Edouard de Tinguy Mastère de Recherche Histoire des Relations Internationales

Les Etats-Unis et le Liban (1957 - 1961)

Réflexion sur une diplomatie américaine dans le monde arabe

Sous la direction du Professeur Pierre MELANDRI Professeur d’histoire américaine à

Institut d’Etudes Politiques de Paris – Juin 2005

1 SOMMAIRE

INTRODUCTION...... p 6

CHAPITRE PRELIMINAIRE : les assises de la politique étrangère américaine dans le monde arabe depuis la Seconde Guerre Mondiale...... p 10

PREMIERE PARTIE : AUX ORIGINES DE LA CRISE LIBANAISE : LA POLITIQUE AMERICAINE ET LES INCERTITUDES DU MONDE ARABE

CHAPITRE 1 : L’IMPOSSIBLE NEUTRALISATION LIBANAISE

I. Le Liban et le monde occidental : regards croisés 1°) Le Liban à la croisée des chemins a. Géopolitique du Liban...... p 22 b. Politique et confessionnalisme libanais...... p 24

2°) Chamoun et l’Occident : approche historique d’une coopération a. Une politique partisane complexe...... p 27 b. La diplomatie américaine, le Liban et le péril communiste...... p 31

II. Vers une redéfinition des paradigmes sécuritaires : l’engagement effectif des Etats-Unis dans le monde arabe 1°) La question du statut libanais : entre impasse et renouveau a. Un statut incertain...... p 35 b. Mise en perspective...... p 37

2°) Emergence et caractéristique de la doctrine Eisenhower a. Les origines de la doctrine du Président Eisenhower...... p 40 b Les réactions variées et la singularité libanaise...... p 43

CHAPITRE 2 : DU STATU QUO A LA FORMATION DES BLOCS : UNE CERTAINE APPROCHE DE LA GUERRE FROIDE DANS LE MONDE ARABE

I. La politique étrangère américaine et les dynamiques du monde arabe 1°) Les enjeux de puissance : la diplomatie américaine et les aspirations du nationalisme arabe a. Les spécificités du nationalisme arabe...... p 47 b. le panarabisme et les réticences américaines...... p 49

2°) Crise et tensions dans le monde arabe : la crise jordanienne et l’affaire américano-syrienne a. L’impasse jordanienne...... p 52 b. La crise syrienne d’août 1957...... p 56

II. Le cas libanais, réflexion sur une stabilité menacée 1°) L’élection parlementaire de juin 1957 et l’exacerbation des tensions a. Le pouvoir législatif et les forces politiques en présence...... p 58 b. Le déroulement des élections : les prémisses d’une crise à venir...... p 60

2°) La précipitation de la crise : les Etats-Unis, le Liban et le rapprochement syro-égyptien a. L’influence américaine menacée et l’échec de la médiation du Roi Saoud...... p 63 b. La formation de la République Arabe Unie ( R.A.U) et la confirmation des tensions...... p 66

2 DEUXIEME PARTIE : DE LA GUERRE CIVILE A L’INTERVENTION AMERICAINE : LE LIBAN DANS LA TOURMENTE

CHAPITRE 1 : LA PRECIPITATION DES TENSIONS LIBANAISES : L’IMPOSSIBLE DENOUEMENT

I. Le Liban en crise 1°) La question du renouvellement du mandat du Président C. Chamoun a. La question de la modification constitutionnelle et ses antécédents...... p 72 b. L’approche ambiguë des Occidentaux...... p 74

2°) La guerre civile libanaise a. Les troubles et le rôle de l’armée...... p 77 b. L’impossible réponse interne...... p 80

II. L’internationalisation de la question libanaise 1°) Les différentes tentatives de médiation a. L’impossible médiation de la Ligue Arabe et le rôle de Nasser...... p 82 b. Réflexion sur la perception occidentale de la crise...... p 85

2°) Un exemple singulier : la crise libanaise à l’ONU (première partie) a. La plainte libanaise...... p 87 b. La mission d’observation au Liban...... p 89

CHAPITRE 2 : DE L’APPREHENSION DE LA CRISE A L’INTERVENTION AU LIBAN : L’EMERGENCE D’UNE POLITIQUE AMERICAINE ACTIVE DANS LE MONDE ARABE

I. La difficile initiative américaine 1°) Les embarras de l’intervention a. Le temps des incertitudes...... p 91 b. Un pari complexe...... p 94

2°) La crise irakienne et l’engagement américain : une certaine approche de la fin du neutralisme libanais a. Le catalyseur irakien le débat sur l’intervention...... p 97 b. L’engagement et ses conséquences politiques...... p 100

II. L’intervention des U.S. Marines au Liban et la diplomatie militaire américaine 1°) Des préparatifs au débarquement militaire a. Les origines de l’intervention militaire : le plan BLUEBAT...... p 103 b. Le débarquement...... p 105

2°) Les enjeux diplomatiques de l’intervention a. Les réactions à l’intervention américano-britannique...... p 108 b. Réflexion sur un cas spécifique : le monde arabe face à l’intervention...... p 110

3 TROISIEME PARTIE : LES CONSEQUENCES DE LA CRISE LIBANAISE ET LES APORIES DU MONDE ARABE

CHAPITRE 1 : DU CHAOS A LA NORMALISATION PROGRESSIVE DU LIBAN

I. La diplomatie américaine au Liban : vers une nécessaire politique de stabilisation 1°) Missions et manœuvres militaires sur le sol libanais a. La route vers Beyrouth...... p 115 b. Une relative stabilité : la « drôle de guerre libanaise »...... p 118

2°) Le Liban et le monde arabe : réflexion sur un contexte de crise a. Les premières solutions au déséquilibre politique...... p 120 b. Etat des lieux dans le monde arabe...... p 123

II. De l’impasse à l’émergence d’une solution politique à la crise libanaise 1°) La mission Murphy et la recherche d’un compromis électoral a. La Mission Murphy et ses enjeux...... p 125 b. A la recherche d’une stabilité politique : la fin de la Mission Murphy et la question de la succession présidentielle...... p 128

2°) Les enjeux diplomatiques entre grandes puissances a. La médiation à l’ONU (deuxième partie) et la « Conférence au sommet »...... p 131 b. Vers une solution internationale de la crise...... p 134

CHAPITRE 2 : AU SORTIR DE LA CRISE : UNE STABILISATION DIFFICILE MAIS CERTAINE

I. Le retrait américain et les évolutions du monde arabe 1°) La fin de la présence américaine au Liban a. Le retrait américain...... p 138 b. Le Liban après la crise : état des lieux...... p 141

2°) Chehab et l’émergence d’une politique de médiation dans le monde arabe a. Définir le chehabisme : médiation et neutralisme dans le monde arabe...... p 144 b. Le Liban face à l’émergence de nouvelles rivalités régionales...... p 146

II. Le chehabisme et les Occidentaux, un certain retour à la neutralisation 1°) Vers une redéfinition des relations libano-occidentales : la fin d’une doctrine ? a. Le Liban, l’Occident et le défi arabe : nouveaux regards croisés...... p 149 b. La diplomatie américaine, le neutralisme et les orientations libanaises, une nouvelle approche dans le monde arabe ?...... p 151

2°) Réflexions et controverses sur une intervention militaire a. La crise libanaise : un succès pour le bloc occidental ?...... p 154 b. Le débat sur l’intervention : une victoire nuancée...... p 158

CONCLUSION...... p 161

BIBLIOGRAPHIE...... p 163

4 Remerciements

Je souhaite remercier tout particulièrement mon maître de mémoire, Monsieur le Professeur Pierre Mélandri, pour ses nombreux conseils avisés qui m’ont permis d’améliorer et compléter ce travail au fil des jours.

En outre, il m’aurait été difficile de parvenir au terme de cette étude sans les nombreux conseils méthodologiques de Monsieur le Professeur Maurice Vaïsse.

Mes remerciements s’adressent aussi aux responsables du Département Anglo-américain de la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) de l’Université de Paris X – Nanterre pour le fonds particulièrement riche mis à la disposition de la recherche ainsi qu’aux responsables du service des archives diplomatiques du Quai d’Orsay.

Pour la fastidieuse tâche qu’est la relecture, je remercie Maëlys et Charles de Tinguy, Anne-Sophie et Jean-Benoît Guillon, dont les recommandations pertinentes me furent d’une grande aide.

5 INTRODUCTION1

Lors d’un travail précédent sur le monde méditerranéen contemporain, j’ai eu l’occasion de rappeler combien cet espace géographique s’identifiait à un défi historique et permanent de luttes d’influences entre puissances étrangères et régionales. En m’interrogeant sur les enjeux que représentait la mise en place d’une politique sécuritaire en Méditerranée, il m’était difficile de ne pas mettre en exergue les nombreux appétits de pouvoir qui s’exerçaient au sein de cette région vitale du monde. J’ai donc souhaité étudier dans le cadre de cette année de spécialisation en histoire des relations internationales, les assises et les objectifs de la politique étrangère américaine dans le monde arabe à la lumière de l’exemple libanais et de l’intervention américaine de juillet 1958.

Certains aspects de cette étude sur les relations américano-libanaises sous la seconde administration du Président Dwight D. Eisenhower2, présentent non seulement des différences géopolitiques et historiques évidentes mais aussi une certaine continuité dans le temps. Le monde arabe depuis des décennies, renvoie à une même réalité : il est constamment une zone de démonstration de puissance au travers de luttes d’influence politique, religieuse, culturelle et surtout économique. Les empires ottomans, britanniques, français d’abord et ensuite les puissances américaine, européenne et soviétique ont façonné l’histoire d’une région où se rencontrent constamment « le diplomate et le soldat ». Au cœur de ces enjeux, le Liban n’a cessé d’être le terrain de démonstration de force entre puissances étrangères3.

Entre 1957 et 1961, le Liban s’inscrit dans un contexte géopolitique marqué par d’importantes évolutions régionales et internationales. L’émergence de nouvelles forces régionales panarabes s’ajoute au traditionnel conflit qui sévit entre le monde occidental et le glacis soviétique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Entre les exigences de la Guerre Froide qui fondent la diplomatie américaine et les aspirations de domination qui

1 NDLR : les annexes et autres documents indexés au mémoire ne figurent que dans la version papier. 2 Né en 1890 au Texas, Dwight D. Eisenhower suit des cours à l’école de West Point (1915). Entre 1935 et 1939, il sert sous les ordres de D. MacArthur aux Philippines. Général en 1941, il commande les opérations d’Afrique du Nord en 1942. Nommé commandant suprême, il prépare l’opération Overlord et reçoit la capitulation de l’Allemagne, le 7 mai 1945. De 1950 à 1952, il exerce le commandement suprême de l’OTAN. Il est élu Président de la République en 1952 et réélu en 1956. Après l’élection de J.F.Kennedy, il se retire de la vie politique et meurt le 28 mars 1969. 3 La question du retrait des forces syriennes du territoire libanais à la fin avril 2005, conformément à l’application de la résolution 1559 du Conseil de Sécurité de l’ONU, renvoie cinquante années après, à la même question des influences étrangères au pays du Cèdre.

6 guident certains dirigeants arabes au Moyen-Orient, le Liban se trouve pris dans une situation complexe où le maintien d’un équilibre interne apparaît menacé. Les crises politiques successives auxquelles le Moyen-Orient est confronté culminent avec le renversement de la monarchie irakienne pro-occidentale et le glissement progressif de la Syrie vers le communisme. Or, les évolutions de l’espace régional arabe constituent un défi majeur pour la stabilité des intérêts occidentaux. Afin d’encourager la mise en place d’un équilibre dans cette région économiquement vitale et en particulier au Liban dont l’administration pro-occidentale est la cause d’une guerre civile depuis plusieurs mois, les Etats-Unis vont y faire une démonstration de force dans le courant du mois de juillet 1958.

Succès ou échec, rupture ou continuité de la diplomatie américaine, les conséquences du débarquement des Marines à Beyrouth sont nombreuses et leur importance varie selon le prisme que l’on souhaite adopter. Cette intervention conduit à une réflexion sur la nature, sur les objectifs et sur les relations avec le Liban qui guident la diplomatie américaine dans cette crise. Elle oblige à un premier constat qui vise à souligner combien l’Etat libanais est le miroir de la complexité du monde arabe. Sa position de carrefour géographique et culturel lui procure une dimension tout à fait révélatrice des jeux de puissances régionaux et internationaux qui existent dans ces années d’après-guerre. Il est pour cela difficile de parler exclusivement d’une spécificité des relations américano-libanaises sans s’interroger sur la nature de la politique étrangère américaine appliquée dans l’ensemble du monde arabe. Toute politique menée dans un espace est constamment tributaire du contexte dans lequel elle se développe et c’est la raison pour laquelle un chapitre préliminaire rappelle les assises de la politique américaine dans le monde arabe depuis la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, cette intervention oblige à s’interroger sur la position stratégique du Liban sur l’échiquier occidental et arabe pour comprendre les orientations de la diplomatie américaine.

Trois enjeux essentiels résument le difficile contexte dans lequel s’inscrit la formulation de la diplomatie américaine au Liban : l’espace régional complexe du pays du Cèdre, la multiplicité des acteurs motivés par des exigences de pouvoir et Washington dont l’approche est guidée par la stabilisation des intérêts occidentaux contre le communisme et les forces régionales subversives. Ces défis sont l’objet essentiel de ce mémoire qui cherche à s’interroger sur les objectifs et les décalages que représente l’expression d’une diplomatie américaine dans le monde arabe, dans un contexte de Guerre Froide. Pour cela, cette étude se

7 concentrera prioritairement sur trois éléments majeurs qui semblent être au cœur de la définition des relations américano-libanaises :

- En s’interrogeant sur la nature et les buts des relations américano-libanaises, il est nécessaire de montrer les raisons pour lesquelles le Liban a été un terrain de projection de la puissance américaine qui cherche à maintenir une influence occidentale en dépit de signes de faiblesse persistants depuis la crise de Suez. Il existe là un premier décalage intéressant.

- Par ailleurs, si l’intervention américaine s’inscrit dans des bouleversements importants au sein du monde arabe, deux conséquences majeures résultent du débarquement militaire. Après avoir vivement dénoncé l’émergence des mouvements nationalistes arabes, Washington semble s’en accommoder à l’issue de la crise libanaise et irakienne. Or, cette apparente rupture de la part de la politique du département d’Etat n’exprime en réalité que la continuité d’une diplomatie dominée par les exigences de la Guerre Froide. Si le Président Eisenhower entreprend un rapprochement avec les mouvements nationalistes, c’est précisément parce que ces mouvements semblent s’éloigner du communisme. Ainsi, la diplomatie américaine a expérimenté au Liban une diplomatie d’endiguement héritée du schéma de la Guerre Froide.

- En dernier lieu, à travers les relations américano-libanaises, il s’agit de s’interroger sur la question de la neutralité d’un Etat du monde arabe et de sa projection dans un contexte de Guerre Froide. Il existe un autre décalage entre des aspirations tangibles ou apparentes de neutralisation du Liban et la réalité de l’exercice du pouvoir dans un Etat à la croisée des chemins entre le communisme, le panarabisme et les idées occidentales.

Sans la consultation de sources de premières mains, il m’aurait été difficile de mener à bien cette étude. Certes, il existe une bibliographie conséquente sur l’intervention américaine au Liban en juillet 1958 mais la majorité de ces ouvrages sont de langue anglaise et se fondent sur les archives américaines. A ce propos, les archives diplomatiques du Ministère français des Affaires Etrangères ont apporté au sujet une vision politique neuve, notamment en raison

8 des relations historiques entre la et le Liban. Néanmoins pour un tel sujet, les sources en provenance des Etats-Unis demeurent la référence principale. A cet égard, le Département Anglo-américain de la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) de l’Université de Paris X – Nanterre met à la disposition de la recherche un fonds particulièrement riche. De prime abord, la série des OSS State Department Intelligence and Research Reports sur le Moyen-Orient, la série des CIA Research Reports qui m’ont permis d’étudier les documents confidentiels des institutions au cœur de l’élaboration de la politique étrangère américaine. D’autre part, les sources du National Security Council (NSC), organisme créé en 1947 afin de coordonner les questions sécuritaires relatives à la diplomatie étrangère américaine, furent de toute première importance. A cette étude des institutions américaines s’ajoutent les ressources très complètes sur le Président Eisenhower – The Public Papers of the President, The Diaries of Dwight D. Eisenhower, President Dwight D. Eisenhower Office Files – sur son Secrétaire d’Etat John Foster Dulles et de son successeur – The Papers of John Foster Dulles and of Christian A. Herter.

En outre, de nombreux autres recueils tels que les Foreign Relations of the United States (FRUS), les Documents Diplomatiques Français (DDF) ou encore les documents officiels du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) me permirent de préciser certains aspects importants du sujet

Néanmoins, ce travail présente une limite évidente en matière de sources. N’ayant pu me rendre ni aux Etats-Unis ni au Liban, je n’ai pu consulter directement ni les documents de la Bibliothèque Dwight D. Eisenhower d’Abilene (Kansas), notamment la série Confidential U.S State Department Special Files – Lebanon : Internal Affairs and Foreign Affairs, 1955-1959, la série Confidential U.S State Department Central Files – Lebanon, 1955-1959, ni certaines archives du Congrès américain, ni les archives libanaises. J’ai cherché par ailleurs à joindre sans succès l’Université Américaine de Beyrouth et suis resté dans l’impossibilité de traiter les documents de langue arabe. Il s’agit donc d’une étude de la politique des Etats-Unis au Liban entre 1957 et 1961, majoritairement à travers le prisme américain et les réflexions des diplomates français.

9 CHAPITRE PRELIMINAIRE :

LES ASSISES DE LA POLITIQUE ETRANGERE AMERICAINE DANS LE MONDE ARABE DEPUIS LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Les questions relatives à la diplomatie étrangère américaine dans le monde arabe depuis la Seconde Guerre mondiale peuvent apparaître comme l’histoire d’un long défi toujours d’actualité. La politique étrangère menée par la seconde administration du Président Eisenhower au Liban s’inscrit avant toute chose dans une situation complexe de jeux de forces entre puissances. Ainsi, le sujet invite à mener une réflexion plus vaste sur les racines historiques de ces différents acteurs dont les rivalités aboutissent à la déstructuration continue de ce que Georges Corm appelle à juste titre, le « Proche Orient éclaté4 ». L’histoire du monde arabe présente une singularité particulière : s’interroger sur sa nature revient à s’interroger sur l’expression géographique d’un espace à un moment donné et à travers la puissance dominante du moment. La première difficulté réside dans la définition que l’on cherche à donner à cet ensemble. Ainsi monde musulman, monde arabe, Proche-Orient, Levant, Moyen-Orient ou encore Méditerranée orientale ne sont pas interchangeables. Dans cet espace complexe, carrefour de nombreuses civilisations, « la logique du découpage géographique [de cet espace] apparaît comme une constante, dans la mesure où l’identification d’une région est subordonnée à sa fonction stratégique5 ». Selon les époques et les acteurs en présence, les définitions s’entremêlent, parfois se contredisent ou disparaissent.

Les premières notions qui définissent cet espace sont de nature politique. Au début du XXième siècle, l’Orient est découpé selon sa proximité géographique avec l’Europe. Les puissances coloniales française et britannique désignent l’espace méditerranéen oriental à travers deux notions principales : le Proche Orient ou Levant selon l’acception française,

4 Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et d’un doctorat en droit public à l’Université Panthéon Sorbonne, économiste maronite libanais et ancien Ministre des Finances du Liban (décembre 1998 – octobre 2000), Georges Corm est l’auteur de nombreux ouvrages de référence sur l’histoire du Moyen-Orient. Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté 1956-2003, Paris : Gallimard, Collection Folio Histoire, 3ième éd., 2003, 1068 p. 5 Fouad Nohra, Stratégies américaines pour le Moyen-Orient, comprendre le monde musulman, Beyrouth : Al Bouraq Editions, 1999, p 13-14.

10 englobe les Etats bordant la Méditerranée orientale (Syrie, Irak, Liban, Palestine, Egypte6) et l’Asie Mineure7 (approximativement la Turquie actuelle). Le Moyen-Orient (Middle East) dans le langage britannique désigne le Proche Orient (Near East) auquel il faut ajouter les zones traditionnelles d’influence de la Grande Bretagne : la péninsule arabique ou encore des Etats comme l’Iran, bordant le Golfe persique. En d’autres termes, cette notion prend en compte l’ensemble du monde arabe oriental et l’espace turco-iranien8. Le second conflit mondial et l’influence grandissante des Américains au cours des années 1950, gomment en les élargissant peu à peu ces découpages politiques et stratégiques. Cette définition principalement politique de l’espace moyen-oriental est renforcée par celle du département d’Etat qui perçoit d’abord cette région comme un théâtre d’intervention. Aux espaces de la traditionnelle approche des Empires coloniaux, se greffent alors des Etats stratégiquement importants pour le département d’Etat américain. Le Soudan ou des îles comme Chypre qui servent aux manœuvres militaires de la VI ième flotte9, jouent un rôle de toute première importance.

Néanmoins, en ne prenant en compte que la dimension politique et géostratégique de cet espace, cette définition présente un certain nombre de limites. Les délimitations des Empires coloniaux et celles des Américains ne présentent qu’une vision proprement occidentale de l’Est méditerranéen, ce qui donne à cet espace une conception imparfaite et parfois assez imaginaire de l’Orient10. Deux approches plus anciennes définissent la région à travers le prisme des civilisations. Le Dar Al Islam qui groupe l’ensemble des Etats soumis à la loi musulmane (monde musulman) cherche une unité à travers la religion. Le Watan’Arabi (Patrie Arabe), dont l’origine est plus récente, prend racine dans l’émergence de la pensée nationale arabe de la fin du XIXième siècle et se traduit aujourd’hui par « monde arabe11 ». Une telle notion ne peut apparaître concevable pour la définition stratégique américaine des

6 Ces provinces constituent aussi l’ensemble dit du « croissant fertile », nom donné aux plaines alluviales du Tigre, de l’Euphrate et du Nil. in Georges Corm, L'Europe et l'Orient. De la balkanisation à la libanisation. Histoire d'une modernité inaccomplie, Paris : La Découverte, 1989, 384 p et Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, Paris : Bordas, vol. 1, nouvelle éd., 2004, p 1497. 7 « Certains orientalistes préfèrent la dénomination Asie Antérieure, qui englobe une aire plus vaste : Asie Mineure et Caucasie, Arménie, Iran, Syrie, Arabie » in Michel Mourre, ibid., p 438-439. 8 De nos jours, la notion de Moyen-Orient comprend l’ensemble des Etats arabes, la Turquie et Israël. Néanmoins, la récente dénomination de « Grand Moyen-Orient » (Greater Middle East) du Président G.W.Bush Jr. vient élargir les frontières de cette région qui s’étend désormais du Maghreb au Pakistan. 9 Fouad Nohra, Stratégies américaines pour le Moyen-Orient, comprendre le monde musulman, op cit., p 26-48. Dans cet ouvrage, l’auteur donne des précisions tout à fait pertinentes sur l’évolution historique et géopolitique du découpage stratégique des Américains dans cette région du monde. 10 A ce propos, Thierry Hentsch dénonce les « myopies et les passions occidentales » dans son ouvrage, L’Orient imaginaire, la vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris : Les Editions de Minuit, 1988, 290 p. 11 Selon Fouad Nohra cette définition apparaît quelque peu comme un euphémisme, ibid., p 18.

11 années d’après guerre : elle exclut par la force des choses des Etats comme Israël et la Turquie dont le rôle est fondamental pour le département d’Etat. A l’inverse, cette définition est tout à fait révélatrice de la pensée panarabe qui émerge dans les années 1950 (Nasser), dont l’objectif est de réaliser l’unité du monde arabe. C’est précisément sur cette ambivalence que se construisent, en termes de perception et de projection politiques, les contradictions entre la diplomatie américaine et celle des Arabes. Ainsi, à travers ces difficultés, cette étude cherchera aussi à mettre en exergue toute la complexité identitaire du monde arabe.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique américaine répond à deux objectifs principaux - le pétrole et la lutte contre le communisme – pour parvenir à un même objectif, le renforcement de l’influence des Etats-Unis dans le monde. La présence d’importantes réserves de pétrole dans cette région du monde, amène une offensive commerciale sans précédent de compagnies pétrolières américaines au XXième siècle. Instrument de pression, enjeu de puissance, cette ressource vitale pour l’industrie va devenir durablement l’objet de toutes les convoitises. L’historien Pierre Milza précise à juste titre que « le pétrole est entré dans l’histoire en 1859 et qu’il n’en est jamais sorti12 » depuis. Au début de la Guerre Froide, les Etats-Unis et l’Union Soviétique sont les deux principaux producteurs et consommateurs d’hydrocarbures. Malgré une supériorité incontestable des compagnies occidentales13, l’Europe est extrêmement dépendante sur le plan énergétique. Cette ressource, avec l’essor de nouvelles industries, est vitale pour la croissance économique des pays développés. Les prétentions soviétiques dans cette région du monde constituent une menace directe pour les exploitations pétrolières des Occidentaux mais aussi pour les routes commerciales qui acheminent la grande majorité du pétrole. Cette situation critique pousse les conglomérats américains à accomplir « un immense effort de prospection et d’exploitation des gisements du monde arabe14 » : des sommes astronomiques sont investies dans cette région du monde pour permettre la construction d’oléoducs et de stations de raffinage. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la domination économique des Américains est sans précédent. Elle laisse présager la mise en place d’une véritable diplomatie active dans la région, destinée à renforcer l’influence politique et stratégique de Washington sur les Etats arabes.

12 Pierre Milza, « le siècle de l’or noir », l’Histoire, n°279, septembre 2003, p 36. 13 Pour plus de précisions sur cette question se référer à Anthony Sampson, The Seven Sisters : The Great Oil Companies and the World They Shaped, New York : Bantam Books, 1976, 395 p. Voir aussi le dossier « les guerres du pétrole », l’Histoire, n°279, septembre 2003, p 36 – 59. 14 La production pétrolière du Moyen-Orient arabe passe de 53 millions de tonnes en 1950 à 500 millions de tonnes en 1970. in Pierre Milza, « le siècle de l’or noir », ibid., p 42.

12 Une grande partie de la région méditerranéenne était historiquement, sous domination des puissances britannique et française. Après un important bras de fer entre les empires coloniaux européens pour la domination de la région, l’influence de ces puissances s’essouffle au profit de celle des Américains. En raison de ce long passé colonial, il demeure essentiel pour Washington de maintenir une présence européenne afin de stabiliser les intérêts stratégiques des Occidentaux15. Seulement, les forces arabes émergentes construisent leurs discours contre cette domination impériale à laquelle ils souhaitent mettre fin par tous les moyens. C’est une première occasion habilement exploitée par Moscou. Pour maintenir l’influence des Occidentaux et pour contenir le communisme, il est nécessaire de garder des liens privilégiés avec des Alliés dont le colonialisme est sujet à de virulentes dénonciations. Parallèlement, pour obtenir la confiance des dirigeants du Moyen-Orient, Washington se doit de conserver des liens avec les dirigeants de la région.

Durant la période de l’après-guerre, les Soviétiques ne cessent de vouloir développer leurs intérêts économiques et politiques dans cette région du monde tant convoitée. Ils se proclament les défenseurs d’un monde libre, affranchi des asservissements du colonialisme et des inégalités du capitalisme. Les crises grecque, turque et les pressions sur le monde iranien sont les premières manifestations de cette poussée à laquelle les Américains répondent fermement : la doctrine énoncée par le Président Truman en 1947 traduit un refus clair de la subversion communiste, tandis que la véritable bipolarisation du monde ne cesse de se prolonger dans l’espace moyen-oriental. Dès la fin des années 1940, certaines orientations de la diplomatie américaine vont placer les Etats-Unis dans une situation de contradiction durable avec et contre laquelle le monde arabe va évoluer.

Effectivement, en 1948, une nouvelle donne vient bouleverser l’équilibre précaire du Moyen-Orient : avec le soutien des Etats-Unis, un Etat israélien est créé au cœur même du monde arabe. Si Washington et Moscou reconnaissent immédiatement ce nouvel Etat, les pays arabes de la région déclenchent aussitôt une guerre. Le Kremlin profite de cette situation de crise pour chercher le ralliement des Arabes contre les Américains responsables d’une diplomatie guidée par leurs seuls intérêts.

15 « The defense of the over-all area of the Middle East is a British strategic responsability » précise un Joint Chiefs of Staff de décembre 1951. in William H. Brands, The Spectre of Neutralism : the United States and the Emergence of the Third World, 1947 – 1960, New York : Columbia University Press, 1989, p 227.

13 L’histoire de la diplomatie américaine va donc être prise dans des contradictions qui favorisent la mise en place d’un jeu diplomatique dangereux, habilement exploité par les Etats arabes. Afin d’éviter un embrasement général au Moyen-Orient et tout en sauvegardant les intérêts occidentaux, l’administration Eisenhower met en place une politique caractérisée par deux orientations majeures : le renforcement du containment et la création d’un pacte défensif au sein du Tiers-Monde arabe.

L’intention première de l’administration Eisenhower est de parvenir à maintenir à tout prix un statu quo dans l’espace moyen-oriental. Le 25 mai 1950, une déclaration tripartite est signée entre les Britanniques, les Français et les Américains afin de préserver la paix dans la région entre Israël et les Etats arabes et afin d’empêcher une véritable course aux armements. Ce texte fondamental stipule que

« Les trois gouvernements reconnaissent que les Etats arabes et l'Etat d'Israël ont besoin de maintenir un certain niveau de forces armées dans le dessein d'assurer leur sécurité intérieure, leur légitime défense et de leur permettre de jouer le rôle qui leur revient dans la défense de l'ensemble de la région. Toute demande d'armes ou de matériel de guerre à destination de ces contrées sera appréciée à la lumière de ces principes. Ainsi, les trois gouvernements [...] affirment leur opposition au développement de la course aux armements entre les Etats arabes et l'Etat d'Israël ».

Il précise par ailleurs que

« Les trois gouvernements déclarent avoir reçu de tous les Etats actuellement bénéficiaires d'expéditions d'armes, l'assurance que l'Etat acheteur n'entend entreprendre aucun acte d'agression à l'égard d'un autre Etat. Des assurances similaires seront demandées à tout autre Etat de cette région à destination duquel ils autoriseraient l'envoi d'armes dans l'avenir16. »

En définitive, ce texte souligne que si un Etat venait à ne pas respecter la souveraineté d’un autre Etat, les trois puissances seraient obligées d’agir en tant que membres des Nations Unies pour mettre fin à toute violation territoriale. Néanmoins, l’absence des Soviétiques montre les limites d’une telle initiative.

16 Article 1-2 de la Déclaration Tripartite du 25 mai 1950, signée entre les Britanniques, les Français et les Américains.

14 La deuxième intention de l’administration Eisenhower est de parvenir à signer une série de traités d’alliance pour mettre en place des organisations régionales de défense pour contenir et isoler le communisme. La clef de voûte de ce système « pactomanique » est l’Organisation du Traité Nord Atlantique, l’OTAN, créée en 1949. Aux yeux des diplomates américains, il est essentiel de créer un cadre de coopération avec les dirigeants arabes qui puisse garantir une stabilité dans la région17. Dès novembre 1951, la France, la Grande Bretagne, la Turquie et les Etats-Unis fondent un « Commandement suprême allié au Moyen- Orient » qui prévoit d’intégrer les Etats arabes. Cette initiative rencontre un certain nombre de difficultés ; aussi le Président Eisenhower encourage la mise en place d’une politique plus offensive. L’idée d’un Middle East Defense Organisation (MEDO), préparée par Dean Acheson, est reprise par le Président et son Secrétaire d’Etat, John Foster Dulles18. Au mois de mai 1953, John Foster Dulles est envoyé en mission au Moyen-Orient pour évaluer l’état des relations américaines en Orient. Il constate la nécessité d’améliorer la coopération américano-arabe et de soutenir les Etats pivots alliés dont l’Arabie Saoudite et le Liban font partis.

L’administration Eisenhower rencontre au même moment ses premières difficultés avec l’Etat égyptien dont les bouleversements internes entraînent une radicalisation des positions. Le 1er juillet 1952, le Roi Farouk est renversé par un groupe d’ « officiers libres », dont l’un d’eux, le Colonel Nasser s’emparera par la suite du pouvoir en évinçant son ancien allié, le Général Mohamed Néguib19. Ce groupe de nationalistes arabes dénonce fermement d’une part la présence des Britanniques sur leur sol et d’autre part la menace que représente l’existence d’Israël pour le monde arabe. Selon Nasser, aucune coopération n’est possible avec les Américains tant que les Britanniques maintiennent leur occupation. Cette question du retrait britannique devient peu à peu un facteur déterminant pour les relations américano-arabes et

17 En mars 1952, la Turquie devient membre de l’OTAN ce qui représente un premier barrage naturel au communisme soviétique. 18 Né le 25 février 1888, avocat diplômé de Princeton et de la Sorbonne, Dulles s’initie à la diplomatie lors de la Conférence de la Paix à Versailles en 1918. Par la suite, il participe à celles de Dumbarton Oaks en 1944 et de San Francisco en 1945. En 1950, il est nommé Conseiller du département d’Etat par Truman. Lors des élections présidentielles de 1952, il rédige le programme de politique étrangère du candidat Eisenhower dont il devient Secrétaire d’Etat en 1953. Malade, il se retire de la vie politique en avril 1959 et meurt peu de temps après, le 24 mai 1959. 19 Depuis son accession au trône en mai 1936 à la suite de Fouad 1er (son père), Farouk n’a cessé de faire allégeance aux Britanniques. La fin de son mandat est marquée par la défaite face à Israël en 1948 et la dénonciation du traité anglo-égyptien de 1936. Mais ne parvenant pas à mettre fin à la situation chaotique de son pays, les coups d’état se multiplient et le mouvement progressiste des « Officiers libres » dirigé par Gamal Abdel Nasser prend le pouvoir qu’il confie au départ au Général Mohamed Néguib. La République est proclamée en juin 1953 et Nasser devient Premier Ministre adjoint du Général Néguib qu’il finit par renverser en novembre 1954.

15 aucune coopération et intégration dans un système défensif régional ne peut espérer voir le jour dans ce contexte difficile. L’enjeu est évident et il place les Américains dans une impasse : leur projet d’alliance régionale ne doit pas être perçu comme une perpétuation d’occupation occidentale ce qui impliquerait de ne plus soutenir les Britanniques. Or, avec la multiplication des crises régionales dans le monde, le Président Eisenhower a plus que jamais besoin d’obtenir la coopération britannique pour créer un front uni contre le communisme, notamment à une époque où la crise indochinoise bat son plein.

Cette situation fait apparaître une des premières contradictions entre le monde arabe et les Etats-Unis : tandis que les Américains fixent leurs priorités dans la Guerre Froide, Nasser fixe ses priorités dans le nationalisme arabe. Il existe en outre, une deuxième contradiction entre les objectifs des politiques arabes et américaines. Eisenhower souhaite maintenir un nécessaire statu quo dans la région, Nasser quant à lui avive la ferveur révolutionnaire pour chasser l’ingérence étrangère. Cette politique d’immobilisme prônée par Washington s’apparente rapidement à une fiction, dès lors que des intérêts économiques sont en jeu : la nationalisation des champs de pétrole et des raffineries en Iran entraîne une réaction occidentale qui se solde par le renversement – par la CIA – du Premier Ministre Mossadegh en 1953, accusé d’être à la solde des Soviétiques. Après le monopole historique des Britanniques sur le pétrole iranien, les Etats-Unis parviennent à mettre en place un consortium international dans lequel ils contrôlent la quasi-moitié des parts. Les Américains renforcent leur emprise économique dans la région mais leurs efforts se portent toujours sur la mise en place d’une organisation régionale dans la région.

A la suite d’incessantes pressions auprès des Britanniques, les Américains obtiennent la signature d’un accord avec le Caire prévoyant le retrait des troupes britanniques de la zone du canal de Suez20. Néanmoins, en raison des aspirations tout à fait divergentes de Nasser dans le monde arabe, le Raïs maintient son refus de participer à tout projet de pacte défensif qui s’apparente à un impérialisme déguisé. Ce premier échec de l’administration Eisenhower entraîne un glissement de la coopération défensive régionale vers la région turco-iranienne (northern tier), zone tampon avec le monde soviétique. Dans le courant de l’année 1954, un accord turco-pakistanais est ratifié et des accords militaires bilatéraux sont signés entre les Américains, les Turcs, les Irakiens et les Pakistanais. Le véritable traité de défense qui prend

20 Les troupes britanniques stationnées en Egypte se retirent en 1936 et celles stationnées dans la zone du canal se retirent définitivement en 1956 après les accords du 27 juillet et 19 octobre 1954.

16 le nom de « Pacte de Bagdad » voit le jour en février 1955 entre la Turquie et l’Irak. Entre avril et septembre 1955, les Britanniques, les Iraniens et les Pakistanais signent le traité. Les Etats-Unis ne sont pas membres du Pacte mais ils se tiennent informés des réunions du Conseil et du Comité militaire. La mise en place de telles alliances défensives permet aux Américains de disposer à tout moment de bases militaires dans les différentes régions du monde pour protéger les intérêts des Occidentaux, quand ils apparaissent menacés.

La naissance d’un tel pacte dans le monde arabe et turco-iranien a une portée opposée à celle que souhaitaient les Américains. Cette politique de défense prend une allure d’immixtion grossière de la part des Occidentaux et ne fait qu’ajouter de nouvelles instabilités régionales. De nombreux Etats arabes, et en particulier l’Egypte, dénoncent la persistance d’un impérialisme déguisé de la part de l’Occident. Nasser a lui aussi des ambitions régionales qu’un tel pacte vient mettre à mal : la lutte contre la présence des ingérences étrangères et celle d’Israël21 sont les deux préoccupations majeures du Raïs. Deux Etats principaux, l’Egypte et la Syrie, prennent la tête de ce mouvement d’opposition à Washington et amorcent un rapprochement avec l’Union Soviétique. En septembre 1955, l’annonce par Nasser de la signature d’un accord de coopération pour des livraisons d’armes avec la Tchécoslovaquie, pays du glacis soviétique, marque un tournant diplomatique important. Pour le département d’Etat il s’agit là d’une preuve incontestable de la pénétration communiste dans le monde arabe et du rapprochement entre le Kremlin et Nasser. En réalité, Nasser, animé par des idées socialistes et non communistes, prend conscience qu’il est possible de renvoyer dos à dos le monde communiste et le monde occidental pour parvenir à ses fins. Dans le courant de l’année 1956, une crise tout à fait symptomatique vient confirmer d’une part les enjeux de pouvoir entre puissances et d’autre part les tensions qui en découlent dans le monde arabe.

Depuis son arrivée au pouvoir, Nasser souhaite construire un barrage à Assouan afin d’apporter à l’Egypte de gigantesques ressources hydroélectriques et de contrôler les crues du Nil. Or, le Raïs ne peut mener à bien ces travaux sans aide extérieure, ce qui représente pour Washington une occasion à saisir. Pour cela, les Américains débutent non sans heurt des négociations sur son financement afin de contrer les promesses techniques et financières des Soviétiques. Pourtant, le 19 juillet 1956, à la suite d’une réunion du National Security Council

21 En février 1955, de nouvelles attaques israéliennes sont menées contre la bande de Gaza, sous tutelle égyptienne depuis le conflit israélo-arabe de 1948. Cette crise accentue durablement les animosités américano- égypto-israéliennes.

17 à Camp David, les Américains se retirent du projet en raison de leur forte irritation vis-à-vis de Nasser, dont les démarches politiques ne cessent d’ouvrir des portes au communisme22. Le Président Eisenhower est conscient des conséquences graves qu’il encourt en retirant son offre, bien qu’il reconnaisse la sagesse d’une telle décision23. Par dépit, le Raïs décide de trouver une autre source de financement en nationalisant le canal de Suez et en faisant appel à l’expertise soviétique24.

Le 26 juillet 1956, la nationalisation est annoncée par Nasser et elle est célébrée avec joie par l’ensemble des populations arabes. En tant qu’actionnaires principaux, la France et la Grande Bretagne ripostent aussitôt. Cet affront permet à Londres de prendre sa revanche sur le Raïs suite à la victoire diplomatique qu’il a obtenu avec le départ des troupes britanniques stationnées sur le sol égyptien25. L’affaire de Suez est aussi l’occasion pour la France de condamner le soutien que Nasser accorde aux nationalistes algériens. En réaction à cette nationalisation, les Français et les Britanniques mettent sur pied une opération militaire avec l’aide d’Israël. Cet Etat soutient l’opération pour la double raison suivante : animosités toujours très vives envers l’Egypte et nécessaire réouverture du canal pour assurer son transport maritime. Après une entrevue secrète à Sèvres entre Anthony Eden, David Ben Gourion et Guy Mollet26, il est décidé que les Israéliens commenceraient le conflit, permettant dans une deuxième phase l’intervention des Français et des Britanniques pour récupérer le canal. Le 29 octobre 1956, Israël envahit la bande de Gaza et le Sinaï et deux jours plus tard, Ben Gourion reçoit le soutien des troupes franco-britanniques (opération Mousquetaire). Devant la suprématie des Occidentaux, l’armée égyptienne se voit dans l’obligation de capituler et de laisser le canal. Aux yeux des Arabes, l’intervention des Français et des Britanniques est la preuve même que les Européens cherchent à maintenir une domination

22 La politique d’ouverture vers l’Est et la remise en cause de la politique de statu quo par Nasser irritent les diplomates américains. Les exemples les plus symptomatiques sont la signature de l’accord pour la livraison d’armes avec la Tchécoslovaquie en 1955, la reconnaissance par l’Egypte de la Chine communiste en mai 1956 ou encore l’attrait du Raïs pour les offres soviétiques. 23 « I’ve never doubted the wisdom of cancelling our offer » in Dwight D. Eisenhower, Waging Peace, New York : Doubleday, 1965, p 33. 24 Débuté en 1859 par la compagnie de Ferdinand de Lesseps et inauguré en novembre 1869, ce canal long de 163 km relie la Méditerranée à la mer Rouge. Il représente un enjeu tout à fait fondamental pour le commerce maritime mondial. Sa construction permet de lier l’Asie et l’Europe sans avoir à faire le tour par le Cap. Or, le coût excessif des travaux force l’Egypte à vendre ses parts du canal à la Grande Bretagne afin de régler ainsi sa dette extérieure. Les Britanniques s’installent sur les rives du canal et créent en 1882 un protectorat qui leur permet de remplacer les Ottomans. Dès lors, une véritable domination britannique s’instaure dans cet espace régional que convoitent en partie les Français, actionnaires aussi du Canal. 25 En juin 1956, les derniers militaires quittent l’Egypte. 26 Respectivement, Premier Ministre britannique d’avril 1955 à janvier 1957, chef du gouvernement israélien depuis la proclamation de l’Etat d’Israël, Président du Conseil français de février 1956 à mai 1957.

18 impériale, pourtant en perdition. Les Américains, se retrouvent face à une situation complexe dont les risques d’une crise diplomatique sont multiples. Ils éprouvent une vive irritation vis- à-vis de ce « plan à trois » dont ils n’avaient pas connaissance et ils constatent qu’il est de leur intérêt de ne pas soutenir cette expédition. Le soutien massif dont jouit Nasser auprès des populations arabes empêche toute intervention occidentale supplémentaire car il est nécessaire de ne soutenir directement ni les anciennes puissances impérialistes, ni Israël, afin de ne pas s’aliéner définitivement les dirigeants arabes. Par ailleurs, dans un tel contexte d’instabilité régionale, il est préférable d’agir en vue d’un apaisement et non d’une escalade. Il est indispensable de prévenir tout risque d’intervention des Soviétiques dans ce conflit et d’éviter de placer durablement le monde arabe dans une guerre froide régionale inextricable. Effectivement, Moscou souligne de façon menaçante, qu’ « il y a des pays qui n'ont pas besoin d'envoyer des forces navales ou aériennes sur les côtes de Grande-Bretagne, mais [qui] pourraient utiliser d'autres moyens, tels que des fusées27 ». Par ailleurs, l’objectif diplomatique de Washington n’est pas de s’opposer directement à Moscou mais de parvenir à isoler l’Egypte dans son ambition de s’arroger la direction du monde arabe et de pousser le Raïs vers une nécessaire conciliation avec les Occidentaux.

Le règlement de la crise de Suez va finalement s’effectuer à l’ONU à partir d’une collaboration historique entre Soviétiques et Américains. Les deux puissances parviennent à faire signer une résolution sur le retrait des troupes franco-britanniques et mettent ainsi fin au conflit. Pour cela, les Américains vont exercer une pression financière sur les Britanniques qui finissent par se retirer. A la demande d’Anthony Eden, les Français sont contraints d’en faire de même. Afin de ne pas accentuer la crise au sein de l’alliance atlantique, Washington accorde aux Européens de l’Ouest un prêt d’un milliard de dollars payable lors du cessez-le- feu. Ils s’engagent en outre à leur fournir un approvisionnement pétrolier régulier28.

Malgré une défaite militaire de l’Egypte, le nationalisme arabe sort victorieux et Nasser se voit très vite érigé en symbole de la lutte pour l’unité du monde arabe. « De partout les ovations montaient pour saluer le paysan de Beni Morr qui, dur comme le granit de l’Egypte, s’était dressé comme un géant, face à l’impérialisme29 ». Même en Arabie Saoudite, Etat très

27 André Fontaine, Histoire de la Guerre Froide, de la guerre de Corée à la crise des alliances, 1950-1963, Paris : Seuil, Tome 2, nouvelle édition, 1983, 564 p. 28 Avec les réserves américaine et vénézuelienne, le 30 novembre 1956 débute un « oil lift » de plus de 500 000 barils par jour en direction de l’Europe occidentale. 29 Jacques Benoist-Méchin, Le Roi Saud ou l’Orient à l’heure des relèves, Paris : Albin Michel, 1960, p 534.

19 marqué par l’orientation pro-occidentale du Roi Saoud, la population et le Prince Fayçal soutiennent la politique égyptienne30. Par ailleurs, les velléités d’indépendance d’Etats de la région face au joug impérialiste, représentent pour le monde communiste une véritable occasion. Les objectifs de Washington à l’issue de cette crise visent précisément à éviter que Moscou puisse exploiter « la défaite » franco-britannique et tisser des liens d’amitié avec le monde arabe « victorieux ». Une nouvelle page tout à fait essentielle pour comprendre la nature de la diplomatie américaine semble tournée dans le camp occidental, depuis que Washington a montré sa supériorité dans cette crise majeure. En parvenant à restaurer l’ordre au Moyen-Orient sans pour autant désirer le renversement de Nasser31, Washington s’est substitué à Paris et à Londres dans la défense des intérêts occidentaux. Cette crise marque le début de la toute puissance américaine dans le camp occidental et dans le monde arabe. Il est d’ailleurs possible de noter une certaine ironie que souligne à juste titre Robert Divine : Eisenhower, l’homme qui est considéré comme le sauveur de l’Europe de l’Ouest durant la Seconde Guerre mondiale, devient le Président qui étend l’influence américaine au détriment de la France et de la Grande Bretagne32.

En acceptant une suprématie inégalée dans le camp occidental, les Américains estiment qu’il existe désormais un vide dans le monde arabe et assument indirectement la responsabilité de le combler. Pour cela, la politique profondément anticommuniste de J. F. Dulles et du Président Eisenhower encourage Washington à se donner les moyens d’une diplomatie active et efficace de protection du Moyen-Orient. Les nombreuses crises régionales et l’instabilité croissante de l’espace moyen-oriental aboutissent en juillet 1958, grâce à l’intervention militaire au Liban, à une démonstration de la puissance et de la détermination américaines. Les racines et le déroulement de cette crise, le sujet de cette étude, sont la conséquence directe des rivalités de puissance dont il a été question et de la définition d’une diplomatie plus active, sur un terrain qui se veut désormais américain.

30 Pour le Département d’Etat, l’Arabie Saoudite possède un réservoir pétrolifère capital qui fait du Roi Saoud, l’homme de confiance des Américains. 31 Robert A. Divine, Eisenhower and the Cold War, Oxford : Oxford University Press, 1981, p 82. 32 « There is a great irony in the fact that Eisenhower, the man hailed as the savior of Western Europe in World War II, would become the President who extended American power and influence globally at the expense of England and France. », in Robert A. Divine, ibid., p 96.

20 PREMIERE PARTIE

AUX ORIGINES DE LA CRISE LIBANAISE : LA POLITIQUE AMERICAINE ET LES INCERTITUDES DU MONDE ARABE

Si le sujet invite à une mener une réflexion sur les relations américano-libanaises à la fin des années 1950, les aspirations de l’administration libanaise et la projection de la diplomatie américaine au Liban ne peuvent être analysées qu’à travers les dynamiques régionales du monde arabe. De la crise de Suez au début de l’année 1958, d’importants bouleversements géopolitiques viennent redéfinir les enjeux et les perceptions du monde arabe par les administrations occidentales. Aux priorités américaines guidées par les exigences de la Guerre Froide s’opposent les desseins anti-impérialistes de dirigeants du monde arabe que Moscou encourage énergiquement.

C’est en suivant les évolutions de ce contexte régional très instable qu’il faut comprendre les origines doubles de la crise libanaise de l’été 1958.

¾ L’extrême fragilité et la complexité de l’Etat libanais résument l’ensemble des contradictions qui sévissent sur la scène régionale et internationale durant la fin des années 1950. Les orientations de la politique étrangère de l’administration libanaise désavouent l’héritage historique de la neutralité de cet Etat et posent ainsi la question de la pertinence d’une telle approche dans une région marquée par de profondes rivalités. ¾ A l’intérieur du monde arabe, les relations étroites du pays du Cèdre avec les Etats-Unis mettent à mal les aspirations panarabes de Nasser et avivent les tensions régionales, dont certaines crises politiques annoncent les évènements de juillet 1958.

21 CHAPITRE 1 : L’IMPOSSIBLE NEUTRALISME LIBANAIS

Les relations entre le monde occidental et le Liban sont le fruit d’un long héritage historique qu’entretient la nouvelle administration libanaise (I). Washington décide de mettre en place une diplomatie active au sein du monde arabe afin de préserver ces relations privilégiées, après la perte significative de l’influence des empires coloniaux, et afin de contenir les mouvements panarabes et communistes qui agissent contre les intérêts occidentaux, (II).

I. Le Liban et le monde occidental : regards croisés

Les traditionnelles orientations occidentale et arabe du Liban font de cet Etat un espace à la croisée des chemins (1) marqué par une fragilité durable sur la scène régionale moyen- orientale. Afin de préserver une certaine stabilité, la nouvelle administration libanaise entreprend de renforcer les relations du pays avec les Etats-Unis qui lui assurent en échange des garanties économiques et politiques non négligeables (2).

1°) Le Liban à la croisée des chemins

A l’intérieur du monde arabe, le Liban est fréquemment présenté comme un Etat prospère (a) en dépit de l’existence d’un système politique et religieux complexe qui ne cesse de mettre en péril l’équilibre interne de ce petit Etat du Levant (b).

a. Géopolitique du Liban.

Avec 1,400.000 habitants (décembre 1957) et un territoire de 10 000 km², le Liban constitue une petite République présidentielle de la côte méditerranéenne orientale, qui a pour capitale Beyrouth. Véritable carrefour politique et religieux au coeur de plusieurs civilisations, le Liban a construit son histoire sous des influences et des dominations successives. Tour à tour occupé par les Perses, les Grecs, les Byzantins, les Romains et à plusieurs reprises par les Egyptiens, le pays passe sous domination ottomane au XVIième siècle. Cet espace politique est marqué par de riches influences culturelles et religieuses qui entraînent la sédentarisation de communautés très diverses, chacune à la recherche d’une véritable autonomie.

22 C’est à travers cette diversité que naissent les nombreuses rivalités dont la plus symptomatique oppose les communautés druzes et maronites des montagnes du Nord. Les massacres au XIXième siècle, de Maronites chrétiens par les Druzes– de confession musulmane – entraînent l’intervention de la France et la création en 1864 d’une province maronite autonome, le Mont-Liban. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations place sous mandat français33 l’Etat libanais et la Syrie, issus du morcellement de l’Empire Ottoman. Ceci permet à la France d’affirmer sa domination au Levant et de donner naissance à l’Etat du « Grand Liban ». Cet ensemble regroupe des provinces du littoral et des chaînes montagneuses, la plaine de la Bekaa et le Mont-Liban. En 1926, la République libanaise est promulguée par la Constitution du 23 mai34. Elle institue un état parlementaire à forte tendance présidentielle. La France et son représentant le Haut Commissaire, le Général Catroux, jouissent d’une influence considérable sur le nouvel Etat. Malgré cela, un traité prévoyant de mettre fin aux deux mandats dans un délai de trois ans, – les accords Vienot35 – est signé en 1936. Ce texte franco-libanais n’obtiendra pas la ratification du Parlement français. Peu à peu, les liens se distendent entre la France et le Liban : pendant la Seconde Guerre mondiale, les autorités de Vichy au Levant sont chassées en juillet 1941 après une guerre franco-française et sont remplacées par les représentants de la France Libre36. Les Britanniques ayant participé à cette intervention, font pression sur le Général de Gaulle pour qu’il cesse cette domination et une indépendance de principe est signée par le Général Catroux en 1941. Elle ne sera effective qu’à partir de 1946.

