LA FILLE DERRIÈRE LE RIDEAU DE DOUCHE ROBERT GRAYSMITH l’auteur de Zodiac Les coulisses du crime Emmanuelle le plus célèbre de l’histoire du cinéma. Urien En 1988, Marli Renfro, la femme qui avait servi de doublure à pour la célèbre scène de la douche du fi lm Psychose d’, est brutalement assassinée.

Simple coïncidence ? À l’époque, déjà, la police de Los Angeles avait ROBERT GRAYSMITH suspecté du meurtre de plusieurs femmes un certain Sonny Busch, jeune homme qui avait vu le fi lm et ressemblait étonnamment au personnage de Norman Bates. En 1960, Marli Renfro n’était certes pas une star, mais ce manne- Comment le meurtre quin naturiste aux formes voluptueuses n’apparut pas seulement dans une des scènes les plus iconiques du cinéma américain. Peu après, elle joua dans un petit fi lm érotique, Le Voyeur, réalisé par un nouveau venu, . Elle fi t aussi la couverture du magazine et devint l’une des premières « Bunnies » des clubs Playboy de Hugh Hefner. Pour une starlette en vogue comme Marli, Hollywood commençait à ressembler à l’endroit où tous les rêves deviennent réalité… puis elle disparut mystérieusement. Fasciné par la très sexy Marli Renfro depuis l’adolescence, le jour- le plus célèbre du cinéma naliste Robert Graysmith, auteur du remarquable Zodiac, décide de mener l’enquête – et de lever le voile sur la face cachée de Hollywood.

Journaliste et auteur de huit livres, Robert Graysmith est spé- L’art difficile cialiste de l’histoire criminelle des États-Unis. Ses recherches obstinées, pendant plus de trente ans, sur le tueur du Zodiaque de (Zodiac, 2007) permirent d’identi er un des serial-killers les plus est devenu réalité célèbres des États-Unis. L’adaptation qu’en tira David Fincher Stanislas Zygart : Graphisme rester assise au cinéma a connu un succès international. LA FILLE DERRIÈRE LE RIDEAU DE DOUCHE sur

TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR EMMANUEL SCAVÉE une balançoire

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B26441 02.14 ISBN 978-2-207-11657-9 23,50 €

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La Fille derrière le rideau de douche DU MÊME AUTEUR

Zodiac, éditions du Rocher, 2007. Les Crimes du Zodiaque, J’ai Lu, 2001. Robert Graysmith

La Fille derrière le rideau de douche

TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR EMMANUEL SCAVÉE Conseiller d’édition Frédéric Brument

Titre original : The Girl in Alfred Hitchcock’s Shower

This edition published by arrangement with The Berkeley Publishing Group A division of Penguin Group (USA) © Robert Graysmith, 2010 Et pour la traduction française : © Denoël, 2014 Couverture : Stanislas Zygart À James Ellroy

AP Online, 7 novembre 2001, Los Angeles : un réparateur reconnu coupable d’avoir étranglé deux femmes, dont l’actrice qui doublait Janet Leigh dans Psychose, d’Alfred Hitchcock, a été condamné mardi à la prison à vie.

CourtTV.com, 3 avril 2007 : Ce n’était pas une grande star de Hollywood, mais elle a pris une part importante dans Psychose ; elle avait servi de doublure-lumière à Janet Leigh dans la fameuse scène de la douche…

Cold Case File : Une vieille affaire de meurtre rouverte par la police après les déclarations d’une femme mystérieuse qui accuse son amant d’être l’assassin. Le meurtre d’une femme, perpétré en 1996, révèle des indices concernant la mort, plusieurs années plus tôt, d’une doublure de Janet Leigh dans le film Psychose.

Body Double : La première image qui vient à l’esprit à pro- pos de Psychose, c’est la scène de la douche. Les amateurs de cinéma se souviennent des stars, mais rares sont ceux qui se sont rendu compte que, dans la scène terrifiante du meurtre sous la douche de ce classique d’Alfred Hitch- cock, ils assistaient à des bribes d’interprétation… d’une des doublures de Janet Leigh. Mais cette fois, la scène qui 10 La Fille derrière le rideau de douche

s’était jouée avec une brutalité choquante était celle de son propre meurtre.

Celebrity Sleuth : La scène de meurtre la plus saisissante qui ait jamais été tournée au cinéma trouve ici un incroyable épilogue.

