SUPPLEMENT 34

TERRITOIRES DES CITÉS GRECQUES

Actes de la Table Ronde Internationale, organisée par l'École Française d'Athènes 31 octobre - 3 novembre 1991

Édités Par

Michèle BRUNET

EXTRAIT

1999 MODELE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS À L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE*

La recherche que nous conduisons en Thessalie utilise de manière systématique les modèles géographiques, comme l'ont montré X-Cl. Decourt et L. Darmezin. Mais l'ex- ploitation des représentations théoriques fournies par les modèles n'est évidemment pas coupée de la réalité du terrain. Nous savons quelle est la valeur de l'observation des paysages et de la confrontation des vestiges archéologiques avec les textes, en deux mots, pour reprendre l'expression de L. Robert, nous nous efforçons, nous aussi, d'ap- préhender ensemble « la terre et le papier ». Nous nous apercevons cependant, en déve- loppant année après année de nouveaux outils d'analyse, de nouvelles représentations, que la pratique « classique », si perfectionnée soit-elle, ne peut pas prendre en compte certains types de problèmes.

Je veux en donner ici un exemple : l'interprétation de l'inscription IG IX 2, 521, qui rapporte les éléments d'un conflit de frontière entre Kondaia et une cité dont le nom n'est pas exprimé dans la partie de l'inscription qui nous a été conservée. En me tenant à l'essentiel (il n'est pas question de commenter ici ce document dans son inté- gralité), je mettrai en évidence les points suivants : 1. Les interprétations jusqu'à présent avancées de cette inscription n'ont été que de vains discours, parce que les interprètes n'avaient pas les informations nécessaires pour identifier avec exactitude les lieux désignés par l'inscription. Les prospections et l'observation « ethno-archéologique », telles que L. Robert nous a appris à les pratiquer, nous ont permis d'acquérir ces identifications indispensables.

* Abréviations utilisées : HELLY, État thessalien B. HELLY, L'État thessalien. Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi, Collection de la Maison de l'Orient 25, Série épigraphique 2 (1995) PICCIRILLI, L'arbitrato L. PICCIRILLI, « L'arbitrato tessalà-perebico fra Kondaia e Gonnos (?) ail luce dell'arbitrato fra Mondaia e Azoros », AnnPisa (1970), p. 316-346 STÀHLIN, Thessalien F. STÀHLIN, Das hellenische Thessalien (1924) 100 BRUNO HELLY [BCH Suppl 34 2. Le problème de l'interprétation n'est cependant pas résolu pour autant, car l'analyse historique qu'on peut déduire de l'observation du paysage actuel révèle immé- diatement ses limites : à partir de ce paysage, on ne peut pas localiser tous les élé- ments identifiés, et en particulier les terroirs qui font l'objet de la contestation entre Kondaia et sa voisine. 3. Une solution du problème est possible, si l'on a recours au modèle géogra- phique du plus proche voisin, qui permet de se représenter, au moins théoriquement, les territoires correspondant à chaque cité en cause et de proposer des localisations vraisemblables pour les principaux lieux de la contestation territoriale. 4. La vérification de l'hypothèse est possible grâce à une étude géomorphologique qui apporte les informations nécessaires à la reconstruction du paysage antique corres- pondant aux éléments tirés du texte épigraphique.

I. Le document de base : IG IX 2, 521.

L'inscription enregistre, comme c'est l'habitude quand il s'agit d'arbitrages fronta- liers entre deux cités, la transcription, soit en discours indirect, soit en discours direct, de témoignages présentés devant une commission d'arbitrage, tous témoignages qui sont favorables à Kondaia : — un témoignage de gens de Mopsion, dont on peut déduire que cette cité est voisine de Kondaia, mais n'est pas en conflit avec elle ; — un témoignage d'un berger d'Askyris, qui dit bien connaître la région où se situe la contestation ; du texte, on retire l'impression qu'Askyris n'était pas en cause dans l'affaire. Voici le texte de l'inscription, tel qu'il a été publié par O. Kern, dans IG IX 2, sous le n° 5211 : %o ----- αρεια [... έ]ν Λαρίσ[η]ι ά[ν]αγεγραμμένην [έν τ]ώι ίερώι του Απόλλωνος του Κε[ρ]- 5 δω]ίου· και Λάδικος ό Άσκυριεύς έμαρ- [τ]ύρησεν μαρτυρίαν τήνδε* μαρτυ- ρεί Λάδικος Άρμ[οδ]ίου Άσκυριεύς Κονδαιαεύσιν έπ[ίσ]ταμ[αι] την χώρα[ν] [ή]ν και παρών ένεφάνιζον τοις κρι- 10 ταις από της κορυφής του Ν[υ]σείου [κ]αταβαίνων τον εν[γι]ον προς ήμά[ς] [τ]όπον άχρι τή[ς] φάραγγος, ης και Κον[δαι]- εΐς έπεδείκ[ν]υον τοις κριταΐς, κ[αι] των πρεσβυτέρων ήκουον προσχο[ρειν]

1. L'édition de l'inscription donnée par PICCIRILLI, L'arbitrato, suit le texte de Kern, dont j'ai contrôlé l'exactitude par une relecture sur la pierre ; j'ai déjà traité de ce document dans Gonnoi I (1973), Appen- dice III, p. 177-180. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 101

15 [Κ]ονδαιεύσι κατά το[ύ]τον τον τόπον κ[αί αύ]- τός έπίσταμαι νομεύων έν τήι χώρα[ι] πλείω χρόνον και [Κ]ονδαιεΐς τηροΰντα[ς! το παραγώγιον έν τούτωι τώι τόπω[ι]. Παρείχοντο δε και Μοψειατών μα[ρ]- 20 τυρίας εις την κάτω χώραν, ην έμ[αρ]- τύρησεν [Π]ανταιος Κλεοβούλου [Μο]- ψειάτη[ς πλη]- [σ]ιοχοριο Ο .... ς [Κ]ον[δαι]- [ε]ύσιν δια του ποταμού άρξάμενο[ς ά]- 25 [π]ό των συμβολών τού Πηνειού και το[ύ] [Ε]ύρώπου άχρι της κελέτρας και τή[ς] φάραγγος της άπ Όρχείου άγούσης, κα[ί] οΐδα γεωργούντας [Κ]ονδαιεις και νεμο- μένους τα περί τον πύργον τον ύποκ[ά]- 30 τω τή<ι>ς Μινύης, έμαρτύρησεν δε κ[αι] Θεόδωρος Βραχύλλου, Σωκράτης Σιμ- [μί]α, Αιχμών Φιλοξενίδου Μοψει(ει)ς Κονδ[αι]- [εύ]σιν οι την κελέτραν κεκτημένοι την [ύ]- [π]οκάτω της Κρο[κ]ειάδος πλησιόχορ[ον] 35 [εινα]ι την κελέτραν την αυτών τήι κε[λέ]- [τραι τήι] των Κονδαιέων τήι ύποκάτω [τής Κροκειάδ]ος. Παρ[έσχο]ντο δε Κο[νδαι]- ΕΥ . . Κον[δαι ] Traduction ... à (une stèle) transcrite dans le sanctuaire d'Apollon Kerdôios, et Ladi- kos d'Askyris a donné le témoignage suivant : « Témoignage de Ladikos, fils d'Har- modios, d'Askyris, en faveur des Kondaiens : je connais ce territoire que j'ai person- nellement montré aux juges, depuis le sommet du Nysaion, en descendant le versant le plus proche du côté de chez nous jusqu'à la passe que les Kondaiens ont fait visi- ter aux juges, et j'ai toujours entendu dire à nos anciens que pour les Kondaiens la limite de territoire touchait à ce versant, et moi-même je sais, pour faire paître sur ce territoire depuis bien longtemps, que les Kondaiens font respecter leur droit de péage dans ce secteur ». On a aussi produit des témoignages répétés de citoyens de Mopsion sur la partie basse du territoire, sur laquelle a témoigné Pantaios, fils de Kléoboulos, de Mopsion : «... voisin ... aux Kondaiens, de l'autre côté du fleuve, en partant du confluent du Pénée et de l'Eurôpos, jusqu'au barrage de pêche et à la passe qui amène d'Orcheia, et je sais que les Kondaiens y exploitent les terres et les pâtures qui entourent la ferme avec tour qui est au-dessous de la Minyé ». Ont témoi- gné aussi Théôdoros, fils de Brachyllos, Socratès, fils de Simmias, Aichmon, fils de Phi- loxénidas de Mopsion, en faveur des Kondaiens qui possèdent le barrage de pêche situé en dessous (ou en aval ?) de la Krokeias (la safranière ?), en disant que leur propre barrage de pêche est voisin de celui que les Kondaiens ont en dessous de la Krokeias. On a produit (des témoignages pour les Kondaiens ?) ...

Pour interpréter l'inscription, on dispose naturellement de la mention des cités concernées : Kondaia, qui est en cause, mais aussi Mopsion et Askyris. Malheureuse- ment, l'identification de ces cités avec des établissements archéologiques connus n'a été 102 BRUNO HELLY [BCH Suppl 34 jusqu'à présent assurée pour aucune d'entre elles. La meilleure preuve en est qu'on a proposé différentes localisations pour Mopsion, comme pour Kondaia, et toutes les hypothèses avancées jusqu'à présent ne tiennent pas ou n'emportent pas l'adhésion2. Quant à Askyris, on a même pu se demander s'il s'agissait bien d'une cité, jusqu'à ces toutes dernières années3. L'inscription fait connaître d'autre part un certain nombre de points remarquables visités par la commission d'arbitrage ou mentionnés par les témoins. L'un de ces points au moins paraît identifiable sans ambiguïté pour tout le monde : le confluent du fleuve Pénée et de son affluent l'Eurôpos (autre nom du Titarèse), les actuels Pinios et Tita- risios ; celui-ci se jette dans le Pinios au Nord de Larisa et à l'Est de Tyrnavo, à l'en- trée d'une importante cluse du Pénée, le défilé de Rhodia4. Ce renseignement a suffi aux interprètes modernes pour qu'ils se risquent à situer, au moins grossièrement, dans la région qui borde au Nord le défilé de Rhodia, la zone contestée entre Kondaia et une cité que l'on peut penser être, par conséquent, Gonnoi. Cette interprétation de l'inscription a été acceptée par tous, et je l'ai acceptée, il y a maintenant bien des années : comme il arrive souvent, l'étude approfondie de ce dossier ne s'est révélée nécessaire que plus tard. Les autres points de repères fournis par l'inscription posent aux interprètes modernes de redoutables problèmes d'identification : il s'agit de lieux-dits, dont les noms sont des toponymes caractéristiques (Minyé etc.), ou des noms qui désignent des réalités du paysage et qui peuvent être employés soit comme des noms communs, soit comme des toponymes proprement dits : des termes tels que Charadra, Pharanx, qui sont clairs dans la langue grecque ; nous ne les étudierons pas ici. Enfin on trouve dans l'inscription un mot rare, pour ne pas dire un hapax, κέλετρα, sur lequel on a lon- guement glosé depuis que l'inscription est connue5. On voit bien ainsi que pour l'in- terprétation, ce texte reste un document difficile et sujet à discussion, malgré l'intérêt qu'il présente pour l'histoire et la géographie des cités thessaliennes.