Sur le plan économique, cet espace marchand entretient d’importants rapports commerciaux avec le monde. Déjà sous l’époque phénicienne, le Liban a développé son économie à partir de cités comme Byblos, Tyr, Sidon ou encore Berytos (Beyrouth). Qualifié de « République marchande37 », pour reprendre les termes de Georges Mutin, l’Etat libanais possède une réserve de bois essentielle pour le commerce extérieur. L’agriculture est l’activité

33 Traité de Sèvres du 11 août 1920 signé entre les forces alliées et la Turquie. 34 Elle fut modifiée à plusieurs reprises, notamment en 1927 pour supprimer le Sénat ou en 1929 pour étendre la durée du mandat présidentiel à 6 ans. Elle est l’une des rares constitutions du Proche-Orient avec celle de l’Iran a avoir survécu depuis les années 1920. Pour plus de précisions sur ces questions, se référer à l’article de Pierre Rondot, « The Political Institutions of Lebanese Democracy » in Leonard Binder, Politics in Lebanon, New York : Wiley, 1966, p 127-143. 35 Pierre Vienot est sous-Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères du gouvernement du Front Populaire. Il est chargé principalement des affaires orientales. 36 Après le soulèvement irakien du printemps 1941 contre les Britanniques, l’Amiral Darlan, chef du Gouvernement de Vichy, en signant les « Protocoles de Paris », de mettre les ports et les bases aériennes du Levant à disposition de l’Allemagne. 37 Il est aussi question par la suite de la « Suisse du Moyen-Orient », in Georges Mutin, Géopolitique du monde arabe, Paris : Carrefours de Géographie, Ellipse, 2001, p 142.

23 dominante et le pays du Cèdre ne possède ni pétrole, ni autre ressource minérale. Seul un quart de l’espace libanais est cultivé, ce qui ne peut suffire à créer une situation d’autosuffisance alimentaire. Dans le courant des années 1957-58, les chiffres des importations sont cinq fois supérieurs à ceux des exportations38. Ainsi, l’économie libanaise repose sur des réserves accumulées en partie durant les guerres : en développant ses infrastructures, le Liban et surtout Beyrouth, deviennent en peu de temps un centre de transit d’or et de matière première vitale pour les régions alentours. De l’Amérique du Nord vers l’Extrême-Orient ou de l’Asie vers l’Europe, de nombreux flux transitent par ce carrefour financier39. Selon une estimation de Leonard Binder, en 1951, se sont vraisemblablement 30% de l’or mondial et 400 000 tonnes de biens qui traversent ce pays, le pétrole n’étant pas comptabilisé. Cependant, les bénéfices du Liban restent étroitement liés à l’évolution du marché pétrolier sur la scène internationale. En effet, deux pipelines traversent le pays, en particulier celui de Sidon géré par des compagnies américaines40. Le tourisme constitue également une ressource non négligeable pour l’économie libanaise : 89.000 visiteurs en 1951 et plus de 230.000 visiteurs en 1960, dont plus de la moitié sont des non-arabes41.

Cette activité frénétique ne doit pas masquer l’extraordinaire complexité religieuse et politique du Liban, qui laisse présager l’existence d’un équilibre précaire tant sur le plan national que sur la scène régionale (b).

b. Politique et confessionnalisme libanais

Depuis les années 1840, le « Liban moderne » s’est doté d’un système politico-religieux tout à fait original pour l’espace géopolitique dans lequel il s’inscrit. La persistance des dominations étrangères encourage les représentants maronites et musulmans à « s’entendre verbalement sur des principes simples qui ne furent consignés dans aucun écrit, mais qui, sous le nom de ‘‘pacte national ’’ [qui vient en complément de la Constitution de mars 1943] allaient régir la vie politique pendant quelque quarante années42 ». Le Pacte National est la

38 265 millions de dollars U.S pour l’importation contre 45 millions de dollars U.S pour l’exportation. Les clients principaux sont les pays occidentaux mais le Liban a aussi signé des accords commerciaux avec les pays du glacis soviétique. 39 Il existe au début des années 1960 plus de vingt succursales de banques étrangères et plus d’une trentaine de banques locales libanaises. 40 La TAPLINE est une compagnie trans-arabique constituée des grandes firmes américaines – Chevron, Esso, Texaco, Mobil. Elle joue un rôle non négligeable dans le développement de l’économie libanaise et dans la formulation de la politique étrangère américaine. 41 in Leonard Binder, Politics in Lebanon, op cit., p 75. 42 Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, op. cit., p 3269.

24 traduction pratique de trois principes : celui de la parité dans les communautés, celui de l’homogénéisation des différentes factions religieuses et politiques sur le plan national et celui du maintien de la riche diversité libanaise. Le Président de la République doit être de confession maronite et il ne peut être réélu, afin d’éviter qu’un clan se perpétue. Il est assisté obligatoirement d’un premier ministre musulman sunnite et au Parlement d’un président chiite et d’un vice président grec orthodoxe. Les ministères doivent être répartis entre les différentes confessions comme le Ministère des Affaires Etrangères qui revient aux Maronites. Les grandes communautés sont toutes représentées, ce qui permet à chacune de détenir un droit de veto sur la politique du pays. Au lendemain de l’indépendance, le Pacte National a donné des assises importantes à l’établissement de la démocratie libanaise.

Afin de comprendre l’importance de cet accord non écrit, il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur la réalité confessionnelle du Liban. Cet Etat compte 17 communautés officiellement reconnues – chrétiennes catholiques et non catholiques43, et musulmanes – mais à cela il faut ajouter les nombreuses migrations voisines qui recherchent au Liban un espace pour prospérer : Juifs, Palestiniens, Alaouites, Syriens, Kurdes, Chaldéens, Irakiens et minorités chrétiennes des Etats limitrophes.

Tableau 2. Les communautés au Liban

Les communautés et Les communautés et Les communautés et minorités chrétiennes minorités chrétiennes non minorités catholiques catholiques musulmanes ƒ Maronites (30%) ƒ Grecs orthodoxes ƒ Sunnites ƒ Grecs catholiques (10%) (22%) (6%) ƒ Protestants ƒ Chiites ƒ Arméniens ƒ Arméniens (18%) catholiques orthodoxes ƒ Druzes (6%) ƒ Syriaques ƒ Assyriens ƒ Alaouites catholiques ƒ Syriaques ƒ Ismaélites ƒ Catholiques latins orthodoxes

Les Maronites forment la communauté catholique la plus nombreuse et se réclament de Saint Maron, un moine anachorète dont les disciples prêchent ses idées bien avant la conquête musulmane. Face à la domination arabe et byzantine, les Maronites sont contraints de se

43 Les conciles du Vième et VIIième siècles après J.C et la pénétration de l’Islam amènent de nombreuses subdivisions au sein de l’Eglise chrétienne orientale. Maronite, Nestorien, Melkite, Monophysite, Arménien créent leurs propres rites tout en maintenant un mode de vie proche de celui des Arabes.

25 réfugier sur le Mont Liban dès le Vième siècle. Ils forment une communauté patriarcale et féodale dont l’influence de certaines grandes familles comme les Gemayel est essentielle tant sur le plan politique que sur le plan économique. Du coté musulman, les Sunnites44 sont les plus nombreux et proviennent majoritairement de riches familles de notables. Ils se situent principalement à Tripoli et dans la plaine d’Akkar au Nord. Ils représentent, selon une estimation des années 1950-60, 22% de la population (contre 30% de Maronites et 18% de Chiites45). Les Druzes46, moins nombreux sont traditionnellement situés dans les montagnes du Chouf, à l’extrémité sud du Mont Liban. Sur la période étudiée, il n’existe qu’un seul recensement officiel des Chrétiens et des Musulmans. Il fut effectué en 1932 durant le mandat français et faisait état d’une majorité de 52% de Chrétiens. Il est fort probable que depuis ce recensement, la situation se soit inversée.

Cette mosaïque confessionnelle et ce pluralisme politique sont essentiels pour comprendre le Liban. Deux caractéristiques influent considérablement sur l’évolution de cet Etat : l’émiettement de la société se conjugue avec la persistance d’un fort communautarisme religieux. Ces importantes disparités confessionnelles laissent présager l’existence d’un équilibre politique précaire périlleux. Il existe au Liban un réel problème de représentation politique en raison du manque de cohésion sociale : chaque élite politique est prédisposée à parler au nom de sa communauté, ce qui ne manque pas d’entraver la constitution d’un véritable sentiment national. Trois tendances politiques majeures s’opposent : les Libanais qui sont favorables à la naissance d’une grande nation arabe (les Musulmans), ceux qui craignent de perdre toute prérogative si une telle aspiration voyait le jour (les Chrétiens), ceux qui encouragent le Liban vers une stricte neutralité et un rôle de médiation dans l’espace moyen- oriental (certains Chrétiens et Musulmans).

Cette absence d’homogénéité transforme l’Etat libanais en un terreau propice à la montée d’importantes rivalités éthiques, sociales et religieuses. Le territoire libanais vit constamment aux rythmes des conflits de pouvoir entre communautés, auxquels s’ajoutent les

44 La différence principale entre les Sunnites et les Chiites réside dans la question de l’autorité légitime musulmane. Les Chiites forment une communauté, très minoritaire dans le monde arabe – située principalement à Bahreïn, en Irak et au Liban – qui s’est séparée des Sunnites au VIIième siècle (fitna) et qui ne reconnaît qu’Ali comme successeur de Mahomet et ses descendants comme chefs spirituels (imams). 45 Labib Zuwiyya-Yamak, « Party Politics in the Lebanese Political System » in Leonard Binder, Politics in Lebanon, op cit., p 143. Les Chiites forment une communauté pauvre au Liban, située à l’Est – vallée de la Bekaa – et au Sud – jebel Amel. 46 Communauté très fermée issue d’une branche chiite qui ne connaît que sept imams et qui croit en la métempsychose. Ce sont d’excellents combattants et les rivalités avec les Maronites furent nombreuses particulièrement en 1860 où un véritable massacre se perpétra.

26 aspirations de domination étrangères. Ce petit Etat est constamment courtisé par les puissances étrangères qui trouvent aisément une communauté pour exprimer leurs revendications. « Mais si on pousse plus loin [...] on s’aperçoit qu’il y a toujours un point de vue sur lequel deux Libanais peuvent se disputer : que cela soit des sympathies politiques, ses croyances héréditaires, sa race ou encore son appartenance à un village rival47 ». Par conséquent, la société libanaise évolue autour d’un centre vide48 tant politique que religieux.

C’est à travers ce schéma complexe qu’il faut comprendre l’expression du Liban sur la scène régionale et sa difficulté à maintenir une véritable indépendance, notamment vis-à-vis de l’Occident (2).

2°) Chamoun et l’Occident : approche historique d’une coopération

Si les racines de l’instabilité libanaise sont visibles à travers l’existence d’un système politico-religieux fragile, le début des années 1950 marque un nouveau tournant majeur dans le déséquilibre de cet Etat. Face aux réveils des nationalismes qu’encourage Nasser, le nouveau président libanais choisit d’adopter une orientation pro-occidentale qui vient accélérer durablement une fracture sur la scène politique interne et régionale (a). Or, cette orientation s’inscrit précisément dans la politique de Guerre Froide que mènent les Américains dans le monde arabe face au communisme (b).

a. Une politique partisane complexe

Après une relative stabilité depuis l’indépendance, le Liban vit une véritable crise politique en juillet 1951, avec l’assassinat du Premier Ministre Riad Solh lors d’une visite à Amman. Cet événement est essentiel pour l’évolution des relations syro-libanaises ; il est le fait d’activistes d’un parti syrien (le P.P.S)49 qui militent pour la renaissance d’une « Grande Syrie50 » qui incorporerait le Liban. C’est en particulier sur le plan économique que les

47 Simon P. Nothomb, « Le Proche-Orient Arabe », Perspectives, revue hebdomadaire de la Société d’Etudes et d’Informations Economiques, supplément au n°685, 19 décembre 1959, p 38. 48 « As a result of this situation, Lebanese society revolves around an empty center » in Leonard Binder, Politics in Lebanon, op cit., p 2. 49 Le Parti Populaire Syrien (ou Parti Syrien National Social). Cet assassinat répond à l’exécution du fondateur fascisant de ce parti, Antoun Saadé qui avait mis en place un complot contre l’Etat libanais en 1949. 50 Les projets syriens d’union avec le Liban sont une constante dans l’histoire de cette région. Le Parti Syrien National Social que fonde Antoun Saadé en 1932, affirme dans sa doctrine, qu’il existe une « nation syrienne » antérieure au christianisme et à l’Islam. Afin de lui redonner toute son existence, le PPS préconise la soumission du Liban à la Syrie, l’abolissement du confessionnalisme et la mise en place de la laïcité. L’idée même de l’incorporation du Liban dans une entité plus vaste, va à l’encontre des principes du Pacte National de 1943 et de la Constitution de 1926, qui stipulent l’indépendance, l’unité et la souveraineté du Liban.

27 tensions sont les plus vives. En 1950, la Syrie décide de mettre fin à son union économique et douanière avec le Liban, qui existait tant bien que mal depuis le mandat français. Néanmoins, cette crise met en lumière les premières contradictions politiques qui sévissent au Liban. L’instabilité gouvernementale persiste et, en septembre 1952, le nouveau Premier Ministre et Ministre de la Justice, Sami Solh, démissionne de son poste. En raison des nombreux abus de pouvoir qui lui sont reprochés et de la situation insurrectionnelle critique, le Président maronite, Béchara el Khoury, finit par se retirer à son tour le 19 septembre 1952. Une opposition très diverse mais unie contre Khoury, choisit à la quasi unanimité le Maronite Camille Chamoun à la présidence, le 23 septembre 1952.

Issu de la petite bourgeoisie et originaire de Deir al Kamar dans les montagnes libanaises, Chamoun débute sa carrière politique dans les années 192051. Reconnu comme étant un réformateur de tendance libérale, Chamoun mène une politique d’équilibre et de neutralité prudente durant ses premières années à la présidence. Elle se révèle vite impraticable en raison des fortes disparités internes et des tensions régionales. Tout en cherchant à normaliser les relations du Liban avec ses voisins arabes, Chamoun maintient une politique de collaboration amicale avec les Occidentaux, en particulier les Britanniques, qu’il refuse de condamner lors de l’affaire de Suez. Ce refus marque le début d’une opposition farouche de nombreux Arabes musulmans pour qui, une telle ligne de conduite est inadmissible.

Les orientations pro-occidentales du nouveau président dont Eisenhower vante les qualités, sont le fruit des relations historiques entre le Liban et l’Occident. Il a été question du rôle des puissances coloniales dans la construction de l’Etat libanais mais les Américains jouent aussi un rôle primordial. La présence dans le monde arabe d’un Etat dont la moitié de la population est chrétienne, dont l’héritage est de tradition occidentale, ne peut que faciliter un tel rapprochement. Historiquement, c’est au Levant que se créent les premiers contacts entre l’Amérique du Nord et le monde arabe. Dès le XIXième siècle, de nombreux missionnaires protestants voyagent au Liban et développent d’importantes institutions culturelles et universitaires, comme la fondation en 1866 de la prestigieuse Université

51 Il a constamment été réélu, au parlement libanais depuis 1929 (sauf en 1964). Il quitte officiellement la politique à 85 ans, deux années avant son décès. Il laisse la succession à son fils Dany, en 1985.

28 Américaine de Beyrouth52. Les Etats-Unis sont perçus par les Arabes comme un Etat prospère, moderne et dont les idées du wilsonisme après la Première Guerre mondiale pourraient libérer la région moyen-orientale du joug impérial des Européens53. Cette reconnaissance se traduit par une forte immigration libanaise aux Etats-Unis depuis le début du XIXième siècle54. Ces flux migratoires peuvent s’exprimer de deux façons : ceux qui fuient les répressions de l’Empire Ottoman pour trouver sur le sol américain les conditions d’une nouvelle vie, et ceux qui quittent délibérément le Liban pour faire fortune.

Les relations entre le Liban et les Etats-Unis ne sont donc pas inexistantes et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Camille Chamoun est conscient de l’assistance que les Américains pourraient lui fournir en échange de garanties envers l’Occident. En outre, l’élection du Président américain Eisenhower, peu de temps après celle de Chamoun, semble être vécue avec un certain enthousiasme depuis Beyrouth. Effectivement, les Libanais gardent une forte amertume vis-à-vis du Président américain Truman, dont la faiblesse de la politique orientale s’est conjuguée avec le soutien accordé à la naissance d’Israël55.

Dès le mois d’avril 1953, Chamoun nomme un cabinet transitoire favorable aux Américains ce qui encourage l’administration Eisenhower à amorcer une réflexion sur le rôle que pourrait jouer le Liban comme relais occidental au Moyen-Orient. Conformément aux espérances de Chamoun, les Etats-Unis instituent une véritable « diplomatie du dollar56 » et favorisent ainsi un rapprochement important entre les deux Etats. Pour permettre le développement d’une assistance technique des Etats-Unis au Liban, une commission mixte est mise en place pour la gestion et le financement de divers projets57. Cette commission met en avant les prétentions américaines qui visent à contrôler l’utilisation des crédits alloués ; elle renforce ainsi la méfiance de dirigeants libanais locaux, qui ne souhaitent consentir

52 Elle se nomme au départ l’Université Syrienne Protestante et prend le nom d’Université Américaine de Beyrouth en 1920. 53 La Commission King-Crane créée sous W. Wilson a mené une enquête qui relate le degré de sympathie des populations arabes à l’encontre des Etats-Unis. La naissance des mandats de la SDN et les dominations économiques de Washington deviennent rapidement ternir l’image du « peuple libérateur américain ». 54 John G. Moses, The Lebanese in America, New York : NY Educational Publications, revised ed., 2001. 55 Les Libanais dénoncent « la marque sioniste du visage de Truman ». Télégramme diplomatique de Georges Balay, Ambassadeur français au Liban, au Ministre des Affaires Etrangères, M. Schuman, a/s : les commentaires de la presse libanaise sur l’élection du Président Eisenhower, Beyrouth, n°1355, carton 443, 12 novembre 1952, 4 p. 56 Historiquement, la « diplomatie du dollar » désigne la politique américaine mise en place en Amérique centrale au début des années 1900, pour faire triompher les intérêts américains dans un espace sous leur influence. 57 Principalement les questions d’irrigation et les projets développant l’énergie hydro-électrique.

29 d’avantages qui puissent porter atteinte à la souveraineté de leur Etat. Selon Maurice Couve de Murville, Ambassadeur de France à Washington de 1955 à 1956, l’aide américaine s’élève à plus de 23 millions de dollars U.S entre 1952 et 1956. Malgré l’efficacité incontestable de cette aide, en apportant un tel soutien, les Etats-Unis risquent de voir leur « diplomatie du dollar » glisser peu à peu vers celle d’un « droit au dollar ». Cette approche économique répond aux priorités américaines de la Guerre Froide, qui se traduisent par la lutte contre le communisme à travers le levier économique. Néanmoins, elle risque de créer une situation de constante dépendance de l’Etat débiteur, les Etats-Unis, vis-à-vis de l’Etat qui reçoit et qui reste moralement créancier.

Malgré ces perspectives économiques favorables à Beyrouth, deux points d’achoppement apparaissent entre l’Etat libanais et les Etats-Unis.

- Chamoun souhaite utiliser le soutien qu’il accorde aux Occidentaux pour obtenir davantage de concessions, en particulier sur les questions militaires. Après plusieurs demandes d’aide, le Président se voit refuser l’envoi d’armes au Liban, notamment en raison du statu quo que souhaitent maintenir les Américains. Pour Chamoun, ce refus est en contradiction avec la diplomatie américaine de protection des intérêts occidentaux et de lutte contre les menaces extérieures.

- D’autre part, l’orientation occidentale de la politique étrangère de Chamoun est perçue par l’opposition comme une violation de l’héritage neutraliste libanais que stipule en partie le Pacte National. L’instabilité politique croissante, les réactions de la population libanaise et les pressions régionales des Etats arabes, placent le Président dans une situation de choix inconfortable. En maintenant un cabinet résolument pro-occidental, Chamoun met en jeu son mandat politique, sa personne et l’équilibre du Liban. Dès la fin de l’année 1955, il décide de faire rentrer dans le gouvernement des personnes davantage dirigées vers le monde arabe, afin de maintenir une certaine stabilité. Ainsi, le Premier Ministre Sami Solh est remplacé en septembre par Rachid Karamé58, notable cultivé et très

58 Son père fut l’une des grandes figures de l’indépendance libanaise et le chef de l’un des premiers mouvements nationalistes arabes sous le mandat français.

30 respecté de Tripoli59 qui aspire au rapprochement du Liban avec la Syrie et l’Egypte. Il reçoit pour cela le soutien du nouveau Ministre des Affaires Etrangères pro-arabe Hamid Frangié60 qui remplace le pro-occidental Alfred Naccache61. La réaction américaine est alors immédiate vis-à-vis de ce nouveau cabinet de salut public. Bien que la traditionnelle orientation pro-occidentale de Chamoun ne soit pas contestée, Washington décide d’accentuer son soutien afin de préserver l’Etat libanais.

Or, se sont précisément les pressions arabes et les orientations américaines qui placent le Liban au cœur d’une instabilité croissante dans laquelle il ne parvient à trouver de véritable équilibre. Cette instabilité est renforcée par les priorités de la Guerre Froide qui guident la diplomatie américaine. Depuis le réveil des nationalismes et les accords entre le monde arabe et le monde soviétique, les Etats-Unis perçoivent le communisme comme la menace fondamentale de l’espace moyen-oriental (b).

b. La diplomatie américaine, le Liban et le péril communiste

Depuis le début des années 1950, le communisme n’a cessé de renforcer son emprise sur la scène internationale. La victoire de Mao en Chine et l’intervention de Corée s’ajoutent au climat de Guerre Froide extrêmement angoissant qui sévit avec l’évolution sans précédent des questions nucléaires62. A travers l’impulsion de John Foster Dulles, qui ne cesse d’exprimer son mépris pour le communisme, Washington choisit la fermeté vis-à-vis de Moscou. Les discours du Président prennent l’allure d’une croisade morale contre « une tyrannie qui a amené des millions de personnes dans des camps d’esclaves et qui souhaite faire de toute l’humanité son bétail 63». Convaincus de la supériorité morale des Etats-Unis, le Président et le secrétaire d’Etat mènent une politique qui se traduit par un rejet formel de toute complaisance envers les évolutions du communisme international dans le monde. Or, dans les années 1950, le Moyen-Orient est à son tour victime des rivalités de la Guerre Froide et

59 Rachid Karamé est issu d’une vieille famille de mufti (interprète de la loi musulmane) sunnite du nord. 60 Les Frangié constituent l’une des grandes familles chrétiennes originaire de Zghorta, qui se disputent le Nord du Liban. Ancien rival de Camille Chamoun à la présidence de 1952, Hamid Frangié finit par retirer sa candidature. 61 Ancien Président de la République Libanaise entre 1941 et 1943. 62 Le 29 août 1949, l’Union Soviétique a testé sa première bombe A, suivie des Britanniques en octobre 1952. En août 1953, après un essai réussi, les Soviétiques disposent désormais de la bombe H, une centaine de fois plus puissante que la précédente. 63 « A tyranny that has brought thousands millions of people into slave camps an dis attempting to make all humankind its chattel », Robert A. Divine citant Eisenhower, Eisenhower and the Cold War, op cit., p15.

31 l’exportation progressive de la bipolarité apporte un déséquilibre supplémentaire à l’instabilité structurelle de cet espace.

Plusieurs rapports de la NSC et de la CIA mettent en garde la Maison-Blanche face à la forte pénétration du communisme dans le monde moyen-oriental. La naissance du Pacte de Bagdad a renforcé les animosités de dirigeants arabes qui ont accentué leur politique anti- occidentale. Depuis le début des années 1950, un Etat joue le rôle de plate-forme politique et militaire des Soviétiques : la Syrie. Le poids du nouveau parti ba’th de tendance marxisante et la présence du pro-soviétique Chukri el Kouatly, à la présidence de l’Etat, viennent conforter la fermeté américaine. La politique résolument anti-communiste de Washington a encouragé le Président syrien à signer un accord commercial avec Moscou (avril 1955) et à assurer la défense de son territoire en cas d’une éventuelle intervention de ses voisins, pour la plupart membres du Pacte de Bagdad. La découverte d’un plan secret anglo-irakien – Operation Straggle - visant à renverser le gouvernement syrien, vient renforcer les tensions entre les Occidentaux et les Syriens. Depuis le début de l’année 1956, le département d’Etat et précisément Dulles, sont convaincus que la Syrie n’agit plus que comme un satellite soviétique64. Enfin, la crise de Suez est venue fortement aggraver la fracture entre le monde occidental et le monde arabe sous influence communiste.

Par effet de contagion, et en raison des visées syriennes sur le Liban, les Américains craignent que cette tête de pont occidentale devienne à son tour un satellite de Moscou. La précarité du système politique, les fortes rivalités entre communautés et les revendications arabes contre Chamoun représentent un terreau favorable aux prétentions syriennes et soviétiques. Les critiques acerbes des Arabes contre le sionisme américain, le rapprochement égypto-soviétique et la présence d’un gouvernement pro-arabe au Liban, accélèrent les visées de Moscou. Or, les réactions américaines sont complexes, notamment depuis que leur politique régionale est tenue en échec. « S’il restreignent leur appui, ils sont taxés d’indifférence et se voient opposer la générosité soviétique, s’ils la développent on y voit aussitôt des arrière-pensées d’ingérence et d’impérialisme65 ». Aux yeux des Etats arabes,

64 John Foster Dulles: « Syria seemed to be behaving much like a Soviet satellite », Memorandum of Conversation, White House, Foreign Relations of the United States (FRUS), 1955-1957 : Near East, volume XIII, Washington : United States Government Printing Office, 30 janvier 1956, 1988. 65 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n°548/AL, carton 443, 18 avril 1958, p5.

32 Washington ne peut avoir de démarche indépendante en raison de son soutien historique aux empires coloniaux et de son assistance à Israël66.

Dans un entretien de décembre 1956 avec l’Ambassadeur de France à Beyrouth, Louis Roché, le Président Chamoun fait part de son extrême préoccupation.

« Le Président Chamoun m’a rappelé qu’il n’y a plus dans le Proche-Orient que deux Etats tournés vers l’Ouest : le Liban et l’Irak, mais qu’à Bagdad le maintien d’une politique pro-occidentale tient à un seul homme. Le Liban doit songer dès maintenant à se protéger contre les pressions terribles auxquelles il serait soumis si Noury Saïd venait à disparaître. » « Un pareil souci me semble pleinement justifié. Or, d’un coté, j’ai le sentiment que certains Américains s’emploient, pour d’obscures raisons, à minimiser la gravité de ce qui se passe en Syrie. De l’autre, je crois savoir qu’à Washington on soutient Noury Saïd à contre-cœur, car on craint de déplaire aux puissances de Bandoeng. Bref, vu d’ici, la politique américaine vis-à-vis des arabes est toute d’apaisement67. »

Effectivement, le département d’Etat reconnaît à cette époque que s’il y a quelques activités communistes au Liban, la situation prospère dans laquelle situe le pays et le poids des Chrétiens pro-occidentaux laissent présager une certaine stabilité68. De plus, Washington est conscient qu’il est aussi dans l’intérêt d’un petit Etat comme le Liban de chercher à obtenir davantage de garanties. Les inquiétudes de Chamoun sont pour cela compréhensibles.

Pourtant, le Président Chamoun semble vouloir souligner l’existence d’un risque réel. Effectivement, depuis le milieu des années 1950, les marques d’intérêts des pays de l’Est envers le Liban ne cessent de se multiplier et d’attirer une partie de la population. En guise d’exemple, du 12 au 23 mai 1956, une délégation commerciale de la RDA se rend au pays du Cèdre et propose d’échanger des équipements industriels contre des agrumes et des produits agricoles. Aux mêmes dates, se tient à Beyrouth une exposition commerciale tchécoslovaque

66 Pour plus de précisions sur ces questions, se référer à l’ouvrage de John S. Badeau, The American approach to the Arab world, London : Harper & Row Publishers, Council on Foreign Relations, 1968, 209 p. 67 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, très secret, réservé, n°1164-1169, carton 443, 26 décembre 1956, 3 p. 68 En guise d’exemple, l’Office of Intelligence Report note dans un rapport que la visite dans la région le 25 et 27 juin 1956, du Ministre des Affaires Etrangères soviétique, Dmitri Trofimovich Shepilov, ne fut pas accueillie avec ferveur au Liban, à la différence de la Syrie. in Intelligence Report, Political Trends in Lebanon, Washington : Office of Intelligence Research, Department of State, n° 7286, 5 juillet 1956, p3. La commission parlementaire libanaise chargée des affaires étrangères aurait écrit à ce propos une note au ministre soviétique pour dénoncer son silence sur la question palestinienne.

33 qui vante le poids de ce premier importateur d’agrumes dans l’économie libanaise. Des véhicules Skoda, des machines, des outils et du matériel industriel sont exposés par les Tchécoslovaques. Ces marques d’intérêts envers le Liban ne sont pas qu’économiques mais aussi culturelles ou diplomatiques. Les ballets russes de la compagnie de danse Beryozka ou encore les prestations du pianiste hongrois Lajos Hernado obtiennent un grand succès. De nombreux films sur l’Est sont diffusés, notamment sur le voyage de Khrouchtchev et Boulganine aux Indes, et les expositions de peinture mettant l’accent sur les richesses du monde oriental se multiplient. Cette véritable « offensive de printemps » pour reprendre les termes de l’Ambassadeur français Louis Roché, est un témoignage de la réalité de la pénétration des pays du rideau de fer par-delà les frontières syriennes69. D’ailleurs, les chiffres sur l’importance des partis communistes au Moyen-Orient confirment le scepticisme de Chamoun : Le Liban et la Syrie sont les deux Etats où le communisme est le plus présent.

Cette pénétration du Bloc soviétique qui se traduit dans les faits par une compétition entre les deux Grands dans la région, encourage les Etats-Unis à redéfinir une politique sécuritaire plus offensive. La nouvelle approche dite « Doctrine Eisenhower » fait glisser les Etats-Unis d’un rôle de médiation à celui d’une participation active au Moyen-Orient. En se faisant le zélateur d’une telle résolution, le Liban émerge comme un relais occidental de toute première importance pour les Etats-Unis. Seulement, un tel choix de la part de Beyrouth va entraîner une redéfinition de l’implication libanaise sur l’échiquier moyen-oriental et placer peu à peu ce pays dans un étau inextricable (II).

II. Vers une redéfinition des paradigmes sécuritaires : l’engagement effectif des Etats-Unis dans le monde arabe

Afin de comprendre l’état des relations libano-américaines de ces années d’après-guerre, il est essentiel d’entreprendre une réflexion sur l’évolution du statut libanais, les réactions américaines (1) et le rapprochement avec les Etats-Unis à travers la Doctrine Eisenhower qui marquent un pas essentiel vers la déstabilisation croissante du Liban (2).

69 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, a/s : Le Liban et les pays du rideau de fer, Beyrouth, Beyrouth, 573 AL, 31 mai 1956, carton 443, p 6. A la même période, sensible à l’hommage rendu à la culture arabe, l’opinion publique salue la remise d’un prix Staline à un Cheikh de la région.

34 1°) La question du statut libanais : entre impasse et renouveau

Le caractère tout à fait particulier du Liban encourage cet Etat à adopter une attitude de médiation sur la scène régionale arabe. Mais, depuis les années 1950, la monté des rivalités interarabes et les orientations de l’administration Chamoun rendent ce projet incertain (a). Face à l’émergence d’une instabilité protéiforme, la diplomatie américaine cherche à limiter toutes les perspectives d’une éventuelle neutralisation de cet Etat libanais (b).

a. Un statut incertain

De part son passé et en raison de son équilibre confessionnel complexe, le Liban a toujours cherché à jouer un rôle de médiation actif dans le monde arabe en particulier auprès des puissances rivales séoudites et hachémites. Ce fut le cas au sein de la Ligue Arabe auprès des Syriens et des Irakiens mais les relations tumultueuses de la Syrie et du Liban mettent de fait, cette initiative dans une impasse. Beyrouth n’a jamais cessé de vouloir participer à la politique régionale arabe tant que cette participation n’entraînait pas de remise en cause de sa souveraineté. L’indépendance tardive du Liban et la politique de son premier président, Béchara el Khoury s’inscrivent dans ces perspectives. Afin de conserver une indépendance réelle en raison de son poids géopolitique restreint, l’Etat libanais prône une politique qui vise à protéger en priorité ses frontières intérieures. En réponse aux desseins américains, le Premier Ministre libanais, Sami Solh, souligne vouloir adopter une position neutre pour le Liban. Lors des débats de politique étrangère à la Chambre libanaise, du 12 au 15 mai 1955, il proclame « du haut de cette tribune que le Liban n’adhérera ni au pacte turco-irakien, ni, dans les circonstances présentes, au pacte tripartite » et il précise par la suite « nous resterons neutres et nous ne voulons pas que l’Irak soit exclu de la communauté arabe70 », ce qui ne manque pas d’aviver les hostilités égyptienne et saoudienne.

Néanmoins, le neutralisme en politique résulte d’un choix qui n’est en rien inné et qui présume de ne prendre ni parti pour un groupe de puissance, ni d’adhérer à une alliance défensive régionale71. Or, à cette époque, les orientations contradictoires du gouvernement et de la population, placent le Liban dans un étau. La politique arabe de Nasser, fermement anti- impérialiste reçoit, d’un coté, l’appui d’une forte majorité de Musulmans libanais et la

70 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Georges Bilay, à Antoine Pinay, Ministre des Affaires Etrangères français, a/s : débats à la Chambre sur la politique extérieure du Liban, Beyrouth, n°578 / AL, carton 375, 18 mai 1955, 5 p. 71 C’est d’ailleurs le cas pour le Pacte de Bagdad auquel Chamoun n’adhère pas. Malgré la véhémence irakienne, les pressions syriennes et celles des Musulmans libanais freinent certainement le Président.

35 politique régionale américaine reçoit, de l’autre, un soutien du Président et d’une majorité de Chrétiens libanais. Face aux importantes contradictions internes du Liban, le non-alignement apparaît comme la seule politique susceptible d’empêcher toute forme d’ingérence.

Or, comment est-il concevable pour un Etat dont la représentation sur la scène régionale reste constamment soumise à des pressions intérieures et extérieures, de se protéger sans gages de sécurité ? La réelle neutralité d’un Etat n’existe-t-elle pas si des entités extérieures se portent implicitement volontaires pour la garantir72 ? Pour cela, neutralisme, non alignement et neutralité présentent un certain nombre de nuances et n’impliquent pas une même réalité. Etre neutre induit de rester extérieur à toutes les luttes d’influence et de puissance qui s’expriment sur la scène internationale. Historiquement, la Suisse renvoie à cette définition, la neutralité est alors un statut juridique. Mais si un Etat ne souhaite pas prendre part de façon délibérée à une alliance militaire, il s’agit là d’un choix politique qui renvoie à la notion de neutralisme. Le non-alignement est une notion plus générale qui se traduit par un rejet unanime de la Guerre Froide ou de l’appartenance à l’un ou à l’autre Bloc. Seulement, les moyens que se donnent les Etats pour y parvenir divergent sensiblement73.

Dans un contexte où les vestiges de la colonisation sont toujours d’actualité au Moyen- Orient, où les réserves pétrolifères sont au cœur des enjeux et où la Guerre Froide encourage les deux puissances soviétique et américaine à protéger leurs intérêts, une approche de stricte neutralité est impossible pour un Etat encore fragile. Au Liban, un tel choix apparaît irréalisable en raison même des pressions dont il serait victime durant la mise en place de sa politique de neutralité. De part son inaptitude à faire concrètement face à un adversaire et de part son souhait évident de demeurer dans une position qui procure un certain nombre d’avantages, il est manifestement impossible pour le Liban de renoncer à une alliance ou à une protection74. Les affinités occidentales d’un Président comme Chamoun, poussent inévitablement le dirigeant libanais vers les Etats-Unis et non vers Moscou. Il est alors aisé pour l’Egypte qui se veut le cœur même de la contestation d’un monde pris entre les rivalités de deux ensembles politiques, de profiter de ces luttes de puissance pour bâtir sa propre

72 « Nul n’est neutre plus longtemps que les autres ne le veulent » précise à juste titre Professeur Hjalmar Hammarskjöld, ancien Premier Ministre suédois durant la Première Guerre Mondiale et père de Dag Hammarskjöld, Secrétaire Général de l’ONU d’avril 1953 à septembre 1961. 73 La Conférence des non-alignés de Bandung a vu surgir trois tendances : les strictement neutralistes, les pro- occidentaux et les pro-soviétiques. 74 Lawrence W. Martin (sous la dir.), Neutralism and Nonalignment : the New States in World Affairs, New York : Praeger, 1962, p 81.

36 influence. La politique de Nasser est à l’origine de la notion de « neutralisme positif » qui n’est pas un strict neutralisme. Elle prône l’unité du monde arabe contre les immixtions étrangères et elle se traduit par une politique de non-alignement. Tout en dénonçant les ingérences étrangères, l’Egypte peut profiter de cette situation pour utiliser tour à tour chacune des puissances américaine et soviétique pour parvenir à ses fins et encourager les Arabes libanais à suivre cette approche ; le succès dont jouit cet Etat auprès des peuples arabes se présente alors comme une menace supplémentaire pour les pro-occidentaux, principalement les Chrétiens.

Dans ces difficiles orientations de politique étrangère, il est certain que la stricte neutralité n’apparaît pas comme un chemin acceptable ni pour les Américains, ni pour les Soviétiques, ni pour les Egyptiens, car elle dessert de fait leurs intérêts. En d’autres termes, pour le département d’Etat, le neutralisme renvoie toujours à une vision négative tant qu’il considère qu’il existe une alternative occidentale possible (b).

b. Mise en perspective

Depuis le refus de Chamoun de dénoncer l’intervention franco-britannique à Suez, l’Occident réaffirme « l’intérêt qu’offre cette tête de pont au Levant75 », malgré les attentats dont sont victimes certaines institutions occidentales au Liban76. Afin de faire reconnaître un statut spécial pour le pays du Cèdre, le Président Chamoun organise une réunion de la Ligue Arabe à Beyrouth, au mois de novembre 1956. Une telle attitude entraîne immédiatement des réactions syriennes virulentes et la démission de deux Musulmans sunnites du Gouvernement : le Président du Conseil Abdallah Yafi et son Ministre d’Etat Saeb Salem, notable modéré de la capitale libanaise. Alors que l’opposition ne cesse de se renforcer, Sami Solh renoue avec son expérience passée de Président du Conseil et maintient une politique de tendance pro-occidentale (jusqu’à son départ en septembre 1958). Dès le mois de décembre 1956, le Secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles est mis au courant d’un projet de l’administration Chamoun, qui vise à faire du Liban une base permanente des forces de l’ONU77. Ce projet a pour ambition de mettre des infrastructures militaires à disposition des

75 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, a/s : la crise vue de Beyrouth, Beyrouth, n°1032 AL, carton 443, 14 novembre 1956, p 4 76 Différentes bombes ont visé l’Ecole des Frères de Tripoli et le Centre Britannique des Etudes Arabes de Chemlane. Monseigneur Méouchy, Partriarche libanais, fut victime d’une tentative d’assassinat à Dimane, sa résidence d’été. 77 Cette perspective sera par la suite évoquée par le Secrétaire général des Nations Unies. in Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 200.

37 Nations Unies en les plaçant sous surveillance de l’armée libanaise. Les enjeux d’un tel projet sont nombreux car cela permettrait d’éviter de prononcer le terme de neutralité qui déplait dans les milieux arabes et américains ; et surtout de considérer qu’aucun pays n’oserait se frotter à un Etat chargé d’assurer la garde d’une base de l’ONU. Par ailleurs, le Liban ne pourrait plus être accusé d’adopter des orientations pro-occidentales car il serait désormais sous la protection d’une institution internationale officiellement dépolitisée. Les pays arabes ou encore les Soviétiques ne verraient plus le Liban comme une tête de pont occidentale car ce statut exclurait toute éventuelle alliance militaire avec des Etats ou des groupes d’Etats tiers. En d’autres termes, cette approche fournirait un modèle tout à fait intéressant pour les nombreux Etats de petites tailles qui recherchent une reconnaissance sur la scène internationale. Enfin, selon Chamoun, elle permettrait au Liban de se dégager peu à peu des liens malaisés qui l’unissent à la Ligue Arabe.

Il s’agit donc de donner au Liban un statut de neutralité juridique et permanent, reconnu de tous et garanti internationalement. Son image de terre de synthèses religieuse, politique et culturelle laisse présager qu’une telle solution permettra une plus juste mise en application du Pacte National de 1943. Concernant la nature même de ce statut, les propositions s’appuient sur des exemples historiques anciens, avec pour enjeu principal la question de l’inviolabilité du territoire et du respect des frontières. Les cas suisse et autrichien, respectivement la déclaration de Paris du 20 novembre 1815 et la résolution du 9 juin 1955, sont évoqués dans ce projet à titre d’exemples. La loi fédérale constitutionnelle autrichienne d’octobre 1955 stipule dans son premier article que « l’Autriche [...] proclame de sa libre volonté sa neutralité perpétuelle ». Cela ne prive aucunement l’Autriche d’adhérer à l’ONU, mais elle ne peut prendre part à des actions militaires que l’Organisation déciderait.

Néanmoins, les réticences face à une proposition de neutralisation à travers l’ONU sont nombreuses et le contexte auquel s’ajoute la réalité politique du Liban, mettent une telle initiative dans une impasse. Si la majorité des Chrétiens et certaines personnalités comme le Général Fouad Chehab, le chef des armées libanaises, ne semblent pas hostiles à un tel projet, il est impossible pour C. Chamoun d’imaginer proposer et légitimer publiquement une telle idée auprès de la population musulmane. La nature même de cette neutralité souligne ses propres limites car aux yeux des Chrétiens, elle est perçue avant toute chose comme un instrument d’opposition aux pressions communistes et au nationalisme arabe. Et pour ces derniers, elle apparaîtrait comme un subterfuge de la part du Président Chamoun pour

38 s’éloigner des pays frères arabes. Le département d’Etat américain est plutôt réticent face à un tel projet qui priverait les Occidentaux d’un relais important dans le monde arabe. Pour John Foster Dulles, il apparaît plus probable que le Liban puisse espérer maintenir une neutralité dans des conflits singuliers comme ceux qui opposent l’Irak à l’Egypte ou les Arabes et Israël, que sur la scène internationale. L’idée d’une neutralité dans une région si instable et si exposée aux luttes d’influence étrangère, ne peut être sérieuse car elle ne peut réellement exister. Cette position est assez révélatrice des contradictions qui semblent s’exercer à Washington entre neutralisme et neutralité. Lorsque les Français et les Britanniques souhaitent une neutralité de légitime défense pour le Liban, les Américains perçoivent cette neutralité comme un neutralisme attentiste et suspect78.

Comme le précise Herman Finer79, le mépris de Dulles pour le communisme explique assez justement la véritable méfiance qu’il peut ressentir envers cette idée de neutralité80. Dans un monde bipolaire, la rhétorique du Secrétaire d’Etat ne laisse qu’une alternative : tout Etat qui n’est pas du côté des Occidentaux est forcément contre eux, car la troisième voie et l’esprit de Bandung auxquels se rattachent les Etats du Tiers-Monde ne peut être acceptable81. Dans ce conflit bipolaire qui s’exprime au Moyen-Orient et en raison de la politique de Nasser, le neutralisme serait synonyme de sympathies pour les pays du glacis soviétique82. Ces incompréhensions sont au cœur des difficultés auxquelles se heurteront les Américains dans cet espace régional à la fin des années 1950. Dans le cadre des relations américano- arabes, la politique résolument anticommuniste de Dulles donne naissance à un sentiment préétabli qu’il existe une constante conspiration de la part du communisme international. Le Liban se retrouve précisément au cœur de ces contradictions pour lesquelles le département d’Etat ne prône qu’un neutralisme qui puisse servir les intérêts de l’Occident.

Face à cette poussée du neutralisme dans laquelle s’inscrit le cas libanais, le Président Eisenhower décide d’apporter un premier remède en proposant la mise en place d’une

78 A plusieurs reprises les télégrammes des diplomates français soulignent les incompréhensions de la politique des Américains dans le monde arabe qu’Hervé Alphand caricature ainsi dans ses mémoires : « la diplomatie américaine [est] [comme] un bourdon qui se heurte aveuglément à toutes les vitres » in Hervé Alphand, L’étonnement d’être : journal 1939 -1973, Paris : Fayard, 1977, p 290. 79 Dulles Over Suez. The Theory and Practice of His Diplomacy, Chicago : Quadrangle Books, 1964. 80 « Dulles’s hatred of “neutrals” was the counterpart of his defiance of Communism » in Herman Finer, Dulles Over Suez. The Theory and Practice of His Diplomacy, Chicago : Quadrangle Books, 1964, p 42. 81 Donald Neff, Warriors at Suez : Eisenhower Takes America into the Middle East in 1956, New York : Simon & Schuster, 1981, p 77. 82 Towsend Hoopes, The Devil and John Foster Dulles, Boston : Little Brown, 1973, p 316.

39 politique plus active au Moyen-Orient. En janvier 1957, il souhaite présenter au Congrès une résolution qui prône un engagement actif des Américains au Moyen-Orient (2). Il devient en effet nécessaire pour le département d’Etat de rapprocher les Etats arabes de l’Occident et de proposer des garanties d’indépendance et d’intégrité territoriale comme contre poids à celles que la Syrie ne cesse d’obtenir de l’URSS.

2°) Emergence et caractéristique de la doctrine Eisenhower

Les Américains souhaitent l’approbation d’une résolution permettant de contrer avec rapidité la menace communiste (a), ce qui ne manque pas d’entraîner un certain nombre de réactions partagées dans le monde arabe (b), en particulier au Liban.

a. Les origines de la doctrine du Président Eisenhower

Selon l’administration américaine et tel que le précise à juste titre S. Ambrose, aucun Etat ne peut vivre seul et par soi-même83, en particulier dans une région où les matières premières sont fondamentales pour les Occidentaux. Le 1er janvier 1957, lors d’une conférence de plus de quatre heures au Congrès américain, le Président Eisenhower insiste sur la menace que représente désormais le communisme international dans un Moyen-Orient qui n’est plus protégé84 par les empires franco-britanniques. Depuis l’effondrement, « le vide actuel au Moyen-Orient [...] doit être rempli, par les Etats-Unis avant de l’être par la Russie85 » précise le Président dans ses mémoires. Comme le souligne le Secrétaire d’Etat lors de son message inaugural pour l’année 1957, les Américains se doivent désormais d’agir pour contrer l’impérialisme soviétique. Il est effectivement primordial pour le Président de contenir indirectement Nasser, soupçonné de sympathies communistes, et de ne pas répéter un deuxième port Saïd. Avec le prestige que lui a conféré la crise de Suez, le Raïs est un homme puissant qui peut agir dans le monde arabe au détriment des Occidentaux. Afin de maintenir un certain équilibre dans l’espace moyen-oriental, le Président Eisenhower demande au Congrès d’accepter une double requête :

- autoriser la mise en place ou le renforcement d’une aide économique intensive envers les Etats arabes et,

83 « No people can live to itself alone » in Stephen Ambrose, Eisenhower: The President, New York, Simon & Schuster, vol.2, 1984, p 376. 84 A nouveau, les bouleversements géopolitiques qu’a entraîné la crise de Suez au sein du monde arabe, jouent un rôle fondamental dans la nouvelle approche américaine. 85 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 187.

40 - favoriser le vote d’une résolution permettant de contrer avec rapidité86 toute agression communiste dans la région.

Dans le premier cas, le syllogisme est simple : toute aide économique peut encourager un Etat à se développer, s’enrichir et se stabiliser politiquement, ce qui favoriserait ainsi la mise en place d’une démocratisation progressive qui tendrait à faire disparaître les risques de troubles intérieurs. Dans le deuxième cas, il s’agit là d’une démarche tout à fait singulière dont l’objectif final est d’avertir le monde communiste de la détermination américaine en cas d’agression. Malgré les prérogatives militaires étendues du Président durant les premières années de la Guerre Froide87, il est certain que le vote d’une telle résolution émanant conjointement de l’exécutif et du législatif, donnerait plus de poids à toute action militaire.

Pour certains parlementaires, cette approche va à l’encontre de la philosophie prônée par l’Organisation des Nations Unies, institution garante de la sécurité collective compétente pour de telles décisions. Ainsi, l’administration américaine précise qu’à travers la Doctrine Eisenhower, aucune intervention ne peut être opérée sans une demande officielle de la part de l’Etat se sentant menacé. Ceci permet de justifier une telle résolution en précisant qu’elle n’agit pas comme une mesure d’agression mais bien comme une réponse à toute forme d’agression. A divers égards, les enjeux de cette déclaration sont tout à fait insaisissables dans un contexte de véritable bipolarité du monde. Il est impossible de percevoir quelle serait la réaction réelle du monde communiste face à une éventuelle intervention américaine. A partir d’un heurt régional limité, l’escalade peut être rapide en fonction des réactions du camp soviétique adverse. Les récents bouleversements en Corée sont à ce sujet présents dans l’esprit de ceux qui dénoncent fermement ce texte.

Ainsi, le 5 janvier 1957, après la présentation officielle du texte par le Président, la discussion autour de la House Joint Resolution 117 débute dans un climat conflictuel. Un véritable débat s’engage autour de l’empiètement des prérogatives présidentielles sur celles du législatif. Aux yeux de certains, cette proposition semble menacer l’équilibre et la séparation des pouvoirs. Ce texte présente donc de nombreuses limites que dénoncent avec force certains

86 A ce sujet, le Président rappelle dans ses mémoires « qu’en matière de guerre moderne tout pouvait être une question d’heures ou même de minutes » et pour cela il était nécessaire de pouvoir agir vite tout en respectant les procédures légales constitutionnelles. 87 Le « War Power Resolution » de 1973 va sensiblement diminuer les pouvoirs militaires du Président américain en exigeant l’accord préalable du Congrès pour l’envoi de forces américaines à l’étranger durant une période supérieure à 60 jours.

41 Démocrates dont les réactions sont principalement partisanes. Ils trouvent tout à fait inadmissible que l’exécutif évoque au mois de janvier un péril communiste dans le Moyen- Orient, alors que le Président s’était assuré jusqu’en novembre un avantage électoral de mauvais aloi en affirmant qu’en aucun point du monde la sécurité n’était menacée. Par ailleurs, selon l’influent sénateur de Georgie, M. Russell, les crédits n’ont aucune raison d’être votés dans cette région lointaine, surtout lorsqu’une sécheresse sévit dans les Etats de l’Ouest des Etats-Unis. Une résolution qui souhaite établir la paix par les armes ne peut être bénéfique.

Selon le sénateur du Minnesota, Humbert Humphrey, il s’agit là d’une déclaration de guerre avant l’heure particulièrement dangereuse pour l’équilibre international et la paix. A cette époque, un courant isolationniste réapparaît avec comme argument principal de ne souhaiter en aucun cas mettre en péril les soldats américains dans une région bien plus éloignée pour les Etats-Unis que pour les Européens. Il existe selon Dean Acheson, ancien Secrétaire d’Etat américain de 1949 à 1953, une autre projection au projet Eisenhower. Il souligne qu’il est nécessaire de résoudre en priorité l’affaire de Suez et donc la question des relations israélo-égyptiennes. Il propose la mise en place d’un programme d’aide économique cohérent et souhaite que le projet Eisenhower permette une réflexion approfondie sur les fondements de la politique arabe des Etats-Unis. A cela, le sénateur de l’Arkansas, William J. Fulbright, membre de la majorité démocrate à la Commission des Affaires Etrangères du Sénat, ajoute qu’il est nécessaire de proposer un projet d’assistance économique à long terme à l’ensemble du monde israélo-arabe, sans prévoir de crédits spéciaux à cet effet.