Pendant plus de quarante ans, j’ai collectionné ses photos, aussi obsédé que l’était le policier qui, dans Laura, tombe amoureux de l’image d’une femme morte. Mais au moment d’écrire l’histoire de la jolie rousse, un doute insistant me taraudait. Et si, comme « Laura », elle était encore en vie ? Et si quelqu’un d’autre était mort à sa place ? 1

Un meurtre stylisé

Alfred Hitchcock avait coincé la belle rouquine nue sur le plateau du studio 18-A et ne la lâchait pas. Malgré son côté pudibond, il gardait envers les femmes en général et la nudité en particulier une attitude d’écolier lubrique. Ado- lescent dans la force de l’âge, Hitchcock restait obsédé par tout ce qui touchait à la sexualité et profitait autant qu’il le pouvait de cette rare occasion de côtoyer une telle beauté en tenue d’Ève. Le tournage de Psychose se déroulait dans une ambiance très réservée, stricte, policée et exceptionnellement comme il faut. Tous les techniciens étaient vêtus de pantalons sombres, chemises blanches et cravates. Même les gros bras chargés d’éconduire les intrus portaient des costumes Brooks Brothers. Comme à son habitude, Hitchcock était vêtu d’un complet noir Mariani, d’une chemise de lin blanc et d’une fine cravate italienne noire (il n’avait jamais de montre au poignet ni aucun anneau aux doigts). La costumière Rita Riggs portait ordinairement des jupes et tuniques de style Givenchy, avec des gants de cuir et des chaussures Capezios à talons plats. Hitchcock accordait un soin fétichiste au décorum vestimentaire. Dans ce cadre guindé, la « nudiste », comme disait M. Hitchcock quand il parlait de la superbe rousse, apparaissait extraordinai­ rement dévêtue. 12 La Fille derrière le rideau de douche

Plus tard, Rita Riggs a raconté : « Je la revois assise toute nue, à part ce drôle de petit bout d’étoffe que nous utili- sions toujours pour couvrir les poils pubiens, en train de bavarder avec M. Hitchcock. Je regardais M. Hitchcock, la fille, et puis toute l’équipe qui était présente ce matin-là à boire le café et manger des donuts, et je me disais : “C’est surréaliste.” » Le tableau évoquait le fameux Déjeuner sur l’herbe de Manet, qui représente une baigneuse nue en compagnie de deux hommes tout habillés. Une centaine d’années auparavant, Le Déjeuner sur l’herbe avait servi à rallier les jeunes impressionnistes. La comparaison était pertinente. En ­l’espace d’une semaine, Hitchcock avait l’intention de composer un montage impressionniste de quarante-cinq secondes qui alternerait de brèves séquences, des plans rapprochés, des perspectives tourbillonnantes et des éclairs de peau nue, chacun durant tout au plus deux ou trois secondes. Hitchcock espérait qu’à l’écran, cette succession rapide de plans, comme autant de coups de poignard, aurait sur le public l’effet d’une décharge électrique. Il était près de 10 heures du matin ce vendredi 18 décembre 1959, pourtant on se serait cru à minuit sur le plateau plongé dans les ténèbres. Chacun parlait à voix basse ou chuchotait, mais c’était par respect pour M. Hitch- cock, qui était vénéré par son équipe comme par les stars, dont beaucoup auraient volontiers travaillé pour lui gratui- tement (si du moins tel était le désir du frugal M. Hitch- cock). Pour eux, c’était un honneur de faire partie de la distribution, même s’ils ne touchaient que le minimum syndical. Hitchcock, qui estimait le tournage à trente jours, payait son équipe comme si Psychose était un épisode d’une demi-heure d’Alfred Hitchcock présente. C’était une expé- rience : pourrait-il tourner un long-métrage dans les mêmes conditions qu’une émission de télévision ? Les silhouettes évoluant sur les portiques et les échafau- dages étaient à peine visibles, mais tous les hommes là-haut Un meurtre stylisé 13 s’intéressaient vivement à ce qui se passait au-dessous d’eux. C’était un plateau de cinéma comme tous les autres, avec son atmosphère débarrassée de toute poussière, le bourdonnement tranquille de l’air conditionné, les groupes électrogènes, les câbles noirs serpentant de tous côtés et les énormes caméras, à l’exception de la splendide jeune femme dont la peau nue luisait d’un éclat chaud dans la pénombre. La doublure de Janet Leigh déambulait sur le plateau, com- plètement nue. C’était un spectacle inhabituel et même, en cette époque prude, choquant. Les femmes comme elle vous causent toujours un choc quand vous les rencontrez pour la première fois, tant leur élégance, leur naturel et leur beauté vous sautent aux yeux. L’un des photographes à qui la jolie rousse avait servi de modèle a écrit qu’elle avait « un corps impressionnant ; son visage arborait un sourire constant et merveilleux ». D’autres trouvaient qu’elle ne souriait pas assez, mais que cela ne faisait qu’ajouter à son mystère. La rouquine posait sur Hitchcock un regard franc et direct. « Vous avez les yeux très verts, remarqua Hitchcock. — Moi, je trouve que j’ai les yeux bleus, rétorqua-t-elle, mais ma mère pense qu’ils sont verts. Quand j’ai dû faire renouveler mon permis de conduire, comme j’ai les yeux tantôt verts tantôt bleus, je n’avais pas envie d’écrire “bleu- vert”. Alors j’ai mis “océaniques”. » Elle prononçait le mot océaniques lentement, en entrouvrant à peine ses lèvres rouges. C’était incroyablement sensuel. Sa nuque fine des- sinait une courbe gracieuse. Sa silhouette incarnait parfai- tement les canons de la beauté classique, avec une poitrine généreuse et remarquablement ferme dont les mamelons roses pointaient dans l’air frais du studio. Lorsqu’il tournait La Main au collet à Cannes, Hitchcock avait lorgné de façon similaire la piquante actrice française Brigitte Auber. « Elle portait sa blouse d’une façon assez négligée, qui laissait souvent apparaître sa poitrine, rapporte le scénariste John Michael Hayes. Et bien sûr Hitchcock s’en donnait à cœur joie. » Mais c’était encore beaucoup mieux avec la rouquine. 14 La Fille derrière le rideau de douche