II. Localisation de Mopsion et identification des κέλετραν.

Nos travaux de prospection dans la plaine thessalienne nous ont pourtant apporté un certain nombre d'éléments nouveaux. Pour faire bref, je résumerai ici l'essentiel des

2. Voir STÀHLIN, Thessalien, p. 92; id., RE, s.v. «Mopsion» (1936); cf. PICCIRILLI, L'arbitrato, et sur- tout la discussion de E. KIRSTEN, in A. PHILIPPSON, Griechische Landschaften F (1950), p. 271. 3. Cf. les doutes que j'ai émis, ibid., après STÀHLIN, Thessalien, p. 9 et n. 10; la localisation d'Askyris est désormais assurée : elle était située dans le Bas-Olympe, au village de Sparmo, où nous avons découvert un établissement antique resté inconnu, cf. G. LUCAS, « Askyris, une cité dans le Bas-Olympe », ZPE 89 (1991), p. 135-144. 4. L'identification de l'Eurôpos homérique (Iliade II 751-752) avec le Titarèse est donnée par Strabon, IX 5, 19 (440c), cf. STÀHLIN, Thessalien, p. 17 ; sur le défilé de Rhodia (Musalar), cf. mes observations dans Gonnoi I (1973), p. 177-180. 5. Des interprétations ont été tentées par des érudits aussi prestigieux que U. von Wilamowitz et A. Wilhelm ; voir la bibliographie dans PICCIRILLI, L'arbitrato. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 103 observations que je développe en détail dans une étude consacrée aux cités de la plaine de Larisa. Ces observations nous ont conduits à assurer désormais la localisation de Mopsion. Cette cité doit être identifiée avec un établissement antique installé dans le défilé de Rhodia, au Nord de Larisa (voir fîg. 1) ; il se trouve tout proche de la col- line dite du Kastro Rhodias, qui est connue par les voyageurs et les historiens, mais on ne le voit pas de la plaine, car il est à l'Est et pour ainsi dire au revers de cette colline où on a signalé des ruines, qui sont en fait très tardives. Nous avons étudié ensemble le site en 1988 et en 1989. Il est très remarquable par sa position à l'inté- rieur du défilé, à moins d'un kilomètre de son entrée occidentale, où se situe le confluent actuel du Titarèse et du Pénée. On y trouve tous les éléments qui, selon nous, assurent son caractère de site central, de cité : une acropole et une ville basse, une enceinte complète avec tours et courtines, une situation appropriée et une exten- sion suffisante, les nécropoles à proximité. Cet établissement est sans contestation aucune celui de Mopsion, car il est le seul qui correspond exactement à la caractéri- sation que l'on tire de Tite-Live pour Mopsion : l'existence d'un défilé dans lequel la phalange macédonienne, au sortir de la ville même, se fait culbuter par les Romains à la fin de la campagne de 171 av. J.-C.6 Cette précision topographique de l'historien indique clairement où il faut localiser Mopsion, mais, faute d'avoir trouvé des vestiges significatifs au bon endroit, les érudits n'ont pas su en tirer parti7. Il est tout à fait surprenant de constater que les voyageurs et les archéologues qui ont prospecté en Thessalie depuis deux siècles ont ignoré l'existence de ce site antique établi à l'intérieur du défilé de Rhodia. La raison principale en est qu'ils ne sont jamais entrés dans ce passage ; ils suivaient constamment les chemins de piémont sans pénétrer dans un défilé qui était pour eux difficilement praticable et qui l'est encore aujourd'hui8. L'absence d'une route « moderne » peut ainsi bloquer longtemps la recherche. Mais le caractère incomplet de l'information n'explique pas tout. On doit

6. Tite-Live, XLII 66, 6. 7. Pour localiser Mopsion, E. KIRSTEN, loc. cit. {supra, n. 2), p. 271, n. 1 excluait le site de Girtoni (Bakrena) désigné par Stàhlin, et proposait de placer cette cité au défilé de Musalar, c'est-à-dire à Rhodia : « Die Lage von Mopsion wird gesichert durch Livius' Angaben iiber Kônig Perseus' Marsch 171 von hier gegen Phalanna durch einen Engpass mit Steilabfall auf einer Seite — das kann nur die Enge von Musalar sein ». Il en concluait que la ruine de Bakrena devenait « libre » et que l'on pouvait y localiser Gyrton. Kirs- ten ne s'était pas rendu compte que la ruine de Girtoni ne peut pas être considérée comme un établisse- ment central, ainsi que je l'établis désormais dans l'étude consacrée à cette région. Mais, alors même qu'il ne connaissait que la ruine dite de Kastro Rhodias, Kirsten avait raison sur l'essentiel. Sa conclusion est aujourd'hui totalement confirmée par la découverte de l'importante ruine fortifiée située à l'intérieur du défilé lui-même. Nous nous trouvons cependant devant une difficulté : le nom de Mopsion dans Tite-Live. L'histo- rien parle à deux reprises d'un lieu appelé Mopselus, donc d'un toponyme grec Μόψελος, et non de Mop- sium, c'est-à-dire Μόψιον ou Μόψειον. Les modernes ont admis que la forme en question équivalait à celle que l'on connaît par ailleurs comme nom de la cité appelée Mopsion. Il n'est pas certain que les deux formes désignent vraiment toutes deux la cité elle-même ; il n'y aurait pas d'invraisemblance à ce qu'elles renvoient à deux lieux distincts l'un de l'autre, plutôt qu'à un seul ; on me permettra cependant de réserver la discussion sur ce point à une autre étude, que je consacre à l'analyse des opérations militaires de 171 av. J.-C. Il apparaîtra alors clairement qu'en tout état de cause, comme l'ont compris d'emblée les érudits, Mop- selos et Mopsion sont des réalités topographiques distinctes, mais clairement liées l'une à l'autre, et que la cité de Mopsion se trouve désormais définitivement localisée dans le Stenon Rhodias. 8. Ainsi semblait exclue toute liaison commode entre le bassin de Tyrnavo, la plaine de Gonnoi et Tempe ; mais nous avons pu constater l'existence d'une route ancienne (un « kalderim ») qui le suit sur toute sa longueur, environ 6 km, lorsque nous l'avons traversé à pied, en juillet 1990. 104 BRUNO HELLY [BCH SuppL 34

WlTHOCHORON I

HÉRACLÉION

Kastri Sidéropaloukon ARGOUSSA

\^Boibé = Fig. 1. — Les cités de la plaine thessalienne au Nord de Larisa ; carte des sites étudiés (gros points noirs : sites centraux ; petits points noirs : autres sites). 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 105 constater aussi que nos prédécesseurs se sont gravement trompés sur la nature même de certaines ruines antiques situées dans le même secteur : celle de Girtoni en parti- culier, et celle, plus proche du défilé, du village de Mikrolithos (Satombasi). Stàhlin en particulier, et son opinion a fait autorité jusqu'à présent, a considéré d'abord la petite fortification de Girtoni comme étant celle de Gyrton, puis comme celle de Mopsion, alors que le caractère ambigu de ces vestiges, l'absence d'un certain nombre d'éléments caractéristiques, enceinte complète etc., auraient dû l'en dissuader. Nos prédécesseurs n'ont pas soupçonné que la distribution des sites et l'organisation des territoires qui pouvaient en dépendre devaient respecter certaines régularités, celles-là même que nous avons cherché à exprimer et à exploiter ; ils ne posaient donc pas dans les mêmes termes que nous le problème de la reconnaissance des sites centraux. Ils ne sont pas sortis de la confrontation directe entre les informations contenues dans les textes lit- téraires ou épigraphiques et leurs observations archéologiques, considérées comme exhaustives et définitives. Mais ils tombaient ainsi dans un cercle infernal : pour eux, l'inscription était, à la fois, une source d'information, sur laquelle ils s'appuyaient pour établir les localisations de Mopsion et de Kondaia et, en même temps, un objet d'ana- lyse géographique, dont ils tentaient l'interprétation à partir des localisations qu'ils en avaient tirées. Il nous faut bien constater aujourd'hui que ce n'est pas l'inscription qui nous donne la clé de ces localisations, comme on l'a toujours cru, mais que ce sont les localisations des deux cités, établies sur des critères plus généraux, qui peuvent nous permettre d'interpréter l'inscription. De la même façon, on a pensé pouvoir s'appuyer sur la mention des κέλετραι pour localiser sur le cours du Pénée les territoires contestés. Mais le terme κέλετρα est encore inexpliqué, bien qu'il ait fait l'objet de plusieurs tentatives d'interprétation de la part des philologues. De l'ensemble de ces interprétations divergentes, on ne doit retenir qu'une chose : pour l'étymologiste, le mot κέλετρα désigne un assemblage en matériaux légers, essentiellement du bois9. Mais, si l'on accepte un tel sens général du terme, on aboutit, pour interpréter le texte de l'inscription, à une contradiction que n'ont pas perçue les exégètes. Peut-on véritablement comprendre en effet comment et pourquoi les cités en conflit, les témoins et les juges ont pu utiliser comme points remarquables des constructions fragiles, qui, par voie de conséquence, ne peuvent pas être vraiment durables sur le cours ou à proximité d'une rivière à fort débit et dont les débordements sont connus ? Comment de tels assemblages, s'il s'agit bien de cela, ont-ils pu servir pour constituer des repères fixes, qu'on voulait assurément retrouver le plus souvent et le plus longtemps possible, sinon en permanence, dans le paysage ? Les clés de l'interprétation se trouvent pourtant dans ce paradoxe : à l'idée d'une construction légère et fragile, il faut associer aussi celle de point fixe et stable. À quoi s'ajoute évidemment, conformément à la lecture que l'on fait généralement du texte de l'inscription, l'idée que cet élément doit se trouver lié à un cours d'eau ou à un envi- ronnement caractérisé par l'eau.

