Noesis

19 | 2012 Penser avec Daniel Charles

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/noesis/1798 ISSN: 1773-0228

Publisher Centre de recherche d'histoire des idées

Printed version Date of publication: 1 June 2012 ISSN: 1275-7691

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Penser avec Daniel Charles

Carole Talon-Hugon

1 Daniel Charles (1935-2008) est devenu professeur au département de philosophie de l’université de Nice en 1989, apportant avec lui une atmosphère de jovialité, de fantaisie et de hardiesse théorique exceptionnelle et incomparable. Il arrivait du département de musique de l’université de VIII, où le nombre croissant de travaux à diriger (entre 1986 et 1989, il avait dirigé 7 thèses de doctorat, 113 mémoires de maîtrises et 45 mémoires de DEA) et un grand nombre de tâches administratives (il avait été directeur du département de musique, puis de l’UER « Arts ») rendaient difficile la poursuite de son travail de recherche. Il avait donc demandé sa mutation pour un département de philosophie de taille plus raisonnable, et dans lequel enseignaient des professeurs dont les champs de recherche recoupaient les siens : Dominique Janicaud y représentait la phénoménologie, Clément Rosset, Jean-Paul Larthomas et Maurice Elie y développaient des travaux qui, à des titres divers, intéressaient l’esthétique.

2 Car bien qu’arrivant d’un département de musique, Daniel Charles ne s’intéressait pas seulement à la musique. Il s’y intéressait certes beaucoup, puisqu’il fut élève du Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe d’Olivier Messiaen, où il obtint un Premier Prix en juin 1956 pour son mémoire intitulé : Structures cinétiques dans le poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » de Stéphane Mallarmé. De 1956 à 1958 il fut membre du Groupe de recherches de musique expérimentale de la Radiodiffusion Française (sous la direction de Pierre Schaeffer) puis élève, à Darmstadt, de Boulez et de Stockhausen. À Bruxelles, en 1958, il fit la rencontre, décisive pour l’évolution de sa pensée musicale et plus largement de sa philosophie, de John Cage. La bibliographie ci-jointe permettra de voir tous les travaux qui s’en sont suivis et notamment l’ouvrage qu’il a co-signé avec lui : Pour les Oiseaux, paru d’abord en français, et dont les traducteurs américains ont souligné qu’il s’agissait d’ « une partition de John Cage, mais dont celui-ci avait confié la réalisation à Daniel Charles ». Il s’intéressa aussi à la musique dans ses aspects institutionnels puisqu’il exerça en 1968 la fonction de rapporteur de la Commission ministérielle chargée de l’enseignement de la musique dans les universités, participa à la redéfinition du profil des professeurs de musique, à l’instauration d’une pédagogie neuve et, en 1969, à la création du

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département de musique de Paris VIII. Arrivé à Nice, cet intérêt ne faiblit jamais et Daniel Charles collabora activement à l’organisation des MANCA. 3 Mais son approche de la musique était celle d’un philosophe. Avant d’entrer au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, il avait étudié la philosophie à la Sorbonne et avait été admissible à l’ENS de la rue d’Ulm. En même temps qu’il poursuivait ses études de musique, il prépara, sous la direction d’Étienne Souriau, un diplôme d’études supérieures de philosophie (mention Esthétique) qu’il obtint en 1956, à la Sorbonne. Trois ans plus tard, il fut reçu à l’agrégation de philosophie et enseigna pendant trois ans cette discipline dans le secondaire (au lycée de Saint-Denis de la Réunion, puis au lycée Périer à Marseille. Il entra dans l’enseignement supérieur en devenant assistant d’esthétique (musique et arts plastiques) à la faculté des lettres d’Aix-en-Provence de 1964 à 1966, puis assistant et maître-assistant d’esthétique à la faculté des lettres de Paris-Nanterre de 1966 à 1969, dispensant des cours d’histoire de la philosophie ou de philosophie générale autant que d’esthétique. Le titre de sa thèse pour le doctorat d’État :« Les nouvelles musiques et la question du temps », préparée sous la direction de Mikel Dufrenne et soutenue en 1977, à l’université de Paris X- Nanterre, montre assez l’imbrication de ces intérêts théoriques. Nommé maître de conférences en arts en octobre 1977, il devint professeur titulaire en arts le 1er décembre de la même année. 4 L’imbrication de ces trois champs que sont la musicologie, l’esthétique et la philosophie fait de l’œuvre de Daniel Charles un ensemble remarquable, à la fois complexe, dense et profond, sans jamais être sévère ou lourd. Le meilleur aperçu qu’on puisse en donner se trouve dans un texte qu’il avait lui même rédigé en 1991 pour présenter ses travaux de recherches à ceux qui allaient devenir ses collègues niçois : Ainsi qu’en témoigne le rapport qu’avait établi en juin 1977, à l’issue de notre soutenance de thèse d’État, le Président du jury, M. Gilbert Lascault, l’essentiel de nos recherches avait porté, de 1961 (année d’inscription de notre sujet) à 1977, sur la possibilité de la constitution d’une esthétique du temps musical qui cessât d’être une esthétique du temps à sens unique, c’est à dire du temps historique linéaire à la façon d’Adorno et de l’école de Francfort. La problématique qui était alors la nôtre consistait à demander comment une temporalité multiple, réclamée à l’évidence par tous les compositeurs non inféodés au dogme sériel, allait pouvoir se déployer en temps de présence. Notre thèse s’appuyait, pour proposer une réponse, sur la doctrine heideggerienne de l’ « égalité des dimensions du temps ». L’enquête, si détaillée qu’elle fût, ne mettait cependant qu’incomplètement la démarche heideggerienne à l’épreuve de l’art d’aujourd’hui. De ce dernier, nous n’avions en effet que le corpus qui se prêtait le mieux à notre entreprise, celui de la musique, et, au sein de la musique, celui de l’école américaine. D’autre part, nous n’avions qu’insuffisamment tenu compte des prolongements herméneutiques de la tentative heideggerienne. C’est à combler cette double lacune que nous avons tenté de procéder, dans une série d’articles et de cours ou de séminaires qui, s’étageant en gros de 1977 à 1987, ont examiné l’évolution non seulement de la musique, mais des diverses disciplines artistiques, vers la nébuleuse de la « post-modernité » ; et, concurremment, l’infléchissement de l’herméneutique vers ce que Gianni Vattimo a appelé la « pensée faible ». Mais dans le droit fil de cette interrogation, il nous est apparu de plus en plus nettement ces dernières années que certaines pensées extrême-orientales, généralement méconnues en Occident, comme celles de Nishida Kitarô et de l’école de Kyoto (Kuki Shûzô, Tanabe Hajime et surtout Nishitani Keiji), valaient d’être élucidées non pas seulement pour elles-mêmes, à des fins de pure érudition, mais dans une perspective herméneutique, perspective qu’elles contribuent aujourd’hui à enrichir, voire à faire rebondir. Le maître-livre de l’élève de Heidegger qu’est

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Nishitani, Religion and Nothingness, conduit à réinterpréter la doctrine de la Gleichzeitigkeit à la lumière de la théorie du temps chez Dôgen, et celui-ci ne se comprend qu’à partir des thèses du bouddhisme chinois Hua-yen ; or toutes ces doctrines sont aujourd’hui parfaitement vivantes, et parfaitement « opératoires », dans la pratique de musiciens comme Kondo ou Satoh, de vidéastes comme Nam June Paik etc. L’esthétique débouche alors sur une spiritualité à la fois profondément traditionnelle, et, par ses incidences pratiques tout aussi « édifiante » que l’herméneutique telle que l’envisage un Richard Rorty. Notre recherche, croyons-nous, se doit dès lors de devenir comparative. Elle ne peut en ce sens, que déborder l’esthétique stricto sensu. 5 Les titres des cours qu’il dispensa à Nice se font l’écho de ces recherches. Je n’en retiendrai ici que quelques-uns : « L’esprit du Tao et l’art contemporain » (1994-1995), « Le nouveau transcendantalisme » (1995-1996), « Heidegger et l’histoire de la métaphysique » (1996-1997), « Musique et philosophie » (1997-1998).

6 Daniel Charles n’est pas seulement un auteur important et influent du XXe siècle, internationalement connu et reconnu, comme l’atteste la longue liste des conférences qu’il donna en Europe mais aussi aux USA, au Québec, à Puerto-Rico ou à Séoul, au Japon, aux Philippines ou à Honolulu. Ce fut aussi une personnalité remarquable dont tous ceux qui l’ont connu conservent le souvenir ému : son immense savoir, sa générosité, son humour faisaient de lui un sage éloigné de tout dogmatisme et ouvert à toutes les expériences de pensée. Il avait traduit en 1994 un texte de John Cage intitulé Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique1. Ce titre à lui seul donne un aperçu incomplet mais fidèle de l’esprit de Daniel Charles, de son anti-clacissisme, de son goût des formules iconoclastes aux allures de canular, exprimant sans dogmatisme aucun et loin de tout esprit de sérieux, des partis pris théoriques radicaux. Il semait, sans en avoir l’air, des germes de réflexions audacieux, qui donnaient des fruits d’autant plus vifs qu’ils n’étaient pas prévisibles et programmés. Ses étudiants comme ses collègues se souviennent avec émotion de cette manière très particulière de partager son savoir ; il avait le don de la pollinisation. Aussi, ce volume d’hommage voulu et réalisé par un certain nombre de ceux qui furent ses amis et ses collègues, s’intitule-t-il Penser avec Daniel Charles, signifiant par là qu’ils entendent poursuivre les voies qu’il avait ouvertes. Parce que l’œuvre de Daniel Charles se poursuit dans les travaux qu’il a initiés, dans les recherches qu’il a laissées ouvertes, dans les champs de réflexion nouveaux qu’il a arpentés, il ne s’agit pas seulement de faire de son œuvre un objet d’étude, mais aussi et plus encore de faire germer toutes les semences qu’il a jetées dans les esprits.

ANNEXES

Principales publications de Daniel Charles Ouvrages principaux Pour les Oiseaux (Entretiens avec John Cage), Paris, Éd. Pierre Belfond, 1976. Traduit en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien et Japonais (Rééd. : Paris, L’Herne, 2002).

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Le temps de la voix, Paris, J.-P. Delarge, 1978. Gloses sur John Cage, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1978. Trad. japonaise (Rééd. : Paris, Desclée de Brouwer, 2002). John Cage oder Musik ist los, Berlin, Merve Verlag, 1984. Poetik der Gleichzeitigkeit, Bern, Benteli Verlag, 1987. Zeitspielraüme, Berlin, Merve Verlag, 1989. Musketaquid, Musik und Transzendantalismus, Berlin, Merve, 1994. Musiques nomades, Paris, Kimé, 1998. La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001. Direction d’ouvrages collectifs D. Charles a dirigé 6 numéros spéciaux de la Revue d’Esthétique (entre 1968 et 1998), notamment le numéro spécial triple 13-14-15 (1989) consacré à John Cage (Toulouse, Privat éd. ; repris à Paris, Éd. J.-M. Place). Articles divers D. Charles a publié plus de 200 articles parus dans de nombreuses revues (Revue musicale, Analyse musicale, VH 101, Traverses, Corps écrit, Exercices de la patience, Le temps de la réflexion, Etc. Montréal, Parachute, Discourse, The Musical Quarterly, The World and I, Alpha-beta, Il Verri, Synteesi, Musik-Konzepte, etc.), dans divers recueils collectifs et dans plusieurs encyclopédies. Il a en outre préfacé divers ouvrages et enregistrements. Traductions D. Charles a traduit de l’anglais : - Abraham A. Moles, Experimental Music (Les Musiques expérimentales, Zürich, Cercle d’Art, 1966). - Alfred North Whitehead, Process and Reality (Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1996 - en collaboration avec l’équipe du CRHI, CNRS et Université de Nice). - John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique (La Souterraine, La Main courante, 1994).

NOTES

1. John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique, trad. D. Charles, La Souterraine, La Main courante, 1994, réédité en 2010.

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AUTEUR

CAROLE TALON-HUGON

Carole TALON-HUGON est professeur de philosophie à l’université de Nice Sophia Antipolis, présidente de la Société française d’esthétique et directrice de publications de la Nouvelle Revue d’Esthétique. Elle a récemment publié Morales de l’art (Paris, PUF, 2009), L’Esthétique (Paris, PUF, Que sais-je ?, 3e édition, 2010). Elle a dirigé un recueil de traductions, Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes (PUF, 2011), et co-dirigé avec P. Destrée Le Beau et le bien. Perspectives historiques (Nice, Ovadia, 2011).

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Souvenirs de Daniel Charles

Clément Rosset

1 Bien que l’ayant rencontré parfois à Paris, je ne fis réellement connaissance de Daniel Charles qu’à partir du moment où il fut nommé professeur à la faculté de lettres de Nice (où j’enseignais moi-même) et s’installa dans sa villa d’Antibes. Il y organisait des soirées et des dîners mémorables, préparés par sa femme Jacqueline qui avait le quadruple avantage d’être charmante, québécoise, pianiste et excellente cuisinière. Nous ne tardâmes pas à devenir intimes.

2 L’origine de notre amitié fut bien sûr un amour commun de la musique, mais aussi un goût, également commun, pour le canular. Son attirance pour l’insolite et le tour de force – qui me rappelait parfois les goûts de Ravel – lui faisait souvent transformer la faculté de Nice, où d’autres lieux, en une sorte de magasin de farces et attrapes. Une fois c’était, par je ne sais quelle prouesse réalisée probablement à l’aide de satellites, l’audition d’accords plaqués simultanément à Nice et à New York. Une autre fois, il nous épatait en parlant en direct à une émission radiophonique de Tokyo, tout en prenant son petit déjeuner dans sa salle à manger d’Antibes. Il avait aussi l’art de la transformation, voire de la perversion des lieux. Il lui arrivait ainsi de transformer les trois étages du bâtiment qui abritait notre département de philosophie, ainsi que celui de littérature, en une étrange salle de concert, munie de toute la sonorisation nécessaire, que les étudiants écoutaient en allant et venant de salle en salle et d’escalier en escalier. Tout cela l’amusait beaucoup et était d’ailleurs impressionnant. Je me souviendrai longtemps d’un de ces concerts auquel j’assistai. Il me semble qu’on y entendait mieux la musique que partout ailleurs, isolée qu’elle était alors de ses lieux d’écoute ordinaire. 3 L’amusaient aussi beaucoup les démonstrations absurdes – car il était assez sceptique, j’y reviendrai, à l’égard des démonstrations sérieuses de la philosophie – souvent fondées sur des rapprochements cocasses et inattendus, c’est le moins qu’on puisse dire. Il aimait assez appuyer une vérité somme toute banale sur un paragraphe compliqué de Heidegger, dont ne sortaient grandis ni Heidegger ni la vérité en question. C’était souvent un jeu de mots burlesque qui était appelé à l’aide d’un éclaircissement philosophique. Je me souviens de son explication du jugement expéditif de Nietzsche sur Zola, dans le Crépuscules des idoles : « Zola, ou la joie de puer ». Cela va

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de soi, nous disait-il, à cause de « gorgon-Zola », c’est-à-dire gorgonzola, formage qui sent fort comme chacun sait. Suivaient quelques commentaires additionnels sur le rapport entre les gorgones et la pensée nietzschéenne. 4 Il avait déjà fait preuve de son savoir-faire à la radio, quand il habitait Paris et faisait diffuser sur les ondes publiques des disques des plus bizarres (comme celui des trois Bretonnes braillant d’une voix de stentor un interminable chant aux multiples couplets répétitifs ; ou encore celui dans lequel Artaud débite d’une voix suraiguë, au son d’un tambour indien d’Amérique dont il jouait lui-même, de savoureuses insanités, – tout cela sous la mine verte du producteur qui se voyait déjà renvoyé de son poste, terreur permanente chez les gens de télévision et de radio). J’essayai de me rattraper en lui faisant découvrir les interprétations inégalables, notamment dans Mozart, de Madame Foster-Jenkins dont la voix, plus redoutable encore que celle de Bianca Castafiore dans l’air des bijoux de Faust, évoque tantôt le hurlement d’un chien lorsqu’on marche par mégarde sur sa queue, tantôt les cris d’une personne soumise à la roulette du dentiste. 5 Il arrivait aussi, bien sûr, qu’il me fît découvrir ou redécouvrir des musiciens du plus grand intérêt : John Cage, naturellement, mais aussi tel aspect de Rachmaninov que j’ignorais (L’Île des morts), ou un compositeur à tort réputé mineur. Il pensait certainement le plus grand bien de Bach et de Mozart. Mais, si on l’interrogeait à ce sujet, il aurait très probablement juré qu’à Bach il préférait l’un de ses fils, et à Mozart Salieri ou Süssmayer, admirable continuateur du Requiem. Goût de la mystification ? De la provocation ? Canular encore ? Peut-être. 6 Que dire encore ? Tant de choses, sans doute, mais je ne puis ici tout dire. Ceci tout de même, qui était étonnant, je veux parler de son activité incessante, et de son absence apparente de besoin de sommeil. Daniel avait une puissance de travail qui me laissait pantois : il lisait et écrivait jour et nuit, dirigeait plusieurs centaines de thèses qui l’avaient suivi de Paris à Antibes ; son agenda était rempli chaque semaine de soutenances à assurer, de colloques où il était attendu la semaine suivante en Californie et à Tokyo. Lui arrivait-il de dormir ? J’en doute. Certains étudiants, mauvaises langues, prétendaient qu’il ne consacrait au sommeil que les quelques heures où il avait cours. 7 De philosophie, nous ne parlions guère. Il faut dire que nous avait rapprochés aussi un éloignement commun de ce qui se prend, ou de ce qu’on prend, un peu trop au sérieux. Sur ce point il allait un peu plus loin que moi, surtout à propos des philosophes et de la philosophie. Je ne devrais sans doute pas le dire, mais j’avoue que j’ai souvent pensé qu’au fond Daniel Charles ne s’intéressait pas à la philosophie, un peu comme il y a de ces connaisseurs en vin incollables que le vin laisse bizarrement assez indifférents. Cet agrégé de philosophie n’éprouvait guère de passion pour les philosophes les plus renommés ; peut-être parce qu’il considérait plus ou moins consciemment la philosophie comme un ensemble de discours un peu vains et équivalents, même si tel discours diffère de tel autre au point d’énoncer des thèses formellement contraires, sinon contradictoires. De même présente-t-il dans sa thèse une distinction entre deux grandes espèces de rythme qui, à la fin des fins, convergent et tendent à se confondre, comme il en convint lui-même, un jour où je lui en faisais la remarque : « Tu as raison, mais chut ! il ne faut pas le dire ». Effet sans doute du scepticisme dont je parlais en commençant, écho aussi de sa méfiance à l’égard de tout ce qui prétend au sérieux. Or il n’y a rien de tel que la philosophie pour avoir et encourager une telle prétention. Il y avait naturellement des exceptions : Wittgenstein parmi d’autres, mais aussi des penseurs plus mineurs qu’il avait tendance à mettre à l’égal, sinon au-dessus, des plus

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grands. Cette disposition d’esprit, je l’ai dit, était la même en ce qui concerne la musique et les musiciens. 8 Je me hâte d’ajouter que cette impression est toute personnelle et qu’elle n’a jamais été confirmée par une confidence que Daniel m’aurait faite à se sujet. Sans doute aurait-il estimé que cette impression était fondée, mais qu’il ne fallait pas le dire.

AUTEUR

CLÉMENT ROSSET

Clément ROSSET a enseigné au département de l’université de Nice de 1967 à 1998. Son œuvre philosophique est tout entière construite autour de la question du réel et de son approbation dans la joie tragique, depuis La Philosophie tragique (Paris, PUF, 1961) jusqu’à L’Invisible (Paris, Éditions de Minuit, 2012), en passant par L’Anti-nature : éléments pour une philosophie tragique (Paris, PUF, 1973) ou Le Démon de la tautologie (Paris, Éditions de Minuit, 1997). Il a également publié des récits en première personne : Route de nuit : épisodes cliniques (Paris, Gallimard, 1999) ou, plus récemment, Récit d’un noyé (Paris, Éditions de Minuit, 2012). Sa pièce de théâtre Les Matinées structuralistes vient d’être rééditée sous le titre Les Matinées savantes (Montpellier, Fata Morgana, 2011).

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Daniel Charles ou l’art de la joie (variations autour du Ryoan-ji)

Evelyne Caduc

1 Première rencontre avec Daniel Charles dans une 104 jaune en route vers les Treilles, le vaste domaine de la fondation Schlumberger qui égrène ses pins, ses oliviers et ses chênes rouvres sur trois collines du Haut-Var et où Jacqueline Ollier, directrice du centre Interspace, organisait un colloque sur le silence en juin 1984.

2 J’y venais avec une image rythmique d’Éloges de Saint-John Perse 1 : « – ô spondée du silence étiré sur ses longues ! » et une métaphore croisée d’Anabase : « je sais la pierre tachée d’ouies, les essaims du silence aux ruches de lumière », et lui avec 4’33’’ de John Cage et aussi tout un sac rempli d’enregistrements et de livres d’où émergeaient ceux de deux philosophes à l’écoute des poètes : Heidegger et Jean Grenier. À travers eux, j’ai su très vite que Saint-John Perse et René Char étaient aussi pour lui des « alliés substantiels ». Et durant tout le trajet d’Antibes à Salernes, Daniel, dispensé de la conduite, a disserté allégrement sur la « colloquite » à propos de tout et la « coloquinte de toux », et naturellement aussi sur la contradiction qu’il y avait à se réunir pour parler du silence. Mais une contradiction qui n’était qu’apparente, s’empressait-il d’ajouter, puisque le silence est « ce qui frémit de tous les bruissements du monde »2, un « agrégat de bruits » que l’on n’entend pas parce que l’on n’y prête pas attention. Et, en faisant virevolter une pensée « à sauts et à gambades » que ne laissait pas supposer son apparence physique, il émaillait ses considérations philosophiques d’éblouissants paradoxes qu’il parvenait à maintenir debout, de désopilants calembours et d’associations d’idées des plus insolites. Bref, c’était là pour moi un traitement tout à fait original et jubilatoire de questions d’ordre esthétique ou plus généralement philosophique. Traitement dont la suite m’a confirmé qu’il était coutumier quel que soit le sujet traité. 3 D’où le titre L’art de la joie donné à ce « merci » que je souhaite lui adresser ici pour la richesse et la fécondité de sa réflexion mais aussi pour la générosité de l’enseignement qu’il a donné si largement et sans en avoir l’air au cours de performances qui vont de simples conversations à des conférences ou à des séminaires, en passant par les longs entretiens au téléphone3 ou les repas si chaleureux que Jacqueline, sa compagne, a

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organisés pour leurs visiteurs du 23 avenue Thiers. Richesse suggestive et fécondité que l’on retrouve aussi dans les ouvrages qu’il a publiés – cinq – comme les blocs de pierres dans le jardin du Ryoan-ji, ou dans ses simples textes, ses rapports ou ses articles encartés dans un grand nombre de revues comme l’est la mousse au pied des cinq amas de roches, ou encore à travers ses références aux encyclopédies dépouillées, aux livres et aux articles lus et qui sont presque aussi nombreux que les petits graviers blancs soigneusement ratissés du Ryoan-ji dans ce vide apparent sur lequel s’espacent les blocs formés par les rochers à l’assise moussue dans la vidéo de Takahiko Iimura. 4 Or cet art de la joie me semble se manifester principalement dans ce que j’appellerai la co-présence joyeuse des oppositions à maintenir incessamment in progress… avec un clin d’œil au Joyce de Finnegans’ Wake pour l’utilisation conjointe des deux langues puisque c’est en anglais aussi bien qu’en français qu’un peu partout dans le monde Daniel Charles a prononcé des conférences ou publié des articles. 5 Préférer la co-présence permet en effet de dépasser les dualismes, d’abolir les frontières entre les genres et de refuser à la fois l’imposition d’un sens, d’une direction donnée ou d’une hiérarchie. 6 Refus des frontières entre les genres dans un discours concurremment philosophique puisqu’il traite des problèmes du temps, du hasard ou de la liberté en art (depuis Le temps de la voix jusqu’à La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique en passant par son article « L’oubli de l’art » dans le collectif Le temps de la réflexion) et critique puisque l’analyse musicale occupe une grande place dans sa production, en particulier dans Musiques Nomades. Mais aussi, et dans le même temps, un discours poétique de rêveur de sons qui orchestre les idées en suites ou en séries (ainsi dans les entretiens avec John Cage intitulés Pour les oiseaux), un discours qui sait jouer aussi avec les références aux arts visuels – arts de la scène ou arts plastiques – et en emprunter les méthodes comme par exemple celle des miroirs multipliant les reflets de l’un dans l’autre dans son « Bref éloge de Fatima Miranda » : Ce que Fatima Miranda, lorsqu’elle chante, exige de qui l’écoute, c’est un consentement plénier à la dispersion et au miroitement des sonorités les unes par rapport aux autres. Chacune, prise isolément, irradie dans toutes les directions possibles à partir de son propre centre. Mais sitôt qu’elle rencontre une autre sonorité, elle la surdétermine, et même tend à se fondre avec elle, en un acte que les bouddhistes de la secte Hua-Yen (en japonais : kegon) appelaient « interpénétration sans obstruction ». Fatima Miranda « saute » ainsi d’une tessiture à l’autre, d’un ambitus à l’autre, comme si sa voix était douée d’ubiquité4. 7 Mais, si polyphonique qu’il soit, le discours de Daniel Charles ne génère pas la confusion. Il ne prétend pas que tout est égal mais plutôt que vaut tout ce qui contient une force en mouvement et jamais arrêtée dans une production marquée par « le non finito ».

8 Refus d’imposer une direction, de n’en choisir qu’une seule puisque s’ouvrent devant nous, comme pour les poètes ou les philosophes, tous ces « chemins qui ne mènent nulle part »5 et que, dans le même temps, « tous les chemins du monde nous mangent dans la main ! »6. En témoignent ses promenades amusées dans les dictionnaires comme celle de « Gloses sur le Ryoan-ji », dans laquelle John Cage découvre un lien entre « music » et « mushrooms » : Nous avons demandé à un compositeur, John Cage, de nous instruire sur le Ryoan- ji ; il l’a fait en mycologue. Nous avons mentionné au passage que sa musique est une mycologie. Il nous reste à nous demander pourquoi ; ce qui revient à interroger

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le lien de l’absence de liens : il se pourrait en effet que le lien entre les rochers du Ryoan-ji ne fût de l’ « ordre » – rhizomatique – d’une absence de liens que parce que les champignons ou en général les rhizes, rhizoïdes et autres rhizettes concernent tout ce qui est – la mycologie bien sûr, mais aussi la musique, l’architecture et les jardins. C’est du moins ce que suggère, avec l’élégance dans le raccourci dont il a le secret, l’auteur d’A Year From Monday : « Musique et champignons (music and mushrooms) : ces deux mots se côtoient dans bien des dictionnaires7. 9 En témoignent aussi ses promenades facétieuses au hasard des rapprochements phonétiques créateurs d’une parenté sémantique, ses jeux de mots provocateurs : reprendre le titre d’un chapitre du Temps de la Voix, « Chair et lyse », pour la préface de Musiques Nomades, en l’assortissant d’une référence à la traduction française du Für Elise de Beethoven8. Ou, toutes vannes ouvertes à « la liberté de l’errance et de l’extra- vagance »9, inventer un « piège à sons » pour attraper simultanément tous les sons dans un même espace, ou bien remettre en question dans une pirouette la rigueur du raisonnement à l’occidental : « Les formes pures de la pensée ne sont-elles pas de toute façon des pensées de pure forme ? »10. En témoignent encore ses jeux de mots si fréquents dans les titres de conférences – « Déconstruire pour composer »11 (Musée d’art moderne et d’art contemporain, Nice, 6/13 janvier 1995) – qui manient souvent la provocation d’apparents paradoxes – « La pensée se fait dans la bouche » (Espace de l’art concret, Mouans-Sartoux, 16 avril 1993) – ou encore dans les fins d’articles comme dans « Gloses sur le Ryoan-ji » qui, enchaînant les jeux de signifiants sur la culture des champignons, se termine par une coda, si ce n’est vénéneuse, du moins malicieuse : La technologie, qui microphonise ou micrologise ou molécularise aujourd’hui la musique, nous aide en ce qu’elle prolonge des libres errances que laissent miroiter la mycologie et la lichenologie. […] Peut-être n’y a-t-il pas là de quoi renouveler vraiment l’esthétique des jardins d’ornement ; mais pourquoi s’interdirait-on de chercher à nourrir simultanément la méditation et l’estomac ?12 10 Car la seule règle, pour Daniel Charles comme pour John Cage, est de maintenir toujours constante une ouverture « sur tout ce qui peut advenir » au hasard des rapprochements phonétiques, des rencontres de sons et même de la panne ou de l’accident13 qui interrompt parfois définitivement le processus. La grande difficulté étant naturellement, pour le musicologue comme pour le compositeur, de réaliser « l’interpénétration entre détermination et indétermination »14, de faire tenir ensemble la détermination d’une forme musicale et l’indétermination de ses possibilités d’exécution, afin d’éviter que l’œuvre ne devienne un pur « objet mental » en prenant « l’aspect alarmant d’un monstre de Frankenstein ».

11 À l’intérieur du seul cadre que constitue un ensemble d’indications, la forme d’une composition de John Cage se veut donc toujours ouverte au libre choix d’exécution de l’interprète. Principe qui se retrouve aussi dans les compositions de Morton Feldman analysées par John Cage : Interpréter ne peut plus signifier que l’on personnifie, d’une manière ou d’une autre, ce qui a été écrit ; l’exécution réside au contraire dans ce que l’auteur des « Projections and Intersections » dénommera une « fluidité naturelle » – et cet abandon s’éloigne de toute sujétion, il devient actif. […] Interpréter, c’est faire jaillir, en oubliant ce qui a précédé et non en le répétant. C’est assumer l’instant, dans l’autosuffisance de sa pureté et de sa spontanéité. C’est se libérer du passé – et, par là, le libérer15.

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12 Et le jardin du Ryoan-ji pourrait constituer la projection dans l’espace d’une partition de musique écrite par Feldman ou dessinée par Cage : à l’intérieur d’un quadrilatère clos de murs sur trois côtés, la fixité de l’installation à trois composantes – rochers, mousse, sable de gravier blanc – décidée par le concepteur japonais (Soami ?) ouvre ses propositions à la libre interprétation des visiteurs. Et leurs interprétations sont multiples. Qu’elles soient figuratives : écologique (les cinq grands éléments de la cosmologie chinoise : l’eau, l’air, le feu, la terre et le fer), géographique (l’image des cinq continents, l’image des îles entre le Japon et la Corée) ou historique si l’on y retrouve des événements de l’ère des Tokugawa (l’anecdote « des tigres passant le fleuve à la nage avec leurs petits »), ou bien qu’elles relèvent d’une mystique bouddhiste, taoïste (comme support d’une méditation sur le vide qui est aussi un plein) ou zen (le jardin comme lieu d’une fusion au blanc ou comme support d’une méditation sur le néant avec les philosophes de l’école de Kyoto16), ou de toute autre forme de recomposition plastique, d’exploration analytique du paysage et même, pour ceux qui seraient atteints d’hyperacousie, d’une rêverie minérale à l’écoute du chant des sables (de l’écroulement infinitésimal des grains de sable sur les rayures opérées par le dernier ratissage du petit matin avant l’ouverture du jardin).

13 Que si peu d’éléments, dans un espace si restreint et si fermé, ouvrent à une telle multiplicité interprétative et à tant d’infini, tel est le paradoxe du Ryoan-ji. Tel est aussi le paradoxe que Daniel Charles a relevé avec un égal bonheur dans les poèmes de René Char17 constitués d’aphorismes, car l’entreprise d’élagage qui a présidé à la réalisation de ce jardin sans arbres ni fleurs où la végétation, sous sa forme la plus élémentaire – la mousse –, est canalisée dans des limites très précises au pied des rochers caractérise aussi l’écriture aphoristique. Et le poète lui-même dit souvent la nécessité d’élaguer18. Dans Feuillets d’Hypnos il évoque « Mon frère l’Élagueur » (F.H. 11, p. 177) et rappelle : J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps. S’étaler conduirait à l’obsession. L’adoration des bergers n’est plus utile à la planète. (F.H. 31, p. 182) 14 Par ailleurs, dans cette forme brève, les structures binaires, le jeu des antagonismes, de la dissymétrie, des disjonctions et des conjonctions, l’utilisation de la parataxe, de l’asyndète, de l’ellipse, de l’oxymore forcent le contact entre les oppositions19. Et, comme l’a bien montré Marie-Paule Berranger, l’aphorisme est par excellence le procédé d’écriture de « l’alliance des contraires »20.

15 Poésie, musique et art des jardins se rejoignent donc dans cette « exaltante alliance des contraires » que l’auteur du Poème Pulvérisé s’est donnée comme règle d’écriture et dont John Cage comme Daniel Charles ont témoigné, chacun à sa manière. 16 Mais l’aphorisme qui résulte à la fois d’une abréviation dans le temps, d’une constriction de l’espace et d’une concentration de sens fait le bonheur de Daniel Charles pour une autre raison encore : dans le poème de René Char, il est la figure d’un temps simultanément contracté et dilaté. Il constitue en lui-même ce paradoxe d’être un bloc de durée dans l’instant. 17 Par définition, l’instant n’a pas d’étendue. C’est un point lumineux dans la nuit de l’espace ou du pluriel indifférent qu’est le devenir. Né de rien, fait de rien, il surgit du néant n’importe où dans le temps. Comme le dit Kierkegaard – « ce penseur extraordinaire des terres nordiques »21 pour Daniel Charles –, « l’instant se révèle comme cet être étrange (“atopon”) situé dans l’intervalle du mouvement et de l’immobilité, hors de tout temps, point d’arrivée et point de départ du mobile quand il

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passe au repos et de l’immobile quand il change en mouvement. L’instant devient la catégorie du passage en général »22. 18 Et René Char lui fait écho dans ses considérations sur Rimbaud : « En poésie on n’habite que le lieu que l’on quitte. On ne crée que l’œuvre dont on se détache. On n’obtient la durée qu’en détruisant le temps »23. 19 Détruire le temps – ou plutôt ce que la pensée de l’Occident appelle le temps –, considérer l’instant, un point du temps, comme le lieu-moment du passage, c’est aussi ce qui conduit Daniel Charles, empruntant à la pensée de l’Orient, à parler d’une figure circulaire du temps qui le fait simultanément se contracter et se dilater en ondes concentriques. 20 Ce que dit aussi le bel aphorisme du Poème Pulvérisé : Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel. (P.P., p. 266) 21 « Si nous habitons un éclair »…. S’il est vrai que nous habitons un éclair, que nous sommes dans l’éphémère, « il est le cœur de l’éternel ». Et le caractère éphémère de l’instant est une chance pour le poète créateur d’images puisque « le temps vu à travers l’image est un temps perdu de vue » et que « l’image scintille éternelle quand elle a dépassé l’être et le temps » (F.H. 13, p. 178). Éphémère et éternel, le poème né de l’éclair est bien le lieu d’une contradiction ; il associe le développement inscrit dans le devenir à la permanence de la durée : Debout, croissant dans la durée, le poème, mystère qui intronise. (P.F. LIV, p. 168) 22 Comme l’éclair qui est une concentration d’énergies, l’instant est une condensation du passé, du présent et de l’avenir. Mais si l’instant est bien le lieu-moment de l’alliance des contraires, cet accord est précaire et la tension qui le réalise relance aussitôt dans le vide son énergie crépitante. L’imagination prend alors le relais « car elle seule possède l’éphémère en totalité, cet éphémère : « carrosserie de l’éternel »24.

23 C’est donc à la fois le travail de l’imagination et celui de l’écriture poétique qui relèvent le défi de l’instant, cette condensation d’énergies qui n’interrompt pas le devenir héraclitéen puisqu’en se défaisant elle donne à l’être un nouvel essor, vers un autre instant. Et si le poème est un éclair, le recueil tout entier constitue un foyer d’éclairs en voyage ou d’instants souverains : La vitalité du poète n’est pas une vitalité de l’au-delà, mais un point diamanté actuel de présences transcendantes et d’orages pèlerins. (P.F. XXIV, p. 164) 24 Constriction, tension, éclat : la forme de l’aphorisme isolé entre deux blancs figure bien ce processus, puisque la respiration typographique des blancs ponctués d’un numéro recouvre le mouvement qui permet de passer d’un éclair au suivant. Le blanc n’est donc pas le signe d’une faille ou d’un manque. Il est ce qui rend possible le surgissement de l’instant du poème. Et, comme le remarquait Bachelard, dans cette vision d’un temps discontinu « toutes les fois que » a autant de force que « toujours » dans le temps continu25.