Malgré ces quelques réticences, la résolution est finalement adoptée par la Chambre des Représentants le 30 janvier 1957 par 355 voix contre 61, et le 5 mars par le Sénat par 72 voix contre 19. C’est un succès pour le Président, notamment dans un Congrès à majorité démocrate. Ce texte intitulé Middle East Resolution stipule en définitive que le Président est autorisé à entreprendre dans la région moyen-orientale des programmes d’assistance militaire avec tout Etat ou groupe d’Etat qui en ferait la demande. D’autre part, le Président peut déterminer la nécessité ou non d’utiliser des forces armées à la demande d’un Etat ou d’un groupe d’Etat qui serait contrôlé par le communisme international. Ce dernier point est essentiel car il est de toute évidence difficile de définir le degré d’influence communiste justifiant réellement une intervention et les Etats-Unis se retrouvent à plusieurs reprises confrontés à ce problème. Tel qu’il le sera présenté, le cas libanais constitue un exemple

42 révélateur. D’autre part, le Président se voit accorder une enveloppe maximum de $200 millions de dollars U.S dans le cadre de l’année fiscale 1957. Enfin, le Président se doit de présenter au Congrès les actions entreprises aux mois de janvier et de juillet de chaque année, et d’autre part, cette augmentation exceptionnelle des pouvoirs prend fin lorsqu’il estime que la paix dans cette région n’est plus menacée. Ce sont donc d’importants pouvoirs qui lui sont accordés dans le respect des traités internationaux et nationaux. Ils ne manquent pas de susciter de nombreuses réactions immédiates, diverses et complexes sur la scène internationale, dont celle du Liban qui reconnaît publiquement l’utilité d’une telle résolution (b).

b. Les réactions variées et la singularité libanaise

Cette nouvelle résolution pose une première question importante sur la notion même de « vide » que souhaitent combler les Américains. Quels postulats permettent à Washington de considérer que des Etats libérés du joug colonial sont désormais l’objet d’un vide ? L’approche américaine ne prendrait-elle pas alors la dimension d’une ingérence grossière ou d’une sorte de rétablissement de l’ancien ordre colonial sous un nouveau genre ? Selon une déclaration de l’agence Tass, relais officiel du gouvernement soviétique, il est alors du devoir de l’URSS « de soutenir les efforts de libération de ces derniers [Etats arabes] et de se prononcer pour leur unité dans la lutte contre le colonialisme88 ». Le Moyen-Orient n’est désormais plus à l’abri d’un état de Guerre Froide que pourrait créer la mise en pratique d’une telle résolution.

D’ailleurs, au sein même de l’alliance occidentale, il existe des dissensions variées sur un texte dont la politique d’intervention est fondée sur un prétendu danger. De plus, la Doctrine Eisenhower exclut tacitement l’influence britannique et donne ainsi au Pacte de Bagdad un rôle assez stérile.

« Les pays dont la vie dépend du pétrole du Moyen-Orient, ont attendu anxieusement de voir ce que les Etats-Unis se proposaient de mettre dans le vide causé par l’humiliation de l’Angleterre et de la France et par la politique négative des Nations Unies qu’ils ont si largement endossés. [..] Ce n’est pas subitement que les Etats-Unis ont découvert les ambitions soviétiques et la menace qu’elles comportent pour les pays de cette région et la

88 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France en URSS, Maurice Dejean, au Ministère des Affaires Etrangères français, Moscou, n°179, carton 431, 13 janvier 1957.

43 sécurité occidentale. N’ont-ils pas déjà favorisé le Pacte de Bagdad, conclu un accord d’aide militaire avec l’Irak et envisagé des mesures d’assistance aux populations locales89 [...] ».

De nombreuses capitales européennes font état d’un scepticisme certain sur la réalité hypothétique de cette politique. Le problème fondamental n’est pas tant la question de la pénétration soviétique mais bien de celle des relations à établir entre l’Occident et le monde arabe. Dans un article du Diario da Mauha que relate J. Rivière, Ambassadeur français en poste à Lisbonne, la Doctrine Eisenhower et le néo-stalinisme soviétique posent la même question : comment cimenter l’unité des blocs en voie de désagrégation ? Si Khrouchtchev choisit « la consolidation des positions soviétiques, Eisenhower préfère entreprendre quelque chose de neuf et il part à la conquête des masses asiatiques et africaines, leur promettant des investissements et les avantages de la démocratie90 ». Or, il s’agit davantage d’une politique d’intérêt menée au détriment de l’affaiblissement franco-britannique que d’une politique de sympathie économique. Les Etats arabes craignent donc une tutelle politique et un protectorat militaire, au moyen de cette aide financière.

Les réactions dans le monde arabe sont difficiles à évaluer réellement. Les populations des Etats arabes sont majoritairement opposées à un projet faisant fi de leurs droits, bien que cette résolution présente pour certains Etats, une assurance de protection non négligeable dans ce climat de bipolarisation du monde. Certains dirigeants de tendances pro-occidentales se retrouvent alors dans une situation complexe face au peuple qu’ils gouvernent : il apparaît difficilement concevable d’endosser publiquement et officiellement une proposition qui mettrait en ébullition le pays. L’exemple le plus significatif serait celui de l’Arabie Saoudite et précisément du Roi Saoud, personnalité du monde arabe sur qui le département d’Etat compte faire appuyer la Doctrine Eisenhower91.

Ainsi, dès mars 1957, le Président Eisenhower décide d’envoyer en mission James P. Richards, Démocrate de Caroline du Sud et ancien Président de la Commission des Affaires Etrangères de la Chambre des Représentants, « trouver les méthodes de coopération effective

89 Télégramme diplomatique de Renaud Sivan, Ambassadeur de France en Australie au Ministre des Affaires Etrangères français, a/.s : la nouvelle politique américaine, Canberra, n°12/AS, carton 431, 3 janvier 1957. 90 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Portugal J. Rivière, au Ministère des Affaires Etrangères français, Lisbonne, n°7, carton 431, 8 janvier 1957. 91 Il est effectivement nécessaire de faire patronner ce projet dans le monde arabe par une personnalité influente. La visite du Roi Saoud aux Etats-Unis en janvier 1957 et les voyages qu’il entreprend par la suite dans le monde méditerranéen lui donne un rôle de missionnaire prêchant la cause américaine auprès des indécis.

44 avec les pays désireux d’améliorer leur économie et leur protection contre les étrangers92 » pour gagner le soutien d’une majorité de pays méditerranéens. L’envoyé spécial et son équipe visitent quinze pays de la région93 sur lesquels douze Etats semblent accepter les propositions américaines. Au départ, dix-huit Etats étaient prévus mais l’Egypte, la Syrie et la Jordanie n’ont finalement pas reçu la visite de cette mission. Au final, environ $120 millions de dollars U.S sont engagés sur les $200 millions de dollars U.S dont disposait James P. Richards. De cette somme, il est néanmoins nécessaire de décompter $12,5 millions de dollars U.S pour les programmes de développement régionaux du Pacte de Bagdad.

Il est indispensable d’apporter un certain nombre de nuances sur ce succès apparent. Une note officielle du Ministère des Affaires Etrangères datée du 31 juin 1957 souligne que la plupart des accords conclus portent sur des prêts et « qu’il est probable toutefois que l’administration américaine ne nourrisse pas d’illusions sur leur remboursement ». Par ailleurs, seuls huit pays dont quatre au Moyen-Orient ont apporté leur adhésion totale à la Doctrine Eisenhower et ont consenti à publier des communiqués conjoints mettant en exergue les dangers que représentait le communisme international. « M Richards affirme qu’il a rencontré partout un sincère désir de défendre l’indépendance nationale contre toute menace extérieure, mais a été amené à reconnaître que le danger soviétique n’est pas aperçu avec la même lucidité par tous les Gouvernements des Etats visités94 ».

Le Liban fait figure d’exception sur cette question. Il est le seul Etat à endosser publiquement les propositions américaines. Ce pas marque une étape tout à fait fondamentale dans la réaffirmation de l’orientation pro-occidentale du Liban et contredit ainsi l’idée même d’une éventuelle neutralité libanaise. En affirmant son soutien public, Chamoun ne fait que justifier la politique anti-communiste qu’il mène depuis son accession au pouvoir. Le 16 mars 1957, dans un communiqué américano-libanais, le Président libanais souligne l’incompatibilité du communisme avec les velléités d’indépendance de tout Etat du monde arabe. En acceptant les offres financières américaines proposées lors de la mission Richards95,

92 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 205. 93 La mission Richards a visité successivement Beyrouth, Tripoli, Ankara, Téhéran, Karachi, Kaboul, Riyad, Sanaa, Addis-Abeba, Khartoum, Athènes, Tel-Aviv, Tunis et Rabat. 94 Télégramme diplomatique du Ministère des Affaires Etrangères français à l’Ambassade de France au Liban, a/s : Doctrine Eisenhower, Paris, n°431, carton 431, 31 juin 1957. 95 Les Américains promettent durant cette mission, une aide de $10 millions de dollars U.S pour le développement économique et $2,7 millions de dollars U.S d’aide militaire. in Irene Gendzier, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945-1958, New York : Columbia University Press, 1997 p 217.

45 Chamoun s’assure de façon durable le soutien économique mais aussi idéologique et politique de Washington.

Dans cet Etat à la croisée des chemins entre l’Occident et l’Orient, l’arrivée de Chamoun au pouvoir marque le début d’une politique partisane complexe qui rompt avec l’héritage de la neutralité historique libanaise. L’émergence des premières tensions régionales et les orientations pro-occidentales libanaises rendent l’idée d’un neutralisme impossible. En acceptant de se faire le zélateur de la doctrine américaine au Moyen-Orient, le Liban endosse publiquement une double responsabilité qui marque un tournant fondamental pour le monde arabe et la diplomatie régionale américaine : il devient un relais occidental participant indirectement à l’instabilité croissante d’une région qui s’inscrit désormais dans le schéma de la Guerre Froide (Chapitre 2).

CHAPITRE 2 : DU STATU QUO A LA FORMATION DES BLOCS : UNE CERTAINE APPROCHE DE LA GUERRE FROIDE DANS LE MONDE ARABE

La diplomatie américaine au Liban ne peut se comprendre qu’en étudiant l’approche régionale que souhaite adopter Washington, en particulier face aux dynamiques du monde arabe de ces années d’après-guerre (I). C’est à travers ce prisme qu’il est nécessaire de replacer l’Etat libanais, pris dans un étau entre des contradictions de politiques internes et des rivalités régionales qui mettent en exergue l’existence de la Guerre Froide dans le monde arabe (II).

I. La politique étrangère américaine et les dynamiques du monde arabe

Plutôt que de chercher à s’adapter aux aspirations panarabes (1), Washington cherche à contenir ces mouvements et renforcer ainsi les rivalités entre l’Occident et le monde arabe. La Jordanie et la Syrie deviennent le théâtre de troubles qui portent en eux les contradictions de la diplomatie américaine et les germes de la crise libanaise à venir (2).

46 1°) Les enjeux de puissance : la diplomatie américaine et les aspirations du nationalisme arabe

Face à l’émergence des mouvements panarabes sur la scène moyen-orientale (a), Washington dénonce une idéologie révolutionnaire qui menace l’équilibre de la région (b) dont le Liban constitue un exemple symptomatique.

a. Les spécificités du nationalisme arabe

Chaque puissance perçoit le monde arabe selon l’approche qui convient le mieux à la sauvegarde de ses intérêts. Depuis que les Britanniques, les Français, les Soviétiques et les Américains cherchent à s’implanter dans cette région du monde, ils sont confrontés à d’importants particularismes locaux dont les ambitions divergent sensiblement.

Les puissances étrangères se sont adaptées de façons très diverses à l’effervescence nationaliste du Proche-Orient arabe96. La naissance du mouvement national arabe prend forme à la fin du XIXième siècle dans des espaces encore sous domination ottomane. Quelques intellectuels commencent à vouloir réaffirmer leur identité arabe en sortant de la léthargie imposée par l’occupation. Tout en souhaitant « réintégrer l’Histoire, refonder une civilisation et prendre sa place dans le monde moderne, sans menacer quiconque97 », des obstacles importants nuisent aux aspirations des nationalistes. Minorités catholiques, orthodoxes ou encore juives sont autant de communautés avec lesquelles les puissances étrangères doivent compter afin de stabiliser leurs intérêts.

Depuis la fin du XIXième siècle, les mouvements nationaux arabes sont nombreux, variés et complexes. Ils se distinguent mais parfois s’entremêlent autour de deux aspirations majeures qui prennent racine dans le domaine religieux (islamisme) ou dans celui politique (arabisme).

- Le premier courant place la question religieuse au cœur de l’unité des Arabes. Les Frères Musulmans et le Wahhabisme jouent un rôle déterminant dans la construction de l’identité islamique des Arabes : il s’agit d’un projet religieux qui insiste sur une réislamisation des institutions politiques dans les pays

96 Simon P. Nothomb, « Le Proche-Orient Arabe », Perspectives, op.cit., p 39. 97 Charles Saint-Prot, Le nationalisme arabe, alternative à l’intégrisme, Paris : Ellipses, 1995, p 3.

47 arabes. La perception de la religion comme socle de l’unité arabe joue un rôle fondamental dans l’histoire des peuples arabes mais dès les années 1950, un deuxième mouvement politique émerge véritablement sur la scène arabe.

- A l’inverse du courant de tradition islamique, certains penseurs comme Sati Husri croient en une autre approche pour l’unité des peuples arabes. « Le sentiment d’appartenir à une même communauté linguistique, culturelle et historique98 » est le fondement véritable de toute unité. Ce nationalisme arabe – ou panarabisme – insiste sur la spécificité de la langue et non de la religion comme socle des peuples arabes. La deuxième caractéristique du panarabisme est de vouloir s’étendre à l’ensemble de la région arabe, ce qui lui donne une évidente dimension révolutionnaire.

Historiquement, la pensée panarabe se développe dans la région du Levant et de la Palestine britannique. La fin de la Première Guerre mondiale et la partition de la région en une myriade d’Etats, mettent fin aux premières aspirations unificatrices et depuis la Seconde Guerre mondiale, « le monde arabe suit l’inspiration arabiste plutôt qu’islamique99 ». Les tentatives d’unification sont nombreuses, variées et successivement le produit d’échecs. Les années 1950 sont marquées par la mise en pratique de deux expériences nouvelles au sein de deux dictatures militaires arabes.

Sous la bannière de Nasser se développe un panarabisme égyptien, généralement appelé nassérisme, qui devient rapidement le relais des espérances unitaires arabes. Cet élan révolutionnaire prend une importance tout à fait capitale dans un espace qui lutte pour une indépendance politique et économique. Depuis les années 1950, du coup d’Etat à l’affaire de Suez, le Raïs construit autour de l’Egypte une idéologie de rassemblement de ces luttes d’indépendance. Le nassérisme devient en peu de temps l’une des forces dominantes du tiers- mondisme. Sur le plan politique, l’union avec la Syrie puis le Yémen entre 1958 et 1961 marque l’aboutissement du panarabisme nassérien100. L’influence des idées panarabes, en particulier à partir de la province syrienne, va avoir un rôle prépondérant dans le déroulement de la crise libanaise.

98 Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, op. cit., p 2891. 99 Il est important de préciser que le panarabisme ne rompt pas pour autant avec l’Islam. Olivier Carré, le nationalisme arabe, Paris : Fayard, 1993, p 18. 100 Le nassérisme atteint son apogée dans le courant des années 1960, jusqu’à la défaite contre Israël en 1967.

48

Une autre forme de panarabisme – le baasisme – s’affirme à la fin des années 1950 au sein des provinces syrienne et irakienne. Il ne va cesser de nourrir des ambitions dictatoriales chez de nombreux hommes politiques dont Saddam Hussein fut l’un de ces derniers. Sur le plan historique, le baasisme précède le nassérisme qui s’en inspire101. Sous l’impulsion d’un universitaire, Zaki Arsouzi102, le mouvement baasiste est créé en Syrie dans les années 1930 et il est consolidé par Michel Aflaq et Salah Bitar à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce parti se divise en de nombreux courants fortement représentés dans les Etats proche-orientaux, dont la Syrie qui fait figure d’Etat pionnier. Ainsi, les visées du panarabisme baasiste qui visent à former une province unie sont d’autant plus présentes au Liban. Dans le courant de l’année 1958, plusieurs courants baasistes jouent un rôle de première importance : le syro- baasisme, le nasséro-baasisme ou encore les baasismes irakien et jordanien.

Ces différents courants sont essentiels pour comprendre les évolutions du monde arabe à travers ses ruptures et ses continuités. La période 1957-1961 est l’objet de l’émergence d’importantes rivalités qui modifient les jeux de pouvoir qui sévissent au sein du monde arabe. Les réticences américaines face à la présence de tels mouvements sont déterminantes à divers égards pour comprendre l’orientation d’une politique arabe en accusation (b).

b. Le panarabisme et les réticences américaines

Depuis l’affaire de Suez et les troubles qui mettent en péril les intérêts américains, l’existence de mouvements d’indépendances locaux et nationaux ne peuvent être perçus que comme une menace supplémentaire pour Washington. Les réactions américaines face à la question du panarabisme sont doubles.

- Sur le plan idéologique, le nasséro-baassisme s’inscrit dans la pensée socialiste de ses fondateurs. Par opposition au communisme, Aflaq et Bitar créent la notion de « socialisme arabe » qui est, selon eux, le facteur essentiel de la résurrection du nationalisme arabe. Le socialisme devient une affaire politique où chaque peuple arabe participe à la construction de l’Etat. D’ailleurs, parmi les fondateurs du mouvement baasiste, Zaki Arsouzi précise à ce titre que « l’Arabe authentique, non frelaté par les influences impérialistes, c’est

101 Au départ unis, ces deux mouvements finiront par s’opposer fermement après la crise libanaise. 102 Professeur et philosophe qui fonde le mouvement baasiste à Antioche (Syrie) en 1934.

49 l’ouvrier et le paysan103 ». Malgré une orientation non marxisante, la voie socialiste arabe reçoit la caution du modèle soviétique qui prêche la planification et l’étatisation de l’économie. Présentée comme une puissance non impérialiste, l’URSS obtient de vifs échos auprès des populations arabes qui considèrent que le capitalisme occidental est un facteur important d’inégalités et de pauvreté. La Syrie et l’Egypte semblent incarner le plus justement cette orientation dont se méfient les Américains.

- Sur le plan politique, les craintes américaines vis-à-vis de dirigeants comme Nasser sont doubles. D’une part, il est celui qui incarne le front fermement opposé à toute alliance régionale moyen-orientale, en particulier le Pacte de Bagdad mais d’autre part, il est aussi l’homme de Suez, un vainqueur politique très populaire auprès des masses arabes. Il parvient à rassembler un front de libération qui prend ses racines dans l’ensemble des couches sociales arabes. Avec les orientations de tendance socialiste du Raïs, les craintes de Washington sont d’autant plus légitimes étant donné leur soutien à Israël : le Liban est entre les mains d’un dirigeant pro-occidental qui met en péril l’harmonie du peuple arabe que Nasser encourage pour lutter précisément contre l’Etat juif.

- Par ailleurs, sur les mêmes fondements idéologiques que le nassérisme, le baasisme syrien milite pour une « Grande Syrie » à laquelle serait rattaché l’Etat du Liban. Ces doubles pressions laissent présager d’importants troubles sur le sol libanais.

Ainsi, les méfiances américaines face à l’émergence de tels mouvements placent les relations américano-arabes dans une impasse certaine. Plutôt que de parvenir à adapter la diplomatie américaine aux aspirations panarabes, Washington cherche à contenir ces mouvements. Depuis les accords commerciaux avec l’Union Soviétique et l’affaire de Suez, Nasser est perçu par le département d’Etat comme un dirigeant qui ouvre des portes au communisme. Les appréhensions américaines sont d’autant plus fortes qu’en acceptant les aides matérielles et financières de Moscou, Nasser pourrait essayer de prendre peu à peu

103 Olivier Carré, Le nationalisme arabe, op. cit., p 63.

50 contrôle du pétrole occidental104. Stephen Ambrose précise tout de même que les sentiments d’Eisenhower sur cette question restent mitigés. Face à la virulence anticommuniste et anti- panarabe de Dulles, le Président ne dissimule pas son envie d’attirer Nasser vers le camp occidental105. Néanmoins, les incompréhensions de Washington face à l’émergence des nationalismes arabes sont tout à fait fondamentales pour comprendre les heurts qui sévissent au Moyen-Orient.

La crise libanaise s’inscrit de fait dans cette perspective. A travers le panarabisme, Washington dénonce une idéologie qui souhaite instaurer des régimes opposés aux aspirations américaines. La portée révolutionnaire du nasséro-baasisme encourage les masses arabes à la révolte populaire contre des régimes sur lesquels comptent les Etats-Unis. Le régime de Chamoun est par nature menacé comme le sont les Etats jordanien et irakien. En permettant à Nasser d’exprimer ses revendications, l’administration Eisenhower ne ferait que limiter son influence dans cette région du monde vitale. Par ailleurs, cette baisse d’influence se conjuguerait avec une augmentation de l’influence soviétique que favorise le panarabisme. La Doctrine Eisenhower se présente donc comme un outil voué à sauvegarder les intérêts occidentaux contre toute menace communiste. Or les idées du nationalisme que prêche le Raïs sont, avant toute chose, celles d’un mouvement de libération et d’opposition à toute forme d’influence étrangère. L’amalgame des Américains sur la question du panarabisme entraîne d’importantes incompréhensions qui entretiennent l’instabilité moyen-orientale.

La crise libanaise s’étudie aussi à travers ces incompréhensions qui finiront par se modifier à la fin de l’intervention américaine et avec les changements importants qui surviennent dans le monde arabe. Durant l’année 1957, l’instabilité croissante du Moyen- Orient accélère l’implication des Etats-Unis mais elle renforce les rivalités entre l’Occident et le monde arabe (2).

104 Stephen Ambrose, Eisenhower: The President, op cit., p 462. Il s’agit là d’une supposition. 105 Eisenhower à Dulles en novembre 1957, « Do you think there would be any percentage in initiating a drive to attempt to bring back Nasser to our side ? » in Stephen Ambrose, ibid, p 462-463.

51 2°) Crise et tensions dans le monde arabe : la crise jordanienne et l’affaire américano- syrienne

La crise jordanienne (a) et les tensions américano-syriennes (b) sont le théâtre de troubles importants qui portent en eux certains germes de la crise libanaise et des réactions américaines à venir.

a. L’impasse jordanienne

« Royaume schyzophrénique », « Etat charnière », Jacques Benoist-Méchin, historien spécialiste du monde oriental, souligne les nombreuses formules existantes pour définir l’Etat jordanien qui devient en quelques semaines, le « point névralgique de l’Orient »106 et le premier cas d’étude sur la réalité de la Doctrine Eisenhower et de l’engagement américain dans le monde arabe. Ce royaume pauvre créé de toutes pièces par les Britanniques à la fin de la Seconde Guerre mondiale107, est le fruit d’une crise majeure dans le courant du mois d’avril 1957. Pays frontalier avec Israël et la Syrie, espace abritant des Bédouins dans la partie transjordanienne et des centaines de milliers de Palestiniens, la Jordanie est un Etat en proie à de nombreuses contradictions internes.

« Alors que les « Transjordaniens » regardaient vers Riyad et Bagdad, les « Palestiniens » avaient les yeux tournés vers Damas et le Caire. Maintenir l’harmonie entre ces deux entités que tout opposait – les opinions, le développement intellectuel et le niveau de vie – n’était pas une tâche facile108 ».

La situation géopolitique de l’Etat hachémite en fait un terrain de rencontre de tous les antagonismes des pays avoisinants : pris en étau entre une Syrie pro-communiste et un Liban pro-occidental, entre les influences panarabes de Nasser et les signataires du pacte de Bagdad, voisin de l’ennemi juré des arabes, terrain d’exacerbation de toutes les aspirations palestiniennes et pays dirigé par un Roi de 22 ans, la Jordanie est un Etat carrefour, naturellement menacé. Les troubles avec les Occidentaux débutent dès les années 1950 avec

106 Jacques Benoist-Méchin, Le Roi Saud ou l’Orient à l’heure des relèves, op cit., p 544. 107 Le Royaume hachémite de Jordanie est créée en 1949 après l’annexion à la Tansjordanie – créé par les Britanniques à la fin du premier conflit mondial – de la Cisjordanie et de la vieille ville de Jérusalem. 108 Jacques Benoist-Méchin, Le Roi Saud ou l’Orient à l’heure des relèves, op cit., p 547. L’auteur précise que les Bédouins sont plutôt des traditionalistes attachés à la monarchie et les Palestiniens des sédentaires cultivés et aisés, assez critiques du mode de vie bédouin.

52 le renvoi de Glubb Pacha, Général britannique commandant de la Légion Arabe109. Les agitations anti-occidentales et la victoire des nationalistes palestiniens aux élections d’octobre 1956, amènent le Roi Hussein à nommer à la tête du gouvernement, un pro-égyptien favorable à une fusion de son pays avec Nasser, Suleiman Naboulsi. Le 28 octobre 1956, un accord militaire avec l’Egypte de Nasser est conclu et le traité anglo-jordanien est abrogé.

Durant la crise de Suez, les Syriens font pénétrer des militaires en territoire jordanien sous prétexte de renforcer la sécurité du jeune royaume. Les aspirations du chef du gouvernement et la détermination de l’armée à majorité palestinienne (et donc pro- égyptienne), pousse le Roi Hussein à réagir. La garantie qu’offre au même moment la Doctrine Eisenhower et l’affirmation de l’Ambassadeur américain à Amman, Lester Mallory, de la détermination américaine à intervenir si Hussein en fait la demande, satisfait le jeune Roi. Dans une déclaration du 7 janvier 1957, il approuve discrètement la résolution américaine et rappelle publiquement son opposition au communisme110. Face aux aspirations pro-soviétiques de son Premier Ministre et de l’impossibilité de recevoir la mission Richards, le Roi Hussein décide de se séparer des éléments qui lui sont hostiles en commençant par S. Naboulsi. De cette décision naît un état de crise, la population jordanienne est en ébullition, les forces syriennes prennent peu à peu contrôle des moyens de communication au nord du pays ce qui préoccupe fortement les Américains. Ces derniers reconnaissent que le trône du Roi est réellement menacé bien qu’il puisse toujours parvenir à quitter le pays. La garde bédouine qui assure la sécurité du palais royal demeure la dernière alternative pour restaurer le calme. Avec l’aide irakienne à la suite d’une rencontre secrète avec le Roi Saoud – qui scelle une réconciliation historique entre hachémite et séoudite – Hussein remplace son cabinet et nomme durant quelques jours, Hussein Khalidi, puis le 24 avril 1957 « malencontreusement sans doute » Ibrahim Hashim, « un conservateur aux idées périmées 111» comme Premier Ministre. Néanmoins, la situation qui ne cessait de se dégrader depuis début avril semble peu à peu rentrer dans l’ordre en raison de la détermination du Roi Hussein face à l’armée dissidente. Il parvient à imposer sa volonté et empêcher une insurrection populaire :

109 « Corps militaire arabe formé en 1921 par le colonel anglais F.G Peake pour assurer la défense de l’émirat de Tansjordanie, sous mandat britannique. Elle passa ensuite sous le commandement de J.B Glubb qui en fit l’une des premières forces militaires du Moyen-Orient. En 1941, elle intervient dans le coup d’Etat irakien [...] et en 1948, elle prend part à la guerre contre Israël. Sous la pression des nationalistes, le Roi Hussein est contraint de renvoyer Glubb Pacha et les officiers britanniques en 1956 et la Légion Arabe devint le fer de lance de l’armée jordanienne. » in Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, op cit., p 3229. 110 Intelligence Report, Approaching Showdown in Jordan, Washington : Office of Intelligence Research, Department of State, n° 7477, 2 avril 1957, p 3. 111 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 206.

53 des combats de rue s’engagent dans les villes de Naplouse et Amman, la loi martiale est proclamée mais les forces loyalistes finissent par vaincre la rébellion. Le coup d’Etat a échoué, une intervention syrienne et parallèlement irakienne est évitée tandis que le Roi purge l’armée des éléments subversifs112.

Le 24 avril 1957, le Président Chamoun demande à Eisenhower de prendre les mesures nécessaires pour sauver l’Etat jordanien. La Syrie ayant joué un rôle déterminant dans cette crise, le Roi Hussein a fait appel au monde libre pour qu’il l’aide à se débarrasser du panarabisme et du communisme international menaçant l’intégrité du royaume. En réponse à Chamoun et à Hussein, Eisenhower fait savoir que des bâtiments de la VIième flotte sont en route vers la Méditerranée orientale. « La démonstration de force doit être rapide et spectaculaire » et la flotte jette l’ancre à Beyrouth, le 28 avril au matin113 . La crise est pourtant résolue mais à travers cette intervention avortée, les Américains font part de leur détermination à travers l’utilisation de moyens militaires inégalés – une cinquantaine de bâtiments et plus de 25 000 hommes. Afin de rétablir un équilibre qui lui soit favorable, le Président Eisenhower annonce le 29 avril 1957, l’octroi à la Jordanie d’une aide économique de 10 millions de dollars, tandis que la flotte américaine quitte la Méditerranée orientale. Le 24 mai 1957, les troupes syriennes se retirent du territoire jordanien après un accord entre le gouvernement et le Général Amer, commandant en chef de ces forces.

Les conséquences de cette crise sont doubles pour les relations entre les Etats-Unis et la Jordanie, et pour la situation particulière du Liban. L’effort d’intervention américain s’inscrit- il dans le cadre des recommandations fixées par la Doctrine Eisenhower ? La réaction américaine résulte d’une demande d’aide de la part d’Hussein et le rôle du panarabisme semble effectivement prouvé dans la déstabilisation de l’Etat jordanien. Néanmoins, la Doctrine Eisenhower est appliquée en réponse à une agression de la part du communisme. Dès lors, il semblerait qu’il existe soit une frontière floue soit un glissement sémantique de la notion d’ « agression » vers celle de « menace » du communisme international. A travers la crise jordanienne, le département d’Etat semble plus préoccupé par le maintien d’un régime qui lui soit favorable, que par la défense de l’intégrité du territoire jordanien et de la stabilisation de cet Etat. La crainte de voir une déstabilisation progressive de tous les dirigeants pro-occidentaux – Irak, Liban –, encourage davantage les Américains à intervenir

112 Hussein dénonce le complot fomenté par le Général Ali Abou Nuwar, le chef d’Etat-major jordanien. 113 Jacques Benoist-Méchin, Le Roi Saud ou l’Orient à l’heure des relèves, op cit., p 562.

54 que celle d’un changement de régime à Amman. La diplomatie américaine est donc dictée par des priorités de Guerre Froide qui visent à empêcher la réalisation de la « théorie des dominos114 » dans les régions où ses intérêts sont vitaux.

D’autre part, cette crise révèle certaines contradictions internes au monde arabe qui placent des Etats comme le Liban ou la Jordanie dans un « double jeu dangereux115 ». La politique menée par les administrations au pouvoir est partagée entre deux approches inconciliables qui érigent ces Etats en véritables miroirs des contradictions de l’ensemble du monde arabe. Au renforcement de la coopération avec l’Occident des dirigeants, l’opposition répond par un renforcement de la coopération panarabe. En recherchant à l’Ouest des garanties nécessaires pour bénéficier des offres financières américaines, les administrations jordaniennes ou libanaises encouragent aussi l’opposition à chercher des appuis à l’étranger, auprès des populations arabes et des anti-occidentaux. Inéluctablement, ces contradictions placent Beyrouth et Amman au centre de la poudrière moyen-orientale.

A la suite de cette crise, l’administration américaine recherche un certain apaisement entre les Occidentaux et les régimes arabes. Eisenhower inaugure en personne le Centre Islamique de Washington116 et certains sondages témoignent de l’intérêt grandissant du public américain pour le Moyen-Orient117. Néanmoins, au début de l’été 1957, la situation redevient particulièrement inquiétante notamment en Syrie où l’administration américaine doit faire face à de vives tensions (b).

114 Cette théorie géopolitique américaine est utilisée actuellement par G.W. Bush dans sa lutte contre le terrorisme, mais en réalité, elle date de l’époque de la Guerre Froide et de la formulation de la doctrine de l’endiguement. Selon cette « théorie des dominos », un changement idéologique – le basculement dans le communisme – d’un pays peut entraîner les mêmes changements au sein des Etats voisins. Enoncée par John Foster Dulles à l’origine pour les pays d’Asie du Sud, elle explique de nombreuses interventions américaines dont celles au Liban, au Viêt-Nam ou encore à Cuba. 115 « Un double jeu dangereux », Le Monde, 2 mai 1957. 116 La construction de cette mosquée a débuté en 1949 et il fut financé par 15 nations musulmanes, en particulier l’Arabie Saoudite. Situé sur la Massachusetts Avenue, il comprend un Institut d’Etudes Islamiques et une bibliothèque. Lors de son inauguration, l’idée d’un musée est discutée pour les années à venir. Il demeure aujourd’hui un centre de toute importance telle qu’en témoigne la visite du Président G.W.Bush Jr. au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. 117 Le Consul Général de France à Houston signale à l’Ambassadeur de France, Hervé Alphand qu’il est tout à fait étonnant que se soit tenue une conférence sur le Moyen-Orient dans une ville comme Dallas et avec pour objectif de porter un jugement sur la politique étrangère américaine dans cette région du monde. Télégramme diplomatique du Consul Général de Houston à Hervé Alphand, Ambassadeur de France aux Etats-Unis, a/s : Conférence à Dallas sur le Moyen-Orient, Houston, n°39/A, carton 431, 25 mai 1957.

55 b. La crise syrienne d’août 1957

Après plusieurs années d’instabilité politique marquées par la succession de régimes militaires dictatoriaux, le retour de Chukri al Kouatly118 inaugure une nouvelle ère peu favorable aux intérêts américains. Une forte opposition naît entre Damas et Washington dès la formulation des propositions occidentales de création d’une alliance défensive régionale. En mars 1954, la Syrie et l’Egypte concluent une alliance militaire qui se concrétise par la signature du pacte défensif à Damas, le 20 octobre 1955. Ce pacte prévoit de lier mutuellement les deux Etats en cas d’agression étrangère, en plaçant leurs forces armées respectives sous un unique commandement que dirige le Général égyptien Hakim Amer. Financé à 65% par l’Egypte et à 30% par la Syrie, ce pacte est signé pour cinq années renouvelables. La signature de nombreux accords commerciaux entre Moscou et Damas et le renforcement de la lutte contre toutes les formes d’impérialisme déguisé, accélèrent la fracture entre les Américains et les Syriens. La Doctrine Eisenhower, l’échec syrien de soulèvement d’une partie de la population jordanienne contre Hussein et l’envoi de la VIième flotte au large des cotes du Levant, poussent à son paroxysme l’hostilité syrienne envers les Occidentaux, qui se traduit par un net renforcement du courant de gauche aux élections parlementaires de mai 1957. L’hystérie pro-nassérienne est à son comble, les partisans du PPS ne cessent d’engranger les succès auprès de la population syrienne et depuis début avril 1957, la loi martiale est instaurée par le Premier Ministre Sabri el Asali, pour répondre aux dangers de l’impérialisme. Selon David W. Lesch, historien spécialiste des relations syro-égyptiennes, le gouvernement syrien justifie cette mesure en réponse à des mouvements de troupes turcs sur sa frontière nord et à l’existence de vols non identifiés parachutant des tracts visant à inciter la population syrienne à la révolte.

Les conversations confidentielles entre l’Ambassadeur américain James S. Moose et J. F. Dulles, mettent l’accent sur l’attitude que souhaite adopter Washington. Tout en maintenant un strict minimum de contacts officiels avec le gouvernement syrien, le département d’Etat souhaite encourager discrètement l’opposition à s’élever contre ce régime hostile aux intérêts américains119. Effectivement, pour Washington, la Syrie représente un danger important bien

118 Président de la République syrienne de 1943 à 1949, de retour au pouvoir en septembre 1955. 119 « Our present thinking is that we should continue [to] maintain minimum official contacts with GOS [Government of Syria] while endeavouring [to] discreetly encourage elements opposed [to] present GOS […] » in David W. Lesch, Syria and the United States : Eisenhower’s Cold War in the Middle East, Boulder : Westview, 1992, p 115.

56 que cet Etat puisse apparaître isolé sur le plan régional120. La lutte contre l’impérialisme occidental amorce un rapprochement entre Damas et Le Caire, néfaste pour les Etats-Unis et pour le Liban de Chamoun. Les services secrets américains craignent que Nasser fomente un coup d’Etat au Liban et accélère ainsi son projet d’unification du monde arabe contre Israël et auquel participerait Moscou. Effectivement, le 6 août 1957, une délégation syrienne en visite à Moscou, annonce la signature d’un accord économique avec l’URSS et révèle l’existence de pourparlers sur le plan militaire.

Tandis que les tensions entre la Syrie, l’Egypte et Israël s’intensifient, le 12 août 1957, une nouvelle crise surgit lorsque Damas annonce avoir découvert un complot mené par les Etats-Unis contre les gouvernements syrien et égyptien. Le gouvernement syrien saisit cette occasion pour remplacer les éléments de droite encore présents dans son administration, en particulier le Général pro-occidental Nizam al-Din. Face à une telle situation, les réactions au département d’Etat américain apparaissent plus complexes que durant la crise jordanienne. Il est évident que la Doctrine Eisenhower ne peut être évoquée dans le cas syrien étant donné que ce régime n’a pas fait appel aux Américains pour dénoncer une agression communiste. De toute manière, une intervention des Etats-Unis apparaît évidemment risquée en raison des liens qui unissent Moscou et Damas.

Une solution diplomatique est finalement adoptée pour apaiser les craintes des gouvernements pro-occidentaux dont Chamoun se fait le porte-parole. Le 24 août 1957, le Sous Secrétaire d’Etat adjoint, Loy W. Henderson atterrit à Istanbul avec pour mission d’« écouter les chefs du Moyen-Orient affectés par les évènements de Syrie et de recueillir leur vue sur la politique à suivre pour parer l’infiltration soviétique121 ». Conseiller du Président Truman et spécialiste des questions moyen-orientales, ambassadeur en Inde et en Iran, il joue un rôle important dans le renversement de Mossadegh122. Lors de sa mission, il constate que la majorité des dirigeants voisins de la Syrie ne souhaitent pas s’engager dans un conflit ouvert avec Damas. Néanmoins, les tensions entre voisins restent vives et tandis que Bagdad craint pour ses oléoducs qui transitent par le territoire syrien, Beyrouth et Amman

120 Les régimes pro-occidentaux entourent du nord au sud cet espace. Au nord la Turquie, à l’Est l’Irak, à l’Ouest le Liban et au Sud la Jordanie et Israël. 121 Télégramme diplomatique du Ministre plénipotentiaire chargé d’affaires de France auprès des Etats-Unis, Charles Lucet, au Ministère des Affaires Etrangères français, Washington, n°2318/20, carton 431, 26 août 1957, 2 p. 122 En 1991, H. W. Brands lui consacre un ouvrage qui s’intitule : Inside the Cold War: Loy Henderson and the Rise of the American Empire, 1918-1961, Oxford : Oxford University Press, 1991, 337 p.

57 appréhendent une déstabilisation interne et le renforcement de la fracture bipolaire au sein du monde arabe.

Dans une telle atmosphère d’instabilité régionale où les enjeux diplomatiques et économiques ne cessent de renvoyer dos à dos des puissances occidentales et des puissances arabes, le Liban devient un terrain d’expression de ces nombreux troubles dont les répercussions sur le plan intérieur ne tardent pas à se faire sentir (II).

II. Le cas libanais, réflexion sur une stabilité menacée

Dans le courant de l’année 1957, Beyrouth est confronté à un double défi : aux troubles politiques internes qui sévissent sur le territoire libanais (1), se juxtapose la question de place de cet Etat dans la formation de blocs antagonistes régionaux (2).

1°) L’élection parlementaire de juin 1957 et l’exacerbation des tensions

En prenant en compte les instabilités politiques du monde arabe et l’extrême complexité du système électoral et communautaire libanais (a), les élections de juin 1957 prennent une importance essentielle dans les fondements de la crise libanaise à venir (b).

a. Le pouvoir législatif et les forces politiques en présence

La difficulté du système libanais repose sur la nécessité de préserver chaque élection de tout clientélisme et de tout heurt entre communautés. Pour cela, le système législatif libanais favorise une approche représentative des communautés en s’assurant le respect de deux critères : éviter le regroupement des clans au Parlement et éviter que l’espace libanais se transforme en une myriade de petits Etats dans l’Etat. Pour favoriser la recherche de cet équilibre, le Liban est divisé en circonscriptions où chaque candidat souhaitant être élu ne peut dépendre que du soutien de sa communauté. L’article 27 de la Constitution de 1926 stipule que « le membre du Parlement représente toute la Nation ». Les sièges à pourvoir sont répartis dans chacune des circonscriptions, selon des quotas entre communautés qui sont établis sur une base proportionnelle. Chaque citoyen vote pour une liste sur laquelle figure des candidats de différentes confessions ce qui signifie qu’aucun candidat ne peut espérer être élu s’il n’est pas reconnu comme « acceptable » aux yeux de l’ensemble des communautés. Cette élection est essentielle car dans la Constitution libanaise, le Parlement est monocaméral et il a pour mission d’élire le Président de la République pour un mandat de six ans. Or, le mandat

58 de Chamoun prenant fin en septembre 1958, la nouvelle Chambre serait responsable de l’élection de son successeur.

Depuis le début du mandat du Président Chamoun, l’opposition dénonce une politique gouvernementale qui a sacrifié l’identité arabe, isolé le Liban et violé le Pacte National en s’alignant sur les pays occidentaux. Afin d’anticiper la tenue des élections parlementaires de juin, les dirigeants politiques anti-chamounistes décident d’unir leurs forces. Face à cette contestation, plusieurs tendances politiques émergent et elles peuvent être résumées en trois groupes principaux : les opposants au Président, les chamounistes et une troisième voie plus conciliatrice qui se situe entre ces deux formations politiques.

- En réponse à l’acceptation de la Doctrine Eisenhower par Chamoun, un « Front National » se constitue autour de formations communautaires diverses et s’érige comme le principal groupe d’opposition au Gouvernement. Il comprend des Sunnites comme Abdullah Yafi, ancien Premier Ministre entre 1951-1952, 1953- 1955 et en 1956, Saeb Salem, ancien Premier Ministre en 1952 et en 1953 et Rachid Karamé qui avait remplacé le Premier Ministre Sami Solh en septembre 1955. Cette formation politique comprend aussi le dirigeant druze Kamal Joumblatt, figure historique du mouvement d’indépendance du Liban, ancien Ministre de l’Economie en 1946 et de l’Agriculture en 1947123. Diverses personnalités chrétiennes opposées à Chamoun dont le Président Khoury et certaines organisations politiques libanaises sont aussi membres de ce mouvement124.

- Le Président compte parmi ses appuis une grande partie de la communauté maronite dont les Phalanges chrétiennes de Pierre Gemayel, certains Musulmans ayant profité de l’influence de Chamoun comme le Premier ministre Sami Solh ou encore le Parti National Socialiste Syrien (PNSS) qui s’opposent au panarabisme de Nasser. En règle générale, les couches supérieures qui perçoivent dans la politique de Chamoun une marque de modernité apportent

123 En 1948, il fonde le Parti socialiste progressiste (PSP) qui se veut proche des idées nassériennes et il joue un rôle fondamental dans l’opposition au Président Chamoun. 124 « The Najjadah Muslim youth movement and the Lebanese wing of the Ba’th party » in Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, American Intervention in the Middle East, Lanham : University Press of America, 1994, p 54.

59 leur soutien. Les différents partis arméniens comme Tachnak sont aussi de tradition pro-occidentale.

- A ces deux camps qui s’opposent fermement, il est nécessaire d’ajouter l’existence d’une troisième voie sous la direction du Grec catholique Henri Pharaon. Ce mouvement prend le nom de « Troisième Force » et comprend des personnalités politiques plus modérés tant chez les Musulmans que chez les Chrétiens. Le Patriarche maronite Paul Méouchy, Georges Naccache, directeur du journal l’Orient, Joseph Salem, ancien député, ancien ambassadeur, ancien ministre et directeur de l’Office des Eaux, ou encore l’ancien ministre et médecin Joseph Hitti, font partie de ce courant politique. Dans le climat de tension qui émerge à l’approche des élections, ce mouvement souhaite jouer un rôle de conciliation entre les forces politiques. L’objectif de la « Troisième Force » est de souligner que certaines orientations du Gouvernement sont au cœur de l’instabilité actuelle du pays. Ce mouvement préconise une certaine sagesse politique qui se traduirait par l’adoption d’une vraie neutralité et le souhait de ne plus négliger la réelle vocation orientale du Liban. Aux yeux des Occidentaux, cette formation politique apparaît plus comme un « groupe de mécontents ayant fait irruption dans la vie politique » qu’un ayant un réel dessein. L’Ambassadeur Louis Roché souligne à ce propos que « plusieurs des membre de ce nouveau groupement ne sont pas réputés pour leur rigueur morale » avant d’en conclure que « l’honnêteté politique est chose relative en Orient125 ».

Ces formations politiques jouent un rôle fondamental dans les évènements à venir, d’autant plus que dans ce contexte difficile, le Président ne parvient pas à trouver de solutions pour apaiser les tensions. Certaines de ses décisions au moment des élections vont au contraire durablement renforcer les animosités de ses opposants et le placer dans une situation précaire irréversible (b).

b. Le déroulement des élections : les prémisses d’une crise à venir

125 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n°117/AL, 23 janvier 1958, carton 628, 5 p.

60 A la veille de ces élections parlementaires, le Président libanais décide de modifier l’ancien système électoral datant de 1953 et qui comptait 33 circonscriptions pour 44 députés. Au début du mois d’avril 1957, le Front National présente une liste de propositions au Président à qui il demande de bien vouloir augmenter le nombre de sièges parlementaires à 88. Le Président refuse car cela conduit à élargir la représentation législative au Parlement et provoquer ainsi une baisse sensible de son influence. Parmi les nombreuses autres requêtes de l’opposition, citons la mise en place d’un cabinet mandaté spécialement pour contrôler les élections législatives et la fin d’une censure médiatique qui ne dit pas son nom. Le Président apporte une réponse au mois d’avril 1957 en faisant voter par le Parlement deux lois électorales : le nombre de sièges à pourvoir est augmenté à 66 et le nombre de circonscriptions est ramené à 27. Ainsi, Chamoun fait état indirectement de ses ambitions de contrôler plus fermement le pouvoir législatif car ces élections représentent une possibilité de se maintenir au pouvoir et renforcer ainsi son assise politique. Une véritable crise naît à l’issue de la première modification législative sur le nombre de sièges et un certain nombre de parlementaires de l’opposition quittent leur poste en signe de protestation. Le Président en profite pour faire passer sa deuxième loi par laquelle il redéfinit le découpage des circonscriptions, en prenant soin de modifier celles qui ne lui étaient pas acquises d’avance126.

Dans la population et durant le mois de mai, des troubles sociaux importants viennent ponctuer le débat sur les élections parlementaires. Des émeutes éclatent à Beyrouth et à Tripoli, et sur ordre de Chamoun, elles sont durement réprimées par l’armée. Le journal l’Orient fait état le 31 juillet d’un bilan de 22 morts dans la région de Zghorta. Malgré la loyauté de l’armée, le Général Chehab reste très critique envers les mesures prises par le Président car selon lui, l’équilibre du système politique est tel qu’il est impossible d’éliminer l’opposition127. Les incidents internes se multiplient tandis que des critiques acerbes adressées à l’administration Chamoun soulignent que le Gouvernement a cessé d’avoir une légitimité depuis ces élections128.

Ces nombreuses critiques trouvent un soutien important au niveau régional où, de toute évidence, la détérioration de la politique interne va de pair avec les tensions dans le monde

126 « [...] the electorate law broke up many of the ‘‘safe’’ districts previously under the control [of the opposition] » in Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 56. 127 Fawaz A. Gerges, « The Lebanese Crisis of 1958 : The Risks of Inflated Self-Importance », Beirut Review, printemps 1993, p 87. 128 Fahim I. Qubain, Crisis in Lebanon, Washington : Middle East Institute, 1961, p 26.

61 arabe. De la crise jordanienne aux rivalités très vives entre l’Irak et l’Egypte, la Syrie et le Liban, ou encore entre les Occidentaux et certains Etats arabes, les divisions internes du Liban trouvent leur expression sur la scène régionale et inversement. D’ailleurs, Chamoun dénonce un fort regain d’activité de la propagande soviétique, en particulier au sujet d’émissions arabes de Radio-Moscou qui mettent en valeur la liberté dont jouissent les Musulmans d’Union Soviétique. A cela s’ajoute la dénonciation du soutien financier qu’accordent à certains opposants libanais, l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la Syrie. L’agent de la CIA, Wilbur Eveland souligne dans ses mémoires l’existence de fonds importants en provenance des Etats opposés à la réélection de Chamoun. Seulement, il précise toute la difficulté de Washington à évaluer la réalité de l’intervention étrangère dans la politique intérieure libanaise129.

Dans cette alchimie complexe, les Etats-Unis ne peuvent rester passifs. Depuis février 1957, au cours d’une visite du Ministre des Affaires Etrangères libanais, Charles Malik130 à Washington, le Ministre libanais demande au Président américain d’apporter son soutien en prévision des élections à venir. En quelques mois, avec la précipitation des tensions dans le monde arabe, les élections parlementaires prennent une toute nouvelle dimension pour Washington. Le Président Eisenhower décide d’apporter une aide importante par le biais de la CIA et de l’Ambassade américaine à Beyrouth. Par ailleurs, le premier jour des élections, le Président Eisenhower fait parvenir du matériel militaire que prévoit la Doctrine Eisenhower, avec pour ambition de mettre en exergue sa bonne volonté à défendre le peuple libanais131.

En juin 1957, avec une participation inférieure à 50% et en léger recul par rapport aux élections parlementaires précédentes, les résultats des élections sont marqués par un raz de marée pour les partisans de Chamoun qui s’assurent une majorité aux deux-tiers.

A cette victoire imprévue s’ajoute l’éviction de députés dont la présence est historique au Parlement ! Kamal Joumblatt, Saeb Salem ou encore Abdullah Yafi sont remerciés, ce qui ne manque pas de surprendre le département d’Etat américain. Est-il possible d’expliquer un tel succès ? Selon la CIA, l’opposition à Chamoun n’a jamais pu trouver de réelle unité politique et idéologique. Dès les réformes constitutionnelles votées par le Parlement, les

129 Wilbur Crane Eveland, Ropes of Sand : America’s Failure in the Middle East, New York : W.W Norton, 1980, p 250. 130 Dans les milieux de l’opposition, Malik est un homme politique dont l’expérience et l’autorité ne sont pas au goût de tous. Ils lui reprochent son « américanisme » extrême et le fait qu’il a engagé unilatéralement le Liban vis-à-vis des Etats-Unis durant la Mission Richards. 131 Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 57.

62 opposants s’accordent sur une seule réelle disposition : empêcher farouchement tout éventuel désir de la part du Président de briguer un deuxième mandat132. Par la suite, cette question ne va cesser de s’amplifier avant de devenir l’un des facteurs essentiels de la crise de 1958.

Au lendemain des résultats, l’opposition dénonce une manipulation totale des élections par le gouvernement. Les journaux d’opposition se mettent en grève et les formations politiques comme le Front National refusent de reconnaître le nouveau gouvernement Solh. Il existe désormais une fracture réelle entre la réalité de l’opposition et sa représentation au Parlement133. Au travers de ces élections, il est à craindre la fragmentation politique et territoriale du Liban entre les différentes communautés, dont les répercussions régionales amènent une transformation du Moyen-Orient qui évolue au gré des divisions idéologiques et politiques de la Guerre Froide (2).

2°) La précipitation de la crise : les Etats-Unis, le Liban et le rapprochement syro- égyptien

Les tensions qui sévissent au sein du monde arabe n’amènent pas de solution pacificatrice malgré les espoirs du Roi Saoud (a). La formation des blocs s’accélère au sein de la poudrière moyen-orientale et place ainsi le Liban dans une impasse durable (b).

a. L’influence américaine menacée et l’échec de la médiation du Roi Saoud

Les récents événements de Syrie, de Jordanie et la forte opposition qui ne cesse de s’affirmer contre le régime libanais témoignent des tensions grandissantes au sein du monde arabe. Lors de sa visite à Beyrouth, la Mission Henderson a d’ailleurs pu constater, combien la population reste critique face à la politique américaine. David W. Lesch rapporte que la presse libanaise a été particulièrement virulente et que l’envoyé spécial s’en est trouvé choqué134. Au début du mois de septembre 1957, sur demande de la Jordanie, de l’Arabie Saoudite et de l’Irak, les Américains décident de leurs acheminer des armes135. Les bateaux américains de la VIième sont concentrés dans les ports turcs afin d’être opérationnels en cas de

132 Cette question, reconnaît la CIA, a eu certainement beaucoup plus d’impact sur les conséquences des élections que les sommes versées par les Américains ou les Arabes anti-chamounistes. 133 « The total victory for Sham’un was a step closer to his total defeat » in Irene Gendzier, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945-1958, op. cit., p 222. 134 David W. Lesch, op cit., p 151. 135 Au même moment ils autorisent d’ailleurs l’envoi de façon limitée de pièces de rechanges pour l’arsenal militaire israélien et la livraison d’avions piper CUB, utilisés en particulier pour les missions de reconnaissance aériennes.

