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ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE LOUIS LUMIÈRE La Cité du Cinéma, 20 rue Ampère, BP 12, 93213 La Plaine Saint-Denis Cedex Tel : + 33 (0) 1 84 67 00 01 - www.ens-louis-lumiere.fr

Mémoire de recherche et/ou de fin d’études Section Cinéma – Promotion 2010 / 2013

L’ESTHETIQUE DE LA COLERE A TRAVERS L’IMAGINAIRE VISUEL DU RAP FRANÇAIS

Arthur Jeanroy

Ce mémoire est accompagné de la partie pratique intitulée Tout dans la tête (Meurtr’rap)

Directrice de mémoire : Giusy Pisano Codirecteur de mémoire : Martin Laliberté Coordinatrice des parties pratiques : Giusy Pisano

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Mémoire de recherche et/ou de fin d’études Section Cinéma – Promotion 2010 / 2013

L’ESTHETIQUE DE LA COLERE A TRAVERS L’IMAGINAIRE VISUEL DU RAP FRANÇAIS

Arthur Jeanroy

Ce mémoire est accompagné de la partie pratique intitulée Tout dans la tête (Meurtr’rap)

Directrice de mémoire : Giusy Pisano Codirecteur de mémoire : Martin Laliberté Coordinatrice des parties pratiques : Giusy Pisano

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 1

REMERCIEMENTS

Giusy Pisano, Martin Laliberté, Florent Fajole, Michèle Bergot, Guy-Erick Tamokwe, Jean-Jacques Kodjo, Allistair Bellahsen, Arthur Briet, Cyrille Hubert, Jules Bussière, Nathalie Ma.

C’est aussi l’occasion de remercier à nouveau toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin à la réalisation de la partie pratique qui accompagne ce mémoire.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 2 RÉSUMÉ

Ce mémoire se propose de contribuer à l’analyse de l’imaginaire visuel du rap en général et du rap français répondant à une certaine forme de colère en particulier. Si dès sa naissance le rap s’est présenté sous plusieurs formes, festives ou « engagées », se limiter à la seconde permet une analyse plus précise de l’imaginaire convoqué dans les textes et les partitions musicales. Nous tenterons de déterminer à quel point cet imaginaire traverse les images qui accompagnent cette musique.

Dans une large mesure (mais pas uniquement) le rap, même français, est un héritier de la culture afro-américaine. Culture au sens large avec son goût du défi, sa tradition de l’insulte rituelle, sa poétique de la vulgarité et de la violence, ses toasts et leurs héros négatifs ; culture musicale avec le jazz ou la funk où l’importance du rythme, l’ajout d’éléments sonores concrets ou encore l’amour de la technique sont des caractéristiques constantes. De cette culture afro-américaine qui s’est longtemps développée de manière autonome et souterraine dans les quartiers noirs des Etats- Unis, le rap a gardé l’idée d’une culture hors-la-loi. À la différence des précédents genres musicaux afro-américains, le rap est né à une époque où la technologie permettait de se construire ses propres systèmes de production et de diffusion : le rap est né autonome et a grandit en affirmant son indépendance.

Cet héritage on le retrouve bien sûr dans la musique rap mais cette dernière fonctionne aussi comme un véritable patchwork qui s’adapte aux environnements dans lesquels il évolue. L’imaginaire du rap reste ainsi fortement lié à celui de la culture hip-hop où se mêlent le breakdance, le graffiti et même une certaine mode vestimentaire. De l’extérieur, le rap c’est aussi une certaine image véhiculée par les médias. De l’intérieur c’est un formidable moteur romanesque, qui s’attache à mettre en scène les évènements du quotidien. Le rappeur se place alors comme un chroniqueur qui témoigne et divertit tout en construisant un contexte plus ou moins fictif autour de sa prise de parole.

Ces caractéristiques sont encore présentes dans les images du rap et dans les clips vidéo en particulier. Il s’agit alors d’une mise en images d’un imaginaire codifié et cohérent où la dimension ludique de la parole cohabite avec le plaisir de faire un certain type d’images. Enfin c’est à travers l’étude d’un cas pratique que nous verrons comment la théorie peut se confronter à des exigences plus pragmatiques.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 3 ABSTRACT

This thesis will analyse the visual world of rap music. Since it first appeared in Brooklyn at the end of the 1970s the rap has had many forms. For a better apprehension of the subject, we will focus on French rap songs that are socially aware and examine the visual world created with words and sounds too see how it can be transformed into pictures.

Rap music has inherited many aspects of the Afro-American culture: its taste for challenge, the way it plays with insults, its poetry of violence and bad taste, the toasts and their bad characters. Moreover, one can find a lot of common characteristics between rap and other Afro-American kinds of music such as jazz or funk: the importance of rhythm, a deep love for skills and the use of real sounds in the musical score. Just like in Afro-American culture, which developed in the underground for historic reasons, the rap music has always considered itself as an « outlaw ». But unlike the jazz, the rap was born at a time when the technologies allowed it to build its own production and distribution systems. Rap was born independent and grew in a self-sustained way.

Rap music also created its own imaginary, adapting itself to the different environments in which it evolves and creating many different styles. Its visual world still has a lot to do with the hip-hop culture, a culture in which different arts such as graffiti or break-dance grew together. From the outside, the medias play a crucial role, surrounding rap with pictures. From the inside, the rap appears to be a tank full of pictures and stories where rappers stand as the storytellers of the daily lives of their friends and neighbours.

All the set-ups that rappers build around their speech in their songs can be found again in the pictures that are produced around this music. Making a rap music video then appears as translating into pictures a universe of codes and symbols. Lastly, we will follow the making of a music video for a French rapper named Zoxea, an experience in which theory faces practical needs and problems.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 4 SOMMAIRE

INTRODUCTION………………………….………………………………………………………..………….. p.6

Première partie : LE RAP ET LA COLÈRE …………………………………………………… p.8 Chapitre 1 : Qu’est-ce que le rap ? ………….……………………………………………….. p.9 A) Une rapide histoire du rap…………….……………………………..…….……p.11 B) Les techniques du rap…………………………………………………..….……..p.16 Chapitre 2 : Des origines plus anciennes ? ……………………………………….……..p.21 A) Un descendant du jazz…………………………………………………….………p.21 B) Héritier d’une tradition agonistique…………………………………..…..p.25 C) Le retour des badmen de la culture afro-américaine….…………...p.31 Chapitre 3 : Le rap français et l’esthétique de la colère…………………………….p.35 A) Héritiers d’une tradition chansonnière française………………….…p.37 B) L’esthétique de la colère…………………………………………………………..p.41

Deuxième partie : L’IMAGINAIRE DU RAP………………………………………………..p.46 Chapitre 1 : La culture hip-hop en images………………………………………….……p.47 A) Les arts visuels du hip-hop……………………………………………………..p.47 B) Le rap dans les médias et la culture……………………………………..…p.55 Chapitre 2 : L’image dans le texte : un formidable moteur romanesque…p.64 A) Un art de la chronique…….……………………………………………………...p.64 B) Mise en scène…………….………………………………………………………….…p.71 C) Texte imagé………………..……………………………………………………………p.79

Troisième partie : LES IMAGES DU RAP………………….………….……………………. p.86 Chapitre 1 : Les images produites au regard de l’imaginaire présenté…….p.87 A) Moteur romanesque et quotidien mis en scène……………………..p.87 B) Mise en scène de la parole………………………………………………………p.97 Chapitre 2 : Cas pratique……………………………………..…………………………..…….p.107 A) Premiers pas…………………………..………..…………………………………...p.107 B) L’écriture du clip……………………..……………..………………………………p.113 C) Le tournage……………………………………..……………………………………..p.116 D) Postproduction…………………..…….…………..…………………………….…p.118

CONCLUSION……………………………………………………..…………..……………………………….p.120 BIBLIOGRAPHIE……………………………………..…………………………………….………………….p.122 TABLE DES ILLUSTRATIONS………………………………………………..…………………………p.128 ANNEXES………………………..……………..……………………………………………………………….…p.132

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 5 INTRODUCTION

A la base de ce mémoire, il y a l’envie de se pencher de manière théorique et rigoureuse sur un art dont même les plus grands amateurs n’ont souvent qu’une connaissance empirique et circonstanciée dans le temps. Il ne s’agit pas de dire que cette approche est plus noble ou plus juste, elle entend modestement proposer au connaisseur de rap quelques clés pour compléter un savoir empirique en le plongeant dans des traditions ancestrales, en le liant à des cultures plus vastes et en décortiquant la pratique actuelle du rap au regard de ses éléments « nouveaux ». Ce mémoire se destine aussi à ceux qui n’auraient du rap qu’une connaissance superficielle en mettant à jour les codes et la symbolique de cette musique et en s’efforçant de les rattacher à des contextes historiques et culturels précis.

Pour ma part, au moment où je décidai de travailler sur le sujet, je faisais partie de ceux qui ont une connaissance empirique de cet art, qui m’accompagne depuis toujours. Les symboles et les codes je les connaissais et les comprenais intimement sans vraiment pouvoir les expliquer correctement. Ce mémoire est alors le résultat d’un long travail de mise en forme et en relation avec d’autres éléments de ce savoir empirique, mais aussi le fruit de certaines lectures qui m’ont permis d’élargir mes horizons. Le rap étant un art finalement assez jeune, les écrits théoriques sur le sujet ne sont pas légions et je m’appuierai essentiellement sur les travaux des trois auteurs français : Christian Béthune, Anthony Pecqueux et Christophe Rubin, avant bien sûr de creuser du côté des références qu’ils citent dans leurs livres (Theodor W. Adorno ou Robert Schusterman par exemple). Je compte également m’attarder sur Internet et les différents blogs ou sites qui traitent de cette musique avec passion : écouter du rap c’est déjà appartenir à un cercle de pairs et ce cercle joue un rôle éminemment important dans l’évolution de cet art. Enfin, ce mémoire sera grandement facilité par les évolutions technologiques et notamment ces formidables médiathèques virtuelles que sont Youtube ou .

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 6 Tout l’objet de la première partie du texte qui suit est alors de contribuer à mieux faire connaître et comprendre la musique rap. On la présentera sous différentes facettes, comme un neveu turbulent du jazz, comme l’importation d’une tradition musicale jamaïquaine, comme un art de l’échantillonnage, comme la mise en texte et en rimes d’un rythme ou bien même comme l’héritière de la tradition du griot des cultures africaines. À cette description générale du rap, nous ajouterons alors les spécificités qui définissent le rap français et à travers lui une certaine esthétique de la colère.

C’est ensuite sur l’imaginaire du rap que nous nous pencherons. Cet imaginaire il est d’abord lié à celui de la culture dans laquelle s’inscrit initialement la musique rap : le hip-hop. Nous ferons ensuite un détour par les images qui entourent le rap dans les différents médias, avant de nous intéresser à la façon dont les textes contiennent déjà un imaginaire propre et puissant. De l’art de susciter des images mentales à travers des textes et des rythmes à celui d’une véritable narration en rimes en passant par un art de la chronique proche des portraits et des paysages de la peinture ou de la photographie, nous balaierons les différentes méthodes employées par les rappeurs pour convoquer un imaginaire précis et poétique chez l’auditeur.

Enfin c’est bien sûr les images produites autour du rap que nous évoquerons, en tâchant de voir dans quelle mesure elles reprennent les codes et les méthodes dégagées dans les deux premières parties. Cette partie sera complétée par une expérience pratique, la réalisation d’un clip pour le rappeur Zoxea dont nous étudierons l’imaginaire avant de proposer un concept de clip pour la chanson Tout dans la tête (Meurtr’rap), clip qui fait l’objet de la partie pratique de ce mémoire.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 7

Première partie : LE RAP ET LA COLERE

Où le rap s’inscrit dans une tradition afro-américaine vieille de plusieurs siècles alors que son arrivée en s’accompagne d’adaptations radicales qui en font un genre autonome.

« Je pose du verbe sur un papier / Compose des textes et les scande, oui ma langue est déliée / Mon délit est de parler haut / Relater ce que mes consorts, n'exprimeront jamais dans un micro»

Akhenaton (IAM), Dangereux, « L’école du micro d’argent », Delabel/Virgin – 1997

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 8 Chapitre 1 - QU’EST-CE QUE LE RAP ?

« Cette expression pornographique ne concerne pas la musique »1, voilà ce que disait Charlie Mingus du mot « jazz ». Le célèbre contrebassiste n’était pas le seul à rejeter de la sorte le terme qui désigne son art. Sidney Bechet s’en est ainsi toujours tenu au terme de «ragtime » pour désigner sa musique2. Ahmed Jamal préféra parler de « la musique classique américaine »3 et les musiciens de l’Art Ensemble of Chicago forgèrent l’expression de « great black music »4. Si les termes de jazz et de blues furent imposés de l’extérieur et rejetés par nombre d’artistes noirs ; le terme de « rap » a été choisi par les praticiens eux-mêmes. Les rappeurs brandissent d’ailleurs fièrement l’étendard qu’ils se sont forgés, avec pour seule alternative le terme de « hip-hop » qui désigne à la fois une culture et une musique plus large. Ce n’est pas un hasard si le premier tube mondial de rap s’intitule Rapper’s Delight (Sugarhill Gang, Sugar Hill Records, 1979) et si on trouve sur la première compilation de rap français, nommée « Rapattitude » (Labelle Noir, 1990), un morceau du groupe NTM au titre sans équivoque : « Je rap » (les pochettes de ces disques ci-dessous : fig. 1,2).

À la différence des appellations désignant une grande partie des genres musicaux Afro-Américains, le terme de « rap » ne contient aucune connotation sexuelle, connotation qui fait un écho désagréable à la prétendue bestialité de l’homme noir. « Je ne prononce jamais le mot Jazz devant une dame, c’est un mot très sale » avait

1 Charles Mingus - Entretien avec J. Clouzet et G. Kopelowicz, www.jazzmagazine.com, 1964 2 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Autrement, 2003, p. 30 3 Entretien avec Frank Médioni, www.jazzmagazine.com, 2002 4 Bob Hatteau, JAZZ : n. m. (de l’anglo-améric. Jazz-band) - http://www.citizenjazz.com

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 9 coutume de dire le pianiste Eubie Blake5. En fait, si les origines étymologiques du mot « jazz » sont source de débats entre spécialistes6, nombreux sont ceux qui établissent un lien avec le verbe « to jazz » qui signifierait « coïter »7 ou « exciter avec une connotation rythmique et érotique »8 dans un argot noir de la Nouvelle- Orléans de la fin du 19ème siècle. Cet imaginaire sexuel on le retrouve lorsqu’il s’agit d’évoquer d’autres grandes musiques Afro-Américaines. Le « funk » renvoie ainsi à un argot noir américain et « désigne, entre autres, les odeurs corporelles (sueur, sperme…) »9 tandis que le bleu du « blues » est depuis longtemps connu comme étant la couleur du stupre mais aussi celle du guide touristique répertoriant les bordels de le Nouvelle-Orléans : The Blue Book10. D’ailleurs si le délirium tremens nous fait voir des éléphants roses, les américains eux voient des « blue devils ».

On trouve sur Internet diverses interprétations acronymiques du mot rap (« rythm and poetry » étant la plus rependue), mais l’origine la plus établie du terme « rap » est le verbe anglais « to rap ». Dès sa définition initiale, soit l’action de porter une succession de coups secs et vigoureux à une cadence élevée11, le verbe « to rap » possède un enjeu rythmique, enjeu que l’on retrouve au cœur de la musique rap. La proximité entre « to rap » et la musique rap ne s’arrête pas là puisque depuis le 19ème siècle, « to rap » signifie aussi « tailler une bavette » ou « baratiner »12 et ajoute à la question du rythme la dimension ludique de la parole et le plaisir de dire. Enfin, on sait aussi qu’avant l’apparition du mouvement hip-hop, les noirs américains utilisaient le terme « to rap » pour désigner un mode d’adresse scandé, et souvent rimé : un type d’interpellation d’autrui invitant à la réplique.

Historiquement, l’emploi du mot « rap » semble s’être fixé à partir du succès grand public de la chanson Rapper’s Delight du Sugarhill Gang en 1979 mais le terme de

5 Hommage rendu dans Jazz Magazine, 1983 (www.JazzMagazine.com), cité dans l’article de Bob Hatteau, « JAZZ : n. m. (de l’anglo-améric. Jazz-band) », 2005 (http://www.citizenjazz.com/JAZZ-n-m- de-l-anglo-amer-jazz-band.html) 6 Bob Hatteau, JAZZ : n. m. (de l’anglo-améric. Jazz-band), 2005 (http://www.citizenjazz.com/JAZZ-n- m-de-l-anglo-amer-jazz-band.html) 7 Robert, Le Grand Robert de la Langue Française, , 1986 8 Robert, Dictionnaire Historique de la Langue Française, Paris, 1992 9 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p. 236 10 C. Béthune, Pour une esth étique du rap, Paris, Klincsieck, p. 149 - 2004 11 Oxford Dictionaries (oxforddictionaries.com/définition/English/rap ?q=to+rap) 12 Oxford Dictionaries (oxforddictionaries.com/définition/English/rap ?q=to+rap)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 10 « rap » était déjà utilisé dans un contexte de musique soul pour des morceaux « parlés » et ce dès le début des années 1970. On peut par exemple citer le monologue The Rap de Millie Jackson son « Caught Up » (Spring Records, 1974) dont la partie instrumentale (partagée avec If Loving you is wrong) fût samplée à de nombreuses reprises par les rappeurs : pour J’aime pas de et Diams sur la compilation « What’s the flavour » (Believe / Funky Maestro, 2001) ou encore pour Rue de la Haine sur l’album « Quelque chose a survécu » du groupe Ärsenik (Hostile Records, 2002). On retrouve aussi de nombreuses caractéristiques du rap chez The Last Poets (voir 1ère partie, Chapitre 2, A) Un descendant du jazz) et on pourrait encore la faire remonter au rhythm and blues et aux sermons des preachers (pentecôtistes par exemple).

Ainsi dès sa formation étymologique, le rap se distingue au sein d’une culture afro- américaine tout en contenant plusieurs éléments au cœur de ses problématiques : sa farouche volonté d’indépendance, la place centrale accordée au rythme et la dimension ludique donnée à la parole.

A) Une rapide histoire du rap

Si le hip-hop est né dans le Bronx New-Yorkais des années 1970, il faut attendre les années 1980 pour que le mouvement connaisse un véritable essor. La musique rap éclate une première fois aux oreilles du monde en 1979 avec le tube festif Rapper’s Delight et à nouveau en 1982 avec le succès du titre engagé The Message de Grand Masterflash (« The Message », Sugarhill Records, 1982). Cette double nature originelle du rap, musique festive et musique dite « consciente » ou « militante », l’accompagnera ensuite tout au long de son existence, jusqu’à faire sauter la salle du Zénith de Paris lors d’un concert de NTM en 1998 au rythme des « Mais qu’est-ce ? Mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ». Aujourd’hui, en France comme aux Etats-Unis, le rap occupe les premières places de ventes d’album. En 2012, en France, le groupe Sexion d’Assaut a notamment écoulé plus de 500.000 exemplaires

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 11 de « l’Apogée » (Wati B, 2012), se plaçant en tête des ventes d’ français et en troisième position toutes catégories confondues13.

Bien sûr le hip-hop et le rap ne sont pas sortis de nulle part. En plus de sa filiation afro-américaine14 la musique rap entretient notamment des liens assez étroits avec le reggae, en particulier à travers le personnage emblématique du DJ Kool Herc. Comme on le verra plus loin, sa naissance est aussi intimement liée à des évolutions techniques (voir 1ère partie, Chapitre 1, B) Les techniques du rap).

3.Pochette du disque The Message de Grandmaster Flash & The Furious Five (1982)

Jamaïquain de naissance et considéré comme l’un des pères fondateurs de la culture hip-hop, Kool Herc émigre aux Etats-Unis au début des années 1970 et y apporte la culture des sound-systems15 et la tradition du toasting, c’est à dire une intervention vocale du DJ par dessus la musique voire une interruption de la musique par des interventions vocales. Il est considéré comme l’inventeur du breakbeat, passage en boucle d’un même extrait de chanson sur lequel ne sont présentes que la basse et les percussions, et devient ensuite le premier DJ à mélanger deux disques pour créer une rythmique nouvelle. C’est en grande partie à lui que l’on doit la popularisation

13 Derrière Adèle et Céline Dion, source GFK Music : http://www.snepmusique.com/fr/cpg1-494780- -Meilleures-ventes.html 14 “j’ai parlé avec les rappeurs (…) Ils croient que ce sont leurs pères qui ont commencé le rap, mais c’était leurs grand-parents. Louis Jordan était le père de tout ça. Ecoute ses truc, mec !” Horace Tapscott cité dans C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Autrement, 2003, p. 30 15 Systèmes sonores artisanaux des DJs jamaïcains et antillais

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 12 du sample : boucle musicale ou série d’échantillons sonores sur lesquels les rappeurs s’appuient pour scander leur texte.

Au début des années 1980, le mouvement hip-hop prend son envol et dépasse les frontières du ghetto new-yorkais. Les « bloc parties », immenses fêtes organisées dans les rues où se défient danseurs, grapheurs, « DJs » (disc jokeys) et « MCs » (masters of ceremony), se multiplient. Les premières stars comme Run DMC, Afrikaa Bambaataa ou Kurtis Blow apparaissent et produisent des albums aux accents funky où les scratches16 sont aussi fréquents que les samples de James Brown. Au milieu des années 1980 des groupes tels Public Enemy redonnent un nouvel élan au rap en délaissant le côté festif pour dénoncer les inégalités raciales et sociales. Ce même groupe investit aussi le champ du cinéma à travers de nombreuses collaborations avec le réalisateur Spike Lee. Le début des années 1990 rime avec l’émergence du gangsta rap17 sur la côte ouest américaine, l’importance grandissante du Wutang Clan, de Snoop Dogg, de N.W.A. ou de Dr Dre. Entre provocations, enjeux financiers et violence réelle, la tension grandit progressivement entre les deux côtes américaines et se cristallise autour des assassinats, à quelques mois d’intervalle, des rappeurs (en 1996) et Notorious BIG (en 1997).

La seconde moitié des années 1990 voit le rap prendre une nouvelle ampleur avec des artistes à la renommée mondiale (Coolio, The Fugees, Nas, Jay-Z ou KRS One) et la montée en puissance de labels comme Death Row ou Def Jam qui permettent aux rappeurs de garder le contrôle de leur production, de la conception à la distribution. Le rap entre alors dans le 21ème siècle avec une solide base de production derrière lui et parvient à conquérir un public plus large. En 2000, l’album d’ « The Marshall Mathers LP » (Aftermath/Interscope, 2000) est vendu à plus de 20 millions d’exemplaires dans le monde.

16 Modification manuelle de la vitesse de lecture d’un disque vinyle sous une tête de lecture de platine vinyle, généralement en avant et en arrière, dans le but de produire un effet sonore spécial. 17 Genre de rap né sur la côte ouest américaine à la fin des années 1980 qui met à l’honneur les thèmes de l’argent, de la réussite, des femmes, de la drogue, de son commerce et de multiples activités illégales. « Gangsta » est l’argot anglophone pour « gangster » et l’emploie de ce terme s’explique par les liens étroits originellement entretenus entre les gangs de Los Angeles et les rappeurs.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 13

4.Block party organisée pour le clip de Fight the Power du groupe Public Enemy, utilisé pour le générique de Do The Right Thing, Spike Lee (1989)

En France

Aux Etats-Unis, le rap est le fruit de la culture afro-américaine et s’inscrit immédiatement dans sa tradition musicale18. En France, il est arrivé par les médias au cours des années 1980 et présenté comme un produit de consommation prêt à l’emploi. C’est d’ailleurs la danse hip-hop (ou break dance) qui a d’abord séduit les artistes français. « Le vrai départ, c’était ça. La musique ce n’était pas notre truc. Notre truc c’était la danse » reconnaît ainsi du groupe NTM19. Plus universelle peut-être, associée à l’effort physique aussi, c’est elle qui se répand en premier dans les banlieues.

La musique rap est d’abord diffusée sur le territoire hexagonal par l’intermédiaire des radios « libres » (Carbone 14, Radio Nova et autres Radio 7) et les imports de disques américains. Ces derniers sont généralement ramenés dans leurs valises par de futurs personnages clés du mouvement du hip-hop français, qui effectuent déjà des allers-retours à New-York. Akhenaton se rend ainsi plusieurs fois à New-York pour des raisons familiales (la famille de son père y est installée) et Solo du groupe Assassin y côtoie de près Africa Bambaataa avec lequel il se lie d’amitié. En 1984, H.I.P.-H.O.P., première émission télévisuelle consacrée au mouvement, est diffusée

18 Si on peut parler de « musique noire » il ne faut pas oublier que cette musique est fortement métissée : voir Y. Raibaud, Musique noire : la musique des Afriques dans le monde dans « Géographie des musiques noires » n°76 de la revue Géographie et Cultures, Paris, L’Harmattan, juin 2011, p3-12 19 J.-L. Boquet & P. Pierre-Adolphe, Rap ta France, seconde édition, Paris, Flammarion 1997, p.51

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 14 sur TF1 et présentée par Sidney jusqu’en 1986. Au début des années 1990, c’est l’émission Rapline qui prend le relais sur M6.

« J’ai appris un rap phonétiquement de Spoonie Gee et je l’ai déballé. Après j’ai commencé à écrire des trucs en français. Je me disais que chaque langue a son rythme, donc il y avait forcément une adaptation possible sans des rythmiques de phrasé américaines »20.

Comme Lionel D., la plupart des MCs français commencèrent par imiter le rap américain et par en traduire les textes avant de créer leurs propres styles. Symboliquement, c’est à une américaine surnommée B-Side que l’on doit le premier rap scandé en français sur la chanson Change the Beat (Fab 5 Freddy/Beside, « Change The Beat », Celluloid, 1982). Deux ans plus tard le DJ français Dee Nasty sort le premier album de rap français « Paname City Rappin » (Funkzilla Records, 1984) mais le monde du rap est encore confidentiel et il faut attendre la compilation Rapattitude en 1990 pour que le public découvre une première génération de rappeurs avec NTM, MC Solaar, Assassin, Dee Nasty et bien d’autres.

5,6,7,8 : Pochettes des albums Authentik de NTM (1991), … De la planète Mars d’IAM (1991), Le futur que nous réserve-t-il d’Assassin (1993) et Qui sème le vent récolte le tempo de MC Solaar (1991)

20 Lionel D. cité dans J.-L. Boquet & P. Pierre-Adolphe, Rap ta France, seconde édition, Paris, Flammarion, 1997, p.41

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 15 Ces rappeurs sortent leurs premiers albums au début des années 1990 et tandis que les provocations poétiques de groupes comme NTM ou Minister Amer causent quelques émois, le style calme et poétique de MC Solaar installe le rap dans le paysage musical français en douceur. De manière schématique deux styles de rap cohabitent alors en France, un rap léger et funky incarné par MC Solaar, Ménélik ou Alliance Ethnik, et un rap hardcore à l’image des groupes Assassin, NTM et Minister Amer que certains textes amènent jusque devant les tribunaux. En 1994 la politique des quotas obligeant les radios à diffuser au moins 60% de chansons françaises constitue un véritable tournant économique. Le rap envahit les ondes alors que son esthétique et ses codes sont déjà bien établis, plaçant maisons de disques et radios face à une musique déjà bien définie. S’il est alors trop tard pour que ces dernières puissent influencer la musique rap de manière directe, elles ont tout de même une influence notable par leurs choix de programmation et de promotion qui mettent en lumière certains artistes et même certains genres, délaissant par exemple des artistes trop politiques comme Fabe pourtant très reconnus dans le milieu du rap.

« Tu veux mon nom c’est c’est Be-Fa, l’impertinent / celui qui écrit une lettre au Président / que Skyrock, Fun et NRJ censurent impunément »

Fabe, 11’30 contre les lois racistes, Why Not/Crépuscule, Cercle Rouge, Assassins Productions, 1997

La musique rap trouve en France un terreau favorable et le pays devient rapidement la deuxième marché mondial du rap derrière les Etats-Unis; et si certains parlent d’âge d’or en évoquant la période de la fin des années 1990 en France, les productions de rap n’ont globalement cessé d’augmenter et de se diversifier depuis.

B) Les techniques du rap

La plupart des écrits sur le rap abordent cette musique en tant que phénomène de société, l’envisagent comme culture urbaine ou adolescente, caractéristique d’une jeunesse en détresse sociale en quête d’exutoire et désormais de gros sous. Cette

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 16 approche sociologique, résumée de manière très caricaturale ici, est tout à fait légitime mais ne suffit pas. Que le rap constitue un fait de société, certes. Qu’il soit en étroite relations avec les réalités sociales qui l’entourent, c’est le lot de toute activité humaine. Que cela suffise à rendre compte de la richesse poétique et symbolique du rap, bien sûr que non. Pire, « n’accorder le droit de cité au rap qu’au bénéfice de stigmates sociaux de ses créateurs »21 constitue une forme de déni de son apport créatif. Comme nous adoptions ici une démarche esthétique, l’intérêt premier concerne l’expression et non les conditions sociales susceptibles de l’expliquer. Ce mémoire se penche sur l’imaginaire visuel du rap, nous nous concentrerons donc sur les éléments que l’on pourra retrouver dans l’image, animée ou non, qui l’accompagne : l’échantillonnage, le rythme et le texte.

Un art de l’échantillonnage

L’expression du rap et sa naissance même ne peuvent être considérées sans aborder les technologies sur lesquelles il s’appuie et qui lui ont permis de devenir ce que certains considèrent comme un art de l’échantillonnage. Avec l’arrivée du micro- sillon dans les années 1950, les techniques de reproduction deviennent, comme l’avait prédit Walter Benjamin, capables de « non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres du passé et d’en modifier, de façon très profonde les modes d’action, mais de conquérir elles-mêmes une place parmi les procédés artistiques »22.

Le procédé d’échantillonnage est au cœur de l’art du DJaying, DJ dont le rôle dans le rap est de générer un support musical avec des appuis rythmiques de manière à créer un cycle régulier bien audible et suffisamment dynamique pour entrainer le flow23 du rappeur. Pour ce faire, il utilise plusieurs structures rythmiques différentes de manière simultanée, créant une tension au sein de la multiplicité rythmique comme on trouvait déjà dans le jazz ou la funk. La différence ici est que cette

21 C. Béthune, Pour une esthétique du rap, Paris, Klincsieck, 2004, p.22 22 W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), Paris, Gallimard, 2000, p.71. 23 Le flow est un terme popularisé par le rappeur Rakim qui désigne la façon de scander propre à chaque rappeur. Le flow réunit des qualités de débit, d’inflexion ou encore d’articulation.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 17 multiplicité rythmique passe par la technologie des sampleurs24. Grâce à la technique du sampling, le DJ isole ainsi des échantillons musicaux préexistants, les déforme si nécessaire puis juxtapose ou superpose ces citations sonores pour créer ce que l’on appelle une instru25. Le beat (structure rythmique de base) est quant à lui généralement obtenu à partir d’une boite à rythme.

Le rap se base sur une « intermusicalité »26 primordiale où l’échantillon occupe une place symbolique dans la mesure où il fait référence à ce qu’il échantillonne. Sampler un morceau, c’est aussi une façon de lui rendre hommage et de lui accorder une nouvelle vie. C’est encore une façon de convoquer des origines culturelles ou musicales, de solliciter une mémoire commune ou, d’une manière plus pragmatique, de reverser des droits d’auteurs à des musiciens qui en ont besoin : « la funk, la soul, on connait. Si l’on fait une reprise ou un sample, autant piocher ailleurs. Mieux vaut donner les copyrights à des Africains qu’à des Américains »27.

Cette culture de l’échantillon, qui s’étale de manière évidente à travers l’art des DJ, est aussi largement présente chez les rappeurs. Ainsi l’art du sampling possède des imitateurs vocaux qui pratiquent ce que l’on appelle le human beat box et qui rivalisent de techniques pour créer des instrus et des beats avec leurs bouches (privilégiant aux cordes vocales les souffles, les plosives et les dentales). D’autre part, il très courant de trouver dans les chansons de rap, des citations de journalistes ou d’hommes politiques (généralement pris à témoin avant d’être critiqués), de films (pour donner un contexte fictif à la chanson ou lui donner plus de poids) ou encore des citations de prédécesseurs à qui il s’agit de rendre hommage. Cet échantillonnage sonore revêt plusieurs formes allant de la citation littérale à la caricature en passant par l’imitation révérencieuse, elle peut constituer pour les rappeurs un moyen d’établir une distance ironique avec le discours dominant en s’appropriant l’image négative qui leur est renvoyée pour mieux la détourner, ou une simple façon de mettre en scène une chanson. Tout ceci est mis au service d’une « poétique de l’impact maximal, également liée à la balistique rythmique de ceux qui

24 Aujourd’hui les sampleurs sont majoritairement des programmes informatiques permettant d’isoler des échantillons musicaux. 25 Partition musicale sur laquelle le rappeur s’appuie pour scander son texte. 26 C. Rubin, Le Rap : de l’échantillonnage à la réplique, www.european-mediaculture.org, 2004 27 Passi cité par Françoise-Marie Santucci dans l’article « Désir d’Afrique » paru dans l’édition spéciale « Puissance rap », Libération du mardi 26 janvier 1999

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 18 “boxe(nt) avec les mots” (Ärsenik, 1998), en nous les renvoyant transfigurés par le flow »28. Toutes ces nuances sont détaillées dans un article de Christophe Rubin Le Rap : de l’échantillonnage à la réplique (2004).

9,10 :Le DJ en train de mixer dans le film La Haine de Matthieu Kassovitz (1995)

Le beat, l’instru, les lyrics et le flow

«Le rythme est sens, intraduisible en langue par d’autres moyens »29. Si le texte revêt une importance particulière dans le rap, celui-ci n’existe pas en dehors de son fait musical, c’est à dire en dehors d’une scansion orale au rythme d’un beat et entrainée par une partition instrumentale (instru). Dans le film 8 Mile (2002) de Curtis Hanson mettant en scène de manière semi-fictive les débuts du rappeur Eminem, on peut voir le personnage de B-Rabbit griffonner des morceaux de textes rimés (lyrics) dans le désordre sur des bouts de papiers tout en écoutant des instrus. Ces échantillons de texte ne prennent une forme cohérente et construite qu’à travers une scansion orale : de manière éphémère lors des différentes joutes oratoires du film ou immortalisés par des chansons enregistrée sur CD. Ces textes sont dès l’origine écrits en vue de l’oralité, ils doivent posséder une musique interne et il n’est pas rare que les rappeurs les murmurent pour les évaluer. On connaît l’importance du rythme dans les traditions musicales africaines et afro-américaines et ce dernier occupe encore une place centrale dans le rap30. À l’ « hétérorythmie » originelle mise

28 Christophe Rubin, Le Rap : de l’échantillonnage à la réplique, http://european-mediaculture.org - 2004 29 P. Zumthor, Anthologie des Grands Rhétoriqueurs, Paris, UGE, coll. « 10-18 », 1978, p.165. 30 NB : La poésie européenne (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne) est le plus souvent scandée et accentuée, sauf la française ayant abandonné ce procédé après 1600, et les rappeurs anglophones reprennent, souvent sans le savoir, les formules rythmiques traditionnelles (iambe, trochée, anapeste, amphibraque, etc). Voir J. Webb, Tunesmith : Inside the Art of Songwriting, New- York, Hyperion, 1999.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 19 en place par le DJ, s’ajoute le rythme du rappeur, caractérisé par son flow, c’est à dire la façon dont il scande ses rimes. Propre à chaque rappeur, ce flow est fonction de son articulation, de ses inflexions et de son débit. De nombreux rappeurs prennent un malin plaisir à jouer sur la tension entre le rythme de leur scansion et celui de la partie instrumentale. Les exemples les plus frappants se trouvent sans doute sur les premiers albums d’ ou de qui, tels les équilibristes de cirque, créent avec leurs flows un contretemps vis à vis de l’instru pour mieux retomber ensuite sur leurs pieds. Ainsi avec Christophe Rubin, dans le rap, « il ne s’agit non pas de la mise en musique d’un texte, mais d’une certaine manière de la mise en voix et en texte d’un rythme »31.

