d’implantation et le principe de compo- emblématique est résumée plus loin. treint par la suite ». L’accession de Sartine sition découlent des connaissances les Munie d’un modeste « portail d’architec- au ministère de la marine fait renaître un plus récentes en matière hospitalière. ture » depuis le début du siècle, l’entrée espoir qui ne sera pas déçu. L’incendie de l’Hôtel-Dieu à Paris en 1772 de l’arsenal se voit dotée d’une riche ayant fait courir un risque d’incendie porte monumentale en 1738. Conçue par Pour améliorer la protection des vaisseaux urbain, le nouvel hôpital rochefortais est l’ingénieur Bruno Nègre de Sainte-Croix, en construction sur cale, l’ingénieur situé sur le glacis à l’extérieur du péri- elle est décorée de sculptures réalisées Augias14 établit le projet de couverture mètre urbain. C’est en outre un point haut, par les sculpteurs de l’arsenal, habituel- en charpente sur piliers de maçonnerie, nettement plus salubre que la bordure de lement chargés de la décoration des qui marqueront désormais le paysage de fleuve où été implanté le premier hôpital, vaisseaux de la flotte. l’arsenal. L’empreinte paysagère de l’arsenal alors que les miasmes paludéens infestent Les bâtiments de la partie orientale de l’arsenal sont alors toujours ceux hérités du vieux parc de marine du Plan de la ville et du port de milieu du siècle précédent. En 1776 est Rochefort, mis en service le nouveau bâtiment Augias, 1770 (SHD Marine). Depuis dit de l’horloge, destiné à abriter les Colbert, l’arsenal bureaux des différents officiers du s’et densifié dans sa partie aval. De port et auquel est accolé le nouvel nombreuses cales atelier des forges. Dans le prolonge- de construction s’égrènent le ment du bâtiment prennent place une long du fleuve. La marine est 14 omniprésente Né en 1715 ou 1716, Onésime Augias est dans la ville. breveté en 1747 ; il débute à Rochefort sous les ordres de Saccardy. 15 Pierre Toufaire (Châteaudun, 1739 – Toulon, 1794).

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immergée. Cette enceinte de construction sera formée par une immense caisse de charpente construite à flot puis immergée Le bassin Groignard en place. Les détails de réalisation sont (Photo Luc Malchair) Plus de deux siècles nettement plus complexes. La caisse après sa mise en étanche est longue de cent mètres et service, la forme large de trente six. Groignard est toujours exploitée par la marine Haute de plus de dix mètres, elle est nationale. La qualité de construite sur un radeau fait de mâts et sa construction initiale de futailles. Les travaux durent de 1774 à n’a pas nécessité de travaux de conservation 1778. Les forçats du bagne installé à Toulon ou de remise en état depuis 1748 participent au chantier, sous significatifs. la direction de Verguin. Ils draguent la souille destinée à recevoir la caisse. Ils pompent en permanence pour maintenir l’enceinte à sec. La maçonnerie du bassin grande fontaine pour le ravitaillement de l’océan en sont équipés depuis la fin est conçue par Verguin, qui intègre dans le des vaisseaux en eau douce, et l’atelier du XVIIè siècle, Toulon en est privé car radier un arc renversé en pierre de taille, des peintres de la flotte. Les capacités il est alors regardé comme impossible qui reporte les sous-pressions vers les de production de biscuit de mer sont de bâtir un ouvrage aussi grand dans bajoyers. Sous le revêtement en pierres considérablement améliorées à la fin une mer sans marée. Les Espagnols sont de taille, la masse de l’ouvrage est confec- du XVIIIè siècle. L’arsenal est déjà doté les premiers à risquer l’expérience, en tionnée en béton de chaux à la pouzzolane d’une boulangerie construite en 1700. bâtissant deux bassins dans l’arsenal de venue d’Italie. L’entrepreneur chargé des Une nouvelle aile lui est adjointe, Carthagène en 175916. Après l’étude de travaux de maçonnerie est Toussaint construite entre 1750 et 1780. Les nombreux projets qui se sont succédés Romain. La qualité de son travail lui vau- difficultés budgétaires sont à l’ori- depuis Vauban, le choix se porte sur celui dra d’être recruté comme ingénieur une gine de cette durée de construction présenté en 1774 par Groignard, ingénieur douzaine d’années plus tard. Tout comme exceptionnelle. des constructions navales. Le projet de son père Pierre, chargé d’accompagner L’ouvrage le plus significatif dont est Groignard est simple dans son principe ; Groignard à Brest pour y approfondir le pourvu l’arsenal au XVIIIè siècle est sa il consiste à construire la maçonnerie du bassin de radoub de Troulan. forme de radoub. Alors que les ports bassin à sec, dans une enceinte étanche

Vue perspective du Cherbourg radeau et de la caisse du bassin Groignard, vers 1778 (SHD Marine A la pointe du Cotentin, Cherbourg est à Toulon) le point le plus avancé en Manche face à La caisse est formée l’Angleterre. C’est aussi une tête de pont de membrures et d’un bordage en planches. dont les flancs sont étroits, mais dispo- Elle a été bâtie à flot sur sant de sites propices à la défense mari- un radeau constitué de mâts et de planches, 16 dont la flottabilité est Ces bassins sont l’œuvre de l’ingénieur espagnol Feringan, avec l’assistance de assurée par des futailles. Antonio de Ulloa. Celui-ci a participé à l’expédition de La Condamine avec Verguin. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 27

Médaille commémorative ils y incendient une trentaine de bâtiments de l’immersion du neuvième cône en de commerce ainsi que quelques corsaires. présence de Près de vingt ans plus tard, c’est Louis XVI Louis XVI (Coll. Plan de la ville Part. BC). Œuvre de qui fait comparer les rades de Cherbourg et château de Duvivier, la médaille et de La Hougue, afin de trancher enfin Cherbourg, vante la puissance Sainte supposée de l’art face à la mer : La mer la question. Le capitaine de vaisseau Colombe, 1681 domptée à Cherbourg par de nouveaux La Bretonnière, chargé de cette mission, (SHD Marine) moyens. Un génie, tenant une ancre, plane sur la rade de Cherbourg et penche finalement pour Cherbourg. La indique les cônes qu'on a placés de création d’un port y est toutefois subor- distance en distance le long des côtes. A l'exergue : En présence et sous les donnée à la construction d’une digue en auspices du Roi. pleine mer, afin de doter le port d’une time à Granville et à La Hougue. En 1686, les Anglais sur un point trop tentant pour rade abritée. Le projet retenu est celui Vauban écrit au sujet de cette dernière : eux. Le désastre de La Hougue, qui voit la de l’ingénieur des Ponts et chaussées « La rade de La Hougue, qu’on tient pour flotte de Tourville dévastée en juin 1692, Louis Alexandre de Cessart. De conception la meilleure de France ». Il rédige à cette démontre le caractère vital d’un point hardie, le projet consiste à forme la digue époque un projet de port fortifié pour d’appui pour la flotte dans le Cotentin. autour d’une ossature de 90 cônes de char- Cherbourg, approuvé par Colbert, puis Des projets sont rédigés en ce sens dans pente à claire-voie, immergés puis remplis Louis XIV. A peine commencés, les tra- le cours du XVIIIè siècle. Dans les années d’enrochements. vaux sont suspendus sur ordre de la cour. 1730, un commencement d’aménagement portuaire voit le jour à Cherbourg, sous la Chaque cône a un diamètre de Certains auteurs, y compris du temps, forme d’un bassin à flot muni d’une écluse. 45 mètres à la base et une hauteur de 18 attribuent cette volte-face aux rivalités qui En 1756, Choquet de Lindu élabore un projet à 19 mètres. Ce projet a été choisi contre opposent Louvois et Colbert. Une thèse de port arsenal à La Hougue. La descente celui de La Bretonnière, qui préconisait soutenue par les archives tend à montrer effectuée par les Anglais en 1758, durant de réaliser une jetée en « pierres per- que l’arrêt des travaux correspondrait à une la guerre de Sept ans, change la donne. dues » autour de carcasses de vaisseaux mesure préventive, afin de ne pas attirer S’emparant de Cherbourg sans coup férir, immergées. Le premier cône est immergé en 1784. L’immersion du 9è cône a lieu le 23 janvier 1786, en présence de Louis XVI. C’est la première fois qu’un roi de France visite les travaux de la marine depuis le séjour de Louis XIV à Dunkerque en 1680…

Les cônes de Cessart s’avèrent néan- moins d’une tenue insuffisante face aux tempêtes de Manche. Le procédé est donc abandonné après la mise en place du 20è cône, en 1788, et l’on en revient aux conceptions plus classiques proposées par La Bretonnière. Lorsque survient la Révolution, les travaux d’enrochements avancent lentement. Une commission est Détail d’un cône immergé (Archives nationales). Une fois immergés, les cônes sont remplis de pierres perdues. toutefois désignée en 172 afin de faire le Leur hauteur les fait dépasser de l’eau à marée haute. point de la situation et de proposer les

« pour mémoire » l n°8 été 2010 28 modalités de leur poursuite. C’est au et fait réaliser le projet d’une fonderie Nicolas Ozanne. Pourvu d’un brevet de XIXè siècle qu’il appartiendra de pour- de canons moderne à Indret, sur les dessinateur de la marine à Paris en 1757, suivre l’œuvre de la « digue de Louis XVI ». bords de la Loire. L’établissement mis en puis nommé « constructeur [naval] au service à point nommé avant la guerre canal de Versailles » en 1759, Ozanne d’indépendance américaine participera reçoit en 1769 un brevet d’ingénieur des Des ingénieurs pleinement au succès des armes navales Bâtiments civils en 1769, lorsque lui est de la France en fournissant les canons confiée l’instruction maritime du futur parmi d’autres nécessaires à la flotte. Au coeur du Louis XVI. Le cas est évidemment sym- royaume, Toufaire jouera un peu plus bolique, car ce brevet lui est accordé L’image des ingénieurs de la marine au tard un rôle décisif dans la création « pour lui faire un état ». Il n’importe, XVIIIè siècle se focalise généralement des forges du Creusot. A Toulon, l’ho- à l’époque il paraissait suffisamment autour de figures emblématiques telle que mologue de Choquet et Toufaire est prestigieux de nommer un « peintre celles de Choquet de Lindu ou Toufaire, l’ingénieur Verguin. D’abord employé de la marine » ingénieur, autres temps, dont l’œuvre a durablement marqué le pay- par la marine comme dessinateur dans autres mœurs ! sage des arsenaux de Brest et Rochefort. les années 1720, il dispose de talents en Durant la Révolution, les ingénieurs Toufaire est l’archétype de l’ingénieur matière de cartographie, qui lui valent de la marine sont confrontés aux évé- tourné vers la modernité naissante de de participer aux reconnaissances des nements comme tout un chacun dans son siècle. Avec Wilkinson, il élabore forêts de bois de mâture en Provence. Il en dressera les cartes propres à faciliter l’exploitation. Plus tard, il embarque à la suite de l’escadre afin de lever et dessi- ner les cartes de nombreuses rades de Méditerranée, de l’Espagne à l’Algérie où il passe près de l’incident diplomatique alors qu’il lève discrètement les plans des fortifications locales… La grande aventure de sa vie est l’expédition de La Condamine, chargée de mesurer un arc de méridien équatorial en Amérique méridionale. Expatrié de 1735 à 1746, il assure la réalisation des triangulations géodésiques dans les hautes plaines voisines de la cordillère. A son retour en France, il est chargé de la direction des Nicolas Ozanne, autoportrait (Musée national de la marine). Digne représentant d’une illustre lignée de travaux de l’arsenal de Toulon et nommé dessinateurs associés à la marine, Nicolas Ozanne membre correspondant de l’Académie fut maître à dessiner des Gardes de la marine à royale des sciences. Des ingénieurs Brest (élèves officiers). Tout au long de sa longue carrière, il a produit de nombreux dessins relatifs à de la marine exercent parfois dans des la construction navale, aux arsenaux et à la marine situations atypiques. Tel Leroy, employé en action. Description des trois formes du port de Brest, Choquet, 1757 (SHD Marine à Brest). Choquet fait dans les Pyrénées pour les travaux de partie des quelques ingénieurs de la marine du génie civil nécessités par l’exploitation leur entourage maritime. Quelques XVIIIè siècle qui ont laissé une trace imprimée et illustrée de leur œuvre. Ces livres constituent des des bois de mâture. Tel, également, ingénieurs s’illustreront de façon iné- témoignages autant scientifiques que humains. le célèbre dessinateur de marine dite durant cette période incertaine. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 29

Jean-Nicolas Trouille est un homme en vue de laisser les Anglais entrer dans est parfois tellement rapide que cer- promis à un parcours inédit dès son plus Toulon en 1793. C’est lui qui remet les taines réformes n’ont même pas le jeune âge. Destiné par ses parents à clefs du fort Lamalgue aux Anglais à la temps d’être mises en œuvre. En 1795, l’état ecclésiastique, il s’engage au régi- fin août 1793. Secrétaire du gouverneur la Commission spéciale de la marine ment de Noailles cavalerie. Coupable anglais de Toulon durant l’occupation prévoit de ranger dans les attributions de duel dans le palais de Versailles, où de Toulon, Barrallier émigre lors du de la marine les ouvrages des ports de il est cantonné, il prend la fuite pour se retrait des Anglais en décembre 1793. commerce. Aux termes du décret du réfugier dans un monastère. En 1776, il Installé en Angleterre avec sa famille 2 brumaire An IV (24 octobre 1795), quitte la clandestinité pour s’engager durant 22 ans, il sert dans la Navy en le détail des Bâtiments civils de la dans l’artillerie de marine à Brest. qualité de second assistant à l’inspec- marine « embrassera les constructions Remarqué par Choquet, il entre aux teur des constructions navales. Dans nouvelles, réparation et entretien des Bâtiments civils comme dessinateur en cette position, il a l’occasion de tracer édifices des ports, des batteries et 1779. Il est promu ingénieur en 1792. les plans du nouvel arsenal de Milford fortifications maritimes, quais, cales, Commandant un bataillon de la Garde Haven, au pays de Galles. Il reviendra à bassins et, généralement de tous les nationale, il est partisan d’une révolu- Toulon sous la Restauration, en qualité ouvrages d’architecture des arsenaux tion modérée et se retrouve au cachot de directeur des constructions navales, de la marine et des ports de com- en février 1794. Libéré après la fin de de 1815 à 1818. merce ». Les ports militaires se voient la Terreur, il est élu député au conseil classés en grands ports (Brest, Toulon, des Cinq cents. C’est à cette place Rochefort, Lorient) et ports secondaires qu’il s’illustrera, dans un rôle demeuré Des Bâtiments (Dunkerque, , Cherbourg, pourtant méconnu. Opposé aux sac- St Malo, Nantes, Bordeaux, Bayonne cages commis sous des prétextes de civils aux Travaux et Marseille). L’uniforme des ingé- régénération politique, il démasque les nieurs suit le changement de régime : méfaits de la « bande noire » qui entend maritimes « habit bleu sans revers, doublure de la transformer le château de Versailles en même couleur, collet rabattu et pare- carrière de matériaux, source de juteux A la fin de l’ancien régime, l’activité ments en botte noirs… Boutons jaunes profits. Retournant à son avantage la dans les ports de la marine connaît une timbrés d’une ancre, avec la légende rhétorique révolutionnaire développée prospérité rarement égalée. La guerre Administration de la Marine. Double par ses adversaires, il parvient à sauver d’indépendance américaine a relancé broderie en or, de douze lignes de large Versailles de la destruction, en préludant l’intérêt pour la marine. Curieux d’esprit sur le collet, les parements et les poches au caractère patrimonial de l’ensemble. et ouvert aux avancées scientifiques, pour les ingénieurs, broderie au collet Reprenant l’activité en 1800, au terme Louis XVI favorise la marine. Il va jusqu’à seulement pour les sous-ingénieurs ». de son mandat, Trouille sera directeur visiter les travaux d’un port militaire, des Travaux maritimes à Brest de 1808 Cherbourg, ce qui ne s’était pas vu L’An VIII voit consacrée une nouvelle orga- à 1821. Contemporain de Trouille17, le depuis le règne de Louis XIV. Les ingé- nisation, posée par l’arrêté des Consuls Toulonnais Jean Louis Barrallier débute nieurs des Bâtiments civils forment alors en date du 17 ventôse (8 mars 1800) : sa carrière sous Verguin. Au début de un ensemble plus structuré, qui compte « Sont compris sous la dénomination la Révolution, Barrallier est vice-pré- vingt membres répartis dans les ports de travaux maritimes tous les ouvrages sident du comité général des sections de Brest, Lorient Rochefort et Toulon, relatifs à la sûreté, facilité et protection toulonnaises. Il prend une part active au sans oublier Versailles, Bordeaux et les de la navigation, soit à la mer, soit dans basculement dans la contre-révolution Pyrénées. Durant la période troublée les ports et havres de la République, le et figure au premier rang des parlemen- de la Révolution, la marine subit de 17 taires délégués auprès de l’amiral Hood multiples réorganisations. Leur rythme Ils sont nés en 1750 et 1751

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Monsieur Sganzin, ingénieur en chef des côtes maritimes, Van Bree, vers 1804 (Musée du Louvre) Issu d’une famille originaire du Piémont, Joseph Mathieu Sganzin accompagne fréquemment Napoléon dans ses tournées sur les côtes du nord. Il organise les travaux de Boulogne lors du projet de descente en Angleterre. Sa carrière se déroulera au long du XIXè siècle ; il quittera le service en 1835, à l’âge de 85 ans. creusement des ports, Conseil des Travaux ainsi que la construction maritimes. Composé et l’entretien des bâti- de trois directeurs des ments désignés sous le nom travaux maritimes (Sganzin, de bâtiments civils ». La grande Ferregeau et Cachin) et présidé nouveauté de cette organisation est que par Sganzin, il assiste directement les ingénieurs des travaux maritimes le pouvoir central. Le service prend seront recrutés parmi les ingénieurs alors une nouvelle stature, tandis des bâtiments civils et parmi les ingé- qu’auparavant, les ingénieurs étaient nieurs des ponts et chaussées attachés directement subordonnés à l’autorité au service des travaux maritimes. des intendants dans les ports, sans Equivalent à une mise en extinction des moyen véritable d’accès direct au anciens ingénieurs des bâtiments civils, pouvoir central. Cette mesure relève cette mesure consacre l’extension des directement du choix du premier attributions des ingénieurs des ponts consul Bonaparte, dont Sganzin est un et chaussées sur le territoire national, proche collaborateur. hormis les seuls travaux de fortification des frontières. La réforme a été amor- Issus de l’École polytechnique et de cée par le décret du 30 vendémiaire An celles des Ponts et chaussées, les ingé- IV (22 octobre 1795) relatif aux écoles nieurs des Travaux maritimes vont faire du service public, qui disposait que entrer les arsenaux de la marine dans le l’École polytechnique servirait d’école XIXè siècle rationnel et les préparer à la d’application à l’École des ponts et Révolution industrielle qui transformera chaussées et que ses élèves seraient en véritables usines ces anciennes destinés, entre autres, au remplacement « manufactures avant la lettre ». des ingénieurs des Bâtiments civils de  la marine.