25 Il n’y a pas de progrès d’un instant à l’autre puisque « né de rien », l’instant lui-même échappe à la loi de causalité. Pourquoi d’ailleurs faudrait-il nécessairement trouver une progression dans le devenir ou dans la succession aléatoire des instants privilégiés ? Si l’homme pense que le temps s’écoule d’un début à une fin, n’est-ce pas parce qu’il est lui-même inscrit dans le rythme du vivant qui le fait passer de la naissance à la plénitude de son développement, à la vieillesse et à la mort ? Mais si l’on considère la nature dans son ensemble ne remarque-t-on pas que tout recommence, et que même le

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vivant renaît sous la même forme ou sous une autre ? Dans Le Bulletin des Baux Char voit les ruines « douées d’avenir » et il constate : « La durée que ton cœur réclame existe ici en dehors de toi » (P.P., p. 258). 26 C’est une autre vision du temps que proposera donc le poète. Dans le grand « branle de l’univers », une dilatation soudaine d’un point du mouvement qui éclate et relance vers un ailleurs la dynamique héraclitéenne. Et dans ce temps circulaire l’aphorisme n’est pas clos sur lui-même puisque, comme une spirale, il se concentre pour conduire à un autre : « Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié » (À la santé du serpent, p. 267). 27 Ainsi se suivent les aphorismes de Partage Formel, de Feuillets d’Hypnos, ou de À la santé du serpent. Ils ne progressent pas. Il ne s’acheminent pas vers une fin. Ils se succèdent simplement et demeurent dans le même temps, comme seuls demeurent ces instants souverains qui permettent au poète, ce « magicien de l’insécurité », de déclarer : « l’éclair me dure » (La Parole en archipel, p. 378). Et l’écriture aphoristique soutient le paradoxe. 28 Mais s’il permet d’accéder à un état supérieur, l’éclair de l’instant n’évoque ici aucune transcendance. Pour René Char comme pour Daniel Charles et pour l’autre poète qui lui est cher, Saint-John Perse, l’éternel est une grâce de l’immanence. « Nous qui mourrons peut-être un jour, disons l’homme immortel au foyer de l’instant »26 écrit l’auteur d’ Amers, qui dit la mer « fulguration durable, face frappée du singulier éclat, infiniment durable sous l’éclair » (Chœur 3, p. 372). 29 Et de fait, dans l’œuvre de Saint-John Perse, l’instant sur le mode de l’éclair est le « moment » d’un couple de forces contraires : le désir de la plénitude et celui de l’ailleurs. Et l’écriture du poème résout la contradiction, mais par un procédé tout à fait différent du laconisme de René Char, puisqu’au nom du principe d’équivalence27, Saint- John Perse se fond dans la force élémentaire que représente la mer et que, dans son poème, l’abondance des grands charrois d’images doit en mimer l’énergie toujours renouvelée : Par grands soulèvements d’humeur et grandes intumescences du langage, par grands reliefs d’images et versants d’ombres lumineuses, courant à ses splendeurs massives d’un très beau style périodique, et telle, en ses grands feux d’écailles et d’éclairs, qu’au sein des meutes héroïques, La Mer mouvante et qui chemine au glissement de ses grands muscles errants, la Mer gluante au glissement de plèvre, et toute à son afflux de mer, s’en vint à nous sur ses anneaux de python noir, Très grande chose en marche vers le soir et vers la transgression divine… (Invocation 6, p. 266) 30 Dans ce désir d’une fusion aux grandes forces élémentaires, on peut trouver un écho de la pensée des transcendantalistes que Daniel Charles a retrouvée avec bonheur dans l’œuvre de Saint-John Perse, lecteur d’Emerson. Mais, dans cet « oratorio en l’honneur de la mer », c’est aussi la mer elle-même qui a réjoui l’ancien aspirant de Marine : « la mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête » (Invocation 1, p. 259), la « mer de mer ivre et mer du plus grand rire » (Chœur 4, p. 376).

31 La mer, que Saint-John Perse montre comme une grande force élémentaire sans commencement ni fin et sans gouvernement, la mer marquée par le dénuement, et donc à la fois par l’an-archie et par le dépouillement ou l’oubli qui favorise la surrection du réel : l’εποχη de l’ « être-là » – « Mer magnanime de l’écart et Mer du plus grand

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laps, où chôment les royaumes vides et les provinces sans cadastre » (Chœur 4, p. 376) –, la mer est aussi « ce très grand quartier d’oubli » (Strophe IV, p. 300) ou encore « cette fosse de splendeur où l’on verse l’oubli tout le bris de l’histoire et la vaisselle peinte des âges morts » (Strophe VI, p. 358), ou encore la « face lavée d’oubli dans l’effacement des signes, pierre affranchie pour nous de son relief et de son grain […] inallusive et pure de tout chiffre » (Invocation 6, p. 267). La mer est le lieu où sont détruits tous les artifices qui supposent une référence, un modèle que l’on admire et que l’on s’efforce d’imiter. C’est le lieu où l’autre est toujours le même, et le même, toujours autre. Et la prolifération cancérigène des images empruntées aux autres éléments – et surtout à la terre – contribue fortement à cette opération de brouillage et de destruction des signes, déjà programmée28 dans Vents : Je te licencierai logique où s’estropiaient nos bêtes à l’entrave. (III 5, p. 228) 32 Alors les contradictions se multiplient : Ô multiple et contraire ! Ô Mer plénière de l’alliance et de la mésentente ! toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la mansuétude ; la pureté dans l’impureté et dans l’obscénité – anarchique et légale, illicite et complice, démence !… Et quelle et quelle, et quelle encore, imprévisible ? (Chœur 3, p. 372) 33 et apparaissent les images de l’aberration, la mer errante prise au piège de son aberration. (Chœur 4, p. 376) 34 avec la question posée à la fin du Chœur, Est-ce toi, Nomade, qui nous passeras ce soir aux rives du Réel ? (Chœur 5, p. 380) 35 Car en « régime » d’utopie et d’uchronie tout à la fois, l’aberration a chance de conduire à « l’outre-pas du réel »29, qui n’est pas au-dessus du réel mais qui est simplement outre-là, dans le plan d’immanence où se fait aussi pour le poète la révélation du poème : Mer de la transe et du délit – voici : Nous franchissons enfin le vert royal du Seuil ; et faisant plus que te rêver nous te foulons fable divine ! (Chœur 2, p. 367) 36 Le maître d’astres et de navigation l’avait annoncé : Et ma prérogative sur les mers est de rêver pour vous ce rêve du réel ! (Strophe II, p. 282) le vrai du songe : cette autre mer, plus vaste et proche, que nul n’enseigne ni ne nomme (Strophe IV, p. 339) 37 Et Tona Scherchen a excellemment rendu dans son langage de musicienne la contradiction que recouvre le geste du poète. Elle a choisi de l’intituler Éclats Obscurs30. Voici comment Daniel Charles l’a présentée : […] la situation est celle d’une musique qui s’écoute en allant se noyer dans une totalité dont il devient possible de ressentir presque inconsciemment les changements et la vibration, mais qui est non moins porteuse du calme et de l’immuabilité du cosmos. Le modèle de Saint-John Perse, celui des sons et volutes de l’océan, fait ressortir la richesse ponctuelle et volubile d’un multivers humain qui inscrit les jeux de chaque moment sur un registre d’intervention pré-composé. De même, à l’époque où la partition d’Éclats obscurs a vu le jour, l’auteur s’attachait à inventorier les ressources de la Section d’Or ; il explorait les diverses modalités de la spirale, c’est-à-dire de la mobilité et de l’immobilité de la vague. Conformément à cette perspective, le texte de la Strophe, récité en son entier, a été divisé en trois moments distincts ; les interventions de Yumi Nara [la voix de soprano] se déroulent dans les interstices, c’est-à-dire dans les parties « ouvertes »,

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entre les moments – ou, si l’on préfère, dans les passes (et pauses) qui se prêtent à une libre navigation (pour ne pas dire : à une errance). 38 Daniel Charles avait déjà remarqué dans l’architecture de l’œuvre de Saint-John Perse la puissance de cette progression en spirale « comme si le texte persien lui-même n’en finissait pas de se proférer, comme s’il était toujours (est aussi bien de façon posthume) in progress »31.

39 Et voici l’explication qu’il en a donnée : « Saint-John Perse, via Erik Satie et Debussy ». Mon hypothèse est qu’Erik Satie, qui se targuait, comme on sait, d’appartenir à la Rose-Croix, a peut-être été pour quelque chose, sinon dans la conversion, du moins dans l’allégeance (dissimulée, mais à coup sûr fondamentale) de Claude Debussy à la « section d’or ». On doit en effet à un musicologue anglais, Roy Howat, d’avoir pu déceler, dans La Mer notamment, la quasi-omniprésence d’une image-clef, celle de la spirale, dont l’expression mathématique (par la sectio aurea) est inséparable de la représentation physique du mouvement des vagues : le « poème symphonique » debussyste est tellement imprégné de son sujet que celui-ci déborde et ruisselle de toutes parts ! De son côté, le honfleurais Satie s’est assez joyeusement adonné – avant Ravel – à divers jeux d’eau micrologiques et autres spirales sonores que Marcel Duchamp eût volontiers qualifiés d’infra-minces ; voyez (et écoutez) Sports et divertissements… Il est donc licite de supposer une connivence « aquatique » entre Satie et Debussy (ce qui ne préjuge pas des différences) – telle est du moins la thèse classique, soutenue par le professeur Roger Shattuck dans The Banquet Years, d’une relation fractale entre les « petits » frémissements moléculaires de Satie et les « grandes » pulsions molaires de Debussy. Or, ainsi que l’a souligné Aranjo32, l’époque de Satie et Debussy est bel et bien celle que va venir ponctuer de son côté, et avec toute la force de sa multidimensionnalité, la poésie « océanique » de Perse : chez le poète, qui admire Debussy et tient Satie en amitié, l’ « héraclitéisme » musical de La Mer (p. 254) se trouve faire pièce au « nécessitarisme » poétique d’Amers. Qu’ils soient distincts, voire opposables, nul n’en doute ; néanmoins, il est permis de les regarder comme deux concepts complémentaires, à l’instar des deux disciplines auxquelles ils renvoient. Ce que Perse privilégiait en effet chez Debussy, comme il affectionnait, semble-t-il, la simplicité satienne, c’est la force et l’énergie de son « classicisme », au détriment de son prétendu « impres-sionnisme ». Le paradoxe qui sous-tend pareille affirmation n’est qu’apparent : il est en réalité l’indice d’une cosmicité vécue. Et ce dernier point est capital. On s’est plu à montrer que Perse s’était voulu, dès ses poèmes de jeunesse, le chantre de la conque, celui de l’écoute du ressac, bref du bruissement universel, à même les volutes spiralées des grands coquillages. Ce thème d’un vorticisme cosmique, que Mireille Sacotte a su évoquer brillamment, baigne en effet, d’Anabase à Amers et au-delà, l’œuvre entier du poète. Or il s’agit bien d’un thème « universalisant ». Car Saint-John Perse ne se borne pas à prolonger les vorticismes de son temps, il les relance en les désenclavant : il suffit, pour s’en persuader, de songer qu’avec cette symbolique du tourbillon unique engendrant le multiple, on n’est pas si éloigné de la bicyclette de Jarry – donc de la « pataphysique » que Deleuze a pu comparer (fort sérieusement !) au dépassement de la métaphysique selon Heidegger. Et de Jarry à Duchamp, puis à John Cage, n’a-t-on pas affaire à une thématique-clef du XXe siècle, celle qu’a évoquée l’américain William Anastasi d’une universalisation par le pivot médian, par la médi-ation d’un centre vide, thématisation déjà présente chez Satie ? À ce propos rappelons que le poète n’a pas manqué de mentionner, dans son autobiographie de l’édition de la Pléiade, au titre des années 1912-1914, son « amitié » avec Erik Satie sans donner plus de détails ; mais Aranjo vaut là-dessus d’être consulté (p. 407-417). N’oublions pas que le Socrate de Satie figurait dans la discothèque des Vigneaux33. 40 À partir des avatars d’un « tourbillon unique engendrant le multiple », faire coexister dans la pataphysique de Jarry l’ « héraclitéisme » musical de La Mer de Debussy et ce

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qu’il appelle le « nécessitarisme » poétique d’Amers témoigne encore de cet art de la joie propre à Daniel Charles. Art de la joie qui marque l’expression d’une pensée où le dire et l’écrire sont inséparables du vivre.

41 Dans une lettre du 18 juin 1949 à son ami Archibald Mac Leish, Saint-John Perse disait l’esprit dans lequel il écrivait « cette œuvre de longue haleine, la plus ambitieuse que j’aie en vue » et qui donnerait Amers : « Je me suis juré, en défi à notre temps, de n’y accueillir que de la joie, libre et librement donnée »34. 42 Et à la question que pose le poète à la fin de l’Invocation : Et qui donc, né de l’homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma joie ? 43 Daniel Charles serait de plain-pied avec les élus que désigne Saint-John Perse dans sa réponse : – Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir. (Invocation 6, p. 268) 44 Comme il l’est aussi avec tous ceux qui participent de cet « eudémonisme moderne » défini par Robert Misrahi dans Les Actes de la joie35 et que l’on peut retrouver, avec des fortunes diverses, chez les philosophes depuis Spinoza jusqu’à Clément Rosset en passant par Nietzsche et Deleuze, ou encore chez Duchamp, Satie, John Cage ou chez Pierre Dac et aussi bien chez les « sans-nom » de l’Almanach Vermot, du Chasseur français ou de tel ou tel blog découvert au hasard d’errances à la recherche de sources nouvelles dans le cyberespace.

45 En bis, avec un merci encore et toujours à Daniel Charles : cet extrait36 de la nouvelle « Rêve de ville en rouge et vert » que j’ai écrite juste après une de ces longues communications téléphoniques dont il a été coutumier. Le quatuor a été reconstitué. Les musiciens ont coopté un jeune violoniste japonais, Shinji Kanga, que vous aviez rencontré pour la première fois à Kyoto, dans le jardin de pierres. Vous étiez seuls à cette heure de canicule en plein midi, après la foule des visiteurs et les recommandations agressives des agences de voyage qui empêchaient leurs convois de prisonniers de rêver librement dans ce haut-lieu de méditation. Vous étiez silencieux, lui aussi. Et vous l’aviez retrouvé le soir chez des amis qui vous avaient invités dans leur grande maison au bord de la rivière Kamo. Shinji était chez eux, en résidence, pour y composer en toute liberté une pièce commandée par la radio japonaise. Vous avez parlé ensemble du Ryoan-ji, du gris des rochers et de l’éclat du blanc pour le sable ratissé avec soin, du calme, de la sérénité que donnait la longue contemplation de ce tableau constitué de quinze pierres réparties en cinq ensembles irréguliers sur le sable blanc. Ce soir-là, il vous avait fait entendre plusieurs enregistrements différents de la pièce de John Cage. Il vous avait expliqué comment le compositeur avait organisé sa partition sur deux niveaux : l’un proposant des sons isolés que les interprètes pouvaient utiliser ad libitum, l’autre des portions de temps à l’intérieur desquelles les interprètes jouaient le nombre de notes qu’ils voulaient. Lui-même, qui pratiquait aussi la contrebasse, avait gravé un disque en compagnie d’amis percussionnistes. Et il s’émerveillait de cette liberté donnée aux musiciens de créer leurs propres compositions en combinant à leur gré les sons à l’intérieur de durées précises. L’ensemble restant reconnaissable sous ce titre de Ryoan-ji, précisément grâce aux sons et aux durées imparties aux différentes sections. Un de ses enregistrements faisait entendre le son puissant et comme venu des profondeurs de la Terre d’une gigantesque flûte octogonale habitée, disait-il, par le souffle du musicien plus que jouée par lui tandis que le gong et d’autres percussions rythmaient les forces de vie à l’œuvre dans le monde. Plus tard, vous l’aviez retrouvé au festival de Matsumoto où, comme vous, il était venu écouter l’orchestre du Saïto Kinen. Et vous aviez ri

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ensemble devant les mimiques si gaies, si drôles de Seiji Osawa qui dirigeait en sautillant les pizzicati d’une symphonie de Strauss. C’est au cours de ce voyage qu’il a eu l’idée de composer un opéra où tous les éléments seraient laissés à la libre interprétation des musiciens puisque seules étaient indiquées pour chaque mesure toutes les notes possibles, l’intensité – maximale, piano, pianissimo – et la vitesse d’exécution – de forte à lente puis douce. Son livret disait la résistance désespérée des eaux protectrices de la vie devant la folie des hommes et le feu solaire qui s’entendaient à commander la marche des déserts. Il en avait achevé quatre parties. Mais la cinquième était restée à l’état d’ébauche. Il devait la terminer au cours de ce voyage. Le violoniste japonais a reconstitué l’ensemble de la partition mais il lui faut un dernier texte pour le scénario. Il t’a laissé toute liberté pour le composer…

NOTES

1. Cf. successivement Saint-John Perse, Éloges IX, dans 0euvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 41 et Anabase VII, O. C., p. 105. 2. Cf. Daniel Charles, Le temps de la voix, Paris, J.-P. Delarge, 1978, p. 33. 3. La présente communication reprend deux extraits de textes que j’ai écrits après une conversation au téléphone avec Daniel Charles : un extrait de l’article intitulé « La représentation du temps dans Fureur et Mystère de René Char », paru à Nice en 1990 dans Mélanges en hommage à Claude Faisant, et un extrait de la nouvelle « Rêve de ville en rouge et vert », publiée dans le recueil Un et un égale un aux éditions du Gref à Toronto en 2004. On me pardonnera cette façon de lui redire « merci » par-delà le temps… 4. Cf. Fatima Miranda, Las Voces de la voz [CD], Unió Músics, 1re éd., 1992. 5. Cf. Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans id., Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1980, p. 323-385. 6. Saint-John Perse, « Chanson du Présomptif », dans La gloire des Rois, O. C., p. 79. 7. Daniel Charles, « Gloses sur le Ryoan-ji », dans id., Gloses sur John Cage, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 318-319. 8. Avec en sous-titre le commentaire moqueur qu’en faisait John Cage dans Silence : « Beethoven est maintenant une surprise aussi acceptable pour l’oreille qu’une cloche à vaches », cf. Daniel Charles, Musiques Nomades, écrits réunis et présentés par Christian Hauer, Paris, Kimé, 1998, p. 16. 9. Id., p. 21. 10. Daniel Charles, « Herméneutique musicale et cosmologie », dans Makis Solomos (dir.), Iannis Xénakis, Gérard Grisey. La Métaphore lumineuse, Paris - Budapest - Turin, L’Harmattan, 2003, p. 23. 11. En remplacement d’un premier titre probablement trop conventionnel « Composition/ Décomposition », « Décomposition, Composition » pour les 2 conférences à une semaine d’intervalle. 12. Daniel Charles, « Gloses sur le Ryoan-ji », art. cit., p. 323. 13. Comme Duchamp qui, transportant une de ses compositions en verre au musée de Philadelphie, s’écrie « chic un accident ! » lorsqu’un choc fendille la structure de l’objet qu’il installe un peu plus tard, tel quel, dans le musée. 14. Daniel Charles, « L’interprète et le hasard », dans id., Gloses sur John Cage, op. cit., p. 54. 15. Ibid.

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16. Nishida, Tanabe et Nishitani que les premiers travaux de Bernard Stevens, immédiatement signalés par Daniel Charles, font connaître en au tout début des années 80. 17. Toutes les références renvoient à l’édition de la pléiade de 1983, avec les abréviations suivantes : F.H. pour Feuillets d’Hypnos, P.P. pour Poème Pulvérisé, P.F. pour Partage Formel etc. 18. Cf. Jean-Claude Mathieu, La poésie de René Char ou le sel de la splendeur, t. II, Poésie et Résistance, Paris, J. Corti, 1988, p. 251 : « Au-dessus de l’avertissement des Feuillets, un seul mot manuscrit : “laconisme” ». 19. Cf. Marie-Paule Berranger, « L’aphorisme contredit », dans Daniel Leuwers (dir.), René Char, Actes du colloque international de l’université de Tours, Marseille, SUD, 1984 (14e année), p. 149-167 : « L’œuvre pointillée ne sacrifie pas la cohérence mais la cohérence qu’elle découvre n’a pas pour modèle l’organique (ni l’arithmétique) ; elle n’est plus pensée comme l’ajustement des membres mais comme la co-présence de pièces détachées » p. 154. 20. Cf. Marie-Paule Berranger, Dépaysement de l’aphorisme, Paris, J. Corti, 1988. 21. Expression qu’emploie Daniel Charles à propos de Kierkegaard dans une lettre à Eero Tarasti, que son destinataire a aimablement communiquée aux participants du colloque Penser avec Daniel Charles. 22. Cf. Söeren Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1982, p. 177. 23. René Char, Recherche de la base et du sommet, dans O. C., p. 733. 24. René Char, Le Marteau sans maître, « Moulin Premier » XXX, Paris, Gallimard, 2002, p. 70. 25. Cf. Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », 1973, p. 41. 26. Saint-John Perse, Amers, « Dédicace », dans O. C., p. 385. 27. Saint-John Perse définit ainsi dans la lettre à la Berkeley Review du 10 août 1956 cette loi d’équivalence qu’il s’est donnée pour règle d’écriture : « Faisant plus que témoigner ou figurer, [la poésie] devient la chose même qu’elle appréhende, qu’elle évoque ou suscite ; faisant plus que mimer, elle est finalement, cette chose elle-même, dans son mouvement et sa durée ; elle la vit et l’ “agit” unanimement, et se doit donc, fidèlement, de la suivre, avec diversité, dans sa mesure propre et dans son rythme propre », O. C., p. 566. 28. Dans son article « L’oubli de l’art », Daniel Charles, commentant deux ouvrages de son ami Gianni Vattimo, Al di là del soggetto, Nietzsche, Heidegger e l’ermeneutica (1981) et La fine della modernità, Nichilismo ed ermeneutica nella cultura post-moderna (1985), revient sur l’abandon du référent dans la poésie du XXe siècle. Et l’œuvre de Saint-John Perse pourrait bien relever de ce que, commentant lui-même « la mise en œuvre de la vérité par l’œuvre » qu’analysait Heidegger dans L’origine de l’œuvre d’art, Gianni Vattimo disait de la langue poétique moderne qui avait pour mission de libérer la poésie « de sa sujétion au concept purement représentatif du signe, qui a dominé la mentalité de la tradition métaphysique de la représentation » (cf. Daniel Charles, « L’oubli de l’art », Le temps de la réflexion, n° 6, 1985, p. 173). 29. Dans Amers, toutes les images du seuil, du seuil vert ou de l’avant-seuil de l’éclat, ou encore de l’outre-pas, ou de l’outre-mer pourraient résoudre, sur le mode métaphorique, la contradiction d’une transcendance située dans le plan d’immanence qui fait problème chez les transcendantalistes attachés à la vie ordinaire, à la recherche de l’accomplissement de soi dans la nature. 30. Daniel Charles précisait dans sa présentation du compositeur : « Selon Tona Scherchen, le propos du musicien, face à un texte comme celui de cette Strophe, ne saurait être que d’amplification et d’approfondissement vis-à-vis de ce qui a, déjà sur le plan musical, été esquissé et, à son niveau, réussi par le poète. Il convient par conséquent (et avant tout) de respecter les intentions du poète, en demeurant fidèle à la proto-partition qu’il a modelée. Cela dit, le compositeur ne prétend nullement imposer une grille intangible aux solistes. Loin d’ écrire intégralement ce qui est à jouer, il se contente de suggérer par phrases brèves et symboles épars ce qui, lors de l’exécution, devra être repris et souligné ou développé, afin de laisser

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pressentir, ou au contraire de prolonger, ce que le poète a tenu à initier. Il s’agit donc d’interpréter librement, et plusieurs exécutions ne donneront pas nécessairement un résultat identique. Néanmoins, la bande-fond est gravée une fois pour toutes, et l’ensemble, une fois la séance terminée, est devenu fixe. L’auteur ne voit pas ici de contradiction majeure. » Cf. Daniel Charles, « La réception de Saint-John Perse par les musiciens contemporains », dans Éveline Caduc (éd.), Postérités de Saint-John Perse, Actes du colloque de Nice (4-6 mai 2000), Nice, Publications de la faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 2002, p. 264-266, et sur l’ancien site de la fondation Saint-John Perse : http://sites.univ-provence.fr/~wperse/charles.html. 31. Cf. Daniel Charles, « La réception de Saint-John Perse… », art. cit., p. 232, et sur l’ancien site de la fondation Saint-John Perse : http://sites.univ-provence.fr/~wperse/charles.html. 32. Cf. Daniel Aranjo, Saint-John Perse et la musique, Pau, J. et D., 1988. 33. Cf. Daniel Charles, « La réception de Saint-John Perse… », art. cit., p. 232, et sur l’ancien site de la fondation Saint-John Perse : http://sites.univ-provence.fr/~wperse/charles.html. 34. Cf. Lettre à Archibald Mac Leish du 18 juin 1949 (O. C., p. 949). 35. « La question du bonheur est […] la question fondamentale qui éclaire toutes les autres et dont toutes les autres découlent », Robert Misrahi, Les Actes de la joie (fonder, aimer, agir), Paris, PUF, 1987, p. 6. En parlant de la joie « si singulière que procure la musique », Misrahi écrit : « elle est la jubilation de l’intégration du plaisir à la perfection […]. La musique est la forme la plus adéquate et la plus éclatante du commentaire de la joie opérée par l’humanité lorsqu’elle accède à sa plus haute existence, lorsqu’elle sait être dans un lieu qui est comme le Haut Pays. », op. cit., p. 201-202. 36. Après la mort dans un accident d’avion d’un violoniste qui avait créé un quatuor, « Rêve de ville en rouge et vert » est une adresse à sa compagne.

AUTEUR

EVELYNE CADUC

Eveline CADUC est professeur émérite de littérature française contemporaine à l’université de Nice Sophia Antipolis et écrivain. Après son essai de poétique : Saint-John Perse, Connaissance et Création (Paris, José Corti, 1977), diverses études sur Proust, Céline, Camus et plusieurs poètes contemporains de langue française, elle a publié en 2004 un recueil de nouvelles intitulé Un et un égale un (Toronto, Éditions du GREF) et, en 2006, un roman historique sur la guerre d’Algérie : La Maison des chacals (Paris, Éditions du Rocher). Elle vient d’en terminer la suite avec un roman intitulé L’Ex-Aletti dont l’action se passe dans l’Algérie actuelle.

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Penser en l’absence de l’un1

Alain Chareyre-Méjan

1 Partons de ce que Daniel Charles appelle le timbre (« Le retour éternel du timbre », 1980). Le timbre est la matière de la musique, l’événement du son. La façon dont le son sonne, emplit l’espace, devient volumineux, vibre et ondule. Charles dit d’ailleurs avènement et non événement (l’événement suppose une structure ; l’avènement du son ne lui donne pas une place, une position dans un ensemble de rapports). Le timbre est délié, atomique (c’est le côté lucrétien de la rencontre avec la musique, chez Charles, par le biais du timbre, du grain de son). Le timbre n’est pas un tenant de la Musique. Il n’est pas une qualité, une modalité – comme la hauteur – : il est un « aboutissant ». Il englobe tout, et par exemple la hauteur qui n’est que du « timbre mesuré dans une seule direction », suivant la leçon de Schönberg. La composition suivant le timbre s’oppose à la composition mélodique. Après Schönberg (Webern et Cage) la Musique – les musiques – « requièrent de l’auditeur une sensibilité à la surrection ponctuelle de chaque son, dans l’immédiat de son apparition, in statu nascendi »2. Comme il n’y a pas d’appréhension logique du timbre, « il s’agit de laisser être le son, il s’agit de laisser vibrer le timbre, il s’agit de lui rendre son propre temps ».

2 Mais le temps de la « musique » du timbre n’est que « le temps que met le son à être » (id.) ; il n’est pas l’effet d’une temporalité. Il n’est pas la synthèse du passage et de la continuité : le timbre, au sens où l’entend A.S. Labarthe à propos de l’image de cinéma, « n’a pas d’avenir ». 3 Il est la « présence sonore avant toute retombée en séquence » (ibid.). Avec lui le son n’est pas un flux, l’écoulement de quelque chose d’unifié – le rhume de l’Un si l’on veut – comme il en va dans l’appréhension métaphysique de la musique chez les Modernes. Chez Cage le son ne relie pas, il rayonne. Rayonner ce n’est pas résonner parce que ce n’est pas conserver et répéter mais au contraire disperser. Ce qui rayonne ne cesse de disparaître à chaque instant dans l’apparition. Ainsi, « penser en l’absence de l’Un » c’est imiter quelque chose qui vient du timbre. Mais c’est aussi rester en présence de quelque chose qui est « non-deux », quoiqu’il se refuse au Un. Cela pousse à penser, comme dans le Zen, qu’ « Il est non-deux », si c’est tenable… Qu’est-ce qui est là avec le timbre, qui n’est signe de rien d’autre (le timbre est sans tiers exclu) tout en faisant sens en lui-même (en étant non-deux justement) ? Charles pense à la limite, à même

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« l’impossibilité de penser qu’est la pensée » (Blanchot). Peut-être pratique-t-il la pensée uniquement comme intensité ? Cela vaut la peine de poser cette question puisqu’il en appelle lui-même souvent à l’Éternel Retour, et par ce biais à Nietzsche, dans l’utopie d’une philosophie intensive. L’intensif n’est-il pas ce qui permet de comprendre ce qui est là comme sens sans être toutefois porteur d’une signification apprésentable ? La pensée la plus haute a simplement rendu l’intensité à elle-même, jusqu’à réintégrer le chaos dont elle émane dans le signe du cercle qu’elle a formé. Le cercle ne dit rien par soi-même, si ce n’est que l’existence n’a de sens que d’être l’existence, si ce n’est que la signification n’est qu’une intensité3. 4 En tout cas, le modèle du timbre, s’il éclaire la réalité de l’œuvre d’art en général, le fait bien en tant que vérité seulement intensive, c’est-à-dire en l’orientant vers un type de présence sans métaphore. « Présence sans métaphore », c’est ainsi que Daniel Charles caractérise l’installation de Bruce Nauman intitulée Performance corridor (Musiques nomades). À propos de F. B. Mâche, il parle aussi de « perception sans métaphore » : la pensée en l’absence de l’Un (et de la pensée même, qui sait ?) est une pensée « non représentative » (Cacciari).

5 L’œuvre, l’ordre de l’œuvre et l’expérience que nous en faisons, Charles est porté à les éprouver sous les traits du prodige. Le film, par exemple – les images de cinéma –, est quelque chose qui nous tombe dessus, qui vient couper l’appréhension sensible. Quelque chose de vertical. Le sensible est vertical : c’est un prodige, ce qui tombe sur les sens. Le prodige est la chose chaque fois qu’elle est prise d’abord sans sa réalité sensible. Car par définition ce à quoi l’on est sensible est l’Insensible : ce qui ignore, là où il est, l’impression qu’il fait. Le « donné » si l’on veut. Être « sensible à » quoi que ce soit, c’est le sentir en tant qu’il n’est justement pas en lui-même fait pour être senti… Phénoménologiquement, tout est prodige. Le prodige est ce qui annonce seulement que les choses « sont » (comme le nuage dans une peinture, par exemple, chez Mikel Dufrenne). À la limite, il fait éprouver le paradoxe – et le secret évident – de la vitesse inanticipable du sensible, de l’aistheton comme tel. Il est ostentum, force d’apparaître. Prodige par excellence, donc, le bruit. Car le bruit n’est pas le vacarme (qui est le bruit adressé, le fond sonore des humains qui n’ont de cesse d’attirer l’attention : le « noise » anglais, la noise en conséquence, la gêne). Dans Bruits, Michel Serres renvoyait la musique à l’extinction des signes dans le foisonnement sonore pur, à la limite : une musique, écrivait-il, « c’est toujours un sens fondu dans un signe, un signe écrasé dans un signal, un signal qui émerge d’un bruit ». À l’arrivée, de fil en aiguille, plus rien ne fait signe dans le bruit lui-même. Il en va ainsi, à la limite, dans le chant grégorien. « Les sérénités amnésiques du grégorien »4 expriment le bruit d’une présence insignifiable qui fait oublier la question du rapport. Une présence qui ne relève pas d’une musicologie mais d’une pure « ouverture à la force des sons, en deçà des encodages »5. Barthes parlait d’un « texte musical qui explose » en un « big bang continu »6. Le grégorien n’est peut-être que le bruit de la pierre qui l’enveloppe et où il se déploie. Au Thoronet, il est absorbé dans la nef par son écho minéral. Il l’incorpore et s’enfuit avec lui de manière idolâtre. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que la pierre est complice de l’écho physique des bruits. Elle a tendance, ontologiquement, à effacer le message, étant la figure de l’atome indivis et imprédicable. La pierre exprime l’indifférence du caractère existant des choses à la différence, à l’exercice de la parole apophantique. Elle est « ce qui n’est pas tourné vers nous » (Du Bouchet). Elle est matière, au sens où elle n’est pas adressée à l’esprit. Il y a un lien archaïque d’origine

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entre la pierre et la musique. Mélusine, lorsqu’elle chante ou joue d’un instrument, appelle les pierres et les déplace… Daniel Charles a écrit un texte sur Carnac7 dans lequel la question de la démesure minérale (celle justement du silence du monde) est abordée de façon exclusivement païenne. Et le paganisme est peut-être cela : ce renversement du regard dans lequel c’est le monde qui « surgit invisible en nous » (Rilke : « Terre, n’est-ce pas ce que tu veux, surgir invisible en nous »8). Je ne fais pas à la légère cette remarque à propos de quelque chose comme une sensibilité spécifiquement païenne. Le paganisme appelle une inscription physique et corporelle totale de l’esprit (Varela) qui est présente en filigrane dans tout ce qu’écrit, dit et fait Daniel Charles. 6 Le développement de la pensée de Charles a eu tendance à confondre – ou à faire se confondre – réflexion esthétique et réflexion philosophique. À quoi tient, lorsque l’on est esthéticien, le sentiment que l’on a de réaliser la vocation philosophique même ? Cela tient à la parenté entre l’œuvre d’art et la vie philosophique. L’œuvre présente une existence qui donne l’impression (à tort ou à raison) de porter sa signification dans l’existence même (elle vérifie en quelque sorte l’existence par l’existence). Et, de même, philosopher implique une factivité, une façon de faire, dans laquelle se réalise une expérience d’être et d’exister. Facere, non dicere docet philosophia. Stanley Cavell a quitté ses maîtres, excellents pédagogues et savants éminents, comme Quine par exemple – et il a éprouvé conjointement le besoin de changer son rapport à la philosophie – parce qu’ils vivaient mal ! Il y a chez Daniel Charles une radicalité dans l’exercice de la pensée sensible qui en fait en même temps une manière de vivre. C’est, chez lui, comme expérience sensible que l’acte de penser se réalise, à la limite. « S’exposer à l’océan des sons », par exemple, c’est attendre de la résistance même du sensible à la représentation un sens qui fasse événement dans le réel, qui ne soit pas seulement non- contradiction interne. La Philosophie ne dit pas le vrai : elle dégage la force d’être sans projeter un sens transcendant sur les choses. Pierre Klossowski parlait de l’art comme « obsession spatiale, corporelle, incorporante, donc animale et de ce fait magique » (op. cit.) : Daniel Charles me paraît attiré par l’idée d’une magie de l’art, par son pouvoir d’enchantement de la vie aux antipodes de l’appropriation logique ou de la dissolution spirituelle de type « suppléments d’âme ». Attiré, au fond, par l’art de vivre tout court ; par la possibilité – l’utopie ? – d’une « praxis absolue » au sens où Adorno entend ce concept quand il l’emploie à propos du bonheur. L’utopie du geste absolu, celui auquel pense Heidegger quand il écrit dans ses Essais et conférences : « Nos mains ne cherchent pas à saisir, mais sont dirigées par des gestes répondant à la mesure qu’il faut prendre ici »9. L’utopie du geste total, non dualiste, non causaliste où l’intérieur et l’extérieur ne sont plus distincts. Chanter – ou écouter de la musique – pourrait être un geste de ce genre. « Quand on chante, écrit Cage, on est où l’on est » (Discours sur rien) : le geste total est une pratique de l’Ici… 7 Le bruit de l’espace est l’ici, comme le bruit du temps est le timbre. « Ici » est le timbre de la spatialité dans son irréductibilité à l’ordre du concept. Chez Charles, la pensée en l’absence de l’Un est pensée (de l’) ici. 8 La pensée est ordinairement situation (« D’où sommes-nous ? », d’où pensons-nous ?). À l’opposé, le désordre introduit dans la pensée par l’Ici est exactement l’appropriement comme tel. 9 Approprier c’est rendre la chose à elle-même, la retourner sur la ressemblance absolue qu’elle est (et que voilà, ici). Cela ne prouve rien car il n’y a pas de parties à l’être-là ici.

