«La fontaine du canasson Pégase» : production, transmission et consommation de la culture littéraire sous Néron dans les Satires de Perse.

Mémoire

Félix Charron-Ducharme

Maîtrise en études anciennes - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Félix Charron-Ducharme, 2019 « La fontaine du canasson Pégase » Production, transmission et consommation de la culture littéraire sous Néron dans les Satires de Perse.

Mémoire

Félix Charron-Ducharme

Sous la direction de:

Monsieur Alban Baudou Résumé

Perse débute son œuvre en rejetant systématiquement toutes les sources inspiratrices traditionnelles, dont la fontaine d’Hyppocrène, ce qui lui donne l’occasion de traiter Pégase de « canasson ». Alors que les interprétations d’ensemble réalisées par le passé sont faussées par une appréciation minimisant la construction systématique des Satires, l’objectif de cette étude est de démontrer que leur thème unificateur est la critique de la production / transmission et de la consommation de la littérature à l’époque néronienne.

Dans le premier chapitre, en démontrant l’omniprésence des processus d’imitation et d’émulation dans le texte, puis en mettant au jour leur complexité et leur richesse sémantique, nous exposons la métatextualité des Satires, confirmant notre hypothèse de départ. L’analyse des Satires dans le cadre théorique du grotesque bakhtinien conduit dans un deuxième temps à révéler que le vice et la vertu y sont appariés respectivement à la mauvaise et à la bonne littérature et que Perse vise à détruire la première grâce à la philosophie. Par l’analyse de ce message subversif sous-jacent, nous expliquons quels sont les effets négatifs de la mauvaise littérature et les façons dont il faut s’y prendre pour la contrer. Dans le troisième chapitre enfin, grâce aux énoncés programmatiques et à diverses analyses stylistiques, nous donnons à connaître la cible de Perse : les poètes urbains philhellènes, cancres littéraires avides et présomptueux. Le style de Perse, en revanche, se distingue par son audace, son aspect mordax, sa modestie et sa romanité issue du mos maiorum.

Grâce à notre étude, la cohérence des Satires, trop souvent tenues pour composites, apparaît nettement.

iii Table des matières

Résumé iii

Table des matières iv

Remerciements vii

Introduction 1

Traduction 15 Préface ...... 16 Choliambes ...... 20 Satire 1 ...... 21 Satire 2 ...... 29 Satire 3 ...... 33 Satire 4 ...... 39 Satire 5 ...... 42 Satire 6 ...... 51

1 Aemulatio-Imitatio 59 Aperçu théorique antique ...... 60 L’imitation chez Perse en chiffres : quels sont ses modèles ? ...... 66 Études de cas : comment Perse utilise l’imitatio / aemulatio ...... 68 Bilan du premier chapitre ...... 96

2 Thématiques et vocabulaire persiens 98 Néologismes et diversité stylistique ...... 99 Grécismes et hellénophobie ...... 105 La décrépitude morale et littéraire ...... 110 La physionomie du poète ...... 118 La poésie comestible et indigeste ...... 125 Bilan du deuxième chapitre ...... 130

3 Le programme littéraire persien 132 Extraits programmatiques ...... 132 Le style des Satires ...... 151 Bilan du troisième chapitre ...... 162

iv Conclusion 163

Sources 168

Bibliographie 171

v Laisse aux tragédiens les festins de têtes et de pieds, apprends à manger avec le peuple.

Perse, 5, 17-18.

vi Remerciements

Je tiens à rendre grâce à tous les acteurs qui m’ont épaulé lors de la réalisation de ce mémoire.

Merci à mon directeur et mentor, le professeur Alban Baudou, dont la patience immense dans son travail de correction, la sagesse, l’ouverture, la constante disponibilité, l’intérêt pour mon sujet et mon travail et l’aide à la réflexion ont été des atouts indispensables à la réalisation de mon mémoire. Je tiens aussi à le remercier pour son travail de traduction en amont, qui a permis d’améliorer de beaucoup le mien lors de nombreuses séances de mise en commun, que nous aurons le plus grand des plaisirs à poursuivre dans le futur.

Merci à la professeure de Madame Pascale Fleury, qui a toujours été ouverte pour m’aider à réfléchir sur mon sujet et dont les conseils pleins de sagacité me sont précieux. Merci à elle de m’avoir ramené à mes vieux amours de Perse, lors du choix de mon sujet, pour son soutien par sa lettre de recommandation à l’occasion des demandes de bourses au FQRSC et au CRSH et par son travail de prélecture.

Merci au professeur Paul-Hubert Poirier, qui s’est rendu disponible chaque semaine des deux années de ma scolarité pour m’aider volontiers à traduire de la littérature scientifique en allemand et dont la patience, la générosité et le savoir m’ont permis d’améliorer ma connaissance de cette langue lors de séances des plus agréables. Je le remercie aussi d’avoir accepté de lire mon mémoire et d’assumer le rôle de membre du jury.

vii Merci à mes parents, Isabelle Charron et Nikolas Ducharme, de m’avoir donné la mo- tivation depuis les 20 dernières années d’aller à l’école d’abord et de poursuivre les domaines qui me tiennent à cœur aux études supérieures par la suite en me donnant de surcroît le soutien financier nécessaire. Merci à ma mère de m’avoir initié aux lettres, au cinéma, à l’art et la créativité et à l’appréciation critique de la culture et à mon père de m’avoir initié à la philosophie, aux idées et à la réflexion intellectuelle. Merci d’avoir ouvert mon esprit et ma curiosité toute ma vie et d’avoir été des modèles de courage et de persévérance.

Merci à ma copine Agathe Legendre, pour ses encouragements toujours renouvelés, pour les discussions et les réflexions que nous avons entretenus sur mon sujet et surtout merci de m’avoir donné la force et le courage au quotidien de mener à bien mes projets.

Merci finalement au CRSH et à l’Aide financière aux études du gouvernement du Qué- bec, dont le support m’a permis de finir mon mémoire dans les temps tout en conservant une quiétude d’esprit et monétaire.

viii Introduction

La littérature latine est aujourd’hui avant tout une littérature d’initiés, pour ne pas dire de cabinet d’études. Les notions de civilisation et de mythologie qui peuvent faire défaut aux lecteurs modernes et la forme trop complexe de certaines traductions font en sorte que les auteurs voient trop rarement la lumière du jour en dehors des enceintes scolaires. La constatation induit deux conséquences : la pertinence des études classiques au XXIe siècle, qui permettent de mettre en valeur la richesse du legs culturel des anciens et leur rendent justice ; la nécessité pour les chercheurs de démocratiser les textes anciens, en les rendant accessibles à un public de non spécialistes.

Cela passe notamment selon nous par des traductions qui s’éloignent de la visée obtusé- ment scientifique des éditions savantes : il faut se débarrasser des structures syntaxiques compliquées qui tentent de calquer les langues à déclinaison anciennes et élucider les allusions pointues qui ne font qu’obscurcir le sens pour un lectorat plus large. Il convient de rendre avant tout la vivacité de ces textes, la complexité de leurs images et la pro- fondeur de leurs propos : c’est là l’unique façon de les rendre pertinents et présents au-delà du cadre savant et érudit.

Cette réflexion est à l’origine de notre intérêt à développer une analyse plus motivante et à effectuer une traduction nouvelle des Satires ; le texte en effet, riche et original, est sur de nombreux points inaccessible si l’on ne consacre beaucoup de temps à la com- préhension de détail. Une traduction moins opaque de son corpus permet de constater toute l’étrangeté des images persiennes, la construction au rythme effréné de ces pièces et la lucidité de ce regard sur la littérature, dernière caractéristique qui a retenu notre

1 attention et avec laquelle nous avons entrevu la possibilité d’enrichir la littérature scien- tifique. Ainsi, en amont de sa problématique, ce mémoire vise à inscrire Perse dans la modernité par la mise au jour de l’intérêt si singulier de ses Satires et par la présentation d’une traduction accessible à tous.

Son livre comporte six courtes satires cumulant 650 hexamètres dactyliques, auxquelles s’ajoute un prologue de 14 choliambes 1. Chaque satire développe sa thématique propre : la première est une discussion avec un ami ou un rival fictif, dans laquelle Perse plaide contre les mauvais écrivains, la deuxième critique les prières hypocrites des hommes, la troisième s’attaque à la paresse des jeunes gens et exhorte à l’étude de la philosophie, la quatrième dénonce l’ingérence des jeunes gens dans l’État et les reproches hypocrites, la cinquième est adressée à son maître Cornutus et discute la vraie liberté, c’est-à-dire l’ataraxie stoïcienne, la sixième et dernière prend la forme d’une lettre à son ami le poète lyrique Caesius Bassius et se prononce contre les avares.

On sait peu de choses sur la vie de Perse : né à Volterra en Étrurie vers 34 ap. J.-C., il reçut une éducation à Rome, puis fréquenta les cercles des stoïciens Thrasea et Cornutus et mourut peu avant la trentaine en 62, léguant une œuvre inachevée ; son mentor, Cornutus, peaufina la fin du recueil et son ami Caesius Bassus en fit l’édition. Si l’on en croit la brève Vita Persi, le livre connut un franc succès auprès du public :

1. L’authenticité de cet exorde écrit en trimètres iambiques, sa place dans l’œuvre et sa forme mé- trique ont suscité de nombreuses discussions au sein de la littérature scientifique ; on admet aujourd’hui que ce bref poème déclaratif est une préface aux Satires écrite par Perse lui-même.

2 Vita, 42-43, editum librum continuo mirari homines et diripere coeperunt 2, Les hommes commencèrent à être pris d’admiration pour le livre édité et à se l’arracher des mains (Trad. personnelle).

Comme c’est le cas pour la plupart des uitae antiques, le détail de ces informations ne peut certes être pris à la lettre, mais il est certain cependant que l’œuvre de Perse connut le succès. Cette notoriété des Satires acquise dès l’antiquité persista durant le Moyen Âge 3 ; mais dès leur première édition moderne en 1469/70 par Ulrich Han à Rome, on les fustigea de divers reproches. Les éditeurs, commentateurs et traducteurs de Perse jugèrent défavorablement ses vers notamment parce qu’il était mort jeune : ils voyaient en lui un poète certes prometteur, mais dont la création incomplète présentait divers défauts. À partir de cette époque, l’obscurité de son style fut la plus grande faute attribuée, à tort, aux Satires. Plusieurs auteurs, comme nous l’avons mentionné, firent preuve de condescendance à son égard, le tenant pour un calque obscur d’. Le contenu autrefois loué des Satires fut alors ignoré aux dépens d’une critique sévère à l’égard de leur écriture. En 1605, dans la préface de son édition de Perse, le classiciste Isaac Casaubon fut un des rares à prendre sa défense, en le plaçant sur le même plan qu’Horace et Juvénal et mettant en valeur les qualités de chacun 4. Aux XVIIIe et XIXe siècles, ce livre demeura confiné aux cercles fermés des philologues et des hommes

2. l. 42-43 dans la Vita Persi, texte édité par W. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, Heidel- berg, Universitätsverlag Winter, 1990 ; sur l’authenticité de cette Vita, M. Coffey écrit « biografical information is given by an ancient Life, which a number of manuscripts assign to a commentary by Valerius Probus, a scholar of the 1st century A. D. The Famous Valerius Probus is unlikely to have written a commentary on the work of a contemporary. The Life as we have it contains material by more than one scholar. It is repetitive and badly ordered with traces of later explanatory interpolation, but it may safely be attributed in the main to the scholarship of the late 1st century or the 2nd (...) » ; cf. M. Coffey, Roman Satire, Londres / New York, Methuen & Co Ltd / Barnes & Noble, 1976, p. 235. Sauf avis contraire, toutes les éditions de textes latins et leurs traductions sont de la C.U.F., les textes grecs sont présentés avec l’édition provenant du TLG et une traduction de la C.U.F. Les détails de ces éditions sont présentés intégralement en bibliographie. 3. Pour l’estime de l’œuvre de Perse dans l’antiquité, cf. Martial 4, 29, 7-8 et Quintilien 10, 1, 94 ; pour son admiration en tant que moraliste au Moyen Âge, cf. M. Manititis, « Beiträge zur Geschichte römischer Dichter im Mittelalter », Philologus 51 (1892), p. 710-719. 4. L’édition du texte latin et sa traduction ont été réalisés par P. Medine en 1976, rendant son texte facilement accessible ; cf. P. Medine, « Isaac Casaubon’s Prolegomena to the Satires of Persius », English Literary 6 (1976), p. 271–298.

3 du clergé. Puis, au début du XXe siècle, son ouvrage fut négligé ; il fallut attendre la deuxième moitié du siècle pour que la recherche s’intéressât plus intensivement à ses écrits.

Son œuvre est caractérisée par des vers contempteurs et grinçants, qui montrent que Perse a étudié la grammaire, la littérature et la philosophie ; les diverses critiques que l’auteur exprime se fondent davantage sur la lecture et l’analyse d’une tradition littéraire que sur l’observation des mœurs de ses contemporains. Les dialogues animés souvent interrompus par des aposiopèses, le vocabulaire couramment créé de toute pièce ou emprunté à la langue orale et les tournures raccourcies par des anacoluthes rendent son style très expressif, mais également complexe. L’auteur use aussi d’une ironie subtile et joue constamment avec des métaphores abstraites et concrètes, sans distinction syn- taxique des deux niveaux d’écriture. De plus, comme nous l’avons dit, le substrat de ses vers est majoritairement tiré de la satire horatienne : le poète s’est amusé à reprendre les vers de son prédécesseur en les altérant de plusieurs façons. Ce procédé imitatif lui permet de revisiter les lieux communs de la satire et de la philosophie stoïcienne tout en insérant ses champs programmatiques et critiques propres.

