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Continents manuscrits Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora

4 | 2015 La matière Congo

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/coma/507 DOI : 10.4000/coma.507 ISSN : 2275-1742

Éditeur Institut des textes & manuscrits modernes (ITEM)

Référence électronique Continents manuscrits, 4 | 2015, « La matière Congo » [En ligne], mis en ligne le 02 février 2015, consulté le 16 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/coma/507 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/coma.507

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Continents manuscrits – Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraîbe, dispora est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. 1

SOMMAIRE

La matière Congo Pierre Leroux, Nicolas Martin-Granel et Claire Riffard

Dossier "La matière Congo"

Réécritures posthumes de Tchicaya U Tam’si entre Brazzaville et Pointe-Noire Pierre Leroux

Sony Labou Tansi : L’Anté-peuple ou le peuple hanté Patrice Yengo

Le Kongo de Sony Labou Tansi Céline Gahungu

La bande dessinée Congo 50 ou la mémoire collective d’une indépendance difficile Sandra Federici

Mission de David Van Reybrouck Maëline Le Lay

Inflammable Joseph Tonda

Inflammable version 2 Joseph Tonda

Entretien avec Freddy Tsimba Thérèse De Raedt

Dieudonné Niangouna parle de Sony Dieudonné Niangouna

Histoire d’humeurs à prendre ou à laisser… Greta Rodriguez-Antoniotti

Les vies ultérieures de Tchicaya U Tam’Si Post-scriptum à « Tchicaya passion » Nicolas Martin-Granel

Varia

Emile Zola, écrivain bilingue ? Bilinguisme de circonstance en contexte d’exil Olivier Lumbroso

Inédit

Quand le papier révèle les rapports entre un écrivain et le pouvoir : Nkunga Maniongo de Paul Lomami Tchibamba Jean-Pierre Orban

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Trois murmures… en un cri Poème Patrice Yengo

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La matière Congo

Pierre Leroux, Nicolas Martin-Granel et Claire Riffard

1 Écrit avec un K ou un C, le Congo constitue « au cœur » de l'Afrique un lieu privilégié où un imaginaire plus ou moins mythifié s'est élaboré autour de quelques lieux ou de quelques traces. Écoulement du fleuve vers la mer, souvenir du Royaume Kongo, représentations du colon entre Stanley et de Brazza, voilà autant de motifs qui s'appuient sur un espace à géométrie variable et qui génèrent des écritures qui se réécrivent sans fin. Ce dossier est conçu comme un cheminement d'une version à l'autre – une approche génétique – ce qui n'empêche pas une circulation plus large, d'une œuvre à l'autre, dans une double perspective comparatiste et géopoétique.

2 Le Congo tel qu'il apparaît en littérature nous intéresse au premier chef car il constitue un lieu commun à plusieurs continents et à plusieurs époques qui donne lieu pourtant à des représentations très diverses. Mais le Congo imaginaire excède le champ de la littérature et nous avons intégré à ce dossier un article sur la bande-dessinée.

AUTEURS

PIERRE LEROUX

Doctorant, Paris III

NICOLAS MARTIN-GRANEL

Chercheur-associé, ITEM

CLAIRE RIFFARD

ITEM CNRS-ENS

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Dossier "La matière Congo"

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Réécritures posthumes de Tchicaya U Tam’si entre Brazzaville et Pointe- Noire

Pierre Leroux

1 En août 2012, à Brazzaville, vingt-huit bustes à l’effigie de personnalités congolaises sont dévoilés au public. Parmi ceux-ci, des figures historiques comme la prophétesse Béatrice Kimpa Vita, des hommes politiques comme Patrice Lumumba, mais aussi des écrivains et des artistes. Le poète Tchicaya U Tam’si est ainsi représenté aux côtés – entre autres – de ses compatriotes Sylvain Bemba et Sony Labou Tansi1. Cet hommage des autorités à un enfant du pays témoigne d’une reconnaissance paradoxale, car, si nombreux sont ceux qui savent qu’il a été poète, les véritables lecteurs de son œuvre sont rares. C’est justement d’un questionnement sur la place occupée par le poète, romancier et dramaturge dans le paysage littéraire de son pays d’origine qu’est née la réflexion présentée dans cet article2.

2 Une part importante des commentateurs de l’œuvre de Tchicaya inscrit sa démarche critique dans une entreprise de réhabilitation, voire de réparation, si bien que l’analyse des textes prend parfois l’allure d’un devoir de mémoire envers un aîné injustement négligé. Sans parler du volume d’hommages coordonné par Nino Chiapano3, le recueil d’Arlette et Roger Chemain4 ainsi que les travaux plus récents de Boniface Mongo- Mboussa5 apparaissent comme autant d’armes pour lutter contre l’oubli. Le constat est double selon ces auteurs : le Congo c’est Tchicaya, mais les Congolais l’ignorent. Un article en ligne publié à l’occasion de la parution d’une biographie du poète témoigne de ce point de vue : « Tchicaya U Tam’si est un poète immense injustement méconnu dans son Congo natal », regrette Boniface Mongo-Mboussa. « Toute sa vie, le poète a exprimé les angoisses, les souffrances et les peurs, les paysages de tout un pays », ajoute le critique littéraire, après lecture d’un extrait de À triche-cœur, l’un des poèmes de Tchicaya U Tam’si6. 3 Les universitaires et les têtes pensantes du ministère de la culture ne sont cependant pas les seuls à vouloir entretenir la mémoire de Tchicaya, et les œuvres que nous allons

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examiner dans cet article sont même plus significatives car elles émanent d’artistes qui se réclament de cet héritage prestigieux. En effet, au début des années 1990, après la mort du poète, on dénombre au moins huit adaptations théâtrales de ses textes réalisées et mises en scène à Brazzaville ou à Pointe-Noire. Ces créations nous intéressent en ce qu’elles sont avant tout des œuvres de lecteurs souhaitant partager leur passion et s’approprier un texte même si cela implique de le découper et de le triturer. Ces différents projets témoignent également d’une transformation du théâtre pratiqué dans les deux villes principales de la République du Congo sous l’impulsion de médiateurs culturels occidentaux qui participent à la mise en scène et permettent aux productions de sortir des frontières congolaises7.

4 Aux problèmes posés habituellement par la génétique textuelle – à savoir la recherche de documents préparatoires et de brouillons puis l’analyse du dossier ainsi constitué – s’ajoutent deux autres éléments qui complexifient singulièrement la tâche. Tout d’abord, comme il s’agit ici de réécritures, le travail de l’adaptateur s’articule autour d’un hypotexte auquel il rend hommage et qu’il cherche à mettre en valeur. À ce croisement des approches intertextuelles et génétiques, il est nécessaire d’ajouter une réflexion sur le genre, car ce sont des nouvelles, des romans et des poèmes qui sont adaptés pour le théâtre. Dans cette perspective, en plus de l’avant-texte déjà évoqué, il est nécessaire de prendre en compte ce qu’Almuth Grésillon et Nathalie Léger appellent « l’avant-scène »8. Documents de production, notes de régie, s’ajoutent aux brouillons habituellement considérés. Justement, dans un article intitulé « Scènes de genèse théâtrale » Almuth Grésillon et Jean-Marie Thomasseau tentent de cerner les contours d’une génétique pour laquelle chaque œuvre, étant à la fois texte et représentation : constitue de la sorte un feuilleté de substrats composites en continuel devenir, dont les interdépendances et les interactions multiples entre texte et scène, le va-et- vient permanent, et la complexité des ajustements toujours renouvelés rendent l’approche génétique difficile en même temps qu’ils lancent à celle-ci un de ses plus beaux défis9 .

La dynamique entre le texte et la scène.

Le schéma que les deux auteurs proposent afin de rendre compte de ce phénomène montre bien la dynamique entre le texte et la scène par le biais de doubles flèches. Dans

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le cas des réécritures qui nous intéressent aujourd’hui – conformément à ce que nous venons d’exposer – nous ajoutons à cette configuration le texte-source ou hypotexte qui doit au mieux être ajouté en amont, tout en étant virtuellement présent à toutes les étapes de la création comme un point de repère et un document de travail indispensable.

Ajout de l’hypotexte au schéma précédent

L’étude qui suit se concentrera sur trois adaptations qui présentent un caractère exemplaire du fait de la diversité des hypotextes mobilisés pour la création théâtrale. Tchicaya U Tam’si Poète congolais s’appuie en effet sur les poésies, Sékhélé sur une nouvelle et Ces fruits si doux de l’arbre à pain sur le roman éponyme. Plutôt que d’être un bilan exhaustif, cette réflexion constituera une ébauche permettant d’éprouver l’analyse de différents supports et de réfléchir à une forme particulière d’intertextualité.

Tchicaya et le théâtre

5 Ce n’est qu’en 1976, avec la représentation du Zulu10 à Avignon, que Tchicaya devient dramaturge. Sa seconde pièce, Le Maréchal Nnikon-Nniku, Prince qu’on sort11 (1979), écrite selon la légende lors d’un séjour en Ouganda12, semble être avant tout destinée à la lecture et ne sera montée qu’après la mort de son auteur. Enfin, le statut ambigu du dernier opus, Le Bal de Ndinga, nous semble particulièrement important car il s’agit en fait d’une nouvelle que Gabriel Garran, fondateur du Théâtre international de langue française (TILF), souhaite adapter au théâtre. La réalisation du Bal de N’Dinga, que j’ai créée à partir d’une nouvelle dialoguée a entraîné un effet « boule de neige » dès sa première création au théâtre de la Tempête, puis dans la même saison aux Bouffes du Nord, au théâtre de l’Œuvre, au Théâtre Antoine. Ce spectacle a aussi sillonné toute l’Afrique, engendrant ainsi 250 représentations. Ce fut le grand texte et le grand spectacle emblématique de la dramaturgie africaine13.

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6 Destiné au recueil inédit, L’Eau à contre-jour, le texte exploité par Gabriel Garran existe en deux versions sous la forme de tapuscrit et a finalement été publié dans un ouvrage collectif14. Cette dernière « pièce » rencontre le succès alors que l’auteur vient de disparaître en avril 1988, mais elle établit en quelque sorte un précédent pour tous les spectacles que nous allons prendre en considération. Repris en 2011 par l’acteur congolais Pascal Nzonzi pour un spectacle seul en scène à la Maison de la poésie, Le Bal de Ndinga demeure aujourd’hui encore une œuvre emblématique, comme en témoigne sa diffusion sur l’antenne de France Culture le 16 octobre 201115.

7 Les trois pièces de Tchicaya que nous venons très rapidement d’évoquer forment ce que Sylvie Chalaye appelle une « triade dramaturgique » balayant différents genres, et cette variété trouvera un écho dans les adaptations ultérieures : Chaque pièce illustre en effet d’abord un genre : une tragédie shakespearienne avec Le Zulu, une comédie avec Le Bal de Ndinga et une farce avec Le Destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku… Comme s’il s’était agi de choisir le théâtre, ou la forme dialoguée, pour éclairer un certain aspect du pouvoir, enjeu qui traverse largement son œuvre16.

« Tchicaya U Tam’si poète congolais » : le procès du poète

8 En 1990, le spectacle de Matondo Kubu Turé relie entre eux les poèmes de Tchicaya U Tam’si au moyen d’une trame narrative. Nous sommes ici en présence d’un cas limite pour l’étude génétique, car, selon le metteur en scène, le script a été perdu pendant la guerre civile qui a déchiré le pays entre 1997 et 2002. D’autres documents écrits ou captations n’ont pas encore été retrouvés. Nous nous appuierons donc sur un article publié dans la revue Europe no 750 (octobre 1991) intitulé « Mise en scène d’une poésie, mise en verbe d’une écriture », ainsi que sur un entretien avec Matondo Kubu Turé effectué le 9 août 2012.

9 L’analyse du spectacle proposée par son metteur en scène et principal acteur permet de faire le lien entre l’œuvre de Tchicaya et les adaptations ultérieures. En effet, elle suggère à la fois une qualité dramatique des poèmes, qui faciliterait le passage à la scène, et la nécessité de promouvoir une œuvre méconnue : Dans le contexte congolais, monter des poésies de Tchicaya U Tam’si sur une scène de théâtre relève moins de la gageure que d’un combat contre une sensibilité dominante, paresseuse, qui a imposé un préjugé tenace dans le public. La scène, dans ce cas, plus qu’une autre activité, peut jouer ici le rôle paradoxal de dépasser la page écrite pour exposer le monde utam’sien comme théâtralisation d’une parole disséquée, mais toujours en affinité avec sa littérarité. Ceci tient à une chose essentielle : la veine poétique de Tchicaya U Tam’si est déjà en elle-même un procès théâtral de mots, de métaphores, de gestes, de situations, de personnages jouant sur une même scène tragique17. En considérant cette qualité dramatique du poème, Matondo Kubu Turé touche du doigt le rapport à l’oral revendiqué par Tchicaya U Tam’si18 et il souhaite récuser l’accusation selon laquelle le poète serait « ésotérique ». Le titre même du spectacle – Tchicaya U Tam’si poète congolais – témoigne des enjeux de ce travail, et le dispositif choisi pour mettre en scène les poèmes place le poète au cœur de l’action : La pièce construit une narration à partir de la poésie. Cette poésie raconte le drame du Congo du début jusqu’à la fin. L’interlude représente une sorte de tribunal qui accuse Tchicaya d’être ésotérique. À cette occasion on lui pose ces questions : « Mais pourquoi vous écrivez comme ça ? Pourquoi vous ne voulez pas vous faire

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entendre des gens ? » Dans sa poésie, il y a un certain nombre de parties dans lesquelles il répond à ces questions-là. Le spectacle commence donc par ce tribunal et la suite illustre ces propos parce qu’il a dit : « mon écriture n’est pas difficile, c’est le Congo qui est difficile. C’est le Congo que vous n’arrivez pas à comprendre19. » 10 En proposant un procès, Matondo Kubu Turé donne un contexte aux différents poèmes et il construit par la même occasion une défense de l’auteur par ses propres textes. Ainsi, les quelques éléments à notre disposition nous donnent l’image d’un spectacle qui se préoccupe autant d’une figure littéraire que d’un ensemble de poèmes. Le poète, Tchicaya U Tam’si, finit par incarner « le drame du Congo ».

Pointe-Noire : « Le Fou rire »

11 La configuration est différente dans le cas du spectacle Sékhélé, adapté de la nouvelle « Le Fou rire », elle-même tirée du recueil La Main sèche. En effet, après une première version réalisée à Pointe-Noire par un cousin de Tchicaya U Tam’si, Tchicaya Jean- Robert (alias Tchicaya Unti Bukune, « la petite plante qui plante »), le metteur en scène suisse Jean-Pierre Amiel, s’intéresse au projet et commande une nouvelle adaptation aux universitaires Arlette et Roger Chemain. La troupe Punta Negra se monte alors autour d’un projet d’atelier d’art dramatique dirigé par Amiel, et la pièce, contrairement au spectacle de Matondo Kubu Turé, connaît une série de représentations en Europe et en Amérique du Nord de 1991 (première représentation en Suisse) à 1995 (mai 1995 à Victoria, Canada). Le dossier génétique, encore maigre, est tout de même plus conséquent que dans le premier cas étudié. Nous disposons d’un scénario sans annotations, d’un extrait publié dans La Revue Noire20 ainsi que d’extraits filmés.

12 Parmi tous les textes de La Main sèche, « Le Fou rire », parce qu’il situe l’action au cœur du marché populaire et par l’importance accordée au corps de son héros, contient déjà un certain nombre de caractéristiques de la farce qui facilitent son adaptation pour la scène. Le personnage principal, un mendiant, fait rire le public par ses pets. Ce rire est gratuit pour le peuple mais payant pour les puissants. Ceux qui refusent de s’acquitter de leur dette meurent dans les plus brefs délais. Chaque acte de l’adaptation s’organise autour de l’un de ces épisodes. C’est tout d’abord le prévôt des marchands surnommé « panse de buffle, foie de requin » qui fait les frais du rire dévastateur. Vient ensuite le tour d’un éleveur de crocodiles et c’est enfin le président lui-même qui succombera après avoir défié le mendiant Sékhélé21.

13 La question de la coïncidence entre personnage et acteur évoquée en introduction prend dans ce spectacle un sens particulier car la figure du conteur – équivalent scénique du narrateur dans la nouvelle – se confond avec celle du mendiant. Ainsi, Sékhélé lui-même prononce la dernière réplique et conclut son histoire en employant la troisième personne du singulier : On retrouva le corps de Sékhélé l’œil sec, il était vide, sa peau était vide à l’intérieur ; pas un os, pas un bout de chair, qui était cet homme ? On vint encore dire au juge qu’on avait vu Sékhélé à 4 endroits de la ville. On l’a vu à Poto-Poto, à Ouenzé, à Bacongo, à Talangaï et à… (nom de la ville où le spectacle se joue)22

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Ce dispositif dans lequel le personnage raconte sa propre absence illustre bien le paradoxe incarné par Sékhélé. Le corps rempli d’air qui fait rire par ses pets n’est plus qu’une enveloppe vide à la fois partout et nulle part.

Ces fruits si doux de l’arbre à pain

14 Ce spectacle monté par Antoine Yirrika en 1994 avec l’aide du Centre Culturel Français (CCF) de Brazzaville et la collaboration de Christian Remer à la mise en scène, présente un caractère plus ambitieux que le précédent dans le sens où il s’agit de l’adaptation d’un roman. Cette fois, les documents à notre disposition sont plus variés et plus nombreux. Nous disposons de deux versions du texte – l’une annotée en vue du spectacle et l’autre « au propre », destinée à la publication – ainsi que d’un montage vidéo promotionnel qui nous permet de visualiser la scénographie et le jeu des acteurs. L’entretien avec Antoine Yirrika qui a bien voulu partager avec nous ces documents a d’ailleurs eu lieu dans les locaux de l’association « Tchicaya U Tam’si » qu’il a fondée à Brazzaville.

15 Le roman Ces fruits si doux de l’arbre à pain raconte l’histoire du juge Raymond Poaty, un haut magistrat congolais qui, quelques années après l’indépendance, s’interroge sur une série de meurtres qui trouverait son origine au sommet de l’État. Constatant qu’il ne peut rien faire en suivant la voie légale, il prend position publiquement, et, alors qu’on le surnomme « le prophète Raymond »23, il disparaît mystérieusement, sans doute pour être torturé et tué en secret. À la suite de ce rapt, c’est le fils de Raymond, Gaston, qui passe sur le devant de la scène. Une révolution a lieu, le chef corrompu tombe et un régime marxiste se met en place. L’histoire se répétera pourtant et Gaston devra s’enfuir pour échapper à la mort. En parallèle de cette trame urbaine, le lecteur prend connaissance d’une suite de contes racontés par un personnage mystérieux, la jeune Mouissou. Les récits proférés au village, autour du feu de la veillée, redoublent et commentent le parcours des Poaty. La complexité de l’intrigue que nous ne faisons ici qu’effleurer constitue un défi pour toute tentative de transposition qui doit trouver un équilibre entre une simplification excessive et un foisonnement inintelligible.

16 Dans son travail d’adaptation, Antoine Yirrika a privilégié la fidélité et le collage d’extraits tout en jouant sur la distribution de la parole pour faire du récit un discours. Afin de rendre compte du travail de sélection et de réduction, il suffit de prendre un paragraphe situé à la fin du second chapitre et d’observer ce qu’il devient dans l’adaptation. Dans le roman, donc, une longue description de paysage permet de mettre en valeur le « tchilolo », arbre totémique de la famille Poaty : À perte de vue, quand, de leurs flammes gloutonnes, les feux de brousse ont brûlé à ras l’herbe de la savane et n’ont laissé après cette infernale fenaison que des éteules noires, on voit, ça et là, un arbuste à feuilles persistantes, aux racines traçantes, qui saigne rouge, que l’on nomme : tchilolo. Sa taille n’est pas plus haute que celle d’un homme accroupi. À peine un enfant – pas un homme en tout cas – se cacherait derrière son feuillage, peu abondant d’ailleurs. Ses fruits en grappe sont des papayes en miniature, d’où le nom qu’on leur donne : bilolo. Comme les fruits du papayer, ils sont du même vert sombre quand ils ne sont pas mûrs, jaune quand ils le sont. Cependant, ni à l’aspect ni au goût on ne peut assimiler les uns aux autres. À l’intérieur, le fruit du tchilolo se fragmente comme une mandarine. Sa [La] chair [de son fruit] est sanglante comme sa racine. Elle n’est pas juteuse, au contraire, mais très ferme et surtout farineuse. En fait, il y a un fruit qui a ce côté farineux et qui lui est

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comparable : [S’il y a comparaison à faire, ce fruit est comparable à] celui de l’arbre à pain, autrement dit le fruit à pain24. On constate aisément que, tout en restant fidèle, le compilateur réduit le texte de manière drastique et seules demeurent les quelques lignes ci-dessous : Arbuste à feuilles persistantes, aux racines traçantes, qui saigne rouge. Sa taille est celle d’un homme accroupi. Ses fruits en grappe sont des papayes en miniature, Le fruit et l’arbuste ont le même nom. La chair de son fruit est sanglante comme sa racine. Pas juteuse mais ferme et surtout farineuse. S’il y a comparaison à faire, ce fruit est comparable à celui de l’arbre à pain25. Il y a là très peu de transformations et les quelques formules qui ne relèvent pas directement du collage servent à résumer le texte romanesque et à lier entre elles les propositions sélectionnées.

17 Comme pour le conteur dans Sékhélé, se pose le problème de l’énonciation et de l’exposition. Qui doit prendre en charge la narration tchicayenne ? Encore une fois, l’examen de ce prologue nous renseigne sur un processus qui se prolonge au-delà de l’écriture d’une première version. Le texte dactylographié indique un seul acteur pour l’ensemble du prologue mais les ajouts au stylo bleu proposent une répartition de la parole qui ne se fait pas en fonction de personnages mais de personnes, puisque ce sont les acteurs, Nicolas Bissi, Flore MBongo, Louis Mouboundou et Alphonsine Moundélé, qui sont désignés. L’influence réciproque entre le texte écrit et les nécessités de la scène telle qu’elle est décrite par Almuth Grésillon est bien présente ici. Dans ce cas de figure, le texte est bien avant tout un support pour la préparation du spectacle. La présentation neutre dans le document mis au propre marque, elle, un détachement du texte par rapport à cette mise en scène particulière. Le terme acteur revient d’ailleurs pour désigner les locuteurs.

Prologue de l’adaptation de Ces fruits si doux de l’arbre à pain par Antoine Yirrika, version de travail annotée.

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Prologue de l’adaptation de Ces fruits si doux de l’arbre à pain par Antoine Yirrika, version « au propre » destinée à la publication.

18 Le genre théâtral impose le dialogue là où dominait la narration et, dans certains cas, ce passage d’un genre à l’autre peut figer l’interprétation en mettant par exemple dans la bouche d’Isidore, ami et admirateur du juge Poaty, des paroles presque inassignables dans le roman. Ainsi, le texte de Tchicaya évoque des justifications apportées au comportement général du juge et celles-ci peuvent aussi bien émaner d’un flatteur que du personnage lui-même : La porte a toujours été ouverte à ses désirs, pour ne pas dire ses ambitions. L’optimisme mouille de ses eaux bienfaisantes les eaux de son cœur. Il se gagne ainsi des sympathies qui sont nécessaires à sa cause. Sa cause est le sanctuaire d’un grand dessein. Il est juste qu’il soit juste, puisque, par la grâce de Dieu, il est juge des actions des hommes26. La version adaptée par Antoine Yirrika, en assignant cette parole à un personnage, réduit les possibilités d’interprétation et le passage à la deuxième personne du singulier nous rappelle qu’il s’agit là d’une conversation : La porte a toujours été ouverte à tes désirs, pour ne pas dire tes ambitions. L’optimisme mouille de ses eaux bienfaisantes les eaux de ton cœur. Tu te gagnes ainsi des sympathies qui sont nécessaires à ta cause. Ta cause est le sanctuaire d’un grand dessein. Il est juste que tu sois juste, puisque, par la grâce de Dieu, tu es juge des actions des hommes27. 19 Le but de cette démarche n’est pas pour autant de figer le texte en explicitant des passages jugés obscurs. La mise en scène, que l’on peut reconstituer à partir de nombreuses notes sur le document de travail, crée de nouvelles ambiguïtés en s’appuyant sur un langage qui lui est propre. La coïncidence acteur-personnage joue – comme pour le conteur-Sékhélé – un rôle déterminant dans la transformation du roman en spectacle. Les indications sur le brouillon, ainsi que les courts extraits de la

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captation, nous permettent de voir que le juge Raymon Poaty et son fils Gaston sont incarnés par un seul acteur : Matondo Kubu Turé. Ce choix scénique rétablit en quelque sorte l’ambivalence originelle du roman. Après avoir distribué une voix composite entre plusieurs acteurs, un seul acteur assume deux personnages qui se succèdent dans le roman.

Conclusion

20 Comme indiqué en introduction, il manque encore bien des pièces pour reconstituer les dossiers génétiques de ces adaptations et les difficultés déjà grandes en ce qui concerne les textes édités au Congo sont encore renforcées pour ces productions par essence éphémères. Les trois exemples choisis pour cet article sont les plus significatifs mais ils ne sont pas uniques et on retrouve d’autres projets sur le sol congolais28 ou à l’étranger29. Le phénomène, à Brazzaville et à Pointe-Noire, témoigne de l’aura d’un auteur qui a pourtant quitté son pays natal à l’âge de 15 ans pour y revenir de manière sporadique. Sa célèbre assertion concernant un de ses collègues de la « phratrie » des écrivains congolais – « Je dirais que Sony habite le Congo, moi le Congo m’habite30. » – est assurément plus vraie encore depuis que des lecteurs – pour la plupart congolais – se sont emparés de ses textes.

21 Il est important à présent de souligner que d’autres auteurs ont bénéficié de ce traitement qui semble être à la fois un moyen de canoniser des écrivains et d’enrichir le patrimoine théâtral. Dès 1981, La troupe Ngunga, à laquelle appartient Matondo Kubu Turé, monte Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane. Antoine Yirrika, en plus de Ces fruits si doux de l’arbre à pain, a aussi adapté plusieurs textes et ensembles poétiques de Jean-Baptiste Tati-Loutard. Matondo Kubu Turé a créé – après Tchicaya U Tam’si Poète congolais – un spectacle sur Aimé Césaire. Enfin, Christian Remer, qui a collaboré à la mise en scène de Ces fruits si doux de l’arbre à pain, était venu au Congo pour monter un autre adaptation : le recueil de nouvelles Jazz et Vin de Palme d’Emmanuel Dongala.

22 De la mise en procès du poète à la création d’un personnage double, les différentes réécritures de Tchicaya U Tam’si – qu’elles tirent leur substance de la poésie, d’une nouvelle ou d’un roman – s’affirment avant tout comme des réflexions sur le lieu de l’énonciation et la distribution de la parole. Les lecteurs, qui dans certains cas sont aussi acteurs, souhaitent reprendre les mots du poète afin de prolonger son œuvre et de dépasser les réserves du public à son égard. L’exercice n’est ni unique ni nouveau et il est intéressant, pour les trois ensembles étudiés, de reprendre les mots de François Regnault qui avait inventé un prologue à La Dispute de Marivaux en combinant divers extraits des textes de l’auteur : « Tout le grain est authentique, le tamis seul est d’emprunt31. » Ces œuvres nouvelles qui naissent des textes de Tchicaya et qui s’inscrivent dans une même période historique témoignent de la place particulière du poète dans son pays d’origine et de son influence sur le monde de la culture.

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BIBLIOGRAPHY

Agence d’information d’Afrique centrale, 26 juillet 2014, « Tchicaya U Tam’si : un poète injustement méconnu, défendu par Boniface Mongo-Mboussa », en ligne : http://www.adiac- congo.com/content/tchicaya-u-tamsi-un-poete-injustement-meconnu-defendu-par-boniface- mongo-mboussa-17493 (consulté le 5 septembre 2014).

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NOTES

1. Cet ensemble placé près de la gare du CFCO (chemin de fer Congo-Océan) entre dans le projet de monuments historiques prévu par le gouvernement congolais. Le discours du directeur général du Patrimoine et des Archives, Samuel Kidiba, est à ce sujet éclairant : « Ils ont, ainsi, par leur action, leur talent et leur envergure, dans les disciplines, leurs activités et leurs ordres, participé à l’élaboration et à l’éclosion des créativités littéraires, spirituelles, médiatiques et sportives qui ont façonné les imaginaires de l’homme congolais moderne. » (cité par Pascal Ngalibo-Yala in « Vingt-huit bustes ont été dévoilés, rue Melvin Jones, à Brazzaville », La Semaine africaine du 14 août 2012). 2. La plupart des documents présentés ici ont été rassemblés lors d’un travail de terrain effectué à Brazzaville et Pointe-Noire en août 2012. Cet article reprend et adapte le texte d’une séance du séminaire de l’ITEM du 18 janvier 2013. 3. Chiappano, Nino, Tchicaya notre ami : l’homme, l’oeuvre, l’héritage, A.A.F.U : Agence de la francophonie, 1998. 4. Chemain-Degrange, Arlette, Chemain, Roger, De Gérald Félix-Tchicaya à Tchicaya U Tam’si : hommage, Paris, L’Harmattan, 2008. 5. Mongo-Mboussa, Boniface, Tchicaya U Tam’si, Le viol de la lune : Vie et œuvre d’un maudit, La Roque-d’Anthéron, 2014. 6. Agence d’information d’Afrique centrale, 26 juillet 2014, « Tchicaya U Tam’si : un poète injustement méconnu, défendu par Boniface Mongo-Mboussa », en ligne : http://www.adiac- congo.com/content/tchicaya-u-tamsi-un-poete-injustement-meconnu-defendu-par-boniface- mongo-mboussa-17493 (consulté le 5 septembre 2014). 7. Nous pouvons citer ici le metteur en scène Christian Remer pour Ces fruits si doux de l’arbre à pain ou les universitaires Arlette et Roger Chemain pour l’adaptation de la nouvelle « Le Fou rire ». Dans ce dernier cas, notons que le critique se fait auteur et transformateur du texte qu’il commente. 8. Grésillon, Almuth, Léger, Nathalie, « Brouillons de l’éphémère, pour une génétique du théâtre », in Genesis no 25, 2005, p. 7. 9. Grésillon, Almuth, Thomasseau, Jean-Marie, « Scènes de genèse théâtrale », in Genesis n o 25, 2005, p. 19. 10. Tchicaya U Tam’si, Le Zulu, suivi de Vuene le fondateur, Paris, Nubia, 1977. 11. Tchicaya U Tam’si, Le Destin glorieux du maréchal Nnikon-Nniku, Prince qu’on sort, Paris, Présence Africaine, 1979. 12. Mukala Kadima-Nzuji, entretien effectué le 3 août 2012. 13. Garran, Gabriel, « L’empreinte de Tchicaya », Cultures Sud n o 171, octobre-décembre 2008, p. 112. 14. L’Atelier imaginaire, Paris, éd. l’Âge d’Homme, 1987, p. 169-185. 15. La première diffusion a eu lieu le 16 octobre 2011 à 22 h et l’émission est restée un an en écoute sur Internet. Une fiche concernant ce programme est disponible à l’adresse suivante : http://www.franceculture.fr/emission-fictions-theatre-et-cie-11-12-le-bal-de-ndinga-2011-10-16 (consulté le 6 novembre 2014). 16. Chalaye, Sylvie, « Les trois coups de théâtre de Tchicaya U Tam’si, Cultures Sud n o 171, octobre-décembre 2008, p. 71. 17. Kubu Turé, Matondo, « Mise en scène d’une poésie, mise en verbe d’une écriture », in Europe no 750, octobre 1991 p. 127-128. 18. Dans un entretien, Tchicaya expose ainsi une méthode de travail qui associe la voix au travail d’écriture : « Paradoxalement, je n’aime pas les choses écrites. Je travaille… au magnétophone ! Comme dirait Flau, je “gueule”. Enfin, pas systématiquement. Puisque c’est destiné à être imprimé, je dois bien m’astreindre à tracer des signes. Mais j’aime surtout palabrer, discuter. »

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(« Tchicaya U Tam’si, écrivain de l’Afrique et du destin » Entretien avec J.‑M. de Montrémy pour le quotidien La Croix, 12-13 octobre 1980). 19. Entretien avec Matondo Kubu Turé le 9 août 2012. 20. « Sékhélé, Tchicaya U Tam’si, Compagnie Punta Negra », in La Revue Noire no 10, septembre- octobre 1993, p. 6‑7. 21. Pour une analyse plus détaillée de cette nouvelle et une réflexion sur l’oralité dans l’œuvre de Tchicaya U Tam’si, on consultera avec profit l’article de Michel Naumann, « Culture orale et contemporaine et écriture d’une nouvelle de Tchicaya U Tam’si » in Mots Pluriels n o 9, février 1999. 22. Sékhélé, tapuscrit inédit non daté, p. 25. 23. Tchicaya U Tam’si, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, Paris, Seghers, 1987, p. 143. 24. Ibid., p. 17-18. Nous soulignons les passages repris tels quels dans l’adaptation. 25. Yirrika, Antoine, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, tapuscrit inédit non daté, version de travail annotée, p. 1. Nous soulignons les ajouts. 26. Tchicaya U Tam’si, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, op.cit., p. 38. 27. Yirrika, Antoine, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, op.cit., p. 7. Nous soulignons. 28. En août 2012, au moment de notre enquête à Brazzaville, la troupe du théâtre national préparait une adaptation de « Nkollé » un conte tiré de l’anthologie Légendes Africaines compilée par Tchicaya. 29. Christian Remer a mis en scène au Havre, toujours avec la compagnie Punta Negra, le spectacle Un vaurien chez les sauriens adapté de la nouvelle « Noces » que l’on trouve dans le recueil La Main sèche. 30. Cité dans Chiappano, Nino (éd.), Tchicaya notre ami, l’homme, l’œuvre, l’héritage, Paris, Agence de la francophonie, 1998. 31. Cité par Jean Goldzink in Marivaux, Les Acteurs de bonne foi, La Dispute, L’Épreuve, édition de Jean Goldzink, Paris, G.F. Flammarion, 1991, p. 104.

ABSTRACTS

As a playwright, the congolese writer Tchicaya U Tam'si (1931-1988) has only authored three plays : Le Zulu, Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon-Nniku prince qu'on sort and Le Bal de Ndinga. Nonetheless, many theatrical adaptations of his novels, short stories and poems reveal both Congolese and French artists wished to re-appropriate the legacy left by U Tam'si they used to call "the father of our dream". The analysis of three performances based upon U Tam'si's writings and put on in Brazzaville and Pointe-Noire shows how the stage transforms the texts and how the real author becomes a fiction character.

L'œuvre théâtrale de l'auteur congolais Tchicaya U Tam'si (1931-1988) se résume à trois textes : Le Zulu, Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon-Nniku prince qu'on sort et Le Bal de Ndinga. Cependant, les nombreuses adaptations pour la scène de romans, nouvelles et autres ensembles de poésies témoignent de la volonté qu'ont eue certains artistes congolais ou français de se réapproprier l'héritage du « père de notre rêve ». Au travers de l'examen de trois spectacles montés à Brazzaville et à Pointe-Noire, cet article tente de montrer comment la scène transforme les textes et comment l'auteur lui-même devient un personnage représenté et fantasmé.

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AUTHOR

PIERRE LEROUX

Doctorant, université Paris III

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Sony Labou Tansi : L’Anté-peuple ou le peuple hanté

Patrice Yengo

1 Sur Sony Labou Tansi, bien des choses ont déjà été dites et quelquefois des plus farfelues. Il n’est qu’à lire les gloses des soi-disant « experts » de la littérature africaine sur les « petites mains » de Sony Labou Tansi pour s’en convaincre. Or ce qui frappe d’emblée lorsqu’on se penche sur l’œuvre de cet écrivain c’est son caractère extrêmement prolixe : sept romans, huit pièces de théâtre, des nouvelles, des recueils de poésie, et, seize ans après sa mort, nous n’en avons pas encore fait le tour. La publication il y a quelques années par la Revue noire du coffret L’Atelier de Sony Labou Tansi1 en est la preuve. Et depuis que je travaille dans l’équipe de recherche « Manuscrits francophone » de l’ITEM, aucun jour ne passe sans que nous nous extasiions, mes collègues et moi, sur les joyaux que nous ne cessons de découvrir dans les cartons inexplorés des manuscrits de Sony.

2 Sony Labou Tansi – Marcel Sony de son état-civil –, est né en 1947 en République démocratique du Congo et est décédé le 14 juin 1995 à Brazzaville. Scolarisé d’abord en kikongo au Congo-Kinshasa où il a vu le jour, il a poursuivi ses études au Congo- Brazzaville d’où sa famille était originaire ; il est devenu par la suite professeur d’anglais. Considéré comme le chef de file d’une nouvelle génération d’auteurs francophones d’Afrique noire, il a créé le Rocado Zulu Théâtre à Brazzaville qui lui a permis de mettre en scène l’ensemble de ses pièces. Son œuvre a été consacrée par de nombreux prix dont le Grand prix littéraire de l’Afrique noire pour L’Anté-peuple2 en 1988.

Comment résumer ce livre ?

3 L’Anté-peuple est son premier roman. Il a été écrit en 1976 et publié seulement en 1983 à la suite du « légendaire » La Vie et demie et du scandaleux L’État honteux. Mais avant de donner notre résumé du livre, voici ce que l’auteur disait lui-même de son livre à

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Pierrette Herzberger-Fofana de la Friedrich-Alexander-Universität Erlangen- Nürnberg : Le fond du roman repose sur une histoire vécue. J’ai gardé le nom de Dadou, le personnage principal qui vit actuellement à Brazzaville. À la suite d’un faux témoignage contre lui, il a dû s’évader de sa ville natale, Kinshasa. Car il était accusé d’avoir terni l’honneur d’une jeune fille. Et cette dernière s’est donc retrouvée enceinte. J’ai été choqué de voir qu’aucun moyen scientifique n’a été utilisé pour établir la paternité biologique. Ce genre de situation bâtarde relève plus de l’émotion que de la raison pure et porte ainsi souvent préjudice à des innocents. Dans le roman, Yavelde est amoureuse de son professeur, ce qui n’est pas interdit, mais elle est désespérée et commet un geste incontrôlé : elle se suicide. Le geste d’un être mû par la passion. Tel est le récit romancé. Quant à la vraie histoire, elle m’a été racontée en 1977 à Pointe-Noire par un jeune homme que j’ai rencontré chez mon ami André. Ce jeune homme sympathique dormait sur une natte au salon. Le titre initial du roman d’ailleurs était La Natte. J’ai donc été surpris de voir que cet être posé, intelligent et humain, dormait par terre en pleine ville. Je lui en ai demandé la raison. Il m’a expliqué qu’il avait été obligé de fuir Kinshasa à cause d’une fausse accusation : une jeune fille savait qu’il était innocent, mais ne pouvait pas le prouver. À partir de cette anecdote, j’ai créé les personnages de mon roman et toute l’action qui en découle3. 4 Le « héros » de L’Anté-peuple, le citoyen Dadou, est directeur de l’école normale de filles à Kinshasa. Résistant aux avances d’une jeune élève, Yavelde, il se trouve entraîné dans la spirale d’une passion obsessionnelle à laquelle il essaie d’échapper en buvant. Non seulement, il n’y arrive pas mais ce « citoyen » respectable tombé petit à petit dans l’ivrognerie et le déshonneur doit désormais faire face à un « complot » post mortem. En effet, la jeune fille s’est tuée de désespoir en laissant une lettre qui accuse Dadou de l’avoir mise enceinte. À cette nouvelle, la foule saccage sa demeure. Ses deux enfants sont lynchés et sa femme se donne la mort de désespoir. Arrêté, il est jeté en prison. Au bout de quatre ans d’incarcération sans jugement, il arrive à s’échapper grâce à des complices qui l’aident à passer de l’autre côté du fleuve où il trouve refuge dans un village de pêcheurs. Dadou y est à nouveau arrêté. Cette fois, ce sont les hommes de la milice du Parti, les « Bérets », qui l’emprisonnent. Torturé et laissé pour mort dans un ravin, il est sauvé in extremis par des maquisards. Le voilà enrôlé dans le maquis et obligé d’errer à Brazzaville sous le déguisement d’un fou. C’est la défroque de cette folie simulée qu’il commet l’attentat que tout le monde attendait en mitraillant le Premier secrétaire du Parti en pleine messe de Pâques. Entretemps, il est rattrapé par une autre femme, Yealdara, cousine de la première, qui l’a suivi de Kinshasa et a fait le même chemin que lui. C’est auprès d’elle qu’il retrouve son cœur d’enfant tandis que tous les fous sont pourchassés et exécutés dans la ville de Brazzaville. Dès lors, l’existence redevient aléatoire car « (…) si la vie cesse d’être sacrée, la matière, toute la matière ne sera plus qu’une sourde folie4. » La folie est peut-être le maître mot de cette œuvre étonnante, détonante, car dans « ce pays que Dieu a quitté », la folie est ce contre quoi tout le monde lutte. C’est elle qui imprègne de sa surréalité tous les personnages, les évènements et l’histoire même qui, pour le coup, compte peu. Mais, contre elle il y a le foisonnement de la vie au-delà même de la vie misérable de la mort par contumace.

Folie et mort : un peuple hanté

5 Mais pour coller au plus près à cette folie, il faut s’éloigner des berges de l’exotisme. Pas de gris-gris, de féticheurs, de scènes de sorcellerie. Pas de folklore. Nul souci de plaire

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non plus. L’Anté-peuple, c’est donc avant tout le regard lucide, combattif et sans concession que l’écrivain porte sur l’Afrique postcoloniale et particulièrement les deux Congo hantés par deux dictatures qui, pour se réclamer de deux idéologies différentes, ne relèvent pas moins du même envers où les oligarchies prennent possession des États-nations bricolés par les anciens colons belges et français. Sony Labou Tansi est lui-même victime de ce bricolage, puisque natif du Congo belge, qui se changera en Zaïre sous Mobutu avant de redevenir Congo (République démocratique du Congo), il fera ses études et enseignera au Congo-Brazzaville. Mais l’attaque porte moins sur les anciens colons, que sur les dirigeants actuels, ceux qui ont hérité du pouvoir et qui d’une rive à l’autre ne cessent de fomenter des coups d’État, des guerres sans fin. Aucune discontinuité donc entre des dictatures qui sont parfaitement transposables jusque dans leurs rites de pacotille, mais aucune discontinuité non plus du côté du génie du peuple et de son identité. C’est grâce à ce génie commun que d’un côté ou de l’autre du fleuve, l’on se reconnaît et s’entraide.

6 Mais le peuple hanté ne l’est pas seulement par ses dictateurs. Il l’est aussi par ses propres démons, héritages peu consensuels d’un monde en mouvement qui n’a réussi à battre en brèche l’ordre ancien que pour mieux exalter les fantasmes individuels. Et la femme est au centre de ce fantasme. Loin de la figure de victime, mineure et exploitée, qu’on aime à lui assigner en Europe, la femme africaine, congolaise, est ici aux deux bouts de la chaîne de la narration. Ange de la tentation, elle est la source des malheurs du héros dont elle réveille les désirs les plus enfouis, mais elle est aussi, par la grâce de l’amour, celle par laquelle la rédemption arrive. Paradoxalement, c’est par la vertueuse Yavelde, dont le nom évoque le mot Yaveh, que le scandale surgit, alors que Yealdara, fille libre, sacrifie sa liberté pour lui. C’est que Yealdara est « peut-être, comme toutes les femmes, putain, mais putain des hautes sphères morales, putain du large de la vie ; et le large de la vie, pour y aller, il faut du talent, de la patience5. »

7 Le héros, qui se tient entre ces deux pôles de l’image – presque stéréotypée – de la femme, n’est pas un homme d’exception, loin s’en faut. Bien qu’il ait été un ancien étudiant de l’Université Lovanium (Kinshasa) et qu’il ait soutenu une thèse en droit sur L’Ombre de la loi chez les criminels, cet ancien partisan de Lumumba qu’est Dadou, esprit en apparence scrupuleux, n’est qu’un personnage falot, sans grande envergure, qui traîne son mal-être comme un fardeau au gré des événements. Les premiers, qui donnent prétexte au roman, sont pour le moins mesquins voire insignifiants. Et les néologismes bâtards comme merdant ou les qualificatifs auto-dépréciatifs comme moche, qu’il applique aussi à tout ce qui l’entoure, finissent par le rattraper. Lorsque dans la deuxième partie du livre, il se dilue dans le paysage pour faire place au personnage féminin de Yealdara, il n’y a pas de place alors que pour la « mocherie », une « mocherie » gluante qui s’incruste dans toute la société, celle des humbles brisés par la terreur comme celle des puissants et des hommes forts, égarés dans leur folie meurtrière : « Il y a ici la naissance d’un phénomène qui devient progressivement naturel et qui s’appelle “mocherie”. Et c’est pourquoi nous vivons et crevons dans ce monde le plus moche du monde6. » À ce niveau, plus rien ne résiste à la mocherie, qui devient collective et caractérise désormais ces êtres de l’entre-deux-mondes, partagés entre l’inquiétude quotidienne et la peur panique, l’absurde et l’horreur, que Sony Labou Tansi désigne par le terme des « peut-être-vivants »7. Pourtant, dans cette vie approximative, immergée dans une totale atmosphère de cauchemar, où le meurtre est quotidien et la vie dévaluée, il est encore question de vie. D’abord parce que ces deux

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pays, les Congo, qui irriguent ce récit sont paradoxalement des « pays où les choses sont les plus tendres du monde. Le ciel, le fleuve, l’herbe – tout est tendre. Mais c’est sur cette divine tendresse des choses que les hommes se tuent8(…). » Ensuite, parce que Sony sait rendre tragique toute sa poésie, au-delà de l’absurde.

8 Cependant, le tragique dans sa dimension poétique ne tient pas exclusivement à l’histoire mais à la façon de la raconter. La narration chez Sony Labou Tansi est fondée sur l’idée qu’il faut envisager le récit en immersion dans son contexte social et politique, dans son environnement intérieur et extérieur. Défilent alors sous la plume de l’auteur une multitude de personnages aussi singuliers que visuellement contrastants. Citons pour mémoire, outre Dadou, Yavelde et Yealdara, du côté de Kinshasa : le commissaire, Landu le chauffeur, Malvoisi avocat et ancien professeur de droit, Falodiati compagnon de cellule de Dadou emprisonné pour détournement de fonds, le régisseur de la prison etc. De l’autre côté du fleuve, l’on va à la rencontre de Fortuné Loupanzo, un vieux qu’on appelle aussi Sacramento, de Sylvain et Henri, de Mpené Maléla, d’Abounkira, de Zarathoustra ou de la folle Kaounsura etc. La description qui accompagne chacun des personnages rompt presque avec la fiction et flirte avec une authenticité documentaire qui déborde le récit comme dans cette appréciation qui est faite du chauffeur Landu : « Son âge témoignait et sa manière de combiner la politesse à la politique. Politisé et poli, (…) Landu disait ses « M’sieur le Citoyen » avec un indice de vénération9. »

Chronique urbaine et réalisme quotidien

9 Dès ce moment-là, le récit prend l’allure d’une chronique urbaine et fait un sort à certains lieux, surtout ceux fréquentés par les élites, « Le Magistrat », « Le Quatre- deux-quatre, le night-club de l’Intelligentsia » ou « Chez tantine Kamikaze ». Nous nous familiarisons avec les quartiers de la ville de Kinshasa, Matongué, Limété, les deux Yolo : Yolo-Nord et Yolo-sud, Ranquin, Kalamu. Même les rues se déclinent dans leur particularisme hérité de la colonisation belge : « rue Kabambala numéro septante- deux »10. Cette chronique nous ouvre les portes d’un univers urbain complexe où le quotidien s’extériorise en marques de voitures, « Datsun, La vieille Mazda, Peugeot 404 » ou de bières, « Polar, Amstel, Heineken, Régla, Skol », en marques de produits alimentaires, « Lait Nido », ou d’habillement, la veste « Abacost » imposée par Mobutu comme symbole de l’authenticité zaïroise. Mais, malgré son naturalisme, le roman déroule la représentation d’une réalité qui est de loin indépendante du réel qu’elle décrit : « Les lampes trop espacées accusaient une fatigue, un curieux désespoir11. » Chacun y lutte pour se faire entendre, être reconnu et réussir, c’est l’article 15. C’est le monde de la débrouillardise : « On disait que l’homme d’ici était cent fois plus malin que son salaire12. »

10 Le déroulé des noms n’est pas une simple litanie des lieux et places à usage touristique mais un acte de nomination. « En tant qu’écrivain, mon travail consiste à nommer (…) Et je crois que dans tout ce que j’ai écrit, j’ai nommé », disait Sony Labou Tansi en substance. Car nommer une chose, c’est la faire advenir, la rendre sensible et intelligible, l’insérer dans un ordre où elle acquiert toute sa teneur symbolique en se dévoilant. L’écriture vient ici en renfort de cette culture de l’oralité et de l’incarnation, qu’on peut appréhender à partir des chansons du musicien-compositeur Tabu Ley (alias Rochereau) dont il assure la traduction (Mokolo na koKufa) ou triture les textes : « Banda

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yangaï bomwana / nazwaka te kaka Nzambé / nako kwamisa. Il avait changé le dernier mot du couplet pour mettre la chanson à sa propre dimension – Ley avait parlé de “prier Dieu” [ko sambela], mais lui alla trouver le mot kwamisa. Dans une des langues du pays : emmerder Dieu, c’est plus humain – c’est moins moche, et Dieu doit aimer ça13. »

11 Mais nommer, c’est aussi certifier d’une occurrence et l’inscrire dans la chaîne signifiante de la lignée familiale comme marqueur patronymique : – Si on fait un gosse, on l’appellera Natty, ou peut-être Natta. – Ça ne veut rien dire, Natty. – Ça vient de la natte […], je pense à ma natte, là-bas en prison14. 12 Subtile référence au titre original de ce livre qui devait s’appelait au départ La Natte et à la façon qu’ont les Bantous de prénommer leur progéniture – natta voulant dire aussi porter. Cette utilisation des mots peut aussi opérer un transfert de la puissance des ancêtres ou des disparus sur les vivants « Sadi-Motara était le nom d’un oncle à moi, très célèbre. J’espère qu’il vous portera bonheur15. » car dans ce pays, « Il y avait des noms qu’on versait comme du vin sur la tête des choses. Et ça se mêlait. Et ça dégageait l’espoir16. » L’espoir est bien l’horizon de cette tragédie contre laquelle il faut imposer la vie et ses mots mais surtout ce qui git sous les vies et les mots : « La vie. C’est toujours lourd. Les mots aussi. Mais maintenant, ce qui compte pour moi c’est ce qui dort sous les mots (…) ; ce qu’il y a sous les vies17 ». Il se trouve que sous les mots, une matérialité se rebelle à être désignée ; des éléments, des choses se moquent du nom qu’on leur donne, se situant au-delà des mots, de toute éternité : « Majestueux fleuve ! Nous t’appelons Congo. Nous t’appelons Zaïre, mais toi, comment tu nous appelles ? Comment tu nous vois ? Comment tu nous penses18 ? ».

13 Dans ce milieu tout change à grande vitesse. Les ministres défilent au gouvernement au gré de l’humeur du père de la nation et guide providentiel, les rues, les places publiques sont débaptisées à tour de bras. Et même dans la vie quotidienne, une danse en remplace une autre au rythme infernal des succès musicaux des orchestres de Kinshasa : « Le “choquer” était cette nouvelle danse zaïroise qui avait détrôné la “cavacha” et l’“ekonda saccadé”19. » Il faut savoir garder en mémoire et nommer devient l’acte par lequel l’actualité s’instruit de la longue chaîne de la réminiscence. Preuve de l’absurdité des changements préconisés en Afrique, celui des noms que Mobutu avait imposé en substituant les noms « authentiquement zaïrois » aux prénoms chrétiens ou musulmans. Ces changements qui stipulaient clairement qu’on « n’a pas besoin “d’anciens hommes” »20 portaient tous l’ambition de créer « l’homme nouveau » – fin mot des indépendances – : « Un seul mot avait frappé les oreilles de Dadou : ancien homme. Il y avait du vrai là-dedans21. » Mais dans ce jeu de substitution, l’authenticité zaïroise, héritière de la toute-puissance coloniale, se double des lubies de nouveaux dirigeants. Yealdara doit affronter le harcèlement d’un agent de « la Commission spéciale du protocole authentique. Il cherche des jolies pour les présidents qui viennent aux assises de l’OUA. Ça fait deux jours qu’il me court après. Il veut ramener un bon morceau pour avoir une bonne enveloppe22. »

Au cœur du tragique mais au-delà de la mort

14 Il apparaît clairement que la tragédie s’assume, jusqu’à l’excès, dans la performance mécanique des nouveaux cultes et de ses rites. Et les papiers sont les nouveaux fétiches de cette religion de « l’homme nouveau » : « Il n’y a plus que les papiers qui raisonnent,

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qui pensent, qui respirent23. » « (…) la carte de visite, puis la vieille carte nationale, puis la carte de dévouement à la cause, puis la carte du Parti sur celle du Rassemblement des femmes »24. Mais contre les papiers, il y a la vie et l’homme de chair, le Noir qui « est plus malin que les papiers. Il les aura toujours25. » Il faut croire que personne n’est dupe même si et surtout si l’on joue à le paraître : « Ici, être dupe devenait souvent le bonheur le plus sûr et le plus grand26. » Car si la survie est dans le faire-semblant, le salut est dans la croyance. Toutefois la croyance est ailleurs : « Ici, nous croyons fortement, nous croyons en tout. Nos idées font ce que nos corps ne peuvent pas27. » En fait ce que les corps ne peuvent pas faire c’est à Dieu qu’il est demandé de le faire : « Seigneur Dieu, souffla la vieille, fais ta part des choses. Nous avons fait la nôtre28. » Chez Sony Labou Tansi, la supplique vient révéler une exigence de révolte contre l’inertie générale et un acte de rébellion qui s’édifie dans le meurtre du Premier secrétaire du parti, assassiné à la messe de Pâques, et dont la ritualité tragique est transformée en une esthétique du désespoir. Dadou en réchappe, certes mais cela a-t-il vraiment une importance ? Puisque personne ne réchappera, pour sûr, de cet engrenage infernal.

15 L’assassinat du dirigeant est l’aboutissement d’un texte qui institue ainsi la cruauté comme règle d’or de l’absurdité et de l’arbitraire postcolonial. Il s’opère par la même occasion un déplacement du sens des mots ; de la mort sur la vie et l’engagement. Le chef qui confie à Dadou la mission de tuer le Premier l’énonce plus ou moins explicitement : « Nous sommes des morts. Et un mort ne pose pas de questions. Un mort, ça pourrit. Vite ou lentement, mais ça pourrit. Les questions, les réponses, nous, on les laisse aux vivants29. » Dès qu’il est passé de l’autre côté du fleuve, Dadou est conscient qu’il a rejoint les rives des morts, celle des gens du fleuve qui ont refusé une appartenance sociale faussée par les compromissions et ont décidé de mourir pour renaître à la vraie vie.

16 La première tâche qui s’impose, pour ne pas avoir à choisir entre une mort « de mouche » et une mort « d’homme », est d’apprendre à apprivoiser la mort, à « mourir vivant », comme le dit Sony Labou Tansi lui-même dans un entretien avec Guy Daninos : « Je sais que je mourrai vivant. Tous les hommes devraient mourir vivants. C’est si beau. » La mort ainsi démystifiée ne guérit pourtant pas de la frayeur qu’elle suscite. Elle ordonne même de recentrer le questionnement sur le sens à lui donner dès lors que la vie elle-même devient insupportable : « Je ne sais pas à quoi ressemble la mort : à un fleuve ? à un pont ? à un mur ? à une porte ? J’en ai peur. Mais j’ai plus peur de la vie, cette vie où je laisse un monstre exécrable : Nitu Dadou30. » Il n’est plus d’autres choix que la mort prenne la signification de la rédemption afin qu’elle puisse donner lieu à l’engendrement d’autres existences.

17 Mais avant d’accepter cette belle mort, les personnages de Labou Tansi doivent subir la solitude et le rabaissement. Dans la seconde partie de L’Anté-peuple, Dadou, ayant perdu sa dignité, passe ses nuits dans les caniveaux, avec pour matelas les eaux stagnantes et pour taie d’oreillers les immondices. Le miséreux forme corps avec la boue, c’est-à-dire la Terre. Chez Sony Labou Tansi, les nombreuses scènes de tortures et de dissections attestent du peu de crédit accordé au corps humains et de l’humiliation qu’on lui fait subir. Elles établissent un rapport entre la condition des forçats et celle des morts, mais aussi un rapport entre le corps et la Terre.