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Ici est au milieu de tout ce qui l’entoure, par définition. C’est une bribe immense, c’est- à-dire sans grandeur, sans rapport avec l’opposition du grand et du petit. La bribe n’est pas le morceau, le fragment, la partie. Elle n’est pas un reste, un relief, puisqu’elle contient entièrement l’Ici. « Être ici » n’est pas une indication (la partie d’un tout). Car où serait ce qui se tiendrait en dehors du fait d’être « où » (il est). Michel Deguy pose que « la poésie est d’ici », et Jacques Roubaud théorise cette idée (Poésie, etcetera, mé nage, Paris, Stock, 1995). C’est que, avec ici, l’extériorité pure spatialise ce qu’elle signifie comme l’art absorbe son métalangage. Quand Henri Cueco dit « Je peins ce que je vois ici devant moi »10, il veut dire que l’art affronte l’aporie de toute interprétation par l’ultra solution d’une signification entièrement réalisée. Ici, l’œuvre efface son idée (Braque). Bien sûr, « toute interprétation se fait à partir de quelque chose qui est supposé manquer » (Deleuze) : c’est pourquoi, à l’opposé, il y a l’ « hiccéité » de l’œuvre. Entièrement réelle, elle n’interprète pas mais approprie (ici). La peinture de Cueco ne laisse rien perdre, ni les queues de cerises, ni les pommes de terre, ni les épluchures de taille-crayon (Dialogue avec mon jardinier, Paris, Seuil, 2000) : l’appropriement exact, l’évidence esthétique portent sur le prodige en tant qu’infiniment proche. Le proche est un absolu, intransitif. Il n’est pas proche de quelque chose d’autre. Il est comme un bruit (le bruit de pas venant dans la nuit de Bonnefoy). Il exprime, dans l’oubli de celui qui y a affaire, la proximité inexplicable du monde à lui-même. Ici se tient l’objet du regard de personne. Ce qui n’est pris dans aucune perspective. Ce qui existe même quand il n’y a personne pour le penser. Daniel Charles aurait pu écrire sur l’œuvre de Paul-Armand Gette, l’artiste de l’absolue proximité. Penser le proche total à l’œuvre dans les choses de l’art, c’est penser en l’absence de la mesure qui rend le penser possible. Penser dans l’absence de place pour la pensée, c’est le miracle de l’esthétique. « Zéro mètre » est l’œuvre maîtresse de Paul-Armand Gette. C’est une œuvre itinérante mais définitive, à chaque fois. Un panneau blanc, rectangulaire, avec l’inscription éponyme écrite dessus. Posée au sommet du mont Ventoux, par exemple, en octobre 1994, elle est aussitôt « ici », sur un lit de cailloux, d’herbes rares et de lichens ? Ce qui est énigmatique, c’est son absence de dimension problématique. Elle ne fait dans le paysage qu’y être. Elle ne cache rien dessous. « Zéro mètre » réalise l’extrême proximité de l’œuvre à l’image qui la reproduit, entre autre. Elle ne dit pas l’altitude où se trouve la plaque (le mont Ventoux est à 2 000 m) elle est l’ici où se tient l’inscription même. Là où elle est, c’est justement là que ce qui est là se trouve. Zéro mètre c’est partout où ce qui est est (où il est). Il y a autant d’ici possibles que d’ici réels. En tant qu’elles sont, les choses sont toujours où (elles sont). Mais alors, Ici est le salut, la mesure immanente. C’est le mystère évident de ce que J.-L. Nancy appelle « l’origine du monde en chaque point du monde »11. À la façon de l’Hypérion d’Hölderlin quand il lance : « Tout est là ». L’œuvre de Gette paraît l’analogon parfait de l’œuvre d’art en général. Elle ne dit pas un relevé de coordonnées – ou de signes. Est-elle d’ailleurs l’œuvre ou ce qu’elle indique ? Le panneau est-il fait pour être vu ou pour être où il est ? Comme exister ne veut rien dire d’autre, l’espace lui tient lieu de signification, sans le représenter. 10 Que le monde soit tout ce qui existe, cela peut-il constituer un sens puisque rien n’y est pas là ? Voici une bribe de koan pour Daniel Charles : « Rien n’est pas là ». Que rien ne soit pas là, comment cela peut-il constituer cependant le sens de tout ce qui existe ? Ici est le port, le geste parfait (genere, porter). Le philosophe imite seulement in fine le fait d’être (ici). Ce que Daniel Charles fait admirablement dans nos mémoires…

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NOTES

1. La formule est de Daniel Charles lui-même, qui l’utilise dans un article intitulé « Le retour éternel du timbre », Revue d’Esthétique, n° 1-2, 1980, p. 163-170. 2. Ibid. 3. Pierre Klossowski, « Oubli et anamnèse dans l’expérience vécue de l’éternel retour du Même », dans Nietzsche, VII e colloque philosophique international de Royaumont, 4 au 8 juillet 1964 , Paris, Éditions de Minuit, 1967. 4. Daniel Charles, Le temps de la voix, Paris, J.-P. Delarge, 1978. 5. Ibid. 6. Cité par Daniel Charles dans « Érotologies », Revue d’Esthétique. 7. Daniel Charles, « Le silence », Corps écrit, n° 15, Paris, PUF, 1985. 8. Rilke, Les Élégies de Duino, Huitième Élégie, dans Œuvres 2, Paris, Seuil, 1972, p. 366. 9. Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 237. 10. Alain Chareyre-Méjan, Cueco ou la nature des choses, Paris, Pérégrines-Panama, 2008. 11. Jean-Luc Nancy, Des Lieux divins, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1987.

AUTEUR

ALAIN CHAREYRE-MÉJAN

Alain Chareyre-Méjan est professeur d’esthétique au département d’arts plastiques de l’université de Provence. Il a publié Expérience esthétique et sentiment de l’existence. L’indifférence du monde (Paris, L’Harmattan, 2000) et, plus récemment, Cueco ou la nature des choses (Paris, Pérégrines-Panama, 2008), Essai sur la simplicité d’être (Toulouse, Éditions Erès, 2009), Esthétique de l’arbre, en collaboration avec Céline Aubertin (Presses de l’université de Provence, 2010).

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Esthétique, « esthésiologie », nature, éthique. Résonances de quelques thèmes dans la pensée de Daniel Charles

Maurice Elie

1 Daniel Charles, musicologue, esthéticien, philosophe, fut l’un des traducteurs de Procès et réalité, d’A. N. Whitehead1. Dans ce procès tendant à la constitution d’un « sujet- superject », il avait décelé une « causalité à rebours » permettant de revenir à l’origine des « préhensions » à l’œuvre dans le procès du monde. Si cela était seulement possible, ce serait une incitation à remonter aux sources de son itinéraire pour s’engager avec lui dans les nombreuses voies qu’il a suivies. Au moins peut-on constater que dans leur diversité, elles forment un réseau unitaire où les thèmes abordés entrent en résonance mutuelle.

2 Dans son « Éloge de l’alphabet » qui ouvre un volume de la Revue d’Esthétique consacré à John Cage, et qui énumère plusieurs centres d’intérêt de ce musicien, Daniel Charles pose « une question à la Étienne Souriau — comment tout cela tient-il ensemble ? »2. Et il se déclare persuadé « que John Cage est bel et bien une force de la nature, et qu’il importait, pour lui rendre hommage, de l’imiter dans sa façon d’opérer […] autour de l’alphabet […] ». Le présent hommage s’efforcera de témoigner envers Daniel Charles de la même admiration et de la même affection qu’il a vouée à John Cage, et de penser à tout ce qui, chez lui aussi, tient si bien « ensemble ». 3 La première de ses renommées est celle dont ses collègues et amis musicologues vont témoigner ; c’est à eux qu’il faut laisser inventorier les aspects techniques de leur métier. Mais dans la pensée de Daniel Charles, musicologie et philosophie sont indissociables et toutes deux concourent à son esthétique générale : ses Gloses sur John Cage sont particulièrement instructives à cet égard. En philosophie, en particulier dans les domaines de l’esthétique et de la phénoménologie, Mikel Dufrenne est l’auteur qu’il a le plus souvent cité dans ses cours et ses conférences ; mais tout aussi bien Étienne Souriau, Gaston Bachelard, Theodor Adorno ou Emmanuel Levinas. Dans le champ de

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l’art, nous sommes nombreux à nous souvenir de l’ampleur que prenaient ses exposés ou ses interventions les plus spontanées. Mais il ne dédaignait pas non plus de traiter de la sensation ou de la perception, comme il fit lors d’une soutenance de thèse, en citant un ouvrage d’optique physiologique dont il recommanda d’ailleurs la lecture à l’assistance. Et c’est lui qui a rédigé l’article de l’Encyclopédie philosophique universelle consacré à la théorie de l’Einfühlung chez Theodor Lipps. À partir de la lecture de cet article, il s’agit de suivre quelque peu les premiers développements que ce thème a connus.

1. Sensations, empathie et rythme : de l’ « esthésiologie » à la phénoménologie

4 Succédant aux fondateurs de la théorie de l’Einfühlung de la fin du XIXe siècle allemand, on trouve bien des occurrences de ce terme, par exemple dans les notes de cours du Collège de France sur La nature de Maurice Merleau-Ponty, où il évoque l’ « Einfühlung avec le monde, avec les choses, avec les animaux, avec les autres corps… »3. Autre exemple, dans Abstraction et Einfühlung, Wilhelm Worringer définit l’Einfühlung comme « un rapport heureux et panthéiste de confiance entre l’homme et les phénomènes du monde extérieur »4. De même, le peintre Franz Marc voulut sentir le monde « comme l’animal le sent » : Qu’elle est misérable et sans âme cette convention qui nous fait mettre des animaux dans un paysage qui appartient à notre regard, au lieu de nous plonger dans l’âme de l’animal, pour tenter de comprendre sa vision des choses […] je peux aussi vouloir peindre « le chevreuil sent »5. 5 Or Daniel Charles a publié en 1990, dans le volume II de l’Encyclopédie philosophique universelle des Presses universitaires de France (p. 774-776), un article portant sur l’ Einfühlung. Dans ce texte, il précise bien qu’il ne s’agit pas d’une simple sympathie ; ce que Robert Vischer avait désigné en 1873 (dans « Ueber das optische Formgefühl ») comme « Einfühlung », consiste dans la « projection de nos sentiments humains dans l’objet contemplé […] en une participation affective […] ». Plus précisément, nous nous projetons dans les objets, « vivons » leurs formes, suivons la ligne de crête d’une montagne, ou nous « logeons » en imagination dans un objet. Dans cette relation aux objets du sujet sentant et percevant, il faut distinguer l’excitation des nerfs sensibles (Zuempfindung) de celle des nerfs moteurs (Nachempfindung)6. Comme le signale Daniel Charles, Karl Groos professait même que « l’Einfühlung, à la faveur du procès d’ “imitation intérieure” de l’objet contemplé, autorise la révélation de la structure même de cet objet […] ».

6 Cet article fait également état des objections dirigées contre la prétention à une « esthétique de l’empathie ». Daniel Charles cite Max Dessoir, après lequel Benedetto Croce et bien d’autres ont objecté que l’empathie n’était pas un phénomène proprement esthétique dépendant de la perception d’une œuvre d’art. Dans l’article cité, Daniel Charles rappelle que pour Max Dessoir, […] le recours à la notion de Einfühlung ne pouvait que reconduire à l’aporie de départ selon laquelle il y a expérience esthétique partout où il y a expérience émotive, et cela dans la mesure où le Beau, l’esthétique et l’art n’étant pas distingués de façon assez rigoureuse, les théoriciens « psychologisaient » l’art en privilégiant le pathos et la spiritualité au détriment de la régularité et de l’harmonie, bref des valeurs « classiques » (et non pas « romantiques ») en jeu7.

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7 Après Robert Vischer, dans un texte de 1903, Theodor Lipps affirme, à la manière de Hegel, que « seule l’apparence de l’objet esthétique, par exemple de l’œuvre d’art, est “contemplée” dans la contemplation esthétique ». Il distingue ensuite objet et fondement du plaisir esthétique : Une question tout à fait différente de celle de l’ « objet » du plaisir esthétique est celle de son fondement. Autant il est certain que l’apparence sensible de l’objet beau est l’objet du plaisir esthétique, autant il est certain qu’elle n’est pas son fondement. Car c’est moi qui suis le fondement du plaisir esthétique, ou c’est le Moi ; à savoir, exactement le même Moi que je sens ravi ou joyeux « à la vue » de l’objet, ou « face » à lui8. 8 Ensuite vient ce qui conduira Lipps à la définition du plaisir comme « jouissance objectivée de soi » : « […] dans le plaisir esthétique le sentiment de ma valeur propre est objectivé ». Enfin, il lie le sujet et l’objet : « L’empathie est ici le fait énoncé, à savoir que l’objet est le moi et par là même que le moi est objet »9. En même temps, le caractère « idéel » de la sphère esthétique est affirmé : « […] dans l’imitation esthétique le moi est idéel. Cette expression est ambiguë. Ce moi “idéel” est lui aussi réel. Mais il n’est pas le moi pratique. Il est le moi qui contemple, qui s’attarde dans la contemplation de l’objet et s’y perd ». Ainsi, c’est un Moi lui-même « idéel » qui imite « empathiquement » les mouvements, d’un danseur par exemple ; on ne les effectue pas réellement, mais on les mime « intérieurement ». Quant aux tensions musculaires que l’on pourrait ressentir dans cette imitation, Lipps les nomme « induites », secondaires, accessoires bref, comme ne constituant pas le plaisir proprement esthétique.

9 Dans un autre texte, « Empathie et plaisir esthétique » (1906)10, Theodor Lipps distingue la fureur lorsqu’elle est réellement éprouvée, de la fureur artistiquement représentée, ce qui constitue une réponse par anticipation aux critiques dirigées contre toute esthétique de l’empathie : La fureur artistiquement représentée est assurément vécue, mais ce vécu diffère entièrement de celui que je décris par ces mots : « Je deviens furieux ». Cette fureur-là est l’objet d’une expérience esthétique ; et l’expérience esthétique est la façon dont je me sens invité à la contemplation esthétique, à un pur abandon à ce qui est représenté. Il s’agit d’une expérience qui ne m’atteint pas en tant qu’individu réel qui prend part à la réalité, mais qui me concerne uniquement en tant que spectateur esthétique […]. 10 Ainsi, comme dans le texte précédent, l’esthétique de Lipps est une topique des sentiments : il assigne deux lieux différents aux sentiments éprouvés dans la vie réelle et à ceux que suscite la perception esthétique.

11 Ce vocable d’Einfühlung a souvent été traduit en français par « empathie », et par « intropathie » pour des textes de Husserl. Précisément, par le biais de Mikel Dufrenne et de Maurice Merleau-Ponty, Daniel Charles nous donne l’occasion d’y ajouter celui de « synesthésie » et d’ « entrer en phénoménologie » : La confrontation de la problématique des Projections avec l’argumentation d’un ouvrage de Mikel Dufrenne, L’Œil et l’oreille, peut aider à prendre une vue plus claire de l’enjeu. — Est-il vrai, d’abord, que la synesthésie n’en appelle pas, plutôt qu’à l’assujettissement d’un sens (par exemple l’ouïe) à un autre (la vue), à un état indifférencié de la perception qui se caractériserait par l’unité première du sensible, « avant » que les sens existent comme tels et soient donc susceptibles de rivaliser « en vue » d’une quelconque (et hypothétique) prédominance ? Un philosophe comme Merleau-Ponty n’hésitait pas à parler, dans la Phénoménologie de

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la perception, de la « couche originaire du sentir qui est antérieure à la division des sens »11. 12 Daniel Charles qualifie ce stade originaire du sentir de « niveau “pré-esthésique” et à plus forte raison pré-esthétique » ; il en sera question ci-dessous. Mais, s’agissant de phénoménologie, on peut d’abord revenir au sens donné à l’Einfühlung par Edmund Husserl, et à la façon dont le terme à été rendu en français. Dans le Livre second des Idées directrices pour une phénoménologie…, Éliane Escoubas traduit Einfühlung par intropathie, ce qui exprime l’idée d’un « sentir en » autrui et plus largement pour Husserl, l’idée d’une expérience intersubjective ; alors que chez les fondateurs, Einfühlung signifiait d’abord « se sentir » en un objet extérieur et ensuite seulement, en une autre personne. Pour Husserl, l’intropathie consiste en une expérience médiate des « vécus d’autrui ». Ce qui compte aussi pour lui, c’est qu’il ne s’agit pas d’une « attitude relevant de la causalité naturelle », mais du fait que « dans l’intropathie, une conscience est posée en rapport avec une autre conscience […] »12. Au mot près (« intropathie » dans la traduction citée, pour « empathie » plus courant à présent), l’une des définitions données par Husserl correspond au sens couramment donné à présent au terme d’empathie : Je me mets à la place de l’autre sujet : je saisis par intropathie ce qui le motive et quelle en est l’intensité, la force […] non seulement je pénètre par intropathie dans sa pensée, son sentiment, son action, mais encore je dois me mettre à sa place […]13. 13 Mais si Husserl vise essentiellement la relation intersubjective, l’une de ses formulations pourrait également valoir pour l’expérience esthétique : « L’intropathie à l’égard des personnes n’est rien d’autre que cette appréhension qui précisément comprend le sens… »14. Appliquée à l’expérience esthétique, d’une telle intropathie pourrait donc résulter une compréhension de l’œuvre d’art, mais à condition de l’entendre comme étant elle-même une « personne » (un peu à la manière dont Étienne Souriau disait que si un ami lui jouait une sonate au piano, la sonate interviendrait comme une personne entrant dans la pièce où il se trouvait avec son ami). Husserl écrit aussi que « la chair sensible du tableau n’est pas le tableau accroché au mur ». Cela suppose une analyse ineffectuée ici, celle d’une « couche » particulière de constitution de la « chose », qui dans le cas présent est l’œuvre d’art (« il ne serait pas difficile de développer cette question. Mais ce serait trop éloigné du présent contexte », dit Husserl). Cependant, il fournit une description de l’attitude esthétique dans le cas de la littérature : ce que je « vis, par la compréhension, dans le sens »15, ce ne sont évidemment pas les caractères imprimés à travers lesquels on ne fait que « passer » pour s’adresser à la « chair sensible » signifiante.

14 Mais Husserl parle aussi d’« esthésiologie ». Au paragraphe 9 des Ideen II…, il introduit la synthèse esthésique (sensible). Par exemple, l’une des fonctions de cette synthèse « est de réunir les unes avec les autres les objectités qui se sont constituées dans différentes sphères sensibles singulières : par exemple la couche de chose visuelle et la couche tactile »16. À côté du corps purement physique des sciences naturelles, le « corps propre » est ce qui « possède, comme ne faisant qu’un, des qualités physiques et des qualités esthésiologiques »17. « En tant qu’il éprouve des sensations », dit plus loin Husserl, « il est dépendant du corps propre matériel […] ». Certes, « les processus physiologiques dans les organes des sens […] ne me motivent pas pour autant […] cela ne me “détermine” pas quant à l’esprit »18. Mais si l’on y ajoute « la couche supérieure, la couche spécifiquement psychique », « l’esthésiologique et le psychique sont [alors] une annexe du corps propre physique […] »19. On peut alors joindre tous ces passages

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des Ideen II à ce qu’énonce Husserl lorsqu’il en vient à parler des « corrélats qui “résident dans” la conscience elle-même : ce qui est intuitionné, ce qui est imaginé en tant qu’imaginé, ce qui est jugé en tant que jugé, etc. C’est précisément pourquoi il n’y a là aucune différence éidétique, que des réalités correspondent ou non à ces corrélats, qu’ils aient ou non en général le “sens” d’effectivités. Je suis effrayé par le spectre et je frémis peut-être d’horreur, bien que je sache que ce que je vois n’est rien d’effectif. L’intrigue de la pièce de théâtre me bouleverse, bien qu’elle ne soit rien d’effectif, comme je le sais parfaitement »20. Même si, pour Husserl, il n’y a pas ici de différence éidétique (c’est-à-dire d’essence) entre les « rapports de causalité effective » et les rapports de pure motivation, il n’en reste pas moins que, comme dans le cas des Esthétiques de l’empathie, l’expérience esthétique est définie comme ne se déroulant pas dans la sphère de la réalité effective mais, comme l’avait déjà dit Schopenhauer, en dehors de l’espace, du temps et de la causalité. 15 Après l’esthésiologie dont parle Husserl, on peut évoquer maintenant le néologisme d’ « Esthésique » forgé par Paul Valéry pour désigner une « science de la sensation ». Dans les Notions d’esthétique d’un numéro de la Revue Noesis ayant Daniel Charles comme membre de son comité de rédaction, Carole Talon-Hugon donne une définition de l’ esthésique envisagée par Valéry en 1937 : « Dénomination programmatique d’une branche de l’esthétique qui aurait pour objet l’étude des sensations »21. Comme l’écrit Carole Talon-Hugon, Valéry distingue deux grandes catégories de l’Esthétique : […] la Poïétique (s’intéressant à tout ce qui touche au faire) et l’Esthésique, qui elle s’intéresse à « tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations » […]. Une troisième grande catégorie pourrait rassembler les œuvres mêlant les deux points de vue. 16 La seconde catégorie, dit Carole Talon-Hugon, « aurait donc pour tâche d’étudier ces formes particulières du sentir [je souligne], que sont les sensations défonctionnalisées ». On remarque l’accent mis sur le sentir ; mais Valéry affirme aussi que si cette connaissance esthésique était possible, elle lui « livrerait bientôt tous les secrets de l’art ». Enfin, rappelant les noms de Genette, Schaeffer, Jauss, Bübner et Beardsley, Carole Talon-Hugon conclut que « l’Esthésique est peut-être l’esthétique à venir ».

17 Cet article incite à bien des réflexions sur des sujets qui furent également traités par Daniel Charles. D’abord, il va de soi que l’Esthésique à laquelle pense Paul Valéry est bien distincte d’une science mesurante de la sensation, procédant par « seuils », stimuli-réponses, et plus distincte encore d’une neuro-physiologie s’intéressant aux médiateurs chimiques de la vision ou de l’audition22 ; de toute façon, elles ne seraient pas de sa compétence, même si de son côté Merleau-Ponty, par exemple, s’y est au moins référé dans sa Structure du comportement ou dans sa Phénoménologie de la perception. 18 Ce sont donc le sentir dont il a déjà été question et les « secrets de l’art » qui intéressent avant tout Valéry ; or le sentir est un terme « fédérateur » en phénoménologie. Dans l’article cité, Carole Talon-Hugon dit justement que dans l’acception valéryenne, les sensations seraient analysées « dans leur dimension pathique et pas seulement cognitive […] ». Précisément, pour le phénoménologue Renaud Barbaras, c’est l’idée même de connaissance qui doit céder devant les droits du sentir. Il proteste contre « le présupposé fondamental, tellement profond qu’il n’est même pas thématisé, qui commande toute l’approche classique de l’expérience sensible : la sensation est un mode de connaissance »23. Et parallèlement à Valéry, Barbaras distingue lui aussi sentir et connaître comme « des modalités spécifiques et indépendantes de l’homme vivant

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[que] Straus nomme respectivement mode pathique et mode gnosique ; leur dualité correspond à celle du sentir et du percevoir […] »24. 19 Un autre thème traité par Daniel Charles est celui du rythme : « Le rythme comme expérience du temps » est l’un des articles du numéro 43 de la Revue d’Esthétique qu’il avait préparé en 2003 avec Anne Cauquelin. Le vide que représente le silence en musique lui apparaît comme un continuum présent sous les notes « à la manière dont les mots de Mallarmé, disséminés dans le Coup de dés, renvoient chez le poète à des phrases que l’on imagine immergées sous le blanc de la page ». Mais dans ce texte, il considère conjointement les stimulations sonores et les kinesthèses, ce qui relève en son genre de l’ « Esthésique » (et de la phénoménologie husserlienne) dont il a déjà été question : « Il ne s’agit pas de nier pour autant que nous réagissons à des stimulations sonores au moyen d’impulsions kinétiques »25. Mais simplement, la préséance n’est pas accordée aux sensations : « nos sensations sont les conséquences, non les causes de la vague ». Cette métaphore de la vague, si usuelle lorsqu’on parle du rythme – fausse aux yeux de Michel Deguy si l’on en fait une étymologie, ruthmos –, conduit Daniel Charles dans les parages de Pierre Sauvanet, d’où il résulte que cette fois, c’est le rythme qui est une sorte de transcendantal de tout discours. Mikel Dufrenne est également évoqué, pour ses « grandes images premières ». Et enfin pour sa « première synthèse du temps » dans Différence et répétition26. Si bien que pour Daniel Charles, « ce qui “bat” dans la vague […] ne serait-ce pas le temps ? ». En somme, « le temps se révèle lui-même à l’expérience ». Ainsi passe-t-on d’une esthésiologie à une phénoménologie, et même à une phénoménologie de tendance heideggerienne.

2. De Mikel Dufrenne à Daniel Charles

20 Daniel Charles a souvent rendu hommage à Mikel Dufrenne, dont on peut d’abord remarquer qu’il fait lui aussi allusion à l’Einfühlung (on a vu plus haut qu’il parlait d’abord de sympathie)27. Dans L’œil et l’oreille, il l’introduit en parlant de l’épreuve de la présence, « mais d’une présence encore sans distance, où le contact est porté à la fusion, Merleau-Ponty dit parfois Einfühlung. Cet immédiat ne comporte aucune médiation […]. Situation-limite, parce qu’en fait la séparation du sujet et de l’objet est toujours déjà amorcée. Seule l’expérience esthétique […] peut nous en approcher et peut-être en éveiller la nostalgie […] »28. Et quelques pages plus loin, il évoque « la coïncidence qui serait l’Einfühlung achevée, l’expérience même de l’originaire ». Enfin dans le chapitre consacré aux synesthésies, la phénoménologie d’Erwin Straus lui paraît décrire « la relation vitale du vivant à son environnement, l’Einfühlung animale, l’animalité première de l’Einfühlung […] »29.

21 Comme bien d’autres phénoménologues, Dufrenne est donc à la recherche d’un originaire qui précède la séparation sujet/objet que Schopenhauer avait déjà introduite au début du Monde comme volonté et comme représentation. Et, tandis que la volonté est ontologiquement première pour Schopenhauer et la représentation seconde, pour Dufrenne c’est la perception (seconde) qui se substitue à la sensation (première) : « […] déjà la sensation est devenue perception, la présence est devenue présence au monde […] »30. Daniel Charles cite « Le Cap Ferrat », « texte superbe » dans lequel Dufrenne définit bien l’Einfühlung en son sens originel : « Ainsi je déplie le Cap et je me meus dans ses plis […]. Je le sens, je me sens en lui. Cette Einfühlung, c’est le comble de la perception »31. Pour Dufrenne, l’expérience esthétique (dont il a traité dans sa

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Phénoménologie de l’expérience esthétique), tend même « à nous ramener à cet état premier du sensible que la pratique synesthésique des arts semble inconsciemment viser ». Et cette pratique synesthésique lui semble d’autant plus nécessaire que dans un premier temps le Cap Ferrat, « cet animal familier qui fait le gros dos dans le bleu sans faute de la Méditerranée », lui est apparu comme une image « en quelque sorte abstraite », celle de la pure visibilité : « n’est-ce pas là, après tout, le destin du sensible lorsqu’il se réduit au seul visible ? »32. 22 Une autre approche est celle de la relation existant chez Mikel Dufrenne entre esthétique et philosophie de la nature. Il affirme dans « L’expérience esthétique de la nature » que si l’œuvre d’art est l’objet esthétique par excellence en raison de sa délimitation (cadre, silence, page), « […] c’est ici [dans la nature] le monde même comme réel qui est spectacle : présent, et non représenté »33. La primauté du sensible est exprimée à la même page : « Toute perception esthétique, dans la mesure où elle est désintéressée, accomplit l’apothéose du sensible qui est la substance même de l’objet esthétique ». Quant à la fréquentation des œuvres d’art, son rôle est de former le goût, mais surtout d’enseigner « à prendre l’attitude esthétique […] comme propédeutique à l’expérience du beau naturel […] ». En termes nouveaux, il s’agit là de l’idée bien connue de la « projection » du goût artistique sur la nature, qui autrement ne serait même pas perçue comme belle ; cependant, dit Dufrenne, il reste néanmoins à préciser ce qui est beau dans la nature. 23 En « réponse » à Mikel Dufrenne, les seize pages d’un article extrêmement dense de Daniel Charles pourraient donner lieu à un ample développement, tant les références y sont nombreuses et témoignent de la multiplicité de ses centres d’intérêt : « Mikel Dufrenne et l’idée de nature »34. Pour résumer, on peut dire qu’il y est tout à la fois question d’Esthétique, de Métaphysique et de Philosophie de la Nature. Daniel Charles rappelle d’abord cette formule de son prédécesseur : « La nature […] c’est toujours le réel comme débordant »35. À condition, dit Dufrenne, que la conscience « fasse abstraction d’elle-même ». Et donc, comme c’était déjà le cas dans la Naturphilosophie de Schelling, que la nature soit présente comme « l’impensable puissance du fond », le fondement étant l’affaire de l’homme. Avec Dufrenne, Daniel Charles passe ensuite à une critique de Heidegger, qui accomplit « un bond par-dessus la nature », l’essentiel étant que la nature soit « un fond senti, par ce “sentiment du fond” que Simondon a évoqué dans le cadre de l’ “unité magique” entre l’homme et le monde […] ». Mais, si « tout homme vient au monde comme l’égal du monde » (Dufrenne), « nous devons situer “la perception à la racine du dévoilement” ». Comme Daniel Charles aboutit à une « science de l’événement »36, il en conclut que « c’est le concept même de Nature qui éclate ». Alors peut entrer en scène le pourfendeur du concept de nature, Clément Rosset, avec sa Logique du pire et surtout son Anti-nature, dont il faut rappeler quelques formules : « L’idée de nature est invincible parce qu’elle est vague ; mieux, parce qu’elle n’existe pas en tant qu’idée […] »37. Ou encore : « Ce qu’on appelle improprement l’ “idée” de nature appartient donc, non au domaine des idées, mais au domaine du désir »38. Mais surtout : « […] point n’est besoin de nature pour faire un monde, point n’est besoin que le monde soit représentable pour qu’il soit »39. Or, avec l’appel au « senti » relevé ci- dessus, s’engouffreraient ici toutes les philosophies (Whitehead) et les phénoménologies (Erwin Straus, Maurice Merleau-Ponty, Renaud Barbaras…) qui insistent sur une communauté première de l’homme et du monde par le « sentir » ou par une « chair » commune au monde et à l’homme. Dans son article, Daniel Charles rappelle que pour Dufrenne, « […] ce que l’art ou le mythe, l’expérience du sacré ou

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l’expérience esthétique sont susceptibles d’accomplir sans médiation – la réflexion philosophique ne l’effectuera qu’indirectement ; et inversement : la poésie ou l’epos – en prise indirecte sur la philosophie – seront mieux placés que celle-ci pour sentir ou ressentir, non pour formuler »40. La philosophie formulerait donc le sentir comme un principe, tandis que la poésie ou le mythe le vivraient sans le nommer. Belle querelle de mots car après tout, le philosophe (et non la philosophie) peut tout aussi bien sentir, en tant qu’homme, que le poète ; c’est seulement le discours qui l’emporte chez le philosophe sur la parole poétique. Ou tout au moins le niveau de discours (sa conceptualité étant critiquée comme étrangère à une réalité singulière, non conceptualisable, par Yves Bonnefoy dans L’improbable et par Philippe Jaccottet dans La Seconde semaison). Mais précisément, Daniel Charles termine en citant les « formes de vie » et les « jeux de langage » de L. Wittgenstein (commenté par Jacques Bouveresse), qui visent l’idéal d’une « clarté complète », pour laisser les choses être « aussi diverses qu’elles sont » (ce qui correspondrait justement à L’objet singulier de Clément Rosset…). Aussi dans les dernières lignes de son texte, Daniel Charles laisse son article « ouvert » : « (Mais pourquoi cet “idéal” devrait-il demeurer “inaccessible” ?) ».

3. D’Emmanuel Levinas à Daniel Charles

24 Le numéro 3 de la Revue Noesis du CRHI de Nice (automne 1999), est intitulé « La métaphysique d’Emmanuel Levinas ». Il rend compte du séminaire de philosophie de l’université de Nice, dirigé en 1996-1997 par Jean-François Mattéi, dans lequel Dominique Janicaud note « qu’il faut tenir compte, comme le précise Daniel Charles, d’une évolution de Lévinas n’excluant pas finalement une certaine convergence entre esthétique et éthique » (« Présentation »). En effet, on aurait pu tout aussi bien tenir compte des réserves que Levinas avait formulées à l’égard de l’image artistique dans « La réalité et son ombre », texte paru en novembre 1948 dans le numéro 38 des Temps modernes. Il y explique que « L’image marque une emprise sur nous, plutôt que notre initiative : une passivité foncière »41. Il reprend l’argument « classique » d’une indifférence à l’éthique, (qui caractériserait plutôt l’ « esthète » que le créateur ?) : « Il y a des époques où l’on peut en avoir honte, comme de festoyer en pleine peste »42.

25 Dans un article qui précède celui de Daniel Charles, « Faire ou ne pas faire d’images […] », Françoise Armengaud résume ce qui est en cause dans le texte de Levinas : Il s’agira désormais de savoir si l’esthétique constitue un détournement (un dévoiement) pour l’éthique – dont nous serions alors irrémédiablement écartés – ou un simple (quoique complexe en ses méandres !) détour au terme – éventuellement asymptotique – duquel nous rejoindrions la problématique de l’éthique43. 26 Le dernier article de ce recueil est précisément celui de Daniel Charles, « Éthique et Esthétique dans la pensée d’Emmanuel Levinas », où l’auteur cherche à la fin de son article à quelle condition « éthique et esthétique pourraient, du point de vue cohérent, ne faire qu’un ». Mais au début, il remarque que « parmi les grands thèmes présents dans la pensée d’Emmanuel Levinas, le thème de l’art est probablement celui qui a le moins retenu l’attention des commentateurs »44, car « Levinas a surtout mis en valeur l’irresponsabilité de l’artiste face au Beau »45. Daniel Charles cite d’ailleurs une formule plus énergique de Levinas : « D’où aussi l’idolâtrie du beau. Dans son indiscrète exposition et dans son arrêt de statue, dans sa plasticité, l’œuvre d’art se substitue à Dieu ». Ici, la critique n’est plus éthique mais « théologique »46, comme si l’œuvre d’art

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mimait l’immobilité, la majesté de Dieu. L’ « arrêt de statue » de l’œuvre renvoie à l’interdit biblique des figures taillées. En outre, pour Levinas, « le mouvement au-delà de l’être se fixe en beauté ». Le mouvement vers la transcendance est donc arrêté ; cela peut d’ailleurs valoir pour la relation avec autrui et pour le visage, qui adresse un appel à un dépassement du visible. Dans La croisée du visible, Jean-Luc Marion a redit après Levinas ce qu’est un regard « objectivant » ou simplement curieux : « […] l’indifférence verra sans difficulté même avec distraction, la couleur des yeux ou le détail de l’allure […] »47. Puis, d’un point de vue chrétien, Marion attribue la sainteté de l’icône à sa « transitivité » : « […] le Christ lui-même ne tient sa sainteté invisible que de son renvoi, permanent et total, au Père invisible […] »48.

4. Daniel Charles et John Cage philosophes

27 Une certaine connivence, sinon une véritable « communauté philosophique », se manifeste à la lecture des Gloses sur John Cage et des entretiens de Pour les oiseaux. S’agissant de philosophie, il reste qu’ « à la différence des philosophes […] qui se satisfont d’écrire des livres ou de prononcer des conférences, Cage réalise sa philosophie : il la met en musique »49. En tout cas, dit Daniel Charles (dans un texte mis en ligne en 2007), « je dois avouer, avant tout propos, n’avoir jamais conçu, du moins ressenti pour ma part de vraie différence entre musique et philosophie. C’est pourquoi je me suis intéressé – entre autres – à John Cage »50. Voilà qui autorise peut-être à repenser bien des thèmes présents dans ces Gloses : comme par exemple le « non finito » ou l’inachevé, le « non-vouloir », la forme en devenir, le silence et la durée, ou les éléments d’une Éthique de John Cage.

4.1. Formel, informel, « non finito »

28 La philosophie, plus précisément la phénoménologie, intervient dès le chapitre I des Gloses, à propos de « L’esthétique du “non finito” ». Il s’agit du Merleau-Ponty de L’œil et l’esprit, pour qui « le peintre est seul à avoir droit de regard sur toutes choses sans aucun devoir d’appréciation » et pour lequel la musique « est trop en deçà du monde et du désignable pour figurer autre chose que les épures de l’Être […] »51. Cela, parce que chez Cage, « la musique devient un art de l’instant » : « Il se peut que soit atteint ici l’archétype d’une esthétique du non finito : à la limite, le concept de “renouvellement” y deviendrait sans objet ».