63 débordement. Quelques militaires du contingent égyptien sont envoyés par Nasser pour assister la Syrie.

Le 9 septembre 1957, La Pravda, organe de presse de l’Etat soviétique, dénonce le jeu dangereux du gouvernement américain qui vise à préparer un plan militaire contre la Syrie et rappelle à ce sujet que l’URSS ne pourrait rester passive. Moscou propose donc que les quatre grandes puissances, membres du Conseil de Sécurité, rédigent un document conjoint condamnant toute utilisation de la force et toute intervention dans les affaires intérieures des Etats de la région moyen-orientale. Le poids prépondérant des Etats-Unis dans les affaires moyen-orientales explique la proposition soviétique. Elle vise à évincer de cette région les influences occidentales en garantissant en échange le respect de l’intégrité des Etats arabes. Il est manifeste que la préservation des intérêts américains ne peut être garantie à travers une neutralisation bienveillante des forces antagonistes du monde. Aucune suite n’est donc donnée par la France, la Grande Bretagne ou les Etats-Unis. Pourtant, les Américains sont désormais pris dans un étau complexe qui résulte de leur diplomatie et des pressions arabes et soviétiques. Le problème d’Israël continue de compliquer durablement la tâche de Washington et les relais occidentaux du monde arabe sont de plus en plus sujets à de vives critiques de la part de leur population.

- Au Liban, la situation est particulièrement confuse et les dirigeants pro- occidentaux ne souhaitent plus prendre ouvertement de positions publiques pour formuler leurs griefs. Les infiltrations syriennes dans l’Etat libanais ne cessent de s’accélérer et lors d’une rencontre avec Robert Murphy, le sous-Secrétaire d’Etat suppléant, l’Ambassadeur de France à Washington, Hervé Alphand, lui fait part de son extrême inquiétude136.

- En Arabie Saoudite la totalité du pouvoir est désormais entre les mains du Prince Fayçal qui dénonce activement les ambitions américaines tout en préservant des liens économiques forts avec Washington. Cet Etat ne joue plus le rôle de liaison du monde arabe que souhaitait lui accorder le département d’Etat américain, néanmoins, il maintient son rôle de médiation entre les Etats arabes. En septembre 1957, le Roi Saoud se rend

136 Télégramme diplomatique d’Hervé Alphand, Ambassadeur de France à Washington, au Ministère des Affaires Etrangères, n°5496/99, Washington, 6 septembre 1957, 3 p.

64 à Damas afin d’améliorer les relations entre les diverses nations arabes et il proclame que la Syrie ne constitue aucun danger pour ses voisins, déclaration qui met à mal les objectifs américains de mettre « la Syrie en quarantaine137 ».

Les objectifs du Roi Saoud, fermement anticommuniste, sont doubles et de nature économique et politique. Le traditionnel rôle de médiation dont souhaite s’accommoder le Roi n’est pas sans rappeler que les oléoducs d’Arabie Saoudite passent par la Syrie et que toute déstabilisation de cet Etat pourrait amener des conséquences économiques dangereuses pour la stabilité du commerce pétrolier international. Mais, en réalité, la mission du Roi d’Arabie a pour objectif de prévenir tout risque de crise majeure régionale que les antagonismes américano-soviétiques ne cessent d’accélérer. Les pressions extérieures sont la cause principale de l’effervescence qui se manifeste au Levant et Saoud souhaite « éviter qu’une Syrie trop dépendante de l’URSS devienne le centre d’une agitation dirigée contre les Etats qui, comme l’Irak et le Liban, entretiennent des rapports étroits avec l’Occident138 ». Le Roi Saoud ne travaille pas pour le compte des Américains dont il désapprouve la politique antisyrienne du Président Eisenhower, mais véritablement pour l’unité des Etats orientaux dans laquelle il pourrait en retirer un prestige certain. A travers cette volonté de jouer un rôle de médiation, le Roi Saoud présente des gages de stabilité qui satisfont les Américains et les Etats pro-occidentaux comme l’Irak et le Liban. Le 27 septembre, M. Djemil Mekkaoui, représentant libanais du Ministère des Affaires Etrangères et Ali Jaoudat, Premier Ministre irakien, sont conviés à Damas. En prenant en compte les déclarations acerbes des dirigeants syriens envers le Liban139, cette démarche met en relief les qualités d’arbitre de Saoud et pourrait représenter une étape tout à fait décisive pour le Levant.

Néanmoins, depuis les évènements syrien et jordanien, les accrochages entre communautés et les attentats qui ne cessent de se multiplier, mettent dans une impasse les entrevues de Damas. Les locaux du siège de « la Voix de l’Amérique », les divers quotidiens hostiles aux visées syriennes ou encore le siège du PPS et de son organe de presse, Al

137 René Payot, « les entrevues de Damas », Journal de Genève, 30 septembre 1957. Effectivement, lors de la mission Henderson, l’envoyé spécial du département d’Etat refusa de se rendre en Syrie, considérée comme déjà inféodée à l’Union Soviétique. 138 René Payot, « les entrevues de Damas », Journal de Genève, 30 septembre 1957. 139 M. Salah Bitar, Ministre syrien des Affaires Etrangères aurait traité le Ministre libanais des Affaires Etrangères, M. Charles Malik, d’ « hystérique » et aurait qualifié le Liban d’ « incapable de participer au mouvement de nationalisme arabe », in « Fin des pourparlers de Damas », Combat, 28 septembre 1957.

65 Djarida, sont l’objet de nombreuses attaques. Or, en octobre, le Secrétaire d’Etat américain rappelle que les Etats-Unis ne pourraient tolérer aucune agression contre un Etat du Moyen- Orient en provenance d’une nation contrôlée par le communisme140.

Une véritable frustration du pouvoir s’enracine dans le monde arabe à travers trois centres majoritaires qui regroupent les pro-occidentaux, les pro-soviétiques et les panarabes. Les tensions du monde arabe et la tentative de Saoud ne parviennent pas à prévenir la région de toute « aventure tragique141 » et d’une fracture idéologique et géopolitique durable (b).

b. La formation de la République Arabe Unie ( R.A.U) et la confirmation des tensions

Dans ce climat de fortes tensions, les dénonciations et les menaces entre Etats arabes s’accentuent durablement. Deux positions particulières sont au cœur de l’échiquier oriental : les axes Le Caire-Damas et Bagdad-Amman. Un projet d’unité née de l’humiliation du Raïs par la politique occidentale qui avait souhaité isoler l’Egypte avec l’émergence d’une organisation défensive régionale au sein du monde arabe. Les enjeux de ce projet qui a pour centre l’Egypte, sont politiques et économiques :

• Une fusion entre Damas, le Caire et Amman permettrait au Raïs d’isoler Bagdad avec qui l’Egypte entretient une rivalité historique. En intégrant la Jordanie à son projet panarabe, le Raïs met fin aux ambitions concurrentes qui visent l’unité des royaumes hachémites jordanien et irakien142. D’autre part, Nasser met aussi fin aux convoitises hachémites sur la Syrie. Ainsi, l’Egypte se retrouve dans une position de dirigeant du monde arabe en empêchant l’intégration de la Syrie au projet irakien et en encourageant l’émergence d’un mouvement unitaire au sein du monde arabe qui isolerait les puissances réticentes. Deux Etats sont particulièrement visés : l’Arabie Saoudite dont il sera question dans la partie suivante sur les enjeux économiques, et le Liban.

140 Le 27 décembre 1957, l’ancien envoyé James P. Richards démissionne de son poste de supervision de l’application de la Doctrine Eisenhower, certainement en raison de ses difficiles relations avec le Secrétaire d’Etat John Foster Dulles. 141 Georges Andersen, « Négociations décisives à Damas », Combat, 27 septembre 1957. 142 A plusieurs reprises, des tentatives de déstabilisation du régime jordanien avait été menées afin de renverser Hussein et encourager cette union à trois. A nouveau, en novembre 1957, Nasser dénonce le soutien qu’Hussein semblerait accorder à Ben Gourion afin de déstabiliser le régime et renforcer les tentatives de soulèvement populaire et d’assassinat du Roi jordanien. Il accuse le Roi jordanien d’avoir effectué un voyage secret à Naplouse pour rencontrer Ben Gourion, ce que nie fermement Hussein. « On peut y voir un effort des Egyptiens pour dresser contre le jeune roi les 378.000 réfugiés palestiniens », in Combat, 14 novembre 1957.

66

Ce dernier Etat présente plusieurs intérêts pour le Raïs et se situe dans une constante vis- à-vis des desseins régionaux. Les enjeux entre Damas, Le Caire, Bagdad ou encore Amman « sont des composantes traditionnelles de la politique régionale143 » et déséquilibrent constamment Beyrouth. Par respect de la tradition de neutralité du pays du Cèdre, cet Etat refuse tout forme d’intégration au projet d’unionisme arabe qui, dans tous les cas, risquerait d’encourager l’irruption de fortes tensions de la part de l’importante communauté chrétienne. Le compromis politique précaire sur lequel repose la société libanaise explique ces réticences, et les risques d’une implosion interne entre les nombreuses communautés. Au contraire, aux yeux de Nasser, cette situation d’équilibre précaire facilite et encourage les tentatives de déstabilisation interne et de propagande pour parvenir à la réalisation de ses desseins panarabes. D’autre part, le projet entre Amman, Damas et Le Caire passe par Beyrouth et s’il apparaît difficile de déstabiliser durablement la Jordanie, il peut apparaître plus aisé de faire pression sur un Etat qui partage ses frontières avec la Syrie.

Sur cet imbroglio oriental se greffe une autre lecture des desseins de Nasser vis-à-vis des luttes d’influence héritées de la Guerre Froide. Tout semble s’accorder pour favoriser l’irruption de vives tensions régionales : à l’hostilité historique entre Bagdad et Le Caire, s’ajoute la rivalité entre un régime qui lutte contre la présence de puissances étrangères dans le monde arabe et un autre régime qui est au cœur de la formulation des intérêts occidentaux (Pacte de Bagdad). La volonté de déstabiliser les régimes jordaniens et libanais est encouragée par la présence de régimes qui soutiennent activement l’administration américaine. Les réactions américaines ne se font pas attendre : la déstabilisation des régimes jordaniens et libanais par Nasser, encourage Washington à renforcer leur protection. Par ailleurs, la Syrie, que Washington considère sous l’emprise du communisme, laisse présager l’existence d’un projet nasséro- communiste. L’union entre Damas et Le Caire serait perçue comme le moyen d’isoler la Turquie et l’Irak et de permettre aux Soviétiques de contrôler les routes du pétrole vers la Méditerranée. Or, le rapprochement entre Damas et le Caire a deux objectifs principaux : éviter un isolement d’une Syrie prise en étau entre l’alliance régionale occidentale du nord, le Liban, la Jordanie et l’Etat d’Israël et empêcher que les pressions

143 Pierrick el Gammal, Politique intérieure et politique extérieure au Liban de 1958 à 1961 de Camille Chamoun à Fouad Chehab, sous la dir. de René Girault, Paris : Université Panthéon Sorbonne, 1991, p 42.

67 de Moscou entraîne un basculement de la Syrie dans le communisme, limitant fortement ainsi les ambitions panarabes dans la région moyen-orientale.

Cette situation traduit à nouveau les incompréhensions de la diplomatie américaine dans le monde arabe. Face à la dérive communiste de la Syrie, Washington encourage les Turcs à masser leur armée à la frontière afin d’isoler la Syrie. Le 13 octobre 1957, Nasser réplique en envoyant des troupes égyptiennes à Damas « afin de rendre impossible une tentative turque ou israélienne contre la Syrie 144» et d’amorcer son projet d’unité du monde arabe.

• Les perspectives économiques du projet nassérien vont de pair avec la dimension politique d’unification du monde arabe. Elles sont également au cœur des intentions de Nasser : inévitablement, « tenir les routes du pétrole pour précipiter la chute des monarchies qui vivent de l’or noir, c’est la clé de toute la politique moyen-orientale ». L’objectif vise clairement à contrôler l’acheminement du pétrole moyen-oriental qui permettrait de mettre en porte-à-faux certains régimes hostiles aux ambitions nassériennes. La Syrie « tient les robinets du pétrole de Kirkuk 145» et si l’union avec l’Egypte se confirmait, Bagdad serait désormais contraint d’ouvrir des négociations avec Le Caire tandis que les Occidentaux y perdraient fortement en influence. Par ailleurs, Nasser contrôlerait les routes du pétrole saoudien ce qui placerait les Etats-Unis et l’Arabie dans une position de dépendance.

Ainsi, depuis le début de l’année 1957, les relations entre Nasser et Kouatly n’ont cessé de s’affirmer. Au mois d’août 1957, le Président syrien avait déclaré que le Caire et Damas demeuraient « unis dans leur lutte contre les complots occidentaux impérialistes146 », tandis qu’en septembre, un accord égypto-syrien d’union économique était signé entre les deux Etats. Après diverses consultations bilatérales, la mise en place d’une Commission ministérielle à Damas au mois de décembre 1957 marque le début d’un rapprochement constitutionnel entre les deux Etats. Le 1er février 1958, l’union égypto-syrienne est proclamée et elle se traduit par la création d’une entité unitaire qui prend le nom de République Arabe Unie (R.A.U). « C’est [une] fusion pure et simple, avec un drapeau, une

144 « Dossier sur l’Union syro-égyptienne », Revue de Presse : Maghreb, Proche-Orient, Moyen-Orient, revue mensuelle éditée à Alger, n°23, mars 1958, p 2. 145 « Dossier sur l’Union syro-égyptienne », ibid, p 10. 146 « Dossier sur l’Union syro-égyptienne », ibid, p 11.

68 armée et un peuple unique147 » qui réunit le baasisme nassérien au baasisme syrien. Le Raïs devient le Président de cette Union et nomme son généralissime le Maréchal Amer, vice- Président de la République dont le pouvoir est total sur la province syrienne. Sur la formation du premier Cabinet, sur quatorze portefeuilles ministériels, onze reviennent aux Egyptiens.

Aux yeux des Libanais, cette création permet de justifier une politique de neutralité dans le monde arabe et Chamoun reconnaît officiellement la R.A.U le 22 février 1958. Seulement, les orientations du Président donnent peu de crédibilité au neutralisme qu’il défend et Chamoun se retrouve pris dans un étau inextricable : certains parlementaires assurent Nasser de l’adhésion prochaine du Liban à la R.A.U148, ce qui avive durablement les tensions. Maladroitement, Chamoun réplique en nommant un nouveau gouvernement élargi sous la direction du pro-occidental Sami Solh, dont l’orientation est considérée hostile à celle de la R.A.U et créé ainsi les conditions nécessaires pour l’émergence d’une véritable crise politique dans laquelle les Américains demeurent la seule alternative.

En réponse à l’unité égypto-syrienne et en raison de l’animosité partagée des monarchies hachémites vis-à-vis des ambitions de Nasser, Amman et Bagdad répliquent en créant une « Fédération arabe149 » que soutiennent activement les Américains. Quelle que soit l’influence réelle de cette union, le projet entre l’Irak et la Jordanie est assez symptomatique de la constitution de véritable blocs régionaux. Ces derniers reflètent assez justement les clivages qui résultent de l’existence d’un monde bipolaire sur la scène régionale.

Ainsi, les conditions sont réunies pour garantir une précipitation néfaste du climat de tension extrême qui règne dans cet espace régional. Ce réveil arabe amène les Etats pro- occidentaux dont le Liban de Chamoun à vouloir s’assurer un renforcement de leurs positions pour contrer ces pressions ce qui ne manquent pas d’accélérer la dislocation de l’espace moyen-oriental. Les crises politiques internes au Liban et celles du monde arabe, la diplomatie active américaine envers les régimes pro-occidentaux, les réactions soviétiques et les contradictions panarabes, sont autant d’éléments qui donnent à la Guerre Froide une dimension particulièrement chaotique au sein du monde arabe. Chaque puissance arabe ou

147 Simon P. Nothomb, « Le Proche-Orient Arabe », Perspectives, op cit., p 35. 148 Adil Osseirane, Président du Parlement dans un message adressé à Nasser. 149 Fédération irako-jordanienne, proposée par la Jordanie en février 1958. Elle prend fin avec le renversement de la monarchie en Irak en juillet 1958.

69 étrangère mène des politiques conflictuelles qui ne cessent d’auto-entretenir les perspectives de crises sans issues dans lesquelles le Liban est le parfait miroir de la poudrière orientale (Deuxième partie).

70 DEUXIEME PARTIE

DE LA GUERRE CIVILE A L’INTERVENTION AMERICAINE : LE LIBAN DANS LA TOURMENTE

Face à la multiplication des troubles internes et étrangers, le Liban s’inscrit dans une impasse durable qui s’exprime à plusieurs niveaux.

¾ Sur le plan local, le territoire libanais est sujet à des troubles sociaux qui s’ajoutent à la véritable crise pour le pouvoir qui sévit entre communautés. Malgré certaines tentatives de médiation, les rivalités internes ne parviennent pas à favoriser une solution durable. ¾ Sur le plan régional, la poudrière moyen-orientale se traduit par de nouvelles instabilités, notamment en Irak où la monarchie est renversée. Avec la naissance de la R.A.U, les ingérences syro-égyptiennes s’accélèrent tant au Liban qu’en Jordanie tandis que la Ligue Arabe échoue dans la mise en place d’une solution à la crise arabe. ¾ Devant cette situation complexe qui place le Liban dans une réelle tourmente, des tentatives de médiation sont opérées aux Nations Unies et donnent ainsi à la crise libanaise une dimension internationale. Parallèlement, depuis le coup d’Etat irakien, le renforcement des troubles régionaux se traduit par une réponse militaire américaine au Levant et le 15 juillet 1958 des Marines débarquent sur les plages libanaises avec pour objectif de stabiliser le pays.

CHAPITRE 1 : LA PRECIPITATION DES TENSIONS LIBANAISES : L’IMPOSSIBLE DENOUEMENT

L’accélération des divisions internes sur les orientations du Président libanais et le renforcement de l’instabilité régionale fait évoluer le Liban d’une situation de chaos à une situation de crise durable (I). Entre les rivalités de la Guerre Froide, les pressions étrangères et la persistance d’un équilibre précaire au sein de l’ensemble du monde arabe, cette crise trouve toute son expression sur la scène régionale et internationale (II).

71 I. Le Liban en crise

Depuis les élections parlementaires de juin 1957, une nouvelle controverse autour de la question constitutionnelle du renouvellement du mandat du Président Chamoun, a entraîné de vives réactions au sein de la société libanaise et du monde arabe (1). Cette polémique vient confirmer les nombreuses divisions internes du Liban auxquelles s’ajoutent les pressions des puissances arabes dénonçant l’impérialisme occidental. Cette forte instabilité fait éclater une guerre civile au Liban, au printemps 1958 (2).

1°) La question du renouvellement du mandat du Président C. Chamoun

La question du renouvellement du mandat présidentiel présente des antécédents historiques qui mettent en exergue les limites supplémentaires auxquelles C. Chamoun serait confronté (a). Avec le développement de la crise libanaise, la politique des Occidentaux évolue sensiblement vers une remise en cause des desseins de C. Chamoun (b).

a. La question de la modification constitutionnelle et ses antécédents

La campagne intensive menée par les Musulmans pour le ralliement du Liban à la cause arabe s’est intensifiée avec la création de la R.A.U en février 1958. En prenant position contre les excès du nationalisme panarabe avec le soutien d’une majorité de Chrétiens, Camille Chamoun a menacé durablement l’équilibre du Pacte National. Comme il l’a été souligné précédemment, la question de l’orientation de la politique étrangère libanaise sur l’échiquier régional et international a renforcé les divisions politiques et confessionnelles internes du pays. Or, à la controverse sur l’engagement pro-occidental de Chamoun s’est greffée une nouvelle polémique interne : on prête au Président de la République des intentions de vouloir briguer un deuxième mandat150. Cette nouvelle avait été annoncée dès le début de l’année 1958 par les opposants de la Troisième Force151. « Cette rumeur – non dénuée de fondement – [...] mit le feu aux poudres » et bien qu’elle ne fut jamais confirmée publiquement, elle ne fut pas pour autant démentie par le Président Chamoun, ce qui « favorisa rapidement un état de crise [interne] 152». Deux aspects politique et constitutionnel permettent de saisir l’enjeu réel

150 Officiellement, le mandat du Président libanais prend fin le 24 septembre 1958. 151 « The Third Force had announced, in late January of 1958, that it was “fully convinced” that Chamoun intended to seek reelection ». in Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 68. 152 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 272.

72 d’une telle intention et de comprendre en quoi la réélection est un élément moteur de la crise interne libanaise.

Dans un premier temps, le souhait de briguer un deuxième mandat est en contradiction avec les principes de la Constitution libanaise qui s’opposent à toute réélection d’un Président sortant. L’équilibre subtil sur lequel repose le système institutionnel libanais a pour objectif précis de maintenir à jeu égal l’influence politique des différentes communautés et d’éviter toute perpétuation d’un même clan au pouvoir. Ainsi, aux yeux des communautés musulmanes une telle aspiration de la part du Président Chamoun s’apparente à une violation évidente de la Constitution et à une volonté cachée de maintenir une domination maronite afin de limiter les influences du panarabisme sur le sol libanais. A l’inverse, la communauté maronite se sent effectivement menacée par l’existence de la R.A.U et redoute d’être encore plus minoritaire dans le monde arabe, si le Liban devenait la troisième province de la fédération égypto-syrienne.

D’autre part, le climat de tension qui sévit au pays du Cèdre depuis le début du printemps, a un précédent historique de première importance, dont il a été question précédemment. Depuis les élections parlementaires de juin 1957, l’opposition libanaise tient le Président pour responsable d’avoir cherché à s’assurer une majorité politique en ayant recours à la fraude. Ainsi, l’opposition ne reconnaît pas la légitimité du gouvernement Solh et refuse pour cela de soutenir un Président dont les orientations sont reconnues par une minorité politique. En outre, en mars 1958, Chamoun a formé un nouveau cabinet en élargissant le nombre de membres afin de faire participer un certain nombre de proches qui lui était favorables. Cette initiative fut de nouveau perçue par l’opposition comme une atteinte à l’équilibre politique du pays et ce nouveau cabinet fut ironisé « le cabinet de la réélection » par la presse153. Afin d’apaiser les tensions internes au lendemain des élections, dans une déclaration ministérielle, le Premier Ministre Sami Solh réaffirmait les trois aspects de la politique étrangère du Liban : respect de l’indépendance nationale, renforcement des liens du pays du Cèdre avec les pays arabes, développement des relations économiques et culturelles du pays154.

153 Eika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 68 154 Cette déclaration fut d’ailleurs perçue à tort comme un revirement de la politique étrangère libanaise par les diplomates français. Ces derniers s’étonnaient du manque d’allusion à la lutte contre le communisme international, ni à l’adhésion du Liban au camp occidental dont se prévalait le Ministre des Affaires Etrangères Charles Malik. « En somme, Malik adopte au fond la neutralité positive sans le dire expressément ».

73

Dans un deuxième temps, les intentions du président Chamoun de proposer sa réélection à la présidence libanaise ne sont pas sans rappeler une crise politique passée. Il est tout à fait curieux de souligner la similarité de ce contexte avec celui de 1952. En souhaitant briguer un deuxième mandat de six ans à la présidence libanaise, Béchara el Khoury a provoqué une situation de troubles internes l’obligeant à démissionner de son poste en septembre 1952. C’est précisément en raison de cette crise politique que C. Chamoun succéda à B. Khoury comme Président de la République libanaise. En d’autres termes, en proposant sa réélection, Chamoun est conscient des risques qu’il prend face à une opposition grandissante. Etonnante ironie de l’histoire, ses ambitions actuelles et son rôle passé, placent le Président dans une situation encore plus inextricable et illégitime sur le plan politique. Il était l’un des plus fervents opposants à toute forme de privatisation du pouvoir. Poussé à son paroxysme, le parallélisme peut être dressé entre les moyens utilisés par Khoury et Chamoun pour parvenir à leur fin. En 1947, les élections parlementaires donnaient au président Khoury une majorité dont les assises légales furent longtemps dénoncées. En mai 1948, un amendement constitutionnel permettant la réélection fut discuté au Parlement afin d’assurer au Président un deuxième mandat155. Malgré ce précédent qui a entraîné la démission de Khoury, le Président Chamoun suit la même démarche que son prédécesseur. La gestion du pouvoir politique présente donc une continuité saisissante malgré les oppositions politiques évidentes des deux hommes.

Malgré les tensions internes que provoquent les ambitions de pouvoir du Président libanais, la question d’un deuxième mandat devient un enjeu de politique étrangère essentiel. A travers la réélection de Chamoun, il s’agit en réalité de réaffirmer le pro-occidentalisme libanais pour les années à venir ou à l’inverse, de questionner la difficulté de l’Occident à maintenir une influence réelle face au panarabisme. Les réactions occidentales ne sont pas unanimes et soulignent très vite la complexité de la question (b).

b. L’approche ambiguë des Occidentaux

Dès le début de son mandat présidentiel, Chamoun a souhaité mener une politique étrangère qui répond aux aspirations occidentales et en particulier à celle des Américains dans

Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur Louis Roché au Ministère des Affaires Etrangères, Beyrouth, carton n°632, 28 mars 1958, 6 p. 155 Camille Chamoun, Ministre de l’Intérieur à cette époque, avait même démissionné par protestation !

74 le monde arabe. Il faut noter que le Président libanais n’envisage pas de briguer un deuxième mandat sans s’assurer du soutien des Etats-Unis156. Selon un télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France, Hervé Alphand, dans le courant du mois de mars 1958, les Américains considéraient cette question comme un problème de politique intérieure mais ils témoignaient d’une certaine confiance en Chamoun. En avril, dans un nouveau télégramme H. Alphand souligne que le département d’Etat américain craint des troubles sérieux et qu’il serait risqué d’ébranler l’équilibre fragile libanais actuel157. Cela témoigne des difficultés de Washington à soutenir nettement le Président Chamoun, et certains comme Charles Malik, s’interrogent auprès de l’Ambassadeur Robert McClintock sur les raisons de cet apparent changement d’état d’esprit.

Il est nécessaire de replacer le débat sur l’élection présidentielle libanaise dans son contexte, avant de définir plus précisément l’évolution des positions américaines. La question primordiale aux yeux de Washington n’est pas tant celle de l’avenir de Camille Chamoun que celle de l’avenir des intérêts américains au Levant. De toute évidence, la loyauté du Président libanais envers les Etats-Unis devrait encourager Washington à soutenir activement un tel candidat, mais l’instabilité régionale, la pression du communisme et les aspirations du panarabisme posent une nouvelle interrogation à la diplomatie américaine : quelle attitude les Etats-Unis doivent-ils adopter au Liban pour accroître au maximum leur influence dans le monde arabe ? En d’autres termes, quelle politique peut-être considérée comme la meilleure parmi tant d’autres ? En soutenant activement et publiquement Camille Chamoun, Washington encourage en fait l’opposition interne et régionale à rejeter la politique américaine de manière plus explicite. A l’inverse, en ne soutenant pas C. Chamoun, les Etats- Unis s’exposent aux critiques des pro-Occidentaux qui assimileraient le soutien de Washington à une duperie et la Doctrine Eisenhower à une mascarade. Cela aurait comme conséquence une perte de confiance et partant une perte de puissance des Etats-Unis sur la scène internationale, ce qui serait activement exploité les régimes adverses. Les Etats-Unis, pour sortir de l’impasse dans laquelle ils sont, vont, comme dans la théorie des jeux, adopter entre deux options, celle qui est la moins mauvaise et qui devient en conséquence la meilleure. Dans la situation actuelle, le Liban peut-il continuer à défendre son patrimoine

156 Le Président « would never run without the Embassy’s assurances that the United States thought he should stay on » in Wilbur Crane Eveland, Ropes of Sand : America’s Failure in the Middle East, op. cit., p 266. 157 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur Hervé Alphand au Ministère des Affaires Etrangères, Washington, n°1710-1713, Carton 443, 1er avril 1958, 3 p. Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 20-21.

75 occidental tandis que les Ambassades égyptienne et soviétique continuent d’abriter chez eux une partie des adversaires du Président ? L’élection présidentielle n’est donc réellement plus qu’une question de seule politique interne.

Les Occidentaux sont tenus à une certaine discrétion dans leur soutien alors que la question présidentielle appelle une réponse rapide. Irene Gendzier note qu’il existe au département d’Etat de sensibles différences de points de vues. Tout en assurant le régime libanais de son soutien, l’Ambassade américaine de Beyrouth et le département d’Etat sont apparemment sceptiques sur l’appui à apporter à un candidat dont il est possible de percevoir les conséquences négatives de sa politique. A cette position s’oppose celle de Wilbur Eveland158, John Foster Dulles et de son frère Allen Dulles, le directeur de la CIA, qui souhaitent renforcer leur soutien envers Chamoun, pour eux le meilleur homme de la situation. Néanmoins, cette deuxième approche ne parvient pas à s’imposer en raison des heurts qui naissent peu à peu au Liban. McClintock finit par obtenir le soutien total de Washington159. Le désir de Chamoun d’amender la Constitution pour briguer un deuxième mandat est soutenu, sur la scène internationale, par l’Espagne, l’Irak, l’Iran, la Jordanie ou encore la Turquie. Le Liban apparaît pour ces nombreux alliés, comme un véritable symbole des forces de résistance à Nasser.

Le 7 mai 1958, Chamoun assure confidentiellement les Occidentaux qu’il souhaite se représenter « pour arrêter le glissement » du Liban. Le lendemain, lors d’une rencontre très secrète160, Louis Roché fait part au Président du soutien de la France. Cette attitude reflète celle de l’ensemble du camp occidental qui décide de soutenir Chamoun et le 8 mai, J. F Dulles assure à son tour Chamoun du soutien inconditionnel du Gouvernement américain. Afin de parvenir sans heurt à la réélection du Président libanais, l’Ambassade de France imagine plusieurs options parmi lesquelles le financement de la presse hostile mais vénale ou encore, le renforcement des équipements radios du Gouvernement à Beyrouth.

158 Wilbur Eveland fut envoyé au Liban, selon son prédécesseur Miles Copeland, pour équilibrer les vues de McClintock. in Irene Gendzier, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945-1958, op. cit., p 232. 159 « [McClintock] view of the presidential succession was that it was possible to separate the leader from the regime, and thus to save U.S. interests identified with the latter » in Irene Gendzier, ibid, p 230-231 160 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères, Beyrouth, Très Secret, n°558-565, carton 625, 8 mai 1958, p 1.

76 Néanmoins, les différentes conversations entre diplomates à Paris, à Beyrouth ou encore à Londres, mettent en exergue que ce soutien inconditionnel ne s’explique que par un manque de perspectives plus encourageantes concernant la politique libanaise. Le nom du Général Chehab est évoqué à plusieurs reprises mais il ne souhaite pas être impliqué dans les affaires politiques du pays161. Tout en dénonçant la manœuvre politique de Chamoun qu’il perçoit comme la source des heurts entre civils libanais, le Général est profondément attaché à une politique de stricte neutralité de l’armée. Le Général Chehab jouit depuis de nombreuses années d’un prestige qui pourrait le placer au dessus des tensions politiques et favoriser un retour au calme mais, il ne souhaite pas se présenter car il ne veut pas contracter une dette politique en acceptant une succession difficile.

Cette situation complexe met le Liban dans une situation précaire qui avive les tensions politiques et confessionnelles et laisse présager une implosion prochaine (2).

2°) La guerre civile libanaise

L’instabilité interne du Liban fait éclater des troubles sociaux importants au printemps 1958 (a) contre lesquels les factions politiques ne parviennent à trouver de solution durable (b). a. Les troubles et le rôle de l’armée

Dans le courant du mois d’avril 1958, une manifestation organisée à Tyr par l’opposition anti-Chamoun se solde par plus de trois cent arrestations. La presse se fait rapidement l’écho de cette contestation en publiant des déclarations qui reflètent l’inextricable impasse dans laquelle s’est mis le Président libanais. Selon le député sunnite du Tyr, Kamal el-Assad, cette crise renforce l’illégitimité d’un gouvernement qui est désormais contraint de combattre la population pour se maintenir au pouvoir. Au sein même de la communauté maronite, l’administration Chamoun fait l’objet de virulentes critiques : le Patriarche d’Antioche qui est aussi le guide de la communauté dont le Président libanais est issu, Monseigneur Paul Méouchy, souligne dans le quotidien Al Jaryda « l’égoïsme et l’échec d’un régime qui n’a plus sa place au pouvoir162 ».

161 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 20-21 et p 29. 162 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n°558-565, carton 625, 8 mai 1958, p 2.

77 Au début du mois de mai, l’assassinat de Nessi Metni, journaliste maronite d’obédience pro-soviétique et directeur d’Al Talighraf se transforme en véritable détonateur de la crise. L’opposition accuse le régime libanais d’être le commanditaire de cet assassinat et Rachid Karamé riposte en lançant en appel à la grève générale. Grâce à la popularité dont jouissait Metni, l’opposition parvient à exploiter cet évènement et à créer une situation de déséquilibre sur l’ensemble du territoire163. Des émeutes éclatent au Liban Nord, à Beyrouth ou encore à Tripoli où le Bureau américain d’information est incendié. Le 12 mai, le département d’Etat est informé du sabotage de l’oléoduc Homs-Tripoli sur la partie libanaise et de l’infiltration d’éléments pro-syriens anti-chamounistes. Certaines villes se transforment en véritables camps retranchés. A Beyrouth à la mi mai 1958, le quartier de la Basta est occupé par les rebelles de Saeb Salem, tandis que les Phalanges pro-chamounistes résistent à l’Est de la capitale.

Le sud du Liban est le théâtre de soulèvements dirigés par Marouf Saad à Tyr ou encore à Sidon. Au nord du Liban, les troubles sont encore plus violents et la frontière syro-libanaise n’est plus contrôlée par le gouvernement libanais. Les infiltrations et les actions de propagande depuis la province syrienne sont incessantes et les rebelles libanais sont ravitaillés en armement tandis que des contingents de volontaires du régime de la R.A.U viennent renforcer les rangs de la rébellion. Le 13 mai, dans une conférence de presse à Beyrouth, le Ministre libanais des Affaires Etrangères, Charles Malik, dénonce la responsabilité directe de la R.A.U. A ce propos, il cite de nombreux exemples d’arrestations d’agents syriens et de palestiniens de la bande de Gaza qu’administre l’Egypte ainsi que le blocage de navires délivrant des armes et de l’argent aux rebelles. Par ailleurs, Malik dénonce l’importante propagande des puissances étrangères. Les différentes factions se livrent à une véritable guerre par voie de presse que facilite la tradition ancienne de liberté des média qui existe au Liban. Dans un tel contexte de guerre civile164, le Gouvernement ne parvient pas à limiter la propagande autrement qu’en imposant des amendes à divers journaux comme l’Orient de Naccache ou Talighraf (que dirigeait Metni). Il parvient à interdire officiellement les journaux d’obédiences pro-nassériennes comme Beirut al Massa et Al Shark. Hormis la presse écrite, la radio demeure le vecteur essentiel de la propagande et plusieurs stations comme Radio Beyrouth, la Voix du Liban des Phalanges ou la Voix de la Réforme du PSNS, diffusent

163 Foreign Relations of the United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 35. 164 Dans un télégramme diplomatique adressé à Londres, à Washington et à Paris, l’Ambassadeur Louis Roché reconnaît un état de guerre civile au Liban le 16 mai 1958.

78 d’innombrables messages de soutien aux résistants chamounistes. A l’inverse, des stations de radio comme la Voix du Liban libre, la Voix de la Révolution ou encore la Voix des Arabes de Nasser, lancent de véritables appels à l’insurrection165.

Le 14 mai 1958, Chamoun décide de recourir à la voie parlementaire pour modifier la Constitution, ce qui rend la situation interne encore plus chaotique. Le Parlement est convoqué le 16 mai mais les députés de l’opposition refusent d’y participer et la tentative est avortée. Le 22 mai 1958, les factions druzes dirigées par Kamal Joumblatt attaquent le palais présidentiel d’été de Beit-el-Din. Le département d’Etat américain estime que le Président Chamoun a encore la situation en main et qu’il est en mesure d’apaiser la crise, grâce notamment à la loyauté du Général Chehab et de son armée. En revanche, le souci principal de Washington est l’élargissement de cette crise interne au plan régional et international. C’est pour cette raison que le département d’Etat à la demande du Liban examine l’envoi de matériel militaire pour assister le Président et renforcer les frontières de son pays166. Il va de soi que cet envoi sans menace réelle avérée serait perçu comme une intervention directe des Etats-Unis dans un Etat souverain et cela augmenterait l’intensité des troubles167. Depuis le début de l’année 1958, le Liban possède un document écrit du Gouvernement américain garantissant l’indépendance du Liban mais il est rédigé d’une façon telle que cette engagement ne peut être appliqué que dans le seul contexte de la doctrine Eisenhower. La visite de Nasser à Moscou au début du mois de mai vient renforcer les inquiétudes américaines168. Dans une déclaration conjointe des deux gouvernements soviétique et égyptien du 15 mai 1958, la question libanaise n’est pas évoquée mais les deux dirigeants adressent une mise en garde contre toute tentative d’ingérence d’une puissance étrangère. Ils annoncent ne pas vouloir rester neutres si une telle situation venait à se produire169.

165 Ces informations proviennent des recherches de Pierrick el Gammal, Politique intérieure et politique extérieure au Liban de 1958 à 1961 de Camille Chamoun à Fouad Chehab, op. cit., 131 p. 166 Le 12 mai 1958, l’Ambassadeur Louis Roché souligne que les Américains sont en possession d’une demande écrite du gouvernement libanais priant Washington d’envoyer des tanks légers et de tenir prête une division de Marines. in Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères, Beyrouth, n°577-578, Très Secret, Carton 432, 12 mai 1958, 2 p. 167 Télégramme diplomatique du Ministre plénipotentiaire chargé d’affaires de France auprès des Etats-Unis, Charles Lucet au Ministère des Affaires Etrangères, Washington, n°2479/2484, réservé, carton 443, 12 mai 1958, 3 p. 168 Nasser a quitté le Caire le 29 avril 1958 à bord d’un TU104, accompagné des vice-Présidents Baghdadi et Hourani, le Ministre des Affaires Etrangères Dr. Fawzi et d’autres diplomates. Cette visite était prévue il y a deux ans mais elle avait été constamment repoussée depuis. 169 Gillian King (ed.), The Middle East, Documents on International Affairs, 1958, London : Oxford University Press, Royal Institute of International Affairs (under the auspices of), 1962, p 261.

79 Au mois de juin, la crise persiste et devient de plus en plus aiguë pour l’administration Chamoun170. Les Américains renforcent leur aide matérielle en envoyant au Liban six avions de chasse et de l’équipement militaire. A Baalbeck, Tripoli ou Beyrouth, les heurts civils se multiplient et l’armée, assistée par la gendarmerie, éprouve des difficultés à circonscrire les foyers de désordre. Selon les services de renseignements libanais, les forces druzes de K. Joumblatt, qui incluent de nombreux Syriens, ne cessent de renforcer leur emprise sur le nord du Liban. Dans cet état de crise, il convient d’analyser les forces en présence et les solutions envisagées pour résoudre le conflit (b).

b. L’impossible réponse interne

La principale crainte qui se dégage durant ce printemps 1958, est celle de la transformation de cette crise en une crise à caractère confessionnel. Les heurts civils entraînent la résurgence de fortes rivalités entre factions politiques à l’intérieur même des clans d’une même famille : dans le Chouf, les Druzes de Kamal Joumblatt s’opposent à d’autres Druzes, ceux de l’Emir Arslan. Dans la région de Zghorta la famille Frangié – famille maronite du Nord – rivalisent avec celle des Karamé, famille sunnite du Liban Nord. L’extrême complexité du système libanais souligne combien la religion et la politique sont indissociables, ce qui explique ce climat chaotique.

La solution adoptée par le gouvernement face à de tels évènements est pragmatique : les esprits se tournent vers l’option militaire pour parvenir à une certaine accalmie. L’armée libanaise a une particularité rare dans cette région du monde171. Il est peu commun que l’armée s’en tienne à un rôle d’arbitre neutre. Elle représente pour Chamoun le dernier soutien dont il peut disposer. En cas de défection de l’armée, le régime ne pourrait plus se maintenir sans avoir recours à une assistance étrangère. Le Général Chehab a pour mission de contenir d’une part les foyers de rébellion et d’autre part apporter une sécurité au régime légal. Il ne soutient cependant pas l’idée de Chamoun de se représenter, il considère que la question de la réélection est à l’origine des troubles actuels. Sa priorité demeure le maintien de la loyauté et

170 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 120-121. 171 Elle est composée d’environ 9000 hommes dont la majorité – en particulier chez les gradés – est de confession chrétienne. En 1952, lors de la crise du régime Khoury, le Général Chehab adopte la même démarche qui est de rester fondamentalement neutre dans un conflit politique. Concernant la crise de 1958, Charles Malik estime néanmoins que les réticences de Chehab vis-à-vis de Chamoun se traduisent par un manque de fermeté de l’armée qui tend à faire le jeu de la rébellion.

80 de la cohésion de l’armée, « dernier carré unitaire, symbole du Liban du Pacte National172 ». La véritable solution comme le précise le Général Chehab n’est pas militaire, mais politique. Sur le plan intérieur, les revendications de l’opposition se résument principalement au départ immédiat de Chamoun de la présidence, avant même la fin officielle de son mandat.

Deux camps s’opposent donc dans cette crise:

- d’un coté, les partisans du Président de la République qui comprennent des maronites avec les Phalanges de Pierre Gemayel, le Bloc National de Raymond Eddé, Charles Malik, la communauté arménienne traditionnellement pro-occidentale, quelques Druzes de l’Emir Arslan, quelques Sunnites proches de Sami Solh et curieusement le Parti National Socialiste Syrien (PNSS), en raison de son hostilité à l’Egypte. - De l’autre, les anti-Chamoun qui comprend la majeure partie des communautés musulmanes chiites et sunnites, la grande majorité des Grecs orthodoxes d’Henri Pharaon, la clientèle de la famille maronite Frangié – Hamid Frangié fut battu par Chamoun aux élections de 1952 – et l’essentiel des Druzes de Joumblatt173.

Dans le courant du mois de mai, l’opposition qui demande au Président de renoncer publiquement à briguer un deuxième mandat, tente une première médiation avec Raymond Eddé174, le Ministre des Finances. Selon les diplomates français en poste à Beyrouth, celui-ci suggère la démission du gouvernement Solh et la formation d’un gouvernement d’Union Nationale présidé par le Général Chehab. Ce dernier malgré son hostilité à toute fonction politique semble accepter cette tâche sous réserve qu’elle soit temporaire. Les Américains soutiennent cette idée. Ils reconnaissent que l’une des priorités est de rétablir un équilibre politique au Liban pour limiter les interférences étrangères, notamment communistes. Cette proposition sera abandonnée car elle ferait voler en éclats le Pacte National (la présidence du Conseil est traditionnellement attribuée à une personnalité musulmane). Cette crainte est réelle du côté des dirigeants occidentaux et des Libanais chrétiens. Ils redoutent, en cas de prise de pouvoir de la communauté musulmane, que l’équilibre politique libanais soit

172 Pierrick el Gammal, Politique intérieure et politique extérieure au Liban de 1958 à 1961 de Camille Chamoun à Fouad Chehab, op. cit., p 60. 173 Pierrick el Gammal, ibid, p 60. 174 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 35.

81 compromis (notamment en ce qui concerne la répartition des ministères selon les confessions).

Avec l’échec d’une solution interne au Liban, l’administration Chamoun fait appel à la communauté internationale pour statuer sur cette crise (II). Cette décision marque un tournant décisif.

II. L’internationalisation de la question libanaise

L’administration Chamoun fait appel en priorité aux dirigeants du monde arabe pour résoudre la crise, mais les tensions entre les différents Etats limitent cette approche (1), et en dernier ressort, Chamoun fait appel à l’ONU pour trouver une solution durable (2).

1°) Les différentes tentatives de médiation

Non sans peine, la Ligue Arabe examine la crise libanaise tandis que la diplomatie américaine entreprend une médiation secrète avec Nasser en vue d’assurer l’intégrité du territoire libanais (a). Devant les difficultés que rencontrent ces initiatives, les puissances occidentales commencent à modifier progressivement leurs analyses sur le Président Chamoun et son régime (b).

a. L’impossible médiation de la Ligue Arabe et le rôle de Nasser

Le 21 mai 1958, le Liban dépose une plainte contre la République Arabe Unie auprès de la Ligue Arabe et lui demande de trouver une solution à la crise. Dans l’attente d’une réponse de la Ligue Arabe, le Liban demande simultanément au Conseil de Sécurité des Nations Unies de ne pas inscrire pour l’instant cette plainte à l’ordre du jour. L’ouverture de la session extraordinaire de la Ligue Arabe est fixée pour le 31 mai 1958 à Benghazi. L’objectif de l’administration Chamoun est double : disposer d’un soutien massif des Etats de la Ligue pour condamner les agissements de la RAU et obtenir la constitution d’une équipe d’observateurs chargée d’enquêter sur les violations de son territoire par les éléments syro-égyptiens.

En guise de rappel, la Ligue Arabe a été créée en mars 1945 à Alexandrie. Ces membres fondateurs sont l’Egypte, l’Irak, le Liban, l’Arabie Saoudite, la Syrie, la Transjordanie et le Yémen Nord. La Libye y adhérera en 1953 et le Soudan en 1956. Instaurée sous pression britannique à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour se gagner la sympathie des dirigeants

82 arabes, la Ligue Arabe est la principale institution politique représentative de la « nation arabe ». Elle est composée de représentants des Etats-membres réunis en un Conseil, l’organe principal de cette Organisation. Il est intéressant de signaler qu’en 1952, un « pacte de défense collectif » a été signé mais qu’il n’a jamais été mis en pratique. Le rôle de la Ligue est de faire adopter par les Etats membres des positions et des politiques communes. Les relations entre le Liban et la Ligue Arabe se sont longtemps façonnées à l’ombre de l’influence syrienne, ce qui place d’emblée la demande de Chamoun dans une situation difficile. L’orientation occidentale du Président libanais ne recueille pas l’unanimité parmi les membres de l’Organisation et en peu de temps, les vicissitudes inter-arabes prennent le pas sur toute tentative de compromis. Du reste, conformément à l’article 5 de la Charte de la Ligue Arabe, le Liban et la RAU ne peuvent participer aux délibérations du Conseil en raison de leurs rivalités.

Entre le 31 mai et le 4 juin, la délégation libanaise semble être favorable à l’établissement d’un compromis destiné à mettre fin à ce conflit. Le 5 juin, la résolution est adoptée par le Conseil de la Ligue et elle est rejetée par le Liban. Rédigé par la Libye, le Soudan, l’Irak, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, ce texte stipule que :

- les activités qui empêchent toute forme d’entente entre les Etats-membres de la ligue Arabe doivent cesser. - La Ligue Arabe s’engage à envoyer une mission d’observation pour favoriser la mise en place d’instruments pour rétablir la paix au Levant. - Le Liban doit retirer sa plainte auprès du Conseil de Sécurité175.

Le refus du Liban s’explique principalement par l’absence dans ce texte de toute condamnation spécifique de la RAU. Selon la RAU, les raisons de ce rejet sont tout autres : un tel refus permet à Camille Chamoun de recourir au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il est intéressant de noter à cette occasion que la Ligue Arabe devient un véritable miroir des tensions qui sévissent au Moyen-Orient. Après le refus libanais, l’Irak et la Jordanie retirent leur soutien à la résolution à la rédaction de laquelle ils avaient pourtant participés.

175 BURDETT L.P. Anita (ed.), « Extraordinary Session of the Arab League Council to address Lebanon’s complaint against the United Arab Republic », The Arab League : British Documentary Sources 1943 – 1963, Southampton : Hobbs, Archives Editions, Archive International Group, vol. 9 (1958-1960), 1995, p 31.

83 Depuis le début des tensions libanaises jusqu’à l’échec de la Ligue Arabe, le département d’Etat avait engagé secrètement des pourparlers avec le Président Nasser, dans le but de trouver une issue à la crise. A l’origine, Nasser soutenait volontiers l’opposition libanaise qui se disait prête à renverser rapidement Camille Chamoun. La prolongation de la crise et le sentiment partagé entre les puissances occidentales et arabes que le Liban ne peut parvenir à régler seul le conflit, encourage le département d’Etat à essayer de s’entendre avec Nasser176. Cette médiation est un dernier recours pour freiner le glissement du Liban vers une désintégration politique et confessionnelle. A la fin du mois de mai 1958, l’Ambassade américaine en Egypte et le Raïs se consultent à diverses reprises et proposent ce qui suit :

- Maintien au pouvoir du Président Chamoun jusqu’à l’expiration de son mandat - Formation d’un nouveau gouvernement d’union nationale - Accord d’une amnistie générale aux rebelles

Plusieurs conditions sont ajoutées par les Américains à ces propositions :

- L’opposition ne devra avoir recours qu’à des moyens constitutionnels et donc renoncer à un coup de force insurrectionnel - Le Gouvernement de la RAU évitera toute intervention dans les affaires libanaises.

Le département d’Etat imagine difficilement Nasser acceptant ces conditions dans une telle situation de crise. Les dénonciations de Dulles envers la RAU et la perspective d’un compromis à l’ONU encouragent les Américains à ne pas approfondir ces discussions. L’échec de la résolution du conflit par la Ligue Arabe renforce le scepticisme américain. En réalité, Washington souhaite utiliser le vote du Conseil de Sécurité de l’ONU pour pousser Nasser à rechercher lui-même un accord sur le Liban avec le Gouvernement américain. Ceci placerait le département d’Etat dans une situation plus confortable. Ces discussions avec le dirigeant égyptien présentent une limite réelle : le Président Chamoun est catégoriquement opposé à toute idée de médiation de la part du Président Nasser pour la résolution de la crise libanaise177.

176 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 91. 177 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 110-111.

84

Les incertitudes nombreuses qui planent sur la question libanaise et la persistance des tensions politiques internes au pays du Cèdre conduisent les Occidentaux à se préoccuper davantage des véritables racines de la crise (b).

b. Réflexion sur la perception occidentale de la crise

Depuis le début, les accusations de l’opposition se multiplient contre Chamoun. Celle-ci le perçoit comme secrètement aidé par les Américains sur le plan militaire, en particulier après l’envoi des six avions de combat. La montée des tensions dans le pays encourage Washington à redéfinir sa position vis-à-vis de la question présidentielle. Il a été précisé précédemment que la vision américaine se traduisait par un soutien inconditionnel au régime de Chamoun. Mais l’espérance d’une solution interne se dissipe peu à peu. Les évènements de mai, l’échec d’une méditation arabe et la persistance d’une opposition déterminée, amènent les Américains à accepter l’idée que Chamoun peut être à l’origine des troubles sociaux. Les tentatives de médiation menées entre Nasser et les Américains, donnent lieu à des critiques virulentes de Chamoun, ce qui avive les tensions entre les Libanais et les Etats-Unis. L’idée du remplacement de Camille Chamoun est de plus en plus évoquée, mais si aux yeux de Washington il n’existe pas de candidats qui puissent leur être plus favorables, il n’en reste pas moins vrai que l’objectif principal de la diplomatie américaine est de sauvegarder les intérêts occidentaux. Ceci implique de contenir prioritairement tout risque d’embrasement au Liban et dans la région moyen-orientale.

Selon l’Ambassadeur américain McClintock, parmi les personnalités de premier plan, figurent Raymond Eddé (dont la politique de compromis présente des gages intéressants), Pierre Eddé ou encore Jamil Lahoud. Ce dernier appartient à une grande famille de notables maronites des montagnes qui est favorable au rattachement du Liban à la cause arabe. En 1958, Jamil Lahoud est Commandant de la place de Beyrouth et à l’instar de Fouad Chehab, il refuse de participer aux divisions politiques de son pays. C’est ainsi qu’il empêche l’engagement de ses troupes dans la crise178. Pierre Eddé, est l’actuel Ministre des Finances (depuis mars 1958), du Gouvernement Solh. Il est l’ancien membre de la coalition anti- Khoury et partisan du Bloc National. Il représente à divers égards un bon compromis pour la

178 Ce n’est qu’au début des années 1960 qu’il quitte le monde militaire pour celui de la politique. Il devient député à plusieurs reprises et Ministre des Affaires Sociales. Il est le père d’Emile Lahoud, Président du Liban depuis 1998.