9. L'étude la plus solide est celle de R. GOOSSENS, « À propos des inscriptions de Karatepe. I. Kele- tron et Kelenderis », NouvClio 1-2 (1949-1950), p. 201-204 (cf. H. FRISK, Griechisches etymologisches Wôrter- buch [1960- ], 5.v.) ; voir la discussion complète dans PICCIRILLI, L'arbitrato. J'ai présenté rapidement cette interprétation du mot dans ma communication sur l'état du Corpus IG IX 2 dans Verbum 10 (1987), p. 73 et dans Actes du IXe Congrès international d'épigraphie grecque et latine (1987), p. 176, cf. L. DUBOIS, BullÉp 1988, 482. 106 BRUNO HELLY [BCH Suppl. 34

Fig. 2-3. — Daûiani sur le Pénée près du site d'Atrax. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 107 À partir de ces données de base, nos prospections en Thessalie nous ont conduits à porter notre attention sur un élément caractéristique du cours du Pénée thessalien. On y trouve en effet en plusieurs endroits, près d'Atrax et aussi dans le défilé de Rho- dia, des barrages à poissons, qu'on appelle localement daïliani (au pluriel dailiania). Chacun de ces barrages est une digue constituée par des galets entassés les uns sur les autres, jusqu'à 1 ou presque 2 m de hauteur selon les cas, qui barre en tout ou en partie le lit de la rivière en formant un V assez ouvert, dont les deux branches sont plus ou moins symétriques et dont la pointe est orientée vers l'aval, dans le sens du courant (fîg. 2 et 3). À la pointe de l'angle formé par la digue, une ouverture d'en- viron 1 m de large constitue un canal par lequel l'eau peut s'échapper. Au bout de ce canal, une estacade en bois de 4 à 5 m de long supporte un caillebotis qui prolonge le canal lui-même. Le fonctionnement de ces dailiania est évident : l'eau s'engouffre dans le canal de sortie, sa vitesse s'accélère, le poisson est entraîné, il retombe sur le caillebotis, où il reste, arrosé par les embruns du courant, jusqu'à ce qu'on vienne le « cueillir ». À ma connaissance les dailiania thessaliens n'ont jamais été décrits par les voya- geurs modernes, ce qui est tout à fait surprenant. À leur sujet, il n'existe qu'une men- tion allusive dans une lettre de Bartholdy, qui signale ce qui doit être un daïliani sur le Pénée dans le défilé de Tempe : « Je n'ai trouvé le Pénée ni bruyant ni impétueux, si ce n'est peut-être dans un endroit où des pêcheurs lui avaient opposé une digue, dont il descendait assez rapidement et avec quelque fracas »10.

10. J. L. S. BARTHOLDY, Voyage en Grèce fait dans les années 1803 et 1804 I (1805), p. 79. On trouve en revanche des informations précises dans une petite plaquette éditée en 1977 par L. GOURIOTI, présidente de l'Association Laographique de Larisa, Oi παλιοί ψαράδες τοϋ Πηνειού, édition du périodique Sparmos, Larisa (octobre 1977), avec des dessins de Rallis Kopsidis et des photographies de Takis Tloupas. On peut y lire ceci : « le daïliani » est un ouvrage que construisent les pêcheurs au milieu du fleuve dans le but de retenir le poisson. Le daïliani représente un gros travail. Un pêcheur ne peut pas à lui seul l'établir ni l'ex- ploiter. C'est pourquoi deux pêcheurs se mettent d'accord pour travailler sur un daïliani. Cette forme simple d'association entre deux pêcheurs du Pénée, qui est suscitée par la nécessité, est la seule manière par laquelle on essaie d'améliorer l'exploitation des poissons de rivière. Il faut, disent les pêcheurs, deux personnes pour établir un daïliani. Ils choisissent d'abord une section de la rivière, un bief, στήθωμα, comme ils disent, c'est- à-dire un endroit avec de l'eau courante d'environ un demi-mètre de profondeur et un fond stable, caillou- teux. C'est là, dans une position qui est plus proche d'une rive que de l'autre, qu'ils établissent d'abord l'es- tacade en clayonnage, το καλαμωτό, une construction légère de bois, d'une longueur de 5 à 12 m et d'une largeur de 1,20 m environ. L'estacade a une forte pente. À une extrémité elle touche le fond et baigne dans l'eau, à l'autre elle s'élève jusqu'à un mètre au-dessus de l'eau. Le « kalamoto » est construit au milieu du fleuve. Les pêcheurs font les pieux et les traverses avec du kavaki, du platane et des ifs. Ils s'en servent pour construire une armature qu'ils garnissent ensuite avec des lattes du commerce. Autrefois ils le garnis- saient avec des branches d'ifs. Une fois qu'ils ont construit l'estacade à sa place, ils élèvent les digues, deux murs faits de pierres brutes qu'ils ramassent alentour et qu'ils amoncellent dans le cours du fleuve. Les digues ont la hauteur correspondant au niveau de l'eau à l'étiage ; cependant la digue la plus courte est plus haute que la plus longue d'environ 20 centimètres. On commence la construction des deux digues en par- tant de l'extrémité de l'estacade qui baigne dans l'eau, en dessinant un angle aigu avec des branches inégales et incurvées pour rejoindre l'une et l'autre rive. Les digues permettent à l'eau de passer à travers les galets, mais elles conduisent le poisson vers l'estacade où il est capturé. La petite digue, la plus haute, sert à repous- ser contre la plus longue et la plus basse les bois flottants et tout ce que le fleuve dépose quand l'eau baisse. On construit les dailiania en août, en période de basses eaux du Pénée. Il faut le terminer cepen- dant avant les premières pluies de septembre. Avec les premières pluies commence l'époque de la pêche. C'est alors que l'un des pêcheurs réside en permanence près du daïliani, pour le surveiller, empêcher que 108 BRUNO HELLY [BCH Suppl 34 Les daïliania thessaliens semblent bien être la construction fluviale qu'il nous faut pour interpréter ce qui s'appelle κέλετραι dans l'inscription : on y trouve en effet tout à la fois l'élément stable, permanent, la digue en galets, et la partie légère, l'estacade et le caillebotis faits de bois assemblés, que suggère l'étymologie du mot κέλετρα. On ne verra dans le choix du terme en grec qu'une métonymie tout à fait ordinaire, consis- tant à désigner le tout par le nom d'une des parties, celle qui est la plus caractéris- tique et la plus essentielle, l'estacade et le caillebotis de bois. Un peu d'ethnologie confirme l'hypothèse que les κέλετραι sont ce que l'on appelle aujourd'hui des daïliania. En Thessalie même, les informations que j'ai pu ras- sembler le montrent, les daïliania sont des éléments importants du paysage et de la vie des hommes : ce sont des constructions de longue vie, les instruments de travail de pêcheurs professionnels, qui les utilisent et les entretiennent de génération en généra- tion. Chaque communauté qui dispose d'un accès au fleuve veut avoir son dàûiani et son ou ses pêcheurs, qui l'approvisionnent en poissons, anguilles ou écrevisses. C'est la raison pour laquelle on trouve souvent deux ou plusieurs daïliania établis les uns au- dessous des autres le long de la rivière. De fait, les témoignages modernes montrent que, même si la digue prend appui sur les deux rives du fleuve, il n'est pas question pour les utilisateurs de chaque rive de profiter ensemble du même barrage, de construire ensemble le même daïliani : l'eau est à tout le monde, le poisson aussi, mais à chacun sa pêche, à chacun son usage de la rivière. Cette règle, bien souvent recon- nue dans les communautés traditionnelles, n'empêche naturellement pas les conflits entre les occupants (et propriétaires) de chaque rive. Un pêcheur de Pinias, qui utilise l'un des deux daïliania situés près du site d'Atrax, m'a expliqué que ces conflits pouvaient opposer des villages situés de part et d'autre de la rivière, chacun voulant avoir son daïliani et accusant l'autre de bloquer ou de monopoliser le poisson ; il se souvenait que parfois ces conflits avaient conduit à des affrontements violents, avec échanges de coups de fusil d'une rive à l'autre, jusqu'à ce que l'administration centrale y eût mis bon ordre. Tels sont les daïliania du Pénée. Mais il est clair que la Thessalie n'en a pas l'ex- clusivité. Le mot daïliani lui-même n'est pas grec, il est turc, et c'est en effet en Tur- quie, en Asie Mineure, que les dalyans sont connus et signalés depuis longtemps par les spécialistes des pêches, par les voyageurs et les archéologues qui ont exploré ces provinces du monde méditerranéen. On constate aussi que, dans ces régions, le mot dalyan est normalement utilisé comme toponyme, pour un lieu-dit, pour un bourg ou