29 Dans les arts plastiques, les exemples de non finito les plus souvent donnés sont ceux d’œuvres de Michel-Ange et d’Auguste Rodin où la forme reste prise dans le bloc de pierre dont elle aurait à se libérer. Parlant des sculptures de Sosno, Françoise Armengaud précise : Juste un détail, particulièrement soigné, poli (achevé, lui…), surgit d’un bloc non finito, d’une gangue originelle […]. Il y a désormais une sorte de continuité « organique » entre le bloc de marbre et la forme travaillée qui en émerge52. 30 Dans son Esthétique, Luigi Pareyson avait repris la question du non finito dans les arts plastiques en parlant « […] d’un goût qui préfère délibérément au “fini”, parfois froid et académique, le “non-fini”, parfois plus solide et suggestif […] ». Si l’on peut douter, surtout dans la perspective de Pareyson, qu’il soit « plus solide », c’est bien au caractère « suggestif » du non finito que l’on pense d’abord. Et pour lui, la valeur du non finito tient

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à ce que « dans cette apparente ébauche l’œuvre a précisément et parfaitement accompli sa propre intentionnalité formative, et prétendre continuer le processus au- delà de ce point signifierait compromettre le caractère définitif et stable de la forme »53.

31 L’art dit « informel » (celui de Jean Fautrier par exemple), pourrait-il être considéré comme une « variante » du non finito ? Si les Otages de Fautrier ne présentent pas de contours tranchés, on n’en perçoit pas moins une forme, serait-elle vague, comme l’est celle d’une tache. Serait-ce donc l’absence d’un contour rigoureusement tracé qui incite à parler d’art informel ? Mais l’informel ne se veut pas « inachevé » ; et c’est justement de cet inachevé qu’il est question dans les Gloses de Daniel Charles sur la musique de John Cage. Il rapproche plutôt l’inachevé du « gestuel » puisque, dit-il, l’esthétique musicale de Cage « tend seulement à rapprocher la musique du geste ». Quant à la forme, dans son « Ébauche d’un lexique… », Daniel Charles appelle à une critique de la notion de forme appliquée à la musique contemporaine : C’est à une critique sévère de la notion de forme telle qu’elle a été léguée par l’orthodoxie pédagogique du XIXe siècle (cf. Riemann : « la forme est la coordination des différents éléments de l’œuvre en un tout homogène ») qu’il convient de procéder, si l’on veut rendre compte de ce que présente de non préformé – c’est-à- dire d’informel – la musique récente54. 32 Or, lorsqu’elle en vient à traiter d’esthétique musicale dans son Esthétique de Gilles Deleuze, Mireille Buydens joint la pensée de Daniel Charles à celle de G. Deleuze. « La musique et l’oubli » de Daniel Charles « constitue une référence explicite et fondamentale de Deleuze en la matière […] »55. Il faut d’abord rappeler que le statut de la forme dans la pensée de Gilles Deleuze fait l’objet du livre de M. Buydens, d’abord dans sa généralité, où elle conclut à la « préoccupation deleuzienne […] de l’absence de toute forme donnée comme garante de la liberté créatrice » et par suite, à une « contingence des formes ». Passant ensuite à « La forme dans l’esthétique de Gilles Deleuze », elle montre à propos de l’esthétique picturale qu’il s’agit pour Deleuze de présenter des forces et non de représenter des formes, comme on le voit chez Francis Bacon. Puis, pour Deleuze, le « rendre visible » de Paul Klee signifie rendre visible cet élémentaire qu’est « un complexe de matériau (corpuscules, singularités…) et d’énergie (ondes, flux, forces…) »56. On reconnaît là le privilège accordé par Deleuze aux intensités, mais quant à la matière picturale, il faut selon Mireille Buydens tenir compte des réserves de Deleuze à l’égard de l’art dit informel, lorsque « la vue proche est cette fois trop proche, pour ne plus voir qu’un brouillard indistinct, jusqu’à tout perdre dans ses brumes vagues »57. Elle aboutit donc à la forme comme « mal nécessaire » : « Si la forme doit être dissoute, on prendra garde d’en préserver malgré tout le juste nécessaire pour éviter le chaos […]. La forme est un mal nécessaire ». En venant alors à l’esthétique musicale, après avoir rappelé le « laisser les sons être ce qu’ils sont » de John Cage pour en tirer « seulement être, frapper l’oreille, tracer des lignes en nous », Mireille Buydens conclut néanmoins que pour Gilles Deleuze comme pour Daniel Charles « l’exaltation de l’aformel s’achève sur une réinsertion prudente de la forme, en l’occurrence de la syntaxe musicale »58.

4.2. Sur l’indétermination

33 La première impression que les Gloses donnent de l’esthétique cagienne est celle d’une incertitude ou d’une « indétermination »59, d’une absence de choix à l’égard des règles ou de l’absence totale de règles60. Mais pour Daniel Charles, cette abstention est liberté,

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puisque Cage n’évite ni ne recherche de règles. Il accepte même la possibilité d’une non-exécution d’une partie de son Concerto. Et « créer, ne serait-ce pas plutôt accepter que vouloir ? »61. Il y a donc une sorte de « suspension du jugement » chez Cage, mais sans qu’il en fasse la théorie, pas plus qu’il ne désire édifier une « théorie de l’inachèvement »62. Sous diverses formes, cette idée est présente tout au long des Gloses et se trouve clairement formulée vers la fin de l’ouvrage : Pourquoi, en somme, se donnerait-on la peine de récuser à grands frais les syntaxes, les structures ou les formes ? La force de Cage est de ne rien exclure. Ni les dissonances, ni les sons non tempérés, ni les bruits. Mais ni non plus les octaves ou les accords parfaits…63 34 C’est que Cage aime le son lui-même comme élément et corrélativement, dit Daniel Charles, « […] ce sont les sensations qui sont réelles, et non pas les liaisons entre les sensations »64. Il en résulte aussi que le son et même le silence peuvent être associés à la nature : « Silence, pour Cage, signifie nature »65. C’est qu’une telle musique est « langage d’avant le langage ». Suivant l’inspiration des philosophies de la nature et de la phénoménologie, Daniel Charles côtoie donc ici les pensées de l’originaire, de l’ « Urgrund » (auxquelles il faudrait encore associer ce que Cage a reçu de la pensée orientale) : « Cage restitue l’homme à ses éléments ». Cage dit lui-même : « […] on voit que l’humanité et la nature, non séparées, sont dans ce monde ensemble ; que rien ne fut perdu quand tout fut abandonné »66.

35 Tout cela contribue donc à une compréhension de la pensée de Daniel Charles, non seulement quant aux auteurs qu’il a présentés dans ses cours, comme ceux du transcendantalisme américain du XIXe siècle (Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau…) ou du non-dualisme de la philosophie extrême-orientale, mais aussi quant à son « style », que l’on pourrait qualifier non pas d’éclectique mais de « généreux » et de ductile, par la virtuosité d’une pensée qui, dans ses exposés, passait sans discontinuité d’un artiste ou d’un philosophe à un autre. De même qu’il a pensé La fiction de la post- modernité selon l’esprit de la musique, il a pratiqué une pensée du devenir et en devenir, dont témoignent encore ces Gloses, où il parle de « […] la recherche de formes non seulement inédites, mais de formes se faisant […] »67. De même que Paul Klee donnait la préséance à la formation sur la forme visible, de même Daniel Charles précise lorsqu’il traite du Ryoan-ji à la fin de son livre, qu’on n’y a pas seulement « affaire à une structure : c’est bel et bien d’une structuration, Gestaltung et non Gestalt, qu’il s’agit […]. Comme un torrent, il est orienté » 68. Dans son interprétation de l’esthétique de John Cage, il associe dynamisme et durée en faisant même allusion à la « création continuée » de Descartes. Une autre préséance intervient alors, celle de la durée sur la structure (les hauteurs de son), la durée étant aussi bien celle des sons que des silences ; ce qui est exposé au chapitre VII des Gloses, « lorsqu’on construit l’œuvre sur ce qui est commun au son et au silence, à savoir la durée »69. 36 Ici, il s’agit évidemment du silence comme élément du discours musical, au même titre que le son. Mais il n’est pas interdit d’élargir le propos. Françoise Fonteneau, psychanalyste et philosophe intègre les compositeurs à sa réflexion : « L’effort de beaucoup, écrivains, poètes, compositeurs [je souligne] à vouloir re-présenter le silence laisse à penser que celui-ci est au cœur de toute tentative d’écriture »70. Puis, passant au Re in ascolto de Berio et Calvino, elle cite un passage du livret de Calvino, Tu disais que le silence serait empli de voix comme si dans la musique il y avait un silence qui veut se faire entendre.

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37 pour résumer ensuite la pensée de Jankélévitch à propos de la musique de Debussy : « Le silence musical est non pas un vide, non pas un non-être, mais un “jeu avec le presque-rien” »71.

38 Françoise Fonteneau parle à nouveau du silence dans « “Silences, noises, voices” : Stanley Cavell à Paris » : « Que sont les bruits, les bruits de son livre ? Ce sont à la fois les bruits empreints ou générateurs d’étrangeté que des penseurs comme Thoreau, Emerson ont pu faire résonner […] »72. Or il s’agit là d’une référence qui nous renvoie à nouveau à Daniel Charles. D’autre part, si comme le veut Wittgenstein, éthique et esthétique sont une seule et même chose, il faut aussi relever quelques traits d’une « éthique cagienne », interprétée par Daniel Charles. Elle est d’abord liée au silence, à l’ « Ouverture et à l’indétermination » (titre du chapitre III des Gloses) : « Quand le silence, en général, n’est pas en évidence, la volonté du compositeur l’est. Le silence inhérent équivaut au non-vouloir »73. On pourrait une dernière fois penser à Schopenhauer et à sa théorie de la libération à l’égard de la volonté par la négation du vouloir-vivre, condition d’un accès à la connaissance pure des Idées esthétiques, dans la conscience de l’artiste comme dans celle du spectateur ou de l’auditeur. Mais Cage se révolte surtout contre l’imposition de la volonté du compositeur à son interprète, ce que résume Daniel Charles : « Le compositeur domestique le hasard, mais c’est pour mieux domestiquer l’interprète […]. L’ainsi et pas autrement de la partition, le jouez comme c’est écrit de toute musique bien léchée – sont les agents de l’intériorisation de la répression »74. C’est pourquoi, résume Cage lui-même : « Ne rien imposer. Laisser être. Permettre à chaque personne, comme à chaque son, d’être le centre du monde »75. 39 Mais il n’y a pas moins de difficultés avec le hasard et l’indétermination. Après avoir passé en revue plusieurs compositeurs (Stockhausen, Feldman ou Earle Brown), Daniel Charles remarque que si « le compositeur accentue l’indétermination jusqu’à la déterminer “définitivement” comme indéterminée […] il perd de vue la non- discrimination qui avait commencé par le guider ». On voit que cette dialectique serrée offre autant de difficultés que l’acceptation pure et simple d’une partition. Une éthique accompagne donc bien la composition et l’exécution musicales, puisque le compositeur comme l’interprète devraient en quelque sorte « se surveiller » pour satisfaire à un genre d’impératif de la « liberté par indétermination ». On pourrait penser qu’il n’est pas aisé de se tenir ainsi sur la « crête » séparant la détermination systématique d’une indétermination qui ne le serait pas moins. Aussi Daniel Charles dit-il que pour Cage, « la non-discrimination – l’indétermination – n’est pas un état mais un processus ». Un tel « work in progress » suit donc le modèle du libre développement de la nature (sous- entendant l’alliance de la nécessité et de la liberté), ce que confirment les dernières lignes ce chapitre : « La tâche du musicien, et plus spécialement de l’interprète, est d’ imiter la Nature dans sa façon d’opérer ». Il pourrait aussi être question du processus historique ; mais sans doute serait-il considéré comme extérieur à ce que sent ou désire le compositeur et surtout l’interprète. En tout cas, même en se limitant à l’Esthétique, et sans élargir le champ d’application de cette thèse aux problèmes de la philosophie générale, on voit quel débat pourrait s’engager entre les tenants d’une inspiration « naturaliste » de l’art et les défenseurs de l’artifice. On retrouverait là Clément Rosset, déjà cité à propos des philosophies de la nature. Il écrit en effet dans L’anti-nature que « […] l’homme sera “naturisé” le jour où il assumera pleinement l’artifice en renonçant à l’idée de nature elle-même […] »76. et que « tout effort en vue d’échapper à l’artifice y

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retourne avec usure, aboutissant à une accentuation de l’artifice, c’est-à-dire à une construction plus artificielle que l’artifice dont on voulait se débarrasser »77. 40 En réalité, dit Rosset, « cette aisance dans l’artifice, qui implique une ignorance des réquisits naturalistes, est le fait de presque tous les créateurs ». En ce sens, Shakespeare est pour Rosset « le plus artificialiste de tous les littérateurs, chantre d’un monde et d’une vie se passant de toute référence à une nature : le grand tragédien du hasard, comme l’a justement désigné Oswald Spengler […]. Les héros shakespeariens […] cherchent le respectable du côté de l’imprévisible et le durable du côté du changeant […] »78. Or on avait vu que John Cage cherchait la durée aussi bien dans le silence que dans le son et conjointement, l’indétermination dans le processus. On pourrait donc dire qu’en se réclamant de la « nature », John Cage recourt en fait à ce genre d’ « artifice » qu’est sa stratégie de créateur. Mais si l’on tenait compte d’un autre livre de C. Rosset, cela vérifierait-il cette nouvelle affirmation : Lorsque l’homme se sent menacé dans sa pensée, il en appelle à la nature : à un « quelque chose » qui serve de cadre, de référentiel à sa douleur – faute de quoi l’inquiétude qui le saisit n’aurait pas même de fond sur quoi faire relief […]79 ?

5. Épilogue

41 Enfin, comme le « temps vertical » chez Daniel Charles, dont Arnaud Villani traite ici même, le cri est lui aussi irruption « verticale » dans la linéarité d’un discours. Or, dans sa métaphysique du beau, Schopenhauer interprète l’action de l’art comme un arrêt du temps, la tempête étant au contraire celle du temps inhérent à la recherche des causes et des raisons80. Il oppose la contemplation esthétique semblable au « paisible rayon de soleil » et à « l’arc-en-ciel qui plane paisible » au-dessus de cette tempête qui symbolise selon lui la « ligne horizontale » de la science, avec « le courant interminable des causes et des effets […] ». L’art « arrache » donc l’objet de la contemplation « au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui », et cet objet particulier « devient pour l’art le représentant du tout […] ». Ce sont évidemment des thèmes ressassés que ceux du « bel instant » fugace que l’on voudrait fixer, ou de la verticalité comme « élévation » vers le beau (mais aussi le bien et le vrai) ou vers une archè, ce que Cage voulait précisément éviter ; car, selon la leçon de son maître Suzuki, « le monde spirituel n’est autre que le monde des sens, et le monde des sens n’est autre que le monde de l’esprit »81. En tout cas, chez le Bachelard de L’intuition de l’instant, « en tout vrai poème, on peut […] trouver les éléments d’un temps arrêté […] d’un temps que nous appellerons vertical pour le distinguer du temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve […] ». Cette fois, le parallélisme avec Schopenhauer est évident : chez lui comme chez Bachelard, l’horizontalité du « temps commun » est opposée à la verticalité d’une lumière poétique qui rompt soudain la chaîne temporelle. La poésie qui exprime le mieux cette fulguration, jusque dans son titre, ne pourrait-elle être la Poésie verticale de Roberto Juarroz ? L’éclair de l’instant crée l’éternité de l’autre côté du temps. Toute lumière illumine. Et parfois même éblouit. Mais la clarté est au revers de la lumière. 42 et

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Un rideau de lumière interrompt l’office des ténèbres. Alors nous comprenons que la lumière est aussi un office, le rite originaire, la liturgie nue d’une révélation sans autre exégèse82.

NOTES

1. Traduction collective, Paris, Gallimard, 1995. C’est d’ailleurs Daniel qui nous avait suggéré de conserver le terme anglais de superject dans le couple « sujet-superject », afin de rendre compte de sa spécificité (pour Whitehead, « le sujet-superject est le but du procès qui est à l’origine des sentirs ». Autrement dit, le superject est la cause finale de sujets dotés d’un but subjectif par lequel ils sont néanmoins causa sui, cause d’eux-mêmes). Dans un autre livre, il compte la musique au nombre des « objets éternels » de Whitehead, ces « potentiels purs », qui déterminent les « actualisations » dans l’univers : « […] la musique elle-même fait partie des “objets éternels” ». (Daniel Charles, La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 172). 2. Revue d’Esthétique, nos 13-14-15, 1987-1988, Toulouse, Privat, p. 7. 3. Maurice Merleau-Ponty, La nature : notes, cours du Collège de France, Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 1995, p. 271. 4. Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung, Paris, Klincksieck, 1978, p. 52. 5. Franz Marc, « Notes… », cité dans Maurice Elie, « Couleur et nature : Franz Marc et Paul Klee », La couleur des peintres, Revue Technè, RMN, n° 26, 2007, p. 47. 6. Dans notre propre traduction du texte de Robert Vischer, pour rendre le « zu » et le « nach », nous avons choisi de parler de sensation « afférente » à l’organisme, dans le cas de la Zuempfindung, et de sensation « efférente » dans le cas de la Nachempfindung (Empathie/ Einfühlung, fondements et fondateurs, avec traductions de textes de Robert Vischer, de Theodor Lipps et de Johannes Volkelt, Nice, Ovadia, 2009). 7. Dans un autre contexte, Daniel Charles cite les Fragments de 1888 de Nietzsche étudiés par Giani Vattimo : « […] le rapport de la forme et de la force y est analysé sous l’angle de l’esthétique “physiologique”, laquelle déchiffre l’art comme un tonique des émotions. Exemple : la capacité d’apprécier les lignes, etc. » (Daniel Charles, La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 62). 8. « Empathie, imitation interne et sensations organiques », Empathie/Einfühlung…, op. cit. 9. De même, dans sa Phénoménologie de l’expérience esthétique, Mikel Dufrenne expose cette dialectique du sujet et de l’objet esthétique : « […] l’affectivité n’est pas tant en moi que dans l’objet ; sentir c’est éprouver un sentiment, non comme état de mon être, mais comme propriété de l’objet. L’affectif n’est en moi que la réponse à une certaine structure affective en lui […]. Et inversement […] il y a en lui quelque chose qui ne peut être connu que par une sorte de sympathie, et si un sujet s’ouvre à lui. » (Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, 2, La perception esthétique, Paris, PUF, 3e éd., 1992, p. 544). Dufrenne n’emploie pas le terme d’empathie, mais parle au moins de « sympathie ». Et, comme il écrit ensuite que les « qualités affectives en lesquelles se résout l’atmosphère propre à chaque objet esthétique […] désignent

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aussi bien une certaine attitude du sujet qu’une certaine structure de l’objet… », on comprend que lorsqu’il avait parlé de « structure affective » de l’objet, il s’agissait pour lui de la distinguer de ses propriétés objectives, étrangères à la sphère esthétique. 10. Trad. française dans Aux Origines de l’Empathie. Fondements et Fondateurs, Nice, Ovadia, 2009. 11. Daniel Charles, « De Joan Miro à Francis Miroglio : graphique de la projection », dans Musiques nomades, Paris, Kimé, 1998, p. 189. 12. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, 1982, p. 323. 13. Id., p. 370. 14. Ibid. 15. Id., p. 325. 16. Id., p. 45. 17. Id., p. 250. 18. Id., p. 318 (dans le premier cas, il s’agit de causalité naturelle, alors que la motivation est d’ordre rationnel). 19. Id., p. 293. 20. Id., p. 320. 21. Noesis, Cahier n° 2, hiver 2000/2001, p. 53. Cette dénomination se comprend évidemment par l’étymologie de l’aisthesis grecque, mais aussi par les termes couramment employés qui en ont dérivé, comme anesthésie ou synesthésie. 22. Mais dans l’interprétation de la neurophysiologie de Jean-Pierre Changeux par Catherine Malabou, « on parvient à un concept du beau à partir de la saisie sensible des rapports, de la perception de la lumière et de la vision des couleurs. Davantage même, la « liberté épigénétique apparaît précisément aujourd’hui comme l’origine même du transcendantal. » (Catherine Malabou, « Pour une critique de la raison neurobiologique », La Quinzaine littéraire, n° 984, janvier 2009, p. 5). Certains seraient peut-être surpris de voir le transcendantal ainsi « naturalisé ». Mais ce n’est pas la première fois que l’on parle de « naturalisation » de l’intentionnalité ; ce qui importe avant tout dans le cas présent, c’est l’accueil qui aurait pu être fait à de telles propositions par Daniel Charles, compte tenu de la curiosité qui était la sienne. Il m’avait parlé par exemple de la possibilité d’une « épistémologie de l’esthétique »… 23. Renaud Barbaras, « Affectivité et mouvement : le sens du sentir chez E. Straus », Alter, n° 7, 1999, p. 17. 24. Id., p. 20. Chez Emmanuel Levinas, on trouve ces lignes (dans un texte de 1948 que l’on cite habituellement pour sa critique de l’art et de l’image) : « La sensation n’est pas un résidu de la perception, mais une fonction propre : l’emprise qu’exerce sur nous l’image – une fonction de rythme […] l’élément esthétique est, conformément à son étymologie, la sensation. » (Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », dans Les imprévus de l’histoire, Paris, Librairie générale française, coll. « Biblio-essais » n° 4296, 2000, p. 113). 25. Daniel Charles, « Le rythme comme expérience du temps », Revue d’Esthétique, n° 43, 2003, p. 13. 26. Texte dans lequel il expose sa préférence pour des notions « réellement ouvertes […] qui se distinguent des catégories de la représentation […] elles réunissent les deux parties de l’Esthétique si malheureusement dissociées, la théorie des formes de l’expérience et celle de l’œuvre d’art comme expérimentation ». (Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 4e éd., 1981, p. 364). Et ces « formes de l’expérience » sont pour Deleuze celle de « l’expérience réelle ». 27. Cf. note 9 du présent article. 28. Mikel Dufrenne, L’œil et l’oreille, Paris, J.-M. Place, 1991, p. 71. 29. Id., p. 119. 30. Id., p. 71. 31. Cité par Daniel Charles, « L’Esthétique, pourquoi pas ? », Revue d’Esthétique, n° 21, 1992, p. 9.

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32. Mikel Dufrenne, « Le Cap Ferrat », Revue d’Esthétique, n° 16, 1985, p. 57 (numéro dont le thème était « Parlez d’une œuvre aimée » ; or, à la fin de son texte, M. Dufrenne conclut qu’ensemble avec ceux qui le gardent, [le Cap Ferrat] est de plein droit une œuvre d’art »). 33. Mikel Dufrenne, « L’expérience esthétique de la nature », dans Esthétique et philosophie, Paris, Klincksieck, 1967, p. 39. 34. Vers une Esthétique sans entrave, Mélanges offerts à Mikel Dufrenne, Paris, UGE, 1975, p. 73-88. 35. Mikel Dufrenne, Le poétique, Paris, PUF, 1973, p. 203. 36. Celle de la théorie des écosystèmes d’Edgard Morin (« L’événement », Communications, n° 18, 1972). 37. Clément Rosset, L’anti-nature, Paris, PUF, coll. « Quadrige » n° 89, 1986, p. 21. 38. Id., p. 25. 39. Id., p. 74. Une échappatoire consisterait à penser avec Bentham la nature comme entité fictive, « objet dont l’existence est feinte par l’imagination pour le but du discours, et dont on parle comme s’il s’agissait d’une entité réelle ». Cette citation de l’Essay on language de Jeremy Bentham est donnée par Jean-Pierre Cléro, qui s’apprête « à traiter de la perception dans une “théorie des fictions” ». (Jean-Pierre Cléro, Théorie de la perception, de l’espace à l’émotion, Paris, PUF, 2000, p. 18-19). 40. Art. cit., p. 76. 41. Emmanuel Levinas, « La réalité et son ombre », art. cit., p. 111. 42. Id., p. 125. 43. Françoise Armengaud, « Faire ou ne pas faire d’images. Emmanuel Levinas et l’art d’oblitération », Noesis, n° 3, Automne 1999, p. 173. 44. Id., p. 185. 45. Sur ce point, David Gritz remarque que Levinas « cherche à penser pourquoi le beau a cette imposante et subtile puissance de détourner l’attention de la misère humaine » (David Gritz, Levinas face au beau, Paris, Éd. de l’éclat, 2004, p. 11). Ou : « Pire encore, le fascisme et le nazisme ont valorisé une certaine interprétation esthétisante de la vie. » (id., p. 51). 46. Or on sait que dans Le Poétique, Mikel Dufrenne plaide d’abord « Pour une philosophie non théologique » (op. cit., p. 7-57). 47. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, PUF, 1996, p. 101. 48. Id., p. 134. 49. Daniel Charles, Gloses sur John Cage, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1978, p. 93. Il faudrait également tenir compte des trois volumes de la Revue d’Esthétique portant sur le non finito (« Musiques nouvelles », nos 2/3/4, 1968). 50. www.home.att.ne/grape/charles/dc.html 51. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Essais » n° 13, 1985, p. 14. Affirmation que l’on peut à nouveau confronter à la thèse de Schopenhauer, selon laquelle la musique est « objectivation adéquate de la volonté » et va au-delà des Idées auxquelles recourent les arts représentatifs. Pour lui, la musique est au contraire, au même titre que le monde, expression directe de cet Être qu’est la Volonté en soi. Or, dit D. Charles, les dernières œuvres de John Cage réfutent précisément « la tendance inavouée de la tradition à élever à l’absolu l’a priori de l’œuvre, son essence, codifiée dans son graphisme – tendance qu’Adorno a dénoncée de son côté […] » (Gloses…, op. cit., p. 11). 52. Françoise Armengaud, L’art d’oblitération, essais et entretiens sur l’œuvre de Sacha Sosno, Paris, Kimé, 2000, p. 115. (La réflexion de F. Armengaud se développe de la page 115 à la page 120, quant au « Parfait et à l’inachevé », ou à une « éthique de l’inachèvement », etc.). Dans sa Préface à ce livre, D. Charles indique une autre « piste » pour l’interprétation du non finito : « […] le non finito ne joue-t-il pas, dans l’œuvre de Sosno, un rôle analogue à celui de l’idée de l’infini dans la philosophie de Levinas ? » (op. cit., p. 13). En dehors de Levinas, dans leur refus de l’apeiron les Grecs ne privilégiaient-ils pas déjà le fini sur l’infini ?

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53. Luigi Pareyson, Esthétique, théorie de la formativité, éd. et trad. Gilles A. Tiberghien, Paris, Éditions Rue d’Ulm, coll. « Æsthetica », 2007, p. 139 et 140. 54. Daniel Charles, « Ébauche d’un lexique propre à faciliter l’intelligence de quelques musiques récentes », Revue d’Esthétique, 1968, p. 298. Et dans La fiction de la postmodernité…, on trouve cette affirmation plus énergique encore : « […] la musique “moderne” se trouve entre les mains de ces “professeurs de structures” qui n’œuvrent que “par abstraction et généralisation” » (op. cit., p. 178). C’est pourquoi il répond ailleurs à l’objection selon laquelle « des musiques non structurées ou non structurables, des musiques informelles, seront immanquablement des musiques de l’oubli. Avec tout ce que cela comporte de douteux : qui choisit d’oublier est sûrement suspect de désengagement. » (« La musique et l’oubli », dans Le temps de la voix, Paris, J.- P. Delarge, 1978, p. 259). 55. Mireille Buydens, Sahara, L’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 1990, II, 2, p. 156. 56. Id., p. 133. 57. Id., p. 123. À propos de la présentation picturale des forces, M. Buydens parle plus précisément d’aformel : « le souci de l’aformel (présenter des forces) et le souci conjoint de l’efficience concrète (peindre la sensation) » (p. 134). 58. Id., p. 163. 59. Dans La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, D. Charles associe Ihab Hassan à sa réflexion : comme pour Cage, l’indeterminacy « se définissait à ses yeux par l’ “imitation de la nature dans son modus operandi” – précepte thomiste, mais aussi fondement de la théorie indienne et extrême-orientale de la création artistique – et supposait une natura naturans, en pleine action, pas encore “naturée” » (op. cit., p. 19). Autre expression de la même idée, dans Musiques nomades : « […] la devise que John Cage a empruntée à Ananda K. Coomaraswamy – “imiter la nature dans sa façon d’opérer” (et non pas les résultats de ce travail de la nature) –, etc. » (op. cit., p. 199). 60. Mais non de hasard : « La contingence plutôt que le hasard. » (John Cage, Pour les oiseaux, entretiens avec Daniel Charles, Paris, L’Herne, 2002, p. 176). Ou encore : « Reconnaître sa place au hasard, cela ne veut pas dire tout lui sacrifier. » (id., p. 100). Et, en élargissant ces Entretiens à une éthique et une philosophie de J. Cage, une « indifférence aux buts, à la téléologie, qui vous est propre […] » dit D. Charles (id., p. 183). Cette absence de téléologie ayant été reconnue auparavant par Cage : « Mon intention a précisément été que ma musique cessât d’aller quelque part ! J’ai cherché à laisser les sons aller où ils vont, et à les laisser être ce qu’ils sont. » (id., p. 95). 61. Gloses…, op. cit., p. 66. 62. Citant le Vocabulaire d’Esthétique d’Étienne Souriau dans l’article sur le Non Finito des Notions d’esthétique publiées dans le cahier n° 2 des Cahiers de Noesis (Nice, CRHI, Hiver 2000/2001), Daniel Charles rappelle que cet article « met en garde contre l’assimilation de cette notion à un “inachèvement” […] “Non finito”, sous la plume d’Anne et Étienne Souriau, connoterait fraîcheur et spontanéité, conformément à son acception italienne d’origine, et ne saurait être pris pour du “baclé” » (p. 148). 63. Id., p. 248. 64. Dans le chapitre VII des Gloses sur « L’empirisme de John Cage », id., p. 76. 65. Id., p. 17. 66. John Cage, Silence, cité par D. Charles, p. 57. 67. Id., p. 35. Voici ce qu’écrivait Paul Klee à ce sujet : « Nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Son être est le devenir […]. La forme est fin, mort. La formation est Vie. » (Théorie de l’art moderne, Médiations/Gonthier, s. d., p. 60). Ou encore : « [L’artiste] attache plus d’importance aux forces qui créent la forme qu’à la forme finale elle-même » (La pensée créatrice, Écrits sur l’art, I, Paris, Dessain et Tolra, 1980, p. 92). 68. Id., p. 271. 69. Id., p. 95.

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70. Françoise Fonteneau, L’éthique du silence, Wittgenstein et Lacan, Paris, Seuil, 1999, p. 182 (livre reprenant sa thèse de doctorat soutenue à Paris-VIII en 1993). 71. Id., p. 184. Mais quant à J. Cage, il dit de sa musique qu’elle « n’est pas un jeu », car un jeu consiste à « répéter des règles, et d’abord à s’en donner » (Pour les oiseaux, op. cit., p. 257). 72. Dans La Lettre mensuelle, Revue de l’École de la Cause freudienne, avril 1997, p. 3. 73. John Cage, Silence, Middeltown, Wesleyan university press, 1961, p. 53, cité par D. Charles, Gloses…, op. cit., p. 32. 74. Gloses…, chap. IV, L’interprète et le hasard, p. 38. 75. Pour les oiseaux, op. cit, p. 114. 76. Clément Rosset, L’anti-nature, Paris, PUF, coll. « Quadrige » n° 89, 1986, Avant-propos, p. 5. 77. Id., p. 17. 78. Id., p. 116-117. 79. Clément Rosset, Logique du pire, Paris, PUF, 1971, p. 95. 80. , Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 10e éd., 1978, p. 239 et 240. 81. Daniel Charles, Gloses…, op. cit., p. 46. 82. Michel Camus, Roberto Juarroz, Paris, J.-M. Place, 2001, p. 73 et 84.

AUTEUR

MAURICE ELIE

Maurice ELIE est maître de conférences honoraire du département de philosophie de l’université de Nice Sophia Antipolis. Il a publié Lumière, couleurs et nature, L’optique et la physique de Goethe et de la Naturphilosophie (Paris, Vrin, 1993), Aux origines de l’empathie (Nice, Ovadia 2009) et La pensée de la forme, savoirs et interprétations (Nice, Ovadia, 2012). Il a également traduit Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs et La théorie de Newton dévoilée de Goethe (Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003 et 2006).

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Hétérotopies du multivers

Bernard Lafargue

1 Dans la plupart de ses écrits, mais plus nettement à partir de Musiques nomades1, Daniel Charles développe la thèse selon laquelle l’univers est un « multivers »2. Reprenant le concept à Ernst Bloch qui, lui-même, l’avait emprunté à William James, Daniel Charles le met ingénieusement en relation avec son élément de prédilection : la musique. Non pas La Musique « monotonothéiste », dont Schopenhauer fait La Substance/Sujet, qui mène le monde à sa fin/néant en se contentant, in fine, d’inverser le rôle téléologique, que Hegel réservait à l’Esprit Absolu/Dieu (de Luther) dans sa Théodicée phénoménologique, mais des flux de musiques nomades, diverses et païennes, habiles à mettre en œuvre une temporalité plurielle dans des milliers de plateaux, qui s’enchevêtrent pour donner au monde la figure d’un gâteau feuilleté. Nomadisant d’un temps à l’autre, rhizomant d’un médium à l’autre, hybridant un centre à l’autre, ces flux musicaux multivers, dont les Imaginary Landscapes de John Cage délivrent le meilleur exemple, apparaissent à l’esthéticien mélomane comme le paradigme de la puissance (dé)territorialisante de « la pensée faible »3 de l’œuvre d’art multi/ intermédia postmoderne. Un paradigme dont je propose de montrer l’heuristique en faisant apparaître ses liens de parenté avec le concept d’ « hétérotopie », que Michel Foucault forge à la fin des années soixante, où il commence à s’intéresser de plus près aux œuvres d’art, notamment aux miroirs des Ménines de Velázquez et d’Un Bar aux Folies Bergère de Manet.

1. De l’hétérotopie selon Michel Foucault au « multivers » selon Daniel Charles

2 Lancé par Foucault dans une conférence qu’il prononce au Cercle des études architecturales de Tunis le 14 mars 19674, mais dont il n’autorisera la publication qu’en 19845, le mot « hétérotopie » a pour première fonction de distinguer l’ère du « tout simultané », engendré par l’ubiquité des médias, de celle de l’eschatologie téléologique qui régnait jusqu’alors, que celle-ci relève de l’optimisme hégélien ou du nihilisme schopenhauerien.

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3 À la vision d’un monde rythmé par un temps oscillant entre l’espoir du progrès de l’Homme-Dieu hégélien et l’angoisse de la punition en forme de catastrophe infligée à l’apprenti-sorcier, le premier et second principe de la thermodynamique fournissant la vulgate scientifique de cette mythologie, aurait succédé dans les années soixante - quatre-vingt de la fin des grands récits et des guerres de décolonisation celle d’un espace simultané, pluriel et métissé ; « hétérotopique » en un mot. Et ce n’est certainement pas un hasard si ce monde hétérotopique, qu’un Danto décrit au même moment comme celui de la fin de l’histoire (de l’art) dans le pluralisme artistique inouï du pop art de Warhol et le melting-pot de New York, ou dont un nietzschéen heideggérien comme Vattimo met en évidence la volonté de puissance de « la pensée faible », le philosophe des arcanes du pouvoir en vient à en trouver l’incarnation la plus manifeste dans la « beauté interlope » des miroirs aux mille reflets louches des œuvres d’art qui, eux-mêmes, trouvent leur modèle dans le bateau du Peintre de la vie moderne de Baudelaire, cabotant en eaux troubles. 4 Vivre à l’époque du simultané, c’est vivre dans un monde qui s’éprouve, moins comme un organisme se développant à travers le temps que comme une structure reliant des éléments en écheveau. Si le structuralisme est la forme de pensée qui s’avère la plus à même de comprendre le fonctionnement de ce système spatial hétérotopique et à prendre la place de la dialectique hégélio-schopenhaürienne, ce dernier a une histoire, dont Foucault ébauche les grandes étapes et coupures épistémologiques dans sa conférence de Tunis. 5 De l’Antiquité de Platon/Aristote au Moyen Âge de la scolastique thomiste, le monde est vécu comme un cosmos fini et hiérarchisé de lieux naturels « dé(i)signés » et hiérarchisés à l’image des lieux célestes : paradis, enfers, purgatoires. « Cet entrecroisement de lieux constitue ce qu’on pourrait appeler très grossièrement un espace de localisation ». 6 Au Quattrocento, les peintres perspecteurs, s’appropriant la lumière qui venait de Dieu, donnent à leurs tableaux la profondeur infinie d’un point de fuite unique, qui troue la voûte céleste et ouvre la voie à la révolution galiléo-copernicienne. L’espace fini et qualitatif du cosmos antique cède la place à un espace infini et commensurable. L’étendue, se substituant ainsi à la localisation, autorisera les découvertes d’une infinité de nouveaux mondes relevant de la même substance, qu’ils soient au fin fond de la terre, du ciel, de la mer ou du corps. 7 Dans ce monde cartésien partes extra partes, que le « Deus sive natura » de Spinoza réduit à une seule et même substance, le souci fondamental de l’homme est de devenir « maître et possesseur » du plus d’espace possible, quitte à dévoiler, avec les héros de La Comédie humaine de Balzac ou de Zola que des règles du Discours de la méthode à celles de la « raison cynique » d’un Sloterdijck, « la conséquence est bonne ». 8 Nonobstant, même si le souci de soi est désormais celui de se faire une grande place au soleil, les analyses phénoménologiques d’un Bachelard nous rappellent que nul ne vit absolument dans l’espace de cire homogène de Descartes mais toujours aussi en même temps dans un monde « multivers », chargé de qualités et hanté de fantasmes. À tel point, insiste Foucault, que la plupart des cultures ont éprouvé le besoin de fingere – forger et fictionner – deux grands types de lieux : les utopies et les hétérotopies, qui ont la curieuse propriété de réfléchir tous les autres lieux selon des modalités diverses.