Une autre mesure d’importance est prise peu de temps auparavant (28 janvier 1800), avec la création du n°8 été 2010 l « pour mémoire » en première ligne 31 De l’Empire à la Révolution industrielle

La première moitié du XIXè siècle met le les différentes parties de la marine, et qui maritimes prend le nom de service des service des Travaux maritimes au pre- devient conseil des travaux de la marine Travaux hydrauliques et des bâtiments mier plan lorsqu’il s’agit d’accompagner en 1831. Son successeur à ce poste civils par ordonnance de décembre la stratégie européenne de Napoléon comme inspecteur des travaux maritimes 1828. Le service traverse à cette époque Bonaparte, puis lorsque viendra le est, en 1835, Antoine Lamblardie, fils des incertitudes sur son autonomie et moment de penser et de conduire la adoptif de Sganzin1. la plénitude de ses attributions. Son reconversion des arsenaux de la marine rattachement à la direction des ports et afin de construire une marine moderne, Si l’inspection des travaux maritimes arsenaux, aux côtés des constructions c’est-à-dire métallique et mécanisée. exerce un rôle fort et écouté en matière navales, correspond aux luttes d’in- Durant les trois premières décennies de conseil auprès des instances fluence dont le service, de taille relati- du siècle, Sganzin incarne le service supérieures, les Travaux maritimes vement limitée au sein de la marine, est des Travaux maritimes dont il préside le occupent une place plus discrète au l’objet. En 1832, un projet d’ordonnance conseil. C’est en inspectant les ouvrages sein du ministère de la marine. L’entité royale est préparé, dont l’article 1er hydrauliques de la Belgique et de chargée de suivre les travaux mari- pose que « Le corps royal du génie Hollande, fraîchement conquises par times à l’échelon central est en effet maritime3 constitué par l’ordonnance les armées du Directoire que Sganzin un bureau placé au sein de la direction du 28 mars 1830 joindra désormais aux s’impose par haute stature technique. des ports2, qui deviendra direction des attributions qui lui étaient dévolues en Devenu premier consul, Bonaparte s’en- travaux (1848-1852), puis du matériel. vertu de l’ordonnance du 17 décembre toure systématiquement de ses conseils ; Le bureau des Travaux hydrauliques 1828 sur le service des ports, celle Napoléon n’oublie jamais de l’emmener à n’est autonome qu’en 1847, puis de que la même ordonnance assignait ses côtés dans ses tournées à l’extérieur. 1867 à 1871 et de 1882 à 1900. Le reste aux ingénieurs des Pont et chaussées Sganzin parcourt ainsi les ports et côtes du temps, il est généralement regroupé chargés des travaux hydrauliques et de l’Europe sous domination française avec les Constructions navales et dirigé Bâtiments civils, dont la direction se et supervise l’action des ingénieurs des par un ingénieur du Génie maritime. De trouvera supprimée ». Cette initiative travaux maritimes, des côtes dalmates 1845 à 1847, il fait curieusement partie du comte de Rigny, ministre de la aux ports du nord. La légitimité acquise du bureau du matériel de l’Artillerie et Marine, fait suite à deux essais du par Sganzin lui permet de traverser les de Travaux hydrauliques. même type, engagés en 1814 et en 1823 changements de régime tout en conser- afin de réunir sous la houlette du génie vant son poste de direction supérieure. Au plan local, les changements de maritime l’ensemble des travaux dans En juillet 1814, la Restauration remplace régime politique voient le préfet les arsenaux. Le premier motif invoqué le conseil des travaux maritimes par maritime (1800) redevenir intendant une inspection des travaux maritimes, de la marine avec la Restauration. Les 1 Lamblardie père, brutalement décédé en 1798, aussitôt confiée à Sganzin. Il devient en préfets maritimes sont rétablis par avait été le chef de Sganzin au Havre en 1793. 2 outre membre, puis président de la com- une ordonnance de décembre 1826. Elle prend aussi le nom de direction des ports et arsenaux. Le baron Tupinier et Dupuy de mission consultative des travaux de la En conséquence de la réorganisation Lôme occuperont tous deux ce poste. marine, dont le champ d’action embrasse qui en découle le service des travaux 3 Qui est chargé des constructions navales.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 32 est l’absence de maîtrise de la marine lorsque la paix d’Amiens donne un Une terrible tempête dévaste tout en sur un corps d’ingénieurs qui lui sont répit aux affaires, ordre est donné au février 1808, faisant 246 victimes. fournis par les Ponts et chaussées et directeur des Travaux maritimes de Aveuglé par sa mission, Cachin voit dont le déroulement des carrières et le Brest, au printemps 1803, de réaliser simplement dans ce drame la source de choix des sujets affectés lui échappent dans l’année la quatrième forme de nouvelles modifications techniques. Il donc totalement. D’autres motifs, radoub de Pontaniou4… Par contre, les laisse sa suite à son adjoint, Fouques- nettement subjectifs, sont invoqués : grands travaux de Cherbourg, entamés Duparc, en 1823. Doté d’un solide sens tel le fait que « plusieurs d’entre eux, sous Louis XVI, conservent un rythme de l’observation et mettant à profit plus occupés du soin de leur réputation soutenu et font l’objet d’une sollicitude son voyage d’Italie, Fouques-Duparc que du véritable intérêt du service, … particulière du pouvoir. remet en cause les conceptions de ont cherché à se distinguer par des son ancien chef. Arasant le massif ouvrages d’architecture monumentale d’enrochements sous les basses mers, incompatible avec les principes d’une Cherbourg il couronne la jetée d’un prisme de sage économie, et pour l’exécution béton et de maçonnerie haut de 9 m. desquels ils n’ont pas trouvé assez de C’est en 1802 que l’intérêt de Bonaparte Face à la mer, il dresse un parapet résistance de la part des administra- pour la continuation de la grande maçonné de 1,75 m de haut. Ainsi tions locales » (sic !). La manœuvre digue amène à y placer une batterie corrigé, l’ouvrage résiste durablement s’inscrit dans les actions de réorganisa- face à la mer. Les travaux sont placés aux assauts de la mer. La grande digue tion portées par le baron Charles Dupin. sous la haute direction de Cachin5, de Cherbourg, longue de 3712 mètres Conseiller d’État et membre du conseil qui adapte le profil de la jetée pour est achevée en 1853, sous le soin de d’amirauté, Dupin est quatre fois rapporteur du budget de la Marine. Institution qu’il connaît très bien, pour y avoir commencé sa carrière en 1803, comme ingénieur du génie maritime. Devant le tollé provoqué par le projet et les conséquences négatives sur le fonctionnement du service, le texte n’est pas soumis à sa promulgation.

Durant l’Empire, les ports métropo- litains ne sont pas l’objet de travaux particulièrement significatifs. Le blo- cus anglais limite les mouvements de er la marine et la stratégie de Napoléon Plan général de situation du Port Napoléon au 1 janvier 1812 (Service historique de la défense). Ce plan est une « photo de chantier » destinée à informer le pouvoir central de l’état d’avancement des grands travaux déplace le centre de gravité de nos impériaux. Il relate précisément l’état du creusement de l’avant-port, isolé de la rade par un batardeau. forces armées à l’extérieur des fron- tières. En outre, l’empereur, habitué y placer la plate-forme d’assise de la 4 Les travaux, exécutés par les forçats, au rythme des charges de cavalerie en batterie. Éprouvé par une tempête en dureront de 1803 à 1808, sous la direction de Tarbé de Vauxclairs. rase campagne ne prend pas – ou ne 1803, l’ouvrage est adapté par Cachin. 5 Joseph Cachin (Castres, 1757 – Paris, 1825) veut pas prendre - la mesure des cycles En 1806, la construction de la batterie entre à l’école des Ponts et chaussées en 1776. Ingénieur en chef du Calvados au moment de temporels dans les grands travaux est suffisamment avancée pour que prendre la direction des travaux du port de d’infrastructure. A titre d’exemple, garnison et familles y prennent place. Cherbourg. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 33

Reibell. Elle détermine alors la plus vient son inauguration, en présence du Commencé par la volonté de Louis XVI vaste rade artificielle au monde. Dauphin. La décennie 1830-1840 voit l’ar- à l’époque de la marine en bois, sa lente senal se couvrir de constructions, sous la réalisation, conditionnée par la lutte Parallèlement sont conduits à terre direction de Reibell. Les moyens de pro- contre la mer, a accompagné les débuts les projets destinés à créer un arsenal duction associés à la construction d’une de la Révolution industrielle navale. maritime. Le premier projet est présenté flotte métallique et mécanisée occupent Dernier des arsenaux de la marine en en 1803 et approuvé par Bonaparte le progressivement l’espace : ateliers de France à avoir bénéficié d’une composi- 25 germinal An XI : « Il sera construit fonderie, de machines à vapeur, grandes tion ex nihilo, il en affiche et affirme les dans la rade de Cherbourg un avant- forges et grosse chaudronnerie, hall dominantes, accentuées par l’esprit de port et un port capable de contenir de montage des machines côtoient les rationalité qui anime les ingénieurs du douze vaisseaux de guerre avec un édifices plus traditionnels d’un arsenal début du XIXè siècle. L’ordonnancement nombre proportionné de frégates maritime, majorité générale, directions des bâtiments respecte les axes princi- et trois formes de construction ». Il des services, sans oublier la prison. paux du port militaire ; les bâtiments et s’articule en un avant-port, un bassin les aires de travail respectent un posi- et un arrière-bassin. Des formes et des Commencé en 1836, l’arrière-bassin vient tionnement relatif qui vise à optimiser cales rythment les quais des bassins ; compléter les installations portuaires de les mouvements des hommes et des les terre-pleins sont destinés à rece- l’arsenal. Terminé en 1858, il bénéficie matières. Au plan « urbain » le plan de voir des bâtiments disposés de façon d’une visite impériale de Napoléon III l’arsenal de Cherbourg marque un cer- rationnelle et orthogonale. Trois plans pour être inauguré. Le mois d’août étant tain aboutissement dans l’élaboration, de masse sont successivement propo- décidément propice aux événements dont l’aspect, en fin de compte, frise la sés et amendés, à partir de 1803. cherbourgeois, c’est le 7 du mois qu’est parfaite rationalité, mais aussi une cer- officiellement mis en service le bassin taine austérité. La vocation industrielle Les bassins portuaires sont creusés désormais baptisé « Napoléon III ». est respectée, la mission logistique est dans le roc, à l’abri d’un gigantesque satisfaite, le tout avec une majestueuse batardeau. Le déroctage fournit une Dans les années 1860, Cherbourg est sobriété que Colbert, épris d’ordre et partie des enrochements de la digue ainsi le premier arsenal à avoir été édifié, d’économie, n’aurait pas désavoué. du large. Des milliers d’hommes sont sinon conçu, ab initio comme un établis- à la tâche, dont des soldats et des sement tourné vers la marine moderne. prisonniers de guerre. Après dix ans Anvers et de travaux autant spectaculaires que harassants l’avant-port est mis en eau les ports du nord en août 1813, en présence de l’impéra- trice6. Lorsque le batardeau se rompt, En juillet 1803, Bonaparte signe à Anvers les flots envahissent l’avant-port en un décret stipulant que : “il sera établi soulevant l’émotion des nombreux à Anvers des chantiers de construction spectateurs. pour la marine militaire. Ces chantiers seront placés sur la rive de l’Escaut Dans le même temps ont été creusées depuis l’écluse de la citadelle jusqu’au dans le roc la forme et les cales situées au quai dit au fumier. Ils comprendront sud de l’avant-port. La poursuite de ces l’abbaye St Michel, l’Ek Hof ou chantier travaux pharaoniques se fait au niveau du Le bâtiment des subsistances de Cherbourg. Long de 293 mètres, le bâtiment conçu par l’ingénieur 6 grand bassin portuaire placé au nord de Sourdiaux est destiné à fournir pour 6 mois de vivres de Napoléon étant aux armées en Saxe, l’avant-port. C’est en août 1819 qu’inter- campagne à une escadre embarquant 5 500 hommes. l’impératrice assure la régence.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 34 de la ville et les diverses propriétés particulières qui séparent ces deux établissements du glacis de la citadelle”. C’est là le tournant d’une aventure inédite pour le service des Travaux mari- times, au cœur d’une vision stratégique tournée vers l’Angleterre. L’aventure française à Anvers débute en 1794 avec la prise de la citadelle d’Anvers par les Anvers, projet de façades pour l’arsenal (Archives nationales). De la main de l’ingénieur Viotte, ce plan troupes de Pichegru. Les provinces témoigne de l’éducation architecturale néo-classique reçue par les ingénieurs des Ponts et chaussées au début du XIXè siècle. belges sont alors réunies à la jeune république française dont elles forme- les soins des ingénieurs des Travaux L’ancienne abbaye Saint-Michel est ront neuf départements. L’Escaut et les maritimes Mengin et Viotte. Leur tâche ainsi colonisée et garnie de planchers îles qui occupent ses bouches offrent un confine au tour de force, contraints et cloisons qui divisent ses volumes en intérêt remarqué pour la marine, face à qu’ils sont de mener pratiquement de locaux utilitaires ; bureaux, magasin l’Angleterre. En 1796, l’ingénieur en chef front les études, les réalisations et la général et autres casernes occupent Ferregeau projette d’agrandir le port mise en service. La berge du fleuve est à l’église, le cloître… Un bagne est installé de Flessingue pour en faire l’avant-port remblayer avant d’y élever des cales de dans des bâtiments de la citadelle toute d’Anvers, où seraient construits les construction. La première est terminée proche. Petit à petit, des bâtiments neufs vaisseaux français. Le cours de l’Escaut à la fin 1803 et aussitôt consacrée à la poussent sur la rive droite de l’Escaut, en est reconnu en détail et les possibilités construction du vaisseau Le commerce retrait des cales de construction. Ce sont d’aménagement portuaire d’Anvers sont de Lyon. Début 1805, ce sont neuf cales les ateliers nécessaires à la construction étudiées par une commission créée en qui sont disponibles, grâce à l’envoi de navale, conçus par Mengin et Viotte ; 1797. Au printemps 1799, Sganzin pro- forçats des ports français vers Anvers. grandes forges à 52 feux, hangar aux pose un premier projet d’aménagement Les installations à terre voient le jour bois courbes et salle des gabarits, d’arsenal, comportant des cales de dans une sorte de confusion bourdon- étuve, forge, bureaux du génie maritime. construction et trois formes réparties nante. Le temps pressant, l’existant est Tirant parti du faible espace dégagé autour d’un avant-port semi-circulaire. mis à profit dans un premier temps. au prix de démolitions préalables, les L’arsenal est distribué autour d’un grand bassin à flot rectangulaire, placé en abord de l’Escaut. L’acte fondateur de Plan général de l’arsenal d’Anvers attendra cependant l’arsenal maritime 1803, car des incertitudes planent sur les d’Anvers (Archives nationales). Daté de conditions de navigabilité de l’Escaut et février 1812, ce plan sur la manière de répartir les rôles entre correspond au projet d’extension maximale Anvers et son avant-port d’armement, de l’arsenal en rive dont l’implantation « valse hésite » entre droite de l’Escaut. La partie originelle de Flessingue et Terneuse. Anvers est même l’arsenal se situe sur mis en balance avec Terneuse comme la gauche, à proximité de l’ancienne abbaye arsenal de construction. Les travaux Saint-Michel. d’aménagement de l’arsenal d’Anvers débutent à l’automne 1803, sous la haute direction de l’intendant Malouet et par n°8 été 2010 l « pour mémoire » 35 deux ingénieurs arriveront à dérouler Révolution industrielle. Les arsenaux sont au sud de l’ancienne abbaye un plan de Les arsenaux conduits à donner une impulsion nouvelle composition simple mais harmonieux. repensés à leur fonctionnement et à leurs équipe- La première pierre du nouvel arsenal ments. La transition de la marine en bois est posée par Malouet le 15 août 1804, La Restauration voit les ingénieurs vers la marine en fer ne se fait pas de « jour de Saint Napoléon ». des Travaux maritimes transformés en façon instantanée. Il est donc nécessaire employeurs de forçats. Si l’existence des de juxtaposer l’arsenal moderne à côté Préoccupés par l’implantation navale bagnes dans les ports remonte à 1748, de l’arsenal traditionnel, plutôt que de les à Anvers, les Anglais descendent à l’emploi de la main-d’œuvre forcée par superposer. Pour ce motif, l’avènement Flessingue en août 1809, s’emparent de l’île les Travaux maritimes ne s’en généralise industriel des arsenaux se traduit par une de Walcheren, assiègent Flessingue et s’en que tardivement. Les condamnés pren- vague d’agrandissements, faisant suite à emparent, puis se préparent à remonter nent une part active à la construction une brève étape de densification de l’exis- l’Escaut jusqu’à Anvers. Obligés de renon- du bagne ou des formes de Pontaniou à tant. Chaque port s’adapte en fonction de cer, du fait d’infections paludéennes, les Brest, ils interviennent partiellement dans ses contraintes et potentialités locales. Anglais ravagent néanmoins l’arsenal de la construction du bassin Groignard à Brest et Toulon sont ainsi aux antipodes Flessingue. L’alerte a été chaude, mais elle Toulon. Les travaux à l’entreprise demeu- des modes d’urbanisation. Le premier relance l’intérêt pour Anvers. La navigabilité rent toutefois la règle générale. A partir devant composer avec son étranglement de l’Escaut a été vérifiée à cette occasion, de 1818, l’intendant de la marine à Toulon, physique entre la ville et le cours de la ce qui permet d’envisager d’armer les Félix Baillardel de Lareinty, prône l’emploi Penfeld, Toulon, tout comme Lorient vaisseaux sur place. Le grand bassin à flot « en grand » des forçats sur le chantiers disposent encore de vastes réserves projeté en aval de la ville, et commencé portuaires. Il y voit plusieurs motifs : foncières faiblement bâties. Rochefort avec mollesse en 1807, voit sa construction optimisation des ressources budgétaires demeure de son côté canalisée entre la activée. Il est mis en service en 1812, avec insuffisantes, éradication de l’oisiveté des Charente et la ville qui lui sert de support. son avant-bassin et son écluse. Le port condamnés, humanisation de la condition d’Anvers peut désormais abriter plus de du forçat dans un but de réinsertion et/ou En dehors des arsenaux, la marine se dote vingt vaisseaux et autant de frégates. Entre- de rédemption. Dès lors, la main-d’œuvre d’établissements pyrotechniques capables temps, Napoléon est venu assister, en forcée est très largement mise à contri- de stocker et d’entretenir les munitions et avril 1810, au lancement du vaisseau de 80 bution au profit des Travaux maritimes. artifices de la flotte modernisée. La marine canons Le Friedland. Résolu à faire d’Anvers Les ingénieurs portent un regard différent ancienne utilisait des canons projetant des un grand port de guerre, Napoléon décide sur leurs ouvrages, qu’ils conçoivent pour boulets inertes avec des charges de poudre d’agrandir le chantier de construction en être réalisés par une main-d’œuvre pas noire. Des magasins à poudre, bâtis en des amont de la citadelle. Le projet rédigé par toujours très spécialisée. A Toulon, ce lieux retirés (hauteur de Quéliverzan à l’ingénieur en chef Boistard en février 1812 sont près de 2 000 forçats qui sont mis Brest, presqu’îles Milhaud et Lagoubran à comprend douze cales pour vaisseaux et quotidiennement à la disposition des Toulon, par exemple) et des parcs à boulets frégates, une forge à 60 feux, des ateliers et Travaux maritimes. Ce qui oblige à adopter dans les ports suffisent à faire face aux une corderie longue de 380 mètres. un mode de fonctionnement en rupture besoins. Les quantités de matières en jeu Cet élan sera brisé net par la chute de avec le mode classique des travaux à sont considérables, car une flotte armée l’Empire en 1814. L’arsenal est liquidé par l’entreprise. Ce régime demeure prépon- en guerre compte ses gros calibres par le traité de Paris, qui organise le partage dérant jusqu’au début des années 1830. milliers, ce qui est sans commune mesure des vaisseaux présents dans le port. Trop Il se prolonge jusqu’à la fermeture des avec le cas des forces terrestres, que ce proche de l’Angleterre, l’arsenal du Nord bagnes, mais décline progressivement, soit en nombre ou en calibres. L’artillerie connaît le même sort que Dunkerque un car incompatible avec le type d’ouvrages navale de la fin du XIXè siècle est le fruit siècle auparavant. qui seront à réaliser dans le cours de la de progrès considérables. Les canons