85 diplomatie américaine (il soutient la modernisation de son pays en s’inspirant de l’Occident tout en maintenant une politique de neutralité). En dépit de ces quelques perspectives politiques, McClintock fait néanmoins état à Washington d’une situation critique. Il rencontre à diverses reprises le Président Chamoun et lui conseille d’abandonner ses ambitions présidentielles. Cette idée témoigne du glissement progressif des Etats-Unis qui ne semblent plus soutenir de façon inconditionnelle le Président Chamoun, tout en lui assurant d’être toujours à ses côtés s’il maintenait ses projets présidentiels. Ce double langage est assez révélateur de l’imbroglio dans lequel se trouve le département d’Etat.

Il faut signaler le cas particulier du Général Chehab sur l’échiquier politique. Bien que plutôt favorable aux intérêts américains, il ne présente pas dès l’abord une alternative sérieuse. Washington craint en effet qu’il instaure une politique étrangère neutraliste, peu propice aux ambitions américaines. Le Général Chehab est toutefois reconnu comme un chef militaire peu ordinaire (il a détenu le pouvoir lors de la crise avec le Président Khoury et il est parvenu à rétablir l’ordre sans profiter de son prestige). Ses relations avec les Américains sont plus complexes que celles qu’il entretient avec les Français. Il considère que la diplomatie américaine a été une cause importante de conflits politiques dans le monde arabe et qu’elle a entraîné une excitation populaire grandissante au Liban. En outre, il condamne les tentatives des Etats-Unis d’entraîner l’ensemble du monde arabe dans une croisade contre le communisme en appliquant un schéma de Guerre Froide.

Ces différentes perceptions ne déteignent pas sur les relations entre Chehab et les Américains. Le département d’Etat considère que le Général Chehab pourrait jouer un rôle politique plus important au Liban. Il ne convient donc pas de minimiser ce rôle. A la fin du mois de mai, le Président Chamoun confirme son ambition de rester au pouvoir tandis que s’ouvrent les négociations à l’ONU (2).

2°) Un exemple singulier : la crise libanaise à l’ONU (première partie)

Le début des pourparlers à l’ONU prend l’aspect d’une confrontation supplémentaire (a). Une première solution propose la mise en place d’une mission d’observation au Liban pour enquêter sur les infiltrations syro-égyptiennes (b).

86 a. La plainte libanaise

Le 22 mai 1958, le Président Chamoun dépose une plainte contre la R.A.U aux Nations Unies et réclame la convocation d’urgence du Conseil de Sécurité pour statuer sur la situation de crise qui sévit au Liban179. Cette initiative officielle soutenue activement par l’administration américaine, dénonce les agissements incessantes des Egyptiens et des Syriens pour soulever par la propagande, le peuple libanais contre le régime libanais. Le Président Eisenhower précise ainsi dans ses mémoires « nous étions persuadés du bien fondé de son accusation. Arrogants et batailleurs, les rebelles semblaient tenter de couper le Liban en deux afin de mieux s’assurer la possession du pays tout entier180 ». Le 31 mai 1958, la plainte libanaise est inscrite à l’ordre du jour mais en réalité elle ne sera étudiée que le vendredi 6 juin 1958. Le Conseil de Sécurité décide d’adapter son calendrier à celui de la Ligue Arabe dont la résolution proposée le jeudi 5 juin 1958 est rejetée par le gouvernement libanais. Le lendemain après-midi, le représentant du Liban à l’ONU, Charles Malik, expose devant le Conseil de Sécurité, la position officielle de son gouvernement sur le problème libanais. Il dénonce la participation directe de la RAU à la crise libanaise ce qui est réfuté par Omar Loufti, son représentant, par manque de preuves. Il reçoit l’appui de la délégation soviétique.

Cette déclaration se fonde sur trois affirmations :

« Il y a eu et il y a toujours une intervention massive, illégale et non provoquée de la RAU dans les affaires du Liban. Deuxièmement, cette intervention vise à saper, et menace en fait, l’indépendance du Liban. Troisièmement, la situation créée par cette intervention, qui menace l’indépendance du Liban, semble, si elle se prolonge, devoir menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationale181 ».

Malik prouve la réalité de cette ingérence en dénonçant les fournitures d’armes, les activités subversives, les campagnes de presse, la campagne radiophonique. Il cite l’ensemble des rapports de la police d’Etat libanaise, les rapports du Service de la Sûreté Générale ou encore ceux du deuxième Bureau libanais qui datent du mois de mai. Pour conclure, le

179 Lettre en date du 22 mai 1958 adressée au Président du Conseil de Sécurité par le représentant du Liban, concernant la question suivante : « Plainte du Liban touchant à une situation créée par l’intervention de la République Arabe Unie dans les affaires intérieures du Liban, dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationale. », S/4007, 818ième séance, 27 mai 1958 in Procès verbaux des séances 1958 – 1959, 809 – 849ième séances, 13ième année, New York : Conseil de Sécurité, Organisation des Nations Unies. 180 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 276. 181 823ième séance in Procès verbaux des séances 1958 – 1959, 809 – 849ième séances, 13ième année, New York : Conseil de Sécurité, Organisation des Nations Unies, p 4.

87 représentant libanais exhorte le Conseil de Sécurité de mettre tout en œuvre pour que cesse cette intervention massive que rien ne justifie et que l’indépendance libanaise soit définitivement reconnue. Il s’exprime au nom de l’ensemble des petits pays du monde et rappelle qu’il est du rôle de l’ONU de les protéger. La réponse de la RAU est qu’à ses yeux le Liban essaye de donner un aspect international à un problème interne qu’il ne parvient pas à résoudre. Le refus de la résolution de la Ligue Arabe en témoigne. M. Loufti conclut ainsi : « le Liban est un petit pays. Mais personne ne menace le Liban. Nous ne demandons que l’indépendance du Liban ».

L’affaire libanaise portée devant le Conseil de Sécurité prend le caractère d’une opposition entre différentes approches de la politique de Guerre Froide. Le délégué soviétique, M. Sobolev, confirme cet état des faits, en soulignant que :

« Le Conseil vient d’entendre deux déclarations importantes. Dans l’une, le ministre des Affaires Etrangères du Liban a porté de graves accusations contre la RAU au sujet de sa prétendue ingérence dans les affaires intérieures du Liban. De son côté, le représentant de la RAU a nié catégoriquement toute ingérence de son pays dans les affaires intérieures du Liban182 ». .

Conformément à son habitude, après l’exposé des doléances, le Conseil de Sécurité suspend ses travaux pendant quelques jours. Le 10 juin 1958, la 824ième séance du Conseil de Sécurité reprend ses travaux. Durant plusieurs heures, les représentants de la RAU et du Liban multiplient leurs accusations mutuelles. Le représentant suédois, M. Jarring, présente une proposition officielle de résolution de la crise183. Il autorise le Secrétaire Général à prendre les mesures nécessaires pour faire respecter la sécurité et la stabilité des Etats concernés. Par ailleurs, il décide d’envoyer des observateurs au Liban (b).

Le 11 juin 1958, la résolution est adoptée par le Conseil de Sécurité, par 10 voix184 contre 0, avec une abstention (URSS). Moscou considère que seul le Liban peut résoudre ses propres problèmes et souligne que cette question n’entre pas dans les compétences du Conseil de Sécurité.

182 823ième, ibid, p 36. 183 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 107. 184 Le Canada, la Colombie, l’Irak, le Japon, Panama, la Suède, le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, les Etats-Unis, la France et la Chine.

88 b. La mission d’observation au Liban

La résolution du 11 juin définit la nature de cette intervention :

« Le Conseil de Sécurité : - décide d’envoyer d’urgence un groupe d’obvservation au Liban de façon à faire en sorte qu’aucune infiltration illégale de personnel ni aucun envoi illégal d’armes ou d’autre matériel n’aient lieu à travers les frontières libanaises, - invite le groupe d’observation à tenir le Conseil de Sécurité au courant, par l’intermédiaire du Secrétaire général185 ».

Il s’agit là de mesures de surveillance et non de mesures militaires. La grande majorité des Etats-membres approuvent le projet suédois malgré certaines réticences sur les moyens employés. Ainsi, M. Jamali, le représentant de l’Irak, précise que ce projet de résolution « constitue peut-être une intervention chirurgicale rapide – mais ce dont nous avons besoin est une étude complète de l’état du malade186 ». Un des représentants attire l’attention sur une différence de nature importante entre une commission d’observation, qui s’efforce d’observer les faits à venir, et une commission d’enquête, qui s’efforce de déterminer ce qui a effectivement eu lieu dans le passé. En d’autres termes, la mise en place d’une mission perçue comme un « tribunal d’enquête » n’apporterait pas de solution valable et donnerait lieu « à des accusations et des contre-accusations qui ne feraient qu’approfondir les divergences187 ». Il est nécessaire d’octroyer à cette mission des pouvoirs permettant de surveiller la région et de remettre des rapports. Charles Malik espère obtenir que ce groupe d’observation ait un rôle de police contrôlant les frontières et la circulation d’armes illégales. Le Secrétaire général Dag Hammarskjöld souligne dans l’Orient que « les observateurs se contenteront de rapporter ce qui se passe à la frontière syro-libanaises188 ». Dans un premier temps, le groupe d’observation lui-même sera composé de personnalités expérimentées en provenance de toutes les parties du monde. Dans un deuxième temps un groupe principal sera constitué : ces membres seront recrutés parmi le personnel qui se trouve actuellement à Jérusalem, à l’Organisme des Nations Unies, chargé de la surveillance de la trêve en Palestine.

185 824ième séance, in Procès verbaux des séances 1958 – 1959, op. cit., p 23. 186 824ième séance, in Procès verbaux des séances 1958 – 1959, op. cit., p 24. 187 825ième séance, ibid, p 3. 188 L’Orient, 19 juin 1958.

89 Le 12 juin 1958, un comité tripartite est désigné par le Secrétaire général des Nations Unies. Il comprend le Général canadien M. Odd Bull, commandant le corps des observateurs, M. Galo Plaza, un équatorien et l’Ambassadeur indien, M. Rajeshwar Dayal. A la fin du mois de juin, la mission d’observation compte 94 officiers qui rencontrent de nombreuses difficultés pour pénétrer les régions montagneuses du Nord, en particulier celles aux mains des insurgés. Dès la publication du premier rapport au début du mois de juillet, des tensions se font jour entre le Gouvernement libanais et l’ONU. Les observateurs font état de l’existence d’armes qui sont de fabrication britannique ou italienne. Chamoun dénonce ces allégations et met l’accent sur l’inutilité de cette mission. Les patrouilles sont renforcées au sein des grandes villes comme Beyrouth, Tripoli. Des rencontres sont organisées courant juillet, entre les observateurs des Nations Unies et des chefs de la rébellion comme Rachid Karamé.

Un nouveau rapport parvient à New York mais le gouvernement libanais est peu satisfait des résultats de l’ONU, ce qui le pousse à demander du soutien aux Etats-Unis dans le cas d’une éventuelle aggravation de la crise. L’état de Guerre Froide qui existe au sein du Conseil de Sécurité persiste entre les représentants américains et soviétiques. M. Sobolev critique la double attitude des Américains vis-à-vis de la mission d’observation. Officiellement, Washington reconnaît le bien-fondé de cette mission et ils en acceptent les résultats, officieusement, il n’accepte pas les conclusions de ces observateurs. Il s’agit selon M. Sobolev, d’une constante des Américains qui détournent l’objet de l’Organisation à leur profit quand celle-ci ne va plus dans leur sens. Effectivement, le rôle des observateurs au Liban va être minoré après la précipitation de la crise et l’intervention américaine. Pour le gouvernement libanais et américain, la visite de Dag Hammarskjöld au Liban ne semble pas apporter de quelconques appaisements aux pressions syro-égyptiennes189.

Entre les médiations impossibles et les perspectives politiques sans issues qui manquent au conflit libanais, l’ensemble du Moyen-Orient ne fait qu’accélérer l’application d’un schéma de Guerre Froide régionale. Ces apories nombreuses incitent les Américains à commencer une réelle réflexion sur des solutions autres que diplomatiques pour stabiliser des intérêts menacés. Cette réflexion sur l’idée d’une intervention militaire va s’intensifier avec le renversement du régime irakien en juillet 1958. Dans un souci de protection des intérêts

189 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 156.

90 économiques et politiques des Occidentaux, les Américains débarquent 15000 Marines sur le sol libanais à la demande de Chamoun, et donnent ainsi à cette crise une nouvelle perspective de Guerre Froide. A travers cette intervention, la diplomatie américaine dans le monde arabe prend un nouvel aspect tandis que la question de la neutralité historique du Liban a définitivement atteint ses limites (Chapitre 2)

CHAPITRE 2 : DE L’APPREHENSION DE LA CRISE A L’INTERVENTION AU LIBAN : L’EMERGENCE D’UNE POLITIQUE AMERICAINE ACTIVE DANS LE MONDE ARABE

La situation chaotique du monde arabe encourage les Américains à une certaine prudence dans l’attitude qu’ils souhaitent adopter (I). Le renversement du régime pro- occidental irakien fait glisser cette approche prudente vers une approche plus active et plus déterminée qui se traduit par une importante intervention militaire sur le territoire libanais (II).

I. La difficile initiative américaine

La question d’une intervention militaire place au départ la classe politique américaine dans une indécision durable et encourage Washington à une importante réflexion sur les enjeux d’une telle politique (1). La crise irakienne provoque de vives frayeurs au sein du monde occidental auxquelles les Américains finissent par répondre en décidant de s’engager (II).

1°) Les embarras de l’intervention

Tandis que le Président Chamoun sollicite l’aide américaine, Washington se limite à apporter un soutien moral au régime libanais (a), en raison du pari complexe que représente toute intervention militaire au sein de la poudrière moyen-orientale (b).

a. Le temps des incertitudes

Durant les mois de mai et de juin 1958, les évènements ne cessent de se précipiter au Liban et Chamoun se trouve de plus en plus isolé face à la contestation populaire. Dès lors, la question d’une éventuelle intervention militaire sur le sol libanais est de plus en plus évoquée

91 par le département d’Etat. Depuis le début de l’année 1958, Chamoun et son gouvernement cherchent à amplifier la crise en esquissant un croquis assez singulier de la situation. Il est effectivement dans l’intérêt de Chamoun de montrer qu’il mène un combat contre le nationalisme arabe radical, allié au communisme. Le 13 mai 1958, le Président libanais émet pour la première fois de façon officielle, l’hypothèse d’une intervention extérieure. Dans un courrier adressé aux Américains, aux Français et aux Britanniques, le Président demande aux Occidentaux quelle serait leur réponse si le Gouvernement libanais en venait à solliciter une assistance militaire190. Le 21-22 mai 1958, la plainte déposée à la Ligue Arabe et à l’ONU confirme que la question libanaise devient un véritable sujet de Guerre Froide et le 21 mai 1958, dans une conférence de presse à Beyrouth, le Président libanais souligne que le problème actuel au Liban n’est ni le Gouvernement, ni un quelconque haut fonctionnaire mais seulement la simple volonté de la part d’un Etat de vivre librement au Moyen-Orient191.

Entre la réflexion sur les conséquences d’un débarquement et sa réalisation effective en juillet, Washington traverse une longue période d’incertitude. Effectivement, il serait erroné de croire que la présence des Marines sur le sol libanais résulte d’un choix politique acquis de longue date192 : parmi les diplomates américains, il est possible de souligner deux tendances majoritaires qui s’opposent sur la nature réelle et la perception de cette crise.

- Le Président, le Secrétaire d’Etat ou encore Allen Dulles perçoivent l’instabilité du Moyen-Orient essentiellement comme une conséquence de la politique offensive du communisme international. Le Président Eisenhower souligne dans ses mémoires, qu’il est intimement convaincu que les communistes sont les principaux responsables des troubles libanais193.

- La deuxième approche est plus minoritaire. Des personnalités comme l’Ambassadeur McClintock sont convaincues que la crise est avant toute chose de nature politique et qu’il n’existe aucune agression extérieure réelle de la part du monde communiste, car la RAU n’est pas membre du bloc soviétique. Certes,

190 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 41-43. 191 « The issue at present is not the Government. The issue at present is not this person or that […]. The present issue is the issue of existence of the Lebanon as a free country in the Near East […] », in Gillian King (ed.), The Middle East, Documents on International Affairs, 1958, op. cit., p 273. 192 Par contre, depuis la crise jordanienne, il est important de souligner l’existence d’un plan militaire, dont il sera question dans le paragraphe sur l’intervention militaire. 193 « Behind everything was our deep-seated conviction that the Communists were principally responsible for the trouble », Dwight D. Eisenhower, Waging Peace, op. cit., p 266.

92 la propagande depuis Damas existe mais les divisions internes résultent moins d’un problème de politique étrangère que d’un problème de personnalité194.

L’administration Eisenhower reste largement sceptique sur l’idée d’une intervention militaire telles qu’en témoignent les discussions du 13 mai 1958 à la Maison Blanche195, à la suite à la demande d’aide de Chamoun. A cette époque, Washington reste persuadé qu’une solution interne sera prochainement proposée ; ainsi, est réaffirmé publiquement soutien et détermination américaine en faveur du régime de Chamoun, avec l’intime conviction qu’une intervention ne sera pas nécessaire. Le département d’Etat demande à McClintock de bien vouloir informer le Président Chamoun que toute demande d’intervention est une question sérieuse et donc de dernier recours. Washington semble donc préférer un soutien moral et matériel plutôt qu’humain196. Tout en s’affirmant prêt à analyser l’envoi de troupes si le Gouvernement libanais venait à en faire la demande, l’Ambassade de France souligne que cette éventualité demeure des plus probables197.

La persistance des troubles civils encourage le Président Chamoun à solliciter au mois de juin et pour la deuxième fois, l’aide de l’administration Eisenhower. Devant l’insistance des diplomates libanais, dont celle du très pro-occidental Charles Malik pour qui une intervention américaine peut seule apaiser la région moyen-orientale, une deuxième réunion est organisée à la Maison-Blanche le 15 juin198. Les diplomates américains demeurent toujours très sceptiques et mettent en garde les « pro-interventionnistes » sur l’existence du double langage de l’administration libanaise : Chamoun et Malik s’efforcent de présenter la situation dans le monde arabe sous un angle toujours plus alarmant tout en vantant les mérites

194 « Questions of foreign policy were less important than questions of personality », in Fawaz A. Gerges, « The Lebanese Crisis of 1958 : The Risks of Inflated Self-Importance », Beirut Review, op. cit., p 93 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 45-48 et p 86-87. 195 John Foster Dulles, Allen Dulles (directeur de la CIA), Christian Herter (sous-Secrétaire d’Etat), le Général Nathan Twining (Chef du Joint Chiefs of Staff), Robert Murphy (sous-Secrétaire d’Etat pour les affaires politiques), Neil McElroy (Secrétaire de la Défense), William Rountree (sous-Secrétaire d’Etat pour les questions du Moyen-Orient) et Andrew Goodpaster (Secrétaire de la Maison-Blanche). Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 49. 196 Sur la question matérielle il est nécessaire de rappeler, que face à cette situation de crise civile, les Américains font parvenir de l’équipement aux Libanais (des avions) ou étudient l’envoi d’équipement supplémentaire (chars). 197 « Comme il est certain que Chamoun pourrait demander aux Occidentaux des troupes au Liban [...] », Télégramme diplomatique du Ministre plénipotentiaire chargé d’affaires de France auprès des Etats-Unis, Charles Lucet, au Ministère des Affaires Etrangères français, Washington, n°2479/2484, carton 443, 12 mai 1958, 3 p. 198 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 130-132.

93 qu’entraînerait une intervention américaine199. Le Président libanais souligne à cet égard qu’une issue politique au Liban est désormais impossible car les actions subversives ne sont plus le fait des dirigeants locaux mais bien de la RAU. Au scepticisme existant des Américains, vient s’ajouter une certaine défiance vis-à-vis d’un dirigeant dont les ambitions sont le seul obstacle à toute accalmie. Lors d’un entretien entre Dulles et Malik, le Secrétaire d’Etat souligne qu’il est nécessaire de réfléchir sérieusement à la succession de Chamoun.

Après ces différentes observations, il est désormais nécessaire de préciser les éléments qui déterminent l’indécision du département d’Etat et d’analyser les réactions de certains pays Occidentaux à propos d’une éventuelle intervention (b).

b. Un pari complexe

Lorsque le département d’Etat étudie l’éventualité d’une intervention, il se retrouve confronté à un triple défi qui fait apparaître les nombreuses incertitudes qui règnent au sein de l’administration américaine. Toute la difficulté repose sur la nécessité de parvenir à un équilibre entre le poids finalement assez faible des enjeux locaux libanais et celui des risques élevés que représente une intervention hasardeuse.

Sur la scène politique locale, les Américains prennent conscience de l’enfermement de Chamoun mais aussi du peu de solutions de remplacement. Cette absence de perspective place l’administration dans une première impasse qui traduit assez subtilement les enjeux de la politique américaine dans le cadre de la Guerre Froide arabe. La diplomatie américaine est doublement guidée par la volonté de protéger des intérêts et de maintenir une influence politique dans l’espace moyen-oriental. Washington ne peut rester silencieux face aux demandes d’aide de Chamoun car cela ébranlerait sensiblement une influence que l’administration américaine souhaite maintenir dans cette région, sans prendre de risques : une démonstration de force dans la région serait au détriment des intérêts américains dans le monde arabe. Le contexte régional et les enjeux de la diplomatie américaine empêchent une politique trop affirmée ; les conséquences risqueraient d’être contraires à celles escomptées. Au lieu d’apporter un rééquilibrage politique dans la région, l’intervention risquerait de déstabiliser l’ensemble des Etats pro-occidentaux. Il ne s’agit donc pas tant de l’équilibre

199 A travers le Liban, les Américains gagneraient une victoire contre l’arabisme. Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, Washington : United States Government Printing Office, vol. XI, 1991, p 153-154.

94 politique du Liban mais véritablement de l’équilibre de l’ensemble des forces politiques du monde arabe que cette intervention met en débat. Ainsi, la réflexion américaine s’étend à la région moyen-orientale et à la menace communiste, dans lequel s’inscrit le cas particulier du Liban. C’est précisément dans ce contexte qu’il faut comprendre les changements d’orientation de Washington vis-à-vis du Président Chamoun. Les Américains redoutent que leur intervention dans une crise domestique entraîne un véritable embrasement de la région et qu’elle transforme cet espace en un nouveau terrain de confrontation des deux Grands de la Guerre Froide200. A plusieurs reprises, le bloc soviétique souligne que toute interférence américaine dans les affaires intérieures libanaises aurait des « conséquences sérieuses201 » et dans le courant du mois de juin, la RAU se dit prête à envoyer des volontaires de tous les pays arabes si Washington prenait la décision de mener une intervention militaire.

Sur le plan militaire, les souvenirs de la crise de Suez sont encore présents dans les mémoires et les Américains craignent que toute intervention militaire se transforme en un deuxième Port-Saïd, c'est-à-dire une victoire militaire pour une défaite politique202. L’Ambassadeur Alphand rappelle à ce sujet une dimension psychologique tout à fait digne d’intérêt : « l’invasion franco-britannique de novembre 1956 qui coïncide avec la répression par l’armée soviétique de la rébellion hongroise, a servi à miner la position morale de l’Ouest lorsque celui-ci a condamné l’intervention soviétique. Dans les circonstances présentes, une intervention armée de l’Occident dans la guerre civile du Liban aurait un effet semblable ».

D’autre part, deux aspects plus pragmatiques retiennent les Américains : Tout débarquement militaire signifie un engagement important sur le plan matériel et financier, ce qui oblige à disposer de réels motifs légitimant une intervention. Par ailleurs, les Américains ne souhaitent pas s’engager dans un conflit dont ils ne connaissent pas la durée : ils redoutent de rester indéfiniment sur place et de contracter une dette politique vis-à-vis du Liban. Ils risquent en outre de mettre en péril leurs intérêts économiques car il est fort probable que la RAU utilise l’intervention américaine comme un prétexte pour intensifier les troubles dans le

200 C’est aussi parce que les Américains redoutent un embrasement général qu’ils décident d’engager des discussions secrètes avec Nasser et de trouver une solution politique à la question libanaise. 201 « Serious consequences », The Current Digest of the Soviet Press, volume X, 25 juin 1958, p 22. 202 De toute évidence, le contexte et les modalités d’intervention diffèrent largement : il s’agit là d’une réponse à une demande officielle de la part d’un gouvernement et non d’une agression.

95 monde arabe, et en coupant les oléoducs qui passent par le Liban et en entraînant ainsi un « nouveau boycott du commerce international203».

Les dernières réticences américaines sont de nature juridique. Elles concernent les justifications de l’intervention auprès de la communauté internationale. Selon Stephen Ambrose, le Président Eisenhower ne souhaite pas prendre de décision avant les conclusions de l’ONU. L’échec des pourparlers lui donnerait d’ailleurs des prétextes pour intervenir dans la crise libanaise204. Hormis cette éventualité, il est nécessaire pour le Président américain d’agir dans le respect des règles internationales : la première remarque consiste à prouver qu’une intervention résultant d’une demande de la part de l’Etat concerné ne viole pas les principes de souveraineté. Si un gouvernement légalement au pouvoir réclame une aide étrangère, il est possible de l’assister sans déroger aux lois de la communauté internationale. D’autre part, il ne s’agit pas d’intervenir pour imposer une domination quelconque mais bien de protéger des intérêts nationaux et des institutions qui jouissent de la protection américaine.

A côté de ce débat qui se livre au département d’Etat, certaines réactions sont assez révélatrices d’un certain état d’esprit qui découle des ambitions américaines. La position du Ministère des Affaires Etrangères français, par exemple, reste très critique en raison des liens historiques qui unissent La France et le Liban. Si à l’origine, certains diplomates français de Washington et de Beyrouth espèrent une participation même symbolique pour renforcer un prestige passé, le Gouvernement français est plus favorable à une nécessaire prudence. Dans un entretien à Matignon avec J.F. Dulles, le Général de Gaulle précise :

« Mon avis est qu’il vaut mieux ne rien brusquer. Il faut essayer de faire prévaloir une solution orientale. Une intervention militaire entraînerait de profondes réactions. Il faut que nous trouvions un nouveau président de la République ; nous devons chercher, non point une solution militaire, mais une solutions politique205 ».

Cette position a une double raison : les évènements en Afrique du Nord rendent assez probable une absence de la France, mais surtout, Paris ne semble de toute manière pas convié

203 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France aux Etats-Unis, Hervé Alphand, au Ministère des Affaires Etrangères, Washington, n°3340, carton 443, 19 juin 1958, p 1. 204 Stephen Ambrose, Eisenhower : Soldier and President, New York : Simon & Schuster, 1991, p 466. 205 Entretien très secret de avec John Foster Dulles le 5 juillet 1958 à Matignon de 10h30 à 13h avec MM Houghton, Lyon, Elbrick, Looram du coté américain et MM Couve de Murville, Joxe, Alphand, Pompidou, Boegner et Lebel du coté français. in Documents diplomatiques français (DDF), 1958, Tome 1, Ministère des Affaires Etrangères, Commission des publications des documents diplomatiques français, Paris : Imprimerie Nationale, 1992, p 22-30.

96 aux pourparlers secrets entre Londres et Washington206. Les réticences françaises résultent d’une forte irritation qui naît chez les diplomates qui dénoncent « ces conversations directes anglo-américaines sur un problème qui nous concerne autant que nos partenaires207 ».

A l’inverse, certains pays comme la Turquie s’agacent plus de l’indécision américaine que de son unilatéralisme dans le camp occidental. Selon Ankara, Washington ne semble pas « se rendre compte de la gravité de la situation sûrement par mésintelligence complète de la situation au Moyen-Orient208 ». Il est en effet impératif de se fixer un objectif politique clair pour ne pas d’une part reproduire le schéma de Suez et d’autre part d’éviter l’absorption du Liban par la RAU. Dans le courant du mois de juillet 1958, l’indécision américaine se transforme rapidement avec l’éclatement d’une nouvelle crise qui vient ébranler le difficile équilibre moyen-oriental (2).

2°) La crise irakienne et l’engagement américain : une certaine approche de la fin du neutralisme libanais

Le renversement du dirigeant irakien pro-occidental fait l’effet d’une véritable bombe au sein du monde arabe et du département d’Etat (a) qui décide d’engager sans plus tarder une intervention avant que la « théorie des dominos » devienne réalité dans cet espace régional (b)

a. Le catalyseur irakien et le débat sur l’intervention

Dans la soirée du 13 juillet 1958, les forces d’Abdoul Karim Kassem, Général de Brigade et chef de l’armée irakienne, prennent le Palais Royal et renversent la monarchie hachémite de Fayçal II. Le Roi, le Premier Ministre Nouri Saïd et le prétendant au trône le Prince Abdulillah sont exécutés et la République irakienne est proclamée. Ce petit Etat qui compte plus de 5 millions d’habitants dans les années 1950, joue un rôle clé au Moyen-Orient dans la stratégie régionale américaine. Après l’échec de la création d’une organisation régionale pro-occidentale, les Etats-Unis trouvent un écho favorable à leur projet auprès du

206 « we do not want France invited in » durant une conversation téléphonique entre Dulles et Eisenhower le 15 juin 1958 in Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 127. 207 Cette déclaration fait suite à la rencontre entre John Foster Dulles et Sir Harold Caccia le 15 juin 1958. Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France à Washington, Hervé Alphand, au Ministère des Affaires Etrangères français, Washington, n°3339, carton 443, 18 juin 1958, 1 p. Il est intéressant de noter qu’Hervé Alphand définit dans ses mémoires : « la diplomatie américaine [comme] [est] un bourdon qui se heurte aveuglément à toutes les vitres » in Hervé Alphand, op. cit., p 290. 208 Cette déclaration de Hervé Alphand fait suite aux conclusions de la rencontre entre M. Rountree, Secrétaire d’Etat pour les Affaires du Moyen-Orient et M. Urguplu, Ambassadeur de Turquie aux Etats-Unis. Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France à Washington Hervé Alphand, au Ministère des Affaires Etrangères français, Washington, n°3564-65, carton 443, 26 juin 1958, 1 p

97 « northern tier » (région qui comprend l’Irak, la Turquie, l’Iran et le Pakistan). Arrivé au pouvoir en 1954, le Premier Ministre Nouri Saïd mène une politique résolument anti- communiste et s’aligne sur les Occidentaux, à l’heure ou le panarabisme de Nasser ne cesse de s’affirmer. En 1955, le pacte de défense régional est créé dans la capitale irakienne et le régime devient l’un des piliers de la diplomatie défensive américaine. « C’était le pays sur lequel nous comptions fermement comme bastion de la stabilité et du progrès dans cette région209 » souligne Eisenhower dans ses mémoires. Le renversement du régime marque une étape décisive dans la réflexion de la Maison-Blanche sur la question de l’intervention. « Ce dramatique revirement pouvait – si nous ne donnions pas un vigoureux coup de barre – provoquer l’élimination totale de l’influence occidentale au Moyen-Orient210 » précise ultérieurement le Président.

Cette nouvelle surprend les Occidentaux et en particulier la CIA qui semblerait n’avoir eu aucune information sur ce coup d’Etat ni sur ses origines211. S’agissait-il d’un complot de la RAU, de Moscou ou d’un mouvement irakien « indépendant » de toute pression extérieure ? Dans tous les cas, la chute de Nouri Saïd donne désormais à la crise moyen- orientale « des proportions inquiétantes » : les tentatives de coups d’état se succèdent en Jordanie, le Liban vit au rythme d’une guerre civile et d’une grave crise politique, l’Irak a changé de camp et la CIA d’Allen Dulles reconnaît des sympathies nassériennes à la nouvelle administration Kassem. En Arabie Saoudite, le Roi s’inquiète des visées du panarabisme et souhaite une intervention des puissances du Pacte de Bagdad. En outre, l’Union Soviétique risque de tirer profit de cette situation en essayant de déstabiliser l’Iran et la Turquie. On craint aussi que cette déstabilisation fasse le jeu des extrémistes notamment en Israël212. De tels évènements représentent un risque certain pour les régimes pro-occidentaux qui vont devoir faire face à de fortes tentatives de déstabilisations internes de la part des régimes hostiles.

209 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 278. 210 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 277. 211 Certains documents démentent cette affirmation. Selon un télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de Turquie, Henri Spitzmuller, au Ministère des Affaires Etrangères français, l’ancien Ministre des Affaires Etrangères à Téhéran, M. Ardalan, aurait donné depuis plusieurs mois des informations précises sur ce qui se tramait en Irak. Il est difficile de confirmer la véracité de ces affirmations. Ankara, n°602/604, carton 432, 15 juillet 1958, 2 p. 212 Israël pourrait essayer de récupérer les régions jordaniennes à l’ouest du Jourdain. Les extrémistes arabes pourraient tout autant profiter de cette instabilité régionale pour relancer un conflit avec l’Etat de Ben Gourion.

98 Le 14 juillet après les évènements d’Irak, le Président Chamoun demande de façon officielle et immédiate une intervention militaire des Etats-Unis sur le sol libanais. Eisenhower convoque à nouveau les hauts-représentants américains pour une réunion dont le thème est d’apporter une réponse claire et rapide à la demande du Président libanais213. Désormais, l’option militaire semble être la seule réponse et le Président Eisenhower avoue dans ses mémoires avoir déjà pris sa décision lors de la tenue de la réunion. Robert Cutler, l’un des proches conseillers du Président présent à la Maison-Blanche, souligne le caractère très détendu d’un Président qui semblait savoir exactement quelles décisions prendre214. Le choix fut effectivement fait de déployer des forces militaires au Liban. La question d’une intervention en Irak fut également soulevée le 15 juillet, lors d’une réunion des trois dirigeants du Pacte de Bagdad, mais elle fut finalement abandonnée215.

Après la difficile prise de position du département d’Etat et devant un échec pressenti de la mission d’observation de l’ONU, il ne faut que quelques heures au Président pour prendre cette décision dont les conséquences restent imprévisibles. Dès la fin de la réunion, Eisenhower fait part de sa décision au Congrès qui, sans s’opposer à cette intervention, « [n’appuiera] pas non plus de mesures plus importantes que celles discutées au cours de la réunion, sauf en cas de grande urgence216 ». Certains parlementaires comme le Président de la Chambre, Sam Rayburn, font connaître leur scepticisme sur une opération qui sera perçue comme une immixtion américaine dans une guerre civile. L’un des plus farouches opposants à la politique étrangère américaine de l’administration Eisenhower217, le Sénateur William J. Fulbright, semble douter sérieusement de la responsabilité communiste dans les troubles du Moyen-Orient. Les réticences de nombreux parlementaires n’entravent pas l’objectif d’Eisenhower qui n’a pas besoin de leur accord pour mettre en place le débarquement (b).

213 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 209-215. 214 « [he] sat sprawled back in the chair behind his desk in a comfortable position, the most relaxed man in the room », « [he] knew exactly what he meant to do » in Robert Cutler, No Time For Rest, Boston : Little Brown, 1965, p 363. Eisenhower confirme dans ses mémoires, « this was one meeting in which my mind was practically made up […] even before we met. » in Dwight D. Eisenhower, Waging Peace, op. cit., p 270. 215 Réunion le 15 juillet 1958 des Turcs, des Iraniens et des Pakistanais à Ankara. 216 Le Président souligne par ailleurs qu’une telle décision est du ressort de l’exécutif ce qui explique, malgré le manque d’enthousiasme du Congrès, la présence de réelles objections parlementaires. 217 Le Sénateur de l’Arkansas a fortement critiqué la Doctrine Eisenhower et surtout le Secrétaire d’Etat Dulles pour qui il n’éprouve que peu de sympathie. J.William Fulbright, « Dulles should tell what really went on in Mideast », US News and World Report, 1er février 1957, p 56-57. Dans un de ces ouvrages, il constate que la politique américaine trouvera un écho favorable lorsqu’elle cessera d’être arrogante. La tentation hégémonique des Etats-Unis sur le monde est la principale entrave à l’émergence d’une communauté internationale pacifiée. Les politiques moyen-orientale et asiatiques durant la Guerre Froide en sont deux exemples révélateurs. in J.William Fulbright, The Arrogance of Power, New York: Random House, 1966, XV-264 p.

99

b. L’engagement et ses conséquences politiques

Le Président ne rencontre aucune entrave réelle qui puisse amener l’annulation du débarquement sur le sol libanais. Néanmoins, l’intervention étant désormais effective, il reste à la Maison-Blanche un point fondamental à faire accepter et dont il a été succinctement question : faire connaître et faire comprendre à l’opinion publique et à la communauté internationale, les raisons de cette intervention.

Le 15 juillet au matin, M. Hagerty rend publique la décision d’intervention du Président en prenant le soin de faire coïncider cette déclaration avec le débarquement. Il rappelle dans cette déclaration que les objectifs américains sont de « protéger la vie des ressortissants américains et encourager par leur présence, le gouvernement libanais à continuer à défendre la souveraineté et l’intégrité du pays. L’envoi de ces forces ne constitue pas un acte de guerre218 ». Dans la soirée du 15 juillet, Eisenhower adresse à la nation américaine une allocution radiodiffusée et télévisée dans laquelle il précise la demande d’assistance de Chamoun et rappelle qu’il est du devoir des Etats-Unis d’apporter leur appui immédiat. Le Président effectue un rapprochement entre les évènements irakiens et ceux grecs, tchécoslovaques, chinois, indochinois ou encore coréens. Il souligne l’existence depuis quelques années d’un « même processus de conquête [qui] consiste à s’emparer d’une nation par le moyen d’une agression indirecte, c’est-à-dire à fomenter la guerre civile afin de placer au pouvoir des hommes inféodés aux agresseurs219 ». Si l’on s’en tient aux réactions des journaux locaux, l’opinion publique américaine, semble bien plus préoccupée par les question irakiennes et le pétrole, que l’intervention au Liban. Les « hommes du pétrole » (H. Alphand) craignent une nouvelle répartition des revenus pétroliers et des conséquences financières désastreuses. Or, l’affaire de Suez avait déjà bouleversé le marché durant plusieurs mois et inquiété la classe dirigeante qui désormais ne souhaite plus une telle répétition de l’histoire. Au sein de la population américaine, la communauté musulmane entreprend tout de même un certain nombre de manifestations et exhorte le gouvernement à comprendre les aspirations légitimes du nationalisme arabe sans constamment chercher à l’étouffer.

218 Annonce par le Président Eisenhower de l’envoi des forces américaines (15 juillet au matin), in « L’envoi des forces américaines au Liban », USA- Bulletin des Services Américains d’Information, Paris, n° 1994, 16 juillet 1958. 219 Allocution télévisée et radiodiffusée du 15 juillet 1958 du Président Eisenhower sur l’intervention américaine au Liban, USA- Bulletin des Services Américains d’Information, ibid.

100 En Grande Bretagne, le Premier Ministre, Harold MacMillan et le Ministre des Affaires Etrangères, Selwyn Lloyd, éprouvent un réel désir de collaborer avec les Américains. Bien qu’Eisenhower refuse toute participation des troupes britanniques au Liban, il souhaite que ces unités soient utilisées comme une éventuelle réserve, si les évènements venaient à s’envenimer220. Tout en acceptant, la demande d’une assistance militaire de la part du Roi Hussein de Jordanie se traduit finalement par un déploiement des troupes britanniques à Amman221.

La Grande-Bretagne et les Etats-Unis se retrouvent donc dans la position délicate de devoir justifier sur le plan juridique la validité d’une telle intervention. Eisenhower rappelle qu’il s’agit d’une mission menée dans le respect de la loi internationale et invoque pour cela l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui stipule un droit à la légitime défense pour tout Etat sujet à une attaque extérieure. A partir du moment où les évènements libanais sont le résultat des pressions de la RAU, sans pour autant parler d’attaque armée, il est possible de constater l’existence d’une menace pour l’équilibre international. D’autre part, le fait que l’ONU se soit saisie de la question libanaise est une preuve que ce conflit ne relève pas que de la politique locale libanaise. Par ailleurs, la priorité d’Eisenhower est d’éviter tout malentendu sur cette intervention notamment à l’ONU où une telle décision révèle une certaine défiance entre les Etats-Unis et Dag Hammarskjöld. C’est pourquoi, le représentant américain aux Nations Unies, Henry Cabot Lodge222, est chargé de porter l’affaire devant le Conseil de Sécurité et de souligner que le stationnement des troupes américaines est transitoire dans l’attente d’une solution de la part de l’ONU. L’administration américaine se place donc en retrait face aux décisions que pourraient prendre l’ONU dans les jours à venir. Mais, implicitement, à travers l’intervention, le département d’Etat reconnaît l’inefficacité de la mission d’observation et implicitement contraint les Nations Unies de définir des initiatives plus efficaces.

Cette intervention pose tout particulièrement la question de l’application de la Doctrine Eisenhower et de la Déclaration Tripartite. John Foster Dulles reconnaît qu’à plusieurs

220 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 235. 221 Cette action immédiate fait suite à des informations qui supposent qu’un coup d’Etat a été prévu à Amman pour le 17 juillet. Le Roi Hussein redoute une action des Palestiniens et la présence de troupes syriennes au nord de la Jordanie. 222 Henry Cabot Lodge (1902 – 1985) a été membre du Sénat (1936 – 1953) avant de devenir le représentant permanent des Etats-Unis à l’ONU (1953 – 1960). Candidat républicain à la vice-présidence, il fut battu en 1960, au même moment que Nixon. Nommé ambassadeur à Saigon (1965 – 1967) puis à Bonn (1968 – 1969), il a joué un rôle important dans la régulation de la crise américano-vietnamienne.

101 reprises, ces deux résolutions ne s’appliquent pas pour le cas libanais. En mai 1958, durant une conférence de presse, il souligne que le Liban n’est pas l’objet d’attaques de la part d’un pays contrôlé par le communisme international. Dans tous les cas, si la RAU était intervenue, le gouvernement libanais n’aurait pas été couvert par la Doctrine Eisenhower, la fédération égypto-syrienne ne pouvant être considérée comme un Etat communiste ou soumis à l’emprise soviétique. J.F. Dulles ajoute que malgré tout, cela ne signifie pas pour autant de rester passif : l’indépendance des Etats du Moyen-Orient constitue le seul gage de stabilité et de paix. Le jour du débarquement, le département d’Etat confirme ces affirmations qui n’en demeurent pas moins opaques pour un certain nombre de membres du Congrès.

Il faut donc comprendre les justifications américaines à travers une combinaison de trois principes qui visent à « sauver le Liban » tant qu’il en est encore possible.

- Premièrement, il s’agit d’un Etat menacé sur les plans intérieur et régional. - Deuxièmement, à cette menace s’ajoute celle qui pèse sur les ressortissants américains que le département d’Etat se doit de protéger. - Dernièrement, la révolution irakienne vient confirmer la réalité du danger et mettre en péril l’équilibre moyen-oriental, et donc la paix régionale223. - En définitive il ne s’agit pas d’une agression en raison de la demande d’aide officielle du gouvernement libanais. D’ailleurs, Dulles refuse de considérer cette action comme un acte d’agression mais plutôt comme une réponse à l’invitation d’un gouvernement menacé224.

Les dirigeants se persuadent qu’ils ne peuvent agir autrement et cela semble valoir toutes les justifications : « en tout cas, pour moi, cela ne faisait aucun doute : il fallait y aller225 » précise le Président. L’intervention s’apparente donc à une action d’anticipation qui vise à empêcher le renforcement de la pénétration soviétique dans la région. Le 14 juillet 1958, à la suite de l’allocution au Congrès, le Président s’entretient de nouveau avec certains diplomates et dirigeants de l’armée pour confirmer l’intervention des militaires américains au Liban (II).

223 Irene Gendzier, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945- 1958, op. cit., p 308 224 Agnès G. Korbani, U.S. Intervention in Lebanon, 1958 – 1982 : presidential decisionmaking, New York : Praeger, 1991, p 47. 225 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 281.

102

II. L’intervention des U.S. Marines au Liban et la diplomatie militaire américaine

Le débarquement militaire au Liban s’effectue sans heurt majeur et les Marines américains prennent rapidement contrôle des divers objectifs qui leurs sont assignés (1). Cette intervention entraîne tout de même de nombreuses réactions positives et négatives dans l’opinion internationale (2).

1°) Des préparatifs au débarquement militaire

L’intervention américaine est le résultat d’une longue et discrète préparation (a) que les bouleversements en Irak rendent effective au mois de juillet 1958 (b).

a. Les origines de l’intervention militaire : le plan BLUEBAT

L’intervention américaine au Liban est l’aboutissement de nombreux mois de réflexions stratégiques sur l’instabilité croissante du Moyen-Orient. En novembre 1957, une directive du Joint Chiefs of Staff226 souligne le risque d’un renversement en Jordanie et dans une moindre mesure, d’un coup d’état au Liban. Le Commandant en Chef des Forces Méditerranéennes (CinCNELM227), James Holloway, est alors contacté pour effectuer un plan d’intervention si une telle perspective venait à se réaliser228. Il est désigné pour commander l’ensemble des forces américaines dans la région à travers le « Specified Command Middle East » (SPECOMME), activé spécifiquement pour la gestion de telles crises. Reconnu comme un homme d’autorité, courageux et cordial, l’Amiral Holloway semble jouir d’une prestance tout à fait manifeste.

La première réunion de l’ensemble des forces militaires américaines est organisée à Londres au centre du CinCNELM durant ce mois de novembre 1957 et se conclue par la réalisation d’un plan interrarmé pour le Liban. Deux solutions principales sont mises en avant selon la disposition des forces américaines dans l’espace moyen-oriental au moment de l’éventuelle intervention. Si les forces navales se situent à l’Ouest de la Méditerranée, l’aviation et l’armée de terre seraient contraintes de débuter les opérations avec pour mission

226 Le JCS est un organisme du Pentagone créé sous Roosevelt en 1943, qui se compose des Chefs d’Etat-Majors des trois armées (Etat-major interrarmé). En 1958 le Président Eisenhower modifie la structure de cet organisme. 227 “ Commander-in-Chief, Naval Element, Mediterranean ” 228 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 9.

103 de protéger le port et l’aéroport de Beyrouth, de permettre une intervention des Marines, et de faciliter le ravitaillement. Dans le cas contraire, le scénario serait inversé et les Marines débuteraient l’opération.

Une réunion est organisée en décembre 1957 à Augsburg, au quartier général de la 11ième division aéroportée, afin de favoriser une coordination optimale des différentes forces militaires. Un plan d’opération en Jordanie et au Liban des forces militaires américaines est en cours d’élaboration durant cette réunion. Dans ses mémoires, le Général David W. Gray souligne l’existence de plans secondaires pour l’Irak, l’Iran ou encore l’Arabie Saoudite mais il précise qu’il aurait été difficile de riposter réellement si de tels pays avaient été déstabilisés229.

Les Américains n’excluent pas l’éventuelle participation d’unités supplémentaires, dont celles des Britanniques stationnées à Chypre. Au mois de janvier 1958, un exercice d’entraînement – plan Combine II – est mis sur pied à la base des Marines de Camp Lejeune, en Caroline du Nord. Il regroupe des unités américaines, britanniques et italiennes. Durant ces entraînements, de nombreuses informations du Commandant Victor Stoyanow, en voyage incognito à Beyrouth230, viennent améliorer le plan d’intervention. Le début de la guerre civile libanaise vient achever les préparatifs. Dans le courant du mois de mai, des Marines sont envoyés vers la Méditerranée orientale tandis qu’à la demande de l’Amiral Holloway, un plan d’intervention américano-britannique se précise peu à peu. Connu sous le nom de BLUEBAT ou de « sérénade à l’aube », il s’inscrit dans la continuité des travaux du CinCNELM. Il prévoit d’agir à nouveau selon les dispositions géographiques envers le Liban et la Jordanie, de chacune des forces militaires (britanniques et américaines).

Bien qu’Eisenhower finisse par refuser la participation de la Grande Bretagne à l’opération libanaise, il considère que la présence d’unités britanniques en Jordanie est une nécessité. En évoquant la participation britannique au projet américain, il justifie plus aisément la très controversée Doctrine Eisenhower. L’implication de la Grande-Bretagne en

229 « We dutifully prepared these plans, but without strong conviction. Not only was the airlift inadequate, but neither the Air Force nor the Navy could have provided adequate air support considering the distances from available air bases and carrier operating areas » in Major General David W. Gray, The U.S Intervention in Lebanon, 1958 : A Commander’s Reminiscence, Fort Leavenworth : Re-impression du Combat Studies Institute U. S. Army Command and General Staff College, 1984. 230 Pour plus de détails sur ce dernier paragraphe, se référer au document de Jack Shulimson, Marines in Lebanon 1958, Historical Branch, G-3 Division, Headquarters, U. S. Marine Corps, Washington, Department of the Navy, Headquarters United States Marines Corps, 1966, 60 p.

104 Jordanie permettrait aussi d’apporter à Washington des gages de sécurité supplémentaires dans la région, en particulier dans le Golfe Persique où les réserves pétrolières sont vitales pour les Occidentaux.

Cette opération conjointe nécessite une discrétion diplomatique absolue. Les Américains utilisent leurs forces militaires pour une mission détachée de l’Otan dont ils sont pourtant membres. Cette organisation ne sera d’ailleurs que très peu consultée231. Il est donc à craindre une réaction internationale des alliés occidentaux et en particulier de la France qui se retrouve écartée du projet. Certains diplomates soulèvent le fait inextricable du bourbier algérien pour expliquer cette absence232. Du côté de Moscou et selon le Major General David W. Gray, l’administration soviétique connaît également l’existence de cette opération233.

Durant les mois de mai et de juin 1958, les exercices de déploiement se poursuivent à travers le plan Combine II. A la mi-juillet, les forces américaines sont dispersées non loin des côtes libanaises, en Crète et à Rhodes, et se disent prêtes à relever efficacement toute demande d’aide de la part du Liban ou de la Jordanie (b).

b. Le débarquement

Le 14 juillet 1958, la chute de Nouri Saïd se traduit par une réaction instantanée de la part du département d’Etat. A 9h30 le même jour, heure de Washington (soit 15h30 à Beyrouth), l’Amiral Arleigh A. Burke, chef des opérations navales (CNO), fait part au CinCNELM de l’éventualité d’une intervention au Liban, sous 48h. A 17h23, heure de Washington, l’Amiral fait connaître la décision définitive du Président Eisenhower de mener une intervention au Liban et en Jordanie234. Cette décision reçoit l’approbation des diplomates américains, confiants, mais impuissants pour évaluer les risques qu’ils pourraient encourir235. Le plan BLUEBAT est activé et conformément aux directives, les Américains décident d’agir seuls au Liban, laissant la Jordanie aux forces britanniques.

231 Irene Gendzier, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945- 1958, op. cit., p 305. 232 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 51. 233 Jack Shulimson, Marines in Lebanon 1958, op. cit., p 5. 234 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 231. 235 Jack Shulimson, ibid, p 10.

105 Les premiers Marines composés initialement de trois bataillons, débarquent au Liban le 15 juillet 1958 à 15h, heure de Beyrouth, avec pour objectif de mettre en œuvre les instructions du plan BLUEBAT. Ils seront rejoints par la suite par un quatrième bataillon.

Les débarquements s’effectuent dans deux directions : dans un premier temps, au sud de Beyrouth, les premiers bâtiments accostent sur la plage « Red », non loin de l’aéroport international et dans un deuxième temps, de nouveaux bâtiments rejoignent la plage « Yellow » (18 juillet) à une trentaine de kilomètres de Tripoli. Conformément au plan BLUEBAT, il est essentiel de protéger les points d’eau et les ponts au Nord, tandis qu’au Sud, la priorité se concentre sur l’occupation de l’aéroport international. Le deuxième objectif que souligne la carte est de sécuriser le port de Beyrouth afin de faciliter le ravitaillement et la liaison avec les forces navales.