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9 - Les utopies, ainsi que nous le donne à comprendre les grands modèles que sont le paradis de La Genèse et la cité juste de La République, sont des mondes idéels/idéaux forgés/fictionnés par de purs esprits se prenant pour des Dieux performatifs. Du Dieu de la Bible, qui crée le monde en « théologuant », au philosophe roi de La République, qui « dé(i)ssine » la cité juste en « théorisant », le radical « theos » indique que la conséquence est bonne. 10 - Les hétérotopies sont « des utopies effectivement réalisées […] dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés ». Le miroir interlope des peintres, dont Foucault analyse plus particulièrement le dispositif et les modes de fonctionnement dans des tableaux comme Les Ménines ou Un Bar aux Folies Bergère, en est le paradigme. Il permet au philosophe de mettre en évidence les six principes d’une « hétérotopologie ». 11 I°) Si toutes les cultures forgent/fictionnent leurs hétérotopies, celles-ci prennent des formes très variées, dans lesquelles on peut distinguer deux grands types : 12 - les hétérotopies de crise des sociétés primitives, où il y a des lieux privilégiés, sacrés ou interdits, réservés à des individus en crise : adolescents, femmes en couches, vieillards, etc. 13 - les hétérotopies de nos sociétés contemporaines, où ces hétérotopies de crise ne cessent de disparaître, même si on en trouve encore quelques restes. Par exemple, le collège ou le service militaire qui ont joué certainement pour les garçons un tel rôle, les premières manifestations de la sexualité virile devant avoir lieu précisément « ailleurs » que dans la famille. Pour les jeunes filles, il existait, jusqu’au milieu du XXe siècle, une tradition qui s’appelait « le voyage de noces » ; c’était un thème ancestral. La défloration de la jeune fille, trouvant son modèle dans le « non-lieu » de la scène primitive de l’Occident : l’Annonciation, ne pouvait avoir lieu « nulle part ». Et le bois, la voiture, le train ou l’hôtel du voyage de noces, c’était bien ce lieu de nulle part, cette hétérotopie sans repères géographiques. 14 Ces hétérotopies de crise ont quasiment disparu aujourd’hui. Elles ont été remplacées par des « hétérotopies de déviation », car on y place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Ce sont les cliniques psychiatriques et les maisons de retraite qui sont en quelque sorte à la limite de l’hétérotopie de crise et de l’hétérotopie de déviation, puisque la vieillesse est à la fois une crise et une déviation dans une société où le travail et les loisirs sont la règle. 15 II°) Le deuxième principe de cette hétérotopologie, c’est que, au cours de son histoire, une société fait fonctionner de façon très différente ces hétérotopies. Ainsi du cimetière. Le cimetière est certainement un lieu qui diffère des espaces culturels ordinaires, et il a pourtant des liens avec tous les emplacements de la cité, puisque chacun a des parents au cimetière. Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement toujours existé, mais il a subi des mutations importantes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il se trouve au cœur même de la cité, à côté de l’église. Là existe toute une hiérarchie de sépultures possibles, du charnier dans lequel les cadavres perdent jusqu’à la dernière trace d’individualité, aux tombes individuelles à l’intérieur de l’église. Ces tombes sont elles-mêmes de deux espèces : simples dalles avec un nom et des dates, ou mausolées grandiloquents avec des groupes de statues. 16 Ce cimetière a pris dans les civilisations modernes une tout autre allure. Lorsque la culture occidentale est devenue moins croyante, elle a inauguré le culte des morts.

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Quand on croit à la résurrection des corps et à l’immortalité de l’âme on ne prête pas à la dépouille mortelle une importance capitale. Au contraire, à partir du moment où l’on n’est plus très sûr d’avoir une âme, ni que le corps ressuscitera, et qu’on accorde beaucoup d’importance à son moi, on porte plus d’attention à cette dépouille mortelle, qui apparaît finalement comme la seule trace de notre existence. Ce n’est qu’à partir de la montée en puissance de la bourgeoisie au XIXe siècle que « chacun a eu droit à sa petite boîte pour sa petite décomposition personnelle », et que l’on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure des villes. Corrélativement à cette appropriation bourgeoise du cimetière est née une hantise de la mort comme « maladie ». Ce sont les morts qui contamineraient (par vengeance ?) les vivants, et c’est pourquoi le XIXe siècle a procédé aux déplacements des cimetières vers les faubourgs. Les cimetières constituent désormais l’ « autre ville », l’hétérotopie où chaque famille possède sa noire demeure. 17 III°) L’hétérotopie a la capacité de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces ou emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. Ainsi du jardin (persan), sans doute l’hétérotopie la plus ancienne, qui réunit la flore des quatre parties du monde autour d’une fontaine en forme d’ombilic et sert de paradigme au tapis, au théâtre ou au cinéma qui mêlent des lieux et des genres étrangers les uns aux autres. 18 IV°) Les hétérotopies mélangent des temps différents. Elles forment des hétérochronies, qui proposent une rupture avec le temps traditionnel. Musées et bibliothèques, mais aussi les lieux d’habitation sont les hétérotopies/ chronies de la conservation. Les fêtes, les foires, les festivals, les expositions, les lieux de vacances sont les hétérotopies/chronies de la prodigalité. 19 V°) On n’entre pas dans une hétérotopie « comme dans un moulin ». Il faut connaître les codes. L’exemple de la prison montre de manière on ne peut plus paradigmatique et paradoxale que celui qui y entre doit apprendre un certain nombre de règles explicites et implicites s’il veut survivre. Il en est de même de beaucoup de lieux interlopes, mêlant culture, croyances, diététique, hygiène, loisir, sexualité, sport et travail comme les hammams, les salles de sport, les clubs, les bars louches, les bateaux6, les trains7, les bordels, et bien sûr les « fameuses chambres de motels américains où on entre avec sa voiture et avec sa maîtresse, et où la sexualité illégale se trouve à la fois absolument abritée et absolument cachée, tenue à l’écart, sans être cependant laissée à l’air libre ». 20 VI°) Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles ont, par rapport à l’espace restant, une fonction, qui se déploie entre deux pôles extrêmes : soit créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoires tous les lieux du monde réel dans lesquels la vie quotidienne est cloisonnée, soit créer un espace de compensation, aussi parfait que le nôtre est brouillon. 21 Ces six principes de l’hétérotopologie, Foucault ne les appliquera in fine qu’à des tableaux, très précisément à l’analyse des miroirs des Ménines et d’Un Bar aux Folies Bergère, avec le génie que l’on sait. À L’image du miroir qui réunit le roi et la reine d’Espagne dans le clair obscur d’un capricho d’artiste, qui efface leur gloire de « double corps » divin au profit du double corps au pinceau lumineux de Diégo/José-Niéto Velàzquez, quitte à en faire ses Ménines, l’immense miroir d’Un Bar aux Folies Bergère réfléchit la double face de la vie rêvée et réelle de Suzon, qui s’ennuie au milieu des volutes de fumée, des bocks de bière et des têtes couronnées, elles-mêmes mises en abyme telles des reflets. Ainsi mis en œuvre, l’hétérotopologie de Michel Foucault nous donne à voir que le miroir de Platon/Narcisse/ Alberti, mêlant les lieux et les temps, le

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réel, l’imaginaire et le symbolique d’une manière telle que l’œuvre tout entière apparaît comme son propre reflet, est le maître hétérotopograpique par excellence des artistes. 22 Ce sont ces mêmes principes hétérotopologiques, que le concept de « multivers » de Daniel Charles retrouve au même moment pour en faire le passe-partout de sa boîte à outils. Mais pour l’esthéticien soucieux, lui, à la différence de Michel Foucault, de l’art de son temps, ce concept a pour rôle principal de rendre compte des modes de fonctionnement hétérotopiques des compositions multi/intermédia8 de John Cage et de ses épigones postmodernes.

2. Hétérotopies du multivers, multivers des hétérotopies

23 Dans la perspective hétérotopologique du « multivers » de Daniel Charles, l’œuvre multi/intermédia de John Cage, notamment les Imaginary Landscapes, joue le rôle crucial de « grand stimulant » de l’expérience esthétique9. Les Imaginary Landscapes de l’artiste sont aussi et en même temps des Soundscapes, c’est-à-dire des paysages sonores nomades qui, parce qu’ils glissent, sautent ou dérapent d’un temps à l’autre, d’un lieu à l’autre, invitent l’auditeur-spectateur à faire une expérience esthétique hétérotopique du même type, c’est-à-dire à nomadiser d’un lieu à l’autre, d’un centre à l’autre.

24 John Cage compose les cinq Imaginary Land/soundscapes pour de petits ensembles de « batteurs polyvalents » entre 1939 et 195210. Si, dès les trois premiers, l’inventeur du « piano préparé » ose des sonorités électro-acoustiques inouïes, c’est dans les quatrième et cinquième (1951-1952) qu’il risque des sonorités extra-instrumentales « concrètes ». Ainsi, la partition du quatrième repose en tout et pour tout sur douze postes de radio actionnés par vingt-quatre exécutants. Programmée pour la fin de l’après-midi, elle ne fut jouée qu’après minuit. La plupart des stations ayant cessé d’émettre, elle consista en un concert de fritures. La partition du cinquième s’appuie sur l’enregistrement magnétique de huit figures de sons prélevées sur quarante-deux disques pris au hasard. À L’image de sa composition, l’interprétation des Imaginary Sound/Landscapes relève du happening. Et elle devra très vite prendre en compte également les bruits concrets (qui croissent avec) « des spectacteurs » et du lieu ; la fameuse pièce 4’33’’ le montrera sans doute mieux encore cette même année 1952. 25 L’intention « esthéthique » fondamentale de John Cage est en effet de sortir « la grande musique classique » des petits ghettos dans lesquels elle a été enfermée par des Verdurin de tout poil en lui redonnant sa puissance de flux pa(n)ïens ; ce qui fait de son interprétation l’événement d’un environnement concret. La musica mundana des « environnements » de Cage est le contraire de la musique mondaine des « petits cercles » snobs de la « patronne ». Elle est le bruit du monde qui s’adresse, tous azimuts, à tous les « spectacteurs », qui se mettent en état de disponibilité. 26 Tout se passe donc comme si le procès évolutif des Imaginary Sound/ Landscapes tendait à souligner l’importance du rôle du hasard et des rencontres faisant événement dans l’avènement d’une œuvre hétérotopique multimédia interactive ; un peu à la manière dont dans la Phusis des atomistes grecs comme Démocrite et Leucippe, les corps sont des conglomérats qui résultent des rencontres heureuses produites par la déclinaison hasardeuse – clinamen – des atomes tombant dans l’espace. Prolongeant les happenings

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paradigmatiques du Black Montain College, où les White Paintings de Rauschenberg entraient comme par magie en correspondance avec la geste d’un Cage habillé de noir pour lire du Huanh Po et du Maître Eckhart, les danses de Cunningham, les musiques de Tudor ou de Watt et le génie d’un lieu, habile à mêler le Rien des mystiques de l’Occident au Tao des philosophes d’Orient, invitent l’œil à écouter, et les Imaginary Sound/Landscapes de John Cage invitent l’oreille à voir et le corps à vibrer de concert avec les bruits du lieu. 27 Et pour ce faire, leurs dispositifs hétérotopiques reposent sur deux grandes règles de composition : 28 1° Les différentes sources de bruits et de sons de chacun des Imaginary/ Sound Landscapes se développent et interagissent de manière spontanée, sérielle et parallèle, afin de produire des événements à la fois séquentiels et simultanés. 29 2° Tous les Imaginary/Sound Landscapes forment des environnements contingents et évolutifs d’une qualité infiniment supérieure à la somme de leurs différentes composantes. 30 Ne privilégiant ni l’œil ni l’oreille, mais le substrat qui leur préexiste et leur est commun, les processus des Imaginary/Sound Landscapes déploient une pantonalité anarchique et « intermanente », qui stimule toutes les formes d’échanges entre tous les sens, et « im/plique » le « spectacteur » dans une « omni-attention » portée simultanément et tour à tour sur tous les éléments de l’environnement. Tout se passe comme si le grand Pan des grecs faisait retour sous la forme du grand Rien de Lao Tseu pour nous donner à vivre le multivers, entendons ici « les multiples versions » de « la plénitude du rien »11. 31 « Vous dites : le réel, le monde tel qu’il est. Mais le monde n’est pas, il devient ! Il bouge, il change !… C’est un processus », précise John Cage à Daniel Charles12. 32 On ne peut séparer le monde du temps, ni le temps du monde. Le temps/monde flue en permanence comme le fleuve d’Héraclite. Pour le philosophe Daniel Charles, au plus près ici des « Données immédiates de la conscience » d’un Bergson, le temps n’existe pas plus que le lieu ou l’univers ; il n’existe que des lieux-temps d’un multivers en « branloire perpétuelle ». Non pas plusieurs fois un même lieu-temps, mais des « heccéités » d’un lieu temps d’emblée multiple. « N’étant pas faite de points, mais seulement de lignes, l’heccéité se retrouve toujours au milieu, […] tel un rhizome, qui n’a ni début ni fin, ni origine ni destination »13. Le monde est la résultante toujours en mouvement, the work in progress de ces heccéités. On pourrait comparer ces heccéités à des théories d’ensembles mathématiques/planètes habiles à aimanter d’autres ensembles/planètes pour former des constellations, qui durent ce que durent leurs affinités électives. Résultant de ces constellations de constellations de forces multiples et interactives, le monde de Daniel Charles/John Cage est bien un « multivers » héraclitéen et non un « plurivers », qui se définirait, lui, comme un ensemble d’unités. 33 Ce sont assurément les œuvres multi/intermédia postmodernes qui nous donnent à voir/vivre ces processus des musiques nomades analysées par Daniel Charles comme des multivers. Je pense bien sûr à celles, les plus fortes/faibles, qui se sont le mieux approprié la sagesse hétérotopique des environnements du Black Mountain College, plus particulièrement aux installations-performances multi/intermédia interactives, précaires et éphémères de Rirkrit Tiravanija, cet artiste thaïlandais né à Buenos Aires et vivant/nomadisant entre Berlin et New York dans les lieux/parcours/ trajets où il

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réalise ses œuvres toujours en mouvement. Proposant toutes sortes d’ « esthéthiques relationnelles » en forme de bivouacs, de jeux ou de conversations, les œuvres de Rirkrit Tiravanija ne sont pas précaires nomades comme d’autres œuvres sont sédentaires et se veulent éternelles ; elles se nomadisent/précarisent sans cesse dans leur manière de favoriser des relations « esthéthiques » occasionnelles entre des « spectacteurs » qui, eux-mêmes, les font exister comme les héccéités d’un happening Fluxus. Leur mode d’être en perpétuel remaniement artialise des « dasein/mitsein » disponibles aux autres car s’éprouvant comme des êtres de passage et nomades. Telle est la force de « la pensée faible » des « devenirs minoritaires », que ces installations- performances multi/intermédia favorisent, en nous invitant à habiter le multivers en poète ; sans doute pas en poète sédentaire et gardien de la terre patrie comme le voulait le philosophe de la forêt noire, mais en poète précaire et nomade, forgeant/ fictionnant sa maison comme une installation provisoire. 34 C’est à l’admirable commentaire de l’œuvre de Gianni Vattimo, que livre Daniel Charles dans un texte inédit de 1985 et intitulé « L’oubli de l’art », que je tiens ici à donner les mots de conclusion de ma communication : Nous les postmodernes, que sommes-nous sinon encore et toujours des modernes ? […] La visée propre du postmoderne est […] de dissoudre la catégorie même d’innovation, c’est-à-dire de consommer la fin de l’histoire. […] dans un multivers où, l’ubiquité des média aidant, tout se présente comme contemporain et simultané. […] Plus l’art meurt […] et mieux il prospère. […] L’oubli de l’art, loin d’équivaloir selon Gianni Vattimo à la mort hégélienne de l’art, tend à devenir aujourd’hui un élément positif d’appréciation esthétique. […] La fin du « grand art » et du « grand style », que le dernier Nietzsche rapprochait du règne de l’homme de la violence », permet aux œuvres postmodernes les plus fortes de fuir dans la pietas/humilitas14 de la pensée faible.

NOTES

1. Daniel Charles, Musiques nomades, Paris, Kimé, 1998. 2. Id., p. 18. 3. Dans « l’oubli de l’art », inédit du 17, XI, 1985, qu’Eveline Caduc a eu la gentillesse de me faire découvrir, Daniel Charles met remarquablement en évidence la volonté de puissance, tout à la fois nietzschéenne et heideggérienne, de la pensée de Gianni Vattimo. 4. Michel Foucault, « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, oct. 1984, p. 46-49. 5. En fait, Foucault pensait que cette conférence ressortissait à l’oral et qu’elle n’était pas suffisamment aboutie pour être publiée. 6. Dans sa conférence de Tunis, Foucault s’attarde amoureusement sur le bateau, « morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, fermé sur soi et en même temps livré à l’infini de la mer… Il a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique et la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires ».

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7. « Cet extraordinaire faisceau de relations puisque c’est quelque chose à travers quoi on passe, par quoi on peut passer d’un point à un autre et qui passe. » 8. Je mêle intentionnellement ces deux termes pour souligner les filiations entre le multivers de Daniel Charles et le texte fondateur d’Allan Kaprow, Robert Watts et George Brecht, « Project of Multiple Dimensions » de 1957-1958, qui propose le concept d’un « media multidimensionnel ». 9. Daniel Charles quitte le Conservatoire en 1956. En 1958, il rencontre John Cage. Dès lors, il s’attache à faire connaître son œuvre, notamment en co-signant avec lui Pour les Oiseaux (Paris, Belfond, 1976). 10. Jean-Yves Bosseur ( John Cage, Paris, Minerve, 1993) met bien en évidence comment les compositions de J. Cage impliquent la polyvalence de leurs interprètes. 11. On se reportera au « Discours sur rien » de John Cage, dans Silence, discours et écrits, Paris, Les Lettres nouvelles, Denöel, 1970. 12. Daniel Charles et John Cage, For the Birds, Boston, Marion Boyars, 1981, p. 80. 13. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 321. 14. C’est moi qui ajoute « humilitas » car ce mot ajoute une odeur païenne d’humus à la pietas.

AUTEUR

BERNARD LAFARGUE

Bernard Lafargue est professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à l’université Michel de Montaigne de Bordeaux, et critique d’art. Spécialisé dans l’esthétique d’après le devenir pluriel de l’art, il a publié de nombreux articles et catalogues. Il dirige la revue Figures de l’art (Presses de l’université de Pau) dont les derniers numéros portent pour titres « Architectures muséales » (n° 21, juin 2012) et « Le tableau vivant » (n° 22, octobre 2012).

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La crise de l’œuvre d’art

Jean-François Mattéi

Si l’on juge et apprécie les objets uniquement par concepts, on perd toute représentation de la beauté. Emmanuel Kant1 Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non- sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels. Jean Baudrillard2 1 En 1934, dans une conférence prononcée à Bruxelles sur « Le surréalisme », André Breton faisait état d’une « crise fondamentale de l’ “objet” », avant de développer deux ans plus tard, dans les Cahiers d’art, une réflexion plus approfondie sur la « Crise de l’objet »3. Il entendait par cette expression la volonté du surréalisme de détourner les objets de leur usage habituel afin de laisser émerger des « champs de force » par des rapprochements aussi insolites que, pour Lautréamont, la rencontre sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. Il n’hésitait pas ainsi à mélanger les objets oniriques, les objets à fonctionnement symbolique, les objets mobiles et muets, les objets fantômes aussi bien que les objets perturbés ou les objets mathématiques, en une sorte de classement fantastique qui évoque l’encyclopédie chinoise dont parle Borges4. Il s’agissait, pour les surréalistes, de rechercher systématiquement la « perturbation » et la « déformation » de l’objet pour elles-mêmes qui assureraient dans l’art « la rectification continue et vivante de la loi ».

2 L’art contemporain, c’est-à-dire non pas les différents courants de l’art moderne ou l’ensemble de l’art actuel, mais ce qui se donne sous cette dénomination dans les milieux artistiques depuis les années 1960, selon la datation adoptée par Christie’s et Sotheby’s, n’en est pas resté à la crise surréaliste de l’objet et ne l’a pas garantie par une rectification de la loi artistique. Il a mis en scène une crise ontologique de l’œuvre d’art qui a décliné toutes les formes de son appauvrissement, de son effacement, de sa

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subversion, de sa dislocation, de sa destruction, sinon de sa suppression ou de son anéantissement. L’unité revendiquée des pratiques les plus diverses qui relèvent de l’art contemporain est ainsi le désœuvrement de l’art, ou, si l’on préfère, la soustraction de l’œuvre, non pas au monde de l’art, mais au milieu de l’art tel qu’il se présente lui-même dans les galeries, les musées, les revues ou les ouvrages d’art contemporain.

1. La mort de l’œuvre

3 Harold Rosenberg, l’un des plus influents critiques d’art de notre époque, affirmait dans La tradition du nouveau que, « pour être de l’art moderne, une œuvre n’a pas besoin d’être moderne, ni d’être de l’art, pas même d’être une œuvre […]. Un morceau de bois trouvé sur une plage devient de l’art »5. Dans une première approche, l’œuvre est assimilée en effet à n’importe quel objet, naturel ou artificiel, même si l’artiste ne lui reconnaît pas le statut d’une œuvre d’art. Pourquoi éliminer ce terme d’« œuvre » qui qualifiait depuis des siècles en Europe le résultat des « ouvrages », opera, de cet « ouvrier », operarius, que l’art assimilait de façon quasi religieuse au créateur ? Parce qu’il témoigne encore, à son corps défendant, d’une tradition artistique qui se voit récusée par ceux qui se réclament précisément de l’art contemporain, le terme d’art, comme celui d’artiste, continuant curieusement d’être utilisé, faute sans doute d’un meilleur terme. C’est ainsi que Stephen Wright, dans un article de la revue Mouvements, justifie ce qu’il nomme, dans la lignée de Blanchot, le « dés-œuvrement de l’art » : L’esthétique aura réalisé un progrès décisif lorsque, se mettant en phase avec la réalité des pratiques artistiques d’aujourd’hui, elle aura fait son deuil du présupposé selon lequel l’art ne se laisse appréhender qu’à travers les œuvres qui le médiatisent et l’incarnent. Elle se sera ainsi débarrassée d’un legs de la Renaissance, d’un paradigme qui, en entretenant une contiguïté trompeuse entre œuvre et art – entre ce qui est donné à percevoir et la valeur esthétique qu’on lui accorde –, contribue à son insu à maintenir une vision hiérarchisante de l’art, où le processus se voit déprécié au bénéfice de l’œuvre aboutie6. 4 Ce qui est ici en cause, c’est, avec la notion d’une hiérarchie des œuvres, le modèle d’une norme artistique qui s’imposerait d’elle-même, de façon objective, avec la même réalité et la même solidité que les objets du monde. Stephen Wright remarque justement que la raison de ce « désœuvrement » n’est pas due à l’épuisement des formes picturales traditionnelles : les possibilités de la composition, du dessin, des formes et des coloris, qu’il s’agisse de la peinture figurative, du cubisme, de l’abstraction ou de tout autre style pictural, sont en effet infinies, au même titre que l’invention des mélodies et la diversité de leurs harmonisations. Pour le critique, les développements incessants des activités immatérielles seraient à la source de ce désœuvrement de l’art qui se manifeste concrètement par la dématérialisation de l’objet artistique. Il prend comme exemple la décision de l’artiste anglais Michael Landy qui, après avoir inventorié tout ce qu’il possédait, soient 7 006 choses différentes, allant de ses habits à ses meubles et de ses appareils ménagers à son automobile, les a rangées une à une dans des sacs plastiques affublés d’un numéro de série. Il a alors installé une chaîne de montage dans un magasin C&A désaffecté de Londres où une équipe de travailleurs en salopettes a démonté chacun des 7 006 objets. Tous ont été, après ce démontage méticuleux, déchiquetés puis transformés en granulés : il n’est donc resté de ces biens matériels qu’une base de données qui indiquait leurs caractéristiques passées de taille, de poids ou de couleur. Comme on le voit, Michael Landy n’a rien

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œuvré, mais bien désœuvré, non pas par ses mains propres, mais par l’intermédiaire d’opérateurs, on n’ose pas dire d’« ouvriers », dans un long processus dont il a été le concepteur et le gestionnaire. Son installation, ou plutôt sa désinstallation, était purement performative, puisque sa conception se confondait avec une opération d’annihilation d’objets réels qui n’a laissé après elle qu’un inventaire moins poétique que celui de Prévert.

5 Stephen Wright conclut son texte sur « la décomposition de l’œuvre matérielle », comprise comme un processus indéfini, en reconnaissant que cet art conceptuel est un « art déceptuel ». Comment interpréter cette déception du spectateur par rapport à la conception de l’artiste contemporain ? Tout tient à la vacuité du support matériel d’un art qui n’a plus rien de substantiel. « Il s’agit d’un art inactif, ou plutôt désactivé, dont la jouissance esthétique qu’il procure est aussi faible (pour ne pas dire inexistante) que le concept est riche ». Retenons le parallèle, ou l’inversion : la jouissance esthétique que cet art de décomposition procure est aussi pauvre que son concept est riche. C’est reconnaître que les multiples formes que prend l’art contemporain se rejoignent dans la suppression programmée, non seulement d’une œuvre qui fait monde, comme la chose fait matériau, mais de la réalité esthésique de ce qui se présentait jadis comme un geste artistique et qui est désormais voué à la mort.

2. L’énoncé conceptuel

6 Dès 1967, dans sa réflexion sur « L’éclipse de l’œuvre d’art », Robert Klein avait pris acte de ce décès : « Si l’on pouvait concevoir un art qui se passerait d’œuvres (on s’y efforce), aucun mouvement anti-artistique n’y trouverait à redire. Ce n’est pas à l’art qu’on en veut, mais à l’objet d’art »7. Tout l’art contemporain est en effet voué, dans sa théorisation comme dans son expression, à une reductio ad vacuum qui ne se satisfait de l’absence de l’œuvre que pour exalter le vide du concept. Yves Klein avait l’un des premiers inauguré la commune vacuité de ce projet apictural et de sa justification théorique. Sa célèbre exposition sur Le Vide, présentée le 28 avril 1958 à la galerie parisienne Iris Clert sous le titre L’époque pneumatique, portait en sous-titre explicite : « La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée ». La stabilisation annoncée n’était autre que celle du concept qui venait à la rescousse d’une picturalité absente. En ce sens, Joseph Kosuth a eu raison de soutenir, dans Art after Philosophy, que tout l’art du XXe siècle, après Duchamp, était d’ordre conceptuel. Lorsqu’il radicalise son propos en soutenant que notre temps a vu l’avènement de « la fin de la philosophie et du commencement de l’art »8, il opère un double constat de décès. D’une part, l’art contemporain signerait la fin de la philosophie dans le renversement de la thèse hégélienne sur la fin de l’art. La philosophie ne nous concerne plus quand l’art, ou ce qui se donne tautologiquement comme tel, prend en charge le concept de façon exclusive. D’autre part, si l’art conceptuel est bien le commencement de l’art, toutes les œuvres du passé se trouvent exclues puisqu’elles ne prétendaient pas à la conceptualisation, mais à la manifestation. L’identification de l’art au concept, par un coup de force intellectuel qui transfère le philosophique dans l’art, marque l’arrêt de mort de l’œuvre. Comme le concept n’est pas matériel par définition, ni l’abstraction sensible, aucune œuvre, ou aucun substitut qui en tiendrait lieu, ne sera susceptible de satisfaire son exigence intellectuelle. Le concept se passe aussi bien de l’esprit de l’œuvre que de la chair du monde.

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7 On tient Card File, le fichier de Robert Morris de 1962, pour l’œuvre fondatrice de l’art conceptuel. C’est un objet tautologique et autoréférentiel constitué de fiches rangées dans des tiroirs qui exposent l’histoire de sa production. Un classeur ordinaire du commerce, comme l’urinoir de Duchamp était un urinoir ordinaire, comprend une série de fiches classées alphabétiquement pour donner des informations sur Card File. La fiche « Décision » propose la liste des premières fiches rédigées ; la fiche « Erreurs » relève les fautes d’orthographe des autres fiches ; la fiche « Signature » expose la signature de Robert Morris, etc. La fiche « Travail » indique pour sa part que ce jeu alphabétique de renvois a été arrêté arbitrairement par l’artiste le 31 décembre 1962. Tout ce mouvement artistique s’inspire ainsi de certains philosophes américains du langage, comme Austin, pour faire « des choses avec des mots », ou, mieux, « des objets avec des concepts ». On se référera même à Wittgenstein pour établir que l’art conceptuel est une gigantesque tautologie dans laquelle chaque énoncé est autoréférent, et aucun lecteur de Wittgenstein n’ignore que la tautologie est toujours vraie. Prenons un autre exemple. One and Three Chairs de Joseph Kosuth est une « œuvre » issue d’un programme préalable de recherches théoriques, dites Proto- Investigations, et élaborée plus tardivement. Elle se compose d’une chaise courante, de sa photographie placée à côté d’elle, et de sa définition, le mot « chaise », tirée d’un dictionnaire. Pour le spectateur, l’objet renvoie à l’image qui se projette dans le concept pour offrir, sous trois approches, la choséité, ou la chaiséité, de la chaise. Pour l’artiste, c’est le concept qui se projette dans la chaise et se médiatise par la photographie, l’objet conceptualisé ne renvoyant ainsi qu’à lui-même sans ouverture vers l’extériorité. 8 La dématérialisation est poussée à l’extrême chez Sol LeWitt dont les productions se réduisent à un texte qui indique les opérations à effectuer pour leur réalisation. Selon lui, la couleur, la surface et le volume sont à éliminer autant que possible, car ils accentuent la dimension mondaine de l’objet au détriment de la démarche intellectuelle qui a plus de valeur : « Tout ce qui attire l’attention sur le physique d’une œuvre nuit à la compréhension »9. L’objet perd en conséquence son statut de matériau sensible au profit d’un matériau intellectuel agencé de façon à ce que l’art réfléchisse sur le concept d’art. Telle était, certes, la logique du jugement réfléchissant que Kant avait découvert au fondement de l’esthétique. Mais l’artiste, et non plus seulement le spectateur auquel Kant pensait, porte maintenant une telle « indifférence » à l’objet, beau ou laid, quelconque ou rare, présent ou absent, qu’il ne réfléchit plus que le discours conceptuel tenu sur lui. Une telle conceptualisation tourne nécessairement à vide puisque, selon Kant, un concept de l’entendement ne peut effectuer ses opérations que sur les matériaux fournis par la sensibilité dont la réceptivité implique l’existence d’une extériorité.

3. L’art tautologique

9 En 1968, Lawrence Weiner conçut A Declaration of Intent, une « œuvre » en forme de statement, c’est-à-dire une déclaration que son énonciateur devait s’engager à respecter. Elle parut dans la revue Arts Magazine sans la moindre référence à une quelconque expérience matérielle. Le texte se limitait à trois propositions indécidables : Que l’œuvre d’art soit conçue est plus important que la manière dont elle est faite : 1. L’artiste peut concevoir l’œuvre.

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2. L’œuvre peut être fabriquée. 3. L’œuvre n’a pas besoin d’être faite. Chaque énoncé étant de même valeur et en accord avec l’intention de l’artiste, la décision en ce qui concerne la condition dépend pour le récepteur de l’occasion de la réception10. 10 La logique du refus conceptuel de l’œuvre est dès lors poussée jusqu’à sa suppression, soit, avant une création possible, par la substitution d’une déclaration à une œuvre qui « n’a pas besoin d’être édifiée », le mot prenant la place de la chose, soit, après une création réelle, par la destruction de l’œuvre qui est matériellement anéantie, comme dans le cas célèbre de Robert Rauschenberg. En 1953, l’artiste new-yorkais exécuta une « œuvre » nommée Erased De Kooning Drawing : le « désœuvrement » consistait à effacer complètement, après un mois de travail et l’usure de quarante gommes, un dessin du peintre De Kooning.

11 Ce psittacisme esthétique, qui confond la paille des mots avec le grain des choses, a-t-il encore un sens ? Les cinq mots anglais Five Words In Orange Neon de Kosuth, dans leur énoncé autoréférent, ne se confondent pas avec les cinq objets de couleur orange qui sont exposés physiquement. Ils sont aussi référentiels que le titre d’un ouvrage qui renvoie d’abord à lui-même avant d’éclairer le texte concerné. Mais « Alcools » n’est pas un énoncé écrit avec des bouteilles comme chez un caviste ; c’est un énoncé qui possède de lui-même une signification équivoque avant d’évoquer la poésie d’Apollinaire. La différence fondamentale entre Apollinaire et Kosuth, ou entre Cézanne et Morris, c’est qu’Apollinaire et Cézanne ont écrit et peint autre chose que les titres de leurs œuvres : Alcools est un recueil de poèmes, et Le jardin des Lauves un tableau. Combien de peintures, d’architectures ou de musiques n’ont d’ailleurs pas de titre, moins encore de gloses conceptuelles, tout en relevant de l’art parce qu’elles nous introduisent dans un monde original ? Avons-nous besoin d’un titre, d’un concept ou d’un commentaire, pour se substituer aux trente variations Goldberg sur l’Aria de Bach alors que nous pouvons écouter l’interprétation de Scott Ross ou celle de Glenn Gould ? 12 Transposant la formule du peintre Ad Reinhardt « Art as art as art » en « Art as idea as idea », Joseph Kosuth aboutit à la sentence parfaite : « l’idée de l’art et l’art sont la même chose ». La définition de l’art sera toujours tautologique puisque les propositions artistiques restent vraies en vertu d’elles-mêmes, qu’elles soient réalisées ou non. Comme elles sont l’affirmation de l’artiste, si celui-ci déclare que l’œuvre dont il parle est de l’art, c’est bien de l’art. « L’art est une tautologie. L’art est la définition de l’art. C’est ce que voulait dire Donald Judd lorsqu’il déclarait : “Si l’on nomme cela art, c’est de l’art” »11. Dans Statements, rédigé en 1966 pour l’exposition Non Anthropomorphic Art de New York, Kosuth identifiait ainsi ses « objets d’art », non organiques, incolores, synthétiques et non naturels, à de purs « matériaux conceptuels » étrangers au monde physique. 13 La conceptualisation de l’art contemporain obéit à trois conditions qui ne sont pas toujours comprises par le spectateur ou le lecteur : 1. Il faut éliminer autant que possible la dimension matérielle de l’œuvre en imposant une esthétique dépourvue d’ aisthesis, c’est-à-dire de sensation. Car le sensible est l’adversaire déclaré du concept. 2. Privé de matériau, l’objet conceptuel se réduit à un énoncé performatif qui est purement tautologique. Le plasticien, ou le critique, proclame qu’une action considérée est de l’art parce que l’art est le concept de l’art ; plus encore, l’énoncé selon lequel ce qui est présenté est de l’art est l’art lui-même. 3. Cet énoncé performatif qui, par son seul fiat, fait advenir l’art même en l’absence d’un support sensible réduit le travail

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artistique à sa propre immanence. Ce qu’il convient en définitive de nier, en une régression continue à travers l’œuvre, le matériau et le sensible, c’est la transcendance d’un monde autre qui s’affirmerait au-delà de l’objet et des discours que l’on tient sur lui.

4. Le monde de l’art

14 Depuis Léonard et sa cosa mentale, les créateurs ont essayé de percer le mystère de l’œuvre et de forcer le secret de l’art. C’est sans doute Baudelaire qui s’est approché au plus près du geste initial et en a ciselé la formule native dans son Salon de 1859. « Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde ». L’harmonie cachée de l’œuvre tient en effet à la fusion des différents apports qui la constituent, semblable à une série de tableaux superposés dont chaque nouvelle couche donne au rêve plus de réalité en « le faisant monter vers la perfection »12. Mais quand l’œuvre est achevée et s’offre à la contemplation, elle est à jamais close, en révélant du même coup la formidable présence d’un monde. Telle est la clé de l’expérience esthétique dont Nicolas Grimaldi a dévoilé l’envoûtement dans sa belle méditation sur L’Art ou la feinte passion. Elle me découvre à chaque reprise la présence, la résistance et l’immutabilité d’un monde dont je n’éprouve la réalité qu’à la mesure de l’arrachement à celle de l’existence quotidienne. En se formant à partir d’un vide initial, toile vierge, page blanche ou clavier muet, l’œuvre déréalise comme par magie le monde où nous sommes. Cet effacement ontologique est l’inscription même de l’art. Nicolas Grimaldi souligne justement le renversement qui fait de l’objet matériel, en apparence proche des autres mais séparé d’eux par une frange invisible de sens, une œuvre artistique : « […] alors que toute chose est perçue dans le monde, cependant toute œuvre d’art échappe au monde puisqu’en elle, c’est à l’inverse un monde qui est perçu »13.