l'estacade ne soit fermée par les bois et les déchets flottants qui empêcheraient le poisson de passer par l'ouverture, mais aussi pour rassembler le poisson, tandis que l'autre pêcheur le charge sur la barque et l'em- porte pour le vendre. Le pêcheur qui reste au daïliani dort, quand momentanément il ne surveille pas le dàûiani, dans une petite cabane qu'il construit sur la rive avec des piquets et des roseaux du Pénée. Le daï- liani donne du poisson en automne et l'hiver, quand il n'y a pas beaucoup d'eau pour recouvrir l'estacade, mais aussi au printemps. Autrefois, quand il y avait du poisson dans le fleuve, les daïliania servaient beau- coup. Aujourd'hui les pêcheurs n'y travaillent plus. C'est pourquoi certains daïliania ont été complètement détruits par manque d'entretien, tandis que d'autres existent encore, mais en partie ruinés. Le dernier daï- liani qui existe encore dans la région de Larisa se trouve au lieu-dit Kalamaki sur la commune de Damasi. Son dernier propriétaire le loue aux pêcheurs. Mais les pêcheurs ne veulent plus le louer et lui-même ne veut plus l'exploiter. Ainsi le dernier daïliani du Pénée reste abandonné au milieu du Pénée, tantôt à sec et tantôt bruissant du choc de l'eau, quand le poisson tombe sur l'estacade où pour ainsi dire personne ne passe plus pour le ramasser ». 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 109 un village, dont l'emplacement est caractérisé par une situation favorable à l'installa- tion d'une pêcherie au dalyan. Tel est le nom d'une localité établie au bord du lac salé de Kôdjigez, en Carie orientale, près de l'antique Caunos, dont L. Robert a parlé en détail11. Le cours d'eau qui sert d'émissaire au lac s'appelle lui-même le Dalyan Cay, le Kalbis des Anciens ; il était et est encore navigable, mais les bateaux s'arrêtent à Dalyan, Schônborn le notait explicitement : « la navigation ne remonte pas plus avant ; c'est à cause de l'obstacle que le fleuve trouve à Dalyan et qui est construit pour prendre le poisson ». A. Maiuri, quand il a étudié la région, en a évoqué la descrip- tion : « Dalyan (= filet) a pris son nom des rudimentaires filets à palissade qui, à l'époque de la pêche, barrent le lit du fleuve et les marais transformés en grande pêcheries » ; mais L. Robert a pu, en s'appuyant sur l'ouvrage de Devedjian consacré aux Pêches et pêcheries en Turquie (qui les décrit sous le nom de « bordigue »), en don- ner une étude beaucoup plus détaillée et mentionner d'autres sites du même type en Asie Mineure12. On trouve des dalyans jusque sur l'Euphrate, ainsi de celui que décri- vent K. Hummann et O. Puchstein dans la région du Nemrud-dag13. Si l'on veut bien suivre cette interprétation du terme, on identifiera ainsi définiti- vement les κέλετραι de l'inscription comme étant des dalyans ou daïliania. Cette iden- tification n'est pas sans intérêt ni conséquences. Tout d'abord, en interprétant le mot antique, on donne aussi à la chose une histoire, une antiquité remarquable. L'existence de cette technique de pêche, de ces barrages et de leurs particularités doit être désor- mais reconnue dans l'histoire des communautés antiques qui vivaient au voisinage des lacs et des rivières pérennes des pays égéens. On constate aussi que, tout comme les dalyans des temps modernes, ces κέλετραι étaient pour les membres de ces commu- nautés antiques des éléments importants et permanents du paysage : ils marquaient non seulement des lieux-dits, mais aussi des habitats. On connaît par Hésychius au moins une attestation d'un terme κέλετρον, dont la flexion est un peu différente de celle que l'on trouve attestée en Thessalie (un neutre au lieu d'un féminin), mais qui à n'en pas douter désigne la même réalité matérielle14. À ce terme, en effet, on peut rattacher deux toponymes, ceux de deux cités dont le nom renvoie à l'existence de κέλετραι : en Asie Mineure Kélendéris, et Kélétron en Macédoine. Si le rapport du nom Kélen- déris avec κέλετρα est bien possible15, l'identité du nom de la seconde avec le nom commun κέλετρον ne fait pas discussion : comme la Dalyan de Carie, c'est une cité installée au point de sortie d'un lac, qu'on peut identifier comme celui de Kastoria et,

11. L. ROBERT, « À Caunos avec Quintus de Smyrne », BCH 108 (1984), p. 505-515 (avec les citations de V. Cuinet, M. Collignon et d'autres voyageurs); cf. aussi G. COUSIN, BCH 22 (1898), p. 364 : dans un passage de son voyage en Carie, il évoque le dalyan de Sakis-Bournou, celui-là même qui est sur le Dalyan- Cay. 12. Schônborn, Maiuri et Devedjian, cités par L. ROBERT, loc. cit. (supra, n. 11), p. 521, avec les pho- tographies des p. 522-523. 13. Au débouché d'un affluent de l'Euphrate, le Merziman-su, cf. Reisen in Kleinasien und Nordsyrien (1890), p. 176, avec un croquis pi. 24. 14. Hésychius, s.v. «κέλετρον» : «ω τους ίχθύας θηρώσιν έν τοις ποταμοίς » ; l'expression était trop vague pour conduire les philologues à l'interprétation convenable ; pour la variation entre les deux formes du suffixe d'instrument, -tron (neutre)/-tra (féminin), cf. P. CHANTRAINE, La formation des noms en grec ancien (1933), p. 330-333. 15. Il a été soutenu par R. GOOSSENS, loc. cit. (supra, n. 9). 110 BRUNO HELLY [BCH Suppl. 34 comme le village de Carie, la cité antique installée sur le déversoir du lac a pris le nom de l'élément le plus caractéristique de sa position16. Telle est désormais l'interprétation qu'il faut donner des κέλετραι, et que l'on peut fonder, on l'a vu, sur des réalités du paysage thessalien en même temps que sur des comparaisons ethno-géographiques qu'on aurait pu utiliser depuis longtemps. On mesure mieux ainsi l'intérêt qu'avaient les témoins dont l'inscription a enregistré les propos de se référer à ces éléments stables et significatifs du paysage, situés aux confins du ter- ritoire de Kondaia. On mesure aussi tout l'intérêt qu'avaient les habitants de Kondaia à conserver leur accès au fleuve ou aux marécages et leur(s) barrage(s) à poissons, face à une cité qui revendiquait sans doute contre eux des droits identiques.

III. Les propositions tirées du modèle du plus proche voisin (fîg. 4).

L'identification de ce qu'étaient, dans les paysages antiques, les κέλετραι de l'ins- cription ne nous donne pas pour autant la localisation précise des lieux ni celle des secteurs contestés. En effet nous ne pouvons pas déterminer sur quelle rivière ou sec- tion de rivière se trouvaient les κέλετραι : installations liées à un cours d'eau, sont- elles sur le Pénée ou sur le Titarèse ? Si elles sont sur le Pénée, sont-elles en amont ou en aval du confluent de ces deux cours d'eau, explicitement désigné par l'inscrip- tion ? Des éléments essentiels nous font encore défaut : — il faut connaître où se situait Kondaia, la cité qui est directement concernée par le conflit, et qui avait la propriété et l'usage de certains de ces daïliania ou des terrains situés au voisinage ; — il faut reconnaître quelle est la configuration des territoires de Mopsion et de Kondaia, et identifier les territoires des cités limitrophes, pour déterminer enfin le nom de la cité qui était en conflit avec Kondaia sur une frontière ou des confins qui leur étaient communs. Si l'on peut répondre à ces questions, et seulement à cette condition, on pourra peut-être avancer une identification de la cité qui était en conflit avec Kondaia. Mais il faut bien considérer que les localisations qui ont été proposées jusqu'à présent pour Kondaia ne permettent pas d'y répondre. Ce que les spécialistes ont pu nous en dire jusqu'à présent de plus assuré est tiré de l'inscription : la cité se situait non loin (mais à quelle distance ?) du confluent du Titarèse avec le Pénée, c'est-à-dire quelque part dans la partie de la plaine thessalienne qui est située entre Tyrnavo, Larisa et le défilé de Rhodia. On constate que les historiens modernes de la Thessalie ont eu beaucoup de difficultés à donner une représentation convenable des cités installées dans ce sec-

16. La cité est mentionnée seulement par Tite-Live, XXXI 40, (avec transcription latine Celetrum) : inde impetum in Orestidem facit [le consul Sulpicius en 199 av. J.-G] et oppidum Celetrum est adgressus in paene insula situm ; lacus moenia cingit ; angusîis faucibus unum ex continenti iter est ; le rapprochement avec la position de Kastoria a été fait par déjà par Th. TAFEL, Via Egnatia (1842), p. 43, et constamment accepté depuis. Cf. en dernier lieu F. PAPAZOGLOU, Les cités de Macédoine, BCH Suppl. XVI (1988), p. 238. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 111

LITHOCHORON

HÉRACLÉION

Plàtykampos G|aukj LARISA / ' ·

Fig. 4. — Les cités de la plaine thessalienne au Nord de Larisa ; carte des territoires théoriques (cercles en trait plein R = 5 km ; cercles en tireté R = 7,5 km).

teur. Sur la foi des textes antiques et des observations archéologiques, ils ont voulu placer toutes ensemble dans cette même région à la fois Phalanna, Leimôné, mais aussi Kondaia et même Gyrton. Ils avaient oublié d'y retrouver aussi Mopsion, nous venons de le voir. 112 BRUNO HELLY [BCH Suppl. 34 II faut reconnaître ainsi que la situation n'est pas claire. J'ai déjà souligné les hési- tations de F. Stâhlin en ce qui concerne la situation de Gyrton. En ce qui concerne Kondaia, le même Stâhlin, à partir d'une information qu'il tirait de sources antérieures et qu'il n'a pas pu vérifier personnellement, voulait la situer à une prétendue ruine proche de Mikrolithos (anc. Satombasi) sur le flanc occidental de l'Érimon17. Dans son interprétation de l'inscription, L. Piccirilli a travaillé sur ce dernier état des proposi- tions faites par Stâhlin. Mais les localisations proposées se heurtent à des impossibilités radicales. Nous devons nous rendre compte que les érudits enregistrent comme cités de cette plaine trop de noms. D'après les interprétations qu'on donne généralement des sources antiques, on devrait en effet placer dans cette partie de la Thessalie Phalanna, Gyrton, Mopsion, Kondaia et Leimôné. En comparaison directe avec cette liste de noms, les chercheurs disposent en réalité dans ce secteur de trop peu de sites reconnus pour que l'on puisse avancer vers une solution du problème. Ainsi Kondaia ne peut être située à Mikrolithos, comme on l'a prétendu, car la ruine présumée voisine de ce village n'existe pas, nous l'avons constaté au cours de nos prospections. Le même constat a été fait, je l'ai dit, pour la ruine où Stâhlin voulait placer Mopsion, à Girtoni : ce n'est pas un établissement de cité. Peut-on espérer découvrir de nouveaux établissements, de nouveaux sites qui permettraient de maintenir les localisations traditionnellement accep- tées ? Après avoir étudié la région année après année avec toute l'attention nécessaire en compagnie de nos collègues de l'Éphorie de Larisa, nous devons répondre par la négative. Le bénéfice essentiel de notre recherche tient dans la découverte de l'éta- blissement de Rhodia, identifié comme étant Mopsion ; il ne faut pas attendre davan- tage. Nous avons certes aussi reconnu dans ce secteur plusieurs petits habitats hellé- niques ou des ruines de petits sanctuaires de campagne18, mais il n'est pas question de prendre l'un ou l'autre de ces petits gisements de vestiges antiques pour une cité19. Pour assurer de meilleures identifications des cités antiques qui nous intéressent, il n'est pourtant pas nécessaire de prospecter à outrance cette partie de la plaine thes- salienne : ce serait sans espoir. Il faut rechercher des sites centraux, conformément à une démarche que nous avons déjà mise en œuvre avec succès dans d'autres parties de la Thessalie.

