Penser Avec Daniel Charles
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Noesis 19 | 2012 Penser avec Daniel Charles Electronic version URL: http://journals.openedition.org/noesis/1798 ISSN: 1773-0228 Publisher Centre de recherche d'histoire des idées Printed version Date of publication: 1 June 2012 ISSN: 1275-7691 Electronic reference Noesis, 19 | 2012, « Penser avec Daniel Charles » [Online], Online since 01 June 2014, connection on 25 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1798 This text was automatically generated on 25 February 2020. © Tous droits réservés 1 Penser avec Daniel Charles Carole Talon-Hugon 1 Daniel Charles (1935-2008) est devenu professeur au département de philosophie de l’université de Nice en 1989, apportant avec lui une atmosphère de jovialité, de fantaisie et de hardiesse théorique exceptionnelle et incomparable. Il arrivait du département de musique de l’université de Paris VIII, où le nombre croissant de travaux à diriger (entre 1986 et 1989, il avait dirigé 7 thèses de doctorat, 113 mémoires de maîtrises et 45 mémoires de DEA) et un grand nombre de tâches administratives (il avait été directeur du département de musique, puis de l’UER « Arts ») rendaient difficile la poursuite de son travail de recherche. Il avait donc demandé sa mutation pour un département de philosophie de taille plus raisonnable, et dans lequel enseignaient des professeurs dont les champs de recherche recoupaient les siens : Dominique Janicaud y représentait la phénoménologie, Clément Rosset, Jean-Paul Larthomas et Maurice Elie y développaient des travaux qui, à des titres divers, intéressaient l’esthétique. 2 Car bien qu’arrivant d’un département de musique, Daniel Charles ne s’intéressait pas seulement à la musique. Il s’y intéressait certes beaucoup, puisqu’il fut élève du Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe d’Olivier Messiaen, où il obtint un Premier Prix en juin 1956 pour son mémoire intitulé : Structures cinétiques dans le poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » de Stéphane Mallarmé. De 1956 à 1958 il fut membre du Groupe de recherches de musique expérimentale de la Radiodiffusion Française (sous la direction de Pierre Schaeffer) puis élève, à Darmstadt, de Boulez et de Stockhausen. À Bruxelles, en 1958, il fit la rencontre, décisive pour l’évolution de sa pensée musicale et plus largement de sa philosophie, de John Cage. La bibliographie ci-jointe permettra de voir tous les travaux qui s’en sont suivis et notamment l’ouvrage qu’il a co-signé avec lui : Pour les Oiseaux, paru d’abord en français, et dont les traducteurs américains ont souligné qu’il s’agissait d’ « une partition de John Cage, mais dont celui-ci avait confié la réalisation à Daniel Charles ». Il s’intéressa aussi à la musique dans ses aspects institutionnels puisqu’il exerça en 1968 la fonction de rapporteur de la Commission ministérielle chargée de l’enseignement de la musique dans les universités, participa à la redéfinition du profil des professeurs de musique, à l’instauration d’une pédagogie neuve et, en 1969, à la création du Noesis, 19 | 2012 2 département de musique de Paris VIII. Arrivé à Nice, cet intérêt ne faiblit jamais et Daniel Charles collabora activement à l’organisation des MANCA. 3 Mais son approche de la musique était celle d’un philosophe. Avant d’entrer au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, il avait étudié la philosophie à la Sorbonne et avait été admissible à l’ENS de la rue d’Ulm. En même temps qu’il poursuivait ses études de musique, il prépara, sous la direction d’Étienne Souriau, un diplôme d’études supérieures de philosophie (mention Esthétique) qu’il obtint en 1956, à la Sorbonne. Trois ans plus tard, il fut reçu à l’agrégation de philosophie et enseigna pendant trois ans cette discipline dans le secondaire (au lycée de Saint-Denis de la Réunion, puis au lycée Périer à Marseille. Il entra dans l’enseignement supérieur en devenant assistant d’esthétique (musique et arts plastiques) à la faculté des lettres d’Aix-en-Provence de 1964 à 1966, puis assistant et maître-assistant d’esthétique à la faculté des lettres de Paris-Nanterre de 1966 à 1969, dispensant des cours d’histoire de la philosophie ou de philosophie générale autant que d’esthétique. Le titre de sa thèse pour le doctorat d’État :« Les nouvelles musiques et la question du temps », préparée sous la direction de Mikel Dufrenne et soutenue en 1977, à l’université de Paris X- Nanterre, montre assez l’imbrication de ces intérêts théoriques. Nommé maître de conférences en arts en octobre 1977, il devint professeur titulaire en arts le 1er décembre de la même année. 