11,12 :Ecriture et scansion dans 8 Mile (2002) de Curtis Hanson.

31 Christophe Rubin cité dans Pour une esthétique du rap de C. Béthune, Klincsieck, p.64 - 2004

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 20 Chapitre 2 : DES ORIGINES PLUS ANCIENNES ?

Au delà des questions de rythme, que l’on pourra par exemple retrouver au détour de questions de montage et découpage dans les clips vidéos, ou d’échantillonnage, qui explique en partie la multiplication des univers visuels, le rap s’appuie sur toute une série de codes et de rituels hérités en grande partie d’une tradition afro- américaine où le conflit est théâtralisé, la technique étalée et la vulgarité transformée en poésie. Ces codes, on les retrouvera encore aujourd’hui dans la façon dont les rappeurs se mettent en scène, que ce soit lors de concerts, de clips vidéo ou d’apparitions dans les médias.

« Ce parcours je connais par cœur / Le rap apaise mon cœur / Comme le jazz de feu / Charlie Parker »

Rockin Squat, Dangereuse Liaison, « Les Liaisons Dangereuses », Virgin, 1998

A) Un descendant du jazz

Formé en 1968, le groupe new-yorkais The Last Poets est considéré par beaucoup comme l’un des précurseurs du rap. A de nombreux égards, leurs textes, déclamés a capella au rythme de simples percussions, puisant dans l’argot noir américain et embrassant les thématiques de la violence, du sexe et de la drogue, contenaient déjà une bonne partie des ingrédients du rap. Le rap entretient aussi d’étroites relations avec la musique funk, en témoignent les sonorités funky des premiers albums de rap ou la liste incroyablement longue répertoriant les chansons de hip-hop reprenant des samples de James Brown sur le site www.du-bruit.com. Ce lien avec la musique funk, le rappeur américain Ice-T l’explique très simplement dans son film From Something to Nothing (2012) en racontant comment les premiers DJ « piochaient » leurs disques dans les discothèques de leurs parents. Aujourd’hui, les samples de funk sont de plus en plus rares et volontiers associés aux premiers pas du rap, à

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 21 l’époque où les rappeurs articulaient chaque mot et gesticulaient de manière désordonnée en balançant leurs « punchlines » politisées.

La relation entre le rap et le jazz, symbole s’il en est de la musique noire du XXème siècle, semble en revanche plus profonde. Comme le rap aujourd’hui, le jazz n’a pas toujours été synonyme de bon goût. Nous l’avons déjà évoqué, l’origine étymologique du jazz fait écho à la perception initiale d’une musique considérée comme trop sensuelle. Lors de son apparition le jazz ne possédait pas de structure de production aussi solide et indépendante que le rap aujourd’hui. Pour être diffusé, il fallait passer par des producteurs blancs, pour être reconnu, il fallait plaire à des critiques blancs, et ceux qui avaient donné à la musique jazz son sobriquet péjoratif se firent un devoir de gommer ensuite toute une série de pratiques jugées marginales, secondaires ou même vulgaires. L’ajout d’éléments sonores concrets dans les compositions de Jelly Roll Morton, que l’on aurait pu voir comme un écho direct de l’art de conteur du griot africain, lui fût souvent reproché32. Si le jazz a été respecté très tôt par un public assez vaste (dès 1916-17 en France et avant aux Etats-Unis), certains de ses aspects ont parfois été mal compris. Sa culture du défi et son amour de la technique, incarnés par les jam sessions où les musiciens improvisaient autour de standards en enchaînant les solos et en étalant leur technique pour conquérir le public et le respect de leurs collègues, ont par exemple longtemps étaient considérés comme d’un goût douteux et s’opposent aux traditions esthétiques occidentales initiées par Hegel ou même Kant33.

Toutes ces caractéristiques du « mauvais goût », qui ne sont d’ailleurs pas exclusives à la musique afro-américaine, on les retrouve aujourd’hui, plus vivaces que jamais, au cœur de la musique rap. L’ajout de coups de feu, de klaxons ou de sirènes sur une musique de rap est un procédé aussi largement admis que classique et constitue pour le philosophe Christian Béthune une façon de réhabiliter la culture orale et les procédés mimétiques chéris par Homère et Aristote et condamnés par Platon34. Etaler sa technique, vanter la qualité de son flow et proclamer sa supériorité sur ses

32 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p. 40 33 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p. 44 34 “le rap balaie la distinction entre mimésis et diégésis (…) et renoue avec une origine de l’art au nom de laquelle, précisément, Platon chassait les artistes de sa cité idéale (République, III, 398, a-b, et X, 607 e-608 a)”, C. Béthune, Pour une esthétique du rap, Klincsieck, p.63 - 2004

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 22 collègues rappeurs définit un genre nommé egotrip. Enfin la culture du défi, présente de bien des manières dans le rap, se cristallise autour des clashs qui voient deux rappeurs s’affronter de manière symbolique à travers la qualité de leurs punchlines35 et de leurs flows. Les rappeurs font ainsi revivre à leurs façons certains aspects du jazz qui furent progressivement effacés au nom du bon goût et se placent dans sa lignée en tant que neveux rebelles et turbulents.

Hommages et collaborations

Ses neveux turbulents entretiennent avec leurs ainés des relations de filiation souvent symboliques et parfois réelles. Filiation symbolique quand elle se reflète au détour du choix d’un pseudonyme (Jazzy Jeff, Jay-z) ou du nom d’un groupe (Jazzmatazz, Afro Jazz), filiation réelle quand le fils du trompettiste Olu Dara36 devient un rappeur mondialement connu sous le pseudonyme Nas.

Le rap n’a jamais renié le jazz et les rappeurs ne manquent pas une occasion de lui rendre hommage. On trouve d’innombrables allusions au jazz dans les textes de rap, « si le rap excelle le jazz en est l’étincelle » déclare ainsi MC Solaar dans sa chanson A dix de mes disciples (« Prose Combat », Polydor, 1994). Un grand nombre de morceaux de jazz ont été samplés par des DJs pour concocter des instrus de rap, Today de Tom Scott (« The Honeysuckle Breeze », Impulse Records, 1967) pour They Reminisce Over You de Pete Rock & C. L. Smooth (Elektra, 1992) par exemple, et il n’est pas rare que des artistes de rap fassent appel, de manière ponctuelle ou régulière, à des musiciens de jazz. Oxmo Puccino a ainsi fait tout un album avec la formation de jazzmen The Jazzbastards, album intitulé « Lipopette Bar » (2006) et produit par le célèbre label de jazz Blue Note, alors que Rocé a invité à deux reprises le saxophoniste Archie Shepp sur son album « Identité en crescendo » (Universal, 2006).

35 Les rappeurs appellent punchlines les morceaux de leurs textes où l’impact est maximum. 36 Musicien et chanteur américain, d’abord connu comme jazzman pour ses collaborations avec des musiciens d’avant garde comme David Murray, Henry Threadhill ou Charles Brackeen puis comme leader d’un groupe de musique mêlant blues, jazz, folk, funk, reggae et musique populaire africaine.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 23 L’inverse est aussi vrai et plusieurs jazzmen ont pris pour habitude de collaborer avec des rappeurs. On peut citer l’exemple de Herbie Hancock qui fit appel au DJ DST pour enregistrer son morceau Rock it (« Future Shock », Columbia Records, 1983) ou encore Steve Coleman qui non content d’intégrer des groupes de rap dans ses albums et ses prestations scéniques, a aussi collaboré avec sur leur album « Do You Want More » (DGC Records, , 1995).

Poétique de la technique

« Atmosphères suspectes et lignes plates, ce morceau va faire date / Mate la technique, et les stigmates sur les mecs »

Ärsenik, Quelques gouttes suffisent, « Quelques gouttes suffisent », Hostile, 2008

Ce qui rapproche encore le rap et le jazz, c’est leur amour commun pour la virtuosité technique (instrumentale ou vocale) et cette façon si particulière de la mettre en avant. La technique en tant que telle fût longtemps déconsidérée dans la philosophie occidentale : Hegel pensait que la technique dévalorisait l’œuvre en s’exhibant alors que dans sa Critique de la faculté de juger, Kant souhaitait soustraire la technique du sens de l’œuvre. La technique fût ensuite réhabilitée par Adorno pour qui « les œuvres agencées comme des tours de force d’équilibriste révèlent quelque chose de supérieur à l’art tout entier : la réalisation de l’impossible »37. Dans la culture afro- américaine, la question ne s’est jamais vraiment posée. Les procédés techniques ont toujours été considérés comme une partie intégrante de l’œuvre d’art. Faire étalage de ses capacités techniques permet d’acquérir le respect des collègues et l’admiration du public, mais la technique est aussi un moyen d’exister en tant qu’individu. Le trompettiste Cat Anderson, de l’orchestre de Duke Ellington, expliquait par exemple son goût prononcé pour les timbres suraigus par le simple fait d’être le seul à maîtriser cette technique, qui constituait alors pour lui un moyen d’affirmer son individualité de musicien38. L’instrument des rappeurs c’est le flow et

37 T.W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p142 38 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p.44

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 24 ce flow ils le chérissent et le travaillent. Bien avant le texte, c’est le flow qui leur permet de se distinguer des autres rappeurs.

Dans le rap comme ailleurs, la forme fait sens et la forme est aussi technique voire même technologie. C’est par la technique, exhibée de manière acerbe lors de battles ou de clashs, que les rappeurs acquièrent souvent un début de notoriété. Dans ses joutes verbales, la technique est au moins aussi importante que le choix des mots. Un faux pas, une rime trop longue, un contretemps trop marqué, et c’est la défaite, les huées du public. Un tour de force, un « flow » maîtrisé, une « instru » domptée, et ce sont les applaudissements des spectateurs et le respect de l’adversaire. Cette technique, ils la vantent avec une démesure et une symbolique telles qu’il est difficile de la tenir hors du domaine de la poétique.

B) Héritier d’une tradition agonistique

« J'vous présente, Aket' le nez pointu comme une fléchette / Et vu de profil équivalent de la superficie d'une raquette / Galbé comme une baguette et un zen en acier trempé / et son nom il le signe à la pointe de son nez / A mes côtés AKA mâchoire d'acier / quand il était encore marmot les tétines il les déchiquetait. »

Sniper, Aketo VS Tunisiano, « Du Rire au Larmes », Desh Music, 2001

Nous venons d’en parler, le rap a en lui une culture de l’affrontement. « Moi contre toi » au sein d’un « Nous » à travers les clashs qui voient s’opposer de manière symbolique deux rappeurs qui affichent et qui vantent la qualité de leurs flows et de leurs lyrics tout en rabaissant l’adversaire. Historiquement cela se faisait à travers des compétitions plus ou moins underground devant un public de passionnés qui faisait office de jury, mais c’est aussi de plus en plus le cas dans les émissions de radio (Zoxea VS Dontcha sur Skyrock par exemple), par vidéos sur Youtube (Booba VS ) ou de manière ludique au sein d’un groupe et/ou pour les besoins d’une chanson. Sur le premier album du groupe Sniper (« Du rire au larmes », Desh Music, 2001), on voit ainsi deux des membres du groupe s’affronter sur la chanson

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 25 Aketo VS Tunisiano alors que le troisième (Blacko) fait office de juge. Reprenant les codes des joutes verbales, les deux rappeurs s’attaquent au physique de l’adversaire à coups de comparaisons et de métaphores cocasses dont le succès est mesuré aux rires et aux cris du public. Si désagréable que puisse paraître l’attaque, la réponse se fait toujours sur le terrain de la parole et à coups de surenchère de technique et d’imagination. Ne pas répondre à la provocation, acte synonyme de grandeur morale dans d’autres cultures, est ici un signe de prétention et de dédain (refuser de s’abaisser « moralement » à un tel jeu c’est aussi refuser de se mettre à un niveau commun proposé par l’autre). Perdre contrôle, sortir de la symbolique pour s’en prendre physiquement à l’adversaire, est synonyme de défaite, de honte et d’une condamnation par le groupe.

C’est aussi l’un des enjeux du film 8 Mile (Curtis Hanson, 2002), qui voit deux groupes s’affronter sur les terrains symboliques et physiques et où la seule véritable victoire, celle qui n’appelle ni réponse ni contestation, se fait finalement sur scène et par la parole lors du clash final. Le rap possède une histoire et une tradition pessimiste vis à vis des affrontements qui sortent du domaine de la symbolique. Ces derniers ont toujours été source de malheur et de drame. Masters of Ceremony39 dans des environnements sociaux difficiles et apôtres de la puissance des mots, ils se font sans cesse un devoir de rappeler la supériorité de la parole. Cette culture du clash revêt différentes formes au cours des années, on a par exemple vu les rappeurs et Médine s’adonner à un clash contre eux-mêmes dans la chanson Les 16 Vériétés (« La plume et le poignard », Sixonine, 2012), chaque rappeur faisant une autocritique à double tranchant puisqu’elle désamorce aussi d’éventuelles attaques Là encore on peut fait un parallèle avec le film 8 Mile dans lequel B-Rabbit emporte le clash final en anticipant tout ce que pourrait dire son adversaire sur lui mais c’est aussi, par exemple, le cas du monologue de Cyrano dans la pièce d’Edmond Rostand. Plus récemment de nombreux rappeurs comme Nekfeu du groupe 1995 se sont bâtis une solide réputation à travers des clashs diffusés sur Internet avec des émissions telles que Rap Contenders. Si on peut parler de conflits théâtralisés dans le rap, c’est que ces clashs font l’objet d’une mise en scène avec des règles précises. Ils nécessitent la présence d’un animateur qui présente les artistes et organise la

39 Ou « M.C. », terme désignant les rappeurs au sein de la culture hip-hop.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 26 cérémonie (tirage au sort de celui qui décidera qui commencera à rapper, sollicitations du public pour le vote, demande au DJ de lancer l’instru), l’interaction avec un public et le support musical d’un DJ. Evidemment il n’est pas rare que ces clashs se passent justement sur une véritable scène.

Cette culture de l’agôn et ce goût du défi ont rapidement dépassé le simple cadre du « moi contre toi au sein d’un nous » pour devenir à de nombreuses occasions un « moi contre le reste du monde », posture de défi qui reprend le torse bombé les accusations de misérabilisme qui pèsent sur le rap. Le rappeur Tupac Shakur nommait ainsi son quatrième album « Me Against the World » (, Amaru Entertainment, 1995) et on retrouve cette symbolique poétique à travers une grande partie du rap. Elle revêt diverses apparences et passe notamment par l’archétype de l’individu qui se dresse contre un système injuste. Ainsi Médine lançait-il :

« Et puis je voudrais rendre justice avant ma mort / j’irai graver Geronimo sur les têtes du Mont Rushmore » .

Anéanti, « L’Album Blanc », Din Records, 2006

13,14 : Médine face à lui-même (passager et chauffeur d’un même taxi) dans le clip de la chanson Les 16 vérités sur l’album de Sinik « La plume et le poignard », Sixonine, 2012

Work Songs

Cette culture agonistique n’est pas née avec le rap. Elle est, au moins en partie, l’héritage d’une longue tradition afro-américaine et il faut remonter à l’époque de

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 27 l’esclavage pour en trouver l’origine. A une époque où toute forme d’expression et de culture était sévèrement réprimée chez les noirs, le chant fit figure d’exception. Considéré par les maîtres blancs comme signe d’un bon moral chez les « travailleurs », il fût même encouragé et utilisé comme objet de concurrence entre les équipes de travail. Le soir c’est au sein de la communauté des esclaves que le chant et la danse permettaient de se distraire de manière symbolique et d’évacuer le trop plein d’agressivité. Ce sens de la concurrence est renforcé par la forme canonique de call and response qu’adoptent de nombreux chants noirs et qui crée une émulation entre les différentes groupes participant à la chanson.

Dans une communauté privée de toute forme de culture et coupée de ses racines, la tradition orale revêt une importance essentielle et le chant et la danse deviennent des moyens d’exister en tant qu’individu.

Cette culture du conflit théâtralisé et la transposition symbolique se retrouvent dans le jazz. A sa naissance les orchestres avaient pris l’habitude de s’affronter pour asseoir leurs notoriétés et la tradition voulait qu’un musicien de jazz défie les gloires locales dans les boites des villes où il venait d’arriver (défis aux formes et noms multiples : cutting contest, bucking contest, battle, chase, etc). Elle encore présente dans les affrontements entre fanfares dans les rues de la Nouvelle-Orléans et constitue aujourd’hui l’un des éléments fondamentaux du hip-hop, que ce soit à travers les battles de break dance, les clashs de rap, l’art du graffiti et jusque dans la façon de s’habiller. Et si les jazzmen comparaient leurs instruments à des armes blanches et à des haches en particulier, aujourd’hui les rappeurs associent volontiers leurs mots aux balles des armes à feu :

« Mon style est une gâchette, mon flow une machette / Je suis le casseur de mâchoire / Dorénavant c'est moi l'chef ».

Sinik, Les Mains sur la tête, « En attendant l’album », Believe/Néochrome, 2003

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 28 Dirty Dozens & Egotrip

Très présentes dans les cultures artistiques afro-américaines, les joutes oratoires sont aussi un passage obligé pour nombre de jeunes Afro-américains. Comme l’explique Christian Béthune40, il est de tradition dans certains ghettos noirs américains que les garçons quittent la mère de manière symbolique pour poursuivre leur éducation dans la rue. L’enfant rejoint alors un groupe et forme ce que l’on perçoit aujourd’hui négativement comme une « bande » dans laquelle il apprend les codes du groupe et de la vie en société. Ces bandes et ses enfants ne sont pas livrés à eux-mêmes puisqu’un complexe mais informel réseau de surveillance (souvent composé de grandes sœurs et de femmes plus âgées) les tient à l’œil. C’est dans ces bandes et à travers cette expérience du monde réel, que l’enfant est censé s’aguerrir et devenir un homme.

Ce passage initiatique, cet endurcissement, revêt différents visages dont l’un est connu aux Etats-Unis sous le nom de dirty dozens (douzaines dégueulasses) et consiste en une compétition verbale entre deux individus entourés par leur bande. Il s’agit d’un jeu d’insultes rituelles ou chaque participant s’en prend à l’adversaire, et souvent aussi à sa mère, de manière symbolique, jusqu’à ce que l’un des deux perde le contrôle de lui-même, abandonne ou n’ait plus de répartie. Ce rituel, associé aux jeunes noirs de 8 à 10 ans mais qui perdure ensuite, est une manière symbolique de cuirasser le sujet avant le passage à l’âge adulte et présente de nombreux points communs avec les clashs du rap : il s’agit de dominer de façon ludique, par la parole uniquement, et devant un cercle de pairs. En France, on retrouve cette tradition de l’insulte rituelle à travers les insultes imagées s’en prenant aux mères très présentes chez les jeunes de milieux populaires (« ta mère c’est comme un caddie, on met dix francs c’est parti ») qui rivalisent d’inventivité plus que de méchanceté pour gagner le respect du groupe. Et si l’éducation par la rue semble moins établie et organisée qu’aux Etats-Unis, on retrouve néanmoins dans le rap français tout un champ lexical de la maternité associé à la rue. Ainsi va le refrain de la chanson La Mère des Enfants Perdus de la marseillaise Keny Arkana « Je suis la rue, la mère des enfants perdus » (« Entre Ciment et Belle Etoile », Because Music, 2006) ou encore le couplet de Joey

40 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p.97-98

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 29 Starr dans Laisse pas trainer ton fils « La rue a su me prendre car elle me faisait confiance / Chose qui avec mon père était comme de la nuisance » (« Supreme NTM », Epic, 1998). La différence étant qu’en France la rue est présentée comme une mère adoptive suite à un abandon alors qu’aux Etats-Unis elle fait partie de la famille.

A l’insulte rituelle qui endurcit les jeunes répond une autre tradition nommée boasting que l’on pourrait traduire comme l’art de se vanter et que tout le monde connaît au moins à travers le personnage du boxeur Mohammed Ali. Il s’agit pour l’individu de vanter ses prouesses physiques ou sexuelles ou de mettre en avant sa richesse matérielle mais de manière totalement emphatique et sans la moindre recherche de crédibilité. Il se caractérise par un permanent second degré et une inventivité qui passe plus par la façon dont l’orateur emploie des formules toutes faîtes que par l’invention de ces formules. Pour Christian Béthune, « par sa démesure proclamée, par la vigueur inventive de ses tournures et de ses métaphores, par la nature de ses intonations, par la prégnance de sa scansion oratoire, par le sens théâtral de la mise en scène qui l’accompagne, le boast ouvre un champ agonistique qui appelle une réponse sur le même terrain »41. Cette tradition coule, à présent, dans les veines du rap à travers le genre majeur de l’egotrip, mais on la retrouve aussi de manière plus diffuse dans tous les compartiments du rap. Dans le morceau Besoin de Révolution d’un rappeur dit « conscient » comme Médine on trouve ainsi l’art du boasting aux côtés de sentences engagées :

« Dans Résolution besoin de remplacer le « S » par le « V » / Tu t'es pas relevé qu'on a le bras levé / J'ai besoin de changer les choses. La main sur le Glaive / Et les deux poings dans une paire de Gloves ».

« Arabian Panther », Because Music/DIN Records, 2008

41 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p.99

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 30 C) Le retour des badmen de la culture afro-américaine

Durant la période de l’esclavage, les exploitants blancs se sont fait un devoir d’interdire tout accès à la culture aux esclaves, punissant ceux qui cherchaient à apprendre à lire et à écrire et allant même jusqu’à interdire l’utilisation de tambours (en 1676 en Virginie). « Nous avons autant que possible fermé toute avenue par laquelle la lumière puisse pénétrer dans l’esprit des esclaves. Si nous pouvions leur supprimer la capacité de voir la lumière, notre tâche serait terminée : ils seraient réduits à l’état de bête de somme et nous serions en sécurité »42 déclara alors Henry Betty, représentant du comté de Jefferson au parlement de l’Etat de Virginie en 1831.

Accéder à la culture ou la partager était associé à un acte hors la loi pour l’esclave et depuis ce parallèle entre culture et délinquance a perduré dans l’imaginaire afro- américain. Dès lors c’est principalement sous la forme d’une culture hors-la-loi (outlaw) que la culture noire va se développer aux Etats-Unis, avec un goût prononcé pour la déviance et les héros négatifs.

Le lien entre culture et délinquance est si profond qu’il a survécu à l’importation de la musique rap en France. Même si pour les rappeurs de l’hexagone il s’agit plus d’une posture symbolique que d’un véritable héritage culturel et historique, la poétique associant leur musique à des actes hors la loi reste très présente. Le rappeur baptisera Délinquante musique l’un des morceaux de son album « Paradis assassiné » (Hostile, 2005) et l’analogie entre les actes illicites et le fait de rapper se retrouve dans d’innombrable textes de rap. L’emploi de la formule « j’deale mes rimes » est ainsi présente aussi bien chez le groupe toulousain 3ème Œil (L’enfant terrible, « Hier, aujourd’hui, demain », , 1999), que chez Ärsenik (Quelques gouttes suffisent, « Quelques gouttes suffisent », Hostile, 1998) ou encore avec une petite variante puisque « rime » y est employé au singulier : « je deale ma rime en peine et pas de farine pour les narines en peine » (Eternel recommencement, « A chaque frère », Bomayé Music/Hostile records/EMI, 2007).

42 Roubenol & Cardonnet , Les Sudistes, Paris, éd. Armand Colin, 1971

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 31

Enfin on citera la compilation « Dis l’heure 2 rimes » (Hostile, 2002) produite par Passi qui reprend cette formule tout faite en l’associant à un jeu sur les mots, leurs sonorités et une typographie héritée du graffiti très présente dans le rap (on retrouve ce genre de jeu de mots par exemple dans le nom du collectif fondé par Kool Shen « IV My People »).

Trickster et Badman

On trouve encore dans la culture séculaire afro-américaine, deux personnages fictifs avec lesquels le monde du rap entretient des liens indirects et puissants. Ces deux figures complémentaires que l’on retrouve dans les contes sont les héros récurrents et négatifs du trickster et du badman. Ces deux personnages revêtent différents visages selon les contes, mais présentent à travers les histoires et les siècles des caractéristiques communes. Issu d’une longue tradition orale africaine, le trickster est un semeur de zizanie qui se sort des situations compliquées dans lesquelles il se met grâce à son habileté à manier les mots. Le rappeur Oxmo Puccino parlait à juste titre de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand comme d’une « situation très rapologique »43 mais la comparaison avec la tradition du trickster se limite au fait d’employer les mots pour prendre le dessus. Car si Cyrano utilise les mots au service de fins « nobles » ou tout du moins positives, le trickster les emploie dans les buts de perturber un équilibre pour se divertir avant de convoquer ses talents de beau parleur pour sauver sa peau. Ce héros négatif, pernicieux, provocateur et surtout amoral est présent dans les contes pour enfants sous les traits d’animaux tels le « Br’er Rabbit » des Contes de l’Oncle Rémus, le Babouin ou encore le Signifying Monkey (singe provocateur). Le « trickster » a une version adulte, c’est le « badman », dont l’apparition dans le folklore noir est plus tardive et qui prend dans les toasts (récits satiriques de la tradition afro-américaine qui mettent généralement en scène deux personnages en conflit) les traits d’êtres humains.

43 « Il y a une joute verbale : un jeune prétentieux essaye d’affronter Cyrano, mais l’autre s’en tient à des mots alors qu’il est physiquement plus fort. Tout en sachant qu’il pourrait l’abattre d’un coup d’épée, il utilise quand même la parole. Une situation très rapologique » Oxmo Puccino dans l’Affiche, n°54, avril 1999

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 32

À la différence des animaux reprenant la figure du trickster, le badman a connaissance des lois qu’il choisit d’outrepasser. C’est un symbole de transgression que Roger D. Abrahams décrit ainsi :

« son univers est celui de la rébellion ouverte, il porte atteinte aux tabous et aux bonnes mœurs en pleine connaissance de cause. C’est en fait de la conscience de sa révolte dont il tire gloire »44.

Entre ce personnage, qui selon les histoires revêt les costumes de maquereau, de gangster ou de tueur, et ceux que se sont construits les rappeurs, points communs et rapprochements sont faciles à esquisser. Les postures de défis des rappeurs qui ne craignent pas la mort (« Ready to die », Notorious BIG, Bad Boys Records, 1994) ou qui défient le monde (« Me Against the World », Tupac Shakur, Interscope Records, Amaru Entertainment, 1995) renvoient au badmen peu soucieux de leurs intégrités physiques, mettant leurs vies en jeu, prêts à défier le monde entier et qui même en enfer parviennent à imposer leurs lois45. Les personnages récurrents du maquereau (P.I.M.P., 50 Cent, « Get Rich or Die Tryin' », Aftermath, Interscope, Shady, 2003), du tueur (« Quand je vois un film d'horreur, je m'identifie au tueur / Michael Myers, Jason, Fredy Krueger, Hannibal Lecter », Dr Hannibal, Don Choa, « Vapeurs toxiques », Small Records, 2002) et bien sûr de gangster (« Je suis un gangster, gangster / Je m'arrêterai six pieds sous terre », Gangster, Booba, « Autopsie Vol. 4 », Tallac, 2011), on les retrouve à tous les coins du rap et la violence traditionnelle avec laquelle les récits des badmen mettent en scène les femmes trouvent un écho tout particulier dans le machisme affiché du . Cette violence, il faut d’ailleurs la voir comme une provocation et une volonté de jouer les trouble-fêtes dans une société américaine encore très puritaine. En France, la figure de style existe aussi mais elle est moins présente et surtout critiquée de l’intérieur : au pays du Lido et Moulin Rouge, le puritanisme est moins prononcé et la provocation beaucoup plus gratuite.

44 Roger D. Abrahams, Deep down in the Jungle : Negro narrative folklore from Streets of Philadelphia, New-York, Aldine de Gruyter, 1970, p. 65 45 C. Béthune, Le Rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, 2003, p.119

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 33 Pour clore cette parenthèse, il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, sans pour autant l’accepter, les rappeuses ne s’indignent pas outre mesure de la mise ne scène de la femme dans le rap, comme les filles des ghettos américains, elles côtoient les rappeurs au quotidien, connaissent les codes, savent déceler la part de second degré. Elles préfèrent alors répondre sur le même terrain : que ce soit Missy Elliot qui consacre une chanson aux éjaculateurs précoces (One Minute Men, « Miss E... So Addictive », Goldmind, Elektra, 2001) ou Diam’s qui tourne en dérision les prétentions sexuelles de certains (« Donc toi tu ken t’es un vrai hein ? / Mais quand tu peines à la faire v’nir t’es navré hein ? » (Cruelle à vie, « Brut de femme », EMI, 2003).

Ces codes, ces personnages récurrents, ce rôle de provocateur, cet amour de la technique, ce goût du défi, cette idée de culture hors-la-loi, ces penchants pour l’excès et l’illicite constituent autant d’éléments qu’il faut prendre en compte avant d’aborder le rap et son imaginaire visuel. Pour les rappeurs, il s’agit d’éléments qui relèvent presque de « l’inné » et de « l’inconscient collectif », avec les forces et les faiblesses que cela entraîne. En revanche, pour celui qui est extérieur au phénomène, il semble nécessaire d’assimiler ces éléments avant de porter un regard critique sur un mouvement qui de toute manière jalouse son art et ne demande ni l’aide ni l’adhésion de qui que ce soit :

« Si tu kiffes pas reu-noi t'écoutes pas et puis c'est tout »

(Si tu kiffes pas, , « Black Album », 45 Scientific, 2006).

15 : 50 Cent en tenue de maquereau dans le clip de la chanson P.I.M.P. (à gauche), 16 : Booba en gangster dans le clip de Scarface (à droite).

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 34 Chapitre 3 : LE RAP FRANÇAIS ET L’ESTHETIQUE DE LA

COLERE

L’intitulé de ce mémoire précise que le champ d’étude sera limité au rap français et pourtant nous avons beaucoup parlé de la culture afro-américaine et des rappeurs américains. Pour considérer le rap français, il paraissait nécessaire de se pencher sur ses origines, et une bonne partie de celles-ci se situent incontestablement de l’autre coté de l’Atlantique. Il était important d’évoquer cet héritage car il est toujours vivace au sein de la musique rap en France. Dire pour autant que le rap français n’est qu’une importation du rap américain serait pourtant une grossière erreur. Au cours des années, la musique rap s’est confrontée à des adaptations et une tradition chansonnière locale qui en font aujourd’hui un genre autonome à bien des égards. Comme l’affirme le rappeur Kool Shen :

« L’Amérique ce n’est pas un exemple. Ca en reste un au niveau du produit, mais pas de la démarche et de l’éthique. On ne parle pas d’éthique avec les Américains. Tu leur mets un billet, ils courent » 46.

Scansion et adaptations

Une chanson, selon le sociologue Antony Pecqueux, correspond « à la résolution d'une équation entre d'un côté des paroles proférées, et de l'autre un support mélodique » et « prend par conséquent les traits, pour l'analyste, d'un phénomène ou évènement d'abord sonore; et pour celui qui n'est pas musicologue : d'un phénomène ou événement d'abord articulatoire »47. Si on aborde le rap en tant qu’événement articulatoire, on constate d’entrée une différence flagrante entre la

46Cité par J.-L. Boquet & P. Pierre-Adolphe, Rap ta France, 1997, p.189 47 A. Pecqueux dans Vous avez dit « âge de la vie » ? Journées d'Études 24 et 25 Novembre 2004, musées départementaux Albert et Félicie Oemard, sous la direction de Noël Barbe & Emmanuelle Jallon, 2004, p.223

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 35 forme sous laquelle le rap s’est imposé en France et celle sous laquelle il vit aux Etats-Unis. Alors que les premiers rappeurs français se faisaient un devoir d’articuler clairement chaque syllabe dans toute son étendue théorique et scripturale, les américains s’appuient quant à eux sur des ellipses syllabiques déjà présente dans la langue anglaise (« don’t »). Toujours selon Anthony Pecqueux, cela montre qu’en matière d’articulation les rappeurs français de l’époque ne suivaient pas le modèle américain mais le modèle dominant de l’interprétation chantée en France dans les années 1980 – 1990 : celui de la chanson française. Si par la suite la façon d’articuler des rappeurs français a pu évoluer, ce n’est pas simplement pour se rapprocher du modèle américain, mais aussi dans le cadre d’une vieille tradition française dite de la « chanson réaliste ». Accusée de vérisme à cause de son mode articulatoire commun, de ses syllabes avalées, de son langage relâché, quotidien et banal qui se démarquait d’une démarche dite poétique car artificielle, incarnée par des personnages comme Aristide Bruand, Fréhel ou Arletty, la chanson réaliste disparut progressivement dans les années 1950 et présente de nombreux points communs avec le rap. Il est peu probable que les rappeurs français y aient eu accès directement, mais des personnages qu’ils connaissent bien et citent comme modèles (Renaud par exemple) se réclament ouvertement de cet héritage.