17. STÂHLIN, Thessalien, p. 92, à partir d'une information très ambiguë d'A. S. ARVANITOPOULOS, Prakt 1911, p. 337 ; W. M. LEAKE, Travels in Northern (1835), IV, p. 298, voulait y placer Élateia. 18. Voir K. GALLIS, Atlas des sites néolithiques de la plaine orientale de Thessalie (1992), en grec ; cha- cun de ces établissements est examiné dans l'ouvrage en préparation signalé p. 103, n. 7. 19. C'est précisément pour la région de Tyrnavo que E. KIRSTEN, loc. cit. (supra, n. 2), p. 289, mettait en garde contre un excès d'interprétation des vestiges, qui se développe quand on a besoin de « placer » des noms de cités antiques : « tous les sites de plaine n'ont pas reçu une ville et ce serait une erreur de consi- dérer chaque magoula qui offre les traces d'une construction avec sanctuaire comme le centre même d'une cité, et de l'associer avec le nom antique transmis par la tradition pour cette zone, cela d'autant plus quand aucune frontière naturelle ne sépare ses environs du territoire d'une cité voisine, comme c'est le cas dans la plaine au Nord de Larisa, où les magoules de Kastri et de Tatari ne peuvent être considérées comme le siège de cités antiques ». E. Kirsten avait raison pour le site de Kastri Tyrnavou, mais non pour celui de Tatari (ou Tatar Magoula, près du village moderne de Phalanni) comme l'ont montré nos prospections ; je reviens sur ce point dans l'ouvrage en préparation signalé p. 103, n. 7. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 113 Les sites centraux repérés dans le secteur de la plaine de Tyrnavo traversé par le Titarèse ne sont pas aussi nombreux qu'on l'a pensé. Parmi tous les établissements antiques qui y ont été reconnus, nous ne pouvons retenir que ceux d'Argyropouli, de Rhodia et de Phalanni (Tatar Magoula) ; il faut écarter de cette liste, malgré l'opinion communément admise, le site de Kastri Tyrnavou, comme l'a déjà dit E. Kirsten. Telles sont les données archéologiques qui entrent en conformité avec les exigences du modèle des sites centraux. En partant d'un point de vue théorique sur la distribution des ter- ritoires (la maille, comme nous disons), on obtient le même résultat : on ne peut construire que trois territoires sur toute l'étendue de la plaine de Tyrnavo, en plus de celui qu'il faut nécessairement attribuer à Argoussa, située sur le Pénée en amont de Larisa. Il faut donc retenir, au moins par hypothèse, trois sites et pas davantage. Ce sont ceux que les données archéologiques nous permettent de sélectionner comme sites centraux. Cette première étape m'a conduit à étendre la recherche des sites centraux au- delà des limites de la plaine de Larisa, pour tenter de trouver la position d'au moins deux autres cités que les spécialistes qui nous ont précédés voulaient localiser dans la plaine de Tyrnavo, au Nord de Larisa : Gyrton et Phalanna. Pour des raisons que je ne développerai pas ici, je peux assurer que Phalanna doit être localisée à Damasi, dans la moyenne vallée du Titarèse20. Quant à Gyrton, je propose de la localiser à Bou- narbasi, à l'Est de et à l'extrémité Nord du bassin appelé aujourd'hui bas- sin de Sikourion ; elle était située ainsi tout à fait à l'Est du Pénée et toute proche de Tempe, comme l'atteste clairement Strabon21. Parmi les trois sites repérés dans la région du Titarèse et du Pénée qui nous occupe, celui de Rhodia est désormais clairement identifié : il s'agit de Mopsion. Reste à identifier les cités installées sur les deux autres. Le site le plus au Nord, celui d'Ar- gyropouli convient au mieux, semble-t-il, pour localiser Leimôné, une cité dont Strabon nous dit qu'elle était « sous le Bas-Olympe »22. Encore faut-il se livrer à quelque contre- épreuve qui permette de répondre à toutes les objections que cette proposition peut amener. Les trois sites centraux reconnus dans la basse vallée du Titarèse sont tous les trois caractérisés comme relativement proches du Titarèse, que ce soit Argyropouli et Phalanni, comme aussi Rhodia, qui se trouve dans le défilé du Pénée. Mais d'autre

20. Voir État thessalien, p. 82-83. 21. On a situé traditionnellement dans le bassin dit de Sikourion, situé au pied de l'Ossa et adjacent à la plaine, la cité antique de Sykourion, cf. STÀHLIN, Thessalien, p. 90 (d'où le nom actuel du bourg qui s'appelait autrefois Mégalo-Kiserli), mais cette proposition n'est pas tenable, comme je le montre dans mon étude sur les cités de la plaine orientale. Personne n'a considéré de près le site reconnu à l'extrémité Nord de ce bassin, Bounarbasi, qui est bien connu des préhistoriens : c'est pourtant aussi un site d'occupation his- torique important, un site central, celui que les historiens cherchaient à l'Est du Pénée (mais ils n'ont su trouver que la petite fortification de Girtoni). Pour l'identification de Gyrton à Bounarbasi, l'argument prin- cipal se tire de l'itinéraire de Persée en 171 av. J.-C, lorsque le roi de Macédoine se rend de Phalanna à Gyrton, Élateia et Gonnoi, et de Strabon, à condition de ne pas faire de contresens sur le terme έκβολαί, qui ne désigne pas la « sortie » de Tempe, mais « le point où la rivière sort de la plaine » (comme εκβολή n'est pas l'embouchure, mais le « point où un cours d'eau sort des terres ») ; dans une autre étude, je montre que le terme εκβολή n'a rien d'équivoque dans la conception de l'espace qui était celle des Anciens. 22. Strabon, IX 5, 19 (440) : ... Και Όλοόσσων δέ, λευκή προσαγορευθείσα άπο του λευκάργιλος είναι, και Ήλώνη, Περραιβικαί πόλεις, και Γόννος. ή δ' Ήλώνη μετέβαλε τοΰνομα, Λειμώνη μετονομασθεί σα κατέ- 'σκαπται δέ νυν αμφω δ' ύπό τω Όλύμπω κείνται ου πολύ απωθεν του Εύρωπού ποταμού ον ό ποιητής Τιταρή- 114 BRUNO HELLY [BCH Suppl 34 part, des trois sites, deux seulement peuvent répondre à la précision « sous l'Olympe », celui d'Argyropouli et celui de Rhodia, et non de celui de Phalanni qui est plus au Sud dans la plaine. Enfin, et encore une fois en se distinguant de Rhodia, les sites d'Argyropouli et de Phalanni ont l'un et l'autre un territoire qui pouvait être occupé par des marécages (caractéristique du paysage qui devrait correspondre au sens du toponyme Leimôné), soit à proximité de la grosse résurgence de Mati, au Nord, soit dans la basse plaine, qui était facilement inondable par le Titarèse et le Pénée. Le site du défilé de Rhodia ne peut être pris en compte pour l'identification avec Leimôné, puisqu'il est identifié comme étant celui de Mopsion. Reste donc à choisir, pour retrouver Leimôné, entre les deux sites de Phalanni et d'Argyropouli. L'argument qui me paraît ici décisif, et que je tire, comme mes prédécesseurs, des témoignages antiques, tient à la situation de Leimôné, « sous l'Olympe », qui ne convient pas pour le site de Phalanni. Par conséquent, on est amené, au moins par hypothèse, à identi- fier l'établissement antique d'Argyropouli, installé au pied du Bas-Olympe, avec la cité de Leimôné et à localiser Kondaia sur le site central le plus proche de Larisa, installé en plat-pays, celui de Phalanni. L'analyse géographique fait apparaître que Kondaia et Leimôné sont les deux sites centraux les plus « fragiles » dans le réseau des cités de cette région. De fait, même s'ils sont situés l'un et l'autre sur des axes de communication, ils ne constituent pas des étapes intéressantes sur ces routes23, car ils sont trop proches de cités importantes : Argyropouli-Leimôné est à moins de 6 km de Rhodia-Mopsion, Kondaia-Phalanni est

