Mélanges Jean-Claude Cheynet
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COLLÈGE DE FRANCE – CNRS CENTRE DE RECHERCHE D’HISTOIRE ET CIVILISATION DE BYZANCE TRAVAUX ET MÉMOIRES 21/1 Οὗ δῶρόν εἰμι τὰς γραφὰς βλέπων νόει Mélanges Jean-Claude Cheynet édités par Béatrice Caseau, Vivien Prigent & Alessio Sopracasa Ouvrage publié avec le concours de l’université Paris-Sorbonne Association des Amis du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance 52, rue du Cardinal-Lemoine – 75005 Paris 2017 ORIENT ET MÉDITERRANÉE (UMR 8167) / MONDE BYZANTIN COLLÈGE DE FRANCE / INSTITUT D’ÉTUDES BYZANTINES TRAVAUX ET MÉMOIRES – publication annuelle paraissant en un ou deux fascicules – Fondés par Paul Lemerle Continués par Gilbert Dagron Dirigés par Constantin Zuckerman Comité de rédaction : Jean-Claude Cheynet, Vincent Déroche, Denis Feissel, Bernard Flusin Comité scientifique : Wolfram Brandes (Francfort) Peter Schreiner (Cologne – Munich) Jean-Luc Fournet (Paris) Werner Seibt (Vienne) Marlia Mango (Oxford) Jean-Pierre Sodini (Paris) Brigitte Mondrain (Paris) Secrétariat de rédaction, relecture et composition : Emmanuelle Capet ©Association des Amis du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance – 2017 ISBN 978-2-916716-63-3 ISSN 0577-1471 « LA TOUR D’IRÈNE » (EIRENE KULESI) À ISTANBUl : LE PALAIS DE LOUKAS NOTARAS ? par Thierry Ganchou En 1858, l’orientaliste Andreas David Mordtmann se trouvait en poste à Istanbul depuis une bonne dizaine d’années, chargé d’affaires des villes hanséatiques auprès de la Sublime Porte 1. Moins prenante qu’il n’y paraît, cette fonction lui laissait le loisir de s’adonner aux recherches nécessaires à l’élaboration du livre qu’il projetait sur la chute de Constantinople en 1453, qui parut cette année-là 2. Outre les récits du Pseudo-Sphrantzès, Doukas, Chalkokondylès, Isidore de Kiev et Leonardo de Chio 3, principales sources depuis longtemps disponibles en éditions, Mordtmann avait pu in extremis mettre à contribution pour son ouvrage celui, primordial pour l’enchaînement des faits, du diariste vénitien Nicolò Barbaro, qui venait tout juste d’être publié 4. Toutefois, la véritable valeur ajoutée de son livre – première monographie scientifique consacrée à cet événement de portée mondiale – tenait surtout à sa connaissance de la topographie et de la géographie de l’ancienne capitale byzantine, qu’il avait pu sillonner en tous sens durant les années précédentes, portant un soin tout particulier à l’examen de ses murailles. Âgé d’une quarantaine d’années et peu sportif lui-même, Mordtmann se faisait seconder par son serviteur Géôrgios Philippidès, un jeune Grec de l’île d’Andros qu’il avait converti à ses intérêts historiques, lorsque l’examen de certaines inscriptions requérait de l’agilité sinon une escalade périlleuse. Aussi est-ce en termes chaleureux qu’il évoquait dans son ouvrage son zélé collaborateur, tout particulièrement à propos d’une inscription dont la découverte était entièrement due au jeune homme 5. 1.H. Voir G. Mayer, Mordtmann, Andreas David, dans Neue deutsche Biographie. 18, Moller- Nausea, Berlin 1997, p. 92-93. 2. A. D. Mordtmann, Belagerung und Eroberung Constantinopels durch die Türken in Jahre 1453, nach den Originalquellen bearbeitet, Stuttgart 1858. 3. Lui manquait le récit de Kritoboulos d’Imbros, alors inconnu, et qui devait être publié douze ans plus tard : Critobuli Imbriotae libri quinque de rebus gestis Mechemetis II, dans Fragmenta historicorum Graecorum. 5, 1, ed., prolegomenis, annotatione, indicibus instruxit C. Müller, Parisiis 1870, p. 40-161. 4. Giornale dell’assedio di Costantinopoli 1453 di Nicolò Barbaro P. V. corredato di note e documenti per E. Cornet, Vienna 1856. 5. Mordtmann, Belagerung (cité n. 2), p. 143 : « Diese bisher wie es scheint unedierte Inschrift wurde von meinem Bedienten Georg Philippides aus Andro entdeckt, der mir überhaupt bei meinen Οὗ δῶρόν εἰμι τὰς γραφὰς βλέπων νόει : mélanges Jean-Claude Cheynet, éd. par B. Caseau, V. Prigent & A. Sopracasa (Travaux et mémoires 21/1), Paris 2017, p. 169-256. 170 THIERRY GANCHOU Cette inscription se trouvait « sur la muraille de la ville du côté de la mer de Marmara, à proximité immédiate du Boukoléôn et entre les actuelles portes Çatladı kapı et Ahır kapı, sous une maison de bois turque perchée sur cette muraille » 6. Ce faisant Mordtmann n’était guère précis, puisque la distance qui sépare les portes Ahır kapı et Çatladı kapı est tout de même de près de 900 m : si le palais du Boukoléôn se trouve bien entre ces deux portes, on ne saurait donc dire si l’inscription en question était située à l’est ou à l’ouest du vieux palais impérial du xe siècle. Or l’imprécision est fâcheuse, car cette inscription n’a jamais été repérée depuis. En fait Mordtmann ne fut pas le premier savant à la voir, puisque l’honneur en revient au philologue et byzantiniste français Emmanuel Miller, qui la signala en 1843 7. Néanmoins il fut semble-t-il