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rent l’arsenal. Placés en rive gauche, ce Vue générale de Brest, sont le plateau des Capucins, proche vers 1860 (Coll. Part.). La nouvelle cheminée des de Pontaniou, et la « montagne » du ateliers du plateau des Salou, au fond du port. Acquis dès Capucins crache sa fumée, 1789, l’ancien domaine des Capucins tandis que, à l’arrière-plan, la montagne du Salou est est aménagé entre 1841 et 1845, sur en cours d’arasement. Les un projet établi conjointement par les rives de la Penfeld sont directeurs des Travaux Hydrauliques chargées des constructions de Choquet de Lindu, et Trotté de la Roche et des Constructions dominées par celle du navales Fauveau, et l’ingénieur des XIXè siècle. Travaux hydrauliques Menu du Mesnil7. Les ateliers seront plus que doublés voient leur calibre dépasser les 30 cm ; une partie du plateau en marge de la entre 1858 et 1864 par le directeur les projectiles sont désormais des obus trame urbaine. La construction navale Dehargne, avec les ingénieurs Henry chargés d’explosif chimique. Les dépôts militaire entre dans l’ère industrielle et Mengin. L’ensemble couronnant pyrotechniques ne sont plus de simples au milieu du XIXè siècle. Les premiers le plateau des capucins est un vaste « magasins », ce sont aussi des ateliers de bâtiments mus à la vapeur sont en bois ensemble d’ateliers couvrant près de contrôle et de maintenance des munitions et propulsés par des roues à aubes, à deux hectares et demi. Il est formé et des substances pyrotechniques. Des l’image du Requin, construit à Brest en de trois halles parallèles réunies par pyrotechnies sortent donc de terre à 1828. La propulsion à hélice débute à des bâtiments annexes un peu moins proximité des ports de guerre, dans des Brest avec la frégate Isly en 1849. Le hauts. Les fonctions des ateliers sont zones non ou très faiblement urbanisées, vaisseau Magenta, construit en 1861, celles de halle de fonderie, de mon- et soumises à des polygones de sécurité. inaugure une ère nouvelle, celle de la A Cherbourg, c’est le Nardouet, c’est construction métallique cuirassée. L’art Kerhuon à Brest, établissements éloignés de la guerre maritime fait ainsi un bond des ports. Lagoubran est, en revanche dans la modernité. Après une courte voisin du port de Toulon. Dans ces lieux étape consacrée à la densification des d’un nouveau genre, les ingénieurs des constructions en bordure de rivière, Travaux hydrauliques manient les calculs ainsi qu’à la création de quelques ate- de résistance des matériaux dans des liers mécanisés là où les circonstances conditions de sollicitation qui n’ont rien de permettent de convertir l’existant, l’ar- classique et qui se tirent des expérimen- senal est condamné à s’agrandir. Les tations conduites avec les spécialistes de seuls espaces disponibles sont formés l’artillerie et des munitions. Simplicité des par les reliefs peu construits qui entou- Travaux du bassin du Salou (Musée national de la marine). Après arasement de la butte du Salou, le formes rime ici avec sécurité. grand bassin est creusé dans le roc.

tage et d’ajustage, ainsi que la grosse Brest chaudronnerie. Ces modernes ateliers de Vulcain sont chargés de confec- Au début du XIXè siècle, l’arsenal tionner les appareils propulsifs de la de Brest a pratiquement rempli tout l’espace disponible le long des rives 7 Antoine, baron Menu du Mesnil, sert aux de la Penfeld. En rive droite, il occupe Les ateliers du plateau des Capucins (coll. part.) Travaux hydrauliques de 1836 à 1849. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 37 flotte moderne. Leur niveau se situant En 1865, la marine occupe en exclusivité dédiés à ce type d’activité sont réalisés à 25 mètres au-dessus des quais de tout le cours inférieur de la Penfeld, avec à cette époque. En matière de construc- l’arsenal, la communication verticale l’éviction du commerce du faible espace tion navale, la couverture d’une cale est assurée par une grue-revolver qui lui demeurait encore réservé au pied est entreprise en 1817, sous la direction portée par un viaduc en maçonnerie de Recouvrance. En amont, du côté de la de Lamblardie. La mauvaise qualité du situé à l’extrémité nord du plateau. ville, la marine a conforté sa position sur le terrain d’assise conduit à fonder profon- A proximité immédiate des Capucins, plateau, en reconstruisant l’ancien hôpital dément l’ouvrage et à faire supporter la le secteur de Bordenave est aménagé de la marine, incendié en 1779. Le nouvel couverture par des piliers en granit. La avec des ateliers de forges, en relation établissement, construit de 1823 à 1835 couverture affecte un profil ogival, elle fonctionnelle avec l’établissement du par Trotté de la Roche, sur les plans de est faite d’un bordage de sapin recouvert plateau. Au pied du château, le char- Lamblardie, passe pour un des plus beaux de cuivre. Ce « monument de style bon, nouvelle ressource énergétique de France. Dénommé Clermont-Tonnerre, gothique » est décrié par les détracteurs de la marine, est stocké dans un parc en l’honneur du ministre de la marine qui de l’architecture « esthétisante ». Le aménagé en 1857. A l’amont de la a posé sa première pierre, il est formé de fait est que les exigences de durabilité Penfeld, le fond de l’arsenal est marqué dix bâtiments semi indépendants séparés ont guidé les ingénieurs des Travaux par un coude que forme la rivière pour par des jardins. Ses 28 salles lui offrent une maritimes. Les évolutions industrielles contourner le massif rocheux du Salou. capacité de 1 200 lits. à venir, non encore perçues à Lorient, Haute de 25 mètres, la « montagne » A la fin du siècle, l’arsenal de Brest est un auront raison de ce style d’ouvrage qui du Salou commence à être arasée dans ensemble dimensionné pour construire ne sera plus nécessaire dans les décen- les années 1820. C’est en 1856 que le et soutenir la nouvelle flotte cuirassée nies suivantes. déroctage complet du massif de gneiss qui sort de ses ateliers et cales. La schisteux est entrepris, près de 500 000 formule de Michelet, considérant Brest Lorient n’étant pas encore pourvu de mètres cubes de matériaux étant à comme l’écrin de « la puissance de la moyens de radoub, la construction d’un extraire. La visite du couple impérial en France, entassée au bout de la France » bassin est engagée en 1820, sous la direc- août 1858 est l’occasion de procéder reçoit sa pleine justification par l’œuvre tion de Martret-Préville10 et la conduite à un tir de mine chargé à 10 tonnes de pierre et de métal édifiée par les directe de Reibell11. Les travaux dureront de poudre. Supervisés par le directeur Travaux maritimes. treize ans car la définition de sa profondeur Dehargne8 et l’ingénieur Verrier9, les sera sujette à débats. La question, liée au travaux se poursuivent avec la construc- statut de Lorient, est directement liée au tion de la grande forme du Salou. Lorient type de navire à accueillir et aux modalités d’échouage. Un navire endommagé en opé- Creusé dans le roc, le bassin du Salou est le Le statut du port militaire de Lorient fait rations navales est susceptible de devoir premier bassin de radoub à double entrée. l’objet de débats au début du XIXè siècle. passer au bassin en toutes circonstances Mettant à profit le méandre de la Penfeld, Doit-il conserver sa fonction de port 8 Hector Dehargne (X 1833). il est muni d’une porte à chaque extrémité. d’armement et de soutien de la flotte 9 Simon Verrier (X 1839). Une porte intermédiaire permet de dispo- ou bien se voir confiné à un rôle de seul 10 Jean-Marie Martret-Préville (initialement ser de deux formes indépendantes. Long arsenal de construction ? La question sieur de Préville-Martret), né en 1765, ingénieur des Bâtiments civils à Brest en 1792. Il était de 234 mètres, c’est alors le plus grand est tranchée en 1819 avec la décision directeur des Travaux maritimes à Toulon de bassin de radoub de la marine. Mis en ser- de faire de Lorient un port de relâche 1810 à 1820. 11 vice en 1865, il est bientôt accompagné de et une « succursale » de celui de Brest Félix Reibell (1795 – 1867) (X 1812). Affecté à Lorient en 1818, il y sera directeur à la suite de deux autres formes créées en partie est du pour les radoubs du temps de paix. En Lamblardie. En 1838, il prend la direction des travaux de Cherbourg. Adjoint à l’inspecteur terre-plein. L’arsenal dispose ainsi, à la fin temps de guerre le port assurera des général des Travaux hydrauliques en 1854, il des années 1860, de huit formes de radoub. fonctions d’ordre logistique. Les moyens devient inspecteur général de 1856 à 1865.

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fois entre 1859 et 1866, sa longueur étant portée à 110 mètres. Un deuxième bassin est construit de 1857 à 1861, long de 155 mètres au couronnement.

Après la guerre de 1870, l’activité de l’ar- senal se ralentit. Les travaux de curage de la rivière et de la rade, envisagés pour permettre l’accueil de grosses unités de la flotte, sont différés. La première guerre mondiale redonne un peu de vigueur à l’arsenal. Le troisième bassin L’arsenal de Lorient vu depuis la rive de Caudan. est construit de 1919 à 1922. de marée, ce qui justifie une profondeur menées conjointement en 1828 par Reibell de seuil importante. Tandis qu’un navire et Fauveau, son homologue du Génie devant passer au bassin pour un entretien maritime. Retardées par les incertitudes Rochefort programmé peut être planifié en fonction planant sur le rôle de Lorient, les projets de la marée. La mauvaise qualité du terrain sont accélérés par la crise d’Orient de A Rochefort, comme à Brest les influant fortement sur le coût des travaux, 1840. Entre 1840 et 1860, la physionomie contraintes topographiques orientent la profondeur à donner à l’ouvrage est de l’arsenal prend un tour résolument ipso facto les conditions de moderni- donc une donnée fondamentale. C’est en industriel. sation de l’arsenal. L’arsenal se densifie 1823 que le choix est arrêté. Les travaux, Les besoins croissants en moyens de en rive droite de la Charente, essentiel- conduits en régie, sont terminés en 1833. construction conduisent à aménager lement en partie sud, où se trouvent les La modernisation de l’arsenal s’effectue pleinement la rive gauche du Scorff, à seules marges d’aménagement. C’est avec la construction ou le réaménage- Caudan. Des ateliers pour bâtiments en fer à Rochefort qu’est construit le premier ment d’ateliers de grandes forges, de y sont aménagés en un temps record par bâtiment à vapeur de la marine, l’aviso chaudronnerie, de fonderie et d’ajustage. Le Bouëdec à partir de 1858 et agrandis en Sphinx en 1830. A la même époque, C’est une véritable reconfiguration des 1861. La première frégate en fer de Orient, l’arsenal est pourvu d’une porte d’entrée ateliers des constructions navales qui La Couronne, y est construite dès 1859. majestueuse qui se dresse face à la ville, sont ainsi réalisées, sur la base des études Le bassin de radoub est allongé en trois dans l’axe du soleil aux équinoxes. Ce qui lui vaut son nom de « Porte du soleil ». Une forme de radoub de 129 mètres est réalisée entre 1853 et 1863 par les ingé- nieurs Cadot puis Angiboust12, avec les directeurs Garnier puis Courbebaisse13. Les travaux se montrent délicats comme pour les formes construites antérieure- ment. Le terrain de fondation présente un

12 Bernard Cadot (X 1847), ingénieur de 3° cl. En 1850. Edouard Angiboust (X 1837), ingénieur de 1° cl. en 1859. 13 Gustave Garnier (X 1822), ingénieur en chef de 1° cl. en 1850, Antoine Courbebaisse (X L’arsenal de Lorient vers 1860. La cale couverte se dresse au premier-plan, devant l’atelier à métaux. En rive 1834), ingénieur en chef 1869. gauche, le chantier de Caudan se dote de ses premières cales de construction avant son extension. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 39 substratum rocheux sur la partie la plus sert davantage de port relais pour des tillerie, bassins de radoub Vauban, éloignée du fleuve, mais ailleurs c’est bâtiments limités à la taille des croiseurs. sont conçus pour être réalisés par les une marne vaseuse qui doit supporter En septembre 1926, le décret redouté par condamnés, travaillant par plusieurs l’ouvrage. Celui-ci est en partie fondé sur les rochefortais finit par décider de la centaines sur chaque chantier. Le le roc, en partie sur pieux de bois. fermeture de l’arsenal. C’est désormais premier atelier de « chaudièrerie » est vers l’aérostation puis l’aéronautique aménagé dans l’emprise de l’arsenal L’hétérogénéité du terrain autour de maritime que la vie de la marine à de Louis XIV. Mais dès 1821, la marine la tête du bassin nécessite de créer un Rochefort va se tourner. songe à libérer l’arsenal de son corset soutènement périphérique par puits de hérité de Vauban. Les premiers projets maçonnerie successifs. Des ateliers de d’extension sont naturellement envisa- forges et des machines sont construits Toulon gés vers l’ouest où le terrain est peu à partir de 1846, ils sont complétés en bâti. La médiocrité du terrain d’assise, 1875 par des ateliers pour bâtiments en Contrairement aux autres ports mili- inconsistant et parcouru par une forte fer14. Des ateliers et hangars voient le taires, Toulon dispose d’atouts géogra- nappe aquifère, repousse durablement jour jusque dans le courant des années phiques qui lui permettront de faire face les décisions. L’arsenal du Mourillon, aux évolutions du XIXè siècle avec un isolé de l’arsenal principal vers l’est minimum de contraintes d’urbanisation. de la ville, est aménagé à partir de Au défi de la Révolution industrielle, 1836 comme un simple établissement Toulon doit ajouter la prise en compte de construction navale autonome. La de l’accroissement de sa mission de première décision d’agrandissement port base d’opérations extérieures. La vers l’ouest, à Castigneau est prise en campagne d’Egypte en 1798 a préludé au 1841. Dans les quinze ans qui suivent, grand rassemblement expéditionnaire de une nouvelle darse est aménagée à 1830 vers Alger. Les guerres de conquête, Castigneau, sous la haute direction de comme les conflits régionaux (guerre Charles Noël15, directeur des Travaux de Crimée, expéditions du Mexique, hydrauliques, assisté des ingénieurs d’Extrême-Orient,…) obligent les ingé- Raoulx et Janvier16. Un établissement nieurs à prendre en considération cet industriel sort de terre sur ses quais ; il autre aspect dimensionnant du port de comporte une fonderie, des ateliers de La forme Napoléon III à Rochefort. Le bateau-porte guerre. Sous la Restauration, l’arsenal se montage et d’ajustage des chaudières, pétardé par les Allemands au printemps 1945 a favorisé l’envasement de l’ouvrage. Complètement densifie, tout en bénéficiant des travaux un appareil de transbordement capable dévasé il y a quelques années, c’est un point fort du réalisés par les forçats. de transférer les chaudières entre site de l’arsenal-musée de Rochefort. Cales couvertes, bâtiments de l’ar- 14 Entendre « bâtiments flottants » en fer. 1880-90. Pour faire face à l’accroisse- 15 Charles Noël (Sommerviler, 1800 – Toulon, ment de la taille des navires, les nou- 1878) est une grande figure de l’arsenal de Toulon, où il sert de 1828 à 1866. Directeur velles cales de construction sont édifiées à partir de 1839, il supervise avec rigueur en oblique par rapport à la rive. De cette et hauteur de vue les agrandissements de l’arsenal. En quittant le service de la marine, façon, le lancement des bâtiments n’est Noël continuera de se dévouer à la cause pas limité par la largeur du fleuve. Déjà générale. Administrateur des hospices de la ville de Toulon, il mettra tout son savoir et sa régulièrement mise en cause, l’activité générosité d’âme au service des plus démunis, de l’arsenal se trouve confrontée à l’aug- jusqu’à sa disparition en septembre 1878. 16 Né en 1824, Jules Janvier est par ailleurs un mentation des dimensions des navires Les cales couvertes Vauban à Toulon. Les deux cales couvertes ont été construites par les forçats, excellent peintre, qui a laissé de remarquables aquarelles consacrées à la région toulonnaise. de guerre. A la fin du siècle, Rochefort couvertures exceptées.