σιον καλεί. On tire de ce texte les trois éléments à partir desquels il faut raisonner pour établir la locali- sation d'Hélôné-Leimôné : — la ville est dite υπό τω Όλύμπω, comme Gonnoi (et sans doute aussi Olosson et Mopsion), ce qui veut dire qu'elle est en piémont, au-dessous de l'un ou l'autre des contreforts du Bas- Olympe. — Elle est n'est pas très éloignée du Titarèse ; qu'il s'agisse du Titarèse actuel, la rivière de Tyr- navo, ou de l'émissaire de la source Mati, puisque l'un et l'autre cours d'eau portait ce nom, l'information est avérée. — Elle est, comme l'indiquent ses deux noms successifs, dans une région de marécages. Sur ces informations, les modernes ont eu peu de travail à faire : aussi bien Georgiadis que Lolling, suivi par Stàh- lin en ont conclu sans détours qu'il fallait localiser Hélôné-Leimôné au Kastri d'Argyropouli (N. GEORGIA- DIS, Θεσσαλία [Athènes, 1880], p. 260 ; STÀHLIN citant Lolling [Urbaedeker, p. 150], Thessalien, p. 32 et n. 6 ; W. M. Leake avait vu le Kastro d'Argyropouli, mais depuis la route de Mélouna, au-dessus de Ligaria, op. cit. [supra, n. 17], III, p. 352 ; il a proposé d'y placer Phalanna, op. cit., IV, p. 298). 23. Il existait une voie de communication importante qui conduisait de Larisa à Gonnoi et Tempe par le défilé de Rhodia : c'est elle qui est évoquée par Tite-Live quand il situe Mopsion à mi-chemin entre Larisa et Gonnoi. Sur cette route, avant qu'elle entre dans le défilé de Rhodia, devait se brancher une route de piémont qui conduisait, par Argyropouli, vers le col de Mélouna et Olosson (ce tracé ne correspond en rien à celui que les voyageurs ont emprunté à l'époque moderne, de Larisa à Tyrnavo vers le col de Mélouna ; c'est pourtant cet itinéraire qu'ils ont retenu comme route antique ; mais, dans l'Antiquité, Tyrnavo n'existait pas!). Ni Kondaia, ni Leimôné ne figurent sur aucun des itinéraires militaires hellénistiques que nous pouvons placer dans la plaine de Tyrnavo. C'est un point important, mais il faut pouvoir montrer aussi que les deux villes n'ont aucune raison de figurer sur ces itinéraires. Dans le cas de Leimôné, le silence des sources s'explique probablement par l'information de Strabon : la ville était ruinée ; si elle subsistait comme simple kômé, son intérêt stratégique était pour ainsi dire nul. Dans le cas de Kondaia, il faut sans doute compter avec la proximité de Larisa, qui a pu détourner un agresseur éventuel à s'écarter de la ville et à passer plus au Nord : cela doit notamment avoir été le choix de Persée en 171 av. J.-C, quand il « des- cendit » en Thessalie. Passant par la vallée du Titarèse et Phalanna, il traversa la plaine en diagonale, pour se rendre à Gyrton, à Élateia et à Gonnoi. Son itinéraire le conduisait à franchir le Pénée au Nord de Pha- lanni-Tatar Magoula, pour gagner, par le Sud de l'Érimon, la plaine de Tempe. Nous pouvons le suivre dans cette direction, jusqu'à Gyrton et Élateia. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 115 situé à environ 8 km au Nord de Larisa24. Ces cités devaient donc subir l'attraction de leurs puissantes voisines et il n'y aurait rien d'étonnant à supposer qu'elles aient perdu leur autonomie ou même qu'elles aient cessé d'exister avant la fin de l'époque hellé- nistique, ce que Strabon atteste pour Leimôné. Une fois qu'on a établi que Mopsion doit être identifiée avec le site central ins- tallé dans le défilé de Rhodia et que Kondaia doit correspondre aux ruines d'un éta- blissement antique repéré depuis longtemps près du village de Phalanni (Tatari), 8 km au Nord de Larisa, il devient possible de reconstruire, à l'aide du modèle géographique que nous avons défini, les territoires que l'on peut théoriquement attribuer à chacune des cités de ce coin de la plaine thessalienne.

IV. Les ambiguïtés du paysage actuel (fig. 5)·

On peut tout d'abord définir le territoire de Mopsion. Dans la recherche de la localisation des kélétrai, on exclura naturellement le secteur situé au Nord-Est, c'est-à- dire le défilé de Rhodia et ses abords. C'est pourtant là le secteur auquel tout le monde a pensé au premier moment : un défilé n'est-il pas une « frontière », dans notre perception normale de l'espace « exploité » ? L'espace disponible y est plus que mesuré, on s'y affronte, on en verrouille les passages. Et pourtant, dans le cas qui nous occupe, il n'existe aucune possibilité de localiser là des confins : la présence de Mopsion dans la partie occidentale du défilé de Rhodia met ce défilé au cœur du territoire de Mop- sion25. Cette localisation permet aussi de définir une « frontière » commune avec Kon- daia qui se situe quelques kilomètres au Sud et au Sud-Ouest de l'entrée du défilé, dans le secteur actuel d'Ambélon et de Vryotopos. Les techniques informatiques per- mettent de donner une représentation convenable de la configuration théorique de ce territoire et de celui de ses voisins, représentation à partir de laquelle on peut enga- ger une lecture des paysages actuels et une confrontation de nos propres perceptions de l'espace avec les données des textes et de l'archéologie. De cette confrontation pour le secteur du défilé de Rhodia, une conclusion ressort : étant donnée la position de Mopsion, le cours de ce défilé, au moins jusqu'à mi-distance de la plaine de Gonnoi, devait appartenir à cette cité, de même que la plus grande partie du massif de l'Éri- mon, dont les plateaux peu élevés situés à l'Ouest du sommet principal constituaient une partie du terroir. Le domaine cultivable de Mopsion s'étendait également à l'Ouest, dans la plaine de Rhodia, et sur les collines de part et d'autre du défilé. Cette représentation théorique du territoire de Mopsion me conduit à tirer une conséquence inattendue pour la géographie antique du secteur : nous devons déduire de l'inscription que, si la commission d'arbitrage prend pour point de repère initial le confluent des deux rivières, il est difficile d'admettre que ledit confluent ait été, comme le confluent actuel, tout proche de la cité même de Mopsion (aujourd'hui à peine

24. Je rappelle que le modèle est établi sur une distance entre cités d'environ 10 km, mais que ce chiffre n'est qu'une moyenne théorique. 25. La situation est analogue pour Phalanna, que je localise sur le site de Damasi (qu'on identifiait avec Mylai, mais cette cité devait être plus en amont sur le cours du Moyen Titarèse). 116 BRUNO HELLY [BCH Suppl. 34

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Fig. 5. — Les cités de la plaine thessalienne au Nord de Larisa ; carte des territoires théoriques individuels (polygones).

1 km) et au cœur du territoire de celle-ci ; ce confluent devrait bien plutôt avoir, pour prendre sa signification dans le parcours de la commission d'arbitrage sur les frontières, une situation périphérique. On peut donc se demander, en réfléchissant sur la construc- tion théorique du territoire de Mopsion, si le confluent du Titarèse et du Pénée n'était pas autrefois plus éloigné de l'entrée du défilé qu'il ne l'est aujourd'hui. Le territoire théorique de Kondaia se dessine également assez bien. Mais, ici encore, la confrontation avec les données du paysage actuel pose problème. La confi- guration de ce territoire, en effet, ne correspond pas facilement à des terroirs bien défi- 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 117 nis, parce que ses limites s'écartent assez nettement des tracés actuels du Pénée et du Titarèse : au Nord, le cours actuel du Titarèse est situé hors du territoire théorique de Kondaia, tandis qu'à l'Est celui du Pénée le traverse quasiment en plein milieu. La localisation de Kondaia à Phalanni moderne et la configuration de son territoire ne permettent donc pas non plus de lever l'ambiguïté qui nous conduirait à localiser les κέλετραι aussi bien sur le Pénée que sur le Titarèse. Cependant, et malgré ces discordances, toujours en maintenant un point de vue théorique, on pourrait chercher dans ces deux directions les secteurs contestés entre Kondaia et la cité qui s'opposait à elle : soit vers le Nord et le Nord-Ouest, du côté du Titarèse, soit vers l'Est, du côté du Pénée. Ou bien, première hypothèse, on cherche les κέλετραι dans la direction du Nord et du Nord-Ouest ; de ce côté-ci, en prenant pour ligne de base le cours du Titarèse, on trouve en effet les territoires de deux cités, celui d'Argyropouli-Leimôné, et celui de Damasi, qui reçoit aujourd'hui son identité comme Phalanna. Pour ces deux cités on peut définir des territoires théoriques qui s'ar- ticulent bien avec celui de Kondaia (voir fïg. 5). On pourrait donc chercher sur le cours du Titarèse les confins que se disputaient Kondaia et la cité qui lui était opposée. Celle- ci pourrait être alors soit Leimôné, si elle existait encore26, soit plutôt Phalanna, Mop- sion étant exclue de toute façon. Ou bien, seconde hypothèse, il faut chercher les κέ- λετραι sur le cours du Pénée actuel, à l'Est de Kondaia-Phalanni. Mais que faire alors du territoire situé à l'Est du Pénée, tout le bassin qui s'étend au Sud de Girtoni ? C'est là que les modernes veulent localiser le lac Nessonis des Anciens, dans l'angle Nord-Ouest de ce bassin, le secteur appelé Karatschaïr (aujourd'hui Gioulberi), en inter- prétant comme ils peuvent le témoignage de Strabon se rapportant à ce lac27. Mais la localisation du Nessonis dans cette partie de la plaine fait problème28. De plus, et même en suivant l'opinion commune sur le Nessonis, on doit admettre qu'une partie de cette plaine devait être exploitée : encore faut-il savoir à quelle cité l'attribuer. Selon le modèle théorique, elle devrait bien revenir à Kondaia, malgré son caractère « outre- fleuve » dans le paysage actuel. Une fois encore, nous sommes donc amenés à nous poser une question sur la lisibilité du paysage moderne pour la reconstruction histo- rique : le cours actuel du Pénée, sur lequel nous pensons nous fonder pour interpré- ter l'inscription, ne convient pas bien à la situation théorique. Correspond-il vraiment à celui du Pénée du ir s. av. J.-C. ?