15 Ce monde perçu est l’épiphanie d’une œuvre qui se présente, dirait Spinoza, sous l’espèce de l’éternité. Le petit pan de mur jaune de Vermeer ou la petite phrase de cinq notes de Vinteuil posent l’énigme du « monde divin » que reconnaissait Proust dans son exploration de l’invisible. Ce que Grimaldi appelle encore, en interrogeant l’expérience de l’art, « cette dignité singulière d’un objet ayant son existence propre »14, qui reflète en son double éclat l’égale dignité du créateur et du spectateur, joue sur le double tranchant du temps et de l’éternité. Et, sans doute, la dualité de l’œuvre, partagée entre l’art – qui nous fait accéder à un autre monde – et le divertissement – qui nous distrait de la grisaille de l’existence – est-elle le miroir de la dualité de l’homme qui hantait Baudelaire. Une partie de beauté éternelle et invariable qui donne à l’art sa permanence fugace, même si la nuit – « cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme »15 – doit finalement tomber « sur le temple qui fut ». La pièce de Claude Debussy qui porte ce nom s’achève, mais ses harmoniques silencieux dessinent encore l’architecture invisible d’un monde qui renaîtra dès ses premiers accords. Si l’on revient à la petite phrase de Vinteuil, la musique s’élance, et le violon répond au piano pour nous transporter « au commencement du monde », ou plutôt, nuance Proust, « dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur »16. Que sont alors les œuvres ? Une exaltation de l’harmonie du monde qui permet à ces « captives divines »17, que l’art garde en otage, d’édifier sur la contingence de l’homme une beauté nécessaire. Le monde de l’art impose ainsi ses lois à la création. En rejetant toute contrainte, et d’abord celle de l’idéalité du beau, l’artiste oublie que là où il n’y a

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plus de lois – Breton parlait d’une « rectification de la loi » – il n’y a plus de transgression, mais une régression des forces créatrices. 16 Si l’on convient que l’art n’a pas commencé, quoi qu’en dise Kosuth, avec l’art conceptuel, il faut bien se demander à quel principe obéissait dans le passé l’existence de l’œuvre ? On a reconnu en elle la rencontre d’une forme et d’un matériau, d’une volonté et d’une résistance, ou encore, selon Valéry, d’une « action » et d’un « indéfinissable », d’un « état » et d’un « acte »18, c’est-à-dire d’une dualité constitutive qui, dans l’œuvre en tant que « chose sensible », est au confluent de l’esprit et de la matière. Si Baudelaire insistait sur la composition duelle du beau, son élément éternel et invisible étant lié à son élément relatif et manifeste dans l’articulation de l’idée et du temps, Valéry insistait pour sa part sur la dualité de l’œuvre, acte et matériau, contour sculpté et marbre taillé, en reprenant le couple aristotélicien de la forme et de la matière. Il y verra encore l’opposition incessante de l’ « aliment », qui nourrit l’œuvre de ses braises, et de l’ « excitant », qui rallume les cendres de son feu. Paul Klee n’échappera pas à ce dualisme originel inscrit dans l’œuvre quand il enseignera, à l’orée de son « credo du créateur »19, que l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Et ce que l’art rend visible, c’est cet invisible dont le tissage secret est identifié par Klee à la « genèse » – genesis – du monde. Ainsi Fra Angelico, dans son Annonciation de la troisième cellule du couvent florentin de San Marco, parvenait-il par le jeu de la composition et des couleurs à rendre manifeste l’invisible rencontre de l’homme et du divin.

5. La vision de l’invisible

17 L’art est-il l’effusion de l’esprit ou le retrait de la matière, le rayonnement du ciel ou la réclusion de la terre ? Quand il cherche à approcher l’origine de l’œuvre d’art, en rompant le cercle de l’origine de l’œuvre dans l’artiste et de l’artiste dans l’œuvre, Heidegger prend appui sur la choséité de la chose qui, lorsqu’elle est appelée par l’art, permet l’émergence de l’œuvre. Il ne remonte pas seulement à la matière, hylé, dont est constituée l’œuvre d’art ; il fait retour à la terre-mère d’où l’arbre, par la sève qui l’élève vers le ciel, tire ses forces. Quand nous contemplons le temple grec qui, dans sa vallée rocheuse, protège la statue du dieu en ramenant vers lui les voies du monde grec, comme l’église romane ordonnera plus tard le culte chrétien, nous comprenons que l’œuvre ouvre un monde historique en même temps qu’elle l’enracine dans sa terre natale. L’être-œuvre de l’œuvre ne met pas encore en présence l’opposition conceptuelle de la forme et de la matière, elle laisse plutôt advenir le monde à partir du retrait de la terre. « Être-œuvre », écrit alors Heidegger, « signifie donc : installer un monde ». L’érection du monde est permise par l’élection de la terre en laquelle, par son retrait, l’œuvre fait ressortir leur conflit primitif. Il en résulte que « le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit à travers un monde »20, en ce combat permanent de l’art qui fait advenir l’œuvre.

18 La scission constitutive de l’œuvre entre la terre qui la porte et le monde qui la déploie se redouble en une seconde scission, celle des dieux et des hommes qui viennent à comparaître. C’est bien par l’œuvre, en ce point aveugle de rencontre, que l’axe invisible de Klee où s’échangent l’écoute des dieux et la parole des hommes prend la visibilité de la terre et du monde. Là où l’œuvre rayonne, la matérialité de la terre s’offre à la hauteur du ciel tout en accueillant en son sein la fraîcheur de la pluie et la

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force de la lumière, alors que les signes des dieux font un écho secret aux gestes des mortels. Grâce à l’œuvre d’art, les échappées du monde convergent selon un jeu de polarités symboliques où la réalité se donne comme une unité close. À travers elle, quels que soient la matérialité de l’objet ou le temps de sa création – L’Odyssée, La Vierge au chancelier Rollin, L’Art de la fugue, Le Roi Lear, Citizen Kane – un monde unique, reposant dans le calme de sa présence à soi, s’offre à l’imaginaire d’un peuple et lui donne son assise. Telle est bien la pause de l’art, au milieu de la fuite incessante des choses, qui dispense au temps, à travers les différents visages de l’œuvre, sa part nécessaire d’éternité. 19 Or, ce qui se donne comme art contemporain, dans un désœuvrement revendiqué, s’avère incapable d’instaurer un monde, pas plus dans « l’œuvre ouverte », cette esquisse inachevée tremblante de polysémie, que dans l’œuvre absente d’où les quatre instances se sont retirées. Il faut bien ici parler, et sans polémique, d’un art immonde qui ne concerne pas seulement l’esthétique de la souillure comme la Merda d’artista de Manzoni. Il s’applique à toute pratique qui rejette ce que l’art exigeait autrefois, en détruisant la constitution concertée d’un monde achevé. L’œuvre belle, a thing of beauty disait Keats, se situait au croisement naturel de la terre ouvragée et du monde qu’elle déploie, des hommes qui la contemplent et des dieux qui l’habitent, tirant de ce quadruple écart, dont naît la proximité de l’œuvre, son aura. Walter Benjamin a donné la définition décisive de l’aura de l’œuvre cultuelle, celle qui n’est pas encore exposée à la subjectivité, à la curiosité et au commerce, en la présentant comme « une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »21. 20 C’est cette vision de l’invisible, aussi lointaine que le souffle de l’aura, qui est l’objet du désœuvrement de l’art contemporain. Comment en finir avec l’œuvre et son appel vers la transcendance ? On peut abolir sa réalité selon trois modes réducteurs dont les deux premiers ont fait l’objet des critiques d’Adorno. La réduction de l’œuvre à la choséité du produit en la ramenant à la réification du marché de l’art : ce sont les vendeurs qui font les prix. La réduction de l’œuvre à l’assentiment du spectateur en la diluant dans son idiosyncrasie psychologique : ce sont les regardeurs qui défont les tableaux. Plus subtilement, pourtant, et Adorno a négligé ce risque, on peut anéantir l’œuvre en la réduisant à une argumentation conceptuelle qui fait litière de tout support réel. George Steiner, pour la pratique déconstructrice du sens en littérature, ou Tom Wolfe, pour le délire textuel de la peinture, ont fait justice de cette barbarie théorisante, « au jargon souvent répugnant », écrit Steiner en croisant le « galimatias culturel » dont Adorno dénonçait le pédantisme22, qui, à défaut de créer des œuvres, leur substitue un système. Les culturati de Wolfe, ces parvenus de l’art, qui réduisent le tableau à la toile, la toile au geste et le geste au discours, dissolvent l’œuvre d’art dans la Théorie, selon un procès de légitimation qu’ils nous contraignent de prendre au mot – au mot peint 23. Violentée par le concept, l’œuvre ouvragée n’est plus qu’une œuvre outragée. 21 Klee avait donc raison de proclamer que l’art, loin de reproduire le visible, rendait visible ce qui échappe à notre vue. Et Kandinsky, de façon plus soutenue, reconnaîtra que l’œuvre est cette voie privilégiée qui nous conduit vers un monde inconnu. Une résonance invisible parcourt en effet toutes choses et commande à l’artiste les contours de l’œuvre à venir : Toute chose « morte » frémissait. Non seulement les étoiles, la lune, les forêts, les fleurs dont parlent les poètes, mais aussi un mégot gisant dans un cendrier, un bouton de culotte blanc, patient, qui nous jette un coup d’œil de sa flaque d’eau dans la rue, un petit morceau d’étoffe docile qu’une fourmi serre dans ses

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mandibules et tire à travers l’herbe haute vers des buts incertains et importants, une feuille de calendrier vers lequel se tend la main qui l’arrache de force à la chaude communauté des feuilles qui restent sur le bloc – tout cela me montrait son visage, son être intérieur, l’âme secrète qui se tait plus souvent qu’elle ne parle24. 22 Si l’œuvre manifeste bien, non pas la reproduction d’un monde incertain, mais l’apparition d’un monde achevé qui donne son plein sens à notre existence passagère, c’est dans la mesure où l’art qui ouvre les portes de l’Invisible est orienté naturellement vers la transcendance. Le désœuvrement contemporain aura beau abolir l’œuvre pour laisser le champ libre au concept, c’est toujours le monde qui, en fin de compte, a le dernier mot.

NOTES

1. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, § 8, p. 973. 2. Jean Baudrillard, Libération, 20 mai 1996, repris dans Le Complot de l’art, Paris, Sens & Tonka, 1997. 3. André Breton, « Crise de l’objet », Cahiers d’Art, n° 1-2, mai 1936, repris dans Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965. 4. Jorge Luis Borges, « La langue analytique de John Wilkins », dans Enquêtes, Paris, Gallimard, 1957. 5. Harold Rosenberg, La tradition du nouveau (1959), Paris, Éd. de Minuit, 1962, p. 35. 6. Stephen Wright, « Le désœuvrement de l’art », Mouvements, n° 17, 2001. 7. Robert Klein, « L’éclipse de l’œuvre d’art », dans La forme et l’intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 407. 8. Joseph Kosuth, « Art after Philosophy », Studio international, octobre 1969, repris en abrégé dans Art Press, n° 1, décembre-janvier 1973, puis dans le catalogue L’Art conceptuel, une perspective, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1991, p. 236-241. 9. Sol LeWitt, « Paragraph on Conceptual Art », Artforum, vol. 5, été 1967. 10. « That a work of art is made is more important than the manner in which it is made : 1) The artist may construct the work. 2) The work may be fabricated. 3) The work need not (to) be built. Each being equal and consistent with the intent of the artist, the decision as to condition rests with the receiver upon the occasion of receivership. » 11. Centre Pompidou, « Art conceptuel », Dossiers pédagogiques/Collections du Musée. 12. Baudelaire, « Salon de 1859 », dans Curiosités esthétiques, Œuvres complètes, Paris, Le Club Français du Livre, 1966, p. 379. 13. Nicolas Grimaldi, L’Art ou la feinte passion, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1983, p. 215. Souligné par l’auteur. 14. Id., p. 17. 15. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 350. 16. Id., p. 352.

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17. Id., p. 350. 18. Paul Valéry, « Première leçon du cours de poétique », Variété V, Œuvres, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1957, p. 1357. 19. Paul Klee, « Credo du créateur » (1920), dans Théorie de l’art moderne, Paris, Gonthier, coll. « Médiations », 1975. 20. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art » (1936), dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 34 et 37. 21. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935 ; 1939), Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 75 ; cf. p. 278-280. 22. George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, p. 145 ; Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 280. 23. Tom Wolfe, Le Mot peint, Paris, Gallimard, 1978. 24. Vassily Kandinsky, Regards sur le passé (1913), Paris, Hermann, 1974, p. 93. Ce texte est cité et commenté par Michel Henry dans Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005, p. 229.

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS MATTÉI

Jean-François Mattéi est professeur émérite au département de philosophie de l’université de Nice Sophia Antipolis, et professeur de philosophie politique à l’Institut d’études politiques d’Aix- en-Provence. Parmi ses dernières publications, on citera Le Procès de l’Europe, (Paris, PUF, 2011), Essai sur L’Homme des foules d’Edgar Poe (Paris, Manucius, 2011), L’Homme indigné (Paris, Le Cerf, 2012) et, avec Jean-Marc Narbonne, La transcendance de l’homme. Hommage à Thomas De Koninck (Québec, Presses de l’université de Laval, 2012).

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L’épreuve de silence, les preuves par silence

Patrick Quillier

La voix de l’autre éteint le vacarme du monde. Elle donne le la comme un silence…1 1 Daniel Charles avait coutume de dire que les musiciens « rattrapaient » les philosophes. Dans cette variante des paradoxes éléatiques qu’il affectionnait, on reconnaît bien l’esprit de malice qui l’habitait. Sans doute peut-on aussi y percevoir les liens intellectuels qu’il avait tissés avec des philosophies humbles, fuyant comme la peste la grandiloquence et comme le choléra la mise à distance de « la vie quotidienne », telle celle de Jean Grenier, auteur justement d’un ouvrage intitulé La vie quotidienne, Jean Grenier que la fréquentation des pensées orientales avait rendu attentif au silence, Jean Grenier que Daniel Charles tenait en haute estime. C’est, on le sait bien, à la fois ce « devenir-philosophie » de la musique et le « devenir-musique » du silence qui ont nourri, entre autres, les réflexions de Daniel sur Xenakis, Feldmann et surtout Cage comme explorateurs des limites. Ce qui d’ailleurs aboutissait à une manière singulière de penser certains débats contemporains : non seulement les musiciens rattrapent les philosophes, mais ils les doublent et les laissent sur place, « philosophie et même métaphysique étant d’autant mieux dépassées que l’on fait de la musique » (autre formule coutumière de Daniel), tout particulièrement de la musique sensible et attentive au silence vital qui est au fond d’elle-même comme au fond de toute chose. Si bien que « penser avec Daniel Charles » n’a jamais été possible que dans l’épreuve de silence, dans les preuves par silence.

2 Le temps de la voix regorge d’ailleurs de formulations visant à attirer l’attention du lecteur vers la plus fine écoute possible. On peut ici méditer sur celle-ci : On ne rendra compte de la voix qu’en se situant au niveau qui est le sien, et qui ne se laisse aucunement réduire à la simple réception/ manipulation d’événements acoustiques « neutres » et isolés, parce qu’elle engage des plages sonores véritables, orientées, « écologiquement » agencées et disposées2. 3 Au creux même de toute voix, c’est le silence qui est le garant fidèle de l’inscription de cette voix dans un espace-temps à la fois acoustique et acousmatique, fond sur lequel

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toute voix s’élève et auquel peu ou prou elle s’entrelace, ce pour quoi elle n’est jamais décomposable (ou alors c’est au prix d’un reste abondant, nombreux et substantiel) selon les règles habiles des systèmes linguistiques discrets. Ce qui s’opère là en toute voix, c’est le retentissement de ce qui affecte le corps humain lui-même, lequel, nous dit Daniel Charles, « apparaît traversé, parcouru et innervé par les voix “du” multivers, par les flux incessants, à la fois vivants et machiniques, de tout le contexte/processus qu’est le monde »3.

4 De la sorte est remise en cause l’idéalité sans égale et sans partage dont certaines métaphysiques parent la voix en lui attribuant du même coup des prestiges qui lui sont pourtant en réalité difficilement assignables. Une voix qui ne se soutient que du silence en lequel elle négocie sans cesse ses inflexions avec son environnement acoustique et acousmatique ne peut plus être considérée comme le signifiant majeur de la présence sans faille et sans différance de l’être à soi-même. Mieux encore : d’aucuns vont aussi jusqu’à prétendre que c’est à la voix qui parle (dans quelque langue naturelle que ce soit) qu’il écherrait d’être condamnée au délai, au décalage et au différé, tandis que seule la voix chantant et vocalisant à volonté, livrée sans avatar ni avanie à la volubilité de sa vérité, serait délivrée des déchirements du déphasage infligé par les contraintes inhérentes au langage. Or, Daniel Charles nous incite à penser qu’on ne peut opposer « la voix-musique à la voix-langage en supposant celle-ci “porteuse” et celle-là “objet”. La musique met en ce sens un frein aux extrapolations des philosophes, et notamment à celles, touchant l’écriture (qu’il s’agit d’opposer radicalement à une voix monopolisant la “présence”), de Derrida et de son école »4. Être philosophiquement attentif aux leçons de musique, en particulier de musique vocale, c’est se mettre en alerte contre les taxinomies trop aisément binaires qui enserrent, encerclent et corsètent des dispositifs dont la complexité et l’hybridation sont plus importantes, tant en quantité qu’en qualité, qu’on ne le croit généralement. Au cœur de la leçon de musique, mais ce n’est en rien un centre, plutôt un moteur qui se déplace, se trouve le silence dont il s’agit de faire l’épreuve comme on mène à bien l’établissement d’une preuve, la preuve par le silence justement, qui est comme un immense, intense et vibrant nomadisme à travers les « plages sonores », jeu infini d’apprivoisement réciproque, comme on s’essaie à l’acoustique d’un lieu par le moyen de l’épreuve (et des preuves) de l’écho. 5 Il existe donc des « parcours vibratoires qui instaurent une communication privilégiée, de l’environnement à l’individu et vice-versa », ce pour quoi Daniel Charles formule de façon très cohérente l’hypothèse selon laquelle la voix assurerait « le frayage d’au moins l’un de ces parcours, son ou ses échos ». Et de conclure que « le désenfermement de la voix dans la musique contemporaine par rapport au bel canto, sa restitution à l’errance strictement “phonétique” dans la “poésie concrète” d’un Bernard Heidsieck ou dans les vocalises d’un Demetrio Stratos, tous ces réinvestissements en direction d’une nomadisation pré-signifiante n’équivaudraient nullement à quelque régression, ou à un décentrement gratuit »5. En effet, se resituer dans les sillages oscillants des fluctuations porteuses de signes, les siphons souples de leurs sinuosités subliminaires, les sinus insoupçonnés de leur silence subrepticement susurré, ce n’est pas s’éloigner du régime dominant et surplombant de la signification la plus haute, c’est au contraire rester à l’écoute des fondations mêmes de toute signifiance, qui sont lieux de silence configurés pour favoriser les réseaux de la résonance, les librations de la vibration, les mille et un tours des retours de son. Dûment insérée dans son environnement, tout autant que pénétrée de toute part et de différentes manières par du silence, la voix se

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fait alors instance nomade, devenant un guide errant, à l’instar des vagantes6 d’autrefois, ce qui nous autorise ici à vagabonder avec Daniel Charles loin des tours d’ivoire de la pensée, où ne retentit plus rien qui vaille, territoires mesquins claustrés dans un silence gelé, privé de sa dynamique intrinsèque, figé et comme pétrifié sous l’effet du triomphe glaciaire de la raison sans résonance. 6 « Un homme dont le nom n’est sur aucune lèvre », nous dit le poète Lucien Becker7, « va devenir un simple trait sur l’horizon ». Tout prêt de « redescendre parmi les pierres », il atteint « la porte grise/derrière laquelle il y a deux ou trois pièces/qui donnent au silence la forme d’un cube ». Nous sommes là bien loin des citadelles hautaines et fortifiées dont il vient d’être question. En effet, ce « silence du relief »8, qui donne à percevoir le volume cubique d’une architecture toute simple et pleine d’humilité, est aussi la caisse de résonance de tout un monde environnant, représenté par un autre homme, un marcheur (un vagante ?) à travers chaumes, qui « a murmuré quelques mots/à un troupeau qui avance dans le sommeil », avec, « dans la plaine fuyant sous les pas,/une rumeur presque imperceptible »… 7 Daniel Charles le dit bien : la voix « est la façon dont l’alternance de nos humeurs glisse tout au long d’un monde dont nous ne sommes jamais les maîtres »9. Et d’ajouter, en remotivant à sa façon le jeu étymologique Stimme/Stimmung (auquel certains systèmes philosophiques sont insensibles) : la voix interdit « la clôture du langage sur lui-même et sa fermeture en tant que simple “instrument”, justiciable d’une analyse strictement et exclusivement linguistique. Elle est “la” voix même de l’Être : en tant que Grund- stimmung, elle est “à l’écoute” de l’Être. Elle est l’Être tel qu’il “se dispose” pour et en vue de l’homme : musicalement ». Telle est la raison pour laquelle le musicien (mais aussi le poète, on vient de s’en rendre compte) rattrape le philosophe.

1. Dans le paysage sonore

8 Si c’est un musicien, Murray Schafer, qui a attiré l’attention sur le « paysage sonore » (« Soundscape »10) sans lequel ni voix ni musique ne sont possibles, bien des musiciens et bien des poètes y ont justement puisé l’énergie continuée de leurs œuvres respectives. Chez un René Char, par exemple, que Daniel Charles lisait et relisait, cette jouvence gagnée à travers et par le paysage sonore est souvent imputable à tout un bestiaire dont le pouvoir sur le poète n’est donc pas seulement symbolique, en vertu des traditions ésotériques qui ont assigné, dans la lignée des chamanismes, des pouvoirs différenciés à chaque animal érigé en totem. Car diurne ou nocturne – c’est-à-dire plus particulièrement et plus finement perceptible à l’ouïe –, le bestiaire de René Char est producteur, vecteur ou conducteur de sons que le poète avec constance note, qualifie, interprète. De remarquables notations au début et à la fin de la pièce Sur les hauteurs peuvent en témoigner : Abois d’un chien à la chaîne. […] Dans l’arbre un oiseau rêve, pépie. […] L’expressif monde nocturne : grillons, chouettes, crapauds ; un renard glapit. Rien parfois : le silence, par miracle11. Chant mouillé, repris, du monde nocturne12. 9 Beaucoup d’acteurs du bestiaire sonore nous sont ici présentés. Ajoutons qu’au début de la pièce, dans les phénomènes sonores de l’aurore, la finesse auditive n’est pas moindre :

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L’aurore. Chant distant des oiseaux du jour. Dans l’arbre, le linot qui pépiait, module, maintenant éveillé. […] Un chien […] gémit. Lent et lourd bruit de pas, à l’intérieur, d’un homme […]. Derrière les murs les moutons bêlent, se cognent. […] Un paysan roule un tonneau. Une femme lance du grain à des poulets caquetants13. 10 Sans conteste, du chant distant des oiseaux aux différentes interventions humaines dans le paysage sonore, l’oreille charienne n’est qu’attention. Même dans le silence, qui n’est souvent qu’une façon de dire un son tout à fait feutré, ce bestiaire est sonore. Prenons comme témoin tel papillon qui, dans l’un des Feuillets d’Hypnos, en contrepoint aux craquements de « la sauterelle qui claque et compte son linge », crée tout de même un certain froissement de l’air puisqu’ « il simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux »14.

11 Les leçons du silence sont aussi délivrées, dans le paysage sonore charien, par l’univers végétal. Reprenant ici les traditions oraculaires qui interprétaient le bruissement du vent dans les feuilles ou la rumeur des flots coulant dans la rivière, Char les approfondit pour compléter et même boucler la scène du végétal parlant en présentant ce dernier comme marqué par le don du silence. Toute une réserve de langage est désignée comme possible à défaut d’être actuelle dès lors que le végétal ne bruit plus, ou si peu qu’il semble se taire et reverser dans un quasi-silence tout un discours frappé désormais par le sceau du secret. C’est le cas du lierre, plante peu soumise aux agitations qui entraînent un bruissement soutenu, le lierre qui, sans que nous ayons à y lire d’emblée tous les symboles qui s’y attachent15, pourrait être le parangon de cette opération qui confirme le langage des végétaux par le bouclage qu’on en opère dans la mise au silence – le lierre, dit Char, « à son rang silencieux »16. Il figure en effet en bonne place parmi d’autres « silencieux incurables » qui comptent aussi « le figuier allaiteur de ruines », c’est-à-dire parmi tous les végétaux – et, au-delà, tous les êtres – capables d’empêcher que ne déborde tout le discours implicite de la nature, capables de le contenir, ce discours, à la surface d’un quasi-silence à la fois protecteur et ordonnateur : « ceux qui canalisent l’écume du monde souterrain »17. Le lierre est en l’occurrence la figure emblématique d’une aposiopèse générale, et l’on se doit de rappeler ici à quel point l’aposiopèse, définie par lui comme la réticence de la pensée, était pour Daniel Charles l’une des voies d’accès les plus fructueuses vers le silence fondamental mais pas transcendantal où la parole ne cesse de puiser la richesse de son déploiement. 12 Quant à la neige, investie chez un Saint-John Perse de tout le poids symbolique de la blancheur, elle endosse aussi chez Char une fonction symbolique quasi sacrée : intouchable en ce que, dans sa blancheur, elle est toute faite de silence, la neige rend éminemment perceptibles des phénomènes sonores qui sont, sans être silence, à la limite du silence, étant faits de sons étouffés : « Répugnance à cogner la neige/Vivace nervée de silence »18. On ne saurait cogner la neige, car ce serait briser sa blancheur éclatante mais aussi, sous l’effet bruyant des coups, sa nature d’enveloppe silencieuse du paysage sonore : les pas sur la neige sont étouffés, on dirait que la neige entoure de silence tous les bruits et c’est cette harmonie (rare) qu’il ne faut pas détruire, ou plutôt qu’on ne détruirait qu’en dernière extrémité. Cette couche de silence qui entoure chaque son est dite vivace, sans doute parce que ce n’est pas une mince tâche que d’estomper ainsi tout ce qui peut être porté à l’ouïe. Elle est dite nervée de silence, comme si elle était sillonnée d’un réseau vital fait pour transporter partout sur elle une énergie particulière : le silence. L’expression nous en dit long sur la fine oreille du poète, attentive à un phénomène phénoménologiquement fort troublant : l’étouffement des sons par temps de neige19.

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2. Physiologie

13 On entend encore ici Daniel Charles évoquer en conférence (ou lors de conversations) « les battements des corps », « le fourmillement des corps » ou « le silence comme révélation des corps ». C’est que parmi les « plages sonores » qui tournoient autour de la voix, mues par l’épreuve du silence, celles qui ont le corps lui-même comme caisse de résonance sont d’une importance capitale. On en prendra ici pour preuve la formule étonnante et révélatrice de René Ghil : « aux/cornues de serpentant silence/d’où, goutte/à goutte paraît, à heurts instants ! s’émouvoir/parmi le mauvais songe des hérédités/une onde retentie en les nervosités »20… La physiologie est figurée sous la forme d’un alambic d’alchimiste (ou de chimiste) dont les parois sinueuses sont constituées par le silence fondamental. Cet alambic distille le frémissement à la fois physique et mental qui anime l’individu singulier qui s’est fait à lui-même sa propre matière de travail alchimique (ou chimique), afin de s’arracher aux déterminations diverses qui l’ont produit en transformant en substance harmonieuse, jusque dans les bruissements qui en émanent, tout le donné brut de sa part d’inné.

14 Là encore du silence est indispensable, et là encore un tel silence est résonnant, notamment de façon acousmatique. L’expérience réparatrice du sommeil (et dans le sommeil, du rêve, autrement dit, du sommeil paradoxal) est tout particulièrement révélatrice de cette forme singulière d’épreuve de silence. D’où à présent un retour à René Char, et plus précisément au René Char encore animé par les plongées surréalistes dans les univers révélateurs du sommeil et du rêve. Donc au René Char d’Artine. Qu’est- ce qu’Artine ? Deux pages de notations que l’on peut considérer comme le laboratoire alchimique des extases chariennes21. Quatorze strophes de prose relatives à des expériences diverses de la conscience, dont neuf mentionnent le nom d’Artine, tandis que la dernière relate un acte de violence ultime qui semble être commis à son endroit : « Le poète a tué son modèle ». Au moins cinq strophes sont reliées au sommeil (l’une parle même de « contrées du sommeil »), tandis qu’une seule parle explicitement de rêves, et que six ou sept peuvent être considérées comme de brefs récits de rêves. Sommeil et rêve sont donc entrelacés, tout en étant bien distincts. 15 On peut par ailleurs constater que peu de notations auditives sont repérables, et celles qui peuvent être ainsi identifiées ne le sont que d’une manière indirecte et subtile. Est- ce à dire que seuls regard et vision sont actifs dans les états du cerveau qui nous préoccupent ici ? Certainement pas : à côté d’images visuelles prégnantes, la mémoire particulière qui est en jeu lorsqu’on cherche à rendre compte du sommeil ou du rêve contient aussi des sensations auditives, olfactives, tactiles et gustatives. Nous allons bien entendu nous attarder sur les premières, mais quant aux autres nous pouvons mentionner : une odeur, étrange parce que diffuse et durable, privée de toute dimension visuelle (« l’énorme bloc de soufre se consumait alors lentement, sans fumée ») ; deux sensations thermiques en crescendo, la deuxième s’accompagnant d’une notation de texture (« les mondes imaginaires chauds », « les plis d’une soie brûlante ») ; trois indications « de bouche », la première désagréable, les deux autres, agréables, présentant une nette gradation, puisqu’il s’agit d’abord d’une faible quantité d’eau, puis d’une source sans fin (« le goût de l’amertume », « un verre d’eau », « une intarissable fraîcheur »). Tout un dispositif de l’alchimie conduite sur soi, du « soufre » à cette « intarissable fraicheur », est décliné dans ces notations précises.

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16 De telles approches subtiles de sensations ramenées du sommeil (ou du rêve) se retrouvent dans l’ordre auditif. Et cela, dès le seuil du poème, avec sa dédicace : « Au silence de celle qui laisse rêveur22 ». Il faut certainement donner un sens fort à chaque mot, en particulier au dernier, l’expression figée « laisser rêveur » étant sans nul doute remotivée, pour signifier à peu près « faire entrer dans le rêve ». En ce cas, Artine, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est au premier chef la figure emblématique, non du rêve, mais du sommeil, grâce auquel le rêve peut survenir. En tant que telle, il n’est pas pour nous surprendre qu’elle soit caractérisée par le silence, matière alchimique nécessaire à la bonne réalisation des opérations d’affinement de soi, que les allitérations de sifflantes et liquides transcrivent en termes de subliminaire rumeur. 17 Ces subtilités de l’écoute du silence bruissant dans le sommeil ont d’ailleurs été la source de scrupuleuses difficultés pour Char, si l’on se rapporte aux variantes23. En effet, après la phrase suivante, importante pour notre analyse : « Artine traverse sans difficulté le nom d’une ville », plusieurs états de travail sont mentionnés pour le texte qui la suit immédiatement. 18 Le premier état introduit une nouvelle thématique, traitée ailleurs par Char, celle des pas que l’on entend sans voir forcément le marcheur ou la marcheuse : « Invariablement un couloir s’ouvre derrière ses pas. Le silence s’y engouffre aussitôt ». La notation révèle un phénomène intéressant : dans un couloir les pas résonnent ; ainsi est nommée silence cette aura sonore évanescente qui fait comme un sillage auditif aux pas ; ce qui, rapporté aux « contrées du sommeil », est une façon très juste de rendre compte de ce qui se passe, auditivement, dans l’émergence du sommeil. 19 Le deuxième état est moins concret, mais repose sur un paradoxe très instructif : « le silence couvre tout, même l’ombre des couloirs ». Il y a ici un paradoxe, qui consiste à présenter le silence comme un plein, non comme une absence de sons. Il est accompli par le détournement de l’expression qui veut qu’un bruit est « couvert » par un bruit plus fort. L’architecture résonnante des couloirs est toujours indiquée, qui nous permet d’y détecter l’écho des pas d’Artine, jusque dans les moindres recoins de cet espace labyrinthique, là où même l’ombre est investie par ces résonances subtiles qui ont reçu le nom de silence. 20 Le troisième état est plus énigmatique, mais non moins révélateur : « Au cœur du sommeil dort le silence pourvu que le silence détache le sommeil ». Ce paradoxe-là s’étage en effet sur plusieurs niveaux : le silence est présenté comme une instance essentielle au sommeil, puisqu’il est un noyau de sommeil qui, au centre même du sommeil, semble participer, alchimiquement, du bon déroulement de l’endormissement, puis du sommeil lui-même ; cette fonction en fait d’ailleurs à nouveau un plein, ramassé dans un état de latence gorgé de potentialités, ce qui laisse entendre que, dans le sommeil, le silence est une condensation de sons qui ne demandent qu’à se réanimer. C’est ainsi qu’on peut comprendre à quel point est délicate l’action de l’oreille dans le sommeil, puisqu’elle est alors branchée sur des « contrées » ambiguës où règnent des sons infimes, de surcroît difficiles à maintenir dans la mémoire auditive présente dans l’état d’éveil. Or, le silence n’est à même d’accomplir sa fonction hypnagogique que si une condition est remplie, qui stipule un « détachement » du sommeil ; le silence interne, avec son fond de rumeurs subliminaires, semble être une instance indispensable à l’instauration puis au déroulement du sommeil, et peut-être au déclenchement du rêve. En effet, « [détacher]

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le sommeil » est sans doute à interpréter comme une libération, permettant au sommeil de s’accomplir pleinement dans sa phase de sommeil paradoxal. 21 Des trois étapes parcourues il ne reste plus qu’une variante de l’expression apparue dans la troisième, si bien que l’ensemble de la strophe se lit ainsi dans l’édition définitive : « Artine traverse sans difficulté le nom d’une ville. C’est le silence qui détache le sommeil ». On sent bien que la première phrase indique un phénomène qui se déroule pour l’essentiel sur le plan sonore. On dirait que les pouvoirs hypnagogiques qu’elle symbolise ne peuvent être efficaces qu’à travers des opérations qui relèvent du champ auditif interne : pendant l’endormissement, le nom d’Artine résonne et forme un contrepoint éphémère avec « le nom d’une ville », peut-être Paris, où ce texte a été composé, et dont certains phonèmes peuvent faire écho à ceux d’Artine. Puis, le nom de ville s’estompe et disparaît pour ne laisser subsister que celui de la sylphide. Au moment où ce dernier à son tour bascule dans l’indifférencié des rumeurs subliminaires, le sommeil s’instaure dans la conscience, comme les échos d’un bruit de pas dans les recoins d’un couloir labyrinthique.

3. Linguistique

22 Mais l’on entend bien comment les vertus du silence opératoire, si efficaces, sont fonction de leur retentissement linguistique : il leur faut en effet traverser un nom pour donner le plein régime de leur énergie. D’autres passages de l’œuvre de René Char permettent de saisir plus profondément la portée du silence en linguistique. Entre autres, celui-ci : « La beauté naît du dialogue, de la rupture du silence et du regain de ce silence. Cette pierre qui t’appelle de son passé est libre. Cela se lit aux lignes de sa bouche »24. En effet, le dialogue, tel qu’il est ici présenté, implique un usage spécifique de l’oreille et donc du langage. Écouter un tel dialogue, c’est de fait être attentif à un certain phénomène d’écho, que l’on pourrait désigner du terme d’aura, en le déconnectant toutefois de ses implications benjaminiennes : c’est ce que Char nomme « regain de ce silence » ; le silence n’est pas ici une instance métaphysique primordiale, sise dans une réserve inépuisable de significations transcendantales, mais tout simplement l’absence de dialogue, ou mieux, car l’expression, plus neutre, risquera moins de déraper vers un pathétique de mauvais aloi, l’état de non-dialogue, lequel se trouve revivifié, une fois le dialogue effectué, parce que toute une série de rapports ont été instaurés entre les interlocuteurs, mais aussi entre chacun d’eux et leur environnement. La citation commentée appartient au poème intitulé « Le Bulletin des Baux ». Les Baux de Provence sont un site magnifique juché sur un rocher déchiqueté et balafré par les anciennes carrières où était extraite la « bauxite ». Or le dialogue ne peut qu’interagir avec le lieu où il se déroule. C’est ainsi que l’oreille adapte les interlocuteurs aux qualités particulières de leur environnement, ce qui entraîne Char à faire une référence obligée à la pierre des Baux, car cette dernière a été justement comme mise en résonance par le dialogue, dans un phénomène d’écho par lequel lieu et interlocuteurs (à la fois parlants et écoutants, écoutés et écoutants), s’enrichissent mutuellement d’un rapport accru. Pour que le langage soit, et avec lui la voix, il faut qu’il soit pénétré du silence qui le travaille au creux de lui-même et dont les échos se propagent dans l’environnement où le langage se produit.