Ses fesses fermes rappelaient un peu celles d’un gar- çon, mais quand on la voyait de face, la courbure de ses hanches se révélait pleinement, contrastant avec son ventre remarquablement plat. Elle cambrait le dos pour accomplir quelques exercices d’étirement et ses muscles ondulaient gracieusement, comme ceux d’une danseuse aguerrie. Ses longues jambes de ballerine étaient toniques, avec des che- villes délicates et des mollets bien galbés. Hitchcock étudiait méthodiquement ses pieds, bien soi- gnés, d’une pointure qu’il estimait à du trente-neuf, et il s’y connaissait en pieds. Il s’humecta les lèvres. La taille des pieds était importante. Ils apparaîtraient en plan rapproché dans la scène de la douche. Hitchcock avait un gros faible pour les pieds. « Vous n’avez jamais entendu parler de féti- chisme, ma chère ? » avait-il un jour répondu à une actrice qui s’étonnait de son intérêt pour ses pieds. Athlétique, énergique et enjouée, la rouquine respirait la santé et la forme. Son port droit, gracieux, tout en équilibre, avait une souplesse féline. Elle semblait faite pour la vie au grand air, la plongée en haute mer, les randonnées à cheval ou à moto, les excursions en montagne, les bains de soleil, les parties de volley-ball sur la plage, ou les séances de pose sous la chaleur des projecteurs. Elle passait ses nuits à s’exhiber dans des tenues affriolantes et sur les scènes des night-clubs à Vegas, Miami ou Manhattan. Elle suspendit ses étirements, les bras levés au-dessus de la tête, les doigts en direction des échafaudages où les ouvriers laissaient échapper des murmures et des soupirs d’apprécia- tion. Certains d’entre eux, qui n’avaient rien à faire là-haut, retenaient leur souffle. Elle agita les doigts, comme pour faire signe aux hommes tapis dans l’ombre, baissa les bras et posa crânement une main à plat sur la longue courbe de sa hanche. Aux yeux de Hitchcock, la belle rousse offrait un visage solaire et radieux, mais la costumière Rita Riggs, qui avait le regard le plus aiguisé de la profession (après Alma Hitchcock), remarqua une imperfection. Quelques Un meurtre stylisé 15 taches de rousseur à peine dissimulées étaient visibles sur son nez et d’autres parsemaient le sillon entre ses seins. Elle avait enlevé un peu de son maquillage corporel en ôtant son peignoir. « Raccord maquillage ! » chuchota Riggs. Un frêle jeune homme se précipita avec une trousse fatiguée pour remédier au problème. Ses mains tremblaient un peu tandis qu’il effleurait les seins de sa minuscule éponge qui les faisait délicieusement ballotter. « Ce premier jour, j’avais dû me présenter au maquil- lage pour 5 heures du matin, racontait la rousse. Il fallait compter environ cinq heures (mais les séances ont fini par durer moins longtemps à mesure que les jours passaient). Deux hommes travaillaient sur moi pour me maquiller entièrement­ et me mettre une perruque qui correspondait à la coiffure de Janet Leigh, mais en gris puisque c’était un film noir et blanc. » La petite perruque qu’ils lui ajustaient dissimulait les longues boucles auburn qui faisaient d’elle un modèle si recherché par les photographes. On laissait