4 L’imbrication de ces trois champs que sont la musicologie, l’esthétique et la philosophie fait de l’œuvre de Daniel Charles un ensemble remarquable, à la fois complexe, dense et profond, sans jamais être sévère ou lourd. Le meilleur aperçu qu’on puisse en donner se trouve dans un texte qu’il avait lui même rédigé en 1991 pour présenter ses travaux de recherches à ceux qui allaient devenir ses collègues niçois : Ainsi qu’en témoigne le rapport qu’avait établi en juin 1977, à l’issue de notre soutenance de thèse d’État, le Président du jury, M. Gilbert Lascault, l’essentiel de nos recherches avait porté, de 1961 (année d’inscription de notre sujet) à 1977, sur la possibilité de la constitution d’une esthétique du temps musical qui cessât d’être une esthétique du temps à sens unique, c’est à dire du temps historique linéaire à la façon d’Adorno et de l’école de Francfort. La problématique qui était alors la nôtre consistait à demander comment une temporalité multiple, réclamée à l’évidence par tous les compositeurs non inféodés au dogme sériel, allait pouvoir se déployer en temps de présence. Notre thèse s’appuyait, pour proposer une réponse, sur la doctrine heideggerienne de l’ « égalité des dimensions du temps ». L’enquête, si détaillée qu’elle fût, ne mettait cependant qu’incomplètement la démarche heideggerienne à l’épreuve de l’art d’aujourd’hui. De ce dernier, nous n’avions en effet que le corpus qui se prêtait le mieux à notre entreprise, celui de la musique, et, au sein de la musique, celui de l’école américaine. D’autre part, nous n’avions qu’insuffisamment tenu compte des prolongements herméneutiques de la tentative heideggerienne. C’est à combler cette double lacune que nous avons tenté de procéder, dans une série d’articles et de cours ou de séminaires qui, s’étageant en gros de 1977 à 1987, ont examiné l’évolution non seulement de la musique, mais des diverses disciplines artistiques, vers la nébuleuse de la « post-modernité » ; et, concurremment, l’infléchissement de l’herméneutique vers ce que Gianni Vattimo a appelé la « pensée faible ». Mais dans le droit fil de cette interrogation, il nous est apparu de plus en plus nettement ces dernières années que certaines pensées extrême-orientales, généralement méconnues en Occident, comme celles de Nishida Kitarô et de l’école de Kyoto (Kuki Shûzô, Tanabe Hajime et surtout Nishitani Keiji), valaient d’être élucidées non pas seulement pour elles-mêmes, à des fins de pure érudition, mais dans une perspective herméneutique, perspective qu’elles contribuent aujourd’hui à enrichir, voire à faire rebondir. Le maître-livre de l’élève de Heidegger qu’est Noesis, 19 | 2012 3 Nishitani, Religion and Nothingness, conduit à réinterpréter la doctrine de la Gleichzeitigkeit à la lumière de la théorie du temps chez Dôgen, et celui-ci ne se comprend qu’à partir des thèses du bouddhisme chinois Hua-yen ; or toutes ces doctrines sont aujourd’hui parfaitement vivantes, et parfaitement « opératoires », dans la pratique de musiciens comme Kondo ou Satoh, de vidéastes comme Nam June Paik etc. L’esthétique débouche alors sur une spiritualité à la fois profondément traditionnelle, et, par ses incidences pratiques tout aussi « édifiante » que l’herméneutique telle que l’envisage un Richard Rorty. Notre recherche, croyons-nous, se doit dès lors de devenir comparative. Elle ne peut en ce sens, que déborder l’esthétique stricto sensu. 5 Les titres des cours qu’il dispensa à Nice se font l’écho de ces recherches. Je n’en retiendrai ici que quelques-uns : « L’esprit du Tao et l’art contemporain » (1994-1995), « Le nouveau transcendantalisme » (1995-1996), « Heidegger et l’histoire de la métaphysique » (1996-1997), « Musique et philosophie » (1997-1998). 6 Daniel Charles n’est pas seulement un auteur important et influent du XXe siècle, internationalement connu et reconnu, comme l’atteste la longue liste des conférences qu’il donna en Europe mais aussi aux USA, au Québec, à Puerto-Rico ou à Séoul, au Japon, aux Philippines ou à Honolulu. Ce fut aussi une personnalité remarquable dont tous ceux qui l’ont connu conservent le souvenir ému : son immense savoir, sa générosité, son humour faisaient de lui un sage éloigné de tout dogmatisme et ouvert à toutes les expériences de pensée. Il avait traduit en 1994 un texte de John Cage intitulé Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique1. Ce titre à lui seul donne un aperçu incomplet mais fidèle de l’esprit de Daniel Charles, de son anti-clacissisme, de son goût des formules iconoclastes aux allures de canular, exprimant sans dogmatisme aucun et loin de tout esprit de sérieux, des partis pris théoriques radicaux. Il semait, sans en avoir l’air, des germes de réflexions audacieux, qui donnaient des fruits d’autant plus vifs qu’ils n’étaient pas prévisibles et programmés. Ses étudiants comme ses collègues se souviennent avec émotion de cette manière très particulière de partager son savoir ; il avait le don de la pollinisation.