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Corps, chair, viande : les métaphores du corps

18 Le corps sur lequel se focalise l’attention de Sony Labou Tansi entretient une relation privilégiée au pouvoir. Pouvoir de séduction, cela va de soi : « Le corps de cette gamine lui parut contagieux (…)31. », mais aussi avec la mémoire pour devenir une composante essentielle à la fois de la poétique et de l’éthique : « L’orchestre exécutait une rumba. Longue, cette rumba ; les couples se dilataient, perdus dans l’enchevêtrement des sons. Longue, longue cette rumba. Longs, amples et tendus, les corps32. » Qu’il soit réel ou symbolique, c’est à travers le corps et par lui que circulent les éléments constitutifs du texte et que s’organise le récit : « La loi. Elle n’était pas moche, la loi. Le corps, oui. Tous les corps sont moches. D’ailleurs, à bien y réfléchir, le corps, c’est le sommet de la “mocherie”. La preuve, eh ! bien la preuve, la grande preuve c’est qu’il ne se lève que pour tomber33. » L’analogie que l’auteur établit entre corps et sexe masculin (qui ne se lève que pour mieux retomber) relève d’un jeu de mots subtil emprunté aux langues Kongo. Elle est caractéristique de ces écritures africaines qui, se jouant du bilinguisme, cherchent à établir des passerelles entre les langues vernaculaires et la très officielle langue française. En jouant souvent des néologismes à partir du français lui-même : « merdant, merdé, s’enconchonner, blanconnerries », ou en détournant une locution bien connue « Il y a anguille sous pirogue, il y a anguille sous béret », voire en traduisant certaines propositions comme « avoir deux cœurs » qui exprime l’embarras d’une personne confronté à un dilemme. De même lorsque Dadou dit « J’ai eu lieu, tu peux me croire sur parole : j’ai eu lieu34. », Sony Labou Tansi traduit tout simplement une expression congolaise dans laquelle avoir eu lieu signifie qu’on a eu une existence sociale reconnue.

19 La libre circulation des expressions d’une langue à l’autre non seulement ressuscite le français « congolais » avec ses termes comme matabiches (pourboire) ou Radio-trottoir (rumeur) mais l’enrichit aussi « un sourire technique » et signe un permanent transfert de sens qui donne aux mots employés une valeur ajoutée à caractère anthropologique comme dans « un coup d’œil compliqué ». C’est dire combien dans ce pays où le mauvais œil est prégnant, un coup d’œil compliqué est déjà un avertissement. Et le corps qui le supporte cesse d’être un corps simple pour devenir un nœud de significations que l’écriture s’attache à symboliser dans les maux de l’Afrique postcoloniale.

Sony, un moraliste rabelaisien

20 Que le corps entretienne une relation privilégiée au pouvoir est la preuve qu’il est fait de chair, de viande et de sang. Trois termes par lesquels Sony Labou Tansi le décompose tout le long de son texte et par lesquels il désigne tout simplement la vie : « Mais ces choses c’est mon sang, c’est ma viande, c’est ma vie35. » L’exercice consiste alors à transposer en images saisissantes tous les états du corps dont les métaphores viennent emplir le texte de leur homologie à la vie ou à son effondrement : « Le boulot, oui. Mais ce corps n’est plus tout à fait le corps du boulot36. » Et cela, jusqu’à la démesure ; on dira alors de Sony Labou Tansi qu’il est le Rabelais africain.

21 De l’écriture rabelaisienne de Sony Labou Tansi, les critiques n’ont souvent retenu que le rire carnavalesque provoqué par les bouffonneries des pères de la nation de son roman La Vie et demie, ou de L’État honteux oubliant qu’elle est aussi faite de ce puissant souffle de vie qui traverse L’Anté-peuple, inédit tant par sa richesse lexicale que par sa

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déclinaison grivoise et volontiers scatologique : « Il s’est “merdé” de vin au retrait de deuil du citoyen commissaire. Merdé, ce qu’on appelle merdé. Il a même “merdé” sur les gens. On l’a trimballé comme un bouchon de liège. Il puait37. » Ou plus directement : « Ce n’est pas le nombre de mouches qui fait la quantité de caca38. » On comprend que dans cette déclinaison, le premier sens à être sollicité est l’odorat : « odeur des petits sous détournés du Trésor public »39, odeur des voitures brûlées, odeur de la patronne, des cigarettes, du côté pourri des chambres du Magistrat. Tout y va de son remugle : le fleuve, le sang, le matelas du commissariat, les femmes, les hommes et même soi-même. Il n’y a pas meilleur instructeur sur une situation que l’odeur : « Elle était revenue. Mais elle sentait le Belge40. » Ainsi, dans la lettre d’adieu que Yavelde écrit avant de se suicider, elle se dit rien moins que dépassée par sa propre odeur « Quand votre propre odeur vous dépasse (…) »41. De même, on apprend à renouer avec soi-même en allant à la rencontre de ses odeurs perdues. Après quatre ans de prison, Dadou repart dans son ancienne maison dévastée pour retrouver ses odeurs : « Mais je suis resté quatre ans en arrière. Je me cherche. Il faut que je me cherche. Là j’ai rencontré mes odeurs. Tu ne peux pas savoir42. »

22 Mais le rapprochement avec Rabelais vaut aussi pour le retournement parodique du thème de l’enfer : – Montrez-moi le chemin, dit Dadou. – Pourquoi demandez-vous le chemin de l’enfer ? – Je connais un démon43. 23 Bien qu’il apparaisse comme l’expression privilégiée du négatif, l’enfer postcolonial, « route du deuil et de la désolation »44 où résonnent les plaintes sourdes et continues de l’homme non coupable mais voué à un châtiment sans demi-mesures et sans fin, est aussi celui de son rachat. À condition que celui-ci transite par le don de soi, parce que « (…) parfois la plus grande chose qu’on puisse faire au monde passe par sa propre peau. Et on la fait45. »

24 Tchicaya U’Tamsi avait coutume de dire que Sony était un fieffé moralisateur. Je le pense également. Non seulement parce qu’il s’est attaché à la peinture des mœurs de la société politique congolaise mais parce qu’il est un spectateur du théâtre vivant du monde qu’il déchiffre à travers les proverbes connus, inventés ou détournés qui émaillent ses textes ou les aphorismes en tout genre qui ponctuent toujours chacune des réflexions de ces personnages. Citons en quelques exemples : Le vide c’est la mère du désespoir. Dadou s’efforçait de ne pas désespérer. La vie même quand elle tomberait, il y croirait encore46. C’est le bonheur des têtards. Maintenant, qui sait si vous serez grenouille ou crapaud47 ? (…) l’homme n’est beau que s’il connaît le prix du choix48. Le besoin des autres est une faiblesse ou simplement une duperie49 . Je considère le bonheur comme le premier devoir de l’homme sur cette terre, je reste toujours la même candidate au bonheur (…)50. On a toujours besoin d’un plus grand que soi (…). Qui mange le matin évite de bâiller à l’enterrement51.

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Empreinte historique et temps prophétiques

25 La pensée du rachat offre à Sony Labou Tansi d’assumer le rôle de voyant. Tchicaya U Tam’si disait aussi de lui : « Il est voyant ! Il est tout le temps au-dedans de lui- même. »

26 Le « dedans de lui-même » est effectivement la porte dérobée par laquelle il nous autorise à accéder à la complexité du roman par le truchement de certains éléments biographiques. On ne peut s’empêcher de penser aux rapports difficiles de Sony à l’orthographe française dans cette scène du chapitre VI entre le père Van der Weldyck et Yavelde : « Comment ! Vous écrivez le mot ardoise avec deux d ! A quoi vous pensez ? Et le mot influence, vous lui tapez deux f ; vous étiez admise à votre examen de passage ou vous êtes passée par la fenêtre, vous52 ? » L’appartenance clanique de l’auteur est suggérée dans cette pensée de Dadou : « Un homme d’ici, un Mukongo, ne pleure pas, un Mukongo du clan Kikwimba, totem singe, ça ne connaît pas les larmes53. » Sans être un roman à clef, certains noms dans L’Anté-peuple font explicitement référence à des personnes réelles, à commencer par Yavelde qui est le prénom de sa fille. On reconnaît aussi dans la place accordée aux jumeaux Sylvain et Henri l’hommage rendu à ses aînés Sylvain Bemba et Henri Lopès.

27 Le « dedans de lui-même » est aussi le troisième œil qui ouvre la vue au-delà de la vision simple des choses à la complexité d’un monde où l’on peut voir disparaître ses capacités de discernement dans le flot des informations débitées. Il nous fait pénétrer dans une expérience cognitive spécifique de la situation postcoloniale, qui, au-delà des faits relatés, nous permet d’estimer les choses selon leur nature profonde. Cependant, la clairvoyance scripturaire de Sony Labou Tansi ne déduit rien, elle n’offre aucune orientation salvatrice même pas dans la rédemption meurtrière qu’il décrit. Est-ce d’ailleurs une rédemption ? Tout juste permet-elle de préciser ces impressions initiales de cette vie mortifère en se basant sur des supports socio-anthropologiques bien ordonnés parmi lesquels la structure parentale occupe une place centrale puisqu’elle affecte jusqu’à la reproduction sociale dans ce pays : « où pour être quelque chose, il faut être cousin ou neveu de grands »54. Au centre de cette architecture socio- anthropologique, une place importante revient à la figure du Blanc – même si elle n’est évoquée qu’en filigrane – dont la représentation irrigue encore l’imaginaire de ces anciens colonisés comme dans ce dialogue à la fin du chapitre VI entre Dadou et la patronne du Magistrat Pub : –Vous payez comme un Blanc, je vous céderai à crédit. – Vous avez une bonne opinion des Blancs. – Tout le monde. – S’ils étaient aussi pauvres que nous, les Blancs ne paieraient pas toujours. – Il y a des Noirs plus riches que des Blancs et qui vous paient comme des Noirs55. 28 C’est que dans cet imaginaire, le Blanc est toujours le justificatif des situations improbables. Ainsi, la notoriété de l’oncle guérisseur de Dadou lui vient d’avoir soigné des Blancs : « S’il ne te guérit pas, disait l’opinion, c’est que le diable t’a mis du salé dans les pieds ; et, dans le domaine vicieux de la stérilité, il avait soigné même des Blancs56. » Bien que le héros s’en défende, tout vient lui rappeler que le fonctionnement du pays repose encore sur le retour même symbolique du colonisateur, comme l’état des chaussées mal entretenues « qui attendaient la prochaine visite du président français pour quémander aux autorités un autre rien de bitume (…) »57. Ainsi, le R. P. Van der Weldyck peut y aller de son couplet anti-indépendance : « C’est ça votre

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Afrique, c’est ça vos indépendances et vos révolutions d’Afrique : tout commence par les jambes. Il faut qu’on ouvre un ministère des jambes, vous y avez votre place. (…) Vous y venez à coups d’oncles, à coups de cousins (…) alors que votre don est dans les jupons58. »

29 Être du côté de la clairvoyance exige surtout du regard qui « voit les choses » qu’il soit restitué dans sa temporalité. Si Sony Labou Tansi est un voyant, c’est avant tout parce que l’auteur de L’Anté-peuple « voit demain avec des yeux d’aujourd’hui » comme l’avait déjà fait remarquer Sylvain Bemba. La parole du voyant engage un rapport au temps. Mais le temps dans lequel se déroule l’histoire, jour après jour, ne recouvre pas le temps du récit, il est une contraction du temps réel « Cinq ans étaient passés comme de l’eau59. » jusque dans la subjectivité des acteurs : « Le temps piétinait dans sa tête. Dans son ventre. Dans sa gorge. Comme un troupeau de jours et de nuits60. » Ou plus loin, « Il arrivait à 5 ou 6 nuits blanches avant d’en rencontrer une noire61. » D’un côté, le récit se périodise en fonction du temps des autres : « Il ne pouvait plus revenir. Une chose à faire, une seule : rester dans ce temps des autres qui bourdonnait autour de lui comme un nuage d’abeilles62. » De l’autre, l’histoire se déroule en fonction d’une restauration du temps où le présent est soustrait pour être fédéré à l’annonce d’un impossible avenir.

30 C’est de cette vision que jaillit le pressentiment dans sa dimension prophétique – on dit de Sony qu’il est prophète – comme un long murmure intérieur sur une situation que vérifie chaque jour l’évolution de cet ensemble constitué par les deux Congo dont il est issu. Ce pressentiment, plusieurs années plus tard, garde toute son actualité car il s’alimente et se renouvelle, non sur une simple prémonition de ce qui s’y est déjà produit mais sur une véritable lecture d’empreinte historique. Cette empreinte s’observe dans la critique politique que contiennent les romans de Sony Labou Tansi. Dans L’Anté-peuple elle exhorte à la prise de distance, à la prudence comme dans ce constat : « Mais dans ces pays jeunes, les responsables, par prudence, il faut d’abord les prendre pour des voleurs. Ils avaient d’ailleurs tout fait pour acquérir cette réputation et s’efforçaient de la conserver63. »

31 Cette assertion, riche à plus d’un titre, l’est avant tout parce que la prudence est une disposition pratique, un principe (de précaution) requis contre les dangers du crédit aveugle accordé aux dirigeants africains ; des dirigeants dont les pratiques, en l’absence de certitudes de changements, devraient nous guérir de prévisibles désillusions. Par anticipation du scénario du pire.

32 Ensuite, c’est cette disposition qui devrait accompagner la distinction du vrai de la vérité, du réel de la réalité. Car elle enseigne de voir la réalité au-delà de la vérité immodérée de la loi et de ses apparences : « Une loi n’a d’yeux que pour voir les apparences. Et quand les apparences vous accusent, la loi s’en lave les mains64. » Le champ qu’ouvre alors Sony dans L’Anté-peuple est celui de la critique radicale de l’État postcolonial où les énoncés usuels autour de l’état de droit s’épuisent au contact d’une réalité qui fait corps avec la loi. Une loi niée parce que consubstantielle à la vérité du pouvoir, c’est-à-dire à ses apparences.

33 Il n’y a vérité, en effet, qu’en référence à un énoncé que nous jugeons conforme à la réalité ; or ici, l’énoncé est dans l’apparence et pourtant l’apparence n’est pas fausse, elle est juste authentique. Car dans ce qui est authentique, l’apparence est l’achèvement de la réalité. L’authenticité zaïroise est donc la fabrique légale de l’apparence postcoloniale comme réalité. Et celle-ci n’est pas dans la loi en tant que

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telle mais dans le rapport entre la loi, sa représentation et son application par ceux qui en ont reçu mandat : « les gendarmes (…) Ils sont aveugles comme la loi. Et comme elle, brutaux65. » Rien ne protège donc contre la loi. « La seule possibilité d’échapper aux brutalités de la loi mesquine de l’uniforme c’est d’être grand – grand, c’est-à-dire grosse brute66. » Être au-dessus de la loi devient le seul moyen d’échapper à cette légalité mortifère. Et comme tout le monde cherche à se mettre sous la protection d’un plus grand que la loi, personne n’est plus à sa place : « Dadou se rappela une autre de ses lectures : l’Afrique, cette grosse merde où tout le monde refuse sa place. Un merdier, un moche merdier, ce monde67 ! »

34 Le sens du désordre africain est là, dans cet étrange puzzle où rien ni personne n’est plus à sa place, même pas la loi. Et « Quand la loi a échappé des mains de ceux qui la contrôlent, elle devient une incomparable machine à tuer68. » Ceux qui ne peuvent pas avoir le bénéfice d’un parapluie, les plus nombreux, deviennent tout simplement minoritaires au regard de la loi et de ce fait perdent tous leurs droits : « Et ça me fait marrer qu’on parle de minorités blanches, alors que toute l’Afrique est inondée de minorités noires69. » Coupables de ce qu’ils sont innocents et sans défense contre leur propre innocence, ils cessent d’être sûrs de leur vie. « C’est les innocents qu’on tue70. » Mais mourir ne met pas à l’abri de la répression : « On a parfois arrêté des gens qui étaient morts71. » Comble de l’absurdité, dirions-nous, mais qui octroie justement à l’écrivain sa place de prophète. Car il ne peut y avoir de prophète que là où il y a négation de la loi, d’où la nécessité de la restauration d’un temps où le présent suppute la fin des souffrances dans l’acte sacrificiel de Dadou.

Conclusion

35 La conclusion, je l’emprunte à un ami, Nicolas Martin-Granel : L’Anté-peuple est un roman plus philosophique que psychologique « Je parle d’un autre monde », plus existentiel qu’existentialiste Dadou se sent « inexister », où l’on pense, débat et se bat beaucoup, pas seulement Dadou mais aussi les pêcheurs, les maquisards, les femmes, et notamment Yavelde et Yealdara. Or, ces superbes héroïnes de tragédie – l’une donne sa vie pour Dadou, l’autre son corps – sont les deux faces du destin cynique des pays qui exigent qu’on les aime d’un amour qui tient de « l’acte de respirer » : « Ah ! Putain de pays ! [dit en substance Dadou] on n’a même pas le cœur de le détester72. »

NOTES

1. Coffret L’atelier de Sony Labou Tansi, Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez (dir.), Paris, éditions Revue noire, 2005. 2. Sony Labou Tansi, L’Anté-peuple, Paris, éditions du Seuil, 2010. Toutes les références des citations de l'ouvrage correspondent à cette édition. 3. http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP1099slt.html 4. Sony Labou Tansi, L’Anté-peuple, Paris, éditions du Seuil, collection Points, 2010, p. 210.

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5. Ibid., p. 41. 6. Ibid., p. 172 7. Ibid., p. 169, 176, 179. 8. Ibid., p. 170. 9. Ibid., p. 22. 10. Ibid., p. 75. 11. Ibid., p. 39. 12. Ibid., p. 55. 13. Ibid., p. 13-14. 14. Ibid., p. 110. 15. Ibid., p. 105. 16. Ibid., p. 192. 17. Ibid., p. 120. 18. Ibid., p. 127. 19. Ibid., p. 35. 20. Ibid., p. 47. 21. Ibid., p. 47. 22. Ibid., p. 72. 23. Ibid., p. 161. 24. Ibid., p. 184. 25. Ibid., p. 131. 26. Ibid., p. 164. 27. Ibid., p. 196. 28. Ibid., p. 151. 29. Ibid., p. 203. 30. Ibid., p. 77. 31. Ibid., p. 41. 32. Ibid., p. 37. 33. Ibid., p. 60. 34. Ibid., p. 117. 35. Ibid., p. 116. 36. Ibid., p. 62. 37. Ibid., p. 44. 38. Ibid., p. 76. 39. Ibid., p. 34. 40. Ibid., p. 130. 41. Ibid., p. 77. 42. Ibid., p. 114. 43. Ibid., p. 140. 44. Ibid., p. 141. 45. Ibid., p. 154. 46. Ibid., p. 33. 47. Ibid., p. 39. 48. Ibid., p. 52. 49. Ibid., p. 109. 50. Ibid., p. 32. 51. Ibid., p. 133. 52. Ibid., p. 58. 53. Ibid., p. 71. 54. Ibid., p. 30.

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55. Ibid., p. 64. 56. Ibid., p. 30. 57. Ibid., p. 75. 58. Ibid., p. 65-66. 59. Ibid., p. 174. 60. Ibid., p. 95. 61. Ibid., p. 95. 62. Ibid., p. 107. 63. Ibid., p. 34. 64. Ibid., p. 80. 65. Ibid., p. 67. 66. Ibid., p. 67-68. 67. Ibid., p. 68. 68. Ibid., p. 150. 69. Ibid., p. 134. 70. Ibid., p. 179. 71. Ibid., p. 149. 72. Ibid., p. 124.

INDEX

Mots-clés : Sony Labou Tansi, L’Anté-peuple, Congo

AUTEUR

PATRICE YENGO

Université de Brazzaville, République du Congo

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Le Kongo de Sony Labou Tansi

Céline Gahungu

Carte du Kongo, de la main de Sony Labou Tansi

Cette carte du Kongo est tracée par Sony Labou Tansi sur la couverture intérieure d'un cahier portant l’une des versions du Commencement des douleurs (fonds Françoise Morandière)

1 Le rayonnement du Kongo – immense royaume dont la superficie, au faîte de sa gloire, recouvrait en partie les territoires actuels du Congo, de l’Angola et de la République démocratique du Congo – a exercé un indéniable pouvoir d’attraction sur les historiens et les anthropologues qui ont constitué un discours scientifique régulièrement renouvelé à son endroit2.

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2 Curieusement, son évocation est rare dans la production romanesque congolaise au tournant des années 1960, période déterminante au cours de laquelle s’affermit la volonté farouche de Sony Labou Tansi de devenir écrivain3. À l’exception du roman de Jean-Pierre Makouta-Mboukou, Les Exilés de la forêt vierge4, où le souvenir du royaume apparaît au détour d’une phrase, ce prestigieux passé est alors quasi absent de la création narrative. Les romanciers congolais se plaisent, en effet, à analyser les ressorts de la société contemporaine ou consacrent leurs œuvres à l’histoire récente. Si La Nouvelle Romance de Henri Lopes5 se penche sur le sort réservé aux femmes, les récits de Guy Menga – La Palabre stérile6 – ou de Placide N’Zala-Baka –Le Tipoye doré7 – dénoncent quant à eux les brimades dont furent victimes les matsouanistes8 sous l’administration coloniale.

3 Comment expliquer ce silence alors même que la fierté née de l’indépendance récemment acquise aurait pu inviter les écrivains congolais à investir ce passé prestigieux ? Peut-être le sentiment d’urgence provoqué par la décolonisation puis les difficultés rapidement rencontrées éclairent-ils en partie ce phénomène. Plus profondément, l’analyse littéraire ne peut faire fi du contexte politique de cette époque : c’est dans le cadre de plus en plus répressif du socialisme scientifique qu’il faut replacer la création congolaise. L’art est mis au service de l’idéologie et l’histoire est instrumentalisée à des fins politiques à telle enseigne qu’Elikia M’Bokolo a évoqué une véritable entreprise de « nettoyage de la mémoire »9. À cette époque, il n’est donc guère de bon aloi pour les auteurs de prendre pour sujet le Kongo. Dans un « pays révolutionnaire », la littérature a pour tâche de « partir de la réalité quotidienne » pour « éveiller les masses »10 et non de s’égarer dans les ornières d’un passé suspect. En effet, outre son extension toponymique, politique et sociale, kongo est également un ethnonyme. Or, la république populaire se méfie de toute expression identitaire et plus précisément des « revendications nationalitaires » des Kongo. Accusés de nourrir la prétention de régner seuls sur l’État, ils sont suspectés de manipuler le mythe des temps anciens pour établir une nation kongo11.

4 Au regard de l’histoire littéraire congolaise, la posture de Sony Labou Tansi est singulière. Le Kongo apparaît aux origines mêmes de son œuvre et, présence spectrale, ne cessera de le hanter tout au long de sa carrière. Mais de quel Kongo s’agit-il ? Est-ce celui des savants, des missionnaires et des explorateurs ? Quelle écriture adopter pour le fondre dans la trame du texte sans que celui-ci ne devienne un avatar du discours historique occidental ? Sony Labou Tansi voit, en effet, dans la fabrique de l’histoire une opération idéologique de pouvoir et de conquête, enfermant l’autre dans une écriture qui le relègue au rang d’objet12. Dès les années 1970, le Kongo s’impose donc à l’auteur comme un double défi – non seulement à l’encontre d’un ordre politique que ses textes « vénéneux » et « nocifs »13 sont susceptibles de troubler, mais également pour son écriture car il lui faut inventer un univers en mesure de rendre compte du fabuleux royaume sans pour autant sacrifier à une historicité convenue.

5 Un curieux phénomène ne peut cependant manquer de troubler le lecteur. Dans les entrelacs des textes publiés et inédits, les frontières séparant le royaume de ses scories identitaires sont poreuses et, d’ailleurs, l’auteur s’est fréquemment réclamé de cette dimension ethnique14. C’est d’ailleurs ainsi que l’on peut comprendre son activisme au sein du MCDDI15, parti créé en 1989 avec Bernard Kolélas et reposant sur des fondements résolument ethniques. Alors que le régime autocratique du PCT16 s’effondre et que la Conférence nationale souveraine17 est mise en œuvre, le référent kongo

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excède progressivement le seul univers littéraire pour investir le champ des discours politiques et des articles de presse. Ce pan relativement méconnu de l’existence de Sony Labou Tansi est souvent disjoint du reste de sa carrière. Son cheminement politique est apparu alors comme une anomalie, mise sur le compte d’un esprit troublé par les atteintes de la maladie18. Comment comprendre, en effet, l’adhésion d’un auteur perçu comme un « démocrate pur sang »19 à un parti ouvertement ethnique, dont la milice armée – les Ninjas20 – s’abîme dans les affres de la violence pendant la guerre civile ? Est-il possible d’articuler le Kongo littéraire et le Kongo politique et de démêler ainsi l’écheveau complexe d’une écriture protéiforme et d’un engagement si rétifs à se laisser saisir ?

Une Histoire béante

Sony Labou Tansi : un « orphelin de terre, d’Histoire et de sang »21

6 La pensée de Sony Labou Tansi est caractérisée par une vision tragique de l’histoire. Les figures du vol et du creux apparaissent de manière récurrente pour tenter de qualifier « quatre siècles de chosification du nègre par la traite et un siècle volé »22. Au fil des textes publiés et inédits, cet imaginaire de la béance se déploie pour rendre compte de ce passé volatilisé, insondable « trou »23 que l’indépendance n’a pas été en mesure de combler en l’absence d’un grand récit national permettant d’unir tous les Congolais.

7 Pourtant, au sein de cette histoire trouée surnagent les bribes d’un passé fabuleux dont l’écrivain va se saisir. La référence au Kongo est présente dès les premiers écrits de Sony Labou Tansi alors que, jeune enseignant, il s’installe Kindamba puis à Boko. Dans le climat particulièrement répressif et troublé des années 1960 et 1970 où les coups de force succèdent aux épurations et aux procès politiques, celui-ci semble trouver un répit dans l’utopie du texte. Remboursez l’honneur, essai romanesque composé entre 1972 et 1973 alors que l’auteur signe encore ses écrits Sony Lab’ou Tansy, est révélateur. Dans cette autofiction écrite à la première personne où le romancier s’interroge sur son écriture au miroir du personnage de Aleluya, l’inscription dans une filiation prestigieuse ne peut manquer de frapper le lecteur. Alors que le jeune homme s’apprête à quitter le village de son enfance pour rejoindre son premier poste d’instituteur, sa grand-mère lui offre un bien curieux bracelet. Bien que son apparence soit modeste, ses origines sont pourtant fabuleuses : – Tiens on est pas riche chez nous, mais tout ce qu’on donne, ça pèse presque aussi lourd qu’une vie bien ordonnée. [...] Ceci a appartenu aux Mani Kongo. Je le tiens de ma grand-mère, qui le tenait de sa grand-mère, qui le tenait de son mari, l’un des plus vaillants guerriers des rois du Kongo. Jure que cet anneau ne quittera pas ton bras24. 8 Le royaume semble ainsi survivre dans le présent à l’état de traces et d’objets symboliques qui traversent le temps pour revenir au personnage principal.

9 Si cet intérêt se renforce dans les textes romanesques et poétiques qui ont suivi, les modalités d’écriture du Kongo, en revanche, sont l’objet de modifications notables. Dans La Raison, Le Pouvoir et Le Béret – grand projet romanesque qui occupa l’écrivain de 1974 à 1976 – le Kongo apparaît selon des modalités différentes. Cette œuvre qui couvre une trentaine d’années conte le destin contrarié du jeune Ystèr, brillant adolescent happé par la lutte sanglante opposant le « Parti Lewangolais du Travail »

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aux rebelles du maquis. Ce réquisitoire contre les soubresauts secouant la République populaire du Congo, alors régulièrement en proie à des tentatives de déstabilisation brutalement réprimées, s’ouvre sur une curieuse dédicace. Loin d’évoquer les troubles dans lesquels les Congolais sont plongés, Sony Labou Tansi opère un décrochage temporel qui renvoie au Kongo ancien : Je dédie ces pages à tous ceux qui ont eu la chance d’avoir un pays. Le mien s’appelait Kongo. Les colons l’ont dépecé et dépensé comme une pièce de vingt sous. C’est dur d’être orphelin de terre, orphelin d’Histoire, orphelin de sang. Vous le sentez en lisant ces pages25. 10 La transmission décrite dans Remboursez l’honneur – d’autant plus forte que, au sein de cette société matrilinéaire, les grand-mères en étaient les dépositaires – est rompue dès le seuil de ce nouveau récit. La chaîne familiale qui permettait encore à Aleluya d’investir symboliquement le Kongo est définitivement brisée et il ne reste plus que l’image de l’orphelin dépouillé de tout. Figure inversée de Remboursez l’honneur, La Raison, Le Pouvoir et Le Béret orchestre l’impossibilité même d’évoquer l’ancien royaume ; tout se passe comme si celui-ci échappait à l’ordre de la parole. L’oncle de Ystèr, garant du savoir sur le Kongo, est persécuté par le régime du « Parti Lewangolais du Travail » et mis à mort dès les premiers chapitres du roman. La « légende marécageuse des rois du Kongo »26, à laquelle le jeune rebelle pense obstinément lors de son arrestation, ne trouvera jamais d’éclaircissements dans le cours du roman qui se poursuit sur l’absolu silence des différentes cellules où il survivra dans la solitude pendant une trentaine d’années.

11 Sony Labou Tansi pratique ainsi une « écriture du désastre »27 qui, sommée de dire le vide, ne parvient jamais à le combler. Ces pages consacrées à la disparition du Kongo entrent en résonance avec l’œuvre de Maurice Blanchot. Le jeune homme fait l’amère expérience d’une écriture à « contretemps »28, exposée à « ce qui se dérobe dans une fuite immobile »29. Cependant, c’est bien dans la création poétique de cette époque que cette plaie vive apparaît avec plus de force. Ne subsistant rien du royaume sinon son absence, le nom kongo semble le seul vestige dont peut s’emparer le texte. Certains poèmes de L’Autre Rive du pain quotidien30 et de La Vie privée de Satan sont traversés par une réflexion historique et linguistique particulièrement dense. L’un des poèmes de L’Autre Rive du pain quotidien se caractérise par des jeux lexicaux significatifs. Le royaume défait par la colonisation n’est jamais nommé en tant que tel mais est désigné par la figure métonymique du fleuve : On avait troué des heures À boucher les Ancêtres Mais comme toujours Ça danse-Belgique et ça saute-France Sur les deux rives du fleuve Kongo31 12 Le nom perdu est l’objet d’une rêverie. Le graphème k, qui apparaît puis disparaît au gré des poèmes, fait figure d’objet mémoriel. Si son évanescence traduit la brutalité d’un pouvoir colonial en mesure de démanteler puis de renommer les territoires conquis, ce nom est pourtant l’ultime vestige où s’est sédimenté un peu de vie et d’histoire. Mais l’on remarque la biffure, tout se passant comme si ce seul monème – Kongo – était si précieux qu’il serait quasi interdit de profération car « Il est des noms / des grands noms / Qu’on ne peut pas dire / sans risque de tomber32. »

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Le règne des « républi-cassettes »33

13 La Vie et demie, dont la rédaction commence en 1977, introduit une évolution remarquable dans l’œuvre de Sony Labou Tansi. L’imaginaire de la béance demeure et le mouvement initié dans les premiers romans et la poésie se poursuit car la référence même au Kongo disparaît. Cependant, ce sont bien les conséquences délétères de la chute du royaume qui sont désormais au centre de l’écriture tant la réflexion sur les États fantoches contemporains – créations monstrueuses nées d’une décolonisation « bâclée » – devient de plus en plus aiguë.

14 Cette dimension est en gestation dès le cycle de La Raison, Le Pouvoir et Le Béret. En effet, dans un discours passionné, le personnage d’Okemba fait la chronique honteuse de la jeune république congolaise en fustigeant le rôle néfaste joué par les puissances occidentales : Au fond, Russes comme Américains savent que le poids de l’univers n’est plus favorable à leur façon de voir. Ils ont essayé de corriger le bruit de leur respiration afin de rester les maîtres de l’échiquier. Ils ont combattu la résurrection du royaume kongo. [...] Ils cherchaient un semblant de pays, un pays d’intensité contrôlable, avec disjoncteur placé à Moscou34. 15 La singularité de ce passage tient aux causes attribuées aux difficultés rencontrées après l’indépendance. Au-delà de la critique du néocolonialisme et du socialisme scientifique congolais, l’origine de tous les maux est bien l’échec de la reconstitution du royaume Kongo dans son intégrité territoriale et la création de « républi-cassettes » sans « tête ni queue ». Il est vrai que l’on ne peut réduire Okemba au simple rôle de porte-parole de l’auteur. Néanmoins, ce type de réflexion sur les frontières et les territoires n’est pas isolé dans la carrière de l’écrivain. Ce questionnement ressurgit ainsi à nouveau en 1988, à l’occasion d’un dossier de la revue Notre Librairie consacré au Congo. Les propos de Sony Labou Tansi, au cours d’un débat animé par Daniel Maximin, sont significatifs : On pense que le Congo est un petit pays parce qu’on n’en connaît pas les véritables frontières. On croit aux frontières coloniales et on ne voit pas les frontières sous- jacentes que sont les frontières culturelles. Le Congo est un couloir qui est aussi la porte de l’Afrique centrale sur le monde. Je crois que ce fait est important. Quand on connaît l’histoire, on sait que c’est dans cette région qu’il y eut de très grands royaumes, de très grandes organisations sociales et politiques qui donnèrent lieu à des créativités de toutes sortes35. 16 Bien que la mention du Kongo n’apparaisse pas, on remarque des échos avec les propos d’Okemba. La tension entre l’artifice et le véritable, l’illo tempore heureux du Kongo ancien et le présent congolais abâtardi, structure en profondeur l’imaginaire de Sony Labou Tansi. D’ailleurs, une fois le cycle de La Raison, Le Pouvoir et Le Béret achevé, la question territoriale devient omniprésente dans les romans suivants, notamment La Vie et demie, L’Anté-peuple et L’État honteux. Tous mettent en scène des frontières poreuses et artificielles, matérialisant ainsi les conséquences dévastatrices de la faillite de la « résurrection » du Kongo. Dans La Vie et demie, la « Katamalanasie » n’est guère qu’un État de carton-pâte dont les frontières sont abolies par les interventions incessantes de l’ancienne métropole coloniale qui préside seule aux destinées katamalanasiennes. Lieux par excellence de l’artifice, les frontières ne cessent ainsi d’être déplacées, modifiées, changeant d’identités au gré des désirs des guides : La veille de son sacre, c’est-à-dire quatre-vingt-douze heures après le martyre volontaire de Jean-Brise-Cœurs, le guide Jean-Cœur-de-Pierre voulut s’amuser –

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c’était un jour après son rêve que le bleu était la couleur de Dieu, il avait demandé que toutes les maisons de Kawangotora (il avait changé le nom du pays), tous les troncs d’arbre, toutes les grilles, enfin tout ce qui pouvait frapper l’œil fût peint en bleu36. 17 Dans ce passage, seule une incidente isolée typographiquement par l’usage des parenthèses informe avec désinvolture le lecteur du changement d’identité de la nation, la structure syntaxique rendant compte du dynamitage de la cohérence du territoire. Non sans dérision d’ailleurs, le graphème k, dérisoire vestige des splendeurs passées, réapparaît dans la toponymie fictionnelle. Cette vacuité est portée à son plus haut degré dans L’État honteux au cours d’une scène burlesque où Martillimi Lopez reproduit la partition coloniale : Et il traça à main levée les nouvelles dimensions de la patrie : mettez les tirailleurs au boulot, il traça quatre lignes droites qui se rejoignaient deux à deux, laissant des parties du territoire national chez nos voisins et prenant à nos voisins des parties de leur territoire parce que mes frères et chers compatriotes c’est la décision de ma hernie : la patrie sera carrée37. 18 Cette géométrisation extrême du territoire souligne l’arbitraire du despote et s’inscrit dans la satire des pouvoirs dictatoriaux si riche dans la littérature congolaise38. Plus profondément, se rejoue la scène traumatique de la conférence de Berlin39 souvent désignée comme l’origine des maux qui ont lourdement affecté « les géographies émotionnelles et mentales du pays des Kongo »40.

Combler les béances de l’histoire

Kongo : un refuge mythique

19 Il serait réducteur de limiter le Kongo de Sony Labou Tansi à cette seule dimension. En effet, au cours des années 1980, les changements qui affectent les modalités d’écriture du royaume sont indéniables. La correspondance, à cet égard, est précieuse pour comprendre le projet littéraire de Sony Labou Tansi. Une lettre envoyée à l’artiste Sonia Almeida est révélatrice : [...] je travaille Affonso, premier roi chrétien du Kongo. C’est en 1504-1544, le premier contact entre les Portugais et les Kongo. Moi aussi je suis Kongo. Les correspondances des rois kongo et des rois portugais, Emmanuel, Joao et les papes. Peux-tu m’avoir de la documentation là-dessus même en portugais ? C’est mon actuel sujet de passion et ce sera sans doute mon prochain thème de roman41. 20 Cette œuvre, qui ne sera finalement jamais écrite, marque un regain d’intérêt pour le Kongo. À la différence de tous les extraits précédemment cités, ce n’est pas la disparition du royaume qui intéresse Sony Labou Tansi, mais l’époque où il jette ses derniers feux. Si Affonso n’a guère trouvé de traduction dans le réel, il est néanmoins possible de formuler une hypothèse à son sujet en prenant en compte Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez – roman composé à la même période –, Les Yeux du volcan et Le Commencement des douleurs. Peut-être Sony Labou Tansi renonce-t-il alors à sacrifier à une historicité convenue pour distiller avec subtilité des bribes de la puissance fabuleuse du Kongo dans ses trois derniers romans ? Peut-être ce « vol béant », dont l’ombre projetée apparaît dans une grande partie de son œuvre, pourrait-il être comblé par « des histoires et des mots »42 ?

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21 En effet, cette nouvelle stratégie d’écriture pose un redoutable défi, comme le laisse d’ailleurs deviner la déconvenue de Affonso. En dépit de son désir de donner vie au Kongo, c’est la forme même du roman historique qui a pu mettre l’écrivain en difficulté. Des raisons idéologiques et esthétiques seraient susceptibles d’expliquer ce phénomène. Un bref essai inédit intitulé « Brouillon de lettre aux sages-femmes d’une conscience : ou Messieurs les intellectuels, la science est-elle universelle ? »43 est significatif. Les prétentions universalistes de la science – et plus singulièrement du discours historique – y sont fustigées. Ce réquisitoire conteste la neutralité de l’histoire et dénonce sa portée idéologique car elle n’est « ni universelle, ni neutre, ni synonyme de la vérité absolue. Tous ces vêtements lui ont été donnés pour qu’elle participe au grand projet colonial44. » Il faut donc renoncer aux prismes mensongers de l’historicité et trouver des ressorts différents à l’écriture pour : « inventer notre propre chemin et nos propres possibles »45. Cette réflexion est prolongée dans un autre texte inédit, quant à lui dépourvu de titre. Après avoir déploré « la faillite des merveilleux devant les rigueurs froides et l’arrogance des sciences exactes »46, Sony Labou Tansi revendique une esthétique fondée sur une « dimension magique, source de l’émotion et du sensuel »47.

22 C’est un Kongo mythique, voire mystique48, que l’écriture va peu à peu investir. L’avertissement de l’un des manuscrits du Commencement des douleurs en éclaire les modes de représentation. L’art du romancier ne consiste pas à s’enliser dans les ornières de descriptions qui prétendraient rendre compte de ce que fut le royaume Kongo. Cela aboutirait à une impasse ou à la création d’une veine romanesque d’où le sel de l’imagination serait absent. Il s’agit, bien au contraire, de sans cesse louvoyer entre le dit et le non-dit, en laissant affleurer ainsi toutes les extensions du Kongo véritable, entité historique et politique certes, mais également sacrée. Sony Labou Tansi déclare dans l’avertissement : « Tout discours est double : il erre entre ce qu’on veut taire et ce qu’on veut dire49. »

23 En ce sens, il n’est guère étonnant que la comparaison des manuscrits et des romans publiés laisse entrevoir un travail d’effilochage des références à ce fameux Kongo, si sacré qu’il serait quasi « interdit de profération »50. Quelques allusions aux légendes du Kongo sont disséminées dans les romans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez et Les Yeux du volcan. Si dans le premier, le couplet entonné en kikongo par Estina Bronzario51 est une réappropriation originale d’un mythe de la création du royaume, dans le second le mystérieux « culte des Trois Branches »52 est sans doute une référence à la croix de Lemba, pierre angulaire de la mystique de la société secrète multiséculaire Lemba, chargée de former les élites kongo.

24 Or, ces références prolifèrent dans les cahiers sur lesquels l’auteur se plaisait à rédiger. Si à l’aube de l’œuvre le Kongo apparaît comme une préoccupation majeure, son crépuscule en constitue une épiphanie. La première version du Commencement des douleurs, datée de septembr 1989, porte pour titre Kongo dia Nto-Ntela, ainsi traduit en note : « Le Pays de la Rivière promise ». Loin d’être littérale – Kongo dia Nto-Ntela est l’expression consacrée désignant l’unité du royaume – cette traduction laisse affleurer la dimension quasi sacrée du fameux royaume. L’expression disparaît ensuite du titre des manuscrits suivants mais cet imaginaire demeure sous une modalité plus diffuse.

25 Une écriture du fragment, présente dans les romans publiés mais sous une forme atténuée, apparaît au fil des pages. Bien que consacré au théâtre, l’article « Césaire,

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père du théâtre » éclaire cette particularité de l’écriture. Considérant les différentes dramaturgies kongo, Sony Labou Tansi remarque : Je ne parlerai que du monde que je connais le mieux, le monde Kongo. Les chroniques de Duarte Lopez ne parlent pas des représentations à la cour de Mbanza-a-Kongo. Ni Monseigneur Cuvelier ni même Balandier n’en aurait parlé pour la simple raison qu’on n’admettait au lieu sacré du Lemba [...] aucune présence intruse, la devise de ce théâtre sacré étant : « mia ku lemba ka miteho ko » (On ne dit ce qui se passe au Lemba qu’aux morts et à Dieu)53. 26 Pour faire surgir le Kongo dans l’univers romanesque, il est vain de s’appuyer sur les discours des explorateurs, des missionnaires ou des savants. La description des realia du royaume n’intéresse guère l’auteur, qui préfère en dévoiler des bribes sur un mode fragmentaire. Le mystique côtoie ainsi le loufoque, laissant transparaître une connaissance intime du « monde kongo ». La parole de l’écrivain dans l’avertissement de Kongo dia Nto-Ntela est d’ailleurs mystérieusement proche de celle des initiés car « pour nous qui sommes initiés à d’autres existences que celle qui meurt, parler est un métier »54. Ce motif de la parole initiatique affleure à bien des moments dans les différentes versions du Commencement des douleurs. Dans l’une d’entre elles, le savant Hoscar Hana est décrit comme un puissant initié du Lemba : Oscar Hana posait formidablement ses cinquante-sept ans. Il avait été initié au Ngambu à Lemba, la secte de ceux qui naissent deux fois. Obéissant au seul commandement de la secte (mia ku lemba ka miteho ko) [...] il avait essayé d’expliquer à la belle Francine Bondo qu’elle ne devait plus manger de porc, parce qu’elle était désormais « épouse du savoir », Nganga a lemba : épouse du savoir et de la sérénité du Sphinx – parce que lui, son mari trônerait désormais sous la housse de Nganga-a- lemba (docteur de la sérénité du Sphinx) et qu’il ne pouvait plus jouir des joies de la chair que sept fois tous les dix ans55. 27 De manière remarquable, une même expression lie l’article « Césaire, père du théâtre africain » au manuscrit : mia ku lemba ka miteho ko. Seul un dévoilement parcellaire est en mesure de laisser affleurer cette dimension du royaume.

28 La structure des intrigues pourrait également être analysée sous le même angle. Contre les versions officielles des grandes dates de l’histoire et la linéarité du discours historique, la trame narrative est régulièrement brisée pour laisser surgir une autre diégèse qui multiplie réécritures des mythes et allusions merveilleuses aux légendes de la fondation du royaume, à sa puissance et à son incroyable longévité. Dans les linéaments de cette utopie temporelle, les béances de l’histoire sont délaissées pour trouver refuge dans un Kongo mythique. Les textes tressent une antichronique lacunaire où le Kongo apparaît comme la reine des civilisations. Tantôt descendants de la douzième tribu d’Israël, tantôt progénitures « du roi Shelomo et de la reine Tiahaba »56, les Kongo « dorm[ent] sur une vieille histoire de peuple »57.

Paysages kongo : une géographie utopique

29 L’entreprise de réappropriation du « monde kongo » ne s’appuie pas uniquement sur cette écriture du fragment. Les textes sont également caractérisés par un traitement singulier des espaces. À cet égard, les apports théoriques de la géocritique58 sont intéressants car l’on constate que les représentations spatiales sont « un moyen privilégié d’interroger les dynamiques de l’Histoire et de la mémoire »59. Loin d’être de simples figures ornementales, celles-ci ont pour rôle de donner la mesure des « géographies émotionnelles et mentales du pays des Kongo »60. Aux antipodes du culte

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de la ligne droite qui a présidé à la création d’États aux frontières artificielles, Sony Labou Tansi invente des espaces fantaisistes chargés de reterritorialiser le Kongo.

30 Une mystérieuse carte figurant sur l’une des versions manuscrites du Commencement des douleurs permet d’appréhender ces enjeux. Tracée au seuil du récit, celle-ci ne comporte pas de légende mais semble représenter un pays côtier comme le laisse deviner la mention de l’île des Solitudes ou de la baie aux Lottes. Il est cependant possible d’identifier le nom des localités qui y sont égrenées. Le lecteur est en mesure de reconnaître la toponymie fictive qui se déploie dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, Les Yeux du volcan et Le Commencement des douleurs. Une comparaison avec les cartes du Royaume Kongo se révèle fructueuse afin de la déchiffrer. La célèbre carte de Gérard Mercator61 au XVIe siècle offre des similitudes avec le tracé fantaisiste de Sony Labou Tansi. En les superposant, on devine la représentation d’un gigantesque territoire englobant le Congo, la République démocratique du Congo et l’Angola actuels.

31 Sony Labou Tansi se livre ainsi à un véritable coup de force. En effet, les toponymes et les frontières héritées de l’entreprise coloniale disparaissent sous sa plume. Bien que fictive, cette carte ordonne un espace et impose son référent. Alors que l’expansion impérialiste s’est appuyée sur la science géographique, la « fable »62 romanesque la détourne et s’en empare pour donner naissance à une autre réalité. Le sort réservé aux noms des localités et des îles est remarquable. Ce cortège de noms sonores – Baltayonsa, Hondo-Noote, Valancia – donne la mesure du pouvoir de la parole de l’auteur, en mesure d’inverser et d’annuler dans le champ du symbolique la prise de possession coloniale.

32 Au-delà de toute dimension idéologique, il s’agit également pour le géographe fantasque de rendre hommage au Kongo en inventant un espace ontologique, cette fameuse « patrie métaphysique »63 qui transparaît dès les premiers écrits romanesques. C’est notamment sur le plan esthétique que cette ambition se manifeste, dans le cadre d’une représentation des paysages qui magnifie les territoires décrits. Dans les versions successives du Commencement des douleurs, les passages consacrés à la description des paysages sont de plus en plus longs et travaillés, une géographie utopique regorgeant de sites grandioses s’élabore : Zongo est cet endroit où le fleuve se bat contre les dix derniers kilomètres de rochers avant d’embrasser les eaux vénéneuses de l’Atlantique. Cette embuscade de granit aux couleurs mortes, qui font une délicieuse grimace vers un ciel en lambeaux, où les nuages sont semés comme des vestiges, où le fleuve sort d’une engueulade folle avec tous les éléments, au milieu de ce pourrissement auguste, et qui de jour comme de nuit emplit l’air de ses grains d’argent et de ses poussières d’or. Au clair de lune ces poussières prennent les dimensions d’une féerie irrésistible64. 33 La nature décrite au fil des pages n’offre pas un tableau homogène. Bien au contraire, elle se caractérise par des phénomènes remarquables. Les collines aux teintes exceptionnelles, les arbres multiséculaires, les furies de l’Océan et les sites génésiaques composés d’argile, de craie et d’eau, composent des paysages aux dimensions prodigieuses. Une animation universelle semble même régner en son sein. L’espace kongo est caractérisé par une propension vitaliste. Tout comme dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, les falaises crient et la terre parle dans le chaos des éléments déchaînés : « Depuis les temps immémoriaux, ici, les craies, les rochers, la mer, le ciel et tous les éléments, à la mesure de leurs voix ont exercé une ingérence tragique dans les voies des humains65. » Les analyses du philosophe Jean-Marc Ghitti, dans son essai La Parole et

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le lieu : topique de l’inspiration, éclairent les enjeux de cette démarche. Le Kongo rêvé de Sony Labou Tansi regorge de lieux déhiscents où « sous la nature point le surnaturel »66. Évoquant la malédiction qui paraît frapper le peuple de la Côte, Nertez Pandou affirme au seuil du Commencement des douleurs que « les géographies sont coupables de l’histoire qu’elles sécrètent »67. Dans les linéaments du Kongo, s’atténuent pourtant les blessures du passé car « il ne [...] reste plus qu’une chose : parler »68, en empruntant les chemins de l’imaginaire. Cette géographie du prodige dessine, en effet, un espace surnaturel et spirituel, animé par une transcendance véritable.

Les chimères du Kongo politique

34 Loin d’être la simple réactivation d’un passé glorieux, l’évocation du Kongo est le fruit d’incessantes recherches où s’entremêlent mythe et histoire. Mais les soubresauts que connaît le Congo au début des années 1990 vont avoir des conséquences importantes sur le cours de la carrière de Sony Labou Tansi. Les contestations de plus en plus vives d’une grande partie de la société civile à l’encontre du régime autocratique du PCT incarné par Denis Sassou Nguesso, l’effondrement de l’Union soviétique et les effets du discours de la Baule en Afrique francophone69 ébranlent un pouvoir en déroute depuis la fin des années 1980.

35 Emporté dans le tumulte des événements70 qui bouleversent le Congo en profondeur, l’écrivain délaisse alors progressivement le refuge de l’écriture du mythe kongo. Il imagine, en effet, que sa « vieille idée nationalitaire »71 trouvera enfin une traduction concrète au sein du MCDDI. Rénover la « baraque politique congolaise »72 est donc la difficile tâche que se fixe Sony Labou Tansi. Ce n’est nullement cet idéal qui a été l’objet de vives critiques, mais bien la réalité qu’il recouvrait et les moyens mis en œuvre afin d’y parvenir. En effet, l’on a fustigé dans l’engagement de Sony Labou Tansi l’adhésion à une « politique tribalisée » et une attitude sectaire visant à promouvoir le seul Bernard Kolélas en jetant systématiquement l’opprobre sur ses adversaires. Plus précisément, l’idée selon laquelle un double discours a alors été tenu n’a pas manqué d’apparaître. Ainsi, le contenu d’un article intitulé « La France malade de ses anciennes colonies »73 – ironique leçon de démocratie assénée à Jacques Chirac à la suite du discours d’Abidjan où le maire de Paris avait professé le 23 février 1990 que « le multipartisme est une erreur politique, une sorte de luxe que les pays en voie de développement, qui doivent concentrer leurs efforts sur leur expansion économique, n’ont pas les moyens de s’offrir » – entre curieusement en résonance avec la « Lettre ouverte à M. Pascal Lissouba ». En vertu d’une logique binaire attribuant tous les maux à des adversaires devenus l’objet d’une diabolisation, l’écrivain désigne l’ennemi en utilisant une rhétorique ethnique dont il exonère curieusement son camp. Fustigeant les « replis identitaires de type “NIBOLEK” »74, Sony Labou Tansi instruit le procès du camp présidentiel présenté comme l’unique coupable du « morcellement de l’identité » congolaise.

36 Cette évolution troublante, où se joue une « causalité diabolique », soulève bien des questions. Dans le dédale des déclarations où les mots ont achoppé aux dures lois de la réalité, quelle a été la nature véritable de l’engagement de Sony Labou Tansi dans le MCDDI ? Quel rôle y a joué le mythe kongo ?

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Élaboration d’une pensée politique

37 Afin de comprendre l’itinéraire de Sony Labou Tansi, il est nécessaire de le replacer dans le contexte de l’histoire politique du Congo. Les clivages ethniques qui ont profondément divisé le pays pendant la guerre civile n’ont pas subitement éclos dans les années 1990. Les tensions apparaissent aux origines mêmes de l’État congolais, dès 1959. À l’aube de l’indépendance, les forces politiques se constituent sur des fondements ethniques qui débouchent sur de terribles affrontements. Ces discours, mettant en concurrence les populations du nord du Congo à celles du sud, imprègnent progressivement le champ politique au point de servir : [...] d’instituant politique de l’imaginaire social en opposant les militants du Mouvement socialiste africain (MSA) de Oupangualt, Mbochi de la région de la Cuvette dans le nord du pays, à l’Union démocratique de la défense des intérêts africains (UDDIA) de Youlou, Kongo-Lari du Pool dans le sud et qui, aujourd’hui encore, instruit tout le processus politique en termes d’antagonismes, entre les « nordistes » et les « sudistes »75. 38 Le Congo est ainsi figé par une classe politique qui utilise le levier ethnique. Si de 1959 à 1968, la présidence de Fulbert Youlou puis celle d’Alphonse Massamba-Débat sont présentées comme une domination des Kongo sur la sphère publique, la mise en œuvre du parti unique à partir de 1968 « prend la forme d’un passage du pouvoir des Kongo aux Mbochi et du Pool à la Cuvette »76.

39 C’est dans ce contexte délétère que s’élaborent la pensée et l’univers de Sony Labou Tansi. Les traces de cet « État honteux » affleurent dans ses écrits avec des modalités différentes, selon leur date de composition et leur statut dans l’ensemble de l’œuvre. De manière remarquable, la narration s’inscrit cependant systématiquement dans le cadre des répressions dont furent victimes les populations kongo. Dans l’une des versions de La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, les épurations ethniques sont désignées de façon quasi transparente : Puis l’on entassait les corps par dizaines dans de grandes fosses. Toutes les familles d’Hozana, ou tout au moins celles des tribus Ikonkos et Bamboua-Li, avaient eu quelqu’un à pleurer cette année-là. Et les autres années, toutes les fois qu’on avait remué le régime, on hissait la légende du caïman qui ne pouvait venir que de la Rivière. On entendait par Rivière la province d’Omié-Sundi peuplée par les Inkonkos et les Bamboua-Li77. 40 D’ailleurs, l’histoire familiale du héros, Ystèr, est ancrée dans les troubles identitaires qui ont ensanglanté le pays. Alors qu’il est emprisonné, le jeune rebelle se remémore la terrible fin de ses parents, où l’on reconnaît l’imaginaire géographique opposant le nord au sud : Mon père, alors maître d’éducation physique, avait été affecté à l’ancien séminaire d’Opamou devenu école régionale des 8 martyrs. [...] Le comité national rouge d’Hozana était à cent pour cent nordique. Comme des incidents tribaux avaient éclaté dans le secteur d’Opamou, le comité national, qui était tout sauf national, commis l’erreur d’envoyer sur les lieux des contingents totalement nordiques. Ils se livrèrent aux massacres de ceux qui avaient eu le malheur de naître ailleurs. Mon père rentrait des cours. Ce jour-là personne ne sut comment les choses avaient commencé. Il y eut de violentes bagarres. L’armée intervint. Deux soldats entrèrent. Ils plantèrent leur chargeur dans le ventre de mon père. Ma mère devait se contenter d’un grand coup de baïonnette au cœur78. 41 Quelques années plus tard, comment ne pas entendre un écho atténué de ces dissensions dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez où la trame romanesque évoque à de

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nombreuses reprises la haine ancienne que se vouent les habitants de Valancia et ceux de Nsanga Norda ?

42 C’est bien là que surgit toute la complexité de la réflexion de Sony Labou Tansi, écartelée entre deux pôles contradictoires. Il est indéniable, en effet, que sa critique des dictatures et des replis identitaires s’appuie sur une pensée universaliste. À cet égard, les avertissements de La Vie et demie ou des Sept Solitudes de Lorsa Lopez sont révélateurs tant les références génériques au « monde » et à « l’homme » abondent79. La correspondance entretenue avec José Pivin et Françoise Ligier, où transparaît toute la richesse de sa réflexion, dévoile la profondeur et la précocité de l’engagement humaniste d’un auteur qui affirme avec passion dès 1974 : « L’Homme, voilà ce qui compte80. » L’opposition au régime du PCT se fonde en partie sur cette pensée. Un épisode symbolique, survenu en février 1974, laisse deviner cette dimension. Les Étonnants Bleus, troupe théâtrale composée de ses élèves, joue un soir, à Kindamba, des saynètes créées par le professeur. Le spectacle, qui déplaît fortement aux représentants locaux du pouvoir, est suivi de troubles à telle enseigne que l’enseignant s’attend à être emprisonné. « L’affaire Sony »81 est l’occasion de fustiger les autorités nationales au nom d’un humanisme farouche : J’ai failli partir en taule. Paraît que je ne suis pas très rouge. C’est un peu vrai d’ailleurs. Rouge pour moi, c’est une histoire de gosse. Maintenant qu’il est question de sauver non pas la juste distribution de foie gras mais la condition humaine, le rouge c’est pas assez salé comme moyen de bord. Il faut trouver du-plus-que-Marx- et-Lénine ; du plus que Mao ; du plus-qu’une-querelle-de-pain-quotidien. Je suis à la recherche des vraies dimensions de l’homme82. 43 Sony Labou Tansi n’est pourtant pas épargné par les tensions identitaires de l’époque. Au cours de ces années de formation, la rencontre avec Alphonse Massamba-Débat en septembre 1974 est capitale. L’ancien président de la République « instruit »83 le jeune homme, qui occupe un poste d’enseignant d’anglais à Boko de 1974 à 1976. Celui-ci fréquente avec assiduité son aîné au point de souhaiter lui consacrer un ouvrage : Un coin vénéneux puisque l’ancien président de la République habite par là et en cédant le pouvoir aux bérets il a gardé tout le reste. Je lui ai proposé de m’aider à écrire un livre sur lui. Il a semblé très d’accord. C’est un homme, pas un béret lui. Et j’ai envie de lui faire la cour [...]. J’ai trouvé le titre du bouquin : Massamba-Débat, l’Homme tout Court84.