26. On sait par Strabon que Leimôné avait cessé d'exister à son époque (c'est-à-dire, si l'on pense à la chronologie de ses sources, au moins depuis l'époque hellénistique). 27. Des quatre passages où Strabon mentionne le Nessonis, celui sur lequel se fondent les modernes pour situer le Nessonis au Nord de Larisa est en IX 5, 19 (440C) : « La région occupée par les Perrhèbes et la population qu'ils y ont laissée sont passées aux Lariséens, qui habitent près du Pénée, et qui sont voi- sins (des Perrhèbes) ; les Lariséens exploitent les parties les plus fertiles de la plaine, exceptées toutes les zones qui se présentent un peu en dépression dans la région du lac Nessonis, et que le fleuve, en les sub- mergeant régulièrement, avait soustraites à toute mise en culture de la part des Lariséens. Mais par la suite les Lariséens les bonifièrent par des digues ». On associe donc le Nessonis aux débordements du Pénée actuel dans le secteur marécageux et inondable appelé Karatschaïr, au pied des collines qui ferment à l'Ouest le bassin de Sikourion. Mais cela ne suffit pas pour déduire la position du Nessonis, d'après une situation qui doit être toute récente (guère avant 1850), comme on le verra ci-après. 28. Dans un article à paraître, R. Caputo, J.-P. Bravard (Institut de géographie, Université Lyon III), spécialiste de dynamique fluviale, et moi-même montrons que le Nessonis ne pouvait se situer dans cette région et qu'il faut le localiser dans la cuvette située à l'Est de Larisa, au Nord de l'ancien lac Karla. 118 BRUNO HELLY [BCHSuppL 34

Fig. 6. — Cours anciens du Pénée et du Titarèse. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 119

V. La contribution de la géomorphologie pour la localisation du confluent du Pénée avec le Titarèse et des kélétrai (fîg. 6).

Peut-on raisonnablement supposer que le confluent du Pénée avec le Titarèse se soit déplacé ? Cela n'aurait en vérité rien de surprenant : le tracé actuel, on le constate sans ambiguïté, a été fixé par l'homme, il est très rectiligne, délimité très strictement par des digues, et il a pour raison d'être de conduire le plus directement possible les eaux de l'ombrageux Titarèse hors de la plaine. La situation, selon toute vraisemblance, devait être différente dans l'Antiquité : de fait, les cartes et les photographies prises par le satellite SPOT, que j'ai pu utiliser, montrent l'existence de plusieurs lits anciens au Sud du cours actuel du Titarèse, jusqu'au village moderne d'Ambélon (fîg. 6). Pour l'interprétation de l'inscription, il n'y aurait donc pas d'inconvénient à considérer que vers le 11e siècle av. J.-C, le Titarèse devait rejoindre le Pénée quelques kilomètres au Sud du confluent actuel, non pas au Nord, mais plutôt au Nord-Est de Kondaia, quelque part dans le secteur proche du village moderne de Girtoni. On trouverait par là un tracé en meilleure conformité avec la définition de la limite Nord du territoire théorique de Kondaia par rapport à celui de Mopsion. Nous revenons donc à la première question que je posais un peu plus haut : les κέλετραι et les terroirs contestés ne seraient-ils pas dans cette partie du cours ancien du Titarèse, entre Tyrnavo et Girtoni ? La chose est possible, mais une autre observa- tion permet d'écarter de la discussion ces territoires proches du Titarèse. Il s'agit d'un argument de géomorphologie fluviale. On se souvient que j'ai insisté sur les techniques de constructions des dailiania : ces constructions requièrent nécessairement un cours stable de la rivière dans la durée, un plancher solide dans le lit du fleuve, des maté- riaux, les galets de la rivière elle-même, d'un certain calibre29. Or il ne semble pas que le Titarèse, dans la partie de son cours qui va du défilé de Bogaz à son entrée dans la plaine de Tyrnavo, jusqu'à son confluent avec le Pénée, permette et ait jamais per- mis la construction de dailiania, car les éléments nécessaires à leur installation ne s'y trouvent pas : dans cette partie terminale de son cours, le Titarèse, qui est un fleuve de montagne à profil très pentu, se caractérise par un régime très irrégulier, des crues importantes et brutales, des changements brusques de lit y sont possibles, et les maté- riaux que le courant dépose en fin de course dans la plaine sont essentiellement des sables qui constituent aujourd'hui de grands bancs entre lesquels les eaux se fraient des chemins divers, la plus grande quantité de ces eaux étant d'ailleurs infiltrées dans les alluvions30. Il paraît peu probable que, dans ces conditions, les Anciens aient pu

29. Je dois ces observations et celles qui suivent sur le cours inférieur du Titarèse à J.-R Bravard, qui nous a accompagnés dans nos prospections de cette partie de la plaine. Nous avons constaté, grâce à une tranchée profonde (canal de drainage) proche du confluent actuel du Pénée et du Titarèse, un empilement de couches de sables d'inondation qui semblent indiquer que la situation décrite ici est ancienne. 30. Cf. M. SIVIGNON, La Thessalie. Analyse géograpique d'une province grecque (1975), p. 63 : « les eaux du Titarissios s'infiltrent une première fois dans les alluvions du bassin de Vlakhoyiani ; elles ressurgissent quelques kilomètres plus loin aux sources d'Amouri, qui meuvent quelques moulins. Puis elles s'infiltrent à nouveau pour alimenter les nappes souterraines qui occupent toute la région en aval de Tirnavos et aussi pour nourrir les eaux karstiques qui réapparaissent dans les très grosses résurgences du Mati Tirnavou et de Ayia Anna ». 120 BRUNO HELLY [BCH Suppl. 34 construire des barrages à poisson, des κέλετραι, sur cette partie du cours du Titarèse31. Il faut chercher ailleurs. C'est en définitive dans la région située à l'Est de Phalanni moderne que l'on doit localiser les dailiania de Kondaia : sur le cours du Pénée en aval de Larisa. Dans ce secteur, une fois encore, nous ne devons pas nous laisser prendre à la morphologie récente des paysages : comme celui du Titarèse, le cours actuel du Pénée est entière- ment canalisé depuis Larisa jusqu'à son entrée dans le défilé de Rhodia, et, comme pour le Titarèse, on a cherché à l'époque moderne, c'est-à-dire après 188132, à le conduire le plus directement possible vers la sortie de la plaine (fig. 7). La géomor- phologie permet de reconstituer exactement les effets de ce tracé récent : la suréléva- tion du lit, le fleuve construisant sur son propre lit, les méandres qui se recoupent, la capture engagée par l'Asmaki, aujourd'hui supprimée, les effets de barrage hydraulique produits par les crues du Titarèse à l'entrée de Rhodia, enfin les déversements pério- diques des eaux dans le secteur de Gioulberi (Karatschaïr) et même vers le lac Karla33. Il paraît clair aussi que la situation n'était pas du tout la même dans l'Antiquité. En effet, à partir de Larisa, la rivière, au lieu d'aller droit au Nord, comme on l'a obligée à le faire dans les temps modernes, devait couler plutôt en direction du Nord- Est jusqu'à rejoindre le pied des collines de Chasambali et le secteur aujourd'hui inon- dable du Karatschaïr-Gioulberi, que les modernes ont pris pour le lac Nessonis. On peut encore observer la présence d'un lit fossile au Nord-Est de Larisa, au pied de la chaîne de collines qui isole le bassin appelé aujourd'hui bassin de Sikourion, dans le secteur dit de Gioulberi, où l'on veut situer le lac Nessonis34. Cette chaîne de collines, façonnée par la grande faille Sud-Est/Nord-Ouest qui caractérise la cuvette thessalienne orientale, est caractérisée par quelques points remarquables : au Sud, le Mopsion moderne, plus au Nord le col de Chasambali, avec les carrières de serpentinite verte que les Anciens savaient déjà exploiter, tout à fait au Nord enfin le seuil de Makri- chori, où passe la route moderne conduisant de Larisa à Tempe, et la terrasse dite de Girtoni. Tel est, tout bien pesé, le secteur où les κέλετραι de Kondaia devaient se situer avec le plus de vraisemblance.

31. Je parle ici du seul Titarèse, et non de l'émissaire de la source Mati, dont Homère (et Strabon à sa suite) célèbre les eaux d'argent ; ce cours d'eau était en totalité sur le territoire de Leimôné jusqu'à son confluent avec le Pénée : les habitants de Kondaia ne pouvaient donc pas y posséder une kélétra. 32. Voir les cartes des années 1880-1900, qui n'ont encore enregistré la réalisation que d'une seule digue, à l'Est du Pénée entre Koulouri, au Nord de Larisa, et Girtoni : c'était assurément la plus nécessaire pour empêcher le fleuve de se déporter vers l'Est, et d'y accumuler ses eaux (dont l'écoulement était devenu de plus en plus difficile par suite du soulèvement régulier, depuis l'Antiquité, du seuil de Rhodia, par un effet de la tectonique propre à la Thessalie). 33. L'incision du cours actuel dans ses propres alluvions a rendu possible, je crois, la construction de dailiania modernes dans cette partie du cours de la rivière, avant la construction des digues modernes, si je me rapporte à une information donnée par Lolling : il signale que la pierre inscrite IG IX 2, 1036 (code GHW 4159) a été trouvée « in deversorio vici Tatari », cf. AM 8 (1883), p. 112. Il est bien probable que le terme de deversorium puisse se rapporter à un dàiliani. 34. J.-P Bravard a détecté dans l'angle Sud-Est du bassin de Gioulberi un bras de défluviation scellé par les colluvions venues des collines voisines, et a prélevé dans son lit des charbons de bois qui ont pu être datés de 655+/-250 B.P. (datation au C14 Ly 5350), ce qui signifie que ce bras était encore ouvert au début des temps modernes. 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 121

Fig. 7. — Cours du Pénée au Nord de Larisa : premier état de l'endiguement du Pénée. (Extrait de la carte levée en 1885 lors de la construction du chemin de fer Volos-Kalambaka, dans l'œuvre des ingénieurs A. HENNEBERT, C. ABRAMI, Notes sur la construction des chemins de fer en Thes- salie, [Paris, 1881-1886; 1889], dossier Bibliothèque Nationale).