De plus, les rappeurs le reconnaissent eux-mêmes (voir la citation de Lionel D. plus haut disant que « chaque langue a son rythme »), la scansion du rap en français pose des problèmes spécifiques qui a imposé une adaptation vis-à-vis du modèle américain. Ainsi, comme l’explique Christian Béthune dans son chapitre « Quels problèmes spécifiques la scansion en français pose-t-elle aux rappeurs? »48, si le flow est une donnée culturelle de base pour les Afro-Américains, la société française fait peu de cas de ceux qui parlent haut. Alors que les mots de la langue anglaise possèdent des accents toniques propres, la langue française est monocorde et l’accent dépend de la place du mot dans la phrase et du sens (de l’interprétation) que l’on veut lui donner en le disant. Le rap met en pratique les principes de versification et d’accentuation traditionnels de l’anglais, avec un glissement très américain vers les « temps faibles » (2 et 4 dans un 4/4) et les contretemps (un ET

48 C. Béthune, Pour une esthétique du rap, Paris, Klincsieck, 2004, p.83

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 36 deux ET trois ET quatre)49. Il était alors difficile pour les rappeurs francophones de copier le modèle américain, ils ont du adapter, et c’est par cette adaptation qu’ils ont fait une œuvre vraiment originale. Il semble aussi important de rappeler qu’à l’heure où de nombreux chanteurs et groupes français choisissent de s’exprimer en anglais, les rappeurs ont fait le choix de privilégier le français. Il s’agit bien d’un choix, la plupart des rappeurs des premiers temps en France ayant une maîtrise plus que correcte de l’anglais, et d’un choix qui s’explique par le simple fait que dans le rap le flow caractérise l’individu. Malgré la relation d’amour/haine que les rappeurs entretiennent avec la France, la langue française fait bel et bien partie d’eux. Dans le même ordre d’idée, on notera aussi une certaine tendance chez les rappeurs à inclure des passages rappés dans leur langue maternelle : l’espagnol pour Rocca ou l’arabe pour Tunisiano du groupe Sniper. Et si l’utilisation de mots anglais est aussi courante dans le rap que dans les conversations courantes de notre société, rapper en anglais pour un français reste un événement exceptionnel.

A) Héritiers d’une tradition chansonnière française

En plus d’avoir adopté des stratégies articulatoires différentes du rap américain, reprenant ainsi à leur compte et sûrement sans le savoir la vieille tradition de la chanson réaliste, les rappeurs français rendent aussi volontiers hommage à des chanteurs français (ou francophones) plus récents dont ils se considèrent comme les héritiers. Les exemples sont légions et on citera simplement quelques personnages phares comme Georges Brassens (« Je reste petit face à l´énergie qui s´évince / Avec autant de fluidité qu´une chanson de Georges Brassens », Rockin Squat, Dangereuse Liaison, « Les Liaisons Dangereuses », Virgin, 1998), Serge Gainsbourg (« égo en titane, black Gainsbourg passe une gitane / Je partirai sur un coup de tête de Zidane », Moniseur Mike, Juste un Rêve sur l’album autoproduit de Nakk Mendosa « Darksun », 2012), Renaud (présent sur le refrain de Hexagonal de Doc Gynéco - hommage à sa chanson L’Hexagone - « Les Liaisons Dangereuses », Virgin, 1998) ou encore Jacques Brel : « C'est sous le préau des collèges la première fois qu'on s'est touché les lèvres /

49 cf. J. Webb, Tunesmith : Inside the Art of Songwriting, New-York, Hyperion, 1999

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 37 Depuis mes yeux te chantent ne me quitte pas de Brel », Soprano, Châteaux de sable, « La Colombe », Street Skillz, EMI Group, 2010).

Autant de citations directes auxquelles il faut ajouter la façon la plus courante dont le rap sollicite une mémoire commune : les samples. Booba utilise Mistral Gagnant de Renaud sur sa chanson Pitbull (« », Tallac, Universal, Barclay, 2006), MC Solaar Bonnie and Clyde de Serge Gainsbourg pour Nouveau Western (« Prose Combat », Porhiba, 1994), alors que Médine fait intervenir un extrait (« est-ce que ce monde est sérieux ? ») de La Corrida de Francis Cabrel dans sa chanson A l’Encre de Médine (« 11 septembre, récit du 11e jour », Din Records, 2004).

Cette relation passe encore par la reprise directe de morceaux du répertoire de la chanson française par des rappeurs. C’est d’ailleurs le concept de la compilation « L’Hip-hopée » (Tlg invest, 2000) qui voit une bonne dizaine de rappeurs (Diam’s, Oxmo Puccino, Doudou Masta, 3ème Œil, etc) revisiter les classiques de Jacques Brel, Johnny Halliday, Charles Aznavour, Georges Brassens…

17,18,19 : Extraits du clip Self Défense (2008) de Médine qui articule une compilation d’images d’archives faisant écho aux paroles et des plans de Médine rappant sa chanson dans différents contextes. Le rappeur y convoque des figures de références comme Malcom X, Stanley Tucky… et Renaud. De gauche à droite : Médine en concert, le rappeur américain Tupac Shakur, Renaud sur scène.

Enfin, pour se convaincre définitivement de l’importance du lien entre le rap et la tradition chansonnière hexagonale, revenons à Anthony Pecqueux qui démontre que plusieurs chansons de rap s’intègrent à un genre particulier de la chanson française,

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 38 à savoir la lettre au président50. Ce genre fût popularisé par Boris Vian avec la chanson Le Déserteur (« Monsieur le Président Je vous fais une lettre », « Le déserteur », Mercury, 1956) qui fait écho à une solide tradition chansonnière d’appels à la désertion du XIXème siècle. Le flambeau fut ensuite repris par Michel Sardou (« Monsieur le Président de France, Je vous écris du Michigan », Monsieur le Président de France, « J’habite en France », Universal, 1969) et Renaud (« Monsieur le Président Je vous fais une bafouille / que vous lirez sûrement si vous avez des couilles », Déserteur, « Morgane de toi », Polydor, 1983).

La tradition de la lettre au Président survit ensuite à la réforme du service militaire et se retrouve dans le rap où elle prolifère à travers des artistes comme Lionel D (Monsieur le président, « Y’a pas de problèmes », CBS disques, 1990), Fabe (La lettre au Président, « Le fond et la forme », Shaman, 1997) ou encore Salif « Pour parler au président pas besoin de lettre, si j’puis permettre qu’ils aillent se faire mettre, j’suis un jeune de banlieue et fier de l’être », Notre vie se résume en une seule phrase (Street is watching) « Tous ensemble Chacun pour soi », IV My People/Sony Music, 2001). Tout récemment, c’est le rappeur qui s’est fendu d’une polémique Lettre à la République (« 92-2012 », Believe, 2012).

Des problématiques différentes

La culture séculaire dont est issu le rap est étrangère aux rappeurs français. Elle leur parle d’une manière certaine, les touche, mais pour s’exprimer en tant qu’artistes et donc en tant qu’individu, ils ont du puiser dans un imaginaire qui leur est propre et donc dans une culture et une société bien différentes du contexte américain. On a déjà évoqué le moindre attrait des rappeurs français pour la provocation qui s’organise autour d’une sexualité débridée où la femme joue un rôle plus que critiquable, on peut encore évoquer un rapport fondamentalement différent à l’Afrique. Si les rappeurs américains, qui se présentent volontiers comme des descendants d’esclaves, entretiennent des rapports presque utopiques avec le

50 A. Pecqueux dans Vous avez dit « âge de la vie » ? Journées d'études 24 et 25 Novembre 2004, musées départementaux Albert et Félicie Oemard, sous la direction de Noël Barbe & Emmanuelle Jallon, 2004, p.216-222

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 39 continent noir, brassant les thèmes de paradis perdu et du retour à la terre-mère, les rappeurs français, souvent issus de l’immigration, ont avec l’Afrique (« le bled » pour le pays d’origine) une relation beaucoup plus pragmatique et concrète. On parle d’ailleurs de rap français, mais on pourrait tout aussi bien parler de rap francophone.

Nombre de rappeurs français sont nés en Afrique, le retour au pays, loin d’être fantasmé, est notamment chroniqué avec ironie dans la chanson Tonton du Bled du groupe 113 (« Les Princes de la Ville », Alariana, Double H, S.M.A.L.L., 1999) et sur l’initiative de Passi un collectif de rappeurs d’origines congolaises est formé sous le nom de . Tout comme Bisso Na Bisso travaille concrètement avec d’autres artistes africains, le rapport à l’Afrique dans le rap français est traité de manière concrète et immédiate. Quand les rappeurs issus de l’immigration se penchent sur leur passé, ce n’est pas l’esclavage qu’ils voient, mais la colonisation et l’immigration. L’Afrique est plus proche historiquement et géographiquement. Artistiquement, cela se traduit par des thèmes et des textes différents, mais aussi par l’utilisation bien plus rependue en France de sonorités africaines dans le rap. Sur En Apnée, le premier extrait du nouvel album de Rocé « Gun’z and Rocé » (Hors Cadre, 2013), on trouve ainsi un sample de la chanson Make It Fast, Make It Slow de Rob, un artiste funk ghanéen des années 1970 (« Make it fast make it slow », Essiebons, 1977).

Ce qui est vrai pour le rapport à l’Afrique l’est bien évidemment pour tous les autres aspects de la société qui se retrouvent dans la formidable machine de récupération qu’est le rap. Par exemple si le rap est longtemps resté le fait d’une communauté noire aux Etats-Unis, il a immédiatement été métissé en France. Le but ici n’est pas de dire que le rap français est indépendant du rap américain ou qu’il ne lui devrait qu’au fond que sa simple naissance, mais de mettre en avant le fait que le rap français peut désormais être considéré comme un genre autonome, qui partage avec son grand frère américain au moins autant de points communs que de différences, et cela tant au niveau du fond que de la forme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les rappeurs de l’hexagone ne parlent pas uniquement de rap pour désigner leur musique, mais de rap français (ou « çais-fran » en verlan) :

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 40

« C'est du rap çais-fran, self défense / conscient et bête de sens / On fait du son comme on panse une plaie / Complète le sens de la loi Taubira / N'oublie pas ton histoire ou bien le monde t'oubliera »

Médine, Self Défense, « Arabian Panther », Din Records, 2008.

B) L’esthétique de la colère

Si pour ce mémoire, j’ai choisi de parler d’esthétique de la colère dans le rap, c’est en partie par refus de me limiter aux catégories habituelles. Parler de colère, c’est pour moi une façon de diviser le rap en deux catégories entre lesquelles il existe forcément des passerelles. Cette division, elle est héritée du double visage historique du rap : d’un côté un rap « festif » avec Rapper’s Delight (Sugarhill Gang, 1979) aux paroles et au ton légers, de l’autre un rap « engagé » avec The Message (Grand Masterflash, 1982) avec un discours et des récits qui s’inscrivent dans des réalités sociales et politiques.

A partir de ces deux directions originelles, on est arrivé aujourd’hui à un arbre aux ramifications multiples, à une catégorisation parfois utile, souvent limitée. Si les termes d’egotrip et de gangsta rap renvoient à des esthétiques assez précises, ce n’est pas toujours le cas des autres genres. En France, la catégorie du rap conscient s’opposerait à celle du rap hardcore en cela que le premier est plus sage, plus mesuré dans ses propos et moins provocateur. Pourtant, il ne s’agit là que d’une différence de ton, de champ lexical voire d’intonations plus ou moins agressives. A la base de ces genres de rap, il y a bien une colère, une colère transformée, une colère qui pour reprendre Aristote est « nécessaire (…) non comme chef, mais comme soldat »51. Faire du rap, qu’il soit hardcore ou conscient, c’est déjà utiliser cette colère comme soldat. Que l’expression qui en découle soit agressive ou mesurée, elle n’en reste pas moins symbolique et poétique.

51 Aristote cité par Sénèque dans De la Colère, traduction de M. Charpentier et F. Lemaistre dans Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860 (texte saisi optiquement et revu par Jean Schumacher)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 41 Le choix de la « colère » comme dénominateur commun permet ainsi une division assez nette tout en s’affranchissant des notions de genres dans le rap. On peut très bien trouver de l’egotrip qui puise son inspiration poétique dans une certaine colère (par exemple chez Ärsenik), du rap conscient dont la douceur et le politiquement correct s’en écarte et du rap hardcore qui relève plus d’une posture stylistique que de l’expression transformée d’une quelconque colère.

La catharsis et les limites de son acceptation psychologique

L’explication la plus souvent adoptée concernant la relation entre le rap et la colère est celle de la catharsis (c’est d’ailleurs le titre d’un album du rappeur Mac Kregor, « Catharsis », Hématome Concept, 2007). Le rap serait ainsi un exutoire psychologique et un moyen de se défouler, non seulement pour les rappeurs, mais aussi pour les auditeurs, généralement mis dans le même panier sous l’étiquette « jeunes de banlieue ». Cette idée de catharsis dans le rap est depuis longtemps inscrite dans la littérature sociologique relative au phénomène hip-hop. Dans son article « La violence du rap comme katharsis, vers une interprétation politique »52 Anthony Pecqueux dresse une liste de citations illustrant cette approche limitée qu’il entend compléter (et nous avec lui) par la suite : « le hip-hop aide à transformer les heurts violents entre bandes voisines en concours verbaux et musicaux entre équipes de rap »53, « cette violence devient verbale (…) violence totale mais contenue et canalisée dans la parole (…) La parole se substitue à l’acte »54; « le mot ici, remplace le couteau »55; « La provocation, dans le rap, est un défouloir, un moyen d’évacuer sa rage »56 ou encore « cette violence (seulement verbale, rappelons-le) est en réalité un exutoire »57.

52 A. Pecqueux, « La violence du rap comme katharsis, vers une interprétation politique »52 Volume ! Sonorités du hip-hop. Logiques globales et hexagonales, vol.3, numéro 2, p.55-69, 2004 53 R. Shusterman, L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1991, p.194 54 Lapassade & Rousselot, Le rap ou la fureur de dire, Paris, Loris Talmart, 1998, p.85 55 Ibid, p.108 56 M. Boucher, Rap, expression des lascars. Significations et enjeux du rap dans la société française, Paris, L’Harmattan, 1998, p.231 57 L.Mucchielli, « Le rap et l'image de la société chez les "jeunes des cités" », Questions pénales, n°3, Xl, 1999, p.4

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 42 Ces conclusions, quelques peu hâtives, s’inscrivent dans un double mouvement de pensée. D’un côté un postulat concernant la réalité sociale censée définir l’environnement du rap, de l’autre une certaine conception du langage qui y est utilisé. Bien sûr une grande partie des auditeurs et des chanteurs de rap évoluent dans des milieux sociaux violents et le pratiquer et l’écouter revient concrètement à s’écarter de cette violence. Vient alors la question suivante : comment considérer le langage violent du rap autrement que comme une incitation (d’un point de vue sociologique) pour l’auditeur à adopter un comportement violent ? Toujours selon Anthony Pecqueux, la réponse apportée à cette question par les sociologues repose dans la notion de code. Le rap serait un langage codé, c’est à dire un langage pour lequel la signification véritable est celle utilisée par un groupe de pairs, et non la signification telle qu’on l’accepte généralement. Il en irait ainsi de « Nique ta mère », à classer du côté de l’insulte rituelle et non de la provocation violente.

Le problème de l’application de l’idée de catharsis au sens habituel du terme pour le rap est qu’elle correspond à « une solution psychologique à un problème social, dans un langage étranger »58. Non seulement cette idée s’applique toujours de manière générale et non à des cas particuliers, mais en plus il n’existe aucune donnée statistique concernant les origines sociales des rappeurs et de leurs auditeurs. Que penser alors d’une figure emblématique du mouvement comme le rappeur Rockin Squat du groupe Assassin, de son vrai nom Mathias Cassel/Crochon, fils du comédien Jean-Pierre Cassel et frère de Vincent Cassel ? Comment classer MC Solaar et ses études de lettres ? Ou encore Diam’s qui a grandit dans une banlieue pavillonnaire plutôt paisible ? Même si ces derniers ont certainement côtoyé des amis vivant dans des conditions difficiles dans des grands ensembles, cela suffit-il à justifier les généralités de l’approche sociologique ? Et si en 2005 Rhoff faisait du rap depuis plus 10 ans comment expliquer qu’il puisse tirer avec une arme à feu et écoper d’une peine de prison ? D’autre part, cette approche est aussi une façon de limiter le rap et son ampleur : si le rap, réponse psychologique à un problème social, se développe dans un langage codé et donc incompréhensible hors du cercle des pairs, comment expliquer l’intérêt d’autres auditeurs ?

58 A. Pecqueux, ibid., p.59

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 43 Colère et catharsis politique dans le rap

Anthony Pecqueux commence donc par rejeter la notion de langage codé. Le langage n’est pas codé, au contraire, il est commun, comme l’était celui de la chanson réaliste du début du 20ème siècle. Le verlan n’y est finalement que peu présent et l’argot qu’on y emploie n’empêche qu’exceptionnellement une compréhension globale du texte. C’est donc vers une autre définition de la catharsis qu’il faut se tourner, et vers la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. Cette dernière s’appuie sur Aristote pour présenter la « khatarsis » comme un outil politique qui s’oppose à l’idée de réponse définitive, moralisante ou psychologique59. Chez Aristote, il n’y a pas d’identification entre le héros et le spectateur, ni de moralité de l’art. La catharsis, dans la tragédie grecque, passe par les émotions de la frayeur et de la pitié et c’est par la présence de ses sentiments que « la tragédie amène à faire l’expérience du politique, non par quelque identification, mais par sa validité exemplaire vis-à-vis de la possibilité et des modalités du vivre-ensemble »60. Ainsi la catharsis dans l’art ne correspond pas à l’éradication d’un sentiment négatif par sa transformation en élément positif, c’est à dire à une réponse définitive, mais au contraire à un « traitement indéfiniment renouvelé des passions intraitables »61. Elle ne cherche pas l’identification du spectateur ni à partager avec lui la purge d’un sentiment violent, mais elle lui donne à voir l’élaboration d’un « désordre fondateur » et à travers lui la recherche inlassablement répétée d’un vivre-ensemble.

Dans le rap, ce n’est pas de frayeur ni de pitié qu’il s’agit, mais d’un couple amour – haine, qui se traduit par une rhétorique du « Nous contre Eux » ; un « Nous » qui se veut le plus large possible et un « Eux » presque toujours symbolique. Dans ce couple amour-haine, l’amour représente une certaine idéalité du lien politique et la haine illustre les dérives vers lesquelles ce lien risque toujours d’entraîner. Haine toujours assumée, mais sans finalité, comme par nécessité. « Nous contre Eux » c’est aussi un partage des responsabilités : si on n’arrive pas à vivre ensemble, ce n’est pas seulement de notre faute. De plus la haine envers « eux » tend à devenir la haine

59 M. Revault d’Allonnes, Ce que l'homme fait à l'homme. Essai sur le mal politique, Paris, Flammarion, 1995, p.88-101 60 A. Pecqueux, ibid., p.66 61 M. Revault d’Allonnes, ibid., p.94

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 44 envers « ceux qui » et passe de la réduction globalisante et chosifiante à la catégorisation stricte, l’ennemi n’étant plus désigné par sa nature mais par ses actes. Nous sommes bien là dans une conception politique de la catharsis, qui n’est pas une fin en soi, mais un outil, qui ne fonctionne d’ailleurs qu’avec un certain type de paroles, proférées de manière violente tout en pointant vers quelque chose d’autre. Si les rappeurs se sont toujours défendus de faire de la politique « Je ne veux pas faire de politique / Ma mission est artistique » (Assassin, Esclave de votre société, « Note ton nom sur ma liste », 1991) les costumes de chroniqueurs qu’ils revêtent parfois à l’occasion d’une chanson font de leur art un art politique, comme pouvait l’être la tragédie grecque, au sens où il met en scène les problématiques de la Cité et du vivre-ensemble.

Dans ce mémoire, c’est ainsi à l’imaginaire du rap français qui met en scène la colère de cette manière, c’est à dire comme un enjeu du vivre ensemble, que nous intéresserons.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 45

Partie 2 : L’IMAGINAIRE DU RAP

Héritier de la culture hip-hop, art de la chronique et du portrait, le rap porte en lui les bases de son imaginaire. Un imaginaire patchwork qui s’inscrit dans ses quêtes d’authenticité et de révolte, où le graffiti côtoie le cinéma d’action, où Jean Gabin dialogue avec Malcom X.

« Comme à Dallas pour Kennedy, vous m’aurez pas, j’ai un holster sous mon Teddy»

L’Homme qui valait 10 centimes, Doc Gyneco, « Les Liaisons Dangereuses », Virgin, 1998.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 46 Chapitre 1 : LA CULTURE HIP-HOP EN IMAGES

Le rap, même dans sa colère la plus profonde, s’inscrit toujours dans une culture plus large : le hip-hop. Cette culture se divise en plusieurs disciplines préexistantes au mouvement mais immédiatement intégrées. Il y a bien sûr le rap (ou MCing), mais aussi le break dancing (ou b-boying – « b » pour break), le graffiti et le beat boxing. Si le liens entre ces disciplines semblent s’être détendus avec le temps (graffer ne signifie pas forcément écouter du rap et le lien entre la danse et le chant se relâche au niveau des partitions instrumentales qui les accompagnent), force est de constater que leurs imaginaires respectifs restent proches et que l’univers visuel du rap est encore très lié à celui de ses cousins. Nous avons déjà évoqué le beat boxing, imitation vocale des rythmes samplés, qui n’a de visuel que l’évocation d’instruments fictifs et la position typique du beat boxer avec les deux mains devant la bouche pour déformer les sons, et nous ajouterons l’art de s’habiller à la liste des branches de la culture hip-hop.

20,21,22: Générique du film Wild Style, Charlie Ahearn 1983.

A) Les arts visuels du hip-hop

Break dance

« Changement de décor, plus le même âge / Le break fait son entrée / Je fuis les cours comme un oiseau fuit sa cage / On se rencontre, on danse

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 47 ensemble / Les liens se créent, une amitié nait / C'est comme ça qu'un groupe est formé ».

Mémoire, Shurik’n, « Où je vis », Delabel /EMI France, 1998

D’abord connu en France sous le nom de smurf, le break dance est né à New-York dans les années 1970. Le terme a été inventé par DJ Cool Herc en référence aux danseurs dont le pic dans la débauche d’énergie coïncidait avec les passages musicaux ne contenant que les lignes de basses et de percussions, passages que le DJ s’appliqua ensuite à passer en boucle à l’aide de deux platines, créant ainsi les premiers samples. Le break dance partage avec le rap un héritage commun et de nombreuses similitudes dans son mode de représentation. La notion de ring shout, présente de manière diffuse dans le rap, est ici centrale. Caractéristique des cultures noires (mais aussi de nombreux jeux enfantins européens), le ring shout est un cercle de danse ou de chant au milieu duquel chacun passe à son tour pour proposer une performance individuelle. Cette tradition, très présente dans la culture hip-hop, donne à l’artiste une place particulière : il n’est qu’ « un parmi des millions » (Koma, Un parmi des millions, « Le réveil », 1999). Loin du haut de l’affiche, il est au milieu des siens et ne se met en avant que pour un laps de temps donné.

Cette pratique, on la retrouve principalement dans le break dance, lors de soirées informelles (par opposition aux compétitions) où chacun peut intégrer le cercle et se trouve encouragé par les autres à s’y illustrer de quelque manière. La plupart des films baignant dans un univers hip-hop présente des scènes de ring shout, on en trouve associé au break dance dans La Haine (Matthieu Kassovitz, 1995) et Ma 6T va crack-er (Jean-François Richet, 1997) ou à la pratique du rap dans 8 Mile (Curtis Hanson, 2002). Dans ce dernier, on peut voir plusieurs rappeurs improviser à tour de rôle au milieu d’un cercle formé sur le parking d’une boîte de nuit.

La forme du cercle et la présence des pairs autour de soi sont des éléments caractéristiques du rap. Le cercle est fermé, composé d’initiés et de pairs, mais il est loin d’être hermétique : chacun peut l’intégrer. Pour le rappeur qui se met en scène devant un public, le cercle à du être ouvert de moitié, pour laisser au plus grand

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 48 nombre (et à la caméra) la possibilité de voir ce qui se passe à l’intérieur. Par exemple, les plans sur un rappeur entouré d’un grand nombre de supporters ou d’amis sont une figure récurrente des clips vidéo.

23,24 : Le clip Introduxion de la Scred Connexion (2002)

Dans les clips, on trouve aussi régulièrement des passages mettant en scène des danseurs de break dance enchainant les figures de style comme le rappeur aligne ses lyrics. C’est qu’en plus de faire partie des mêmes cultures (le hip-hop et ce que l’on désigne plus largement comme les cultures urbaines), break dance et rap partagent un grand nombre de points communs. Si le rappeur se démarque par son flow qui lui permet d’exister en tant qu’individu, le danseur de break dance se crée lui aussi un personnage, avec un style et une technique particuliers. Dans ses deux arts, la technique et le rythme sont essentiels. On retrouve dans le break dance une certaine forme d’échantillonnage : danser ce n’est pas tant inventer des mouvements que d’aligner des figures préexistantes, avec plus ou moins de virtuosité et dans un ordre qui fasse sens. Le break dance partage encore avec le rap un véritable goût pour l’excès et les performances en tant que telles. D’ailleurs les exubérantes figures au sol que l’on associe aujourd’hui immédiatement au break dance ne sont apparues que progressivement, certainement inspirées par les chorégraphies martiales des films de kung-fu et la capoeira du Brésil.

Comme le rap, le break dance se nourrit de tout ce qu’il trouve autour de lui, récupère et adapte pour créer ses propres codes esthétiques. Seule l’approbation du cercle de pairs valide ces importations.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 49 Le lien fondamental entre ses deux arts se situe bien sûr au niveau de la musique. Tous deux nécessitent une base rythmique régulière créée par un DJ sur lesquels les artistes peuvent s’appuyer. Dans les années 1980 les sonorités funky prédominaient chez l’un comme chez l’autre, mais aujourd’hui l’écart entre les partitions musicales de rap et de break dance s’est agrandit, chaque art cherchant à créer des univers sonores qui lui correspondent plus particulièrement.

Graffiti

« Alchimie couplée de taf et de fun / Des graffs et de feuilles, / De baffes et d'épreuves ».

Akhenaton sur la chanson d’Hocus Pocus A mi-chemin, « 16 pièces », Universal, 2010

Déconnecté de l’aspect musical, le graffiti occupe une place à part dans la culture hip-hop. Pratiqué par de nombreux rappeurs dans leur jeunesse, présent sur les pochettes d’albums, mit à l’honneur dans les clips, la relation qu’il entretient avec la musique hip-hop n’est pas toujours réciproque. Si la plupart des artistes musicaux sont familiers avec l’art du graffiti, tous les artistes graffeurs ne se revendiquent pas de la culture hip-hop. Cette relation complexe, on l’entrevoit dans le documentaire Bomb it (Jon Reiss, 2007), qui propose un état des lieux du graffiti dans les années 2000. On y apprend qu’à la différence du rap et du break dance qui sont nés à New- York, le graffiti serait né à Philadelphie avec l’artiste CornBread dans les années 197062. C’est ensuite à New-York et parallèlement au mouvement hip-hop qu’il connaitra un premier essor avant de s’exporter dans la plupart des métropoles du monde. La communauté artistique des graffeurs est avant tout fondée sur le visuel, sur l’inventivité dans la représentation des lettres de l’alphabet. La forme primaire et principale consiste à écrire (ou dessiner) son nom mais nombreux sont les artistes qui ont ensuite senti le besoin d’évoluer vers des formes différentes. Dans ce

62 Les dessins et les écrits illicites sur les murs sont une forme d’expression très ancienne que certains font même remonter aux hommes des cavernes. Ici c’est bien sûr le style de Cornbread qui a été repris, non pas le concept.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 50 documentaire, la culture hip-hop n’est que très peu évoquée et pour cause : comme les jumeaux du crew « Os Gêmeos » de Sao Paulo, qui expliquent avoir commencé le graffiti pour la culture hip-hop avant de chercher à faire quelque chose de plus personnel et de plus brésilien, de nombreux graffeurs ont voulu se détacher des codes du hip-hop pour créer leur propre univers. Le rapport au groupe est d’ailleurs différent dans le graffiti. Il existe bien des « crews » (groupes) graffant les mêmes mots aux quatre coins de leurs villes, mais si l’on prend le phénomène dans sa globalité la relation à l’art y est plus personnel. Il y a pour cela de nombreuses raisons héritées d’une longue tradition de l’art graphique, mais aussi des raisons pragmatiques : si le rappeur a besoin du groupe pour exister (besoin d’un public mais aussi d’un DJ, d’un producteur, d’un agent, d’un booker, puis d’un avocat et ainsi de suite), c’est moins le cas du graffeur qui peut pratiquer son art en solitaire et sans le moindre soutien.

25,26 : Adaptation du graffiti à Barcelone (à gauche) et à Paris (à droite) (Bomb it, Jon Reiss, 2007)

Le rap et le graffiti possèdent néanmoins de nombreux points communs qui, en plus de la culture hip-hop, expliquent pourquoi ces deux arts sont restés si proches au fil du temps. Tous deux font parties de ce que l’on appelle les cultures urbaines et sont principalement pratiqués dans les grandes mégalopoles. Chacun entretient des rapports conflictuels avec l’autorité et le système en place. Les graffeurs pratiquent un art illégal et expriment leur colère à travers un combat pour l’occupation de l’espace visuel commun (contre les panneaux publicitaires notamment). Du côté du rap nous avons déjà évoqué l’importance de la notion de « culture délinquante ». Les rappeurs entretiennent aussi des rapports belliqueux avec une certaine musique qu’ils déconsidèrent et rejettent :

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 51 « Si on faisait de la variété / on réveillonnerait chez Barcklay / en deux navets on serait gavés / pire p’tet qu’on ferait construire à Saint-tropez / pour flamber en cabriolet / C’est pas le genre de la maison / tout pour la rime sans concession».

Shurik’n, Les Miens, « Où je vis », Delabel/EMI France, 1998.

Dans les deux camps la question de la récupération par la culture de masse est source de débats et de tensions, la police est vue comme un ennemi, l’art est perçu comme un véritable mode de vie et l’artiste non afro-américain doit adapter son art face à un environnement différent. C’est par exemple le cas de Blek le rat, artiste parisien qui a très rapidement abandonné le graffiti en tant que tel, qu’il disait trop lié à l’architecture et aux espaces américains, pour chercher une forme d’expression qui corresponde à la capitale française. Il a alors commencé par remplir la ville de petits rongeurs qui courent au bas des façades des immeubles haussmanniens. Ensuite il est passé aux figures humaines et aux messages politiques et aujourd’hui il considéré comme l’un des fondateurs du street-art, face légale du graffiti, que les municipalités commandent et protègent et dont les œuvres sont mis en vente dans les galeries d’art.

Mode vestimentaire

La culture hip-hop se veut aussi un mode de vie et il n’y a pas que les graffeurs, les rappeurs, les danseurs et les DJ qui peuvent la mettre à l’honneur. On la retrouve au quotidien à travers une certaine manière de s’habiller. Cette mode vestimentaire est mouvante et il serait difficile d’en faire ici une présentation exhaustive. Néanmoins, à travers l’histoire du rap, et du rap en France en particulier, on retrouve certains schémas que l’on présentera rapidement.

Dans l’imaginaire collectif, en grande partie fondée sur le style vestimentaire des années 1990-2000, le rappeur se caractérise par un certains nombres d’attributs. Si les chaines (voire les dents) en or, les pantalons baggys qui tombent sous les fesses

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 52 et les maillots de football américain restent des excès finalement minoritaires en France, on peut néanmoins citer les éléments suivants comme potentiels accessoires de mode pour le rappeur. La casquette, historiquement de marque Lacoste en France, qui est loin d’être obligatoire ou même généralisée. Elle est parfois portée à l’envers ou légèrement sur le côté et ces petits détails dans la façon de la porter rappellent encore une fois l’obsession qu’on les rappeurs de se réapproprier un imaginaire extérieur.

Les cheveux sont généralement courts et s’opposent à l’aspect volontairement négligé des rockeurs. Le t-shirt est communément ample, tout comme le sweat-shirt qui possède souvent une capuche. Dans les années 1990 la mode était au survêtement complet et au blouson en cuir. Le pantalon, qu’il soit de survêtement ou en jean, est fréquemment large et porté avec une certaine nonchalance. Enfin les chaussures les plus communes sont bien sûr les baskets mais on trouve aussi très souvent des chaussures « de marche » de la marque Timberland. Les textes de rap font régulièrement références à ces tenues que l’on retrouve aussi dans de nombreux clips vidéo.

S’alignant sur le modèle américain, de nombreux rappeurs français ont créé leur propre marque de vêtements : Com-8 pour Joey Starr, 2 High pour son ancien complice Kool Shen ou Unkut pour Booba. Lancer sa marque de vêtement ne se limite pas au rap, c’est aussi le fait de graffeurs comme Marc Ecko (pour la marque Ecko) ou Obey (et la marque du même nom). Il est tout de même intéressant de noter que les rappeurs se tournent de plus en plus vers des tenues assez sobres.

C’est par exemple le cas de Médine dans son clip Biopic (« Made in », DIN Records, Beacause Music, 2012), mais aussi de Zoxea dans la série de trois clips accompagnant la sortie de son album « Tout dans la tête » (Comme un lion, Boulogne tristesse, Rap musique que j’aime, KDBzik, 2012). Dans les deux cas, les artistes, désormais trentenaires, se présentent élégamment habillés, avec une veste ajustée, un pantalon classique et des chaussures de ville.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 53

27,28 : Médine dans ses clips 11 Septembre (2004) et Biopic (2012)

La première strate de l’imaginaire du rap est donc celle de la culture hip-hop et de toutes ces déclinaisons visuelles. Bien sûr il ne s’agit ici que d’un héritage commun, voire pour certains d’un passé à dépasser, notamment en matière de mode vestimentaire, qui évolue très vite et qui, en France, reste fortement influencée par les tendances américaines.

« Jogging à trois bandes / Aux pieds des vieilles Stan Smith / Casquette trois fois trop grande / Sans oublier les fat laces / T'es hip hop mec mais tu t'es trompé de 20 piges / Maintenant sapé comme ça, t'es house tu piges ? / Ca évolue vite, trop vite j'suis désolé / Quand j'commence à kiffer un truc c'est déjà démodé / Au moment où j'écris, c'est Air Force 1 et baggy jean / Mais à la fin d'ce couplet ça sera déjà has been / On portera demain ce qu'aux States ils portaient hier / La France, pays de la mode, on en est pourtant fier / Oh oh j'suis pas dans l'trip fashion ni haute couture / Les grosses fourrures. Depuis quand c'est notre culture ? / J'fouille dans mes bacs plutôt que dans ma garde robe/ J'fais du son, ouais, et pas un défilé de mode ».

Hocus Pocus, Hip-Hop ?, « 73 touches », Onandon Records, 2005

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 54 B) Le rap dans les médias et la culture

Puisque nous commençons par nous intéresser à la partie superficielle (et donc aussi la plus visible) de l’imaginaire visuel du rap, tournons nous désormais vers ceux qui en véhicule l’image auprès du grand public : les médias.