Nous partageons l’idée que le style hétéroclite et le message de notre poète, indisso- ciables l’un de l’autre, voulaient provoquer le lecteur de l’époque néronienne et critiquer la littérature produite par ses contemporains 5. En regard de cette hypothèse, nos tra- vaux veulent penser la réalisation du satiriste à la fois comme une construction érudite fondée sur la littérature latine et comme une critique de tous les écrits du temps. Nous souhaitons, dans ce mémoire, donner un sens d’ensemble à l’œuvre selon une ligne direc- trice faisant le pont entre les études qui expliquent ponctuellement toutes les ambiguïtés

5. S. Bartsch croit aussi que, contrairement aux théoriciens de la littérature, qui dictent les règles de la poésie sous la forme d’un guide, Perse compose son texte comme un manifeste de critique littéraire, mais en considérant que le lecteur peut dégager lui-même par la lecture de ses Satires une réflexion pertinente sur la littérature. Cette avis de la savante américaine justifie l’interprétation que nous faisons du texte persien en tant qu’offensive littéraire ; cf. S. Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural, Chicago / Londres, University of Chicago Press, 2015, p. 17.

4 des Satires et celles qui tentent de les expliquer d’un point de vue plus global. Dans un souci de transmettre au lecteur une compréhension plus immédiate, mais aussi plus profonde, du corpus persien, nous proposons une traduction nouvelle de l’œuvre.

Solus hic obscurus ? : les styles de Thucydide, Platon, Pindare, Aristophane ou Théo- crite sont difficiles aussi, montre Casaubon dans les prolégomènes de son édition des Satires, se demandant pourquoi, si autant d’auteurs antiques ont un style ardu, c’est la caractéristique invariable qui fut attribuée à Perse 6. Alors que les commentaires an- tiques et médiévaux ne soulignent pas systématiquement ce point, faut-il en conclure que le savoir nécessaire à la compréhension des écrits persiens s’est perdu ? L’historio- graphie moderne s’est efforcée d’analyser formellement le texte afin d’élucider toutes ses ambiguïtés, mais malgré ces nombreux efforts pour redonner un sens aux Satires, on doit constater que ces pièces semblent aussi inaccessibles qu’auparavant. Dès lors, au fil des études sur Perse et des éditions de ses écrits, des cris du cœur reviennent pério- diquement encourager leur mise en valeur, comme si cet auteur malmené ne réussissait jamais vraiment à obtenir ses lettres de noblesse.

6. Dans la traduction de P. Medine, Casaubon écrit : « Is he alone obscure ? Does not every great writer require a most attentive and “learned” reader ? Shall I not recall Thucydides subtleties, orna- mentations, interlardings of foreign and strange phrases, grammatical anomalies, and many similar practices which a huge cloud of history covers ? I shall be silent about the “untempered and harsh metaphors” of Plato, about which Longinus spoke. Only let me say this, that the writings of the greatest are especially full of difficulties, writings which the learned of all ages have greatly admired. Who could have understood Pindar or Aristophanes were it not for their commentators ? What man learned in Greek letters runs through the choruses of the tragedies at an unhindered pace ? The ancient critics remarked the “obscure passages” in Theocritus ; but they were not angry. Shall the difficulties of Persius offend us ? And shall we, who do not object to the difficult nonsense of that shepherd, be sorry for our efforts to understand poetry as grave as Persius’ ? » ; cf. P. Medine, « Isaac Casaubon’s Prolegomena to the Satires of Persius », p. 285.

5 Durant l’essor des études philologiques au XIXe siècle, Perse ne fut pas délaissé des savants. Un certain lot de publications se consacrèrent à lui pour son vocabulaire, son rapport vis-à-vis son époque ou encore l’aspect philosophique de son œuvre. On retient principalement l’édition commentée d’O. Jahn 7, celle de J. Connington et H. Nettle- ship 8 et l’étude sur la langue et le style de J. Šorn 9.

Au tournant du XXe siècle, plusieurs éditions ont été publiées 10, mais la recherche la plus marquante de cette période est la thèse de F. Villeneuve 11 ; bien que l’auteur ait tendance à inventer des pans biographiques sans disposer de sources et débute ouver- tement son étude avec un a priori négatif envers Perse, son travail présente cependant l’avantage de traiter dans le détail de plusieurs aspects de la question persienne : les influences philosophiques possibles du poète lors de sa jeunesse, la construction, les idées et le style de ses poèmes.

Après la publication de cette monographie et des nombreuses éditions commentées, il fallut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que la recherche persienne s’inten- sifie 12. C’est plus précisément des années 50 aux années 70 que les études foisonnèrent,

7. Le travail de O. Jahn présente l’avantage de contenir la scholie antique et des index utiles ; cf. O. Jahn, Satirarum Liber Auli Persii Flacii, Hildesheim, Georgs Olms Verlagsbuchhandlung, 1967 (1843, Teubner). 8. L’édition commentée de J. Connington et H. Nettleship est aujourd’hui obsolète, du fait que de nombreuses analyses sont remises en question ou démenties par les commentaires plus récents ; elle est cependant demeurée longtemps un point de repère pour ceux qui s’intéressèrent à Perse ; cf. J. Connington et H. Nettleship, The Satires of A. Persius Flaccus : with a Translation and Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1874. 9. L’étude de J. Šorn sur le style est très utile parce qu’elle regroupe sous différentes catégories d’analyse stylistique plusieurs expressions et mots persiens ; cf. J. Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius, Ljubljana, Verlag des K. K. Obergymnasiums, 1890. 10. G. Albini, Le Satire di A. Persio Flacco, Imola, Galeati, 1890 ; G. Némethy, Satirae Edidit, adnotationibus exegeticis et indice verborum instruxit Geyza Némethy, Budapest, Budapestini Acade- miae Litterarum Hungaricae, 1903 ; S. G. Owen, A. Persi Flacci et D. Iuni Iuvenalis Saturae cum additamentis Bodleianis rec. brevique adn. crit. instr. Oxford, Clarendon Press, 1903 ; F. Ramorino, Le Satire di A. Persio Flacco, Turin, Ermanno Loescher, 1905 ; S. Consoli, A. Persii Flacci Satu- rarum liber, Rome, H. Loescher, 1911 ; J. v. Wageningen, Auli Persi Flacci Saturae, Groningue, P. Noordhoff, 1911. 11. F. Villeneuve, Essai sur Perse, Paris, Librairie Hachette, 1918. 12. Une publication de W. C. Korfmacher se distingue durant cette période mitoyenne, dans laquelle le savant tente de démontrer que la première satire est métatextuelle et que les critiques littéraires de Perse sont dirigées envers les auteurs qui lui sont contemporains ; cf. W. C. Korfmacher, « Persius as a Literary Critic », Classical Journal 28 (1933), p. 276–286.

6 dont la plupart s’évertua à expliquer les incertitudes linguistiques et sémantiques du texte 13. C’est aussi à cette époque qu’on commença à s’intéresser au texte du satiriste de Volterra pour ses qualités littéraires 14, angle d’approche dont le développement ul- térieur doit beaucoup aux articles de H. Bardon 15.

En s’appuyant sur la riche production des années 50, 60 et 70, deux commentaires d’ensemble qui permettent de comprendre les vers persiens furent produits : celui de R. A. Harvey 16 en anglais et dix ans plus tard, celui de W. Kissel 17 en allemand. Le premier explique les sous-entendus des vers de Perse et vise à expliquer le sens du texte d’une façon claire et efficace ; le second retrace, avec érudition et en plus de 800 pages, toutes les discussions retrouvées dans la littérature à propos de chaque vers. Ces outils indispensables furent ceux que nous avons utilisés de manière prédominante lors de la traduction des Satires.

13. Nous citons ici les études les plus marquantes : D. Henss, « Die Imitationstechnik des Persius », Philologus 99 (1954), p. 277–294 ; W. S. Anderson, « Part versus Whole in Persius’ Fifth Satire », Philological Quarterly 39 (1960), p. 66–82 ; W. H. Semple, « The Poet Persius, Literary and Social Critic », Bulletin of the John Rylands Library 44 (1961), p. 157–174 ; K. Reckford, « Studies in Persius », Hermes 90 (1962), p. 476–504 ; D. Bo, Auli Persii Flacci lexicon, Hildesheim, G. Olms Verlagsbuchhandlung, 1967 ; C. S. Dessen, Iunctura Callidus Acri : A Study of Persius’ Satires, Urbana / Chicago / Londres, University of Illinois Press, 1968 ; H. Beikircher, Kommentar zur 6. Satire des A. Persius Flaccus, Vienne, Hermann Böhlaus Nachfolge, 1969 ; D. D. Venuto, F. Iengo et R. Scarcia, Gli auctores di Persio, Rome, Fratelli Palombi Editori, 1972 ; J. H. Brouwers, « Allitération, anaphore et chiasme chez Perse », Mnemosyne 26 (1973), p. 249–264 ; N. Scivoletto, « La “poetica” di Persio », Argentea Aetas, sous la dir. d’E. Marmorale, Genève, Istituto di Filologia Classica e Medievale, 1973, p. 83–106 ; E. S. Ramage, « Method and Structure in the Satires of Persius », Illinois Classical Studies 4 (1979), p. 136–151. 14. E. Pasoli, « Persio e il bagno durante il banchetto (Sat. 3,98-106). Tecnica imitativa ed es- pressionismo », Scritti in onore di Antonio Scolari, sous la dir. d’Istituto per gli Studi Storici Veronesi, Vérone, Istituto per gli Studi Storici Veronesi, 1976, p. 221–233 ; J. C. Bramble, Persius and the Programmatic Satire : A Study in Form and Imagery, Cambridge, Cambridge University Press, 1974 ; J. P. Sullivan, « Ass’s Ears and Attises : Persius and », American Journal of Philology 99 (1978), p. 159–170. 15. H. Bardon, « Perse, ou l’homme du refus », Revue belge de philologie et d’histoire 53 (1975), p. 24–47 ; H. Bardon, « Perse et la réalité des choses », Latomus 34 (1975), p. 319–335 ; H. Bardon, « À propos de Perse : surréalisme et collage », Latomus 34 (1975), p. 675–698 ; H. Bardon,«À propos de Perse : morale et satire », Rivista di cultura classica e medioevale 18 (1976), p. 49–70. 16. R. A. Harvey, A Commentary on Persius, Leyde, E. J. Brill, 1981. 17. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren.

7 Depuis les années 80 et 90, la recherche littéraire est la tendance observée pour les études persiennes : plusieurs auteurs ont entrepris des analyses en ce sens 18, prenant souvent la forme d’essais, qui interprètent le travail de Perse comme une œuvre de littérature et non plus comme simple objet de curiosité à déchiffrer. Les dernières années ont été marquées par les publications de la spécialiste S. Bartsh 19, par la parution de deux Companions 20 ainsi que par l’édition la plus à jour du texte par W. Kissel 21, qui éclipse les éditions réalisées au cours du XXe, notamment celles de W. V. Clausen, qui était jusqu’alors la référence, et de N. Scivoletto 22. Nous inscrivant dans cette mouvance,

18. Nous citons entre autres : W. S. Anderson, « Persius and the Rejection of Society », Essays on Roman Satire, sous la dir. de W. S. Anderson, Princeton (N. J.), Princetown University Press, 1982, p. 169–193 ; M. Morford, Persius, Boston, Twayne Publishers, 1984 ; K. Abel, « Die dritte Satire des Persius als dichterisches Kunstwerk », Kontinuität und Wandel : Lateinische Poesie von Naevius bis Baudelaire, sous la dir. de W. Maaz, U. J. Stache et F. Wagner, Hildesheim, Weidmannsche Verlagsbuchhandlung, 1986, p. 143–183 ; F. Bellandi, Persio : dai verba togae al solipsismo stilis- tico - studi sui Choliambi e la poetica di Aulo Persio Flacco, Bologne, Pàtron, 1988 ; R. Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Content. Dark at First Reading, V », Studies in Latin Literature and Roman History, sous la dir. de C. Deroux, Bruxelles, Latomus, 1989, p. 336–363 ; R. Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Morality », Latomus 49 (1990), p. 663–675 ; W. T. Wehrle, The Satiric Voice : Program, Form and Meaning in Persius and Juve- nal, Hildesheim / Zürich / New York, Olms-Weidmann, 1992 ; M. Squillante Saccone, Persio : il linguaggio della malinconia, Naples, M. D’Auria Editore, 1995 ; K. Reckford, « Reading the Sick Body : Decomposition and Morality in Persius », Arethusa 31 (1998), p. 337–354 ; D. M. Hooley, The Knotted Thong : Structures of Mimesis in Persius, Ann Harbor, The University of Michigan Press, 2000 ; J. C. Zietsman, « Persius on Poetic (In)Digestion », Akroterion 49 (2004), p. 73–88 ; M. Squillante Saccone, « Techniques of Irony and Comedy in Persius », Persius and , sous la dir. de M. Plaza, New York, Oxford University Press, 2009, p. 138–172 ; N. Rudd, « Association of Ideas in Persius », Persius and Juvenal, sous la dir. de M. Plaza, New York, Oxford Univer- sity Press, 2009, p. 107–137 ; P. A. Miller, « Persius, Irony, and Truth », American Journal of Philology 131 (2010), p. 233–258. 19. S. Bartsch, « Persius, Juvenal, and Stoicism », A Companion to the Neronian Age, sous la dir. d’E. Buckley et M. T. Dinter, Oxford, Blackwell Publishing, 2013, p. 217–238 ; S. Bartsch, « Persius’ Fourth Satire : Socrates and the Failure of Pedagogy », The Philosophizing Muse : The Influence of Greek Philosophy on Roman Poetry, sous la dir. de M. Garani et D. Konstan, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2014 ; Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural. 20. M. Plaza, éd., Persius and Juvenal, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; S. M. Braund et J. Osgood, éds., A Companion to Persius and Juvenal, Chichester / West Sussex / Malden, Wiley Blackwell, 2012. 21. W. Kissel, Saturarum liber, Berlin, Teubner, 2007. 22. W. V. Clausen, Saturarum liber, accedit Vita / ed. Clausen W. V. Oxford, Clarendon Press, 1956 ; N. Scivoletto, Saturae / testo crit. e commento a cura di Scivoletto N. Florence, La Nuova Italia, 1956 ; Deux comptes rendus critiques affirment que l’édition de W. Kissel est supérieure ; cf. C. M. Lucarini, « Compte rendu de W. Kissel (Ed.), A. Persius Flaccus Saturarum liber », Gnomon 83 (2011), p. 216–226 ; P. Tordeur, « Compte rendu de W. Kissel (Ed.), A. Persius Flaccus Saturarum liber », L’Antiquité Classique 78 (2009), p. 330–330.