On peut alors tirer profit d'une indication donnée par l'inscription, sur laquelle les érudits n'ont pas porté leur attention. L'un des témoins parle de trois propriétaires de la κέλετρα qui est au-dessous de la Krokeias et de l'existence à proximité d'une κέ- λετρα désignée par la même expression appartenant aux Kondaiens. C'est là une indi- cation intéressante. Car le texte paraît définir ainsi un secteur où les territoires de Mop- sion, de Kondaia et de la troisième cité, celle qui est en conflit avec Kondaia, doivent être en contact, des confins où ils se touchent, un secteur que l'on appelle dans toute la Thessalie, comme ailleurs en pays grec, d'une expression dénuée d'ambiguïté, Τρία σύνορα. Une telle situation ne peut pas donner beaucoup de possibilités de choix sur le terrain. En recherchant les plus proches voisins de Kondaia et de Mopsion, on n'en trouve guère qu'une seule et aucune autre. On éliminera tout d'abord sans hésiter l'hy- pothèse ancienne selon laquelle on considérait qu'il était question de Gonnoi, car si Gonnoi devait bien être limitrophe de Mopsion, on ne voit pas qu'elle ait pu étendre son territoire assez loin vers le Sud, jusqu'à passer le seuil de Makrichori pour arriver en contact avec le territoire de Kondaia et avec le Pénée. Reste une solution, recon- 122 BRUNO HELLY [BCH SuppL 34 naître le secteur en question à 5 ou 6 km à l'Est de Kondaia, dans la région qui s'étend depuis la terrasse de Girtoni jusque vers Amphithéa, au Sud de la passe de Makrichori. C'est là que se rencontrent les territoires théoriques des trois cités, dont deux nous sont déjà connues : ce sont Mopsion et Kondaia. Quant à la troisième, dont le modèle théorique dessine bien le territoire, nous pouvons la désigner avec assez de certitude : il s'agit de Gyrton. Est-il alors possible de localiser dans ce secteur les différents points remarquables mentionnés par l'inscription ? La κέλετρα des gens de Mopsion et celle des habitants de Kondaia qui se succèdent sur le fleuve au-dessous de la Krokeias sont nécessaire- ment sur le Pénée dans la région de Girtoni, au point de rencontre des deux terri- toires. Le secteur appelé la κάτω χώρα, qui est au-delà du fleuve depuis le confluent ancien du Titarèse-Europos avec le Pénée représenterait alors la terrasse de Girtoni elle-même, qui aurait été cultivée par les habitants de Kondaia. La κέλετρα qui est du côté du φάραγξ venant d'Orcheion pourrait être située plus en amont sur le cours du Pénée, lequel passait au pied du rebord de la terrasse de Girtoni et à proximité de la passe de Makrychori35, ce qu'il ne fait plus aujourd'hui, depuis qu'il a été canalisé pour aller droit au Nord de Larisa à la passe de Rhodia. Le seuil de Makrychori, sans avoir l'importance qu'il a aujourd'hui pour les communications Nord-Sud à travers la Thes- salie (puisqu'il est emprunté conjointement par la voie ferrée et par la route nationale Larisa-Thessalonique et qu'il est la voie la plus directe pour rejoindre Tempe, ce qu'il ne devait pas être dans l'Antiquité)36, ce seuil devait être autrefois plutôt un point de passage Ouest-Est, spécialement pour tous les trajets qu'on voulait effectuer de Tempe et des villes qui se situaient immédiatement à proximité vers le Sud, Élateia et Gyr- ton, en direction du Moyen Titarèse, vers Phalanna, Chyrétiai, et pour les déplacements en sens inverse : c'est ce trajet que Persée a effectué de l'Ouest vers l'Est, de Pha- lanna à Gonnoi, au début de sa campagne militaire de 171 av. J.-C.37

35. On remarquera que les villages de Girtoni et de Makrichori constituent aujourd'hui une seule et même commune. De même Mikrolithos est associée avec Vryotopos, qui est de l'autre côté du Pénée au Nord de Phalanni (Kondaia). 36. La route principale passait au contraire, dans l'Antiquité, par le bassin de Sikourion, c'est-à-dire par Gyrton, en évitant de franchir le fleuve ; cela se déduit de plusieurs textes (en particulier Tite-Live, XXXVI 10, 11 : Oppidum Gonni viginti milia ab Larisa abest, in ipsis faucibus saltus quae Tempe appellan- tur, situm) que je ne discuterai pas ici. 37. Il n'est pas question ici de développer le commentaire pour tous les lieux cités dans l'inscription, φάραγξ, Νύσειον, ou encore la localisation du πύργος explicitement mentionné « au-dessous de Minyé ». Je noterai simplement la mention explicite de ce πύργος, qui montre que ce type d'établissement n'était pas inconnu en Thessalie (pour l'interprétation du mot, cf. L. et J. ROBERT, « Téos et Kyrbissos », JSav 1976, p. 200, n. 185, qui ont déjà souligné, à propos justement de notre inscription : « Le cas est analogue (asso- ciation du χωρίον ou du φρούριον et de sa χώρα) pour les bâtiments de défense moins importants, les πύρ- γοι, qui protègent des bouts de territoire isolés, exposés aux brigands et aux pirates (cf. pour Siphnos, Opéra Minora Selecta IV [1974], p. 146 ; Gnomon 42 [1970], p. 598, n. 8) en sorte que le mot pyrgos a très sou- vent pris le sens de bâtiment d'exploitation comportant une tour, une kula, assurant quelque protection... Un cas typique dans le témoignage d'un berger dans un arbitrage thessalien (cf. Hellenica V [1948], p. 155), IG IX 2, 521, 28-30 : οιδα γεωργούντας Κονδαιεις και νεμομενους τα περί τον πύργον τον ύποκάτω της Μινύης ; typique aussi le domaine (le χωρίον dans ce sens précis) appelé Pyrgos dans le cadastre de Mytilène IG XII 2, 76 ». 1999] MODÈLE, DE L'ARCHÉOLOGIE DES CITÉS A L'ARCHÉOLOGIE DU PAYSAGE 123

VI. Conclusion·

De la discussion qui précède, je conclurai donc que la cité contre laquelle Kon- daia cherchait à protéger ses droits devait être Gyrton. Mais l'on voit bien par quels détours j'ai abouti à ce résultat : parti de la situation fournie par mes prédécesseurs, qui se fondaient sur une confrontation directe entre les sites archéologiques repérés et les textes antiques nous donnant des témoignages sur les cités de la région, j'ai ren- contré, chemin faisant, plusieurs difficultés qui leur avaient totalement échappé. Il m'est apparu tout d'abord que la base d'informations dont disposaient ces prédécesseurs était loin d'être suffisante. Mais alors même que nous avions comblé les lacunes de cette information par une meilleure connaissance du terrain, nous avons dû renoncer à trai- ter le problème en nous fondant sur la seule analyse du paysage actuel : les corréla- tions de celui-ci (vestiges et environnement) avec les données antiques restent vagues et incertaines, faute de pouvoir « sélectionner » à coup sûr et à chaque fois les sites pertinents. Pour chacun de ces établissements, il fallait développer des hypothèses plus rigoureuses quant à leur nature et à leur fonction, et l'utilisation des modèles géogra- phiques nous y a aidés, en nous permettant de sélectionner les sites centraux, de défi- nir les territoires théoriques, et de nous interroger sur l'extension de ces territoires. Cela nous a conduits à réfléchir sur les discordances constatées entre cette représen- tation et le paysage actuel : ou bien la représentation théorique devait être corrigée, ou bien il fallait mettre en évidence d'éventuelles transformations qui auraient pu affec- ter le paysage au cours des siècles passés. Une fois que notre attention eut été attirée sur ce point, il devenait fructueux de bénéficier des contributions de la géomorpholo- gie pour donner corps à l'hypothèse, et pour retrouver certains éléments du paysage antique, concernant en particulier le déplacement des rivières, des éléments suffisam- ment précis pour établir une interprétation nouvelle de l'inscription IG IX 2, 521. Je terminerai par une dernière observation sur la méthode : l'interprétation d'ins- criptions rapportant, en tout ou en partie, des conflits de frontières ne peut se faire par une simple confrontation des textes avec des données archéologiques et avec des éléments topographiques considérés comme remarquables dans un paysage donné. La reconstruction du tracé d'une frontière demande que l'on ne considère pas cette fron- tière seulement comme une ligne jalonnée de points, un itinéraire qu'on peut suivre de manière « analytique », comme le faisaient les anciens eux-mêmes, mais dans un pay- sage qui était connu d'eux : ce paysage, et les repères qui s'y trouvaient, ne sont pas immédiatement évidents pour nous aujourd'hui. On peut surmonter cet obstacle en par- tant de plus loin : considérer ce tracé pour ce qu'il est véritablement, un contour, une bordure, la périphérie d'une aire territoriale. Il est clair que cette aire territoriale est, pour définir la frontière, aussi importante que les points remarquables qui jalonnent son tracé. À mon sens, mais c'est une banalité que l'on oublie, plutôt que de chercher à retrouver directement une « ligne », il faut trouver des « surfaces ». La reconnaissance d'une frontière entre deux États ou cités antiques passe par l'identification des terri- toires qu'ils se sont respectivement assignés, seule démarche qui permet de reconnaître les points de contact que ces deux territoires ont l'un avec l'autre et qui définissent leur « frontière » commune.

Bruno HELLY. 124 BRUNO HELLY [BCH SuppL 34

NOTE ADDITIONNELLE (1996)

A. Tziafalias a fouillé en 1992-1993 un bâtiment de l'Antiquité tardive, juste au bord de la terrasse de Girtoni, à l'entrée orientale de ce village et y a découvert, en remploi dans les dallages, une grande quantité de stèles inscrites, dont plusieurs por- tent des décrets de Mopsion. Il est exclu que le petit établissement non fortifié, d'époque classique, hellénistique et romaine, qui est à cet endroit soit celui de la cité même de Mopsion. Comme il est peu probable que ces stèles aient été exposées sur place dans le sanctuaire d'une kômè aux limites du territoire de la cité, il me paraît évident que ces pierres ont été transportées depuis les ruines de Mopsion, situées dans le défilé de Rhodia, jusqu'à leur lieu d'utilisation. Un transport par bateau sur la rivière est, à mon avis, le plus plausible, puisque le bâtiment en question a été construit au bas de la terrasse que longeait le cours ancien du Pénée.