Cinéma

Le cinéma, art et média, s’est rapidement fait l’écho de la culture hip-hop aux Etats- Unis. En France, et c’est là notre sujet, les films faisant du phénomène un thème central sont rares, peu ou pas distribués en salle, et choisissent généralement une approche documentaire. Les films de fiction utilisant les ingrédients du rap et du hip-hop ont avant tout un fond social et se présentent comme des chroniques d’un quotidien difficile dans les quartiers sensibles. Ces films, mettant en images et en son la colère latente des quartiers populaires, se ponctuent souvent par des explosions de rage et des scènes d’émeutes où les protagonistes mettent le feu à leur propre quartier, c’est à dire dans une certaine mesure à leur identité. Ces autodafés sociales, on les retrouve au générique finale de Ma 6T va crack-er de Jean-François Richet (1997), en ouverture de La Haine de Matthieu Kassovitz (1995) ou encore dans la ponctuation fantasmée de Comme un Aimant (Kamel Saleh et Akhenaton, 2000). Dans ce dernier, le personnage de Caouette parcourt au volant d’un camion citerne dont il déverse le contenu dans les rues avant d’y mettre le feu et d’observer le résultat depuis une colline.

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29,30 : Ma 6T va crack-er (à gauche), Comme un Aimant (à droite)

Ici l’image est doublement symbolique : symbole de la révolte et de la colère contre ce que l’on est (socialement plus que psychologiquement) et symbole d’une révolte parfaitement inutile et incapable de changer de l’ordre social des choses. Ces scènes, qui opposent violemment les forces de l’ordre aux jeunes des quartiers, sont avant tout l’expression d’un désespoir, au sens littéral du terme : une colère qui trouve ses racines dans la perte totale d’un espoir de changer les choses.

A ce titre, le cinéma français engagé mettant en scène le hip-hop utilise cette culture à ses propres fins, reprenant la tradition de l’art de la chronique et la poétique de la violence dans le rap. Dans les trois films précédemment cités, on retrouve tous les éléments dépeints dans les textes de rap : l’ennui au quotidien, les petits trafics, le danger représenté par les gros bonnets du crime, les drogues douces, l’importance du groupe, l’hostilité vis à vis des forces de l’ordre et bien sûr la colère et le désespoir que tout cela génère. Tous ces films utilisent une bande son principalement composée de musique rap mais tous ne mettent pas en scène la culture hip-hop en tant que telle. Pas de scène de break dance ni même de rap dans Comme un Aimant, pourtant coréalisé par le rappeur Akhenaton (que l’on retrouve aussi à l’affiche du film avec son compère Freeman). Le graffiti se limite aux décors ou à des inscriptions murales monochromes où le message compte autant que la forme (« Said baise la police » au début de La Haine, « Spage Houari, sans arme ni violence » dans Comme un Aimant). Comme dans les textes de rap, le hip-hop y est un élément parmi d’autres et non pas un thème central. Il côtoie le métissage des cultures, la relation avec les parents, la méfiance vis-à-vis de la police, la fascination jalouse pour les quartiers riches, etc.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 56 Loin de mettre en scène le hip-hop et de rendre hommage à ses différentes disciplines comme cela fut le cas pour le film américain Wildstyle (Charlie Ahearn, 1983), premier film sur le hip-hop qui fait apparaître à l’écran nombre de personnages clés du mouvement (le DJ Grand Master Flash ou les break danceurs du Rock Steady Crew63), les films français s’inscrivent davantage dans la tradition du cinéma de Spike Lee, c’est à dire un cinéma qui revendique une place parmi les autres disciplines au sein de la culture hip-hop, une place indépendante et non un rôle d’illustrateur de cette culture. A ce titre, le film le plus emblématique du cinéaste américain est Do The Right Thing (1989) qui met en scène la vie d’un quartier de New-York durant un été particulièrement brûlant. La bande son du film est composée par le groupe Public Enemy, la musique rap y est mise à l’honneur comme un élément du quotidien et le film se ponctue par des scènes de violences urbaines et d’incendies. On notera d’ailleurs que le premier film réalisé par Matthieu Kassovitz, Métisse en 1993, est fortement inspiré des films de Spike Lee (et de son premier film de 1986 Nola Darling n’en fait qu’à sa tête en particulier), reprenant à son compte mais débarrassées du poids de l’histoire américaine les tensions entre des cultures différentes autour de la conquête d’une même femme. D’autre part si Do the right thing se termine sur une block party qui fait aussi office de clip pour Public Enemy, Jean-François Richet va encore plus loin en incluant des plans sur les rappeurs qui composent la bande sonore de sa scène finale dans Ma 6T va crack-er.

Bien sûr on retrouve désormais le rap dans l’univers sonore d’un grand nombre de films français ou américains sans que ces derniers n’aient un rapport direct avec la culture hip-hop. Parfois ce sont même des rappeurs qui sont en charge de la bande son du film, citons par exemple RZA pour Ghost Dog de Jim Jarmush (1999) ou Akhenaton pour Taxi de Gérard Pirès (1998). Enfin nombre de rappeurs ont momentanément abandonné leurs costumes de conteurs pour devenir acteurs ; en France le plus célèbre d’entre eux s’appelle Joeystarr mais la liste est longue : Stomy Bugsy, Akhenaton, Freeman, MC Jean Gab’1, La Fouine, etc.

63 On notera que le terme de rock steady désigne aussi un style musical apparenté au Reggae, une manière de souligner les liens étroits entre ces différentes musiques et cultures.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 57 Télévision, presse spécialisée et internet.

Quand il s’agit de parler de rap, deux types de médias « classiques » s’opposent : ceux qui n’y connaissent pas grand chose (et ne prétendent pas le contraire) et l’abordent avec une étrange fascination teintée de jugements moraux et sociaux, et ceux qui se sont spécialisés dans cette musique et se dressent comme ses défenseurs et les garants de son authenticité. Au milieu de ces deux catégories, on trouve désormais de plus en plus d’auteurs et de journalistes qui traitent le sujet de manière moins manichéenne et même si cette musique agitent encore les passions, c’est bien là le signe qu’elle fait désormais partie du paysage musical de notre époque.

Les premiers (dont la chaine de télévision TF1 ou le quotidien Le Figaro sont les exemples les plus cités dans le rap) sont traditionnellement accusés par les seconds, et par les rappeurs eux-mêmes, de stigmatiser le rap, de n’en présenter que les franges les plus violentes et les moins intéressantes. On notera à ce titre tout le battage médiatique autour de la fusillade qui a visé le rappeur La Fouine64 ou le scandale provoqué par la chanson Sale Pute d’Orelsan65. A contrario, ils leur reprochent de s’enthousiasmer pour les artistes dont l’univers se veut plus sage : MC Solaar qui remporte la victoire de la musique de l’artiste interprète en 1995, qui en reçoit pas moins de 4 entre 2007 et 2011 ou encore les groupes 1995 ou Oxmo Puccino qui font leur promotion chez Laurent Ruquier, non sans se heurter aux préjugés tenaces des chroniqueurs de l’émission66.. Globalement il est désormais difficile de nier l’accès des rappeurs aux médias de masse, la séparation se situe de manière plus traditionnelle entre ceux sur qui l’attention se concentre (grâce à leurs ventes, leurs univers policés ou à cause de faits divers) et ceux qui par manque de moyens, ou par soucis de promouvoir leur art sans se « corrompre », peinent à accéder à un public plus large. Il faut aussi prendre en compte le rôle de la radio

64 À la suite de diverses provocations, en chanson ou par le biais d’interviews, échangées avec Booba, autre rappeur très médiatique, la voiture de La Fouine est la cible de tirs le lundi 4 février 2013 au matin sans pour autant qu’un lien puisse être fait avec Booba. 65 En 2009, cette chanson, uniquement disponible sur internet, fait scandale. La secrétaire d’État Valérie Létard y dénonce une incitation à la violence envers les femmes et un procès pour « provocation au crime » oppose ensuite le rappeur et l’association l’Association Ni Putes ni Soumises. Il est relaxé par le tribunal correctionnel de Paris le 7 mai 2012. 66 Dans les émissions du 25 avril 2009 pour Oxmo Puccino et du 23 février 2013 pour 1995.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 58 Skyrock qui en se présentant comme « numéro 1 sur le rap français » oublie de préciser qu’il s’agit de quantité et non de qualité et qui, par ses choix de programmation, a eu des conséquences certaines sur la promotion d’un certain type de rap en France.

Il y a deux éléments principaux qui accompagnent les rappeurs dans leurs sorties médiatiques. D’un côté un goût pour la provocation et une poétique de la violence et de la vulgarité mal comprise et condamnée par les milieux bien pensants. De l’autre l’idée d’une culture indépendante, qui se développe en dehors des canaux de diffusion traditionnels et qui au fond ne demande rien à personne. Le goût de la provocation des rappeurs ne leur est pas exclusif, on le retrouve dans les médias chez des polémistes comme Eric Zemmour et forcément la rencontre fait des étincelles. Le morceau Menace de Mort (« Noir Désir », Bomayé Music, 2012) du rappeur Youssoupha se fait l’écho de son opposition avec le chroniqueur qui avait déclaré que le rap était « une sous-culture d’analphabètes ». A l’initiative d’Eric Zemmour le conflit entre les deux ira jusque devant les tribunaux pour un procès qu’il perdra, la justice jugeant que les propos du rappeur dans une chanson précédente n’excédaient pas les limites admissibles en matière de liberté d’expression artistique :

« À force de juger nos gueules, les gens le savent / qu'à la télé souvent les chroniqueurs diabolisent les banlieusards / chaque fois que ça pète on dit qu'c'est nous / j'mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Éric Zemmour »

Youssoupha, A force de le dire, « Sur les chemins du retour », Bomayé Music/Hostile Records/EMI, 2009.

Ainsi, même si le rap a désormais sa place dans le paysage culturel français, il entretient encore des rapports souvent conflictuels avec les médias les plus généralistes, médias traditionnellement du côté du « Eux » au sein de la rhétorique classique du « Nous contre Eux » mais qui petit à petit semblent accorder une place

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 59 plus importantes aux rappeurs (ou au moins à certains d’entre eux) et à les traiter comme des artistes à part entière.

Du côté de la presse spécialisée, si certains supports papiers ont survécu (Rap & Groove, Rap Mag ou encore R.A.P./R&B qui ont remplacé Radikal et autres Authentik), c’est désormais sur internet que les sites et les blogs se multiplient. Youtube offre aussi une formidable plate-forme pour le rap, permettant à certains de proposer des émissions en ligne mettant en scène des défis entre rappeurs ou en proposant des interviews voire des reportages sur des artistes délaissés par les médias traditionnels. Youtube et les autres sites de partage (Dailymotion, Myspace, Facebook) sont autant d’outil pour les rappeurs qui veulent se faire connaître par leurs propres moyens, sans passer par les médias traditionnels, en proposant des vidéos autoproduites illustrant généralement un « freestyle » ou une chanson. D’autres choisissent aussi ce média pour lancer des clashs entre rappeurs, une provocation dans le but de faire du buzz la plupart du temps (voir les clashs entre Booba, La Fouine et Rhoff, qui interpelle Médine, Zoxea qui décortique son clash avec Dontcha,etc.)

Les clips vidéo

Le principal moteur de diffusion imagée de la musique rap reste bien sûr les clips vidéo. Si les origines de l’association entre une musique et des images animées sont bien plus lointaines qu’on pourrait le penser67, son avènement sous forme de clips dans les années 1980 coïncide avec la montée en puissance du hip-hop. Les deux premiers tubes « historiques » du rap ont ainsi été illustrés par des clips vidéo et, coïncidence ou non, ces deux clips proposent des types de mise en images du rap qui perdurent encore. On l’a déjà dit, Rapper’s Delight correspond à la tradition festive du rap. Le clip se présente comme la captation d’une performance scénique du

67 En France, les phono-scènes (1907-1915) peuvent être considérées comme les ancêtres des clips. Réalisées par la firme Léon Gaumont, elles constituent le premier exemple - le plus abouti - de mise en images des chansons (Musique ! sous la direction de François Albera et Giusy Pisano, Paris, AFRHC, 1895, 2003). Voir également le chapitre « Music Videos » de Paul Allen dans l’ouvrage Marketing, Elsevier Inc., p.335, 2010 et le mémoire L’Art du clip, une histoire immédiate d’images et de sons, Jérémie Vial, ENS Louis Lumière, 2006.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 60 groupe Suggarhill Gang entouré d’un public enthousiaste et métissé. L’ambiance est très « funky », les costumes colorés et les paillettes omniprésentes. On aperçoit quelques graffitis sur les murs, mais aussi une boule à facette et des pantalons pattes d’éléphants. Héritiers de cette tradition festives, on trouve aujourd’hui encore un grand nombres de clips de rap, généralement américains d’ailleurs, mettant en scène les rappeurs au milieu de soirées en boites de nuit, sur des yatchs de luxe ou dans un manoir aux proportions démesurées.

31,32 : La double nature du rap à travers les clips des chansons Rapper’s Delight de Sugarhill Gang (1979) à gauche et The Message de Grandmaster Flash and the Furious Five (1982) à droite.

Plus proche de notre sujet, The Message de Grandmaster Flash propose un imaginaire du rap complètement différent. Loin des costumes à paillettes et de la bonne humeur ambiante, on se retrouve plongé dans le quotidien des rappeurs, quotidien qu’ils décrivent dans une chanson qu’ils rappent, au pied d’un immeuble délabré. Très proche de la réalité, composé d’images qui semblent volées, le clip se veut une preuve de l’authenticité des propos des rappeurs. Quand le texte évoque un peep-show, l’image en montre un. Quand la chanson dresse le portrait d’une « dame folle vivant dans un sac » (« crazy lady living in a bag »), l’image, dans un style documentaire ou journalistique, propose l’image d’une vieille dame assise sur le trottoir et visiblement plongée dans une détresse psychologique. A ces images témoins s’ajoutent toute une série de plans sur la ville de New-York illustrant les propos du refrain (« it’s like a jungle sometimes ») par le trafic automobile d’une grande avenue, l’agitation des piétons sur les trottoirs et la taille impressionnante des immeubles qui les entourent (voir les visuels 33, 34, 35 et 36 ci-dessous).

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 61

Autre élément intéressant dans ces deux clips : le soucis de créer une mise en scène, même très simple, de la prise de parole. Dans Rapper’s Delight, c’est à première vue la façon de se mettre en scène la plus commune qui est choisie : les rappeurs sont sur scène, entourés d’un public, comme s’il s’agissait d’un concert. La nuance se trouve simplement dans le mot « entourés », car si les rappeurs sont bien sur une scène légèrement surélevée, ils n’en ont pas le monopole. Les danseurs qui les entourent sur scène ne font pas partie du show : ils appartiennent au public.

Fidèles aux idées de ring shout et de la communauté hip-hop, les artistes choisissent de se mettre en scène au milieu de leur public. Il est d’ailleurs facile d’imaginer qu’une fois leur chanson terminée, ils laisseront le micro à d’autres rappeurs, prendront place sur la piste de danse et redeviendront un parmi les autres. Dans The Message, c’est un peu la même idée, à la différence près qu’au lieu de se placer uniquement au milieu de leur public (ils rappent dans la rue), ils se placent aussi au milieu de ceux au nom desquels ils prennent la parole (ils ne rappent pas dans n’importe quelle rue : ils rappent dans leur « ghetto »). Enfin le clip est amorcé et ponctué par de très courts éléments narratifs : on voit d’abord Grandmaster Flash

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 62 marcher dans la rue, son ghetto-blaster sur l’épaule, avant de retrouver ses compères pour rapper (à ce moment là de la chanson seule la partie instrumentale est jouée) et à la fin de la chanson, alors que les bruits de la ville se mêlent à une instru de plus en plus effacée, a lieu une courte discussion entre les rappeurs, discussion anodine et pourtant très vite interrompue par l’intervention de la police qui embarque tout le monde sans autre forme de procès. Cette confrontation finale avec la police, déjà évoquée dans la partie consacrée au cinéma, est ici la suite logique de l’étalage publique (même fictif) d’une culture et d’une musique qui se jugent elles-mêmes hors-la-loi (« outlaw »).

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 63 Chapitre 2 : L’IMAGE DANS LE TEXTE : un formidable moteur romanesque

« Plus que tout autre genre musical, le rap est un activateur littéraire, une machine à fiction - et je peux l'affirmer aujourd'hui : je n'écrirais pas si je n'avais pas écouté de hip-hop (…) Le rap est chronique du quotidien, récit circonstancié à ras du bitume d'une vie en bande, d'une jeunesse potache et méprisée, petites histoires qui documentent un état du monde et des sentiments (…) Le rap est aussi chronique de soi, musique de l'ego et de l'éclat, de la revendication narcissique, invention d'une vie, vie de prince. »68

Sous l’imaginaire « de surface » du rap français s’en trouve un autre, au moins aussi important : celui véhiculé de manière indirecte par les textes. De l’egotrip poétique à l’art du portrait en passant par la chronique du quotidien ou les récits fictifs et historiques, le rap use et abuse de descriptions, de métaphores, de comparaisons, d’allégories, bref d’images transformées en mots qui explosent dans la tête de l’auditeur aux moyens de punchlines bien senties.

A) Un art de la chronique

« Les flics en civil portaient des baskets sans marque / D'abord, dans le quartier, c'est grillé quand on te connaît 'ap / Il faut un passeport pour venir se joindre à nous / On n'a rien à faire. Toi non plus ? Rejoins-nous / "Hé, Medhi, tu te moques de nous ou bien ? / Ca fait trois ans que tu dis que ton maxi sort le mois prochain ! / - Wesh, wesh, tu sais comment ça se passe, le système, tout ça / En tout cas on lâche pas, inch'Allah, ça sortira" ».

MC Solaar, Samedi soir (sur un banc), « 5ème As », Sentinel Ouest, 2001

68 Joy Sorman cité par Jean Birnbeaum dans « Quand le rap se la joue fiction »,lemonde.fr, 6 décembre 2012 (http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/12/06/quand-le-rap-se-la-joue- fiction_1800602_3260.html)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 64 La chanson de MC Solaar dévoile en quelques rimes l’une des principales formes adoptées par les rappeurs pour rendre compte de leur quotidien, celui de la chronique. Il s’agit d’y dépeindre des situations quotidiennes et de s’en faire les témoins autant que les acteurs, en utilisant le temps présent et des descriptions précises qui privilégient le particulier au général. La situation proposée par MC Solaar, un groupe jeunes traînant leur spleen sur le banc d’une cité un samedi soir, est une figure récurrente de l’imagerie des banlieues. Sur ce canevas schématique, il s’attache à mêler aux motifs universels (« N.Y., Paris, c'est Tibéri, Giuliani, on pousse un cri (Ho !) / Car le banc est notre mairie ») la situation particulière d’un groupe d’amis (« Il paraît que Nabil s’est fait menotté / qu’un condé l’a tabassé pour refus d’obtempérer »). Au milieu d’un couplet, il va même jusqu’à interpeller un proche (« "Hé, Medhi, tu te moques de nous ou bien ? " »), s’attachant scrupuleusement à occuper la place qu’il s’est donnée pour cette chanson : celle de l’un de ces conteurs d’un soir assis sur un banc, l’un de ces amis occupés à combattre par des récits l’ennui et le désespoir (« On fait plus de CV parce qu’on sait que c’est llé-gri »). La situation à quelque chose de très cinématographique, avec des descriptions quasi naturalistes (« Samedi soir sur un banc comme à notre habitude / on attend les autres mais on se fout de l’exactitude » ou « les flics en civils portaient des baskets sans marque ») mais les espace temps et les associations d’idées s’y bousculent à une vitesse propre à la littérature et la poésie (« On parle de sseuf, on bâcle des pas de smurfs / si on est dehors c’est parce qu’on n’a pas de meufs / Alors on parle 325i / On fait plus de CV parce qu’on sait que c’est llé-gri »). Au témoignage factuel se mêlent librement avis et conceptions du monde (« La justice est factice, quand la police boit du pastis ») mais au final c’est toujours l’évocation d’images mentales qui est privilégiée (« Et je dirais que le système a intégré le chômage / Cela est bon pour qu'on s'y place, comme dans une cage »). Il s’agit d’un imaginaire par les mots, qui s’inscrit dans le cadre d’une mise en scène de la prise de parole : samedi soir, sur un banc, et qui procède autant par associations d’idées proches de la poésie que par descriptions factuelles.

Cet art de la chronique ne se limite pas à l’évocation de situations simples et circonstanciées dans le temps, on la retrouve notamment à travers les portraits en images et en situations de personnages typiques des cultures afro-américaines (« Je

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 65 prends mon matos caché dans ma boîte à shoes / Où j'y ai planqué mes 25 et mes 12 / Mon phone sonne d'un click je prends ma double goose / La journée commence à la recherche de flouze », Pit Baccardi, Journée de dealer, « Pit Baccardi », Secteur Ä, 1999) ou encore à travers les récit de la difficulté de s’intégrer au système via des situations récurrentes. La chanson La gueule de l’emploi des rappeurs Flynt et Sidi-O (sur l’album de Flynt « J’éclaire ma ville », Label Rouge, 2007) adopte par exemple une forme partiellement dialoguée pour évoquer les inégalités face à l’embauche :

« "Très bien je vois que votre niveau d’étude est élevé / Vous avez un bac+3, c’est bien le profil recherché / même si dans le domaine vous n’avez qu’une seule expérience / quoi qu’il en soit vous êtes en français" – "Oui, ça fait une différence ?" / "Non, enfin vous savez, on a tous des préférences" / Il a cru bon d’ajouter : "Vous comprenez Mr Julien / dans notre entreprise on aime que les noms de famille sonnent bien" / "Ah ouais ouais ok j’vois l’genre. Mais vous savez Mr Lemaître / chez nous on apprend les résultats de la CAN par la fenêtre" ».

Le clip du morceau, réalisé par Toumani Sangaré du collectif Kourtrajme, reprend cette trame narrative en alternant des scénettes d’entretien d’embauche avec des plans sur les rappeurs dans leur décor quotidien : le quartier et les proches (voir visuels 37, 38 et 39 ci-dessous).

Découpages : fiction, fantasmes et Histoire

La suite logique de l’art de la chronique, c’est la fiction dans le quotidien avec une narration étudiée et efficace. Celle-ci ne vise pas simplement à dresser un portrait ou à esquisser un paysage, mais bel et bien à raconter une histoire, avec des enjeux de

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 66 cohérence interne et de suspens. Disiz (alors connu comme Disiz la Peste) s’en était fait une spécialité sur son premier album « Le Poisson Rouge » (Barclay, 2000). On y retrouve plusieurs pistes racontant en rimes des petites histoires relevant de la série télé pour adolescents (Ghetto sitcom qui évoque les approches amoureuses d’une fille et d’un garçon du même quartier), du film de gangsters (Le Poisson Rouge et son enquête sur les origines absurdes d’une fusillade) ou de la figure de l’homme qui se révolte face à une société devenue folle (J’pète les plombs qui prend comme point de départ un homme coincé dans les embouteillages). Si le dernier cité est un pur fantasme caricatural et comique, les deux premiers constituent de petites histoires drôles et divertissantes, déformées et enrichies comme le sont les histoires transportées par la rumeur populaire. Bien sûr il existe aussi des artistes qui mettent en scène avec le plus grand sérieux des personnages extérieurs à leur vie de tous les jours : des personnages fictifs, historiques, fantasmés ou inspirés par l’état du monde et souvent un peu de tout ça à la fois.

Le rappeur Médine s’est notamment fait connaître grâce à une série de titres nommés « Enfant du Destin », chansons au ton tragique mettant en scène des personnages fictifs dans des contextes historiques précis. Cette saga, il l’initie dès son premier album (« 11 septembre, récit du 11e jour », Din Records, 2004) avec Enfant du destin, Sou Han qui conte l’histoire violente d’une jeune fille et de son père durant la guerre du Vietnam :

« La première balle en pleine rotule / Puis la seconde, petit papa capitule / Abattu par un ennemi poseur de mines / La troisième lui déchire la poitrine / Sou Han au réveil n'est plus la même / Elle connaît la nouvelle que son oncle lui amène ».

Par la suite le rappeur multiplie les titres du même genre mettant tour à tour en scène un jeune israélien abattu dans un attentat suicide alors qu’il se rendait visite à ses parents pour les convaincre de ne pas participer à la guerre (Enfant du destin, David, « 11 septembre, récit du 11e jour », Din Records, 2004), un jeune indien qui voit son village se faire massacrer par les colons (Petit Cheval, « Jihad », Din Records, 2005) ou encore les dernières heures d’un père de famille résidant au 20 Boulevard

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 67 Vincent Auriol au moment de l’incendie qui fit 17 morts le 26 août 2005 (Boulevard Vincent Auriol, 2005). Avec le morceau du Panjshir à Harlem (« Jihad », Din Records, 2005), le rappeur se lance dans le récit biographique et historique en liant par une chanson les destins de Malcom X et du commandant Massoud. Ce morceau illustre la façon qu’ont de nombreux rappeurs de fragmenter le récit en éléments visuels distincts dans le temps ou dans l’espace et de faire alors résonner la scansion en vers avec la notion d’échantillonnage:

« Des ceintures d'explosifs contre le ventre / Ils acclament la grandeur de Dieu et mettent fin à l'attente / Et dans la pièce des fragments de peau se déchirent / Ce soir le lion est mort dans la vallée du Panjshir / J'allais poursuivre mais j'aperçois un homme armé / Je crois que c'est un noir, il sont plusieurs à s'énerver / Saisissant les évènements, un dernier sourire à ses Noirs / Assassiné par ses frères fut la Panthère noire ».

On pourrait presque y voir un découpage cinématographique.

Montages autobiographiques

Le récit dans le rap est enfin une occasion de se mettre en scène soi-même, de relever la tête symboliquement en s’inventant un personnage tout puissant ou de se surmonter les difficultés de la vie en les couchant sur papier. Le rappeur a cette particularité d’être toujours auteur et interprète de ses textes et à travers eux c’est souvent lui-même qu’il met en scène. D’ailleurs, si les rappeurs s’expriment la plupart du temps à la première personne du singulier ou du pluriel, rappelons tout de même que l’analogie entre le « je » du texte et le « je » de l’artiste s’arrête là et ne s’étend que très rarement au « je » civil.

La présence d’éléments autobiographiques dans le rap est telle que certains morceaux s’organisent entièrement autour de ce thème. Toujours dans la perspective d’une certaine colère, nous pouvons évoquer les cas de Keny Arkana qui à travers ses morceaux n’a de cesse de clamer son refus du « système » (A la Vibe et

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 68 Mektoub, « L’Esquisse 2 », Because Music, 2011), d’évoquer les malheurs de son adolescence (Eh connard et J’viens de l’incendie, « Entre Ciment et Belle Etoile », Because Music, 2006) ou encore ses difficultés à faire face à la renommée (Vie d’Artiste, « Tout tourne autour du soleil », Because Music, 2012). Avec une forme quasi testamentaire, Odyssée d’une Incomprise (« L’Esquisse 2 », Beacause Music, 2011) donne à entendre une introspection de l’artiste qui revient sur son histoire personnelle :

« Ça fait plaiz' à mon passé. Et puis ma daronne / Je lui avais dis t'inquiète maman j'm'en sortirai tu as ma parole / De ces nuits noire en flip après les coup de fils de flics / Votre fille a encore pris la fuite on ne sais dans quelle ville / Des larmes ont coulé sous les ponts m’man / comme j'y dormais j'ai failli m'y noyer »

… avant de se tourner vers le présent :

« Voici le temps des faux prophètes qui mentent et qui nous mènent / Ne parlez plus de crises financières à l'heure où la crise est humaine »

… l’avenir du rap :

« Wesh, bas les pattes, le rap un sac de crabes dans un tiroir / Mais où on va si tout le monde fait ses petits caprices de petits rois »

… et finalement du monde :

« Bâtisseurs d'un autre monde, on peut voir autrement / Nostalgiques d'un autre temps, leurs tanks posés sur notre tempe ».

La chanson commence par une présentation de Keny Arkana (« Un peu instable, tant pis si tu me juges à tort ») qui revient ensuite sur son passé avant de se tourner vers le présent puis l’avenir, passant du particulier (elle et le monde du rap) au général (le monde).

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 69

Médine s’est lui aussi essayé à l’exercice de la chanson autobiographique avec Arabospiritual (« Arabian Panther », Din Records/Beacause Music, 2008). Là encore on est loin d’un récit organisé de manière chronologique autour de faits. Si la ligne chronologique est à peu près respectée, le rappeur mêle au récit de son parcours :

« En 2005 deuxième album en demi-teinte j'empreinte / Les voix de la provocation pour tous les convaincre »,

… des éléments introspectifs :

« De toute manière je n'étais pas fait pour être gangster / La moindre taffe sur un spliff m'aurai filé le cancer »,

… relevant de l’autoportrait :

« Je suis un muslim qui fait de la black musique / Pourtant je n'ai rien de black je suis tout pâle j'ai même du sang toubab / Je ne suis ni Serigme Touba ni 2Pac »

… ou encore des hommages à ses proches ou aux grands noms qui l’inspirent :

« Je déclare mon profond respect aux leaders morts / Et laisse une couronne de lyrics sur leur lits de mort ».

Cette structure mouvante que l’on retrouve dans tous les genres de rap, il faut la comprendre à travers la quête d’authenticité des rappeurs. Etre authentique, c’est rester le même une fois que le succès frappe à sa porte mais c’est aussi de refuser de trop sophistiquer et se rappeler que si le rap se base sur un texte plus ou moins écrit, il est avant tout rythme et parole. Comme cette dernière, il est doit rester spontané et s’autorise les digressions les plus improbables. Il y a bien sûr toujours un lien entre deux lignes de texte : comme dans le montage au cinéma, quand ce lien n’est pas immédiatement rendu logique par une continuité spatiale et temporelle, il

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 70 crée un sens nouveau entre deux idées. Ce sens nouveau créé n’est jamais expliqué, il est modestement proposé.

De manière générale, les éléments visuels des textes autobiographiques sont plus symboliques : « On partira le cœur léger sur l’estrade de la pendaison » dans Arabospiritual, « Mais qu'est-ce que la vie ? Pour celui qui dit savoir / Une cage toxique pour le vivant, telle une pèlerine, je suis ma voie » dans Odyssée d’une incomprise, et beaucoup plus rares que dans les chroniques ou les récits. Si ces titres font rarement l’objet de clips vidéo, on retrouve néanmoins l’ajout d’éléments autobiographiques dans les clips de morceaux qui ne le pas forcément. Comme nous le verrons plus loin, cela peut par exemple se traduire par l’emploi d’images d’archives (concerts, enregistrements en studio) ou de making-of.

B) Mise en scène

En disant « je » et en élaborant un contexte à sa prise de parole, le rappeur donne immédiatement un contexte visuel à sa chanson. « Je », c’est d’abord le personnage du rappeur (et non le personnage civil), exceptionnellement dissociable du « je » de la chanson. Dans l’auto mise en scène du rappeur intervient un élément déterminant déjà évoqué dans la première partie et rarement bien compris par les médias : l’art du boasting. Dans la culture afro-américaine, le boasting est une posture symbolique où l’aisance matérielle et les prestations sexuelles n’ont aucunement besoin d’être liées à une quelconque réalité. C’est une provocation imbibée de second degré qui est avant tout un appel à la réponse, une façon de déplacer les discussions sur un terrain symbolique finalement très égalitaire au lieu d’aborder frontalement une réalité souvent difficile et injuste. C’est une fuite au sens développé par Henri Laborit69, une fuite dans l’imaginaire, une réaction naturelle face à une réalité douloureuse que l’on ne peut combattre. Cette fuite n’est ni totale ni définitive, elle est quotidienne et ponctuelle : le rap fourmille de morceaux aux textes engagés qui,

69 H. Laborit, Eloge de la Fuite, Paris, Gallimard, 1976

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 71 quand ils n’appellent pas à changer les choses, donnent au moins à voir une réalité qu’il faudrait modifier.

Si le boasting est une figure récurrente, il est loin d’être la seule manière de se mettre en scène pour les rappeurs. Nous venons de parler du spleen d’un groupe de jeunes trainant sur un banc un samedi soir chez MC Solaar ou du costume de dealer revêtu par Pit Baccardi et les exemples du même genre sont nombreux. La spécificité du rap, c’est que le rappeur a tendance à incarner le personnage qu’il met en scène, cumulant alors les rôles de conteurs (par le texte) et d’acteurs (par le « je », par l’intensité physique qu’il met dans le récit et même par des dialogues). Par exemple, si Médine préfère la troisième personne du singulier pour ses premiers titres issus de la série Enfants du destin, il choisit le « je » pour incarner alternativement Malcom X et Massoud dans Du Panshir à Harlem (« Jihad », Din Records, 2005) et encore le « je » pour narrer l’histoire d’un émigré algérien tué à Paris le 17 octobre 1961 :

« Marchons en direction du pont Saint-Michel / Nous verrons bien quelle sera l'issue de cette querelle / Une fois sur la berge j'aperçois le cortège d'accueil / Qui souhaite faire de ce pont notre cercueil »

17 Octobre, « Table d’écoute », DIN Records, 2006.

Sans aller jusqu’à prendre les traits d’un personnage parfaitement différent de son personnage de rappeur, ce dernier peut aussi proposer une situation simple dans laquelle il scande ou même écrit son texte. C’est par exemple le cas du rappeur Hugo du TSR Crew dans la chanson Fenêtre sur Rue (« Fenêtre sur Rue », Chambre Froide, 2012) qui commence par une citation du film Fenêtre sur Cour d’Alfred Hitchock :

« J'suis cloué dans un appartement deux pièces mais y’a rien d’autre à faire que de regarder par la fenêtre c’qui s’passe chez les voisins ».

Le rappeur enchaîne ensuite les petites histoires et les personnages qu’il peut observer du haut de son deux pièces :

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 72 « La chambre a pas d’serrure mais c’est une cellule comme à Fresnes / J’regarde pas la télé moi j’ai mieux qu’ça, j’ai ma f’nêtre / Y’a c’gamin crade, il veut pas juste une clope mais l’intégral / C’est un détail, un d’ces gars toujours dans l’coin en train d’tté-gra ».

Art de la chronique toujours, mais une chronique circonstanciée et personnelle, une succession de tableaux dans lesquels le rappeur s’inclut, souvent de manière directe, toujours au moins par le point qu’il incarne et revendique. « Fenêtre sur Rue », c’est d’ailleurs le titre de l’album, titre par lequel le rappeur se donne d’emblée une position d’observateur d’un quotidien qu’il relate en rythme et en rimes.

Mise en scène de la chanson et élaboration d’un contexte

Non contents de mettre en scène leurs personnages, les rappeurs aiment aussi mettre en scène leurs chansons voire leurs albums. Pour cela, ils disposent de plusieurs techniques aussi simples qu’efficaces. La première consiste en une petite introduction relevant de la fiction, donnant généralement le contexte dans lequel la chanson a été élaborée. Le morceau Maudits soient les yeux fermés de Chiens de Paille (« Taxi, la bande originale du film », Delabel, 1998) débute ainsi par un dialogue téléphonique entre le rappeur et Akhenaton (Chill), superviseur de la B.O. du film Taxi (Gérard Pirès, 1998) sur laquelle le titre est présent. On y entend le rappeur annoncer qu’il a écouté les « instrus pour Taxi » et qu’il n’arrivera pas à écrire quelque chose de gai. Akhenaton lui dit de faire ce qui lui plait et la chanson commence alors comme une réponse « Mais qu’est-ce que tu veux que je dise d’autres que ce que je suis ? / Chaque jour me dicte ses lignes, en souligne les plus tristes ». On retrouve l’utilisation d’échanges téléphoniques chez Keny Arkana en introduction de la chanson À la Vibe et Mektoub (« L’Esquisse Vol.2 », Because Music, 2011). Cette fois il s’agit du message automatique d’un répondeur plein à craquer et là encore la chanson s’amorce comme une réponse : « Tu me trouveras pas au bout du fil, ni derrière ma boîte mail ».