entendre que son « tempérament » était bien assorti à la che- velure flamboyante qui tombait en cascade sur ses épaules. La nudiste de Hitchcock était consciente de l’effet qu’elle produisait mais elle avait peu de vanité. Hitchcock était alors un homme très malheureux, d’abord à cause de son régime (son poids et sa tension lui interdisaient les plaisirs de gourmet dont il était friand), mais aussi parce que le public rechignait à le suivre dans ses tentatives pour aller jusqu’au bout de ses ambitions artistiques, qui s’étaient récemment soldées par deux échecs commerciaux (Le Faux Coupable et Sueurs froides). Il se disait que la rousse devait avoir une vie amusante et il l’enviait un peu, car il avait très rarement l’occasion de s’amuser en dehors de son travail. Hitchcock trouvait le teint de la nudiste très séduisant. C’était « juste un léger hâle », assurait-elle, l’effet du soleil sur une carnation héritée de ses ancêtres écossais, anglais, gallois et allemands. Quel dommage de se dire que cette symphonie de rouge pâle et de rose, de vert et de blanc 16 La Fille derrière le rideau de douche pur sur un fond doré serait perdue pour son film. La rousse aurait bien mérité une pellicule couleur, mais avec Psy- chose, le réalisateur revenait au noir et blanc (comme dans sa série télévisée) afin que les scènes sanglantes et le thème du film paraissent un peu moins horribles. C’était aussi une mesure d’économie qui s’était imposée. Hitchcock finançait lui-même son film, ce qu’aucun réalisateur n’aime faire, même si certains acceptent de prendre à leur charge un pourcentage des dépassements de budget éventuels. Avec Psychose, Hitchcock en était de sa poche pour tous les coûts excédentaires et il avait renoncé à son salaire habituel de 250 000 dollars. Il devait reconnaître que la nudiste rousse avait quelque chose de spécial… une qualité indéfinissable qui faisait penser à ce portrait sur la cheminée dans Laura, le célèbre film noir des années 1940. Le policier chargé d’enquêter sur le meurtre de Laura avait été tellement subjugué par le tableau qui la représentait qu’il était tombé amoureux d’une morte. Il s’avérait à la fin du film que Laura était en fait bien vivante. Dans le genre noir, avec Sueurs froides, Hitchcock avait réalisé un film très proche de Laura. Les deux intrigues parlaient de mort et de résurrection et d’un enquêteur obsédé par son amour pour le produit de son imagination. « Même dans une ville grouillante de jolies filles, il est rare d’en trouver une dont la perfection physique saute à ce point aux yeux, remarquait un photographe. Cette fille de vingt-trois ans a un charme naturel et une séduction qui donnent encore plus d’attrait à ses mensurations de 91/59/89. » Pieds nus, elle mesurait un mètre soixante-deux, soit la même taille que Janet Leigh et huit centimètres de moins que Hitchcock. Mais surtout, l’une des raisons pour lesquelles on l’avait engagée comme doublure était que sa silhouette correspondait à peu près aux courbes spectacu- laires de la star, dont les mensurations étaient de 94/58/89. Ces formes généreuses n’allaient pas sans inconvénient : Un meurtre stylisé 17