23 S’il y a silence intérieur, c’est donc principalement dans une dimension linguistique que cela doit s’entendre. En voici pour preuve cette autre formule de René Char :

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« L’homme qui s’épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur et le répartit en théâtres, ce second c’est le faiseur de pain »25. 24 Avançons que cet homme est doté d’une « ouïe aiguisée », lui qui possède un certain sens de ce qui survient, même si l’amphibologie totale du verbe « s’épointer », suivant que l’on utilise, devant « pointe », le préfixe sectionnant ou la particule augmentative, ne permet pas de décider si, en sa « prémonition », il devient plus pointu ou bien s’il y perd sa fine pointe… Le voisinage avec « déboiser » pourrait faire pencher en faveur de la coupure, mais, dans la mesure où couper certains arbres dans un bois touffu a pour fonction de mieux faire respirer la forêt, on peut toujours tenir pour probable l’autre acception, plus positive, plus dynamisante. En tout cas, l’on ne peut manquer de remarquer que ce « silence intérieur » n’est pas une absence de bruits, puisqu’il demande à être « déboisé », ce qui laisse entendre qu’il contient quelque chose, rumeur peut-être à peine perceptible, encore plus évanescente et ténue sans doute que le souffle, mais rumeur tout de même, et de nature linguistique ou pré-linguistique, un peu comme les fameux tropismes de Nathalie Sarraute, et que d’ailleurs tout cela est saisi par l’oreille réflexive du poète, au point qu’elle est capable de lui permettre de distinguer (« déboiser ») des éléments dans cette rumeur, et même d’en faire une sorte de matière scénique et dramaturgique, qui n’est pas loin d’être une amorce pour l’émergence d’une sorte d’hétéronymie sommaire (« [répartir] en théâtres »). 25 Cette dernière expression est tout à fait utile : il y a bien une dramaturgie du « silence intérieur », ce qui confirme d’une part son appartenance à l’univers sonore, mais qui nous donne aussi l’autorisation de risquer cette idée : l’oreille réflexive intervient en boucle, enregistrant les événements sonores issus du corps, et tout particulièrement le magma des rumeurs « pré-linguistiques », tout en infléchissant leur déroulement pour en guider le flux vers des énonciations en bonne et due forme. Il y a là d’ailleurs un processus semblable à celui qui fait que la voix propre est constamment régulée par les oreilles, tout particulièrement par l’oreille dite directrice. Cette répartition ressemble aussi à l’orientation qu’opère parfois l’oreille dans l’espace extérieur, par le truchement de ces phénomènes d’écholocation qui ont tant intéressé Daniel Charles26. De plus, puisqu’il s’agit de plusieurs « théâtres », nous sommes en présence d’un mécanisme fort complexe, mettant en jeu une complexe minutie, et démontrant que des phénomènes infinitésimaux, impondérables, peuvent devenir, selon l’expression fameuse de Char, une « matière-émotion » extrêmement riche, capable d’alimenter les machines compliquées des dramaturgies vertigineuses mises en scène, non sans précision et ténacité, par l’oreille réflexive, aussi bien sur le plan des images que sur celui des mots. 26 Char s’installe dans de tels poèmes dans ce que nous appelons dimension acousmatique de la réflexion, autrement dit résonance intérieure de la pensée. C’est là qu’une oreille secrète entend une voix, depuis les rumeurs les plus informes de combinaisons linguistiques qui ne sont guère plus que des tropismes, jusqu’à l’émission des abstractions les plus sophistiquées. Cette voix, que le silence façonne et sculpte dans les plis reculés de la conscience, autrement dit dans les spirales multiples de la physiologie, ne scelle pas le soliloque grandiose de l’esprit s’auto-affectant : elle est une voix nomade, une voix qui pour cette raison peut bien être plurielle (comme l’hétéronymie pessoenne en donne un exemple extrême), une voix dont la part de silence dynamique fait qu’on peut l’entendre comme une étrangère en soi. Il n’y a sans doute pas de pensée sans langage, mais un langage toujours inscrit dans une concrétude constante, fût-elle aussi ténue, aux lisières du silence, que la voix acousmatique dont se nourrit la

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conscience (qui nous démultiplie de fait à l’infini), ou encore que ce qui fait retentir en nous les concaténations de ses articulations lorsque nous lisons ou écrivons un texte. Suggérant de relativiser « toute opposition hâtive, ou scolaire, ou scolastique, ou raffinée, de la voix et de l’écriture », Daniel Charles cite cette formule de Gadamer : « tout écrit pour être compris a besoin d’une sorte d’élévation dans l’oreille intérieure » 27.

4. Musique

27 Il cite plus loin cette formule de Gisèle Brelet (dans L’interprétation créatrice, Paris, PUF, 1951, p. 242) :« La musique ne s’entend que grâce à la voix qui la profère intérieurement »28. Ce qui nous incite à consacrer au silence en musique le développement complémentaire qui suit. Comme le langage, qu’il soit sifflé ou linguistique, la musique est de fait une forme de vocalisation pour laquelle l’acousmate et le silence qui s’y attache (et vice-versa) sont nécessaires, alors qu’ils sont de grands oubliés dans la plupart des systèmes philosophiques.

28 Frédéric Jacques Temple, sensible aux forces agissantes de l’acousmate et du silence, fait retentir la voix des cornes de brume dans les inflexions de la voix humaine, ce qui fait que ces voix entrelacées dans une sorte d’homophonie vertigineuse révèlent d’autant plus intensément et avec une vigueur vraiment inouïe la part prépondérante du silence dans le monde de la voix humaine : « foghorn/une voix/quelque/part/ quelque chose comme un œil/sombre […] un mont lisse de silence humain/et cette voix rauque/ dans le tunnel de la brume/quelque part où va/quelque navire/pas de ciel pas de mer/cette voix seule »29. Ce « mont lisse de silence humain » apparaît ailleurs sous la forme d’un monstre marin inédit, hybride fait à la fois de Jean-Sébastien Bach, du capitaine Achab et de Pablo Casals harponnant un violoncelle qui fait penser à Moby Dick30… 29 La musique est ainsi la voix que la mémoire donne à entendre, dans « la grande toccata du temps révolu »31. Cette « grande toccata » ne peut pas être entendue comme une simple métaphore. Ici c’est au creuset d’une écoute attentive que la musique est temps et le temps musique. Dans le poème « Armageddon », la musique, par-delà « un épouvantable silence bleu », un « bruit d’ailes brisées » et le couinement des « pipistrelles dans les abysses », a le dernier mot : « Et ce fut comme la longue infiniment plaintive affliction d’un violon monocorde perdu dans un éther de cristal » 32. Forme acousmatique du silence apocalyptique, un son continu et sous-jacent fonde donc en permanence le monde, perdurant, élégiaque, dans les moments qui suivent immédiatement l’abolition de tout. Si la musique est temps et le temps musique, c’est cette vibration fondamentale autant que fondatrice, vibration d’un silence vital, qui fournit leur véritable diapason à toutes les musiques humaines, bruit de fond devenant de facto, pour reprendre une expression récurrente chez Daniel Charles, bruit de forme. 30 C’est pourquoi, et c’est là un paradoxe qui n’est ni surprenant ni absurde, la musique est aussi dite par Frédéric Jacques Temple « source des sources », et « silence en marche/dans l’infini/cortège des miroirs// silence gigogne/du visible et du caché/du haut et du bas//silence géniteur des tumultes inouïs »33. Elle est donc à la fois le mouvement perpétuel des énergies et la subtile sérénité de sa cause première, voire de sa cause finale, puisqu’elle est aussi tout entière animée par le silence où elle retourne sans ambages, mais le silence qui la suit n’est pas une négation ou une faille, si l’on en

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croit ce qu’on lit par ailleurs dans cette plaquette : ici « nul ci-gît » ! C’est que, comme le dit une sorte de refrain dès les premiers vers de cette suite, la musique est « délivrée du temps ». C’est donc à cette autre dimension du temps qu’à la suite des stoïciens Deleuze nommait aiôn, « vérité éternelle du temps : pure forme vide du temps », par opposition au chronos de la temporalité linéaire, « devenir pur et démesuré » 34, que la musique fait accéder. Or, aiôn et silence sont une seule et même instance acousmatique. Faire, dans l’écoute de l’œuvre de Bach, l’épreuve d’aiôn à travers l’épreuve de silence, à travers les preuves par silence, c’est recevoir l’onction d’une averse fertile, celles de « pluies plusieurs/dans une/renaissant de la mer/ vers l’apogée/dans un envol/de violoncelles triomphants ». 31 « Silence en marche », « silence gigogne », « silence géniteur des tumultes inouïs »… Nous sommes de nouveau dans le voisinage de René Char, qui sait lui aussi pertinemment, aussi bien que les musiciens, que l’avancée psychique d’une musique est plus pénétrante lorsqu’elle est entrecoupée de pauses silencieuses où l’on est comme qui dirait non seulement à l’écoute encore de ce qui vient de s’interrompre, mais encore à l’écoute profonde des silences intérieurs d’où la musique s’élève propulsée par ces silences mêmes : « Dans l’enceinte du parc, le grillon ne se tait que pour s’établir davantage »35. L’extension de l’harmonie dans le paysage sonore, mais aussi dans l’écoute fine de l’auditeur, a besoin de ces intervalles de silence comme pour mesurer le domaine de son emprise.

5. Philosophie

– Quand deux idées se télescopent malheur à la troisième… Aucune comme toi et toutes à la fois. Après quoi plus rien n’arraisonne le silence comme la guerre des proximités entre elles. En souvenir d’une corde de viole zioum ! qui a sauté, il y a d’autres effets qui demandent eux aussi, il est vrai, à être recueillis. Un grain de pollen ci, une miette d’embrun là, tombée du long drap du vent que cette mer tord à travers la côte… Une parenthèse – au cœur d’une parenthèse – remet tout en question (comme un vague à l’âme dans la froideur d’un savoir-faire). 32 C’est là la réponse « acousmatique » donnée par Boris Gamaleya, poète réunionnais dont Daniel Charles aimait les poèmes (en particulier un où John Cage montrait le bout de son oreille), à la question suivante : dans « l’aubaine des contraires », le poète n’érige-t-il pas « un royaume mental délivré des diktats étriqués du réalisme et du rationnel »36 ?

33 On remarque que le silence ruine les fondements du principe d’identité comme du principe de tiers exclu. Au lieu de rester cantonné dans les techniques binaires du « savoir-faire » philosophique, le poète selon Boris Gamaleya ne peut que dériver de nuances en nuances, de détails infinitésimaux en détails infinitésimaux, au nom de la fidélité qu’il voue au je-ne-sais-quoi et au presque-rien du silence fondateur. La phénoménologie qui en découle recoupe partiellement les phénoménologies philosophiques, celle d’un Merleau-Ponty par exemple, mais elle s’en éloigne inéluctablement. 34 Dans l’ouvrage inachevé Le visible et l’invisible de Merleau-Ponty, un chapitre est intitulé « L’entrelacs – le chiasme ». Nous résumons très succinctement le parcours dont le phénoménologue rend compte dans ces quelques pages37. Il s’agit pour lui de « retrouver dans l’exercice du voir et du parler quelques-unes des références vivantes » permettant de comprendre tous les phénomènes qui participent de la moindre

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démarche langagière en général et philosophique en particulier. Or, le regard est sans cesse placé sur le piédestal d’une préséance que ne justifie que la pétition de principe de son évidence. Contrairement à Gamaleya qui faisait plus haut du silence et de l’écho maintenu d’une corde absente les éléments prépondérants de son axiomatique. On constate toutefois qu’un glissement s’opère très vite chez Merleau-Ponty, plusieurs fois réitéré, qui transpose au regard des caractéristiques du toucher : « le regard […] enveloppe, palpe, épouse les choses visibles » ; « la vision est palpation par le regard ». C’est ainsi qu’un premier chiasme s’instaure : « il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiétement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible ». 35 Mais, ce faisant, Merleau-Ponty semble tracassé par l’absence de l’ouïe dans son analyse. Par exemple, après avoir écrit : « il y a un cercle du touché et du touchant, le touché saisit le touchant ; il y a un cercle du visible et du voyant », il insère la note suivante, qui sonne comme un remords : « que sont ces adhérences-là à côté de celles de la voix et de l’ouïe ? ». Autrement dit, après avoir postulé comme point de départ, comme donnée première, un « monde muet », après avoir saisi quels phénomènes de chiasmes (entre autres : échanges, chassés-croisés, empiétements, enjambements, etc.) s’instaurent immanquablement entre les fonctionnements des différents sens et entre les matières relevant de leurs compétences respectives, il finit par se trouver dans un embarras certain qui tient au fait que le rôle de l’ouïe dans de tels phénomènes échappe à son analyse. Il faut lui reconnaître que dans les dernières pages, il accorde de plus en plus d’attention à l’absente du début. Mais comme tout cela se déroule dans un système ouvert puis couvert par le champ visuel, l’oreille est condamnée à n’être qu’une extension supplétive des phénomènes de chiasmes déjà mentionnés : « cette chair que l’on voit et que l’on touche n’est pas toute la chair […]. La réversibilité qui définit la chair existe dans d’autres champs, elle y est même incomparablement plus agile, et capable de nouer entre les corps des relations qui, cette fois, n’élargiront pas seulement, passeront définitivement le cercle du visible » ; « ces étranges mouvements de la gorge et de la bouche […] finissent en sons et je les entends » ; « il y a une réflexivité des mouvements de phonation et de l’ouïe, ils ont leur inscription sonore […]. Cette nouvelle réversibilité et l’émergence de la chair comme expression sont le point d’insertion du parler et du penser dans le monde du silence ». Ainsi s’opère le fameux « passage du monde muet au monde parlant » qui est la grande affaire de la phénoménologie, laquelle découvre alors que « le langage est tout, puisqu’il n’est la voix de personne, qu’il est la voix même des choses, des ondes et des bois ». 36 Le chiasme et l’entrelacs sont les concepts que Merleau-Ponty forge pour pallier la partition binaire qu’il constate ou construit au préalable, à savoir, entre autres, les oppositions « visible/invisible », « chair qu’on voit et qu’on touche/chair que l’on entend », « monde muet/monde parlant »… Le silence, au lieu d’être maintenu et agissant au cœur même de la parole, devient, dans un tel système binarisé, l’étape dialectique initiale d’un mouvement dans lequel le silence s’abolit dans la parole et vice-versa. Nous tenons sans doute là un trait distinctif majeur de la pensée phénoménologique en général. Le phénoménologue croyant Jean-Louis Chrétien nous en donne un exemple significatif. Même s’il reconnaît « la solidité de la démonstration physique qu’il n’y a pas d’absolu silence et qu’existe toujours quelque bruit de fond », ce philosophe prétend que cela ne suffit pas à réfuter ce qu’il appelle la « phénoménologie du silence »38. Reprenant en cela le thème merleau-pontyen de

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l’expérience originaire muette, Chrétien affirme que « l’épreuve que le vivant fait dans le sentir de lui-même [est] première en son silence »39. Une telle phénoménologie du silence pose comme sol premier du sensible, audible et acousmate compris, une instance silencieuse qui serait le préalable nécessaire à toute activité des sens, et plus précisément encore de l’ouïe : sans silence originaire pas d’audible. 37 Et d’ailleurs pas d’expression, si l’on en croit cette formule de Derrida : le phénoménologue « considérera le langage en général […], sous sa forme expressive elle- même, comme événement secondaire, et surajouté à une couche originaire et pré- expressive de sens. Le langage expressif lui-même devrait survenir au silence absolu du rapport à soi »40. Ce n’est pas le lieu de discuter dans le détail ici cette théorie. Toutefois il faut remarquer qu’elle choisit de verser au domaine hypothétique de l’origine une notion (le silence), qu’elle fait dériver, comme par métaphore en quelque sorte soustractive, de l’expérience établie dans l’épreuve de silence et les preuves par silence. En surdéterminant ainsi le silence, les phénoménologues aiment à se situer dans les hauteurs sublimes de l’ontologie. Même si, comme dans le cas d’un Pessoa (« Il est un silence sans terme/Par derrière ce qui frémit… »41) ou d’un Char, le poète paraît parfois fasciné par de tels parages, il n’en reste pas moins fidèle à la terre et au murmure : « Il arrive que le silence en nous et la vérité existent l’un sans l’autre, ou l’un par le refus de l’autre. Mais le silence est l’étui de la vérité »42.

6. Spiritualité

J’ai préféré les mystiques aux dévots et le silence aux dogmes43. 38 Daniel Charles avait coutume de dire que la conversation intérieure des mystiques était une chose surprenante, et aussi que dès lors qu’on considérait le silence, non pas comme une instance originaire, mais comme l’ensemble des bruits non voulus, tout en n’évaluant pas les quantités négatives dont il est dépositaire comme de simples zéros (autrement dit des vicariants efficaces de l’absolu), on avait tendance à se retrouver « en plein bouddhisme ». C’est pourquoi la modeste expérience relatée ici ne pouvait que se conclure, sans se conclure tout en se concluant, par une séquence s’ouvrant sur l’exergue ci-dessus. Il y a en effet au moins quelque chose de dogmatique dans la pensée postulant le « silence absolu du rapport à soi ». Et ce sont « les mystiques », et non « les dévots », qui sont du côté du silence dans ce qu’il a de plus brut.

39 Boris Gamaleya nous en est là aussi témoin, par exemple dans ce fragment inédit, confié à l’auteur du présent article, où le silence se conquiert de haute lutte sur l’entropie envahissante du bruit : « Les cimes au silence mystique – sauve-les des faneurs de sonos et autres empêcheurs de rêver en rond. Plonge les décibels de l’enfer dans un profond sommeil ». Ou dans cet autre, qui atteste de la présence relative mais agissante d’un « blanc silence au fond du cœur »… 40 Mais René Char lui-même peut fournir dans une telle ligne de fuite une matière à réflexion fructueuse : (Ange, ce qui, à l’intérieur de l’homme, tient à l’écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s’évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l’impossible. Connaît le sang, ignore le céleste. Ange : la bougie qui se penche au nord du cœur.)44 41 Il a sans doute été difficile de faire le départ clair et net entre le catéchisme des religions et les enseignements qu’une écoute réflexive minutieuse avait peu à peu

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délivrés. D’où ce rappel insistant : « à l’écart du compromis religieux », « ignore le céleste ». Si l’on peut identifier des expressions typiques d’une tradition mystique bien connue de Char (« la parole du plus haut silence », « la signification qui ne s’évalue pas »), la phrase centrale nous incite à en donner une interprétation ancrée dans le geste auditif réflexif dirigé vers l’écoute du souffle, dans son double mouvement d’inspiration et d’expiration, dans l’hyphen indispensable à l’épreuve du silence.

42 Or, lorsque l’oreille ontologique se consacre, ayant quitté les voisinages de l’origine, au déroulement du temps lui-même, c’est-à-dire lorsqu’elle accueille à nouveau les flux sonores par lesquels le devenir se manifeste, il semble qu’elle se trouve à nouveau confrontée au silence, non plus comme œil lumineux de l’origine, ni comme oméga engloutissant de l’apocalypse, mais comme « bougie » ponctuant les battements du cœur. Certes, le travail du devenir, lorsqu’il est saisi de la sorte au bout d’une expérience d’écoute, conduit Char à se montrer très proche de la théologie d’inspiration néoplatonicienne. Mais il n’en abandonne pas pour autant sa façon de maintenir le mobilisme héraclitéen dans le monde sonore comme pour mieux en infirmer les prérogatives ontologiques d’un silence immuable, qui serait pour cela à la fois au début et à la fin : « Rien ne demeure longtemps identique. Nul ne se montre longtemps contracté. Couche après couche cela s’enfouit, occupant tout le silence »45. 43 Retour de nouveau à Boris Gamaleya. Voici la question qu’on peut lui poser, à présent qu’a été évoquée « la parole du plus haut silence, la signification qui ne s’évalue pas » : Je pense à Ruysbroeck l’Admirable, lorsqu’il distingue un je-ne-sais-quoi énorme, un presque-rien vertigineux entre deux connaisseurs d’extase : « Ah ! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas ». L’extase dont tes poèmes sont la résonance me semble osciller entre ces deux pôles. 44 Et voici la réponse qui se compose à partir de son œuvre, dans la lente maturation du silence : De quel savoir procède le sortilège du silence ? Du haut de la Plaine des Cafres, l’âme transie, les dents serrées, je contemple l’île dans sa beauté de Bête d’Apocalypse ou de lente nécropole de l’Idéal. Blancheur levée des calices, silence claironné… Silence finement perméable et comme orphelin d’une note fondamentale ou embarrassé d’une fugace impression de ne savoir si l’on n’a pas fait le mauvais choix du temps. Silence, cher silence… guérison de nos antinomies ou couvaison de virulences. Le silence – coquillage au corps de femme et de sourate. Le silence – autre ramage pour la harpe des forêts. Que faire du silence ? une voix pour lama ? Le silence nous emporte !46 45 Et encore47 : Les fourmis instillent leur acide à l’esprit je suis entré – morte ramure – dans la demeure du livre éparpillé ça tire de toutes les enfances l’univers se blesse à un trait d’étoile au pied de la rivière du bois flambé les feuilles réveillent les cloches d’autrefois ombre écrasée jusqu’à la sève du tout silence

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NOTES

1. Boris Gamaleya, fragment inédit confié à l’auteur du présent article. 2. Daniel Charles, Le temps de la voix, Paris, J.-P. Delarge, 1978, p. 19. 3. Id., p. 23. 4. Id., p. 25. 5. Id., p. 299. 6. Clercs errants vivant en rupture avec tout milieu social, souvent assimilés aux « goliards ». 7. Dans un poème du recueil L’Été sans Fin, 1960, cité dans Pierre Seghers, Le livre d’or de la poésie française, t. I, Marabout Université, 1969, p.88. Un autre poème de Becker contient cette constatation qui fait écho à des remarques présentées plus haut : « Le cœur s’enfonce dans le corps//tiède de pleurs, de plantes et de sources./La voix n’a plus d’ombre, ni de retard… », id., p. 87. 8. Expression du poète Boris Gamaleya dans un poème inédit communiqué à l’auteur du présent article. 9. Pierre Seghers, Le livre d’or…, op. cit., p. 30. 10. Dans Murray Schafer, Le paysage sonore, Paris, Lattès, 1979. 11. René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 845. 12. Id., p. 861. 13. Id., p. 845-846. 14. Id., p. 217. 15. Depuis son usage comme attribut de Bacchus jusqu’à ses connotations ésotériques de plante prodiguant l’oubli. 16. Id., p. 404. 17. Id., p. 777. 18. Id., p. 97. 19. Dans son commentaire de ce poème, Paul Veyne, préoccupé uniquement de l’interprétation figurée de ce phénomène perceptif, affirme que la neige représente l’indifférence qu’il faut à tout poète pour raison garder face à « l’humanité mesquine ». Dans Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990, p. 150. 20. René Ghil, Le Vœu de Vivre et autres poèmes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004. 21. René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 17-19. 22. Id., p. 15. 23. Id., p. 1163. 24. Id., p. 258. 25. Id., p. 129. 26. Voir par exemple Le temps de la voix, op. cit., p. 269-270. 27. Id.., p. 116. 28. Id., p. 183. 29. Frédéric Jacques Temple, Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1993, p. 111. 30. Voir Frédéric Jacques Temple, L’enclos, Arles, Actes Sud, 1992, p. 83. 31. Id., p. 56. 32. Frédéric Jacques Temple, La chasse infinie, Remoulins-sur-Gardon, Éditions Jacques Brémond, 2004, p. 19. 33. Frédéric Jacques Temple, Dix poèmes pour l’art de la fugue, La Ferté-Milon, Éditions de l’Arbre, 1989, plaquette rassemblant des poèmes composés pour accompagner une action scénique de Jacques Bioulès créée à Montpellier le 20 janvier 1976. Plaquette reprise dans La chasse infinie, op. cit., p. 21-32.

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34. Les deux expressions citées se trouvent respectivement p. 225 et p. 227 dans Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, 10-18, 1969. 35. René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 302. 36. Dans Phoenix, cahiers littéraires internationaux, n° 5, janvier 2012, p. 52. 37. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 172-204. 38. Jean-Louis Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, 1992, p. 107. 39. Id., p. 12. 40. Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1972, p. 77. 41. Fernando Pessoa, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 661. 42. René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 831. 43. Claude Ber, La mort n’est jamais comme, Paris, Éditions de l’Amandier, 2006, p. 12. 44. René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 179. 45. Id., p. 526. 46. Phoenix, op. cit., p. 48. 47. Boris Gamaleya, fragment inédit confié à l’auteur du présent article.

AUTEUR

PATRICK QUILLIER

Patrick Quillier est professeur de littérature générale et comparée à l’université de Nice Sophia Antipolis. Traducteur et poète, il a traduit plusieurs poètes portugais et hongrois contemporains. Il a également traduit et édité l’œuvre de Fernando Pessoa pour la Bibliothèque de la Pléiade (Paris, Gallimard, 2001). De son œuvre poétique on citera Office du murmure (Paris, Éditions de la Différence, 1996), Budapest (Paris, Éditions Autrement, 2004) et Orifice du murmure (Paris, Éditions de la Différence, 2010).

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Le devenir-monde de l’art

Carole Talon-Hugon

L’ultime œuvre d’art, c’est la planète. John Cage 1 Le paradoxe contenu dans l’affirmation de Cage selon laquelle « l’ultime œuvre d’art, c’est la planète », tient à ce qu’elle assimile deux choses ordinairement tenues pour distinctes : l’œuvre d’art d’une part, et la nature de l’autre, qui s’opposent comme le produit s’oppose au phénomène, la création à la nécessité, l’objet d’une intention au résultat d’un processus aveugle. Comme l’écrivait Aristote, l’art crée des choses « dont le principe réside dans la personne qui exécute et non dans l’œuvre exécutée. Car l’art ne concerne pas ce qui est ou se produit nécessairement non plus que ce qui existe par un effet de la seule nature »1. Le paradoxe tient donc au fait que, alors que nous considérons que l’œuvre d’art se définit par le fait d’avoir son principe de développement hors d’elle-même, Cage déclare que l’artefactéité n’est plus nécessaire.

2 Je soutiendrai ici que cette affirmation paradoxale est inscrite en filigrane dans ce que j’appelle le paradigme moderne de l’art qui commence à se dessiner à la Renaissance, se met en place au XVIIIe siècle et déploie toutes ses conséquences au cours des deux siècles suivants. Je montrerai comment elle est la conséquence radicale et la conclusion nécessaire d’une manière de penser l’art et l’expérience de l’art, qui n’existait ni dans l’Antiquité, ni au Moyen Âge, et dont nous sommes les héritiers. 3 Une précision préalable concernant l’expression de « paradigme moderne de l’art » est ici capitale. J’utilise le mot « paradigme » pour signifier que l’art ce ne sont pas seulement des œuvres, mais aussi des termes pour les désigner, des concepts pour les catégoriser, des catégories mentales pour les appréhender, des thèses pour les penser et des habitus pour se comporter face à elles. Par paradigme moderne de l’art, j’entends donc la forme particulière que présente cet ensemble complexe de conditions pratiques et théoriques depuis le XVIIIe siècle.

4 Il s’agira donc pour moi de montrer pourquoi et comment l’opposition fondatrice énoncée par Aristote entre l’art et la nature, qui est encore présente à l’état de trace dans la doxa contemporaine (sans quoi le paradoxe n’existerait pas), a été dépassée.

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1. L’esthétisation de l’art

5 Le processus se met en place en même temps qu’émerge l’idée d’art au sens moderne du terme. Celle-ci n’a plus grand chose à voir avec l’ars des Latins ou la techné des Grecs, qui désignaient l’habileté, le talent, la connaissance technique et pratique et qui valaient pour l’activité du stratège comme pour celle du peintre, pour celle du charpentier comme pour celle du sculpteur. L’idée moderne d’art s’est mise en place progressivement, au XVIe siècle, en Italie d’abord, où le mot artiste apparaît, où des peintres et des sculpteurs remarquables quittent l’univers médiéval des corporations pour entrer dans le cercle des savants, sont parés du nom de génie, et haussés à une toute nouvelle condition socio-économique. C’est aussi l’époque où certains peintres devenus théoriciens de leur art ne laissent plus seulement des manuels de recettes, mais des injonctions sur ce que la peinture doit être. De ce point de vue, le traité De la Peinture d’Alberti revêt une importance considérable. En affirmant que le peintre doit « s’attache[r] non seulement à la ressemblance des choses mais d’abord à la beauté même »2, il fait passer le souci du beau devant celui de la mimesis (le peintre doit s’attacher « d’abord à la beauté »3), qui constituait pourtant le principe incontesté de l’art selon Aristote.

6 Cette nouvelle préséance est lourde de conséquences. En effet, en écrivant cela, Alberti assigne à la peinture une finalité avant tout esthétique. Cette priorité n’est toutefois pas encore une exclusivité : pour la Renaissance comme pour le XVIIe siècle les arts ne sont pas essentiellement liés au beau : ils le sont aussi et tout autant au vrai et au bien. Poursuivant la tradition antique, médiévale et renaissante de la fonctionnalité des arts, cette esthétique soutient que la poésie, la peinture ou la musique doivent exalter Dieu, la raison et le Prince, travailler à renforcer l’éthos du groupe et rendre les hommes meilleurs. Le souci du vrai et du bien est tenu pour indissociable de celui du beau. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le beau devint l’alpha et l’oméga de l’art. Ainsi, Lessing déclare-t-il dans son Laocoon : « je voudrais qu’on n’appliquât le nom d’œuvre d’art qu’à celles où l’artiste a pu se montrer véritablement tel, c’est-à-dire où la beauté fut son seul et unique but »4. Non plus l’un de ses buts, non plus son but principal, mais son « seul et unique but ». Ainsi, si le prêtre Laocoon, dans le groupe sculpté du même nom, ne crie pas alors que des serpents l’étouffent, ce n’est pas en raison de son courage et de la fermeté de son âme – raisons éthiques –, mais pour des raisons strictement esthétiques : parce qu’en sculpture, la représentation d’un homme qui crie suppose une bouche ouverte, donc un trou, et qu’un trou n’est pas beau. La beauté, qui se décline différemment selon les arts, devient la seule loi de l’art : « tout autre objet possible des arts plastiques, s’il est inconciliable avec la beauté, doit être complètement écarté et, s’il peut se concilier avec elle, doit du moins lui être subordonné »5. 7 Bien sûr, l’adoption d’un tel purisme esthétique ne se fait pas d’un coup et Lessing ne tranche pas radicalement sur l’épistémé de son temps ; mais au milieu des concessions qu’il fait à celle-ci, est réaffirmée la supériorité d’un art entièrement consacré au beau : « tout ce que j’ai dit de la peinture ne concerne que la peinture suivant ses effets supérieurs et spécifiques. Je n’ai jamais nié qu’elle puisse avoir, en outre, suffisamment d’autres effets ; mais j’ai voulu prétendre qu’elle méritait alors moins le nom de peinture ». Ainsi, l’allégorie ou la peinture d’histoire ont une légitimité mais « le peintre y est moins peintre que là où la beauté est sa seule fin »6. L’autonomisation de l’art se fait par le biais d’un repli sur la qualité esthétique – définie ici comme

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essentielle. Cette priorité, toujours plus absolue, est consacrée par l’apparition du terme « beaux-arts » (Belli arti, Fine Arts, Schöne Künste), qui prend la forme que nous lui connaissons de manière progressive et difficile au cours du XVIIIe siècle en Europe, et dont le périmètre est fixé par d’Alembert dans son Discours préliminaire à L’Encyclopédie. Cette catégorie nouvelle qui réunit la peinture, la sculpture, la musique, l’architecture et la poésie (auxquelles s’ajoutent de manière irrégulière la danse, le théâtre, la gravure ou l’art des jardins) renvoie à un domaine spécifique qui n’est ni celui des arts mécaniques ni celui des arts libéraux, ni celui de la science, ni celui de l’activité pratique. Ce qui permet de réunir en un sous-ensemble consistant des activités qui ne se ressemblent guère d’un point de vue poïétique, dont les médias respectifs sont hétérogènes et dont les modes de réception diffèrent, c’est que toutes, au-delà de ces différences, visent la beauté. À la différence de tous les arts qui, dans cette nouvelle catégorisation, deviendront des artisanats, les beaux-arts sont seulement les arts du beau.

2. Le beau comme expérience subjective

8 Au moment même où la beauté était revendiquée par l’art comme sa préoccupation majeure et où, corrélativement, l’artisanat se repliait sur l’utile, se produisait dans le champ philosophique un changement radical dans la manière de penser la beauté. Lorsque Diderot, dans ses Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, déclare que le beau n’est que la « qualité » de ce qui est dit beau7, il exprime le refus général parmi les philosophes de son temps de voir dans le beau une essence. Le XVIIIe siècle se range du côté d’Hippias contre Socrate dans L’Hippias majeur : il n’existe pas de beauté en soi, mais seulement des choses belles. Le siècle ne rompt pas seulement avec un réalisme des essences, mais aussi avec un réalisme des propriétés esthétiques : il soutient en effet que le beau n’est pas une qualité objective des objets, comme l’est leur masse, par exemple, c’est-à-dire une qualité qui existe indépendamment de sa perception. Le beau n’existe que par et dans la rencontre d’un objet perçu et d’un sujet percevant, autrement dit il est une qualité dispositionnelle de certains objets. Un des principaux artisans de cette évolution est Hutcheson. Ses Recherches sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu défendent la thèse selon laquelle la beauté n’est pas autre chose qu’une expérience mentale : « on voudra bien noter que dans la suite de cet ouvrage, le mot beauté est pris pour l’idée qu’elle suscite en nous »8. Le beau est une idée, et non une caractéristique réelle de certains objets du monde. Il est subjectif, au sens où il est corrélatif à certains états mentaux, si bien que Hutcheson peut conclure : « s’il n’existait aucun esprit possédant un sens de la beauté pour contempler ces objets [que nous disons beaux], je ne vois pas comment on pourrait les dire beaux »9.

9 La beauté, y compris celle que vise l’artiste, n’existe que dans une rencontre avec un sujet. Le spectateur est une pièce indispensable du dispositif. La question de la réception, de la spectatorialité, devient décisive. Ce n’est pas un hasard si la très grande majorité des textes produits au cours du XVIIIe siècle en Europe sont à ranger sous la catégorie générale et commode d’esthétique de la réception, et si LA question du siècle est celle du goût. Qu’est-ce que le goût en effet, sinon le philosophème nouveau consacré à la réception et donc à la réalisation du beau ? 10 Un tel mouvement de subjectivisation du beau, qui ne signifie pas encore que le beau dépend des goûts et qu’il est donc voué au relativisme, mais qui signifie qu’il n’existe

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que perçu par un sujet (au moyen d’une faculté ou d’un sixième sens qu’on nommera le goût), a des conséquences considérables sur le devenir de l’art entendu au sens compréhensif de ce mot que j’ai donné pour commencer. 11 En effet, l’expérience de l’art ne peut plus être un accès à la transcendance. Le beau n’étant plus splendeur de l’intelligible (Plotin), visage émané de la face de Dieu (Saint Thomas), ou manifestation sensible de la perfection (Leibniz), l’expérience du beau n’est plus une expérience métaphysique comme pouvait l’être, par exemple, la contemplation des icônes, qui permettait, par une démarche anagogique, de faire remonter l’âme du spectateur de l’image jusqu’à son prototype. Cette nouvelle manière d’entendre la beauté commande donc une esthétisation de l’art au sens nouveau d’une aisthétisation. Pas seulement au sens où l’art vise de manière prioritaire le beau, mais au sens où ce beau nouvellement défini suppose pour exister une expérience subjective sensible.

3. Beauté relative et beauté absolue

12 Mais qu’en est-il précisément de cette beauté devenue l’alpha et l’omega de l’art ? Là encore, il faut revenir à Hutcheson et à la distinction qu’il établit entre beauté absolue et beauté d’imitation. La beauté d’imitation renvoie au principe poïétique de la mimésis, emprunté à Aristote et encore tout puissant en ce début de XVIIIe siècle. On notera toutefois que Hutecheson inclut ce principe sacro-saint dans la perspective d’une callistique (puisque ces considérations sur l’imitation sont incluses dans celles sur la beauté d’imitation), et plus précisément, comme nous venons de le voir, d’une callistique subjectiviste (la beauté n’étant qu’une idée). En dépit de ce déplacement significatif, parler d’imitation est un hommage à la tradition, et ce n’est pas du côté de cette beauté d’imitation qu’on trouvera les germes de la révolution à venir.