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 73 Sur certains morceaux, l’introduction fictive, en plus de se faire l’écho du contexte dans lequel la chanson a été créée, établit un contexte pour sa scansion et son contenu, contexte qui ne se limite pas aux premiers mots scandés sous forme de réponse mais qui s’étend à l’ensemble du texte. Dans sa chanson Joe le Taxi (« Don’t Panik Tape », DIN Records/Because Music, 2008), Médine campe le personnage d’un chauffeur de taxi raciste qui déverse sa bile contre les émigrés qu’ils transportent ou qui lui font concurrence. Dans l’amorce narrative de la chanson, Médine n’est pas le conducteur mais le passager du taxi. Après un échange de banalités, le chauffeur propose de raconter une histoire drôle : « Alors, c’est un chinois, un noir et un arabe qui montent dans un taxi ». C’est alors que l’instru démarre et que le rappeur commence son morceau sous le masque d’un chauffeur de taxi. Les premières lignes du texte ressemblent à celles d’un scénario de cinéma, découpant l’action en deux gros plans précis « Claque la portière, rebranche le compteur » avant de présenter le personnage « Joe le Taxi je suis chauffeur, conducteur ».

On trouve encore des morceaux dont l’introduction sert à établir le contexte fictif dans lequel se déroulera ensuite la chanson. Dans leur chanson Le Départ (« Sur un Air Positif volume 1», Virgin, 2001), les Psy4 de la Rime imaginent le dialogue entre un malade du sida (la maladie étant le thème de la compilation) incarné par , un médecin « joué » par Vicenzo et la mort qui prend ici la voie de Soprano. Si ce dialogue est rappé dans la majeure partie de la chanson, il est joué avant en introduction de chaque scénette. En amorce de la chanson lorsque le médecin vient annoncé au patient qu’il sortira demain :

« [VICENZO] Bonjour, comment ça va ce matin? / [ALONZO] Mieux qu'hier, moins bien que demain docteur / [VICENZO] Alors le grand jour c'est pour demain? / [ALONZO] Ben, à ce qu'il parait hein / [VICENZO] Mais si, mais si! ») puis à nouveau lors de l’introduction du personnage de la mort (« [SOPRANO] Bonjour / [ALONZO] Je vous ai pas entendu entrer / [SOPRANO] Laisse tomber, je vois que tu as retrouvé le sourire / [ALONZO] Ouais le docteur m'a dit que j'allais sortir demain et... »)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 74 … et une dernière fois lors du retour du médecin pour la scène finale où les trois personnages sont présents :

« [ALONZO] Hé au fait docteur, avant que vous partez, je voulais vous présenter... / [VICENZO] Présenter qui ? ».

Dernier exemple, la chanson Tribal Poursuite du groupe Sniper (« Du Rire au Larmes », Desh Music, 2001). Dans ce morceau les membres du groupe s’imaginent pris en chasse par un groupe de skinheads cherchant à les tabasser. Chaque rappeur prend la parole le temps d’un couplet et relate la fuite de son point de vue. Ici l’introduction est située sur une piste indépendante du morceau. Cette piste se nomme « Tribal Poursuite : intro » et on y entend les discussions entre les membres du groupe tentant de voler une voiture. Comme dans la chanson qui suivra, au thème pourtant assez tragique, c’est le second degré qui domine. Bien sûr par second degré il faut comprendre une distance ironique vis à vis des événements plutôt qu’un véritable type d’humour. Le but n’est pas de faire rire mais de faire d’une expérience un spectacle, une narration intense mais finalement divertissante. Dans l’introduction, les rappeurs ne parviennent pas à faire démarrer la voiture qu’ils tentent de voler pour rentrer chez eux. Ils décident finalement de demander la direction du métro le plus proche à un passant et ce dernier les envoie vers un guet- apens. On change de pistes et la chanson démarre immédiatement, s’inscrivant dans une suite logique et temporelle :

« Tayo, tayo, j'dis bye-bye face aux fachos / Là y'a pas moyens j'tailla tour a lo mejor / Ma paire de Stan Smith / Comme complice / face aux skins qui m'collent aux seufs / Pour qu'on court là où on est saufs moi et mes reufs ».

Paradoxalement, c’est dans cet exemple où l’introduction fictionnelle est la plus intimement liée au morceau qu’elle précède que les artistes font le choix de l’en séparer physiquement en la plaçant sur une piste différente. Ce choix s’explique d’une part par la durée de cette introduction (42 secondes), de l’autre par la tradition des interludes entre les pistes sur les albums de rap. Ces interludes sont généralement une façon de mettre en scène l’album ou de créer une progression

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 75 dans son écoute. Dans le rap les interludes ont la particularité de ne pas toujours être musicaux. Ils peuvent se composer de passages fictifs et joués, d’interventions d’autres artistes, d’un mix du DJ, etc. De nombreux albums s’ouvrent et se ponctuent d’ailleurs par une « Intro » et une « Outro ». Celles-ci peuvent reprendre les formes des interludes mais l’une des deux est traditionnellement un mix du DJ présentant les morceaux présents sur l’album à travers une sélection d’échantillons.

Citations : convocation d’un univers extérieur intériorisé

Dans la première partie, nous avions évoqué à l’aide d’un article de Christophe Rubin70 l’importance de l’échantillonnage dans le rap et la manière si particulière qu’a cette musique de convoquer des éléments extérieurs et de solliciter une mémoire commune. Ces répliques d’éléments préexistants revêtent plusieurs formes : d’un côté l’utilisation de sonorités concrètes (traditionnellement urbaines), de l’autre la citation ou la déformation de propos tenus en dehors du rap.

L’utilisation de sonorités concrètes pour composer la partition musicale accompagnant un morceau de rap est une vieille tradition qui, comme nous l’avons vu, est héritée du jazz. Au delà de son utilisation musicale, elle peut permettre de spatialiser la chanson et même d’apporter une nuance dans les propos du rappeur. Ainsi à chaque fois que le rappeur Akhenaton évoque un coup qu’il pourrait donner à un fonctionnaire dans sa chanson Eclater un type des Assedic (Métèque et Mat, Hostile, 1995) les bruitages sonores de jeux vidéo lui répondent, soulignant qu’il s’agit d’un pur fantasme et même, comme l’annonce l’introduction du morceau, d’un cauchemar.

Ce qu’affectionnent particulièrement les rappeurs, c’est l’extraction d’une citation cinématographique pour introduire un morceau. On peut envisager ce procédé de différentes façons : comme un hommage au film, comme la sollicitation d’une mémoire commune ou bien comme un façon de s’inscrire dans une certaine

70 Christophe Rubin, Le Rap : de l’échantillonnage à la réplique, http://european-mediaculture.org - 2004

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 76 tradition artistique, mais dans tous les cas il évoque un imaginaire précis. À force d’écouter des morceaux de rap, on finit même par se sentir capable d’esquisser un panorama des goûts cinématographiques des rappeurs. En France, quelques genres se démarquent : les films de gangsters américains (cités dans leurs versions françaises), les dialogues de Michel Audiard, l’œuvre de John Woo ou encore les films traitant de problématiques politiques ou afro-américaines, soient autant d’échos d’une fascination pour l’univers et les personnages en marge de la loi. De ces films, les rappeurs extraient les punchlines les plus percutantes, celles qui les inspirent ou celles qui leur semblent toucher du doigt une vérité.

Sur l’album « Du mal à s’confier » (Scred Connexion, Chronowax, 2002) on trouve ainsi une piste nommée Supposition qui n’est autre qu’une célèbre citation de Jean Gabin dans Le Cave se rebiffe (« les bénéfices ça se divisent, la réclusion ça s’additionne », Yves Granger, dialogues de Michel Audiard, 1961). La piste fait d’ailleurs office d’introduction pour la chanson suivante qui traite de l’importance de l’argent au quotidien et surtout quand on n’en a pas (Monnaie, Monnaie).

Comme les introductions fictives, ces citations peuvent aussi se trouver physiquement rattachées aux morceaux qu’elles accompagnent : dans la chanson Correspondance (sur l’album de Fabe « Détournement de son », Small, 1998) c’est à la fin que l’on trouve une citation tirée de Boy’z In the Hood (John Singleton, 1991) :

« Le lavabo de la salle de bain, le sol, et les toilettes [...] Qu’est-ce que tu fais, toi dans la maison ? – Moi je ne fais rien dans la maison, excepté payer les factures, mettre à manger sur la table et te payer de quoi t’habiller ».

On retrouve John Woo notamment chez le groupe Ärsenik avec un extrait du Syndicat du Crime (1986) en amorce la chanson Un Monde Parfait (« Quelques gouttes suffisent… », Hostile Records/Sarcelite Muziks, 1998) et sur le même album avec une citation de The Killer (1989) au début de Chrysanthèmes. Quant au cinéma américain, si Scarface de Brian De Palma (1983) et Casino de Martin Scorsese (1995) comptent parmi les films les plus souvent cités, on retrouve aussi régulièrement L’Impasse (Brian De Palma, 1993), dont certains dialogues sont par exemple utilisés

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 77 dans les introductions des chansons D.3.3.2 (Sinik., « La Main sur le Cœur », Warner, 2004) et Streets (IV My People, « IV My People Zone », IV My People, 2002).

La réplique dans le rap s’étend à d’autres médias et notamment à la télévision. Dans ce cas la réplique prend surtout des allures de parodies insistant encore davantage sur les habituels clichés que les rappeurs reprochent aux chaines de véhiculer : la violence dans les quartiers, l’insécurité, les problèmes de l’immigration, etc. S’inspirant du film V pour Vendetta, la chanson V pour Vérités de Keny Arkana (« L’Esquisse vol.2, Because Music, 2011) met en scène le piratage par la chanteuse d’un journal télévisé évoquant les récentes émeutes provoquées par un « mouvement pour le vivant ». Dans le clip qui accompagne le morceau, le logo de TF1 est remplacé par un CF1 (voir ci-dessous). Autre exemple, la chanson Bouteille de Gaz de la Scred Connexion (« Bouteille de Gaz », 1999) qui débute par un texte prononcé avec le ton sérieux et inquiétant des journalistes d’émissions télévisées :

« L'Europe est devenue le paradis des immigrés. En provenance de tous les coins du monde, ils s'y déversent par millions pour y accroître le chômage, y créer l'insécurité, y procéder à une colonisation à rebours. Mais dorénavant, ce sont aussi les trafiquants de drogue, les terroristes et les immigrés clandestins qui pourront circuler en toute liberté sans être inquiétés ».

Pour les rappeurs, la chanson devient alors l’occasion de répondre à ces clichés qui leur empoisonnent la vie. Le ton est provocant : « Tout ça on s'en passera et même un jour on se cassera » ou « Moi je représente le piment, celui qui t'arrache la gueule » mais comme souvent c’est bien un cri de douleur invitant à la réponse qui domine « Je me passerais bien de ce doute : suis-je d'ici ou d'ailleurs ? / Le couscous ou la choucroute, la djellaba ou le tailleur ? » ou encore « Je t'assure je me passerais bien de ces douleurs / Je mettrais peut-être un peu plus de couleurs ».

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 78

40,41,42,43 : Images du clip V pour Vérités de Keny Arkana (2011)

C) Des textes imagés

Le rap, c’est encore une certaine poésie. Une poésie brutale, âpre, urbaine et moderne où texte et scansion se combinent pour créer une « avalanche d’images » et des « déluges de métaphores » (Médine, Lecture aléatoire, « Table d’écoute », DIN Records, 2006). Se tenant volontiers à distance de l’académisme littéraire, les rappeurs savent pourtant convoquer l’ensemble des figures de styles de la langue française. Métaphores et comparaisons y foisonnent, l’allégorie y fleurit et toutes trois poussent tranquillement aux côtés de la personnification, de la métonymie ou de la synecdoque. Le journaliste Etienne Quiqueré a consacré un article entier à l’étude des figures de styles chez Booba. Intitulé « Mon prof de français s’appelle Booba »71, l’article reprend l’ensemble des figures de style connues et les illustre par les textes du rappeur (l’analogie, la métaphore, la comparaison, l’allégorie, la personnification ou encore les figures de substitution, d’opposition, d’amplification, de l’atténuation et enfin de construction et de son). En introduction il cite le romancier Thomas Ravier, le premier à avoir parlé de « métagore » chez le rappeur, néologisme que l’écrivain décrit en ces termes : « des rapprochements qui n'ont pas

71 Mon prof de français s’appelle Booba, E. Quiqueré, slate.fr, 23 novembre 2010 (mis à jour le 7 mars 2011), http://www.slate.fr/story/30525/booba-rap-francais-prof

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 79 lieu d'être et immédiatement, une apparition, vénéneuse, rétinienne, brusque, brutale, impossible à se retirer de la tête. Je croyais mettre un disque, j'ai ouvert un album photo, un livre de chair, de son, verbe en sang, une boîte de Pandore ».

En voici un exemple :

« Moi je rêve, j'accomplis / même si je crève incompris / J'ai du gloss sur la verge / De l'encre dans les veines / Du pétrole sur les lèvres / Ma vie est tristement belle / Des averses de bonheur / Des cyclones de douleur »

Booba, Couleur ébène, « Ouest Side », Tallac Records/Barclay, 2006

L’exemple de la « rue »

Dans la poétique et la rhétorique du rap, l’emploi de formules préexistantes (déjà évoqué dans les parties consacrées au rap comme un art de l’échantillonnage) est un élément récurrent et fondamental. Pour les rappeurs c’est une façon d’établir une communauté de langage qui reprend la rhétorique du « Nous contre Eux » en constituant en patrimoine lexical commun pour le « Nous », patrimoine qu’ils partagent avec les autres rappeurs mais aussi avec les auditeurs (quels qu’ils soient). En plus d’affirmer son individualité à travers la technique particulière de son flow, le rappeur s’inscrit dans un contexte historique, social et culturel. Il n’a d’ailleurs de cesse clamer son amour pour ses proches et son quartier (dans une relation amour-haine vis à vis de ce dernier), de « représenter » son département et de vanter la musique rap. Il existe d’ailleurs un terme désignant les relations mouvementées de la communauté des rappeurs : le rap game, soit un jeu de relations concurrentielles dans lequel beaucoup refusent de s’inscrire.

Parmi les formules « toutes prêtes » que sollicitent les rappeurs dans leurs textes, il en est une particulièrement récurrente : la personnification de la « Rue ». La relation entre la rue et les rappeurs reprend le schéma de la relation amour-haine déjà tissée

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 80 avec le quartier. Cette rue, ils en dressent un portrait négatif tout en reconnaissant qu’elle les a formés et qu’aujourd’hui encore elle reste la garante de leur authenticité et de leur intégrité artistique.

« Je suis la rue, la mère des enfants perdus / qui se chamaillent entre mes vices et mes vertus (…) Mais même en taule tu seras fier d’être d’un de mes mômes / Moi qui ait gâché ta vie en te façonnant dans mon monde / Je t’ai détourné des tiens / Ta famille, tes études / Et toi tu me chantes des louanges »

Keny Arkana, La Mère des Enfants Perdus, « Entre Ciment et Belle Etoile », Because Music, 2006).

La rue c’est d’abord une mère de substitution, celle qui sous prétexte de survie enseigne la délinquance et le péché et qui détourne les jeunes de leur voix. Seulement, souvent, ce parent de substitution est le seul que les rappeurs disent n’avoir jamais eu, le seul qui leur ai fait confiance, la première à les avoir traités comme des hommes.

« La rue a su me prendre car elle me faisant confiance / Chose qui avec mon père était comme de la nuisance »

Joeystarr, Laisse pas trainer ton fils, « Suprême NTM », Epic, 1998

La rue n’est pas seulement une mère d’adoption ou de substitution, elle est aussi une amante séduisante et exigeante qui attire par le vice et l’argent facile et dont il est impossible de se séparer :

« Quand tu parleras d’ma vie, faut qu’tu leur dises Manu / Qu’avant d’vouloir du blé, elle veut de l’amour la rue / La vraie, celle à laquelle j’suis accroché / Fait que pour la fuir, j’m’arrache les poumons à puffer »

Manu Militari, Ours mal léché, « Marée humaine », 7ième Ciel, 2012

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 81

On retrouve la rue encore chez le groupe Ärsenik sous les traits d’un juge ou d’un garde fou. Quelque soit le costume choisi, les mêmes caractéristiques reviennent : une liaison où dominent les sentiments, une relation qui semble condamnée à durer et une exigence sans cesse renouvelée de la rue vis à vis du rappeur :

« J’ai pas le droit à l’erreur, la rue me voit / je ne peux pas me cacher dans l’ignorance l’oubli j’ai pas le droit / pas le choix, le bitume me colle à la peau / et je le défendrais jusqu’à la mort comme l’homme de fort Alamo. / Il m’a à l’oeil le salaud, toute ma vie il conserve / je ne peux pas partir en test, bordel où que j’aille la rue m’observe »

Calbo du groupe Ärsenik, La rue t’observe, « Quelques gouttes suffisent », Hostile, 1998

La rue peut aussi être abordée comme un paysage, cruel et codifié, théâtre des passions humaines et temple de la jeunesse et de l’illicite. Elle est tour à tour un petit pays aux règles officieuses chez Doc Gyneco :

« Les policiers donnent des planques aux voleurs / Le facteur aide le maquereau à relever les compteurs / J’ai été élu président de ma rue / j’ai placé mes ministres, tout le monde est corrompu »

Dans ma rue, « Première Consultation », Virgin, 1996

… un lieu d’apprentissage dangereux et séduisant chez NTM :

« J’ai eu l’illusion de trouver mieux, j’ai vu / ce qu’un gamin de quatorze ans, avec le décalage de l’âge / peut entrevoir, c’était comme un mirage »

Laisse pas trainer ton fils, « Suprême NTM », Epic, 1998

… un terrain sauvage chez Booba :

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 82 « C’est pousser comme une ortie parmi les roses / et y sont trop alors j’appelle mes Khros les ronces / C’est un état d’esprit, ne plie que si les pissenlits j’bouffe (…) Grillé mais je nie / ici les hyènes ont une insigne / et j’espère qu’c’est pas l’un d’nous / qui servira de gnou »

Ma définition, « », 45 Scientific, 2002

… ou encore un film de cinéma aux couleurs froides et précises chez Pit Baccardi :

« La rue c’est gris et bleu / le rêve, l’ambition, les cris et pleurs (…) La rue c’est mon Platoon, mon film de guerre / y a pas que malédiction et amertume qui errent »

La Rue, « Pit Baccardi », Secteur Ä, 1999

Le vocabulaire du cinéma dans les textes

« Dans la vie survie oblige, c’est ma vision oblique / Avec un bic j’peux imager, c’est cinématographique »

Aki, 1 pour la plume (version équipe), sur l’album de Flynt « J’éclaire ma ville », Label Rouge, 2007

Combiné à son goût pour la mise en scène, l’impétueux besoin de générer des images du rappeur le pousse souvent à piocher du côté du cinéma. On l’a dit, ces artistes ont tendance à privilégier un certain type de films, proches de leur musique et de leurs problématiques où se mêlent provocation, violence et boasting. C’est alors l’occasion de rappeler qu’ils ne s’y limitent pas et qu’ils évoquent volontiers les westerns (MC Solaar, Le Nouveau Western, « Prose Combat », Polydor, 1994) ; la nouvelle vague française (« Les ter-ter, les coups j’en ai fait 400 / ce soir j’ai trop fumé m’en voulait pas si j’ai l’air absent », Sinik, Apprentissage Remix, « Apprentissage Remix », 2010, ou encore « Ton équipe : une belle brochette d’handicapés du flow / Toi contre moi

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 83 c’est Max Pecas face à François Truffaut », Lucio Bukowski, Cinquante et un, « Lucio Milkowski », 2011), la science-fiction (IAM, L’Empire du côté obscur, « L’Ecole du Micro d’argent », Delabel/Virgin, 1997) ou encore le cinéma pornographique (« Pour dique-sa un texte plus profond que la gorge à Draghixa », Ärsenik, Sexe, Pouvoir et Biftons, « Quelques gouttes suffisent », Hostile, 1998).

Peut-être encore plus friands de cinéma que les autres, certains rappeurs n’hésitent pas utiliser le vocabulaire technique du cinéma pour mettre en scène leurs textes. L’un des premiers à s’en être emparé est MC Solaar. En plus de collectionner les références cinématographiques dans la chanson Nouveau Western déjà évoquée plus haut, il avait déjà repris les codes d’un tournage de cinéma pour les besoins de sa chanson Victime de la mode sur son premier album « Qui sème le vent récolte le tempo » (Musicarama Records/Polydor, 1991). Dans un texte qui parle de l’obsession maladive d’une fille pour son image, le choix d’employer une caméra semble aussi efficace que justifié et en quelques mots le rappeur parvient à créer un contexte visuel précis. Ce qu’il nous donne à voir ce n’est d’ailleurs pas un film fini mais les rushs sur lesquels le clap est encore présent :

« Clap, prise 1, vision panoramique / Une caméra avance gros plan sur Dominique / Seule devant la glace elle ausculte son corps / Puis crie machinalement "encore quelques efforts" ».

Autre exemple, la chanson Mémoire de Shurik’n (« Où je vis », Delabel/EMI France, 1998) qui s’ouvre par les mots suivants :

« Zoom arrière, plongée sur un gamin de huit ans / Sac au dos, je pars à l’école / Rejoins par un groupe d’enfants ».

Comme chez MC Solaar, ce n’est pas un hasard si ces éléments visuels sont placés au début de la chanson. Les premiers mots ont une influence primordiale, ils donnent à la chanson un style, un ton et une image. Ici le rappeur marseillais met en scène ses propres souvenirs comme s’il s’agissait d’un film, comme s’il s’agissait d’un flashback. Dans la suite de leurs morceaux, les rappeurs n’ont pas besoin d’ajouter

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 84 de nouveaux éléments techniques de cinéma : le contexte est établi, la chanson est donnée à voir comme un court-métrage et, même si l’on y trouve des digressions qui n’auraient pas leur place dans un scénario de cinéma (où l’on décrit uniquement ce que l’on voit), c’est en grande partie sous cette angle que le spectateur abordera le morceau.

Dans une large mesure (qu’il ne s’agit pas d’ériger en règle), le rap est un art qui consiste à susciter des images chez l’auditeur. Les images poétiques et improbables y côtoient les descriptions de paysages urbains et les portraits des rappeurs et de leurs proches. Dans le rap, les figures de break dance s’associent à la mitraillette de Tony Montana pour créer un imaginaire où l’on cultive l’excès pour ne pas se prendre trop au sérieux. Un monde d’images en mots qui comme le graffiti avale toutes les surfaces qu’on lui propose et les mâches jusqu’à les faire siennes.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 85

Troisième partie : LES IMAGES DU RAP

Où l’imaginaire se transforme en 25 images par secondes.

« J’irai graver Geronimo sur les têtes du Mont Rushmore »

Anéanti, Médine, « Jihad », Din Records – 2005

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 86 Chapitre 1 - LES IMAGES PRODUITES AU REGARD DE

L’IMAGINAIRE PRESENTÉ

Dans cette troisième partie, nous tâcherons de voir dans quelle mesure les images produites autour du rap en reprennent les codes et les thèmes principaux. Nous avons déjà parlé du cinéma, nous laisserons de côté la représentation scénique et nous concentrons ici sur le principal média associant des images à une chanson : les clips vidéos. Ces derniers, nous les aborderons de deux manières. Tout d’abord par l’analyse des différents genres, ensuite à travers une expérience pratique qui aboutira à la réalisation d’un clip pour le rappeur Zoxea. Si dans les textes de rap tout est permis, ici l’art se heurte aux moyens financiers, aux enjeux commerciaux voire aux exigences des artistes. Voyons donc si, comme l’affirme Christian Béthune, « avec les clips vidéos, par exemple, l’impression de réalisme disparaît complètement »72.

A) Moteur romanesque et quotidien mis en scène

Il y a dans le rap une importante dimension testimoniale. Non seulement il s’agit de chroniquer un quotidien et de répondre à cet universel besoin de laisser une trace, mais il faut en plus tout faire en sorte pour que cette trace soit authentique, c’est à dire fidèle à une réalité partagée avec un cercle de pairs. Si cette authenticité relève de l’illusion car toute trace est forcément subjective, d’autant plus lorsqu’elle est le résultat d’une mise en scène savamment orchestrée, n’oublions pas avec Adorno que l’art réussi comporte aussi une « vérité profonde ». Chez les rappeurs fondant leur art sur un univers plus intérieur (Chiens de Paille ou C-Sen par exemple) l’importance de l’authenticité est toujours aussi grande, mais elle répond à un impératif d’intégrité et non à la recherche d’une légitimité pour « représenter » les siens.

72 C. Béthune, Pour une esthétique du rap, Paris, Klincsieck, p.105, 2004

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 87 Dans cette quête d’authenticité, le clip est une arme puissante. Il permet d’ajouter une preuve visuelle aux dires des rappeurs, de les inscrire dans la réalité qu’ils décrivent et d’afficher le soutien du groupe qu’il représente. Même une superstar mondiale comme le rappeur Jay-Z ressent le besoin de revenir tourner plusieurs clips sur les lieux de son enfance et de son adolescence : le quartier de Marcy à Brooklyn (New-York). Le rappeur ne se fait aucune illusion sur l’aspect symbolique et non véridique d’un tel positionnement, admettant volontiers qu’il a quitté depuis longtemps le quartier dans lequel il a grandi : « « I’m from the hood » it’s a joke. You can’t take that seriously. Rappers, we ain’t from the hood. We got nice homes and nice cars. We from the mansion »73. Cette distance ironique affichée n’a pas empêché le rappeur de revenir régulièrement dans son quartier. D’ailleurs s’il reconnaît ne plus venir du ghetto il ajoute dans cette même interview que cela ne lui interdit pas de connaître sa communauté. On le retrouve ainsi à Marcy dans le clip de Hard Knock Life (coréalisé avec Steve Carr pour l’album « Vol. 2… Hard Knock Life », Roc- A-Fella/Def Jam, 1998) ou encore à l’occasion de la mise en scène de sa propre mort pour le clip 99 Problems (réalisé par Mark Romanek, « The Black Album », Roc-A- Fella/Def Jam, 2004).

44,45 : Jay-z à Marcy dans les clips de Hard Knock Life (44) et 99 Problems (45)

Tous les rappeurs ne sont évidemment pas des millionnaires qui vivent dans une villa avec piscine sur la côte ouest des Etats-Unis ou dans une résidence de luxe à Miami. Beaucoup résident encore là où ils ont toujours vécu et dans leur clip c’est bien leur environnement quotidien qu’ils mettent en scène. En plus d’être une

73 « « Je viens du ghetto » c’est une blague. On ne peut pas prendre ça sérieusement. Nous les rappeurs, on n’est pas du ghetto. On a de belles maisons, de belles voitures. On vient des villas ». Jay-z lors d’une interview avec Rob Tannenbaum, Playboy, Avril 2003.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 88 preuve (ou un argument) d’authenticité, le clip devient alors l’occasion d’ajouter une nouvelle dimension aux portraits et chroniques des textes, soit en y confrontant une image qui l’illustre, soit en y opposant un plan qui le complète. Le clip More Lines (réalisé par Dominique Carbone et Frédéric Amella, album « Enfermé Dehors Jamais Libre Saison 2 », InnerCity/Raptivist, 2012) du rappeur Mysa met ainsi en images le quotidien de son quartier dans la ville de Metz sans pour autant que le texte, construit plutôt comme un long monologue interpellant différents types d’auditeurs, ne s’inscrive véritablement dans la tradition d’un art de la chronique. L’image ajoute une dimension nouvelle au texte et mêle aux plans sur le rappeur scandant ses vers face à la caméra de nombreux plans sur la vie du quartier, prenant tantôt la forme de portrait photos en mouvement, tantôt celle d’images prises sur le vif : un enfant qui fait du vélo le casque sur les oreilles, des jeunes qui jouent au foot sur un terrain en béton, des amis qui se serrent la main, des adolescents qui jonglent avec un ballon de football, des hommes qui discutent à la terrasse d’un café, etc. Le tout semble mélanger les images mises en scènes et les scènes volées et se déroule dans un coucher de soleil permanent, écho de la mélancolie de l’instru et du refrain.

46,47,48,49 : More Lines du rappeur Mysa, réalisé par Dominique Carbone et Frédéric Amella (2012)

L’analyse de clips, et de clips de rap en particulier, a cela de spécifique qu’elle se heurte fortement aux limites des moyens et des ambitions. C’est donc plus d’idées

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 89 qu’il s’agit que d’aboutissement de la forme. Ici, la mise en œuvre est modeste mais l’idée est juste, elle ajoute à la chanson une dimension essentielle qui rappelle l’univers de Mysa, un rappeur aux mélodies calmes et aux textes engagés, qui n’appelle pas à la révolte mais à la prise de conscience, qui ne se présente pas comme un gangster mais comme un grand frère et qui porte sur son entourage un regard chargé d’émotion et d’espoir.

Clip et texte narratifs : l’illustration du récit d’un rappeur

L’illustration d’une chanson par une histoire courte est une formule classique de clips. Ces clips narratifs, que l’on retrouve dans tous les genres de musique, on peut les diviser en deux catégories : ceux qui reprennent une histoire déjà racontée dans la chanson et ceux qui ajoutent une histoire venant se superposer à la musique et aux paroles. Cette division en deux catégories a bien sûr ses limites : s’il existe des clips indéniablement narratifs qui se présentent comme des courts métrages muets entretenant un rapport lointain avec le texte, d’autres racontent aussi des histoires sans pour autant s’inscrire dans une narration classique. La simple mise en scène de la parole, par exemple, raconte une histoire. Quand Diam’s et Sinik s’interpellent de au parloir de prison pour le clip chanson Le même Sang (« La Main sur le Cœur », Sinik, Warner, 2004), reprenant la situation évoquée par la chanson (un dialogue entre un frère emprisonné et sa sœur), ils racontent déjà une histoire. Si forte que soit la situation, cette histoire sera néanmoins toujours inséparable de la chanson, elle ne ferait pas sens sans elle. C’est ainsi que nous établirons notre distinction entre les clips pleinement narratifs et les autres.

50,51 : Diam’s et Sinik dans le clip Le même Sang (« La Main sur le Cœur », Sinik, Warner, 2004)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 90 Dans le cas d’un clip narratif, reprenant en images une histoire déjà racontée par la chanson, il s’agit de compléter par des images une narration de sons, de mots et de rythmes. C’est un type d’adaptation assez particulier puisqu’à la différence de l’adaptation d’un roman au cinéma ou bien même de la simple transformation d’un scénario en film, le support préexistant persiste et cohabite avec l’œuvre nouvelle. L’enjeu n’est alors plus tant d’adapter que de compléter, voire de surenchérir ou même de faire contre-point. Dans le cas du rap français, l’extrême majorité des clips de morceaux portant en eux un récit sont de type narratif. Les exemples sont nombreux et à chaque fois le clip fonctionne comme une fixation de l’imaginaire suscité par la chanson. On peut bien sûr le regretter mais il faut aussi le voir dans le cadre d’un art du récit qui dépasse le simple fait musical et où le clip vient alors s’ajouter aux dialogues et aux sonorités concrètes déjà présents dans la chanson. Symboles des liens forts entretenus avec le Septième Art, certains morceaux de rap sont d’ailleurs bâtis comme de véritables scénarios. Quand Mathieu Kassovitz signe le clip de XY de Kery James (« A l’ombre du show-business », Up Music, 2008), une histoire de meurtre montée à l’envers en reprenant la forme du texte (qui raconte lui aussi les évènements en commençant par la fin), il le fait ainsi sous l’intitulé « mise en images ». On notera d’ailleurs qu’ici c’est Kery James lui même qui campe l’un des deux personnages principaux, X, se faisant acteur et conteur d’une histoire pourtant racontée à la troisième personne du singulier.

52,53,54,55 : « La cervelle de la victime éclate dans la baignoire / X défouraille mais en détournant le regard / Pas facile de fumer un mec avec lequel tu as grandi / Mais qu’est-ce qu’un ami pour un bandit / Les yeux de la victime implorent la pitié / D’un regard sincère que peu d’hommes peuvent supporter ». XY (« A l’ombre du show-business », Kery James, Up Music, 2008), mise en images par Mathieu Kassovitz.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 91 Texte libre et clip narratif : du général au particulier

On l’a dit, il n’est pas nécessaire que le morceau soit narratif pour que le clip le soit. Le texte de la chanson Petit Frère d’IAM (« L’école du micro d’argent », Delabel/Virgin, 1997) dresse le portrait d’une nouvelle génération à travers les envies et les habitudes d’un personnage symbolique désigné par le terme de « petit frère ». Ce portrait, le clip l’illustre par le récit d’une journée de l’un de ces petits frères, une journée qui tourne mal et dans laquelle il enchaîne les petits délits avec comme constante l’agressivité vis à vis de l’autorité. Ici le rapport entre le clip et la chanson fonctionne dans le cadre d’un rapport liant le général au particulier. Le texte présente toute une génération, le clip suit un seul adolescent. Les lyrics citent différents âges (« 10 ans », « 13 ans »), la narration de la vidéo se déroule sur une journée, s’ouvrant et se ponctuant par le réveil du personnage principal. Les rappeurs exposent toute une série de comportements et d’influences, l’image en illustre certains (« les coups de battes dans les tires des instituteurs », « l’argent lui ouvrirait les portes sur un ciel azur / aussi facilement que ses tournevis ouvrent celles des voitures »), en laisse une bonne partie de côté (« embrouilles à coups de cutter », « petit frère s’assure flingue à la ceinture ») et bien sûr y ajoute de nouveaux éléments (un passage dans un bus mettant en scène une jolie jeune fille et une bagarre).

56,57,58,59 : Petit Frère, IAM (« L’école du micro d’argent », Delabel/Virgin, 1997)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 92 Autre exemple de clip narratif entretenant avec le texte un rapport allant au delà de l’illustration, le clip de L’Enfer c’est les autres du rappeur Youssoupha (« Noir Désir », Bomayé Music, 2012) réalisé par Benjamin Francoule et Valentin Frentzel (1986Prod). Ici, le lien entre la chanson et la narration proposée par les images relève encore d’une nature différente. Youssoupha reprend la sentence de Jean-Paul Sartre et s’en inspire pour produire un texte en contre-pied, à la première personne du singulier, exposant son amertume pour mieux prôner l’autocritique en ponctuant sa chanson par « Le Paradis, ça se mérite, et j'accumule les fautes / Ma mauvaise foi me fera dire que "L'Enfer, c'est les autres" ».