Janet Leigh avait des problèmes quand elle voulait s’acheter un maillot de bain. « Si je prends la bonne taille pour le bas, le haut me serre trop. » Malgré ses rondeurs voluptueuses, elle avait, comme la rousse, les fesses étroites d’un jeune garçon. La rousse avait une poitrine au galbe rebondi dont les mamelons (comme ceux de Janet) reposaient un peu sur le haut des seins au lieu de pointer exactement à leur extré- mité. Janet Leigh avait alors trente-deux ans et son tour de taille avait gagné un pouce par rapport aux mensurations officielles (qui indiquaient 54 centimètres). Sa doublure était nettement plus jeune. Quatre ans auparavant, à l’âge de dix-sept ans (déjà reine de beauté et mannequin pour des publicités télévisées), elle avait décroché son diplôme à Monrovia High avec un an d’avance. Depuis, elle avait fait la couverture de plusieurs magazines et travaillé comme dan- seuse au El Rancho Vegas Casino Hotel, à l’International Hotel de Miami Beach et au Latin Quarter de Manhattan. Le nom de scène de la rousse, Marli Renfro, était parfait. À Hollywood, les noms de quatre syllabes comme le sien se lisaient de loin sur les frontons des cinémas. Il était aussi facile à prononcer et à retenir. Elle n’avait en fait que légè- rement modifié son véritable prénom, Marlys. Mais, pour Psychose, son nom était sans importance car personne ne devait savoir qui elle était. Dans l’enceinte des studios Uni- versal, on parlait d’elle comme de la « Fille mystère ». En préparant son film, Hitchcock avait confié au scéna- riste Joseph Stefano qu’il craignait de se heurter à certaines réticences de la part de Janet Leigh. « Elle est très gênée à cause de ses seins qu’elle trouve trop gros », disait-il. La scène d’ouverture dans une chambre d’hôtel de Phoenix avait mis Janet mal à l’aise parce qu’elle y apparaissait en soutien-gorge. Franchement, disait Hitchcock, elle n’aurait pas dû porter de soutien-gorge du tout. « Ç’aurait été plus intéressant de la voir frotter ses seins nus contre la poi- trine de l’homme », remarquait-il avec un sourire espiègle. Hitchcock trouvait que le beau John Gavin, le partenaire 18 La Fille derrière le rideau de douche de Janet, était « horriblement froid » et vidait la scène de toute sensualité. Pour y remédier, Hitchcock avait recom- mandé à Janet, en chuchotant, de prendre les choses « en mains ». Il raconterait plus tard à Stefano : « Croyez-le ou pas, M. Gavin avait une érection pendant la scène du lit. » Lors de la première discussion que Jack Barron, qui s’occupait du maquillage sur le plateau, avait eue avec le réalisateur à propos de la scène de la douche, Hitchcock lui avait dit qu’il espérait bien convaincre Janet de tourner nue. Il n’en fut rien, constata Barron sans surprise. « Plus tard, [Hitchcock] a dit qu’il essaierait “pour la version euro- péenne”, mais elle a refusé », rapportait Barron. Si l’on en croit l’assistant de production Marshall Schlom, « certains réalisateurs n’hésitent pas à annoncer d’emblée : “Vous devrez tourner des scènes de nu.” Mais Hitchcock ne vou- lait pas mettre Janet mal à l’aise ni l’obliger à faire à l’écran quelque chose qui lui déplairait ». « M. Hitchcock ne m’a bien sûr jamais demandé de tourner la scène en étant nue, a raconté Janet dans ses Mémoires. Toute forme de nudité à l’écran était purement et simplement hors de question. » Elle niait aussi avoir jamais déclaré que ses seins étaient trop gros. Elle parlait de sa poitrine comme d’une bénédiction de Dieu. Janet n’avait rien contre la nudité. Elle pensait simple- ment qu’il vaut mieux suggérer que montrer et, bien sûr, elle avait raison. Hitchcock, qui comprenait ses réticences, avait promis de la laisser se couvrir autant que possible pour la scène de la douche et d’en finir rapidement avec cette séquence. « Je ne veux pas qu’il y ait le moindre problème ni aucun embarras pour Janet », disait Hitchcock. Malgré les penchants cruels et volontiers misogynes auxquels il cédait de temps en temps, il semble cette fois qu’il ait été sincère. Comme il avait affaire à une star, Hitchcock savait dès le départ que les scènes de nu n’iraient pas sans difficulté. Si les censeurs continuaient à proscrire toute nudité