44 Les conséquences de ces rencontres sont perceptibles sur l’élaboration de la pensée politique de Sony Labou Tansi et l’émergence d’un discours communautaire kongo. Si l’ouvrage évoqué dans la lettre datée d’octobre 1974 n’a jamais vu le jour, son titre, en revanche, ne peut manquer d’attirer l’attention. Monsieur tout-Court, en effet, est la première pièce écrite par Sony Labou Tansi, sélectionnée en 1969 dans le cadre du Concours théâtral interafricain. Dans cette œuvre, Konta – surnommé Monsieur tout- Court – préfigure les héros rebelles et prêts à mourir en martyrs, qui abonderont dans l’œuvre à venir. Or, il n’est pas indifférent que Massamba-Débat s’inscrive dans cette généalogie prestigieuse.

45 L’univers de la fiction finira bien, cependant, par absorber le réel puisque ce dernier apparaît dans le cycle de La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, sous les traits de l’ancien Premier ministre du Lewango, Okemba. Le vieil homme vit désormais reclus parmi les siens, après avoir été violemment chassé du pouvoir par le « Parti Lewangolais du Travail ». Dans ces écrits qui relèvent de l’autofiction, l’oncle « électrise » son jeune neveu, Ystèr, par ses discours qui portent précisément sur la « résurrection du royaume

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Kongo »85. Il est révélateur, à cet égard, que le reproche le plus communément adressé à Alphonse Massemba-Débat est d’avoir utilisé la force mythique du royaume afin d’élaborer une idéologie identitaire, fondée sur l’imaginaire d’une prééminence kongo.

46 Telle a été la terrible revanche du réel sur la fiction : la fascination pour le Kongo mythique a fini par excéder le seul cadre littéraire pour s’incarner dans des postures éloignées d’un universalisme pourtant réel. Ce glissement s’opère notamment dans les textes consacrés aux réflexions sur l’État-nation congolais. Conscient d’être le digne héritier d’Okemba assassiné dans les geôles du pouvoir, Ystèr déclare à ses compagnons retranchés dans le maquis que : Le patriote est un artiste ; et comme tel, il rehausse l’idée de nation à un degré métaphysique [...]. Le nationalisme est une manifestation de la conscience humaine sans laquelle (nous le savons tous) la vie ne serait qu’une petite aventure de viande dans la salade des choses86. 47 La définition de cette nation « métaphysique », qui irriguera de manière souterraine la pensée politique de Sony Labou Tansi, est ambiguë. Si la rhétorique abstraite consistant à l’opposer aux États fantoches apparus à la suite de la décolonisation est convaincante, sa traduction sera bien plus difficile dans le champ politique. C’est pourquoi, lors de l’engagement dans les rangs du MCDDI, Sony Labou Tansi insiste tant sur la difficile unité d’une nation fragile, dont les frontières sont problématiques. Sa « Lettre aux Africains sous couvert du parti punique » publiée en 1990 dans La Semaine africaine, souligne adroitement la faillite de la classe politique congolaise : Quelle puérilité d’avoir voulu résoudre les problèmes de l’unité nationale par la simple et honteuse négation de nos différences. L’unité, jusqu’à preuve du contraire, est l’harmonie volontaire obtenue sur le champ des différences. [...] La naissance de l’État-nation exige de multiples apports et déports, des négociations avec les temps et les géographies, les histoires et les cultures, les êtres et les espaces. L’insémination suprême de la patrie par le père unique de la nation crève tous les ridicules87. 48 Mais à mesure que l’espoir du MCDDI d’accéder au pouvoir s’amenuise, le discours sur les « différences » du peuple congolais se radicalise. En février 1993, alors que les tensions entre le parti de Bernard Kolélas et les autorités s’avivent – prélude aux affrontements armés qui éclateront quelques mois plus tard – l’article intitulé « Voici le problème du malaise congolais » donne la mesure de cette évolution rapide. Publié dans l’hebdomadaire satirique La Rue meurt, le texte dénonce les errements de la politique du président Pascal Lissouba et appelle à résoudre la crise qui menace de dissoudre le Congo. Contrairement à l’idée selon laquelle sa rhétorique aurait contribué à attiser les tensions, Sony Labou Tansi défend la « coexistence pacifique » des Congolais. Cependant, c’est la vision même du Congo développée dans cet article qui est troublante. Évoquant un pays composé de « nations juxtaposées »88, Sony Labou Tansi entérine dès lors l’idée d’une nation kongo fondamentalement singulière.

L’engagement dans le MCDDI : rénover la « baraque politique congolaise »

49 Au-delà des circonstances politiques qui ont éloigné le MCDDI du pouvoir, peut-être la radicalisation progressive des postures de Sony Labou Tansi est-elle liée à la nature profonde de son engagement. La rencontre avec Bernard Kolélas joue un rôle

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déterminant, qui n’est pas sans rappeler les relations nouées avec Alphonse Massamba- Débat.

50 Les ressorts de l’idéologie du leader charismatique n’ont pu manquer de séduire l’auteur. Cette pensée puise amplement dans une reconstruction identitaire du fabuleux royaume. Manipulant le mythique Kongo, il s’agit de distiller l’idée dangereuse selon laquelle ses « descendants » seraient naturellement prédisposés à occuper le pouvoir. Patrice Yengo remarque ainsi que « Kolélas situait son combat [...] sur le plan ethnique, revendiquant une légitimité historique des Kongo-Lari de la région de Brazzaville dans leurs prétentions à la direction de l’État [...]89. » Les grandes figures messianiques telles que Kimpa Vita ou André Matsoua sont également convoquées afin de mettre en œuvre une mémoire lacrymale propre à susciter l’engouement.

51 La posture de Bernard Kolélas dans la classe politique congolaise est donc lourde de conséquences. Investissant le champ de ce messianisme kongo, celui-ci n’hésite pas à s’inscrire dans une lignée prestigieuse. Dans leur article intitulé « Messies, fétiches et lutte de pouvoirs entre les “grands hommes” du Congo démocratique », Joseph Tonda, Florent Mouanda Mbambi et Marc-Éric Gruénais démontrent que le fondateur du MCDDI se présente volontiers sous les traits d’un prophète au point de se faire surnommer « Moïse »90. Dans une lettre adressée à son allié André Milongo susceptible de se porter candidat contre lui, Bernard Kolélas écrit le 7 mai 1992 : J’invite chacun de nous à réfléchir profondément avant de poser tout acte de nature à me barrer la route que j’ai suivie 27 ans durant, pour chercher à libérer notre peuple. Que chacun de nous réfléchisse avant de s’engager dans une action qui risquerait de lui faire porter la lourde responsabilité de ramener le peuple dans la galère de l’Égypte pharaonique. Aucun responsable d’Israël n’aurait fait subir un tel sort au peuple d’Israël sorti de l’enfer d’Égypte… C’est pourquoi, je poursuis mon action politique comme une mission dans l’intérêt de tout le peuple congolais91. 52 Cette rhétorique religieuse a profondément troublé Sony Labou Tansi, fasciné depuis de nombreuses années par le mythe Kongo et persuadé que « [le] destin et [l’] histoire [des Kongo] sont intimement liés à ceux du peuple juif »92. À la lumière de ces différents facteurs, l’on comprend mieux son itinéraire. Ébloui par un utopique Kongo réactivé aux heures les plus sombres de son existence, son parcours a été le fruit d’une mystique et non d’un engagement politique consistant à mettre en œuvre un programme et des idées. Lecas Atondi-Monmondjo a d’ailleurs évoqué dans Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens ce profond malentendu : loin d’avoir été « l’idéologue des Ninjas », ses maladresses suffisent à démontrer qu’il n’a guère ambitionné de devenir un véritable politicien93.

53 Les ressorts intimes de l’engagement apparaissent de manière souterraine dans le travail d’écriture du Commencement des douleurs, titre apocalyptique liant de manière tragique le destin de l’auteur à celui du Congo. C’est au cours de cette période, en effet, que l’écrivain apprend le mal incurable qui le ronge. Poussé ainsi dans la voie d’un mysticisme de plus en plus affirmé, l’idéologie et la posture prophétique de Bernard Kolélas trouveront un écho certain chez lui. Kongo dia Nto-Ntela s’ouvre ainsi sur une préface inquiétante, aux tonalités funèbres et religieuses. Le mot maudit désignant la maladie apparaît pour être ensuite à jamais escamoté de toutes les versions ultérieures, tout se passant comme s’il fallait en effacer les stigmates : L’occident, du fait qu’il n’a pas su respecter les lois fondamentales de la connaissance chutera immanquablement – sans doute ce livre donnera-t-il quelques

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clés et les traces de la prochaine chute de la bête babylonienne. Toute matière naît, mûrit et tombe l’esprit seul se targe de la force d’affronter les drames de l’immortalité. [...] quoi que fasse l’obscurantisme humain, le dernier vers du poème qu’on nomme univers sera écrit par Dieu. Ce qu’aujourd’hui nous appelons science ou progrès est un cadavre scintillant sans âme et qui va se mettre à puer l’impuissance – le sida n’est que le premier exemple d’un virus qui secoue orageusement la connaissance dite moderne. Ce livre sera peut-être un roman. Peut-être racontera-t-il l’histoire d’une espérance car pour nous qui sommes initiés à d’autres existences que celle qui meurt, parler est un métier94. 54 Dans les cahiers suivants, seuls subsisteront les accents prophétiques et les allusions au « baiser de malheur »95, qui entraînera le naufrage d’une terre et d’une communauté. Peut-être la radicalité de la posture de Sony Labou Tansi, une fois la Conférence nationale achevée en juin 1991, trouve-t-elle ainsi une possible explication. Cette causalité diabolique à l’œuvre dans ses articles et ses discours a pour fondement les origines même de son activisme. Dans un texte inédit, il remarque :« Il ne s’agit pas d’entrer sur la scène politique, il est question d’assainissement de la scène et d’asséner la vertu à la pourriture96. » Différents facteurs éclairent cet itinéraire si souvent incompris. La dimension mystique de l’engagement au sein du MCDDI mais également les ravages de la maladie longtemps tenue secrète ont sans doute contribué à mener Sony Labou Tansi sur les voies de la radicalisation. À la suite de l’échec de la conquête du pouvoir et sous les effets de l’intransigeance des autorités nationales, celui-ci s’isole dans une rhétorique prophétique intenable : si la nation kongo n’y prend pas garde, elle sera engloutie dans l’abîme de la « pourriture ». Témoin de violences quotidiennes au point de vivre retranché dans le quartier de Makélékélé, Sony Labou Tansi évoque un génocide à venir dans un texte désespéré, intitulé « Congrès mondial des peuples kongo » : Notre destin et notre histoire sont intimement liés à ceux du peuple juif.[...] Beaucoup de peuples aujourd’hui pensent que c’est dans l’esclavagisation d’une partie de l’humanité qu’ils obtiendront le bonheur. Ils se trompent lourdement car le Dieu d’Ismaël, le Dieu des Kongo (gens de paix) ne laissera pas ses peuples sans secours. Un génocide contre les Kongo est [...] mis en route au Congo, en Angola et ailleurs97. 55 Ces accents religieux, qui renouent avec le mythique Kongo perçu comme un avatar d’Israël, laissent entrevoir toute la douleur de l’auteur, dont le corps semble se déliter au même rythme que le corps social congolais. Au travers de cet itinéraire, c’est bien une terrible revanche du réel sur l’utopique Kongo qui semble se dessiner tant le rêve, « graine de la réalité »98, s’est brisé sur l’écueil des dérives identitaires.

56 Le Kongo apparaît ainsi comme l’une des figures majeures de la pensée de Sony Labou Tansi. Sujet qui le hante dès le début de sa carrière, le mythique royaume, impose à l’écrivain d’élaborer une poétique lui permettant d’échapper à une historicité convenue. Afin de conjurer les béances provoquées par une « histoire carnassière »99, l’auteur invente une esthétique du parcellaire qui, dans le dédale des textes publiés et inédits, laisse entrapercevoir les flamboiements du royaume.

57 Peut-être est-ce là que s’est joué le drame de Sony Labou Tansi. Le Kongo a quitté le champ de la « fable », de la « cour des mots »100 où l’écrivain se plaisait tant à jouer, pour investir la politique dont les codes lui étaient inconnus.

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NOTES

2. Une abondante littérature apparaît dès le XVIe siècle. S’il n’est guère possible de présenter une bibliographie complète dans le cadre d’un article, on peut citer quelques titres significatifs. En 1591, l’explorateur Filippo Pigafetta publie son récit de voyage intitulé Relatione del Reame di Congo et delle circonvicine contrade tratta dalli scritti & ragionamenti di Odoardo Lopez Portoghese, Paris, Éditions Unesco, 2002, 383 p. La célèbre formule de Léo Frobenius sur les Kongo « civilisés jusqu’à la moelle des os », Histoire de la civilisation africaine, Paris, Gallimard, 1952, p. 101, est régulièrement reprise, notamment par Georges Balandier dont l’essai, Le Royaume de Kongo du XVIe siècle au XVIIIe siècle, Paris, Pluriel, 2013, 286 p., a été l’objet d’une réédition en 2013. Preuve d’un intérêt croissant au Congo, un grand colloque consacré aux « Valeurs kongo » a été organisé en novembre 2010 au sein du département de philosophie de l’université Marien Ngouabi. Les actes ont été publiés récemment : Marie-Jeanne Kouloumbou et David Mavouangui, dir., Valeurs kongo : spécificité et universalité, Paris, L’Harmattan, 2013, 380 p. 3. Dans une lettre datée du 4 mai 1974 qu’il adresse à Françoise Ligier, Sony Labou Tansi écrit : « Il y en a qui jouent leur boulot d’écrivain, moi je le vis. Je n’ai rien écrit encore. C’est vrai. Même pas une ligne. Même pas un mot. Tout est à faire. Et je le ferai. Quand même ça devrait me coûter la tête. » In Nicolas Martin-Granel, Greta Rodriguez-Antoniotti, L’Atelier de Sony Labou Tansi, vol. I, Paris, éditions Revue Noire, 2005, p. 126. 4. Jean-Pierre Makouta-Mboukou, Les Exilés de la forêt vierge, Paris, Oswald, 1974, 206 p. 5. Henri Lopes, La Nouvelle Romance, Yaoundé, Éditions Clé, 1976, 194 p. 6. Guy Menga, La Palabre stérile, Yaoundé, Éditions Clé, 1968, 138 p. 7. Placide N’Zala-Baka, Le Tipoye doré, Brazzaville, Imprimerie nationale, 1968, 80 p. 8. matsouanistes : À l’origine, cet adjectif formé sur le patronyme de son fondateur – André- Grenard Matsoua (1899-1942) – désigne un mouvement associatif créé à la fin de la période coloniale. Matsoua s’attire rapidement les foudres des autorités en remettant en cause les fondements du régime colonial. Le matsouanisme devient un mouvement religieux après la mort de son créateur dans des circonstances troubles. 9. Elikia M’Bokolo, « Histoire, mémoire et patrimoine : contribution à une politique volontaire de construction de l’État de droit », in Patrice Yengo (dir.), Identités et démocratie en Afrique et ailleurs, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 292. 10. Léopold Pindy Mamonsono, Etumba, 20 novembre 1979, p. 59. 11. Sur ces questions, on peut lire : Patrice Yengo, La Guerre civile du Congo-Brazzaville (1993-2002) : chacun aura sa part, Paris, Karthala, 2006, 446 p. ; Jean-Serge Massamba-Makoumboubou, Congo- Brazzaville : conflits et politique de la mémoire, Paris, L’Harmattan, 2011, 474 p. 12. Dans l’article inédit intitulé « Brouillon de lettre aux sages-femmes d’une conscience : ou Messieurs les intellectuels, la science est-elle universelle ? », Sony Labou Tansi formule des reproches à l’encontre de l’histoire qui « n’est ni universelle, ni neutre, ni synonyme de la vérité absolue. Tous ces vêtements lui ont été donnés pour qu’elle participe au grand projet colonial énoncé par Descartes : “dominer la nature et les natures par le biais de la connaissance” », Fonds Sony Labou Tansi, Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, p. 2. 13. Ces catégories sont utilisées par Sony Labou Tansi pour désigner les textes romanesques composés au cours des années 1970. Dans une lettre adressée à José Pivin le 8 mars 1974, le jeune homme évoque en ces termes son roman La France qui rend fou : « C’est un chapitre du roman nocif, le roman vénéneux que je suis en train de monter et qui va s’intituler peut-être La France qui rend fou [...] ». Le 23 avril 1974, le projet a évolué pour devenir Riposter à sa gueule. Curieusement, le motif du vénéneux n’est plus attribué au texte mais à l’auteur lui-même : « Ici,

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tu comprendras en lisant bientôt Riposter à sa Gueule, on tue les gens qui ont un museau vénéneux. » In L’Atelier de Sony Labou Tansi, op. cit., p. 39 et 123. 14. « Moi je suis Kongo » : c’est ainsi que se définit Sony Labou Tansi dans une lettre envoyée le 2 septembre 1982 à Sonia Almeida, Fonds Sony Labou Tansi, ITEM, p. 1. 15. En 1989, Sony Labou Tansi et Bernard Kolélas fondent le Mouvement Congolais pour la Démocratie et le Développement Intégral, instrument de lutte contre le pouvoir de Denis Sassou Nguesso. Selon les spécialistes de la vie politique congolaise, la dimension ethnique de ce parti politique est indéniable. 16. Le Parti Congolais du Travail, dont les structures et l’idéologie sont calquées sur le régime soviétique, règne sur le Congo de 1969 à 1992. 17. En 1991, la Conférence nationale réunit toutes les sensibilités politiques et sociales congolaises afin de ménager une transition pacifique vers une démocratie véritable. 18. Bien que tenue longtemps secrète, la maladie eut indéniablement des effets sur l’écriture de Sony Labou Tansi. L’article de Romuald Fonkoua « Mal de mots, mots du mal : Sony Labou Tansi et la maladie » analyse les conséquences du sida sur le plan littéraire. La rédaction du Commencement des douleurs témoigne des tourments qui affectent l’auteur à cette période de son existence : « [...] Le Commencement des douleurs doit être lu comme le roman de la maladie, l’œuvre de la remise en question du verbe et le récit de la substitution du mot par la formule. À la différence de ses récits antérieurs, le roman est entièrement écrit durant les phases d’incubation et de la déclaration de la maladie du sida [...]. » In Papa Samba Diop, Xavier Garnier (dir.), Sony Labou Tansi à l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 268. 19. Sony Labou Tansi , Les Yeux du volcan, Paris, Seuil, 1988, p. 92. 20. La géographe Élizabeth Dorier-Appril a analysé le phénomène ethnique lors des violences commises à Brazzaville en 1993 et 1994 dans un article intitulé « Jeunesse et ethnicités citadines à Brazzaville », Politique africaine, no64, février 1996, p. 73‑88. 21. Sony Labou Tansi, La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, version no24 bis, Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 1. 22. Sony Labou Tansi, texte dépourvu de titre « On nous a piqué cinq siècles », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 1. 23. L’une des pièces de Sony Labou Tansi s’intitule d’ailleurs Le Trou. Sony Labou Tansi. Théâtre 3. Monologues d’or et noces d’argent et Le Trou, Carnières, Lansman, coll. Beaumarchais, 1998, 91 p. 24. Sony Labou Tansi, Remboursez l’honneur, Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 5. En langue kikongo, Mani Kongo signifie « roi du Kongo ». 25. La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, op. cit., p. 1. 26. Ibid., p. 27. 27. Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, 219 p. 28. Ibid., p. 27. 29. Ibid., p. 92. 30. Ces recueils sont composés dans la première moitié des années 1970. 31. Nicolas Martin-Granel analyse ce poème dans « Congo concept », in Christiane Albert, Marie- Rose Abomo-Maurin, Xavier Garnier et Gisèle Prignitz (dir.), Littératures africaines et territoires, Paris, Karthala, 2011, p. 177‑191. Le texte est cité à la page 183. Dans la version manuscrite disponible à la BFM, le groupe nominal fleuve kongo a été biffé par l’auteur, ce que nous nous permettons de reproduire dans cet article. 32. Sony Labou Tansi, La Vie privée de Satan, Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 75. 33. La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, op. cit., p. 16. 34. Ibid. p. 15-16. 35. « Autour du fleuve essentiel », table ronde animée par Daniel Maximin en présence de Tchicaya U Tam’si, Sylvain Bemba, Maxime N’Debeka, Sony Labou Tansi, Notre Libraire, no92-93, 1998, p. 10.

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36. Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979, p. 44. 37. Sony Labou Tansi, L’État honteux, Paris, Seuil, 1981, p. 10. 38. La satire du pouvoir est un thème exploité dès 1972 par Sony Labou Tansi dans la pièce de théâtre Le Ventre, écrite dans le cadre du Concours théâtral interafricain organisé par l’ORTF. Outre Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam’si (Le Destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku, prince qu’on sort, Paris, Présence africaine, 1979, 108 p.), Henri Lopes (Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 1982, 315 p.) ou encore Maxime N’Debeka (Le Président, Paris, L’Harmattan, 1982, 92 p.) explorent cette veine, qui ne se limite d’ailleurs pas au seul univers littéraire. La Rue meurt, hebdomadaire politique créé en 1991, présente ainsi une iconographie satirique très riche. 39. Au cours de la conférence de Berlin, qui s’est tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, les puissances européennes s’entendent sur le partage colonial de l’Afrique. 40. Sony Labou Tansi, « Lettre d’un coopéré à un coopérant », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 2. 41. Lettre du 18 juin 1984 adressée à Sonia Almeida, op. cit., p. 1. 42. « Ce vol est si béant (aussi béant que la mort) qu’il m’oblige à vouloir combler le vide occasionné par cette escroquerie avec des histoires et des mots. » Cette citation tirée de l’article « Les sources Kongo de mon imagination » apparaît dans l’ouvrage de Jean-Michel Devésa, Sony Labou Tansi : écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 359. 43. « Brouillon de lettre aux sages-femmes d’une conscience : ou Messieurs les intellectuels, la science est-elle universelle ? », op. cit, p. 1. 44. Ibid., p. 1. 45. Ibid., p. 1. 46. Sony Labou Tansi, « Nous sommes cette époque qui met les magies de la géographie à l’épreuve », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 1. 47. Ibid., p. 1. 48. Le terme Kongo comporte une acception religieuse ; il désigne également l’espace sacré où s’accomplissaient les rites initiatiques du kimpasi. « Quand les Kongo sentent leur faiblesse, ils se reportent à “Kongo” (l’endroit sacré conquis sur les ennemis par l’ancêtre Kongo et ses frères) par les rites du kimpasi, ils s’enferment dans un “Kongo” magique et mystique qui pour eux devient vraiment le “Kongo” des ancêtres [...]. », in Antonio Gonçalvès Custodio, Kongo. Le Lignage contre l’État, Instituto de Investivação Científica Tropical, Lisbonne, universidade de Evora, 1985, p. 167. 49. Sony Labou Tansi, Le Commencement des douleurs, Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 3. 50. Nicolas Martin-Granel, « Congo concept », Littératures africaines et territoires, op. cit., p. 184. 51. « Nge tata dzioka / tala ba ngungulu / bakwiza mu banda / mpele ngidi fwa kwa / ngwaku wambindamana / meki ma ngungulu. » Sony Labou Tansi traduit cette chanson dans une note de bas de page : « Fuyons Père / Les monstres arrivent / Crevons plutôt / Puisque ta mère / A voulu manger les œufs / d’un monstre. », in Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil, 1985, p. 27. Dans son article intitulé « Les Sources kongo de mon imagination », l’auteur évoque une légende très proche, portant sur la « migration depuis Kongo dia Nto ntela » dont la traduction est la suivante : « Père fuis, les dinosaures arrivent du bas. Que je meure là puisque ta mère savoure les œufs du dinosaure. », in Jean-Michel Devésa, op. cit, p. 359-360. 52. op. cit., p. 35. 53. Sony Labou Tansi, « Césaire, père du théâtre africain », in Aimé Césaire ou l’athanor d’un alchimiste, Actes du premier colloque international sur l’œuvre littéraire d’Aimé Césaire, 21‑22‑23 novembre 1985, Paris, Éditions Caribéennes, 1987, p. 266. 54. Sony Labou Tansi, Kongo dia Nto-Ntela, Fonds Françoise Morandière, p. 3. 55. Le Commencement des douleurs, op. cit., p. 24-25. 56. Ibid., p. 5. 57. Ibid., p. 10. 58. Bertrand Westphal , La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2007, 278 p.

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59. Littératures africaines et territoires, op. cit., p. 14. 60. Sony Labou Tansi, « Lettre d’un coopéré à un coopérant », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 2. 61. Ce mathématicien et géographe belge, qui a vécu au XVIe siècle, a tracé plusieurs cartes représentant le continent africain. 62. Dans l’avertissement de La Vie et demie, l’auteur invoque la liberté d’invention de la fable, qualifiée de chemin « tortueux », op. cit., p. 10. 63. Cette expression apparaît dans un manuscrit dépourvu de titre, commençant par le chapitre « Le Beau reste à venir », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 7. 64. Le Commencement des douleurs, op. cit., p. 25. 65. Ibid., p. 15. 66. Jean-Marc Ghitti, La Parole et le lieu : topique de l’inspiration, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 107. 67. Le Commencement des douleurs, op. cit., p. 16. 68. Citation extraite d’un essai inédit et dépourvu de titre, « Chers concitoyens d’une planète chipée, un homme vous parle », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 1. 69. Le 20 juin 1990, lors de la XVIe conférence des chefs d’État d’Afrique et de France, le président de la République François Mitterrand prononça un discours resté célèbre car il y subordonne l’aide française à l’introduction du multipartisme dans les États africains. 70. Les tensions s’accentuent au Congo dès les années 1980. Les difficultés politiques et économiques (le parti unique est de plus en plus contesté, notamment après l’adoption du plan d’ajustement structurel en juin 1985) conduisent au délitement du PCT. En 1990, le parti unique est contraint d’accepter le pluralisme politique et ne peut s’opposer à la mise en œuvre de la Conférence nationale souveraine, convoquée en février 1991. 71. Sony Labou Tansi, op. cit., p. 63. 72. Sony Labou Tansi, texte dépourvu de titre et de date commençant par la phrase « Nous avons fermé notre gueule pendant cinq siècles », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 1. 73. Sony Labou Tansi, « La France malade de ses anciennes colonies », Libération, 3 mars 1990, p. 6. 74. Sony Labou Tansi , « Lettre ouverte à M. Pascal Lissouba », Libération, 7 mars 1994, p. 10. L’acronyme Nibolek désigne les populations issues des régions du Niari, de Bouenza et de Lékoumou. Dans la perspective ethnique de l’époque, celles-ci sont perçues comme les rivales des Kongo. 75. La Guerre civile du Congo-Brazzaville (1993-2002), op. cit., p. 473. 76. Ibid., p. 22. 77. La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, op. cit., p. 26. 78. Ibid., p. 61‑62. 79. « À une époque où l’homme est plus que jamais résolu à tuer la vie, comment voulez-vous que je parle sinon en chair-mots-de-passe ? J’ose renvoyer le monde entier à l’espoir [...]. », in La Vie et demie, op. cit., p. 9. « Je suis à la recherche de l’homme, mon frère d’antan – à la recherche du monde et des choses, mes autres frères d’antan. » In Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 11. 80. L’Atelier de Sony Labou Tansi, op. cit., p. 31. 81. « Je deviens donc L’affaire Sony. » Ibid., p. 115. 82. Ibid., p. 41. 83. Sony Labou Tansi, sur le point de quitter Boko pour un nouveau poste à Mindouli, écrit le 29 septembre 1976 : « Effectivement c’est tout à fait idiot d’en partir. [...] j’y avais le vieux Pt. Il m’instruisait. » Ibid., p. 189. 84. Ibid., p. 152. 85. La Raison, Le Pouvoir et Le Béret, op. cit., p. 16. 86. « Le Beau reste à venir », op. cit., p. 6.

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87. Sony Labou Tansi, « Lettre aux Africains sous couvert du parti unique », La Semaine africaine, no 1857, semaine du 2 au 9 août 1990, p. 13 et 19. 88. Sony Labou Tansi, « Voici le problème du malaise congolais », La Rue meurt, no25, février 1993, p. 5. 89. La Guerre civile du Congo-Brazzaville (1993-2002), op. cit., p. 185. 90. Joseph Tonda, Florent Mouanda Mbambi et Marc-Éric Gruénais, « Messies, fétiches et lutte de pouvoirs entre les “grands hommes” du Congo démocratique », Cahiers d’études africaines, no137, vol. 35, 1995, p. 163‑193. 91. Ibid., p. 176‑177. 92. Sony Labou Tansi, « Congrès mondial des peuples kongo », Fonds Sony Labou Tansi, BFM, p. 1. 93. « Il s’est retrouvé à l’extérieur du Congo, aux pires heures des affrontements armés. Était-ce un hasard ? En vérité, l’idéologue des Ninjas, ce ne fut pas lui. Incompétent dans les discours politiques, il se fait huer et interrompre à la Conférence Nationale Souveraine : ses phrases alambiquées inquiètent les vétérans du parti unique reconvertis depuis à la démocratie ethnique et plurielle. » In Mukala Kadima Nzuji, Abel Kouvouama, Paul Kibangou (dir.), Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens, Paris, L’Harmattan, p. 449. 94. Kongo dia Nto-Ntela, op. cit., p. 2‑3. 95. Le Commencement des douleurs, op.cit., p. 11. 96. « Nous avons fermé notre gueule pendant cinq siècles », op. cit., p. 1. 97. « Congrès mondial des peuples kongo », op. cit., p. 1. 98. Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 27 99. Sony Labou Tansi : écrivain de la honte et des rives magiques du Congo, op. cit., p. 364. 100. « Maintenant je [...] m’en vais jouer dans la cour des mots. », L’Atelier de Sony Labou Tansi, op.cit., p. 165. 1. Le MCDDI, Mouvement Congolais pour la Démocratie et le Développement Intégral, est un parti politique créé en 1989 par Bernard Kolélas et Sony Labou Tansi.

RÉSUMÉS

Les textes inédits de Sony Labou Tansi proposent une réflexion sur l’histoire, et plus singulièrement sur celle du Kongo. Le souvenir du prestigieux royaume apparaît dès les premiers manuscrits, composés au début des années 1970. Loin d’être circonscrit aux écrits de jeunesse, le Kongo surgit sous de multiples formes dans le dédale des textes rédigés au cours des années suivantes. Cette fascination pousse l’écrivain dans une dynamique de recherche esthétique : comment évoquer cet illo tempore mythique sans sacrifier à une historicité convenue ? Comment inventer une écriture en mesure de rendre compte du fabuleux royaume ? L’analyse littéraire ne peut cependant faire fi du contexte politique dans lequel Sony Labou Tansi s’inscrit. Outre sa dimension historique et toponymique, Kongo est un ethnonyme dont l’auteur s’est réclamé. Celui-ci a revendiqué à de nombreuses reprises son appartenance à une identité kongo au point de s’être engagé, à la fin des années 1980, dans les rangs du MCDDI1. Ce discours identitaire et l’adhésion à un parti ethnique ont troublé l’image d’un auteur volontiers perçu comme un démocrate véritable. Est-il possible d’articuler le Kongo littéraire et le Kongo politique ? Le Kongo, dont l’ombre portée apparaît dans les manuscrits littéraires mais également

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dans les articles et les déclarations politiques, pourrait-il nous aider à saisir les enjeux de l’écriture protéiforme de Sony Labou Tansi ?

INDEX

Mots-clés : Sony Labou Tansi, Congo, Kongo, manuscrits, Le Commencements des douleurs, MCDDI

AUTEUR

CÉLINE GAHUNGU

Doctorante, université Paris-Sorbonne

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La bande dessinée Congo 50 ou la mémoire collective d’une indépendance difficile The comic book Congo 50, or the collective memory of a complicated independence

Sandra Federici

1 L’album Congo 501 a été publié par l’éditeur Roularta Books et l’association belge Africalia2 en 2010, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Congo. C’est une œuvre collective : le dessinateur congolais Asimba Bathy a impliqué dans le projet sept autres auteurs de l’association BD Kin Label3 et a coordonné la réalisation de l’album à Kinshasa, en collaboration avec l’écrivain et scénariste français Alain Brezault (qui avait encadré les auteurs lors d’un atelier de scénarisation à Kinshasa en janvier 2010 et qui a suivi la production à distance jusqu’à la publication).

2 Dans l’album, le demi-siècle qui s’étend du 30 juin 1960 au 30 juin 2010 est raconté à travers les événements historiques auxquels sont confrontés « les principaux personnages servant de “fil rouge” au scénario global, en particulier les jumeaux Dipanda et Lipanda, un garçon et une fille, baptisés le 30 juin 1960, soit le jour même de la proclamation de l’Indépendance nationale »4.

3 Notre étude retracera les différentes étapes de l’élaboration des histoires jusqu’à leur état définitif, en se fondant sur ce qui s’est passé dans l’atelier de production de l’œuvre, un atelier virtuel où les matériaux ont circulé principalement par voie numérique.

4 La problématique essentielle de ce travail consiste à examiner le processus de création d’une œuvre qui présente de nombreux aspects de complexité : il s’agit d’une œuvre collective et transnationale, produite grâce à la collaboration entre ex-colonie et ex- métropole pour célébrer les 50 ans d’indépendance du pays et revisiter le délicat sujet de la colonisation. Si, sur la couverture, les noms des huit dessinateurs congolais sont mis en évidence au-dessus du titre, et si leurs visages sont reproduits sur la quatrième de couverture, il est important de tenir compte du fait que l’album a été produit grâce à

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l’intervention d’autres agents et à la faveur de conditions éditoriales spécifiques. Il s’agira donc d’analyser, dans les documents de l’avant-texte, dans quelle mesure ces facteurs « externes » ont eu des conséquences sur les phases de création de l’œuvre et comment la recherche d’un équilibre entre « compétition » et réelle collaboration n’a pas cessé de fonctionner comme objectif de base dans la genèse des idées et des contributions créatives, dans la définition du récit, dans l’échange des brouillons des scénarios, ainsi que dans les phases de réalisation graphique par les dessinateurs5.

Genèse d’un projet transnational

5 Le dossier de genèse de l’album Congo 50 auquel nous avons eu accès est constitué d’une archive numérique qu’Alain Brezault a stockée et nous a transférée le 12 février 2014 à Bruxelles. Pour opérer une sélection parmi les nombreux documents ainsi mis à notre disposition (données historiques, images, dessins, scénarios, comptes rendus, lettres…), nous avons choisi, entre autres perspectives possibles pour une étude génétique, de considérer le processus de fabrication de Congo 50 comme paradigmatique d’un type de production artistique – souvent observable dans l’industrie culturelle africaine – qui consiste en la création de produits destinés à l’éducation sous l’impulsion d’une commande institutionnelle. L’intérêt de notre approche est donc davantage lié à la sociologie de la culture et à l’étude institutionnelle des flux culturels Nord-Sud qu’à une analyse stylistique des corrections et du peaufinage du texte et des dessins6 : nous examinerons le corpus de Congo 50 en tant que « chantier » d’un projet de communication à propos de l’Afrique, destiné non seulement au public du pays dans lequel il s’est déroulé, mais aussi au public de l’ex-métropole7. Par ailleurs, nous pourrons observer de l’intérieur une modalité créative assez commune dans la bande dessinée africaine, c’est-à-dire le travail de groupe dans le cadre d’un projet financé par un bailleur de fonds8, et examiner les circonstances dans lesquelles un « encadreur » du Nord a agi pour amener le groupe d’auteurs du Sud à respecter les délais et à atteindre les objectifs de communication et de qualité qui avaient été fixés de commun accord, tout en valorisant l’inspiration créative des auteurs9.

6 L’histoire est constituée de huit récits de six pages chacun, réalisés respectivement par Asimba Bathy « Indépendance Cha-cha », Cara Bulaya « La Longue Marche »10, Jules Baïsole « Boum Yé ! »11, Didier Kawende « Kin La Belle »12, Fati Kabuika « Les Affaires »13, Djemba Djeis « Dans les camps »14, Tshamala Tetshim « Rendez-vous à Lubumbashi »15, Jason Kibiswa « Bâtir l’avenir ». Parmi les dessinateurs, il convient de citer les jeunes Kabuika et Kibiswa, qui comptent parmi les talents les plus prometteurs du pays et sont extrêmement actifs au Congo ; Bathy et Djeis figurent parmi les artistes les plus reconnus de la génération plus âgée.

7 Leur travail, avec celui du coordinateur Brezault, a abouti à une histoire assez cohérente, même si elle est composée de huit épisodes scénarisés, dessinés et mis en couleurs par différents auteurs. Cette cohérence est obtenue grâce au fil rouge narratif que constitue la vie des protagonistes, Dipanda et Lipanda ; c’est à travers elle que l’on suit la liesse populaire de l’indépendance, la guerre contre les provinces sécessionnistes, la campagne de zaïrianisation de Mobutu et la victoire du boxeur Mohamed Ali sur George Foreman, la crise économique et l’embargo, l’accueil de réfugiés dans les camps de la Croix-Rouge à Goma à la suite des violences au Rwanda… jusqu’à la veille de l’anniversaire de l’indépendance, le 29 juin 2010.

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8 L’analyse d’une œuvre en fonction de la théorie des champs développée à partir de la sociologie de Pierre Bourdieu16 permet, comme le proposent Pierre Halen et Romuald Fonkoua dans Les Champs littéraires africains, de prendre « en compte les conditions matérielles et symboliques de la production littéraire et de sa légitimation »17. Dans notre cas, la condition de départ a été l’initiative d’Africalia qui a choisi de célébrer l’indépendance du Congo en promouvant ce projet avec d’autres partenaires européens et qui a donné à huit dessinateurs congolais la possibilité d’occuper, à cette occasion, une position dans le champ de la bande dessinée franco-belge. Cette approche permet également de soulever « la question de la représentation, interne à l’œuvre, de la “stratégie” suivie, consciemment ou inconsciemment peu importe, par son créateur »18. Congo 50 se place dans la catégorie des œuvres liées à la coopération au développement, qui occupe une place importante dans la production de bandes dessinées d’auteurs africains. Dans les pays africains, l’industrie culturelle du neuvième art est particulièrement faible19. Ainsi, « même quand un auteur est en plein succès, son régime de travail est celui qui caractérise la précarité : production irrégulière, problèmes de publication et de liquidité, revenus faibles des capitaux investis et profits incertains »20. En passer par la commande des organisations non gouvernementales et des institutions publiques, en particulier dans le domaine didactique, est donc une étape indispensable dans le parcours de presque tout dessinateur africain aspirant à la reconnaissance dans son propre pays et, par la suite, à l’étranger, et notamment en Europe et aux États-Unis (ce qui en général n’arrive pas). Pour les auteurs congolais, on peut citer les deux figures de référence, qui, dans une certaine mesure, se sont affirmées dans le champ de la bande dessinée franco-belge : Mongo Sisé et Barly Baruti. Sisé a été considéré comme « le dessinateur le plus marquant des années 1970-1980 »21. Il a été « le premier congolais à avoir été publié en Europe (dans Spirou, en 1980, puis 1982) »22. Au cours de sa carrière d’auteur, il a édité « quatre BD didactiques avec le soutien de la coopération belge au développement (AGCD) mettant en scène un jeune héros, pendant africain de : Bingo »23. Barly Baruti, l’un des dessinateurs africains parmi les plus renommés dans le champ franco-belge avec son compatriote Pat Masioni, a dû d’abord suivre la route de la coopération au développement en publiant « plusieurs titres didactiques de belle facture, orientés vers la préservation de la nature et financés par des ONG internationales Le Temps d’agir, 1982 ; Le Village des ventrus, 1983 ; Aube nouvelle à Mobo, 1984 ; L’Héritier, 1991 ; Le Retour, 1992 ; L’Avenir aujourd’hui et Objectif terre, 1994 »24.

9 Dans ces œuvres, la question de l’autonomie est à évaluer sans illusions. De fait, selon les règles de la communauté artistique, le travail devrait s’opérer dans la plus grande autonomie, ce qui veut dire, d’une part, qu’il ne doit pas être soumis à des jugements, des enjeux, des intérêts extra-artistiques, et que, d’autre part, il doit s’effectuer dans le respect des formes et des valeurs artistiques, telles que l’expressivité, la distance critique, la force communicative et poétique, qualités qui sont appréciées par les pairs. Dans une œuvre de commande, la créativité de l’auteur est prise dans une relation de dépendance avec un financeur public ou privé, c’est-à-dire une instance hétéronome qui conditionne les contenus et les formes du média, et qui oblige les auteurs à travailler sous la supervision d’un editor qui garantit la cohérence du résultat avec les buts du projet. Pour Congo 50, ce rôle a été joué par Alain Brezault et le respect de l’échéance du 30 juin (anniversaire de l’indépendance), qui imposait des délais très courts, illustre exemplairement l’hétéronomie de l’opération. Dans le champ de la bande dessinée franco-belge, du moins tel qu’il a fini par se structurer très solidement,

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la dépendance à l’égard d’une commande pourrait être appréciée comme un défaut. Le jugement négatif qui est porté sur l’hétéronomie exerce une influence paradigmatique sur les champs africains de la bande dessinée. C’est pourquoi on entend parfois des plaintes concernant cette domination qui, dans ce qui peut être perçu comme une « nouvelle colonisation », empêche les auteurs de s’exprimer librement. Mais, comme le note Charles Djungu-Simba K. à propos du champ littéraire de la République démocratique du Congo, « il n’est pas évident que ceci s’applique au cas de l’Afrique. L’obstacle à l’autonomie pourrait fort bien provenir, en effet, de l’absence de subventionnement de l’État ou de la non-intervention des instances extra-littéraires dans la légitimation […] On voudrait que les pouvoirs publics se désengagent là où ils ne se sont engagés que très peu, voire pas du tout »25.

10 On relève de toute façon que la condition de dépendance d’une commande est souvent gérée avec discrétion par les agents du Nord. Le sentiment de culpabilité qui persiste comme héritage du passé colonial dans les relations culturelles Nord-Sud amène généralement le discours de la coopération à mettre en relief la contribution créative et le talent de l’artiste africain, et à minimiser l’importance et les contraintes dues aux conditions inhérentes au projet. On peut constater cette « complicité dans la retenue » dans la correspondance entre Bathy et Brezault, notamment dans le premier document qui parle de l’ouvrage : le fichier intitulé « Histoire du Congo vue par Asimba Bathy.doc ». Il contient une lettre de Bathy à Brezault, datée du 14 novembre 2009, faisant référence à un précédent courriel de l’écrivain français « Ton mail est tombé bien à propos », dont nous ne possédons pas de copie, mais dont on peut imaginer qu’il date de quelques jours auparavant26. Dans cette lettre, Bathy tient à souligner le fait que son association a donné l’impulsion à la conception de l’album : « En effet nous sommes en train de travailler sur l’histoire du Congo, de la nuit des temps à aujourd’hui pour produire quand même un document historique, simple, qui pourra permettre aux jeunes générations de connaître le pays à travers les âges »27. Une telle entreprise n’a rien d’étonnant : les auteurs congolais de bande dessinée ont souvent donné une vision de leur pays, surtout à propos de la corruption, des épurations ethniques, de la pauvreté, de la vie populaire, de l’émigration (Papa M’fumueto, Pie Tshibanda et Nsenga Kibwanga, Al’Mata28…)

11 La lettre rapporte que l’atelier est déjà presque programmé et que le groupe Kin Label est en train de travailler au scénario : « En prélude de l’atelier que nous avons souhaité en janvier prochain, nous attendons que tout le monde termine son texte pour essayer de créer une charnière. » Bathy communique ici son idée de base pour le sujet de l’album : prendre comme fil rouge l’histoire des drapeaux du pays, liée à une narration politique et institutionnelle. Il écrit : « J’ai ramassé l’histoire à travers les différents drapeaux que le pays a connu[s] et les Chefs qui se sont succédé à la tête de l’État. » Il annonce la volonté de reconstituer « le nombre des premier[s] Ministre[s], des Ministres des Affaires Étrangères et des Ministres de la Culture et des Arts que le pays a connu[s] en cinquante ans. » Il envoie déjà en « pièce jointe, la proposition de couverture et la page de garde » (fichier non disponible dans l’archive), et la signature est suivie par un synopsis et un scénario, que nous analyserons par la suite. La paternité de l’idée est donc déclarée.

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Les phases de la création dans l’avant-texte

12 Comme on l’a dit, le dossier de genèse de l’album est un dossier numérique intitulé « Congo 50 ». Grâce à ce recueil de documents contenant lui-même 19 dossiers (au sens informatique)29 et aux entretiens réalisés le 12 février 2014 avec Asimba Bathy et Alain Brezault, nous avons pu sélectionner un avant-texte constitué par les documents les plus significatifs des différentes phases de production30 : la formulation du projet et le premier sujet ; la recherche historique ; la recherche de financements ; l’intervention de Brezault et le changement du sujet via courriel (introduction de l’idée des jumeaux protagonistes) ; l’intervention d’Africalia : la structuration du projet jusqu’à l’atelier de scénarisation à Kinshasa, avec l’écriture des premières versions des scénarios ; l’envoi des story-boards, des crayonnés, des planches encrées (avec adaptations du scénario), des planches mises en couleur ; la finalisation pour la publication31 ; la promotion.

13 Il faut souligner une particularité : si la numérisation fait aujourd’hui partie des techniques courantes dans la réalisation des bandes dessinées, elle était rendue nécessaire, dans ce cas précis, par l’éloignement géographique32. Par conséquent, les résultats atteints au cours des différentes phases de la réalisation ont été saisis sur traitement de texte (dans le cas des synopsis, des scénarios, des préfaces) ou numérisés avec le scanneur (dans le cas des story-boards, des crayonnés, des encrés, des planches coloriées et finalisées par les textes), et transmis électroniquement33.

14 Au cours de ces vingt dernières années, avec l’introduction de l’écriture informatique, on a assisté à une révolution dans les techniques d’écriture et de révision34, ce qui a modifié aussi la manière de produire les bandes dessinées : on est passé de la simple reproduction des originaux pour la publication d’un album à l’utilisation de logiciels pour réaliser le « lettrage » des bulles ou pour appliquer les couleurs (avec le programme Photoshop). Certains dessinateurs créent déjà l’intégralité de leurs œuvres sur ordinateur, mais, dans la majorité des cas, y compris dans le cas de Congo 50, la production comporte une étape manuscrite et une étape numérique ultérieure.

15 Le premier dossier (« 01. Préparation album », dont le premier fichier a été créé le 15 octobre 2009), nous donne des informations sur le début du processus créatif parce qu’il contient des notes de travail et des échanges épistolaires (il s’agit de copies des courriels échangés entre Brezault, Bathy et Françoise De Moor, celle-ci étant à l’époque « Coordinatrice Régionale et Artistique Afrique centrale » d’Africalia35, antérieurs et contemporains à l’atelier).

16 Les jours qui suivent la lettre du 14 novembre déjà citée, le projet se concrétise, avec l’engagement de tous les acteurs : le financeur (Africalia), un partenaire culturel (AfriBD, qui paye le séjour de Brezault à Kinshasa), une grande institution de Belgique (le musée de Tervuren). On peut lire la copie d’une lettre (fichier intitulé « Francoise De Moor à moi et Asimba, 19 janvier ») où De Moor écrit à Brezault et Bathy pendant l’atelier (« Comment se passe le début de l’atelier ? ») et transfère un compte rendu, signé par « Christine Bluard / Museologist / Royal Museum for Central Africa », d’une réunion entre Africalia et l’équipe du musée. Le texte commence avec ces mots : « Éditeur pressenti : Glénat », qui nous montrent que l’éditeur prévu au début n’était pas Roularta Books36. Puis, de manière schématique, Bluard dresse une liste des décisions prises ou à prendre concernant les différentes phases du projet. Par exemple, le côté pédagogique : « Intéressant d’y associer le service éducatif (Sara / Sylvie) pour les formations des enseignants. La BD est toujours un support apprécié pour discuter

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d’un sujet avec des scolaires. » On parle également de la promotion : « Intégration de planches dans l’expo indépendance » avec une invitation aux auteurs : « quelle participation du musée pour l’accueil d’un ou plusieurs auteurs en Belgique (5 jours) ? »

17 Dans cette lettre, nous trouvons récapitulés tous les éléments qui, dans un projet d’éducation au développement ou de sensibilisation interculturelle à travers la bande dessinée, accompagnent en général l’œuvre elle-même : un atelier de formation des artistes et ou des professionnels du Sud, un coordinateur du Nord et un du Sud, un volet concernant la diffusion dans les écoles, la promotion à travers une exposition.

18 Le dossier « 01. Préparation album » contient aussi la réponse à cette lettre, reçue le même jour37 ; elle est adressée par « Donat Bolikoli [le vrai nom d’Asimba Bathy] à Francoise [De Moor], moi [Brezault] / afficher les détails 19 janv. (Il y a 2 jours) ». Bathy y explicite son idée de réaliser cette bande dessinée historique et son rôle de coordinateur local : « C’est depuis octobre 2009, surtout en novembre que nous travaillons à un rythme effréné sur l’écriture du scénario de “Congo 50”, travail qui implique aussi et surtout la gestion des hommes qui s’appellent “artistes” et qui ne sont pas du tout faciles à manager »38. Il souligne également le rôle joué par Brezault « Avec l’arrivée d’Alain, le rythme se poursuit de plus belle et cela avait démarré dès le lendemain de son atterrissage à Kinshasa » et l’importance de la démarche historique du projet, en disant que l’équipe de BD Kin Label avait projeté d’organiser « une série de conférences […] sur l’histoire de l’indépendance du Congo […]. Mais, nous avons dû renoncer […]. Une visite aux Archives nationales a suffi pour nous mettre en route […] ».

19 Revenons à la lettre de Bathy du 14 novembre 2009, contenant la première ébauche de sujet proposé par le groupe de Kinshasa. On y lit : Synopsis / De l’État indépendant du Congo ; de l’époque coloniale à ce jour, la République démocratique du Congo a connu quatre drapeaux qui ont été hissés six fois. D’où viennent ces drapeaux, que signifient les couleurs ainsi que les différents symboles qu’ils ont portés à tour de rôle ? / Après cinquante ans d’indépendance, quel bilan le Congo peut-il tirer de son autonomie qui n’a pas moins été tapissée de remous et de tourments ? Le « scénario » commence par une conversation entre « des européens » qui « discutent à propos de la situation » et expriment leurs soucis quant à la perspective de devoir quitter le pays. En arrière-plan, la « ville de Kinshasa en ébullition ».

20 Page suivante, on voit la première occurrence narrative du thème principal que Bathy a prévu : un « soldat congolais de l’armée coloniale belge est en train de descendre le drapeau bleu à une étoile centrale […]. Seul coiffe encore le ciel bleu au doux soleil, le drapeau noir, jaune et rouge du royaume de Belgique. »

21 Puis la cérémonie de proclamation de l’indépendance est rapportée avec précision : Bathy cite d’abondants extraits des discours diplomatiques du roi Baudouin Ier, de Kasa- Vubu, le premier président de la République indépendante, et de Lumumba, qui « s’improvise à la tribune pour un discours non prévu par le protocole… » et prononce les fameux mots qui soulignent la lutte « noble et juste » qui a été nécessaire pour arriver à l’indépendance : […] Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un Noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs ? Se penchant vers Kasa-Vubu, le roi Baudoin Ier s’interroge :

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– Le roi Baudoin Ier : Tu ne m’avais pas dit [sic] qu’il y aurait un troisième discours ? Comment a-t-il osé parler comme cela ? – Kasa-Vubu : Ne fais pas [sic] attention, Majesté. C’est l’effervescence de l’indépendance. Le brouillon de scénario se poursuit avec d’autres étapes historiques des cinquante années d’indépendance, où les changements de drapeau sont expliqués. L’assassinat de Lumumba, entre autres événements, est évoqué : Dans un ciel sombre et orangé, le drapeau vire au rouge avec en filigrane le visage de Lumumba. / Le héros national vient d’être assassiné sauvagement… Dans une lettre du même dossier « Mon cher Asimba.doc », datée du 30 novembre 2009, Brezault répond en proposant une idée alternative : […] « le fil rouge » pourrait être la naissance de jumeaux (un garçon et une fille) dans une famille d’un niveau social moyen (instituteurs ?) qui résideraient dans un des quartiers populaires de Kinshasa en fête à l’occasion de la proclamation de l’indépendance du Congo. / On pourrait suivre les événements au fil du temps, morcelé en huit parties sur les cinquante ans, à travers le vieillissement du garçon et de la fille, témoins au début, puis acteurs confrontés aux événements plus ou moins violents qui ont rythmé l’histoire sociale et politique de leur pays. Il propose aussi des noms pour les deux personnages principaux : « Abelle » et « Mongo », qui grandissent, deviennent des adultes et tentent de faire leur vie, ponctuée par ces péripéties historiques, avant de se retrouver finalement pour fêter leurs 50 ans au milieu de leurs enfants réunis à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance en RDC.

22 La correspondance sur le sujet s’interrompt, mais les différentes versions des scénarios (dans le dossier « 1. Scénarios Congo 50 ») et des dessins nous montrent que la construction de l’histoire s’est poursuivie dans un esprit de collaboration : Asimba accepte la proposition de Brezault et l’enrichit avec ses propres idées. Il invente les noms des personnages qui deviennent Dipanda et Lipanda, « deux différents moyens de prononcer le mot indépendance en lingala » 39 ; la fête pour le baptême des jumeaux s’inspire d’un souvenir de son enfance qui l’avait beaucoup touché : une fête pour la naissance de « deux jumelles » de sa mère, où les femmes « faisaient des danses obscènes, les seins dehors » ; de même, les déplacements de la famille dans le pays pour fuir les violences de la guerre civile reflètent son expérience de jeune garçon40.

23 La cérémonie de l’indépendance, qui était longuement développée dans la version de Bathy, est résumée dans les deux tiers de la première page : une image-bandeau, qui occupe toute la largeur de la page, avec une vue du palais de la Nation de Kinshasa et, en dessous, sept petites vignettes représentant les chefs d’État et mentionnant leurs phrases topiques, la succession rythmée de leurs discours, ainsi qu’une famille qui écoute la radio. L’idée de l’histoire des drapeaux, qui n’était pas « adaptée à tenir un récit narratif qui passionnât le lecteur »41 disparaît de l’histoire elle-même, mais réapparaît tout de même dans une page à la fin de l’album, avec une composition graphique de Bathy et des explications sur la signification des drapeaux. La présence de Lumumba « en filigrane » prend une place importante : sur la couverture, son visage surplombant les portraits des quatre présidents (Kasa-Vubu, Mobutu, L. D. Kabila, J. Kabila).

24 L’équilibre entre les deux conceptions de l’album est obtenu : l’encadreur a réussi à imposer son idée de « fil rouge » de l’histoire, qui porte surtout sur des personnages crédibles et passionnants, tout en laissant un rôle fondamental aux idées du

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coordinateur artistique de Kin Label, davantage centrées sur la communication de données historiques à propos de l’indépendance de son pays.

25 Nous n’avons pas eu accès à la correspondance entre Brezault et les autres dessinateurs, mais seulement aux documents de travail (scénarios, storyboards, crayonnés, encrés, planches coloriées). La restructuration et le peaufinage des scénarios se poursuivent, selon les dates des fichiers, pendant les mois de février, mars, avril42, en même temps que le processus de production des planches proprement dites. Les phases de correction des histoires suivent une évolution assez typique : la plupart des corrections sont d’ordre mineur et concernent essentiellement la précision graphique des premières indications esquissées sur le brouillon, ou la longueur des dialogues, dont certains passages sont très souvent supprimés pour des raisons d’espace et de fluidité, comme c’est fréquemment le cas dans le travail des couples scénariste-dessinateur.

26 Dans certains cas, les propositions de modifications ne sont pas retenues par les auteurs. Par exemple, dans la troisième histoire, où le cadre historique est le célèbre match de boxe qui eut lieu à Kinshasa entre Mohamed Ali et George Foreman le 30 octobre 1974 à 3 heures du matin, Brezault propose d’ajouter dans la 5e planche – dans laquelle Dipanda suit avec un ami le match à la radio – une case avec l’image d’Ali qui « écrase son poing sur le visage de Foreman »43 en envoyant la photo historique pour que l’auteur s’en inspire. Mais Jules Baisolé ne réalise pas cette modification.

27 Parfois les changements sont assez importants, même s’ils peuvent sembler minimes en apparence. Il en va ainsi dans la dernière histoire, due à Jason Kibiswa, qui avait fait l’objet d’une première version – « 1er découpage Jason (à revoir) » le 27 janvier ; elle fait ensuite l’objet d’un scénario sur lequel Brezault pratique par la suite plusieurs petites corrections44 qui centrent les actions sur le personnage de Dipanda : il lui fait prononcer lui-même la proposition de grâcier le larron qui a tenté de lui voler « toute la recette de la journée » au marché et élimine le dialogue avec le travailleur dans la cinquième planche, en mettant en relief le rôle de protagoniste de Dipanda, représenté dans un moment de solitude. Dans l’épisode qui reprend toutes les étapes de ce récit complexe, Dipanda est laissé seul à ses réflexions concernant la nouvelle qu’il a reçue : au moment de son cinquantième anniversaire, de celui de sa sœur et de celui de l’indépendance, « les ancêtres [lui] donnent un petit-fils ».