8 nous préconisons dès lors une étude littéraire de l’œuvre : autant il était nécessaire de rendre possible la compréhension de la poésie de Perse, autant il apparaît indispensable aujourd’hui de l’apprécier et de l’étudier pour ses qualités artistiques et ses idées.

Nous nous distançons de certains savants, qui, en se fiant sur la courte Vita Persii, ont avancé que ce jeune homme à l’éducation sévère avait composé ses Satires seulement dans une optique moralisatrice et stoïcienne. Il convient toutefois de nuancer l’idée : Lucilius s’en prenait aux personnalités publiques des hautes sphères, Horace à des per- sonnages types, des idiots sans nom : Perse quant à lui s’attaque davantage, par divers procédés, à l’âme des lecteurs. C’est pourquoi plusieurs études ont tenté de comprendre ses Satires sur le plan philosophique, notamment en regard du stoïcisme 23 : certains savants ont même affirmé que ses écrits participaient au prosélytisme stoïcien 24, mais réduire son travail à cette définition ne permet pas d’en faire un examen consciencieux. Depuis les années 90, les chercheurs ont écarté cette définition univoque et cette as- sociation trop restrictive de Perse et du stoïcisme 25 ; comme notre perspective ne se situe pas à ce niveau, nous n’aborderons pas cet aspect dans le cadre de notre mémoire. Nous tenons également à nous distancier de K. Freundenburg 26 et de son disciple 27, qui s’évertuent à lier Perse à un programme politique anti-néronien.

Nous ne voulons pas réduire les Satires de Perse à un cours philosophique ou à un programme politique, comme l’ont fait les savants susmentionnés, mais contribuer à la recherche persienne en offrant une lecture d’ensemble de l’œuvre ; nous voulons com- prendre les Satires comme un tout et mettre à profit la richesse des recherches de la

23. Cf. Reckford, « Studies in Persius » ; P. S. Bowman, The Treatment of the Stoic Paradoxes by Cicero, Horace and Persius, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1972 ; A. Cucchiarelli, « Speaking from Silence : the Stoic Paradoxes of Persius », The Cambridge Companion to Roman Satire, sous la dir. de K. Freudenburg, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 62–80. 24. C’est notamment le cas de Bellandi, Persio : dai verba togae al solipsismo stilistico - studi sui Choliambi e la poetica di Aulo Persio Flacco. 25. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 1-14. 26. K. Freudenburg, « Persius : Of Narrative and Cosmogony - Persius and the Inven- tion of Nero », Satires of Rome : Threatening Poses from Lucilius to Juvenal, sous la dir. de K. Freudenburg, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 125–208. 27. P. J. Nani, Traces of Dissent, Persius and the Satire of Nero’s Golden Age, Thèse de Doctorat, The Ohio State University, Colombus, 2001.

9 deuxième moitié du XXe siècle. Pour ce faire, nous avons d’abord choisi une hypothèse qui recoupe toutes les satires. Notre objectif est de présenter le texte de Perse comme un témoin littéraire de l’époque néronienne critiquant la production, l’enseignement et la consommation de la culture littéraire de cette période. Aucune étude, à ce jour, n’a envisagé de réfléchir à Perse en adoptant cette définition. De plus, nous sommes convaincu que Perse ne soutient pas seulement un programme critique et moralisateur ; il poursuit également une fin esthétique. Si l’auteur critique la littérature de son temps, il ne ferait aucun sens qu’il n’ait pas eu lui-même l’ambition, par ses vers, d’être un poète exemplaire.

Comme notre façon de procéder est détaillée ponctuellement dans les trois chapitres de ce mémoire, il convient ici de définir plutôt les approches méthodologiques générales de notre réflexion et de définir certains concepts.

Tout au long de notre travail, nous écrivons « Perse », « l’auteur », « le personnage de Perse », « l’œuvre » etc., pouvant donner l’impression qu’une différence est établie entre ces diverses composantes. Il est vrai que pour nous l’auteur existe toujours en arrière- plan, l’auteur n’est pas mort 28, mais nous trouvons plus utile, dans le cadre de la problématique que nous avons posée, de fondre tous ces niveaux en un seul, considérant les Satires de Perse comme un texte qu’il nous est libre d’interpréter. Cette façon de procéder nous permet de soustraire une variable à notre analyse, pour mieux nous concentrer sur le cœur de notre sujet : savoir si le texte est dans son ensemble une critique de la littérature ; le but n’est pas de montrer l’intention de l’auteur, mais plutôt de faire entendre au lecteur des Satires en quoi elles sont une critique de la littérature de l’époque néronienne.

Ce choix méthodologique doit s’accorder avec le fait qu’une vaste part de notre argu- mentation dépend de la notion de « programme littéraire ». Il faut donc différencier le « programme littéraire » et l’« intentionnalité de l’auteur ». L’« intentionnalité » repré- sente la volonté de l’auteur lors de l’écriture, elle emprisonne dans un carcan restreint

28. Cf. R. Barthes, « La mort de l’auteur », Manteia 5 (1968), p. 61–67.

10 l’œuvre, qui peut seulement être expliquée à partir des intentions reconstituées de son créateur. Le « programme littéraire », quant à lui, est une visée de l’œuvre, explicitée par divers moyens « programmatiques » et ne peut se concrétiser que lors d’une interaction avec le lecteur.

Il convient aussi de clarifier ce que nous entendons par « intertextualité », terme aujour- d’hui si fréquemment utilisé dans les études littéraires qu’il apparaît comme compris de tous ou même auto-compréhensible. Loin de prétendre donner une définition de ce concept complexe, nous énoncerons seulement les principes qui modèleront notre réflexion.

L’intertextualité trouve son origine dans la sémiotique saussurienne et dépend du prin- cipe que nous produisons des signes linguistiques. Le signe linguistique est la combi- naison d’un signifié et d’un signifiant, c’est-à-dire d’un concept rattaché à une image tangible. Ces signes n’ont un sens que dans leur système linguistique propre et dans la période de temps précise où ils sont utilisés. Si l’on prend un système linguistique à un moment précis dans le temps, on l’appelle système synchronique et si l’on prend ce même système qui évolue dans le temps, on l’appelle système diachronique. Ce système a deux axes : syntagmatique et paradigmatique. L’axe syntagmatique est l’ordre et la place des mots dans une phrase et l’axe paradigmatique est le choix du mot utilisé hors d’une sélection possible. L’utilisation des mots sur les deux axes de la langue crée un vaste réseau relationnel : la langue synchronique.

En partant du concept que les signes linguistiques sont utilisés sur les deux axes de la langue, selon Saussure, il est possible d’opérer la même analyse avec les signes lit- téraires. Les auteurs d’œuvres littéraires ne se contentent pas de sélectionner les mots d’une langue, mais vont également adopter une intrigue, des caractéristiques plus gé- nériques, des traits de caractère des personnages, des façons de raconter l’histoire et même des expressions ou des phrases tirées d’autres œuvres et de la tradition litté- raire. En se fondant sur les réflexions de Julia Kristeva, on peut ainsi considérer qu’un objet littéraire est une « compilation » par l’auteur de textes littéraires antérieurs. De cette façon, l’intertextualité est la relation qui unit un texte à ceux avec lesquels il

11 est façonné. Fort de cette conception, nous rejetons donc une définition selon laquelle l’intertextualité serait comprise seulement comme désignant les influences ou les ori- gines d’un texte, puisque tout texte est une compilation d’une textualité culturelle. Ainsi, l’intertextualité n’est pas pour nous une méthodologie, mais plutôt un outil pour penser notre problématique, le cadre de notre réflexion pour ainsi dire 29.

Au cours de notre mémoire, nous utilisons certains concepts qu’il convient ici de définir :

La conscience de soi littéraire et l’ironie : nous avons établi que ces deux composantes sont déterminantes de l’écrit persien. La conscience de soi littéraire est à lier avec le concept de métatextualité tel que l’entend W. Ommundsen dans Metafictions ? 30 :

Le texte de fiction sera métatextuel s’il invite à une prise de conscience critique de lui-même ou d’autres textes. La metatextualité appelle l’attention du lecteur sur le fonctionnement de l’artifice de la fiction, sa création, sa réception et sa participation aux systèmes de signification de la culture.

La conscience de soi littéraire serait donc, selon nous, la capacité d’un auteur à établir un dialogue métatextuel avec le lecteur et les autres auteurs, dans lequel il critique la production, la transmission et la consommation de la littérature par son texte de fiction et grâce à sa prise de conscience du processus créatif dans lequel il est engagé. Cette conscience de soi demande que l’auteur soit en pleine connaissance du contexte littéraire sur lequel il émet un commentaire.

29. G. Allen, Intertextuality, Londres / New York, Routledge, 2011, p. 8-11. 30. Citation de W. Ommundsen, Metafictions ?, Melbourne, Melbourne University Press, 1993, p. 12 ; prise dans : L. Lepaludier, éd., Métatextualité et métafiction : théorie et analyses, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 10.

12 Alors que la conscience de soi littéraire est un état d’esprit, un pré-requis, l’ironie est une des méthodes stylistiques de Perse pour établir un dialogue métatextuel. Elle réfère tout simplement à un décalage entre ce qui est écrit et ce qu’il faut comprendre et elle permet à notre poète de ridiculiser et de tourner en dérision tout en conduisant le lecteur vers une réflexion sur la production de littérature 31.

Le grotesque est un terme théorique moderne à priori ambigu que nous avons choisi pour décrire une esthétique littéraire parfois visée par Perse 32. Alors que les théoriciens littéraires antiques dont nous traitons au début du premier chapitre visent le sublime par l’émulation (zèlosis / aemulatio), Perse, tel que nous l’avons observé à quelques reprises, vise parfois le grotesque, l’antithèse du sublime. Ce serait donc une dissonance et une incongruité littéraire qui servirait à créer un inconfort chez le lecteur et qui favoriserait sa sortie du paradigme littéraire dans lequel il est enfermé, afin qu’il puisse remettre en question les dogmes établis de la littérature. La visée du grotesque par Perse serait donc comprise autant comme faisant partie intégrante de son programme de critique littéraire, que comme imbriquée dans sa volonté de créer des formes littéraires nouvelles.

Dans l’élaboration de notre plan, nous avons concilié deux moyens pour vérifier notre hypothèse : montrer comment la littérature est critiquée et quelle est cette littérature. Les éléments de preuve recherchés se sont manifestés sous deux catégories : les preuves explicites et implicites. Les preuves explicites sont les déclarations programmatiques dans lesquelles la littérature est directement critiquée, on les trouve dans le prologue

31. Le petit article de J. Marouzeau présente bien en quoi Perse est un maître du décalage ironique ou de l’expression indirecte, comme il la nomme ; cf. J. Marouzeau, « Un procédé favori des poètes latins : l’expression indirecte », Revue des études anciennes 42 (1940), p. 473–475 ; L’excellent article de M. Squillante Saccone montre comment Perse use de l’ironie pour produire un effet comique dans ses métaphores incongrues ; cf. Squillante Saccone, « Techniques of Irony and Comedy in Persius ». 32. L’article de Y. Maes coïncide avec notre découverte. Cependant, là où il élabore une théorie du grotesque applicable à la littérature néronienne sans vraiment donner d’exemples concrets, nous utilisons pour notre part ce terme pour décrire des exemples concrets chez Perse. Bien que des éléments se ressemblent, sa définition ne rejoint pas tout à fait la nôtre et surtout il n’intègre pas Perse dans son analyse ; cf. Y. Maes, « Neronian Literature and the Grotesque », Studies in Latin Literature and Roman History, sous la dir. de C. Deroux, Bruxelles, Latomus, 2008, p. 313–323.

13 d’ouverture, tout au long de la première satire et au début de la cinquième. Les preuves implicites sont des mots ou des passages que nous interprétons comme les témoins d’une critique littéraire, ce qui demande dans chaque cas une démonstration qui rende crédible leur prise en compte dans notre bilan final.