Les nombreux documents sur le débarquement des Marines soulignent un premier contraste saisissant entre le climat de crise régional et l’atmosphère dans laquelle s’effectue l’intervention. La plage fait figure d’havre de paix et les bâtiments de la flotte américaine déchargent leur matériel au milieu de baigneurs étonnés, parfois amusés236. Ainsi le document de Jack Shulimson ajoute que quelques civils aident les Américains à apporter les équipements lourds sur la plage. De nombreux militaires, ayant en mémoire l’intervention en Corée, perçoivent ce contraste inhabituel. Par contre, l’effet de surprise que souhaitaient les forces militaires est atteint. Certains militaires comme le Général Chehab sont pourtant peu satisfaits de la situation. Il ne parvient pas à obtenir le report de cette intervention, qu’il souhaitait afin de limiter le risque de rébellion des locaux237. Il existe certainement chez cet illustre homme militaire, une certaine indignation face au peu d’informations dont il dispose sur le déroulement des opérations. Après avoir difficilement cherché à contenir une révolte des rebelles au lendemain du coup d’état irakien, Chehab craint que l’intervention américaine ne fasse davantage exploser les animosités politico-religieuses entre confessions.

Un deuxième contraste saisissant est à noter au sujet des moyens matériels employés par les Américains. A la suite du débarquement, se sont plus de 50 bâtiments qui sillonnent les côtes libanaises dont des contre-torpilleurs, trois gigantesques porte-avions - le Wasp, l’Essex

236 « Sunbathers on the beaches of Beirut, Lebanon’s capital, watched in astonishment as a division of combat- clad Marines waded ashore looking for Communists » in Robert D. Schulzinger, American Diplomacy in the Twentieth Century, Oxford : Oxford University Press, 3ième éd., 1994, p 252. 237 Jack Shulimson, Marines in Lebanon 1958, op. cit., p 13.

106 et le Saratoga238 - ou encore des croiseurs. Un groupe aéroporté des forces américaines est en plus, muni de capacités nucléaires. Irene Gendzier donne un certain nombre de précisions des archives américaines dans son étude très approfondie sur le débarquement. Un mois après l’intervention, il est possible d’évaluer à 15000 – 5000 Marines et 10000 soldats – le nombre de militaires américains (air, marine, terre) engagés dans cette crise, soit deux fois l’armée libanaise. A ces soldats en provenance des nombreuses bases militaires américaines en Europe, s’ajoute le personnel engagé dans le ravitaillement et le transport de matériel supplémentaire239. Se sont par ailleurs 11000 sorties aériennes qui sont effectuées entre le 15 juillet et le 5 septembre 1958240. La disproportion qui existe entre l’équipement militaire de la force américaine et la réalité de la crise semble souligner combien le Moyen-Orient est perçu comme un baril de poudre dont l’explosion est constamment appréhendée. Si les quelques 10000 rebelles concentrés principalement dans le quartier de la Basta à Beyrouth, ne représentent pas une vraie menace, la présence à la frontière libano-syrienne de 4000 soldats syriens de la Première Armée, constitue le danger véritable. Ces militaires syriens sont en partie équipés par l’URSS ce qui donne à la crise locale la dimension d’un conflit habilement instrumentalisé par les blocs.

Malgré les risques que pouvait représenter une telle opération, aucun coup de feu n’est tiré lors du débarquement et les premiers Marines prennent rapidement le contrôle de l’aéroport international de Beyrouth quelques heures après leur arrivée. Deux jours plus tard, le débarquement au nord de la capitale est également une réussite : les Marines parviennent à prendre le contrôle de quelques points stratégiques comme le port de Beyrouth. Le succès apparent de cette intervention ne cache pas pour autant les nombreuses réactions diplomatiques qui se dégagent de la scène internationale (2).

2°) Les enjeux diplomatiques de l’intervention

Les réactions face au débarquement américain sont extrêmement partagées (a) en particulier au sein du monde arabe (b).

238 Irene Gendzier, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945- 1958, op. cit., p 311. 239 Irene Gendzier, ibid, p 311. 240 Irene Gendzier, ibid, p 314.

107 a. Les réactions à l’intervention américano-britannique

L’opinion internationale reste très partagée sur la décision américaine. Selon un sondage Gallup de 1972, 42% de l’opinion aurait approuvée l’action entreprise par le département d’Etat (contre 34% d’insatisfaits et 24% qui se déclarent sans opinions). Les frontières juridiques et politiques du débarquement restant assez floues, il est important pour Washington de mener une communication de grande ampleur pour expliquer le bien fondé de cette décision. Selon Agnès Korbani241, le fort degré de consensus qui existe au sein de l’administration américaine encourage le département d’Etat à multiplier les interventions par voie des médias aux Etats-Unis et à l’étranger (Voice of America242) afin de rallier un réel soutien à une démonstration de force, symbole de la victoire du monde libre sur les pourfendeurs de la paix.

Il est difficile d’effectuer une catégorisation sommaire des réactions dans le monde car un certain nombre de gouvernements soutiennent la politique américaine malgré une population soit hostile, soit peu concernée. Il est pourtant intéressant de noter qu’un schéma principalement binaire se dessine de cette question et qu’il renvoie aux divisions héritées de la Guerre Froide.

Les alliés des Etats-Unis défendent fermement cette intervention : le gouvernement britannique malgré le profond désaccord de l’opposition travailliste ; les membres du Pacte de Bagdad et en particulier la Turquie qui a massé des troupes à la frontière syrienne et la majorité des Occidentaux soutiennent Washington. Israël apporte aussi son appui à une politique qui s’oppose à l’expansion nassérienne soutenue par les Soviétiques. La disparition du Liban serait dramatique pour l’Etat israélien, car cela l’éloignerait des Occidentaux. Sur le plan régional, la question est tout autre car les Arabes demeurent les principaux ennemis d’Israël.

Il existe aussi un certain scepticisme chez les Alliés et en particulier chez certains pays occidentaux comme l’Italie et l’Allemagne qui craignent la résurgence d’un conflit mondial. Les pays scandinaves, en particulier le Danemark et la Norvège auraient souhaité que cette

241 Agnès G. Korbani est diplômée d’un Ph.D à l’Université de Northwestern de Chicago et a enseigné à North Park College (Chicago). Elle s’est intéressée à l’élaboration de la politique de l’administration américaine au Liban en 1958 et en 1982. 242 « La voix de l’Amérique » a été créée en 1942 par le gouvernement américain. Il s’agit d’un service de diffusion radio international.

108 intervention ne soit réalisée après que l’ensemble des possibilités aux Nations Unies eût été épuisé.

En France, les diplomates approuvent la décision américaine mais pas les modalités de cette intervention. Dans plusieurs télégrammes diplomatiques, la France fait part de son énervement face au manque cruel de coordination entre les Alliés243.

« [Le Gouvernement français] ne peut dissimuler l’impression extrêmement fâcheuse et préoccupante qu’il ressent au sujet des conditions dans lesquelles ces décisions ont été prises par les deux gouvernements alliés. En effet, celles-ci n’ont fait l’objet d’aucune délibération avec le Gouvernement français, ce qui n’a pas permis à ce gouvernement d’en apprécier le bien fondé et d’évaluer avec ses alliés les conséquences éventuelles sur le plan local et sur le plan mondial. Pourtant la France est l’une des trois puissances occidentales principalement intéressées au Moyen-Orient. Elle considère que la position britannique244 ».

Par ailleurs, le Gouvernement français insiste sur sa déception quant aux entretiens avec un certain nombre de diplomates américains et britanniques qui laissaient entendre un désir de concertation à trois. Il précise ainsi qu’il entend protéger « par les moyens dont il dispose » les intérêts de la France dans cette région du monde et encourage les Gouvernements britanniques et américains à remédier au plus vite à ce problème de coordination.

Face à ce « camp du oui », il est important de signaler les oppositions virulentes et évidentes de l’ensemble des Etats communistes. Le 16 juillet 1958, la presse soviétique dénonce « l’intervention armée des puissances impérialistes » et « l’acte d’agression ouverte contre les pays de l’Orient arabe ». Selon un article de la Pravda, cette intervention au Liban vise en réalité l’Irak et a pour seul objectif de défendre les monopoles pétroliers. C’est pourquoi, « tous les peuples pacifiques s’élèvent contre cette agression245 ». Dans un

243 Sur la question de l’intervention britannique, l’Ambassadeur français à Londres, J. Chauvel précise que cette décision fut prise dans l’urgence ce qui explique que le Ministère des Affaires Etrangères français ne fut mis au courant le 17 juillet au matin, qu’une fois l’opération en cours. D’autre part, Hervé Alphand a rappelé la condamnation par la France de cette mise à l’écart lors d’une rencontre le 17 juillet 1958 avec le Secrétaire d’Etat américain, J.F. Dulles puis le sous-Secrétaire d’Etat, C. Herter. 244 Télégramme diplomatique du Cabinet du Ministre, Ministère des Affaires Etrangères français, communiqué à Londres, Washington, Beyrouth, New York, Rome, Bonn et Ankara, Paris, n°7492-7500 (Londres) et n°8011-19 (Washington), Très Secret, carton 431, 17 juillet 1958, 4 p. 245 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France en URSS, Maurice Dejean, au Ministère des Affaires Etrangères français, Moscou, n°2662/65, carton 625, 16 juillet 1958, p 1.

109 communiqué du Gouvernement soviétique, Khrouchtchev dénonce l’absence de toute justification et exhorte les Américains à se retirer immédiatement sans quoi, il se verrait dans l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la paix et la sécurité dans cette région246.

Deux jours plus tard, après avoir dénoncé l’intervention américaine, la République Populaire de Chine émet les mêmes critiques envers les forces britanniques en Jordanie, dont la présence relève « d’un prétexte absurde247 ». Les réactions à la condamnation soviétique ne se font pas attendre, il est ainsi possible de lire dans le Monde du 22 juillet 1958 :

« Si la justice et la morale présidaient aux relations internationales, on serait fort tenté après avoir lu le message de M. Khrouchtchev de lui dire qu’il se moque du monde. L’homme qui, il y a moins de deux ans, fit écraser par ses blindés la révolte du peuple hongrois se croit en effet qualifié pour écrire qu’aucun gouvernement ne peut asseoir son pouvoir sur les baïonnettes étrangères [...]. Le Président du conseil soviétique est d’ailleurs un familier de l’outrance. C’est à tout bout de champ qu’il évoque le spectre de la guerre mondiale, y compris lorsque rien ne menace248 ».

Néanmoins, les réactions les plus virulentes se situent au sein du monde arabe et elles soulignent une certaine particularité. Pour de nombreux Etats, il existe un décalage important entre les aspirations des gouvernements et celles des populations sur cette question. Le cas libanais est à divers égards tout à fait révélateur de cette situation périlleuse (b).

b. Réflexion sur un cas spécifique : le monde arabe face à l’intervention

L’ensemble du Tiers-Monde demeure évidemment très critique envers à la décision du Président qui s’apparente à une immixtion grossière visant uniquement à protéger des intérêts économiques menacés. Le Conseiller des délégations des Etats arabes aux Nations Unies, Dr

246 « The Soviet government urges the government of the United States to cease its armed intervention in the internal affairs of Arab countries and to withdraw its troops from Lebanon immediately. […] the Soviet Union cannot remain indifferent to events creating a great menace in the area abutting on its frontiers, and reserves the right to take the necessary measures dictated by the interests of peace and security », Statement by the Government of the Soviet Union regarding the events in the Middle East, Moscou, 16 juillet 1958, in Gillian King (ed.), The Middle East, Documents on International Affairs, 1958, op. cit., p 289-293. 247 Statement by the Government of the People’s Republic of China demanding the withdrawal of United Kingdom forces from Jordan, Pekin, 18 juillet 1958, in Gillian King (ed.), The Middle East, Documents on International Affairs, 1958, op. cit., p 297. Le 16 juillet 1958, la République Populaire de Chine avait reconnu la République d’Irak. Depuis l’intervention, elle menace les Occidentaux d’envoyer des volontaires dans le monde arabe. 248 « Ah ! qu’en termes galants… », Le Monde, 22 juillet 1958.

110 Fayez A. Sayegh, exprime ainsi une opinion qui semble largement partagée par la majorité de la communauté arabo-musulmane :

« L’intervention américaine dans le Moyen-Orient est intempestive, tragique et sans justification ; Les raisons du Président Eisenhower pour le débarquement qu Liban ne sont pas convaincantes. La présence de troupes étrangères dans un pays arabe agité a provoqué une situation très explosive et a enflammé les sentiments des Arabes. Purs prétextes sont les raisons invoquées de protéger les familles américaines et l’intégrité du gouvernement libanais. Il n’y avait aucune nécessité de débarquement des troupes pour protéger le Président du Liban de la colère de son peuple ou pour épargner des vies américaines. Alors que des Américains ont été kidnappés à Cuba, aucun détachement de fusiliers marins n’a débarqué dans ce pays »

Cette affirmation très critique que tient ce représentant à la fin du mois de juillet 1958, lors d’un déjeuner de presse à Los Angeles, est révélatrice de l’état d’esprit qui prime dans le monde arabe. A travers la Ligue Arabe, l’ensemble des Etats qui prônent une politique indépendante de toute ingérence étrangère ne peuvent que condamner durablement une telle intervention. Le coup d’Etat irakien est perçu comme un prétexte pour intervenir mais surtout, ce débarquement au Liban témoigne de l’échec de l’administration américaine à mettre en place une politique arabe. D’ailleurs, selon un sondage Gallup du 25 juillet 1958, 75% des Américains se disent favorables à la mise en place par l’administration Eisenhower, d’une « politique de bon voisinage » avec les Arabes. Ces résultats ne signalent pas un soudain attrait pour le nationalisme arabe aux Etats-Unis mais tout simplement un constat, celui d’une nécessaire nouvelle approche diplomatique. En maintenant de bonnes relations avec le monde arabe, l’Occident protège plus aisément ses intérêts dans la région qu’en entretenant des rapports conflictuels. Selon le Général Andrew Goodpaster249, la plupart des Américains approuve l’intervention au Liban mais condamne la politique moyen-orientale de l’administration Eisenhower250.

D’autre part, sur l’ensemble des critiques du monde arabe, certains Etats soutiennent Washington. Hormis l’Algérie qui reçoit le soutien de Nasser dans sa lutte contre les Français, le Maghreb ou encore l’Arabie Saoudite approuvent la politique américaine. Mais, il est important de préciser le décalage qui subsiste au sein de ces Etats entre l’orientation officielle

249 Après avoir quitté l’armée, il devient « Staff Secretary » à la Maison-Blanche. 250 « Many [Americans], in almost the same breath, praised the President’s action in Lebanon and condemned the administration’s policy », in Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 117.

111 des gouvernements et la perception du débarquement par les populations. En Arabie Saoudite, le Roi Saoud est un allié fidèle des Etats-Unis pour des raisons principalement économiques. L’exploitation des ressources pétrolières par les Américains lui a assuré une richesse fabuleuse mais depuis 1958, sur le plan politique, le pouvoir exécutif est entre les mains de son frère Fayçal, au départ de tendance pro-nassérienne (avant qu’il ne devienne le zélateur du panislamisme contre le nassérisme). Et, une grande majorité des Musulmans saoudiens soutiennent davantage la politique d’indépendance panarabe du Prince Fayçal.

Le Liban représente aussi une expression assez juste de ces divisions qui s’expriment au sein du monde arabe et sur la scène internationale. Le conflit interne que vit ce pays reflète assez fidèlement les alignements de chacun des Etats de la région dans le cadre de la Guerre Froide. Ainsi, les trois orientations politiques principales qui s’entremêlent dans le monde arabe – le camp neutraliste et panarabe, le camp communiste, le camp occidental – sont aussi les trois divisions principales de la crise interne libanaise – pro-chamounisme, panarabisme nassérien et communisme, stricte neutralité. Il a été rappelé à plusieurs reprises quelles sont les différentes familles politiques et leurs obédiences idéologiques face à l’administration Chamoun et il est possible de retrouver les mêmes divisions sur la question précise de l’intervention. La majorité des Chrétiens accueillent avec soulagement la présence des Occidentaux qu’ils perçoivent comme un moyen d’étouffer la rébellion. Au contraire, l’opposition, majoritairement musulmane, dénonce une intervention dont le but ultime est le maintien de Chamoun à la présidence. Dans les deux cas, les évènements politiques et l’évolution de la crise nuancent ces propos. Selon des informations que délivre Erika Alin, la majorité des opposants aurait tout de même demandé à leurs forces armées de ne pas provoquer un conflit ouvert avec les Américains. Ceci explique le très faible nombre de victimes durant les opérations251. D’autre part, la majorité des hommes politiques opposés à Chamoun ne cessent de rappeler que la guerre civile n’existe qu’en raison de la question du renouvellement présidentiel et ils soutiennent que l’intervention ne peut rien apporter à cette crise, dont les racines et les solutions relèvent de la politique interne du pays.

Entre les mois de février et de juillet 1958, les évènements dans le monde arabe prennent une toute nouvelle tournure. A Washington, la crainte d’un basculement de la région dans un nationalisme arabe hostile aux Occidentaux et soutenus par Moscou, entraîne une

251 Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 116.

112 réaction sans appel. Après plusieurs mois d’hésitations, le renversement de la monarchie hachémite se traduit par une intervention militaire des Américains et des Britanniques dans le monde arabe, qui se veut sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or, tout en étant conscient d’ouvrir la boite de Pandore252, Eisenhower confirme la détermination américaine à sauvegarder les intérêts occidentaux dans la région. Les Etats-Unis s’inscrivent désormais comme les successeurs des Britanniques et des Français dans la défense des régimes qui leurs sont favorables dans la région. Néanmoins, cette intervention entraîne un vif mécontentement dans le monde arabe et à Moscou et laisse pour cela deux interrogations majeures : en prenant en compte ces nombreuses diatribes, Washington peut-il parvenir à réguler cette crise majeure ou au contraire risque-t-il de faire glisser le monde arabe vers un chaos sans précédent. D’autre part, quelle est la réelle signification d’une telle intervention tant pour l’avenir du monde arabe et du Liban que pour celui de la diplomatie américaine (troisième partie) ?

252 « I realize we are opening a Pandora’s Box here, but if we don’t open it, I think it is disastrous », précise le Président Eisenhower dans une conversation téléphonique avec Harold MacMillan, in Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 233.

113 TROISIEME PARTIE :

LES CONSEQUENCES DE LA CRISE LIBANAISE ET LES APORIES DU MONDE ARABE

Depuis l’intervention des Marines, les enjeux de la diplomatie américaine s’expriment de nouveau sur trois niveaux intrinsèquement liés entre eux.

¾ Sur le plan local, la présence militaire au Liban ne peut suffire pour parvenir à une résolution durable des troubles qui sévissent depuis plusieurs mois. Ainsi, le sous-Secrétaire d’Etat, Robert Murphy, est envoyé en mission à Beyrouth avec pour objectif de parvenir à une solution politique de la crise avec les différentes communautés. ¾ Sur le plan régional, l’échec des différentes médiations avec Nasser ou la Ligue Arabe n’exclue pas une réflexion américaine sur les enjeux régionaux que représente leur intervention militaire et politique ¾ Sur le plan international, il est nécessaire de présenter cette intervention comme une mission de pacification et non d’agression. Pour cela, de nombreux pourparlers sont engagés entre les puissances étrangères au sein des Nations Unies

Ces différentes approchent favorisent pas à pas, une solution équilibrée de la crise et entraînent l’accession au pouvoir d’un militaire libanais peu enclin à adopter une approche politique partisane. Il souhaite favoriser la mise en place d’une politique qui puisse satisfaire tant sur le plan intérieur que sur le plan régional et international. Ainsi, cette évolution nécessite une réflexion sur l’avenir de la diplomatie américaine tant au Liban que dans le monde arabe.

CHAPITRE 1 : DU CHAOS A LA NORMALISATION PROGRESSIVE DU LIBAN

L’importance des troubles internes au Liban, les pressions régionales dont est victime Beyrouth et les enjeux que se sont fixés les Américains, se traduisent par une double approche militaire et politique. L’intervention des Marines sur les plages libanaises a pour seul objectif de parvenir à une nécessaire stabilisation interne du Liban (I) tandis que Washington décide

114 de favoriser une solution politique à travers la mise en place d’une mission diplomatique et le renforcement des discussions à l’ONU (II).

I. La diplomatie américaine au Liban : vers une nécessaire politique de stabilisation

Après une première phase réussie de consolidation des positions des armées américaines, il est nécessaire d’activer la suite des opérations militaires (1) et d’amorcer une réflexion sur l’état du Liban et du monde arabe au lendemain de l’intervention (2).

1°) Missions et manœuvres militaires sur le sol libanais

A la suite d’un débarquement réussi, les opérations américaines se poursuivent en direction de la capitale libanaise tandis que les britanniques interviennent à Amman (a). Peu à peu, la situation libanaise semble présenter une certaine accalmie qui met en exergue le caractère particulier de la crise libanaise (b).

a. La route vers Beyrouth et l’intervention britannique

Le 18 juillet 1958, le troisième et dernier débarquement américain amène le déploiement de Marines au nord de Beyrouth pendant que les deux autres bataillons poursuivent leur mission vers la capitale. Depuis l’arrivée des premières forces, des petites patrouilles de reconnaissance font état d’une situation plutôt calme dans les alentours des périmètres occupés. Une « motorized company » est d’ailleurs prévue si nécessaire, pour venir sécuriser les postes diplomatiques anglais, français et américains de la capitale. En outre, après un accord entre l’armée libanaise et les Américains, l’aéroport international de Beyrouth continue de recevoir des vols commerciaux. La route vers Beyrouth ne se fait pourtant pas sans heurts. Selon le rapport de Jack Shulimson, dans un entretien téléphonique entre le Général Chehab et l’Ambassadeur américain McClintock, le Général des forces libanaises souhaite que la mission vers Beyrouth soit suspendue en raison de la présence d’unités rebelles de l’armée libanaise. Seulement, le Président Chamoun préfère l’exécution immédiate du plan et les dirigeants américains ajoutent qu’ils ne peuvent annuler un tel ordre. Dans le courant de la matinée, un certain nombre de contacts diplomatiques entre les Généraux Wade, commandant en chef des forces de Marines au Liban, et Chehab, l’Amiral Holloway, l’Ambassadeur américain et le Président Chamoun permettent de retarder la marche vers Beyrouth. Effectivement, sur la route entre l’aéroport et la capitale libanaise, une unité de

115 l’armée libanaise a pour ordre d’empêcher tout mouvement vers Beyrouth. Après plusieurs discussions fructueuses, les diplomates et les dirigeants militaires parviennent à une solution à l’amiable qui définit ce que sera le rôle réel des Marines durant toute leur présence sur le territoire libanais : être coopératif mais ferme253 . La trajectoire d’origine vers la capitale n’est finalement pas modifiée en raison du refus du Général Wade et de l’Amiral Holloway mais il est décidé que les forces américaines contourneront le quartier musulman rebelle de la Basta dont l’implosion présente un risque réel. D’ailleurs, les forces aériennes américaines réalisent un quadrillage photographique de cet espace afin de pouvoir agir en toute connaissance de cause si de graves troubles venaient à éclater. D’autre part, tel que le souligne le Général Chehab, les forces américaines doivent prendre en compte l’armée libanaise dans leur déploiement afin de ne pas provoquer d’animosité entre les deux groupes.

Peu de temps après le début des opérations, comme le prévoyait leur mission, les Marines prennent contrôle du port de Beyrouth et des routes principales. Une semaine après les débarquements, 7500 soldats américains dont trois bataillons de Marines, sont présents à Beyrouth. Etablies au camp Zeitune non loin de l’aéroport, à la fin du mois de juillet, les forces américaines contrôlent un périmètre qui s’étend tout autour de Beyrouth. Dans le cadre de cette intervention, il est nécessaire de revenir sur le rôle des Britanniques dans le débarquement. A l’origine, le plan BLUEBAT prévoyait l’arrivée en renfort d’une division britannique à l’aéroport international de Beyrouth afin de prêter main-forte aux Américains. Dans un entretien entre le Président Eisenhower et le Premier Ministre britannique Harold MacMillan, il est finalement décidé que les troupes britanniques ne seraient pas déployées au Liban. Néanmoins, le 17 juillet 1958, dans une déclaration à la Chambre des Communes, le Premier Ministre MacMillan souligne la demande d’aide militaire immédiate qui vient d’être faite part le Roi Hussein aux Britanniques dans la journée du 16 juillet254. Il est nécessaire de préciser que la première demande d’aide de la Jordanie date du coup d’état irakien et qu’elle était destinée aux Américains afin de s’assurer de la détermination du département d’Etat à aider le Roi Hussein255. Tel que le rapporte le Premier

253 « They were to be cooperative but firm », Jack Shulimson, Marines in Lebanon 1958,op. cit., p 19-21. 254 « [...] I was given a telegram from Her Majesty’s Representative in Jordan. This contained the first news that we had had that King Hussein and the Prime Minister of Jordan had made a request for the immediate despatch of British forces to Jordan », declaration à la Chambre des Communes de Harold MacMillan sur les questions d’assistance militaire en Jordanie, 17 juillet 1958, in Gillian King (ed.), The Middle East, Documents on International Affairs, 1958, op cit., p 296. 255 Déclaration du Chargé d’affaires américain, T. K. Wright après un entretien avec le Roi Hussein in Ritchie Ovendale, « Great Britain and the Anglo-American Invasion of Jordan and Lebanon in 1958 », The International History Review, volume XVI, n°2, mai 1994, p 291.

116 Ministre, le roi Hussein semble très préoccupé par la forte pénétration d’armes et par les mouvements de troupes syriennes au nord du territoire jordanien. Un coup d’état semble d’ailleurs prévu pour le 17 juillet, MacMillan en souligne la véracité que confirment à leur tour les services de renseignement britannique. Pour ces différentes raisons, le Premier Ministre britannique souhaite une intervention, que soutient activement le département d’Etat américain. D’ailleurs Dulles avait demandé aux Britanniques de disposer de troupes prêtes à être envoyées à tout moment en Jordanie où sur le plan logistique les Américains ne pourraient être amenés à intervenir. Dans la soirée du 16 juillet, une réunion extraordinaire du Cabinet approuve l’envoi des forces britanniques postées à Chypre en Jordanie avec pour mission de défendre l’intégrité du territoire256. La situation en Irak est par ailleurs préoccupante et les Britanniques ne semblent pas exclure la perspective d’une intervention des forces armées jordaniennes ou occidentales dans cet espace.

Dans une telle situation, il est intéressant de s’interroger sur le rôle d’Israël, Etat limitrophe de la Jordanie et du Liban. L’Ambassade britannique en Israël est pour cela chargée d’obtenir de Ben Gourion une autorisation de survol du territoire israélien et de s’assurer que cet Etat ne cherche pas à rouvrir le conflit israélo-arabe. Les Américains craignent qu’une deuxième intervention occidentale se traduise par une accélération de la crise et non un rétablissement de la situation. Or, aucune réaction ne semble prévue de la part des Israéliens à condition que le territoire ne soit pas menacé. Le 17 juillet 1958, des troupes britanniques de parachutistes atterrissent à Amman, sécurisent le périmètre et obtiennent des Américains une aide logistique tandis que Ben Gourion finit par demander l’arrêt de survol du territoire israélien.

A la fin du mois de juillet, les différentes positions britanniques et américaines sont établies et Eisenhower souhaite mettre fin à l’envoi de Marines au Liban. La situation présente une certaine accalmie car aucun combat n’est mené et les relations entre le Général Chehab et les forces américaines s’améliorent peu à peu (b). Néanmoins cette accalmie n’est que relative car la situation domestique du Liban reste très anarchique et aucune stabilité politique ne semble peu à peu se dessiner.

256 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 316.

117 b. Une relative stabilité : la « drôle de guerre libanaise »

Parmi les incidents entre les rebelles et les Américains, le 17 juillet au matin, deux Marines se retrouvent prisonniers des forces rebelles dans le quartier de la Basta, à la suite d’une erreur d’orientation. Quelques heures après un harassant interrogatoire, ils sont relâchés et rejoignent le campement américain. Cet exemple plutôt anodin est en fait assez révélateur de la réalité de la confrontation entre les forces rebelles et américaines durant l’été 1958. Le rôle des opposants à la présence américaine n’est pas de riposter avec des armes à feu, en partie en raison de l’immense décalage qui existe en terme d’équipement matériel mais au contraire d’agir sur la provocation. L’interrogatoire que subissent les deux Marines n’a pas pour objectif de déceler les missions que prévoient les dirigeants américains mais au contraire de culpabiliser psychologiquement les prisonniers en diabolisant l’impérialisme américain.

Il est en effet essentiel de comprendre la complexité d’un tel débarquement : le rôle des Américains est de protéger le régime légal libanais de toute déstabilisation interne ou externe, tout comme celui des Britanniques est de protéger le régime d’Hussein. Or, à travers cet objectif, les forces militaires américaines ne veulent avoir aucune participation politique au conflit que subit le Liban sur le plan domestique. Ainsi, la frontière entre le politique et le militaire dans de telles interventions reste très floue. Il s’agit là davantage d’une démonstration de force et de puissance qu’un débarquement visant à délivrer un Etat d’une occupation étrangère. Si l’objectif est politique et la mission est militaire, la solution ne peut être que politique.

Parmi les quelques accrochages entre les forces libanaises et américaines il est nécessaire de noter l’existence incessante de diverses provocations en provenance du quartier de la Basta. En guise d’exemple, des tirs continus envers les avions américains vont entraîner l’envoi d’une unité de l’armée libanaise dans le quartier pour mettre fin à ces actions subversives. Cet événement encourage alors les dirigeants à entreprendre un rapprochement entre les forces américaines et les forces libanaises qui pourrait être bénéfique pour l’amélioration de la situation locale. Le 21 juillet 1958, le Général Wade et le Général Chehab se rencontrent pour créer une force de police militaire conjointe intégrant les trois forces américaines et l’armée libanaise mais le Général Chehab insiste à nouveau pour que le problème de la Basta ne soit réglé que par des forces libanaises. Le meilleur moyen de trouver peu à peu une médiation entre les différentes forces rebelles et loyalistes semble être de placer

118 au cœur de la contestation une force intermédiaire. La surveillance est donc renforcée mais les patrouilles ne reçoivent toujours aucune résistance et parfois même, elles sont reçues avec beaucoup d’hospitalité par la population rurale257.

Durant toute la période du mois de juillet et du mois d’août, les victimes du coté américain sont minimes malgré la persistance de tirs occasionnels de la part des rebelles. Deux Marines américains sont tués dans le courant du mois de juillet à la suite d’une bavure accidentelle de la part d’autres Marines et au mois d’août, un militaire est tué par les rebelles. Le Général Wade reconnaît ainsi toute la complexité de la mission à Beyrouth qui était de sécuriser des espaces menacés et d’éviter à tout prix d’ouvrir le feu à moins que la cible ne fût clairement identifiée. En d’autres termes les forces militaires américaines se faisaient attaquer occasionnellement mais se devaient de ne pas riposter pour éviter toute aggravation de la guerre civile258. A ce propos, comme le précise Eisenhower pour le cas libanais ou MacMillan pour le cas jordanien, il est nécessaire de rappeler que la mission d’intervention ne consiste qu’en une sécurisation des intérêts nationaux et du gouvernement légal et non en un investissement dans une guerre confessionnelle et politique.

Ainsi, il est possible de souligner le caractère tout à fait particulier de cette crise et de la présence américaine. D’une part, il existe un certain immobilisme des forces occidentales qui ne parviennent à trouver de solution exclusivement militaire mais il existe aussi une situation particulière où les forces militaires américaines se voient peu à peu assignées d’un rôle de gendarmes. D’autre part, cette intervention présente l’aspect stratégique d’une guerre limitée mais surtout d’une démonstration de force avec des moyens tout à fait exceptionnels. Dans la nuit du 24 août, une démonstration des tanks américains est effectuée aux abords du Sud et du Sud Ouest de la Basta, dans le quartier des Arts et Métiers, en réponse aux attaques des insurgés le 22 août259. Enfin la présence des Marines américains pose un dernier problème de nature politique : comme il l’a été précisé précédemment, l’instabilité croissante au Liban est la résultante de la politique pro-occidentale de Chamoun et le souhait qu’il exprime de rester à

257 « Monks, children, and oldtimers came running out to greet us like lost relatives, some brought gifts of fruit, cold drinks, and one offered us wine. All of them showered us with hospitality. We’ve neve seen anything like this ». in Jack Shulimson, Marines in Lebanon 1958, op. cit., p 27-29. 258 « The conduct of individual Marine in holding his fire when he can see who is shooting in his direction must be mentionned. When a youngster lands all prepared and eager to fight and find himself restricted from firing at a known rebel who he sees periodically fire in his direction and in every instance restrains himself from returning the fire, it his felt this is outstanding and indicated good small unit discipline ». in Jack Shulimson, Marines in Lebanon 1958, op. cit., p 32. 259 Un soldat américain est d’ailleurs blessé durant ces accrochages.

119 la présidence libanaise. Or, la présence américaine risque d’empêcher la possibilité de relancer la question de la réélection car tout nouvel élu pourrait être considéré comme porté au pouvoir par les Américains, ce qui renforcerait les troubles confessionnels et internes du Liban. Ainsi, un certain nombre de alternatives politiques sont proposées afin de sortir le Liban d’une telle impasse et permettre le retrait des forces américaines. Il est pour cela nécessaire de préciser le véritable contexte de crise dans lequel se situe le Liban et le monde arabe (2)

2°) Le Liban et le monde arabe : réflexion sur un contexte de crise

Dans le courant du mois de juillet 1958, deux approches nouvelles laissent espérer une solution rapide à la crise libanaise (a) mais les tensions et les incertitudes demeurent sur le territoire libanais et sur l’ensemble du monde arabe (b).

a. Les premières solutions au déséquilibre politique

Le 10 juillet 1958, Chamoun déclare officiellement à un journaliste américain qu’il a définitivement décidé de se retirer à l’expiration de son mandat260. Cette question n’a cessé d’être au cœur des tensions libanaises internes, bien que depuis le mois de juin, la correspondance diplomatique entre Paris, Washington et Beyrouth souligne que les Occidentaux regardaient déjà vers de nouveaux horizons politiques. Malgré ce changement radical et fondamental de la part du Président en exercice, les troubles persistent et s’amplifient. Le terrorisme urbain se développe dans la capitale et dans le Nord du Liban, les extrémistes cherchant à empêcher toutes tentatives de compromis entre les forces modérés. Tandis que Rachid Karamé exhorte ses insurgés à maintenir une trêve avec les forces de l’ordre libanaises, les chefs rebelles sous le contrôle de Damas intensifient les menaces. Parmi eux, Abdel Majid Rafi agit dans l’objectif de redonner au Liban son orientation arabe traditionnelle.

Avec le départ de Chamoun, un véritable paradoxe s’installe au sein des communautés : les Chrétiens redoutent leur éviction de la scène politique libanaise tandis que les partisans

260 Vraisemblablement, les diplomates français ou américains connaissent cette décision depuis la fin du mois de juin 1958. Dans un télégramme diplomatique du département d’Etat à l’Ambassade des Etats-Unis au Liban, J.F. Dulles considère le 8 juillet 1958 : « we have noted your [McClintock] recent reports indicating Chamoun now actively considering problem of successor to him ». in Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 203.

120 socialistes du croissant fertile craignent d’être mis en minorité par un rapprochement entre les forces modérés arabes et loyalistes. D’ailleurs, entre la peur d’une guerre confessionnelle et l’attirance du pouvoir, une nouvelle force continue de s’ajouter à l’échiquier politique complexe du Liban. Face au déclin irréversible de l’influence occidentale, l’Eglise romaine s’emploie à affirmer son influence. Derrière le Patriarche maronite d’Antioche, Monseigneur Paul Méouchy, se réunissent les Maronites opposés à Chamoun. Or, cette communauté de rite romain est placée indirectement sous l’autorité du Saint-Siège qui semble lui apporter un soutien total. Rome cherche à assurer la survivance de l’Eglise et à éviter la formation d’un ghetto maronite dans un environnement sous l’emprise de l’Islam. A travers une politique qui semble vouloir « prendre en main l’administration d’une des principales Eglises de rite orientale », il semble s’agir en réalité de la mise en pratique « au Proche-Orient d’une véritable politique arabe de Rome261 ».

Le pays du Cèdre se trouve dans une situation particulière et il est évident qu’aucune des deux communautés principales, les Musulmans et les Chrétiens, ne souhaitent poursuivre un conflit qui ne risque que d’amener une désintégration de l’Etat libanais. « Que les dirigeants soient Musulmans ou Chrétiens, ce n’est pas parce qu’on souhaite orienter le bateau vers certains horizons que l’on aimerait le voir couler » précise un chef rebelle à l’envoyé spécial du Monde au Liban262. D’ailleurs les aspirations à la sécession n’ont que très peu d’avenir en raison des imbrications inextricables des communautés entre-elles. Est-ce qu’un Liban réduit à ses frontières chrétiennes peut subsister ? Cela apparaît difficile car l’Etat se priverait au Nord musulman d’espaces agricoles importants. Par ailleurs, des communautés chrétiennes seraient toujours présentes au sein des régions musulmanes, comme dans la plaine de la Bekaa.

Devant ces problèmes internes, deux interrogations se profilent peu à peu. La question de la neutralité du Liban resurgit et celle de la succession de Chamoun s’accélère.

Charles Hélou remet un rapport en juillet 1958 où il exhorte les puissances étrangères à reconnaître pour le Liban un statut de neutralité juridique, permanent et garanti internationalement. Par contre, il précise que le Liban ne serait pas obligé d’adopter une neutralité idéologique ce qui donne à ce statut une dimension imparfaite. En réalité, C. Hélou

261 Edouard Sablier, « la drôle de guerre au Liban », Le Monde, 11 juillet 1958. 262 Edouard Sablier, ibid.

121 pose une question importante : les changements survenus dans le monde arabe depuis plus de quinze années permettent-ils de réaliser l’union nationale sur une même orientation de la politique extérieure du Liban ? Il est certain que les vives tensions qui existent au Liban entre communautés, laissent imaginer que l’idée d’une neutralité de cet Etat serait une fiction. D’autre part, un Etat ne peut prôner une neutralité politique sans une neutralité idéologique. Dans un tel environnement, aucun petit Etat ne peut être neutre plus longtemps que les autres ne le veulent. Ainsi, les questions de neutralité du Liban sont inhérentes aux orientations des pays limitrophes et du niveau de respect de ce principe qu’ils sont prêts à apporter. La crise civile et la présence de puissances étrangères mettent à mal un projet que seul un changement d’orientation politique du Liban en accord avec les voisins arabes pourrait changer. Dans le courant du mois de juillet, il s’agit précisément de trouver une solution à cette question politique.

Le 14 juillet, le Conseil des Ministres se réunit sur la question de la succession présidentielle de Chamoun. Au même moment, des représentants de l’opposition tiennent de leur côté une assemblée afin de déterminer un nouveau Président à même de favoriser une nécessaire entente entre les communautés. La chute du régime irakien et la crainte d’une véritable déstabilisation régionale et libanaise entraînent une accélération des consultations entre insurgés263. Au départ, ils ne souhaitaient aucun compromis tant que le Président Chamoun se maintenait au pouvoir. Désormais, la situation est plus périlleuse. Le 15 juillet au matin, un accord semble trouvé pour désigner Chehab comme le meilleur successeur pour diriger un gouvernement provisoire.

Le Liban vit véritablement un état de poudrière où les forces en présence s’entremêlent et se contredisent, encourageant ainsi un chaos supplémentaire. D’ailleurs, entre ces différents enjeux politiques et confessionnels, il apparaît clairement que le conflit est aussi devenu peu à peu un véritable enjeu de Guerre Froide. Dans cette espace en crise, le Liban devient le miroir de cette confrontation entre l’Est et l’Ouest. Les Anglo-Saxons interviennent tandis que les Soviétiques menacent d’envoyer des volontaires. Pour Edouard Sablier, il est désormais établi « qu’un péril mortel existe pour ce petit peule : son annexion ou sa désintégration ne tient

263 La chute du régime irakien est reçue avec un certain enthousiasme auprès des insurgés. Comme le précise Saeb Salem, « c’est merveilleux, cela donne certainement un élan nouveau aux rebelles libanais ».

122 qu’à un fil264 » et la crise libanaise s’inscrit précisément dans un contexte régional d’une grande instabilité (b)

b. Etat des lieux dans le monde arabe

Depuis la crise irakienne et l’intervention américaine au Liban, l’instabilité croissante du Moyen-Orient est désormais la préoccupation principale des Etats des différentes parties du monde. La Guerre Froide régionale qui se profilait entre les Etats pro-occidentaux, ceux pro- arabes ou encore ceux pro-soviétiques de la région, a pris désormais un nouvel élan en accélérant l’éclatement du Moyen-Orient. Le coup d’Etat irakien a révélé la faiblesse fondamentale de l’Occident et les Britanniques et les Américains à travers leurs interventions cherchent à pallier cette situation dangereuse. Depuis la fin de la guerre, l’objectif des Anglo- saxons a été de protéger la région contre les menées de l’Union Soviétique et le maintien des concessions pétrolières.

A la fin des années 1950, une part importante du pétrole est aux mains des nationalistes et il semble évident que les Occidentaux se retrouvent comme paralysés face aux problèmes du Moyen-Orient. Il ne peut y avoir de solutions durables en agissant de façon paradoxale, au gré des évolutions régionales. Dans un article du Monde, le correspondant à Beyrouth, Edouard Sablier, souligne combien les Américains ont misé « sur le mauvais cheval » en préférant soutenir le conservatisme au nom du statu quo régional. En soutenant les mouvements revendicatifs arabes, les puissances ne seraient pas condamnées à « l’attitude passive, laissant toutes les initiatives à leurs adversaires soviétiques265 ». Effectivement, si certains exhortent les diplomates à pratiquer une neutralisation du Moyen-Orient, la crise libanaise accélère un état de Guerre Froide au sein du monde arabe.

Au lendemain de l’intervention des Marines, le Président Nasser se rend à Moscou afin de prendre connaissance des mesures que Khrouchtchev souhaite adopter. Selon les informations de H. Haykal, un proche de Nasser et directeur du journal Al Ahram, Khrouchtchev précise au Raïs qu’il ne souhaite pas de confrontation militaire avec les pays occidentaux. Néanmoins, il assure la RAU de son soutien, en partie sur le plan politique et militaire. En effet, au Conseil de Sécurité, il maintient une approche ferme contre les Etats-

264 Edouard Sablier, « la drôle de guerre au Liban (suite) », Le Monde, 12 juillet 1958. 265 Edouard Sablier, « Pour une neutralisation pratique du Proche-Orient », Le Monde, 27-28 juillet 1958.

123 Unis et il accepte de participer à tout exercice militaire que souhaiterait mener Nasser. Le dirigeant égyptien aurait certainement souhaité une aide plus conséquente de la part du Kremlin mais ce refus peut aussi être perçu comme une ruse diplomatique. Le Kremlin est désormais à même de dénoncer l’action unilatérale américaine et de se faire le porte-parole de la paix à travers les instances internationales et auprès des masses arabes266. A travers le rôle de médiateur et de pacificateur, le dirigeant soviétique fait de nouveau part de ses intentions de participer de façon plus active sur la scène régionale arabe. L’intervention libanaise n’a d’importance que si elle est projetée et analysée dans le cadre de l’ensemble du Moyen- Orient.

Par ailleurs, la crise irakienne a entraîné de nombreuses diatribes de la part des Occidentaux qui dénoncent officieusement une participation communiste et nassérienne au coup d’Etat. Les réactions américaines visent à protéger des intérêts qui apparaissent menacés. Or, la nature du coup d’Etat irakien n’est pas connue des dirigeants occidentaux. A diverses reprises, les diplomates français soulignent que le gouvernent irakien semblerait vouloir entretenir des relations amicales avec les puissances étrangères. Dès le 19 juillet, avec le rétablissement des communications, Bagdad affirme son intention de respecter les accords pétroliers passés avec des compagnies étrangères et il s’engage à prendre des mesures pour protéger les installations de raffinage et les pipe-lines. Le grand risque des Occidentaux est de voir la route du pétrole à nouveau coupée, or, en 1958, l’Europe dépend du Moyen-Orient pour 70% de ses fournitures en hydrocarbures267. Dans un entretien avec un conseiller américain, le Ministre des Finances du nouveau gouvernement Kassem, Mohammed Haddid, assure que l’Irak ne compte pas intégrer la RAU, que ce nouveau régime n’est pas communiste et qu’aucun mouvement n’est à craindre sauf si les opérations de Beyrouth et Amman sont étendues à la région268.

Ainsi, dans le courant du mois de juillet, la situation interne du Liban et celle du monde arabe est dangereusement chaotique. L’intervention militaire américaine ne peut être une approche suffisante pour réguler les tensions protéiformes de cette crise.

266 Devant l’Ambassade américaine à Moscou, il est possible d’entendre les manifestants clamer « A bas la guerre ! », « Honte aux colonialistes américains » ou encore « Bas les mains devant le Liban et l’Irak ». 267 A la fin des années 1950, seuls les Etats-Unis et le Venezuela peuvent remplacer le pétrole du Moyen-Orient. Etant donnée la situation en Algérie, il est difficile de compter sur les réserves du Sahara. Pierre Drouin, « comment s’organiseront les Européens si la route du pétrole est à nouveau coupée », Le Monde, 20-21 juillet 1958. 268 Télégramme diplomatique du Ministère des Affaires Etrangères aux Ambassade de France à Tunis et Rabat, Paris, n°3469-75, carton 431, 21 juillet 1958, 3 p.

124 L’internationalisation de la question libanaise à l’ONU et la régulation des tensions à travers une démarche politique se présentent comme les deux alternatives à partir desquelles un apaisement progressif de la région est envisageable (II).

II. De l’impasse à l’émergence d’une solution politique à la crise libanaise

Cette démarche politique se traduit précisément par la mise en place d’une mission sous la direction d’un diplomate américain, dont l’objectif est de parvenir à un nécessaire compromis entre les forces en présence (1). Parallèlement, les pourparlers à l’ONU se poursuivent et semblent peu à peu sortir de l’impasse (2).

1°) La mission Murphy et la recherche d’un compromis électoral

Dès le début de l’intervention militaire, Washington décide d’envoyer au Liban Robert Murphy pour parvenir à rétablir un certain équilibre politique (a) et cette mission présente rapidement des résultats encourageants (b).

a. La mission Murphy et ses enjeux

Le 16 juillet 1958 au cours d’une séance publique plénière de la Commission sénatoriale des Relations Extérieures au Capitole, le sous-Secrétaire d’Etat suppléant, Robert Daniel Murphy est contacté par le Secrétaire d’Etat américain au nom du Président qui souhaite l’envoyer comme conseiller spécial au Liban. Sa mission est double : entreprendre un rapport sur la situation intérieure libanaise et donner son avis sur la possibilité de pouvoir tenir prochainement des élections sur place. Le choix de cet homme n’est pas neutre et traduit d’une certaine manière toutes les préoccupations du Président Dwight D. Eisenhower face à la situation libanaise. Ancien ambassadeur des Etats-Unis en Allemagne, en Belgique ou encore au Japon, R. Murphy est avant toute chose un homme de confiance, le « représentant qualifié et doué d’autorité269 » que le Président missionne consciencieusement dans les crises majeures270. Pour cette nouvelle mission, l’envoyé reconnaît partir « sans consigne explicite » de la part du Président, hormis « surveiller le développement d’une crise au Moyen- Orient271 ». La tache assignée est complexe, il perçoit le Liban comme un terrain

269 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 290. 270 Il fut chargé des nombreuses « négociations ardues » lors des évènements de Suez et plus récemment lors de l’affaire tunisienne de Sakiet Sidi Youcef de février 1958. 271 Robert D. Murphy, Un diplomate parmi les guerriers, (trad. par Yves Malartic) Paris : Robert Laffont, 1965, p 420.

125 d’affrontement explosif face auquel il n’avait pas été confronté depuis son séjour à Berlin en 1945.

« Je n’allais pas tarder à découvrir que, pour le Liban, il me faudrait circuler entre maintes capitales exotiques, poser franchement des questions en demandant des réponses sans équivoque, prendre sur-le-champ des décisions mises aussitôt à exécution272 »

Dès son arrivée à Beyrouth le 17 juillet, accueilli par l’Ambassadeur Robert McClintock et l’Amiral Holloway, Robert D. Murphy rencontre le Président Chamoun, anxieux et fatigué par les agitations nombreuses que le chef de l’armée ne semble vouloir mater dans la perspective de maintenir la cohésion de ses troupes273. La mission américaine, dans sa dimension tant politique que militaire se révèle être le dernier espoir de pacification auquel le Président libanais croit. L’évolution des évènements est pourtant assez révélatrice du blocage réel qui subsiste : la question du renouvellement présidentiel est au cœur de ce dysfonctionnement. D’une part il est nécessaire d’insister sur le fait que l’intervention américaine n’a pas pour objectif de perpétuer la présidence de Chamoun mais d’autre part, le successeur à venir se doit d’être acceptable et profitable aux intérêts américains. Tout l’enjeu de la mission Murphy se situe dans cette impasse. C’est pourquoi, à travers le département d’Etat américain, R. Murphy n’est pas présenté officiellement comme un médiateur politique mais comme une personnalité investie d’une mission technique et humaine qui pourrait faciliter par la suite l’envoi d’un conseiller politique. J. F. Dulles précise ainsi que son rôle est avant toute chose d’encourager de meilleures relations entre les diplomates américains, les diplomates libanais ou encore l’armée. Il serait ainsi nécessaire que Murphy parvienne à redonner aux relations entre Chehab et Chamoun un nouvel élan. Il s’agit en réalité de donner toute flexibilité au représentant dont la mission traduit un enjeu majeur pour la perception américaine dans le monde arabe. Les rapports que présentent McClintock et Murphy sont le reflet de la politique officielle que suit le département d’Etat.

De façon quotidienne, R. Murphy prend contact avec J. Holloway avec qu’il entretient « une collaboration agréable et facile », ce qui lui permet de souligner les très bonnes relations entre les diplomates et les militaires pendant la durée de l’intervention. Seulement il constate que les rivalités individuelles entre communautés sont les nœuds principaux à délier

272 Robert D. Murphy, Un diplomate parmi les guerriers, op. cit., p 420. 273 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 333.

126 de cette crise. Il précise même que les dissensions internationales sont sans rapport avec ces conflits de personnalités. En quelques sortes, il reconnaît que l’infiltration communiste joue un rôle « d’une importance négligeable dans l’insurrection274 » à la différence des infiltrations syriennes et égyptiennes. De façon assez rapide, l’envoyé spécial encourage la mise en place d’une solutions double pour apaiser la crise : effectuer une élection présidentielle qui respecte les principes constitutionnels (élection du Président par le Parlement monocaméral) et entreprendre des pourparlers avec les différentes factions de l’opposition. Sur ce dernier point, Chamoun acquiesce malgré un certain mécontentement intérieur275. Des rencontres sont alors organisées avec les chefs rebelles les plus influents afin de trouver une solution à l’amiable et de cesser les conflits de personnalités et de clans. Peu à peu, l’envoyé spécial et McClintock obtiennent des entretiens avec quatre des chefs présidentiables276.

Dans un premier temps277, le musulman Saeb Salem, ancien Premier Ministre en septembre 1952 et d’avril à août 1953, et chef de l’insurrection dans le vieux quartier musulman de la Basta de Beyrouth. Farouchement opposé à la présence américaine, cet homme politique semble faire preuve « d’un entêtement irréductible » par son refus de tenir toute élection avant le départ des troupes américaines. Néanmoins, Murphy finit par obtenir certaines concessions (sécuriser la présence des Marines). Dans un deuxième temps, ils rencontrent le Maronite Kamal Joumblatt, leader charismatique des Druzes des montagnes du Chouf du Nord Liban. Depuis son éviction du Parlement, une erreur politique selon Murphy, les seules ambitions de Joumblatt sont d’évincer Chamoun de son poste. Lors de cette rencontre harmonieuse et joviale selon l’envoyé spécial, le leader druze accepte tout compromis avec les Américains en vue des nouvelles élections. Dans un troisième temps, ils s’entretiennent avec le Musulman Rachid Karamé, près de Tripoli et dans un dernier temps, ils rencontrent Raymond Eddé, Chrétien fondateur du Bloc National, ministre et membre du Parlement à de nombreuses reprises. Sa conception d’un Liban libre et indépendant lui donne

274 Robert Murphy, Un diplomate parmi les guerriers, op. cit., p 426. 275 Robert Murphy l’exprime ainsi dans ses mémoires, « [...] j’informai Chamoun de mon intention. Nos rencontres avec ses adversaires lui déplaisaient visiblement, mais il n’exprima aucune objection ». in Robert Murphy, ibid, p 426. 276 Au départ, de telles rencontres posent deux problèmes majeurs : selon le New York Times, Murphy avait assuré au département d’Etat qu’il ne rencontrerait pas des éléments hostiles à Chamoun. D’autre part McClintock aurait reconnu le 25 juillet que si de tels chefs rebelles venaient au pouvoir, cela constituerait un danger réel pour les intérêts américains. Devant les apories de la crise, ces deux problèmes finissent par être surmontés. 277 L’ordre des rencontres est donné tel quel dans les mémoires de l’envoyé spécial, R. Murphy.