28 Les documents préparatoires de l’avant-texte commentés ci-dessus reflètent la stratégie suivie par ces dessinateurs congolais, notamment par leur leader Asimba Bathy, pour occuper une position dans le champ de la bande dessinée européenne. Ils ont accepté la condition d’accès, c’est-à-dire la publication dans la situation « protégée » d’une initiative de coopération à laquelle ils ont apporté leur capital symbolique et culturel en tant que créateurs du Sud, conscients que leur collaboration était fondamentale dans l’esprit du projet. Comme le dit Pascal Durand, « L’écrivain, l’artiste, le philosophe ou l’universitaire empruntant telle filière, posant tel engagement, prenant telle option, actualise par ses choix ce que son champ d’appartenance lui dicte en fonction des possibles qu’il lui offre et des marges de manœuvre que son capital social lui réserve »45. Dans ce système de relations, le choix de Bathy consiste à mettre en valeur, comme un atout fondamental, la présence d’une association de dessinateurs africains qui se sont réunis autour d’un projet artistique pour communiquer leur propre vision de l’indépendance de leur pays. Par ailleurs, le fait que l’album figure parmi les produits pour lesquels on ne prévoit pas de statut

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autonome grâce aux ventes commerciales (même si, dans ce cas, de nombreux exemplaires ont été vendus) est accepté comme option de départ pour obtenir la consécration « disponible » dans le contexte.

29 Examinée à la lumière d’une approche sociologique, l’archive relative à cette production permet donc d’apprécier la construction d’un équilibre entre le rôle et le poids respectifs des différents agents qui ont contribué à la concrétisation du projet ; elle montre en particulier que Bathy comme Brezault tiennent à présenter l’album non seulement comme une commande d’une institution du Nord envers des dessinateurs du Sud, mais surtout comme une idée conçue par le groupe de Kinshasa, soutenue par les bailleurs de fonds européens.

30 Dans la production de Congo 50, on voit en outre se mettre en place une relation d’amitié symbolique entre les auteurs et les « intercesseurs » (Alain Brezault, Françoise De Moor), ces derniers figurant en quelque sorte les ancêtres dont ils sont les héritiers et qui, il y a 50 ans, faisaient partie d’un système de domination. La documentation avant-textuelle nous confirme que cette représentation, explicitée dans les introductions de l’album par ses promoteurs, est désormais fondée sur un respect humain réel et sur des échanges culturels vivaces.

NOTES

1. Asimba Bathy, Cara Bulaya, Jules Baïsole et al., Congo 50, Bruxelles, Roularta Books, Africalia, 2010, 56 p. 2. Fondée en 2001, l’association Africalia est une initiative de la Coopération belge au développement afin de promouvoir le développement durable par le biais d’un soutien aux structures culturelles et aux artistes africains contemporains. Pour elle, la culture « représente un potentiel économique et peut jouer un rôle important dans la lutte contre la pauvreté. […] Par le biais de programmes triennaux, Africalia soutient des structures et des réseaux professionnels africains qui contribuent à l’épanouissement des artistes » http://africalia.be/fr/sur-africalia/, consulté le 18/03/2014. 3. Créée à Kinshasa en 2007, après le lancement de l’album collectif Là-bas… Na poto dans le cadre d’un projet de sensibilisation réalisé par la Croix-Rouge de Belgique et financé par la Commission européenne, l’association BD Kin Label regroupe une dizaine d’auteurs de bandes dessinées. Coordonnée par Asimba Bathy, l’association édite la revue Kin label, financée par Africalia, qui compte une vingtaine de numéros. 4. Congo 50. Une BD à l’occasion des 50 ans de l’Indépendance de la RDC. « Rapport final de l’atelier Congo 50 », fichier numérique créé le 9 juin 2010, mis à ma disposition par Alain Brezault, p. 2. 5. Thierry Groensteen éclaircit « ce processus – qui connaît […] d’importantes variantes d’un auteur à l’autre » en analysant des exemples intéressants, auprès de différents auteurs, du « travail graphique antérieur à l’exécution de l’original proprement dit ». Thierry Groensteen, La Bande dessinée mode d’emploi, [Bruxelles], Les impressions nouvelles, 2007, p. 104. 6. Nous ne nous adonnerons donc pas à ce que Pierre-Marc de Biasi appelle une « génétique des formes », étiquette désignant « toutes les recherches qui portent sur des corpus relevant

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majoritairement d’un travail sur l’image ou le visible et sur la production d’artefacts visuels ou plastiques (histoire de l’art, arts visuels, arts appliqués) comme la peinture, la sculpture, l’architecture, les arts décoratifs, la bande dessinée, le design, la photo ou le cinéma », in « Pour une génétique généralisée : l’approche des processus à l’âge numérique », Genesis, no 30, 2010, mis en ligne le 30 mai 2012, consulté le 2 juillet 2014. http://genesis.revues.org/133. 7. « Le temps passe, les nouvelles générations manquent de repères et d’outils de références ou ceux-ci sont trop austères », déclarait le directeur d’Africalia, Mirko Popovitch, dans la préface de l’album Congo 50. 8. La création d’associations fait partie des stratégies d’affirmation des auteurs africains de BD, ce qui les amène parfois à se consacrer davantage à leur organisation et à son financement qu’au dessin : « […] les associations semblent minimiser la solidarité entre professionnels et l’appréciation du talent des artistes membres et donner plus d’importance à la recherche de partenariats auprès des institutions internationales comme les NU, l’Unesco et l’UE ; des ONG et des agences culturelles comme l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. » in Massimo Repetti, « African Wave : Specificity and Cospomolitanism in African », African Arts, Summer 2007, vol. 40, no 2, p. 16-35, p. 31 ; nous traduisons. 9. Les institutions du Nord engagent souvent dans les projets des consultants qui assistent le dessinateur dans son travail pour atteindre la qualité requise (ce qui d’ailleurs se passe dans toutes les grandes maisons d’édition de BD et pour presque tous les auteurs). 10. Scénario de Asimba Bathy et Cara Bulaya ; couleur de Jason Kibiswa. 11. Couleur de Jason Kibiswa. 12. Couleur de Jason Kibiswa. 13. Scénario et couleur de Asimba Bathy. 14. Scénario de Gédéon Mulamba et Djemba Djeis, couleur de Asimba Bathy. 15. Couleur de Asimba Bathy. 16. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998. 17. « Avant-propos », dans Les Champs littéraires africains, textes réunis par Romuald Fonkoua et Pierre Halen, avec la collaboration de Katharina Städtler, Paris, Karthala, 2001, p. 7-16 ; p. 12. 18. Ibid., p. 15. 19. Les freins au développement de la filière sont l’absence de fonds de soutien à l’édition, les limites d’accès au marché, les taxes sur les intrants de l’imprimerie et les coûts de fabrication élevés, l’insuffisance des infrastructures pour la distribution. Cf. La Filière du livre et de l’édition dans le développement des pays ACP, document rédigé par Béatrice Lalinon Gbado enrichi avec les contributions issues de l’atelier « Livre et édition » du colloque « Culture et création facteurs de développement », Bruxelles, 2 et 3 avril 2009, http://www.culture-dev.eu/www/www/colloque/ Culture-Dev.eu-theme5-fr.pdf, consulté le 28 juillet 2014. 20. Massimo Repetti, « Ligne claire e inchiostri neri : il fumetto dell’Africa francofona », Constellations francophones, Publifarum, no 7, publié le 20 décembre 2007, http:// publifarum.farum.it/ezine_articles.php?art_id=55, consulté le 28 juillet 2014 ; nous traduisons. 21. Christophe Cassiau-Haurie, « Esquisse pour une histoire de la BD en République démocratique du Congo », http://www.congoforum.be/fr/congodetail.asp? subitem=37&id=167453&Congofiche=selected. 22. Idem. 23. Idem. 24. Idem. 25. Charles Djungu-Simba K., Les Écrivains du Congo-Zaïre. Approche d’un champ littéraire africain, université Paul Verlaine, centre de recherche « Écritures », Littératures des mondes contemporains, série Afrique, no 2, Metz, décembre 2007, p. 108. 26. En effet, le seul document antérieur est une lettre de Bathy à Brezault, datée du 15 octobre, qui ne fait pas mention du projet sur l’indépendance.

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27. Cette information a été confirmée par Bathy et Brezault lors des entretiens du 12 février 2014. 28. Cette attention au pays a été observée par Silvia Riva dans les œuvres des écrivains du Congo- Zaïre, dont la réflexion « s’est toujours concentrée sur la question de la fondation et du destin du pays ». Silvia Riva, Rulli di tam-tam dalla torre di Babele. Storia della letteratura del Congo- Kinshasa, LED, Milano, 2000, p. 405 ; nous traduisons. 29. Le dossier « Congo 50 » contient les dossiers suivants : « 01. Préparation album » ; « 1. Scénarios Congo 50 » ; « 02. Rapport de l’atelier » ; « 2. Story-Boards » ; « 3. Crayonnés par planches » ; « 03. Documents remis en formation sur la BD » ; « 04 Documentation historique » ; « 4. Encrage des planches Congo 50 » ; « 6. Mise en couleur Congo 50 » ; « 7. Textes et préface » ; « 8. Chemin de fer » ; « 9. Album, Version finale FR » ; « 10. Sélection de planches » ; « Cartes » ; « Congo 50 pour Africalia (20 avril 2010) » ; « Congo 50 traduction néerlandaise » ; « La presse congolaise » ; « Presse Congo 50 » ; « Projets de couverture ». Le dossier contient également des fichiers éparpillés, notamment le fichier « Contrat d’auteur SCAM 2010 » ; deux projets détaillés pour la réalisation de l’album ; trois rapports concernant le projet ; quatre photos de panneaux promotionnels au Centre belge de la BD, au restaurant l’Horloge du Sud, à la FNAC d’Anvers ; un recueil d’articles consacrés à Congo 50. 30. Selon le concept de l’avant-texte proposé par l’ITEM, « Ce qui est l’objet d’une véritable décision interprétative, c’est la détermination des contours de l’avant-texte », article « AVANT- TEXTE », préfiguration en ligne du Dictionnaire de critique génétique de l’Item, version du 21 décembre 2010, www.item.ens.fr/index.php ?id =577463, consulté le 29 juillet 2014. 31. L’album a été imprimé à 4 500 exemplaires cartonnés en français et à 7 000 exemplaires avec couverture souple en flamand ; un retirage a ensuite été fait de 3 000 couvertures souples en français et 3 000 cartonnées en flamand, entretien avec Brezault, op. cit. 32. « Dans la continuité de l’atelier, en relation sur la toile du Net avec le coordinateur de l’association, Asimba Bathy, et son directeur d’édition, Jason Kibiswa, il s’agissait d’assurer depuis Bruxelles le suivi des crayonnés et de l’encrage des planches jusqu’à leur mise en couleur, avant de superviser la finalisation des maquettes de l’album en français et en néerlandais. » in Alain Brezault, « Congo 50 : une histoire dessinée en bande… », introduction à Congo 50, op. cit., p. 4. 33. « […] les planches originales sont des crayonnés flous qui seront encrés et scannés. […] La genèse passe en bonne partie par voie électronique. […] Les crayonnés encrés ont été rendus aux 8 dessinateurs », courriel du 19 mars 2014 de Bjorn Maes, Programme Manager-Africalia à S.F. 34. « À la place d’un brouillon surchargé de ratures, on a aujourd’hui un tirage d’ordinateur à l’aspect impeccable, à l’écriture homogène et sur lequel ne figure plus aucun indice d’un processus dynamique. » Almuth Grésillon, « La critique génétique, aujourd’hui et demain », Item, mis en ligne le 21 novembre 2006, disponible sur : http://www.item.ens.fr/index.php?id=14174, consulté le 27 juillet 2014. 35. Françoise De Moor est aussi la compagne d’Alain Brezault. 36. « […] c’est finalement Roularta Books qui s’est lancé dans le processus éditorial car Glénat Bénélux demandait un trop grand délai et la sortie de l’album n’aurait pas pu se faire aux dates prévues pour que des exemplaires puissent être le 30 juin à Kinshasa à l’occasion des manifestations prévues là-bas... », correspondance de S.F. avec Brezault, courriel du 9 avril 2014. Roularta est un important groupe média belge, qui n’est pas spécialisé dans la bande dessinée, mais qui produit entre autres des journaux locaux gratuits et possède une importante imprimerie ; Roularta Books n’est pas un éditeur à proprement parler, mais la division de Roularta Printing spécialisée dans l’impression de livres. 37. Fichier intitulé « Donat Bolikoli à Françoise, 19 janvier », créé le 21 janvier 2010. 38. Bathy a sélectionné, parmi les artistes fréquentant l’association BD Kin Label, les auteurs qui lui paraissaient les plus solides du point de vue artistique et professionnel. Il aurait préféré intégrer aussi des femmes dans l’équipe, mais celles qui étaient actives dans l’association lui

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semblaient à l’époque « trop faibles » pour arriver au résultat dans les délais et avec la qualité « pour l’Europe », entretien avec Bathy, op. cit. 39. Entretien avec Bathy, op. cit. 40. Idem. 41. Entretien avec Brezault, op. cit. 42. Dans le dossier « 1. Scénarios Congo 50 », on trouve des versions regroupées dans un sous- dossier « Scénarios en cours de correction » où se trouvent quatre fichiers datés de la première moitié de janvier 2010, c’est-à-dire pendant l’atelier de Kinshasa, et deux de février. Dans un rapport au sujet du projet, Brezault décrit le processus en simplifiant la succession des phases, tout en omettant le processus très complexe de correction des scénarios tel qu’il est présenté par l’avant-texte. « Ces scénarios ont été découpés au cours de l’atelier, jusqu’au niveau du story- board de chaque récit. Ensuite, les crayonnés ont fait l’objet d’échanges par mails entre l’encadreur de l’atelier et les huit dessinateurs afin de réajuster parfois certaines planches avant de procéder à l’encrage de l’ensemble après la finalisation des crayonnés et, dans un second temps, de réaliser la mise en couleur ainsi que la finalisation recto verso de la couverture et des pages de présentation de la maquette de l’album à transmettre à l’éditeur. » fichier « CONGO 50, historique et mise en œuvre.doc », daté du 19 juin 2010. 43. Fichier « Modification dialogues », daté du 21 février 2010. 44. Fichier « Congo 50 Scénario de Jason Kibiswa à réajuster », daté du 10 février 2010. 45. Pascal Durand, « Introduction à une sociologie des champs symboliques », in Les Champs littéraires africains, op. cit., p. 19-38 ; p. 25.

RÉSUMÉS

Dans la bande dessinée Congo 50, Roularta Books et Africalia, 2010, publiée à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Congo, huit auteurs de l’association BD Kin Label racontent l’histoire des cinquante ans d’indépendance de leur pays, sous la coordination du scénariste français Alain Brezault et la direction artistique du dessinateur congolais Asimba Bathy. Recueilli dans des archives numériques, le processus de genèse des idées et de la fabrication de l’album se fonde sur la recherche d’un équilibre entre le rôle et le poids respectifs des différents agents qui ont contribué au projet. Cette œuvre collective peut être considérée comme paradigmatique d’un type de production artistique assez pratiquée en Afrique, qui consiste en la création de produits culturels « du Sud » sous l’impulsion d’une commande institutionnelle « du Nord ».

In the comic book Congo 50, issued in 2010 by Roularta Books and Africalia to celebrate the fiftieth anniversary of the Independence of Congo, eight comic artists of the association BD Kin Label tell the history of the 50 years of independence of their country, under the supervision of the French scriptwriter Alain Brezault and the art direction of Congolese comic author Asimba Bathy. The development of ideas and the process of creating the album are digitally archived, and are based on the research of balance between the roles and the workloads of the various project contributors. This collaborative publication could be considered as a typical example of the artwork produced

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by African comic authors in that cultural products often come from the “South” due to the solicitation of institutional commands from the “North”.

INDEX

Mots-clés : Africalia, Congo 50, BD Kin Label, Alain Brezault, bande dessinée, auteur africain de BD, champ de la BD, indépendance, Asimba Bathy, Cara Bulaya, Jules Baïsole, Didier Kawende, Fati Kabuika, Djemba Djeis, Tshamala Tetshim, Jason Kibiswa, Barly Baruti, Pat Masioni, Mongo Sisé, musée de Tervuren, République démocratique du Congo, archive numérique.

AUTEUR

SANDRA FEDERICI

Sandra Federici est inscrite en doctorat à l’université de Lorraine, en cotutelle avec l’université de Milan, avec un projet de recherche intitulé « L’Émergence de la bande dessinée d’auteur africain dans le champ culturel francophone ». Elle est journaliste et directrice de la revue Africa e Mediterraneo depuis 1999, et s’occupe de la coordination de projets de communication dans le domaine de l’interculturalité et de l’éducation au développement.

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Mission de David Van Reybrouck1

Maëline Le Lay

NOTE DE L'AUTEUR

Mise en scène de Raven Rüell avec Bruno Vanden Broecke, une création du KVS (Koningklijke Vlaamse Schouwburg) de Bruxelles. Spectacle donné au TNBA, Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine, du 21 au 25 janvier 2014. Ce texte est antérieurement paru en version abrégée dans Agôn. Revue des arts de la scène ; URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=3024.

1 Créée en 2007 au KVS (Koningklijke Vlaamse Schouwburg, le Théâtre Royal Flamand) et rejouée six ans plus tard en 2013, la pièce Mission s’inscrit aujourd’hui dans le sillage de l’œuvre majeure de David Van Reybrouck, best-seller de la rentrée 2012, Congo. Une histoire. Il paraît évident, en effet, que le succès de cette pièce2 qui lui vaut aujourd’hui une tournée européenne, est à lire à l’aune du succès éditorial et médiatique de Congo3, tant le sujet de Mission présente a priori peu d’attraits pour le spectateur lambda : le monologue d’un père blanc, Grégoire, qui raconte sa vie et sa vocation, de sa jeunesse à ses quarante-huit années passées en République démocratique du Congo, de 1959 à 2007.

2 Y sont évoqués dans un ordre chronologique et avec un effet de coq-à-l’âne suggérant efficacement la conversation, l’éducation reçue de ses parents et à l’école, ses loisirs et son amour de jeunesse, sa formation ecclésiastique suivie de son départ pour le Congo. Il nous entretient de sa vie de missionnaire passée dans l’Est du pays, du Nord Katanga au Kivu, de son travail, des bonnes œuvres accomplies au cours de ses différentes affectations, de ses amitiés, des guerres qu’il a vécues, de la terreur et des exactions qu’il a vu commettre dans cette région sinistrée par les conflits. Cette anomie meurtrière, David Van Reybrouck la rend plus palpable encore en intégrant, dans la trame du monologue, le témoignage d’une femme otage d’un groupe rebelle et réduite à l’esclavage sexuel, témoignage qui a pour effet de situer le spectacle dans une criante et tragique actualité. En dépit de ces ruptures et de son cheminement non-linéaire, le

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récit demeure fluide et bien rythmé par de fréquents effets d’oralisation de la langue qui donnent à entendre un français congolais.

3 La cascade de toponymes qui émaillent le discours monologique d’un bout à l’autre semble pourtant menacer la capacité du spectacle à retenir durablement l’attention d’un spectateur qui ignorerait tout de ce pays, ou du moins à faire en sorte qu’il puisse se sentir concerné. En regard de cette toponymie par endroits envahissante, cet important cadrage géographique et géopolitique tranche avec la quasi absence des langues que mentionne régulièrement le Père Grégoire – lingala, kitembo et swahili – et dont le texte original est pourtant truffé au point d’intégrer une conversation téléphonique en swahili immédiatement suivie de sa traduction en français dans le texte original.

4 Mais, l’essentiel n’est pas là. Qu’il soit ou non familier de l’histoire et de la géographie de la République démocratique du Congo, il me semble que le spectateur ne peut qu’être convaincu par le personnage qui, quoique seul en scène d’un bout à l’autre de la pièce, fait montre d’un charisme extraordinaire. L’interprétation remarquable de Bruno Vanden Broecke donne véritablement du souffle et de l’ampleur au texte tout en respectant le pari – risqué – de la mise en scène imaginée par l’auteur qui est minimaliste au possible (le texte original est dépourvu de toute didascalie gestuelle). Le Père Grégoire reste donc statiquement posté derrière un pupitre pendant les deux heures que dure le spectacle.

5 Cette tribune d’orateur est le premier des partis-pris scénographiques de Raven Ruëll. Là où David Van Reybrouck amorçait sa pièce par le récit du personnage sans introduction aucune, le metteur en scène a ajouté une sorte de préambule, court moment au cours duquel le personnage se présente en expliquant qu’au cours de son séjour de vacances en Europe, on lui a demandé de venir parler de son expérience de missionnaire. C’est dans ce cadre que nous, spectateurs, le rencontrons. Son récit sera ainsi ponctué par les allers et retours entre le Congo et la Belgique, sa vie là-bas et les activités menées ici en Europe au cours de son séjour.

6 La mise en scène obéit donc à une grande sobriété pendant toute la pièce jusqu’à l’orage final annoncé par un formidable coup de tonnerre qui prend le spectateur par surprise et qui semble déclenché par le cri de désespoir et de colère du personnage dont l’humeur était jusque-là égale : sincère et plutôt débonnaire, souvent assez gaie, même dans le sarcasme. « Dieu ! » tonne-t-il subitement, en proie à une violente crise de doute qui ébranle sa foi. À peine le nom sacré proféré qu’une pluie diluvienne se met à tomber, le trempant des pieds à la tête. Cet effet spécial qui aurait pu donner du corps à son récit où il est souvent question du souvenir vivace des pluies d’Afrique centrale, à l’instar d’effets plus classiques mais efficaces comme l’enregistrement du bruit des clapots du Fleuve ; mais il manque complètement son but. Le public, interdit, cherche à comprendre le motif de cette brusque rupture de tonalité lorsque le rideau de fond de scène se lève, découvrant des rangées de chaises en plastique vides disposées face au public au-dessus desquelles sont suspendus de grands et bas néons, certains gisants aussi à terre. Trempé, dépenaillé et hagard, l’acteur, après avoir cajolé le cadavre d’une effigie de rapace, le dépose lentement sur son pupitre et s’assoit péniblement sur une chaise, aux pieds d’une grande peluche de léopard couchée sur le flanc. Comment ne pas voir dans ce décor de chaises vides, une métonymie du Congo (la chaise en plastique en ayant détrôné toute autre dans tous les lieux de sociabilité de RDC) et dans cette peluche, le célèbre dictateur Mobutu qui avait fait de l’animal son emblème ?

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L’aigle laissé pour mort qu’étreint tendrement et gravement le Père Grégoire symbolise peut-être Saint-Jean l’Evangéliste. Comment interpréter cet étrange tableau ? Le personnage hébété semble en tous cas errer dans un Congo ravagé par les guerres et les dictatures, et déserté par la foi qu’il s’efforce pourtant de ressusciter4?...

7 Quelle qu’en soit l’interprétation qu’on voudra bien lui donner, cette scène apocalyptique, où la surenchère d’effets scéniques fortement sensoriels (cacophonie, explosion de lumière, trombes d’eau sur le plateau et humidité diffuse dans la salle) le dispute à un symbolisme pesant, vient singulièrement trancher avec le reste, pour ne pas dire déparer la justesse du ton de l’ensemble.

8 Cette rupture n’est pourtant pas de nature à gâcher ce spectacle dont l’on retiendra surtout la performance remarquable du comédien qui parvient non seulement à capter l’attention du public, mais plus encore à le tenir en haleine avec ce long récit d’un missionnaire, personnage qui semble désormais très éloigné des sensibilités contemporaines. Une gageure, en somme, dans une Europe occidentale qui tourne de plus en plus le dos à la religion chrétienne et a fortiori, sur un marché de l’art où prévalent d’abord et avant tout les critères de provocation et de transgression5.

9 Le sujet n’est en effet pas des plus vendeurs en ces temps où domine le paradigme de la « résistance » comme le note Pierre Halen6. Pourtant l’auteur, qui ambitionne par cette pièce de renouveler notre regard sur les missionnaires7, fait du Père Grégoire un hérault (et non un « héros » comme il s’en défend8) de la tradition d’un certain humanisme chrétien qui, sans se réclamer d’une quelconque pensée militante, sait faire fi des conventions et autres préceptes de l’Église qu’il juge rétrogrades. C’est un prêtre résolument moderne qui nous est peint, ce qui, forcément, nous le rend plus sympathique qu’un missionnaire père blanc pourrait a priori l’être : il distribue des préservatifs, reconnaît et condamne l’existence de la pédophilie et des abus sexuels en tous genres chez ses confrères, ce qui le conduit à une vive et pragmatique critique du célibat des ecclésiastiques… Eu égard à son intention initiale, faut-il y voir une certaine complaisance de l’auteur qui, dans l’optique de favoriser l’empathie du public pour le personnage du missionnaire, le présenterait sous un jour faste, s’efforçant de raboter tout aspect dérangeant ?

10 Il me semble que non car David Van Reybrouck n’épargne pas au public le paternalisme où son engagement prend naturellement racine : « Je l’ai fait pour les Africains9». De même, il ose proférer un propos qui résonne aujourd’hui comme blasphématoire - « Lumumba était un salaud »10 – mais qui s’explique de la part d’un missionnaire blanc installé au Congo à la veille de l’indépendance. La mention de ces travers idéologiques qui mettent mal à l’aise le spectateur contemporain anti-colonial, sont importants précisément parce qu’ils nous permettent de mieux saisir les enjeux politiques de l’époque : ce qui se jouait entre Africains et Européens à la fin des années 1950 et le racisme qu’impliquait l’ordre colonial auquel participait pleinement l’entreprise missionnaire.

11 Néanmoins, le plus troublant n’est point d’entendre le personnage claironner des stéréotypes racialisants (qui, du reste, sont en proportion raisonnable dans le texte), mais de se surprendre à éprouver une certaine empathie pour le personnage du missionnaire que d’aucuns se figurent n’être qu’un infâme prosélyte, abusant de son pouvoir et méprisant les cultures locales.

12 Un des moyens les plus efficaces déployés par l’auteur pour parvenir à ses fins, c’est la confrontation de deux personnages d’agents européens au service de la lutte contre la

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pauvreté dans l’outre-mer, figures majeures et historiques de l’engagement humanitaire au Tiers-monde : le missionnaire et le « travailleur humanitaire ». Ce dernier - c’est-à-dire celui qui, engagé par telle ONG, s’en va en Afrique ou dans toute autre région « sous-développée », aider les populations locales –, correspond à une pratique beaucoup plus socialement acceptable, surtout en Europe où l’expérience humanitaire est devenue presque un passage obligé sur le chemin de l’initiation du jeune adulte. Le Père Grégoire relate sa rencontre avec l’un d’eux venu au Kivu en « mission humanitaire » ainsi que le veut l’usage en vigueur. Il commence par rapporter les reproches formulés par son interlocuteur qui considère qu’il ne fait « pas vraiment de l’humanitaire »11, puis il le raille en comparant la teneur de l’expérience du travailleur humanitaire à la profondeur de son engagement de missionnaire. Le temps long passé sur place (qui se compte non en semaines ou en mois mais en dizaines d’années successives) lui a non seulement permis de réaliser des projets de grande envergure – apprendre le braille pour l’enseigner à l’un de ses paroissiens ou mettre sur pied une fabrique locale de fauteuils roulants pour les estropiés de guerre12 –, mais également d’apprendre à connaître les Congolais, à maîtriser leurs langues et, ainsi, à vivre et travailler avec eux.

13 Ce qui par-dessus tout, nous le rend sympathique, c’est le dévoilement progressif de sa propre humanité, c’est l’aveu de ses faiblesses qu’il nous livre tantôt avec gravité (la spirale de l’alcoolisme les soirs de solitude), tantôt avec légèreté et humour (les hilarantes séances d’absolution collective ou encore ses dysfonctionnements intestinaux), ce sont les confessions intimes, les déclarations d’amour à ses proches disparus ou éloignés par les distances et les circonstances. Ce partage d’une intimité à la fois sincère et pudique participe grandement à l’empathie du public. Les jeux d’interaction avec les spectateurs y contribuent aussi, d’autant que ce procédé est très habilement dosé. Si Vanden Broecke habite pleinement son personnage, il n’en est pas pour autant hermétique aux réactions de la salle et, à plusieurs reprises, il improvise très justement à partir de ce qu’il perçoit du public13.

14 Les hésitations et silences dont il ponctue son discours traduisent merveilleusement le « flux de pensée » nécessairement non linéaire du personnage. Ces interruptions qui confèrent au récit toute sa tessiture et sa chaleur, Bruno Vanden Broecke les donne à entendre dans le souffle, l’inflexion de la voix, ses légers tics de langage et quelques particularités de prononciation dues au fait que le français n’est pas la langue première du personnage ni du comédien, autant de marques de subjectivité qui nous donnent l’impression d’entendre un témoignage autobiographique plutôt qu’un monologue de fiction théâtrale.

15 Le personnage du missionnaire apparaît donc ici comme une figure intermédiaire ou liminale, celle d’un autre semblable (« autrement même » pour paraphraser le titre de la collection de littérature coloniale de L’Harmattan14) qui, depuis cette marge de l’énonciation – entre ici et là-bas – nous parle de cet ailleurs lointain, de l’Afrique, du Congo et des Congolais. En dépit de l’usage d’expressions essentialisantes appartenant à son univers référentiel daté – « Le Noir », « L’Africain est comme ci ou comme ça » et du récit des catastrophes qui affligent le pays (guerres, massacres et autres violations) et qui peuvent à première vue paraître nous en éloigner, l’auteur parvient à nous en rapprocher. C’est en effet bien de vies humaines dont il nous parle avant tout, de vies vécues dans les joies et les peines les plus ordinaires avec leur cortège d’amours, d’amitiés, de jalousies, d’humour, de complicité etc.

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16 Mais c’est aussi et surtout de nous qu’il nous entretient, nous qui vivons ici dans cette Europe prospère, et à qui il est venu parler. Y sont justement dépeints les travers de nos contemporains, à commencer par l’impatience et la vitesse, l’avidité obsessionnelle et la compétitivité : « Ils veulent tout, tout de suite et provisoirement ! Alors, c’est sûr, c’est pas facile, hein… »15. Du refus de faire des choix décisifs aujourd’hui, de l’incapacité à s’engager, il en est question à plusieurs reprises dans le monologue de Père Grégoire ; le fait est que c’est une des préoccupations de David Van Reybrouck qui déclare : « J’ai 36 ans, j’appartiens à une génération qui change de métier tous les trois ans et de femme tous les quatre ans. Une génération de l’abondance qui ne fait plus de choix fondamental. C’est fascinant de voir la liberté qui naît d’un choix et de renoncements radicaux »16. Mais si le personnage répète, par contraste avec cette tendance, « nous on a choisi, hein », ce n’est pas pour s’ériger en modèle et faire du choix un acte définitif et imprescriptible ; bien au contraire, il conçoit le choix comme une direction que l’on ne doit pas se lasser de reprendre : « un choix, c’est un écho qui s’intensifie. À chaque fois un peu plus fort. On ne choisit pas une fois, on choisit tant de fois. Et à la fin, on appelle ça une vie »17.

17 Au cœur du propos du Père Grégoire, c’est finalement la grande question du sens de la vie qui est posée, celle qui, selon David Van Reybrouck, est aussi celle de l’écrivain18. D’après le Père, c’est l’angoisse de la mort et du vide, l’absence de sens qu’elle entraîne pour l’athée qui le conduit à une telle frénésie : « On ne peut aimer la vie que si l’on ne trouve pas grave de mourir. On ne peut donner que quand on n’a pas trop à perdre soi- même. Sinon, on s’accroche comme une moule à un bateau qui s’en ira quand-même »19.

NOTES

1. David Van Reybrouck, Mission suivi de L’âme des termites, Arles, Actes Sud Papiers, 2011. Pièces traduites par Monique Nagielkop, d’après les textes originaux en néerlandais, Missie (écrit et mis en scène en 2007 au KVS de Bruxelles par Raven Rüell avec Bruno Vanden Broecke) et Die Siel van die Mier (écrit en 2004). 2. Ainsi que l’attestent les critiques belges, le spectacle qui a récolté un succès certain lors de la tournée nationale, a aussi été l’occasion de débats dans le milieu intellectuel belgo-congolais ainsi que l’illustre le montage vidéo datant de 2009 qui accompagne cette critique de Colette Braeckmann dans en ligne : http://mad.lesoir.be/scenes/24307-missie/ 3. Sur ce phénomène éditorial de grande ampleur, voir la contribution collective de la rédaction de la revue Études Littéraires Africaines qui consacre sa rubrique « à propos » à ce livre et à son auteur : Delas D., Martin-Granel N., Le Lay M., Halen P., Jewsiewicki B., Mbwiti P. M., Manga L., Chanda T. et Van Reybrouck D., « À propos de Congo. Une histoire de David Van Reybrouck », Études Littéraires Africaines, n° 35, 2013, p. 119-146. 4. « Je voulais aller là où Jésus était le moins connu » : David Van Reybrouck, Mission, op.cit., p. 17. 5. Olivier Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2013. Voir notamment le chapitre 3, « Politiques de la transgression », p. 51-83.

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6. Pierre Halen et François Guiyoba, Introduction, Études Littéraires Africaines, n° 35, éds. Pierre Halen et François Guiyoba, « L’impact des missions chrétiennes sur la constitution des champs littéraires nationaux en Afrique », p. 7-88. 7. « J’avais envie, raconte David Van Reybrouck, de redresser l’image de ces missionnaires ridicules, ringards, incarnant le passé colonial. Cette vision caricaturale nie l’engagement de ces hommes et femmes » : David Van Reybrouck, propos recueillis par Guy Duplat, « La position du missionnaire », La Libre Belgique, Lalibre.be, 14/12/2007 (Repris dans la brochure de Mission au TNBA). 8. Mission, p. 9. Id., p. 17. 10. Id., p. 20. 11. David Van Reybrouck, Mission, op.cit., p. 33. 12. « Avant les missionnaires prenaient trois ans, juste pour apprendre la langue. Aujourd’hui les gens des ONG comme MSF ou Action Contre la Faim, ils viennent travailler trois mois ! Ou six mois, s’ils ont de la chance. Mais ça, c’est… c’est du tourisme, ça ! Et ils osent nous dire (…) ‘ce que vous faites, ce n’est quand même pas vraiment de l’humanitaire » : ibid. 13. Par exemple, lorsqu’il rebondit sur le rire sonore et impromptu d’une jeune fille pour aborder le sujet de ses retrouvailles avec son ex-petite amie. 14. Ainsi que le soulignent Pierre Halen et François Guiyoba, art.cit., p. 8. 15. Adapté du texte original en traduction française : « Mais non, ils veulent tout, tout de suite et encore bien. Et de préférence, pas pour toujours » : David Van Reybrouck, Mission, op.cit., p. 45-46. 16. David Van Reybrouck, propos recueillis par Guy Duplat, « La position du missionnaire », art.cit. 17. David Van Reybrouck, Mission, op.cit., p. 43, repris sur la 1ère de couverture de la brochure de Mission au TNBA. 18. « L’engagement des missionnaires me rappelle, souligne David Van Reybrouck, celui de l’écrivain dans l’écriture. Finalement le sens du spectacle, c’est aussi ça : la recherche du sens » : David Van Reybrouck, propos recueillis par Guy Duplat, art. cit. 19. David Van Reybrouck, Mission, op.cit., p. 46.

AUTEUR

MAËLINE LE LAY

Chargée de recherche, laboratoire LAM (Les Afriques dans le monde, CNRS), Bordeaux

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Inflammable

Joseph Tonda

NOTE DE L’ÉDITEUR

Version courte du texte de Joseph Tonda

1 Brazzaville est une poudrière qui se nourrit depuis de longues décennies des mots de feu. Des mots en cartouches. Longtemps, ici, les mots ont porté les voix révolutionnaires de Graille1, de Maître-Président, du Commandant-Président, des Généraux-Présidents, de Castro et d’autres qui vivaient sur le carburant des espérances soulevées, des peurs provoquées, des haines fécondées, des paniques suscitées, des désolations distribuées, des convoitises allumées. Mille, dix mille, cent mille pique feu portant des manteaux incandescents du Parti ont enflammé ce carburant. Des chemises, des pantalons, des slips, des caleçons, des maillots, des bikinis, comme le kinganga, ont brûlé au feu de cageots du verbe en 1970. Tous les enfants ont conjugué des verbes de feu avec des tenues scolaires, tous les militaires ont marché au pas de feu en tenues martiales, toutes les femmes du marché ont chanté des paroles de feu aux défilés, tous les membres du Parti ont scandé des devises de feu.

2 Des devises flammèches. Des slogans tisonniers. Des discours tisons. Des écrits qui fumaient le chanvre. Des billets fumants. Qui allumaient leurs langues à la radio. Qui transformaient leurs idées en fumée dans les meetings. Des dictons pourpre ont lancé des adages fumigènes qui propulsaient des rafales meurtrières des AK-47, ont brûlé des vies qui n’étaient pas innocentes. Puisque l’innocence scandait des slogans flambés, écrivait sa vie sur des feuilles du brasier.

3 Tout le pays était une fournaise de devises et de slogans enflammés qui ne se voyait pas. Mais est-ce qu’une fournaise se voit ? Peut-elle être autre chose qu’une aveugle allumée ?

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4 Des lambeaux de voix défilaient en flambeaux portés par les corps dépenaillés du peuple. Ailleurs, dans les bouges, celui-ci ne voyait pas qu’il était en cierge et qu’un feu doux enflammait ses cheveux, ses poils des jambes, des pubis, des culs. Le peuple s’embrasait et il ne le savait pas. Tandis que les membres du Bureau politique, plus frappés les uns que les autres, s’embrassaient dans l’embrasure de la paix des cœurs armés de dagues nocturnes en déchets de foudre. Ils braillaient :

5 Impérialisme : à bas ! Colonialisme : à bas ! Néo-colonialisme : à bas ! Tribalisme : à bas ! Régionalisme : à bas ! Capitalisme : à bas ! La bourgeoisie compradore : à bas ! Viva, Viva, soutien !

6 Atteints de diarrhées et de dysenteries verbales diagnostiquées par Emoro et Pépé Kallé, docteurs-musiciens kinois, les membres du Bureau politique ployèrent le peuple sous des tonnes d’abats liquéfiés ou gazéifiés déversés par des rectums sous pression de slogans enfumants. Les ventres vidés des brailleurs leur donnèrent des crocs : du coup, des chairs tendres de crocodiles, de poissons du fleuve et de poissons salés arrosées au champagne et accompagnant le délicieux manioc des plateaux batékés furent englouties dans l’urgence et dans le vertige de l’argent du pétrole, rallumant le tribalisme et le régionalisme, et les barbes de Marx, d’Engels, de Fidel et du Che se consumèrent dans l’orgie révolutionnaire.

7 Lénine et Mao y échappèrent, parce qu’ils n’avaient pas de barbe. Le bouc de Lénine, cependant, se calcina. Le peuple ne savait pas que ces barbes étaient en cendres sur les boulevards ardents de Brazzaville. Il ne savait pas qu’il brûlait avec ces logorrhées. Pourtant, le brasier des logorrhées chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année, gagnait du terrain.

8 En 1972, trois révolutionnaires furent exterminés, avec l’aide du Maréchal-Président, Citoyen-Authentique, disait-on. Leurs corps rapatriés par la Mopap à Brazzaville furent exhibés au Stade de la Révolution devant un public de lycéens, d’écoliers, de révolutionnaires et de simples péquenots mobilisés par le feu de la propagande pour honnir les contre-révolutionnaires et honorer la Révolution. Le Camarade Commandant-Président exhiba aussi un jeune contre-révolutionnaire dont le courrier avait été intercepté par la Sécurité d’État et dans lequel il osait traiter le Commandant- Président de « Petit Bonhomme » ! La grande magnanimité du Camarade Commandant- Président réussit cependant à contraindre les appels « au poteau » de la foule excitée, pour qu’on lui brûle la cervelle ! Et comme il l’avait annoncé depuis 1968, le Camarade Commandant-Président rappela : « Á partir de maintenant, la Révolution reprend son élan et nous ne baisserons les armes que lorsque la victoire sera totale !

9 Tout pour le peuple ! Rien que pour le peuple ! Tout pour le peuple, rien que pour le peuple ! Tout pour le peuple, etc., etc. »”

10 La Révolution, disait de son côté la presse impérialiste et néocolonialiste, mangeait ses enfants. Tandis que les amis des suppliciés justifiaient leur maquis de Gomatsétsé, au sud de Brazzaville, par la nécessité de corriger la dérive droitière de la Révolution.

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11 Au lendemain de cette sinistre fête des morts, un professeur de philosophie, Nancy, enguirlanda vertement ses élèves de terminale qui furent de la partie, au nom de l’humanisme qu’il leur enseignait, et au risque de son rapatriement en France. C’était au lycée Chaminade qui fut rebaptisé lycée du Drapeau rouge !

12 En 1977, d’autres grandes figures tombèrent : le Camarade Commandant-Président lui- même, le Frère Maître-Président et un Cardinal. Le premier était président de la République au moment où l’incendie le faucha ; le second avait été président de la République de 1963 à 1968 ; le dernier était ministre du Christ – cardinal – quand les flammes le brûlèrent et les pyromanes, en le sacrifiant, crièrent : « Kia ngui hô ! » « Fais- moi l’affaire ! » Traduisirent-ils devant l’assemblée du peuple en ébullition, 14 ans après !

13 Qui pouvait à présent éteindre une combustion folle ayant allumé la folie ? Qui pouvait éteindre un feu fou, saoul de mots acides ? Qui pouvait éteindre un incendie que poussaient désormais non seulement les langues en feu, mais aussi les fantômes des sacrifiés de 1972, de 1977 ? Vous vous imaginez un feu poussé par les fantômes de deux feus présidents, d’un feu cardinal et de trois feus contre-révolutionnaires gauchistes voulant corriger la dérive droitière de la Révolution !

14 En 1991, une grande assemblée de langues lance-flammes se tint à Brazzaville pendant trois mois. Ce fut la Conférence nationale souveraine. Une étrange mode de palabres africaines qu’inaugurèrent les vaudouistes du Bénin, que reprirent les bwitistes du Gabon juste avant les Léopards du Zaïre et où 1 100 langues enflammées léchèrent les caméras de télévision et y dessinèrent des figures surmoïques libidinales scandées par des scuds de Saddam Hussein tropicalisés ! Trois mois de cette pornographie de missiles, dans une salle du Palais des Congrès où 1 100 tisonniers, payés pour le faire, rivalisèrent de fureurs obscènes, consumèrent des millions de versets bibliques et faillirent allumer la langue du Prélat-Président du présidium, Ministre du Christ qui les avait fait distribuer. La flambée de 1 100 bibles activée par le vent du réveil régionaliste, tribaliste, pentecôtiste et de l’argent, oui, le mauvais vent de l’argent putride du pétrole de Pointe-Noire mit feu à Marx, à Lénine, à Fidel, au Che, et plus seulement à leurs barbes. Ils durent rejoindre les fantômes des deux présidents, du ministre du culte du Christ, des trois contre-révolutionnaires gauchistes de 1972 mais aussi de trois autres fantômes des sacrifiés de 1965, ainsi que de 3 000 autres dont la mémoire fut ranimée tous les jours, à la réunion de braise, et tout ce monde spectral se mit à souffler sur les flammes de Brazzaville. Ondongo-Très-fâché, le colosse de la gare de Brazzaville, coalisa avec les Très Fâchés de Bacongo et ils se mirent à danser un soukouss endiablé qui fut revisité, deux décennies plus tard dans l’Au-delà par DeLaVallet Bidiefono et ses fantômes au festival d’Avignon en juillet 2013 !

15 L’urgence fut cependant d’endiguer l’immolation sauvage de tout un peuple par le feu. Surtout que des visions pentecôtistes, prophétiques et divinatoires proliféraient des images de massacres aux Uzis, de disparations au fleuve et d’anéantissement aux explosifs de la poudrière urbaine !

16 C’est ainsi qu’en une nuit mémorable, un meeting de réconciliation se tint au boulevard des Armées de Brazzaville. Il fut présidé par les fantômes anti-impérialistes et par l’ancêtre blanc colonialiste. Marx, Engels, Lénine, Mao, De Gaulle, le Che. L’esprit de Fidel fut aussi convié. Le mien également, à titre de témoin ! Il voulut cependant se dérober en prétextant qu’à sa place, un génial saxophoniste de jazz, grand amateur de vin de palme était mieux indiqué que lui, simple amateur de Kronenbourg cravatée et

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accessoirement de Ngok-le-choc. L’esprit de Marx le foudroya du regard et il en frissonna d’émotion. La Kronenbourg était née en Alsace en 1664. Or, de 1870 à 1918, l’Alsace et la Lorraine font partie de l’empire allemand. La Kronenbourg cravatée congolaise qui rendait mon esprit lucide avait donc quelque chose de l’esprit impérial allemand. Alors, si mon esprit voulait être fécondé par la lucidité de l’esprit de Kant ou celui d’un autre Allemand présent dans la Kronenbourg cravatée, le choix était clair ! Il lui fallait promettre d’écrire sur cette réunion, trente-cinq ans après, pour la postérité. Mon esprit, fortement impressionné, accepta la proposition marxiste, devant tous les monstres sacrés assemblés, assuré de vivre encore trois décennies au moins dans mon corps !

17 La propagande des esprits disait que c’était l’union sacrée internationale pour sauver Brazzaville. L’esprit de Fidel voulut tout de suite faire valoir sa primauté à parler au nom des vivants dont il était (avec le mien), le seul représentant et ainsi monopoliser la parole. C’était sans compter avec la pugnacité, l’intelligence extrêmement vive du fantôme de Lénine qui le rabroua. Marx avait entretemps repris son visage des mauvais jours : sévèrement fermé comme une porte de prison, il fixait sombrement l’horizon rouge sang de la valeur. Oui, la valeur, qu’il appelle le sujet automate !

18 De Gaulle comptait sur ses grandes oreilles, sa grande taille, son grand nez et son verbe haut pour arracher la vedette à tout le monde et imposer le point de vue de la France. Après tout, n’était-il pas divinisé par les Congolais et les Gabonais ?

19 Face à l’argument d’imposture que lui opposa en trois heures de paroles logorrhéiques l’esprit de Fidel, il invoqua deux arguments qu’il développa en trois heures et qu’il crut d’autorité : Brazzaville lui avait été légué par Pierre Savorgnan de Brazza au nom de qui il parlait, et les Congolais lui rendaient aussi un culte. Aussitôt, mon esprit eut une vision : en 2006, la famille Brazza, au grand complet, enterrée à Brazzaville, et une immense statue du chef de famille ruisselant de lumières y était érigée. Un nouveau culte était institué, sous la protection de la France.

20 Mao, flegmatique, énigmatique et jusque-là claquemuré dans un silence inquiétant, eut-il la même vision que mon esprit ? En tout cas, le voilà qui prit la parole. Mon esprit frissonna. Le discours du Timonier, en mandarin, pendant trois heures quatre minutes, fut tenu au milieu d’un gigantesque et interminable éclat de rire populaire. Résultat : les taudis du peuple prirent feu. Aussitôt, des dragons en col Mao crachant des flammes sortirent par vagues successives de la bouche de Mao et se scindèrent en deux groupes : un groupe prit la direction de Bacongo, au sud de Brazzaville, un autre prit la direction de Potopoto, de Ouendze et de Talangaï, au nord, et mon esprit put voir depuis le boulevard des Armées, transformé en Place Tienanmen, comment les flammes de la mondialisation lancées par des dragons accrurent la rage de l’incendie qui calcinait la ville. La mondialisation était en marche, et personne n’y faisait attention. C’est normal, il aurait fallu être à cette réunion des grands pour voir comment les dragons portant l’effigie du prophète Alain Peyrefitte vociféraient, dans un français à l’accent chuintant, cette phrase difficilement audible : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ! Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera !» Mon esprit vit alors les dragons se transformer en tigres, qui n’étaient pas des tigres de papier, et s’enfoncer par milliers dans la forêt congolaise. Les feux de l’internationalisme prolétarien cédaient alors le champ à la stratégie gagnant-gagnant, et mon esprit en fut perplexe. Tandis que le peuple, en fête dans les bars, n’y voyait que du feu !

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21 Le lendemain matin, à la reprise des travaux, l’esprit De Gaulle, passablement énervé par la logorrhée maoïste de la nuit, et voyant la réalisation de la prophétie de Peyrefitte, poussa l’évêque d’Owando, partisan du Renouveau charismatique, à l’aider à conjurer le sort en mettant le feu à l’hymne national écrit par l’écrivain congolais Henri Lopes. L’hymne se consuma sans que personne n’osa lever le petit doigt. Et pour cause ! L’esprit De Gaulle se fit aider par les Scuds de Saddam Hussein ! La réhabilitation de l’ancien emblème et de l’ancien hymne national fut obtenue par des acclamations nourries, prolongées et debout ! De Gaulle savoura sa victoire.

22 Dans la ville, des femmes en chaleur se dénudèrent de joie et des hommes tombèrent dans des comas éthyliques. On fêtait ainsi le retour des symboles imaginés par l’ancien et dernier Commissaire général de la colonie, Guy Georgy. Car l’hymne national du Congo fut écrit, à sa demande, par un accordéoniste accompagnant habituellement Joséphine Baker et que l’on dénicha dans une boîte de nuit, la Cloche fléchée. Le chant du nouvel hymne fut esquissé, toujours à l’initiative de Guy Georgy et à la demande du premier président de la République du Congo, l’Abbé-Président, par un journaliste d’origine espagnole, poète à ses heures, qui venait d’arriver à Brazzaville où il travaillait, avec un autre journaliste français, Jacques Alexandre, à Radio-Brazzaville. Un « rimeur d’occasion », comme le qualifia Guy Georgy, et un accordéoniste, furent ainsi les faiseurs des symboles de la nation néogaulliste naissante.

23 L’esprit De Gaulle, de plus en plus sûr de lui, en profita pour pousser le fantôme d’Albert Dolisie à reprendre possession de Loubomo, et Loubomo redevint Dolisie. Il échoua cependant à faire reprendre le bastion kouyou d’Owando, dans le Nord-Congo, pour réhabiliter Fort-Rousset. Tant pis, se dit De Gaulle, les Jaunes ne passeront pas sur ces terres congolaises. Surtout que partout, le feu ranimé de la France, du colonialisme, de l’impérialisme, du christianisme, de l’ethnicisme, se conjuguait avec les feux du traditionalisme poussés par les spectres ancestraux de Marx, de Lénine, de Mao, d’Engels, de Savorgnan de Brazza, de Stanley. Il fallait certes brûler les feux de la Révolution pour cause d’imposture et jeter leurs héros dans une fosse à purin, mais les Jaunes et la mondialisation ne passeront pas.

24 Pourtant, signe des temps inquiétant pour De Gaulle, en 1993, 1994, 1997, 1998, la faune brazzavilloise entra dans la danse. Des Brazzavillois portèrent des peaux de bêtes et devinrent des Nngando, des Nngoki, des Ssosso, des Nnyoka et d’autres espèces terrifiantes de la faune tropicale. Aussitôt, ils se livrèrent une guerre postcoloniale d’une sauvagerie inouïe. Ils avaient le pelage barbare, le plumage agressif, le croc dur, le bec destructeur, la serre ravageuse, les danses cruelles, les réjouissances féroces, les colères monstrueuses, les amours sanguinaires et les batailles dévastatrices des jeux vidéo de la mondialisation ! De vrais sauvages planétaires, comme dirait Mackrosexéfa2. Ils manipulaient des engins de mort aux noms sinistrement mélodieux d’orgues de Staline, d’obi-kanga bissaka (obus ! fais ton bagage) et de bien d’autres.

25 Leurs voix âpres et leurs langues râpeuses composaient des symphonies mortelles qui soufflèrent les toits des maisons et des cahutes en tôle ondulée, écroulèrent des murs de glaise et en béton, trouèrent des corps de femmes et de bébés, décapitèrent des vies, consumèrent des existences, enfumèrent des avenirs et disloquèrent des intelligences. Toute la population devint de la viande qu’ils dévoraient crue. Après, ils allaient siphonner des foudres de vin et piller les femmes. On parlait de « Mouvance présidentielle » et de Génocidaire comme on parlait d’Impérialisme et de Néocolonialisme.

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26 Devant le désastre de la mondialisation, l’esprit De Gaulle se dit, bah ! Les Brazzavillois aiment les gros mots, les mots qui tuent, qu’ils s’envoient à la figure comme des armes de destruction massive. Il ne vit pas que les noms des fauves traçaient de nouvelles frontières de feu entre d’une part Bac-City devenu Sarajevo et d’autre part Poto-Poto occupé par les sauriens de Mossaka, d’Owando, d’Ollombo, d’Oyo, soutenus par les Katangais d’Impfondo. Il ne vit pas que ces noms reconfiguraient le brasier de l’ethnicité en matériaux préfabriqués de la mondialisation en cours.

27 Le problème est qu’ils ne sont pas très nombreux, les Congolais. Dix mille personnes 10 000 personnes exterminées font que chaque famille a eu au moins une perte humaine… L’esprit De Gaulle se dit que ses Congolais aimaient les rites et les sacrifices. N’étaient-ils pas des adeptes du culte de la sape, de ses rites et de ses sacrifices ? N’étaient-ils pas des Parisiens ? Étaient-ils prêts à se dire Chinois et à s’appeler Pékinois ?

28 Pourtant, une question se posait : Qui va les tirer, ces Parisiens Brazzavillois, adeptes de la sapologie, de l’engrenage de l’immolation ?

29 Une voix, dans ma tête, me siffla un nom vénéneux : Mackrosexéfa, manipulateur et éleveur de vipères, de scorpions et de rats ! Il pourra manipuler les milliers de Ngando, de Ngoki, de Sosso, de Nyoka. Et des milliers de Myrtille Ngondo3 leur serviraient d’infirmières panseuses de douleurs et masseuses de sexes…

NOTES

1. Il s’agit de Claude Ernest Ndalla, révolutionnaire congolais. 2. Personnage imaginaire gabonais cumulant puissance financière et puissance sexuelle 3. Femme mercenaire au service de Mackrosexéfa à Libreville.

AUTEUR

JOSEPH TONDA

Professeur de sociologie, d'anthropologie et romancier, Université de Libreville, Gabon.

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Inflammable version 2

Joseph Tonda

NOTE DE L’ÉDITEUR

Version longue du texte de Joseph Tonda Violences politiques, guerre civile et fuite par les hauteurs forestières du Nord-Congo ; survie gabonaise, bribes de recomposition sociale puis retour par les sentes hantées d’un pays encore sous le choc : il y a bien là matière à… À quoi au juste ? À un roman, un essai, pourquoi pas ? Mais il y a surtout matière à Congo comme impératif d’une scansion irrépressible. Impératif de ce qu’il y a mal à la radicalité d’un dit qui excède les limites même de la vérité tragique, là où la matière se fait transe lunaire et chair inflammable, imprécations lacunaires et lave incandescente. Alors dévalant les pentes raides de l’Histoire, elle anabolise le sujet désormais soumis à l’injonction paradoxale du verbe qui la substantifie. Patrice Yengo

1 Brazzaville est une poudrière qui se nourrit depuis de longues décennies des mots de feu. Des mots en cartouches. Longtemps, ici, les mots ont porté les voix révolutionnaires du Camarade Graille1, du Frère Président Massamba-Débat, du Camarade Commandant-Président Marien Ngouabi, des Camarades Généraux- Présidents Joachim Yombi-Opango et Denis Sassou Nguesso , du Camarade Castro de Bac-City à Bacongo, et d’autres qui vivaient sur le carburant des espérances socialistes soulevées, des rêves communistes éveillés, des haines capitalistes fécondées, des paniques sorcières suscitées, des désolations fétichistes distribuées, des convoitises animistes allumées.

2 Mille, dix mille, cent mille pique feu révolutionnaires portant des manteaux ajourés du Parti ont enflammé ce carburant. Des chemises Mao, des pantalons prolétaires, des slips ouvriers, des caleçons paysans, des maillots populaires, des bikinis kinganga ont brûlé au feu de cageots du verbe en 1970. Tous les enfants ont conjugué des verbes de feu avec des tenues scolaires, tous les militaires ont marché au pas de feu en tenues martiales, toutes les femmes du marché ont chanté des paroles de feu aux défilés, tous les membres du Parti ont scandé des devises de feu.

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3 Des devises flammèches. Des slogans tisonniers. Des discours tisons. Des écrits qui fumaient le chanvre indien. Des billets fumants.

4 Qui allumaient leurs langues à la radio. Qui transformaient leurs idées en fumée dans les meetings. Des dictons pourpre ont lancé des adages fumigènes qui propulsaient des rafales meurtrières des AK-47, ont brûlé des vies qui n’étaient pas innocentes. Puisque l’innocence scandait des slogans flambés, écrivait sa vie sur des feuilles du brasier.

5 Tout le pays était une fournaise de devises et de slogans enflammés qui ne se voyait pas. Mais est-ce qu’une fournaise se voit ? Peut-elle être autre chose qu’une aveugle allumée mais qui cependant voit des « tortues à double carapaces », des « caméléons », des « tigres en papier » ?

6 Des lambeaux de voix défilaient en flambeaux portés par les corps dépenaillés du peuple. Ailleurs, dans les bouges, celui-ci ne voyait pas qu’il était en cierge et qu’un feu doux enflammait ses cheveux, ses poils des jambes, des pubis, des culs. Le peuple s’embrasait et il ne le savait pas. Tandis que les Camarades membres du Bureau politique, plus frappés les uns que les autres, s’embrassaient dans l’embrasure de la paix des cœurs armés de dagues nocturnes en déchets de la foudre-mwandza. La foudrologie du savant Itouss Ibara Ossoua était en marche et les Camarades membres braillaient :

7 Impérialisme : à bas ! Colonialisme : à bas ! Néo-colonialisme : à bas ! Tribalisme : à bas ! Régionalisme : à bas ! Capitalisme : à bas ! La Réaction : à bas ! La bourgeoisie compradore : à bas ! Viva, Viva, soutien !