Nous avons choisi de traiter des preuves implicites lors des premier et deuxième cha- pitres : la variation des moyens qui y sont employés permet de créer des portraits riches et de soulever des caractéristiques constituant l’essence de l’œuvre. Ces approches ex- périmentales permettent de multiplier les réflexions, mais empêchent de traiter chaque fois de l’ensemble des vers persiens, c’est pourquoi nous travaillons soit à partir de sélections d’extraits quand nous traitons d’un thème et d’échantillons plus aléatoires de texte quand nous traitons d’une technique dont nous voulons vérifier la présence et le fonctionnement. Cette façon de procéder nous a permis de déceler dans le texte les principes fondamentaux à notre démonstration, mais qui demandaient encore à être vérifiés et mis en application dans une perspective plus large. Le troisième chapitre se fonde sur les preuves explicites pour traiter de questions d’ensemble, autrement inso- lubles sans les principes établis lors des deux premiers chapitres. Il permet de finaliser et d’unifier l’argumentation par une approche plus globale.

Le premier chapitre est dès lors consacré à la question de l’imitation, nous réfléchissons au lien que Perse entretient avec la littérature au moyen de nombreux réemplois. Le deuxième chapitre se concentre sur le choix de différents types de vocabulaires et à des thématiques particulières. Le troisième chapitre montre quel est le programme de cri- tique littéraire persien et comment ses Satires représentent l’antithèse de la littérature qu’il condamne. Alors que les trois chapitres semi-autonomes accumulent des indices et émettent des constats, c’est en conclusion que nous formulons définitivement une réponse à notre hypothèse de départ.

14 Aules Persius Flaccus

Satires

Texte traduit Par Félix Charron-Ducharme

15 Préface à la traduction

Aucune des quatre traductions françaises modernes des Satires de Perse n’arrive à ce jour à rendre à la fois le fond et la forme du texte de façon satisfaisante. En effet, le traducteur de la première (A. Cartault, 1920) censure ouvertement des passages qu’il trouve grossiers ; le sens du texte se perd alors dans la pudeur de sa traduction. La seconde traduction (H. Clouard, 1934) est sur le modèle du mot à mot, ce qui rend les vers persiens souvent incompréhensibles. L.Herrmann (1962) pour sa part modifie l’arrangement et l’ordre du texte original selon un agencement qu’il trouve plus logique, mais qui ne paraît pas toujours convaincant. La tentative de B. Pautrat (1995) de rendre le texte en alexandrins, forme censée remplacer au mieux les hexamètres dacty- liques de Perse, noie davantage le sens de ses Satires au profit d’un exercice d’écriture en langue française ; le texte est, dès lors, accompagné de très nombreux commentaires visant à le rendre compréhensible. La meilleure traduction en français, selon nous, est celle de l’Abbé Le Monnier (1817), mais le français utilisé à l’époque est aujourd’hui vieilli 33.

Notre traduction se différencie de ces dernières d’abord parce qu’elle distingue visuelle- ment les différents niveaux du texte : en effet tous les jeux de dialogues et de saynètes insérés dans les discours n’étaient pas séparés dans les anciennes traductions ; les tra- ducteurs inséraient l’ensemble dans des paragraphes monolithiques qui rendaient la lecture presque impossible. Le deuxième avantage de notre traduction est d’avoir mo-

33. Les traductions dans d’autres langues abondent et ne sauraient être recensées ici. Nous soulignons au passage celles de J. R. Jenkinson (1980) en anglais et de W. Kissel (1990) en allemand, qui ont contribué à notre compréhension du sens du texte latin.

16 dernisé certaines références : des noms propres ou des références mythographiques qui ne pouvaient être compris sans l’aide de notes de bas de page empêchaient une lecture suivie ; si nous avons également inséré un certain nombre de notes concernant nos choix de traduction ou expliquant des notions de civilisation qui pourraient faire défaut à un lectorat non initié, celles-ci sont placées à la fin de la traduction et ne sont pas nécessaires pour comprendre le texte.

On remarquera que les extraits du texte insérés dans le cadre de notre mémoire sont parfois différents de la traduction présentée ici ; la raison en est simple, nous visons à offrir un texte littéraire et non une traduction de travail. Cette approche nous permet de prendre certaines libertés, quelques écarts en regard du texte latin qui visent à re- fléter l’essence originale des Satires. Il va sans dire qu’une infinité de résultats auraient été possibles, c’est pourquoi notre traduction est inévitablement teintée de notre ap- préciation subjective de l’œuvre, sacrifiant l’exactitude pour communiquer au lecteur les éléments qui nous ont frappé et nous ont fait sourire.

Ceux et celles qui décident de s’aventurer dans la traduction de l’un des textes latins, disons-le, des plus difficiles de l’antiquité, verront que la seule façon de procéder est de prendre un vers persien à la fois, le traitant comme un défi, comme une curiosité énigmatique face à laquelle une prise de recul est chaque fois nécessaire. Notre façon de procéder a été d’abord de chercher à comprendre ce que chaque mot, puis chaque vers signifiait dans son contexte, grâce au commentaire de H. A. Harvey, dont la majorité des interprétations nous ont été d’une grande utilité, puis ensuite à celui de W. Kissel, dont l’exhaustivité et la densité nous a maintes fois rendu la tâche difficile, tout en permettant d’élucider de nombreuses énigmes. Simultanément, nous avons procédé de la même façon pour départager la structure narrative toujours complexe, pour comprendre qui sont les interlocuteurs et où se délimitent les dialogues, les monologues, les saynètes et plus rarement les aphorismes. De plus, nous avons rendu un certain nombre de grécismes par l’anglais, pour les cas programmatiques qui touchaient particulièrement l’hellénisation de la culture romaine ; le parallèle semble à propos mais le procédé n’est pas utilisé à outrance pour ne pas alourdir le texte. Nous avons usé du même degré

17 de parcimonie pour ce qui est des créations néologiques, que nous avons rendu parfois par des translittérations, parfois par des créations lexicales différentes du mot latin employé.

Notre traduction tente de transmettre au lecteur tout ce travail de compréhension que nous avons effectué, afin de rendre l’expérience la plus fluide possible et les détails incon- grus comme autant de trouvailles fascinantes, plutôt que de laisser le lecteur perplexe devant un texte autrement incompréhensible.

18

Choliambi

Nec fonte labra prolui caballino1, nec in bicipiti somniasse Parnaso, memini, ut repente sic poeta prodirem ; Heliconiadasque pallidamque Pirenen illis remitto, quorum imagines lambunt 5 hederae sequaces : ipse semipaganus ad sacra uatum carmen affero nostrum. Quis expediuit psittaco suum ‘chaere’ picamque docuit nostra uerba conari ? magister artis ingenique largitor 10 uenter, negatas artifex sequi uoces. quod si dolosi spes refulserit nummi, coruos poetas et poetridas picas cantare credas Pegaseium nectar.

20 Choliambes

Non, à mon souvenir, je n’ai pas rincé mes lèvres à la fontaine de Pégase le canasson et je n’ai pas ronflé sur le Mont Parnasse au double sommet, pour soudainement pouvoir m’avancer comme poète. J’envoie promener les Muses de l’Hélicon et la blême Pirène chez ceux dont des lierres souples caressent les portraits, avides. Moi-même à demi paysan, je contribue au culte des Inspirés de mon propre chant.

Qui a fait connaître au perroquet son « Hello there ! » et a instruit la pie à s’essayer à nos mots ? Docteur ès lettres et dispensateur d’esprit : leur ventre vorace est un artisan qui s’adonne à la voix qu’on lui refuse. Et si ne serait-ce que l’espoir d’un sou frauduleux venait à luire, là tu croirais entendre ces corbeaux-poètes et ces pies-poétereaux chanter la crème des Muses.

20 Satira prima

O curas hominum, o quantum est in rebus inane ! ‘quis leget haec ?’ min tu istud ais ? nemo hercule. ‘nemo ?’ uel duo uel nemo. ‘turpe et miserabile !’ quare ? ne mihi Polydamas et Troiades Labeonem praetulerint ? nugae ! non, si quid turbida Roma 5 eleuet, accedas examenque improbum in illa castiges trutina, nec te quaesiueris extra. nam Romae quis non – a, si fas dicere ! – sed fas : tunc cum ad canitiem et nostrum istud uiuere triste aspexi ac nucibus facimus quaecumque relictis, 10 cum sapimus patruos, tunc tunc – ignoscite (nolo –

21 Satire 1

Perse

— Ah les angoisses des hommes. . . Ah comme leurs affaires quotidiennes sont futiles !

Un Rival

— Qui va lire ceci ?

Perse

— C’est à moi qu’tu parles ? Personne bon Dieu !

Un Rival

— Personne ?

Perse

— Deux au mieux, sinon personne.

Un Rival

— Misérable. . . pitoyable !

Perse

— Pourquoi tu dis ça ? Parce qu’un critique coincé et les fins de race préféreront lire un Homère en latin2 plutôt qu’moi ? Foutaises ! Non, si Rome, sens d’ssus d’ssous, humilie une œuvre, tu n’abonderas pas dans son sens, tu ne corrigeras pas l’aiguille truquée de sa balance, ne cherche qu’en ton for intérieur. Car qui à Rome n’aurait pas. . . Ah si on peut oser dire ! Oui on peut le dire : Alors, quand tristement j’aperçus notre vie partir en grisonnant et tout ce que nous faisons au sortir des jeux de billes, quand nous goûtons l’oncle acariâtre, alors, alors. . . Pardon !

21 quid faciam ? –, sed sum petulanti splene) – cachinno. Scribimus inclusi, numeros ille, hic pede liber, grande aliquid, quod pulmo animae praelargus anhelet. scilicet haec populo pexusque togaque recenti 15 et natalicia tandem cum sardonyche albus sede leges celsa, liquido cum plasmate guttur mobile collueris, patranti fractus ocello. hic neque more probo uideas nec uoce serena ingentes trepidare Titos, cum carmina lumbum 20 intrant et tremulo scalpuntur ubi intima uersu. tun, uetule, auriculis alienis colligis escas, articulis, quibus et dicas cute perditus ‘ohe’ ? ‘quo didicisse, nisi hoc fermentum et quae semel intus innata est rupto iecore exierit caprificus ?’ 25 en pallor seniumque ! o mores ! usque adeone scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?

22 Je ne veux pas. Que puis-je faire ? Hey ! j’ai la ratte effrontée, je pouffe de rire !

* **

Nous écrivons reclus, l’un en uers, l’autre en prose quelque propos sublime, qui, le souffle ample, halète un seul poumon. Et bien sûr, tout cela, à la foule, bien peignée, le complet neuf et puis au cou la médaille de ta naissance, en blanc, tu en feras lecture du haut de la scène. L’œillade au climax, épuisé, tu auras rincé ta gorge souple avec un vibrato maniéré. Regarde alors Pierre, Jean, Jacques, bien robustes, frémissant sans pudeur aucune, gémissant sans retenue, alors que la poésie pénètre leurs reins et qu’ils sont titillés quand un de tes vers trémulant leur gratte l’intime palpitant.

* **

Perse

— Hey vieux chnoque ! C’est toi, les membres goutteux et la peau ruinée, qui ramasses la pi- tance pour les oreilles étrangères, à la lecture desquels tu dirais : « Pitié ! Au Secours ! » ?

Un Rival

— Pourquoi avoir appris, si le ferment et le figuier qui sont nés en nous, à l’intérieur, ne rompent pas notre foie pour sortir au jour ?

Perse

— Voilà un sage à la peau blême et un grave vieillard ! Quelle mentalité, au point que ton savoir est nul si personne ne sait que tu sais ?

22 ‘at pulchrum est digito monstrari et dicier “hic est” ; ten cirratorum centum dictata fuisse pro nihilo pendes ?’ ecce inter pocula quaerunt 30 Romulidae saturi, quid dia poemata narrent : hic aliquis, cui circum umeros hyacinthina laena est, rancidulum quiddam balba de nare locutus Phyllidas, Hypsipylas, uatum et plorabile siquid, eliquat ac tenero supplantat uerba palato. 35 assensere uiri : nunc non cinis ille poetae felix ? non leuior cippus nunc imprimit ossa ? laudant conuiuae : nunc non e manibus illis, nunc non e tumulo fortunataque fauilla nascentur uiolae ? ‘rides,’ ait, ‘et nimis uncis 40 naribus indulges. an erit qui uelle recuset os populi meruisse et cedro digna locutus linquere nec scombros metuentia carmina nec tus ?’ Quisquis es, o modo quem ex aduerso dicere feci, non ego, cum scribo, si forte quid aptius exit, 45 (quando hoc ? rara auis est), si quid tamen aptius exit, laudari metuam, neque enim mihi cornea fibra est. sed recti finemque extremumque esse recuso

23 Un Rival

— Mais, il est beau d’être pointé du doigt et que l’on dise : « c’est lui ! ». Que tu sois matière à dictées pour autant de gamins bouclés, tu tiens ça pour rien ?

* **

Voici que, entre deux coupes de vin et le ventre bien plein, les gens de souche demandent ce que racontent les divins poèmes. Celui-là, les épaules couvertes d’un foulard lavande, nasille en bégayant quelque propos putride et déverse les « Blanche Neige » et les « Cendrillon » et autre braillaird’rie de poète inspiré, puis de son palais débile avorte les mots. Les héros applaudissent ! Alors, la cendre illustre du poète n’est pas heureuse ? Alors, la tombe plus lé- gère sur l’os ? Les convives encensent ! Alors, de ses mânes, alors du tombeau et de l’urne fortunées des violettes ne naîtront pas ?

* **

Un Rival

— « Tu railles, dit-il, et tu concèdes une moue ostensible. En sera-t-il un, pour refuser d’aspirer à l’honneur d’être sur les lèvres du peuple, et, après avoir dit des propos à graver dans le marbre, de léguer des poèmes qui ne craignent pas de finir en emballage chez le poissonnier ou l’épicier3 ?»