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marécageuse de Missiessy. Trois combustibles liquides, qui se substituent formes de radoub y sont aménagées au charbon, nécessitent la construction dans les années 1860. Elles seront de parcs autour des ports de guerre. Le prolongées à la fin du siècle. Le front fait aéromaritime, apparu durant la grande de mer de Castigneau est équipé de guerre, entraîne l’aménagement de bases façon à permettre l’embarquement permanentes qui remplaceront ou sup- rapide d’un corps d’armée de 40 pléeront les bases, parfois temporaires, 000 hommes avec 7 700 chevaux et établies durant le conflit à proximité des 900 voitures. Neuf appontements y côtes. La constitution d’une grande flotte, permettent le stationnement de 18 qui se concrétisera en particulier grâce à transports de troupes et leur appro- l’action infatigable de Georges Leygues, visionnement en charbon. ira de pair avec la mise à niveau des infrastructures portuaires de la marine. Darse de Castigneau de l’arsenal de Toulon. La nouvelle darse, mise en service vers 1856, est Depuis le début du siècle, l’encadrement bordée par les ateliers de fonderie, de machines et De l’expansion technique des travaux hydrauliques s’est d’ajustage. enrichi, avec la création du corps des offi- la terre et les navires de guerre. Une coloniale aux ciers de directions de travaux, recrutés cheminée haute de 72 mètres évacue guerres mondiales et formés par la marine. Dans les débuts, les fumées industrielles, la plus haute ils sont plus de soixante-dix officiers à de France à son époque. œuvrer aux côtés de la quinzaine d’ingé- En 1900, une réorganisation du nieurs des Ponts et chaussées affectés Un vaste établissement des subsis- ministère de la marine conduit à la aux Travaux hydrauliques. tances voit le jour au sud de la darse création d’un service central des Travaux Castigneau, doté des moyens mécanisés hydrauliques et des bâtiments civils17. Las ! Le service des Travaux hydrauliques les plus modernes pour produire des Lucien Renaud cumule à cette date traverse au début des années 1920 une quantités prodigieuses de vivres de les fonctions d’inspecteur général des nouvelle crise de confiance de la part des campagne. Trois nouveaux bassins Travaux maritimes et de directeur du instances parlementaires et des autorités de radoub sont creusés à proximité. service des Travaux hydrauliques. Le maritimes. Les critiques récurrentes Un parc à charbon est créé sur une début du XXè siècle est, pour la marine, des années 1830 reviennent en force, presqu’île artificielle créée au sud une période de modernisation particuliè- aiguisées par des audits budgétaires de Castigneau. Lorsque cet ensemble rement importante. La lutte permanente orientés. La marine est alors au creux de s’achève vers 1857, l’insuffisance entre la puissance d’action grandissante la vague. Dans un contexte de « course au des installations est d’ores et déjà des navires de guerre et l’amélioration désarmement », la France est lentement identifiée. Les grandes expéditions de leurs qualités défensives conduit à mais sûrement conduite dans les filets extérieures nécessitent d’augmenter une augmentation continue du tonnage, de la conférence de Washington, dont le la quantité de quais d’embarquement et donc des dimensions des plus gros traité final la placera au quatrième rang et de plan d’eau de stationnement navires. Le format de la flotte progresse mondial, à côté de l’Italie et derrière protégé. Alors que l’enceinte fortifiée également jusqu’à la veille de la pre- le Japon. Certains parlementaires de de Castigneau n’est pas encore ache- mière guerre mondiale. Les installations l’époque vont jusqu’à s’interroger sur vée, la décision est prise d’étendre à industrielles et logistiques des arsenaux l’utilité d’une marine de guerre. En 1908, nouveau l’arsenal vers l’ouest jusqu’à maritimes doivent être adaptées à ces le rapporteur du budget a déjà proposé la hauteur de Malbousquet. Une nou- évolutions. Après la première guerre mon- 17 velle darse est creusée dans la plaine diale, l’apparition et la généralisation des Décret du 27 novembre 1900. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 41 que les différents services de la marine compromettre les programmes destinés Travaux maritimes » formé aux deux tiers exercent eux-mêmes les attributions de à mettre la puissance maritime française par les ingénieurs des Ponts et chaussées maîtrise d’ouvrage et de contractualisa- à la hauteur des circonstances. La réduc- mis à la disposition de la marine et, pour tion pour leurs infrastructures. En 1922, tion des effectifs du personnel technique un tiers, par des officiers des Travaux le rapporteur du budget de la marine au chargé des travaux immobiliers de la maritimes recrutés par concours. En Sénat se fait le porte-parole des critiques Marine constituerait, si elle était poussée 1925, ce corps d’officiers a pris la déno- émises par les Préfets maritimes ; lenteur plus loin, un danger réel pour l'avenir de mination de corps des Ingénieurs de dans l’exécution des travaux, manque notre puissance navale ». Deux mois plus directions de travaux. de souplesse administrative, etc. En tôt, les différents services de la marine se conséquence, le décret du 21 août 1922 sont déclarés unanimement favorables supprime purement et simplement le ser- au rétablissement des directions des Les arsenaux vice central, l’inspection et les directions Travaux hydrauliques. Pourquoi un tel des Travaux hydrauliques. Les dépouilles revirement ? Les services extérieurs au début du service sont réparties entre le ser- à la marine ne sont pas en mesure de du XXè siècle vice maritime des Ponts et chaussées reprendre au pied levé les programmes (ouvrages maritimes), les services de d’infrastructure de la marine. Il ne faut l’Instruction publique et des Beaux-arts pas hésiter à ajouter qu’il s’agit pour eux Au tournant du nouveau siècle, la marine (constructions « d’ordre architectural ») d’un univers totalement étranger, pour ne continue de se moderniser. Au début et les différents services de l’arsenal (tra- pas dire étrange. A leur « décharge », il des années 1900, le déplacement des vaux courants et entretien). Une « Section faut aussi noter qu’ils sont déjà soumis à cuirassés dépasse les 15 000 tonnes18 et des Travaux maritimes et des Bâtiments leurs propres priorités. Quant aux travaux leur longueur dépasse 130 mètres. A la civils » est maintenue à l’échelon central courants, les directions de l’arsenal ont veille de la première guerre mondiale, ces du ministère de la Marine. Mise à l’épreuve mesuré qu’ils ne pouvaient se gérer aussi valeurs approchent les 25 000 tonnes et des réalités, à un moment où la marine aisément, sans la compétence associée. plus de 160 mètres. Les formes de radoub engage de grands programmes d’adap- doivent davantage s’agrandir et l’on voit tation de ses ports militaires, la nouvelle Une période transitoire débute en les terre-pleins portuaires gagner sur la organisation est vite jugée. Faisant le décembre 1924, avec la création dans mer, tant à Brest qu’à Toulon. A l’embou- point auprès du rapporteur du budget de les ports d’un « Service technique des chure de la Penfeld, l’arsenal s’étend vers la marine au Sénat en octobre 1924, le Travaux maritimes », davantage destiné l’ouest, à Laninon, après qu’une jetée19 ministre de la marine relève que : « les à donner des gages – et du temps – aux eût permis la création d’une rade-abri fer- dommages causés par la dislocation du partisans de la réforme de 1922. L’affaire mée. A Toulon, l’arsenal gagne au sud de service chargé des travaux immobiliers est consommée à l’occasion de la réor- la darse vieille où un terre-plein artificiel de la marine, de locaux qu'ils étaient tout ganisation de la marine instaurée par de 15 hectares permettra de construire d'abord, sont devenus généraux et les décret du 22 avril 1927. Le ministère de de grands bassins. Les bassins brestois doléances causées par ces dommages la marine se dote d’un « Service central de Laninon sont mis en service en 1916. ont pris un caractère aigu et universel. des Travaux maritimes et immobiliers » Longs de 250 mètres, ils seront capables Les Préfets Maritimes sans exception tandis que sont créées dans les ports des d’accueillir les cuirassés construits durant ont insisté sur la gravité de la situa- « Directions des Travaux maritimes ». l’entre-deux guerres, comme le Dunkerque tion... Tour à tour l'État-major Général L’insuffisance de maîtrise de la marine 18 le Service Central de l'Aéronautique sur la carrière des ingénieurs des Ponts La Patrie de 1903 déplace 14 900 t, pour une longueur de 135 m avec un tirant d’eau de Maritime et enfin la direction centrale et chaussées mis à sa disposition doit, 8,5m. de l'Artillerie navale ont signalé qu'il y a quant à elle, être palliée par la création, 19 La construction de la jetée est entreprise en 1889. urgence à y porter remède, sous peine de en 1931, d’un corps des « Ingénieurs des

« pour mémoire » l n°8 été 2010 42 ou le Richelieu. A Toulon, ce sont quatre école symbolisera jusqu’à la fin de la à mazout. La plupart sont contigus aux grands bassins qui sont construits à partir seconde guerre mondiale le renouveau ports militaires et semi aériens. C’est de 1911, selon deux lignes parallèles. de la marine entrepris par le ministre de notamment le cas à Brest, avec le parc de Empruntant à Groignard son principe de la marine Georges Leygues. la Maison blanche, à l’ouest de l’arsenal, conception, les ingénieurs du XXè siècle Une arme nouvelle apparaît au début du à Lorient avec le parc créé entre Scorff construisent les grands bassins Vauban et Blavet, ou à Toulon avec le parc de à l’intérieur d’enceintes étanches consti- Missiessy. L’un et l’autre sont situés à tuées par des gigantesques « caisses » courte ou moyenne distance des quais de de charpente métallique. Construites à stationnement des bâtiments de guerre. flot à La Seyne, elles sont immergées en Lorsque la configuration des lieux le per- place. Les matériaux de construction sont met, des parcs complémentaires disper- extraits dans une carrière ouverte sur le sés ou souterrains sont construits. Ainsi, flanc du mont Faron et transportés à pied à Toulon, avec les parcs souterrains des d’œuvre par un transporteur à câbles. Arènes et de l’Eguillette. En presqu’île Interrompus durant la première guerre de Saint Mandrier, le parc du Lazaret, mondiale, les travaux dirigés notamment Façade de l’ancienne École navale (cliché Ronot) pourvu d’un appontement pétrolier, Reconstruite à l’identique après les destructions de par le directeur toulonnais Herzog, la seconde guerre mondiale, la façade de l’ancienne répond aux impératifs de dispersion face reprennent en 1916 et s’achèvent en 1927. école navale de Georges Leygues exprime sobriété à la menace aérienne héritée du conflit Chaque ligne de bassin est longue de et la solennité face à la rade. mondial. A Cherbourg, c’est ainsi qu’est 442 mètres et peut être divisé en deux par siècle et prend un essor que la première entreprise en 1932 la création d’un parc un bateau-porte intermédiaire. guerre mondiale mettra au premier plan, souterrain à Brécourt. Dix réservoirs de le sous-marin. Des stations ou bases 10 000 m3 chacun sont creusés dans le L’extension à Brest de l’arsenal à de sous-marins sont ainsi implantées à granit. La guerre inaugure les installa- Laninon permet l’implantation à terre Laninon pour Brest, et au Mourillon pour tions que les Allemands promettront à de l’École navale20, d’abord dans des Toulon. un autre destin21. constructions simples, puis dans un ensemble monumental érigé sur le Après la première guerre mondiale, l’em- Un fait majeur ,survenu durant la Grande plateau supérieur, face à la rade. Lancée ploi du combustible liquide supplante le guerre, est l’apparition de l’arme aérienne. 1929 et inaugurée en mai 1936 par le charbon. La marine entreprend un vaste Elle influe bien entendu sur la conception Président de la République, la nouvelle programme de construction de parcs des ouvrages militaires, dont les plus sen- sibles doivent être mis à l’abri des attaques. Mais, surtout, la marine la met en œuvre sous différentes formes. L’aérostation mari- Grand bassin Vauban sud-ouest de Toulon en time fait le premier pas, suivi par l’emploi construction La masse du de dirigeables employés pour la patrouille radier et des bajoyers est en cours de construction, à maritime. Durant la guerre, plusieurs l’abri de l’enceinte étanche centres d’aérostation maritime ou de diri- de charpente métallique. Les revêtements seront geables sont créés ; la plupart ferment leurs posés après complet échouage de l’ensemble. 20 Depuis sa création en 1830, l’École navale Les terre-pleins seront était installée à bord d’un vaisseau stationné ultérieurement remblayés. en rade de Brest et traditionnellement baptisé Borda. 21 Le site sera transformé en base de lancement de V1. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 43

cipaux grands chantiers des Travaux Arsenaux maritimes. Un peu comme à Cherbourg auparavant, il s’agit d’y créer un plan et bases d’outre mer d’eau abrité en eau profonde avant la base à terre. D’une superficie de 500 L’emploi de la vapeur comme force hectares, il est fermé par une jetée motrice des bâtiments de guerre favorise principale, longue de 1 750 mètres, l’expansion économique et coloniale prolongée ultérieurement par un brise- des puissances maritimes européennes. lame de 650 mètres. Outre son rôle Hangar à dirigeables de Montebourg. Construit en 1919 pour les dirigeables patrouillant en Manche, La concurrence entre ces nations, et de protection hydraulique, la jetée est le hangar est long de 150 mètres et haut de 28. notamment avec la Grande-Bretagne, conçue comme un ouvrage accostable Réalisé en béton armé, il est formé par une voûte parabolique supportée par des chevalements qui conduit à la mise en place de bases de sur sa face intérieure pour les cuirassés assurent le contreventement. ravitaillement, de points d’appui et de portes à la fin du conflit. Près de Cherbourg, bases navales réparties sur le globe. La le centre de dirigeables de Montebourg est marine française, soucieuse de ne pas installé durablement, en 1917, avec son être en reste derrière la Royal Navy, hangar voûté en béton armé. se lance dans la seconde moitié du XIXè siècle dans une politique de bases Des centres de dirigeables sont créés navales réparties sur les lignes de com- à la même époque à Rochefort-Soubise munication et accompagnant son expan- (1917), Cuers (1919). Leurs hangars carac- sion coloniale. Ce thème mériterait une téristiques s’y dresseront longtemps au- étude spécifique que la place ne permet dessus de la plaine. Un centre de ballons pas de traiter dans le cadre de ce dossier. captifs est créé en 1918 dans le marais En quelques mots, il est rappelé que le du Palyvestre près de Hyères. L’aviation réseau de bases françaises se déploie en Bassin de radoub de l’arsenal de Saigon (Service supplantera l’aérostation. L’école de Atlantique (Fort-de-France, Dakar), en historique de la défense). Du fait de la mauvaise pilotage implantée à Hourtin, en bordure Océan Indien (Diégo Suarez), en Extrême- qualité du terrain de fondation, l’arsenal est d’abord doté d’un dock flottant, assemblé en 1865. Le bassin du lac, deviendra ultérieurement, et Orient (Saigon), dans le Pacifique sera finalement construit vingt ans plus tard. durant des décennies, la porte d’entrée (Papeete, Nouméa) et en Méditerranée des conscrits de la marine. L’emploi (Bizerte, Mers el-Kébir). Les bassins de de la marine française. Initiée au début d’hydravions motive la création de bases radoub figurent au premier rang des ins- de 1939, la phase de réalisation des aériennes posées sur le rivage, à Berre, tallations portuaires indispensables, en ouvrages prend corps au début de 1940. Saint Mandrier, Hyères, Brest ou Lanvéoc. complément et souvent en concurrence Le début du conflit mondial ralentit les Dans les années vingt et trente, le réseau avec des docks flottants. La spécificité de travaux mais ne les interrompt pas. de bases d’aviation maritime atteint ces ouvrages maritimes, en une période Lorsqu’un déluge de fer et de feu s’abat son apogée d’avant-guerre. Leur aspect d’expansion des grandes entreprises de sur la flotte en juillet 1940, la jetée est typique réside dans les hangars en béton génie civil, fait que les entrepreneurs construite sur 900 mètres de long et les qui y sortent de terre. Invariablement présents dans les ports métropolitains soubassements en enrochements sont construits en béton armé, ils ont une se retrouvent invariablement associés à bien avancés sur le reste de l’ouvrage. structure poteaux-poutres supportant ces travaux conduits loin de France, tels La portion de jetée achevée sert de quai une voûte en voile mince de béton armé. Hersent et Schneider. aux grands bâtiments de la flotte qui y Ils adoptent généralement un module Dans l’entre-deux guerres, la base de vivent en juillet 1940 le drame que l’on standard de 55 x 60 mètres au sol. Mers el-Kébir constitue l’un de prin- connaît.

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ports militaires en 1814. Membre de la Bernard, directeur des travaux hydrau- Des ingénieurs commission des travaux de la marine liques et futur inspecteur général du parmi d’autres en 1824, il en devient rapidement le service. Il prend une part active à la président, jusqu’en 1831 [il a alors 81 conception et à la réalisation du bassin Sganzin ans...]. Il prend sa retraite après 62 ans Vauban n°3, qui constitue la première de service et s’éteint peu après, le 10 réussite en matière de bétonnage à Joseph-Mathieu Sganzin naît le 1er octobre janvier 1837. Le rédacteur de sa notice la mer. Envoyé en mission de longue 1750 à Metz, d’une famille d’origine nécrologique résumera en termes durée à Alger pour l’amélioration des italienne venue se réfugier en France à éloquents ses traits de caractère : “Les ouvrages portuaires, il en revient avec, la suite des guerres du Piémont. Entré à fonctionnaires de tout rang et de toute à la clef, une croix de la Légion d’hon- l’école des Ponts et Chaussées en 1768, arme avec lesquels M. Sganzin a eu neur à l’âge de 32 ans. Au départ de il est nommé sous-ingénieur en 1775. des rapports rendront un témoignage Bernard en 1839, il est nommé directeur Après quelques années de service dans unanime de la droiture de ses inten- des travaux hydrauliques de Toulon. le Rouergue et le Quercy, il découvre tions, de ses talents, de la sagacité de Il participe directement à toutes les les travaux portuaires au Havre en 1788. son jugement éclairé par une longue phases d’agrandissement de l’arsenal Appelé à Paris en 1795, il assiste son expérience. Les ingénieurs qui ont servi vers l’ouest, durant un « règne » de ancien chef Lamblardie au conseil de la sous ses ordres n’oublieront jamais que, 27 années. Noël défend avec une grande commission des travaux publics et dirige sous une roideur apparente, M. Sganzin énergie les intérêts fonctionnels de la le dépôt des cartes et plans. L’expansion entretenait la bienveillance la plus vive, marine, souvent en contradiction avec territoriale qui accompagne les cam- la plus empressée à les assister en toute les contraintes que peuvent imposer pagnes militaires en Europe joue alors un circonstance, à défendre leurs droits et les exigences de défense terrestre de rôle décisif dans la carrière de Sganzin. leurs intérêts, et à provoquer les récom- la place forte de Toulon. La justesse de En 1799, il est chargé d’organiser le port penses dont il les jugeait dignes”. ses vues, son attachement à l’intérêt militaire d’Anvers dédié à la construction supérieur du service, lui confèrent une de la flotte du nord. La stratégie maritime autorité respectée et écoutée au sein du consulat, puis de l’empire, étant toute Noël des instances de décision locales et tournée vers l’invasion de l’Angleterre, Né à Sommerviller, dans la Meurthe, nationales. Sa réputation lui vaut d’être Sganzin se trouve fréquemment en en 1800, il entre à 19 ans à l’école consulté par le ministre de la marine du relation directe avec Napoléon qui le Polytechnique avant d’opter pour le roi de Sardaigne en 1851, à l’occasion charge des importants projets du camp corps des Ponts et Chaussées. Il prend de la construction du bassin de radoub de Boulogne et des ports de la Manche et connaissance de l’art hydraulique dès du port de Gènes. A Toulon, Noël de mer du Nord. Par la suite, il prend part ses premières affectations qui le voient est tellement considéré et respecté à l’élaboration des projets portuaires de exercer à l’aménagement du Tarn en que l’amiral Bouet-Willaumez, préfet Gênes, la Spezia et Venise. Ces multiples 1822 puis du canal de St Quentin dans maritime, proposera que la nouvelle activités ne l’empêchent pas de dispen- l’Aisne. Le Jura et la région de Belfort lui darse de Missiessy porte son nom, de ser des cours de travaux maritimes et de permettent de compléter sa formation son vivant… En quittant le service de la construction à l’école polytechnique. initiale, avant d’être mis à la disposition marine, Noël continuera de se dévouer du ministère de la Marine comme à la cause générale. Administrateur des Mis un temps à l’écart sous la ingénieur des travaux hydrauliques à hospices de la ville de Toulon, il mettra Restauration, en raison de la confiance Toulon en 1828. tout son savoir et sa générosité d’âme que lui témoignait Napoléon, Sganzin au service des plus démunis, jusqu’à sa est néanmoins nommé inspecteur Il découvre les travaux maritimes et disparition en septembre 1878. général des travaux maritimes des portuaires sous la houlette d’Honoré n°8 été 2010 l « pour mémoire » 45

ans. Comme directeur, il s’intéresse Minard de près à la conception de l’avant-port Né à Pontgouin, près de Chartres, en du Homet et de la forme de radoub 1858, Paul Minard est issu d’une famille qui y est construite. Conscient des rurale aisée, habitant une ferme-château. potentialités économiques du port civil Admis à l’école Polytechnique en 1878, de Cherbourg, il imagine les condi- il sort de l’école des Ponts et Chaussées tions techniques de création du port en 1883. Une première fois affecté à la en eau profonde, qui verra le jour en direction des Travaux hydrauliques de 1927. Paul Minard quitte le service en Cherbourg jusqu’en 1898, il y revient 1923. Invité à l’inauguration de la gare rapidement comme directeur des Travaux maritime de Cherbourg en 1933, il voit maritimes, de 1902 à 1914. Durant sa son rôle discret mais fondamental salué première affectation à Cherbourg, il est publiquement par le Président Albert chargé du chantier de la digue de l’ouest, Lebrun. de 1890 à 1896.  Simultanément, il dirige les travaux de construction de la digue de l’est. Il a l’occasion de s’y illustrer de façon inattendue, en se jetant à l’eau pour sauver de la noyade une fillette de trois

Travaux de la grande forme du Homet en 1912 (Service historique de la défense, antenne marine de Cherbourg). Commencés en 1909, les travaux de la forme du Homet visent à doter le port militaire d’un ouvrage capable d’accueillir des navires longs de 250 mètres. La quasi-totalité de la forme est gagnée sur lamer, à l’abri de batardeaux et/ou de caissons métalliques. Terminée en 1917, la forme accueillera le cuirassé Jean Bart en 1945.