8 Atteints de diarrhées et de dysenteries verbales diagnostiquées par les docteurs Emoro et Pépé Kallé, militants prosélytes de l’Article 15 zaïrois « Débrouillez-vous ! », chanteurs-musiciens kinois du célèbre Empire Bakuba, les Camarades membres du Bureau politique ployèrent le peuple sous des tonnes d’abats gazéifiés déversés par des rectums sous pression de slogans fumants. Les ventres vidés des brailleurs du Bureau politique et du Comité Central leur donnèrent des crocs : du coup, des chairs tendres de crocodiles, de poissons du fleuve et de poissons salés importés arrosées au champagne et accompagnant le délicieux foufou des plateaux batékés furent enfournées dans le vertige de l’argent du pétrole, rallumant le tribalisme et le régionalisme, et les barbes des spectres de Marx, d’Engels et du Che se consumèrent dans l’orgie révolutionnaire. En même temps, le feu du foutre foudrologique ravageait à mort les cœurs féminins engagés dans la bureaucratie matrimoniale, insouciants du feu démocratique du Sida à venir.

9 C’était le temps des disques demandés à la radio, ce temps béni où les photos des morts du VIH1 et du VIH2 n’étaient pas encore affichées à l’écran de la télévision nationale. Le

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peuple révolutionnaire dansait encore son enthousiasme au rythme hebdomadaire de l’émission Kin Kiese de la RTNC, la Radio-Télévision Nationale Congolaise de Kin’ la Belle. Grand Kalé, génie de la musique congolaise était encore vivant, et son Indépendance cha-cha n’en était qu’au début de son immortelle carrière.

10 Echappèrent au feu de l’orgie révolutionnaire, les spectres de Lénine et Mao, puisqu’ils n’avaient pas de barbe. Le bouc de Lénine, cependant, se calcina. Le peuple ne savait pas que ces barbes étaient en cendres sur les boulevards ardents de Brazzaville. Il ne savait lui-même pas qu’il brûlait. Pourtant, le brasier que soufflaient les logorrhées révolutionnaires chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année, gagnait du terrain.

11 En 1973, neuf ans avant que la bombe sexuelle du VIH-Sida n’éclate, trois révolutionnaires non tribalistes, non régionalistes, signataires du Pacte Nord-Sud au nom de la Révolution, furent occis avec l’aide du Grand léopard, Grand créateur de mode, épigone bantou de Mao Zedong le Chinois et de Kim Il Sung le Coréen, fondateur de l’ « abacost » (A bas, le costume), épigone, également, du roi Baudouin de Belgique et des rois bantous de la forêt et de la savane équatoriales. Wenge Musica de Werrason, le nouveau Roi de la forêt, n’existait pas encore. Les trois signataires Brazzavillois du Pacte anti-tribaliste Nord-Sud furent ainsi livrés au feu de la révolution marxiste- léniniste par le héros de la lutte anti-impérialiste contre les jupes, contre les pantalons, contre les perruques portés par les citoyennes Zaïroises et contre les titres de Monsieur et de Madame.

12 Ce héros de la lutte anti-impérialiste qui s’autoproclama guerrier tout-puissant et victorieux à qui rien ne résiste, même la mort, puisqu’il était Sese Seko, l’Eternel Créateur d’un Fleuve, le Zaïre, d’un Pays, le Zaïre, d’une Monnaie, le Zaïre, d’une Eglise, le MPR, Mouvement Populaire de la Révolution, d’un Evangile, le Manifeste de la N’Sele, était un Dieu sans père né d’une mère glorieuse, Mama Yemo, figure bantoue de la Sainte Vierge. Ce fut donc ce Guide-Président-fondateur, ce Maréchal-Président, ce Citoyen-Authentique, cet Agent de la CIA, cet Ami de Georges Bush-père, ce Dieu du Zaïre que célébraient les coups de rein ravageurs des citoyennes galvanisées par la Mopap : la Mobilisation, Propagande et Animation politique, bref, ce fut lui qui donna l’ordre aux soldats de la Division Spéciale Présidentielle, la DSP, de livrer les corps des trois révolutionnaires à la fournaise brazzavilloise où ils furent exhibés au stade de la Révolution devant un public de lycéens, d’écoliers, de révolutionnaires et de simples péquenots invités par le feu de la propagande à honnir les contre-révolutionnaires et à honorer la Révolution.

13 Le Camarade Commandant-Président du Comité Central exhiba aussi, en ce sinistre jour de 1973, un jeune contre-révolutionnaire dont le courrier avait été intercepté par la tentaculaire et toute-puissante Sécurité d’État et dans lequel le jeune contre- révolutionnaire osait traiter le Camarade Commandant-Président du Comité Central de “Petit Bonhomme” ! La grande magnanimité du Camarade Commandant-Président du Comité Central réussit cependant à contraindre les appels « au poteau »de la foule assoiffée de sang !

14 Et comme il l’avait annoncé depuis le 31 juillet 1968, le Camarade Commandant- Président du Comité Central rappela : « Á partir de maintenant, la Révolution reprend son élan et nous ne baisserons les armes que lorsque la victoire sera totale ! Tout pour le peuple ! Rien que pour le peuple ! Tout pour le peuple, rien que pour le peuple !

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Tout pour le peuple, etc., etc., etc. » La Révolution, disait de son côté la presse impérialiste et néocolonialiste, mangeait ses enfants. Le Camarade Commandant-Président du Comité Central lui-même, ignorait que le 18 mars 1977, soit 4 ans seulement après l’obscène spectacle, l’Impérialisme et ses laquais auraient raison de lui.

15 Au lendemain de cette sinistre fête des morts de 1973, un professeur de philosophie, Nancy, profondément heurté, enguirlanda vertement ses élèves de terminale qui furent de la partie, au nom de l’humanisme qu’il leur enseignait, et au risque de son rapatriement en France. C’était au Lycée Chaminade qui fut rebaptisé Lycée du Drapeau rouge !

16 En 1977, donc, d’autres grandes figures tombèrent : le Camarade Commandant- Président lui-même, le Frère Maître-Président et un Cardinal. Le premier était président de la République au moment où l’incendie révolutionnaire le faucha ; le second avait été président de la République du socialisme bantou de 1963 à 1968 ; le dernier était ministre du Christ - Cardinal -, quand les flammes le brûlèrent et que l’un des pyromanes, en le sacrifiant, aboya : Kia ngui hô ! « Fais-moi l’affaire ! », traduisit-il littéralement le cri de l’hallali devant l’assemblée du peuple en ébullition, 14 ans après !

17 Qui pouvait à présent éteindre une combustion folle ayant allumé la folie ? Qui pouvait éteindre un feu fou, saoul de mots acides ? Qui pouvait éteindre un incendie que poussaient désormais non seulement les langues en feu, mais aussi les fantômes des sacrifiés de 1973, de 1977 ? Vous vous imaginez un feu poussé par les fantômes de deux feus présidents, d’un feu Cardinal et de trois feus contre-révolutionnaires gauchistes voulant corriger la dérive droitière de la Révolution !

18 En 1991, une grand-messe de langues lance-flammes se tint à Brazzaville pendant trois mois. Ce fut la Conférence nationale souveraine. Une étrange mode de palabres africaines qu’inaugurèrent les vaudouistes du Bénin, que reprirent les bwitistes du Gabon juste avant les Léopards du Zaïre et où 1100 langues enflammées léchèrent les caméras de télévision et y dessinèrent des figures surmoïques libidinales scandées par des scuds de Saddam Hussein tropicalisés ! Trois mois de cette pornographie de missiles, dans une salle du Palais des Congrès où 1100 tisonniers, payés pour le faire, rivalisèrent de fureurs obscènes, consumèrent des millions de versets bibliques et faillirent allumer la langue du Prélat-Président du Présidium, Ministre du Christ qui les avait fait distribuer. La flambée des versets lus dans 1100 Bibles souleva les vents du régionalisme, du tribalisme, du pentecôtisme et de l’argent sous l’insidieuse pression de l’instinct de mort que réveillait l’insaisissable virus postcolonial, postrévolutionnaire et radicalement démocratique du Sida. Oui, le mauvais vent de l’argent putride du pétrole de Pointe-Noire soufflait à la fois sur le feu des lésions sidéennes et sur les spectres de Marx, de Lénine et du Che. Libérés de leurs corps spectraux, ces spectres durent rejoindre en purs esprits les fantômes des deux présidents, du ministre du culte du Christ, des trois contre-révolutionnaires gauchistes de 1973 mais aussi ceux de trois autres sacrifiés de 1965, ainsi que ceux de 3000 autres dont la mémoire fut ranimée tous les jours, à la réunion de braise, et tout ce monde des esprits et des fantômes se mit à souffler sur les flammes de Brazzaville.

19 Ondongo-Très-fâché, le colosse de la gare de Brazzaville, coalisa avec les Très fâchés de Bacongo-Bac-City et ils se mirent à danser un soukouss endiablé chanté par le remuant, virevoltant et truculent Kanda Bongo Man, et soudain, j’eus une vision : je suis en 2013, je participe au Théâtre des idées au festival d’Avignon, en compagnie de deux grands

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savants, et voici qu’un certain DeLaVallet Bidiefono fait danser des fantômes brazzavillois dans l’Au-delà ! Sublime ! Les Blancs en ont la chair de poule. Mais à la Conférence nationale souveraine où j’ai ma vision, personne ne me croit, à commencer par moi-même. Pourtant, le temps est aux prophéties, la mode est à la lecture compulsive de la Bible et aux visions. Des groupes de prières prolifèrent et les pasteurs ont le vent en poupe. Mais ma vision prophétique ne retient l’attention de personne. Bien au contraire, l’on me demande de venir à Christ et de me convertir, car seul Lui Sauve, seul Lui guérit. Seule la guérison divine est souveraine. Elle seule doit endiguer l’immolation sauvage de tout un peuple par le feu de l’Antéchrist brûlant contre l’Esprit saint. Surtout que des visions pentecôtistes, prophétiques et divinatoires proliféraient des images de massacres aux Uzis, de disparations au fleuve et d’anéantissement aux explosifs de la poudrière urbaine de 666 âmes ! La Bête vociférait et le peuple était en visioconférence avec Christ sauveur.

20 C’est ainsi qu’en une nuit mémorable, en pleine Conférence nationale souveraine, alors que je dormais tranquillement dans mon lit, un meeting de réconciliation se tint au boulevard des Armées de Brazzaville. Juste en face du Palais des Congrès. Il fut présidé par les esprits anti-impérialistes et par l’ancêtre blanc colonialiste. Marx, Engels, Lénine, le Che, Mao et De Gaulle. Les fantômes des grands sacrifiés du Congo assistaient en observateurs. Les rois Batékés se tenaient loin, assis sur leurs trônes installés sur le parvis du Palais des Congrès. Le fantôme de Lumumba fut également invité mais à titre d’observateur. Mon esprit eut du mal comprendre pourquoi. L’esprit de Fidel, cependant, fut invité comme participant. Le mien également fut invité, mais à titre de témoin ! Il abandonna alors dans son lit mon corps assoupi après des lampées de deux bières cravatées chez Tantine Gina à la rue Batéké à Poto-Poto. Inquiet, mon esprit voulut cependant se dérober en prétextant qu’à sa place, l’esprit d’un génial saxophoniste de jazz, grand amateur de vin de palme était mieux indiqué que lui, simple amateur de Kronenbourg cravatée et accessoirement de Ngok-le-choc.

21 L’argument de mon esprit irrita prodigieusement l’esprit de Marx qui le foudroya du regard. Mon esprit en frissonna d’émotion. Il y eut comme l’effet d’un vent glacial soufflant sur l’eau. Alors une voix sépulcrale qui prétendit être la voix de Marx résonna à son ouïe : Mon cher Célestin, la bière Kronenbourg que tu affectionnes tant est née en Alsace en 1664. De 1870 à 1918, l’Alsace et la Lorraine ont fait partie de l’empire allemand. C’était avant le Front populaire qui dirigea la France de 1936 à 1938. La Kronenbourg cravatée congolaise qui te rend si lucide à chacune de tes lampées vespérales dans les nganda, vos bars informels, a donc quelque chose de l’esprit impérial allemand. Alors, si tu veux encore faire l’expérience du sublime et de l’esprit transcendantal de Kant – je te signale en passant que ce grand esprit a dit des nègres qu’ils n’avaient reçu de la nature que le goût des sornettes - ou même, si tu veux être inspiré par l’esprit de Hegel – je te signale que cet Esprit a dit du Noir qu’il représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa nature indomptable -, ou encore par celui charismatique de ce cher Weber – je te signale qu’un soupçon insistant porte sur les affinités électives entre l’assomption de la théorie du charisme de Weber et l’idéologie du charisme chez Hitler - , ou même par le mien – il te faudra alors contextualiser ce que me reproche ce Palestinien déconstructionniste d’Edward Saïd, et bien sûr t’élever, grâce justement à la lucidité que te confère la bière cravatée, au- dessus de la Bêtise humaine de ceux qui me mettent sur le dos le soviétisme et ses

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horreurs - bref, peu importe l’esprit des grands penseurs allemand présents dans la mémoire de la bière Kronenbourg cravatée et dont tu souhaites l’action dans ta lucidité, le choix que tu dois faire est clair ! Il te faut me promettre d’écrire sur cette réunion, dans 23 ans. Je dis bien dans 23 ans. C’est pour la postérité. Et ne fais pas comme les marxistes, ils me trahissent, comme me trahissent en ce moment même, les marxistes fétichistes congolais qui rallient la cause de Weber, envoutés qu’ils sont par la Main invisible de Smith !…et pourtant, et pourtant, que d’esprits brillants, que d’esprits imaginatifs, que d’esprits aptes à l’abnégation, malgré la gangue fétichiste ! Je pourrai même, dans 23 ans, au cas où la fatigue ankyloserait tes neurones et où tu le souhaiterais, te dicter ton texte, mais c’est à toi de voir !

22 Mon esprit, fortement impressionné, déclina poliment l’offre d’une dictée dont Marx corrigerait la copie ! L’engeance des fétichistes tribalistes, des catéchistes marxistes et des pentecôtistes affairistes m’accuseraient de tous les mots ! Néanmoins, mon esprit promit à Marx d’écrire, dans 23 ans ou au plus tard dans 24, sur ce sommet du Boulevard des Armées, tenu en face du Palais des Congrès, en cette mémorable nuit du 18 mars 1991, devant les monstres sacrés assemblés, assuré qu’il était de vivre encore deux décennies au moins dans mon corps !

23 La propagande des esprits disait que c’était l’union sacrée internationale pour sauver Brazzaville. L’esprit de Fidel voulut tout de suite faire valoir sa primauté à parler au nom des vivants dont il était (avec le mien), le seul représentant et ainsi monopoliser la parole. C’était sans compter avec la pugnacité, l’intelligence extrêmement vive de l’esprit de Lénine qui le rabroua. Marx avait repris son visage des mauvais jours : sévèrement fermé comme une porte de prison, il fixait sombrement l’horizon rouge- sang de la valeur. Oui, la valeur, le sujet automate ! Le vrai dieu du capitalisme, à la fois ange et démon, patron aussi bien des bourgeois que des prolétaires. Peu de marxistes l’ont compris, et c’est pourquoi, lui, Marx, n’est pas marxiste, avait-il soufflé à mon esprit juste avant de s’enfermer dans son sombre silence intergalactique.

24 De Gaulle comptait sur ses grandes oreilles, sa grande taille, son grand nez, son verbe haut, son charisme et le masque Ngol des Bantu de la capitale qui lui rendaient un culte, pour arracher la vedette à tout le monde et imposer le point de vue de la France.

25 Face à l’argument d’imposture mystique et réactionnaire que lui jeta à la figure, en trois heures de paroles logorrhéiques l’esprit de Fidel, le dernier des géants de la France revint, insistant, sur ses deux arguments qu’il développa en trois heures sept minutes et dont il ne doutait pas l’autorité : Brazzaville lui avait été léguée par Pierre Savorgnan de Brazza au nom de qui il parlait ; les Bantous de la capitale et les Très fâchés de Bacongo lui rendaient un culte à travers le Ngol et le matswanisme. Aussitôt, une vision submergea mon esprit : je vois alors que je suis en 2006. Devant moi, la famille Brazza, au grand complet. On l’enterre à Brazzaville. Une immense statue de Commandeur du chef de famille ruisselant de lumières est érigée devant le mausolée Brazza. Un nouveau culte est institué, sous la protection de la France. Le peuple brazzavillois, soudain, tremble, s’irrite, invective, accuse, car il voit dans le mausolée construit en hommage au grand colonisateur français, un lieu de capture et de sacrifice des âmes. L’histoire des compagnies concessionnaires se répétait et le révolutionnaire brazzavillois Lecas Atondi Monmondjo écumait de rage.

26 Mao, flegmatique, énigmatique et jusque-là claquemuré dans un silence inquiétant, eut-il soudain la même vision que mon esprit ? En tout cas, le voilà qui prit la parole. Mon esprit frissonna. Le discours du Grand Timonier, en mandarin, pendant trois

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heures quatorze minutes, provoqua un gigantesque et interminable éclat de rire des esprits Batékés, les Ngantsiè. Même les rois furent pliés de rire. Résultat : les taudis du peuple prirent feu. Aussitôt, des dragons en col Mao crachant des flammes sortirent par vagues successives de la bouche de Mao et se scindèrent en deux groupes : un groupe prit la direction de Bac-city, encore appelé Bacongo, au sud de Brazzaville ; un autre prit la direction de Potopoto, de Ouenze et de Talangaï, au nord, et mon esprit put voir depuis le boulevard des Armées, transformé en Place Tienanmen, comment les flammes de la Mondialisation lancées par des dragons maoïstes accrurent la rage de l’incendie qui calcinait la ville.

27 La mondialisation était en marche, le Discours de la Baule du Président Mitterrand en avait annoncé la couleur, mais personne n’y faisait attention. C’est normal, il aurait fallu pour le savoir, être à cette réunion des grands pour voir comment les dragons portant l’effigie du prophète Alain Peyrefitte vociféraient, dans un français chuintant, cette phrase difficilement audible : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ! Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera !» Mon esprit vit alors les dragons se transformer en tigres, qui n’étaient pas des tigres de papier, et s’enfoncer par milliers dans la forêt congolaise. Les feux de l’internationalisme prolétarien cédaient alors le champ aux sirènes de la stratégie gagnant-gagnant, et mon esprit en fut perplexe. Tandis que le peuple, en fête dans les bars, n’y voyait que du feu !

28 Le lendemain matin, à la reprise des travaux de la Conférence au Palais des Congrès construit par les dragons mondialistes de Beijing, le fantôme De Gaulle, passablement énervé par la logorrhée maoïste de la nuit, et voyant la réalisation de la prophétie de Peyrefitte, poussa l’évêque d’Owando, dans le Nord-Congo, partisan du Renouveau charismatique, Président du Présidium de la Conférence nationale souveraine, à l’aider à conjurer le sort en mettant le feu à l’hymne national écrit par l’écrivain congolais Henri Lopes. L’hymne se consuma sans qu’aucun défenseur de la Révolution nationale, démocratique et populaire n’ose lever le petit doigt. Et pour cause ! Le fantôme De Gaulle se fit aider par les Scuds de Saddam Hussein ! La réhabilitation de l’ancien emblème et de l’ancien hymne national fut au contraire obtenue par des acclamations nourries et prolongées ! De Gaulle savoura sa victoire.

29 Dans la ville, des femmes en chaleur se dénudèrent de joie et des hommes tombèrent dans des comas éthyliques. On fêtait ainsi le retour des symboles imaginés par l’ancien et dernier Commissaire général de la colonie, Guy Georgy. Car l’hymne national du Congo fut écrit, à sa demande, par un accordéoniste accompagnant habituellement Joséphine Baker et que l’on dénicha dans une boîte de nuit, la Cloche fléchée. Le chant du nouvel hymne fut esquissé, toujours à l’initiative de Guy Georgy et à la demande du premier président de la République du Congo, l’Abbé-Président, par un journaliste d’origine espagnole, poète à ses heures, qui venait d’arriver à Brazzaville où il travaillait, avec un autre journaliste français, Jacques Alexandre, à Radio-Brazzaville. Un « rimeur d’occasion », comme le qualifia Guy Georgy, et un accordéoniste, furent ainsi les faiseurs des symboles de la nation néogaulliste naissante.

30 Le fantôme De Gaulle, de plus en plus sûr de lui, en profita pour pousser le fantôme d’Albert Dolisie à reprendre possession de Loubomo la révolutionnaire, et Loubomo redevint Dolisie. Il échoua cependant à faire reprendre le bastion kouyou d’Owando, dans le nord-Congo, pour réhabiliter Fort-Rousset. Lecas Atondi Monmondjo applaudit. Tant pis, se dit De Gaulle, les Jaunes ne passeront pas sur mes terres congolaises.

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Surtout que partout, le feu ranimé de la France, du colonialisme, de l’impérialisme, du christianisme, de l’ethnicisme, se conjuguait avec les feux du traditionalisme poussés par les esprits ancestraux de la Révolution : Marx, Lénine, Mao et Engels coalisés avec les fantômes de Savorgnan de Brazza et de Stanley. L’on disait qu’il fallait brûler les feux de la Révolution pour cause d’imposture et jeter leurs héros dans une fosse à purin, mais les Jaunes et la mondialisation ne passeront pas, se dit De Gaulle. Le visionnaire gaulois, la Voix du Discours du 18 juin, le Libérateur de la France, se trompait pour la première fois !

31 Signe des temps, en 1993, 1994, 1997, 1998, la faune brazzavilloise entra dans la danse. Des Brazzavillois portèrent des peaux de bêtes et devinrent des Ngando, des Ngoki, des Sosso, des Nyoka et d’autres espèces terrifiantes de la faune tropicale. Aussitôt, ils se livrèrent une guerre postcoloniale et postrévolutionnaire d’une sauvagerie inouïe. Ils avaient le pelage barbare, le plumage agressif, le croc dur, le bec destructeur, la serre ravageuse, les danses cruelles, les réjouissances féroces, les colères monstrueuses, les amours sanguinaires et les batailles dévastatrices des jeux vidéo de la mondialisation ! Le Professeur-Président Pascal Lissouba, le Général d’armée Denis Sassou Nguesso et le Prophète Moïse Bernard Kolélas furent les meneurs de cette guerre du feu. Sur le terrain, les troupes étaient commandées, les unes par Johny Chien Méchant, les autres, par les Serbo-Croates de Sarajevo ; d’autres encore par les maîtres Ninja du Kungfu, d’autres encore, par Chaka Zulu en personne ! Guerriers de la mondialisation, ils avaient comme émules, de l’autre côté du fleuve Congo, à Kinshasa, racontera, 20 ans plus tard, un enfant-soldat-écrivain de génie, le Kadogo Serge Amisi, (L’Enfant de demain) : Cœur de Lion, Race de Vipère, Scorpion Rouge, L’homme des Machettes, Dragon Noir, Canon Rouillé.

32 Un autre écrivain de génie, In Koli Jean Bofane, énoncera, 23 ans plus tard, d’autres noms d’émules kinois de la faune brazzavilloise de la mondialisation, d’un glamour ensorcelant : Jacula la Safrane, Gianni Versace, Marie Liboma, Shasha la Jactance, émule, quant à elle, de l’emblématique Kate Moss, et Modogo, l’homme à la voix sépulcrale. Ainsi, les bêtes féroces de la guerre de Brazzaville n’étaient rien d’autres que les figures tropicalisées de la Bête mondialisée qui ne porte pas sur le front ce qu’elle est. Bien au contraire, elle transforme tout produit du travail, à l’exemple de ma Kronenbourg cravatée en hiéroglyphe des esprits allemands et de la Main Invisible d’Adam Smith dans sa triomphante et fulgurante épopée mondialiste.

33 Du côté de Libreville, l’incontestable maître mondialiste, émule des seigneurs congolais des deux rives du fleuve Congo est Mackrosexéfa2. Sauf que ce dernier est un écolo dédaignant les engins de mort aux noms sinistrement mélodieux d’orgues de Staline, d’obi-kanga bissaka (obus ! fais ton bagage) et de bien d’autres. Traditionnaliste et bio, Mackrosexéfa use de vipères, de scorpions, de rats et du plantureux corps-sexe de Myrtille Ngondo3 pour brûler la cervelle de ses cibles.

34 Pendant ce temps, les voix âpres et les langues râpeuses des Brazzavillois composaient, comme la voix et la langue de Mackrosexéfa à Libreville, des symphonies mortelles qui soufflèrent les toits des maisons et des cahutes en tôle ondulée, écroulèrent des murs de glaise et en béton, trouèrent des corps de femmes et de bébés, décapitèrent des vies, consumèrent des existences, enfumèrent des avenirs et disloquèrent des intelligences. Toute la population devint de la viande qu’ils dévoraient crue, comme à Libreville, l’écolo Mackrosexéfa dévorait les pièces détachées humaines. Après, ils allaient siphonner des foudres de vin et piller les femmes. On parlait de “Mouvance

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présidentielle” et de Génocidaire comme on parlait d’Impérialisme et de Néocolonialisme.

35 Devant le désastre, De Gaulle se dit, bah ! Les Brazzavillois aiment les gros mots, les mots qui tuent, qu’ils s’envoient à la figure comme des armes de destruction massive. Il ne vit pas que les noms des fauves traçaient de nouvelles frontières de feu entre d’une part Bac-City-Bacongo devenu Sarajevo et d’autre part Poto-Poto, Moungali et Talangaï, bastions des sauriens de Mossaka, d’Owando, d’Ollombo, d’Oyo, d’Etoumbi soutenus par les vaillants Katangais d’Impfondo, dans le Nord-Congo. Il ne vit pas que ces noms reconfiguraient le brasier de l’ethnicité en matériaux préfabriqués de la Mondialisation en cours.

36 Le problème est qu’ils ne sont pas très nombreux, les Congolais. 10 000 âmes libérées de leurs corps font que chaque famille a eu au moins une perte humaine… De Gaulle se dit que ses Bantous de la capitale et des Très fâchés de Bacongo aimaient les rites et les sacrifices. N’étaient-ils pas des adeptes du culte de la Sape, de ses rites et de ses sacrifices ? N’étaient-ils pas des Parisiens ? Étaient-ils prêts à s’appeler Pékinois ?

37 Pourtant, une question sourdait, insistante : Qui va les tirer, ces Parisiens Brazzavillois, adeptes de la Sapelogie, de l’engrenage de l’immolation par les feux révolutionnaire et démocratique ? Une voix, dans ma tête, me souffla un nom vénéneux : Mackrosexéfa, manipulateur et éleveur de vipères, de scorpions et de rats ! C’était bien avant que je ne le rencontre en chair et en os ! La voix me disait que seul lui était en mesure de sauver le Congo, en manipulant les milliers de Ngando, de Ngoki, de Sosso, de Nyoka qui avaient le corps des Cobras, la force des Ninjas, la magie des Zulu, le fluide des Requins, les fétiches des Cocoyes, l’arrogance des Aubevillois. Et des milliers de Myrtille Ngondo, en esclaves sexuelles de haut rang social, leur serviraient d’infirmières panseuses de douleurs et masseuses de sexes.

NOTES

1. Il s’agit de Claude Ernest Ndalla, révolutionnaire congolais. 2. Personnage imaginaire gabonais cumulant puissance financière et puissance sexuelle. 3. Femme mercenaire au service de Mackrosexéfa à Libreville.

AUTEUR

JOSEPH TONDA

Professeur de sociologie, d’anthropologie et romancier, Université de Libreville, Gabon.

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Entretien avec Freddy Tsimba

Thérèse De Raedt

Introduction

1 Né en 1967 d’une très jeune maman et d’un père polygame, Freddy Tsimba passe sa toute petite enfance chez ses grands-parents près des chutes Inga. Il parle kikongo, ses parents étant kongo du Manyanga. Il grandit à Kinshasa dans le quartier Matongé où il habite toujours.1

2 En 1989 il obtient son diplôme en arts plastiques, section sculpture monumentale de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Ensuite il passe six ans chez les maîtres fondeurs car, selon lui, ils sont les détenteurs « de la continuité culturelle ».2 Dès le début des années 1990, il se libère des conventions académiques acquises à l’Académie des Beaux-Arts et crée des sculptures en bronze filiformes, inspirées de lianes. Elles sont contorsionnées et entrelacées pour montrer la souffrance sociale mais aussi pour faire ressortir l’union entre les hommes.3

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Fig. 1 : "Lutte pour la survie" 2001

Repris du livre Freddy Tsimba, sculpteur, texte de Yoka Lye, Montreuil, Éditions de l'oeil, 2002, p. 13 Guillaume Pierre et Dieudonné Ndula.

3 Depuis 1998 il récupère des matériaux en rue (tels des cuillères, fourchettes, capsules de bière, clés etc.) et sur les champs de bataille (balles, douilles, cartouches, restes d’obus). Il les fond et/ou les rassemble en leur donnant une forme humaine, généralement féminine. (Les femmes qu’il réalise sont souvent enceintes.) Ainsi transforme-t-il des « déchets », des choses dont on s’est servi et puis qu’on a jetées, en œuvres d’art au symbolisme puissant, et recycle-t-il des objets inertes en leur donnant un pouvoir humanisant. En 2001 son œuvre Victime malgré elle, qui représente une femme assise dont la tête est formée par une cuillère pour symboliser la famine, reçoit la médaille d’argent à la quatrième édition des Jeux de la Francophonie qui avaient eu lieu à Ottawa.4 Cette reconnaissance lui confirme qu’à travers son art de refonte, il a une mission dans la vie. Artiste engagé il se veut solidaire avec la souffrance non seulement en RDC mais dans le monde entier. En la dénonçant il veut aussi la transcender en montrant la force et l’énergie qu’offre la vie.

Fig. 2 : "Victime malgré elle", œuvre qui a remporté la médaille d'argent aux Jeux de la Francophonie à Ottawa en 2001

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Repris du site: https://freddytsimba.wordpress.com/2012/03/19/sculptures/#jp-carousel-292 https://freddytsimba.wordpress.com/2012/03/19/sculptures/#jp-carousel-292

4 Vers les années 2010 il crée en rue dans son quartier sa première maison machette faite de 999 machettes. Il réalise aussi des œuvres à partir de crânes de singes (récoltés auprès de gens de la région de l’Équateur pour qui les singes constituent une nourriture) pour fustiger la déforestation et la mise en péril de l’environnement.5 En témoignant ainsi de l’histoire immédiate, il veut contribuer à un effort de mémoire et laisser des traces.

5 Freddy Tsimba a participé à une trentaine d’expositions dans le monde entier (Afrique du Sud, Algérie, Allemagne, Belgique, Benin, Canada, États-Unis, France, Haïti, Maroc et Sénégal) et a été invité à participer à plusieurs résidences d’artistes comme en 2007 à la Fondation Jean-Paul Blachère. En 2002 il a reçu en RDC la médaille des Arts, des Sciences et des Lettres et en 2007 le prix du Meilleur Artiste Plasticien de la RDC.

6 Fin septembre 2007 la commune d’Ixelles à Bruxelles inaugure sa sculpture monumentale intitulée Au-delà de l’espoir ou, comme Tsimba aime aussi l’appeler, Après l’espoir : la vie.6 Conçue avec des douilles, elle représente une femme tenant un enfant, le regard perdu dans le ciel. J’ai rencontré Freddy Tsimba à Bruxelles dans le quartier de Matongé, pas loin de cette œuvre, le 9 août 2014.

Fig. 3 a : "Au delà de l'Espoir" avec Freddy Tsimba

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Photo prise le 9 août 2014 à Ixelles (quartier Matongé) Thérèse De Raedt

7 L’entretien porte sur ses dernières œuvres et sur son cheminement artistique.

Entretien

8 Q. Pourriez-vous vous présenter et nous dire comment vous êtes arrivé aux arts plastiques ?

9 R. Mon nom d’artiste est Freddy Tsimba mais mon long nom est Freddy Bienvenu Tsimba Mavambu.7 Je suis né à Kinshasa un certain 22 août 1967. C’était l’époque où le pays avait changé de régime avec Mobutu.8 Donc on peut dire que je suis, ainsi que toute ma génération, un des enfants de ce monsieur-là. On a vécu son pouvoir d’une trentaine d’années mais on a aussi vécu plein de choses car on habitait Matongé. Matongé est le quartier fort, chargé du pays. C’est dans ce quartier qu’en 1969 des étudiants ont été massacrés. Matongé est aussi le lieu où en 1992 des chrétiens ont été tués.9 C’était aussi à Matongé que les gens se sont rassemblés pour demander l’indépendance du pays. Matongé c’est comme un bastion fort de la résistance. Mais c’est aussi comme un pays. C’est une référence. Il y a des Matongé partout : à Bruxelles, en Ouganda etc. Matongé est notre source.

10 Je viens d’une famille de 15 enfants. Être 15 faisait beaucoup de bruit ! J’ai hérité, je crois, de l’état de mon père qui, polygame, m’a transmis la notion de partage ; c’est à dire que puisque nous étions 15 enfants nous devions être soudés (et même si nous étions nés de mères différentes). Mon père tenait à l’équilibre de nous tous. Comme j’étais l’aîné de ma maman, j’ai dû apprendre qu’il y avait des différences pour ensuite pouvoir les négocier.

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11 Comme j’aimais beaucoup dessiner on m’a orienté vers ce que je suis maintenant. Maintenant je me décris comme plasticien.

12 Q. Vouliez-vous être plasticien depuis votre plus jeune âge ?

13 R. Oui. Depuis toujours. À l’âge de 6 ans, je faisais des voitures avec du fil de fer pour mes amis. Je ne demandais pas grand’ chose – l’équivalent d’un euro ou quelques centimes mais quand j’en faisais 5 ou 6 cela me faisait 3 ou 4 euros peut-être. Tout l’argent que je gagnais je l’employais pour acheter des choses comme des sous- vêtements. Cela fait rire mais cela me permettait d’être un peu à l’aise. Cela m’a beaucoup aidé.

14 Puisque je n’avais pas de moyens pour acheter des crayons ou d’autre matériel pour dessiner mais que j’avais devant moi les locaux de la parcelle, je dessinais partout. Quand quelqu’un piétinais mes dessins je pleurais car c’était comme si quelqu’un venait de tuer quelque chose.

15 Q. Vous dessiniez par terre ?

16 R. C’est ça, sur de l’argile mélangée. Le sol était noir. Moi je trouvais cela magnifique. C’est comme si je faisais des graffitis. Je dessinais des scènes de vie, des scènes d’amour, des scènes de mon quartier. Quand nous allions dehors il y avait de l’animation dans les rues et, sans le savoir, j’ai internalisé ces bruits, ces morceaux de vie, ces bouts de phrases. Je pense que cela fait aussi partie de mon héritage et que cela m’a forgé.

17 Q. Vous avez été à l’école des Beaux-Arts à Kinshasa.10 Que s’est-il passé entre temps ?

18 R. Quand j’ai eu terminé mes six années de primaire, on nous a demandé ce que nous voulions faire.11 Moi j’avais envie depuis toujours d’aller aux Beaux-Arts mais quand je suis arrivé aux Beaux-Arts tout était plein. Alors j’ai pensé au journalisme car j’aimais bien voir les gens parler à la télé. Cela me fascinait. On pensait que ces gens étaient intelligents pour parler si bien or il y avait des moniteurs mais nous ne le savions pas à l’époque. Je voulais faire comme eux. Mais mon malheur est que j’ai un cheveu sur la langue. Alors, j’ai fait deux années dans une école scientifique mais je ne voulais pas faire des mathématiques, des sciences exactes. Je voulais faire autre chose. Je voulais faire des choses qui me faisaient voyager, faire des choses qui transcendaient le temps et qui laissaient des traces.

19 Q. En somme vous vouliez créer ?

20 R. Oui je voulais créer. Et dieu merci une de mes sœurs était amoureuse d’un homme qui travaillait aux Beaux-Arts. Et un jour il est venu à la maison et il m’a vu dessiner. Il a demandé si c’était moi qui avais fait tout cela. Et les autres ont répondu que depuis que j’étais petit ils ne m’avaient connu qu’en train de dessiner. Alors ce monsieur a demandé qu’on m’appelle. Je lui ai montré ce que j’avais déjà dessiné sur des bouts de papier et sur tout ce que je trouvais. C’était la première fois que quelqu’un voulait voir ce que j’avais fait. Il a dit : « Ah toi tu dessines bien. Tu es à l’école des Beaux-Arts ? » Quand je lui ai dit « non » il m’a dit qu’il était de là et m’a demandé de lui donner quelques dessins. J’ai dessiné deux ou trois fleurs derrière l’un d’eux avec un stylo. J’étais très concentré ! Il m’a dit qu’il ne pouvait rien me promettre mais qu’on verrait. Ainsi est arrivé aux Beaux-Arts un de mes dessins. Sur les 500 jeunes qui voulaient s’inscrire, ils ont pris 50 personnes. Et j’étais parmi ces 50. J’étais aux anges. Je suis entré aux Beaux-Arts en 4ème.12

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21 Et là je voyais les élèves dessiner selon les canons. Ils connaissaient les proportions etc. Je me disais « ils sont déjà en avance ». Moi je ne connaissais pas cela mais j’ai fait semblant. J’ai fait comme eux car je ne voulais pas être agressé dans mon amour- propre. Après j’ai aussi compris qu’il ne fallait pas seulement dessiner ce que l’on voyait. J’ai appris qu’il fallait dessiner ce que l’on voyait et comment son corps réagissait par rapport à cela. Au début c’était compliqué et puis un jour j’ai vu mon dessin affiché aux valves.13 Pour moi c’était la consécration. Je suis allé chez mon père et lui ai dit : « cette fois-ci je crois que j’ai ma voie. »

22 Q. Y avait-il plusieurs disciplines aux Beaux-Arts ou uniquement le dessin ?

23 R. C’étaient ce que l’on appelait les humanités artistiques. Elles mènent au bac. Quand tu as ton bac ou chez nous ce qu’on appelle le diplôme d’état, tu peux faire n’importe quoi. Tu peux aller sur le campus ou où tu veux. Moi je voulais continuer aux Beaux- Arts. Mais au départ on m’avait mis dans la section céramique. Pour moi faire de la céramique c’était comme si on me demandait de faire des marmites. Je ne voulais pas cela. J’en faisais des cauchemars. Mon père était tellement de mon côté qu’il est allé voir le directeur et a dit : « Mon fils fait des cauchemars, je crois qu’il faut le changer. » Mon père a obtenu que l’on me change et j’ai fait la sculpture pendant trois ans de supérieur. Mais je crois que j’ai plus appris après l’école des Beaux-Arts que j’ai terminée en 1989.

24 Q. Parce que vous y aviez appris la sculpture qualifiée de « classique » ?

25 R. Ce qu’on nous apprenait était toujours lié à l’art occidental. Les gens qui donnaient cours étaient des Occidentaux et ils apportaient des photos de l’art de chez eux. On apprenait le quattrocento italien, l’art grec, l’art roman, l’art gothique … tout. On connaissait les noms de gens tels que Giotto, Botticelli, Michelangelo Buonarroti et on connaissait leurs œuvres. Mais on ne connaissait pas les œuvres de notre pays. On ne connaissait pas l’art de l’Afrique. Il y avait dans notre livre ce que l’on appelait à l’époque « l’art nègre ». Mais cela faisait deux pages ! Maintenant cela a été élargi mais à notre époque « non ». C’est quand même triste.

26 Q. Comment avez-vous trouvé votre propre voie après cette expérience aux Beaux- Arts ?

27 R. Je me suis demandé ce que j’avais encore à apprendre. Je devais apprendre mes traces et pour cela je devais travailler sur le terrain. Car, qu’on le veuille ou non, l’art c’est aussi une sorte d’apostolat. On doit assumer si ça marche ou si cela ne marche pas. On va mais on ne sait pas où l’on va atterrir. Quand je voulais me démarquer, par ce que je faisais, des aînés à l’époque, je suis allé chez des artisans pour apprendre la technique, les rudiments du métier. Je suis allé chez des bijoutiers, des fondeurs, des forgerons pour apprendre comment manipuler l’acier, la matière, le cuivre, le bronze etc. J’ai passé six ans dans leurs ateliers. Mais en même temps je faisais aussi mes œuvres qui commençaient à se démarquer. Et chaque fois que je venais à exposer les gens se disaient : « mais qu’est-ce que tu fais toi ? C’est quoi ça ? Avec cela tu ne vas jamais grossir ! » Et en effet je n’ai jamais grossi ! C’était une façon pour eux de me dire que tu fais des choses mais pour nous ce n’est pas de l’art.

28 Q. Vouliez-vous à travers vos œuvres faire passer un message ?

29 R. Déjà à l’époque je faisais des œuvres qui interpellaient les gens, des œuvres dont les gens parlaient.

30 Q. Vous ne vouliez pas faire des œuvres faciles ?

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31 R. Non. Par exemple il y avait des œuvres comme celle que j’ai nommée « Femme aux deux bassins vides ». C’est une femme qui a perdu certains de ses enfants et qui a une bassine sur la tête mais qui est vide. J’ai employé des codes comme cela où les hommes et les femmes représentent une certaine souffrance. Quelqu’un à l’époque a écrit : « Freddy Tsimba : sculpteur de la souffrance ». Les gens ont vu dès cette époque la souffrance dans mon travail et cette appellation m’est restée collée à la peau.

32 J’ai vécu dans une famille où il y avait pas mal de problèmes ou, peut-être devrais-je plutôt dire, pas mal de frustrations car on était 15 enfants. Nous craignions notre père qui souhaitait que nous réussissions. Lui n’avait pas fait de grandes études mais avait pu arriver à vivre sa vie tranquille, comme il faut : avoir une maison, un terrain.

33 Q. Votre père quelles études avait-il faites ?

34 R. Mon père avait fait les études normales. À l’époque cela n’était pas grand-chose mais il était intelligent. C’est lui qui fixait les prix des denrées alimentaires à Kinshasa. Il était un intellectuel aussi. Mais jusqu’à ce qu’il meure personne n’a jamais pu vraiment s’épanouir. Quand je vois mes frères et mes sœurs, je constate qu’il y a quand même eu une certaine crainte. En ce qui me concerne, il a vu que son fils a pu émerger.

35 Q. Dès le départ avez-vous mélangé les matériaux riches (comme le bronze, l’argent et l’or) et les matériaux dits « pauvres » ?

36 R. Bon, non. Quand j’ai commencé à fondre le métal j’ai fondu du cuivre. J’en faisais du bronze que je patinais en noir. Les gens associaient parfois mes œuvres à celles de Giacometti mais moi j’ai dit que cela n’était pas vrai. Giacometti s’est inspiré des Dogons donc il ne faut pas récupérer ce qui est à lui. Donc j’ai dit aux gens : « non, moi j’ai fait mon travail. Ce n’est pas Giacometti. C’est moi. »

37 Et puis, j’ai commencé à un peu travailler le fer. Du fer que j’ai découpé. J’allais chercher des portes, du fer qui a vécu. Je demandais aux gens si je ne pouvais pas remplacer leur porte, je leur en donnais une autre et prenais l’ancienne et en découpais des silhouettes. Pour moi c’était pour dire : les portes sont comme des personnages. C’était aussi une manière de changer l’image des portes et tout cela. J’ai fait plusieurs œuvres dans ce sens là. Au fur et à mesure – car je ne suis jamais satisfait – j’ai regardé autour de moi pour créer autre chose. Et là j’ai commencé à faire des œuvres avec des personnages qui marchaient. À Kinshasa les gens marchent des kilomètres et des kilomètres. Alors je me suis dit : « pourquoi ne pas faire des œuvres avec des piétons mais des piétons aux pieds fatigués ? » Ces œuvres je les ai donc appelées Piétons fatigués.

38 Q. En quelle matière ?

39 R. En bronze patiné, noir comme cela. J’ai fait plein de personnages qui, fatigués, marchent. (Je n’ai plus beaucoup de photos de ces œuvres.) Et dans cet élan là j’ai fait aussi des couples : des couples avec un enfant mort, des gens qui marchent avec un enfant malade.14

40 Q. Vous réalisez surtout des sculptures ?

41 R. J’aime bien la nature et la sculpture est plus proche de la nature. La sculpture est aussi plus proche de l’homme. La sculpture prend l’espace. Elle est là. Elle vous envahit. Elle contraint l’homme à vivre avec elle. Si tu t’en vas, tu la laisses là. C’est ça que j’ai voulu faire. En ce qui concerne la peinture, je dis « j’ai peint ». Ce n’est pas quelque chose que je mets en relief.

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42 Q. Pourriez-vous nous parler plus de vos œuvres réalisées avec des douilles ? Comment avez-vous trouvé les douilles ?

43 R. J’ai récupéré des douilles dans des lieux de guerre pour en faire des œuvres. Certaines viennent du Bas-Congo, d’autres de Kinshasa (suite à l’explosion du dépôt de munition à l’aéroport Ndjili en avril 2000) ou de Kisangani. C’était dangereux de ramasser des douilles à Kisangani mais j’ai pris le risque. Maintenant je ne le ferais plus car je suis un peu connu.15 J’ai aussi des douilles de Haïti que j’ai intégrées dans ces œuvres et même des douilles que j’ai eues en Normandie. Pas beaucoup mais ce sont des douilles que j’ai ramenées au pays. J’ai aussi pris des douilles à Soweto. Donc ce sont des douilles que j’ai prises de partout.

44 Alors pourquoi des douilles ? Les gens et certains critiques disent que c’est par rapport aux guerres. Moi je dis : « OK, mais c’est aussi le style de mon travail. » Je dis par rapport à cela : la douille c’est aussi comme un oiseau. Sauf que l’oiseau ne tue pas. La douille qui est fabriquée à Moscou par exemple peut arriver en RDC sans problème. Est- ce qu’il y a des douilles sans papier ? Non. La douille arrive en RDC comme cela. En plus la douille est exportée et est suivie par des gens. Moi pour que je vienne ici [ = en Belgique] il faut des papiers, il faut être invité etc. et il faut avoir un compte bancaire ou vingt mille dollars. Donc je me suis dit que j’allais faire des œuvres avec des douilles car ainsi les œuvres allaient bouger et elles allaient faire le voyage dans le sens contraire. C’est ça mon message. Elles bougent, elles peuvent revenir. Elles peuvent être mises dans des expositions, dans les plus beaux lieux du coin, dans des musées. Mais ce sont aussi des douilles qui ont tué des gens. Il faut rendre hommage à ces gens. Ces milliers de gens qui sont morts et pas qu’en RDC.

Fig. 3 b : "Au-delà de l'espoir" Congo 2007

Photo prise le 9 août 2014 à Ixelles (quartier Matongé) Thérèse De Raedt

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45 Les douilles, je ne sais pas quand elles ont été créées mais elles ont beaucoup tué. C’est pourquoi je fais des corps, qui ne sont pas entiers. S’il y a la tête, il manque une jambe. S’il y a une jambe, il manque un bras.16 Mais au-delà de cela, je fais des ventres de femmes. Des femmes qui attendent famille pour dire qu’il y a la vie car même s’il y a des douilles et que l’on s’est battu il y a toujours de la vie. Ces femmes-là vont donner naissance. Des enfants vont naître et vont vivre. Du coup j’ouvre une porte. Je ne fais pas uniquement des œuvres qui montrent la mort, la souffrance ou la désolation des guerres, je veux aussi montrer l’espoir, la vie. Parce que ces gens ont vécu aussi. Ils ont fait l’amour, ils ont fait ceci, ils ont fait cela… Il y a aussi notre dimension, notre conscience de la vie, notre conscience d’espoir, de ce qui est humain car l’humain, que l’on le veuille ou non, va trouver des solutions pour transcender tout cela. C’est un peu cela que je veux mettre en relief.

46 Q. Comment faites-vous pour trouver les cuillères que vous employez dans vos œuvres ?

47 R. Je récupère à Kinshasa des cuillères que les gens ont jetées. Les gens de la rue m’aident à en récupérer. Et ça, ça m’aide car ainsi je donne du boulot aux autres. Je ne suis pas millionnaire mais le peu que je gagne je peux le partager avec les enfants de la rue. Il y en a beaucoup, ils me connaissent et ils m’appellent : « rasta papa Freddy l’artiste. » Je contribue ainsi un petit peu à quelque chose, à l’essor de quelque chose. Ça peut être petit mais au moins on est là présent. On vit là.

Fig. 4 : "Homme caméra" 2012

Photo prise le 4 juillet 2012 dans l'atelier de Freddy Tsimba à Kinshasa Thérèse De Raedt

48 Moi je trouve dans mon quartier chaque jour quatre ou cinq cuillères sans chercher. Les enfants ils vont plus loin que moi et donc ils en trouvent plus. Chaque jour ils en

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trouvent entre 30 et 40. En ce moment je suis en rupture de stock. Au retour je crois que je vais trouver 3000 cuillères. Il faut juste avoir le temps de patienter.

49 Q. Quelle est la symbolique des cuillères ?

50 R. Une cuillère a servi à nourrir des gens. Quand on montre une cuillère à un enfant il dira que c’est pour manger. Si un enfant, qui a faim, voit une assiette vide avec une cuillère dedans, il va courir pour prendre la cuillère car la cuillère signifie nourriture, signifie la vie. Avec mes œuvres je dénonce qu’il y a des problèmes de malnutrition car si je crée des corps en soudant des couverts, ça signifie qu’il y a un problème aussi, qu’on n’a pas les moyens d’en faire usage. Je dénonce ainsi les carences en nourriture sur terre. Cela m’a bouleversé de voir à la télé comment des gens peuvent perdre toute leur énergie et devenir comme rien du tout. Des gens qui doivent marcher et qui vont mourir parce qu’ils n’ont rien à manger. J’ai été particulièrement interpellé en voyant à la télévision une femme courir vers des sacs de nourriture qui étaient lancés par avion lors de la guerre en Somalie. Elle courait moins vite que les autres car elle portait un enfant.

Fig. 5 : Atelier de Freddy Tsimba

Photo prise le 4 juillet 2012 dans l'atelier de Freddy Tsimba à Kinshasa Thérèse De Raedt

51 Q. Les nouvelles vous inspirent-elles ?

52 R. Je les écoute beaucoup mais je ne les réutilise pas directement dans mon travail. J’ai mon point de vue et je cherche les raisons. Je dis ce que je pense et je vais jusqu’au bout.

53 Je ne veux pas que mon œuvre soit une œuvre humanitaire. Je veux juste qu’elle soit un regard par rapport à la vie, de ce qui se passe autour de moi. Tant que l’homme vivra, il

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y aura de la souffrance. Moi je ne l’ai pas inventée mais par mon travail je veux que l’on en parle. C’est pour cela que je ne suis pas trop connu.

54 Q. Qu’en est-il pour les machettes ? Comment les trouvez-vous ?

55 R. Les machettes c’est vrai que je ne les ai jamais ramassées. On ne peut pas les ramasser. Ces machettes viennent de Chine. Je dois les commander. Ce sont des projets.

56 J’ai fait une résidence en Chine à Quanzou avec cinq Chinois et cinq Congolais. J’avais dit que je voulais faire une pagode chinoise avec des machettes.17 Le projet avait été accepté mais les machettes ne sont jamais arrivées. Donc l’œuvre n’a jamais été réalisée. Pourtant, j’avais commandé des machettes ... Finalement j’ai fait la maison à Kinshasa grâce à une amie qui voulait vraiment que je fasse l’œuvre et elle a mis le paquet : elle a acheté les machettes via les Libanais et c’est ainsi que j’ai fait l’œuvre à Kinshasa. Je voulais à tout prix montrer la violence urbaine. Mais la machette n’est pas seulement ce qui tue. C’est aussi la vie.

57 Q. La maison, c’est le foyer.

Fig. 6 a : Maison Machettes

Photo prise le 4 juillet 2012 dans la concession de l'atelier de Freddy Tsimba à Kinshasa Thérèse De Raedt

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Fig. 6 b : Maison Machettes détail

Photo prise le 4 juillet 2012 dans la concession de l'atelier de Freddy Tsimba à Kinshasa Thérèse De Raedt

58 R. Voilà. C’est le lieu de l’éducation, de la procréation. C’est le lieu où le sens même est donné. Mais je me pose des questions : « Est-ce que nos maisons sont-elles maintenant des lieux où l’on donne l’éducation ? » Quand je dis maison, cela peut être aussi un pays. Est-ce que l’on est plus en sécurité dans sa maison ou dehors ? Ce sont des questions que je me pose. Mais quand je fais une maison en machettes, je ne vais pas donner de réponses. Je pose juste un acte et l’acte est de faire une maison machettes. Qu’est-ce qu’elle n’a pas fait la machette ? Elle a fait plein de choses dans nos pays. Mais la machette au départ c’était pour défricher la terre et donc pour aider l’homme à vivre, à survivre, à vivre bien sur terre. Toutefois elle a aussi été détournée par l’homme car c’est l’homme qui l’a prise pour dire « ça maintenant, c’est pour ôter la vie, c’est pour faire du mal. » Quand je fais cette maison c’est pour dire : « La machette ce n’est pas pour tuer c’est pour construire. » Ce sont ça les mots. C’est pour cela que je voulais à tout prix que cette œuvre soit transportée dans les rues de Kinshasa, comme un cercueil pour extirper le mal. Les gens chantaient. Nous disons que la maison est quelque chose de fort mais voilà comment elle est : elle est faite de machettes, qui symbolisent la violence.18 Les deux mondes cohabitent. On ne peut pas éviter la violence. Partout où l’on va, il y en aura toujours.

59 J’ai déjà réalisé plusieurs maisons et j’adapte la maison par rapport au lieu où je suis. J’ai fait une maison à Abomey au Bénin,19 une à Casablanca.20 À Ostende j’ai fait une case machette par rapport au lieu : Ostende avec la couronne royale.21 Léopold II était là. Les gens qui ont l’œil vont voir.

60 Q. Pourquoi une case à Ostende plutôt qu’une maison ?

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61 R. La case c’est l’origine de l’homme que j’essaie de traduire à ma façon. On peut se poser la question : est-ce que l’homme a évolué ? Est-il différent de celui qui vivait avant ? On ne saura jamais. Cette case nous parle à nous tous.

62 Q. Pourriez-vous nous parler de la genèse de votre dernière œuvre Centre fermé, rêve ouvert, qui représente des personnes les mains collées au mur dans une position humiliante ?

63 R. Elle est née comment ? En 2011 j’avais un visa de travail pour Strasbourg. Je suis allé à Strasbourg pour travailler mon œuvre. J’y ai fait les six mois. Après je devais rentrer à Kinshasa puis devais revenir. Quand je suis revenu, j’avais un vol Kinshasa - Zaventem (en Belgique) pour, ensuite, de là, aller à Strasbourg. Mais j’ai été arrêté à Zaventem, à l’aéroport. On m’a dit que mon visa n’était plus valable et que j’étais irrégulier. Ensuite on m’a mis en tôle, dans le centre INAD [ = pour les personnes INADmissibles]. Je suis resté 10 jours dans ce lieu fermé.22

64 Q. Y avait-il d’autres personnes ?

65 R. Oui. C’était le mois d’octobre. Ça je ne l’oublierai jamais. J’ai vu l’humiliation, les gens qui étaient là avec moi dans ce lieu pourri et ils attendaient comme moi. C’était vieux. Ça sentait mauvais. Les gens tombaient malades car on était dans des sortes de boxes avec des vitres. Nous voyions les avions atterrir et partir mais eux ne nous voyaient pas. Je me disais mais moi je ne peux quand même pas rester comme cela ici. On va montrer mon film à la télé. Je veux montrer aux autres mon travail. Même les gardiens ont vu que j’étais différent. Ils m’ont dit de demander l’asile politique. Mais moi je leur ai dit que je n’avais pas besoin de ça. J’ai dit « non ». Je voulais rentrer au pays car j’étais tellement mal dans ce lieu. À ce moment il y a aussi des gens qui ont commencé à réagir.23 Il y a eu plus de 2000 personnes qui ont signé une pétition etc. Arrivé en RDC, mon passeport a été confisqué par les Congolais. Ils l’ont confisqué pendant un an. Pendant une année j’étais donc comme un oiseau dans une cage. J’étais bloqué et il m’était interdit de voyager. Pendant ce temps là, mon œuvre est née. Cette œuvre m’a soigné. Est-ce que j’aurais pu faire cette œuvre sans passer par là. Je ne sais pas. Fallait- il vraiment passer par là ? Mais au moins j’ai fait l’œuvre que j’ai intitulée : « Centre fermé, rêve ouvert ». Mon rêve est toujours ouvert et le restera.

Fig. 7 : "Centre fermé, Rêve ouvert" 2011

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Repris du livre Freddy Tsimba, légendes et saisons de métal, texte de Vincent Lombume Kalimasi, Bruxelles, Le Cri édition, 2012, p. 13 Cédrick Nzolo Ngamobu

66 Q. L’œuvre représente neuf femmes et neuf hommes ?

67 R. J’ai créé neuf femmes après avoir fait neuf hommes. Neuf par rapport à la vie. Moi j’aime bien le chiffre neuf car neuf incarne la femme. Neuf mois de grossesse. La femme qui prend neuf mois de sa vie pour porter quelqu’un dans son corps. Donc j’ai fait des corps. Maintenant il y a 18 corps. Mais ça va continuer : il y en aura 27 puis 36 etc. jusqu’à ce que j’arrive à 99. Je crois que ce sera une œuvre importante.

68 Q. Ces corps sont faits en cuillères ?

69 R. Oui en cuillères récupérées. Ils ont tous leurs habits baissés et se trouvent devant un mur.24 Je vais aussi faire des femmes fortes, des femmes africaines, des femmes chinoises. Je modèle des corps à ma façon.