Perse

— Qui que tu sois, ô toi que je viens de faire parler comme un Rival : non moi, si j’écris et que, par hasard, il sort un truc bien ficelé – Quand ça ? les poules auront des dents. . . –, mais s’il sort quelque chose de bien ficelé, je ne craindrai pas d’être encensé : je n’ai pas de la corne sur le cœur ! Mais je refuse de considérer ton « Fort bien ! » et ton « Superbe ! »

23 ‘euge’ tuum et ‘belle’. nam ‘belle’ hoc excute totum : quid non intus habet ? non hic est Ilias Atti 50 ebria ueratro ? non siqua elegidia crudi dictarunt proceres ? non quidquid denique lectis scribitur in citreis ? calidum scis ponere sumen, scis comitem horridulum trita donare lacerna, et ‘uerum’, inquis, ‘amo, uerum mihi dicite de me.’ 55 qui pote ? uis dicam ? nugaris, cum tibi, calue, pinguis aqualiculus propenso sesquipede extet. o Iane, a tergo quem nulla ciconia pinsit, nec manus auriculas imitari mobilis albas, nec linguae, quantum sitiat canis Apula, tentae ! 60 uos, o patricius sanguis, quos uiuere fas est occipiti caeco, posticae occurrite sannae. quis populi sermo est ? quis enim, nisi carmina molli

24 comme frontières du convenable. En effet, secoue ton « Fort bien ! » rigoureusement : qu’est-ce qu’il ne contient pas ? Ah, ne serait-ce pas là l’œuvre de GoogleTrad aux vertus purgatives 4 ? Ah, et là le Gratin qui dicte de petites élégies indigestes ? Finalement, n’est-ce pas tout ce qui s’écrit sur les bureaux en chêne ?

* **

Tu sais servir des tétines de truie fumées, tu sais offrir des guenilles à qui te suit en grelottant. Tu dis : « J’aime le vrai, dites-le-moi sur moi5 ! ».

* **

Perse

— Qui peut ? Tu veux que j’te dise ? Tu dis des niaiseries crâne d’oeuf, ta grasse bedaine ressort en pendant d’un pied et demi.

* **

Ô Double-face6, aucun ne fait de geste moqueur dans ton dos, ne singe des cornes blanches derrière ta tête, ni ne te tire la langue comme une chienne assoiffée par le soleil d’Apulie ! Mais vous, sang noble7, les dieux vous ont permis de vivre sans avoir d’yeux derrière la tête, affrontez les moqueries faites derrière vous !

* **

Perse

24 nunc demum numero fluere, ut per leue seueros effundat iunctura ungues ? ‘scit tendere uersum 65 non secus ac si oculo rubricam derigat uno. siue opus in mores, in luxum, in prandia regum dicere, res grandes nostro dat Musa poetae.’ ecce modo heroas sensus afferre docemus nugari solitos Graece, nec ponere lucum 70 artifices nec rus saturum laudare, ubi corbes et focus et porci et fumosa Palilia feno, inde Remus sulcoque terens dentalia, Quinti, quem trepida ante boues dictatorem induit uxor et tua aratra domum lictor tulit. euge poeta ! 75 est nunc Brisaei quem uenosus liber Acci, sunt quos Pacuuiusque et uerrucosa moretur Antiopa, aerumnis cor luctificabile fulta. hos pueris monitus patres infundere lippos cum uideas, quaerisne unde haec sartago loquendi 80 uenerit in linguas ? unde istud dedecus, in quo trossulus exultat tibi per subsellia leuis ?

25 — Que dit le peuple ? Qu’a-t-il d’autre à dire, mise à part qu’« enfin, maintenant, les poèmes ont une souple cadence, que leurs joins au fini lisse trompent les ongles expérimentés qui les sondent8 ». L’Opinion populaire

— Ah oui, on sait bander un vers comme on dessine un trait à main levée. Ou si l’œuvre s’attaque aux mœurs, contre le luxe ou contre les festins des rois, la Muse donne alors à notre poète de grandes choses9 ! Perse

— Bon. . . on apprend à formuler des sentiments héroïques à ceux qui ont l’habitude d’écrire des fadaises en alexandrins, des artisans incapables de décrire un bois sacré selon les règles de l’art ou de louer les verts bocages10. (Parodie d’un poète incompétent) Là les corbeilles à fruits, et le foyer, et les cochons, et la fête de Palès enfumée par le foin, d’où le cousin du maire surgit. Quin- tus11, alors que tu tires le soc sur un sillon, ton épouse dandinante te nomme dictateur devant tes bœufs et le commissaire ramène ta charrue chez toi.

— Wow ! Bien joué le poète ! Aujourd’hui encore, il y en a qui traînent dans le livre à varices d’Accius le bachique et d’autres, dans l’Antiope ridée de Pacuvius12.

(Parodie de Pacuvius) Son cœur luctificable supportoit les tribulations.

— Quand tu vois les pères de famille chassieux gaver les enfants de ces conseils, tu t’demandes comment cette poutine langagière s’est intro- duite dans nos bouches et d’où vient ce déshonneur qui fait trépigner en ton honneur le blanc-bec épilé dans les rangées de banc.

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25 Nilne pudet capiti non posse pericula cano pellere, quin tepidum hoc optes audire ‘decenter’ ?

‘fur es,’ ait Pedio. Pedius quid ? crimina rasis 85 librat in antithetis, doctas posuisse figuras laudatur : ‘bellum hoc.’ hoc bellum ? an, Romule, ceues ? men moueat ? quippe et, cantet si naufragus, assem protulerim ? cantas, cum fracta te in trabe pictum ex umero portes ? uerum nec nocte paratum, 90 plorabit, qui me uolet incuruasse querella ! ‘Sed numeris decor est et iunctura addita crudis. claudere sic uersum didicit “Berecyntius Attis” et “qui caeruleum dirimebat Nerea delphin”, sic “costam longo subduximus Appennino”. 95 arma uirum, nonne hoc spumosum et cortice pingui, ut ramale uetus uegrandi subere coctum ?’ quidnam igitur tenerum et laxa ceruice legendum ? ‘torua Mimalloneis implerunt cornua bombis, et raptum uitulo caput ablatura superbo 100

26 N’as-tu pas honte de ne pouvoir défendre une tête grise au palais de justice, sans espérer entendre ce tiède éloge « C’est correct ! »13 ? « Tu es un voleur » dit-on à monsieur Untel. Et que répond monsieur Untel ? Il fait de chaque accusation le sujet d’une antithèse pile-poil, puis on le loue d’avoir placé son style savant : « C’est bôô ! », « Formidable ! ». Tu te remues le derrière Grand Chef ? Moi m’émouvrait-il ? Pour sûr, s’il était naufragé chantant sa peine14, lui donnerais-je une poignée de change ? Tu chantes et tu as d’accroché à ton cou, une planchette avec la scène de ton navire fracassé peinte dessus15. Celui qui voudra que je m’apitoie sur son sort devra y aller d’un flot de larmes sincères et non pas d’une plainte qu’il a potassée aux petites heures de la nuit.

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Un Rival

— Mais, un charme et une structure ont été ajoutés aux vers indigestes. On a appris les clausules ainsi : John le New-Yorker16.

— Comme ça : Le dolphin qui fendait le big blue sea.

— Et ainsi : De l’Apennin long une côte nous avons prise17.

— « les armes et les héros » n’est-il pas ronflant, fait d’une écorce durcie par l’épaisseur du liège ?

Perse — Que peut-on lire le corps alangui ?

26 Bassaris et lyncem Maenas flexura corymbis euhion ingeminat, reparabilis assonat echo.’ haec fierent, si testiculi uena ulla paterni uiueret in nobis ? summa delumbe saliua hoc natat in labris, et in udo est Maenas et Attis, 105 nec pluteum caedit nec demorsos sapit ungues. ‘Sed quid opus teneras mordaci radere uero auriculas ? uide sis, ne maiorum tibi forte limina frigescant : sonat hic de nare canina littera.’ per me equidem sint omnia protinus alba : 110 nil moror. euge omnes, omnes bene, mirae eritis res. hoc iuuat ? ‘hic’, inquis, ‘ueto quisquam faxit oletum.’ pinge duos angues : ‘pueri, sacer est locus, extra meite.’ discedo ? secuit Lucilius urbem, te Lupe, te Muci, et genuinum fregit in illis ; 115 omne uafer uitium ridenti Flaccus amico tangit et admissus circum praecordia ludit, callidus excusso populum suspendere naso : me muttire nefas ? nec clam ? nec cum scrobe ? nusquam ? hic tamen infodiam : uidi, uidi ipse, libelle : 120 auriculas asini quis non habet ? hoc ego opertum, hoc ridere meum, tam nil, nulla tibi uendo

27 Ils emplirent les trompettes farouches de grondements mi- mallonéens et la Bassaride qui emportera la tête volée au veau faraud et la Ménade qui guidera le lynx avec ses lierres répète son « AHUMM » et l’écho répond en redoublant leurs paroles.

— Créerait-on ça, si la moindre veine des couilles ancestrales vivait en nous ? Ce truc flasque flotte à la surface de leurs lèvres salivantes, leur « John » et leur « Ménade » sont spongieux, l’auteur n’a pas martelé son pupitre, ça ne goûte pas les ongles rongés. Un Rival

— Mais pourquoi écorcher nos oreilles fragiles avec ta vérité corrosive. veille à ne pas te heurter à la porte glacée des grands poètes. Tes poèmes sonnent comme un chien qui grogne : « Rrrrrrrrr ». Perse

— Bon alors, en ce qui me concerne, tout est blanc, pas de problème ! Bravo tout le monde ! C’est bon la gang ! Que de prodiges serez-vous. C’est réjouissant ? « Là » tu dis, « je te défends d’écrire des trucs merdiques » Dans ce cas-là peins deux serpents18 [et écris dessous] : « ceci est un lieu sacré, allez uriner ailleurs les enfants. » Je me retire ? Lucilius déchira la cité et te mordit à belles dents Lupus, et toi aussi Mucius. Horace, subtil, piqua son ami, qui en riait, pour tous ses vices, admis près de son cœur, il y folâtrait, habile à tenir le peuple en suspens en fronçant le nez19. Et pour moi, il serait criminel de moufter ? Même pas en cachette ? Même pas dans un trou ? Nulle part ? Tant pis, je les enfouirai ici, mes mots : mon petit livre chéri, je les ai vues, je les ai vues moi-même ; mais qui n’a pas des oreilles d’âne ? Moi, ce secret, ce rire qui est miens, autant peu soient-ils, je ne te les

27 Iliade. audaci quicumque adflate Cratino iratum Eupolidem praegrandi cum sene palles, aspice et haec, si forte aliquid decoctius audis. 125 inde uaporata lector mihi ferueat aure, non hic qui in crepidas Graiorum ludere gestit sordidus et lusco qui possit dicere ‘lusce’ sese aliquem credens, Italo quod honore supinus fregerit heminas Arreti aedilis iniquas, 130 nec qui abaco numeros et secto in puluere metas scit risisse uafer, multum gaudere paratus, si cynico barbam petulans nonaria uellat. his mane edictum, post prandia Calliroen do.

28 troquerais contre aucune Iliade. Qui que tu sois, ô lecteur, insufflé par l’effronterie de Cratinos, tu blê- mis devant le courroux d’Eupolis et du très grand Aristophane20, lis aussi mon livre, si, par hasard, tu le trouves mieux mijoté. Mon lecteur, grâce à ses oreilles décrassées à la vapeur, doit s’échauffer de la lecture des Comiques, je ne veux pas, au contraire, d’un insigni- fiant qui prend un malin plaisir à se moquer des sandales que portent les Grecs, qui va à la rencontre d’un borgne pour lui dire : « tu es borgne ! », qui se prend pour un autre, présomptueux parce qu’il eut un titre d’administrateur d’un bled en Italie, en province, et se mit à briser des pots qui n’étaient pas d’une dimension conforme, qui encore se complaît à se moquer des chiffres dessinés au tableau et des figures géométriques tracées dans le sable, bon pour se tordre de rire quand une noctambule effrontée tire la barbiche d’un intello blasé. Je suggère à de telles gens d’assister au discours du maire le matin et d’aller voir les filles après le dîner21.

28 Satira secunda

H, Macrine, diem numera meliore lapillo, qui tibi labentis apponit candidus annos, funde merum genio, non tu prece poscis emaci quae nisi seductis nequeas committere diuis. at bona pars procerum tacita libabit acerra : 5 haut cuiuis promptum est murmurque humilesque susurros tollere de templis et aperto uiuere uoto. ‘ mens bona, fama, fides’ haec clare et ut audiat hospes ; illa sibi introrsum et sub lingua murmurat : ‘o si ebulliat patruus, praeclarum funus !’ et ‘o si 10 sub rastro crepet argenti mihi seria dextro Hercule ! pupillumue utinam, quem proximus heres impello, expungam, namque est scabiosus et acri bile tumet ; Nerio iam tertia conditur uxor.’ haec sancte ut poscas, Tiberino in gurgite mergis 15 mane caput bis terque et noctem flumine purgat. heus age, responde (minimum est quod scire laboro) : de Ioue quid sentis ? est, ut praeponere cures hunc – ‘cuinam ?’ cuinam ? uis Staio an (scilicet haeres) ? quis potior iudex puerisue quis aptior orbis ? 20

29 Satire 2

– les prières coupables au temple – Macrinus, marque du signe le plus favorable ton jour d’anniversaire22, qui souligne pour toi dans sa clarté le fil des années et trinque pour ton Génie23. Non, tu ne réclames pas par des prières acheteuses, ce qu’on ne peut pas confier autrement qu’en prenant les dieux à l’écart24. Presque toute l’Élite offre une cassette d’encens silencieuse. Il n’est pas donné à n’importe qui de sortir de ses susurrements et de ses murmures retenus du temple pour vivre au grand jour ses promesses : « Un esprit sain, une bonne réputation et la droiture ! » On prononce de telles prières nettement afin que le voisin puisse les entendre. Voici ce qu’on marmonne sous sa langue, en son for intérieur : « Ah. . . si l’oncle pétait au frette. . . funérailles magnifiques. . . ! » et « Ah. . . si par ta faveur. . . Hercule. . . un vase rempli d’argent pouvait retentir sous mon râteau propice ! » ou « Puissé-je rayer cet orphelin derrière qui j’hérite . . . d’autant plus qu’il fait de l’eczéma. . . et est en proie à des maux d’estomac. . . Shylock n’a-t-il pas enterré sa troisième femme ? » Pour réclamer ces choses saintement, le matin, il plonge sa tête dans le gouffre du Tibre deux, trois fois pour purger sa nuit dans le fleuve ?