le dernier à l’avoir lue – lui ou son jeune aide qui lui en aura dicté la teneur –, et surtout à en avoir publié le texte, la fin de la première ligne se trouvant dissimulée sous une charpente de bois 8 : + ΛΟΥΚ.. ΝΟΤΑΡΑΣ ΔΙΕΡΜΗΝΕΥΤΟΥ Mordtmann en retirait deux informations. La première était qu’avant d’être revêtu du titre aulique de mégas doux, Loukas Notaras l’avait été de celui de diermeneutès, c’est-à-dire diesmaligen Excursionen in Constantinopel durch seine körperliche Gewandtheit und durch sein lebhaftes Interesse an den christlichen Alterthümern seiner Glaubensgenossen sehr erspriessliche Dienste leistete, und manche mir unzugängliche Inschrift von einer schwindelnden Höhe herab diktierte. » L’archéologue écossais George Finlay, qui inspectait à la même époque la citadelle de Trébizonde, ne disposait pas d’un serviteur aussi agile et zélé. Aussi dut-il renoncer, en 1850, à contrôler in situ la lecture que Jakob Philipp Fallmerayer avait donnée en 1842 d’une inscription très haut placée sur une tour – aujourd’hui détruite – de la citadelle pontique. L’archéologue allemand n’avait pu la lire qu’à l’aide d’une longue-vue, un jour de beau temps ; mais son collègue écossais « had no telescope » et, confessait-il, « my sight is bad ». Pour les références, voir Th. Ganchou, La date de la mort du basileus Jean IV Komnènos de Trébizonde, BZ 93, 2000, p. 113-124, ici p. 114, n. 9. 6. Mordtmann, Belagerung (cité n. 2), p. 142 : « An der Stadtmauer auf der Seite des Marmara- Meeres in der unmittelbaren Nähe des Bukoleon, zwischen den heutigen Thoren Tschatlady Kapu und Achyr Kapussi unmittelbar unterhalb eines türkischen Holzhauses, welches oben auf der Mauer steht. » 7. En effet, dans la Revue de bibliographie analytique qu’il fonda à Paris avec Joseph Adolphe Aubenas en 1840, Emmanuel Miller la mentionne en passant dans un très long compte rendu qu’il écrivit, dans le numéro de 1843, à propos d’un ouvrage publié l’année précédente à Londres. Il y rapporte en effet « qu’en faisant le tour de l’enceinte de Constantinople, du côté de la Thrace, de loin en loin, sur la vieille muraille que les Turcs ont respectée, dans les espaces que ne recouvre pas encore la sombre tapisserie du lierre, vous apercevez de courtes inscriptions en caractères noirs, encadrées d’un rectangle de fer. Presque partout, c’est le nom d’un Paléologue, ou bien : “Triomphe la fortune de Constantin le pieux, notre maître”. Ailleurs, et du côté que baigne la mer de Marmara, un peu avant le palais de Théodose le Jeune, une autre pierre vous jette, comme une plainte funèbre, le nom de Lucas Notaras, qui fut décapité peu de jours après la prise de la ville, avec deux de ses fils, devant Mahomet II. » Voir E. Miller, c.r. de Greece as a kingdom, or a statistical description of that country, from the arrival of the king Otho in 1833, down to the present time… by Fr. Strong, Revue de bibliographie analytique 4, 1843, p. 405-465, ici p. 457. C’est lors d’un séjour à Constantinople que l’on doit situer dans la décennie 1830 que le jeune philologue – il était né en 1811 – dut voir cette inscription, qu’il fut capable de lire visiblement sans problème ; parce que sa jeunesse lui permit une agilité égale à celle du jeune collaborateur grec de Mordtmann vingt ans plus tard, ou parce qu’il disposait d’une longue-vue ? 8. Mordtmann, Belagerung (cité n. 2), p. 143 : « […] durch ein hölzernes Gerüst verdeckt ». « LA TOUR D’IRÈNE » (EIRENE KULESI) À ISTANBUL : LE PALAIS DE LOUKAS NOTARAS ? 171 d’interprète de la cour. Maintenant que la biographie du personnage est mieux connue, on peut même avancer qu’il obtint ce titre en 1423, date à laquelle son père Nikolaos, qui le détenait jusque-là, mourut 9 ; et c’est en 1449 qu’il l’échangea contre celui, bien plus prestigieux, de mégas doux, qui lui fut octroyé par le dernier basileus Constantin XI 10. En revanche, la seconde information que Mordtmann croyait tirer de cette inscription est plus surprenante : « elle nous apprend où se trouvait la maison de cet homme d’État » 11. Imagine-t-on cependant Loukas Notaras habiter un palais juché sur les remparts de Constantinople, et surtout, faire placer sur la façade de cette demeure une inscription libellée « [maison] de Loukas Notaras, interprète » ? L’idée était saugrenue, et de fait, dès 1889, dans sa belle étude sur les murailles de Constantinople, Alexander van Millingen ne s’y trompa pas : mentionnant cette inscription trouvée dans l’ouvrage de Mordtmann, il décréta, sans même faire référence à l’interprétation erronée que ce dernier en avait donnée, qu’elle témoignait de « repairs made on the fortifications beside the Sea of Marmora » 12. C’était là en effet la seule analyse vraiment autorisée, à laquelle se sont ralliés ceux qui s’en sont occupés depuis 13, à une exception près 14 : l’inscription témoignait en réalité de réparations financées sur ce secteur de la muraille de la mer de Marmara par Loukas Notaras.