70 Q. Toutes vos inspirations viennent de votre quotidien et de votre vécu.

71 R. Oui de mon vécu qui est la jeune humanité. De mon vécu de Congolais mais de l’humain d’abord. Parce que je dis toujours qu’il n’y a qu’une race, la race humaine. Si elle ne mange pas, elle crève. Mon travail n’est pas un travail centré sur la guerre en RDC. Il est centré sur la violence, sur le vécu mais surtout aussi sur la vie. Quand j’ai fait ma maison machettes, les gens voulaient y donner un sens par rapport à la guerre. Ce n’est pas ça seulement. Je n’ai pas besoin de prendre un micro pour crier cela.

72 Q. Si vous pouviez donner un conseil aux jeunes, qu’est-ce que cela serait ?

73 R. D’avoir le courage de travailler. De croire en ce qu’ils font. De ne pas se sous-estimer et que même si cela ne marche pas, se dire que demain cela marchera. Il faut toujours croire. Quand tu travailles, les sueurs dépensées seront toujours récompensées. Qu’ils le

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veulent ou non les gens finiront toujours par reconnaître le bon travail. Les gens au fond d’eux-mêmes sont sincères et cette sincérité est au fond de nous tous.

74 Je crois aussi qu’on nous a tous donné quelque chose, quelques talents. Il ne faut pas travailler pour soi-même, il faut travailler pour les autres aussi. Quand on travaille pour les autres il y a aussi plus de plaisir car on partage des choses. Croire en ce que l’on fait et partager. Regarder autour de soi. Il faut de l’action, mais pas de stress. Il faut avoir une conscience calme.

75 Mais, le savez-vous ? Des gens et des artistes émergent, ici en RDC.

76 Q. Vous voyagez et vous donnez beaucoup.

77 R. Oui, c’est vrai. Je voyage beaucoup. Tout ce que je gagne je le dépense dans mes déplacements et je donne aussi beaucoup. (Je n’ai pas beaucoup sur mon compte.) Je donne aux jeunes et aux adultes, à la famille. J’aime les enfants de la rue. J’en ai trois que je scolarise. Avant ce n’était rien mais maintenant ils commencent à grandir. Je les nourris, ils viennent boire, ils déposent leurs habits sales… on les lave, on les repasse et puis ils s’en vont. Je suis comme un père pour eux.

78 Q. S’il n’y avait qu’un seul message à faire passer dans votre œuvre, ce serait lequel ?

79 R. Je pense que ce serait l’humanité. L’homme triomphe et partage. C’est cela.

NOTES

1. Quand il n’est pas à l’étranger, Freddy Tsimba travaille à Kinshasa. Récemment, tout près de son atelier, une église du Réveil s’est installée. Le pasteur, qui se nomme le prophète N’Kiere, prêche dans la rue tout près de la parcelle de l’artiste, créant un contraste idéologique comme nous le montre Hippolyte dans son récit graphique « Les enfants de Kinshasa », in XXI Vingt et un, n° 17, hiver 2012, p. 187-199. 2. Bogumil Jewsiewicki, « Reconnaissance, mémoire culturelle et mise en circulation globale des expériences locales : démarches esthétiques et prises de position éthiques de Sammy Baloji, Steve Bandoma et Freddy Tsimba », Sensus Historiae, vol. XVII, 2014/4, p. 75. 3. Plusieurs œuvres réalisées dans cette période sont reproduites dans le petit livret consacré à Freddy Tsimba par Yoka Lye. Freddy Tsimba. Sculpteur, Les carnets de la Création, éditions de l’œil, 2002. 4. La quatrième de couverture du livret de Lye reproduit cette sculpture ainsi que l’article de Sylvie Chalaye paru dans Africultures du 26 novembre 2003 : « L’art peut être subversif tout en étant ludique » entretien de Sylvie Chalaye avec Soly Cissé, Sokey Edorh, Freddy Tsimba et Niko » Africultures : et son site officiel 5. Voir par exemple son œuvre Échelle de la honte exposée au Botanique à Bruxelles dans le cadre de Yambi en 2007. Voir : 6. Cette œuvre est reproduite dans Roger-Pierre Turine, « Freddy Tsimba », Arts du Congo : d’hier à nos jours. Waterloo, La Renaissance du Livre, 2007, p. 103. 7. Mavambu est la partie de l’arbre où le tronc se scinde en différentes branches, pourrait se traduire par « embranchement ».

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8. Joseph-Désiré Mobutu (alias Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga) a régné de manière autocratique sur la RDC de 1965 à 1990 après avoir mené un coup d’état contre le premier président Kasa-Vubu. Laurent-Désiré Kabila renversa Mobutu et prit le pouvoir en 1997 et le garda jusqu’à son assassinat en 2001. Joseph Kabila lui succéda. En 2006 furent tenues des élections qu’il remporta. En 2011 il fut à nouveau proclamé vainqueur des élections présidentielles. 9. Le 16 février 1992 plusieurs chrétiens furent tués. La Marche des Chrétiens était une manifestation organisée pour la démocratie et contre le pouvoir de Mobutu. 10. L’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa existe dans la capitale congolaise depuis 1957. (C’est alors qu’elle avait été transférée de Matadi dans le Bas-Congo. L’École appelée Saint-Luc avait été fondé en 1943 par un missionnaire belge Marc Wallenda.) L’Académie des Beaux-Arts offre des cours au niveau secondaire ( = les humanités artistiques) et au niveau de l’enseignement supérieur : les arts graphiques (architecture d’intérieur et la communication visuelle) et les arts plastiques (céramique, métal battu, peinture et sculpture). 11. Le système scolaire en RDC est copié du système belge. Il consiste en 6 années primaires et 6 années secondaires : les trois premières années du secondaire se nomment cycle inférieur, les trois dernières cycle supérieur. La première année du secondaire est générale. 12. Contrairement aux autres élèves qui avaient commencé les humanités artistiques dès la première année du secondaire, Freddy Tsimba, ayant d’abord fait deux années d’humanités scientifiques, les a rejoints en quatrième secondaire. 13. Belgicisme voulant dire : tableau d’affichage. 14. Une de ces œuvres est reproduite dans l’article d’Aya Kasasa : « Freddy Bienvenue Tsimba : ‘Works which are meaningful’« The Courier, Nov. - Dec. 2001, p. 57-58. 15. Dans son documentaire visible sur YOUTUBE Freddy Tsimba explique qu’il avait dû se faire passer pour un fou pour ramasser les douilles à Kisangani mais que néanmoins il avait été fait prisonnier. Pour prouver qu’il était sculpteur il avait dû faire 200 marmites : . Voir également Vincent Lombume Kalimasi (textes) et Cédrick Nzolo Ngamobu (photographies), Freddy Tsimba. Légendes et saisons de métal, Bruxelles, Le Cri édition, 2012, p. 8. 16. Ses œuvres portent presque toutes le titre de Silhouette. 17. Tsimba dit se souvenir que la première machette qu’il a vue enfant fut fabriquée en Chine (Jewsiewicki op. cit. p. 83). 18. Dans le livre de Vincent Lombume Kalimasi (textes) et Cédrick Nzolo Ngamobu (photographies) op. cit. on trouve des reproductions de ce « cortège ». Le film documentaire Kinshasa Mboka Té réalisé par Douglas Ntimasiemi et Raffi Aghekian montre la fabrication de la maison machettes et puis les réactions du public quand elle fut exposée au marché Liberté de la commune Massina. 19. < http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20121112121019/benin-cotonou-art- contemporain-genocide-rwandaisbenin-abomey-royaume-de-l-art-contemporain.html> 20. < http://www.lesmediasducitoyen.cd/actus/freddy-tsimba-exporte-son-savoir-faire-au- maroc> L’œuvre sera montrée à la biennale de Casablanca l’année prochaine. 21. Grâce à ses dons de diplomate, Léopold II se fit accepter à la Conférence de Berlin (15 nov. 1884 – 26 févr. 1885) roi d’un territoire quatre-vingt fois la taille de la Belgique, par les grandes puissances de l’époque. Il régna sur l’État Indépendant du Congo (É.I.C.) de 1885 à 1908 et y appliqua un régime de travail forcé. Il avait une résidence importante à Ostende. 22. Voir article « Espace Schengen : Flux migratoires et Directive retour. L’expulsion de Freddy Tsimba le 18 octobre 2011 », Africultures (publié 19/10/2011) .

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23. Voir « Un murmure radiophonique sur l’expulsion de Freddy Tsimba » Africultures (publié en octobre 2011) 24. Voir l’image 8 du site du vernissage de Freddy Tsimba à L’institut Français de Kinshasa :

AUTEUR

THÉRÈSE DE RAEDT

Associate professor, section française du département de langues et littérature à l'université de Utah à Salt Lake City. Les thématiques qu'elle aborde dans ses publications se concentrent sur trois axes de recherche : les représentations de l'Africain dans la littérature et les arts plastiques en France jusqu'à l'abolition de l'esclavage, les lieux de villégiature envisagés comme de nouveaux espaces postcoloniaux, et les liens interculturels établis volontairement ou par la force dans le monde francophone.

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Dieudonné Niangouna parle de Sony

Dieudonné Niangouna

Q : Quelle a été votre rencontre avec Sony ? R : Sony, je le rencontre parce que d’abord papa avait une bibliothèque à la maison, on est dans un endroit où il y a plein de livres donc tu lis, tu sors de la bibliothèque de ton père, après tu commences à chercher d’autres bouquins. Il y a d’autres auteurs que je voulais connaître, qui n’étaient pas dans la bibliothèque de mon père. Et donc tu lis un bout d’africain, un bout de X, un bout de Y… et puis bon, de toutes les façons son nom était déjà connu, donc je ne rencontre pas d’abord l’écriture de Sony avant ce qui l’a précédé. C’est que, nous on était gamins, son nom était connu au Congo, rien que le nom était connu. Donc le nom, comme beaucoup de gens connaissent le nom de Tchicaya U Tam’si, même s’ils ne l’ont pas encore lu, Sony c’est pareil, le nom existait. Donc tout d’abord tu sais très bien qu’il y a un nom qui existe qui s’appelle Sony Labou Tansi. Puis, famille intello, donc facilement tu apprends que ce mec là il a écrit des bouquins, il écrit des livres et qu’il dirige une troupe de théâtre. Donc c’est beaucoup plus quand je vais chercher d’autres bouquins que je ne trouvais pas dans la bibliothèque de mon père, donc je vais chercher chez les petits revendeurs, tu lis un bout d’africain, un bout de japonais, qu’évidemment par curiosité tu tombes aussi sur Sony ou tu lis aussi Sony. Donc c’est une rencontre qui ne vient pas du fait qu’il ne m’est pas tombé dessus, il était déjà né avant moi, il existait, sa célébrité l’avait précédé, et du coup comme je me suis amusé à lire donc facilement, d’une certaine manière j’allais croiser un bouquin de Sony entre mes mains. Mais après, ça, c’est pas si spécial que ça d’être tombé sur un bouquin de Sony, parce qu’on est nombreux à être tombés dans les bouquins de Sony, et après c’est pas ça forcément qui fait qu’une personne croit en l’écriture de Sony, ou qu’il ait une affection envers ce qu’il raconte, ou qu’il soit un adepte ou un élève de Sony. Là c’est beaucoup plus des questions très très personnelles, de ce que tu défends, ce que tu aimes défendre, que ce soit dans l’écriture, que ce soit dans la vision du monde. Et moi je crois que ce qui m’intéressait quand je lisais des auteurs, depuis gamin même, depuis la bibliothèque de mon père, c’était deux choses toutes réunies. La première c’est la poésie d’un auteur, et la deuxième sa poétique. Ça a toujours été une chose comme ça qui m’a toujours intéressé. Un auteur qui disait des choses forcément intéressantes et qui n’avait pas

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pour moi une poésie de les dire ça ne m’intéressait pas vraiment. Par contre ce qu’ils disaient m’intéressait mais ce n’étaient pas des auteurs que je pouvais relire et relire et que je pouvais citer. Tout comme un auteur qui avait une belle langue, on pourrait le dire comme ça, ou qui aurait inventé la langue tout ce que tu veux, et qui n’a rien d’intéressant à raconter, ça ne m’intéressait pas non plus. Et donc du coup je crois que le choc s’opère quand évidemment je lis donc, la première œuvre de Sony que je lis c’est « La parenthèse de sang ». Je sais pas je devais avoir 10 ans ou 11 ans, je lis « la parenthèse de sang » ben voilà, c’était complètement très très vrai. Très très vrai parce que il y avait sa poésie, sa relation avec la langue, sa relation avec la parole, et puis il y avait tout à fait l’autre chose, qui est le plus intéressant, ou les deux sont intéressantes, qui est évidemment ce qu’il était en train de dire, ce qu’il était en train de pointer du doigt, ce qu’il était en train d’indexer et comment il était en train de vouloir à tout prix refabriquer la vie. Il avait complètement une espèce de passion incroyable à vouloir refabriquer la vie, à vouloir ré-inventer la vie, il s’en foutait que ce soit comme ça, ce qui l’intéressait c’est ce que lui rêve de bien, ce que lui pense de bien à cet endroit là, que ce soit au niveau des idéaux, que ce soit au niveau de la vie simplement comme ça, que ce soit au niveau des conceptions des choses. C’est qu’à première vue j’ai vu quelqu’un qui se mettait à donner une autre valeur même à la nomination des choses, c’est à dire on pouvait s’arrêter à dire « ben tiens il a salué quelqu’un », mais lui ne s’arrêterait pas en disant que c’était quelqu’un. Il va ramener de la personnalité dans ce quelqu’un là, donc c’est comme si, oui, un truc comme ça assez gourmet, avec le sens qu’ont les mots, comme ils ont été tellement galvaudés, ils tellement été retournés tout ce que tu veux, si bien qu’ils sont rapidement devenus très très appauvris. Et donc du coup cette première relation c’est une espèce de fulgurance de redécouvrir les mots mais découvrir leur réel sens c’est à dire une espèce de valeur comme ça, qu’il donnait aux mots, une espèce d’identité, ça devenait comme des personnages, ça devenait comme des gueules les mots, parce que évidemment il les chargeait, il les remplissait de leur réelle mission. Donc du coup à partir de là, je lis Sony la première fois après quand j’essaie de lire autre chose, j’avais l’impression que l’autre là, pas que l’autre là ne savait pas écrire mais que les mots qu’il me disait là ce n’était pas les mots qu’il fallait pour qu’ils soient à leur place quoi. Donc du coup, c’est une rencontre assez forte comme ça, qui du coup rapidement va m’emmener à continuer à fouiller du Sony. Dans Brazzaville ça n’était pas facile d’en trouver même s’il était publié, même s’il avait une troupe de théâtre, trouver les bouquins de Sony c’était pas facile à l’époque. Jusqu’à maintenant c’est toujours pas facile au Congo. Il n’y en avait pas donc tu vas demander qui en a, quel grand l’a, quel étudiant, quel professeur l’a. Des fois par hasard, tu peux en trouver chez le petit revendeur, pas parce que il y en a beaucoup mais parce que quelqu’un avait faim il avait un bouquin chez lui il ne savait pas quelle importance ça a, il est parti au petit revendeur il a dit « Grand, donne moi 200 et je te vends un livre». Et toi tu passes là par hasard, ce jour là, tu le vois tu fais « ah », tu l’achètes. Donc là rapidement comme ça je me suis mis à chasser du Sony partout et à trouver et donc à 12 ans je vais lire « L’état honteux ». Là c’était une vraie vraie claque, cette histoire Martillimi Lopez, fils de Maman Nationale, qui était commandant de sa hernie, c’était incroyable, c’était autant jubilatoire, c’était autant ubuesque, en même temps destroy, mais d’un destroy incroyable mais en même temps très très sensé sur ce qu’il était en train de dire et surtout savoir comment le dire. C’est ce qui m’a beaucoup plu chez ce type là, c’est qu’il y a un problème, mais il ne s’arrête pas au problème qu’il a

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à dire. C’est qu’il va trouver une intelligence de le dire, mais cette intelligence là va être la sienne. Elle va être la sienne c’est à dire il va inventer son alphabet, il va inventer son langage pour qu’évidemment il ne puisse pas corrompre sa manière de penser, pour qu’il soit à même pour qu’il soit d’accord avec comment il pense il faut qu’il le formule avec sa manière de penser à lui. Sa manière de penser à lui veut dire quoi ? Faut qu’il invente sa poésie à lui, pour que évidemment… Moi c’est la plus belle chose que Sony m’a appris et c’est pas si compliqué que ça, la plus belle chose qu’il m’a appris c’est que, en lingala on dit « tu ne peux pas faire des plans sur la fête de quelqu’un d’autre » je sais pas comment le dire... Toi tu as acheté un bouquet de poisson à l’étouffé un Liboké, c’est ton poisson à toi, je dis « Ah Marotte a acheté des poissons alors qu’est ce que je fais ? » Alors sans te demander « est-ce que je peux me couper un bout ? » non non, je vais acheter un manioc mais sans te dire que j’ai du manioc… je fais un programme sur ta bouffe et c’est le propriétaire du chien qui lui coupe la queue. Tu ne peux pas prendre ta machette et couper la queue du chien du voisin en lui disant « parce que j’aime pas la queue ! », ça n’a aucun sens. C’est à dire, c’est cette intelligence là réellement de comprendre que tu as pensé mais une fois de plus tu vas utiliser un langage pour te faire entendre, pour t’exprimer. Tu vas utiliser un langage, donc un certain nombre de canaux, signaux, tout ce que tu veux qui vont raconter vraiment ton langage. Mais si ces canaux là ne sont pas les tiens, ta pensée_ pourtant elle était tienne_ elle devient complètement esclave à l’intérieur d’un canal et du coup tu ne peux pas être à même de savoir défendre réellement ta pensée. Quand on dit « défendre » ce n’est pas question de défendre, il est question de savoir la raconter. Pas seulement pour la partager, pour être à même de savoir qu’elle est mienne. Il faut évidemment qu’elle pue tes odeurs à toi. Il faut évidemment qu’elle pue tes odeurs à toi. Il faut qu’elle ait la forme de comment tu as pensé cette chose là. Sinon ça ne marche pas, ça ne marche pas. Donc c’est cette réelle intelligence que j’ai eu rapidement qu’il m’a enseignée lui, à cet endroit de se dire « c’est à l’intérieur de son tronc humain, de sa moelle, qu’on fabrique, qu’on raconte sa pensée ». On ne raconte pas sa pensée avec le canal de l’autre ça ne marche pas. C’est comme cette femme, cette tantine là, elle sait faire des galettes, elle a lu la formule de comment faire les galettes tout le blablabla là, tu mélanges un bout de citron, un bout de levure ok. Mais par contre la main, c’est la main là qui va fabriquer les galettes, c’est la main de l’autre là. C’est pas que la galette ne sera pas belle, mais ça ne marchera pas, ce ne sera pas ses galettes à elle. Tu peux pas prendre la main de quelqu’un et dire « tu tournes comme ça…» non, non. C’est cette chose là qui est intéressante. Et c’est une réelle forme de responsabilité et d’intelligence à cet endroit-là. Donc moi, c’est à cet endroit que j’ai vu cette force de liberté, cette force d’autonomie, cette force de la recréation de soi. Il ne s’agit pas simplement d’avoir une pensée ou une idée, il s’agit de d’abord construire sa barque, la barque dans laquelle cette pensée s’auto-génère et à partir de laquelle elle parle, à partir de laquelle elle pense. Pour qu’évidemment ce ne soit pas une chose collée dans une autre. Comme disait ma grand-mère : « il ne faut pas que ce soit un timbre sur une enveloppe », c’est l’expression de ma grand- mère… Ça veut dire quoi ? Le timbre on l’a posé sur l’enveloppe mais le timbre n’est pas au courant de ce qu’on a dit dans la lettre, peut-être à l’intérieur de la lettre c‘est un avis de mort, c’est peut-être une menace, mais le timbre sur l’enveloppe il fait comme ça « Welcome ! ». Le timbre sur l’enveloppe c’est absolument le truc le plus dégueulasse. Et donc il m’a appris réellement cette chose-là, qu’évidemment la parole c’est un tout. Et elle n’est pas simple, l’écriture est un tout, l’acte est un tout. Il n’est

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pas ou elle n’est pas simplement forte parce que l’idée qu’il a dit est belle, non, non, non. Et l’idée, et sa forme et son machin doit être une seule chose, doit être complètement une seule chose, pour qu‘évidemment on ne puisse pas séparer du gombo son gluant. Ce qui fait le gombo c’est son gluant. Il n’y a pas le gombo puis le gluant. Le gombo c’est le gluant, le gluant c’est le gombo. C’est une seule chose. C’est à cet endroit que ça l’est réellement, qu’évidemment il n’y a pas tricherie de sens. La chose qui parle ne peut pas se tromper. Elle ne peut pas être trompée par la forme, elle ne peut pas être trompée par l’entendement parce qu’elle est une seule chose. Elle est complètement une seule chose. Et donc cette forme de re-fabrication de langage n’a pas évidemment un orgueil d’avoir un bon langage, n’a pas un orgueil d’avoir un mauvais langage, ça n’a évidemment que la prétention de la recherche à être elle-même. Quelle citation de Sony vous habite aujourd’hui ? Toutes. Non mais toutes. Toutes celles que je connais. J’en ai pas de meilleure plus qu’une autre. Je vais commencer par « repousser à plus tard la mort de la vie » « forcer la vie à être »… Tout ce que tu veux c’est… c’est… « je ne suis pas à développer mais à prendre ou à laisser », « l’Afrique n’est pas mal partie, l’Afrique n’est jamais partie » « l’être humain est trop beau pour qu’on le néglige » « je suis intentionnellement humain », j’en ai pas une que je peux dire la meilleure, « ça c’est celle qui m’habite ». Par exemple comment j’ouvre à chaque fois Mantsina depuis 10 ans, je dis toujours « sommes-nous sortis du monde Riforoni ? ». C’est même pas une citation de Sony, c’est la première tirade de sa pièce « Antoine m’a vendu son destin », la première tirade du personnage d’Antoine qui est avec son garde du corps à côté _avec son ministre tout ce que tu veux_ ils font silence, ils se concentrent et il lui dit « sommes-nous sortis du monde Riforoni ? » et Riforoni lui répond « nous en sommes sortis votre Altesse » « sommes nous les derniers du monde ? Seules nos respirations nous écoutent, nous sommes seuls. » « Alors lis la déclaration que le peuple va lire … ». Cette phrase là « Sommes-nous sortis… », ce n’est pas une citation, ça n’a rien d’une citation. C’est une phrase c’est même une question qu’il pose à quelqu’un « Est-ce qu’on est sorti du monde ? » Est-ce qu’on est sorti de la crise ? Tout le blabla… Mais cette phrase là qui n’a rien d’une citation, pour moi ça a une valeur incroyable mais je ne la mets pas en comparaison avec les citations. C’est pour dire qu’une phrase de Sony peut complètement m’habiter, mais pourtant ce n’est pas une phrase qui est toute proverbiale, avec des guillemets. C’est une question qu’il pose mais qui était juste une question qui est complètement dans un dialogue, de manière terre à terre. Mais comment moi dans ma tête, cette question là qui était une question terre à terre, moi dans ma tête ce que ça provoque en moi, c’est que je ne m’arrête pas au fait qu’il a posé une question à Riforoni, moi ça me pose d’autres questions à moi… Est-ce qu’aujourd’hui on est sorti de la gabegie ? Est-ce qu’on est sorti de la léthargie ? Quand je joue Mantsina et que je dis « Sommes-nous sortis du monde ? » C’est que moi je déplace cette phrase là du contexte dans lequel Sony le met dans « Antoine m’a vendu son destin », j’enlève le contexte, que c’est Antoine qui le dit et qui dit à Riforoni « Et-ce que le peuple est prêt pour qu’on parle ? Est-ce que le jour s’est levé ? » Je l’enlève du contexte de cette pièce-là. Je prends juste cette phrase-là. Je la décontextualise complètement, et cette phrase-là elle tient en elle- même. Même enlevée de son contexte de la pièce et de sa situation théâtrale.

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Quelle trouvaille vous a fait jubiler chez Sony ? « Trouvaille » c’est un peu ce que j’ai dit au début, c’est arriver à me faire dire ou à m’apprendre de manière implicite, que la parole est une action et qu’elle s’exprime en étant une seule chose, qui ait son fond et sa forme, et que le problème de la forme doit être évidemment la nappe, la couche, l’odeur réelle de ce qu’on a à raconter, ou de ce qu’on a à dire, ou de ce qu’on a à présenter. Cette forme même de la présentation de la chose, cette forme même de la présentation du langage est quelque chose qui ne doit pas être empruntée mais qui doit naître de son « pourquoi » et son « comment ». Et que c’est la plus belle manière pour moi que Sony m’a appris, pour moi Sony par là il m’a appris la plus belle manière d’être au monde. C’est la plus belle manière d’être au monde. Qu’est-ce qui dans sa démarche vous inspire en tant qu’artiste ? Laquelle de démarches ? Il y a en a eu plusieurs. Je ne sais pas si c’est en tant qu’auteur, en tant directeur de troupe de théâtre, en tant qu’homme politique… La démarche de Sony, il a des démarches. Même si toutes ces démarches sont une seule chose à l’intérieur de la personne, c’est quand on parle de la personne on voit la personne Sony, donc évidemment il a une démarche qui s’explique comme tout le monde, en beaucoup de diverses expressions. Moi je crois que le fait que Sony ait écrit et qu’il ait mis en scène et qu’il ait parlé et qu’il ait enseigné, je trouve que c’est un « super complet ». C’est « super complet » avec chaussures chemise veste et pantalon et chapeau, tu vois non ? Je veux dire ça fait pas il portait un pull, puis après en bas il est à poil et il porte des chaussures non, non. Il a le pantalon, les chaussures, le T.shirt… C’est le « complet ». Et je crois que c’est cette chose là, pas que j’ai voulu être, mais que de toutes façons je ne pouvais que être, même si je n’avais pas le « complet Sony », mais que, évidemment par la rencontre de Sony, il m’a beaucoup plus réconforté à cet endroit-là. C’est que le mec il était auteur, metteur en scène, comédien, enseignant, parleur, tout le blablabla. Ça ne veut pas dire que parce qu’il accumulait toutes ces choses-là, il avait une valeur… Non, non. On peut faire une seule chose et être un Dieu comme Shakespeare, le problème n’est pas là. Ce que je veux dire quand je parle du « complet » de Sony qu’il avait tout ça en étant complet, c’est pas en terme de « il fait ça puis il a fait ça donc il est complet » c’est en terme de « parce qu’il faisait une seule chose ». C’est que cette chose-là dans sa quête, fallait qu’elle s’exprime et qu’elle s’entende. C’était une seule chose qui était « poète » c’est tout. Et c’est parce qu’il était poète qu’il a eu besoin du plateau pour qu’on entende le poète. C’est parce qu’il était poète qu’il a eu besoin d’enseigner. C’est parce qu’il était poète qu’il prenait même la parole dans les médias qu’il écrivait dans le journal la semaine pour dire « lettre ouverte au président de la République », « lettre ouverte à la France », pour dire, pour dire, pour dire. Qu’il a pris position pendant la Conférence Nationale à Brazzaville, pour la loi et la démocratie. Qu’il a parlé à la Conférence Nationale. Qu’il a pris position pour l’avènement de la démocratie à l’endroit purement politique. Parce qu’évidemment il est poète. Donc évidemment il ne fait pas tout ça pour dire que « tiens j’ai un boulot maintenant je vais apprendre ceci », comme on fait « je sais faire ça mais maintenant je vais prendre tel cours pour aussi apprendre ça et devenir ça… » Non, non. Je ne crois pas qu’il apprenait la mise en scène, je ne crois pas qu’il apprenait l’enseignement… Je ne crois pas qu’il dirigeait les comédiens puis après il dit « bon, j’ai dirigé les comédiens c’est une chose maintenant je vais apprendre à devenir enseignant pour aller enseigner les langues ». Je crois que c’est une seule chose qu’il faisait et qu’il utilisait tous ces différents canaux-là. C’est des canaux qu’il utilisait pour faire entendre la parole du poète, c’est tout. Il utilisait ces différents canaux donc il n’apprenait pas autre chose. Donc c’est une parole qui sommeille dans son bide et il se bat à vouloir la sortir. Et il y a une urgence. Et comme il y a une urgence il faut qu’il la sorte et maintenant. Et donc du coup il va utiliser tous les canaux possibles qu’il aura entre ses mains pour faire entendre cette parole-là. Et si les canaux on ne les lui donne pas il les invente. Si on ne les lui donne pas il les invente. Moi je crois que si Sony n’était pas mort, il allait même être réalisateur. Il allait même un jour prendre la caméra et réaliser le film. Ça ne serait même pas pour devenir réalisateur, ça serait pour faire entendre quelque chose qu’il a envie de dire. S’il se

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rend compte qu’actuellement avec l’audience, le théâtre est restreint à l’endroit de l’audience, alors il allait tourner un film. Mais pas parce qu’il doute du théâtre mais parce qu’il a besoin que ce soit entendu, genre par le plus large des gens, à ce moment là je vais faire un film. Et il allait faire un film avec La vie et demie ou Machin la hernie, il allait le faire mais pas pour être réalisateur. Donc c’est un désir qui vient réellement de comment accoucher quelque chose ce qui sommeille en soi, et une fois que tu l’as accouchée, comment faire évidemment pour arriver à son accomplissement. Parce que le fait de la pensée n’est encore que la matrice de dire que « j’ai pensé ». Le fait de l’écrire n’est que les premiers pas de dire que « j’ai pensé ». C’est à dire ça s’accomplit par une action qu’on va mener. Donc de la pensée, de la gestation, à la formation de la pensée, à son écriture, à monter sur un plateau, à le donner au spectateur puis après distraire les spectateurs, puis à enseigner à ses élèves, ce n’est que la continuation de cette affaire. C’est la continuation jusqu’à ce qu’elle s’accomplisse. Donc c’est complètement un seul canal qui continue comme ça. C’est une chose que j’ai trouvée très forte, parce qu’il ne pouvait pas s’arrêter à dire que « j’ai écrit, j’ai fait mon boulot », parce qu’il n’avait pas de boulot justement. Mais si le gars avait considéré l’écriture comme étant un boulot il pouvait dire « j’ai écrit j’ai fait mon boulot. Maintenant que les metteurs en scène fasse leur boulot, maintenant que les comédiens fassent leur boulot, maintenant que les enseignants fassent leur boulot, maintenant que les maîtres conférenciers fassent leur boulot », non, non, non. Évidemment comme ce n’était pas un boulot pour lui écrire, donc du coup il ne pouvait pas s’arrêter à écrire, il ne pouvait pas dire « j’écris c’est fini »non. Comme évidemment c’est une espèce de sacerdoce réel qu’il a à l’intérieur de lui, de quelque chose qui doit témoigner, c’était même pas l’écriture en somme qui l’intéressait, il ne faisait pas l’apologie de l’écriture. De dire qu’un auteur c’est génial, qu’il faut écrire, c’est noble et intéressant, non, non, non. C’est quelqu’un qui a quelque chose à dire. Et il trouve ce canal là. Donc c’est pas l’écriture qui l’intéressait en somme. Donc c’est pour ça que ce canal là même quand il est dedans il peut pas s’y asseoir, parce que ce n’est pas le canal qui l’intéresse. Il ne peut pas s’y asseoir. Donc c’est ce que moi j’appelle le « complet ». Chemise pantalon et veste. Mais ce « complet » il n’est complet que parce que lui la personne est d’abord intègre envers sa mission à lui de dire que j’ai envie que le gamin là aille à l’école, j’ai envie que la maman là… pas que la maman vienne au théâtre, c’est pas ça son problème… Que la maman sache ou apprenne ceci. Sache dans quel état honteux on est dans ce pays, on est dans ce monde, on est dans cette Afrique, on est dans ces rapports mondiaux là. C’est ça sa question. La question n’est pas que le théâtre soit beau. Et donc le théâtre devient un endroit comme un autre de dire aux gens dans quel état on est. Il n’était pas là pour fêter le théâtre. Ni pour célébrer le théâtre. C’est pas l’art en somme qui l’intéresse. L’art est un canal. Et donc quand il est dans ce canal là, il ne s’assoit pas dans ce canal là, parce que son problème c’est pas le canal. Le canal c’est pour le conduit, c’est pour drainer l’eau, pour ça aille dans la pompe du voisin pour que ce voisin là ait l’eau quand il va ouvrir son robinet. Donc c’est ça la démarche qui m’a beaucoup intéressée chez Sony. C’est cet endroit là qui m’a appris que tu ne dois pas t’installer dans la forme, tu ne dois pas t’installer dans la fonction, parce qu’on est pas là pour la fonction justement. La fonction n’est qu’un canal. Dessine-moi un Sony Je crois qu’il ne fallait pas qu’il soit dessinateur. Parce qu’il y a un dessin de Sony que j’adore qui est au début je crois dans le bouquin « l’Acte de respirer », ou il dessine une espèce de tête comme ça, avec un bec là tout le blablabla. Le défaut c’est qu’il était dessinateur et pour moi c’est une espèce de Picasso, parce qu’il regrettait il disait même « Ah si j’étais Picasso… ». Je crois qu’il était un vrai vrai dessinateur, c’est à dire il ne pouvait que dessiner que, quand je dis comme Picasso c’est à dire je peux aussi dessiner comme un autre, mais c’est à dire par cette lecture réelle, il dessine l’âme de la chose, mais pas l’âme dans sa pureté et pas non plus l’âme dans son côté salasse ou vilain mais c’est à dire l’âme, la chose qu’on ne peut pas dessiner. Donc du coup, on ne lui prête que des formes. Mais ces formes-là ne sont pas des formes dessinables, ni des formes écrites, ce sont des formes de sensations, de ressentis. C’est

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à dire, je vais dessiner la haine, la haine n’a pas un dessin genre carré, rond ou triangle, quand tu fais ce dessin là c’est la haine, non. La haine n’a pas de dessin. Parce que c’est un sentiment, c’est une sensation, c’est un truc qui n’a pas de forme. Donc dessiner complètement comme ça comme il le faisait, c’est évidemment la littérature de l’âme. C’est le dessin de l’enfant où il ne dessine pas la forme ; il croit qu’il dessine la forme, mais l’enfant veut absolument dessiner les sentiments. Il veut dessiner comment il aime ce bonhomme-là. Et du coup ça ne marche pas proportionnellement parce que la forme ne veut pas des proportions. L’enfant il veut qu’on sache qu’il aime le petit bonhomme de neige. Donc il veut que dans son dessin on sache qu’il aime le petit bonhomme de neige. C’est ça qui veut dessiner. Il ne veut pas dessiner comment le petit bonhomme de neige est, il veut dessiner comment lui, il aime le petit bonhomme de neige ; ou ce qu’il déteste chez Diabolo et Pénélope… Le défaut c’est que lui-même il a dessiné, et quand j’ai vu ce dessin je me suis dit « Ah merde, il m’a piqué comment moi j’allais le dessiner ». Parce que j’allais le dessiner comme ça, cette tête-là, avec des piques sur la tête, et un bec comme ça, et un œil là et puis l’autre, il n’y a pas d’œil… Oui parce que c’est la beauté du monstre, Sony c’est la beauté du monstre. Ce n’est pas le monstre beau, c’est pas le monstre joli, c’est la beauté du monstre. Et là beauté du monstre évidemment n’est pas que le monstre soit dégueulasse, n’est pas que le monstre évidemment soit gentil, la beauté du monstre c’est une chose qui est apparemment dépouillée d’un certain nombre de sentiments collés ou figés. Il n’est qu’une forme d’existence réelle. Comme quelque chose d’entier et qui ne peut pas se négocier et qui ne peut pas négocier, qui ne peut pas troquer, tu ne peux pas identifier à un autre, c’est pour ça que c’est un monstre. Nous, on est des êtres humains on se ressemble, mais un monstre est toujours spécial. Tu as un monstre et puis un autre monstre et ils n’ont pas de famille. Un monstre c’est un monstre. Sony c’est une espèce de chose toute seule comme ça, entière. C’est là où il est un monstre. Parce que c’est un monstre. Donc c’est pas beau, c’est pas laid, ça ne fait pas partie de nos vocabulaires, ça ne fait pas partie de nos trucs à nous, de juger, de regarder, d’équilibrer, tout le blabla. Mais il est, par une opération que lui même avait fait intrinsèquement, qui est une opération de devenir. C’est à dire de s’arroger une place. Il s’arroge une place pour refuser l’assignation. Il ne veut pas être assigné. Il ne veut pas qu’on l’appelle « poète engagé », il ne veut pas qu’on l’appelle « poète ». Il ne veut pas qu’on l’appelle « écrivain », il ne veut pas qu’on l’appelle « metteur en scène ». Il ne veut pas qu’on l’appelle, il veut que lui s’appelle. C’est en ça déjà qu’il crée le monstre en lui. Et c’est une technique de dissuasion assez importante. Pourquoi ? Parce qu’à ce moment là, il crée une place. Il crée une place et il est vu. C’est à dire, il est entendu. Quand je dis qu’ « il est vu il est entendu » c’est pas que sa question c’est pour qu’il soit vu, la question c’est pour que ce qu’il dit soit entendu. Or ce qu’il dit pour que ce soit entendu, il faut que ce soit lui qui le dise. Donc ça veut dire quoi ? Il faut qu’on l’entende lui pour qu’on entende ce qu’il dit. Et du coup, par là il crée une mise en scène. Et la mise en scène il la fait où ? À l’intérieur de son propre corps. Il crée une mise en scène, c’est à dire il s’arroge une place. En commençant par refuser l’assignation. Et en refusant de dire « on m’appelle ». Il dit « je m’appelle » . Et il le fait il dit : « je m’appelle Sony Labou Tansi ». Sur le papier c’est écrit Sony Marcel, mais il dit : « je m’appelle Sony Labou Tansi ». Et tout le monde sait par quelle étape il est arrivé pour arriver à Sony Labou Tansi, c’est même ce qui prouve qu’il s’est fabriqué. Il a étudié beaucoup de pseudonymes avant : Marcel Malinda, Soyi Soyinka… Il a eu beaucoup de pseudonymes comme ça, même les

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premiers textes il les a publiés avec d’autres pseudonymes. Mais c’est pas qu’il se cachait derrière ces pseudonymes-là, il était en train de se chercher. Et un jour quand il a trouvé Sony Labou Tansi, là c’était le monstre : le monstre, le bec était là, l’oreille était là et au-dessus de la tête il y avait des ailes de dragon et au niveau des pieds qui étaient chétifs comme ça il y a avait des crocs, le monstre était complet. Et le monstre était complet comme quand il a trouvé le nom Sony Labou Tansi. Et du coup, rien que par cette recherche de nom, et c’était pas un nom qu’il cherchait c’était une forme d’identité réelle. Et cette identité réelle il ne peut pas l’emprunter. Il ne peut la trouver qu’à l’intérieur de lui. Donc il faut qu’il rentre, et dans ses goûts, et dans ses cauchemars, et dans ses fantasmes, et dans ses colères, mais du soi, c’est à l’intérieur de lui qu’il va réveiller tout ça. C’est à dire il n’a pas peur de regarder la vérité en face. « Regarder la vérité en face » veut dire quoi ? Regarder l’horrible aussi. Veut dire quoi ? Regarder la beauté aussi. Il va tout te regarder. Tu vas chier il va regarder ton caca pour savoir dans quoi on est. Quelqu’un va être content il va regarder son sourire, il est content. Quelqu’un va tirer sur quelqu’un la tête explose, le cerveau gicle il va pas faire « Oh je vais pas regarder ». Il va regarder, réellement, pour dire « voilà la merde que nous sommes, voilà les conneries que nous faisons », il va regarder. Donc il n’y aura aucun endroit où il va chercher à jouer d’une complaisance donnée parce que sinon il va corrompre la pensée, et donc du coup, l’acte de témoigner du monde par l’homme. C’est ça évidemment le monstre. C’est ça la beauté du monstre. C’est qu’il va regarder ça. Il va complètement regarder ça. Il va dire « c’est moi qui regarde ». (17 :27) Il y a tout un travail réellement en acceptant l’homme, c’est pour ça qu’il dit que « l’être humain est trop beau pour qu’on le néglige ». En acceptant l’homme avec ses qualités et ses défauts, il faut d’abord qu’il l’accepte pour qu’il se batte à le ré-équilibrer. Pour qu’il se batte à le ré-équilibrer. Donc voilà, Sony c’est un processus de devenir. C’est juste un processus de devenir. C’est pas un excellent auteur, c’est pas un excellent poète, c’est pas un excellent dramaturge, c’est pas un excellent metteur en scène, c’est pas un excellent professeur, c’est pas un excellent maitre conférencier, c’est un excellent sorcier. C’est à dire, comme les vieilles matrones, c’est comme le gars dans Astérix et Obélix qui fabrique la potion magique, c’est un vieux sorcier qui fabrique un filtre qui s’appelle « le processus de devenir ». Le reste, il nous embrouille en écrivant une pièce de théâtre, en écrivant un roman, en écrivant un poème, ce sont des petits montreurs qu’il utilise, qui font partie de son procédé pour que les gens deviennent. Pour raconter son évangile à lui du processus de devenir. Il n’est pas metteur en scène, il n’est pas auteur, tout ça il s’en fout éperdument. C’est pour ça qu’il ne peut pas faire une conférence sur la littérature. C’est pour ça que la littérature ne l’intéressait pas. Il n’a jamais fait de conférence sur la littérature ça ne l’intéressait pas. Quand on lui proposait ça il dit : « on ne peut pas parler littérature ça n’a aucun sens », parler de la culture ça n’a aucun sens. C’est à l’être d’avoir la culture, on doit enseigner à la personne d’avoir la culture, mais on ne peut pas enseigner la culture, la culture c’est complètement se caresser les roubignoles sous le soleil. Ça n’a aucun sens. Sony c’est juste un sorcier. C’est une grand-mère qui fabrique des filtres, qui va te les donner comme ça quand tu vas les boire, tu n’auras pas froid pendant la saison, que le serpent ne va pas te mordre quand tu rentreras dans la brousse, c’est tout. C’est tout. C’est tout. C’est un petit sorcier. C’est un sorcier. C’est un sorcier. C’est l’art du sorcier. Il va passer par la transe pour vous déloger de chez vous. Comme ça tu vas te déloger de ton toi, tu vas te déloger de toi, pour évidemment être à même de

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regarder l’horrible en face et de regarder la beauté en face. Tu ne peux pas l’être si tu ne rentres pas en état de transe, donc il va provoquer la transe aussi, il va fabriquer un filtre qui va te faire boire. Ben oui ! Tout ça là, c’est juste un sorcier. Et moi je crois que si Sony n’était pas parti à l’école, il sera toujours Sony. Contrairement à ce que beaucoup de critiques littéraires ont dit en disant « oui c’est quand même la langue française qui l’a sauvé, parce que tu vois, en étant parti à l’école… » tout le blabla « … ça l’a amené à écrire. Si Sony n’était pas parti à l’école, on n’aurai pas eu Sony ». Moi je dis je crois pas. Je crois que si Sony n’était pas parti à l’école, il serait toujours Sony. Il sera Sony. C’est à dire il serait pas le mec qui écrit bien sûr mais ce sera toujours le même Sony. Ça veut dire quoi ? Il sera un putain de sorcier dans son village. Il allait être un sorcier. Je ne dis pas forcément un gourou qui crée une secte, pas à cet endroit là. Mais il sera un sorcier et qui sera aussi connu tel qu’il est connu en tant qu’auteur. Il n’est pas mondialement connu, il n’est pas africainement connu. C’est à dire dans le petit espace, je dirai même pas célébrité, de l’endroit où il est connu, quand je dis connu, je parle du verbe connaître, c’est à dire où l’on s’est approché de sa littérature, où on a fait l’amour avec sa littérature. Donc on le connaît comme on connaît une femme, comme un homme une femme, ils ont fait l’acte de connaissance, tu vois ? Voilà. Donc tu coup s’il n’était pas auteur, on aurait connu ce qu’il allait faire là, on l’aurait connu parce que c’est un sorcier, il est sorcier. Et sa manière de penser ne vient pas de l’école, ne vient pas parce qu’il a lu un bouquin. Ils étaient nombreux à lire ces bouquins là. Parce que intrinsèquement il y a quelque chose qui est née révoltant. Qui est née révolté. Quelque chose qui a été baigné dans la honte depuis sa naissance. Il est sorti dans cette cosmogonie où il vécu, avec ses histoires familiales, ses histoires de pouvoir. Quand il vient au monde, il arrive dans un pays où il y a un pouvoir comme ça, il est gamin, on mange dans la poubelle, il y a le oui et le non c’est la même chose, il y a la honte de la famille, il y a tout ça donc bébé, il naît et il se tape tout ça dans la gueule. Ok ? Mais beaucoup de gens ont eu ces mêmes trucs là. Il n’était pas le seul qui est née pendant cette période là, ou qui est né dans ce village là, ou qu’on a aussi envoyé à l’école. Beaucoup de gens se sont tapé ces problèmes là. Mais pourquoi lui ça lui a fait ça ? Ah ben parce que ces mêmes réactions, quand c’est tombé chez lui, ça a provoqué ceci pourquoi ? Parce que évidemment il a un cœur de beurre. Ça fond. Et donc du coup, il est complètement transparent, il est complètement transperçable. Il est complètement transperçable, il est complètement mortel. Il est complètement la peur. Le mot qu’il dit la peur et la honte. Donc tout le monde le traverse comme ça, depuis petit. Le traverse comme ça. Donc il s’en rend compte, très bien compte, qu’on lui donne un sursis de 5 ans à vivre. Il a 5 ans pour vivre à après il crève. C’est comme un prématuré mais pas dans de le sens d’être né avant, il a des insuffisances comme quelqu’un qui a des insuffisances de cœur. Le docteur a dit « toi tu as 10 ans (à vivre) », il sait qu’il a 5 ans à vivre. Alors ce qu’il va chercher c’est quoi ? C’est pas de vivre longtemps. Ce qu’il va chercher évidemment, c’est ça qui est beau, c’est que par sa maladie, il va chercher à reformer le monde. Pour dire que : « il y en a beaucoup qui ont vécu la même maladie comme moi, il y en a beaucoup qui pourront encore vivre cette maladie-là, il y en a beaucoup qui pourront vivre ces carences là. Donc il faut que je me batte pour que les enfants de demain ne souffrent pas de cette carence là. » Mais il n’a pas le médicament, alors qu’est-ce qu’il fait ? Il s’invente docteur. Dans le film documentaire « Diogène à Brazzaville » ça s’explique, quand il arrive à l’école à Brazzaville, il quitte la RDC, donc l’ex-Congo Belge à l’époque. Quand il arrive au Congo, dans la salle de classe, il

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se mettait à prendre des récréations, il se mettait toujours au coin de la classe, en train de créer des pénicillines. Lui même il le raconte dans le film « Diogène à Brazzaville », en train de créer des pénicillines il attrape les insectes, il prend des bouts de bois, il crée des trucs comme ça et chaque fois l’instituteur le punissait pour dire « Ah ça c’est Sony qui est train de faire des fétiches pour que les autres élèves ne soient pas admis et que lui passe. Non, non, non. Il était déjà dans son laboratoire, dans son atelier. Mais pourquoi il voulait faire un atelier ? Gamin à l’école primaire, pourquoi il avait besoin de faire un atelier ? C’est que c’est d’abord un sorcier, c’est un être dans un laboratoire, c’est un savant. Il croit qu’il va fabriquer une espèce de Nivaquine, qu’on doit la prendre et fini le paludisme. Mais bien sûr ! Donc il a ça depuis gamin et cette pénicilline qu’il invente comme ça avec ses bouts de bois, avec je sais pas moi… du sperme de lilliputien, avec la sève de tel écorce d’arbre, ou la morve de je ne sais pas quel animal, de quelle chèvre dans le quartier qu’il a ramassée, lui il croit qu’en mélangeant ça, on inventera un truc qui arrêtera le sous- développement. Donc il est comme ça avec toute l’innocence du gamin. Et quand on lui confisque son laboratoire dans la classe, il s’énerve, il a pris une feuille et il a rempli la feuille d’encre. C’est à dire, il a écrit. Ça veut dire quoi ? Il continue à faire le laboratoire maintenant avec le stylo. Donc c’est pas l’écriture qui l’a sauvé, c’est pas l’écriture qui créé Sony, c’est quand on a confisqué son laboratoire. Qu’est-ce qu’il fait ? Il continue le même laboratoire par un autre outil, par un autre outil c’est tout. Il continue son laboratoire avec le stylo. Et voilà pourquoi il est réellement poète à cet endroit d’être poète parce qu’il n’est pas poète par le papier ni par le stylo ni par la machine à taper. Il est poète parce qu’il veut inventé un médicament. Donc si c’est pas avec le stylo il fera avec le pinceau, s’il n’a pas le pinceau il le fera avec du pain, c’est pour ça que je ne crois pas quand les gens disent « si Sony n’était pas parti à l’école il serait perdu… » Non il serait toujours Sony. Il serait un sorcier, un magicien, un machin… Il sait très bien qu’on ne l’a pas inventé. Et c’est pas par orgueil tapageur qu’il le dit, il le dit dans une position très très consciente d’un mec dans son laboratoire avec ses pénicillines au fond de la classe. Il n’a pas demandé « est-ce que c’est juste ? » Il n’a pas d’abord chercher la vraie Nivaquine le vrai machin et connaître le Ph non, c’est dans l’innocence complètement du fou, qu’il ne sait même pas si scientifiquement cet acide là marche avec ça non, non, c’est le courage de se dire que « je vais inventer ma science ». Donc il croit comme un gamin qui joue, comme les filles jouent avec leur poupée, les gamins qui jouent avec les petites voitures, et ces machines qui rentrent là et lui il devient le héros. Il croit à ça dans cette réelle innocence. Et c’est là que le monstre se crée. C’est là qu’on rentre déjà dans la fabrication du monstre. C’est qu’il commence à s’auto-fabriquer monstre. Monstre pourquoi ? Parce qu’à ce moment là il fait du Nietzsche « Ni Dieu ni Maitre ». « Je ne vais pas dire qu’est-ce qui est vrai qu’est-ce qui est faux des autres trucs qu’ils utilisent, la vérité c’est ce que moi je vais dire ». Et c’est pour ça qu’il met encore cette phrase là dans « l’Acte de respirer », quand il dit « le mal est mort le mal est mort le mal est mort, et le bien, le seul bien qui existe c’est moi. Il vente en moi, il bouge en moi, il fait lune en moi. » Mais quand il dit « le bien qui existe c’est moi » c’est pas qu’il est en tain de dire « c’est moi l’homme le plus beau, l’homme le plus gentil ou des leçons de moral » non, non. J’invente mon bien. J’invente le bien. J’invente. C’est j’invente, ça ne se vérifie pas. Ce que j’invente tu ne peux pas le vérifier avec autre chose. Ça ne se vérifie pas. C’est dans ma cosmogonie. Et c’est là évidemment l’écriture du monstre. C’est là

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évidemment la statue (stature ?) du monstre. C’est là où le monstre est différent de nous, parce qu’il n’y a qu’un seul monstre. Après tu as un autre monstre, ils ne se ressemblent pas, les humains se ressemblent, c’est là le monstre justement. Un jour, il y en aura qui diront « je l’ai influencé », ils seront nombreux et voici ma réponse à tous ceux-là qui croient qu’ils m’ont influencé. Je dirai : « d’accord, vous m’avez influencé, mais je suis allé plus loin que vous, j’ai sauté plus haut que vous, accusez-moi de cela, pas d‘autre chose, autrement soyez fiers de m’avoir engendré. C’est votre droit après tout. SLT. Tu ne peux pas influencer Sony c’est impossible (référence à la citation donnée), c’est impossible. Tu peux être meilleur auteur que lui ça c’est très clair, tu peux être meilleur dramaturge que lui, tu peux être meilleur metteur en scène que lui ça c’est très clair, tu peux être meilleur enseignant que lui ça c’est très clair, tu peux être meilleur tout ce que tu veux, tu peux être meilleur formateur que lui ça c’est très clair, mais tu peux pas être meilleur que Sony ça c’est impossible. Et ça, ça n’a rien à voir avec le fait qu’il écrive. Ça n’a qu’à voir avec l’organe pensant qu’il est. Cette espèce de macro-tracteur. Avec des doigts de chair quand on dormait là le lendemain il a fait des tentacules, cette espèce de macro-tracteur sorti de la terre. Voilà. Et c’est pour ça que sa première pièce s’intitule « Conscience de tracteur ». C’est la première pièce de théâtre qu’il écrit, il publie en 1976. Et le début de cette pièce dit ceci, c’est aussi avec ça que Ferdinand avec Léandre- Alain Baker quand il fait le film à Brazzaville, c’est le premier texte que tu entends dans le film, voix Off tu entends cette phrase là, après on montre le fleuve Congo, une pirogue qui passe, et surtout cette voix, cet extrait-là dit comme ça en voix Off par Pascal Nzonzi avec une meilleure voix où il dit dans le prologue de Conscience de tracteur où il dit : « la première terre est passée, la deuxième terre est passée, la troisième terre est passée, la quatrième terre est passée, la cinquième terre est passée, il y eu 550 millions de terres passées, 550 millions de terres passées emportées à la dérive par l’espace et le temps. Puis le hasard en se mouchant fit l’homme. Et donc, si le hasard ne s’était pas mouché… Il lui donna deux bras et deux mains pour manœuvrer des mondes, de telle sorte que toute la création ne soit qu’une éternelle ébauche. Ébauche ou débauche ? C’est à voir. » C’est comme ça qu’il commence « c’est à voir ». Mais le gars, c’est pas de la littérature. C’est de la philosophie pure. Mais laquelle ? Mais pas la philosophie de la philosophie. C’est le monstre qui est train de créer son laboratoire. Le monde est inachevé et je crée le mien à l’intérieur. Et ça c’est ce qu’il a fait dans toutes ses œuvres, romans, poèmes, nouvelles, pièces de théâtre, par les premières phrases. Les premières phrases il te dit « c’est foutu », il dit « la première terre est passée ». Dans « Antoine m’a vendu son destin » il commence comment ? « Sommes-nous sortis du monde, Riforoni ? », dans « La parenthèse de sang », il commence comment ? Il dit « Ça commence ». Lui il prend le stylo, il le pose sur la feuille, il dit « ça commence » mais c’est pas moi qui commence à écrire, le monde commence, à partir de maintenant. Comme dit Shakespeare au début de Richard 3 « Et voici l’hiver de notre déplaisir », « et maintenant », ça commence par moi, par l’acte de nommer et que moi je crains. Il dit ça commence, ça commence comme un match de football mais ça ne termine pas. « Les onze du sang contre les onze des entrailles. Et pas d’Afrique dans ce match s’il vous plait, car la situation de l’Afrique est à la limite distrayante. Attention l’arbitre est un ancien fou, il siffle à l’envers. » L’arbitre tu sais c’est qui ? C’est lui. « Attention l’arbitre est un ancien fou, il siffle à l’envers. » Donc cette littérature là, c’est à l’envers. Ne la jugez pas par rapport à comment vous lisez le

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monde, vous allez vous tromper. Retournez là. Retournez là complètement. « L’arbitre est un ancien fou, il siffle à l’envers. » Comment il commence La vie et demie ? « Tout avait commencé quand Chaïdana avait eu 15 ans. » TOUT. Il dit TOUT. Pas cette histoire que je vous raconte. Le monde. Avec les Abraham qui avaient existé avant les Mama Ngounga, les Soundiata Keita, les Napoléon, tout ça avait commencé quand Chaïdana avait eu 15 ans. Pour le comprendre tu peux dire « non c’est peut- être moi qui exagère, c’est peut-être pas ça, mais lis la deuxième fois tu vas comprendre. » Il dit « Tout avait commencé quand Chaïdana avait eu 15 ans. » Deuxième phrase : « Mais le temps est par terre ». Par terre, par terre. L’air par terre. Il cite tout, par terre. Il dit « même la terre aussi était par terre ». Quand Chaïdana avait eu 15 ans, tout est par terre. C’est à dire, c’est le Big Bang. Sony nous parle du phénomène du Bing Bang. Dans toutes ses œuvres. Dont son dernier roman « Le commencement des douleurs », publié de son vivant je veux dire. Ça commence comment ? Il dit « tout avait commencé par un baiser puant. Baiser de malheur. Nous avons eu tort, nous à qui l’histoire a piqué 5 siècles.» Il commence comme ça. « Dans les yeux du volcan », comment il commence ? Il dit « Cétait le vendredi de machin, quand le colosse arriva sur son cheval dans la ville des crânes… » ben oui, c’est là que c’est parti « quand le colosse a débarqué sur son cheval dans la ville des crânes tout était foutu », comme quand je dis dans « Le socle des vertiges » en disant « tout avait mal commencé quand Diego Kawa a débarqué de son bateau c’était foutu ». Ne cherche pas d’explication c’est foutu. Fallait pas qu’il débarque du haut de son bateau. Dès qu’il a débarqué du haut de son bateau c’était foutu. A partir de là on ne peut plus rien comprendre. Les choses sont devenues sens dessus dessous. Il n’y a plus à expliquer mais c’est mal parti comment est-ce qu’il y a un endroit qu’on a pas bien compris… Non ! C’est quand le bateau de Diego Kawa a fait POUM, il n’y a aura plus d’explication, il n’y aura plus rien. Toutes les œuvres de Sony, tu l’as depuis le début. Tu comprends très bien que le gars il est dans son laboratoire, il recrée le monde. À partir de son laboratoire. Et sur l’histoire de l’envers, de l’arbitre qui siffle à l’envers, il le dit dans la préface de « La vie et demi », il dit dans la préface « la vie et demi ça s’appelle écrire par étourderie. Moi qui vous parle de l’absurdité de l’absurde, d’où voulez-vous que je vous parle sinon du dedans de moi-même ? ». Du dedans. Il crée son laboratoire à l’intérieur de ses couilles, de ses tripes, il se crée sa petite maison à l’intérieur, il invente ses pénicillines. Et donc c’est par étourderie qu’on doit le comprendre. Parce que c’est un ancien fou. Il siffle à l’envers. Là où il ne faut pas siffler pénalty, il siffle pénalty. Quand vous dites que le match est fini, il dit « Non ! Le match commence maintenant ». Quand vous jouez il dit « Ah non ! Vous êtes sérieux ». Quand vous êtes sérieux, il dit « Ah ben non, la vous jouez ! ».