Perse

— Hey toi, réponds - un petit détail me chicotte : Jupiter, t’en dis quoi ? Est-ce que tu penserais le mettre avant. . . un Avare

— Qui donc ?

Perse

29 hoc igitur, quo tu Iouis aurem impellere temptas, dic agedum Staio : ‘pro Iuppiter ! o bone,’ clamet, ‘ Iuppiter !’ at sese non clamet Iuppiter ipse ? ignouisse putas, quia, cum tonat, ocius ilex sulpure discutitur sacro quam tuque domusque ? 25 an quia non fibris ouium Ergennaque iubente triste iaces lucis euitandumque bidental, idcirco stolidam praebet tibi uellere barbam Iuppiter ? aut quidnam est qua tu mercede deorum emeris auriculas ? pulmone et lactibus unctis ? 30 Ecce auia aut metuens diuum matertera cunis exemit puerum, frontemque atque uda labella infami digito et lustralibus ante saliuis expiat, urentes oculos inhibere perita ; tunc manibus quatit et spem macram supplice uoto 35 nunc Licini in campos, nunc Crassi mittit in aedes : ‘hunc optent generum rex et regina ; puellae hunc rapiant ; quidquid calcauerit hic, rosa fiat.’ ast ego nutrici non mando uota ; negato,

Iuppiter, haec illi, quamuis te albata rogabit ! 40

30 — Qui donc ? ? Jack l’Éventreur25 disons... - évidemment tu hésites ! Quel meilleur juge ou quel meilleur protecteur des petits orphelins ? ! Voyons, les prières par lesquelles tu cherchais à ébranler l’oreille de Jupi- ter, eh bien dis-les donc à Jack : « Par Jupiter, invoquera-t-il d’horreur, ô Jupiter de bonté ! », et Jupiter ne s’invoquera-t-il pas lui-même ? Tu crois qu’il t’a offert son pardon, parce que lorsqu’il fulmine, un chêne est fracassé par sa foudre sacrée plutôt que toi ou ta demeure ? Ou parce que tu ne gîs pas tristement dans les bois tel un autel tabou26, sur ordre du Grand Prêtre et des entrailles de brebis ? Du coup, il t’inviterait à tirer sa barbe imbécile, Jupiter ? Et bien quel est donc. . . quel est le prix qui te permet d’acheter l’oreille de Jupiter ? Un poumon et des boyaux ?

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–les prières de nourrices –

Tiens, tiens, une grand-mère ou une grenouille de bénitier27, qui a enlevé un nourrisson de son berceau, puis bénit son front et ses lèvres humides avec son majeur humecté de bave expiatoire : elle est habile à conjurer le feu du mauvais œil. Alors, elle l’agite dans ses bras et, dans un vœu suppliant, projette son maigre espoir [se nourrir] tantôt dans les domaines de Licinius, tantôt dans les palais de Crassus28 : « Que le roi et la reine le souhaitent pour gendre, que les filles se l’arrachent et que des roses naissent sous ses pas ! »

Pour ma part, je ne délègue pas une nourrice pour faire mes prières. Ju- piter ! rejette ses demandes, même si elle met sa robe immaculée pour te les adresser29.

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30 Poscis opem neruis corpusque fidele senectae, esto, age. sed grandes patinae tuccetaque crassa annuere his superos uetuere Iouemque morantur. rem struere exoptas caeso boue Mercuriumque accersis fibra : ‘da fortunare penatis, 45 da pecus et gregibus fetum !’ quo pessime, pacto, tot tibi cum in flammas iunicum omenta liquescant ? ac tamen hic extis et opimo uincere ferto intendit : ‘iam crescit ager, iam crescit ouile, iam dabitur, iam iam –’,donec deceptus et exspes 50 nequiquam fundo suspiret nummus in imo. Si tibi crateras argenti incusaque pingui auro dona feram, sudes et pectore laeuo excutiat guttas laetari praetrepidum cor. hinc illud subiit, auro sacras quod ouato 55 perducis facies ; ‘nam fratres inter aenos somnia pituita qui purgatissima mittunt praecipui sunto sitque illis aurea barba.’ aurum uasa Numae Saturniaque impulit aera uestalesque urnas et Tuscum fictile mutat. 60 o curuae in terris animae et caelestium inanes, quid iuuat hoc, templis nostros immittere mores et bona dis ex hac scelerata ducere pulpa ? haec sibi corrupto casiam dissoluit oliuo, et Calabrum coxit uitiato murice uellus ; 65 haec bacam conchae rasisse et stringere uenas feruentis massae crudo de puluere iussit. peccat et haec, peccat, uitio tamen utitur, at uos

31 –les prières de santé et de prospérité – Tu réclames de la force pour tes muscles et un corps fidèle jusque dans la vieillesse. Soit, j’y consens, mais tes énormes casseroles et ton Paris Pâté s’opposent au consentement divin et freinent Jupiter. . . Tu désires vive- ment faire de l’argent et, pour cela, abats un bœuf en guise de sacrifice. Tu demandes la faveur de Mercure avec une poignée de viscères : « donne à la prospérité mon foyer et mon bétail, donne une portée nouvelle à mon troupeau. » Et comment pauvre bougre, si, dans les flammes, tu liquéfies la graisse d’autant de tes jeunes vaches ? Cependant il essaie d’arracher son but à force d’entrailles et de grasses pâtisseries : « Bientôt le champ foi- sonne, bientôt prospère le cheptel, bientôt je serai exaucé, bientôt, bientôt . . . » jusqu’à ce que son dernier sou, trompé en vain et sans espoir, soupire du fond de sa poche.

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–l’or au temple – Si je t’offrais des coupes en argent et des cadeaux ciselées d’or massif, alors tu suerais et, trépidant de joie, ton cœur secouerait des gouttes de ta poitrine gauche. De là est venue ta pratique de recouvrir les portraits des dieux d’or écaillé : « car parmi les statues cuivrées des Saints, il faut considérer comme les meilleurs et couvrir d’or la barbe de ceux qui envoient des rêves purgeurs de toute morve ». L’or a évincé les vases de Numa et les bronzes de Saturne, il supplante les pichets des Vestales et la terre cuite toscane30. Ô ! âmes repliées sur terre et vides du céleste : à quoi bon introduire nos propres mœurs dans les temples et déduire ce qui est bon pour les dieux à partir de cette carcasse impie, qui, pour son propre intérêt, parfume de cannelle une huile d’olive ruinée, qui empourpre la laine avec le murex déshonoré, qui ordonne de racler la perle de l’huître et de séparer les veines bouillonnantes du métal des scories brutes. Elle pèche, elle pèche, celle là, mais pourtant,

31 dicite, pontifices, in sancto quid facit aurum ? nempe hoc quod Veneri donatae a virgine pupae. 70 quin damus id superis, de magna quod dare lance non possit magni Messalae lippa propago ? compositum ius fasque animo sanctosque recessus mentis et incoctum generoso pectus honesto. haec cedo ut admoueam templis, et farre litabo. 75

32 elle profite de son vice. Mais vous, pontifes, dites-moi, que fait l’or dans un temple ? Pareil que les poupées offertes à Vénus par la vierge pas vrai ? Pourquoi ne donnerions-nous pas aux dieux, ce que le fils poisseux du grand Messala31 ne pourrait pas donner sur un grand plateau : l’harmonie du droit divin et humain dans l’âme, le sanctuaire de l’esprit immaculé, un cœur teint par l’honneur et la dignité : qu’on me laisse emporter avec moi ces vertus aux temples et d’un peu de farine, je satisferai les dieux.

32 Satira tertia

Nempe haec adsidue : iam clarum mane fenestras intrat et angustos extendit lumine rimas. stertimus, indomitum quod despumare Falernum sufficiat, quinta dum linea tangitur umbra,

‘en quid agis ?’ siccas insana canicula messes 5 iam dudum coquit et patula pecus omne sub ulmo est" unus ait comitum. ‘uerumne ? itan ? ocius adsit huc aliquis, nemon ?’ turgescit uitrea bilis : ‘findor !’ ut Arcadiae pecuaria rudere dicas, iam liber et positis bicolor membrana capillis 10 inque manus chartae nodosaque uenit harundo : tunc querimur crassus calamo quod pendeat umor, nigra sed infusa uanescit sepia lympha ; dilutas querimur geminet quod fistula guttas. o miser inque dies ultra miser, hucine rerum 15 uenimus ? aut cur non potius teneroque columbo et similis regum pueris pappare minutum poscis et iratus mammae lallare recusas ?

33 Satire 3

Encore la même routine ? déjà le matin éclatant pénètre les persiennes et élargit de sa lumière leurs fentes resserrées. Je ronfle assez pour cuver le Bordeaux inexpugnable d’hier soir, alors que les onze heures sonnent. . . Un Camarade

— Qu’est-ce tu fais là ? Voilà des heures qu’une canicule furieuse calcine les sèches moissons et que le bétail se tient entier à l’ombre d’un orme, dit le camarade.

Perse l’étudiant

— Quoi ! c’est vrai ? sérieusement ? Y a quelqu’un ! Personne ?

Sa vésicule vitreuse se gonfle : Perse l’étudiant

— J’explose !

On dirait le braiement des roussins d’Arcadie. j’ai dans mes mains un livre, du parchemin bicolore aux poils rasés, du papier et une plume en roseau. Je chiâle : l’encre trop épaisse pend à mon calame ; mais on coupe la noire sépia avec de l’eau, alors mon stylo laisse s’égoutter un liquide dilué : je chiâle encore. Un Stoïcien

— Pauvre de lui, plus misérable à chaque jour, en sommes-nous rendus là ? Et pourquoi ne réclames-tu pas, comme un pigeonneau ou le fils d’un roi, que ta bouffe soit découpée en petits morceaux ou pourquoi, en colère, ne boudes-tu pas le ♪♪ fais dodo ♪ de ta nounou ?

33 ‘An tali studeam calamo ?’ cui uerba ? quid istas succinis ambages ? tibi luditur ; effluis amens, 20 contemnere : sonat uitium percussa maligne respondet uiridi non cocta fidelia limo. udum et molle lutum es, nunc nunc properandus et acri fingendus sine fine rota. sed rure paterno est tibi far modicum, purum et sine labe salinum 25 (quid metuas ?) cultrixque foci secura patella, hoc satis ? an deceat pulmonem rumpere uentis, stemmate quod Tusco ramum millesime ducis censoremue tuum uel quod trabeate salutas ? ad populum phaleras ! ego te intus et in cute noui. 30 non pudet ad morem discincti uiuere Nattae ? sed stupet hic uitio et fibris increuit opimum pingue, caret culpa, nescit quid perdat, et alto demersus summa rursus non bullit in unda.

Magne pater diuum, saeuos punire tyrannos 35 haut alia ratione uelis, cum dira libido mouerit ingenium feruenti tincta ueneno : uirtutem uideant intabescantque relicta, anne magis Siculi gemuerunt aera iuuenci, et magis auratis pendens laquearibus ensis 40 purpureas subter ceruices terruit, ‘imus ; imus praecipites’ quam si sibi dicat et intus palleat infelix, quod proxima nesciat uxor ?

34 Perse l’Étudiant

— Et moi je devrais étudier avec un pareil stylo ?

Un Stoïcien

— À qui tu parles ? Qu’est-ce que tu me chantes comme imbroglio ? C’est toi qui est en jeu. Tu l’échappes, égaré, on s’foutra d’toi : un vase de glaise fraîche pas cuit résonne méchamment et sonne vicié. Tu es une argile humide et malléable : allez, allez, il faut se dépêcher à te façonner sans relâche sur le tour vif ; mais la terre de ton père t’assure assez de blé, un grenier chargé de sel pur et sans souillures (qu’aurais tu à craindre) et de quoi faire un plat qui honore ton foyer. C’est assez ? Ou faut-il aussi que la vanité fasse éclater ton poumon, parce que tu conduis la millième branche de la noblesse étrusque ou parce que tu présentes des hommages à ton Empereur vêtu en robe équestre32 ? Au peuple avec ton bling-bling ! Moi, je te connais dedans comme dehors. Tu n’as pas honte de vivre comme cette crapule de Trump ? Lui, au contraire, est insensibilisé par le vice, qui s’est incrusté avec la graisse plantureuse dans ses fibres, il ne ressent plus de remords, ignorant de sa perte, plongé dans les profondeurs, aucune bulle ne remonte à la surface.