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Georges Debiesse, ancien élève de l'école polytechnique et de l'école nationale des Ponts et Chaussées, diplômé de l'Institut d'Études Politiques de Paris, breveté de parachutisme militaire, se définit volontiers comme un « vieux dinosaure issu des arcenaulx du Roy ». Il est vrai qu'il a passé plus de trente ans dans le service des Travaux Maritimes, comme ingénieur à Lorient, Rochefort puis Paris, puis comme directeur local à Cherbourg (1985-1991) et Toulon (1992-1997), enfin comme directeur central adjoint (1997-2001) et directeur central (2001- 2005). Il est aujourd'hui membre du conseil général de l'Environnement et du Développement durable (CGEDD), issu de la fusion du conseil général des Ponts et Chaussées et de l'inspection générale de l'environnement.

n°8 été 2010 l « pour mémoire » 47 Le service des Travaux maritimes de 1945 à 2005 ou Les soixante glorieuses par Georges Debiesse, Ingénieur général des Ponts, des Eaux et des Forêts

Pour Jean Fourastié, la France de nement d'Alger, c'est Gabriel Guy qui est l'après-guerre a connu trente années appelé à la direction du service. Il y restera « glorieuses », tout à la fois prospères vingt-huit ans, jusqu'en décembre 1972. et fécondes. Le service des Travaux maritimes, héritier du riche passé qui vient d'être évoqué, a connu quant à lui soixante ans d'activité riche et dense, qui méritent aussi d'être brièvement contés.

Soixante ans, mais seulement cinq directeurs centraux1, qui tous avaient fait toute leur carrière au sein du service. Il est vrai qu'un de leurs prédécesseurs, l'illustre Sganzin, ingénieur des ponts et chaussées, n'avait quitté ses fonc- tions de président de la commission des travaux de la marine, en 1831, qu'à De 1797 à 2005, 25 responsables centraux. quatre-vingt-un ans, après soixante-deux ans de service : il était entré à l'école royale des ponts et chaussées en 1768. Sans doute la longévité des ouvrages maritimes – quand ils sont bien conçus 1 Gabriel Guy, 1945-1972 ; Ludovic Dassonville, et bien réalisés ! – est-elle contagieuse. 1972-1973 ; Paul Gendrot, 1973-1986 ; Pierre Romenteau 1986-2001 ; Georges Debiesse, De gauche à droite : 2001-2005. Au sortir de la guerre, et dès le gouver- Paul Gendrot, Pierre Romenteau, Georges Debiesse.

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Les grands travaux de entrer, non le Jean Bart, mais certains la reconstruction et de navires de l'US Navy, les porte-avions l'après-guerre type Forrestal.

70 % des ouvrages étaient détruits. Il convenait d'élargir d'environ 7,50 m, Les premiers efforts ont donc eu pour c'est à dire de 20%, le bassin sud-ouest. but de permettre le redémarrage des opérations et la reprise de l'activité Le principal dilemme était le suivant : industrielle dans les arsenaux. C'est l'ouvrage en service devait pouvoir sup- sans doute Brest qui avait connu les porter la charge d'un tel mastodonte, plus importants dommages, et vit donc Brest 1946, les travaux des bassins de Laninon. soit 80 000 tonnes ; mais vide il devait les travaux les plus spectaculaires, tels de son achèvement. Dans ce but, une pouvoir résister à la poussée d'Archi- que ceux de réparation et de prolonge- passe ouvrante constituée de deux mède, alors même que l'élargissement ment des grands bassins2 de Laninon. caissons en béton précontraint avait lui avait fait perdre le poids de toutes Ils s’effectuèrent à l'abri d'un batar- été ménagée dans le batardeau. les maçonneries retirées des bajoyers4. deau en gabions de palplanches3 d'une longueur de 330 m et d'une hauteur de 20 m, et sous la contrainte d'une sujé- tion peu commune : il fallait permettre, avant la fin des travaux, l'entrée au bassin 9 du cuirassé Jean Bart, en vue

2 Un bassin, par exemple un bassin « de radoub », c’est un ouvrage portuaire qui peut communiquer avec la mer, ou au contraire en être isolé, via un « bateau-porte » amovible, et où les navires peuvent s’échouer, après fermeture du bateau-porte et pompage, pour qu’on les y « radoube », c’est-à-dire pour qu’on répare leurs coques. On peut aussi y construire des navires. On parle alors plutôt d’une « forme de construction ». A cela près les mots « forme » et « bassin » sont synonymes. 3 Un batardeau, c’est – sauf dans Saint-Simon – un barrage provisoire à l’abri duquel on fait des travaux ; un gabion, de l’italien gabbione « grosse cage », c’était au temps de Vauban un grand panier cylindrique en osier rempli de sable, destiné à abriter les artilleurs des tirs adverses ; c’est aujourd’hui souvent une cage en grillage métallique remplie de cailloux, et que l’on peut empiler pour protéger de l’érosion les rives des fleuves ; ou encore comme ici une sorte de grand tambour en palplanches rempli de sable, pour constituer un « barrage- Élargissement d’un des grands bassins Vauban de Toulon, demi-coupe en travers. poids » provisoire, autrement dit un batardeau ; une palplanche, c’est une longue et étroite plaque métallique que l’on enfonce en terre Moins directement liées aux dommages De chaque côté, il manquait environ 50 verticalement avec un marteau pneumatique, de la guerre, mais plutôt à la présence tonnes par mètre linéaire de bajoyers. et dont les bords sont façonnés en « serrure » pour s’enclencher avec la planche voisine, après guerre de la France au sein de Il était impossible d'ancrer l'ouvrage et constituer ainsi des parois continues, par l'OTAN, ont été les interventions sur dans le sous-sol, du fait des médiocres exemple celles d’un gabion cylindrique. 4 Un « bajoyer », c’est la paroi latérale d’un d'autres grands bassins, les bassins caractéristiques de celui-ci ; et il était bassin ou d’une écluse. Vauban de Toulon : il s'agissait là de faire impossible de charger les têtes de n°8 été 2010 l « pour mémoire » 49 bajoyers en les rehaussant, ce qui aurait Nucléaires Lanceurs d'Engins) et leur rendu le bassin inexploitable. précieuse et sensible cargaison, il fallait un centre d'expérimentation des armes La solution a consisté à charger l'ouvrage au plus loin de toute terre habitée, il fallait des « chaises de stabilité », grandes des stations de transmission émettant en structures de béton disposées à l'exté- ondes à très basse fréquence… rieur du bassin après creusement des terre-pleins latéraux, et accrochées par Chronologiquement, c'est dans le Pacifique précontrainte aux têtes de bajoyers. Les que tout a commencé. La décision d'im- Mers-el-Kébir en travaux dans les années 50, terre-pleins sont alors reconstitués, en peinture de R. Chapelet, peintre de la marine. planter en Polynésie française le centre ménageant sous chacune des chaises d'expérimentations conduisait d'abord à le vide nécessaire à l'exercice de son « Travaux », éditée par la Fédération étendre le port de Papeete, en y construi- poids. Chaque chaise chargeait environ Nationale des Travaux Publics, pour sant de nouveaux quais, terre-pleins et 4m de bajoyer, et pesait donc environ épuiser la description des ouvrages. hangars afin d'absorber le futur trafic, 200 tonnes, pour une dizaine de mètres Mais la création d'une force de dis- marchand et militaire. L'idée maîtresse de haut. suasion était sans doute une réponse du projet a consisté à remblayer la table plus adéquate à l'apparition des armes corallienne située au milieu de la rade, et La guerre avait également montré, avec nucléaires... de raccorder l'ilot ainsi obtenu au récif notamment l'indestructible citadelle carrière et au récif frangeant. 800 mètres de béton construite à Lorient pour les L'aventure de la Force Océanique de digues et 1 700 mètres de quai étaient sous-marins de l'amiral Doenitz, l'intérêt Stratégique ainsi réalisés. des infrastructures protégées. Un tel principe guida le réaménagement d'une Napoléon, disions-nous, avait « résolu de partie des installations brestoises, renouveler à Cherbourg les merveilles de ainsi que la conception des très grands l'Égypte ». Le général de Gaulle, quant à travaux de « durcissement » de la base lui, avait décidé de doter la France d'une navale de Mers-el-Kébir, qui formèrent force océanique stratégique. une large partie du plan de charge du service jusqu'au début des années Une douzaine d'années plus tard, c'était soixante. Il est vrai que le nom même fait. du lieu est tout un programme : « Le Ce n'était pourtant pas chose facile : il Grand Port ». Abrités par cinq kilo- fallait concevoir et réaliser des missiles mètres de digues fondées à -30m, les balistiques, des « têtes » spéciales, des Extension du port de Papeete 350 hectares de plans d'eau jouxtaient systèmes de navigation et de transmission, des installations souterraines conçues une chaudière nucléaire…, et réussir à La principale aventure était toutefois sur pour résister aux armes nucléaires : un placer le tout à l'intérieur de la coque les atolls, de Mururoa et Fangataufa, sites parc à hydrocarbures de 300 000 m3 d'un sous-marin de quelque six à huit de tir, et de Hao, base de soutien « rappro- composé de 13 réservoirs toriques mille tonnes, lui-même à concevoir et chée », comme l'attestent les extraits joints en béton précontraint, 100 000 m2 fabriquer sur l'une des cales de construc- d'un mémoire rédigé en 1982 par l'un des d'ateliers, 50 000 m2 de postes de tion de l'arsenal de Cherbourg. piliers de la maison TM d'après-guerre, commandement, magasins et bureaux, Le Service des TM a joué son rôle dans l'ingénieur en chef des travaux maritimes, et deux centrales électriques...Il fallut cette épopée : il fallait aussi une base de Charles Giordanengo, consacrés aux pré- plusieurs numéros spéciaux de la revue soutien pour les futurs SNLE (Sous-marins liminaires nécessaires des grands travaux

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Les pionniers du Pacifique Solétanche, avec le concours toujours aux efforts, les palplanches s'enfon- fidèle de l'aviso Francis Garnier. çaient normalement dans le sol et, (deux extraits d'un mémoire rédigé en malgré un rendement médiocre, la 1982 par Charles Giodanengo, ingé- Ces pionniers apportaient dans leurs dynamite brisait les coraux immergés. nieur en chef des travaux maritimes) bagages une vieille carte marine, aux configurations imprécises où de rares Les ingénieurs et les techniciens du En décembre 1963, la Direction Centrale repères géodésiques étaient matériali- Service des Travaux Maritimes pous- des Travaux Immobiliers et Maritimes sés par des cocotiers remarquables et sèrent un long soupir de soulagement (DCTIM) fut invitée à réaliser un impor- les tombes de navigateurs naufragés après avoir connu : la chaleur, l'humi- tant programme d'ouvrages maritimes, ou de planteurs oubliés. dité, les moustiques, l'inconfort de la dans le port de Papeete et sur les vie sous la tente, le rationnement de rives des atolls de Hao, Fangataufa et Ils débarquèrent à Mururoa pour l'eau douce, la rencontre inopinée des Mururoa. Seul Hao est habité. observer, arpenter, plonger, sonder, requins, l'effet urticant des poissons prélever, noter et, comme il se doit herbivores, le dégoût de la langouste Perdus dans l'immensité du Pacifique, dans toute hiérarchie civile ou militaire, ces trois atolls sont situés respective- consommée trop souvent, et la hantise rendre compte à l'autorité supérieure. ment à 900, 1 200 et 1 260 kilomètres du raz de marée, toujours susceptible de déferler sur une terre où les points de Tahiti, à l'est de cette île. Le Service des Travaux Maritimes en culminants ne dépassent pas deux Polynésie française, créé en mai 1963, Les ingénieurs furent confrontés à des mètres au-dessus de la pleine mer. participa aux expéditions qui suivirent problèmes nouveaux pour lesquels Certes, ce ne fut pas l'apocalypse, mais en septembre 1963 et en janvier 1964, leur expérience des travaux à la mer un séjour de ce genre nécessite une mais avec un soutien naval renforcé n'apportait que des solutions partielles : solide santé physique et psychique. par le navire amphibie Meherio et la Comment fonder des quais et des cales goëlette Orohena. sur un substratum corallien et volcanique Il fallait aussi composer avec le fiu tahitien, maladie psychosomatique totalement inconnu des bureaux d'études Les trois bateaux de cette invincible parisiens ? Pouvait-on concasser les qui rend inapte au travail, pendant armada étaient hors d'âge et à la veille blocs coralliens, fabriquer des bétons plusieurs jours, le plus souvent au de leur condamnation. Ils avaient mis avec le granulat ainsi obtenu, battre des moment crucial. Le fiu est admis, en commun la rouille de leurs coques, palplanches métalliques dans la dalle sans explication. Rien ne le guérit, le grippage de leurs machines et la naturelle, détruire les coraux immergés, ni la médecine, ni la contrainte, ni la foi de leurs commandants. Les atolls extraire des matériaux dans le lagon...? récompense. Malheur à l'ingénieur non reçurent donc la visite d'une cohorte initié qui n'en tient pas compte dans interarmées composée d'officiers, d'in- Telles étaient parmi tant d'autres les ses prévisions ! questions posées et, pour y répondre génieurs, de légionnaires, de sapeurs en toute certitude, il fallait exécuter et de polynésiens, en vue d'effectuer La passe de l'atoll de Hao des essais in situ. les essais prescrits et de préparer la logistique nécessaire au démarrage Le lagon de l'atoll de Hao communique En mars 1963, une première explo- des futurs grands chantiers. avec l'océan par une passe naturelle ration fut confiée à des techniciens de 400 mètres de largeur, parcourue appartenant à un échelon précurseur Miracle ! Les bétons confectionnés par un violent courant. En 1965, des Travaux Maritimes et à l'entreprise avec le granulat corallien résistaient les fonds du chenal avoisinaient la n°8 été 2010 l « pour mémoire » 51