13 Ces germes, on les trouve bien plutôt dans la deuxième sorte de beauté dégagée par Hutcheson, et qu’il nomme « beauté absolue ». Par « absolue » il ne faut évidemment pas comprendre une beauté indépendante de l’esprit qui la perçoit, puisque qu’il n’existe pas de beauté qui soit telle, mais une beauté qui ne repose pas sur un rapport à autre chose qu’elle. Contrairement au beau d’imitation qui est relatif à ce qu’il imite, et qui constitue donc une « beauté relative », la beauté absolue est beauté de la chose en tant que telle, sans considération de son adéquation à son éventuel modèle. 14 Il serait tentant de référer la beauté d’imitation à l’art et la beauté absolue à la nature. Mais Hutcheson doit reconnaître que certains produits de l’art ne relèvent pas de l’imitation ; c’est le cas de l’architecture et de l’harmonie en musique. L’imitation ne pourra plus être le concept unificateur des beaux-arts nouvellement catégorisés. Par le biais de l’architecture et de la musique purement instrumentale, la beauté absolue entre ainsi dans le cercle des beaux-arts. 15 La distinction que fait Kant entre beauté libre et beauté adhérente contribue aussi grandement au dégagement de l’idée de beauté absolue. La beauté adhérente est relative à une finalité. Soit à une finalité externe à l’objet, lorsque celui-ci est apprécié en vue d’autre chose que lui. C’est par exemple le cas lorsque nous parlons d’une belle scie ou d’un beau cheval de course : nous louons l’adaptation de sa forme à sa fonction, scier ou courir. La finalité peut aussi être interne à la chose considérée ; c’est par exemple à celle-ci que nous nous référons lorsque nous apprécions la disposition des

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parties de l’œil qui permet la vue. Ces deux types de beautés relatives font l’objet d’un jugement de goût que Kant nomme « appliqué ». Lorsqu’en revanche j’apprécie l’objet en tant que tel, sans le référer à autre chose que lui-même, j’apprécie une beauté dite « libre », c’est-à-dire qui n’est contrainte par rien d’extra-esthétique, et le jugement de goût est, dans ce cas, qualifié par Kant de « pur ». On trouve dans la nature un grand nombre de beautés libres puisque nous ignorons la destination de beaucoup de ses formes, ou doutons même qu’elles en aient une : Beaucoup d’oiseaux, une foule de crustacés marins sont en eux-mêmes des beautés, qui ne se rapportent à aucun objet déterminé quant à sa fin par des concepts et qui plaisent librement et pour elles-mêmes10. 16 Dans le domaine de l’art, en revanche, l’artefactéité signalant la présence d’une intention, les beautés libres sont rares. Kant en signale seulement quelques-unes : […] des dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc. ne signifient rien par eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés. On peut encore ranger dans ce genre tout ce qu’on nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute la musique sans texte11. 17 On notera que ce que tous les objets énumérés dans cette phrase ont en commun, c’est leur absence de signification : non seulement de signification profonde (au sens où, par exemple, le Bélisaire de David est une dénonciation de l’injustice des Grands), mais encore de ce que Panofsky nomme des significations secondaires (ce tableau représente la Cène, un tournois, un couronnement…), et même de significations primaires (il représente une maison, un saule, ou un visage). Ce qui, dans la beauté libre, plaît, c’est la forme de l’objet entendu par opposition à son contenu ou à sa fonction. Kant le dit d’ailleurs de manière catégorique : « la beauté ne devrait concerner que la forme »12.

18 Ainsi, progressivement, la beauté absolue (Hutcheson) ou libre (Kant) en vient à occuper le devant de la scène théorique. Mais Hutcheson va plus loin encore, en entrevoyant, sans la développer, une conséquence considérable de la nouvelle donne théorique qu’il a largement contribué à mettre en place : nous pouvons admirer une beauté d’imitation comme s’il s’agissait d’une beauté absolue. Autrement dit, nous pouvons regarder une peinture faite dans l’intention de représenter un objet le plus fidèlement possible, non pas pour sa ressemblance avec son modèle, mais pour elle-même, comme s’il s’agissait d’une beauté naturelle. Dans ce cas, l’intention mimétique est mise de côté et le spectateur considère l’œuvre non pas à l’aune de cette intention, mais pour elle- même. Autrement dit, même lorsque l’intention mimétique demeure, on peut l’ignorer ; on peut considérer une œuvre sans considérer qu’elle est un produit de l’art. Tout est question d’accommodation du regard. 19 Cette caractérisation de la beauté absolue comme beauté formelle joue un rôle décisif dans l’émergence de la notion d’expérience esthétique qui succède à celle de goût dans les discours sur l’art. Le goût entendu comme le faisait le XVIIIe siècle, comme le sens du beau, conservait des relents d’objectivisme. Si le beau n’est qu’une qualité dispositionnelle et si la beauté absolue désigne somme toute une certaine accommodation du regard, le terme d’expérience esthétique sera plus adéquat pour signifier une certaine attitude caractérisée par son désintéressement, une certaine attention ou focalisation sur la dimension phénoménale de l’œuvre, et un certain type d’émotion spécifique en résultant. 20 Mais si on lit ses textes fondateurs jusqu’à leurs dernières conséquences, il faut conclure aussi que nous ne devons pas non plus nous soucier des intentions, de ce que

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l’artiste a voulu faire car nous mesurerions alors la réussite, le degré de proximité à un idéal préalablement posé. Bref, nous serions dans la tradition de ce que Hutcheson nommait la beauté relative, et du jugement de goût que Kant qualifiait d’ « appliqué » et donc d’ « impur ». Tous les penseurs de l’art n’ont pas accepté cet héritage, mais une lignée importante l’a assumé et en a fait son credo. Ainsi, Clive Bell affirme-t-il que « pour apprécier une œuvre picturale, nous ne devons apporter avec nous rien d’autre qu’un sens de la forme et de la couleur et une conscience de l’espace à trois dimensions »13.

4. Le devenir esthétique des arts

21 Si l’expérience esthétique, définie comme expérience sensible, et non intellectuelle ou spirituelle, est au cœur de l’art, il était inévitable que l’art, ou du moins une partie importante de l’art, s’efforce de susciter une telle expérience et, corrélativement, d’ôter ce qui pouvait faire obstacle à la pureté de celle-ci. L’histoire des arts est certes faite d’une multitude de courants, et son devenir n’est pas uniforme et linéaire. Néanmoins, dans cette histoire complexe et chaotique, on peut suivre le fil solide d’un devenir esthétique de l’art. Beaucoup d’œuvres y échappent et même le contredisent, mais il y a tout de même là un mouvement fort et décisif. J’en retiendrai quelques étapes particulièrement significatives.

22 Dans le champ de la peinture, on pourrait suivre ce mouvement depuis le rococo qui pratique un culte sensuel de la beauté au moyen d’un langage formel virtuose et brillant, jusqu’à l’impressionnisme qui représente un summum de l’aisthétisation de l’art. Que vise-t-il en effet sinon à retrouver et à restituer l’impression visuelle pure, non passée au filtre du jugement perceptif ? Ruskin écrit : Toute l’efficacité technique de la peinture dépend de notre possibilité de retrouver ce que l’on pourrait nommer l’innocence de l’œil ; c’est-à-dire une sorte de perception enfantine de ces tâches plates et colorées comme telles, sans aucune conscience de leur signification – comme un aveugle les verrait si la vue lui était subitement rendue14. 23 En suscitant une expérience seulement optique, il s’agit de redonner à l’œil sa virginité première, de désapprendre la perception pour retrouver la sensation visuelle inaltérée. Un tel projet commande l’élimination de tous les sujets qui ne peuvent pas être optiquement traduits, c’est-à-dire toutes les formes d’histoire ou de narration. Il commande même la neutralisation du motif, simple prétexte à la peinture, et le remplacement des valeurs tactiles par des valeurs optiques, au motif que l’œil vierge de tout savoir ne voit pas des solides, mais des couleurs plates. Les taches informes qui remplacent le dessin sont destinées à provoquer des impressions plutôt que de la reconnaissance, comme le rappelle l’épisode célèbre au cours duquel Courbet avait demandé à Francis Wey d’identifier un objet qu’il avait peint d’après nature sans le reconnaître. Ce dernier lui ayant dit qu’il s’agissait d’un massif de fagots, Courbet aurait ajouté : « je n’avais pas besoin de le savoir, j’ai fait ce que j’ai vu sans m’en rendre compte »15. La même idée est reprise et développée par Fiedler, dans sa théorie de la pure visibilité ; « le voir, écrit-il, parvient pour ainsi dire à lui-même quand a disparu la relation à l’objet »16.

24 L’esthétisation de l’art affecte aussi la littérature, dont le medium est pourtant tel que le sens semble lui être consubstantiel. En témoigne l’affirmation de Jakobson selon

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laquelle le véritable objet des études littéraires n’est pas la littérature mais la littérarité. C’est toutefois, sans surprise, du côté de la poésie, que l’esthétisation de la littérature est la plus audacieuse. En 1882, Félicien Champsaur fait rêver un des personnages de son roman Dinah Samuel d’un « poème épique […] qui ne serait écrit dans aucune langue connue, mais avec des assemblages habiles de voyelles et de consonnes sans significations »17, et dans « L’ivresse verbale », Rémy de Gourmont parle de la joie supérieure que les mots, par eux-mêmes et non comme support de sens, lui ont donné : « j’aime les mots : je les aime en eux-mêmes, pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un élément ; la sonorité en est un autre »18. Comme la peinture devait s’en tenir aux éléments susceptibles de produire une expérience esthétique purement visuelle, c’est-à-dire aux lignes, aux masses, à la lumière, aux ombres et aux couleurs, la poésie doit produire une expérience esthétique spécifiquement poétique par les sons, les effets des rapprochements physiques des mots. Telle est cette parole essentielle, non référentielle, distincte de la parole ordinaire, que promeut Mallarmé. Il en fait la langue de la poésie, « insolite vaisseau d’inanité sonore »19, où le signifié disparaît au profit des signifiants qui, par le choc de leur rencontre, « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries »20. 25 La musique n’est pas en reste. Au milieu du XIXe, paraît un ouvrage de critique musicale qui aura une grande importance dans le devenir formel de la musique et plus largement de l’ensemble des arts. Il s’agit du texte de Hanslick Du beau dans la musique (1854) dans lequel il soutient que l’eidos de la musique est une combinaison de sons et que, par conséquent, le lied, l’oratorio, l’opéra et la cantate sont des formes mixtes avec lesquelles il ne faut pas confondre cet eidos. Affirmer cela, c’est rompre avec les théories classiques selon lesquelles la musique ne peut se passer de références sémantiques exogènes, et tient ses pouvoirs affectifs de ceux des mots qui l’habitent21. C’est rompre aussi avec l’idée indiscutée et déclinée de toutes les manières par le symbolisme, selon laquelle la musique exprime des sentiments, autrement dit véhicule des contenus émotifs. De même qu’en littérature, le formalisme apparaît comme le corrélat de l’autotélie : la musique ne doit pas être tournée vers autre chose qu’elle- même (elle doit être « sans relation avec une sphère d’idées étrangères, extra- musicales »22. Elle est « combinaison de « formes sonores qui n’ont d’autre sujet qu’elles-mêmes »23, et sa beauté ne peut provenir que du rapport des sons. Hanslick ouvre ainsi la voie à Helmohltz et à Stravinsky, qui proposeront une approche formelle de l’art des sons et rendront possible tout le courant d’une écriture du bruit24. 26 Il n’est pas surprenant que la musique, plus facilement débarrassée de ses rapports à la signification que la littérature et, dans une moindre mesure, que la peinture, devienne l’art phare de la modernité formaliste. Il n’est pas surprenant que, pour Gautier, comme pour Delacroix, elle soit considérée comme l’art absolu et que Greenberg y trouve ce qu’il appelle « une méthode d’art ». Art de la pure sensation musicale, non encombrée de sens, de symbole ou d’idée, elle ne peut transmettre que des sensations. Telle est la pureté et l’autosuffisance qui font d’elle le modèle des autres arts. 27 Le devenir esthétique de ces trois arts permet de mesurer le chemin parcouru depuis le XVIIIe siècle, où Batteux, dans son ouvrage intitulé Les Beaux-arts réduits à un même principe (1746), écrivait : Toute musique doit avoir un sens […]. Que dirait-on d’un peintre, qui se contenterait de jeter sur la toile des traits hardis, et des masses de couleurs les plus vives sans aucune ressemblance avec quelque objet connu ?

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28 Alors que Batteux défendait encore l’idée d’une expérience artistique où le sensible se mêlait à l’intelligible, la cognition à l’émotion, les noeta aux aistheta, l’art, à la fin du XIXe siècle peut se définir comme le veut Clive Bell, c’est-à-dire comme pure expérience sensible des formes.

5. L’art pour apprendre à se passer de l’art

29 Une telle dissolution de l’artistique dans l’esthétique entraîne la dissolution de l’art dans la nature. En effet, si l’art se réduit à l’expérience esthétique des formes, l’expérience esthétique des formes ne se réduit pas à l’art. La réalité esthétique étant l’immense domaine du sensible, du sentant et du senti, les œuvres de l’art en constituent un secteur, certes remarquable, mais nécessairement restreint. Si, ainsi que l’écrit Michel Henry, « l’activité spécifique de l’artiste, ou encore de l’amateur d’art, n’est qu’une actualisation de la vie de la sensibilité, sa mise en œuvre pour elle-même et par elle-même, son auto-développement et son auto-accomplissement, et ainsi son accroissement »25, alors l’art a le même statut que le monde sensible ; tous deux sont « auto-affection de l’ekstase de l’Être »26. La différence tient à ce que le monde de l’art est un monde dont les éléments sont isolés du monde ordinaire de l’action, ce qui favorise le désintéressement indispensable à l’expérience sensible pure. À l’image du peephole de Ruskin, cette feuille de papier percée d’un trou à travers lequel l’artiste est invité à regarder un segment du spectacle du monde sans être influencé dans sa vision par ce qui l’entoure, l’art isole le sensible du contexte de toute action possible. En ce sens, il crée les conditions d’une vision ou d’une écoute désintéressée. Mais l’œil ou l’oreille ainsi éduqués peuvent se tourner vers la nature qui nous offre de remarquables occasions d’expériences esthétiques. Parmi beaucoup d’autres, Kandinsky décrit dans son Journal de véritables extases esthétiques extra-artistiques lorsqu’il parle de l’émotion intense produite sur lui par la violence d’une couleur aperçue dans un sous- bois ou lorsqu’il décrit en ces termes le coucher du soleil sur Moscou : Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises – avec chacune sa mélodie propre –, le gazon d’un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l’allegretto des rameaux dénudés, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus tout, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un alléluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d’Ivan-Veliky27. 30 Pour tous ceux pour qui l’art est affaire d’esthétique, il n’y a, entre le monde sensible et le monde de l’art, qu’une différence non essentielle. La nature a des effets naturellement plus faibles que ceux que produit l’art, parce qu’ils sont étouffés par des préoccupations d’un autre ordre, mais l’expérience de l’art peut les restaurer dans leur splendeur. La sensibilité aiguisée par le contact des œuvres est armée pour se tourner vers le monde.

31 Nulle part, cette propédeutique ne s’exprime mieux que dans 4’33’’ de John Cage. Sous- titrée Tacet, any instrument or combination of instruments, cette œuvre créée en 1952 est décrite en ces termes par Daniel Charles : Comme le prescrivait la partition, l’interprète, David Tudor, demeura assis devant son piano, sans accomplir d’autres gestes que ceux de déplier les bras et de les refermer, de façon à indiquer les limites temporelles de chacun des trois mouvements (30’’, 2’23’’, 1’40’’). L’histoire – ou peut-être la légende – veut que ce

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soir-là, le Maverick Hall ait été ouvert sur les bois et que les auditeurs aient pu apprécier, durant le premier mouvement, le souffle du vent dans les arbres ; pendant le second, le clapotement de quelques gouttes de pluie sur le toit ; au cours du troisième, les murmures et le début d’indignation de l’assistance elle-même28. 32 Cage a mis les auditeurs dans les conditions d’écoute d’une œuvre artistique pour lui faire entendre des sons extra-artistiques, conduisant ainsi le public à accueillir les sons du monde. On retrouve là le programme artistique du transcendantalisme américain et notamment d’Emerson, pour lequel la fin de l’art est l’éducation de la sensibilité. Selon un courant théorique fort du XXe siècle, dont Cage est à bien des égards le héraut, l’art a ainsi pour mission ultime d’apprendre à se passer de l’art. « Il me semble, écrit-il dans son Journal, que l’art moderne du XXe siècle a eu pour effet de changer notre manière de voir, si bien que, où que nous regardions, nous pouvons regarder esthétiquement ».

33 Il faut en finir avec la surestimation des sons musicaux. Ce titre d’un opuscule de Cage le dit clairement : Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique29. L’entreprise de l’artiste est parfaitement résumée par Daniel Charles : « Cage en tant que compositeur vise à déterminer non plus la nature de la musique comme essence, mais l’essence de la musique comme nature »30. 34 Il faut aller plus loin qu’Hanslick, qui voulait qu’on cesse de faire du son le véhicule d’autre chose que lui (narration, expression de sentiment, manifestation d’une théorie musicale…). Il faut aussi renoncer à imposer aux sons des formes, des structures et des relations. L’ultime refuge de l’intentionalité : le don de la forme, disparaît à son tour. La désagrégation de la catégorie même d’œuvre est inévitable. Ainsi que l’écrit Daniel Charles, « on atteint au degré zéro de l’œuvre, à l’instant où le sens ne diffère pas de ce qui est effectivement présent et entendu »31. La figure classique de l’artiste créateur s’efface derrière les termes clés de passivité, de non choix, de non-œuvre. D’où un très curieux retournement de la formule classique selon laquelle l’artiste doit imiter la nature. L’artiste ne doit pas imiter la nature naturée, comme le voulait l’injonction classique de mimesis, mais imiter la nature dans la mesure où celle-ci ne « fait » rien et où elle n’a pas de but. C’est dire l’évanouissement de la notion d’artiste, que ce soit celle de l’artiste-artisan de l’Antiquité et du Moyen Âge, de l’artiste-créateur de la Renaissance ou de l’artiste-génie du Romantisme. C’est dire aussi l’évanouissement corrélatif de l’œuvre musicale (ce qui a fait dire à J. Godwin et que « la philosophie musicale de Cage condui[sai]t en fin de compte à dépasser toute nécessité de musique » 32), et par extension de la notion d’art tout entière. 35 L’esthétisation de l’art portait donc en germe son aisthétisation, et celle-ci portait en germe le dépassement de l’art. Lorsque l’art se réduit à l’expérience esthétique des formes, l’expérience esthétique des formes ne peut se réduire à l’art, et cherche dans le monde sensible un champ d’expérience inépuisable. Dans une telle optique, l’art peut s’effacer devant la nature lorsqu’il a accompli sa mission propédeutique. Cage peut alors écrire que « l’ultime œuvre d’art, c’est la planète », et la musique après la fin de la musique pourrait être ce que décrit Thoreau dans son Journal : Il règne dans l’air une musique subtile pareille au chant des harpes éoliennes. J’entends des cors mélodieux qui résonnent sous les voutes lointaines des hauteurs de l’air, musique propre à donner aux hommes une divine folie, musique qui, du haut du ciel, vient mourir à nos oreilles. Pour des oreilles attentives, quelle harpe splendide est le monde.

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NOTES

1. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4. 2. Alberti, De la Peinture (1435), Livre III, § 55, trad. franç., Paris, Macula, 1992. 3. Si bien que l’imitatio doit être accompagnée de l’electio comme le rappelle sans cesse l’anec-dote de Zeuxis choisissant – pour réaliser un tableau destiné au temple de Crotone – cinq des plus belles vierges de la ville pour imiter ce qu’il y a de plus beau en chacune. 4. Lessing, Laocoon (1766), trad. franç., Paris, Hermann, 1997, p. 96. 5. Id., préface, p. 50. 6. Lessing, Lettre à Nicolaï, 26 mai 1769. 7. Diderot, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, dans Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », 1991, p. 417. 8. Francis Hutcheson, Recherches sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1738), trad. franç., Paris, Vrin, 1991, p. 55. 9. Id., I, I, p. 16. 10. Kant, Critique de la faculté de juger, Première partie, Première section, Livre 1, § 16. 11. Ibid. 12. Id., § 13. 13. Clive Bell, Art, trad. franç. dans Art en théorie. 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 149. 14. John Ruskin, Éléments de dessin, note au § 5 ; trad. franç., Belval, Éditions Circé, 2012. 15. Pierre Courthion, Courbet raconté par lui-même et par ses amis, Genève, P. Cailler, 1948-1950, vol. II, p. 190-191. 16. Konrad Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique (1887), trad. franç., Paris, Éd. ENS rue d’Ulm, 2003, p. 69. 17. Cité par Philippe Junod, Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l’art moderne : pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Nîmes, J. Chambon, 2004, p. 71. 18. Id., p. 71. 19. Mallarmé, « Sonnet allégorique de lui-même ». 20. Mallarmé, « Crise de vers ». 21. Cf. notamment les écrits de Francisco de Salinas et de Gioseffo Zarlino. 22. Cité par Junod, Transparence et opacité…, op. cit., p. 267. 23. Id., p. 268. 24. Selon l’expression de D. Charles dans « Musique et narrativité : l’écriture du bruit », 1984 ; réed. dans La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001. 25. Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 53. 26. Id., p. 76. 27. Id., p. 35. 28. Daniel Charles, Gloses sur John Cage, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 91. 29. John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique, La Souterraine, La Main courante, 1994, réédité en 2010. 30. Daniel Charles, Gloses sur John Cage, op. cit., p. 23. 31. Id., p. 22. 32. Id., p. 115.

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AUTEUR

CAROLE TALON-HUGON

Carole Talon-Hugon est professeur de philosophie à l’université de Nice Sophia Antipolis, présidente de la Société française d’esthétique et directrice de publications de la Nouvelle Revue d’Esthétique. Elle a récemment publié Morales de l’art (Paris, PUF, 2009), L’Esthétique (Paris, PUF, Que sais-je ?, 3e édition, 2010). Elle a dirigé un recueil de traductions, Art et éthique. Perspectives anglo-saxonnes (PUF, 2011), et co-dirigé avec P. Destrée Le Beau et le bien. Perspectives historiques (Nice, Ovadia, 2011).

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Synthèses et temps vertical chez Daniel Charles

Arnaud Villani

1 Dans la jovialité particulière des discussions avec Daniel Charles, ce qui ressortait toujours était l’impressionnante densité du réseau de ses « connaissances ». Sans doute le plus grand lecteur de son époque, il mettait une égale passion à explorer l’immense maillage de ses amis et de ses relations à travers le monde. Comme il est clair à tous ceux qui l’ont connu, et pour le dire à l’aide d’un concept deleuzien qu’il admirait, il n’avait aucun « usage transcendant des synthèses ».

2 Et voilà ce qui pourrait constituer un des secrets de son éternel sourire, tout prêt à se muer en rire. Il entrait invariablement en matière par la synthèse immanente connective : « et ceci, et puis cela, et encore cette autre chose ». D’où son usage fréquent de : « d’ailleurs, et à ce propos ». Il accumulait ensuite ses rencontres avec les hommes et les œuvres et en tirait un profit de joie qui, dans sa réjouissante liberté par rapport au principe aussitôt inculqué qu’on entre en philosophie : le refus des exemples pour leur préférer le concept, faisait penser à la troisième synthèse immanente conjonctive, celle qui dit avec Daphnis et Chloé : « c’était donc cela (l’amour) ! ». Puisqu’il n’y avait pas de revenu transcendant de l’opération (du type : « quel bel entassement de savoir ! » ou « c’était donc toi (le coupable) ! »), on se sentait aussitôt en confiance, accueilli, sûr de ne pas être jugé. 3 Ainsi, dans ses livres, ses conférences, ses discussions amicales, il avait le plus souvent aboli le fonctionnement syntaxique à fonction ontologique (le « est ») au profit d’un fonctionnement paratactique (le « et ») qui ne « tirait pas à conséquence ». Cela lui permettait, puisqu’il promenait son regard malicieux et tendre sur les mille surprises de la vie et de la pensée pour engranger le hasard objectif de la certitude sensible, de préserver la racine de l’émerveillement. Depuis quand avait-il fait, de cette liberté à l’égard des finalités et des « conséquences », le principe de sa pensée et de sa vie ? 4 C’est tout naturellement et spontanément qu’il aimait mes derniers travaux sur le « petit, le peu, le rien » et m’encourageait à les publier. Mais je ne le rejoignais qu’à force de réflexion et de travail, car j’avais dû traverser tout le système du sérieux et de

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la finalité (la Bildung) pour en imaginer une sortie. Un fin sourire aux lèvres, il était là, dehors, m’attendant. Son apologue à lui, ce n’était pas Devant la Loi 1 mais juste derrière. On comprend qu’il ait eu tant d’avance sur la philosophie française dans le rapport à la philosophie orientale et qu’il ait tout su du grand philosophe oublié, maître de Camus, Jean Grenier, véritable « esprit du Tao » en France. 5 Tout avait donc son importance dans le détail de ce qu’il disait ou faisait, comme le silence a de l’importance dans les pièces de Cage. Il s’agissait d’écouter le petit babil du monde, de déceler le monde dans une approche d’univocité. Mais ce qui permettait d’assurer le grand partage à parts égales, c’était la deuxième synthèse qui, partant de la connexion, mettait en contact, de manière totalement aléatoire, les intensités et les flux. Réfléchissant sur cette synthèse immanente conjonctive à partir de la vie et de la pensée de Charles, je m’aperçois « d’ailleurs » que, malgré les nombreux commentaires que j’ai pu faire de cette synthèse, je n’y avais pas assez insisté sur un point qu’il me rend évident. Car cette synthèse, comme disjonction inclusive qui se dit dans le latin vel…vel et non pas aut…aut, parce qu’elle esquive le présent, est la seule à pouvoir détourner la pensée et la vie qui la sous-tend, de poursuivre linéairement dans la logique d’un récit, dans l’esprit d’une capitalisation, dans la recherche d’un « revenu ». 6 Autrement dit, la disjonction temporelle protège de la finalité et des conséquences. Elle suspend. Qu’on l’interprète, chez Deleuze, comme la différence qui sépare la schizo- analyse de la psychanalyse, le nouveau réalisme (« l’image-temps ») du cinéma d’intrigue (« l’image-mouvement »), la nomadologie, tournée vers la rencontre, de la monadologie, tournée vers Dieu, le captage des intensités de leur capture, c’est toujours la disjonction de la deuxième synthèse qui fait dévier et suspend les finalités linéaires. 7 C’est alors ce saut par-dessus le présent, « survol absolu », qui peut connecter ce qu’il y a d’hétérogène dans le passé, attendant de prendre en « blocs de souvenir », et ce qu’il y a d’imprévisible dans le futur. Cette connexion donne au gigantesque pli du passé et du futur une allure de saut instantané, où chaque chose a le don d’apparaître comme singularité. Parce que désormais les extases du temps (passé, futur) échappent à l’emprise du présent conscient et se plient et déplient rêveusement, le temps se fait « angulaire partout ». La considération du Tout n’empêche plus la prise en compte de l’extrême détail qui, loin d’être présent, peut enfin se présenter en tant que lui-même : un « voisin » qui passait par hasard. 8 Ce que Deleuze nomme Aïôn est vraiment présent dans la parole et la pensée de Charles, son temps sautille sur place, ouvert à ce qui va survenir, récrivant l’histoire de ce qui s’est déjà passé. L’étonnement de Charles ou de Deleuze n’a plus de bornes, l’un dit « c’est très curieux », l’autre « c’est formidable ». Et il est vrai que cela ne va pas sans surprise que de bannir la logique ontologique du récit, relayant le grand Récit mythique. Il ne s’agit plus désormais de raconter des histoires édifiantes, qu’on le veuille ou non toujours comparables au Voyage du Pèlerin de Bunyan, mais de vivre et faire vivre des rencontres en leur donnant toute chance de briller. 9 L’un et l’autre dégagent donc le champ pour une remontée de « l’onde de sensation ». Sensation est ce qui fait chuter les différences de potentiel. On doit donc compenser ces chutes par les différences de sensations. Non pas les différences des organes des sens, mais une hétérologie de la sensation. La recherche de la ressemblance engraine sur des généralités que leur caractère, homogène et répétitif, force alors à imaginer dotées de transcendance. Mais un élément superficiel et saisi « à la grosse », même transcendant,

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est toujours exactement aussi grossier et superficiel. Et pour les esprits libres, ces défauts se voient encore mieux parce qu’ils sont gonflés de « suffisance ». 10 Au contraire, la différence (c’est-à-dire le parti-pris d’éviter toute ressemblance et de partir dans toutes les directions en empruntant des séries divergentes) tisse en sous- main son réseau arachnéen. Étrangement, on s’aperçoit que l’image de ce réseau se multiplie en philosophie, sous la figure de l’araignée. Elle apparaît dans un fragment d’Héraclite cité par Hisdosus le Scolastique ; dans le Rêve de d’Alembert de Diderot ; dans le jeu de mots pseudo-étymologique de Nietzsche sur Spinoza, qu’il nomme die Spinne ; dans une lettre où Deleuze évoque son admiration pour l’animal et les travaux de Tilquin à son sujet, et dans les célèbres pages qu’il consacre à l’auteur araignée, au centre de sa toile romanesque, dans Proust et les signes. 11 En face de cette toile immensément sensible et où le Tout aussi bien que les parties les plus infimes sont représentés à égalité (ce que les Grecs dissimulent dans la formule, mal comprise en général, sinon des Romantiques : ta panta), l’attitude peut être double. Ceux pour qui comptent avant tout les intentions et les conséquences et accumulent autour d’eux ce qui porte leur sceau, choses et êtres devenus des biens personnels, tandis qu’ils simplifient jusqu’à l’évanescence leur projet de vie, dans la logique d’une homogénéisation – ceux-là ignorent tout d’une toile et ne connaissent que les routes directes où peut se lire un illusoire « progrès ». Ceux au contraire qui laissent s’installer autour d’eux comme à demeure les choses et les êtres qui valent pour eux-mêmes et sont donc à la fois dans d’extrêmes différences et une forme de voisinage où l’on ne sait plus réellement distinguer entre minéral et végétal, animal et humain – ceux-là ne peuvent qu’être entourés de mille amis, mille frères qui les saluent depuis leur « puissante vie inorganique », et déposent sur leur visage un éternel demi-sourire. 12 Il est donc question de temps. Et de temps, pour le dire ainsi, proliférant, ou qui fasse du moins proliférer ses contenus, ses « tempo-objets ». On pourrait penser ce temps de manière husserlienne, en desserrant la prise de l’attention au présent et en reportant toute son énergie sur les rétentions qui ne cessent de tisser leur toile ou leur traîne jusque dans les profondeurs insondables du passé, ou sur les protentions de ce qui s’esquisse ou se profile d’avenir, à partir du passé et de ses recoupes. C’est l’imprévisibilité constitutive du futur qui, en retour, vient modifier les contenus de telle singularité du passé et redéterminer toutes les séquences singulières du réseau. Cette imprévisibilité, brutalement revenue du futur où elle règne en maîtresse absolue, vers le passé où elle devrait être impensable, arrache à l’esprit sensible des cris d’émerveillement. Daniel Charles les rattachait, pour une raison que, pour ma part, je n’ai pas élucidée, mais qui est son Rosebud à lui, à des publications désuètes : L’Almanach Vermot, La Famille Fenouillard, Le Sapeur Camembert, Les Pieds-Nickelés, Bicot Président de Club. « C’est formidable, c’est épatant car justement… », disait-il alors, enchaînant sur une rencontre et une rencontre de rencontres qu’il lui appartenait de conter avec verve. 13 Avec son sérieux, la Philosophie a du mal à se pencher sur les mots qui n’ont l’air de rien. Pourtant, que de révolutions deviennent possibles dans la conception de la Philosophie et de son Histoire lorsqu’on revient sur le mot « récit » ! D’un côté, en tant que récit d’apprentissage, vecteur de Bildung, il sert de fiche signalétique à toute philosophie depuis L’Odyssée. Mais il désigne aussi le simple échange de mots avec d’autres, ce geste modeste de s’asseoir ensemble et de recueillir, du fond de la mémoire, des singularités choisies. Le premier récit est friand de sujets et d’antisujets qui entrent

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dans le déroulement emphatique d’une geste du Sujet. Ce sujet s’interdit de rêver, se confond avec l’efficience, compute ses progrès, fait machine avec une finalité omnipotente. Le second, plutôt un « éjet » ou un « surjet », manifeste une sorte de prédisposition pour les ratés, les ralentis, une vitesse imprévisible, les à-côtés qui musardent, le mélange de genres à la Jean-Paul, une ironie toujours en éveil, la porosité des règnes. 14 Non pas qu’il faille plonger dans la déchéance ou la fatrasie sans queue ni tête. Mais songeons aux textes de Lenz, Döblin, Deml, Stifter. L’accélération soudaine ou le ralentissement extrême, au bord d’un évanouissement du monde, donne au temps mais aussi à l’espace, tant de la vie que du discours qu’on doit se mettre aussitôt à arpenter en tous sens, un volume. Ce temps et cet espace ouverts font communiquer les règnes, les genres littéraires, les types de vie. La reprise du temps vertical de Roupnel dans L’intuition de l’instant de Bachelard vient ici à point. Mais on pourrait également en déduire le concept d’une représentation des rétentions et des protentions, dans les Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl. 15 Car le mince fil du présent, que l’on peut figurer par une ligne horizontale, dit bien le cours du temps, saisissable et mesurable par une intelligence. Mais on voit cette intelligence, dans le livre XI des Confessions d’Augustin, vouée à toutes les apories que suscite une compréhension seulement extérieure du temps. Cette intelligence, qui vient déjà d’avouer qu’elle ne peut comprendre le Verbe co-éternel, s’empêtre et s’enferre dans le piège suscité par l’écart entre une compréhension moyenne et superficielle, qui prétend connaître le temps en le mesurant, et une compréhension sérieuse, qui passe par une conversion vers l’homme intérieur. 16 « Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire » (Confessions, livre XI, chapitre XX). On comprend bien, mais cette intelligence moyenne du « numéraire facile » ne dit rien du temps. On sait qu’on le découvrira authentique dans une distension de l’âme. Et, si l’on fait l’effort de lire ce livre XI, on verra que son objet n’est finalement pas, comme on le dit toujours, le temps, mais, à l’occasion du temps, ce retournement des prétentions de parler par concepts du temps en actes et attitudes mentales. Celles-ci manifestent le temps de l’intérieur : mémoire, attente, souvenir, délai du désir, promesse, préméditation (chapitre XVIII). Elles permettent d’approcher, dans une étonnante et même extraordinaire anticipation de l’intentionnalité husserlienne, la distension. Seul ce mouvement de soi avec et sur soi est l’objet de ce livre XI et récapitule l’autobiographie de la conversion et de la confession, comme mouvement même de quitter le corps bouillonnant de désirs et de revenir à l’intérieur, de devenir intimior, pour jouir enfin de Dieu. 17 Un temps vertical et donc présent dans les traînes du passé et les projections du futur que déploie Husserl, pour les faire festonner autour de la ligne d’attention présente. Ce temps vertical, c’est le facteur commun du présent du passé, du présent du présent et du présent du futur chez Augustin. On le lira deux fois chez Husserl. Verticalement, et à t4 correspondent t4’, t4’’, t4’’’, obliquement, et à t4 correspondent t5’, t6’’, t7’’’. L’entrelacement de la verticalité et de l’obliquité virtuelles sera le concept le plus aisément représentable (dans la mesure où il n’est jamais réellement représentable) du pli deleuzien. Je dirais volontiers que ce pli, Daniel le portait sur le visage, ce visage dont peu d’entre nous devinaient qu’il était un livre ouvert de philosophie concrète. Et c’était cela, l’idée. Faire proliférer les diplophonies et polyphonies philosophiques, les

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accords augmentés de philosophe, conserver le minimum de récitatif mélodique et donner le branle au joyeux provignement harmonique dans la verticalité du passé et du futur, pour contrer le présent qui cherche à ramener sa finalité, son efficience, ses bilans transcendants, en lui opposant une libération de tout ce qui peut se nommer Dieu, dès la grammaire. 18 Deleuze cherchait des « personnages conceptuels », avec Daniel Charles, on pouvait trouver un « visage philosophique ». J’ai eu la chance de l’avoir sous les yeux, j’ai la chance de continuer à vivre et à penser avec lui.

NOTES

1. Kafka, « Devant la Loi », dans La Métamorphose, trad. franç. Paris, Gallimard, 1938.

AUTEUR

ARNAUD VILLANI

Arnaud Villani, agrégé de lettres classiques et de philosophie, a enseigné la philosophie en Khâgne, au lycée Masséna, et à l’université de Nice, pendant de nombreuses années. Il a récemment publié Petites Méditations métaphysiques sur la vie et la mort (Paris, Hermann, 2008), Court Traité du rien, (Paris, Hermann, 2009), Parménide, Le Poème, traduction et commentaire, (Paris, Hermann, 2011). Aux éditions l’Atelier la Feugraie, il a traduit, en collaboration avec Maryse Jacob, l’œuvre du poète Peter Huchel : Chaussées, Chaussées (2009) et Jours comptés (2011).

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