* **

Ô puissant Père des dieux, veux-tu bien punir tout pareillement les tyrans sanguinaires : lorsqu’une atroce envie baigne dans son venin bouillonnant, laisse-les contempler la vertu et qu’ils pourrissent de l’avoir délaissée. En- fournés dans un taureau d’airain ils gémissent, est-ce plus grave ; le glaive suspendu à la voûte dorée terrifie les nuques empourprées placées dessous, est-ce plus grave que de voir un malheureux se dire : « je cours, cours à ma perte ». Tourmenté, il se glace de l’intérieur à l’insu de la femme à ses côtés.

34 Saepe oculos, memini, tangebam paruus oliuo, grandia si nollem morituri uerba Catonis 45 dicere non sano multum laudanda magistro, quae pater adductis sudans audiret amicis, iure : etenim id summum, quid dexter senio ferret scire erat in uoto, damnosa canicula quantum raderet, angustae collo non fallier orcae, 50 neu quis callidior buxum torquere flagello. haut tibi inexpertum curuos deprendere, mores, quaeque docet sapiens bracatis illita Medis porticus, insomnis quibus et detonsa iuuentus inuigilat siliquis et grandi pasta polenta ; 55 et tibi, quae Samios diduxit littera ramos, surgentem dextro monstrauit limite callem. stertis adhuc laxumque caput compage soluta oscitat hesternum dissutis undique malis. est aliquid quo tendis, et in quod dirigis arcum, 60 an passim sequeris coruos testaque lutoque securus, quo pes ferat, atque ex tempore uiuis ? elleborum frustra, cum iam cutis aegra tumebit, poscentis uideas : uenienti occurrite morbo, et quid opus Cratero magnos promittere montis ? 65 discite et, o miseri, causas cognoscite rerum : quid sumus et quidnam uicturi gignimur, ordo quis datus aut metae qua mollis flexus et unde, quis modus argento, quid fas optare, quid asper

35 * **

Un Stoïcien

— Souvent, petit, je me souviens, je mouillais légèrement mes yeux avec de l’huile d’olive33, prétendant alors ne plus pouvoir apprendre les pa- roles du digne général prêt à mourir, qui suscitait les louanges de mon précepteur stupide et qu’écoutait mon père tout en sueur avec les amis qu’il avait emmenés. À juste titre, puisque mon vœu le plus cher était de savoir ce que rapportait un six aux dés, combien pouvait rafler le « coup du chien », de ne pas manquer mon tir aux billes et que per- sonne ne soit plus malin que moi à faire tourner la toupie. Tu n’ignores pas comment distinguer les mœurs décadentes, ni ce que l’Université recouverte de tableaux guerriers34 instruit dans sa sagesse ce pourquoi la jeunesse insomniaque et tonsurée veille la nuit et se nourrit de gruau et de fèves. Et toi, à la croisée morale des chemins, le sentier à-pic te montrait la voie favorable. Tu ronfles encore ! Ta tête, dévissée de son cou disjoint, bâille d’hier jusqu’à s’en disloquer la mâchoire, décousue. . . As-tu un but, une cible pour ton arc, ou bien tires-tu des tuiles et des mottes de terre à l’aveuglette sur les corbeaux, te moquant de l’endroit où tes pas te mèneront, tu vis à l’improviste ?

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On voit parfois des malades, qui réclament en vain des médicaments35, alors qu’un œdème a déjà cloqué leur peau ; prévenez la maladie lorsqu’elle arrive et vous n’aurez plus besoin de promettre monts et merveilles à votre médecin. Instruisez-vous et, pauvres mortels, connaissez l’essence des choses : que sommes-nous ; engendrés, quelle vie faut-il mener ; quel rang de départ nous est donné [dans la course], sur quelle ligne et quelle trajectoire virer en

35 utile nummus habet, patriae carisque propinquis 70 quantum elargiri deceat, quem te deus esse iussit et humana qua parte Iocatus es in re ; disce, nec inuideas quod multa fidelia putet in locuplete penu defensis pinguibus Vmbris, et piper et pernae, Marsi monumenta clientis 75 maenaque quod prima nondum defecerit orca. Hic aliquis de gente hircosa centurionum dicat : ‘quod satis est, sapio mihi. non ego curo esse quod Arcesilas aerumnosique Solones obstipo capite et figentes lumine terram, 80 murmura cum secum et rabiosa silentia rodunt atque exporrecto trutinantur uerba labello, aegroti ueteris meditantes somnia, gigni de nihilo nihilum, in nihilum nil posse reuerti, hoc est quod palles ? cur quis non prandeat hoc est ?’ 85 his populus ridet, multumque torosa iuuentus ingeminat tremulos naso crispante cachinnos. ‘Inspice, nescio quid trepidat mihi pectus et aegris faucibus exuperat grauis halitus, inspice sodes,’ qui dicit medico, iussus requiescere, postquam 90 tertia conpositas uidit nox currere uenas, de maiore domo modice sitiente lagoena lenia loturo sibi Surrentina rogabit.

36 douceur sur la piste ; quelle attitude face à l’argent, ce qui est permis de désirer, quel usage à l’argent neuf, combien faut-il en dépenser pour sa patrie et ses proches, qui Dieu ordonne que tu sois et ta place dans l’humanité.

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Perse (à un avocat opulent)

— Apprends et ne [me] dédaignes pas, sous prétexte que des considérables provisions, accumulées aux frais de tes gras défendeurs d’Ombrie, pour- rissent dans ton large garde-manger ou parce que ta première jarre de poivre, de jambons ou de sardines, souvenirs de tes clients de l’Abruzzo, n’est pas encore entamée.

Un Membre de la famille – qui sent le bouc – des Centurions

— J’ai un bon flair, ça me suffit. Ça m’intéresse pas, moé, d’être comme Camus ou des De Gaulle tourmentés36, la tête penchée, fixant le sol, marmonnant dans sa barbe en rongeant les silences enragés, qui juge les mots avec sa lèvre allongée, ressasse le rêve d’un vieux malade : « rien-ne-vient-de-rien-rien-ne-revient-de-rien ». Tu blêmis pour ça ? On s’empêche de dîner pour ça ?

À l’entendre, le peuple rit et la multitude de jeunes musclés redouble de ses éclats de rire hoquetants, les narines froncées.

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« Examinez-moi, j’ignore pourquoi, mais la poitrine me débat, mon haleine fétide remonte de ma gorge malade, examinez-moi s’il-vous plaît. » À qui parle ainsi au médecin est prescrit le repos ; mais, au bout de trois nuits, notre malade constate que son pouls court normalement et quémande un flacon de soif modérée, du vin de Sorrento, dans une excellente maison, avant de prendre son bain.

36 ‘heus bone, tu palles.’ ‘nihil est.’ ‘uideas tamen istuc, quidquid id est : surgit tacite tibi lutea pellis.’ 95 ‘at tu deterius palles. ne sis mihi tutor. iam pridem hunc sepeli : tu restas.’ ‘perge, tacebo.’ turgidus hic epulis atque albo uentre lauatur, gutture sulpureas lente exhalante mefites. sed tremor inter uina subit calidumque trientem 100 excutit e manibus, dentes crepuere retecti, uncta cadunt laxis tunc pulmentaria labris. hinc tuba, candelae, tandemque beatulus alto compositus lecto crassisque lutatus amomis in portam rigidas calces extendit, at illum 105 hesterni capite induto subiere Quirites.

37 – aux bains – Un Ami

— Hey ! bon dieu, t’es pâle !

Le Malade

— C’est rien . . .

Un Ami

— Mais fais attention à ça, peu importe c’est quoi. Discrètement, ta couenne vire au jaune.

Le Malade

— Pas aussi pâle que toi ; t’es pas mon père. Il y a longtemps que je l’ai enterré : t’es le prochain.

Un Ami

— C’est bon, je me tais.

Notre homme, tuméfié par son festin, le ventre distendu, va se baigner et exhale lentement de sa gorge des fumets sulfureux. Entre deux verres de vin, il est pris d’un tremblement qui lui arrache sa coupe chaude des mains, ses dents découvertes claquent et le foie gras tombe de sa bouche relâchée. – aux funérailles – D’où les trompettes, là les flambeaux et enfin le petit bienheureux lui-même, apprêté sur un lit et badigeonné d’une épaisse couche de gingembre, étend ses talons raidis vers la porte37. Puis, les citoyens de la veille38, coiffés de bonnets d’affranchis, le portent en terre.

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37 ‘Tange, miser, uenas et pone in pectore dextram, nil calet hic. summosque pedes attinge manusque : non frigent.’ uisa est si forte pecunia sie candida uicini subrisit molle puella, 110 cor tibi rite salit ? positum est algente catino durum olus et populi cribro decussa farina : temptemus fauces ; tenero latet ulcus in ore putre, quod haut deceat plebeia radere beta. alges, cum excussit membris timor albus aristas ; 115 nunc face supposita ferescit sanguis et ira scintillant oculi, dicisque facisque quod ipse non sani esse hominis non sanus iuret Orestes.

38 Le Centurion

— Ah ! sens mon pouls, pauvre imbécile, mets ta main sur ma poitrine, elle ne brûle pas, touche le bout de mes mains et de mes pieds, ils ne gèlent pas.

Perse

— Quand tu vois de l’argent ou si la charmante fille du voisin te sourit tendrement, ton cœur bat comme il faut ? On te sert dans un plat froid un légume râpeux et la farine grossière du tamis populaire ; interro- geons ton palais : un ulcère putride se cache dans ta bouche délicate, il ne faudrait pas l’érafler avec le navet de pauvre. Tu gèles, quand une peur bleue redresse une moisson de poils sur tes membres. Maintenant, échauffé par mon flambeau, ton sang boue, tes yeux brillent de colère, tu dis et tu fais ce qu’attribuerait à un fou, ce fou de Charles Manson lui-même39.

38 Satira quarta

‘Rem populi tractas ?’ barbatum haec crede magistrum dicere, sorbitio tollit quem dira cicutae. ‘quo fretus ? dic hoc, magni pupille Pericli. scilicet ingenium et rerum prudentia velox ante pilos uenit, dicenda tacendaque calles. 5 ergo ubi commota feruet plebecula bile, fert animus calidae fecisse silentia turbae maiestate manus, quid deinde loquere ? "Quirites, hoc puta non iustum est ; illud male, rectius illud." scis etenim iustum gemina suspendere lance 10 ancipitis librae, rectum discernis ubi inter curua subit uel cum fallit pede regula uaro, et potis es nigrum uitio praefigere theta. quin tu igitur, summa nequiquam pelle decorus, ante diem blando caudam iactare popello 15 desinis, Anticyras melior sorbere meracas ? Quae tibi summa boni est ? uncta uixisse patella semper et adsiduo curata cuticula sole ? expecta : haut aliud respondeat haec anus. i nunc,

"Dinomaches ego sum," suffla, "sum candidus." esto, 20 dum ne deterius sapiat pannucia Baucis, cum bene discincto cantauerit ocima uernae.’

39 Satire 4

Les jeunes qui veulent faire de la politique

Socrate (à Alcibiade) (Imagine le maître barbu parler, que fauche l’engloutissement de la sinistre ciguë)

— Tu bricoles en politique ? Es-tu confiant ? Dis-moi, protégé du grand Général. Bien sûr, talent et expérience sont vite arrivés, avant les poils : tu sais quoi dire et quoi taire. Alors, quand la racaille à la bile échauffée s’agitera, tes sens te pous- seront à calmer cette tourbe en colère par le sublime de ta main. Que vas tu dire ensuite ? « Citoyens, cela (par exemple) est injuste, ça c’est mal, ça c’est plus correct. » Et de fait, tu sais peser le juste dans les plateaux doubles de la balance chancelante. Tu sais reconnaître le cor- rect lorsqu’il émerge d’entre les replis tortueux ou que la loi trompe par un sens contraire : tu es capable de condamner à mort le vice. Dès lors, toi, pourquoi ne cesses-tu pas, avant l’heure, de porter un chapeau qui ne te va pas et d’exhiber ton panache au peuple flatteur ? Gobe ta dose pure de Prozac, ce s’ra mieux. Qu’est-ce que le sommet du bien pour toi ? Avoir toujours vécu de grasses gourmandises et continuellement soigné ta petite personne au soleil ? Attends ! cette vielle femme ne répondrait pas autrement. Viens te vanter maintenant : « Ma mère est la fille du Président »40, « je suis bel homme ». Adjugé, pourvu que ne soit pas tenue pour moins sage la vieille vertueuse en haillons41 qui s’offre en vente à son esclave débraguetté.

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39 Vt nemo in sese temptat descendere, nemo, sed praecedenti spectatur mantica tergo ! quaesieris ‘nostin Vettidi praedia ?’ ‘cuius ?’ 25 ‘diues arat Curibus quantum non miluus errat.’ ‘hunc ais, hunc dis iratis genioque sinistro, qui, quandoque iugum perfusa ad compita figit, seriolae ueterem metuens deradere limum, ingemit ‘hoc bene sit’ tunicatum cum sale mordens 30 cepe, et farrata pueris plaudentibus olla pannosam faecem morientis sorbet aceti !’ at si unctus cesses et figas in cute solem, est prope te ignotus, cubito qui tangat et acre despuat : ‘hi mores ! penemque arcanaque lumbi 35 runcantem populo marcentis pandere bulbos ! tunc cum maxillis balanatum gausape pectas, inguinibus quare detonsus gurgulio extat ? quinque palaestritae licet haec plantaria uellant

40 Les défauts des autres et les insultes, les louanges et ses propres défauts. Personne, vraiment, n’essaie de descendre en lui-même, absolument per- sonne ! Mais on observe les défauts des autres... Tu demanderas :

Un Cancanier

— Tu connais le domaine de Rupin ?