127 une approche moins partisane que ces rivaux. Il est d’ailleurs considéré à plusieurs reprises comme un homme de médiation respecté.

Il est un point essentiel à retenir de ces rencontres : selon les mémoires du diplomate américain, chaque rebelle a en réalité une perception biaisée des ambitions de Washington. En rappelant que les Marines ne sont pas là pour soutenir Chamoun, R. Murphy parvient à faire comprendre que les intérêts américains ne vont pas contre ceux des rebelles. Devant cette diplomatie du meilleur compromis, toute l’animosité des opposants envers les Américains, semble alors disparaître. Ainsi, l’image de la diplomatie américaine est confortée et à travers cela, Murphy présume que si l’un des rebelles parvenait au pouvoir, les intérêts stratégiques des Etats-Unis ne seraient pas complètement bafoués. Succès ou opportunisme politique, il est certain qu’à travers cette mission, la politique américaine ne fait pas preuve d’un dévouement total envers Chamoun. D’ailleurs, cette diplomatie quasi secrète avec les chefs politiques donne aux Américains une certaine assurance sur l’évolution des évènements (b).

b. A la recherche d’une stabilité politique : la fin de la mission Murphy et la question de la succession présidentielle

Depuis plusieurs mois, le département d’Etat évoque la candidature de Chehab comme un moindre mal mais comme l’unique alternative278. L’objectif de la mission Murphy et des nombreux entretiens qui furent effectués ont été d’assurer les bases de la future élection présidentielle de Chehab au Liban279. Comme il l’a été précisé précédemment, Chehab semble peu disposé à se présenter aux élections présidentielles qu’il considère comme contraires à son rôle de militaire. D’autre part, les rebelles ne sont pas unanimes sur cette éventuelle candidature. Des noms comme ceux de l’ancien Président B. el Khoury ou de R. Eddé sont fréquemment évoqués. La communauté chrétienne reste pour sa part très hostile à l’élection d’un militaire ayant refusé de suivre les ordres de répression des armées rebelles, que lui donnait le Président Chamoun. D’ailleurs, ce dernier est violemment opposé à l’élection de Chehab qu’il perçoit comme quelqu’un dont la loyauté est peu fiable. Il reçoit l’appui de C. Malik qui ne cesse de dénoncer le revirement américain sur cette question présidentielle.

278 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 206. 279 « Murphy’s meetings with Lebanese leaders of various political affiliations provided the basis for the July 31 election of General Shihab to the presidency », Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 121.

128 Néanmoins, face à l’évolution de la crise, Chamoun finit par se résigner et accepter Chehab comme candidat acceptable, malgré tous ses défauts280.

Les difficultés que semblent rencontrer les diplomates américains et la persistance des divisions internes, entraîne un premier changement dans la tenue de l’élection présidentielle. Initialement prévue pour le 24 juillet, elle est reportée d’une semaine et la date du 31 juillet est retenue. D’ailleurs, le problème vient aussi de l’impossibilité de réunir un Parlement dont une partie des membres agissent de façon clandestine depuis le début de la crise. D’autre part, le Parlement est de tendance pro-chamouniste depuis les élections de juin 1957 et aucun candidat suffisamment neutre ne peut espérer être élu. Il aurait été possible de décider une dissolution du Parlement mais cette question ne semble pas avoir été évoquée. Il est fort probable qu’une telle perspective dans le cadre d’un pays encore très divisé, aurait entraîné des difficultés supplémentaires. Ainsi, à nouveau, le seul nom de Chehab semble plausible et ce dernier finit par accepter de façon transitoire, de faire le nécessaire pour ramener l’ordre dans son pays.

Seulement, l’opposition parlementaire de tradition pro-arabe souhaite certains aménagements avant ces élections. Elle réclame la démission immédiate de Chamoun après la désignation du nouveau président, sans que celui-ci puisse attendre la fin officielle de son mandat (23 septembre). Sur ce point, il semblerait que McClintock, au départ favorable au maintien de Chamoun jusqu’au 23 septembre, finisse par souligner que cette décision est certainement la meilleure. Parmi les nombreuses autres conditions, il est important de noter que l’opposition réclame un gouvernement paritaire entre Chrétiens et Musulmans. Il s’agit là d’une violation du Pacte National mais elle apparaît sans aucun doute comme une alternative réellement nécessaire. D’autre part, il est demandé que le nouveau Président respecte l’héritage de neutralité du Liban et que le futur Gouvernement ait une orientation davantage centrée sur les questions arabes. Enfin, la dernière condition imposée par l’opposition libanaise est le départ immédiat des troupes américaines après l’élection.

280 « [Chamoun] finit par me dire qu’il ne tenterait pas de se succéder à lui-même et m’avoua que, malgré tous ses défauts, le général Chehab était le seul candidat acceptable. Le pire était passé. Après avoir félicité le président, je lui fis mes adieux, le cœur léger. Je considérais Chamoun comme un ami des Etats-Unis mais ne compris jamais complètement ses desseins. Victime de ses excès et de ses ruses, il avait fini par gâcher toutes ses chances dans l’imbroglio politique libanais ». in Robert Murphy, Un diplomate parmi les guerriers, op cit., p 429.

129 Malgré le risque de voir certains députés chrétiens boycotter les nouvelles élections présidentielles, le Parlement se réunit le 31 juillet sous la protection des militaires américains et libanais. Le Général Fouad Chehab est finalement élu Président de la République Libanaise au deuxième tour avec 43 voix contre 7 pour Raymond Eddé et un bulletin blanc. « Quoique l’ambition politique naisse rapidement chez certains individus, Chehab était doué d’un grand bon sens et il accepta son mandat comme un compromis indispensable à la paix civile au Liban ». Seulement, à l’issue de ce vote et avant d’être investi officiellement, Chehab souhaite que Chamoun puisse arriver au terme de son mandat, le 24 septembre. En réaction, l’opposition concentre ses attaques sur ce point et maintient toute forme de pression qui puisse faire tomber Chamoun.

Parmi les premières remarques, il est intéressant de souligner la présence américaine dans les affaires de politique interne depuis le début des troubles jusqu’à l’élection du nouveau Président. Il est donc possible de s’interroger sur l’influence du département d’Etat dans ce scrutin. Selon Erika Alin, les Américains sont restés tout à fait neutres dans cette nouvelle élection et ils n’ont souhaité imposer aucunes conditions281. L’envoyé spécial, Robert Murphy, aurait même quitté le territoire libanais pour assurer les parlementaires des bonnes intentions américaines282. Il est certain que même de façon indirecte, leur rôle reste non négligeable. Malgré certaines incompréhensions avec les Etats-Unis depuis la crise, l’opposition reconnaît que le département d’Etat était le seul réellement à même de faire pression sur les Chrétiens pour qu’ils acceptent Chehab. Il est tout de même important de souligner qu’avec une intervention militaire et un soutien inconditionnel à toute politique pro- occidentale contre des politiques pro-arabes, les Américains parviennent à jouer un rôle catalyseur dans cette question politique. D’une part, cela montre l’extrême détermination américaine à résoudre cette crise mais d’autre part, cela souligne aussi les très fortes divisions internes du Liban où des communautés ne parviennent pas à trouver de solutions sans assistance étrangère. Ce dernier point explique aussi les raisons de l’existence de fortes ingérences étrangères dont le Liban est victime de façon constante.

281 « The Eisenhower administration did not openly identify with any political faction or candidate in the political process leading up to the July 31 elections ». in Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 123. 282 Le 25 juillet 1958, dans un télégramme diplomatique du département d’Etat à l’Ambassade des Etats-Unis au Liban, Dulles précise à Murphy qu’il est préférable de quitter le territoire durant les élections. in Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 400-401.

130 Malgré des perspectives encourageantes au sein de l’Etat libanais, les discussions au sein des Nations Unies demeurent et les Américains et Soviétiques finissent par parvenir à un compromis acceptable (2)

2°) Les enjeux diplomatiques entre grandes puissances

Les réactions à l’intervention américaine de la part des Soviétiques restent très critiques mais ils s’emploient à proposer une conférence entre les quatre grandes puissances pour réguler la crise (a). Si aux yeux des Américains, cette alternative présente un certain nombre de limites, une solution internationale à la crise est peu à peu trouver au sein des Nations Unies (b)

a. La médiation à l’ONU (deuxième partie) et la « conférence au sommet »

Pendant que l’envoyé spécial R. Murphy cherche à instituer au Liban les conditions nécessaires pour favoriser une résolution rapide de la crise libanaise, les grandes puissances et l’ONU maintiennent leur politique d’apaisement. Depuis la résolution du 11 juin, les missions des observateurs des Nations Unies dépêchées sur le sol libanais présentent des résultats mitigés. Avec la chute de Bagdad et le débarquement américain, la question libanaise prend une tout autre dimension sur la scène internationale. Le 17 juillet 1958, le département d’Etat dépose une proposition au Conseil de Sécurité, qui stipule le remplacement des forces américaines par un contingent de l’ONU et le maintien des opérations de l’UNOGIL. Le département d’Etat reste convaincu qu’il est nécessaire d’agir au plus vite à l’ONU pour éviter tout réaction soviétique inconsidérée. Néanmoins, le Président Eisenhower précise dans ses mémoires ne pas véritablement croire en une réponse soviétique au débarquement. Mais, il souligne par ailleurs que cela n’empêche pas pour autant la prudence283. D’ailleurs, dès le 18 juillet, Nasser est à Moscou pour s’entretenir avec Khrouchtchev, ce qui avive les craintes américaines.

Sur le plan diplomatique, les réactions soviétiques sont nombreuses. Ils proposent une contre résolution le 17 juillet, demandant le retrait immédiat des forces américaines et

283 « Personnellement je croyais qu’ils ne feraient rien du tout. Les communistes n’agissent pas sous le coup d’une impulsion ; leurs mesures belliqueuses résultent toujours d’une décision mûrement réfléchie. Néanmoins nous restions sur nos gardes. La « réaction » russe se borna à des polémiques et des dommages causés à l’Ambassade des Etats-Unis à Moscou ; les Soviétiques gardaient une attitude de prudente expectative ». in Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 294.

131 britanniques. Seule la résolution américaine obtient la quasi unanimité des voix mais Moscou impose son veto à la proposition américaine, rendant ainsi le texte caduque284. Henry Cabot Lodge, le représentant permanent des Etats-Unis aux Nations Unies, souhaite aussi mettre en place une session extraordinaire de l’Assemblée Générale. Le Secrétaire Général, Dag Hammarskjöld et les Britanniques refusent une telle proposition, bien qu’elle apparaisse comme un geste légitimant la sincérité des actions occidentales. Afin de trouver une première solution à la crise diplomatique, les Japonais déposent un texte de compromis qui demande le renforcement de l’UNOGIL pour favoriser le retrait américain. Quelques jours plus tard, cette résolution est de nouveau écartée en raison du veto soviétique. Selon un article du Monde du 22 juillet 1958, Radio-Moscou clame qu’elle n’est qu’une « nouvelle mouture de la résolution américaine qui avait été rejetée le 18 juillet ».

Le 19 juillet, M. Khrouchtchev adresse simultanément à Dwight D. Eisenhower, Harold MacMillan, Charles de Gaulle et M. Nehru285 et le Secrétaire Général de l’ONU, une demande écrite pour mettre en place le 22 juillet 1958, une conférence « au sommet » sur le Proche-Orient à Genève, capitale à l’image de la traditionnelle neutralité suisse286. Le dirigeant soviétique précise que cette demande n’est pas une preuve d’intimidation mais bien une preuve de raison287, nécessaire « pour adopter sans délai des mesures permettant la cessation du conflit militaire entamé288 ». Ce texte demande impérativement le retrait des forces occidentales et propose de discuter sur la suppression des livraisons d’armes au Moyen-Orient. Khrouchtchev souligne à nouveau son intention de coopérer pour une pacification des relations diplomatiques entre les grandes puissances. Les conclusions d’une telle conférence « au sommet » seraient soumises par la suite au Conseil de Sécurité des Nations Unies qui comprendrait des représentants de divers Etats arabes

Cette proposition place Moscou dans une position confortable évidente. Pour reprendre les termes du Président américain, elle est flatteuse et ne manque pas de produire une forte impression sur l’ONU. D’ailleurs, « on comprend que le Kremlin cherche à présent à

284 « Une proposition suédoise de suspendre les activités du groupe d’observateur de l’ONU fut également repoussée à une écrasante majorité ». in Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 294. 285 Le dirigeant indien est convié car il représente « une large couche d’opinions neutres » (New York Times). 286 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 339-343. 287 « Letter from Mr. Khrushchev to Mr. Macmillan proposing an immediate meeting on the crisis in the Lebanon and Jordan », Moscow, 19 July 1958 in Gillian King (ed.), The Middle East, Documents on International Affairs, 1958, op. cit., p 300-304. 288 Dwight D. Eisenhower, ibid, p 295.

132 exploiter à fond son avantage. Que les Occidentaux acceptent sa proposition de conférence « au sommet », et c’est lui qui aura sauvé la paix. Qu’ils la refusent, et ils auront montré leurs sombres desseins289 ». Cette impasse est précisément le point d’achoppement entre les Occidentaux dont les réactions divergent. Ce message de Moscou entraîne d’importantes consultations entre les représentants concernés. John Foster Dulles et Dwight D. Eisenhower s’opposent à la mise en place d’un autre forum international qui fournirait à Moscou une occasion supplémentaire pour dénoncer les ingérences anglo-américaines. D’ailleurs, Eisenhower souligne dans ses mémoires que l’ONU est « loin d’avoir épuisé ses ressources pour le maintient de l’ordre et de la stabilité au Moyen-Orient290 ». A cela, il ajoute qu’une conférence où cinq membres décident de l’avenir d’une région pose un double problème : un manque de légitimité et de visibilité mais aussi un constat d’échec anticipé en raison de l’absence d’Israël et de la Chine, membre permanent du Conseil de Sécurité. Les Britanniques et Dag Hammarskjöld sont au contraire favorables à une telle solution, ce qui embarrasse Washington qui ne souhaite pas renouveler les tensions diplomatiques qui avaient existées lors de Suez. La France accepte aussi la proposition de Khrouchtchev mais « n’en admet ni le ton ni les considérations291 ».

Ainsi, Eisenhower répond le 22 juillet à Khrouchtchev qu’il accepte l’idée d’une conférence « au sommet » sur les problèmes du Moyen-Orient mais, qu’il souhaite qu’elle soit menée dans le cadre du Conseil de Sécurité de l’ONU292. Malgré une certaine défiance vis-à- vis de la participation indienne, il finit par ne pas s’y opposer. Il souligne par ailleurs qu’une solution aurait pu être déjà trouvée si Moscou ne s’adonnait pas à un refus systématique de toutes les propositions aux Nations Unies. En réalité, le département d’Etat considère qu’il est dans l’intérêt de tous les dirigeants que l’ONU soit au cœur de la résolution de cette crise régionale et internationale. Selon Erika Alin, Washington semble souhaiter que Moscou refuse cette proposition. Cela mettrait fin aux échanges diplomatiques entre les deux Grands qui donnent à Moscou un large écho qui lui est favorable au Moyen-Orient293. Londres participe à l’élaboration de la proposition américaine et suggère la mise en place d’une réunion spéciale du Conseil de Sécurité. Les Français restent plutôt attachés à la première

289 André Fontaine, « La France accepte en principe la proposition Khrouchtchev », Le Monde, 22 juillet 1958. 290 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 291 André Fontaine, ibid. 292 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 372. 293 Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 127.

133 proposition du sommet à cinq, une fois que sera épuisé l’ensemble des moyens mis à disposition par l’ONU pour régler un tel conflit (b).

b. Vers une solution internationale de la crise

Le 23 juillet 1958, Khrouchtchev annonce à Washington qu’il accepte une conférence dans le cadre des Nations Unies mais les divergences d’approche sur la tenue de cette réunion bloquent les initiatives. Le dirigeant soviétique impose à nouveau les deux mêmes conditions : la participation de l’Inde et de dirigeants arabes. La date du 28 juillet est retenue mais elle est très vite contestée en raison du peu de temps de préparation prévu. La réaction positive de « K294 » déconcerte la Maison-Blanche qui s’attendait à des contre-propositions soviétiques. De plus, Khrouchtchev précise qu’il sera lui-même présent pour représenter son pays alors qu’Eisenhower comptait sur la présence de son Secrétaire d’Etat, John Foster Dulles. Selon le Président américain, le problème principal vient des conditions imposées par Moscou au sujet des participants. Dans un courrier en réponse à celui du 23 juillet, Eisenhower rappelle que Khrouchtchev ne peut s’arroger « le privilège de décider qui siègerait au Conseil de Sécurité295 ». En d’autres termes, Washington est à la recherche de tout plan de substitution qui lui permettrait de maintenir un équilibre qui lui soit favorable. En France, de Gaulle maintient la nécessité d’une réunion au sommet à cinq en Europe ce qui tend à aviver les tensions avec Washington. « Khrouchtchev se servit de cette déclaration de de Gaulle pour étayer sa thèse de la nécessité d’une réunion urgente d’un « sommet » à cinq, en Europe. Sa lettre était évidemment calculée pour faire retomber sur les Etats-Unis la responsabilité d’un refus dans les négociations296 »

Or, l’impossibilité de parvenir à une entente entre les membres, favorise de nouvelles propositions. Le 28 juillet 1958, une nouvelle lettre de Khrouchtchev insiste pour qu’une solution entre les Grands soit trouvée et de nouveau Eisenhower précise qu’une telle approche n’est possible qu’à travers l’ONU. Néanmoins, le Président américain accepte de discuter des problèmes que posent les interventions au Liban et en Jordanie, lors de la prochaine réunion du Conseil de Sécurité297. Devant les réticences américaines, Khrouchtchev finit par se

294 C’est ainsi que la presse surnomme le dirigeant soviétique. « Réponse de « K » aux Occidentaux : Oui pour une conférence au sommet dans le cadre de l’ONU », Combat, 24 juillet 1958. 295 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 296. 296 Dwight D. Eisenhower, ibid, p 297. 297 Lettre du Président Dwight D. Eisenhower à Nikita Khrouchtchev le 1er août 1958, Public Papers of The Presidents : Dwight D. Eisenhower, 1958, p 577-579.

134 résigner et le 5 août, il propose en échange de passer par l’Assemblée générale. Depuis 1950, une résolution « Union pour le maintient de la paix » (« Uniting for peace » ou « Résolution Acheson ») autorise de telles justifications. Elle fut pourtant signée presque unanimement par les membres des Nations Unies, en partie pour contrer les risques de veto soviétique.

Ce texte réaffirme

« qu’il est important que le Conseil de sécurité s’acquitte de sa responsabilité principale dans le maintient de la paix et de la sécurité internationales, et qu’il est du devoir des membres permanents d’essayer de parvenir à l’unanimité et de ne recourir qu’avec modération au veto [...] »

Il stipule par ailleurs que

« [...] dans tous cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d'agression et où, du fait que l’unanimité n’a pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, le Conseil de Sécurité manque à s’acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, l’Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux Membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre, y compris, s’il s’agit d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression, l’emploi de la force armée en cas de besoin, pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales [...]298 »

Malgré une apparence contraire, cette résolution représente une opportunité majeure pour les Soviétiques dans le cadre du problème moyen-oriental. Elle permet de passer du Conseil de Sécurité à une Assemblée générale qui compte de nombreux Etats du tiers-monde qui ne manqueront pas de faire part de leurs griefs. D’ailleurs les diplomates américains sont conscients de la véritable impasse : ils ne peuvent refuser pour deux raisons principales. La Charte des Nations Unies stipule que l’Assemblée peut se réunir à la demande d’un seul Etat membre et d’autre part, les Américains ne doivent pas laisser entendre qu’une telle réunion les effraie. Effectivement, une telle perspective donnerait encore plus de poids aux adversaires des Occidentaux. D’autre part, les évènements internes au Liban laissent présager une issue favorable depuis l’élection du Général Chehab à la présidence.

298 La Résolution 377 est adoptée par l’Assemblée générale en novembre 1950.

135 Ainsi, le 5 août, dans l’impossibilité d’opérer différemment, le Président Eisenhower répond de façon positive à la demande du dirigeant soviétique. La date d’ouverture de la session de l’Assemblée Générale est fixée au 8 août. La difficulté majeure des Américains était de persuader les membres de l’Assemblée que leur présence au Liban était un facteur de stabilisation et non l’inverse. Mais, à travers cette question, il s’agissait en réalité de celle des intérêts occidentaux. Si les Américains ne parvenaient pas imposer leurs vues aux Nations Unies, cela signifierait une perte importante du prestige et de l’influence des Occidentaux au Moyen-Orient. Ainsi, plusieurs visions s’opposent au sein du département d’Etat sur la position à adopter durant la session. Pour le Secrétaire d’Etat John Foster Dulles, il est nécessaire de légitimer l’intervention militaire par les seules interférences de la RAU et des Soviétiques qui représentent le cœur de l’instabilité moyen-orientale. Seulement, pour Eisenhower, Allen Dulles ou encore le vice-Président , cette perception qui reste la plus juste, ne laisse présager aucune issue favorable aux discussions avec les pays concernés ce qui mettrait en péril les intérêts des Occidentaux. Ainsi, le Président décide de se limiter à une présentation qui n’accuserait pas exclusivement l’Union Soviétique et la RAU mais plutôt qui se voudrait un appel à la stabilisation du monde arabe. Cette approche constructive permettait aussi d’éviter de la part de Moscou, des demandes de preuves à Washington de la subversion communiste dans le monde arabe. Au final, une première solution internationale à la crise semblait se dessiner peu à peu avant l’ouverture de la session.

Depuis l’intervention américaine au Liban, trois grandes orientations semblent résumer les évolutions du monde arabe et du Liban dans le courant de l’été 1958.

- Malgré la perspective pour les plus pessimistes d’une crise régionale, le débarquement militaire n’entraîne aucune réaction de la part du glacis soviétique et des Etats arabes hostiles aux régimes pro-occidentaux. En revanche, à travers la voie diplomatique, Moscou conforte sa position de défenseur des Etats menacés par les régimes occidentaux, pourfendeurs de la paix dans le monde. Après de nombreux blocages, les grandes puissances semblent parvenir à une solution à l’amiable. - Sur la scène régionale et internationale, un schéma principalement binaire se dessine sur la question libanaise qui renvoie à nouveau aux divisions héritées de la Guerre Froide. L’émergence d’une solution politique au

136 Liban, malgré la mission Murphy, ne s’inscrit réellement que dans cette perspective. - La question de la nature même d’un Etat comme le Liban au sein du monde arabe souligne les apories que soulève le débat sur la neutralisation nécessaire mais impossible d’un petit pays au sein d’un espace vital. Dans un tel environnement, aucun Etat ne semble pouvoir parvenir à une neutralité plus longtemps que les autres ne le veulent. L’arrivée de Chehab au pouvoir redonne à cette impasse une perspective intéressante.

CHAPITRE 2 : AU SORTIR DE LA CRISE : UNE STABILISATION DIFFICILE MAIS CERTAINE

Tout en encourageant la mise en place d’une nécessaire politique d’unité nationale interne, le Liban demeure tributaire des bouleversements du monde arabe dont les évolutions amènent un glissement des tensions vers l’Irak et la Jordanie. Face à l’émergence de ces nouvelles rivalités régionales, Chehab souhaite jouer un rôle de médiation mais les rivalités confessionnelles le placent derechef dans un étau (I). Les nouveaux jeux de force au sein du monde arabe qui émergent à l’issue des crises libanaise et irakienne ont sensiblement modifié les orientations de la politique étrangère américaine. Washington prend désormais conscience de l’importance du courant aligné qu’il reconnaît dans la seule perspective d’un front uni contre le communisme et d’une assurance sur ses intérêts. Se sont là toutes les incompréhensions de la politique étrangère américaine sur la question d’un neutralisme relatif et tempéré et le Liban s’inscrit précisément dans cette perspective (II).

I. Le retrait américain et les évolutions du monde arabe

Le Liban finit par retrouver peu à peu une stabilisation interne avec le départ des Américains (1) et l’émergence d’une politique qui réaffirme un certain retour à la neutralité politique (le chehabisme) (2).

137 1°) La fin de la présence américaine au Liban

L’élection d’un nouveau Président permet le retrait progressif des forces américaines du Liban (a) mais, aux yeux des Américains, un certain déséquilibre politique interne risque de se maintenir en raison de la persistance des rivalités confessionnelles (b).

a. Le retrait américain

Avant la tenue des élections présidentielles, l’opposition avait demandé comme condition principale, que les militaires américains quittent le territoire libanais. D’ailleurs aucun rebelle ne semblait vouloir déposer les armes avant le départ des Américains, ce qui semblait être, aux yeux du département d’Etat, un manque de confiance en Chehab. Après l’élection du Général Chehab, le Secrétaire d’Etat, John Foster Dulles, annonce publiquement lors d’une conférence de presse à Washington le 31 juillet, que les troupes se retireraient dès que le Gouvernement légal libanais en ferait la demande. Seulement, dans un entretien entre Chehab, Murphy et l’Amiral Holloway, le nouveau Président souligne ne pas souhaiter le départ des troupes américaines avant une réelle stabilisation de la situation libanaise299. Or, il faut rappeler que quelques semaines auparavant, Chehab était l’un des plus fervents opposants au débarquement américain. Dans tous les cas, l’administration Eisenhower ne prévoit pas un départ précipité avant une réelle stabilisation du Liban et certains caricaturent habilement cette détermination américaine.

Par ailleurs, selon l’Ambassadeur français Louis Roché, Chehab se soucie bien moins de la présence des observateurs de l’ONU que du maintien des troupes américaines au Liban. Ce point est tout à fait important car il semble souligner que le nouveau Président craint de voir son pays devenir une base arrière neutralisée de l’ONU. En d’autres termes, cela pourrait signifier que Chehab refuse toute neutralisation du territoire libanais et qu’il place le rôle de l’ONU en retrait par rapport à celui des Américains. Or, dans l’esprit du département d’Etat, il s’agit précisément du contraire : depuis l’intervention, les Américains soulignent que leur présence est subsidiaire et « que la défense, l’intégrité et l’indépendance libanaise relève au premier chef de la compétence des Nations Unies300 ». Cette question est au cœur de la

299 Il finira par reconnaître à McClintock que la présence des Marines a joué un rôle tout à fait décisif dans la régulation de la crise et la préservation du pays de toute anarchie. Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 415-418. 300 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères

138 problématique sur le rôle que le Liban est amené à jouer sur la scène régionale et internationale.

Néanmoins, les diplomates français en poste à Beyrouth estiment aussi que les Américains ne souhaitent pas partir tant que leur objectif n’aura pas été atteint. Il est de plusieurs natures : garantir la sécurité et l’indépendance du Liban et obtenir une issue favorable avec les puissances étrangères comme l’Union Soviétique. Aux yeux de l’Ambassade française à Beyrouth, l’attitude américaine reste un peu imprécise sans être pour autant contradictoire. Le retrait est accepté et proposé par les Américains mais il semble subordonné à des conditions diplomatiques et politiques.

Durant le mois d’août, « des fusillades éclataient encore parfois, et Chehab, en général, paraissait avide des conseils [des Américains]301 ». La situation interne du Liban reste anarchique mais peu à peu, Chehab s’efforce de rétablir l’ordre. Il obtient la réouverture des magasins musulmans après des entretiens avec les rebelles et il encourage les salariés à reprendre le travail. D’autre part, Camille Chamoun qui persiste à vouloir rester président jusqu’au terme de son mandat, annonce le 15 août partir en vacances en Grèce durant trois semaines. Cette décision amorce les premières véritables solutions à la crise libanaise. Sur le plan régional, un climat de pacification des relations entre le Liban et la RAU s’instaure depuis la désignation de Chehab comme successeur. Nasser semble tout à fait favorable à un tel choix302.

D’autre part, l’évolution des pourparlers entre les puissances étrangères au sein de l’ONU favorise certains changements. Après plusieurs semaines d’incompréhension diplomatiques entre Soviétiques et Américains, la session à l’Assemblée Générale des Nations Unies s’ouvre au début du mois d’août. Eisenhower décide d’y participer et présente alors un programme en 6 points qui vise à trouver une solution pacifique aux crises libanaise et jordanienne. Il affirme vouloir « en terminer avec les manœuvres d’origine étrangère tendant à encourager la guerre civile dans ces régions303 ». Le 13 août, un premier bataillon quitte le Liban pour exprimer les intentions américaines de se retirer. Il propose par ailleurs la mise en place d’un corps permanent de surveillance des Nations Unies au Liban, ce qui risque de

301 R. Murphy, Un diplomate parmi les guerriers, op. cit., p 430. 302 Selon Erika Alin, Chehab aurait désigné un représentant libanais au Caire pour normaliser les relations entre le Liban et la RAU. 303 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 299.

139 déplaire à Chehab, et la mise en place d’une commission permanente des Nations Unies pour contrôler l’importation d’armes dans cette région. Enfin, sur le plan économique, il encourage la création d’un organisme sous administration arabe, qui aurait pour objectif de distribuer des prêts financiers et de l’assistance technique. Néanmoins, le véritable changement perçu comme la fin officielle de la crise libanaise, intervient le 21 août 1958. Une résolution Générale qui reprend en partie le programme américain, est proposée à l’ONU par plusieurs états arabes de la Ligue Arabe dont le Liban, la Jordanie, la RAU ou encore l’Irak304. L’objectif de ce document est d’effectuer un appel des Etats du monde arabe pour cesser les ingérences et les rivalités régionales qui ne cessent de déstabiliser le Liban. Ce texte demande la fin de l’occupation des troupes américaines et britanniques et exprime une certaine confiance en la manière dont ce retrait sera effectué par les deux puissances. Ainsi, en reconnaissant une double responsabilité arabe et occidentale dans le développement de la crise, cette résolution satisfait l’ensemble des représentants. Dulles exprime à son sujet une certaine satisfaction.

Le 12 septembre 1958, McClintock confirme à l’Ambassade française de Beyrouth que le départ d’un deuxième bataillon est imminent. Il intervient le 17 septembre et il est prévu que le dernier bataillon de Marines se retire lorsque Chamoun aura officiellement transmis ses pouvoirs à Chehab. Le département d’Etat américain précise être toujours prêt à retirer toutes les forces américaines si le Gouvernement libanais le demande. Le 24 septembre 1958, la présidence de Chehab est inaugurée et cinq jours plus tard, le dernier bataillon de Marines (1600 hommes) quitte le sol libanais avec du matériel lourd du génie et une centaine de spécialistes. Il reste désormais environ 5000 militaires dont l’évacuation est prévue pour le mois d’octobre. Dès lors, Nasser assure Washington de la reprise des convois de marchandises notamment du pétrole, entre Damas, Beyrouth et Amman dès que les Britanniques auront aussi terminé leur retrait (octobre). Après le départ des Marines, Washington réclame des autorités libanaises, un communiqué officiel sur le retrait des Américains pour dissiper toute équivoque. Depuis ce retrait, aux yeux de Washington, le Liban fait tout de même l’objet d’une instabilité interne persistante (b).

304 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 510.

140 b. Le Liban après la crise : Etat des lieux

Ce paragraphe se fonde en partie sur un document de l’Office of Intelligence Research and Analysis du département d’Etat américain qui a pour titre « the Outlook in Lebanon » et qui a été réalisé le 8 octobre 1958. A l’issue de cette crise multiple, il est essentiel de s’interroger sur les perceptions américaines de la situation au Liban juste après le départ des Marines. Dès les premières lignes, il est possible de constater qu’après plus de cinq mois de troubles, les sentiments restent très mitigés sur les évènements des derniers jours. L’élection de Chehab a permis d’apporter un premier apaisement au conflit mais elle n’a pas résolu le problème fondamental de l’équilibre communautaire. Or, selon le département d’Etat, cette question demeure la cause principale de la guerre civile et il est à craindre la persistance des tensions au sein de la société libanaise, pour une durée encore indéterminée305. A travers la politique pro-occidentale de Chamoun et ses ambitions personnelles, des communautés de nature diverse ont trouvé un terrain d’entente pour s’opposer au Président. Deux menaces principales étaient en jeu : l’élimination des élites politiques qui ne lui étaient pas favorables et un alignement en politique étrangère mettant à mal « l’arabisme306 » et les intérêts des Musulmans. La RAU a cherché à profiter de cette situation en exacerbant les critiques des opposants et en réponse à cela, Chamoun a fait appel à l’Onu et aux Occidentaux pour empêcher un débordement de la crise.

Désormais, la présence de Chehab et la mise en place d’une politique de compromis entre les différentes communautés risquent de faire surgir de nouvelles tensions à l’instigation des Chrétiens. Ces derniers craignent que le nouveau Président donne raison aux rebelles et menace ainsi leurs intérêts. Selon le département d’Etat, le nouveau gouvernement Chehab risque de pénaliser les communautés chrétiennes, en particulier les Maronites. L’assassinat en septembre de Fouad Haddad, rédacteur en chef d’un journal, Al Amal, appartenant aux Phalanges n’a fait qu’empirer la situation. Le risque principal est donc de glisser d’une situation où les Chrétiens étaient favorisés au détriment des Musulmans à une nouvelle situation qui renverserait cette logique. D’autre part, cette situation complexe met en péril l’unité de l’armée. Les orientations de Chehab risquent d’entraîner une défection des officiers militaires, majoritairement de confession maronite. Selon ce document, Fouad Lahoud, un

305 « The struggle between the Christian and Moslem elements is likely to continue for some time and to involve occasional resort to force, but we believe that large-scale outbreaks in the near future are not likely », document de la CIA, in Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 616- 620. 306 Défini comme tel dans le texte.

141 colonel de l’armée libanaise a été arrêté pour des raisons encore obscures. Il est accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat mais aux yeux des Maronites, il s’agit là d’une rumeur permettant d’effectuer des purges dans l’armée. A l’inverse, aucune décision ne semble avoir été prise pour désarmer les rebelles.

En terme d’équilibre, le jeu semble tout autant faussé par les pressions incessantes des rebelles qui souhaitent obtenir auprès de Chehab des concessions durables. Or, le problème majeur est d’évaluer quelle serait la meilleure attitude à adopter. Il est certain que la crise libanaise a duré trop longtemps pour que les importantes divisions internes soient rapidement effacées. Les nombreuses tensions qui existaient entre les différentes communautés ont été exacerbées durant plusieurs mois et il est fort probable que la R.A.U maintienne cet état de troubles pour tirer profit de la situation. Le document fait état de la persistance de la pénétration syrienne au Liban dont le but est de réarmer des groupes rebelles qui semblaient avoir cessé les conflits depuis l’élection de Chehab. Les résultats de cette ingérence syrienne restent encore méconnus. Mais, il est certain que l’élection d’un gouvernement neutraliste et d’un premier ministre ancien « rebelle » amoindrirait les risques que présente cette ingérence.

Depuis le mois de septembre, les Phalanges de Pierre Gemayel multiplient les grèves à Beyrouth afin d’obliger Chehab à inclure des Chrétiens dans son nouveau gouvernement. Le problème principal est la présence depuis les élections de juin 1957, d’un parlement favorable aux idées de Chamoun. Il est impossible pour le nouveau gouvernement d’obtenir un vote de confiance des chamounistes sans aucun compromis. Ainsi, le 17 octobre 1958, Chehab décide de mettre en place un gouvernement de salut public307 incluant deux Musulmans dont Rachid Karamé qui reprend son poste de Premier Ministre et deux Chrétiens dont Pierre Gemayel, le représentant des Phalanges. Le Parlement accepte ce compromis politique et la solution au problème de la succession semble enfin résolue. Le chehabisme en politique intérieure est précisément cela, « un essai de dépassement du Pacte national308 » que Georges Corm considère comme mort depuis 1958.

307 « A National Salvation Cabinet » 308 Georges Corm, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, Paris : Gallimard, 1992, p 139.

142 Le 25 octobre 1958, les derniers Marines quittent « sur la pointe des pieds309 » le territoire libanais310. Le Gouvernement américain refuse de laisser une mission militaire sur place, afin d’éviter de profiter de l’intervention pour s’assurer une autre forme de présence. Mais, « un contre-torpilleur de la VIième flotte continue à monter la garde derrière l’horizon 311» et quelques militaires sont encore à Beyrouth pour régler les dernières questions administratives.

Plus précisément, depuis le départ de la mission Murphy et des militaires du Liban, une dernière question reste en suspens sur les relations américano-libanaise. Jusqu’à présent, les Américains versaient une aide financière conséquente au Liban312. Or, il s’agissait là de soutenir une politique qui leur était entièrement favorable. Désormais, la présence de Chehab et d’un gouvernement qui comprend des éléments peu favorables aux Américains, ne peut que changer la donne. Or, le milieu politique libanais semble persuadé que les Américains ont promis une aide financière conséquente. Beyrouth évoque le chiffre de 30 millions de dollars. Lors d’une rencontre entre McClintock et Louis Roché, l’Ambassadeur américain dément cette rumeur et insiste sur le fait que le département d’Etat ne se laissera pas intimider par le chantage d’un recours à la générosité soviétique. En décembre 1958, la somme de 10 millions de dollars est finalement allouée au Liban mais ce prêt revêt un caractère exceptionnel et ne se veut donc pas renouvelable313.

Chehab semble donc souhaiter la mise en place d’une politique en rupture avec celle de son prédécesseur, afin de ne pas réitérer les troubles qui se sont produits au Liban et pour ne pas encourager les pressions extérieures (2).

309 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n° 2154/2156, Très secret, Très urgent, carton 443, 27 octobre 1958, p 1. 310 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 615. 311 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n° 2154/2156, Très secret, Très urgent, carton 443, 27 octobre 1958, p 2. 312 Il est à noter que durant la crise, les Américains avaient suspendu leur aide économique jusqu’au mois d’août afin de ne pas exacerber les tensions internes. 313 Selon l’Ambassadeur Roché, un certain nombre de conseillers financiers libanais restent persuadés que l’aide américaine sera reconduite. Et, il s’interroge : « y’a-t-il dans cette assurance une prise de conscience de la force de chantage des pays qui quittent le sillage occidental pour se placer entre les deux blocs » ? Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban, Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, a.s : aide américaine au Liban, Beyrouth, n°2777, Confidentiel, 5 décembre 1958, 4 p.

143 2°) Chehab et l’émergence d’une politique de médiation dans le monde arabe

Sur le plan interne, si Chehab souhaite renforcer les structures étatiques libanaises et encourager une politique de compromis confessionnel, sur le plan régional, la politique du nouveau Président vise à renforcer la place même du Liban sur l’échiquier politique moyen- oriental (a). Pour cela, Chehab prône une politique de nécessaire médiation sur la scène régionale, afin de redonner à la question du neutralisme, toute sa pertinence (b).

a. Définir le chehabisme : médiation et neutralisme dans le monde arabe

C’est dans ce contexte instable que le Président libanais s’accommode de son nouveau gouvernement de compromis. Chehab souhaite mettre en place une politique « ni de vainqueur ni de vaincu314 » car il se considère au dessus de la « mêlée des politiciens315 » et situe sa tâche en priorité dans le rétablissement de l’union nationale libanaise. Ainsi, il ne souhaite pas être l’homme d’un parti mais plutôt un arbitre qui « ne serait le prisonnier de personne ». Il prévoit des élections législatives en mai-juin 1960 afin de parvenir au réel équilibre et quitter son poste de président. Selon Pierre Rondot316, durant cet interim, Chehab met en place, indépendamment de sa volonté, un régime de type semi-présidentiel. Le choix en 1959 d’un Conseil des Ministres extrêmement représentatif – nomination de 18 ministres de toutes les communautés, de tous les clans et de toutes les régions – accélère la personnification du régime. Le principe du chehabisme en politique interne semble montrer qu’il est possible pour l’exécutif de se situer au dessus des luttes politiques partisanes. D’ailleurs, la priorité du Général est de parvenir à un équilibre politique durable avec les différentes forces en présence, en particulier la communauté la moins favorisée, les Chiites. Chehab met en place une réforme administrative qui vise à combattre la corruption dans la classe politique et à instaurer un recrutement sur le mérite, en maintenant les équilibres communautaires. En avril 1959, le décret-loi n°112 accorde une place égale aux Chrétiens et aux Musulmans dans la Fonction publique. Enfin, afin de préserver l’unité nationale, il encourage l’enrichissement des régions les plus pauvres, à travers un programme de développement. « L’expérience chéhabiste tend ainsi à constituer un Etat fort et réformateur

314 Henry Laurens, Paix et guerre au Moyen-Orient, l’Orient arabe et le monde de 1945 à nos jours, Paris : Armand Colin, 2002, p188. 315 Entretien à l’Ambassade de France de Beyrouth avec le Général Chehab sur la conception qu’il se fait de son rôle depuis son élection à la présidence libanaise. Télégramme diplomatique de l’Ambassade de France au Liban au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n°1779/1786, Réservé, Secret, carton 443, 29 août 1958, 3 p. 316 Pierre Rondot, « The Political Institutions of Lebanese Democracy », in Leonard Binder, Politics in Lebanon, op. cit., p 139.

144 dans un cadre libéral ». D’autre part, sur le plan judiciaire, il refuse de créer des tribunaux pour juger les dirigeants rebelles et de devenir ainsi « le charcutier de son pays317 ». Le chehabisme en politique intérieure vise donc en priorité à la consolidation, la modernisation et la neutralisation du régime.

« ceci ne saurait surprendre : l’élection du Général Chehab, la fin du mandat du Président Chamoun et la Constitution, après une crise de cinq mois, d’un gouvernement dont deux membres sur quatre sont des anciens chefs de la rébellion, impliquent nécessairement une rupture avec la politique de l’ancien régime318 ».

En même temps, Chehab rééquilibre les orientations en politique étrangère de son pays. Le nouveau dirigeant souhaite établir une politique d’amitié envers l’ensemble des Etats car il n’est pas dans l’intérêt du Liban de prendre parti pour l’un des deux grands blocs rivaux319. Ainsi le nouveau Président encourage une politique de neutralité économique en développant ses relations avec l’ensemble des Etats arabes. Depuis le début de cette présidence intérimaire, il a obtenu des assurances des opposants locaux et de la RAU qui s’engagent à ne pas troubler le nouveau régime. Tout en maintenant des relations avec les pays occidentaux, le nouveau régime prend en compte les différentes forces régionales du monde arabe. D’ailleurs, la majorité des dirigeants arabes reconnaissent en Chehab un homme de confiance : depuis juin 1958, Nasser soutenait sa candidature à la présidence libanaise. Il donne ainsi une nouvelle impulsion à l’Etat libanais qui renforce son rôle de passerelle financière et de réserve de main- d’œuvre qualifiée. Beyrouth conforte son rôle de place financière dans le monde, en particulier avec la progression des devises en provenance du marché du pétrole. Effectivement, les années 1950 sont marquées par une progression incommensurable de la production pétrolière dans le monde320 et surtout par l’émancipation des pays pétroliers321.

317 Depuis le début de son mandat, le Ministre de l’Intérieur, Raymond Eddé, entreprend une récupération des armements clandestins toujours en libre circulation sur le sol libanais. 318 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France au Liban Louis Roché, au Ministère des Affaires Etrangères français, Beyrouth, n°1386/AL, carton 375, 6 novembre 1958, p 2. 319 Dans son premier message à la nation libanaise le 5 août, Chehab expose son programme dont les grandes lignes sont « une politique amicale, franche et sincère » à l’égard des Etats arabes. in Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain 1943 – 1990, Paris : Fayard, Tome 2, 2004, p 267. 320 541 millions de tonnes en 1950 à plus de 1000 millions de tonnes en 1960. in Henry Laurens, Paix et guerre au Moyen-Orient, l’Orient arabe et le monde de 1945 à nos jours, op. cit., p 203. 321 En avril 1959 se tient le premier Congrès arabe du pétrole au Caire. Durant ce sommet, l’idée d’une institution qui puisse coordonner les politiques des pays exportateurs de pétrole est évoquée par les nombreux membres présents. Le 15 septembre 1960, l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) naît à Bagdad entre les cinq principaux exportateurs mondiaux.

145 Afin de parvenir à la restauration d’une unité nationale, Chehab nécessite un véritable soutien des deux communautés majoritaires. Malgré des rivalités entre diverses personnalités politiques322, il restaure par étapes un retour à la confiance à travers l’approche politique nouvelle qu’il souhaite mettre en place au Liban. Dans un entretien accordé à l’agence officielle d’information de la République Arabe Unie, la Mena, le Ministre des Affaires Etrangères du Liban, Hussein Aoueini, déclare :

« Nous ne voulons pas être impliqués dans les problèmes qui opposent les grandes puissances. Nous sommes déterminés à bâtir les relations de notre pays conformément à l’esprit du Pacte National de 1943, qui prévoit que le Liban n’abritera pas de bases étrangères et n’accordera pas de privilèges à aucun Etat étranger. [...] Nous voulons que nos relations avec les Etats arabes soient placées sous le signe de l’amitié et de la coopération les plus étroites323 ».

Cette approche politique marque un retour important à l’esprit de neutralité historique du Liban qui avait été mis à mal par les engagements de Chamoun. En 1957, la neutralisation du Liban semblait impossible car elle impliquait à cet Etat de choisir un camp. Désormais, les objectifs de la diplomatie libanaise s’inscrivent dans une démarche de non-engagement politique dans les tensions qui sévissent au Liban. Il est désormais nécessaire de s’interroger sur la réalité de ces aspirations dans un espace régional en proie à de nouvelles rivalités (b).

b. Le Liban face à l’émergence de nouvelles rivalités régionales

La priorité de Chehab est de redonner au Liban sa place dans le concert des nations arabes. Depuis les crises libanaise et irakienne, les bouleversements régionaux encouragent l’administration libanaise à adopter une nouvelle politique de réconciliation et à mettre en exergue ses aspirations neutralistes. Depuis le retour de l’Ambassadeur de la RAU à Beyrouth, Abdel Hamid Ghaleb324 et la reconnaissance d’une nécessaire politique de compromis, les anciens opposants libanais et la RAU renforcent leurs liens diplomatiques. Un certain nombre de sujets économiques nécessitent d’être évoqués afin de confirmer le rétablissement des relations diplomatiques. Les questions de la liberté de transit des marchandises entre la RAU et le Liban, celles des politiques pétrolière et touristique à adopter

322 Le Ministre des Affaires Hussein Aoueini précise que le Liban ne doit plus être voué à un rôle d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident mais qu’il doit mettre l’accent sur ses liens particuliers avec les pays arabes. Le vice- Président du Conseil, le Maronite et chef des Phalanges, Pierre Gemayel, désapprouve cette vision qui vise à donner à la nouvelle politique étrangère libanaise, une impulsion exclusivement arabe. 323 Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain 1943 – 1990, op. cit., p 280. 324 Le 6 novembre 1958.

146 sont autant de sujets évincés depuis le début de la crise. La visite en janvier 1959 du Premier Ministre libanais, Rachid Karamé au Caire pour s’entretenir avec Nasser au Palais d’Abdine, apporte les premières solutions.

Cette reprise des relations diplomatiques entre la RAU et le Liban est essentielle pour affirmer le poids que le Liban souhaite se constituer sur la scène arabe. Elle s’inscrit dans un double contexte de crise et d’apaisements internes et régionaux. Le Liban évolue selon un compromis interne qui semble accélérer une pacification des relations intracommunautaires. La dimension neutraliste de la nouvelle politique étrangère libanaise et le départ de Chamoun sont les premières raisons de ce rapprochement. Néanmoins, sur le plan régional et depuis la fin de la crise libanaise, le contexte a évolué.

Les attentions égyptiennes se sont désormais déplacées du Liban vers l’Irak. Après avoir soutenu le renversement du régime irakien qu’il percevait comme lui étant favorable, Nasser prends conscience de l’émergence d’une personnalité rivale sur la scène arabe. Un véritable duel oppose ces deux dirigeants sur la question du leadership arabe. Tandis que la crise irakienne et le massacre de la famille royale semblaient s’effectuer au nom du panarabisme nassérien, il s’agissait en réalité d’un complot pour la victoire du peuple irakien mené à travers le seul Kassem. Face à un dirigeant irakien qui souhaite réactiver les desseins anciens des hachémites à travers la renaissance du « croissant fertile », Nasser réaffirme ses ambitions personnelles de constituer un monde arabe uni autour de l’Egypte. Or, Kassem semble vouloir soumettre à l’influence irakienne tous les pays arabes situés à l’Est du canal de Suez et limiter les prétentions nassériennes dans la partie africaine du monde arabe. Il ne s’agit donc pas d’une lutte idéologique mais véritablement d’une lutte d’influence politique entre les deux personnalités fortes du monde arabe. D’ailleurs, les incidents entre la RAU et ses voisins semblent se multiplier. Ils ajoutent ainsi au conflit avec l’Irak, de nouvelles tensions avec Israël ou la Jordanie. Ben Gourion tout comme le Roi hachémite redoutent les visées nassériennes dans cet espace régional qui entraînent une nouvelle fermeture des frontières. De plus, au mois de mars 1959, la RAU accorde son soutien au Colonel Chawaf pour qu’il parvienne à renverser la situation en Irak mais Kassem renforce son emprise et accélère l’expulsion de diplomates syriens et égyptiens.

Face à ces tensions grandissantes, Chehab, dont l’élection a été soutenue par Nasser, souhaite une réunion au sommet afin de préserver la paix au Moyen-Orient. Or, un certain

147 nombre d’embarras internes complexifie une telle rencontre. Chehab ne peut se rendre de façon publique et officielle au Caire sans risquer d’aviver de fortes tensions au sein des communautés très hostiles au Raïs. Le 7 mars 1959, une délégation libanaise325 se rend à Damas afin de présenter ses félicitations à Nasser à l’occasion du premier anniversaire de la RAU. A travers cette visite, il s’agit en réalité de préparer le sommet entre Chehab et Nasser326. Aoueini rencontre le Raïs et en échange, à la mi-mars, Chehab reçoit une délégation de la RAU pour poursuivre l’organisation de l’entretien entre les deux dirigeants. Le 25 mars 1959 marque une date essentielle pour les relations libano-égyptiennes. Nasser et Chehab se rencontrent secrètement à Masnaa, à la frontière syro-libanaise et cette entrevue constituera la seule entre les deux hommes. Chehab s’engage à respecter la neutralité prévue dans le Pacte National en échange du respect de l’indépendance du Liban, de sa souveraineté et de l’intégrité de son territoire. « Ce pacte oral durera six ans, tout au long du mandat Chehab327 ». Néanmoins, la presse souligne que cette rencontre relevait d’une tentative de Nasser pour obtenir le soutien du Liban contre l’Irak. Le communiqué conjoint entre les deux dirigeants ne fait ni état des conflits entre Nasser et Kassem, ni état du rôle que le Liban pourrait être amené à jouer dans cette crise de personnalité. Seule une volonté de renforcer la solidarité arabe entre les deux peuples est réaffirmée.

L’exacerbation des tensions sur la scène régionale arabe et le rôle de neutralité que s’attribue le Liban entraînent une modification des relations entres les Occidentaux et en particulier les Etats-Unis, le monde arabe et le Liban sous un prisme sensiblement différent (II).

II. Le chehabisme et les Occidentaux, un certain retour à la neutralisation

La mise en place d’un nouveau régime avec des perspectives politiques sensiblement différentes de celles de Chamoun, entraîne de toute évidence une réflexion sur l’état des relations entre l’Occident et le Liban (1). L’émergence de nouveaux défis dans le monde arabe et l’évolution du rôle de Beyrouth sur cet échiquier, permettent de confronter les conséquences et les controverses de l’intervention libanaise avec les objectifs que souhaitent les Américains (2).

325 En plus de Aoueini, elle comprend trois membres : Nazem Akkari, directeur du Cabinet du Président du Conseil, le Général Gamil Lahoud, directeur du Cabinet de la présidence de la République et Georges Haimari, directeur du protocole à la présidence de la République. 326 « Rencontre Nasser/Chehab à la frontière syro-libanaise », Combat, 26 mars 1959. 327 Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain 1943 – 1990, op. cit., p 283.

148 1°) Vers une redéfinition des relations libano-occidentales : la fin d’une doctrine ?