Si le texte du rappeur n’est aucunement narratif, le clip lui est pensé comme un véritable court métrage rendu muet le temps de la chanson, à tel point que la narration en images survit ensuite à la musique, retrouvant le temps de quelques cris et de coups de feu l’usage du son. Un peu à la manière d’Elephant de Gus Van Saant (2003), le clip propose de suivre les dernières heures de la journée d’un adolescent avant que ce dernier n’ouvre le feu sur des passants dans la rue. Après une introduction fictive où l’on découvre le jeune homme déjeunant dans une ambiance morose avec ses parents et quelques remarques violentes de son père vis à vis de la société, la musique puis le rappeur se lancent. On voit ensuite le personnage recevoir un colis, se raser les cheveux, prendre sa voiture et ouvrir le feu sur un premier passant. Symboliquement, la chanson s’arrête avec le premier meurtre.

Ici l’image et la narration jouent un rôle de contre-exemple. Les premiers mots du texte « Avant d'essayer d'changer le monde, les gens et leur Histoire / Faudrait qu'je change l'enfoiré qu'je vois dans mon miroir / Mais trop lâche pour assumer d'abord / Comme vous tous, je me nourris de préjugés, trop rancunier, alors » laissent ensuite la place à une longue énumération des ressentis du rappeur vis à vis des « autres », comme s’il faisait là son autocritique ou sa confession. Le personnage principal du clip ne possède pas la distance critique du rappeur vis à vis de sa colère et de ses émotions. Il se fait submerger et se transforme en meurtrier. Ce contre quoi le rappeur met en garde, ce qu’il cherche à combattre en confessant des sentiments négatifs, le clip l’illustre par un exemple lui aussi négatif, celui d’un jeune homme

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 93 qui, comme le rappeur le prédit dans sa chanson, a préféré écouter sa mauvaise foi et se dire que « l’enfer c’est les autres ».

Ce qui frappe ici, c’est le risque pris par Youssoupha avec un tel clip. Sa confession se termine par une note négative et, sans écoute attentive, elle pourrait amener à faire une analogie entre le rappeur et le personnage du clip. Or, le simple fait qu’il fasse cette confession crée un gouffre entre lui et le personnage et place chacun d’entre eux aux antipodes de la morale. D’un côté un artiste qui fait son autocritique et montre ses faiblesses pour mieux exposer les dangers de sentiments négatifs, de l’autre l’exemple même du danger engendré par ces sentiments quand ils ne sont pas considérés avec recul.

60,61,62 : L’Enfer c’est les autres (« Noir Désir », Youssoupha, 2012), réalisé par B. Francoule et V. Frentzel

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 94 La place du narrateur

Enfin, si les clips présentés précédemment sont construits selon les conventions du cinéma, excluant la représentation physique de la parole et transformant le rappeur en voix « off », la plupart des clips, narratifs ou non, alternent moments de narration et plans sur le rappeur. Quand Jean-François Richet décide d’ajouter au montage de l’une des scènes de Ma 6-T va crack-er des plans sur les rappeurs dont la chanson constitue la bande son, il rompt avec une convention classique de cinéma qui voudrait que la performance musicale extra-diégétique ne soit pas représentée à l’écran et que la musique nourrisse l’image sans lui prendre sa place.

Les clips de rap qui choisissent de faire cohabiter une mise en scène de la parole et une narration optent généralement pour deux formes. La première, la plus classique, consiste à séparer l’espace du chant de celui de la narration. Le rappeur est généralement placé dans un espace abstrait, sur un fond uni, et fait sa performance face à la caméra. Très rependue dans le rap, cette technique permet de placer le rappeur comme un narrateur distancié des évènements, qui témoigne après coup, qui chronique un passé proche ou lointain. La relation entre les deux espaces est une cohabitation dans le temps (unité du clip) et si les paroles se superposent à l’histoire, le rappeur lui s’en trouve physiquement dissocié. Bien sûr il existe aussi des considérations plus pragmatiques à prendre en compte dans l’analyse de ce modèle de clip, notamment l’importance de la représentation de soi (c’est à dire de son personnage de rappeur) chez certains artistes qui aiment que leur image et leur personnalité restent attachées à leur musique.

L’autre option envisageable, c’est de représenter le rappeur dans le même espace que la narration. Plus rare, ce procédé donne une nouvelle dimension à l’artiste, qui s’inscrit physiquement dans le récit proposé, comme s’il en avait été le témoin. Réalisé par Seb Janiak en 1993, le clip J’appuie sur la gâchette du groupe NTM (« J’appuie sur le gâchette », Epic, 1993) présente la particularité d’utiliser différents procédés selon les chanteurs. Ainsi si Joey Starr est représenté dans un espace abstrait et sombre avec une lumière dramatisante qui lui éclaire la moitié du visage et le bout d’un lit en désordre, Kool Shen rappe au milieu d’un appartement et de

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 95 plans mettant en scène l’histoire d’un adolescent, qui devient homme et qui finit, lui aussi, par appuyer sur la gâchette. Comme pour Petit Frère, le texte des rappeurs constitue un portrait aux traits volontairement flous, un portrait de ceux qui, traversés par des idées noires, pensent au suicide. La différence est ici le point de vue adopté : « il » (pour mieux dire « ils ») chez IAM, « je » chez NTM. Finalement, on associe l’histoire racontée dans le clip aux couplets de Kool Shen, transformant l’artiste en un fantôme qui revient hanter les lieux du drame, le drame d’un homme dont la trajectoire vient illustrer le thème du morceau. Les plans sur Joey Starr relèvent quant à eux de la mise en scène de la parole, celle d’un homme qui pense au suicide. Si Joey Starr joue, Kool Shen chronique et témoigne. Tout cela dans une même chanson, un rappel que dans le rap les choses ne sont ni arrêtées ni figées, que la chronique du quotidien et de ses personnages relève autant de la fiction que de la réalité et que quand le rappeur dis « je » il peut aussi bien faire référence à son personnage de rappeur qu’à un personnage inventé pour la chanson.

63,64,65,66 : J’appuie sur la gâchette (NTM, « J’appuie sur la gâchette », Epic, 1993) réalisé par Seb Janiak.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 96 B) Mise en scène de la parole

Si la simple prise de parole du rappeur relève déjà d’une mise en scène de soi, celle- ci se poursuit et se développe lorsqu’il s’agit d’une scansion en public et a fortiori lorsqu’il s’agit de clips vidéos. Cette mise en scène de la parole renvoie bien sûr aux codes de la culture hip-hop et son fond de culture afro-américaine, mais on y retrouve aussi des codes et des enjeux propres au rap et des différences flagrantes entre les images venant de chaque côté de l’Atlantique.

Quels attributs pour le rappeur ?

La différence la plus criante tient à l’exhibition ostentatoire des symboles de richesse et de réussite. Si aux États-Unis, et dans la culture afro-américaine en particulier, il s’agit d’un héritage culturel dont le second degré est largement reconnu, en France un véritable débat agite la communauté hip-hop autour de l’aspect « bling-bling » du rap. Même si celle-ci tend à s’estomper, il y a là une profonde différence entre les deux cultures. En France, afficher les signes de sa réussite matérielle est mal vu en soit. Dans le rap français il en est de même, non pas parce que cela relève d’un comportement grossier, mais pas ce que cela traduit un éloignement profond des réalités que convoque le rappeur dans ses textes. En s’affichant au volant de grosses voitures et de filles dénudées dans des villas de luxe, le rappeur prend le risque de se couper d’un public avec qui il ne partage plus les mêmes problèmes : difficile de « rester vrai » quand on vit dans le luxe et l’excès. Cependant le public et les rappeurs français ont été nourris de l’imaginaire américain depuis maintenant de longues années et l’aspect ludique et le second degré de telles mises en scènes est aujourd’hui de plus en plus assumé. Désormais le risque est surtout de passer pour quelqu’un qui copie le modèle américain.

Au contraire de leurs confrères américains et de leurs émules françaises, la plupart des rappeurs français choisissent donc de s’habiller de manière parfaitement « normale » dans leurs clips. Ces costumes du quotidien, qui vont du classique street-wear catégorisé hip-hop aux tenues habillées de rappeurs plus âgés, relèvent pourtant d’une mise en scène de soi, une mise en scène où la quête d’authenticité est

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 97 un élément fondamental. Le rappeur est toujours « un parmi des millions », une voix qui vient de la foule et qui en fait partie. Tout comme ces plans récurrents voyant le rappeur scander son texte face caméra entouré et soutenu par ses proches, son crew (signe que sa parole est appuyée par ces derniers), les costumes des rappeurs visent à montrer qu’ils sont restés les mêmes, authentiques et fidèles à leurs origines ; affirmations qui fleurissent déjà dans les textes de rap et qu’il s’agit de confirmer à l’écran.

Autre élément récurent lorsqu’on évoque la scansion en public, la posture de boasting qui l’accompagne et qui s’oppose à l’intimité et la fragilité associées à l’écriture. Il y a une dimension de performance dans le rap. Scander, c’est aussi s’affirmer en tant qu’individu, quitte à en faire trop puisqu’il s’agit d’un code compris et accepté par une communauté. En image, cela se traduit par une abondance de contre-plongées, par des plans frontaux où les rappeurs avancent parfois face à la caméra, par l’affichage du soutien des pairs ou par l’étalage des symboles de réussite évoqués plus haut et, évidemment, par une attitude corporelle qui oscille entre assurance et agressivité.

Dernier exemple d’attribut très prisé par les rappeurs : les armes à feu. Nous avons vu que les rappeurs associent volontiers leurs lyrics à des armes dans leurs textes. A l’écran, cette association revient de manière encore plus franche, plaçant directement entre leurs mains les armes qu’ils évoquaient symboliquement par leurs paroles. Cette association entre armes et lyrics n’est cependant pas la seule explication de la présence des armes dans les clips de rap : le clip est un espace de fiction et lorsque l’on évoque la fiction il est difficile de ne pas penser aux personnages de badmen de la culture afro-américaine, personnages dont la tradition est encore très vivace dans le rap, même français. Enfin, porter une arme, c’est bien sûr un symbole de puissance qui relève du boasting et une posture de défi vis-à-vis de l’autorité et, par extension, du monde entier. Les rappeurs privilégient d’ailleurs des armes que l’on associe aux milieux des gangsters et des résistants, notamment, dans les cas extrêmes, le fusil AK-47 aussi appelé Kalachnikov : un fusil qui peut aussi bien être l’arme du commandant Massoud que celle des trafiquants de drogue.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 98 Créer un contexte : ajouts ou reprises d’éléments de fiction

En plus de mettre en scène le rappeur en tant que personnage, de nombreux clips de rap s’attachent à mettre en scène la chanson en créant un contexte entourant la performance du rappeur. On retrouve alors les stratégies déjà présentes dans les morceaux de rap : introductions ou épilogues relevant de la fiction, élaboration d’une situation entourant la prise de parole ou encore livraison d’informations sur le contexte de production de la chanson.

Cette dernière stratégie est largement employée lorsqu’il s’agit de vidéos qui ne sont a priori pas pensées comme des clips à part entière mais plutôt comme des captations de performances de rappeurs que l’on retrouve dans leur quotidien. Ces performances, souvent présentées comme des freestyle où un MC vient « poser » un texte sur une instru préparée par le DJ, sont souvent précédés d’introductions informelles où l’un des personnages (généralement le MC lui-même) présente les différents acteurs et le contexte du freestyle. Ces vidéos diffusées sur , facebook ou dailymotion ont permis à toute une nouvelle génération de rappeurs de se faire connaître (Kacem Wapalek, Guizmo, Nekfeu, Petit Nadir, etc) et correspondent assez bien à la tradition initiale du ring shout.

Aujourd’hui, par le biais d’une simple vidéo filmée de manière complètement amateur, un individu peut se placer au centre d’un cercle de pairs désormais dématérialisé pour faire apprécier sa technique et son talent. Il récolte ensuite éloges et critiques en commentaires et peut compter ses succès en nombre de vues. Ces vidéos, dont le nombre est considérable et les formes multiples, contiennent généralement une certaine ambiguïté qui tient au fait que l’on ne sâche jamais vraiment ce qui relève de la mise en scène volontaire et réfléchie et ce qui est fait de manière spontanée et naturelle. Sur certaines vidéos on peut noter une attention particulière portée à la lumière et au décor, sur d’autres au contraire le côté « à l’arrache » est revendiqué et assumé. Le 1er janvier 2013, le rappeur Kacem Wapalek a ainsi publiée une vidéo sur facebook intitulée BONNE ANNÉE où il commence par présenter le freestyle qui va suivre avec une nonchalance affichée : « Voilà une petite vidéo, faite avec mon téléphone portable, un son dégueulasse, une image

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 99 dégueulasse (…) je vous ai préparé un petit rif de guitare, tu verras, pas deux mesures pareilles, ça évolue tout le temps, puis on va freestyler dessus tranquillement (…) pas de retouches par contre, y aura pas de montage, j’y touche pas, on s’en bat les couilles, les roubignoles. Allez c’est parti ». La relation avec le public est on ne peut plus directe, l’attitude générale provocante et nonchalante et l’aspect autobiographique d’une telle mise en scène évident. A la fin de la chanson il rallume un joint, souhaite la bonne année à tout le monde et tend la main vers la caméra de l’appareil photo pour l’éteindre.

67,68,69 : BONNE ANNÉE, freestyle du 01/01/2013 de Kacem Wapalek, publié sur facebook.

Directement en lien avec ce que l’on a déjà pu évoquer dans la partie consacrée à l’imaginaire du rap, la plupart des clips choisissent au contraire de passer par des éléments de fiction pour créer un contexte autour de la chanson. La première stratégie se calque sur celle déjà employée dans les morceaux de rap et consiste à faire précéder la partie musicale d’une introduction fictive au bout de laquelle le rappeur se trouve amené à prendre la parole. C’est le cas par exemple de manière très classique dans le clip d’Oxmo Puccino Quitte Moi (« L’Arme de Paix », Cinq7, , 2009) réalisé par Kim Chapiron. On y voit l’artiste entrer dans un studio, s’entretenir brièvement avec un ingénieur du son interprété par Vincent Cassel, laisser une assistante jouée par Ludivine Sagnier régler son micro puis se préparer avant que ne soit lancée la partie instrumentale sur laquelle il va rapper. Le choix ici consiste en une mise en scène fictive mais se voudrait « réaliste » pour reprendre un contexte de scansion orale correspondant à une réalité passée pour le rappeur : ce morceau il est déjà passé en studio pour l’enregistrer. Fiction et autobiographie se mêlent ainsi autour de la chanson, le moment du chant correspondant à une rupture esthétique et narrative : la couleur disparaît pour laisser place à un noir et blanc léché et le studio d’enregistrement s’efface au profit

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 100 d’un univers abstrait correspondant sûrement aux pensées de l’artiste pendant qu’il interprète sa chanson. Cet univers abstrait reste lié à la réalité fictive présentée en introduction : on y retrouve Oxmo Puccino et Ludivine Sagnier mais ils y interprètent des aspects différents de leurs personnages. Quand la musique se termine, on revient à la « réalité », les deux techniciens du son sont émus par la chanson et Oxmo Puccino quitte la pièce.

70,71,72,73 : Introduction fictive reprenant un contexte réaliste en amorce de la scansion dans le clip Quitte Moi d’Oxmo Puccino (réalisé par Kim Chapiron en 2010)

Autre stratégie, celle qui consiste à élaborer un contexte de pure fiction pour entourer la prise de parole du rappeur. C’est le cas par exemple de deux des clips de Sinik précédemment évoqués. Pour Sang pour Sang le rappeur choisit de s’appuyer principalement sur un contexte déjà présent dans la chanson : un frère (Sinik) et une sœur (Diams) se disent leurs quatre vérités à travers la vitre d’un parloir de prison. Pour les 16 vérités par contre, la démarche est un peu différente puisqu’il n’y a pas de contexte qui soit si ouvertement suggéré par la chanson. Ici, le thème principal est l’autocritique et cette autocritique se fait sous forme d’ « auto-clashs ». Dans le clip on retrouve chacun des rappeurs de la chanson face eux-mêmes. Sinik est placé face à son reflet dans un miroir et ce reflet prend bientôt son autonomie pour incarner le débat intérieur du rappeur. Médine, quant à lui, est coincé à l’arrière d’un taxi dont le chauffeur n’est autre que son double. Ce dernier en profite alors pour lui

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 101 faire part de ses pensées. Un simple détail permet de distinguer les reflets fantasmés des personnages réels : des lentilles de contact donnant de leurs pupilles une couleur étrange.

74,75 : Contexte fictif pour la prise de parole dans le clip Les 16 vérités (Sinik et Médine, « La plume et le poignard », Sixonine, 2012)

Reprise d’éléments préexistants, une esthétique de collage

Une autre tendance des clips de rap est de mettre en images la parole du rappeur en adoptant une esthétique de collage où se mêlent éléments autobiographiques et citations vidéo pour un résultat qui n’est pas sans rappeler les techniques d’échantillonnage des DJ. Dans la majeure partie des clips choisissant de travailler ce genre de mise en scène de la parole, la vidéo alterne entre une performance du rappeur face caméra, généralement sur un fond uni, et une avalanche d’images qui viennent s’y superposer en utilisant toutes les techniques de montage connues, allant du simple cut aux superpositions en passant par l’incrustation et les fondus. La performance du rappeur face caméra, qui pourrait correspondre à la toile de fond sur laquelle viennent se coller les autres images, présente la plupart du temps une série de plans assez proches où le rappeur est cadré en plan taille dans des costumes et des décors qui varient légèrement au cours de la chanson. Selon les clips et les chansons, viennent alors se superposer furtivement des images préexistantes au clip qui viennent compléter ou souligner la parole du rappeur.

Dans le clip Self Defense (Médine, « Arabian Panther », DIN Records/Because Music, 2008), on voit ainsi le rappeur Médine apparaître une petite dizaine de fois pour

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 102 chanter quelques mots au milieu d’un déluge d’images aux origines extrêmement diverses dont la cohérence esthétique est assurée par une image en noir et blanc.

Premier type d’images, des archives d’actualités qui, au fil de la vidéo, montrent un grand nombre de personnages célèbres pour leur résistance face à des modèles dominants (Malcom X, Martin Luther King, Yasser Arafat, Fidel Castro, Nelson Mandela, le commandant Massoud, etc), personnages dont certains sont d’ailleurs cités en version originale et en version française dans le mix composant la partition musicale du morceau (un extrait d’un discours de Malcom X par exemple). Dans ce collage on retrouve aussi des artistes aux univers proches de celui de Médine (Tupac ou Renaud par exemple) et des personnages historiques faisant figures de victimes de l’injustice humaine (Stanley Tookie Williams, Léonard Pelletier, Mumia Abu Jamal, etc) dont les images viennent appuyer les propos du rappeur qui demande la justice et réclame leurs libérations.

A côté de ses personnages célèbres cités dans la chanson, on retrouve un grand nombre d’images d’actualités montrant tour à tour des enfants soldats, des ouvriers émigrés, des policiers adoptant un comportement violent envers des manifestants ou des violences policières enregistrées par une caméra de surveillance dans un commissariat. Toutes pointent du doigt les injustices et la violence de notre monde. A ces images d’actualité s’en mélangent d’autres aux origines plus difficiles à définir, reprenant en images des éléments du texte : une panthère noire dans une cage, un gros plan sur une seringue ou encore un écran d’ordinateur affichant une photo de faux papier au moment où Médine dit « aux brothers and sistas qui falsifient leur VISA sous Windows Vista ». On reconnaît aussi parmi ces dernières certaines images venant du cinéma, notamment le personnage de Malcom X interprété par Denzel Washington dans le film Malcom X de Spike Lee (1992).

En plus des images vidéos on trouve plusieurs photos mises en mouvement par de très simples trucages (zoom, défilements latéraux, variations de luminosité) et bien sûr les plans de Médine rappant son texte dans différentes situations : à travers une mise en scène simple dans un couloir sombre ou par la reprise d’éléments

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 103 autobiographiques dans lesquels on le retrouve en studio d’enregistrement ou sur scène devant un public acquis à sa cause.

De manière parallèle au flow rapide et tranchant du rappeur, chaque plan reste très peu de temps à l’écran, suffisamment pour être déchiffré de manière quasi inconsciente, pas assez pour être analysé ou décortiqué. L’effet produit par un tel montage relève de l’accumulation et la débauche d’énergie de l’artiste, déjà transmise par sa scansion, est à nouveau soulignée par les images. Comme lui on ressent alors le besoin de reprendre son souffle quand la musique s’arrête et même avant à la faveur d’une interruption de la chanson par un passage reprenant images et sons d’un concert de Médine. Si les rappeurs « boxe(nt) avec les mots » ici on boxe aussi avec les images à la façon du boxeur Mike Tyson qui faisait pleuvoir sur ses adversaires une avalanche de coups rapides et puissants dès l’entame du premier round.

76-84 : Esthétique de collage dans le clip Self Défense (Médine, « Arabian Panther », DIN Records/Because Music – 2008)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 104 Animation du texte à l’écran

Dernier exemple de mise en scène de la parole du rappeur, celle qui consiste à mettre en scène le texte en tant que tel, en le faisant apparaître à l’écran au rythme des mots prononcé par le rappeur. C’est une tendance assez récente et elle reprend une esthétique qui n’est pas sans rappeler l’art du graffiti. On peut distinguer deux types de clips utilisant cette forme là. Les premiers reprennent l’intégralité du texte à l’écran quitte à mettre de côté l’interprète, les seconds incrustent certains mots clés au milieu d’images filmées, faisant ainsi écho aux paroles des rappeurs un peu comme ces derniers peuvent se backer74 entre eux lors de concert. Si cette seconde méthode peut s’inscrire dans les règles du collage où il s’agit de faire feu de tout bois pour atteindre un impact maximum, la première présente tout de même la particularité de s’appuyer essentiellement sur le texte et de le mettre en valeur en tant que tel au risque de limiter de son potentiel imaginaire. Pour contourner ce risque, les réalisateurs redoublent alors d’ingéniosité. Ils peuvent faire cohabiter des dessins simples et symboliques aux côtés du texte ou trouver différentes façons graphiques de le faire apparaître à l’écran. Les jeux sur les couleurs sont par ailleurs beaucoup plus affirmés que dans les clips relevant de la captation classique. Le rythme reste dicté par la chanson mais il est possible de jouer sur la taille des mots pour en faire ressortir certains, un peu à l’image de ce que fait le rappeur avec ses choix d’intonations.

85,86 : « on a les critiques imparables d’une France qui oublient que les paroles de son hymne sont plus violentes que celles du gangsta rap », Youssoupha, Menace de Mort « Noir Désir », Bomayé Music, 2012, clip réalisé par Whitechapel Studio.

74 Dans le rap backer signifie joindre sa voix à celle de l’interprète pour amplifier l’impact d’un mot ou d’une rime.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 105 Que ce soit à travers cette nouvelle tendance où bien à travers les stratégies de mise en scène précédemment citées, on voit bien comment on peut retrouver à l’image un grand nombre d’éléments déjà présents dans les morceaux des rappeurs. Les univers convoqués correspondent aux codes de la culture hip-hop, les dispositifs de mise en scène à ceux des morceaux de rap et les choix de montage à l’idée d’avalanches d’images furtives présente dans les textes. Il y a une grande cohérence dans l’imaginaire du rap, mais il s’agit d’un univers codifié et très référencé, un univers qui tend d’ailleurs à créer ses propres références. Pour le saisir et l’apprécier il paraît indispensable de comprendre les règles de fonctionnement de ce qui se définit non seulement comme un art mais une culture à part. C’est ce que l’on a tenté de faire ici et c’est que l’on va désormais tenter de mettre en pratique.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 106 Chapitre 2 : CAS PRATIQUE

L’une des particularités de ce mémoire est d’être accompagné d’une partie pratique qui vient l’illustrer de manière plus ou moins directe et qui est l’occasion de confronter un travail théorique à une mise en pratique où les considérations deviennent rapidement beaucoup plus pragmatiques. Dans mon cas je me suis associé à Arthur Briet, un camarade de classe travaillant sur le noir et blanc, pour réaliser le clip de la chanson Tout dans la Tête (Meurtr’rap) du rappeur Zoxea.

A) Premiers pas

La première étape de ma partie pratique consistait à trouver un artiste. N’ayant aucun contact dans le milieu du rap, il a fallu commencer par fouiller Internet à la recherche de différentes informations et contacts. Etant donné que les clips accompagnent généralement les sortis d’albums, je me suis concentré sur des artistes ayant une actualité pour augmenter mes chances d’obtenir une réponse. Conscient que ces démarches pouvaient prendre un temps considérable, j’ai rapidement lancé un grand nombre de pistes, avec des artistes aux renommés différentes ayant pour point commun des univers et des musiques qui me touchaient. Après quelques semaines d’attentes et de relances téléphoniques, j’étais finalement en contacts avancés avec quelques uns d’entre eux au moment où une nouvelle opportunité s’est présentée.

C’est par l’intermédiaire de Giusy Pisano, directrice de ce mémoire, que j’ai rencontré Guy-Erick Tamokwe. A ce moment là, il travaillait sur une histoire qu’il souhaitait à long terme adapter en roman et au cinéma dans le cadre d’un projet intitulé « Get Power : la formule secrète ». La première étape de son projet était de sortir une compilation musicale autour du hip-hop dans le but de faire du buzz. Nos objectifs se sont vite rejoints et l’idée a été lancée de faire le clip d’un titre inédit qui accompagnerait la sortie de la compilation. Guy m’a alors présenté à Zoxea, personnage important du rap depuis les années 1990, connu avec son groupe des Sages Poètes de la Rue, disque d’or pour son premier album solo (« A mon tour de

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 107 briller », WEA International Inc., 1999) et cofondateur du collectif IV My People avec Kool Shen et Busta Flex. Ce dernier s’est proposé d’écrire un morceau inédit sur l’un des thèmes de mon mémoire : la colère.

Pour moi c’était à la fois une chance et un risque. Chance de travailler avec un rappeur connu, que j’appréciais, sur un morceau original et même écrit pour les besoins du clip. Risque car il fallait attendre que le morceau soit prêt pour commencer à travailler concrètement sur la partie pratique de ce mémoire. Pendant quelques semaines, j’étais donc dans l’attente, travaillant de manière abstraite sur un clip, approfondissant les thèmes que je souhaitais développer sans pour autant m’arrêter sur des idées précises. Je creusais du côté des arts du hip-hop, des liens entre rap et cinéma ou encore sur les héros négatifs de la culture afro-américaine. D’un point de vue technique, je savais déjà que le clip serait en noir et blanc et que nous disposerions de la Phantom Flex, une caméra capable de filmer à très grande vitesse, ce qui me permettait de réfléchir à l’utilisation de ces deux paramètres. Je refusais cependant de définir un concept de clip précis sans avoir pu écouter la chanson, considérant que celle-ci primait sur les images qui seraient ensuite produites. Je voulais absolument partir du texte et de l’ambiance musicale pour fixer un imaginaire et des situations. Durant cette période, Zoxea était en négociations avec Sony pour signer un accord entre la multinationale et sa société de production. Si ces négociations eurent une fin heureuse, elles prirent plus de temps que prévu et l’empêchèrent de se consacrer au morceau écrit pour le clip. Le tournage se rapprochait à grands pas et nous décidions d’un commun accord de travailler plutôt sur une chanson de son dernier album : le morceau Tout dans la tête (Meurtr’rap) (« Tout dans la tête », Zoxea, KDBzik, 2012) qui serait ensuite repris sur la compilation « Get Power ».

Zoxea et son imaginaire

Zoxea et les Sages Poètes de la rue sont des personnages importants du paysage du rap français depuis les années 1990. Le groupe est formé en 1987 à Boulogne, ville dont sont originaires ses trois membres, les deux frères Zoxea et Melopheelo ainsi que Dany Dan. Ils font une première apparition sur la compilation « Cool Sessions »

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 108 (Virgin, 1993) produite par Jimmy Jay et apparaissent ensuite sur la B.O. du film La Haine (« La Haine », Milan, 1995) avec leur titre Bon Baisers du Poste. Leur premier album « Qu’est-ce qui fait marcher les Sages ? » sort en 1995, MC Solaar et Jimmy Jay en sont les producteurs exécutifs et les membres du groupe signent leurs propres paroles et musiques. Leur second album, « Jusqu’à l’amour » (Edel Music), sorti en 1998, est un succès est installe durablement le groupe sur la scène rap française. Le groupe est depuis associé à un style de rap plus calme, aux sonorités jazzy et aux textes ludiques et positifs.

De son côté Zoxea intègre le collectif IV My People aux côtés de Kool Shen et Busta Flex et sort son premier album solo en 1999, « A mon tour de briller », qui devient disque d’or. Le groupe et ses membres continuent de sortir des albums par la suite sans pour autant retrouver le succès qui était le leur à la fin des années 1990 et aux débuts des années 2000. Zoxea fait un retour au premier plan avec la chanson 60 piges (« Dans un autre monde », Beat de Boul, 2005) dans laquelle il aborde déjà l’un des thèmes majeurs de la chanson Tout dans la Tête (Meurtr’rap) : celui du retour de l’ancien leader, qui vient reprendre sa place et régler ses comptes. Si Meutr’rap plonge l’auditeur dans un univers sombre et symbolique, 60 piges possède une mélodie entraînante et un texte amusant. Le thème est identique, les propos finalement assez proches, seul le traitement différencie radicalement ces deux chansons. Pourtant l’une et l’autre relève de l’aspect ludique de la parole, car même dans les passages les plus violents de la seconde, comme il a pu me le confirmer lui- même, il s’agit toujours de « s’amuser » et il n’y a aucune haine derrière l’apparente rancœur et l’esprit de revanche affiché. Nous sommes là en plein dans les postures symboliques du rap.

87,88 : Extraits du clip de 60 Piges (Zoxea, « Dans un autre monde », Beat de Boul, 2006)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 109 « Mais pourquoi ils veulent à tout prix que mon rap soit réservé uniquement aux adolescents ? / J'revendique mon droit de chanter jusqu'à ma mort comme Frank Sinatra sois reconnaissant / Est-ce que vous voulez qu'j'arrête niggaz ? / Est-ce que vous voulez ma tête niggaz ? / Alors laissez moi rapper jusqu'à 60 ans et plus du moment que je peux donner ça »

60 piges, Zoxea, « Dans un autre monde », Beat de Boul, 2006.

« I’m the best / 60 piges l’a confirmé / Deux couplets un refrain chanté / J’me suis réaffirmé »

Tout dans la tête (Meurtr’rap), Zoxea, « Tout dans la tête », KDBzik, 2012.

De la chanson au clip

Le dernier album de Zoxea est sorti en 2012. Preuve de l’importance grandissante de l’image pour diffuser la musique, cinq morceaux avaient déjà faits l’objet de clips au moment où je le rencontrais. Trois de ses clips, réalisés par Tachi Bharucha, ont été pensés comme une trilogie et se situent dans des univers et une esthétique assez proches. Le premier d’entre eux, Boulogne Tristesse voit Zoxea déambuler dans les rues de sa ville en rappant face caméra. Le second, Comme un lion met en scène Zoxea performant sa chanson comme un artiste de rue sous le regard des passants. Enfin, Showtime, dans lequel on retrouve Dany Dan et Melopheelo, se passe sur et autour d’un manège de parc d’attraction.

Bénéficiant d’un peu plus de moyens, Paroles et Musique s’inscrit dans une esthétique similaire. Le clip alterne des plans de Zoxea rappant ou non dans les rues de Montreal avec d’autres pensés comme des portraits de la ville et de ses habitants. Dans ces quatre clips on reconnaît l’image désormais classique du Canon 5D ou des autres appareils photos similaires. Les décors sont naturels, les costumes des vêtements de tous les jours et le filmage spontané.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 110

89-92 : De droite à gauche et de haut en bas : Boulogne Tristesse, Comme un Lion, Showtime, Paroles et Musique.

Plus gros succès de l’album, C’est nous les reustas a été pensé de manière différente tout en restant bien ancré dans une esthétique de clip, et plus particulièrement de clip de rap. Deux espaces cohabitent, celui de la parole qui présente Zoxea et Busta Flex sur un fond uni, blanc ou gris sombre, rappant leurs textes face caméra dans un noir et blanc bien léché. L’autre espace, que l’on pourrait associer un à making of, vient appuyer les propos des rappeurs en leur apportant le soutien d’un grand nombre de leurs pairs.

L’image change, le noir et blanc laisse place à la couleur et on voit défiler sur le plateau où le clip est tourné de nombreuses personnalités du rap : que ce soit des personnages historiques comme Kool Shen du groupe NTM ou de nouvelles vedettes comme Guizmo. Deux autres espaces, plus furtifs, s’ajoutent au deux principaux : une jolie fille et ses nombreux reflets qui se déhanche au rythme de la musique et un artiste couvrant un mur de graffitis. Au moment de l’écriture de ce mémoire le clip totalise plus de 800 000 vues sur youtube.

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93-96 : Sur la dernière image : Busta Flex (de dos) saluant Kool Shen dans le clip C’est nous les reustas (Zoxea ft Busta Flex, « Tout dans la tête », KDBzik, 2012), réalisé par Pierre Zandrowicz.

Tout dans la tête (Meurtr’rap) serait donc le sixième clip de l’album et je bénéficiais d’une liberté totale pour en élaborer son concept et son scénario. Le temps, par contre, commençais à manquer. Quelques jours après avoir décidé d’abandonner l’idée d’un morceau inédit, je présentais donc à Zoxea et Guy deux concepts de clips assez différents. Le premier s’attachait à jouer sur les codes du rap, en reprenant l’univers cinématographique introduit par la chanson (citation de Malcom X de Spike Lee en introduction du morceau) et faisait incarner à Zoxea l’une des figures emblématiques des héros négatifs de la culture afro-américaine : celle du tueur à gages. Le second, moins spécifique à la chanson, mettait en scène les arts du hip-hop

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 112 dans le contexte décalé d’un hôpital psychiatrique. D’un commun accord c’est le premier concept qui fût retenu, Zoxea étant d’autant plus emballé qu’il avait toujours été attiré par le cinéma et qu’il aimait beaucoup l’idée d’incarner un personnage de fiction.