dans le cinéma hollywoodien, l’application du droit en la matière Un meurtre stylisé 19 s’était récemment assouplie, grâce notamment aux efforts du jeune et dynamique éditeur de Playboy, Hugh Hefner, qui avait eu gain de cause contre la poste américaine. La nudité à l’écran allait à l’encontre de la moralité rigide de l’époque et de la pruderie inflexible d’une nation fondée par des puritains. La chasse aux sorcières s’était poursui- vie dans les années 1950 avec la persécution des « Dix de Hollywood », victimes sacrificielles du sénateur McCarthy. Hitchcock ferait probablement « doubler » Janet, mais il tenait quand même à ce qu’il y eût des gens pour s’occuper de ses tenues et de son maquillage au cas où elle accepterait de se dénuder entièrement ou en partie. « Il me faut une femme dont c’est le métier d’être nue sur un plateau pour que je n’aie pas à me soucier de la couvrir », avait dit Hitchcock à Stefano, qui considérait que le réalisa- teur avait fait un choix astucieux et absolument essentiel en décidant de recourir à une doublure pour les scènes de nu. Hitchcock avait aussi fait fabriquer un torse en caoutchouc spécialement pour la scène de la douche, mais il préférait ne pas l’utiliser. « J’ai pris une vraie fille à la place, un modèle nu qui a doublé Janet Leigh. » Quelques jours plus tôt, Mario Caselli, qui publiait beau- coup dans Playboy, avait photographié Marli Renfro, l’un de ses modèles favoris, dans son studio de Hollywood. « J’ai beaucoup travaillé avec Mario, a déclaré Marli. Pendant des années, il a fait les couvertures de TV Guide. J’ai fait une séance avec lui dans une baignoire en cuivre où il n’arrêtait pas de me demander de sourire, et il n’y a pas une seule photo sur laquelle je souris. Ce n’est pas que j’étais de mauvaise humeur, simplement je ne voyais pas de raison de sourire. » Quand Marli souriait, son visage se creusait de jolies fossettes. La rousse avait su attirer l’attention de Caselli sans pas- ser par un agent, mais elle songeait à en prendre un pour décrocher des rôles au cinéma. « Je n’en avais pas besoin pour mon travail comme modèle, raisonnait Marli. Je ne 20 La Fille derrière le rideau de douche voulais pas d’une grande agence où je serais perdue dans la masse et je ne voulais pas non plus d’une petite avec des gens qui ne connaissent pas leur métier. C’est comme ça que je m’étais retrouvée sans agent du tout. Ambitieuse ? Non, je me contentais de prendre les choses comme elles venaient. » Ce matin-là, Caselli avait simplement mentionné Universal International. « U.I. cherche un modèle pour un film », lui avait dit Mario en l’encourageant à se présenter pour un entretien, ce qu’elle avait fait. « Je ne me rappelle plus à qui j’ai parlé au départ, mais il était du genre “producteur”, a-t-elle raconté. Il m’a donné rendez-vous pour le lendemain. J’y suis allée et j’ai bavardé avec lui. Tout s’est bien passé et il m’a emmenée aux studios. « J’ai dû me déshabiller pour Janet dans sa caravane et pour Alfred Hitchcock sur le plateau. » Tandis que Hitch- cock l’examinait, Marli l’étudiait également. En le voyant ainsi tel qu’il apparaissait à la télévision, elle pouvait presque entendre « La Marche funèbre d’une marionnette » de Gounod, le célèbre thème musical de sa série. « J’étais une grande fan de Hitchcock et j’aurais travaillé pour lui gratuitement », a-t-elle dit. Beaucoup de gens, dans la pro- fession, partageaient ces dispositions… que Hitchcock encourageait. « Le jour même, j’ai été engagée comme doublure de Janet pour la scène de la douche dans Psychose. À l’origine, c’était censé être l’affaire de deux ou trois jours, mais alors que le tournage avançait, c’est devenu presque une semaine et demie. » Le parcimonieux Hitchcock avait embauché Marli pour un montant total de cinq cents dollars, même si Janet Leigh, qui semblait nourrir un peu de ressentiment à son égard, estimait que quatre cents dollars auraient suffi. « Quand j’ai commencé à poser, je touchais dix dollars de l’heure comme n’importe quelle fille qui débute, racontait Marli. Très vite, des amis m’ont dit : “Tu devrais demander plus.” Je suis donc passée à vingt-cinq dollars de l’heure et cent cinquante pour la journée. »