L’abandon de la Doctrine Eisenhower par le Liban et les nouveaux défis du monde arabe mettent en relief la nécessaire redéfinition de la diplomatie arabe de Washington (a), en particulier face à la question du neutralisme. Cette redéfinition présente est malgré tout relative, notamment en raison des exigences de la Guerre Froide qui détermine la réelle politique américaine (b).

a. Le Liban, l’Occident et le défi arabe : nouveaux regards croisés

Dès la mise en place du nouveau gouvernement libanais, Rachid Karamé renonce à la Doctrine Eisenhower et scelle ainsi la fin d’une certaine approche de la diplomatie américaine dans le monde arabe. Après une première expérience avortée en Jordanie qui se concrétise quelques mois plus tard au Liban, l’approche américaine, telle qu’elle est conçue, ne peut favoriser un nouvel élan favorable aux relations américano-arabes. Les troubles régionaux qui sévissent au sein du monde arabe entraînent la mise en pratique d’une nouvelle approche américaine qui demeure favorable aux intérêts du pays.

Le conflit entre l’Irak et l’Egypte prend une dimension de Guerre Froide dont les Américains s’étonnent des résultats. Les jeux de force au sein du monde arabe se sont sensiblement modifiés entre les communistes et les Occidentaux. La querelle ouverte entre Kassem et Nasser entraîne un retournement de situation sans précédent. L’union entre l’Egypte et la Syrie avait limité les tentatives de pénétration de l’Union Soviétique. Le conflit entre le nationalisme arabe nassérien et le communisme existait avant même la formation de la RAU. Mais, la lutte contre l’ennemi commun que représentait l’impérialisme occidental, attisait les rivalités. Après la victoire du nationalisme arabe, Moscou et les communistes du monde arabe, prennent conscience de leur baisse progressive de pouvoir. L’interdiction par Nasser des partis communistes dans les provinces de l’Etat unifié avive les conflits avec Moscou. Le renversement de la monarchie irakienne et l’arrivée d’un dirigeant peu enclin à agir comme un agent du nassérisme, amènent de nouvelles perspectives. Les nombreuses initiatives irakiennes contre les partisans du Raïs328 et le refus d’agir selon les aspirations du monde occidental, ouvrent une nouvelle brèche au communisme. Afin de renforcer leur influence, les dirigeants du Kremlin profitent de cette occasion pour accorder un soutien au

328 Le limogeage d’Aref demeure l’exemple le plus symptomatique des rivalités entre le nasséro-baasisme et le baasisme irakien.

149 régime irakien et ainsi, « faire un choix parmi leurs amis orientaux329 ». Moscou utilise désormais Kassem contre Nasser et les baasistes nasséristes sont pourchassés par le gouvernement irakien et les communistes.

Nouveau paradoxe de l’histoire du Proche-Orient, ce renversement entraîne une dénonciation sans précédent des communistes par Nasser. Raymond Aron précise à juste titre dans un article du Figaro :

« Hier encore à en juger, d’après les déclarations du Président Nasser, seul l’Occident méritait la marque d’infamie. Voici qu’aujourd’hui le communisme et l’Union Soviétique comptent à leur tour au nombre des forces hostiles à l’arabisme ou à l’Islam330 »

Nasser condamne les orientations de Khrouchtchev et affirme vouloir vaincre « la dictature rouge en Irak331 » tandis que Moscou dénonce les formes d’impérialisme arabe du Raïs. Ces dissensions au sein du monde arabe profitent aux intérêts américains qui perçoivent cette croisade anticommuniste comme un aboutissement majeur et un atout pour maintenir une certaine influence. Néanmoins, Washington craint une aide massive des Soviétiques à l’Irak qui s’est retiré depuis mars 1959 du Pacte de Bagdad. Mais lors de sa visite aux Etats- Unis, Karamé met en garde tout risque de répétition de la politique active américaine qui a déjà forcé les nationalistes de pays comme la RAU à adopter des tactiques qu’ils ne souhaitaient pas332.

Ces évolutions majeures permettent à Washington d’apporter une nouvelle réflexion sur la question de la pénétration communiste dans le monde arabe et des dispositions des régimes nationalistes face à cette situation. La posture adoptée par Nasser contre Moscou encourage l’administration Eisenhower à s’interroger sur la validité des notions de neutralisme et de non- alignement dans cette région du monde. L’orientation de l’administration Chehab est au cœur de cette nouvelle approche dont il est possible d’en percevoir toutes les limites (b).

329 « Le duel Kassem/Nasser pour le leadership arabe », La Croix, 17 décembre 1959. 330 Raymond Aron, « Kassem et Nasser », Le Figaro, 31 mars 1959. 331 Combat, 16 mars 1959. 332 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 640.

150 b. La diplomatie américaine, le neutralisme et les orientations libanaises, une nouvelle approche dans le monde arabe ?

Dans cet imbroglio moyen-oriental, Chehab maintient une politique neutre tout en encourageant les Occidentaux à apporter un soutien à Nasser et à consolider ainsi un front anti-communiste. Seulement, Nasser reste un dictateur et il serait malaisé que le soutien accordé par les Occidentaux soit inconditionnel et aveugle.

De la mission Murphy à la rivalité irako-égyptienne et aux aspirations du mouvement arabe, les Etats-Unis prennent conscience qu’ils doivent désormais s’accommoder du nationalisme. La crise de 1958 a provoqué une rupture importante avec la chute des régimes traditionnels libanais ou irakien et la déstabilisation des régimes jordanien ou saoudien. D’autre part, l’émergence d’une politique indépendante des Arabes vis-à-vis du pétrole oblige les Américains à définir une nouvelle approche politique. Depuis la mort de Dulles, la vision manichéenne des relations internationales de l’ancien Secrétaire d’Etat, laisse place à une reconnaissance progressive de l’importance du courant non-aligné sur la scène internationale. Dulles considérait que les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt à encourager des Etats neutres qui, ne soutenant pas les Américains, étaient forcement contre eux. Seulement, l’espoir d’une coexistence pacifique avec Khrouchtchev depuis sa visite à Washington et le voyage d’Eisenhower en décembre 1959, en particulier en Inde, en Afghanistan et en Iran, posent la question de l’avenir de la diplomatie américaine vis-à-vis des Etats proclamant leur neutralité dans la Guerre Froide. Tout en maintenant la traditionnelle politique d’alliance que Dulles avait encouragé, les Etats-Unis semblent disposer à accepter une certaine neutralité bienveillante. « On estime que la neutralité est, à tout prendre, ce que l’on peut attendre de mieux des nations qui émergent à la souveraineté internationale ». Avec la crise du Liban, « on s’est avisé qu’une neutralité tempérée avait ses avantages ».

Néanmoins, l’approche américaine s’apparente davantage à un état d’esprit qu’à une réelle politique. Hervé Alphand souligne ces contradictions et rappelle ainsi que cette nouvelle tentative américaine risque de ne pouvoir beaucoup se développer. Il précise à juste titre : « Les effets d’une telle politique, si elle se dessinait plus nettement, au Japon, dans le Sud-Est asiatique et dans le Proche-Orient, ne tarderaient pas à décourager ses promoteurs. L’aide telle que les Russes la conçoivent ne consiste pas tant à mettre la richesse là où était la pauvreté, qu’à faire naître des appétits et susciter la révolte de manière à rompre à leur profit l’équilibre existant. L’aide américaine, au

151 contraire, dans l’esprit de ses promoteurs, vise à établir un ordre mondial dans la prospérité. La concurrence n’est donc pas égale et l’appui inconditionnel aux nationalismes [...] même sous leur forme neutraliste, ne peut, à la longue, que 333 conduire les américains à de sérieux déboires ».

De plus, les Américains sont préoccupés par l’habileté avec laquelle les Soviétiques sont parvenus, depuis le début des années 1950, à associer la notion de neutralisme à leur cause. D’ailleurs il est certain que pour les Arabes, la vision que l’administration américaine a de Nasser détermine en quelque sorte l’approche que ces populations auront des Américains. Le rapprochement avec le Raïs et le soutien de la politique de compromis menée au Liban soulignent cette nouvelle configuration de la diplomatie américaine. Ainsi, sur le fond, les objectifs de la politique américaine reste inchangés – le pétrole, le reflux du communisme, le règlement de la question israélo-palestinienne, la stabilisation régionale – mais sur la forme, les moyens utilisés prennent désormais en compte le poids des forces arabes. A travers cette configuration, la diplomatie américaine vis-à-vis du pays du Cèdre se maintient.

Si les regards ne se tournent plus vers le Liban, les Américains reconnaissent l’action positive de Chehab tout en soulignant que les rivalités communautaires n’ont pas pour autant disparues. Dans un communiqué secret de la CIA, il est indiqué que les pressions de la RAU sont toujours d’actualité et que les Chrétiens comptent sur la présence occidentale334. Effectivement au printemps 1960 se tiennent des élections parlementaires après un certain nombre de modifications électorales335. Le Musulman et ancien chef rebelle Saeb Salem est nommé au poste de Premier Ministre et le 20 juillet 1960, le Président Chehab présente sa démission car il considère la période de transition achevée. Les députés et le peuple le contraignent à revenir sur sa décision et il finit par se maintenir jusqu’à la fin de son mandat officiel en 1964336.

Seulement les relations entre le département d’Etat et le Gouvernement libanais continuent d’évoluer selon des considérations régionales. Malgré une position de stricte

333 Télégramme diplomatique de l’Ambassadeur de France aux Etats-Unis, Hervé Alphand, au Ministre des Affaires Etrangères français, Maurice Couve de Murville, a/s : les Etats-Unis et le neutralisme, Washington, 22 décembre 1959, p 5. 334 Special National Intelligence Estimate, Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., 10 mai 1960, p. 335 Le 26 avril 1960, Chehab vote une nouvelle loi électorale qui augmente la composition de la Chambre à 99 députés. Le découpage des circonscriptions est aussi modifié. 336 Foreign Relations of The United States (FRUS), Lebanon and Jordan 1958-1960, op. cit., p 659.

152 neutralité depuis la crise, le Liban peut aisément se retrouver pris dans un étau. Les relations entre la Syrie et l’Egypte ne cessent de se détériorer, notamment en raison des rivalités avec les baasistes syriens qui revendiquent des pouvoirs accrus. D’autre part, la Jordanie est le fruit d’une forte rivalité avec le Caire et Damas, depuis l’attentat d’Amman contre le Gouvernement jordanien en août 1960. « L’été 1958, Nasser tournait contre le Liban les amertumes et les violences syriennes. L’été 1960 c’est contre la Jordanie337 ».

Les Etats-Unis continuent d’utiliser le port de Beyrouth pour effectuer des missions des principales unités de la VIième flotte. Entre le 28 mars et le 4 avril 1960, dix unités dont le vaisseau amiral Des Moines et le porte-avion Forrestal sont en visite dans le port de la capitale. Cet exemple anodin est révélateur d’un certain état d’esprit de la part des Américains. Il est intéressant de souligner que depuis 1957, les visites de la flotte américaine coïncident trop souvent avec des périodes de crises au Moyen-Orient. En avril 1957, durant la crise jordanienne, en octobre 1957 après l’envoi de troupes jordaniennes en Syrie ou encore en juillet 1958 après la crise libanaise. Il s’agit pour cette visite d’anticiper tout risque de déstabilisation de la Jordanie. Les milieux gouvernementaux libanais expriment certaines réserves par rapport à cette visite qui est contraire à la politique de neutralité que souhaite prôner le Liban. D’autre part, le Liban presse les Etats-Unis à maintenir leur aide économique qui permet d’équilibrer en partie les différences de pouvoir d’achat entre communautés. Les préoccupations américaines se traduisent aussi par une assistance sur le plan interne. Les Etats-Unis fournissent une aide importante d’équipement pour transformer Beyrouth à travers l’Université Américaine, en un centre de recherche scientifique338.

Les Américains semblent donc s’accommoder des nouvelles orientations libanaises tant qu’il n’existe aucune menace réelle sur leurs intérêts. Dans le cas contraire, le département d’Etat semble décider à maintenir un équilibre qui lui suit favorable. Ainsi, il ne souhaite pas participer aux conflits de personnalité qui sévissent dans le Moyen-Orient car ces tensions se neutralisent et l’influence américaine demeure. Cette politique attentiste évolue au gré des bouleversements géopolitiques du Moyen-Orient.

337 Pierre Rondot, « La tragédie d’Amman », La Croix, 1er septembre 1960. Les raisons de cette crise sont géopolitiques : Nasser prêche pour la constitution d’un embryon de Palestine arabe, ce qui signifierait l’éclatement de la Jordanie que refuse évidemment Hussein. De plus, pour Nasser, cela permettrait d’obtenir une plate-forme d’action contre Israël. D’autre part, cela permet de satisfaire la Syrie sur la question de l’extradition de Jordaniens réfugiés dans la province syrienne. 338 En novembre 1960, l’Ambassade américaine a remis au Gouvernement libanais un équipement atomique médical et expérimental évalué à 170 000 dollars U.S. La France en prenant acte de ses dons constate qu’elle doit à son tour moderniser ses propres établissements comme l’Université Saint Joseph.

153

Après avoir défini les grands enjeux qui sévissent au Moyen-Orient et au Liban jusqu’à la fin du deuxième mandat du Président Eisenhower, il est nécessaire de s’interroger sur les conséquences qu’a entraîné la mise en place d’une diplomatie américaine active dans cette région du monde (2).

2°) réflexions et controverses sur une intervention militaire

La perception d’une crise n’est jamais la même selon le prisme que l’on souhaite adopter et c’est pourquoi il est toujours complexe de présenter un bilan objectif. Néanmoins, l’intervention américaine présente dans sa globalité un certain nombre de succès, en particulier sur certaines contradictions de la politique interne libanaise, mais aussi sur les questions du nationalisme arabe et du communisme (a). Malgré cela, cette intervention américaine présente un certain nombre de limites vis-à-vis des enjeux réels du monde arabes et des relations entre le Liban et l’Occident (b).

a. La crise libanaise : un succès pour le bloc occidental ?

Afin de réellement analyser les conséquences d’une politique étrangère, il est nécessaire de comparer les objectifs escomptés aux résultats obtenus. Il aurait été tout à fait probable d’effectuer un bilan de l’intervention américaine, au lendemain de la crise libanaise mais entre 1958 et 1961, un certain nombre d’évolutions régionales permettent de plus larges analyses sur de tels évènements. L’idée même de succès pose problème selon le prisme que l’étude souhaite adopter. Succès libanais, succès américain, défaite de l’un ou victoire de l’autre, il est difficile de catégoriser sans omission les conséquences de cette crise. Effectivement, la question de la perception d’un tel évènement pose une première limite géopolitique : il est possible d’étudier la crise libanaise à travers plusieurs échelles locale, régionale et internationale. L’envoi de forces armées américaines au Liban résulte d’une situation de crise interne et régionale qui prend rapidement une dimension particulière sur la scène bipolaire. A partir du moment où l’influence des Chrétiens au pouvoir semble menacée par l’émergence de forces régionales indépendantes ou proches des orientations communistes, les Américains redoutent une baisse sensible de leur influence dans une région qui présente un intérêt économique vital. La politique occidentale étant de maintenir des Etats arabes faibles, divisés et dépendants de l’Occident, la crise libanaise devient un enjeu majeur pour l’administration

154 américaine339. Avec ce petit Etat sans pétrole, sans armée et à la tradition démocratique solide, les conditions semblent réunies pour effectuer une démonstration de force aux risques minimes. Le Liban n’est ni une cible, ni une réelle menace mais le terrain le plus favorable pour agir selon les mêmes préoccupations qu’en Iran ou à Suez : sécuriser l’accès au pétrole en raison de la dépendance des Occidentaux340 et rassurer les puissances arabes toujours pro- occidentales.

Sur le plan strictement militaire, ce débarquement est un succès indéniable : il présente tous les aspects d’une intervention limitée dans le temps, dans les buts et dans la manœuvre. En tant que militaire de carrière, Eisenhower avoue dans ses mémoires éprouver un certain plaisir durant cette intervention341. Le bilan des pertes humaines est très faible et le débarquement n’a entraîné aucun embrasement généralisé de la résistance civile locale ou, une quelconque participation étrangère d’une puissance du glacis communiste. C’est d’ailleurs important de rappeler que cette intervention américaine s’effectue sans réelles justifications, hormis une demande d’aide officielle du gouvernement libanais. Les contestations nombreuses demeurent diplomatiques et non militaires. Or, l’intervention américaine naît pourtant d’une erreur de jugement sur l’origine du coup d’Etat irakien. Avec des moyens limités, les Américains cherchent à restaurer une présence en perdition. Il s’agit donc réellement d’une démonstration de forces qui vise à intimider Nasser, la Syrie et plus particulièrement, à montrer la crédibilité américaine au Moyen-Orient, depuis la débâcle de Suez.

Sur le plan politique, le rôle des Américains dans la protection des intérêts occidentaux n’a cessé de croître depuis Suez, à une époque où le nationalisme panarabe encourage le monde arabe à inverser cette tendance. En acceptant publiquement la Doctrine Eisenhower, Chamoun place le Liban dans une position essentielle pour l’administration américaine qui décide de lui apporter une assistance économique et militaire conséquente. Face à la montée des tensions depuis les élections parlementaires de 1957 et face à l’émergence des crises syrienne et jordanienne, Washington identifie ces troubles aux pressions du nationalisme arabe et du communisme sur le camp occidental. La formation de la RAU, la chute du gouvernement irakien et les risques de renversement du Président pro-occidental Chamoun,

339 Stephen Ambrose, Eisenhower: The President, op. cit., p 469. 340 Robert Divine, Eisenhower and the Cold War, op. cit., p 103-104. 341 Il imagine même ressortir ses uniformes afin de voir s’ils lui vont toujours. [I thought] digging out my uniforms to see whether they still fit » in Dwight D. Eisenhower, Waging Peace, op. cit., p 519.

155 persuadent les Américains d’intervenir pour restaurer une influence menacée. Ainsi, la démarche américaine s’inscrit dans une politique de Guerre Froide qui vise à limiter l’extension du communisme international dans la région moyen-orientale342. A la fin du deuxième mandat du Président Eisenhower, les divisions du monde arabe, les rivalités entre l’Irak et l’Egypte et la contestation grandissante du communisme semblent réunir les conditions d’un succès. Il est nécessaire de souligner deux évolutions majeures, l’une sur la question du communisme et du nationalisme arabe et l’autre sur la question du panarabisme.

- L’influence de Moscou s’est sensiblement affaiblie et les Américains sont parvenus à maintenir une apparente stabilité régionale et à protéger leurs intérêts. Les Soviétiques ne sont pas intervenus et cela convainc Eisenhower que « si de « petites guerres » éclataient simultanément en plusieurs points du globe, nous ne serions pas contraints à nous plier aux exigences de l’ennemi, ni à son choix des armes. Nous établirions clairement la responsabilité du Kremlin – ou de Pékin – et nous agirions en conséquence343 ». Mais cette crise est d’autant plus importante qu’elle entraîne une évolution de l’attitude américaine face au monde arabe. Désormais, les Américains prennent conscience de l’importance des forces régionales et constatent qu’ils ne peuvent garantir la sécurité de leurs intérêts sans s’en accommoder. En outre, les ambitions de Nasser et sa contestation du communisme encouragent les Américains à mettre en place une diplomatie d’apaisement commune qu’ils initient avec les médiations de mai et juin 1958. D’ailleurs le Président Eisenhower reconnaît que cette intervention a entraîné un changement définitif dans l’attitude du Raïs envers les Etats-Unis344.

- D’autre part, cette crise libanaise a permis au département d’Etat de ne pas surestimer la question de l’unité du monde arabe et de celle du nationalisme arabe. A la fin du deuxième mandat d’Eisenhower, il semble difficile de ne pas constater les nombreuses divisions qui sévissent au Moyen-Orient entre l’Irak et l’Egypte ou au sein de la RAU. Or ces tensions profitent en partie à

342 D’ailleurs Eisenhower compare la crise libanaise à d’autres crises régionales où le communisme avait joué un rôle majeur. 343 Dwight D. Eisenhower, Batailles pour la paix : 1956-1961, op. cit., p 304. 344 « A definitive change in Nasser’s attitude toward the United States » in Dwight D. Eisenhower, Waging Peace, op. cit., p 290.

156 l’Occident qui prend conscience que certaines alliances comme Nasser et la Syrie étaient fortement à nuancer. D’ailleurs, selon J. F. Dulles, la question de l’unité du monde arabe ne présente aucun gage solide345 alors qu’elle est inhérente à l’évolution du monde arabe, selon le Président Eisenhower. Au final, l’opposition irakienne et l’influence de Nasser semblent affaiblies, la politique de défense régionale autour du Pacte de Bagdad ne s’est pas effondrée depuis le départ de l’Irak et le véritable chaos anti-occidental depuis Suez s’est apaisé.

Sur le plan de l’évolution interne du Liban, cette crise présente un double bilan. Dans un premier temps, les médiations politiques des Américains ont permis de mettre fin à la cause principale des troubles : Camille Chamoun346 et de restaurer une certaine stabilité intérieure. D’ailleurs, les Américains parviennent à maintenir au pouvoir un Président maronite, le Général Chehab, alors qu’il est certain que l’influence et le poids des Musulmans sont plus imposants que ceux des Chrétiens. Dans un deuxième temps, la mise en place d’un gouvernement démocratique et d’orientation neutraliste présente des gages de stabilité inévitables pour le département d’Etat. En mettant fin à leur soutien inconditionnel au Président Chamoun, les Etats-Unis établissent la preuve qu’ils ne cherchent pas à influencer l’évolution des affaires politiques internes libanaises et qu’ils ne souhaitent pas imposer de protectorat militaire au Moyen-Orient. En réalité, cette approche n’a que pour objectif d’améliorer les relations américano-arabes en abandonnant la Doctrine Eisenhower pour une politique de réconciliation plus constructive. Ce rapprochement américano-arabe va de pair avec le rôle grandissant des Américains dans cette région du monde, au détriment des anciennes puissances coloniales européennes. L’intervention de 1958 met en évidence la détermination américaine à assumer, en remplacement des Etats européens, les intérêts occidentaux au Moyen-Orient. Ces changements majeurs vont jouer un rôle fondamental dans l’évolution globale des relations euro-méditerranéennes. Ils marquent le début d’un repli des Européens sur la Méditerranée occidentale et l’essor d’une influence déterminante des Américains en Méditerranée orientale, en particulier dans le conflit israélo-arabe.

345 Selon Dulles, « [Arab unity] is not a valid permanent movement » in Dwight D. Eisenhower, ibid, p 474. 346 « It was also an intervention that led to the removal of the aggravating internal cause : Chamoun himself », in Zachary Karabell, Architects of Intervention : The U.S, The Third World and the Cold War, 1946 – 1962, Bâton Rouge, State University Press, 1999, 248 p.

157 L’intervention américaine présente malgré tout un certain nombre de limites tant au niveau des orientations du monde arabe que celles du Liban sur l’échiquier moyen-oriental (b).

b. Le débat sur l’intervention: une victoire nuancée

A divers égards, cette intervention présente aussi des signes de faiblesse tant sur les modalités que sur les conséquences de cette diplomatie militaire active au Liban. L’utilisation de la force était-elle réellement nécessaire pour restaurer l’influence menacée des Occidentaux ? Selon le département d’Etat, elle était essentielle, notamment pour réduire la crise libanaise à un phénomène exclusivement domestique et intimider la rébellion, afin qu’elle amorce une solution politique pacifique347. Or, le département d’Etat est resté assez timide dans la mise en place de solutions politiques antérieures au débarquement. La seule Mission Murphy aurait-elle pu pacifier le Liban ? D’ailleurs, au moment du débarquement, Washington avait précisé qu’il ne souhaitait pas prendre part aux questions de politique interne mais seulement protéger les ressortissants américains et assurer son soutien en cas de troubles extérieurs importants. Le rôle majeur que va s’attribuer la mission Murphy dans la médiation politique du conflit libanais, va être au cœur de la redéfinition de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient pour les décennies à venir. Washington va opérer un glissement d’une diplomatie de type militaire à une diplomatie de médiation politique jusqu’à la deuxième intervention au Liban en 1982.

Mais la question principale qui se pose par rapport à cette évolution de la diplomatie américaine présente des résultats mitigés. Si l’intervention a amené un calme relatif au Liban, elle n’a pas pour autant réellement résolu les problèmes majeurs du monde arabe. Les suspicions des Etats moyen-orientaux vis-à-vis de la politique des Occidentaux n’ont jamais cessé. Si cette intervention a été présentée comme une victoire des Américains dans la dénonciation du communisme, elle a en réalité surtout permis aux Etats arabes de dénoncer les deux blocs qui s’affrontent sur la scène internationale. En d’autres termes, l’erreur d’Eisenhower dont ont bénéficié certains dirigeants arabes, a été d’appliquer un schéma de Guerre Froide au Moyen-Orient348. Les critiques du communisme par Nasser ne résultent pas de la crise libanaise mais de l’impossibilité du Raïs à mettre en œuvre sa politique de

347 Erika Alin, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, op. cit., p 147. 348 D’ailleurs, c’est ainsi que le Pacte de Bagdad prend l’allure d’une croisade contre le communisme.

158 réconciliation et d’union du monde arabe. Ainsi, la position américaine au Moyen-Orient n’est en rien confortée : l’administration Eisenhower prend conscience du rôle constructif du nassérisme qu’il soutient dans sa lutte contre le communisme, alors que la politique du Raïs incarne avant toute chose un désir d’indépendance de la part des Arabes. Ainsi, Washington a eu tendance « à ne pas considérer le nouveau nationalisme comme une force en soi mais comme un élément de lutte de la Guerre Froide349 ».

En outre, la mise en place d’une politique de neutralisation au Liban marque la fin d’un engagement pro-occidental que Chamoun n’avait cessé de promouvoir. Le chehabisme peut donc apparaître comme une victoire du non-alignement sur la bipolarisation du monde. Les Etats-Unis doivent renoncer à l’idée d’entraîner le monde arabe dans une croisade contre l’URSS et permettre à certains Etats de mener une politique de neutralité authentique. Le refus de la Doctrine Eisenhower par la nouvelle administration libanaise en est un exemple. Seulement, cela signifie que le Liban n’est plus un véritable relais occidental et que les Américains sont contraints de mener une politique attentiste face aux évènements, afin de ne pas compromettre la sécurité de leurs intérêts. Une trop forte immixtion des puissances étrangères dans les problèmes arabes risquent de se traduire par l’émergence d’un puissant nationalisme arabe qui leur serait néfaste. La question de la neutralité politique est donc au cœur des interrogations que pose l’avenir de certaines nations arabes : entre 1957 et 1961, le Liban évolue d’une impossible neutralisation dans le monde arabe à une politique de relative neutralité.

Par ailleurs, les problèmes confessionnels n’ont trouvé aucune solution sur le long terme. L’intervention américaine n’a rien résolu à l’origine même des troubles libanais qui trouvent leurs racines dans les rivalités confessionnelles. Les difficiles questions de pouvoir et d’influence politique entre communautés laissent présager la persistance d’une forte instabilité interne. La présence de Chehab au pouvoir relève d’une exception, en raison de son désintérêt et de son impartialité sur l’échiquier politique. La fin de la neutralité de l’armée s’ajoute à la précarité du nouvel équilibre des forces politiques et laisse présager la persistance d’une instabilité à la fin du mandat de Chehab. Sur le plan régional, les visées de la Syrie et la constance de la pénétration du communisme maintiennent des tensions déjà existantes.

349 Yves-Henri Nouailhat, les Etats-Unis et le monde au XXième siècle, Paris : Armand Colin, deuxième édition, 2000, p 210.

159

D’autre part, la position critique de la France vis-à-vis de Washington ne cesse de s’affirmer. Les nombreux télégrammes diplomatiques français font état d’une irritation croissante vis-à-vis des Etats-Unis, que la politique que mène Charles de Gaulle vient confirmer. Après les dénonciations d’une politique menée au Liban et en Jordanie de façon unilatérale par le couple américano-britannique, après le choix du diplomate Robert Murphy pour la mission à Beyrouth et dont les relations avec l’administration française sont ardues, la position d’Eisenhower qui s’érige contre la présence française en Algérie vient confirmer les tensions entre Washington et Paris. Cette situation vient mettre à mal l’unité inébranlable de l’alliance atlantique.

Ainsi, l’intervention américaine au Liban présente des éléments de succès qu’il est nécessaire de nuancer. Si la diplomatie américaine permet de maintenir une influence occidentale menacée depuis Suez, elle n’en demeure pas moins l’objet de vives contestations d’un espace régional essentiellement dirigé par les mouvements nationalistes arabes. L’opinion publique américaine reste majoritairement favorable à la politique menée par l’administration Eisenhower dans le monde arabe mais les véritables craintes se dessinent depuis quelques mois au sein d’autres espaces régionaux. Malgré une période de relative accalmie entre l’URSS et les Etats-Unis, notamment après la visite de Khrouchtchev à Washington en septembre 1959, de la diplomatie du nouveau Secrétaire d’Etat Christian Herter350 et du décès de J.F. Dulles, de nombreuses crises sont au cœur de toutes les attentions. Si le problème majeur de la fin du mandat d’Eisenhower demeure la crise de Berlin, véritable baromètre des relations entre l’Ouest et l’Est depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux troubles surgissent au cœur du continent américain. Espace cloisonné depuis la Doctrine Monroe, véritable pré-carré de la diplomatie américaine, Cuba et l’Amérique latine sont marqués par le retour du communisme. A cela, s’ajoutent les conséquences désastreuses du Sommet de Paris sur le désarmement, la construction du mur de Berlin, la question cubaine ou encore les crises en Asie, autant de sujets que laisse Dwight D. Eisenhower à son nouveau successeur, le Démocrate John Fitzgerald Kennedy, élu trente- cinquième Président des Etats-Unis en novembre 1960.

350 L’ancien sous-Secrétaire d’Etat prend la succession de J.F. Dulles qui démissionne en avril 1959 en raison d’un cancer qui affecte sa santé depuis plusieurs années. Il demeure tout de même conseiller spécial du Président en matière de politique étrangère. Le nouveau Secrétaire d’Etat, Christian Herter, est reconnu pour être un homme fin, intelligent et doué d’autorité. Ancien membre de la Chambre des Représentants, ancien Gouverneur républicain du Massachusetts, il met en place une politique plus souple que celle de son prédécesseur.

160

CONCLUSION

Les relations entre les Etats-Unis et le Liban durant le second mandat du Président Eisenhower sont au cœur de trois questions principales : celles des intérêts à sauvegarder, celle d’une influence occidentale à maintenir et celle des rivalités de pouvoir avec le communisme et le panarabisme. Sur cet échiquier, le Liban s’inscrit comme un petit Etat du Levant constamment pris en étau entre les aspirations divergentes de chacune de ces forces régionales et étrangères. Véritable mosaïque de peuples, de cultures, de religions, le pays du Cèdre s’érige comme un miroir des rivalités inter-arabes et des conflits régionaux, qui trouve toute son expression à travers l’intervention militaire américaine de juillet 1958.

Cette étude posait en introduction une question multiple sur la réalité de la diplomatie américaine dans le monde arabe à travers le Liban à laquelle il est possible d’apporter un certain nombre de réponses.

- Le Liban est-il le reflet de la présence occidentale au Moyen-Orient ? A travers l’intervention libanaise, les Américains parviennent à maintenir une influence du monde occidental face aux forces émergentes du monde arabe. Ainsi le Liban apparaît davantage comme un terrain de projection pour mettre à mal une évolution régionale qui se veut contraire à l’équilibre que prône l’administration Eisenhower. En surévaluant la position stratégique du Liban sur l’échiquier occidental et en lui octroyant des buts supérieurs à ses moyens, Washington a accéléré la déstabilisation de cet Etat avant de parvenir à réguler la crise politique qui sévissait depuis plusieurs mois.

- A travers cette intervention, les Etats-Unis restent guidés par une même diplomatie : exclure l’Union Soviétique et sécuriser des intérêts économiques dans un espace vital pour le monde occidental. Ainsi, à travers le Liban, Washington a projeté une politique d’endiguement mais de façon imparfaite car la menace du communisme a constamment été surestimée à celle de l’influence du nationalisme arabe. Ainsi, la

161 diplomatie américaine a été guidée par les exigences de la Guerre Froide qui marquent une continuité saisissante d’un schéma qui s’applique tant pour le monde arabe que pour d’autres espaces régionaux. A travers cette intervention, Washington mène une politique de démonstration de force où l’objectif majeur est de renforcer la crédibilité et l’influence des Etats-Unis dans le monde. C’est un aspect important que l’histoire va répéter à plusieurs reprises, en particulier dans le monde asiatique. Ainsi, le Liban présente tous les signes d’une inéluctable victoire : il s’agit d’un petit espace sans armée et sans enjeux économiques majeurs qui se veut animé par un esprit de médiation et de neutralité dans le monde arabe ; la question locale est donc placée en arrière plan. Malgré la présence de la mission Murphy et de la mise en place d’une diplomatie de médiation, la dimension politique du Liban ne prend son importance qu’à travers les enjeux régionaux du monde arabe. Pour paraphraser le successeur d’Eisenhower à propos du Laos, il est possible d’affirmer à l’instar de J.F. Kennedy que « le Liban est loin mais que le monde est petit ».

- Mais si les objectifs de la diplomatie américaine restent les mêmes, les méthodes évoluent malgré tout. A travers cette intervention et les bouleversements régionaux qui sont marqués par une certaine dénonciation du communisme de la part de forces régionales arabes, Washington a amorcé une politique d’ouverture vis-à-vis des nationalismes. Mais, cette reconnaissance par Washington d’un nationalisme bienveillant s’inscrit précisément en réponse aux objectifs d’endiguement de la diplomatie américaine.

- En dernier lieu, il s’agit de s’interroger sur la question de la neutralité de l’Etat libanais dans un espace régional vital animé par les enjeux de la Guerre Froide. Les orientations politiques de l’administration Chamoun notamment vis-à-vis de la Doctrine Eisenhower, ont mis fin à ces aspirations. Au contraire, l’arrivée de Chehab au pouvoir marque un certain renouveau sur cette question, notamment en concrétisant cette politique lors de la conférence des non-alignés à Belgrade en septembre 1961. Néanmoins, l’extrême complexité intérieure du Liban laisse présager

162 l’existence de constantes rivalités entre des communautés de tendances pro-arabes et des communautés de tendance pro-occidentales. Une politique de stricte neutralité apparaît donc compromise. Si le neutralisme apparaît davantage envisageable, les incessantes pressions régionales et l’approche américaine héritée de la Guerre Froide mettent à mal un tel projet. Dans un espace régional fréquemment instable qui se veut à l’image de la réalité interne du Liban, « nul n’est [effectivement] neutre plus longtemps que les autres le veulent351 ». A l’instar de la politique menée vis-à-vis des nationalismes arabes, Washington inscrit cette perspective dans un schéma de Guerre Froide où la neutralité est envisageable que lorsqu’elle s’inscrit en accord avec les orientations de la diplomatie américaine. D’ailleurs, à travers la mission Murphy et l’élection du nouveau Président libanais, Washington participe à la définition de la politique libanaise pour les années à venir, ce qui lui permet d’évincer une telle question tout en maintenant une certaine influence.

La situation au Moyen-Orient à la fin du mandat du Président Eisenhower est perpétuellement l’objet d’une instabilité où les foyers de tensions se sont déplacés vers Bagdad, le Caire ou encore Amman. A cela s’ajoute le contentieux israélo-arabe qui émerge de nouveau au cœur des préoccupations de la région. La situation interne du Liban demeure précaire mais la politique de compromis qu’inaugure le Général Chehab laisse présager une accalmie transitoire. Sur le plan économique, Beyrouth conforte son rôle d’intermédiaire financier et de nombreux Etats font appel à la main-d’œuvre libanaise « techniquement la plus avancée du monde352 ». Néanmoins, dans le courant des années 1960, la question palestinienne fait resurgir de graves tensions sur le territoire libanais et entraîne une importante radicalisation des communautés. Cette instabilité est confortée par l’affaiblissement croissant de l’Etat libanais qui annonce la fin du chehabisme tandis qu’une nouvelle guerre civile parait inévitable.

351 Professeur Hjalmar Hammarskjöld, ancien Premier Ministre suédois durant la Première Guerre Mondiale et père de Dag Hammarskjöld, Secrétaire Général de l’ONU d’avril 1953 à septembre 1961. 352 Henry Laurens, Paix et guerre au Moyen-Orient, l’Orient arabe et le monde de 1945 à nos jours, op. cit., p 189.

163

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

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III. PRESSE ET DE PERIODIQUES

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I. OUVRAGES ET ARTICLES GENERAUX

1. Sur la politique étrangère américaine ARTAUD Denise, La fin de l’innocence : les Etats-Unis de Wilson à Reagan, Paris : Armand Colin, 1985, 380 p. BARNET J. Richard, Intervention and revolution : the United States in the Third World, New York : World Publishing Co., 1968, X-302 p. BRANDS H. William, The Spectre of Neutralism : the United States and the Emergence of the Third World, 1947 – 1960, New York : Columbia University Press, 1989, 372 p. BROWN Seyom, The Faces of Power : Constancy and Change in United States Foreign Policy from Truman to Reagan, New York : Columbia University Press, 2ième éd., 1983, XVI- 672 p. CARTER Dale, CLIFTON Robin, War and Cold War in American Foreign Policy, 1942- 1962, New York : Palgrave Publishers, 2002, 250 p. COHEN I. Warren, America in the Age of Soviet Power, 1945-1991, coll. The Cambridge History of American foreign relations, Cambridge : Cambridge University Press, vol. n°4, 1993, XIV-283 p. FARAH E. Tawfic, Pan-Arabism and Arab Nationalism, The continuing Debate, London, Boulder, WestView Press, 1987, XVI-208 p. GADDIS John Lewis, Strategies of Containment : A Critical Appraisal of Postwar American National Security Policy, Oxford : Oxford University Press, 1982, XI-432 p. GADDIS John Lewis, We Now Know : Rethinking Cold War History, London : Oxford University Press, Réimpression, 1998, 448 p. LAFEBER Walter, America, Russia and the Cold War 1945 – 1996, New York : McGraw- Hill, 1997, 8ième éd., XV-408 p. MARTIN W. Lawrence (sous la dir.), Neutralism and Nonalignment : the New States in World Affairs, New York : Praeger, 1962, 250 p. MELANDRI Pierre, La politique extérieure des Etats-Unis de 1945 à nos jours, Paris : PUF, 1982, 325 p. SCHULZINGER D. Robert, American Diplomacy in the Twentieth Century, Oxford : Oxford University Press, 3ième éd., 1994, 390 p.

2. Sur le monde arabe ALEM Jean Pierre, Le Proche Orient arabe, Paris : PUF, Que sais-je ?, 5ième éd., 1982, 127 p. BANERJI J. K, The Middle East in World Politics, Calcutta : The world press private ltd, 1960, p. CARRE Olivier, Le nationalisme arabe, Paris : Fayard, 1993, 304 p. CHEVALLIER Dominique (sous la dir.), Renouvellement du monde arabe 1952 – 1982 : pensées politiques et confrontations internationales, Paris : A.Colin, 1987, 229 p. CORM Georges, L'Europe et l'Orient. De la balkanisation à la libanisation. Histoire d'une modernité inaccomplie , Paris : La Découverte, 1989, 384 p. CORM Georges, Le Proche-Orient éclaté 1956-2003, Paris : Gallimard, Collection Folio Histoire, 3ième éd., 2003, 1068 p. JABBER Paul, Not by War Alone : Security and Arms Control in the Middle East, Berkeley : University of California Press, 1981, XII-212 p. KERR H. Malcolm, The Arab Cold War : Gamal’Abd al Nasir and his Rivals, 1958 – 1970, London, New York Published for the Royal Institute of International Affairs by Oxford University Press, 3 ième éd., 1971, 166 p.

171 LAURENS Henry, Paix et guerre au Moyen-Orient, l’Orient arabe et le monde de 1945 à nos jours, Paris : Armand Colin, 2002, 560 p. MUTIN Georges, Géopolitique du monde arabe, Paris : Carrefours de Géographie, Ellipse, 2001, 157 p. NOLTE R.H, POLK R. William, « Toward a policy for the Middle East », Foreign Affairs, juillet 1958, p 645 – 658. 0’CONNOR H, « The Arab Revolution », Monthly Review, novembre 1958, p 251 – 258. SAINT-PROT Charles, Le nationalisme arabe, alternative à l’intégrisme, Paris : Ellipses, 1995, 128 p. YAQUB Salim, Containing Arab Nationalism, The Eisenhower Doctrine and the Middle East, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2003, 408 p.

3. Sur le Liban ALEM Jean Pierre, BOURRAT Patrick, Le Liban, Paris : PUF, Que sais-je ?, 4ième éd., 1991, 127 p. AMMOUN Denise, Histoire du Liban contemporain, 1943-1990, Paris : Fayard, Tome 2, 2004, 1009 p. ATTIE Caroline, Struggle in the Levant : Lebanon in the 50’s, London : IB Tauris in association with Centre for Lebanese Studies, 2004, 257 p. BIERE Claire, Liban, guerres ouvertes 1920 – 1985, Paris : Ramsay, 1985, 227 p. BINDER Leonard, Politics in Lebanon, New York : Wiley, 1966, XIV-345 p. CHEDID Andrée, Liban, Paris : Seuil, coll. Petite planète, 1973, 189 p. CORM Georges, Géopolitique du conflit libanais : étude historique et sociologique, Paris : Découverte, 1986, 259 p. CORM Georges, Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1840 – 1992, Paris : Gallimard, coll. Folio actuel, 1992, 437 p. MAJZOUB Mohammed, Le Liban et l’Orient arabe : 1943 – 1956, Aix en Provence : La pensée universitaire, 1956, 233 p. MEO M. T. Leila, Lebanon, Improbable Nation : A Study in Political Development, Bloomington : Indiana University Press, 1965, 246 p. PETRAN Tabitha, The Struggle over Lebanon, New York : Monthly Review Press, 1987, 431 p. PICARD Elizabeth, La politique de la Syrie au Liban, Paris : CERI, 1987, 27 p. SALAM A. Nawaf, HANF Theodor, Lebanon in Limbo : Postwar Society and State in an Uncertain Regional Environment, Baden-Baden : Nomos, 2003, 228 p. SALIBI Kamal, Lebanon and the Middle Eastern Question, Oxford : Centre for Lebanese Studies, coll. Papers on Lebanon, 1988, 25 p. SOHL El. Raghid, Lebanon and Arabism : National Identity and State Formation, London, New York : IB Tauris in association with the Centre for Lebanese Studies, 2004, 382 p. VERNANT Jacques, « Le Liban dans la tempête », Défense Nationale, juillet 1958, p 1223 – 1230.

4. Sur les relations entre les Etats-Unis et le monde arabe EVELAND W. Crane, Ropes of Sand : America’s Failure in the Middle East, New York : W.W Norton, 1980, 382 p. GERGES A. Fawaz, The Superpowers and the Middle East : Regional and International Politics (1955-1967), Boulder : Westview, 1994, XIV-274 p. HUDSON C. Michael, « To Play the Hegemon : Fifty Years of US Policy Toward the Middle East », Middle East Journal, vol.50, n°3, été 1996, p.329-343.

172 KARABELL Zachary, Architects of Intervention : The U.S, The Third World and the Cold War, 1946 – 1962, Bâton Rouge, State University Press, 1999, 248 p. KASPI André, « Les Américains au Proche-Orient », l’Histoire, n°273, février 2003, p 68-73. KAUFMAN I. Burton, The Arab Middle East and the US, Inter-Arab Rivalry and Superpower Diplomacy, Twayne’s international history series, New York : Twayne’s Publishers, 1996, XVII-291 p. LENCZOWSKI George, American Presidents and the Middle East, Durham : Duke University Press, 1991, VI-321 p. LITTLE Douglas, American Orientalism, the United States and the Middle East since 1945, Chapel Hill : University of North Carolina Press, 2002, XIV-407 p. NOHRA Fouad, Stratégies américaines pour le Moyen-Orient, comprendre le monde musulman, Beyrouth : Al Bouraq Editions, 1999, 165 p. RONDOT Pierre, « Les Etats-Unis devant l’Orient d’aujourd’hui », Orient, avril 1957, p19- 52. YAQUB Salim, « Imperious Doctrines: US -Arab Relations from Dwight D. Eisenhower to George W. Bush », Diplomatic History, vol. 26, n°4, automne 2002, p 571-592.

II. OUVRAGES ET ARTICLES SPECIALISES

1. Sur Dwight D. Eisenhower AMBROSE Stephen, Eisenhower : Soldier and President, New York : Simon & Schuster, 1991, 635 p. AMBROSE Stephen, Supreme Commander : The War Years of General Dwight D. Eisenhower, University Press of Mississipi, 1999, 732 p. CAPITANCHIK B. David, The Eisenhower Presidency and American Foreign Policy, London : Routlede & Kegan Paul Ltd., 1969, XI-80 p. COOK W. Blanche, The Declassified Eisenhower : a Divided Legacy, Garden City : Doubleday, 1981, XXIV-432 p. DIVINE A. Robert, Eisenhower and the Cold War, Oxford : Oxford University Press, 1981, 182 p. EWALD William Bragg, Eisenhower the President : Crucial Days 1951-1960, Englewood Cliffs : Prentice-Hall, 1981, 336 p. PARMET H. Samuel, Eisenhower and the American Crusades, New Brunswick : Transaction, 2ième éd., 1999, XIX-660 p. SCHLESINGER M. Arthur, WICKER Tom, Dwight D. Eisenhower, New York : Henry Holt & Co, 2002, 192 p.

2. Sur John Foster Dulles GUHIN A. Michael, John Foster Dulles : A Statesman in His Times, New York : Columbia University Press,1972, VIII-404 p. HOOPES Townsend, The Devil and John Foster Dulles, Boston : Little Brown, 1973, XIV- 562 p. IMMERMAN H. Richard, John Foster Dulles : Piety,Pragmatism, and Power in US Foreign Policy, Wilmington : S.R.Books, 1999, XXVI-221 p. IMMERMAN H. Richard (sous la dir.), John Foster Dulles and the Diplomacy of the Cold War, contributions présentées à une conférence au Woodrow Wilson School of Public and International Affairs en 1988, Princeton : Princeton University Press, 1990, XIII-297 p. MARKS W. Frederick, Power and Peace : the Diplomacy of John Foster Dulles, Westport : Praeger, 1993, XIV-266 p.

173 PRUESSEN W. Ronald, John Foster Dulles: The Road to Power, New York : Free Press, 1982.

3. Sur la politique américaine sous l’administration Eisenhower ASHTON Nigel John, « The Hijacking of a Pact : the Formation of the Baghdad Pact and Anglo-American Tensions in the Middle-East, 1955-1958 », Review of International Studies, avril 1993, p 123-137. ASHTON Nigel John, « A Great New Venture ? : Anglo-American Cooperation in the Middle East and the Response to the Iraqi Revolution, July 1958 », Diplomacy and Statecraft, mars 1993, p 59-89. BOWIE Robert Richardson, IMMERMAN H. Richard, Waging Peace : How Eisenhower Shaped an Enduring Cold War Strategy, New York : Oxford University Press, 1998, X-317 p. BRANDS H. W, Cold Warriors : Eisenhower's Generation and American Foreign Policy, coll. Contemporary American history series, New York : Columbia University Press, 1988, XII-252 p. CAMPBELL J.C, « From Doctrine to Policy in the Middle East », Foreign Affairs, avril 1957, p 441-453. CROWTIER Geoffrey, « Reconstruction of an Alliance », Foreign Affairs, janvier 1957, p 179-189. DOWTY Alan, Middle East Crisis : U.S. Decision-Making in 1958, 1970 and 1973, Berkeley : University of California Press, 1984, XIV-416 p. ERMACHEV Ivan, « Premier bilan d’une doctrine », Temps Nouveau (Moscou), n°35, 29 août 1957, p 5-7. ERVEN L., « La nouvelle politique américaine au Moyen-Orient », Revue de Politique Internationale (Belgrade), n°164, 1er février 1957, p 3-5. FREIBERGER Z. Steven, Dawn over Suez : The Rise of American Power in the Middle East, 1953-1957, Chicago : Dee, 1992, 286 p. GEELHOED E. Bruce, EDMONDS O. Anthony, Eisenhower, MacMillan and Allied Unity 1957-1961, New York : Palgrave Publishers, 2003, 196 p. MELANSON A. Richard, MAYERS David, Reevaluating Eisenhower : American Foreign Policy in the 1950’s, Chicago : University of Illinois Press, 1987, 277 p. METZ Steven, « Eisenhower and the Planning of American Grand Strategy », Journal of Strategic Studies, mars 1991, p. 49-71. NEFF Donald, Warriors at Suez : Eisenhower Takes America into the Middle East, New York : Simon & Schuster, 1981, 479 p. PICKETT B. William, Eisenhower Decides to Run : Presidential Politics and Cold War Strategy, Chicago : Ivan R. Dee, 2000, XVII-269 p. PRUDEN Caroline, Conditional Partners : Eisenhower, the United Nations, and the Search for a Permanent Peace, coll. Eisenhower studies on war and peace, Baton Rouge : Louisiana State University Press, 1988, XV-350 p. SNEAD L. David, The Gaither Committee, Eisenhower and the Cold War, Columbus : Ohio State University Press, 1999, X-286 p. TAKEYH Ray, The Origins of the Eisenhower Doctrine : the US, Britain and Nasser's Egypt, 1953-57, coll. St Antony’s series, Basingstoke : Macmillan ; New York : St Martin’s Press, 2000, XIX-216 p.

4. Sur la politique étrangère américaine au Liban AGWANI M. S. Mohammed Shafi, The Lebanese Crisis, 1958 : A Documentary Study, New York : Asia Pub. House, 1965, 407 p.

174 ALIN G. Erika, The United States and the 1958 Lebanon Crisis, American Intervention in the Middle East, Lanham : University Press of America, 1994, 160 p. BARAKAT Halim, Toward a Viable Lebanon, London & Sydney : Croom Helm, 1988, 395 p. FRY Michael Graham, « The Uses of Intelligence : The United Nations confronts the United States in the Lebanon Crisis, 1958 », Intelligence and National Security, janvier 1995, p 59- 90. GENDZIER L. Irene, Notes from the Minefield : United States Intervention in Lebanon and the Middle East 1945-1958, New York : Columbia University Press, 1997, 470 p. GERGES A. Fawaz, « The Lebanese Crisis of 1958 : The Risks of Inflated Self-Importance », Beirut Review, printemps 1993, p 83-113. GORIA R.Wade, Sovereignty and Leadership in Lebanon 1943 – 1976, London : Ithaca Press, 1985, 286 p. KORBANI G. Agnes, U.S. Intervention in Lebanon, 1958 – 1982 : presidential decisionmaking, New York : Praeger, 1991, 142 p. LEE Nigel de, « More like Korea than Suez : British and American Intervention in the Levant in 1958 », Small Wars & Insurgencies, volume 8, n°2, hiver 1997, p 1-24. LESCH W. David, « Prelude to the 1958 American Intervention in Lebanon », Mediterranean Quarterly, volume 7, n°3, été 1996, p 87-108. PETRAN Tabitha, The Struggle Over Lebanon, New York : Monthly Review Press, 1987, 431 p. OVENDALE Ritchie, « Great Britain and the Anglo-American Invasion of Jordan and Lebanon in 1958 », The International History Review, volume XVI, n°2, mai 1994, p 284- 304. OREN B. Michael, « The test of Suez : Israel and the Middle East Crisis of 1958 », Studies in Zionism, 12 (1), printemps 1991, p. 55-83. SALEM E. Paul, « Superpowers and Small States : An Overview of American-Lebanese Relations », Beirut Review, printemps 1993, p 53-82. SCHULIMSON Jack, Marines in Lebanon 1958, Historical Branch, G-3 Division, Headquarters, U. S. Marine Corps, Washington, Department of the Navy, Headquarters United States Marines Corps, 1966, 60 p.

5. Sur la politique étrangère américaine face à la République Arabe Unie (R.A.U) JANKOWSKI P. James, Nasser’s Egypt, Arab Nationalism and United Arab Republic, Boulder : Lynne Rienner Publ., 2001, VIII-235 p. LESCH David, Syria and the United States : Eisenhower’s Cold War in the Middle East, Boulder : Westview, 1992, XVII-242 p. PODEH Elie, The Decline of Arab Unity : The Rise and Fall of the United Arab Republic, Brighton : Sussex Academic Press, 1999, XV-292 p.

III. TRAVAUX UNIVERSITAIRES

GAMMAL El Pierrick, Politique intérieure et politique extérieure au Liban de 1958 à 1961 de Camille Chamoun à Fouad Chehab, sous la dir. de René Girault, Paris : Université Panthéon Sorbonne, 1991, 131 p. SALAM A. Nawaf, L’insurrection de 1958 au Liban, 6 volumes – (1, Introduction ; 2,3, Documents relatifs à l'insurrection de 1958 au Liban ; 4, Entretiens avec les hommes politiques libanais ; 5, Chronologie raisonnée de l'insurrection de 1958 au Liban), Thèse de 3ième cycle, Histoire : Paris IV, 1979.

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