RÉSUMÉS

Entretien repris du blog du festival Mantsina sur scène. La 12e édition s'est tenue du 10 au 30 décembre 2015, à Pointe Noire et Brazzaville, Congo. Direction : Dieudonné Niangouna et Sylvie

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Dyclo Pomos https://festivalmantsina.wordpress.com/2015/12/30/dessine-moi-un-sony/

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Mots-clés : Sony Labou Tansi, Congo, Dieudonné Niaougouna, Festival Mantsina sur scène

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Histoire d’humeurs à prendre ou à laisser…

Greta Rodriguez-Antoniotti

1 Le recueil Encre, sueur, salive et sang abrite une partie des dits et écrits de Sony Labou Tansi, des dits et écrits formulés, pensés, et pour certains publiés, entre 1973 et 1995. Si l’on veut « quantifier », Encre regroupe à peu près un cinquième de ses humeurs, entre coups de gueule et coups d’espoir. Il va sans dire qu’il y a donc encore de l’humeur, de la gueule et de l’espoir sur la planche.

2 Ces dits et écrits ont été recueillis / regroupés au fil des années et des rencontres (les plus décisives ayant été celles de Pascal Nzonzi, Jean-Michel Devésa et Nicolas Martin- Granel entre 1995 et 1997). Et ces textes, il faut bien le dire, auront peiné à sortir de l’ombre, cette année tout particulièrement, vingtième anniversaire de la disparition de Sony.

3 De Continents noirs, chez Gallimard, en passant par Actes Sud, Agone, Métailié, Allia, La Découverte, les éditions Lignes, Textuel ou encore La Fabrique, Encre a vadrouillé de maison en maison sans interpeler plus que ça les comités de lecture. Qu’est-ce que ce romancier et homme de théâtre « africain » mort, qui plus est, il y a vingt ans, pouvait bien avoir à raconter ici et maintenant ? Quel remue-méninges pouvait-il encore provoquer avec des pages vieilles de vingt, trente, quarante ans et plus ? À quelle actualité, à quelle parole contraire pouvait-il encore prétendre du fond de son trou ?… Les réponses des éditeurs sont restées platement diplomatiques : s’ils ont souligné l’intérêt certain d’Encre, le recueil « n’entr[ait] pas pour autant dans leurs lignes éditoriales » : « Nous ne lui trouvons pas de place dans le programme de l’année en cours. »

4 Aucune ligne, aucun programme, aucune place, soit ! Ce sont donc les éditions du Seuil qui ont répondu avec enthousiasme, sans pour autant inscrire Encre dans leur rentrée littéraire. Ironie de tous les (mauvais ?) sorts, en septembre, Encre, sueur, salive et sang est d’emblée sélectionné par le jury du Renaudot-Essais 2015. Et, le 6 octobre, Encre passe même le cap de la deuxième sélection ! (Le 27 octobre, le recueil est maintenu dans la liste des finalistes du Renaudot-Essai.) Du fond, toujours, de son trou, Sony se fend peut-être d’un « rigolement majuscule », lui qui disait ne pas avoir besoin de prix

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ou de privilège, mais de justice, non seulement pour lui-même mais « pour ses compagnons de condition humaine ».

5 « Il n’y a pas de mort de la pensée ; il n’y a que des assassinats », prétendait Deleuze dans les années quatre-vingts. Et plus je relis les textes et les entretiens de Sony, plus je me dis que de son vivant, son œuvre a dû essuyer bien de ces assassinats. Et même disparu, elle continue à en essuyer. Il faudra peut-être, un jour, les raconter, ces meurtrissures, ces rabotages, voire ces sabotages, car sa parole jamais liquoreuse, jamais de circonstance, jamais apaisée, ample toujours n’est autre que lucide et en cela subversive, forcément. Alors, Sony ? Un homme probablement bien seul, devant faire face à bien des contradictions, celles du postcolonisé, mieux du « coopéré en développement », dira-t-il, et dont la solitude transparaît / transpire partout, particulièrement dans sa correspondance et sa poésie. « Que pouvez-vous comprendre à mes intentions de vinaigre ? » : il ne posait pas cette question pour rien… Et quand il écrit, en 1978, dans sa préface à La Parenthèse de sang : « Ce ne sera jamais tout à fait moi qui parle, mais le monstre en moi… Je répugne, c’est mon métier », les éditions Hatier préfèrent la zapper, cette préface un peu trop sadienne, peut-être trop… noire, donc peu engageante à leur goût…

6 La semaine dernière, un journaliste de L’Humanité (édition du 8 octobre 2015) qui chroniquait Encre s’est attaché à un extrait tiré d’une conférence que SLT avait donnée à l’université de Brazzaville. Sony y disait que la langue française le faisait « chier », qu’elle l’« emmerdait » ; « chier » et « emmerder » sont devenus, sous la plume du journaliste de L’Huma, « ennuyer » ! « Une langue qui l’ennuyait… » Bref, on s’en fout pas le « gros français » ! On s’en foutra jamais…

7 Les écrits de Sony, quel que soit leur genre, ou leur « manière de respirer », sont loin d’être tendres. On parle beaucoup de l’« homme charmant / charmeur », de l’« homme doux, presque timide » qui dénoncent les mocheries africaines dans une langue truculente, rabelaisienne, ubuesque. Et on l’« aime » de plus en plus, Sony, et on le célèbre — enfin, tous les dix ans ! Pourtant, j’ai l’impression que de son vivant, et aujourd’hui encore en parcourant les articles parus dans la presse ces dernières semaines, il n’a été entendu / lu que par à-coups, et que tout un chacun en est toujours ressorti indemne. Enchanté, certes, amoureux avec frissons, frissons garantis (ça oui !), mais indemne, relativement inchangé. Il est vrai que la colère qui mène à la révolte a mauvaise presse. C’est pourtant cette colère-là (pas une colère « à demi ») que Encre, sueur, salive et sang a voulu en quelque sorte coaguler. Une colère inouïe (une profération ?) à la mesure de celles d’un Artaud, d’un Genet, d’un Pasolini et de quelques autres poètes sans dieu ni maître… Des hommes-refus, des hommes-« voyous incernés », des hommes-scandales, des hommes-« éternels indignés », des hommes- rages qui tordent les boyaux, les nerfs, et les consciences. Des poètes qui cognent là où ça fait mal et, pour reprendre Hugo, oui Hugo !, qui font mal aux « civilisés de la barbarie » que nous sommes tous à des degrés plus ou moins divers, ne serait-ce que par notre indifférence, assumée ou non, ne serait-ce que par nos « gueules déficitaires » face à toutes les dégueulasseries qui se produisent un peu partout et bien souvent en notre nom.

8 Comme le dit si justement Edward Bond, « si demain on demandait sérieusement le droit d’être humain à la société, cela l’ébranlerait… ». Et Sony de répéter sans cesse : « Si nous ne faisons pas la révolution, un jour nous mourrons », « la Terre est remplie d’assassins ». Fin soixante-dix / début des années quatre-vingts, Sony avertissait : la

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civilisation occidentale avec ses « nouvelles économies » est « un lieu de fabrication du désespoir, de la mort, du suicide, de la guerre, du découragement, du mensonge, un haut lieu de défaite de l’esprit », et alors, je le cite encore : « ceux à qui on refuse la mention d’humain choisiront d’être des bêtes brutes, sans loi, sans autre loi en tout cas que le réflexe de survivance ». Qui dit mieux ? Ou, qui dit pire ?

9 Encre, sueur, salive et sang, tout comme Poèmes, sont, pour moi, des sortes de bandes-son à toutes les insurrections. Ces textes gueulent violemment que l’on vit une époque rongée d’hypocrisie, d’indécence, de vulgarité et de bêtise, où les forces de la connerie deviennent démentielles. Une époque prédatrice à l’extrême. Une « vaste porcherie », disait Pasolini. « L’État / état honteux », disait Sony. Sauf que ses textes gueulent aussi la résistance et, en cela, redonnent du courage, redressent l’échine. J’en veux pour preuve le témoignage, troublant, d’Étienne Minoungou, comédien, metteur en scène et opérateur culturel burkinabè qui a mis en voix des textes d’Encre au Festival des francophonies à Limoges. Un spectacle appelé, Sony l’avertisseur entêté. Minoungou explique comment, au beau milieu du putsch militaire de septembre dernier à Ouagadougou, la parole de Sony invitait à agir, à résister, à refuser. La bande-son encore ! Et je termine en citant Minoungou : « Sony ne parle pas d’un endroit donné. Il parle au cœur du monde, au cœur de l’humanité. C’est comme s’il était au début du big- bang et peut-être à la fin du big-bang et de la prochaine apocalypse. Il est au milieu de tout ça, et c’est de là qu’il parle. »

RÉSUMÉS

Texte lu par Nicolas Martin-Granel à la Maison de la Poésie de Paris, le 11 octobre 2015

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Mots-clés : Sony Labou Tansi, Congo

AUTEUR

GRETA RODRIGUEZ-ANTONIOTTI

Editrice scientifique du recueil Encre, sueur, salive et sang (Paris, Le Seuil, 2015)

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Les vies ultérieures de Tchicaya U Tam’Si Post-scriptum à « Tchicaya passion »

Nicolas Martin-Granel

1 « Tchicaya passion1 », ce numéro d’hommage à Tchicaya persiste et signe (par quatre signatures de plus) : l’écrivain y est sacré prophète à titre posthume, la première de ses vies ultérieures, la plus communément admise, on l’a vu2, dans la république des lettres congolaises. Ainsi, le duo, trio ou quarteron des fameux vers, « Un jour il faudra se prendre / marcher haut les vents / comme les feuilles des arbres… », continue sur sa lancée triomphale, avec pas moins de quatre mentions supplémentaires qui confirment la fortune de la réception prophétique du poète. Une telle réception se retrouve non seulement chez les frères ou fils cadets de la phratrie comme Alain Mabanckou3 ou Dieudonné Niangouna : « De toutes les bouches sonnaient “À travers vents et fleuves”4 », mais aussi chez les éminents critiques « gaulois » qui ont connu l’homme. Jacques Chevrier se souvient d’une stèle au Maroc où les vers sont même gravés dans le marbre « en arabe et en français5 » ; et pour Arlette Chemain, dans son témoignage, Tchicaya est forcément poète-prophète puisque « celui qui écrit : “J’enterre mes rêves qui se lèvent en semailles” ou encore “Un jour il faudra se prendre, marcher haut les vents”, vers souvent cité par Henri Lopes, dès son premier recueil Le Mauvais Sang se voulait bâtisseur d’un avenir et à l’origine d’un monde meilleur.6 » À croire que tous les amis et lecteurs de Tchicaya, à l’instar d’Obélix le gaulois, sont tombés dans la potion magique, que le syndrome du prophète court comme un feu de brousse, attisé par le vent du prophétisme avéré du poète.

2 Deuxième leçon à tirer, deuxième vie ultérieure toute tracée : père ou frère de Sony Labou Tansi. D’entrée de jeu, dès l’éditorial cosigné par Olivier Poivre d’Arvor, le directeur de Cultures France, et Boniface Mongo-Mboussa, un des coordinateurs7 du numéro, il est considéré comme le « “fils” littéraire ». Un fils prodigue sans doute, mais qui, selon Tati-Loutard, jouerait son rôle à contre-emploi, le rôle d’un père qui va réintégrer au sein de la phratrie le fils perdu à la périphérie, égaré sur les rives de la Seine :

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Par la suite, avec le succès de Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam’Si a sans doute été séduit par ce qui se tramait à Brazzaville en matière de littérature. Et c’est donc à travers Sony qu’il a, d’une certaine manière, participé à la phratrie8. 3 Quitte à ce que les rôles s’inversent, lorsque la phratrie se reconstitue en France sous l’égide d’Arlette Chemain : En mécène, Tchicaya accueille sans jalousie son presque homonyme Marcel Sony, futur Labou Tansi, qu’il rencontre pour la première fois à Nice en 1981. Il se vexe si celui qui lui doit son pseudonyme, et qu’il reçoit, le quitte pour se rendre une journée chez Béti. Et c’est “Henri” qui calmera Tam’si en paroles9. 4 Or, c’est précisément cette vie ultérieure de Tchicaya menée par son « presqu’homonyme » que je me propose à présent de suivre d’un peu plus près, jusque dans ses croisements ambigus et ses malentendus improbables10.

TUT et SLT : père ou frère ? jumeaux ou rivaux ?

5 Pourtant, quand on l’entend de la bouche même de Sony Labou Tansi, le récit de cette première rencontre diffère très sensiblement : point de grief d’ingratitude, ni de colère, juste une dispute dans la cuisine, un assaut d’humble humanité. C’était ici même, devant les étudiants de Bayardelle, il y a vingt ans, soit l’année même de la disparition du frère aîné, que Sony racontait ce premier face à face en des termes qui font songer à une rencontre d’amoureux plutôt que de frères ennemis. Voici ces paroles que je retranscris verbatim : Pourquoi vouloir être le plus grand écrivain ? Ça sert à quoi ? S’il y a quelqu’un qui m’a appris cette chose, c’est aussi Tchicaya. On a commencé à correspondre jusqu’en 79, et je suis parti à Nice où j’étais invité à un festival. J’arrive et en montant j’entends dans la salle quelqu’un qui parlait le lingala, mais un lingala qui n’était pas très clair pour moi qui ai un peu grandi au Zaïre, pour qui donc il y a la finesse du Zaïre : je me dis que ça ne doit pas être quelqu’un de la source. Alors je cherche qui c’est et il me dit « tu ne connais pas ? c’est moi Tchicaya ». Je dis « ah bon ». C’est tout, c’est vrai que c’était comme ça, comme un choc. Puis on est sorti dans Nice, on a passé une semaine ensemble, on est allé dans un restaurant cette nuit-là à Nice avec Med Hondo que vous devez connaître, on a discuté, on a parlé pendant une semaine, on était devenu comme un père et son enfant. après on est allé à Paris, il m’a emmené dans sa maison de campagne, on discutait et on parlait de tout avec le respect parce c’est important de respecter même un petit enfant, il faut le respecter même si tu es grand. Donc il y avait cette humanité importante qui était là, on se disputait pour faire la cuisine, puis la vaisselle, il voulait faire la vaisselle, on se disputait les assiettes… Tu ne trouves pas ça au Congo. Chez nous, non, on met les mains dans les poches pour que les gens d’en bas travaillent. Les gens, parce qu’ils ont un boy, ils le considèrent comme une chose mais c’est un homme ! Il y a donc cette humanité chez Gérald – que vous n’avez pas connue peut- être à part son écriture – l’humanité de quelqu’un qui est capable de se disputer la vaisselle... C’est comme ça qu’on est devenus parents, on a l’a décidé d’ailleurs – c’est rare que gens décident d’être parents – qu’on serait père et fils. Comme je l’ai fait avec Sylvain Bemba, on avait décidé qu’on serait Bantsimba et Banzouzi, on l’a décidé pour des raisons claires, ce n’est pas de la démagogie c’est simplement parce qu’on se sentait frères11. 6 De cette rencontre d’où est gommée toute vexation de part et d’autre, SLT tire une leçon d’humanité à l’usage de son public étudiant. Elle devient un apologue, un exemple édifiant qui doit servir de modèle à la jeunesse. Sans doute Sony s’est rêvé sur ce modèle de « grand écrivain ». Avant d’adopter le nom de plume qu’on lui connaît, il

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avait signé en 1969 une première pièce de théâtre, Monsieur Tout Court, sous le pseudonyme de Sony-Ciano Soyinka, en référence et révérence au grand auteur nigérian qui recevra bientôt le prix Nobel de littérature. Puis, suite à la rencontre épistolaire avec Tchicaya, il en adopte un autre, plus proche de son nouveau mentor. Car ils se trouvent sur la même longueur d’onde poétique, tous deux branchés sur Rimbaud : Tu dois connaître Tchicaya U-Tamsi ? Je lui ai écrit, puis je lui ai envoyé un recueil Le Pays Intérieur. Il a fêté ça. Et il se bat à taper le texte pour chercher un éditeur. À en juger à quatre de ses lettres où il dit qu’on se fête et qu’on est frères, c’est un type séduisant. J’aime d’ailleurs ce qu’il écrit. Ç’a du ventre. Pas comme ces types qui écrivent comme des professeurs. Rimbaud n’écrivait pas comme un universitaire : en cela il est et restera éblouissant. Il n’écrivait même pas comme un musicien, il écrivait comme un sang, comme un cœur. C’est un exemple unique et ensorcelant dans la littérature française. Vache ! Je parle comme un professeur. Je hais ça. Allez ce con de Rimbaud ! Il avait de la parole, je crois12. 7 Bien sûr, le fait que la référence à Rimbaud est commune aux deux poètes congolais, qu’elle les rapproche dans la conscience d’être tous deux nés sous le signe du même « mauvais sang », permet au jeune poète de se hisser quasi à égalité avec l’aîné déjà reconnu, inscrit dans la lignée rimbaldienne. Cependant, il faut noter que cette référence n’est pas seulement positive, mais aussi et surtout polémique. Pour que la fraternisation soit une opération réussie, il ne faut pas seulement écrire comme Rimbaud, mais contre. Contre, en l’occurrence, « les professeurs », contre le modèle « universitaire ». Et donc, au moins implicitement, contre l’école de la Négritude, et plus précisément Senghor, qui pour Sony représente cette écriture savante et intellectuelle. À l’opposé de ce modèle honni, Tchicaya incarne une poétique du « ventre », l’anti-modèle de la poésie nègre, voire bantoue. C’est en effet par cet ethnonyme identitaire que Senghor aurait voulu enrôler Tchicaya, à son corps défendant, dans la négritude.

Tchicaya, Sony et Rimbaud : l’impossible triangle

8 Sony s’est longtemps cherché des ascendants précurseurs, des auteurs qui puissent se porter garants de la lignée des poètes prophètes dans laquelle il s’inscrit. Sony a certes beaucoup lu, mais ses lectures affleurent peu dans ses propres textes. Les citations y sont rares, mais toutes de poètes. Verlaine se trouve nommé une fois dans ses poésies de jeunesse, celui de Rimbaud deux fois dans la correspondance, et encore pour annoncer la même citation qu’il voudrait faire sienne : Projets ? Il faut en avoir plein la peau et le cœur. C’est un droit. Parce que, disait Rimbaud : « Nous ne sommes pas au monde. » Et je corrige, en disant preuve à l’appui que « nous ne sommes pas qu’au monde »13. 9 Corriger Rimbaud, n’est-ce pas déjà une façon de se poser comme un pair ? Surtout quand on sait la place qu’occupe Rimbaud dans le panthéon personnel de Sony, la toute première : Il y a une chose épouvantable – c’est que le plus grand poète français de tous les temps (Rimbaud) n’ait réussi à dire qu’une chose, une seule : « nous ne sommes pas au monde »14.

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10 Cependant, suivre la voie rimbaldienne est un parcours semé d’embûches. Tout d’abord, le désir de dire à la manière et à la suite de Rimbaud se heurte très vite au mur du (re)nom érigé par l’institution littéraire : Je crois qu’on ne choisit pas tout à fait. Il y a l’itinéraire : j’ai commencé par écrire des poèmes, comme tout le monde. C’est je crois le genre que j’aime le mieux. Mais je me suis aperçu d’une chose : on n’a pas plus le droit d’écrire des poèmes tant qu’on n’a pas été Senghor ou Césaire. Cette chose ne vient pas de moi, je l’ai entendue des éditeurs. À Paris, en 1973, des gens chez qui j’ai montré mes poèmes, et qui ont dit qu’ils étaient beaux, mais il leur fallait un nom. On ne peut pas entrer nu-pieds dans le monde de Rimbaud. Et comme je voulais absolument dialoguer, je me suis mis à écrire autre chose. En fait ce qui compte, ce n’est pas le genre, mais les choses qu’on a à dire15. 11 Ce va-nu-pieds de la poésie ira donc se faire un nom ailleurs que dans « le monde de Rimbaud », dans un autre genre plus ouvert aux formes nouvelles et étrangères, dans un genre sans frontières. D’autant que pour rejoindre l’art d’un Rimbaud, il lui faudrait aussi prouver auprès des instances de validation littéraire qu’un « petit sauvageon » est capable d’art : Nous savons tous comment l’on refusa (et on le fait encore) aux Africains et aux Indiens toute prérogative artistique, tout ce qu’ils ont fait dans ce domaine étant délié de la prétendue gratuité de l’art par une raison profonde, physique et métaphysique, comme si Shakespeare avait jamais été gratuit, gratuit Rimbaud, gratuits Beethoven et Léonard de Vinci. J’aimerais qu’on me prouve la gratuité idéologique d’un Michel-Ange ou d’un Titien. L’art, c’est d’abord art de vivre. Art de vivre, manière d’humaniser, qu’on le veuille ou non16. 12 En ce point, les poétiques des deux frères congolais se rejoignent volontiers sur la même postulation existentielle, entre « art de vivre » pour celui-ci, et « comment vivre » pour celui-là. Sur ce point, il y a complicité. Mais la rivalité surgit avec la question du champ littéraire. La distance se creuse entre le centre de légitimation (Paris) et la périphérie (Congo).

13 Pour Sony, en effet, le principal obstacle pour entrer dans une carrière poétique sur les traces de l’homme aux semelles de vent, ce serait que la place – la seule qui vaille : Paris – du disciple africain serait déjà prise, entièrement occupée par « l’ancêtre », c’est-à- dire par « Tchicaya-Rimbaud » : L’enfance est interrompue par les vagabondages politiques du père dans les grands froids parisiens, froids physiques, froids humains, froids de l’âme… perverti par la petite arrogance négresse de se sentir blanc quelque part une fois qu’on a touché et goûté Paris. Mais pour Tchicaya-Rimbaud quelque part, les lycéens parisiens ont tout de suite une senteur maléfique et un goût d’embûche : on n’est pas petit broussard dans Paris pour rien peut-être fatalement pour être poète toujours parti, toujours partant. […] Ne voyez pas que les remous de surface d’un grand affamé d’Afriques, de Kongo, et d’humanisme, Tchicaya U Tam’si n’est pas, ainsi qu’il l’a naïvement déclaré à cor et à cris, la petite feuille qui parle et nomme un pays innommé – Le pays innommé c’est lui – le prince qui court comme un grand fleuve, affamé de vérité, de pays, de fraternité, d’envie d’être vivant vif, entendez vivant cru et épidermique, haineux du mensonge sous tous ses ciels et sous toutes ses formes. C’est de cette matière-là que sont faits les princes de la pensée, carrure Rimbaud ou Michaux17. 14 Or, s’il est vrai que deux crocodiles ne peuvent cohabiter dans un marigot, a fortiori dans un grand fleuve comme le Congo, il ne saurait y avoir ensemble deux poètes de telle « carrure ». Sony ira à la recherche d’autres parrains poétiques, Artaud et surtout

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Hugo. Et réglera ses comptes avec Rimbaud dans un poème magnifique nommé précisément Lettre infernale18. Dont je doute que Tchicaya ait eu connaissance.

TAM’SI et TANSI : à prophète, prophète et demi

15 Faute d’être frères en poésie, unis par « le mauvais sang », ils le seront en prophétie, réunis par le ventre. Ou du moins, c’est la vision du cadet pour qui l’aîné ne saurait se « disculper » de son prophétisme. Tchicaya refuse d’être enrôlé dans la lignée des prophètes dont Victor Hugo est devenu pour Sony le garant ancestral, la marque littéraire. D’où sans doute le souci de Tchicaya de se démarquer de son cadet : « On nous confond à cause de la fausse ressemblance de nos pseudonymes. »

16 De son côté, Sony prend lui aussi ses distances avec son modèle, allant jusqu’à récuser la filiation des pseudonymes d’écrivains, Tam’si et Tansi. En 1987, répondant à la question « quel rapport peut-on dresser entre ces deux noms », il (dé)nie toute influence : Il y a un rapprochement entre le vili et le kongo qui sont deux dialectes du pays. Mais il n’y a pas de lien entre les deux noms, car « Tchicaya U Tamsi » est une phrase en vili qui signifie « Petite feuille qui parle pour son pays », tandis que Sony Labou Tansi est un nom formé à partir de trois autres. Mon père était danseur. Ceux-ci portent en dansant une petite queue qu’on appelle « labou ». D’où son nom que j’ai pris19. 17 Remarquons au passage que SLT, dans son explication linguistique qui se veut objective, « oublie » de parler du troisième terme, la quasi homonymie Tansi/Tam’si, comme s’il voulait nous faire oublier qu’il reste évidemment commun aux deux noms. Or le pays, c’est justement le point aveugle sur lequel porte justement le malentendu. Car il y a Congo et Kongo. C’est la fameuse histoire de « la lettre volée », qu’on ne voit pas tant elle est évidente, et surtout qu’on n’entend pas. D’où le malentendu.

Le Congo, une passion ambiguë

18 Côté Tchicaya, les choses sont assez claires, sa « passion » pour le pays a été maintes fois soulignée par des témoins et des confidents, même si le nom Congo peut prêter à confusion, à cause de l’homonymie entre le pays et le fleuve : En 1956, le Congo est déjà « la pierre angulaire, le point de référence » de son œuvre : « Comme j’étais déçu par la maigreur de la Seine, je rêvais du Congo. » Et d’ajouter : « De même que mes aînés rêvaient de Négritude, je m’enchantais du Congo. »20 19 Cette déception devant la Seine parisienne, source de nostalgie inguérissable et de rêve de retour, est un sentiment partagé par les deux écrivains. On trouve l’anecdote plusieurs fois relatée par Sony, notamment ici même, lorsqu’il répond à la question de savoir où il situe sa parenté « tropicale » avec l’Amérique latine : Ils me disent : qu’est-ce que tu veux visiter ? Je dis : « Versailles et la Seine ». [...] J’ai dit que nous avons chanté au CM2 « la Seine, la Garonne, La Loire, le Rhône et la Seine arrosent toute la France ». Ce sont les grands fleuves français. Alors je me dis : si la Seine est un grand fleuve, le Congo doit être petit. On me dit : « la Seine, c’est ça ». Donc, à propos de la parenté géographique, moi, j’étais touché. J’ai dit : « c’est ça, la Seine ? ça ! » (rire). Alors quand je dis fleuve, je suis obligé de me méfier un

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peu. Sûrement, quelque part, je suis plus proche du point de l’Amérique Latine, parce que l’Amazone, c’est vaste, c’est aussi vaste...21 20 Tchicaya, lui, hésite entre une position cosmopolite ouverte à tous les courants de ce qu’on appellerait à présent la « littérature monde » et la tentation de repli dans le terroir local, sur le pays vili, comme dans cet entretien : Comme je parle de moi, je dois récupérer tout mon savoir, tout ce que mon subconscient habite, c’est-à-dire, non pas toute la culture africaine, mais celle d’un homme né en pays vili au Congo. Ma passion est d’abord congolaise. […] On ne peut s’empêcher de penser à ce que nous disait Sony à Brazzaville : « Il manque des martyrs chez nous. Nous n’avons peut-être pas été assez capables de mourir pour notre pays. » Cela vient du fait culturel ambiant. Plus personne ne connaît la culture de son pays et donc personne n’accepterait de se battre à mort pour sa défense. […] Il faut avoir sa fierté d’être. Sony a raison et c’est malheureusement la grande affaire de ce continent dont la situation politique est déplorable. Au niveau de la vie de la cité, c’est le quant à soi ! […] Bien sûr, mais ne parlons pas de l’Afrique, rien ne m’y autorise, je ne parle que de ce que je connais, c’est-à-dire ma région, où j’ai passé les quinze premières années de ma vie22. 21 Un observateur extérieur note avec perspicacité ces variations d’échelle dans la référence constante au pays, un territoire à référence flottante : Il voulait parfois qu’on l’admette pour tel : un écrivain tout court. Ce qu’il était. Même s’il se voulait aussi « un Kongo » comme il le disait ; et violemment, avec beaucoup de pudeur. Le pays, sa passion pour Loango, faisaient partie des choses qu’il taisait. On les devinait plus importantes que le reste. On sentait que ces choses restaient politiquement compliquées, affectivement douloureuses23. 22 Ainsi, s’il représente sans doute la pierre angulaire la relation entre Tam’si et Tansi, le Congo en constitue aussi bien la pierre d’achoppement. Car, lorsque Matondo note :« Il aimait son Congo qu’il voyait souffrir ; il souffrait d’autant plus avec lui qu’il en était séparé physiquement24 », le possessif pose le problème de la référence. À chacun son Congo ?

23 Encore une fois, c’est le cadet qui pointe franchement la différence de vision, le différend, au détour de sa réponse à la question sur ses liens avec son aîné : D’abord un lien affectif, émotif, de départ. Tchicaya, c’était un vagabond, qui n’avait pas de pays. Tous les pays étaient son pays. Et il aimait de manière féroce le Congo. Enfin le Congo... Je ne sais pas lequel, parce qu’en plus il est allé au Congo belge... Lumumba n’avait aucune idée du Congo. L’idée que Lumumba avait du Congo lui avait été soufflée par les Belges, donc ça ne m’intéresse pas. Mais Tchicaya disait que chez nous, « le prince, c’est le fleuve ». Pour lui, il n’y avait pas Mobutu, il n’y avait pas Sassou, il n’y avait personne. C’est le fleuve qui gouvernait et qui commandait. Ça, c’était magnifique25. 24 Ces lettres n’ont malheureusement pas été retrouvées. Il n’est pas sûr que le fleuve, le mythe du fleuve trait d’union, suffise à les réconcilier. Car il a lui-même deux directions opposées, un amont et un aval ; un fleuve se remonte jusqu’à la source ou se descend jusqu’à la mer. Deux dynamiques symboliques que l’aîné et le cadet empruntent en des trajectoires souvent opposées, celui-là vers la mer du Loango, celui-ci vers la source du royaume du Kongo. Et on peut aussi observer des parcours contraires (et contrariés) même dans les genres qu’ils ont pratiqués l’un et l’autre, par lesquels ils ont été reconnus : pour TUT, d’abord la poésie puis le roman, à l’inverse de SLT dont les seuls recueils poétiques l’ont été à titre posthume. D’où cette impression, chez les deux, de

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faire partie d’une « génération sacrifiée » et mal aimée, comme le remarque justement B. Mongo Mboussa26.

Sur l’autre rive, Kin qui rit, Kin qui pleure

25 Bel exemple de ce chassé-croisé sur le fleuve : en 1984, TUT et SLT se retrouvent associés dans une revue parisienne pour donner leurs impressions sur « les capitales de la couleur », dont Kinshasa est sans doute l’exemplaire le plus coloré. Autant la version de Sony est joyeuse, chaleureuse, « tropicale », mais passéiste, marquée par la belle et grande époque, à présent révolue, de la musique congolaise : Malgré ses quelques géants de béton qui regardent le majestueux fleuve Congo et donnent l’image risible de la grenouille qui veut se faire aussi gros que la vache, Kinshasa n’a pas son cœur dans le béton et le néon. […] Cette ville a son cœur à Matonge. Toute sa chair et tout son sang, sa sueur, ses odeurs, et surtout son sexe fait de musique et d’interminables rumbas ; le tonnerre comme dit la fille, la foudre apprise, apprivoisée, la respiration « pieuvrosoïque ». […] Cette ville est une longue chanson, une longue présence de Tabu Ley et du tout-puissant Lwambo Makiadi. Le premier pourrait être Verlaine et Rimbaud réunis, le second La Rochefoucauld, La Fontaine, La Bruyère et Molière. Je sais bien que cette référence est ridicule27. 26 Autant celle de TUT est pessimiste, critiquant tout rêve de retour en arrière ; son point de vue suit le cours du fleuve, tournée vers le cours du temps à venir, pressentant avec lucidité les défis qui attendent la ville de l’avenir : C’est qu’il y a une vision romantique du village de l’enfance qui est considéré, à tort à mon avis, comme un paradis perdu. Et la ville n’est pas plus un paradis à conquérir comme l’espèrent ceux qui quittent volontairement aujourd’hui les campagnes. Ceux-ci se retrouvent vite en situation de conflit, embrigadés pour jouer du coude, jouer même de la révolution. Le rêve est fini. […] Au fond, le mal est déjà fait. Nous allons perdre toute l’expérience de chacun des groupes ethniques qui habitent tel ou tel pays, parce qu’il va produire un espèce de nivellement. C’est dommage, mais on ne peut pas revenir en arrière. Ce retour aurait pu se faire il y a vingt ans. Mais maintenant, les gens ont trouvé dans leur nouvelle situation des raisons d’être beaucoup plus importantes que dans ce retour en arrière que certains voudraient leur proposer, même s’il s’agit d’un retour en arrière ! […] Car la ville, si elle continue à regarder vers l’extérieur, va connaître des problèmes de plus en plus explosifs. Elle va davantage s’isoler, devenir un îlot, régresser et retourner à l’état de factorerie qui était le sien il y a un siècle et demi. C’est-à-dire l’endroit où l’on vient vendre la verroterie. Si elle veut cesser d’être le lieu de vente de la pacotille, si elle veut devenir un réel lieu d’échange, de commerce, de convivialité réciproque, il faut absolument qu’elle dynamise le marché intérieur. Il n’existe pas de projet culturel dûment exprimé, pas de création de théâtres, ni de salles de spectacle. Quand il y a une salle de cinéma, ce n’est même pas une volonté endogène, c’est presque, ma foi, le mercantilisme de l’extérieur, pour diffuser quoi ? De la pacotille, des sous-séries B ! En dépit de cela, il y a des tentatives, presque comme des générations spontanées qui sont issues des mélanges de tout un tas d’éléments. La musique congolaise, par exemple, est le phénomène culturel le plus signifiant qui est apparu avec le développement des villes de ce pays, et qui a pris toute son ampleur avec l’arrivée de la radio et du disque. Ce phénomène a une double vocation. D’abord, montrer l’avènement d’une nouvelle musique d’essence syncrétique et de portée internationale. Ensuite, elle va être l’instrument de diffusion du lingala, une des langues du Congo, sous la forme syncrétique, elle aussi, du « lingua- ». […]

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La créativité urbaine passe par la fluidité de circulation des gens et des biens. Sans cette fluidité, toutes les forces de propositions des individus nouveaux dont je parlais tout à l’heure resteront lettre morte. Et c’est alors la violence qui risque de triompher sur l’imagination28. 27 Pessimisme ? prémonition ? prophétisme ? Peu importe, on est dans une vision de la modernité urbaine qui n’a rien perdu de son actualité.

« Jusqu’à quelle profondeur du malentendu ? »

28 La correspondance entre les frères congolais, le dialogue passionné qu’ils n’ont cessé d’entretenir, constitue sans doute la principale vie ultérieure de Tchicaya, ainsi que Sony le mentionne : On s’est écrit longtemps avant qu’on ne se voie, en 1973, je crois. On s’est écrit, beaucoup, et dans ses lettres – je les ai – il y a des choses extraordinaires29. 29 Malheureusement, de ces lettres de Tchicaya à Sony, comme celles de Sony à Tchicaya d’ailleurs, aucune, à ma connaissance, ne nous est parvenue. Sauf la dernière sans doute, qui a été écrite à Paris deux mois avant que Tchicaya ne casse sa plume, et publiée à Brazzaville à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition. Dernière et unique, à ce double titre, à la fois testament d’amitié franche et témoignage personnel, il vaut la peine de la citer in extenso, parce que ces derniers mots écrits de Tchicaya à Sony (mais aussi ceux de celui-ci cités par celui-là) sont tous révélateurs du malentendu tragique qui aura marqué cette longue amitié littéraire : Sony, Depuis le retour de la Guadeloupe, je me promettais de t’écrire, n’ayant pas réussi à avoir une conversation avec toi, pendant dix jours passés dans la même ville. Ta carte que je viens de recevoir, a anéanti mes hésitations, mais me laisse bien pantois. Ce que tu dis est singulièrement confondant. C’est, ou frappé au coin de l’humour le plus sombre, ou de la sournoiserie la plus tragique. Je te cite : « Salut Gérald. De toute manière je suis celui qui est condamné à faire signe aux autres à n’importe quelle profondeur du malentendu… Je t’aime que tu le veuilles ou pas. » Voilà qui est surprenant. Peux-tu me dire ce qui t’a empêché de me faire signe à Basse-Terre, à Pointe-à-Pitre ? Toi, si bon prince tu proclames : « Je t’aimes que tu le veuilles ou pas. » Pourquoi offrais-tu ce masque hideux d’agacement et souvent de mépris ? Tu me permettras de douter, une fois de plus de ta sincérité à mon égard. Une preuve ? Ton propos se veut magnanime ? « Je suis celui qui est condamné… » Qui est le juge qui a prononcé à ton endroit une telle peine ? « …à faire signe aux autres… » Qui sont ces autres ? Sont-ils donc légion ? « …n’importe quelle profondeur du malentendu. » Ce malentendu viendrait-il de ce que je pense pas que Shakespeare eût applaudi à Moi, Veuve de l’Empire ? Par sympathie, je t’ai réservé la primeur de mes critiques sur cette pièce, dont l’écriture, la mise en scène laissent à désirer. Je confesse que je me suis ému de ce que tu prennes avec tant de désinvolture le parti de bâcler ton travail, est-ce là la source du malentendu ? Possible. Eh bien tant pis ! Je t’estimais assez pour ne pas te flatter bassement. Crois-moi, tout talent est fragile qui refuse le travail. Je ne jubile pas quand tu écris : « Je t’aime que tu le veuilles ou pas. » Parce que j’en crois rien. On respecte les gens qu’on aime. Or tu n’as pas eu un seul signe d’amitié qui eût pu rendre le séjour à la Guadeloupe supportable. Tout le contraire. Nous étions trois écrivains congolais30 à la Guadeloupe, parce que nous n’avons pas eu un seul instant à être ensemble, en conciliabule, à faire le point, à boire un verre, ce voyage quoi qu’en en dise a été un fiasco. N’as-tu pas plus été préoccupé par la bagatelle que par ton travail ? Tu t’es laissé berner au point de mal gérer le crédit

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que t’avait ouvert ceux qui t’avaient invité ? Quel gâchis ! Ce n’est pas par humeur, que j’en suis parti avant la date prévue. Je devais même en partir plus tôt… après la rencontre de Basse-Terre. Je préfère quant à moi ma solitude aux eaux troubles des rencontres manquées. Mais, au fait, c’est sans doute une carte de vœux que tu voulais m’envoyer. Des vœux, je n’en lis nulle part. Ils te seraient restés sur le cœur, peut-être ? Voilà qui en dirait long, sur la spontanéité de ta sincérité. Voilà cependant les vœux que je forme pour toi : Que le nouvel an te fasse plus économe de ta générosité, te fasse meilleur gestionnaire de tes talents multiples et te préserve des pires déconvenues. Si tu doutes de la sincérité de ces vœux-là, ma déception sera encore plus grande. Paix et bonne santé à ta famille, à toi. Tchicaya U Tam’Si31 30 Bien au-delà de l’anecdote sur les tempéraments de ce « couple infernal » (« rugueux » vs « fougueux »), il est remarquable que le malentendu tourne autour de la question du théâtre, et plus précisément celui de Shakespeare, qui est LA référence commune aux deux dramaturges. Normal qu’elle soit donc aussi le terrain de leur désaccord. Côté Tchicaya, Sylvain Bemba, le père de la phratrie, avait déjà noté l’aspect et le ton « chakaspearien » de son théâtre : Patrick de Rosbo, qui a préfacé Le Zulu, compare le héros de cette pièce à un « Macbeth noir » qui finit par être « découronné comme les maudits de Shakespeare ». Inévitable semble la référence au célèbre dramaturge, et bien réelles les analogies que l’on peut relever entre l’œuvre de celui que Neruda qualifiait de « plus vaste des êtres humains » et toute écriture théâtrale poétisée, surtout quand ses personnages sont eux aussi taillés dans « l’étoffe dont on fait les rêves ». De ce point de vue, Le Zulu est en effet… « chakaspearien », tout comme le Maréchal Nnikon Nniku, mélange de violence bouffonnante et de dérision amère32. 31 Côté Sony, la référence shakespearienne est encore plus nette, puisque la pièce en question, Moi Veuve de l’Empire, est explicitement tirée, adaptée du grand maître anglais. Ce qui n’empêche pas Sony, bien au contraire, de tirer la couverture shakespearienne à lui, vers son tropisme prophétique. Pour imaginer combien celui-ci a sans doute déplu à Tchicaya, il suffit de relire la dernière tirade de la pièce que Sony attribue bien sûr à Cléopâtre, de sorte qu’à cette nouvelle Kimpa Vita revienne le dernier mot : Ouvrez mes intestins / donnez-les à manger à tous les chiens de la terre (…) Quoi / Vous voudriez que pour / vous dérober à votre couardise / je me change prophète / femelle ? (…) Parce que l’Histoire reste fermée aux Nègres / Dites à Navès votre maître / qu’il est un navet / que ma bouche ne mangera pas / Dites-lui / qu’il est des femmes qu’on ne marchande pas / Cléopâtre jamais ne sera / réduite au rang / de femme usée / Elle sera libre (…) La guerre est finie / La conscience commence / Nous allons ouvrir l’Histoire / à tous les hommes. (Fin)33

À chacun son Tchicaya ? Vers de nouvelles vies ultérieures…

32 Revenons, pour finir, sur « Tchicaya passion », où l’on découvre quatre lectures qui ont nourri l’écriture de ces jeunes écrivains. Des lectures diverses émergeant de la nouvelle génération congolaise, presque incomparables, en des contrastes équilibrés : deux voix féminines et deux masculines, deux habitées par le Congo (Ibéa Atondi, Wilfried Nsondé), deux habitant le Congo (Bill Kouelany, Dieudonné Niangouna) ; chacune tirant de la matière Tchicaya une manière différente, mais toujours critique. La pensée de l’« à demi » (Atondi), le maître du récit noir (Nsondé), l’apprentissage du comment

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vivre-voyou (Kouélany), et du comment « tourner le dos au cimetière » (Niangouna)34. Notons tout de même une constante remarquable : le nom du Congo n’y est pas écrit une seule fois… Faudrait-il s’en émouvoir ? Au contraire, à mon sens, c’est le symptôme que Tchicaya ne parle pas seulement pour son pays, qu’il reste moderne partout et pour tous, et représente encore, non pas la source vers où l’on part en pèlerinage, mais la mer où les jeunes feuilles vont se baigner, se perdre peut-être… Comme si ces quatre petites feuilles s’étaient donné le même mot d’ordre que Tchicaya, fidèles à son infidélité : Le placenta, première place d’armes / jeté / Le cordon ombilical, lien premier / jeté / À quel abus de fidélité m’abonner. […] Toute idée reçue est névrotique. Qu’importe d’où viennent le vent et le vin35. 33 Il n’y aura pas eu de Tchicaya reçu. Ni bantou, ni prophète, ni père, ni même frère…, il n’aura eu de cesse de chercher la reconnaissance de l’ami, du lecteur comme ami : Si j’écris, c’est pour échapper réellement à une certaine solitude et pour essayer d’attirer le regard de l’autre. Le regard reconnaissant le plus large du terme. […] Non pas que je me complaise dans cette solitude, mais je voudrais la briser. Briser ce cercle qui continue à se refermer sur moi […] Je cherche simplement à sortir de ma solitude et mes livres sont des mains tendues vers ceux, quels qu’ils soient, qui sont susceptibles de devenir des amis36.

NOTES

1. Cultures Sud, n° 171, octobre-décembre 2008. 2. Voir mon « Prophète malgré lui », ibid., p. 89-95. 3. Cultures Sud, n° 171, octobre-décembre 2008, p. 7. 4. Ibidem, p. 114. 5. Ibidem, p. 42. 6. Ibidem, p. 110. 7. À noter que l’autre coordinateur scientifique, Daniel Delas, ne figure pas comme signataire, comme s’il avait fallu préserver l’équilibre correctement « congaulois ». 8. « Le poète et son pays intérieur. Entretien avec Jean-Baptiste Tati Loutard », Ibidem, p. 19. 9. « Témoignage d’Arlette Chemain », Ibidem, p. 110. 10. Pour une étude plus fouillée de leur itinéraires parallèles et croisés, voir mon « (Tchicaya) Tam’si et (Sony Labou) Tansi : même pays, même mer ? », dans Nino Chiappano (dir.), Tchicaya notre ami, Paris, Unesco, 1998, p. 45-62. 11. Entretien avec M. Kadima Nzuji, à Bayardelle, 1988, en partie reproduit dans Sony Labou Tansi, L’Autre monde, écrits inédits, Paris, Revue Noire, 1997, p. 150. 12. Lettre à Françoise Ligier, 30 septembre 1977. L’Atelier de Sony Labou Tansi. Correspondance I, Paris, Revue Noire, 2005, p. 212. 13. Lettre à José Pivin, Correspondance, op. cit., p. 84. 14. Lettre à Françoise Ligier, Correspondance, op. cit., p. 194. 15. Interview de Sony Lab’ou Tansi, propos recueillis par Françoise Ligier, décembre 1982. 16. « Donner du souffle au temps et polariser l’espace », Recherche, pédagogie et culture, n° 61, 1983. 17. « Le Pays intérieur du Prince Tchicaya U Tam’si », L’Afrique littéraire, n° 87, 2e trimestre 1995.

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18. Sony Labou Tansi, « Lettre Infernale », dans Revue Noire, mars-avril 1993. 19. Entretien avec Djibril Diallo, 2 juin 1987, dans Sony Labou Tansi. Le sens du désordre, textes réunis par J.-C. Blachère, Montpellier, Université Paul Valéry, 2001, p. 173-181 (p. 173). 20. J.-B. Tati-Loutard, « Oraison funèbre », Europe, octobre 1991, p. 143. 21. Entretien à Bayardelle, 1988, inédit. 22. A. Brezault et Gérard Clavreuil, Conversations congolaises, L’Harmattan, 1989, p. 107-125. 23. Jean-Maurice de Montremy, « Souvenirs », Europe, octobre 1991, p. 147. 24. Matondo Kubu Turé, « Mise en scène d’une poésie, mise en verbe d’une écriture », Europe, octobre 1991, p. 129. 25. Entretien avec Bernard Magnier, 26 octobre 1993, dans Sony Labou Tansi. Paroles inédites, Éditions Théâtrales, 2005, p. 55. 26. Tchicaya passsion, op. cit., p. 97-100. 27. « Le sexe de Matonge », dans Capitales de la couleur (Bruno Tilliette ed.), Autrement, 1984, p. 258. 28. « La marmite de sorcière et l’homme nouveau », dans Capitales…, op. cit., p. 308-311. 29. Entretien avec Bernard Magnier, op. cit., p. 55. 30. Le troisième étant Maxime Ndébéka. 31. Lemba, bi-mensuel culturel publié par l’Association Sony Labou Tansi pour la Culture, n° 001 du vendredi 15 mai 1998, p. 5. 32. Sylvain Bemba, « Un théâtre de la passion et des passions », Europe, octobre 1991, p. 121, 125. 33. « Moi, Veuve de l’Empire », L’Avant-Scène, 1987, p. 11, 15 et 32. 34. Tchicaya passion, op. cit., respectivement : « Venir après », p. 107-108 ; « La puissance du verbe tchicayen », p. 115 ; « Comme un signe de mauvais sang », p. 113 ; « De la bibliothèque familiale aux gorges de Diosse », p. 114. 35. « La Source », Revue Noire, n° 5, juin-juillet-août 1992, p. VI-VII. Publié à titre posthume, ce texte est contemporain de la dernière lettre à Sony auquel il paraît apporter une réplique sur le mode hybride de l’essai et du poème, comme l’indique en introduction sa destinataire, Nicole de Pontcharra : « “Je préfère courir au vent de l’histoire ou me saouler de vin, c’est une revanche à prendre sur l’agonie qui viendra toujours trop tôt. Trêve de fatalisme.” Ces quelques lignes prémonitoires accompagnaient les vœux de bonne année et le texte sur La Source que Tchichaya m’adressait au début de l’année 1988. » 36. Alain Brezault et Gérard Clavreuil, Conversations congolaises, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 107-125.

INDEX

Mots-clés : Congo, Tchicaya U Tam’si, Sony Labou Tansi, poésie congolaise, Rimbaud

AUTEUR

NICOLAS MARTIN-GRANEL

NICOLAS MARTIN-GRANEL est agrégé de Lettres Classiques et diplômé de Sciences Politiques. Enseignant chercheur dans diverses universités africaines, il a publié des ouvrages anthologiques

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et nombre d’articles critiques sur la littérature africaine, notamment congolaise. Ses recherches actuelles en génétique textuelle portent sur l’oeuvre et les manuscrits de Sony Labou Tansi dont il est l’éditeur scientifique (L’Autre Monde, L’Atelier de Sony Labou Tansi, Revue Noire, 1997 et 2005, Poèmes, CNRS Éditions, 2015). Membre du comité de rédaction des revues Cahiers d’Études Africaines et Riveneuve Continents, il est rédacteur en chef des Études Littéraires Africaines et chercheur associé à l’ITEM-ENS-CNRS dans l’équipe Congo / Manuscrits Francophones.

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Varia

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Emile Zola, écrivain bilingue ? Bilinguisme de circonstance en contexte d’exil

Olivier Lumbroso

Mais, tout de même, quelle extraordinaire aventure, à mon âge, au bout d’une existence de pur écrivain, méthodique et casanier1 !

1 Si certains écrivains sont notablement connus pour être des écrivains bilingues voire plurilingues, tels que Beckett, Cioran ou Nabokov2, d’autres en revanche sont répertoriés comme étant à jamais des écrivains de langue française, et uniquement française. Emile Zola en fait partie. Sur l’étendue de sa carrière, au cours des trois grands cycles romanesques qu’il a écrits, entre 1870 et 1902, au gré de ses productions de nouvelliste, de dramaturge, de romancier et d’essayiste, on trouvera seulement et uniquement des œuvres produites originellement en langue française. Celui qui, de son vivant, a été traduit dans de très nombreux pays du monde, n’a jamais tenté d’écrire dans une autre langue que sa langue maternelle – le français – et il n’a pas souhaité, non plus, introduire dans ses romans des termes importés d’autres langues. Ajoutons- le, Zola n’est pas un grand voyageur et ses œuvres le reflètent puisque, de toutes, seule Rome, le dernier volet des Trois Villes, échappe aux frontières de l’hexagone.

2 La critique zolienne l’a souligné d’ailleurs à maintes reprises : sa poétique de l’espace est celle qui valorise la clôture, le territoire et le cadre, matérialisés par des topographies situées dans des villes et des villages, des régions ou des quartiers, des maisons, des enceintes et des parcelles cadastrées, en somme, l’illustration d’une sorte d’unité de lieu, héritée du classicisme, qui ne favorise pas le déplacement et la migration3. Le voyage, à l’horizon de certains récits, devient peu ou prou caricaturé ou rendu impossible : l’ailleurs exotique et romantique constitue un repoussoir du naturalisme zolien comme le sont aussi les échappées utopiques des personnages en dehors des déterminismes et des « mondes » sociaux circonscrits4. Elément significatif : on ne trouvera pas non plus de traces linguistiques du cosmopolitisme parisien dans ses romans situés dans la capitale, pourtant nombreux.

3 Il ne faudrait toutefois pas croire que cette sédentarité est le reflet de toute la littérature réaliste-naturaliste de la seconde moitié du 19e siècle. D’autres écrivains développent la thématique du voyage, débordent les frontières françaises (Cosmopolis de

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Bourget), ou déplacent l’action de leurs œuvres sur d’autres continents, notamment en Afrique du Nord (Biribi, discipline militaire de Darien), en Cochinchine et en Guyane (L’Opium de Bonnetain), ou sur le continent américain (Outre-Mer, notes sur l’Amérique, Bourget), dont Paul Adam célèbre le culte de l’énergie dans Vues d’Amérique ou la Nouvelle Jouvence, en 1906. Pourtant, en dépit du paradoxe que cela représente, Emile Zola peut venir nourrir une réflexion sur le plurilinguisme, illustrer son intérêt et participer à la réflexion sur son enseignement. Les lignes qui suivent souhaitent le démontrer en abordant la relation de Zola à la langue anglaise lors de son exil de onze mois, en 1898-1899, selon un développement qui ira de son usage fonctionnel à ses valeurs créatrices, au cœur de ses interactions avec la langue anglaise. Ainsi, l’étude dessinera une trajectoire qui aborde la relation à la langue étrangère en contexte d’exil et d’écriture littéraire, en allant de l’expérience pratique la plus extérieure et consciente à la relation la plus intime, affective et inconsciente5.

Le bilinguisme journalistique : une lecture binoculaire de l’affaire Dreyfus

4 Le 18 juillet 1898, l’intellectuel engagé dans l’affaire Dreyfus est condamné pour diffamation après son J’Accuse, publié le 13 janvier, dans L’Aurore6. A la nuit tombée, Il quitte la France pour Londres dans l’urgence, s’installe à l’hôtel Grosvenor puis dans plusieurs résidences successives en banlieue londonienne. Séparé de ses intimes et de ses enfants, Denise et Jacques, il se retrouve en situation d’étranger du point de vue culturel, social et linguistique, loin de sa confortable demeure de Médan : « Les moindres choses se compliquent effroyablement, tu n’as pas idée des ennuis que j’ai dans ce pays dont j’ignore la langue7 », avoue-t-il à Jeanne Rozerot, sa compagne. Conséquence directe de cette situation : communiquer par les gestes, comme il le fait en présence de ses deux domestiques autochtones, toujours « muets », avec lesquels il n’échange que quelques signes. Pourtant, il décide de ne pas rester totalement ignorant de la langue de sa terre d’asile, dans la mesure où elle peut lui être utile pour lire les journaux qui rapportent les évènements de France, relatifs notamment à l’affaire Dreyfus. De fait, plutôt que demander à son traducteur anglais Ernest Vizetelly8, qui par ailleurs lui fournit la presse française à l’occasion, de lui traduire les journaux locaux, il va pratiquer une lecture bilingue des épisodes et des rebondissements judiciaires, croisant ainsi les regards sur l’actualité.

5 Pour ce faire, Zola programme, dès son installation, un auto-apprentissage linguistique accéléré en utilisant le dictionnaire, le manuel de conversation et la grammaire scolaire que lui a prêtés son traducteur. Ainsi écrit-il à Jeanne Rozerot, « (…) je n’ai ici que mon travail comme distraction. Je continue aussi à lire la grammaire, et je traduis les journaux de plus en plus facilement9 ». Zola illustre par là-même sa qualité d’autodidacte, qu’on retrouve dans sa pratique de la photographie à la même époque, et son vœu d’accéder par lui-même aux sources de l’information en se passant d’intermédiaire. Comme il le résume à Jeanne, dans une lettre du 12 janvier 1899 : « On est seul dans la vie, et le mieux est de se tirer d’affaire soi-même10 ». Cela dit, le but de l’apprentissage de Zola n’est pas de maîtriser la langue et la culture anglaises. Il se considère en exil, il reste de passage dans ce pays, et préfère continuer, sur le mode du Nulla dies sine linea11, à écrire quotidiennement entre trois et cinq pages de son roman Fécondité, le premier volume des Quatre Evangiles, plutôt que de développer plus avant sa

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maîtrise de la langue étrangère. D’ailleurs, il décide d’en abandonner l’étude après quelques mois, ayant atteint le niveau requis lui permettant de comprendre les journaux dans les grandes lignes : Je suis parvenu à les lire couramment, et cela me suffit : car dès que je serai rentré à Paris, j’aurai d’autres choses à faire qu’à lire l’anglais. Je ne remettrai sûrement jamais le nez dans ces journaux qui sont, ici, ma pâture de tous les matins. Alors, à quoi bon me casser la tête12 ? Il n’empêche que sur le plan des contenus, le point de vue de la presse anglaise sur l’Affaire outre-Manche est loin de constituer, pour Zola, un jugement pittoresque et étranger, superficiel voire erroné, en raison de la distance géographique. Au contraire même, puisque toute l’affaire affole la France, la distance, fût-elle déjà spatiale, représente un gain de réflexion et de raison : « Vus d’ici, les évènements me stupéfient, comme des actes de pure démence13 ». Il sera donc attentif au décentrement transculturel sur les évènements qu’apporte la presse anglaise, qui lui donne le pouls de la réception européenne de l’affaire, et qui pourrait aussi infléchir le sens de ses décisions concernant son retour : Les journaux, ici, ont été très pessimistes pendant un moment. J’ai cru très sincèrement que j’allais être forcé de rentrer au milieu de graves ennuis, pour recommencer la lutte14. 6 Inversement, afin d’avoir le détail d’une bonne nouvelle, que lui apporte une dépêche elliptique venue de France, le 1er septembre 1898 – « Dites immédiatement Beauchamp [Zola] victoire15 » – il prend sa bicyclette afin « d’acheter au prochain village des journaux de ce pays (…) ». Ainsi, comme il l’explique à son épouse Alexandrine, « Dès huit heures, j’ai deux journaux du pays dont je traduis les dépêches à coups de dictionnaire16 ». Puis, il complète ses informations le soir, entre six et sept heures, avec la presse française, notamment Le Figaro, L’Aurore, Le Temps ou encore Le Cri de Paris. Ainsi, se voit systématisée cette lecture binoculaire des évènements : les grands suppléments du Temps « d’un si vif intérêt sur l’affaire Picquart » n’éliminent pas le déchiffrement fébrile et impatient du Daily Chronicle « avec ses deux immenses pages d’anglais17 », rapportant d’importantes révélations faites par Esterhazy, quand ce n’est pas l’Observer qui lui donne les arguments servant à modérer tels doutes d’Alexandrine : « (…) l’Observer de ce matin annonce que les conseillers de la Cour ont été prévenus officiellement que les audiences commenceraient bien le 2918 ». Ainsi, la presse franco- anglaise permet-elle à Zola de suivre le feuilleton de l’affaire Dreyfus : le bilinguisme de circonstance participe de l’intelligibilité des évènements et de la corrélation des faits entre eux. C’est un bilinguisme lectural à fonction essentiellement cognitive, à savoir comparatif et interprétatif ; c’est aussi une ruse, un détour, pour construire un regard pondéré et raisonné.