d'ouvrages maritimes : quais, chenaux, cote – 5 mètres, sur une largeur de Dans les moindres délais, un avion terre-pleins... Ces travaux ont été pour 100 mètres. spécial déposa le deuxième magicien partie réalisés selon la procédure de la sur l'atoll de Hao. Pour chasser les régie d'intérêt commun, forme originale et Dans les passes de la plupart des atolls, démons, il sut trouver les mots et fort efficace de partenariat public-privé. A le courant a deux origines : le jeu de la les rites appropriés. Aussitôt, les noter que les quais des atolls de Mururoa et marée et l'ensachage de la houle : la plongeurs tahitiens, munis de leurs Fangataufa devaient résister à « certains » marée et la houle unissent leurs inlas- équipements, sautèrent dans les flots. séismes : ceux que provoquaient les tirs sables mouvements pour faire monter, expérimentaux sous lagon. Cela pouvait souvent outre mesure, le niveau des Les ingénieurs ne cachaient pas leur conduire à de fort savantes études sur les lagons. Dans les passes, la vitesse du satisfaction et certifièrent, comme il se risques de liquéfaction de sols au voisinage courant devient alors très violente à doit dans la comptabilité publique, les de rideaux de palplanches. marée basse ; elle atteint 12 nœuds dans trois factures présentées en bonne et le chenal de Hao où la durée de l'étale due forme, pour régler les honoraires En métropole, à partir de 1967, il fallait ne dépasse pas une heure. du sorcier ordinaire d'Otepa, les frais construire la base de mise en œuvre de transport aérien et les honoraires et de soutien des SNLE, pour laquelle C'est dans ce contexte hostile que du sorcier en chef de Papeete. le site de l'Ile Longue – en fait une sorte le Service des Travaux Maritimes en de pédoncule greffé sur la presqu'île de Polynésie française reçut en janvier Ces factures franchirent à la fois l'im- Crozon, au sud du goulet de Brest – avait 1965, la mission d'approfondir jusqu'à mensité des océans et les arcanes de été choisi. Il fallait des quais, des bassins moins 7 mètres la passe de Hao, en l'administration avant d'atterrir sur un pour la mise au sec et le petit entretien vue de rendre le lagon accessible aux bureau de cette noble et sérieuse ins- des sous-marins, ainsi que pour la mise cargos. titution qu'est la Cour des Comptes. en place des missiles, des hangars pour Leur lecture provoqua un haut le le stockage et la préparation de ceux-ci (et Une reconnaissance préliminaire des cœur chez le conseiller référendaire de leurs précieuses « têtes »), des instal- fonds s'imposant, les ingénieurs firent chargé de procéder à l'ultime contrôle lations opérationnelles, une base-vie pour appel aux plongeurs polynésiens pour d'opportunité et de régularité de la exécuter ce travail pendant l'étale. dépense. Il se rendit aussitôt à l'hôtel M. Pompidou à l’Île Longue en 1971, au fond l’entrée de la Marine où l'administration des deux bassins. Ceux-ci refusèrent, en raison de la centrale des Travaux Immobiliers présence de démons vivant dans les et Maritimes sut trouver, au nom de profondeurs de la passe. Ils précisè- l'efficacité, les arguments percutants. rent toutefois que la puissance malé- fique de ceux-ci pouvait être exorcisée Le très honorable conseiller fut par le sorcier du village d'Otepa. convaincu du bien-fondé de pres- tations bien étranges, et le rapport Dès son arrivée sur les lieux maudits, annuel de la Cour resta muet sur le ce magicien resta perplexe et, après sujet. une longue réflexion, avoua hum- blement son impuissance. Seul son chef, résidant à Papeete, était capable de lever un mauvais sort d'une telle ampleur.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 52 les équipages, une centrale électrique, Le bassin 10, c'est son nom, mérite aussi des ateliers et magasins. qu'on s'y arrête : il est constitué de trois caissons en béton précontraint qui ont Et tout cela dans un délai très court : le été construits à sec dans un autre bassin général de Gaulle y veillait personnelle- de l'arsenal (le bassin 9, celui de l'achè- ment. Ce fut alors un chantier intense, vement du Jean Bart évoqué plus haut5) le plus grand d'Europe, disait-on : 1 500 puis assemblés à flot par précontrainte, ouvriers, des matériels très puissants avant que l'ensemble ainsi constitué soit (dont un « dragline marcheur »), des ter- échoué sur une assise préalablement Infrastructure Rafale. rassements représentant 2 500 000 m3 consolidée par compactage dynamique6. Guth, les centres d'instruction navale de de rocher et 2 000 000 m3 d'autres maté- Querqueville (près de Cherbourg, tout riaux, soit quatre fois le volume extrait D'autres ouvrages contre le fort de Querqueville qui était pour le percement du tunnel du Mont encore naguère l'extrémité de la RN 13) Blanc. Il est vrai que la réalisation des Si les ouvrages maritimes ont occupé et de Saint-Mandrier (au sud de la rade bassins imposait de creuser le plateau de la première place dans les exposés qui de Toulon), l'école technique de l'armée l'Ile Longue sur une hauteur de 60m. précèdent, première place rendue certes de l'air de Rochefort-Saint-Agnant, Ajoutons, tout contre ces bassins, une légitime par le côté spectaculaire et la - bâtiments industriels de tous types : piscine de stockage d'éléments combus- difficulté de leur réalisation, ils étaient préfabrication de sections de navires tibles irradiés ! bien loin d'être les seules productions du (hall de Lorient) ou d'appareils propul- service, qui avait d'ailleurs (voir l'enca- sifs, pour partie nucléaires (atelier de dré «attributions et organisation») bien production d'Indret sur le site d'une d'autres tâches que celles d'un service ancienne fonderie de canons, sur la constructeur. rive sud de l'estuaire de la Loire), main- On trouve ainsi, parmi les opérations de tenance d'aéronefs, assemblage de travaux neufs conduites par le service : missiles balistiques, cuisines centrales,  des infrastructures aéronautiques, centrales électriques, telles que la base d'aéronautique - bâtiments de commandement, de sur- navale de Landivisiau, construite dans veillance du trafic maritime (implantés les années 50, sur crédits de l'OTAN, sur des sites sensibles, souvent proté- pour héberger les flottilles rapatriées gés, les sémaphores doivent avoir une d'Afrique du Nord, et récemment architecture digne de leur environne- Construction du bassin 10 dans l’arsenal de Brest, 1972. dotée de bâtiments d'accueil et de ment), de transmissions, A l'automne 1970, le Redoutable, premier soutien du Rafale, - bâtiments résolument inclassables, tels SNLE, pouvait être accueilli à l'Ile Longue,  des réseaux divers, y compris dans ce CFPES (Centre de Formation Pratique pour son premier petit carénage. certains cas des installations de cap- et d'Entrainement à la Sécurité) de Les «grands carénages» des SNLE doivent tage et de traitement d'eau potable, Toulon, où l'on apprend aux équipages quant à eux être faits à Brest, en bénéficiant (voir encadré), à lutter contre les avaries de combat : du support industriel de tout l'arsenal. Un  des bâtiments de toute nature (à l'ex- incendies - avec donc des locaux où des nouveau bassin devait leur être dédié. ception peut-être des corderies qui incendies d'hydrocarbure sont délibé- 5 Et plus tard celui de la construction du Charles firent comme on l'a vu la gloire des rément allumés pour y être combattus, de Gaulle. premiers siècles) : ce qui impose quelques exigences à la 6 Procédé consistant à pilonner un sol par une masse, 12 tonnes en l’occurrence, tombant d’une - bâtiments d'enseignement, avec l'école structure, aux dispositifs de recueil et grande hauteur. navale, conçue par l'architecte Pierre Jean de traitement des effluents, fumées et n°8 été 2010 l « pour mémoire » 53 L'École Technique service. L'unique mais large mission Pierre-Donatien Cot, s'engagea loyale- de ce service"ad hoc" était donc la ment à terminer le chantier aux condi- de l'Armée de l'Air construction, sur le plateau calcaire de tions du marché initial, et tint parole. Les Saint-Agnant, à cinq kilomètres au sud principaux travaux s'achevèrent en 1982, de Rochefort de Rochefort, d'une petite ville de 5 000 avant diverses extensions liées aux atti- habitants dont près de 4 000 résidents butions grandissantes de l'établissement, L'école des sous-officiers mécaniciens permanents, les élèves. devenue l'unique École de Formation de l'armée de l'air était implantée depuis Il fallait qu'elle fût moderne. Le ministre des Sous-Officiers de l'Armée de l'Air 1932 à Rochefort, où elle occupait, à la la voulait aussi attrayante. Michel Debré (EFSOAA) tout en accueillant comme on fin des années soixante, un ensemble choisit alors, en août 1971, le projet très l'a dit des élèves des autres armées. d'installations disparates, imbriquées aéré, très "campus"4, proposé par MM. d'ailleurs avec des installations de la Dufetel, grand prix de Rome, Guerrey marine ayant rigoureusement la même et Mazerand. Le programme comportait fonction1, et comprenant notamment une 35 bâtiments principaux, 160 000 m2 de piste d'aviation présentant la particularité plancher, 15 hectares de routes et aires remarquable – du fait sans doute de cette (parking avions, terrains de sport,...) une mixité Air-Marine de l'emprise – d'être, pièce d'eau artificielle de 2 hectares,... six mois sur douze, rendue indisponible Les premiers coups de pioche, ou plutôt par les inondations de la Charente. de bouteur, ont été frappés à l'été 1973 La libération de vastes bases de l'OTAN par une compagnie du 45ème régiment du conduisit alors l'état-major de l'armée génie de l'Air, chargée de réaliser les ter- de l'air à envisager de quitter Rochefort. rassements généraux et les voiries. Cette Cela suscita quelque émoi parmi les élus présence de l'arme du Génie, sur un chan- de cette ville, peu gâtée par l'industriali- tier dirigé par les Travaux Maritimes pour sation, et qui ne devait sa toute relative le compte de l'armée de l'air, parachevait prospérité qu'à sa qualité de seconde le côté "interarmées" de cette opération garnison de France2. Un projet de de façon sans doute un peu prophétique Base école. reconstruction, jumelé avec la création puisque l'école accueille aujourd'hui les d'un aérodrome mixte, civil et militaire3, élèves mécaniciens d'aviation des trois naquit alors et reçut, en juin 1970, l'ac- armées. 1 Celle d’enseigner la mécanique aéronautique cord de M. Michel Debré, ministre de la Au printemps 1974, le marché de bâti- à des jeunes gens, élèves sous-officiers pour Défense nationale. ments, du montant peu courant de 190 l’armée de l’air, élèves officiers-mariniers pour la marine. Le ministre n’avait pu convaincre les Rochefort, bien que privée d'arsenal, MF5, était attribué à un groupement deux armées de fusionner les deux écoles. était restée port de guerre, ce qui d'entreprises charentaises qui parvint 2 Qualité qu’elle a sans doute perdue aujourd’hui, la marine ayant complètement impliquait la compétence du service tout juste à terminer les trois premières quitté la ville. Divers travaux, comme la très des Travaux Maritimes pour la conduite des six tranches de travaux avant de jeter belle réhabilitation de la Corderie Royale, ont toutefois changé l’image de Rochefort, devenue de toutes les opérations immobilières l'éponge, la plupart de ses membres ne presque aussi pimpante que dans le film de de la défense. Une section du service résistant pas à la crise sévère qui frappait Jacques Demy. 3 Construit par la DDE de La Rochelle, avec une locale fut alors temporairement érigée les entreprises moyennes du BTP. De équipe de terrassement des bases aériennes, et en direction des travaux aéronautiques façon tout à fait providentielle, l'une de quelques concours du génie de l’Air. 4 de Rochefort et placée sous l'autorité ces entreprises avait été rachetée par la Versus les traditionnelles et solennelles architectures «en peigne» de bien des de Pierre Romenteau, directeur local SGE, l'une des composantes du groupe académies militaires. à Lorient et futur directeur central du VINCI d'aujourd'hui dont le président, 5 Environ 300 M€ d’aujourd’hui.

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eau des lances, et aux systèmes de suivi jury d'honneur composé de spécialistes coque et des cloisons transversales (qui et éventuellement d'évacuation des issus des équipes dirigeantes de plusieurs participent à la résistance de la coque à stagiaires – ou voies d'eau, avec des dis- organismes du réseau scientifique et la compression) – et donc finalement une positifs d'apprentissage du colmatage technique du ministère de l'Équipement8. bien plus grande masse des composants des brèches de coque particulièrement élémentaires – ainsi qu'un nouveau mode réalistes quant au débit des entrées La deuxième génération de SNLE, de construction. Dans le système tradi- d'eau. La construction assez récente de les nouvelles « merveilles tionnel sur cale incliné, le navire est mis ce bâtiment unique en France a permis de l'Égypte » à l'eau dès qu'il peut flotter, avant qu'il ne de mettre un terme à la seconde car- soit trop lourd et prenne trop de vitesse rière du bien nommé Lucifer, bâtiment La conception des sous-marins type lors de son lancement, et donc avant que de combat désarmé, mais préposé à ce Triomphant, appelés à succéder à la le remplissage intérieur en équipement type d'exercices, échoué sur une plage génération du Redoutable, allait avoir de divers ne l’alourdisse10, puis achevé dans de Querqueville pendant quelques grande conséquences sur l'arsenal de une forme de radoub. Dans le cas des sous- dizaines d'années, Cherbourg, spécialisé depuis un siècle marins, il faut introduire les équipements - bâtiments hospitaliers, tels que l'hôpital Sainte-Anne de Toulon, œuvre d'Ayme- ric Zublena, par ailleurs architecte du stade de France et de l'hôpital Georges Pompidou, - bâtiments de mesures et d'essais, tels que Statue de « B600 », le plus récent bassin de trac- Napoléon tion du « Bassin d'essai des carènes », pointant le chantier établissement de la délégation générale Laubeuf. pour l'armement implanté au Vaudreuil qui, comme son nom l'indique, simule sur maquettes le comportement des coques de navires. B600 est une très longue piscine, de 600 m de long, munie à une de ses extrémités de dispositifs de géné- dans la construction des sous-marins, ration de houle, et construite entre deux et seul constructeur des sous-marins 7 « barrages-poids » constitués chacun nucléaires de la marine française, SNLE ou 7 Un barrage-poids, comme son nom l’indique, d'une paroi moulée longitudinale dotée SNA (sous-marins nucléaires d'attaque). résiste à la poussée des eaux, ou comme ici des terres, par son propre poids, sans prendre appui de contreforts transversaux. La validation sur ses bords, comme le fait un barrage-voûte. de ce procédé original a requis, vers D'une part, en effet, ces SNLE-NG 8 L’entreprise titulaire du marché de travaux, filiale d’un groupe prestigieux, saisie d’un 1998, l'examen attentif d'une sorte de (comme Nouvelle Génération) étaient scrupule tardif pour la sécurité de ses ouvriers, nettement plus gros et plus lourds que contestait la validité des calculs de stabilité qui n’avaient pourtant fait l’objet d’aucune réserve les Redoutable, ce qui excluait l'usage des ou remarque lors de l’appel d’offres, et proposait benoîtement une méthode bien plus sûre, disait- vénérables cales couvertes de Cherbourg, elle, mais bien sûr bien plus chère. è datant du 19 siècle. Ils avaient vocation à 9 Le lecteur ne saura pas jusqu’où. Le rédacteur être nettement plus silencieux et à plon- ne le sait pas non plus. 10 ger nettement plus profondément9. Cela Lors de son lancement, l’Inflexible, SNLE de la série du Redoutable, a en fin de course heurté – impliquait tout à la fois l'usage d'un nouvel à vitesse très modérée – un des quais de l’avant- port faisant face à l’ouverture de la cale. Cela lui Projet de l’hôpital Sainte-Anne, aujourd’hui réalisé. acier, une plus grande épaisseur de la valut le surnom d’Impliable n°8 été 2010 l « pour mémoire » 55 par quelques brèches ménagées dans la Mais comme un arsenal est lui-même une l'exception de la plus haute nef, qui est aussi coque épaisse, aux dépens de la sécurité emprise assez dense, enserrée dans son la plus chargée avec un pont-roulant de 260 et de la productivité. Pour les SNLE-NG, enceinte de bastions et plus encore dans tonnes, il est fondé superficiellement, au le parti pris avait été de les construire à la ville qui a poussé autour, et comme la moyen de longs tunnels de béton armé, les l’horizontale par grandes sections, trois création des infrastructures de construction « longrines habitables ». Un soin tout par- ou quatre pour le navire complet, laissées des SNLE-NG ne pouvait interrompre les ticulier a été apporté aux caractéristiques ouvertes à leurs extrémités pour faciliter la programmes en cours dans les installations acoustiques des parois, dans le but d'isoler mise en place des équipements intérieurs, anciennes, il fallut commencer par gagner certains travaux de rectification particuliè- souvent assemblés préalablement sur des de la place, en gagnant sur la petite rade une rement bruyant et de diminuer les temps berceaux qu’on glisse ensuite, comme une surface d'environ cinq hectares. sorte de tiroir, à l’intérieur de la coque, à Ce qui fut fait de l'été 1982 à l'au- laquelle ils sont généralement fixés par tomne 1983, par la méthode assez tradi- l’intermédiaire de dispositifs amortisseurs tionnelle des polders, d'ailleurs mise en de vibration. Il s’agit donc tout à la fois de œuvre par la filiale française d'un groupe faciliter la construction de l’intérieur du hollandais, consistant à combler par rem- sous-marin – un SNLE est sans doute l’un blai hydraulique prélevé en grande rade des objets les plus denses et complexes une enceinte délimitée par un cordon A droite, l’atelier Coques, à gauche le chantier Laubeuf. qui soient au monde – et de garantir, par périphérique en matériaux de carrière le système des berceaux suspendus, la protégé par des enrochements. La seule de réverbération. L'une des nefs, celle dite discrétion acoustique requise par la fonc- péripétie notable fut la découverte de « des grosses machines » abrite quelques tion du navire. Ce n’est qu’ensuite que les vestiges du « Soleil Royal », navire amiral machines-outils qui figurent parmi les sections sont assemblées pour constituer de la flotte de Tourville incendié à la suite plus puissantes de France. Une presse de un sous-marin quasiment prêt à prendre 12 000 tonnes a requis pour son installation la mer. un ensemble de fondations de douze mètres de profondeur, réalisées à l'abri d'une Il fallait alors tout changer dans le enceinte en parois moulées construite en secteur « construction » de l'arsenal de même temps que le bâtiment. Cherbourg, et y réaliser, dans l'ordre : La mise en service en janvier 1986 de ce  un nouvel « atelier Coques », pour bâtiment commencé en octobre 198311 l'usinage des éléments de coques, a permis tout à la fois l'usinage des  un nouveau « chantier », c'est-à-dire un premières « rondelles » du Triomphant, nouveau chantier de construction de premier SNLE-NG, et la démolition du Vue aérienne de l’arsenal de Cherbourg, après 12 navires, ou l'on travaille sur (et dans) refonte du secteur « Constructions ». vieil « atelier des bâtiments en fer », le navire lui-même, où sur et dans les permettant l'engagement des travaux du sections du navire, du « désastre de La Hougue » en 1692, chantier Laubeuf13.  de puissants moyens de manutention, bien avant la création de l'arsenal. permettant notamment le déplacement On put alors passer, après un vigoureux com- 11 Et réalisé par l’entreprise Fougerolle. horizontal de sections de sous-marins, pactage dynamique de la nouvelle emprise, 12 Au sens bien sûr de « bâtiments de combat » : jusqu'à leur assemblage final, à la construction de l'Atelier Coques, conçu on parle peu de navire ou de bateau dans la marine ou dans les constructions navales. Les  enfin un « DME », un dispositif de mise par la DTM de Cherbourg avec l'aide d'un gens du BTP n’ont qu’à s’y faire. à l'eau du navire complet, peu apte à architecte spécialiste des bâtiments indus- 13 Du nom de Maxime Laubeuf (1863-1939) son usage s'il reste dans sa nef de triels, M. Fredouille. Il est composé de sept gloire du Génie Maritime, créateur du Narval, premier sous-marin à double coque et ballasts construction. nefs accolées, de hauteur croissante. A extérieurs.