B) L’Ecriture du clip

Pour son album « Tout dans la tête », Zoxea s’est essayé à une nouvelle forme de création. Comme ont pu le faire Notorious BIG ou Jay-Z avant lui, il a choisi de ne pas écrire ses morceaux mais de les créer de tête en écoutant une instru en boucle jusqu’à qu’il se sente prêt à « poser » son texte devant un microphone. Le résultat est un texte moins littéraire, plus spontané et peut-être aussi plus musical. J’y retrouvais là l’aspect ludique de la parole dans le rap et décidais de travailler un peu de la même façon pour l’élaboration du clip. J’écoutais le morceau en boucle, le laissait m’évoquer des images, puis je les couchais sur papier sous forme d’un découpage. À quelques plans près, celui-ci n’a pas changé jusqu’au tournage. Mêlant trois espaces différents, ce découpage reprend une esthétique de collage où ce n’est pas tant les détails qui font sens mais l’ensemble créé. L’idée pour moi était de reprendre cette capacité du rap à susciter une succession de brèves images mentales en piochant dans un imaginaire commun tout en réussissant à le faire sien. Ce que je voulais avant tout pour ce morceau c’était travailler sur une mise en scène de la parole du rappeur, en élaborant un contexte fictif cohérent, sans pour autant établir une narration précise.

Les trois espaces se décomposeraient donc ainsi : une chambre d’hôtel, lieu du dernier contrat de la nuit de travail de Zoxea, qui serait aussi le lieu principal de la parole ; l’arrière d’un taxi qui le transporte dans les rues de Paris ; les souvenirs d’une fusillade dans une arrière salle de restaurant où jouaient au poker un groupe de malfrats. Dans le montage prévu, ces trois espaces se succèdent et se superposent dans un apparent désordre qui laisse tout de même entrevoir une certaine chronologie : les plans de la fusillade, conçus comme des flash-backs, apparaitront notamment dans l’ordre et ce n’est qu’à la fin du clip qu’on verrait Zoxea quitter la

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 113 chambre d’hôtel. Il était aussi très important pour moi de lier ces espaces, par une esthétique commune, mais aussi par des éléments de narration. Dans le clip on voit donc Zoxea ramasser des « souvenirs » de ses victimes, souvenirs que l’on retrouve dans ses mains à différents moments et dans différents espaces. La continuité entre ces espaces passe aussi par une blessure reçue par Zoxea lors de la fusillade ou par le port du même costume tout au long du clip.

Dès l’élaboration du concept du clip, il m’a paru évident de mettre Zoxea en scène. L’emploi d’un « je » renvoyant directement à son personnage de rappeur dans le texte de la chanson aurait rendu particulièrement difficile l’utilisation d’une tierce personne pour incarner le personnage principal à l’écran. Autre élément de mise en scène qui s’est vite révélé important lors du travail sur le découpage du clip, la quasi obligation d’avoir, pour certains passages, des plans où Zoxea chanterait à l’écran. A plusieurs moments dans la chanson, Zoxea utilise le « je » pour interpeller un « tu » certes abstrait mais renvoyant bel et bien au monde physique et « réel ». Pour ces passages, il fallait sortir légèrement de la mise en scène fictive de la parole et faire un pont vers le monde « réel » en redonnant à Zoxea son rôle de rappeur. Toujours dans l’idée de collage et de cohésion d’ensemble, il m’a semblé important qu’il apparaisse sous les traits de son personnage fictif, mais avec une apparence légèrement différente donnée par un maquillage renvoyant aux peintures de guerre africaines et à l’un de ces clips précédents (C’est nous les reustas). Ce maquillage, on le voit se le faire lui-même face au miroir de la salle de bains de la chambre d’hôtel.

97,98 : Zoxea dans C’est nous les reustas (à gauche) et Tout dans la tête (à droite)

Si les espaces devaient cohabiter et correspondre à une esthétique commune, il était aussi important de différencier légèrement l’espace de la fusillade du reste du clip. Comme pour Zoxea pour qui, même dans ses interpellations les plus violentes, il

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 114 s’agit toujours de s’amuser, je voulais à tout prix souligner l’aspect fictif et ludique d’une telle scène. Comme pour le rap pour lequel nous avons déjà parlé de « poétique de l’impact maximal », j’ai choisi de faire feu de tout bois et de charger cette scène au maximum. Le premier élément de mise en scène est l’emploi de ralentis prononcés tout au long de la séquence. Le second est la création de personnages issus de ce même univers des héros négatifs (maquereau, parrain, bras droit, gangster, prostitués, etc.), personnages que l’on reconnaîtrait immédiatement comme tels grâce à des costumes explicites. Enfin, puisqu’il s’agit de souvenirs et de personnages symboliques, j’ai poussé leur déréalisation jusqu’à l’emploi de masques d’argiles sur les visages pour leur donner un aspect effrayant et fantomatique. A chaque fois, il s’agit encore et toujours de souligner l’aspect ludique de ce genre de scènes de fiction, qui ne révolutionnent certes pas le monde de l’art, mais que l’on prend un grand plaisir à regarder et même, comme cela sera confirmé par la suite, à tourner.

En pratique

Spécificité de cette partie pratique de mémoire (PPM), nous disposions d’un matériel technique considérable tout en étant limité du côté de la mise en scène. L’école disposait d’une caméra Phantom Flex pour les ralentis, Arthur Briet, camarade de classe et chef opérateur du clip, s’était fait prêter un prototype d’Alexa noir et blanc pour le tournage et nous aurions par la suite les structures de l’école pour la postproduction. Mais une fois le budget régie du tournage retiré, il ne nous restait que quelques centaines d’euros pour la mise en scène. J’ai donc rapidement décidé de tourner la majeure partie du clip en studio, sur les plateaux de l’école, ce qui permettait de réduire au minimum le budget de décoration mais aussi de transport tout en travaillant dans des conditions confortables. Seule la scène en taxi serait tournée en extérieur. Le tournage s’étendrait sur une semaine, dont le premier jour serait essentiellement consacré au prélight75 et à la décoration de la chambre d’hôtel. Comme toujours pour les tournages de l’école nous avons du faire appel à des bénévoles venant de l’extérieur, sauf que cette fois-ci il ne s’agissait pas de

75 Installation des lumières

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 115 compléter l’équipe technique mais de la composer dans son intégralité. En effet, toute la classe étant occupée par les mémoires, nous n’étions que deux de l’école sur le tournage et ce fût l’occasion de travailler avec un grand nombre de nouvelles personnes.

C) Le tournage

D’une manière générale, le tournage s’est très bien passé. Nous disposions d’un temps de tournage relativement confortable pour un clip ce qui nous permis de travailler sereinement et d’appliquer une logique de fiction de cinéma. Comme lors de la préparation, j’ai pris soin de tenir Zoxea informé de toutes mes idées de mise en scène afin de m’assurer que nous avancions bien dans la même direction. Notre collaboration se passa parfaitement bien, lui se mettant rapidement dans la peau d’un acteur et me faisant entièrement confiance pour tout ce qui relevait de la mise en scène. A la fin du tournage, il a avoué avoir particulièrement apprécié cette expérience qui le rapprochait de ce monde du cinéma vers lequel il avait toujours été attiré.

Nous passions les trois premiers jours sur le décor de la chambre d’hôtel, puis deux jours sur celui du tripot et terminions le tournage le samedi soir par des plans en voiture dans les rues de Paris. La semaine fût éprouvante mais joyeuse et il me semble que tout le monde ait pris du plaisir à participer au projet, ce qui reste quelque chose d’essentiel pour moi.

Techniquement, il nous fallu improviser un clap numérique pour pouvoir synchroniser l’image et le son en postproduction car nous n’enregistrions pas le son sur la caméra. Le procédé le plus simple que l’on ait trouvé est de diffuser la musique à partir d’un ordinateur en plaçant la piste son sur un logiciel de montage. Au début de chaque prise nous filmions l’ordinateur et le timecode qui défilait pour avoir ensuite une référence pour la post-synchro. Pour la voiture, ne pouvant pas embarquer un ordinateur avec nous, un système identique a été conçu, nous utilisions un téléphone qui diffusait une vidéo affichant du timecode et contenant la

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 116 piste son du morceau et nous filmions l’écran au début de chaque prise. Une autre solution avait été pensée mais un problème technique nous empêcha de la mettre en œuvre : utiliser une carte son pour diffuser le morceau, l’enregistrer sur l’une des pistes son de la caméra tout en envoyant du timecode sur la seconde piste. Le deuxième jour de tournage, constatant un problème sur la carte son dont nous disposions, nous avons choisi d’abandonner cette solution. Une dernière méthode aurait pu être employer mais cette fois-ci nous n’avons tout simplement pas pu nous procurer le matériel nécessaire dans les temps : utiliser l’entrée time code (une prise lemo 5) de la caméra.

Au delà de l’emploi de la toute nouvelle Alexa noir et blanc, l’autre spécificité technique de ce tournage fût sans doute l’utilisation de la Phantom qui implique une méthode de tournage particulière. En effet la caméra tourne en continue et enregistre une durée déterminée dans la RAM, tout ce qu’il reste à faire est de placer un trigger permettant de déclencher l’enregistrement définitif de la RAM sur le disque dur de la caméra. On peut placer ce trigger au début auquel cas on retrouve une logique assez proche d’un tournage classique, à la différence près qu’il ne sert à rien de lancer le moteur et que la durée d’enregistrement est déjà définie. On peut aussi le placer à la fin, auquel cas la caméra enregistre ce qui, dans le temps, précède l’enclenchement de ce trigger. Bien sûr le trigger peut aussi se situer au milieu, prenant un peu de ce qui vient de se passer et un peu de ce qui suit. Le positionnement du trigger varie selon l’action que l’on souhaite enregistrer et c’est une question qu’il faut anticiper à chaque nouveau plan. La durée d’enregistrement est définie par plusieurs paramètres : la façon dont est partitionné le disque dur de la caméra (l’espace de stockage attribué à chaque prise), la vitesse du ralenti (en fonction de l’espace dédié la caméra enregistre un nombre d’images défini, plus la cadence est élevée plus le temps d’enregistrement est court) et enfin la résolution choisie (la poids de chaque image sur le disque). La Phantom étant une caméra couleur, c’est ainsi que nous avons tourné, tout en envoyant une image noir et blanc sur le moniteur pour avoir déjà une idée du rendu. Par la suite, Arthur Briet souhaite n’utiliser qu’une seule des couches RVB (rouge, vert, bleu), et principalement la couche rouge, pour faire un noir et blanc dans lequel les peaux apparaîtraient plus claires, renforçant encore l’aspect fantomatique des personnages de la scène de

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 117 fusillade. Dans cette même optique, on peut aussi citer l’emploi d’un lensbaby (objectif composé d’une simple lentille et d’un tube « mou » permettant de créer des zones de flou particulières) sur les gros plans qui ponctuent cette scène.

99,100 : Plan large de la fin de la scène (à gauche) et emploi de la lentille lensbaby (à droite)

D) Postproduction

La première difficulté au niveau de la postproduction fût la gestion des rushes. Notre logique de tournage de « cinéma », nous l’avions poussée jusque dans la chaîne de postproduction, en tournant en format raw : en .ari pour l’Alexa, en .cine pour la Phantom. Concernant l’Alexa nous nous sommes faits prêter un codex le temps du tournage ainsi qu’une station de déchargement qui nous simplifia beaucoup la tâche. La chaîne de postproduction de la Phantom, s’avéra beaucoup plus compliquée et excessivement gourmande en termes d’octets et de disques durs. Cette chaîne technique est la suivante : convertir les .cine en .dng (format raw libre) puis en .tif en vue de l’étalonnage. Enfin, à partir de ces .tif, il faut encore réaliser des proxys qui serviront pour le montage. Au total la taille des rushes est multipliée par un facteur supérieur à trois et même si nous avons rapidement fait attention lors du tournage à bien définir et les points d’entrée et de sortie pour chaque prise avant de les sauvegarder (option particulière à la Phantom), ce poids impressionnant des rushes et de leurs conversions nous posa quelques soucis en postproduction.

Concernant le montage, il ne s’agira malheureusement ici que de réflexions par anticipation. Pour s’assurer de pouvoir terminer ce mémoire sereinement et dans les temps impartis, nous avons choisi d’effectuer montage et étalonnage après la

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 118 date de rendu définitive. Il est d’ailleurs probable que je ne puisse pas voir l’intégralité des rushs images avant de rendre ce mémoire.

Ce à quoi je réfléchis déjà et un peu par nécessité vu la complexité de la chaîne de postproduction, est de savoir si je vais avoir besoin de passer par un logiciel d’effets spéciaux ou non. L’intégralité des effets a été réalisée à la prise de vue et je ne souhaite pas en ajouter d’autres en postproduction. Néanmoins, c’est pour la gestion des ralentis qu’il est possible de devoir passer par un logiciel comme After Effects qui me permettrait d’en augmenter la vitesse ou de faire varier cette dernière au cours du plan. Les variations de vitesse en cours de plan ne m’attirent pas pour l’instant, je pense qu’elles risquent d’être un peu trop connotées « clip » et pourraient casser l’aspect « cinéma » que l’on s’est efforcé de donner aux images. Cependant, conscient de l’efficacité d’un tel procédé, je garde cette option ouverte au nom de la fameuse « poétique de l’impact maximal » du rap. La simple accélération d’un plan tourné à un ralenti qui se trouverait trop prononcé pour le rythme que je souhaiterais donner au montage est en revanche une option plus envisageable.

En termes d’organisation personnelle, je pense d’abord m’essayer à un montage spontané en oubliant le découpage prévu. Officiant à la fois comme réalisateur et comme monteur, je connais très bien les images et il me semble possible d’utiliser les rushes un peu à la manière d’un DJ qui choisit les disques qu’il va mixer. Selon le résultat, je retournerais plus ou moins vers le montage initialement prévu qui me servira au moins de base sur laquelle retomber. La seule direction de montage claire que je me donne est celle d’une esthétique de collage, qui ne tient pas compte des raccords, un collage qui se fait dans le temps et non dans l’espace et qui privilégie le rythme et les associations entre le son et l’image.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 119 CONCLUSION

Le rap est largement imprégné d’une culture afro-américaine qui s’est longtemps développée de manière souterraine et qui s’est toujours considérée comme hors-la- loi. Cette culture a donné naissance à une autre, plus spécifique, que l’on nomme hip- hop et avec laquelle le rap s’est épanoui. Héros négatifs, amour de la technique, goût du défi, insulte rituelle, poétique de la violence et de la vulgarité, etc. : il s’agit là de la base de l’imaginaire du rap, un fond commun dont certains éléments sont encore très présents aujourd’hui. Mais depuis ces formes originelles, le rap a grandi, a évolué et les genres se sont multipliés. En traversant l’Atlantique et en arrivant en France, le fond comme la forme de cette musique ont subi des adaptations suffisamment signifiantes pour que l’on puisse parler d’un genre autonome : le « rap français ». Afin de limiter le domaine d’étude, le spectre de ce mémoire a encore été réduit à un certain type de rap français : un rap hérité de The Message de Grandmaster Flash et qui met en scène la colère comme une problématique du vivre ensemble.

À l’héritage culturel dominé par la culture afro-américaine, s’ajoutent de nouvelles couches qui aident à comprendre l’imaginaire du rap aujourd’hui. La première est celle des arts du hip-hop, disciplines connexes avec lesquelles les rappeurs sont généralement familiers et qu’ils n’hésitent à convoquer dans leurs textes et dans leurs clips. Parmi elles se trouvent notamment le graffiti, le break dance ou encore un certaine façon de s’habiller. L’imaginaire du rap est aussi largement influencé par les images que renvoient les médias. Que ce soit au cinéma ou à la télévision, le rap est souvent mis en relation avec une certaine de violence, un malaise social et une forme d’esthétique de l’extrême et du mauvais goût. Les images négatives que les médias lui renvoient, le rap s’amuse d’ailleurs à les détourner dans les introductions parodiques de nombreux morceaux.

Juste avant la mise en images proprement dite, se trouve encore une couche qui joue un rôle prépondérant dans la définition de l’imaginaire du rap : les textes des rappeurs. C’est à travers eux que l’on peut parler d’un véritable art de la chronique, un art qui s’attache à dépeindre des quotidiens avec l’espoir de laisser une trace. Certains textes vont plus loin et sont construits comme de véritables histoires ;

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 120 d’autres se rapprochent d’une forme de poésie « hardcore » ou se bousculent les images les plus brutes et les plus puissantes dans des associations d’idées relevant d’un travail de collage. Le rappeur ne se contente d’ailleurs pas de mettre en scène les personnages de son quotidien, il s’inclut lui-même dans cette mise en scène, souvent comme conteur, parfois même comme acteur du récit.

Ces techniques narratives, ces mises en scène de la parole et cet imaginaire déjà présents dans les morceaux de rap, on les retrouve de manière très précise à travers les images produites autour de cette musique. Aux récits fictifs des rappeurs répondent des clips narratifs venant fixer un imaginaire et compléter un art du récit qui n’a jamais souhaité s’arrêter à la simple oralité. Les chroniques sont mises en parallèle avec des plans du quartier et des portraits de ses habitants ; l’esthétique de collage se retrouve dans des montages patchwork et les introductions fictives visant à contextualiser la prise de parole s’épanouissent dans les clips.

Les idées de culture « hors-la-loi » et de musique « délinquante » sont profondément ancrées dans un art qui au fil des années s’est toujours montré jaloux de son indépendance. Les rappeurs, acteurs principaux de cet art, doivent sans cesse remettre en jeu leur intégrité artistique, désignée ici sous le terme d’authenticité. D’intenses débats agitent la communauté hip-hop à chaque évolution et une véritable méfiance existe à l’encontre de ceux qui souhaiteraient « récupérer » cette musique et en gommer les aspects les plus dérangeants. C’est peut-être pour cela que l’imaginaire du rap peut apparaître pauvre et répétitif de prime abord, c’est aussi sûrement parce que le rap ne cherche pas à plaire, en premier lieu, au plus grand nombre mais à un cercle de pairs qui se composent des rappeurs et des DJs mais aussi de leur public.

Le morceau dont j’ai réalisé le clip pour ma partie pratique est un pur morceau de rap, qui joue sur les codes d’une manière ludique et où une certaine esthétique de la colère se mêle intimement avec la dimension ludique de la parole. C’est en m’appuyant sur ces caractéristiques que j’ai choisi à mon tour de jouer sur les codes de l’imaginaire du rap, en mettant en place une esthétique de collage et en cherchant un impact visuel maximum.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 121 BIBLIOGRAPHIE

Livres : - ABRAHAMS, Roger D., Deep down in the Jungle : Negro narrative folklore from Streets of Philadelphia, seconde édition, New-York, Aldine de Gruyter- 1970 - ADORNO, Theodor W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck - 1989 - BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière version, 1939, traduction de M. De Gandillac revue par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000. - BETHUNE, Christian, Le Rap, une esthétique hors la loi, 2e édition revue et augmentée, Paris, Autrement, 2003 - BETHUNE, Christian, Pour une esthétique du rap, Paris, Klincsieck - 2004 - BOQUET, José-Louis & PIERRE-ADOLPHE, Philippe, Rap ta France, seconde édition, Paris, Flammarion ; 1997 - BOUCHER Manuel, Rap, expression des lascars. Significations et enjeux du rap dans la société française, Paris, L’Harmattan, coll. « Union peuple ct culture » - 1998 - LABORIT Henri, Eloge de la Fuite, Paris, Gallimard, Folio Essais n°7 - 1976 - LAPASSADE, Georges, ROUSSELOT, Philippe, (1998 ?), Le rap ou la fureur de dire, Paris, Loris Talmart – 1990 - MACY Amy, HUTCHISON Tom, ALLEN Paul, Record Label Marketing, Oxford, U.K., Elsevier Inc., Focal Press – 2010 - MUCCHIELLI, Laurent, « Le rap et l'image de la société chez les "jeunes des cités" », Questions pénales, n°3, Xl, p.1-4 (http://laurent.mucchielIi.free.frlRap.htm) - 1999 - PECQUEUX, Anthony, Vous avez dit « âge de la vie » ?, journées d'études 24 et 25 Novembre 2004, musées départementaux Albert et Félicie Oemard, sous la direction de Noël Barbe & Emmanuelle Jallon, 2004 - REVAULT d'ALLONES, Myriam, Ce que l'homme fait à l'homme. Essai sur le mal politique, Paris, Flammarion, coll. « Champs » - 1995 - ROBERT, Le Grand Robert de la Langue Française – 1986 - ROUBEROL, Jean & CHARDONNET, Jean, Les Sudistes, Armand Colin, Paris – 1971 - SÉNÈQUE, De la Colère, traduction de M. Charpentier et F. Lemaistre dans Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860 (texte saisi optiquement et revu par Jean Schumacher)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 122 - SHUSTERMAN, Robert, L'art à l'état vif. La pensée pragmatiste et l'esthétique populaire, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun » - 1991 - WEBB, Jimmy, Tunesmith : Inside the Art of Songwriting, New-York, Hyperion - 1999

Articles: - BIRNBEAUM, Jean, Quand le rap se la joue fiction, lemonde.fr, 6 décembre 2012, http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/12/06/quand-le-rap-se-la-joue- fiction_1800602_3260.html - PECQUEUX, Anthony, La violence du rap comme katharsis, vers une interprétation politique dans Volume ! Sonorités du hip-hop. Logiques globales et hexagonales, vol.3, numéro 2 – 2004 - QUIQUERÉ, Etienne, Mon prof de français s’appelle Booba, slate.fr, 23 novembre 2010 (mis à jour le 7 mars 2011), http://www.slate.fr/story/30525/booba-rap- francais-prof - RAIBAUD Yves, Musique noire : la musique de Afriques dans le monde dans « Géographie des musiques noires », n°76 de la revue Géographie et Cultures, Paris, L’Harmattan - juin 2011 - RUBIN, Christophe, Le Rap : de l’échantillonnage à la réplique, www.european- mediaculture.org - 2004 - RUBIN, Christophe, Le rap et la transe : polyrythmie et altération du sujet, http://european-mediaculture.org - 2004 - SANTUCCI, Françoise-Marie, Désir d’Afrique paru dans Puissance Rap Libération du mardi 26 janvier 1999 - ZUMTHOR, Paul, Anthologie des Grands Rhétoriqueurs, Paris, UGE, coll. « 10-18 » - 1978.

Travaux universitaires : - VIAL Jérémie, L’Art du clip, une histoire immédiate d’images et de sons, ENS Louis Lumière, 2006.

Magazines : - l’Affiche, n°54, avril 1999

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 123 - Playboy, avril 2003

Internet : - http://www.rap2france.com - http://www.citizenjazz.com - www.jazzmagazine.com - http://european-mediaculture.org/ - www.du-bruit.com - http://rapgenius.com/ - http://lerapenfrance.fr/

Filmographie : - Le Cave se rebiffe, Yves Granger, 1961 - Wild Style, Charlie Ahearn, 1983 - Scarface, Brian De Palma, 1983 - Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, Spike Lee, 1986 - Le Syndicat du Crime, John Woo, 1986 - The Killer, John Woo, 1989 - Do the right thing, Spike Lee, 1989 - Boy’z In the Hood, John Singleton, 1991 - Malcom X, Spike Lee, 1992 - Métisse, Matthieu Kassovitz, 1993 - L’Impasse, Brian De Palma, 1993 - Casino, Martin Scorsese, 1995 - La Haine, Matthieu Kassovitz, 1995 - Ma 6té va crack-er, Jean-François Richet, 1997 - Taxi, Gérard Pirès, 1998 - Comme un aimant, Kamel Saleh & Akhenaton, 2000 - 8 Mile, Curtis Hanson, 2002 - Elephant, Gus van Saant, 2003 - Bomb it, Jon Reiss, 2007 - Graffiti Wars, Jane Peterson, 2011 - From Something to Nothing : The Art of Rap, Ice-T, Andy Baybutt, 2012

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Discographie (ordre chronologique) : - « Le déserteur », Boris Vian, Mercury, 1956 - « The Honeysuckle Breeze », Tom Scott, Impulse Records, 1967

- « J’habite en France », Michel Sardou, Universal, 1969 - « Caught Up », Millie Jackson -1974 - « Make it fast make it slow », Rob, Essiebons, 1977 - « Rapper’s Delight », Sugarhill Gang, Sugar Hill Records – 1979

- « The Message », Grand Masterflash, Sugarhill Records – 1982 - « Change The Beat », Fab 5 Freddy/Beside, Celluloid – 1982 - « Morgane de toi », Renaud, Polydor - 1983 - « Future Shock », Herbie Hancock, Columbia Records - 1983 - « Paname City Rappin », Dee Nasty, Funkzilla Records - 1984 - « Rapattitude », Labelle Noir -1990

- « Y’a pas de problèmes », Lionel D., CBS disques - 1990 - « They Reminisce Over You », Pete Rock & C. L. Smooth, Elektra – 1992 - « Les Cool Sessions », Jimmy Jay, Virgin -1993

- « Prose Combat », MC Solaar, Polydor – 1994 - « Ready to die », Notorious BIG, Bad Boys Records - 1994 - « Do You Want More », The Roots, DGC Records, Geffen Records – 1995 - « La Haine » (bande originale du film), Milan - 1995 - « Me Against the world », 2pac Shakur, Interscope Records, Amaru Ent. – 1995 - « Métèque et Mat », Akhenaton, Hostile – 1995 - « Première Consultation », Doc Gyneco, Virgin - 1996 - « L’école du micro d’argent », IAM, Delabel/Virgin – 1997 - « 11’30 contre les lois racistes », Why Not/Crépuscule, Cercle Rouge, Assassins Productions - 1997 - « Le fond et la forme », Fabe, Shaman – 1997 - « Détournement de son », Fabe, Small - 1998 - « Les Liaisons Dangereuses », Virgin - 1998

- « Suprême NTM », NTM, Epic - 1998

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 125 - « Quelques gouttes suffisent », Ärsenik, Hostile - 1998 - « Où je vis », Shurik’n, Delabel/EMI France – 1998

- « Taxi, la bande originale du film », Delabel – 1998 - « Jusqu’à l’amour », Les Sages Poètes de la Rue, Edel Music - 1998 - « Vol. 2… Hard Knock Life », Jay-Z, Roc-A-Fella/Def Jam, 1998

- « Hier, aujourd’hui, demain », 3ème Œil, Sony Music – 1999 - « Les Princes de la Ville », 113, Alariana, Double H, S.M.A.L.L. – 1999 - « Le réveil », Koma – 1999 - « Bouteille de Gaz », Scred Connexion - 1999

- « Pit Baccardi », Pit Baccardi, Secteur Ä – 1999 - « A mon tour de briller », Zoxea, WEA International Inc. - 1999 - « The Marshall Mathers LP », Eminem, Aftermath/Interscope – 2000 - « L’Hip-hopée », Tlg invest – 2000 - « Le Poisson Rouge », Disiz la Peste, Barclay - 2000 - « What’s the flavour », Believe / Funky Maestro – 2001 - « Du Rire au Larmes », Sniper, Desh Music – 2001 - « 5ème As », MC Solaar, Sentinel Ouest- 2001 - « Tous ensemble Chacun pour soi », Salif, IV My People/Sony Music, 2001 - « Miss E... So Addictive », Missy Elliot, Goldmind, Elektra, 2001 - « Sur un Air Positif volume 1», Virgin - 2001 - « Quelque chose a survécu », Ärsenik, Hostile Records – 2002 - « Vapeurs toxiques », Don Choa, Small Records – 2002 - « Du mal à s’confier », Scred Connexion, Chronowax – 2002 - « IV My People Zone », IV My People - 2002 - « En attendant l’album », Sinik, Believe/Néochrome – 2003 - « Brut de femme », Diam’s, EMI - 2003 - « Get Rich or Die Tryin' », 50 Cent, Aftermath, Interscope, Shady – 2003 - « La Main sur le Cœur », Sinik, Warner - 2004 - « 11 septembre, récit du 11e jour », Médine, Din Records – 2004 - « The Black Album », Jay-Z, Roc-A-Fella/Def Jam - 2004 - « Paradis assassiné », Lino, Hostile – 2005

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 126 - « 73 touches », Hocus Pocus, Onandon Records – 2005 - « Jihad », Médine, Din Records – 2005 - « Dans un autre monde », Beat de Boul - 2005 - « Black Album », Lunatic, 45 Scientific - 2006 - « Identité en crescendo », Rocé, Universal - 2006 - « Lipopette Bar », Oxmo Pucino & The Jazzbastards, Blue Note – 2006 - « L’Album Blanc », Médine, Din Records – 2006 - « Ouest Side », Booba, Tallac, Universal, Barclay - 2006 - « Entre Ciment et Belle Etoile », Keny Arkana, Because Music, 2006 - « Table d’écoute », Médine, DIN Records - 2006 - « A chaque frère », Youssoupha, Bomayé Music/Hostile records/EMI – 2007 - « Catharsis », Mac Kregor, Hématome Concept – 2007 - « J’éclaire ma ville », Flynt, Label Rouge – 2007 - « A l’ombre du show-business », Kery James, Up Music - 2008 - « Arabian Panther », Médine, DIN Records/Because Music – 2008 - « Don’t Panik Tape », Médine, DIN Records/Because Music - 2008 - « Sur les chemins du retour », Youssoupha, Bomayé Music/Hostile Records/EMI, 2009 - « L’Arme de Paix », Oxmo Puccino, Cinq7, Wagram Music, 2009 - « La Colombe », Soprano, Street Skillz, EMI Group, 2010 - « 16 pièces », Hocus Pocus, Universal - 2010 - « Autopsie Vol. 4 », Booba, Tallac, 2011 - « L’Esquisse Vol.2, Keny Arkana, Because Music - 2011 - « l’Apogée », Sexion d’Assault, Wati B – 2012 - « La plume et le poignard », Sinik, Sixonine – 2012 - « Darksun », Nakk, 2012 - « 92-2012 », Kery James, Believe – 2012 - « Noir Désir », Youssoupha, Bomayé Music – 2012 - « Fenêtre sur Rue », Hugo TSR, Chambre Froidre – 2012 - « Marée humaine », Manu Militari, 7ième Ciel – 2012 - « Enfermé Dehors Jamais Libre Saison 2 », Mysa, InnerCity/Raptivist, 2012 - « Tout dans la tête », Zoxea, KDBzik - 2012 - « Gun’z and Rocé », Rocé, Hors Cadre – 2013

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 127 TABLE DES ILLUSTRATIONS p.9 : 1) pochette du disque Rapper’s Delight de Suggarhill Gang (1979) 2) pochette de la compilation « Rapattitude » (1990) p.12 : 3) pochette du disque The Message de Grandmaster Flash (1982) p.14 : 4) extrait du clip de Fight The Power de Public Enemy (1989) p.15 : 5) pochette de Authentik de NTM (1991) 6) pochette de De la Planète Mars d’IAM (1991) 7) pochette de Le futur que nous réserve-t-il d’Assassin (1993) 8) pochette de Qui sème le vent récolte le tempo de MC Solaar (1991) p19 : 9) extrait du film La Haine de Matthieu Kassovitz (1995) 10) extrait du film La Haine de Matthieu Kassovitz (1995) p.20 : 11) extrait du film 8 Mile de Curtis Hanson (2002) 12) extrait du film 8 Mile de Curtis Hanson (2002) p.27 : 13) extrait du clip Les 16 Vérités de Sinik et Médine (2012) 14) extrait du clip Les 16 Vérités de Sinik et Médine (2012) p.34 : 15) extrait du clip P.I.M.P de 50 Cent (2003) 16) extrait du clip Scarface de Booba (2011) p.38 : 17) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 18) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 19) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) p.47 : 20) extrait du film Wild Style (1983) 21) extrait du film Wild Style (1983) 22) extrait du film Wild Style (1983) p.49 : 23) extrait du clip Introduxion de la Scred Connexion (2002) 24) extrait du clip Introduxion de la Scred Connexion (2002) p.51 : 25) extrait du film Bomb it (2007) 26) extrait du film Bomb it (2007) p.54 : 27) extrait du clip 11 septembre de Médine (2004) 28) extrait du clip Biopic de Médine (2012) p.55 : 29) extrait du film Ma Ci-T va crack-er (1997) p.56 : 30) extrait du film Ma Ci-T va crack-er (1997)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 128 p.61 : 31) extrait du clip Rapper’s Delight de Suggarhill Gang (1979) 32) extrait du clip The Message de Grandmaster Flash (1982) p.62 : 33) extrait du clip The Message de Grandmaster Flash (1982) 34) extrait du clip The Message de Grandmaster Flash (1982) 35) extrait du clip The Message de Grandmaster Flash (1982) 36) extrait du clip The Message de Grandmaster Flash (1982) p.66 : 37) extrait du clip La Gueule de l’Emploi de Flynt (2007) 38) extrait du clip La Gueule de l’Emploi de Flynt (2007) 39) extrait du clip La Gueule de l’Emploi de Flynt (2007) p.79 : 40) extrait du clip V pour Vérités de Keny Arkana (2011) 41) extrait du clip V pour Vérités de Keny Arkana (2011) 42) extrait du clip V pour Vérités de Keny Arkana (2011) 43) extrait du clip V pour Vérités de Keny Arkana (2011) p.88 : 44) extrait du clip Hard Knock Life de Jay-Z (1998) 45) extrait du clip 99 Problems de Jay-Z (2004) p.89 : 46) extrait du clip More Lines de Mysa (2012) 47) extrait du clip More Lines de Mysa (2012) 48) extrait du clip More Lines de Mysa (2012) 49) extrait du clip More Lines de Mysa (2012) p.90 : 50) extrait du clip Le même Sang de Diam’s et Sinik (2004) 51) extrait du clip Le même Sang de Diam’s et Sinik (2004) p.91 : 52) extrait du clip XY de Kery James (2008) 53) extrait du clip XY de Kery James (2008) 54) extrait du clip XY de Kery James (2008) 55) extrait du clip XY de Kery James (2008) p.92 : 56) extrait du clip Petit Frère de IAM (1997) 57) extrait du clip Petit Frère de IAM (1997) 58) extrait du clip Petit Frère de IAM (1997) 59) extrait du clip Petit Frère de IAM (1997) p.94 : 60) extrait du clip L’Enfer c’est les Autres de Youssoupha (2012) 61) extrait du clip L’Enfer c’est les Autres de Youssoupha (2012) 62) extrait du clip L’Enfer c’est les Autres de Youssoupha (2012) p.96 : 63) extrait du clip J’appuie sur la Gâchette de NTM (1993)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 129 64) extrait du clip J’appuie sur la Gâchette de NTM (1993) 65) extrait du clip J’appuie sur la Gâchette de NTM (1993) 66) extrait du clip J’appuie sur la Gâchette de NTM (1993) p.100 : 67) extrait de la vidéo BONNE ANNEE de Kacem Wapalek (2013) 68) extrait de la vidéo BONNE ANNEE de Kacem Wapalek (2013) 69) extrait de la vidéo BONNE ANNEE de Kacem Wapalek (2013) p.101 : 70) extrait du clip Quitte Moi d’Oxmo Puccino (2010) 71) extrait du clip Quitte Moi d’Oxmo Puccino (2010) 72) extrait du clip Quitte Moi d’Oxmo Puccino (2010) 73) extrait du clip Quitte Moi d’Oxmo Puccino (2010) p.102 : 74) extrait du clip Les 16 Vérités de Sinik et Médine (2012) 75) extrait du clip Les 16 Vérités de Sinik et Médine (2012) p.104 : 76) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 77) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 78) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 79) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 80) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 81) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 82) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 83) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) 84) extrait du clip Self Defense de Médine (2008) p.105 : 85) extrait du clip Menace de Mort de Youssoupha (2012) 86) extrait du clip Menace de Mort de Youssoupha (2012) p.109 : 87) extrait du clip 60 Piges de Zoxea (2006) 88) extrait du clip 60 Piges de Zoxea (2006) p.111 : 89) extrait du clip Boulogne Tristesse de Zoxea (2012) 90) extrait du clip Comme un Lion de Zoxea (2012) 91) extrait du clip Showtime de Zoxea (2012) 92) extrait du clip Paroles et Musique de Zoxea (2012) p.112 : 93) extrait du clip C’est nous les Reustas de Zoxea et Busta Flex (2012) 94) extrait du clip C’est nous les Reustas de Zoxea et Busta Flex (2012) 95) extrait du clip C’est nous les Reustas de Zoxea et Busta Flex (2012) 96) extrait du clip C’est nous les Reustas de Zoxea et Busta Flex (2012)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 130 p.114 : 97) extrait du clip C’est nous les Reustas de Zoxea et Busta Flex (2012) 98) extrait des rushs de la partie pratique du mémoire p.188 : 99) extrait des rushs de la partie pratique du mémoire 100) extrait des rushs de la partie pratique du mémoire

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 131

ANNEXES

Dossier de la partie pratique du mémoire du 20 février 2013

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 132 Arthur Jeanroy 9, rue Martel, 75010 Paris [email protected] - 0611140066 Arthur Briet 5 rue Pétion, 75011 PARIS [email protected] - 06 28 67 89 72

ENS LOUIS LUMIERE Partie Pratique de Mémoire de recherche et/ou de fin d’études 2013

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français & La prise de vues cinéma en noir et blanc.