7 Même si la langue anglaise sert massivement à déchiffrer la presse quotidienne, il faut croire que l’immersion culturelle et linguistique de Zola n’est pas aussi réduite, ainsi qu’il veut bien l’avouer dans ses lettres, au seul domaine journalistique. En seulement cinq mois de présence sur le sol britannique, l’écrivain est passé de la lecture de quelques romans de Stendhal et Balzac, relus en juillet 1898 lors de son arrivée en Angleterre, à celle du Vicaire de Wakefield (1766), d’Oliver Goldsmith, qu’il achète fin décembre 1898 dans le texte original : « (…) je me suis amusé à essayer d’en lire quelques pages, cette après-midi. Cela ne marche pas trop mal, bien que beaucoup de mots me manquent19 ». Et l’écrivain qui, quelques semaines plus tôt avait abandonné son apprentissage par le manuel et la grammaire, ne renonce finalement pas à

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approfondir sa connaissance de l’anglais par les textes : « Je vais finir par lire cette langue assez couramment pour peu que la France me reste encore fermée pendant quelques mois20 ». Par ailleurs, la relation pratique à la langue étrangère ne supprime pas complètement l’activité métalinguistique : La grammaire anglaise que j’ai lue, non pour apprendre la langue, mais pour me rendre compte de ce qu’elle est. Ce que je pense de cette langue21.

Le bilinguisme scriptural épistolaire et littéraire : humour, amour et détour

8 Ce qui est assez remarquable, et même touchant, c’est la façon dont un exil politique vécu sur un mode plutôt dysphorique, chez un écrivain se disant facilement casanier, peu enclin à développer ses apprentissages formels en anglais, s’accompagne d’une forme d’hospitalité inversée par laquelle celui-ci finit par s’ouvrir à la langue et à la culture du pays qui l’accueille. D’un côté, on notera la pratique par laquelle l’épistolier introduit dans ses lettres des mots anglais au fil de son exil, jouant ainsi d’un bilinguisme humoristique qui sert la mise en scène d’un évènement local : Viz [Vizetelly] est venu ce matin déjeuner avec moi. Nous avons fait ensuite une longue promenade, puis nous sommes allés voir, près de notre « chemist », deux maisons qui ont brûlé cette nuit. Beaucoup de monde regardait22. Je n’oublie pas les « Kisses » de Lili (…)23. Je continue à me combler de cadeaux. Je me suis acheté une canne de « five shillings six », et j’ai fait emplette d’une paire de souliers et d’une paire de pantoufles (…)24. 9 On soulignera aussi comment l’écrivain, pourtant adepte de la bonne gastronomie française, qui peste contre « l’infecte » nourriture anglaise, n’en n’adresse pas moins, à l’occasion de Noël, « un pudding, fait par un pâtissier de la petite ville où [il] se trouve25 », accompagné d’une note détaillée expliquant à Jeanne les bonnes manières culinaires de sa dégustation, une note qui pourrait aisément se trouver dans un dossier préparatoire de roman, dans la rubrique des « Renseignements divers », collationnant les documents humains qui donnent à l’œuvre réaliste sa vérité encyclopédique. Pourtant, Zola n’en reste ni à une relation fonctionnelle ni à une approche quelque peu cliché de la gastronomie anglaise. Étonnamment, la langue étrangère se loge dans l’intimité du couple et dans celle de la création, elle participe de la construction identitaire d’une histoire privée et d’une fiction en germe.

10 L’indiscrétion de Zola permet de connaître la date à laquelle Jeanne et lui ont partagé ensemble leur premier moment d’intimité amoureuse : ce fut le 11 décembre 1888, une date anniversaire, qui, dans l’exil, se fête à distance, comme le reste des dates importantes de la vie privée de l’écrivain. A deux reprises, Zola envoie à Jeanne une carte de vœux sentimentale. La première, portant l’inscription typique « Joyful Greetings » : A ma bien-aimée Jeanne, mille bons baisers du fond de mon exil, en souvenir du onze décembre 1888, et en remerciement de nos dix années d’heureux ménage, dont le lien a été pour jamais resserré par la venue de notre Denise et de notre Jacques. Angleterre, 11 déc. 189826. 11 A Noël, il lui adresse une seconde carte, au verso de laquelle sont imprimés ces vers de Shakespeare, extraits de Périclès, prince de Tyr, à la scène 4 de l’acte III : My recompense is thanks / that’s all / Yet my goodwill is great, / although the gift is small!

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12 À savoir, en français, « Je ne puis que vous rendre grâces, voilà tout. Ma reconnaissance est grande, quoiqu’elle puisse peu de chose. » Cette réplique prononcée par Thaisa à Cérimon, inscrite dans le discours bilingue de la carte de vœux, vient compléter la formule plus concise, et moins riche de sous-entendus liés au contexte difficile de la séparation et de la douleur, écrite en français : « Bonne Noël, à ma Jeanne adorée que j’embrasse de tout mon cœur. Angleterre, Décembre 1898. Emile Zola27 ». L’écrivain adresse à sa bien-aimée un billet tout en contraste, festif et résigné à la fois, par la combinaison des deux langues qui construisent un cryptogramme, une sorte de rébus amoureux qui formule le dit et suggère le non-dit, comme l’avers et le revers d’une même médaille. On pourrait spéculer encore davantage sur l’analogie entre la situation de Zola et celle du dirigeant d’Athènes : deux héros voyageurs, tel Ulysse, et un Périclès menacé de mort qui retrouve finalement sa famille et profite d’un bonheur bien mérité. Ce ne serait pas, au fil de cette correspondance d’exil, le seul indice d’une mythification de soi, tantôt christique et tantôt messianique, de la part de Zola.

13 Finissons en disant quelques mots de l’intimité créatrice lors de la genèse du roman que Zola rédigera totalement durant son exil : Fécondité. Dans sa modeste demeure, baptisée « Penn », dans cette cellule monacale sans décor, Zola retrouve ses débuts difficiles, quand effectivement, le mobilier littéraire du jeune auteur était réduit au minimum, une table, une chaise, une plume et un encrier. Souvenons-nous de La Confession de Claude, paru en 1865 : Va, pauvre petite table, lorsque la désespérance me touchera de son aile, je viendrai toujours m’asseoir devant toi et m’accouder sur la feuille blanche où mon rêve ne se fixe qu’après m’avoir rendu le sourire28. 14 Dans le dénuement et dans l’exil, il faut retrouver cette énergie créatrice, qui consiste avant tout à tracer le périmètre du lieu d’écriture. D’abord, le territoire, que Zola localise précisément dans son journal personnel : « L’adresse exacte est : Penn, Oatlands Chase, Weybridge, Surrey. Wareham a loué au nom de M. Jean Beauchamp, pour quatre semaines, et tout va bien, je suis chez moi, je respire29 ». La « plume » de l’écrivain, si l’on s’attache à la prononciation /pεn/ du mot « Penn », puis « une chasse aux terres d’avoines » si l’on traduit littéralement « Oatlands Chase », où loge un M. Beau-champ. Voilà qui est plutôt signe de prospérité, de bon terreau. Ensuite, Zola fait le tour du locataire : une promenade, le 2 août, une grande boucle qui le conduit jusqu’à Walton, puis la gare, et le retour. Enfin, le tour plus circonscrit du terrain d’écriture dans la petite pièce : pendant quelques jours, il va tourner autour de son roman, comme Thésée cherchant l’entrée du labyrinthe. Ces rituels réalisés, la machine chauffe et les pages se noircissent, au point que Zola ne voit pas sa canne juste en face de ses yeux, à côté de sa table de travail. Est-ce vraiment parce que les objets se cachent pour nous éprouver ? On imagine plutôt un Zola totalement absorbé par son manuscrit et ses rêves. Sur le premier feuillet de son manuscrit, il date l’écriture et dispose les toponymes anglais comme distribués dans un cercle invisible, un enclos, une enceinte, un lieu de fécondité artistique et imaginaire qui l’éloigne des évènements de l’affaire.

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Manuscrit, premier feuillet.

Manuscrit de Fécondité d’E. Zola, FR. NOUV. ACQ., 10295, f°1, recto. (BnF)

15 Le 10 août, ce sont trente pages de son écriture ; le 11 il commence le deuxième chapitre ; le 13 il écrit : « Le souverain bien, le souverain bonheur, est d’être un libre écrivain ». Il écrit ainsi avec régularité jusqu’au 23 septembre, avant une interruption liée à la mort de Pin, son petit chien affectionné. Puis, il se reprend et conduit l’œuvre jusqu’à son terme : Hier matin, samedi, j’ai fini Fécondité. J’avais commencé le roman, seul, le 4 août 98, et viens de le terminer, seul, le 27 mai 99. Il a mille six pages de mon écriture, ce qui fera environ six cent cinquante pages de mes volumes ordinaires30. 16 Neuf mois pour écrire le roman de la fécondité : gestation organique et textuelle en totale osmose, dans un liquide amniotique qui se nomme l’exil. Par ailleurs, les transpositions symboliques ne manquent pas, pour peu qu’on accepte de jouer avec l’onomastique franco-anglaise : entre Beauchamp, le pseudonyme de Zola, et « Beauchêne », l’une des familles du roman, entre « oat », l’avoine, et la famille « Froment », c’est-à-dire « le blé tendre », entre « Beauchamp » et « Santerre », l’écrivain célibataire et décadent, sans descendance. Zola fait jouer entre eux le texte français et la toponymie anglaise autour d’un imaginaire de la terre. Quand, dans le roman, Mathieu Froment a l’idée de cultiver Chantebled, Lepailleur lui répond : Mais, mon bon monsieur, vous êtes fou, excusez-moi de vous le dire ! … Cultiver Chantebled, défricher ces pierrailles, s’embourber dans ces marécages ! Eh ! vous y enterrerez des millions, sans y récolter un boisseau d’avoine31. L’écrivain a ainsi tiré de la langue anglaise une fertilité littéraire énoncée dans la langue française, en jouant sur la toponymie, comme il a si souvent joué sur l’onomastique dans la série des Rougon-Macquart32.

17 Le cas de Zola n’est pas un cas de bilinguisme avéré, franc et systématique, même durant son exil anglais de presque une année, pendant l’affaire Dreyfus. Toutefois, l’affleurement d’un bilinguisme temporaire, autant fonctionnel que fictionnel, peut stimuler la curiosité des apprenants et la réflexion des enseignants qui visent à former

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chez les élèves des compétences plurilingues : même dans une démarche qui n’est pas délibérément interculturelle, la relation de Zola à l’anglais montre qu’une langue possède, en dehors de la volonté même du locuteur, des frontières et de porosités qui engagent, en classe, à favoriser le choix pédagogique du décloisonnement linguistique, des interfaces qui mettent en contact un dedans et un dehors, qui complexifie la vision limitée d’une langue close sur elle-même, et qu’il existe par ailleurs, entre les langues naturelles, une économie des transferts, régulée par un locuteur dont l’identité plurilingue se construit dans la négociation de ces interférences, surtout dans un contexte de création littéraire en exil, où tous les jeux d’interlangues sont permis. Ainsi, pour une part, la rencontre des deux cultures et des deux langues, aura participé, à sa manière, à la création d’un troisième espace, imaginaire celui-ci, espace d’un entre- deux inventé et construit par la langue littéraire de Fécondité. Fait intéressant, le roman zolien de la nativité des Froment aura germé dans un lieu d’exil où l’écrivain, même assez brièvement, aura appris à se défamiliariser de sa langue natale.

NOTES

1. E. Zola, « Pages d’exil », Œuvres complètes, Paris, Édition Tchou, tome 14, p. 1151. 2. Sur ces questions d’interactions entre les langues en contexte littéraire, voir O. Anokhina (dir.), Multilinguisme et créativité littéraire, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant / Paris, Harmattan, 2012. 3. Voir par exemple les concepts de « territorialité » et « d’assignation à résidence » développés par Ph. Hamon, les notions de cercle par A. Dezalay ou celles de « cadre » et « cadrage » des lieux par O. Lumbroso. 4. On pourra signaler le désir d’ailleurs autant chez Gervaise dans L’Assommoir pour échapper aux rumeurs du quartier, que chez Séverine et Jacques Lantier dans La Bête humaine, pour échapper à la situation d’adultère. 5. Pour une approche littéraire de l’exil, voir Exil et Littérature, J. Mounier (Ed.), ELLUG, Grenoble, 1986 et Dans le dehors du monde. Exils d’écrivains et d’artistes au XXe siècle, J.-P. Morel et al. (Eds), Paris, PSN, 2010. 6. Pour une présentation détaillée de cette période, voir H. Mitterand, Zola. L’honneur. Tome III (1893-1902), Paris, Fayard, 2002 et A. Pagès, Une Journée dans l’Affaire Dreyfus. 13 janvier 1898, Paris, Perrin, 1998. 7. E. Zola, Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), B. Emile-Zola et A. Pagès (Eds), Paris, Gallimard, 2004, p. 207, lettre du 2 août 1898. 8. Ernest Vizetelly (1853-1922) fut le traducteur anglais de Zola à partir de 1891. Zola avait eu l’occasion de rencontrer son traducteur en septembre 1893 lors d’un premier voyage en Angleterre. 9. E. Zola, Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), op.cit., p. 225. 10. Ibid., p. 271. 11. « Pas un jour sans une ligne » : Zola avait fait inscrire cette devise sur le manteau de sa cheminée dans sa demeure de Médan. 12. E. Zola, Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), op.cit., p. 277. 13. E. Zola, « Pages d’exil », Œuvres complètes., Paris, Edition Tchou, tome 14, p. 1153.

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14. Ibid., p. 331. 15. E. Zola, Lettres à Alexandrine, 1876-1901, B. Emile-Zola et A. Pagès (Eds), avec la collaboration de C. Grenaud-Tostain, S. Guermès, J.-S. Macke, J.-M. Pottier, Paris, Gallimard, 2014, p. 326. Cette dépêche du Dr J. Larat annonçait à Zola l’arrestation du colonel Henry qui se suicida lors de sa détention au Mont-Valérien. 16. Ibid., p. 332. 17. Ibid., p. 409. 18. Ibid., p. 497. 19. Ibid., p. 399. 20. Ibid., p. 399. 21. E. Zola, « Pages d’exil », op.cit., p. 1160. 22. Ibid., p. 406. 23. Ibid., p. 463. 24. Ibid., p. 471 25. E. Zola, Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), op.cit., p. 249. 26. Ibid., p. 246. 27. Ibid., p. 253. 28. E. Zola, « La Confession de Claude », Œuvres complètes, Paris, Edition Tchou, tome 1, p. 15. 29. E. Zola, « Pages d’exil », Œuvres complètes, Paris, Editions Tchou, tome 14, p. 1147. 30. E. Zola, Lettres à Alexandrine, op.cit., p. 505. 31. E. Zola, Fécondité, présentation et notes par A. Pagès, Nouveau Monde Editions, Paris, tome 18, p. 139. 32. Un exemple parmi tant d’autres : la famille « Quenu-Gradelle », charcutiers des Halles dans Le Ventre de Paris, dont le nom composé rappelle les termes « quenelle », « charnu », « gras », etc.

AUTEUR

OLIVIER LUMBROSO

Université Sorbonne Nouvelle, DILTEC

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Inédit

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Quand le papier révèle les rapports entre un écrivain et le pouvoir : Nkunga Maniongo de Paul Lomami Tchibamba

Jean-Pierre Orban

1 On peut disserter sans fin sur l’acte de naissance de la littérature d’imagination congolaise, on ne contestera cependant pas à Paul Lomami Tchibamba le titre d’un des pères de cette littérature, et cela, de part et d’autre du fleuve Congo. Car, de sa naissance à Brazzaville en 1914 d’un père lulua du Kasaï (en actuelle RDC) ayant fui la colonie belge à sa mort à Kinshasa en 1985, sa vie fut ponctuée d’allers-retours entre les deux Congos. En 1921, il suit son père à Léopoldville. Après une enfance dans la rue, des études au petit Séminaire, une carrière de dactylographe et des collaborations à des revues pour « évolués », il retraverse le fleuve en 1949 et, peu après, est nommé, sous la tutelle de l’Administration française, à la tête de la revue Liaison, où des auteurs tels que Tchicaya U Tam’si, Jean-Baptiste Tati-Loutard ou Sylvain Bemba feront quelques- uns de leurs premiers pas. En 1961, après les indépendances des deux Congos, il rejoindra Léopoldville, non sans voir ses espoirs de s’y épanouir déçus.

2 En 1948, il participe à un concours littéraire organisé, dans le cadre de la « Foire coloniale de Bruxelles », par des gens de lettres et un éditeur belge à destination des « indigènes » du Congo belge et du Ruanda-Urundi. Il le remporte avec Ngando, que certains1 appellent roman, d’autres, tel Mukala Kadina-Nzuji 2, récit, mais que l’auteur lui-même nomme conte dans son « Avertissement au lecteur »3 qu’il entame par ces mots : « Le contenu des pages qui vont suivre n’est qu’un modeste et tâtonnant essai d’un travail d’imagination. » Histoire qui entrelace le réel et le merveilleux, Ngando constitue un des textes fondateurs de la littérature congolaise, ainsi que le note Alain Mabanckou dans sa Préface à Ah ! Mbongo4 du même Lomami Tchibamba : Dans les années quatre-vingt, la lecture de Ngando me bouleversa, d’autant que je découvrais en ce temps-là les grands textes latino-américains portés par le « réalisme merveilleux ». Et je ne cessais de me demander : qu’est-ce que Ngando,

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sinon une sorte de Contes d’amour, de folie et de mort d’Horacio Quiroga ou alors Pedro Páramo de Juan Rulfo ? De même que ce dernier auteur allait inspirer toute une génération d’auteurs latino-américains – y compris l’auteur de Cent ans de solitude, Gabriel García Marquez –, Lomami Tchibamba aura plus qu’un impact sur les auteurs congolais des deux rives. 3 Dans les années cinquante, Paul Lomami Tchibamba entame la rédaction de plusieurs textes dont deux paraîtront plus tard : Ah ! Mbongo et Londema5. Les débuts de leur écriture datent au moins de 1957 et selon toute vraisemblance antérieurement, car un numéro spécial de la revue Présence Africaine y fait allusion, qui est publié à la suite du Premier Congrès, à Paris, des Écrivains et artistes noirs de 1956 auquel Paul Lomami Tchibamba participe. Œuvre ample qui a toutes les caractéristiques du roman, Ah ! Mbongo sera finalement publié à titre posthume en 2007, après bien des mésaventures éditoriales. Il constitue, dans le genre romanesque, l’entreprise la plus ambitieuse connue et entamée dans les années cinquante, pour ce qui est du Congo-Kinshasa à tout le moins.

4 Revenu sur la « terre de ses ancêtres6 », Paul Lomami Tchibamba observe la dérive du Congo-Léopoldville après l’indépendance et suit les tentatives sécessionnistes ainsi que les rébellions d’inspiration marxiste qui embraseront, en 1963, le Sud-Est du pays avec le leader Pierre Mulele7, puis l’Est et le Nord-Est lors de mouvements eux-mêmes inspirés par la révolte « muleliste » sous la direction, entre autres, de Gaston Soumialot et Nicolas Olenga, où les rebelles s’identifieront sous le nom de « simbas » (lions). Le point culminant – en même temps que la fin – de cette dernière rébellion constituera la conquête de la ville de Stanleyville (aujourd’hui Kisangani) et la prise en otage de sa population du 5 août au 24 novembre 1964, avant que la cité soit reprise par le pouvoir central appuyé par une opération aéroportée belgo-américaine8.

5 Ces mouvements de rébellion, et en particulier celui des « simbas » dans le Nord-Est, plus précisément encore dans la province de l’Uele (car il n’est pas fait mention de la prise de Stanleyville) inspireront à Paul Lomami Tchibamba le seul texte n’appartenant ni à sa veine de « réalisme merveilleux » (ainsi Ngando), ni à celle, socio-historique (ainsi Ah ! Mbongo) qui exprime le regret par l’auteur de la perte des valeurs ancestrales de l’Afrique tombée dans une course à la modernité induite par l’arrivée du colonisateur. Pas non plus ou peu de dénonciation de l’oppression coloniale comme dans nombre de ses textes. Dans Nkunga Maniongo9, Paul Lomami Tchibamba prend à bras-le-corps une réalité politique contemporaine, pour la première fois post-coloniale, fondée sur des faits historiques précis pour dénoncer, certes sur le ton ironique qui est le sien également, le dévoiement de l’Indépendance à laquelle a accédé le Congo en 1960. « PLT écrit, à l’instar d’Amadou Kourouma […], l’anti-épopée des indépendances africaines », commente Antoine Tshitungu Kongolo dans sa présentation de La Saga des Bakoyo Ngombé et autres inédits, qui comprend Nkunga Maniongo. « Pour user d’une formule simpliste mais tentante : Nkunga Maniongo, c’est la dénonciation des “soleils des indépendances” sous les tropiques congolaises10. »

6 Pour que son texte soit tout à fait la dénonciation des « soleils des indépendances » à la mode kouroumienne, Paul Lomami Tchibamba a cependant, selon toute vraisemblance, dû en réécrire la fin pour ne pas laisser croire à une quelconque complaisance à l’égard des maîtres du nouveau régime qui, sous la houlette du nouveau président Mobutu, sombrèrent dans les mêmes travers que leurs prédécesseurs.

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7 On ne connaît pas la date exacte de l’écriture de Nkunga Maniongo. Les proches de l’auteur n’avancent aucune hypothèse : Paul Lomami Tchibamba était un écrivain secret, se cachant même de ses proches. Deux éléments, cependant, dans le texte permettent de donner une date minimum. Dans une note11, l’auteur qui, régulièrement, mêle à sa fiction des annotations objectives, fait référence à un mémoire universitaire présenté en juillet 1968 à l’université de Lovanium. Élément ultérieur et plus général, l’auteur applique, pour les noms de lieux, les dispositions édictées, dans le cadre d’un « recours à l’authenticité », par le président Mobutu le 27 octobre 1971. Ainsi, il écrit « Baya nDudi avait été envoyé à Kisangani (à l’époque, Stanleyville) en 195312 » et, deux paragraphes suivants, « une route partant d’Isiro (ci-devant Paulis) » et « une autre venant de Mahagiport (du ci-devant Lac Albert) », « ci-devant » devant être compris comme « à l’époque ». On sait, par son entourage13, et la consultation de ses archives14, que Paul Lomami Tchibamba, suivant les habitudes du dactylographe qu’il avait été, écrivait directement ses œuvres à la machine à écrire, les réécrivait rarement et les corrigeait ensuite, quand il le faisait, à la main. On peut donc considérer le tapuscrit original de ses archives comme la version première et définitive à la fois de Nkunga Maniongo. À une exception près, cependant, dont témoignent les trois dernières pages.

8 Ces trois pages finales d’un tapuscrit, pour le reste pratiquement intact, sont dactylographiées sur des papiers différents.

Le tapuscrit de Nkunga Maniongo, feuillet 62.

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Le tapuscrit de Nkunga Maniongo, feuilet 63.

Page dactylographiée sur un feuillet moins large et légèrement moins haut d’un papier plus fin que le reste du document (ainsi la page 62 ci-dessus). La frappe est également différente, avec un interligne plus grand.

9 Le feuillet (et la page) 63 est collé sur une bande qui permet de le convertir au format du reste du tapuscrit et donc de lui être agrafé, ainsi qu’en témoignent les marques des agrafes. Ce feuillet est manifestement, par la trace de l’encre et la finesse de la frappe, l’original. Les deux feuillets suivants, 64 et 65, constituent, en toute apparence, les copies sur papier pelure de l’exemplaire premier. Ils présentent la même frappe et le même interligne que le feuillet 63. Que révèle ce changement de papier et d’interligne ? L’hypothèse, étayée par le contenu, que ces feuillets sont ultérieurs au tapuscrit original et ont remplacé, à un moment indéterminé, les feuillets originaux.

10 Que dit le texte ? Le début du feuillet (et page) 63 conclut la fin des mésaventures du protagoniste du roman, Baya nDudi, mésaventures narrées dans une longue analepse qui a occupé l’essentiel du texte. Des mésaventures qui se déroulent dans le cadre historique des années 1960-1966, soit depuis l’indépendance du Congo ex-belge. Un contexte que l’auteur évoque sous le terme de « congolisation », au cours ou à la suite de laquelle eut lieu la tentative, menée par les mouvements rebelles, d’offrir au pays une « IIème Indépendance », censée être cette fois réelle, débarrassée du joug des puissances occidentales qui se serait poursuivi après la « première » indépendance : « C’était dans ce “climat” que, courageux comme il l’a toujours été », écrit Paul Lomami Tchibamba après avoir embrayé sur le terme de « congolisation » utilisé à la page précédente, elle intacte : […] notre sympathique chef-cantonnier Baya nDudi mwana Vuvu paya[it15] son tribut à ce cadeau empoisonné que fut la « IIème Indépendance ». Comme ont été obligés de le subir, avant lui, de nombreux autres citoyens innocents martyrisés en

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holocauste à la mégalomanie de bandes de nouveaux dieux nationaux, sanguinaires gastrolâtres des immolations comme toutes les divinités mythologiques. Et, après un espace marqué du signe « o0o », il poursuit : Dans quelle déchéance nous ne nous sommes pas sentis ravalés, éclaboussés de honte, ridiculisés partout […]. En moins de cinq ans après la proclamation de la Ière Indépendance, en effet, les chefs d’infinitésimaux « partis politiques » congolais nous firent faire un bond prodigieux vers l’abîme. Comme en jouant ! Désemparés, nous n’avions plus aucune idée de ce qui pouvait encore s’appeler « Avenir », dans la machine infernale de la « IIème Indépendance des Provincettes-Etats-Autonomes- Inviables » où nous avions été embarqués, tels des moutons de Panurge… 11 L’auteur poursuit ensuite par la période qui a suivi cette tentative de « deuxième indépendance » et les troubles qu’elle a occasionnés. Il le fait d’abord par un affirmation qui se révèle positive : « Mais, Dieu merci, de 1966 [année qui suit la prise de pouvoir de Joseph Désiré Mobutu et est marquée par la neutralisation de tous les contre-pouvoirs et la pendaison d’opposants à la Pentecôte] à ce jour, nous relevons de la “IIIème Indépendance” qui a donné le jour à la république du ZAIRE. » La phrase est au présent. La suite est écrite au passé, comme si l’auteur dressait, ultérieurement, un inventaire de cette république et « IIIème Indépendance » dont il voulait se distancier : Et celle-ci, dès le berceau, avait l’ambition de n’avoir rien de commun avec cet inénarrable Pandémonium Démocratique qu’était un certain CONGO de triste mémoire […]. Emergeant de ces enfers, la République du ZAIRE avait donc prétendu mettre fin à tout cela. Suit alors un réquisitoire que rien avant n’annonçait. : […] les grands profiteurs du NOUVEAU REGIME […] s’empressaient d’emporter fébrilement et d’aller trimbaler à travers les villes de l’ex-métropole coloniale des malles et des valises bourrées de gros billets de banque », aux quatre coins cardinaux du ZAIRE fusaient des gémissements de désespoir chez des millions de « Concitoyens-à-part-entière » livrés au déferlement du terrorisme mis en branle, de part et d’autre, par des « nationalistes libérateurs » contre des « nationalistes dominateurs » tous s’acharnant, avec zèle, à massacrer des citoyens sans défense qui, par ailleurs, souffraient de la torture de la faim, enlisés dans un chômage sans issue, ne sachant plus à quel autre « NOUVEAU REGIME » se fier pour trouver la sécurité et pour avoir de quoi manger. […] Ainsi, hélas, après les tragiques convulsions de notre honteuse congolisation, nous nous retrouvions à nouveau de plain-pied dans la morbidité d’une certaine zaïrisation paupérisante […]. Ainsi, d’un[e] NOUVEAU REGIME à l’autre, nos gouvernants n’ont pas du tout changé leurs mœurs pillardes […] condamnant par habitude la communauté nationale à tous les degrés de la misère pendant qu’ils roulaient carrosse et naviguaient dans l’opulence en témoignage éloquent « d’immenses richesses » du ZAIRE, leur propriété exclusive à eux « Honorables Hommes d’Etat » marionnettes entièrement à la merci de prestidigitateurs internationaux. Et l’auteur de conclure le « nkunga maniongo » (la complainte) de l’ « infortuné Baya nDudi mwana Vuvu » par ce cri : « Qui sauvera notre cher pays de la ruine fatale ? »

12 Dans tout le récit qui a précédé et décrit les ravages de la tentative, dévoyée à ses yeux, de « deuxième indépendance », Paul Lomami Tchibamba a, en ce sens, adopté la même position que ceux qui allaient mettre fin à ces « délires collectifs16 », à savoir le général Mobutu et ses soutiens. On peut penser que le récit se terminait par le retour à l’ordre, ou simplement par la fin tragique du héros que l’on retrouve pendu. Or, les trois dernières pages opèrent comme un début de nouveau récit qui, en accéléré, constitue une critique virulente du régime mobutiste.

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13 Que le texte supposé original se soit montré ou non positif à l’égard du début de ce régime (qui rétablit temporairement l’économie et la sécurité), ces feuillets d’une autre texture dactylographiés d’une nouvelle manière offrent une critique qui ne pouvait être menée qu’après des années de pratique du nouveau régime zaïrois. Tout laisse penser que les deux parties ont été écrites séparément, en des temps différents.

14 Ils témoignent aussi de l’esprit critique et indépendant de l’auteur. S’il a pu, comme le montre sa phrase « Mais, Dieu merci, de 1966 à ce jour, nous relevons de la “IIIème Indépendance” qui a donné le jour à la république du ZAIRE », approuver le retour à l’ordre du nouveau régime mobutiste, il ne s’est pas privé de critiquer avec sévérité ce même régime par la suite, dans les nouvelles pages. Et ce, alors que le régime était encore tout-puissant, puisque Paul Lomami Tchibamba décède en 1985 et que le régime du président Mobutu tombe seulement douze ans plus tard, en 1997. Même si le texte ne fut pas publié de son vivant, par le seul fait de l’écrire, Paul Lomami Tchibamba prenait donc le risque encouru par ceux qui, dans le « “nouvel empire du silence”, pos[aient] des questions équivalant “à une grave subversion politique” », comme il le décrit au feuillet 64 de son tapuscrit17 : « un plus ou moins long séjour dans les oubliettes de quelque ergastule où des spécialistes s’empressaient de SERVIR des torgnoles aux malaisés. »

15 Ceci conforte le témoignage de ses proches. En 1984, Paul Lomami Tchibamba était malade et avait sombré dans la pauvreté. L’association des écrivains du Zaïre parvint à lui obtenir une rencontre avec le président Mobutu. Celui-ci reçut, en compagnie d’un de ses fils, celui qu’il connaissait en tant que journaliste et écrivain (en 1982, le président Mobutu avait financé la coédition, par les Editions Lokolé, du recueil reprenant Ngando chez Présence Africaine). Il l’aurait alors absous de ses critiques en raison de son âge et de son état de santé, bien qu’il eût eu, aurait-il dit, toutes les raisons de le jeter en prison. À son tour, Paul Lomami se fit pardonner les critiques qu’il avait écrites ou dites sur lui. Mobutu lui avait alors payé le voyage vers la Belgique pour s’y faire soigner. Paul Lomami s’y était rendu avant de mourir en août 1985.

16 En Afrique post-coloniale, les relations entre les écrivains et le pouvoir furent et sont complexes, faites de disgrâces et de retours en grâce. L’histoire supposée du tapuscrit de Nkunga Maniongo en témoigne à sa façon.

NOTES

1. Ainsi Silvia Riva dans Nouvelle histoire de la littérature du Congo-Kinshasa, version française fondée sur une traduction de l’italien par Collin Fort, Paris, L’Harmattan, collection « L’Afrique au cœur des lettres », 2006, notamment p. 35 et 85. 2. Dans sa Préface à Lomami Tchibamba, Ngando et autres récits, Paris-Kinshasa, Présence Africaine, Éditions Lokolé, 1982, p. 7-11. 3. Lomami Tchibamba, Ngando et autres récits, op. cit., p. 15-20. 4. Paul Lomami Ah ! Mbongo, Ah ! L’Argent, Paris, L’Harmattan, Collection « L’Afrique au cœur des lettres », 2007, p. 5.

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5. Londema paraîtra une première fois en 1974 sous ce titre dans la revue Cultures au Zaïre et en Afrique, Kinshasa, ONRD, ensuite sous celui de Légende de Londema, suzeraine de Mitsoué-ba-Ngomi dans la même revue en 1975, enfin sera réédité sous ce dernier titre dans Ngando et autres récits, op. cit. 6. Eliane Tchibamba, Une vie au creux des mots : Paul Lomami Tchibamba vu par sa fille, in Ah ! Mbongo, Ah ! L’Argent, op. cit., p. 11. 7. Voir Benoît Verhaegen, Rébellions au Congo, Bruxelles, CRISP, Kinshasa, IRES, vol. 1, 1966, vol. 2, 1969. 8. Voir notamment Frans Quinteyn, Stanleyville sous la terreur Simba, Mateka, Le Temps des ombres, avant-propos de Benoît Verhaegen, préface de Jean-Pierre Orban, Paris, L’Harmattan, Collection « Congo-Zaïre - Histoire et Société », 2004. 9. « La complainte ». 10. La Saga des Bakoyo Ngombé et autres inédits, Paris, L’Harmattan, collection « L’Afrique au cœur des lettres », 2014, p. 11. 11. Idem, p. 170. 12. Idem, p. 117. 13. Sa veuve, Madame Lukuma Mosa’Olongo, et sa fille Eliane Tchibamba. 14. Déposées en 2014 aux Archives et Musée de la littérature, au sein de la Bibliothèque Royale Albert Ier à Bruxelles. Voir la contribution de Jean-Claude Kangomba, rubrique « Répertoire de fonds d’archives », url : http://coma.revues.org/514. 15. Correction effectuée lors de l’établissement du texte pour l’édition. 16. La Saga des Bakoyo Ngombé, op. cit., p. 192. 17. Idem, p. 195.

AUTEUR

JEAN-PIERRE ORBAN

Ecrivain (Vera, Mercure de France, 2014), dirige la collection « pulsations » aux éditions Vents d’Ailleurs

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Trois murmures… en un cri Poème

Patrice Yengo

NOTE DE L'AUTEUR

« D’où vient le Congo ? », s’interroge Sony Labou Tansi dans un de ses poèmes en kikongo. Ou plus exactement : de quoi serait fait ce pays qui est autant un fleuve, un Verbe, qu’une invitation au voyage, à la paix ? Sinon de chair, la chair Congo dont se repaissent les prédateurs en tout genre qui hantent son histoire et qui n’ont de cesse de la réécrire sur « la peau cassée » des gardiens de son souffle dyspnéique. Peine perdue, puisqu'on ne peut faire bonne chère du Congo qu'en lui restituant cette part fantasmée du rêve qui l’habite et qui revient, toujours et toujours en fardeau de sang, comme une longue et lente plainte psalmodiée, un roman de sanglots murmurés, comme… un cri.

- 1 - Trinitaires

1 J’appartiens au pays où de palourdes profanes S’immolent au temps étoilé des pélicans-totem Souffrez que le temps ne soit plus à la Raison graphique Manière d’échapper à la chronique des évènements au gré du calendrier Je suis enfant de ce pays, vous dis-je ! Pays trinitaire où tout se décline par trois Et cela ne date pas d’aujourd’hui

2 Cette Histoire eût-elle besoin d’histoire qu’elle n’eut jamais été écrite que sur la pâleur trisomique des papyrus souillés « Trois francs » fut la première de cette histoire : Nom donné à une taxe De capitation comme pour mieux décapiter ce pays de ses bras vifs Et arracher les lamentations à la sève du caoutchoutier à laquelle l’unité de ma famille fut sacrifiée

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Puis La route de Mayama se changea en un long Golgotha d’où s’élevait l’ignition d’une plainte infinie

3 Nzila Mayama ni nzila ya bunsana La route de Mayama est route de misère La route de Mayama, ô père souverain, Est route de misère et de souffrance Pauvres de nous qui n’avons pas de défenseurs Pauvres de nous qui n’avons pas de soutien1

4 Diachronie des sentes de sang dilué Il eut fallu sur le parvis des onirismes d’emprunt Ne plus compter sur les décimales jusqu’à fatiguer et emboîter les ossements aux fiduciaires. OH, qui dira que notre rage n’est que bave de crapaud et que l’Homo faber mis au vert Goûte à ses propres lazzis Lorsque les certitudes du futur se cherchent un passé Et que celles du passé sont en deuil d’avenir À nos « soliloques vineux », les bardiques de vin de palme Altéré quêtent désormais des ulcérations hépatiques Que d’étranges artérioles de lambris Maculent de pensées pornographiques

5 Il fut dit qu’après les Trois Francs viendraient les temps insurrectionnels des Trois glorieuses 13-14-15 Août 1963, trois journées de révolte qui n’eurent de glorieux que le départ précipité de l’abbé Nnikon Nniku Probabilités des fortunes discordantes ou Discordances des possibles Et pourquoi pas Revenances d’exodes d’où personne ne revint. Perdu pour perdu, nous bâtirons de nouveau Les conseils de quartiers pillent la légitimité des syndicats condamnés à la remorque des bérets Et s’effarouchent à fleur d’asphalte de ce que la Vierge ait choisi ce jour pour s’éclipser. En s’assumant le jour de l’Assomption L’Assomption les assumait-il ? Perdu pour perdu, nous bâtirons de nouveau Oh ! Si nous savions que les rapines vraies de vrai étaient à venir ? Mais, il fut dit ce jour-là que les morts se compteraient désormais par trois Les Trois Glorieuses eurent leurs martyrs, ils furent trois. Cela s’entend ! A chaque jour suffit son tourment, n’est-ce pas ? Mais trois martyrs N’était-ce pas trop pour un pays exsangue ? Fallait-il en rajouter trois autres trois ans plus tard ? Mars 65, deux magistrats et un journaliste :

6 Matsocota, Pouabou et Massouémé volontaires aux procès des morts–prétextes Pour de sombres comptes à rebours Sans provisions de sang frais Que des goules avides blanchissent de slogans lutte de classe. Au désert du néocolonialisme, le sable est une autofiction

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Et les oasis des convictions d’ordre asséchées S’y gargarisent mieux que de nomadisme aux vertus opportunes

7 Des sept douleurs aux plaisirs éphémères L’opportunisme artificier. Importé d’Helvétie En portées vert- malachite plus terne que des lanternes de vessies alcoomètres Le recel des verrues importe si peu Il n’y a procès pénitentiel en pareilles circonstances que dans le théâtre des tribunaux d’exception Où les désirs de révolte volés aux ayant-droits dissolvent les nomenclatures des mensonges d’Etat La loi du maître enferme les rebellions en de catégories d’obligataires Où vient prendre appui l’épreuve de la folie Enoncée en insanités licites à excommunier, pour n’avoir été au monde Que glossatrices du peuple

8 Or, le peuple surgit dans le retrait. A l’extrémité même de son absence enfantant un territoire Sa disparition laissée à lui-même Est l’en-dedans d’un ultime désespoir chargé d’intimité Qu’aucun nom n’habite Qu’aucun nom ne vient gésir Aux moments du passage à la lumière Du tétragramme mortifère qui sanctifie le retour du feu des origines. Seul, Inventant l’inattendu La certitude de sa mort recèle d’immortalité. On demanda à aleph des raisons d’espérer Jusqu’à l’oméga l’infini tait si mal que l’anthracite des caravanes officielles Se chargea du noir des corbillards que traînaient nos solitudes Du jour où nous fûmes interdits de mourir seuls. Et de la Sierra-Leone au Rwanda La saison des machettes fut un avenant d’effroi en domino Et quand le ventre de la terre se gorge de la putréfaction des charniers ; Brazzaville a ses couloirs humanitaires, son Beach de disparus Ses prophètes de malheur et ses envoyés du ciel. Et Kinshasa, ses kadogos, bien sûr ! Mais aucun apôtre du pardon n’eut grâce aux yeux des profanateurs de la Raison

9 Pourtant je suis enfant de ce pays trinitaire Trinitaire de ce que tout se décline par trois. Même quand sur les échasses du temps. Surgissent trois militaires, du fond de la géhenne

10 L’essence du prétoire à même la gabardine n’est jamais présente au futur Ni au passé le millénarisme un modèle que l’on pourrait répéter dans la geste de l’espèce Presque par définition. Dans la mesure des idéaux, le futur s’annonce à ceux que le passé appareille À la fièvre vitulaire du recueillement Lyse adultérine. Ides de mars : Brutus avance la dague au clair Tu quoque mi frater… Même toi … mon frère… Même toi ? Que partout où ils arrivèrent à trois, Brazzaville ou Ouagadougou

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Les redresseurs de tort ne laissèrent que peu de chance au premier Sankara et Ngouabi, occis pour la sauvegarde de la Révolution Et dire que toute mort n’est mort de quelque chose Par l’acte même qui la projette vers l’immortalité, Immolation paterne : Pas de dedans, pas de dehors juste une fuite d’elle-même au cœur de ses visées païennes D’où suinte la paix du sang que l’éminence des fétiches réclame

11 Pour la conjuration des égaux Le pouvoir allochtone ne titre sa force que de la mort par trois À Brazzaville il fut réclamé un prélat et deux présidents À Kinshasa la Pentecôte se sustenta de trois pendus Et les volutes d’encens furent prises de hoquet Macabre arithmétique Sur le continent des sangles et de la chicotte, l’inanité est toujours une tragédie politique Pourquoi la Rédemption à trois serait-elle une passion propre à l’Afrique comme telle ? Pour les anneaux de la repentance Le confiteor du ressentiment s’assène d’humiliations Et d’onguent de désirs vils. Déjà aux origines : Patrice Lumumba, Maurice Mpolo, Joseph Okito s’offrirent en holocauste Mais ce pays en valait-t-il la peine ?

- 2 - Ignitions

12 J’appartiens au pays où l’horizon greffe les panurges du temps profané À l’ombre de nos fragilités. Tout à l’ombre Comme pour couler le destin qui nous échappe Aux étoiles reconquises aux pélicans-totem Sans tabou aucun. Sur le macadam au rythme des palans, seule la lune bâtardise encore l’innocence Des manifestants De sa nonchalance moqueuse. Comme Sur les écueils bestiaires des chats huant, la nuit prolonge Les chatoiements de nos peines perdues Vifs Sur les Plateaux dits Batékés, e griot, la gorge dépareillée psalmodie encore et encore la longue litanie des Rois morts Dont le dernier se rendit coupable d’avoir accueilli Savorgnan Et cédé ses terres aux concessionnaires de Bula Matari Comme quoi, L’ivresse du don accroit la faute et ne garantit pas le pardon Même les Tékés veulent du pouvoir ? lui demande le Juge De quel pouvoir défunt ? répond-il La dignité c’est ce qui reste lorsque toutes les attaches parodiques ont été rompues A quoi bon s’accrocher au tiers modique des baisers maternels Plus cruels que les voies obligataires que vous ne cessez d’emprunter au futur antérieur ?

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A quoi bon prescrire l’instance originelle de la pleine absence si l’identité du père ne se garantit plus qu’au formol ?

13 Je suis de la tribu des pères. Vaincus. Vae Victis ! Il fut demandé aux vaincus l’affût des guetteurs solitaires Qui se dissuadent de ce qui ne viendra plus Il me fut confié de repérer l’essence du reniement dans la présence de l’Autre Outre qu’il vint à nous pour nous séparer Et qui trône dans le Mausolée de nos défaites Ne me demandez pas alors d’où vient mon insubordination : Ne jamais répondre aux oukases primesautiers de ceux qui bénissent les ravisseurs Ne jamais abdiquer Tels, les principes qui défont nos complémentarités Ma complétude ? Je suis la Désobéissance même Proscrite à la décomposition du temps présent Au désir du désir incestueux de mère-patrie Même les amputés de cœur que vous êtes y auront leur place

14 J’appartiens au temps brusque des tourments, le cœur transi de hardiesses archétypales Harnachées aux sources chtoniennes du désir Que notre volonté soit faite Du croisement inattendu des digues d’asphalte A moins d’un hasard fertile Les hésitations voluptueuses sont l’emblème de notre condition

15 Aimer c’est châtier ? Non, aimer c’est détruire, alors vous détruisez Le sabre au clair sang de l’innocence Rivé sur le scotome de femelles Associations. Libres des hystéries du genre Mais de quel genre sont nos délires, lorsque nous volons l’avenir à nos enfants ? La fusion du sabre et de la bête explose toujours un quatre mars Mars, dieu de la guerre fit Que nos réveils ce jour-là furent de fission Des corps en chyme dégradés pendouillant sur les rebords des fenêtres Une femme les jambes à son cou attendant une brouette Dans son sang. Une affiche indique la direction : Chemin d’avenir Tournez à droite Mais ne tournez jamais la page. De grâce Les rêves de mars sont des nuages de cendre À l’équateur Saison manquante, le printemps paradoxal Les rêves de brumaire ont toujours le goût du sang. En mars, l’immortalité vient aux présidents le dix-huit Comme l’éternité aux prélats le vingt-deux ! En mars, comment voulez-vous que j’aie la mémoire courte ?

16 Les cratères creusés dans les seins d’une veuve attardée ruissellent des larmes du fils qui l’a violé Et vous voulez que je vous pardonne ?

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17 A tout point de vue, l’horizon s’obscurcit, Il n’est pas dit que les chacals reviendront si tant est dit qu’ils soient jamais partis Sadiques ! Les plages aveugles de nos défenses en berne s n’ont rien protégé de nos illusions. Je suis illusion, Parfaitement ! Force de l’illusion. Vous jugez l’illusion et vous voilà déjà condamnés à senestre de… de la bêtise Et pan ! Sur le bec. Et pan ! Et pan ! Et pan ! Humaine était cette bêtise-là, c’est-à-dire sans limites. Des ossements halogènes Eclairant les itinérances de nos intérieurs hallucinés, D’insalubres conversions Y cohabitent avec des intérêts photocopiés à la main. Où est-il dit que les Nègres étaient les originaux du monde ? Au tarif maison, ils furent cédés au premier preneur. Et depuis l’Afrique se dépeuple. Transatlantique fut ma première traversée. Gibraltar suffit maintenant à ma peine Pour les barbelés que Lampedusa me réservent

18 Fils de la veuve Vous ne m’arrêterez pas. Je serai chacun de vous comme vous m’aviez appris à l’être Et le Néant des fortunes saccagées au pillage de nos rêves Se gaulera de vos incohérences. Chez les autres la forêt est garantie Ici on fait fortune de tout bois pour les boiseries de vos coffres-forts de fortune ornées aux émaux de nos incisives. Puisqu’incisive est cette mort-là qui fait revenir les ossements des explorateurs pour l’obscénité d’une clé de songes Mais est-ce bien raisonnable ? Depuis qu’Omar est au pair, la Françafrique est en deuil De ce que les passions filioque s’éternisent Faure fils d’Etienne, Joseph rejeton de Désiré et Alain rectifié par Albert au rite du même nom. A qui le tour prochain ? Foi de méprises ? La vertu des servitudes. Désirée de ce qu’elle est haïe Inaugure l’excellence africaine La famille est aux premières loges. Récolte patrimoniale oblige : Cousins : présents Neveux : présents Nièces : présentes Personne ne manque ? Non, personne ne manque à l’appel Fils, filles, petits-fils, petites-filles, arrière petits-fils…Tout le monde est là Jamais mieux servi que par l’élargissement de soi-même Aux confins du Trésor public Faire bonne chère de la viande des autres Délices sorcières des petits plats Dans les grands…. de ce monde

19 Justement

20 Je reviens des enchères du monde Vendu trois francs six sous Personne pour me solder à l’écologie du désir Dans les nouveaux régimes du monde

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L’ordre du désir ne vaut pas une banane Et dire que les marchés se satinent des matins d’inflation Quid du Cac 40. Voilà qu’une voyelle s’absente pour des déjections cacodylates Et s’éprend des serpents de mer et des ricins purgatifs… Ne rien mettre en doute surtout Qui dédise la bonne foi du maître Ses figures variées de bâtisseur, de bon père, d’hommes aux datations sélectes, de chef militaire ou même d’opinion publique comme hier d’homme des masses ou d’actions concrètes. Qui ne compte en première altération joyeuse d’en être aimé ? Pour réjouir le maître et jouir de sa gaieté La voie est toujours royale pour les maîtres chanteurs Et toute la société à pied d’œuvre dans l’immersion de son désir

21 Assignation du maître : Je suis l’Unique, Unique comme le parti du chômage excédentaire Epure des épouvantails, épaulette des assortiments eunuques Pour le choix suivant : s’enrichir seul d’une prébende à plusieurs Que les anachorètes d’un jour aux firmaments blasphématoires Étouffent les sanglots vaporeux des enfants Etouffez, étouffez ! La récompense est au rendez-vous

- 3 – Tendresses buissonnières

22 Je suis né d’une lune Aux rayons chamarrés de tendresses buissonnières Comme il fut demandé aux chiens errants d’épandre leurs crocs sur la chaussée amarante Ainsi je fus visité Va, me dit la voix Munis-toi d’une truelle et prends du gros sel Tu as un chef à rebâtir qui a perdu le goût de la vie (la raison) Ne te retourne pas au premier vivier de reptiles en rut Cobras bavant d’inactualités pressantes L’arme de l’amour est une supplique du soleil qui raille la mort Comme l’amour des larmes précède les désillusions Alors, va. Traverse le palais. Il t’attend sur un siège en oulam de buis vert Chasse les immondices qui peuplent ses songes et verse le souffre opalin des horizons à venir Sur le seuil, là où ses conseillers gargarisent leurs rituels d’afflictions Un aéropage de crétins aux prises avec la béance du monde en nadhir T’imposera dans la Chambre du milieu Aux prix de sacrements qu’attendent de sombres tontines.

23 Le leurre pour qui vise à l’illumination est de céder au scintillement des mots, Les mots sont des fétiches dans la densité énigmatique de nos frustrations. Se tenant en marge du speculum des mots

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Le mort saisit le mors Et chevauche la minuscule engeance de nos certitudes Prégénitales où d’aberrante s régressions S’infantilisent encore et encore, s’affranchissant de nos cyanoses : Ultime oxygénation des hantises estampillées bantoues. Ductilité est le mot qui leur convient, Lorsque le mal revient au galop avec de vendeurs de fantasmes Et les mots des Autres. Pour les collations du développement, de l’ajustement structurel, du renforcement des billevesées, du leadership et autres fariboles. Fatras oscillaire du cours du pétrole. Endémique, La perversité tératologique des mots d’ordre est de tertre : Sur la pâte molle de nos identités d’argile, le mal des mots.

24 Combien de tombes encore à creuser au nom de l’ethnie ?

25 Je fus fait balustre pour d’incertaines agapes. Au saint des Saints où de friables oboles me furent proposées. Que cure ! Siégeant dans la Moriyya des Chroniques d’Ornan, Mon métier me l’interdisait. Ainsi en va-t-il du Nganga en chef ! Vous veniez de partout me consulter pour d’âpres examens. Qui pour une prostate administrative, un lichen vert de blanc Qui pour une impuissance de plein droit Légalisée par la légitime. Le premier fut un colonel en mal d’érection. Un bain au lemba-lemba Suffit à sa promotion. Général, il raidit et disparut, on ne le revit plus qu’à la télévision. Le second craignait pour son poste de ministre. Il devint Premier ministre Puis vint un troisième, un quatrième et une queue chaque jour plus compacte… Pour des absolutions tronculaires, Reversées à la surenchère de vos péchés capitaux. L’envie, la jalousie, la gourmandise… La luxure en premier excédent hypocondriaque galvanisait D’insatiables appétits. J’étais complice d’un monde que je honnissais

26 L’insurrection au creux du non-verbal Cède aux comédons de l’innocence l’imminence de la catastrophe.

27 Qui d’entre vous la vit venir ?

28 Seulement, sa prévalence ressuscite toujours le maître des lieux à la merci des gestes d’infortune Populace, Vulgus, Plèbe, je suis de tous ces noms lorsque l’histoire efface son visage de sable sur nos rides. Masse solide, douée d’éternité dans la totalité putride de vos corps vides, Je n’avais de cesse de vous prévenir : mutilé, le corps s’envahit de séditieux désirs ; Réjouissances inaltérables D’un instant, pour n’avoir pas été de tous les instants, tel est son sort Que je vous jette à la face, L’instant d’une vérité. Si Sisyphe s’égare sur la falaise de sa fiction d’autonomie, ne lui en voulez pas, ses verdicts d’impossibilité sont des établis de l’espérance. Non de cette nouvelle espérance déjà décatie d’ordaliques routines mais du médium inéluctable de la liberté… enjambée.

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29 La loi est une, dites-vous ? Oui la Loi est Une… Que nenni ! La loi est une table de multiplication des peines pour les uns et de dividendes pour les autres

30 Vous conviendrez que nous ne parlons pas la même langue mais nous parlons de la même chose. D’où vos frasques et Les déclinaisons tumultueuses du monde qui nous sépare. Frères encore hier, nous étions faits de la même matière pleine et sans vide. Vacuité des vacuités, Aujourd’hui fraternité est un non-lieu que j’habite seul Comme tu nettoies les anses d’une fortune importée pour une éternité de pacotille. L’éternité à laquelle tu aspires, seule la mort la procure ; Et tu en as peur, Et vous mourrez ! De votre démesure dionysiaque. Et dire que l’amoncellement des crimes enjoués engendre des corps insensibles aux Meurtrissures parfumées aux slogans maternels, Les chiens même qui aboient au soleil, Savent tenir grand compte des moissons vivantes du ciel

31 En vérité, en vérité, je vous le dis L’ascétisme n’est plus de mise Par principe, toute faune pulsion a ses tics dans la lutte. Survie oblige ! Sommes aussi enfants de vos bacchanales, vous savez ? Enfants du pessimisme joyeux Des symétries tribales, frontalières Des absoutes sans absolution Des vertiges saisis par le rythme. Pour les réclames de la rumba à l’immanence du Point G.

32 À la pétition orgasmique des ténèbres, Le Crypte des clartés s’avive de rencontres sans épaisseur.

33 Demain Est une fiction autre. Mais demain, je vous avertis Je ne serai plus là. Pour les suites enflammées aux enchaînements des corps chiffrés Je ne serai plus là Pour les viscosités des trous noirs aux pétillons blafards Je ne serai plus là Pour l’incontinente effervescence de vos bavures policières Ni pour les luisons incantatoires des menstrues lunaires Je ne serai plus là Pour la culbute éphémère des dots alimentaires Ni pour les pensions alimentaires des collectionneurs de fausses identités Rebuts d’officiers s’agglutinant aux trois millions de Mpila En rodage de scélérates récidives, malfaisance De crocodiles vicieux, de canins véreux Je ne serai plus là

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Pour juguler les tempêtes de moellons soufflant sur nos consciences de braise Je ne serai plus là et vous avec moi

34 Aujourd’hui, deux pays sont aux acquêts. Le vôtre. Le mien.

35 Votre pays, un coffre-fort aux enluminures de devises assorties Trébuchantes aux frontières, sonantes à l’Ouest d’Eden Les douanes s’en effarouchent précisément Votre pays, un tribunal batave international dont nos terreurs policières s’effraient De tous leurs membres victimes d’un étrange mal de l’air Vous redoutez leur pays comme Vous terrorisez le vôtre

36 Le pays : mon pays, ce n’est pas le territoire dont vous seriez le porte-parole, c’est mon corps et c’est l’autre de mon corps qui le suit comme un reflet et son ombre dans la souffrance, la peine et la joie. : Mon pays, un carrefour mouvant entre ce qui nous touche et la menace que vous y faites peser Sur nos corps …Mon pays, c’est la frontière de tensions Entre notre vécu dans l’écho de ses profondeurs et le redoublement des duplicités Où vous enferment vos visages sans cul, vos organes sans corps, vos phallus sans libido Vous nous vouliez excréments de vos viscères ? Nous sommes mains ouvertes et poings fermés

37 Se peut-il qu’il y ait mirage ? Non, Le fruit amer de nos angoisses est béni.

38 Saint miroir, ô matérielle irréalité Fais apparaître sur la surface impure de nos egos la présence de leur immaturité : Suscite leur absence d’adhérence…Tels qu’en eux-mêmes, De sorte qu’ils inversent l’image du monde où ils se gaufrent Dans l’incontinence de leurs métaphysiques de faussaires Protégées par l’arbitraire de la rédemption Mais il n’y aura pas de Rédempteur La rédemptrice qui est venue a eu la tête tranchée.

39 J’en fus son exécuteur testamentaire. Pour vos ambitions que nous payons de nos comédons éruptifs Jusqu’au truisme de n’être rien d’autres que des verrats.

40 Octobre 2012

NOTES

1. Chant matswaniste traduit par Martial Sinda, Le messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris, Payot, 1972, p. 244

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INDEX

Mots-clés : Congo-Brazzaville, poésie congolaise, essai

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