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Conçu par un groupement de deux bureaux 40x195x54 m (H) – les caractéristiques Restait bien sûr à permettre la mise à d'études, SOGELERG et ACB, le chantier les plus notables de cet ouvrage sont les l'eau du bateau, une fois assemblé dans Laubeuf se compose de trois grandes suivantes : la grandiose nef du chantier Laubeuf. zones :  l'existence d'un réseau d'environ 2km  une nef de préfabrication lourde, où de galeries souterraines, pour les Jusqu'en 1986, la direction des Construc- les éléments en provenance de l'atelier fluides et l'énergie, tions Navales avait tenu à conserver deux Coque sont assemblés en sections et  l'interposition, sur une épaisseur de options : celle d'un ouvrage composé reçoivent un début d'équipement, cinq à sept mètres, entre le radier d'une « forme » assez classique mais munie  une nef d'assemblage, où les sections des nefs en béton armé et le subs- d'une plate-forme intérieure ballastable et reçoivent leurs principaux équipements, tratum rocheux d'un « matériau de immergeable, permettant la mise à l'eau sur la ligne d'assemblage final, avant substitution », de type routier (grave- par le simple usage du principe d'Archi- jonctionnement, laitier activée au ciment) destinée à mède, cher au cœur de tous les marins, ou  un ensemble d'ateliers de soutien, où transmettre jusqu'au rocher franc les celle d'un système plus mécanique, du type sont notamment réceptionnés et prépa- charges engendrées par les marcheurs, « Synchrolift », où l'ouvrage est constitué rés, dans des conditions de « propreté  la préfabrication au sol des nappes de d'une darse en libre communication avec nucléaire », les divers composants de toitures (ossature, couverture, étan- la mer, encadrée par deux séries de treuils l'appareil de propulsion, dont la chauf- chéité, vitrage, éclairage, dispositifs de qui supportent une plate-forme métallique ferie nucléaire (non chargée). ventilation, baffles acoustiques) avant sur laquelle est posée le navire. leur hissage par treuil : cette modalité Il faut ici préciser que le système de de réalisation, reprise presque vingt ans Le premier système avait été choisi (et manutention horizontale des sections plus tard par les constructeurs du hall inventé) par le chantier General Dynamics et du bâtiment lui-même retenu par les d'assemblage de l'Airbus A 380, prévue de Groton aux États-Unis, pour les SNLE Constructions Navales reposait sur des dès l'appel d'offres, avait pour but de du type Ohio. Le second système, large- « marcheurs », dispositifs hydrauliques limiter les interventions de personnels à ment répandu sur tous les continents dans spécialement développés sur la base d'un plus de cinquante mètres de hauteur, où toute la gamme des tonnages – et couvert brevet norvégien, supportant par paires le vent, deux fois plus rapide qu'au sol – par un brevet pour ce qui en constitue les berceaux d'appui et capables de mou- et à Cherbourg en bord de mer ! – aurait l'aspect le plus délicat, la coordination des vements horizontaux, à hauteur constante, fréquemment interrompu les travaux, treuils pour éviter l'apparition de flexions en faisant porter la charge, alternative-  Le soin apporté à l'agrément des dans les coques de navires – avait été ment, sur un pied central ou un ensemble aires de travail et de circulation, retenu par la Royal Navy pour sa base de de quatre pieds périphériques. Ce système avec d'ailleurs le concours d'artistes SNLE de Faslane, en Écosse. a été préféré aux traditionnels rails pour sélectionnés avec l'aide de la direction la très grande souplesse qu'il apporte aux régionale des affaires culturelles, Sollicitée pour donner son avis, la infrastructures de construction : les deux  la complexité de la structure des ate- direction locale des travaux maritimes nefs deviennent des aires banalisées, dès liers de soutien nucléaire, en raison de avait fait part de sa conviction que le lan- lors que leurs radiers sont capables de la masse et de la nature des colis qui y cement d'un concours pour un ouvrage supporter en tous points les très impor- sont traités. du premier type, le type « Archimède », tantes charges apportées par les pieds des ne manquerait pas de susciter le plus marcheurs, jusqu'à 500T/m2. La construction du bâtiment, par le grou- grand intérêt de la part des plus grandes pement des entreprises SAE et DODIN, entreprises françaises du génie civil et Outre la taille assez exceptionnelle de s'est étalée de juin 1986 à mai 1989, avec de l'offshore, quelques peu sinistrées ce bâtiment – les nefs ont pour dimen- une livraison partielle, celle de la nef de par une crise économique doublée d'un sions respectives 49x148x52 m (H) et préfabrication lourde, au 1/1/1988. effondrement du prix du pétrole et donc n°8 été 2010 l « pour mémoire » 57 de la demande de plate-formes de forage ; forme métallique. Le marché cela semblait pouvoir permettre une saine fut notifié à la date, réputée compétition, garante d'un meilleur prix « porte-bonheur », du 8/8/88. que l'achat du brevet Synchrolift. A la même époque, il fut décidé de donner au futur ouvrage Les constructions navales voulurent bien le nom de Joseph Cachin, entendre cet argument, et autoriser le véritable père de l'arsenal de lancement du concours, en octobre 1987. Cherbourg. Et de fait il y eut tant de candidats qu'il Mais il convient d'abord de fallut encourager des rapprochements. revenir sur le principe de Ce fut finalement l'inattendu groupement fonctionnement très simple Spie-Batignolles14/GTM qui l'emporta, ainsi préféré à la complexité avec l'entreprise Paimboeuf pour la plate- des câbles et des treuils :

L'ouvrage est composé :  d'une forme de radoub classique, Principe de fonctionnement de l’ouvrage Cachin. qu'on pourrait presque qualifier d'or- demment des échancrures ménagées dinaire, si elle n'était si profonde (près dans ses parois latérales. L'ensemble de trente mètres) ni dotée, contre peut alors descendre majestueusement ses bajoyers, d'une double rangée de par vidange de la forme, jusqu'à ce que poteaux de béton, la plate-forme repose sur le fond de  ne plate-forme métallique de grandes l'ouvrage, dimensions (106 x 30 x 7,6 m) susceptible - d'être immergée en fond de forme par tout à la fois : simple ouverture de vannes pendant - d'être placée en appui rigide sur les sus- que la forme est remise en eau. dits poteaux, et de supporter, dans cette configuration, le poids du sous-marin 14 Spie Batignolles avait déjà construit le bassin mis en place au moyen des marcheurs. La 10 de Brest, le centre de formation de la Marine Royale Saoudienne à Jubail (sous la supervision plate-forme est alors une sorte de pont, du service des TM) et construira plus tard, en groupement avec Dodin du groupe Vinci, très large (106m) mais de faible portée l’appontement du Charles de Gaulle à Toulon. (30 m environ), GTM disposait certes de brillantes références en travaux maritimes, notamment pour le compte - d'être mise en flottaison, tout en sup- des Chantiers de l’Atlantique, mais paraissait plus portant la charge, par remplissage de proche de Dumez ou de Sogea, qu’elle rejoindra d’ailleurs très vite au sein de Vinci, et qui s’étaient la forme, au-delà du niveau de la mer également portées candidats. Bouygues, également, avait remis une offre. Il faut dire que régnant à l'extérieur de l'ouvrage, le le programme du concours était certes stimulant, bateau-porte de la forme étant à double mais aussi que toutes ces grandes entreprises étaient déjà présentes à quelques kilomètres effet, garantissant donc une complète de l’arsenal de Cherbourg, sur le gigantesque indépendance des niveaux d'eau inté- chantier de l’usine de retraitement de Cogema La Hague. Le Nord-Cotentin était une sorte de grand rieur et extérieur. La plate-forme est « pôle de compétitivité » du BTP français, et l’est d’ailleurs toujours, avec la construction de l’EPR alors un bateau qui peut, par une simple de Flamanville, sous la houlette du patron de et courte translation longitudinale, l’ingénierie nucléaire d’EDF, qui n’est autre que l’ingénieur des ponts qui, à sa sortie de l’école, a placer au droit des poteaux de béton intégré le service des TM et assuré la supervision sur lesquels elle était appuyée précé- du chantier de l’ouvrage Cachin.

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Il suffit alors d'attendre que les niveaux vingt mètres à la longueur de terre- d'eau à l'extérieur et à l'intérieur de plein disponible devant le chantier la forme soient égaux pour ouvrir le Laubeuf, bateau-porte et livrer passage au sous-  la parfaite maîtrise de l'assiette, des marin mis en flottaison15. mouvements et des déformations de la plate-forme, dans ses différents cas de chargement.

Il y a peu à dire sur le terrassement : aucun incident ne vint émailler cette phase des travaux où, pendant presque un an, on tirait chaque soir des volées de 350 kg d'explosif en moyenne. La préfabrication des ouvrages de têtes (les deux caissons en béton armé assurant le prolongement de l'ouvrage côté mer et le bateau-porte en béton précontraint) se déroulait pendant ce temps dans une autre forme de l'arse- nal, sans difficulté non plus.

On insistera un peu en revanche sur la stabilité des parois. On avait bien vite

Ouvrage Cachin : la plate-forme en cours de renoncé aux maçonneries de granit, qui descente. auraient pourtant été du plus bel effet, et même au béton : il aurait fallu près Restait quand même à réaliser l'ouvrage. de neuf mètres d'épaisseur. Le soutè- Ce principe de fonctionnement très nement des parois est alors assuré par simple requérait en effet : des ancrages passifs, constitués de  le creusement d'une forme très pro- barres d'acier scellées dans le rocher fonde dans un rocher compact, au sur des longueurs de 7 à 16 mètres. beau milieu d'un site industriel en acti- vité et à quelques dizaines de mètres On peut bien le dire aujourd'hui : c'était de machines-outils de précision assez audacieux.  la stabilité des parois, tant pendant 15 Cela dit, les Constructions Navales, séduites le creusement que tout au long de la Cela aurait même été déraisonnable si par l’ouvrage Cachin, en firent la forme d’achèvement des sous-marins, où s’effectue vie de l'ouvrage, et même lorsqu'on l'on n'avait su pouvoir compter tout à notamment le chargement du « cœur » de la vient poser, tout au bord de l'exca- la fois sur un excellent bureau d'études chaufferie nucléaire en éléments combustibles. La sortie du sous-marin ne suit donc plus sa vation, un colis de 14 000 tonnes, et sur l'assistance des meilleurs spé- descente au fond de l’ouvrage. Une partie des travaux résiduels se fait d’ailleurs à flot. Tout générateurs de pression au sol allant cialistes de la mécanique des roches cela constitue un nouvel avantage, non prévu jusqu'à 500t/m2, au sein du réseau scientifique et tech- au départ, de la solution « Archimède » sur la solution Synchrolift. L’ouvrage Cachin, soit dit  le prolongement de la forme par nique du ministère de l'équipement, en passant, a coûté environ deux fois moins cher une enclave sur la mer : il manquait provenant notamment du CETE (Centre que le synchrolift de la Royal Navy à Faslane n°8 été 2010 l « pour mémoire » 59

Le trésor de Marie-Louise passe ne livre passage à la mer. « Fasse jour, étaient à nouveau scellées dans une le ciel que jamais la postérité ne retrouve niche spécialement aménagée dans un des Les travaux de l’ouvrage Cachin était ces inscriptions placées sous l’eau, à une bajoyers de l’ouvrage Cachin, à environ d’une telle ampleur qu’il convenait de aussi grande profondeur » avait écrit un vingt mètres de leur emplacement initial et stimuler l’ardeur des terrassiers. commentateur enthousiaste. sensiblement à la même cote. Alors, on leur a dit qu’il y avait un trésor. Le 21 novembre 1989, les plongeurs Entre temps, le trésor de Marie-Louise, en Et c’était vrai. de l’entreprise, assistés d’une puissante parfait état, avait été confié pour expertise Le 26 août 1813, au fond de l’avant- grue portuaire et de quelques petites et au laboratoire de numismatique du Centre port de l’Arsenal « creusé pour les plus discrètes charges d’explosif, parvenaient de Recherches Archéologiques médiévales grands vaisseaux de guerre dans le roc de à soulever la dalle de granit surmontant de Caen. Cherbourg à cinquante pieds en-dessous le trésor que les travaux risquaient de Il était un peu banal : toutes ces médailles des plus hautes marées » comme en détruire. Bravant la malédiction sus-dite, étaient déjà connues, répertoriées... avait disposé un décret du 15 mars 1803, les rédacteurs du marché avaient prescrit Mais au passage, un peu comme dans la l’impératrice Marie-Louise avait assisté cette récupération dans le cahier des fable de La Fontaine, tous les réalisateurs au scellement d’un dépôt de fondation charges. Le prix n°3112 du bordereau de l’ouvrage Cachin avaient bien sûr composé d’un coffret de marbre conte- de prix unitaires, d’un montant de découvert un autre trésor : ils avaient nant une plaque de platine et d’un autre 53 000,00 F hors taxes, rémunérait cette renoué avec la grande et belle tradition coffret, de bois précieux, serti de plomb, prestation peu commune. cherbourgeoise des grands travaux. contenant des monnaies et des médailles. Le 26 mai 1993, les monnaies et les Le bonheur est dans la construction, a C’était la veille de la mise en eau du port. médailles, ainsi qu’une reproduction en presque dit Paul Valéry1. Marie-Louise avait tenu à être la dernière acier inoxydable de la plaque de platine à fouler le fond de l’avant-port, avant que de 1813, enrichie sur son verso d’une 1 Il a en fait écrit la phrase suivante, certes flatteuse pour les constructeurs mais peut- la démolition du batardeau qui fermait la description analogue des évènements du être un peu pompeuse, que le rédacteur a finalement renoncé à mettre en exergue : « La construction est le passage du désordre à l'ordre, c'est l'œuvre combinée du savoir, du pouvoir, du vouloir de l'homme. C'est vues recto et verso de la plaque scellée en 1993 dans le flanc de l’ouvrage Cachin. en définitive l'action la plus belle et la plus complète à laquelle un homme puisse se donner. Mais il a aussi écrit un bel hommage aux travaux maritimes : Eupalinos me fit encore un magnifique tableau de ces constructions gigantesques que l’on admire dans les ports. Elles s’avancent dans la mer. Leurs bras, d’une blancheur absolue et dure, circonscrivent des bassins assoupis dont ils défendent le calme. Ils les gardent en sureté, paisiblement gorgés de galères, à l’abri des enrochements hérissés et des jetées retentissantes... Oser de tels travaux, c’est braver Neptune lui-même. Il faut jeter les montagnes à charretées, dans les eaux que l’on veut enclore ». C’est à la fois lyrique et d’une profonde justesse technique : les travaux maritimes, du moins pour ce qui est des digues, cela consiste d’abord à entasser des enrochements. C’est bien ainsi que la Digue du Large à Cherbourg a fini par tenir : une bonne partie de la Montagne du Roule y est passée.

« pour mémoire » l n°8 été 2010 60 d'Études Techniques de l'Équipement) U, creusée dans le rocher, à l’explosif de Lyon. Le calcul des ancrages, effec- bien sûr, 30m au-dessous du niveau du tué sur leur haute supervision, était sol. Y débouchent des drains creusés fondé sur une modélisation du massif « en baleine de parapluie » ainsi que rocheux, finement analysé au fur et à l’eau captée par les drains « subhori- mesure du creusement de l'ouvrage, zontaux » creusés lors du terrassement et sur des marges de précaution liées depuis l’intérieur de la forme, et enfin aux risques de corrosion. Ce sont les les eaux de drainage de la sous-face mêmes spécialistes qui ont proposé du bateau-porte16. Toutes les eaux l'instrumentation de l'ouvrage, doté ainsi recueillies se rassemblent en une ainsi de multiples capteurs permettant petite, fraîche et musicale rivière sou- notamment de suivre ses déformations terraine, dont le faible débit est dirigé lors d'une manœuvre, et de divers vers une station de pompage et rejeté dispositifs de mesure des progrès de dans l’avant-port. la corrosion. Il y a une grande densité de clous, un par 1,5 m2 de parois, ce Enfin on s’efforça de tester l’ouvrage, Le Redoutable sur la plateforme de l’ouvrage Cachin qui conduit à une longueur totale avant même l’épreuve suprême que de l’ordre de soixante kilomètres de constituait la manœuvre du Triomphant, barres de 50mm de diamètre, faisant le 13 juillet 1993, sous une pluie battante, de l’ouvrage Cachin la seule forme en en présence des plus hautes autorités « rocher armé » du monde. et des milliers d’acteurs du programme SNLE-NG : un jour, on empila sur une des D'autres précautions avaient été prises rives de l’ouvrage, et sur une dizaine de lors de la mise au point du marché, mètres de hauteur, des blocs de béton portant notamment sur l'élimination empruntés au chantier voisin du port de des pressions d'eau : Flamanville ; une autre fois, on profita  Le massif rocheux est très peu de la présence du Redoutable, venu à perméable, mais l'eau en faible Cherbourg achever sa brillante carrière quantité peut être dotée d'une grande (pour prendre place, après l’enlève- force si elle est mise en pression par ment de sa chaufferie nucléaire et son une dénivellation importante : c'est remplacement par une plus anodine le phénomène du « crève-tonneau » maquette, au sein de la nouvelle « Cité jadis analysé par Blaise Pascal. Ici, la de la mer » implantée dans la gare 16 En créant une communication entre la galerie 17 souterraine et la sous-face du bateau-porte, on présence même d’une excavation de maritime de Cherbourg ) pour tester place celle-ci à la pression atmosphérique, ce grande profondeur pourrait mobiliser le comportement de la plate-forme, qui fait échapper le bateau-porte au principe d’Archimède, puisqu’il n’est plus « plongé des poussées capables de mettre en sous une charge toutefois deux fois dans un liquide », un peu comme une balle de péril le soutènement. C’est pourquoi plus faible que celle du Triomphant. ping-pong qui peut malgré sa légèreté servir à obstruer la bonde d’une baignoire pleine il a été prévu d’adopter la solution d’eau, parce qu’elle est comme aspirée vers le bas. La stabilité du bateau-porte est ainsi proposée par un autre concurrent du Le service des travaux maritimes a nettement améliorée : il pourrait perdre tout son concours, avec bien sûr son consen- disparu en septembre 2005, date de la lest liquide sans perdre son rôle de barrage. Le réchauffement climatique et le relèvement du tement rémunéré, celle de ceinturer création du service d'infrastructure de niveau de la Manche peuvent venir ! l’ouvrage, sur ses trois rives terrestres, la défense. 17 Et inventée par Alain Monferrand, bien connu par une galerie souterraine en forme de des lecteurs de Pour Mémoire. n°8 été 2010 l « pour mémoire » 61

(4 millions de mètres carrés de plancher à la sécurité du Président de la république Une petite sur 10 000 hectares) et que la marine, à ou de ses hôtes, ne ruine pas la qualité de terre, est plutôt verte. Dans l'aggloméra- ce site classé. digression sur tion toulonnaise, les limites domaniales apparaissent à l'oeil nu : la marée des Il y a donc bien souvent des conver- le domaine de pavillons s'arrête à l'orée du terrain gences entre les intérêts de la défense militaire. et ceux de la conservation du littoral. la marine et la Le Conservatoire du Littoral a d'ailleurs C'est ce qui permet à de rares orchidées hérité de larges emprises autrefois biodiversité de survivre dans l'Ile du Levant, du côté attribuées à la marine, ne serait-ce que la militaire. grande corderie de Rochefort. En matière foncière, la Marine est un propriétaire modeste et vertueux. Son Le service des TM, qui était en quelque Car le domaine de la marine a quand domaine total, en comptant la fort sorte le notaire de la marine, s'attachait même évolué, en forte baisse, vers la fin peu littorale station de transmission bien sûr à ce respect des qualités pay- du 20è siècle, avec notamment l'aban- de Rosnay, dans l'Indre, est inférieur sagères et « écologiques » (convenons don de plusieurs bases d'aéronautique à 10 000 hectares. Les arsenaux sont que le mot n'était guère employé) mais navale (Fréjus-Saint-Raphaël, site d'un denses, mais petits : l'arsenal de Brest veillait aussi à ce que cette qualité même, des nombreux crash de Saint-Exupéry, n'occupe que 115 hectares, contre résultant bien sûr d'une certaine sagesse Rochefort-Soubise et sa piste inondable, 3 354 pour le plus petit des « grands de la gestion patrimoniale, ne devienne Saint-Mandrier dont les hélicoptères ports maritimes » métropolitains, celui pas, via certains articles de la loi Littoral, lourds troublaient le sommeil des de Rouen. un insurmontable obstacle à la poursuite Toulonnais, bientôt Nîmes-Garons), de de son adaptation. centres d'incorporation ou de formation Il est exact que la Défense, avec le Centre (Hourtin dans les Landes), de larges pans d'essais de la Méditerranée, qui relève de C'est bien la patiente et économe réuti- de l'arsenal de Lorient (dont l'intégralité la délégation générale pour l'armement, lisation des emprises qui a préservé ces de la base des sous-marins, où l'amiral occupe 90% du territoire de l'île du « espaces remarquables » encore abon- Doenitz avait fait construire, pour ses Levant. Mais la marine, contrairement à dants dans le Var : un radar succédait à U-boote, l'indestructible citadelle de une opinion largement répandue, n'oc- une batterie côtière, un poste de visée Kéroman, de nombreux sémaphores, cupe qu'une faible part des villes où elle a ou de trajectographie à un sémaphore etc... ses plus importantes installations : moins désarmé, etc. En matière de paysage de 5 %, par exemple, pour l'aggloméra- comme en matière de patrimoine histo- L'activité domaniale des directions tion toulonnaise. rique c'est bien la fonction qui protège. Il locales des travaux maritimes a donc été, faut donc que cette fonction subsiste ou à cette période, particulièrement dense et Certaines emprises sont très denses, qu'elle soit remplacée par une autre fonc- féconde. en surfaces construites mais aussi en tion, ce qui peut engendrer des travaux emplois : l'arsenal de Toulon concentre d'aménagement, conduits bien sûr avec 1 Curieusement, le fort de Brégançon, qui n'a plus de 10 000 emplois sur moins de la plus grande sagesse : le petit bâtiment, jamais été attribué à la marine, faisait partie du domaine entretenu par la direction des 300 hectares. D'autres sont quasi construit vers 1995 à l'enracinement de la travaux maritimes de Toulon, et reste peut- vierges, si bien que le coefficient moyen presqu'île qui porte le fort de Brégançon1 être aujourd'hui entretenu par la direction régionale du service d'infrastructure de la d'occupation des sols n'est que de 0,04 pour héberger les gendarmes qui veillent défense.