Dossier du 20 février 2013

Soutenance entre le 24 et 28 juin 2013

Directeurs de mémoire : Giusy Pisano ([email protected]) (rap / cinéma noir et blanc)

Alain Sarlat (cinéma noir et blanc) (a.sarlat@ ens-louis-lumiere.fr)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 133 Arthur Jeanroy 26 ans 9, rue Martel 75010 Paris Tél : 06 11 14 00 66 / Email : Français [email protected] Permis B http://arthurjeanroy.tumblr.com/ Habilitation électrique

Formation

2010 – 2013 ENS Louis Lumière, Section Cinéma, Paris.

2006 - 2011 ESSEC Business School, Programme Grande Ecole, Cergy. GMAT : 740 Msc. In Management

2009 Graduate School of Business - University of Cape Town, Afrique du (juil–déc) Sud. Echange universitaire au sein du programme MBA.

2004 - 2006 Lycée Chaptal, Paris - Classe préparatoire aux grandes écoles de commerce, filière scientifique

2004 Lycée Chaptal, Paris - Obtention du Baccalauréat scientifique avec mention bien

Expérience professionnelle

2008 – Winbros, Paris : Script-doctoring : 2010 - Consultations sur le film L'Orgue de Barbarie (en production). (temps - Rédaction de fiches de lecture et de réécriture. partiel) - Suivi artistique des projets principaux.

2008 Winbros, Paris, Assistant de production et coordinateur artistique : 5 mois - Participation active à la fabrication du projet : casting, scénario, contact avec les prestataires. - Gestion du développement : accueil de nouveaux projets et suivis des scenarii. - Rédaction et compilation des dossiers d’aides au financement. - Recherche de lieux de tournage, photos de repérage, fiches de lecture.

2007 StudioCanal, Issy-les-Moulineaux, Chargé d’études : 6 mois - Conduite d’études ad hoc sur la rentabilité des films, les marchés de la vidéo à l’international ou encore l’impact des taux de satisfaction sur la vie des films en salles. - Rédaction de fiche d’audiences TV et recherche de droits de diffusion. - Gestion de la base de données.

Cinéma

Réalisateur/Scénariste : Chef Opérateur : Fiction : - L'Effet du Plomb sur la Charogne, G. - Snow White Wins (fiction 3', 35mm, Chevalier (fiction, 8', 16mm, 2011)

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 134 2012) - Waiting for the Man, P-L. Docteur (fiction, - De Chair et de Sang (fiction, 9', 5', 35mm, 2012) 16mm, 2011) - K7 57 (fiction, 4', 16mm, 2011) 1er Assistant Réalisateur : - Get Rid of It (fiction, 4', HDV, 2010) - RockStar, P-L. Docteur (fiction, 15', 2K, en - Dans un Café (animation, 1', 2010) postproduction) Documentaire : - En Duo (BetaNum, 14', 2011)

Langues

Anglais : Courant / TOEIC : 940, échange universitaire à Cape Town (5 mois)

Allemand : Intermédiaire – Chinois : Débutant

Informatique

Logiciels : Montage video (Avid, FinalCut, Premiere), After Effects (bases), Adobe Photoshop Microsoft Office (Word, Excel, PowerPoint, Outlook)

Centres d’intérêt

Cinéma Cofondateur d’un blog sur le cinéma coréen (http://kim-bong-park.over- blog.com/)

Photo Photographe amateur et amateur de photographie.

Littérature Littérature française du XXème siècle, théâtre, philosophie, littérature fantastique.

Football Pratique régulière, ancien membre de l’équipe de l’Essec, fondateur d’un club de football à 7.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 135 Arthur BRIET - 5 rue Pétion - 75011 PARIS - 06 28 67 89 72 - [email protected]

FORMATION . Etudes suivies : - Troisième année en section Cinéma à l’ENS Louis Lumière (2012-2013)

. Diplômes obtenus : - Licence d’études cinématographiques à l’Université Lumière Lyon 2 (2010) - BTS Audiovisuel option Image au lycée Léonard de Vinci (Villefontaine, 38, 2009) - Baccalauréat scientifique spécialité physique-chimie (2006)

. Langues étrangères : - Anglais (bon niveau)

EXPERIENCES PROFESSIONNELLES - Stagiaire caméra sur le tournage de Pour Une Femme de Diane Kurys, long-métrage (35mm) photographié par Gilles Henry (Alexandre Films, Lyon, juillet-août 2012) – er Responsable de stage : Steve De Rocco, 1 assistant opérateur - Assistant vidéo sur le tournage de Working Girls, série (Red One) photographiée par Michel Hazard (Gazelle&Cie., Paris, juin-juillet 2011) - Responsable de stage : Magali ers Thirion, 1 assistants opérateurs - Assistant vidéo sur le tournage des Nuits d’Alice, téléfilm (Panasonic AJ-HPX3700) photographié par Philippe Guilbert (France Télévisions, Lyon, juillet-août 2010) - ère Responsable de stage : Alice Capronnier, 1 assistante opérateur - Stagiaire magasin à Panavision Alga Techno (Aubervilliers, septembre 2009) : gestion des départs/arrivées du matériel de prise de vues cinéma - Responsable de stage : Paul Blanchon, responsable magasin - Stagiaire opérateur de prise de vues à Panavision Marseille (décembre 2008) - formation à la profession d’assistant opérateur - Responsable de stage : Vincent Platerier, responsable technique - Stagiaire machiniste sur le tournage de La femme tranquille, téléfilm (16mm) photographié par Paco Wiser (France 3, Lyon, mai-juin 2008) - Responsable de stage : Hubert Garreau, chef machiniste

CENTRES D’INTÉRÊT . Photographie : - Prises de vues, développement, tirages numériques et argentiques depuis 2004 - Pratique de Photoshop, Lightroom, Autopano Pro, Final Cut, Avid, Premiere Pro, After Effects

. Sport / Voyages: - Natation - Ski - Voile – Randonnée - Participation en tant que bénévole à plusieurs chantiers internationaux Concordia en Islande (2007)

. Transport / Logement : - Permis B - Possibilités de logement à Lyon, Lille, Marseille, etc.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 136 L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français : Note d’intention de la PPM

Mon mémoire a pour but d’identifier la façon dont l’imaginaire visuel qui entoure la musique rap fait écho à la colère poétique et symbolique qu’elle contient dans ses textes. Pour cela, il m’a paru important de partir de la musique et des textes eux-mêmes, de la façon dont ils s’articulent entre eux à travers un jeux de tensions permanentes, mais aussi de leurs origines dans la tradition afro- américaine, tradition où la violence, la vulgarité et la mise en scène de la parole sont des enjeux symboliques puissants depuis des siècles. Si je ne me suis pas fixé de limites quant à l’étude des origines de cette symbolique, je me suis en revanche restreint au rap français en ce qui concerne mon domaine d’étude.

La partie pratique que je souhaite réaliser serait le clip d’une chanson de rap déjà existante. À ce titre, je contacte actuellement plusieurs artistes pour les sensibiliser au projet et sonder leur intérêt. Je me concentre sur des artistes ayant une actualité (la sortie d’un album) mais pas uniquement et tant que je n’ai pas l’accord formel d’un artiste pour une chanson, j’essaie de rester le plus ouvert possible.

Ce projet a pour moi une double vocation : ponctuer mes études par l’illustration d’un travail théorique mais aussi, en cas de résultat satisfaisant, me faire une carte de visite vis-à-vis du monde professionnel. En effet, si le cinéma reste ma passion première, le monde du clip, par la plus grande créativité qu’il peut parfois proposer, m’intéresse grandement, au moins dans un premier temps.

La difficulté de ce travail tient au fait qu’il n’est pas possible d’avoir une visibilité à moyen terme très nette tant qu’une chanson et un projet de clip n’ont pas été validés. A l’heure actuelle j’ai plusieurs pistes plus ou moins avancées, mais rien de définitif. Conscient qu’il s’agit d’un projet qui entre dans le cadre d’études universitaires avec des emplois du temps peu flexibles, j’essaie de réduire cette contrainte à son maximum en me préparant de mon mieux et en anticipant les scénarios de clips potentiels. En cas de scénario catastrophe qui verrait tous les artistes que j’ai identifiés comme intéressants refuser ce projet de clip, il me

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 137 restera toujours l’option d’illustrer une chanson de mon choix et de montrer le résultat à l’artiste ensuite. Je n’en suis vraiment pas là.

Du point de vue artistique, j’espère pouvoir faire un maximum de liens entre mes recherches théoriques et le résultat visuel. Il y a déjà de nombreux éléments qu’il me paraît important de mettre en avant à travers le scénario que je proposerai pour le clip. Dans un art qui place les mots au centre de ses problématiques et les associe volontiers à des balles de revolver, il y a bien sûr toute une question sur la mise en scène (ou non) de la parole. Cette « prise de parole » dans le rap est largement codifiée, elle s’accompagne d’une culture du « boasting » (qu’on pourrait traduire par « bombage de torse ») dont l’ironie est souvent mal comprise et cache à mon sens une véritable pudeur virile. Il y aussi dans le rap une large part de provocation qu’il faut parfois savoir comprendre comme un défi qui rentre dans le cadre d’une culture agonistique où l’on attaque symboliquement pour encourager une réponse sur le même terrain, et bien d’autres éléments qui renvoient à des codes séculaires qu’il peut être extrêmement intéressants de mettre en scène et en image.

En ce qui concerne le tournage et même s’il ne s’agit pour l’instant que d’anticipations, j’aimerais le diviser entre une partie en studio (deux jours) et une autre en extérieur (trois jours), soit sur une même semaine soit autour d’un week- end. Cela peut paraître beaucoup pour un clip, nous ne disposerons pas des moyens logistiques et financiers des productions habituelles et l’idée est de pouvoir proposer un travail technique de qualité et de mettre en avant l’apprentissage reçu durant nos années à l’école. Bien sûr il serait idéal de pouvoir fixer des dates dès maintenant et je ferai mon maximum pour avancer rapidement sur ce terrain là, mais cela reste conditionné aux disponibilités des artistes. S’il fallait choisir aujourd’hui, je pencherais pour la seconde moitié du mois d’avril ce qui laisse un temps raisonnable pour préparer la partie pratique sans mettre en danger l’écriture de la partie théorique et le respect des délais de rendus imposés.

En ce qui concerne le choix du matériel, il sera largement discuté avec Arthur Briet avec qui nous avons choisi de grouper nos parties pratiques dans une logique de groupement d’intérêts économique, artistique et logistique. Le clip

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 138 sera donc de manière certaine tourné en numérique et en noir et blanc pour correspondre à son sujet et parce que cela correspond assez bien au type d’image que je cherche. En ce qui concerne les demandes spécifiques j’aimerais beaucoup pouvoir tourner au moins en partie avec la Phantom dont les ralentis permettent découper une action sous forme d’échantillons, ce qui semble cohérent dans un art en grande partie basé sur l’échantillonnage et les modifications de vitesse, et aurait éventuellement besoin d’un zoom, d’un chariot ou dolly et de rails de travelling, le mouvement étant une notion importante quand il s’agit de mettre des images sur de la musique.

Au niveau de l’image, j’ai toujours eu une préférence pour les courtes focales et il se trouve que c’est aussi une sorte de tradition dans le hip-hop. Un effet fish-eye est pour l’instant exclu, sauf s’il est au centre du clip (par exemple pour faire un clip-portrait qui établirait un parallèle entre le rappeur et un disque qui tourne). Il est aussi possible qu’une prise de son soit nécessaire au cas où le clip serait précédé d’une courte introduction de fiction ou entrecoupé de passages fictionnels comme c’est parfois l’usage. Elle serait en tout cas très limitée dans le temps, et je garde en tête que cela signifierait un travail de mixage nécessaire en postproduction.

Enfin je terminerai en évoquant de manière rapide quelques idées de clip auxquelles j’ai déjà pensé.

1/ Un petit terrain de street foot entouré par les grilles de rigueurs. Un groupe de jeunes se lancent des défis autours de gestes techniques. L’heure est à la moquerie joyeuse, aux petites gloires éphémères. Une autre équipe arrive et les défie. Un match s’engage et progressivement c’est tout un petit monde qui vient graviter autour de cet événement de quartier. D’autres équipes attendent « la gagne » pour pouvoir jouer, certains sont simples spectateurs, d’autres en profitent pour dealer et une tension se crée avec le monde de ceux qui veulent s’en sortir par le sport et la chanson. Le rappeur observe tout ça et joue son rôle de chroniqueur, sans que le texte n’ait nécessairement à coller directement aux images, il s’agit d’une simple mise en scène autour d’un événement banal qui reprend les codes du hip-hop à savoir l’amour de la technique, l’importance du groupe, la culture du défi, etc. avec comme catalyseur de la colère des dealers

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 139 dans cet exemple, même s’ils pourraient aussi s’agir de recruteurs véreux, de journalistes de TF1 ou de policiers trop agressifs. La situation, un match de foot et la vie qui l’entoure, est quotidienne, l’image et la mise en scène devront la dramatiser, et sans doute beaucoup, pour faire écho au goût prononcé des rappeurs pour l’excès et l’extrême. Il est aussi possible que l’enregistrement du rappeur se fasse dans un espace séparé et en studio mais séparer les espaces du conte et du conteur est pour l’instant quelque chose qui me pose problème.

2/ Une série de clips plutôt qu’un seul, pour penser les clips comme on pense les albums, avec une logique de cohérence dans la diversité. Qui dit plusieurs clips dit bien sûr économies des moyens. Il s’agirait en fait d’une série de plans séquences assez simples, travaillant la mise en scène de la parole à travers plusieurs portraits sobres mais minutieusement étudiés. L’une de mes idées serait ainsi d’effectuer un long travelling compensé tout au long de la chanson, en gardant le rappeur en plan poitrine et en partant d’une longue focale pour arriver proche du rappeur en courte focale. Deux idées ici pour moi se réunissent, une logique de progression pour resserrer l’intensité et aussi la découverte progressive de l’espace situé derrière le rappeur qui deviendra de plus en plus visible (par la taille captée et par sa netteté) au fur et à mesure de l’avancée. Mon idée pour l’arrière plan est pour l’instant un simple graffiti qui ferait office de générique au morceau mais on peut imaginer diverses options plus complexes et plus impressionnantes. Un autre clip, un autre portrait et donc un autre plan, pourrait s’organiser autour de l’emploi d’un fish-eye qui enfermerait le rappeur dans une bulle que l’on ferait correspondre en post-production à un disque qui tourne sur une platine de DJ. J’ai aussi l’idée d’entraver les mouvement d’un rappeur en lui faisant porter une camisole ou en lui attachant des chaines fixées au mur aux poignets. Toutes ces idées font évidemment échos à mes recherches théoriques.

3/ Enfin un tout dernier exemple d’idée de clip qui s’axerait sur la dimension performative de la parole. L’action se tiendrait dans un bar un peu glauque où une scène a été récemment installée par un patron qui souhaite diversifier sa clientèle. Sans succès. Au bar s’alignent les pintes de bières et les habitués aux mines renfrognées qui ne prêtent pas attention au jeune chanteur qui finit sa

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 140 chanson. Un rappeur monte alors sur scène et parvient à séduire cet auditoire à priori hostile par la qualité de son flow et la puissance de son « instru ».

J’ai comme ça encore plusieurs idées mais il serait trop long de les exposer toutes ici.

Enfin j’essaie dès maintenant d’avancer au maximum sur la partie théorique du mémoire afin d’en être le plus imprégné possible au moment de l’écriture du clip mais aussi d’en être en partie libéré lors de sa réalisation.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 141 Arthur BRIET 18 février 2013 ENS Louis Lumière Promotion Cinéma 2013

LA PRISE DE VUES CINÉMA EN NOIR ET BLANC NUMÉRIQUE Note d’intention du mémoire et de sa partie pratique

Plusieurs fabricants de caméra, tous très différents (nationalité, taille, histoire), commercialisent ou développent depuis peu des caméras numériques monochromes, c’est à dire donnant des images noir et blanc. Il s’agit d’ARRI (Allemagne), Ikonoscop (Suède), et RED (Etats-Unis). À ceux-ci s’ajoute Leica (Allemagne), qui propose désormais dans son catalogue appareil photo lui aussi noir et blanc.

De cette observation est né un questionnement, une réflexion, motivés en grande partie par mon attrait pour les images noir et blanc, qu’elles soient de cinéma ou photographiques.

Que représente un tel choix de la part de ces fabricants dans le contexte de production actuel ? Pour quelles raisons choisissent-ils de mettre à la disposition des utilisateurs de tels outils ? À quelle utilisation se destinent-ils ? Comment enfin, placer en perspective cette nouveauté dans l’évolution des caméras numériques aujourd’hui ? S’agit-il d’une continuité ou d’un écart ? Ou même, d’un retour en arrière ?

C’est de fait la réaction que l’on pourrait avoir de prime abord, le cinéma étant passé – progressivement certes – du noir et blanc à la couleur. Si retour en arrière il y a, peut-on le définir plus précisément ? Est-il simplement passéiste (le noir et blanc est de fait souvent vu comme appartenant au passé) ? On chercherait en somme à se rapprocher d’images antérieures. Cette hypothèse est plausible, car c’est un peu la tendance du cinéma numérique aujourd’hui, qui garde pour référence et modèle l’argentique. Cependant, ce point de vue est peut-être à nuancer puisque ces caméras surpassent par certains aspects techniques (sensibilités, définition) leurs prédécesseurs.

Il serait donc plus juste de voir dans ces nouveaux outils, cherchant à produire des images faisant référence au passé avec les technologies actuelles, une rupture et une continuité en même temps. Rupture car le noir et blanc est atypique de nos jours, et fabriquer des outils qui le proposent l’est d’autant plus. On peut légitimement le faire remarquer à l’heure où le cinéma passe par beaucoup de procédés (images en relief, son immersif) qui tendent à lui conférer une sorte de « réalisme » dont le noir et blanc s’écarte. Et continuité car ces caméras poussent en réalité un peu plus avant les capacités du numérique.

Il me semble toutefois qu’il ne faut pas dissocier les caméras d’une pratique. Ces outils sont une réponse à un besoin, à des envies, à un désir d’images. De ce point de vue, l’apparition de ces nouveaux appareils est encourageante. Elle marque la volonté de se doter en numérique des mêmes outils qu’en argentique, la question étant de déterminer leurs différences afin de voir les avantages de l’un par rapport à l’autre.

Ce sera l’objet de la première partie de mon travail, dans laquelle je souhaite m’intéresser à l’histoire des émulsions noir et blanc jusqu’à leurs dernières évolutions (partir de l’orthochromatisme pour arriver au panchromatisme et ses dérivés). Ceci dans le but de rendre compte, dans un premier temps, de l’état du noir et blanc argentique aujourd’hui, et

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 142 des différentes façons qui existent de le faire, ainsi que de leurs rendus. Mais aussi de montrer que noir et blanc et couleur n’ont jamais été séparés depuis l’invention de la photographie. Au contraire, ils sont imbriqués, liés, les évolutions de l’un menant aux perfectionnements de l’autre (films noir et blanc teintés, matrices noir et blanc du Technicolor, colorants sensibilisateurs par lesquels l’orthochromatisme fait place au panchromatisme).

Dans un deuxième temps, je voudrais caractériser et comparer plusieurs caméras numériques monochromes ainsi qu’une émulsion argentique. Il s’agira de déterminer leurs sensibilités nominales et spectrales, niveaux de bruit maximum acceptable et températures d’équilibre (dans le cas des caméras numériques).

Dans un troisième temps, j’entends montrer que proposer aux opérateurs des capteurs à grande sensibilité spectrale leur offre paradoxalement une plus grande liberté dans la gestion du contraste de l’image qu’en prise de vues couleur, et fait appel dans le même temps à un savoir faire ancien, auquel je m’intéresserai pratiquement, en effectuant une série de prise de vues utilisant des filtres colorés sur différents sujets – paysages, portraits, chartes colorées.

Tourner en noir et blanc, c’est faire un pas de côté, ou en arrière plutôt. C’est prendre un certain recul par rapport à la réalité. L’absence de couleurs ramène l’image à une sorte d’essentiel (cela reste toutefois à nuancer, certaines images noir et blanc très travaillées ayant pu apparaître pesantes). De plus, notre culture visuelle (celle que l’on se constitue comme celle qui nous est imposée, notamment par les couleurs de la télévision) ramène les images noir et blanc vers le passé, voire même l’archive.

Dans mes deuxième et troisième parties, je voudrais interroger le choix esthétique que représente l’utilisation du noir et blanc pour raconter une histoire. Ce questionnement se fera sous forme d’analyse de films, pour lesquels je prendrai soin de me détacher de l’aspect financier que le choix du noir et blanc a pu parfois recouvrir. Car tourner sans couleur fut, à une époque, moins cher.

J’entends donc questionner les rapports entre noir et blanc et couleur au cinéma, et plus particulièrement les films qui mêlent ces deux types d’image. Mais je ne me limiterai pas uniquement à ce type de films. En effet, il me semble aussi pertinent d’analyser, au sein d’un même film, l’utilisation qu’il fait de la couleur et du noir et blanc, que d’étudier le cas de films noir et blanc produits dans un contexte où la couleur domine le marché, et inversement. Dans ces trois cas, noir et blanc et couleur s’opposent et se nourrissent, mais de façon différente.

Distinguons ainsi deux utilisations du noir et blanc et de la couleur au cinéma. La première, classique, use de l’absence de couleur pour figurer un certain réalisme, le présent, quand la couleur servira à exprimer l’onirisme ou l’irréalité (c’est par exemple le cas de La Ricotta de Pasolini). La deuxième, qui m’apparaît comme plus moderne bien que cela puisse être discuté, sera un détournement de la première. À savoir, une utilisation du noir et blanc qui sort le récit du réalisme en le tirant vers un autre univers (rêve, flash-back, etc.). Citons à ce propos Tabu, de Miguel Gomes.

La partie pratique de mon mémoire se fera en collaboration avec Arthur Jeanroy. Je m’occuperai de cadrer et d’éclairer un clip qu’il réalisera. Il s’agira, en lien avec nos sujets de mémoire respectifs, d’un clip de hip-hop en noir et blanc.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 143 Ne connaissant pas encore l’artiste ni le morceau sur lequel nous travaillerons, je ne peux pas m’étendre précisément sur mes intentions. Néanmoins, je peux dors et déjà en préciser certaines.

Je souhaite tourner ce clip avec une ou plusieurs caméras, dont l’une au moins sera monochrome, l’autre étant la Phantom HD Gold pour quelques plans ralentis.

De même, si la chaîne de post-production de l’école nous le permet, je voudrais tourner en Raw, et utiliser des filtres colorés afin de modifier les contrastes colorés enregistrés par la caméra.

Idéalement, je voudrais aussi tourner en extérieur comme en studio, de façon à pouvoir utiliser des l’éclairage tungstène et HMI.

Mon mémoire questionnant le détour pris par le numérique avec ces caméras noir et blanc, et la référence au passé que ces outils impliquent, je voudrais me rapprocher d’une esthétique plus ancienne, en adoptant par exemple le format 1.33. De même, je suis en train d’imaginer un moyen, en post-production, de recréer un fourmillement aléatoire de l’image numérique comparable à celui du grain argentique.

Tous ces éléments seront à préciser dès que le sujet du film sera connu.

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Etude technique et économique

Caméra : si possible Phantom et zoom, même pour une courte durée. Location du zoom ou d’accessoires à envisager (ou paiement de l’assurance si prêt) : 200 euros

Transports : possibilité d’avoir une ou deux voitures, prévoir 200 euros

Régie (pour 15 personnes sur 5 jours au maximum) : 400 euros

Locations de décors : 400 euros

TOTAL : 1200 euros.

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LISTE DU MATÉRIEL CAMÉRA

MATERIEL CAMERA: - Kit PHantom HD GOLD comprenant : caméra / PC d’acquisition/export - 4 disques durs Lacie Rugged 1To (connexions : USB 3 / FireWire 800) - 1 parasoleil - 1 follow-focus - 1 plaque de décentrement (tiges 19) - 1 Transvidéo HD (+support bras magique) - 1 Moniteur JVC 16 pouces - 4 BNC-HD (2 longs / 2 petits) - 1 série de filtres ND (0.3, 0.6, 0.9) 4x5,6 - 1 série de filtres ND dégradé (0.3, 0.6, 0.9) 4x5,6 - 1 série de filtres Mitchell 4x5,6 - 1 série de filtres Low Contrast 4x5,6 - 1 filtre Clear (Glace optique) 4x5,6 - 1 série de filtres correcteurs de TC (81EF, 80A, 80C) - Kit accessoires Alexa (plaque de décentrement inférieure/Base Plate) - 1 station de déchargement pour les rushes Alexa (ordinateur portable ou non, car nous n’enregistrerons pas en SxS) -1 série Zeiss GO 35mm - 1 jeu de poignées bleues

MATERIEL MACHINERIE - Argus - Bazooka - jeu de bols 120 droit (coupelle déportée, …) - Tête sachtler 9+9 - Grandes + petites branches - Jeu de rails (6x 1,5m) - Chariot de travelling - 1 praticable (3 niveaux, 3 planchers, hauteur max) - 1 jeu de cubes machinerie (caméra + 15x20x30)

MATERIEL opérateur - 1 cellule posemètre spectra - 1 cellule spotmetre Sekonic - 1 thermocolorimètre - 1 lili

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 146 LISTE MATÉRIEL D’ÉCLAIRAGE

FRESNEL 3200 K 2 – 10 Kw Véga 4 – 5 Kw 4 – 2 Kw 5 – 1 Kw Polaris 5 – 650 W Arri 4 – 500 W Magis 3 – 300 W Arri 2 – 150 W Arri

HMI 5500 K 1 – 4 kW Fresnel–PAR (Strand focalisable) 1 – 2.5 Kw Fresnel 2 – 1200 W Fresnel 2 – 1200 W PAR 2 – 575 w PAR 1 – 200 W Joker (+ boule & chiméra) 1 – 400 W Joker (+ boule & chiméra) 1 – 800 W Joker

OUVERTS & AMBIANCES 3200 K 4 – 2 Kw Blonde 4 – 800 W Mandarines 2 – 2,5 Kw Ambiance 2 – 5 Kw Cycliode 4 – lucioles 2 Kw

FLUO 3200 & 5500 K 2 – Quatre tubes 120 1 – Monotube 40 2 – Deux tubes 60 2 – Quatre tubes 60

DIVERS 1 – Machine à fumée + liquide 1 – Litepanel 30x30 + kit alimentation batterie 1 – Valise Litepanel (Transpalux)

Accessoires 1 – cadre 4 x 4 avec Toile de Spi 3 – cadres 1.20 x 1.20 3 – cadres 1.00 x 1.00 3 – cadres 0.60 x 0.60 2 – plaques de Polystyrène + 2 supports 1 – jeu de mammas

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 147 6 – drapeaux (PM & GM) Accessoires pour installation (rotules, spigots, bras magic, déports, gueuses, etc.) 3 – dimmers indépendants 3 Kw 1 – jeux d’orgue 3 X 6 Kw 1 – dimmer 10 Kw 3 – dimmers 5 Kw 3 – plaques de Depron Boîtes de branchement et de distribution (16A, 32A, 63A mono et tri) Boîte de branchement à dimmers incorporés 3 x 5 Kw 5 Boîtes M 6 Lignes Tri et Mono 2 – Escabeaux (4 et 6 marches) 1 – Echelle 3 plans Lampes de secours Pinces à linge CTO (full, 1/2, 1/4, 1/8) CTB (full, 1/2, 1/4, 1/8) DN (0,60 ; 0,30) Gélatines colorées Ciné foil Diffusions 216–250–251–252 + Un prolongateur et un pied par projecteur

Divers Lampes de jeux praticables (+ ampoules : 40 ; 60 ; 100 W) Lampes de secours (Tungstène/HMI) Boules chinoises + perche

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 148 Plan(s) de travail

N’ayant pas encore l’accord définitif d’un artiste pour un clip, les plans de travail ci-dessous sont proposés à titre d’exemple

Dates de tournage : seconde moitié d’avril.

Scénario 1 (cf note d’intention) JOUR 1 9h-18h Studio Plans sur le rappeur JOUR 2 9h-18h Ext/Jour Séq.1 : intro : les gestes techniques JOUR 3 9h-18h Ext/Jour Séq.2 : le match JOUR 4 9h-18h Ext/Jour Séq.3 : plan sur le public + match JOUR 5 9h-18h Ext/Jour Séq.4 : altercations avec les dealers

Scénario 2 (cf note d’intention) JOUR 1 9h-18h Studio Préparation clip/portrait « fish-eye » JOUR 2 9h-18h Studio Tournage clip/portrait « fish-eye » JOUR 3 9h-18h Ext/Jour Préparation clip/portrait « transtrav » JOUR 4 9h-18h Ext/Jour Tournage clip/portrait « transtrav » JOUR 5 9h-18h Int/Jour Tournage clip/portrait « chaines »

Scénario 3 (cf note d’intention) – décors naturel JOUR 1 9h-18h Int/Soir Prépa. JOUR 2 9h-18h Int/Soir Tournage Intro JOUR 3 9h-18h Int/Soir Plans sur le rappeurs JOUR 4 9h-18h Int/Soir Plans sur le public JOUR 5 9h-18h Int/Soir Plans « public acquis à la cause du rappeur »

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 149 Plan de travail de la post-production

Etape Durée Matériel / Lieu Dates envisagées

Montage image 8 jours Avid Du jeudi 23 au vendredi 31 mai

Etalonnage 3 jours Rain ou Da Vinci Du lundi 3 au mercredi 5 juin

(Montage son) (2 jours) (Station de montage son) (Lundi 3 et mardi 4 juin)

(Mixage son) (1 jour) (Salle de mix) (Mercredi 5 juin)

Exports 1 jour ENS Louis Lumière Vendredi 7 juin

Montage son et mixage sont entre parenthèses car il n’est pas certain qu’ils soient nécessaires.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 150 « L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français » Projet de mémoire - Arthur Jeanroy – note d’intention du 22 décembre 2012

Avec ce mémoire je souhaite me pencher sur une forme qui parcourt la culture et la musique rap ou hip-hop depuis ses origines, à savoir une certaine esthétique de la colère. Le rap est né à New-York dans les années 80 de parents multiples et déjà à l’époque il est né double : d’un côté une tendance festive héritée la musique funk et associée à la danse hip-hop, de l’autre des textes engagés et politiques transportant une certaine violence et une réelle colère. Si l’un ne peut pas vraiment s’envisager sans l’autre, c’est ce deuxième aspect du rap que je souhaite étudier, analyser et faire résonner avec d’autres arts, d’autres cultures, avec une attention particulière sur la mise en image de cette colère. Dans le cadre d’un mémoire sur un sujet précis, il me parait indispensable de passer par une partie historique. Il s’agira alors d’analyser les premières formes du rap et ses particularités, au niveau des textes, des images ou des arts connexes de la culture hip-hop, pour ensuite les faire résonner avec leurs évolutions et leurs formes actuelles. Dans cette partie s’il faudra nécessairement évoquer le côté festif du rap, on s’appliquera notamment à décrire plus en détails l’évolution de ce que l’on appelle aujourd’hui « rap conscient » ou autres « gangsta rap », branches du hip-hop avec des univers plus politiques ou plus violents. Il s’agira aussi de lier le rap à des arts précédents et de s’attacher à décrire les liens et les différences entre ce que l’on appelle aujourd’hui « le rap français » et le « rap US », tant au niveau de la forme que des origines.

La seconde partie pourrait s’axer autour des références et des codes du rap, toujours en aiguillant ces travaux vers les liens entre la colère et le rap. Musique populaire, chronique du quotidien, le rap s’appuie sur un grand nombre de références et de codes ancrés dans une réalité à laquelle tout le monde n’a pas accès. Le cinéma, le sport et la drogue y sont cités à outrance, la rue y est personnifiée, les références politiques se veulent à contre-pieds des héros proposés par l’Histoire officielle, sans parler des autoréférences et des piques que se lancent les rappeurs entre eux. Il s’agira ici de se pencher en particulier sur les textes de rap, textes qui ont toujours été la matière première de cette musique, pour y puiser un maximum d’éléments permettant de définir un univers visuels que l’on confrontera ensuite aux images de références évoquées par ces textes puis aux images engendrées (clip, cinéma, graffitis). Enfin, ce mémoire s’orientant aussi vers une PPM, j’aimerais finir par une partie qui s’attache à décrire et à décrypter les différentes façon de mettre en image un texte, une musique (le rap) et un sentiment (la colère). Bien sûr les clips vidéos et les clips de rap auront ici une importance particulière et il s’agira sûrement de se pencher sur quelques un d’entre eux de manière plus précises, mais j’aimerais aussi les confronter de manière indirecte à l’utilisation de la voix off et de la musique au cinéma, de la mise en image de la colère à travers la photo ou la peinture, afin que la PPM qui accompagnera la mémoire n’en soit pas qu’une illustration mais une tentative (modeste) de dépassement et d’ouverture.

L’esthétique de la colère à travers l’imaginaire visuel du rap français – A. Jeanroy – ENS Louis Lumière – Mémoire 2013 151