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intervenue en 1971, ouvrant le corps des l'école de Vaulx-en-Velin. La carrière d'un Les personnels ITM à des ingénieurs issus du corps des IETTM n'en commence pas moins par une ingénieurs des études et techniques de année de formation militaire, pour partie du service des travaux maritimes, selon des procédures à l'École Navale, pouvant conduire au calquées sur celles ouvrant l'accès du brevet de chef de quart. Les grades sont Travaux maritimes corps des ponts aux ingénieurs des en outre, bien naturellement, démarqués travaux publics de l'État.Tout au long de ceux d'autres corps d'officiers de la S'agissant du personnel d'encadrement, de la période, 1945-2005, couverte marine nationale, jusqu'aux étoiles, avec le principe est resté celui qu'avait posé le par le présent article, l'effectif des ITM les deux grades d'ingénieur général premier consul en l'an VIII : les travaux, est resté compris entre 12 et 18, avec de seconde et de première classe, de et donc le service, sont dirigés par les une proportion croissante d'ingénieurs mêmes rangs que ceux de contre-amiral ingénieurs des ponts et chaussées, sous issus du corps des IETTM, liée à une et de vice-amiral3. les ordres du ministre de la marine. plus faible durée de séjour des ITM/IPC, A noter qu'une demi-douzaine d'IETTM Un décret de 1931 avait toutefois pré- ralliant généralement le service des TM ont passé un diplôme d'architecte, et cisé que : Les ingénieurs des ponts et à la sortie de l'école nationale des ponts effectivement assuré la conception de chaussées détachés au ministère de la et chaussées, et le quittant souvent nombreux bâtiments, parfois assez spéci- marine pour le service des travaux mari- quatre à six ans plus tard, pour revenir fiques (ateliers, centres d'essais, cuisines times constituent le corps des ingénieurs au sein du ministère de l'Équipement centrales, sémaphores,...) parfois plus des travaux maritimes1. ou rejoindre de grands établissements traditionnels : bureaux, casernements,... Le statut de ce corps, aujourd'hui publics maîtres d'ouvrage, tels qu'EDF2, Comme on l'a dit, les IETTM pouvaient semble-t-il en voie d'extinction, était en Aéroports de Paris ou la SNCF. redevenir civils, en accédant au corps des fait calqué sur celui des ingénieurs des Il reste aujourd'hui, au sein du service ITM, par les mêmes voies que les ITPE pour ponts et chaussées (IPC), à quelques dis- d'infrastructure de la défense, neuf ITM, le corps des IPC : le concours, lui aussi positions près telles que celles relatives à dont seulement deux IPC. commun, avec les mêmes épreuves et le l'assimilation spéciale en temps de guerre L'autre corps d'encadrement du ser- même jury, un même classement, mais ou au port de l'uniforme, tous deux vice des TM était celui des Ingénieurs deux listes de lauréats4, les postes offerts effectifs pendant toutes les hostilités de des Études et Techniques de Travaux relevant de deux ministères distincts. la seconde guerre mondiale et jusqu'à Maritimes (IETTM). Ce corps militaire, Au nombre d'une centaine, les IETTM une décision ministérielle du 5 juin 1946, qui existe toujours au sein du service étaient en 2005 les seuls personnels mili- qui donc « recivilisait » complètement d'infrastructure de la défense, a un statut taires duservice des TM, qui n'employait les ingénieurs des travaux maritimes (les analogue à celui des Ingénieurs des plus d'officiers du corps technique et ITM), tout en disposant suavement qu'ils Études et Techniques d'Armement, qui administratif de la marine détachés du pouvaient porter l'uniforme dans les œuvrent au sein de la délégation géné- service du Commissariat, ni d'appelés circonstances, a priori rares mais dont ils rale pour l'armement. Mais la formation du contingent puisque le service militaire étaient seuls juges, où ils estimaient que professionnelle « nominale » des IETTM avait été suspendu. c' était favorable à l'intérêt du service. est depuis 1960 exactement la même Le service employait aussi environ 460 Curieusement, un éphémère corps que celle des ingénieurs des travaux fonctionnaires de catégories A (admi- militaire des ingénieurs des travaux publics de l'État : le concours d'accès est nistrateur civil, attachés, ingénieurs maritimes, comportant deux grades, commun, même s'il y a deux classements d'études et de fabrication) B (techniciens ingénieur en chef et ingénieur général, a distincts, l'enseignement identique, à d'études et de fabrication, secrétaires été créé en 1960 avant d'être supprimé quelques stages d'immersion maritime administratifs) et C, ainsi qu'un peu moins en 1970. près, et le port de l'uniforme à vrai dire de 900 personnels à statut ouvrier : Une modification du décret de 1931 est assez rare dans les amphithéâtres de « ouvriers de bureau », surveillants de n°8 été 2010 l « pour mémoire » 63 chantier, « techniciens à statut ouvrier » qui sont en fait les dessinateurs et proje- étaient présidés par une même personne, teurs des bureaux d'études, et enfin chefs Les Travaux l'Ingénieur Général des travaux Maritimes d'équipes et ouvriers des professions de la Jean Estrade, inspecteur des travaux mari- maintenance immobilière, parfois sur des maritimes et times, qui s'était attaché à faire prévaloir installations très techniques (ascenseurs, les méthodes et les principes qu'il avait chaufferies, climatisations opérationnelles), les marchés lui-même conçus et appliqués au sein du parfois dans des métiers plus traditionnels service des TM. (fontainiers, jardiniers, maçons) Au début du 20è siècle, les dirigeants du Le dernier document cité, le guide à Globalement, à sa disparition en 2005, service des TM affirmaient – mais peut- l'intention des maîtres d'ouvrage et des le service des TM employait envron être se vantaient-ils, il faudrait vérifier maîtres d'oeuvre, réimrimé en 2000 1450 personnes, un peu plus qu'en 2002 très soigneusement – que les projets de et peut-être encore en vente par les (1296) du fait de la reprise de nom- marchés des TM n'avaient jamais fait Journaux officiels, reste une bible méditée breuses compétences des Constructions l'objet d'un avis défavorable de la part des par bien des praticiens. Mais on y trouve Navales, mais nettement moins que très redoutées commissions spécialisées des recommandations que les "per- vers 1980, où l'effectif était supérieur à des marchés, qu'il s'agisse de génie civil, sonnes responsables de marchés" – s'il en 2 000 personnes. de bâtiment ou de maîtrise d'oeuvre. existe encore ! – doivent, dans la France C'est qu'ils avaient été à bonne école. d'aujourd'hui, considérer avec prudence. Au début des années 1970 s'était ouverte, Par exemple (il s'agit de la procédure 1 Les ITM appartenaient donc à la fois à deux corps de la fonction publique, et avançaient sous l'égide de la Commission Centrale d'appel d'offres restreint) : dans les deux corps. Pas à la même vitesse : des Marchés, une très féconde période Comme le secret de la liste des entre- la pyramide des postes budgétaires des ITM était nettement moins « pointue » que celle de production de documents interministé- prises consultées ne peut toujours être des IPC, ce qui, allié au côté assez familial des commissions administratives paritaires riels concernant les marchés : garanti, la personne responsable du mar- d'un corps de quinze personnes, permettait  la réglementation des missions d'ingé- ché pourra, pour les marchés de l'État, un avancement plus rapide et moins aléatoire. La création de ce corps des ITM, outre qu'elle nierie et d'architecture de 1973, avoir intérêt à inscrire elle-même sur rétablissait une appellation ancienne, avait sans  le CCAG (Cahier des Clauses Adminis- cette liste, avant de l'arrêter, les noms doute pour objectif de renforcer l'attractivité des carrières au sein du service des TM. Elle a par tratives Générales) Travaux du 21 janvier d'une ou deux entreprises et à demander ailleurs, plus tard, permis d'offrir un débouché aux IETTM les plus talentueux. 1976 (resté en vigueur plus de trente ans, à ces entreprises de venir retirer le dos- 2 Pierre Delaporte, qui fut président d’EDF, a jusqu'en 2010, sier d'appel d'offres dans son bureau. commencé sa carrière aux TM. Plus loin de  le guide à l'intention des maîtres d'ou- C'était un excellent conseil : la trans- nous, Auguste Detoeuf, surtout connu comme industriel, premier président d’Alsthom, et vrage et des maîtres d'oeuvre (octobre parence des procédures n'a jamais été le auteur des Propos d’O.L. Barenton, confiseur, a débuté aux « Travaux Hydrauliques », comme 1976). garant de la loyauté de la concurrence. on disait alors, à Cherbourg, en 1908. Un siècle Quatre groupes de travail interministé- C'est bien sûr le contraire qui reste vrai : encore plus tôt, en 1810, c’est Cauchy, le futur grand mathématicien, qui, après s’être occupé riels avaient oeuvré à la rédaction de ces la transparence des procédures fait la du pont de Saint-Cloud, creusait « dans le roc textes, avec quelques principes direc- joie des organisateurs d'ententes. Mais de Cherbourg un port pour pour les plus grands vaisseaux de guerre », sous les ordres de teurs : clarifier, harmoniser, simplifier les la transparence des procédures est le Cachin. Il n’y resta toutefois que quelques mois. textes réglementaires et contractuels, puis meilleur garant contre les incriminations 3 Ce n’est toutefois qu’en 2004 que la loi de finance a ouvert un poste d’ingénieur général, définir de façon précise les rôles et les de délit de favoritisme, qui n'existait pas bien que le grade soit prévu depuis le statut de responsabilités des divers intervenants et en 1976. Ou du moins qui n'était pas dans 1970. enfin fixer des stipulations contractuelles le Code pénal. Cet heureux temps n'est 4 En 1981, les deux « majors » du concours commun étaient deux IETTM. Mais le service incitatives à la réduction des coûts. plus. n’offrait qu’un poste d’ITM ! Le second dut attendre l’ouverture d’un poste par la voie de la Trois de ces quatre groupes de travail liste d’aptitude.

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ministres, restant toutefois directement exploitation et entretien ont longtemps Attributions responsable devant le ministre de la été partagés entre divers services, défense de l'organisation et du fonc- celui des TM s'occupant des voies et Organisation tionnement de son service. routières ou ferrées, de l'eau et du gaz, Les attributions du service ont toutefois tandis que les constructions navales au tournant toujours débordé des seuls ouvrages de étaient responsables des réseaux et génie civil ou de bâtiment des ports de alimentations électriques. Vers la fin du siècle guerre. C'est ainsi qu'une décision du de son existence, après le changement 24 décembre 1958 dite « Guillaumat », de statut des « constructions navales », du nom bien sûr du ministre des passées le 1er juin 2003 de celui de régie Les attributions et l'organisation du Armées, disposait que le service des d'État à celui de société nationale, le service ont bien évidemment évolué au travaux maritimes était compétent pour service des TM avait toutefois hérité cours de cette période 1945-2005, tout tous les travaux d'infrastructure des de nombreuses attributions et de en restant fidèles aux principes fixés armées dans les « zones portuaires nombreux éléments patrimoniaux : les par le « Règlement sur l'organisation de militaires1 » ainsi que dans les bases réseaux et centrales électriques, les la marine » du 7 Floréal, an VIII de la de l'aéronautique navale et les stations stations de pompage des bassins ainsi République une et indivisible, qui posait de transmission de la marine. Le Génie que leurs bateaux-portes, les grues por- notamment que : était alors compétent sur le reste du tuaires entraient dans le patrimoine de territoire, à l'exception des bases et éta- la Marine, et dans le domaine des TM Les Travaux Maritimes et ceux des blissements de l'armée de l'air, relevant pour ce qui était de leur exploitation et Bâtiments Civils seront dirigés par les du troisième service d'infrastructure de leur maintenance. Cela parachevait ingénieurs des ponts et chaussées, des armées, celui de l'infrastructure en fait la cohérence de l'activité du sous les ordres du ministre de la de l'air. Le service des TM était donc service qui, s'agissant des ouvrages Marine. compétent pour les hôpitaux militaires de la marine, s'était toujours étendue des ports, pour la base aérienne de à leur maintenance : c'est encore notre Donc un service doté de compétences Rochefort, où l'arrondissement mari- règlement de l'an VIII qui en disposait techniques, de « culture » plutôt civile, time a longtemps survécu à la fermeture ainsi : mais placé « sous les ordres du ministre de l'arsenal, et surtout pour les infras- « Les travaux de simple entretien seront de la Marine », et donc plus tard sous tructures des « constructions navales » également dirigés par des ingénieurs l'autorité hiérarchique du chef d'état- ou plus généralement relevant de la des ponts et chaussées ». major de la marine, le directeur central délégation générale pour l'armement et du service, nommé en conseil des situées dans les zones portuaires ou les Ce n'est donc pas au sein des TM qu'on bases d'aéronautique navale : ateliers aurait pu entendre dire : on n'a quand et « chantiers », centres d'études et même pas fait toutes ces études pour d'essais, installations pyrotechniques, aller changer les ampoules dans les La traditionnelle « Tape de piscines de stockage d'éléments com- préfectures ! Plus sérieusement, cette bouche » du bustibles irradiés,... compétence très globale du service, service. sur des territoires évidemment tout à la S'agissant des réseaux divers desser- fois petits et très denses – ce qui, pour vant ces petites villes assez denses que être franc, facilite bien les choses – était sont les arsenaux, leurs réalisation, un réel facteur d'efficacité économique, n°8 été 2010 l « pour mémoire » 65 voire écologique : on pouvait raisonner club des ingénieurs les plus férus de le « t », et de vagues déchaînées, le en coût global (les crédits d'investis- technique au sein de chaque port. Un « m », sorte donc de non fluctuat, nec sement, d'entretien et d'exploitation fort respecté « Inspecteur des travaux mergitur, qui se voulait sans doute n'étaient pas encore fongibles comme immobiliers et maritimes », dénué de prophétique, ou du moins conjurateur ils le deviendront, du moins théorique- tout collaborateur, était également d'un sort funeste. Le « t » ressemble ment, avec la LOLF en 20062, mais ils hébergé par le service technique. par ailleurs à une ancre de marine, gage étaient sous la main d'un même ordon- de fidélité du service à son employeur, nateur). On pouvait même, à la grande S'agissant de l'outre-mer, la co-exis- la Marine. indignation de certains modernisateurs tence sur des emprises militaires  de la fonction publique, effectuer en souvent modestes de plusieurs ser- régie certains travaux de maintenance, vices d'infrastructure était assez peu comme ceux des ascenseurs, pour défendable. Les années 70 avaient donc le plus grand bonheur du budget de vu la création de « directions mixtes la marine. On pouvait3, à la grande de travaux », armées comme on dit frayeur des adeptes du transfert des dans la marine avec des personnels risques aux opérateurs privés, produire en provenance soit du Génie, soit du une excellente et fort économique eau service des TM, et partagées, pour potable, grâce aux captages créés par ce qui est de l'autorité hiérarchique, les anciens pour assurer l'autonomie entre les deux directions centrales, des bases navales. la DCTIM et la direction centrale du Génie, les Antilles, la Réunion, Djibouti La géographie particulière, en confettis, et la Nouvelle-Calédonie relevant de la du domaine de la marine conduisait DCG, la Polynésie de la DCTIM. Dakar assez naturellement au rattachement faisait exception restant monochrome direct des directions locales des « Marine » et seul service de la défense travaux maritimes, les trois DTM au Sénégal. subsistant vers l'an 2000, Cherbourg, 1 Fort sagement, aucune définition de ces Brest et Toulon, à une direction cen- « zones portuaires militaires » n’était donnée. Les TM pouvaient alors s’estimer compétents trale – la DCTIM – elle-même assez pour les travaux de l’établissement des svelte, puisqu'elle ne comptait guère Constructions Navales de Saint-Tropez, l’ « usine des torpilles », comme on dit là-bas. qu'une trentaine de personnes, toutes Le Service du Génie eut toujours la délicatesse de s’abstenir de suggérer que le port de Saint- catégories de personnels confondues. Tropez n’est peut-être pas exactement une Implanté également à Paris, le « service zone portuaire militaire. 2 technique des travaux immobiliers et En réalité, en 2006, la combinaison de la LOLF et de la création du service unique pour maritimes » était surtout le service l’infrastructure de la défense a conduit à rendre fongibles les crédits d’investissement constructeur de la marine en région Le logo des Travaux maritimes. des trois armées, mais nullement les crédits parisienne, tout en restant le gardien d’investissement et les crédits d’entretien ou d’exploitation de chacune des trois armées, de la doctrine du service en matière de Le logo adopté vers le milieu des années les derniers cités restant sous la main de marchés, ainsi que la tête de réseau de 80 appelle bien un petit commentaire. chaque état-major. 3 la « division de l'assistance technique L'acronyme TM est symbolisé par A vrai dire on peut encore, mais sans doute plus pour bien longtemps. Reste-t-il au reste et des études générales », sorte de l'affrontement d'un ouvrage maritime, des « fontainiers » dans les arsenaux ?

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