Perse

— De qui ?

Un Cancanier

— Il possède une villa opulente en banlieue de Rome, si vaste qu’un vau- tour ne pourrait la traverser en volant.

Perse

— Tu parles de –

Un Cancanier

— Lui ! les dieux le détestent, l’ennemi de son propre ange-gardien ; toutes les fois qu’il inaugure la fête de bienfaisance42, effrayé de dépoussiérer une chopine de vin périmé il gémit : « Santé », puis mord dans un oignon avec la peau, agrémenté de sel, comme ses esclaves applaudissent à l’arrivée d’une marmite embouillassée, il gobe la croûte molle d’un vinaigre agonisant.

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- au gymnase - Si tu te prélasses, huilé, et que tu chauffes ta couenne au soleil, alors vien- dra un inconnu près de toi pour te bousculer de l’épaule et cracher vio- lemment : « Quels mœurs ! la queue et le trou de balle tondus, tes bulbes indolents à l’air devant tout le monde ! Quoi, ta mâchoire a sa barbe four- nie, peignée et empommadée43, pourquoi ta flute à bec se montre imberbe

40 elixasque nates labefactent forcipe adunca, 40 non tamen ista filix ullo mansuescit aratro.’ Caedimus inque uicem praebemus crura sagittis. uiuitur hoc pacto, sic nouimus, ilia subter caecum uulnus habes, sed lato balteus auro praetegit. ut mauis, da uerba et decipe neruos, 45 si potes. ‘egregium cum me uicinia dicat, non credam ?’ uiso si palles, improbe, nummo, si facis in penem quidquid tibi uenit, amarum si puteal multa cautus uibice flagellas, nequiquam populo bibulas donaueris aures. 50 respue quod non es, tollat sua munera cerdo. tecum habita : notis quam sit tibi curta supellex.

41 sur ton bas ventre ? Il faut cinq garçons de bain pour épiler cette plantation, démolir tes fesses bouillies avec une pince recourbée : et la charrue pourtant n’apprivoise pas une telle mauvaise herbe !

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Nous causons des blessures et, en retour, nous exposons nos jambes aux flèches ; c’est le contrat de la vie, ainsi que nous la connaissons.

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(dans l’arène de gladiateurs) Tu es secrètement blessé à l’aine, mais ta ceinture à larges bandes dorées le dissimule. Comme tu préfères, baratine et trompe tes forces, si tu peux.

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Un Fier

— Quand tout le quartier dit que c’est moi le meilleur, je ne devrais pas le croire ?

Perse

— Si la vue d’un billet te fait perdre tes moyens, canaille, si tu fais tout ce que ton pénis veut, si, circonspect, tu maltraites l’aigre entrée d’un trou de nombreuses meurtrissures, vainement tu auras prêté tes oreilles assoiffées au peuple. Rejette ce que tu n’es pas, que le gagne-petit garde ses compliments. Habite en toi même : tu verras combien tu es mal meublé.

41 Satira quinta

Vatibus hic mos est, centum sibi poscere uoces, centum ora et linguas optare in carmina centum, fabula seu maesto ponatur hianda tragoedo, uulnera seu Parthi ducentis ab inguine ferrum.

‘quorsum haec ? aut quantas robusti carminis offas 5 ingeris, ut par sit centeno gutture niti ? grande locuturi nebulas Helicone legunto, si quibus aut Prognes aut si quibus olla Thyestae feruebit saepe insulso cenanda Glyconi. tu neque anhelanti, coquitur dum massa camino, 10 folle premis uentos, nec clauso murmure raucus nescio quid tecum graue cornicaris inepte, nec scloppo tumidas intendis rumpere buccas. uerba togae sequeris iunctura callidus acri, ore teres modico, pallentis radere mores 15 doctus et ingenuo culpam deligere ludo. hinc trahe quae dicis mensasque relinque Mycenis cum capite et pedibus plebemque prandia noris.’ Non equidem hoc studeo, pullatis ut mihi nugis pagina turgescat dare pondus idonea fumo. 20 secreti loquimur, tibi nunc hortante Camena excutienda damus praecordia, quantaque nostrae pars tua sit, Cornute, animae, tibi, dulcis amice,

42 Satire 5

Perse

— Les poètes ont l’habitude de réclamer cent voix pour eux, de souhaiter cent bouches et langues pour cent œuvres ; soit une pièce de théâtre, une tragédie profondément triste à débiter la bouche grande ouverte ou soit les blessures d’un Héros, qui extrait le fer de son aine –

C ? ? ? ? ? ?s

— Où veux-tu en venir ? Quelle grosseur de boulettes de poésie calorique engloutis-tu, pour qu’un centuple gosier soit nécessaire ? Que ceux qui s’apprêtent à discourir avec distinction, s’il y a des Poètes pour qui cuire, s’il y en a pour qui manger une marmite bouillonnante d’en- fants peut toujours servir de rôle à Depardieu, qu’ils aillent pelleter des nuages chez les Muses. Toi, pendant que la terre boue dans la fournaise, tu ne presses pas les vents hors du soufflet haletant ; tu ne croasses pas, rauque, en des mur- mures étouffés, je ne sais quelle grave ineptie. Tu n’as pas l’habitude de faire Stlop ! en faisant péter tes joues gonflées. Adepte du langage familier, habile dans tes expressions serrées, tu râcles les mœurs blêmes dans un style modeste et astiqué, expert à clouer le vice au moyen d’une moquerie digne d’un Romain. Tire d’ici ce que tu vas dire, laisse les festins de têtes et de pieds aux tragédiens et apprends à manger avec le peuple.

Perse

— Bien sûr, mon but n’est pas de gonfler une page avec de lugubres idio- ties pour donner du poids à de la fumée. Nous sommes entre nous. Là, mon poème me force à te laisser examiner mes sentiments les plus in- times. Cornutus, cher ami, je te dis avec plaisir combien grande est la

42 ostendisse iuuat. pulsa dinoscere cautus quid solidum crepet et pictae tectoria linguae. 25 hic ego centenas ausim deposcere fauces, ut, quantum mihi te sinuoso in pectore fixi, uoce traham pura, totumque hoc uerba resignent quod latet arcana non enarrabile fibra.

Cum primum pauido custos mihi purpura cessit 30 bullaque subcinctis Laribus donata pependit, cum blandi comites totaque impune Subura permisit sparsisse oculos iam candidus umbo, cumque iter ambiguum est et uitae nescius error deducit trepidas ramosa in compita mentes, 35 me tibi supposui. teneros tu suscipis annos Socratico, Cornute, sinu. tunc fallere sollers apposita intortos extendit regula mores, et premitur ratione animus uincique laborat artificemque tuo ducit sub pollice uultum. 40 tecum etenim longos memini consumere soles et tecum primas epulis decerpere noctes, unum opus, et requiem pariter disponimus ambo, atque uerecunda laxamus seria mensa, non equidem hoc dubites, amborum foedere certo 45 consentire dies et ab uno sidere duci. nostra uel aequali suspendit tempora Libra Parca tenax ueri, seu nata fidelibus hora diuidit in Geminos concordia fata duorum,

Saturnumque grauem nostro Ioue frangimus una, 50 nescio quod certe est quod me tibi temperat astrum. Mille hominum species et rerum discolor usus,

43 part de mon âme qui est tienne. Frappe, tu es expert à distinguer un propos solide de mots en stuc. Moi, j’ose réclamer cent gorges pour exprimer clairement la grande place que tu occupes dans mon cœur ; pour qu’elles dévoilent tout l’indescriptible qui se cache dans le secret de mes tripes. Depuis qu’on me retira, à mon effroi, le réconfort de mon costume d’écolier et que j’offris les bijoux de mon enfance à mes Génies pro- tecteurs ; alors que mes amis flatteurs et déjà mes vêtements d’homme me permirent de disséminer impunément mes regards dans le quartier le plus malfamé ; alors que le chemin à prendre est ambigu et que l’er- reur de celui qui méconnait la vie conduit les cœurs hésitants vers des sentiers qui se démultiplient, tu m’as pris sous ton aile. Toi, Cornutus, tu pris mes tendres années sur ta poitrine socratique. À ce moment, ta règle habilement déguisée redressa mes mœurs tordues, mon cœur fut accablé par la raison, travailla à s’y soumettre et pris une forme bien sculptée sous ton pouce. Et en effet, avec toi, je me rappelle avoir consommé de longs jours et avec toi d’avoir savouré, lors de banquets, les premiers instants de la nuit. Tous les deux combinions en un notre travail et notre repos aussi, met- tant même de côté les sujets sérieux lors de repas frugaux. Certes, tu ne remets pas en question qu’un lien immuable unit nos jours de naissance sous la même constellation : soit que le Destin, parce qu’il est dévoué à la vérité, plaça nos jours sous le signe égal de la Balance, soit que l’heure de notre naissance, celle des amis fidèles, a partagé entre les Gémeaux nos deux destinées ; ensemble nous anéantissons le sinistre Saturne par la force de Jupiter, je ne saurais dire lequel, mais un astre m’unit à toi.

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43 uelle suum cuique est, nec uoto uiuitur uno. mercibus hic Italis mutat sub sole recenti rugosum piper et pallentis grana cumini, 55 hic satur irriguo mauult turgescere somno, hic campo indulget, hunc alea decoquit, ille in uenerem putris ; set cum lapidosa cheragra fregerit articulos, ueteris ramalia fagi, tunc crassos transisse dies lucemque palustrem 60 et sibi iam seri uitam ingemuere relictam. at te nocturnis iuuat impallescere chartis, cultor enim iuuenum purgatas inseris aures fruge Cleanthea. petite hinc puerique senesque

finem animo certum miserisque uiatica canis. 65 ‘cras hoc fiet idem.’ cras fiet. ‘quid ? quasi magnum nempe diem donas ?’ sed cum lux altera uenit, iam cras hesternum consumpsimus ; ecce aliud cras : egerit bos annos et semper paulum erit ultra. nam quamuis prope te, quamuis temone sub uno 70 uertentem sese frustra sectabere canthum, cum rota posterior curras et in axe secundo.

44 Il y a mille et une sortes d’hommes, on en voit de toutes les couleurs, chacun a son sens propre, il n’y a pas une seule façon de vivre. . . En voilà un qui échange au Levant des marchandises italiennes contre du poivre ridé et des grains de cumin pâle, là, gavé de mets et arrosé de vin, un autre préfère s’engraisser en somnolant, un autre passe sa vie au gym, celui-là réduit ses fonds en sauce au casino, celui-ci est putréfié par les plaisirs de l’amour ; mais quand la goûte pierreuse aura noué leurs articulations, semblables aux branchages d’un vieil hêtre, alors ils soupirent, hélas !, d’avoir passé leurs journées dans la brume, dans une lumière fangeuse, d’avoir raté leur vie.

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Perse

— Mais toi, Cornutus, il t’incombe de pâlir sur tes études nocturnes, culti- vateur de jeunes gens, tu purifies leurs oreilles en y semant le froment stoïcien. Alors recherchez, jeunes comme vieux, un but sûr pour votre esprit et des provisions pour vos misérables jours grisonnants.

Un Paresseux

— J’vais faire ça demain. . .

Perse

— C’est ça. . . demain !

Un Paresseux

— Quoi ? C’est sans doute trop demander de m’accorder un jour ?

Perse

44 Libertate opus est : non hac, ut quisque Uelina Publius emeruit, scabiosum tesserula far possidet. heu steriles ueri, quibus una Quiritem 75 uertigo facit ! hic Dama est : non tressis agaso, uappa lippus et in tenui farragine mendax. uerterit hunc dominus, momento turbinis exit Marcus Dama, papae ! Marco spondente recusas credere tu nummos ? Marco sub iudice palles ? 80 Marcus dixit, ita est. assigna, Marce, tabellas. haec mera libertas, haec nobis pillea donant. ‘an quisquam est alius liber, nisi ducere uitam cui licet ut libuit ? licet ut uolo uiuere : non sum liberior Bruto ?’ mendose colligis, inquit 85 Stoicus hic aurem mordaci lotus aceto, ‘hoc reliqum accipio, ‘licet’ illud et ‘ut uolo’ tolle. ‘uindicta postquam meus a praetore recessi, cur milli non liceat, iussit quodcumque uoluntas, excepto siquid Masuri rubrica uetabit ?’ 90 Disce, sed ira cadat naso rugosaque sanna, dum ueteres auias tibi de pulmone reuello.

45 — Mais au surlendemain, nous avons déjà épuisé le demain d’hier ; re- garde : un autre demain gaspille les années à venir et sera toujours un peu en avance. Tu poursuis en vain une roue, car bien qu’elle soit proche de toi, bien qu’elle tourne sous le même char que toi, tu es la roue de derrière et tu tournes sur le deuxième axe !

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La liberté est nécessaire : pas cette liberté que gagne chaque esclave affran- chi : un p’tit coupon à échanger contre du blé galeux. Hélas ! Vides de vrai, ceux qui assermentent un Citoyen par une pirouette44. Voici Dany : un valet à trois sous, chassieux par excès de tord-boyaux et prêt à mentir contre une tranche de pain. Son maître lui fait faire une pirouette et, l’instant d’un tourbillon, le voilà Mr. Marcus, citoyen. . . Bravo ! Toi, tu refuserais de prêter ton argent sous la garantie de Marcus ? Tu tremblerais si tu voyais Marcus dans le jury ? Marcus a dit ça, ce doit être vrai. Marcus, sois témoin de mon contrat. Voici la liberté pure, voici les libertés que nous confère un bonnet d’affranchi. . .

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Un Esclave affranchi

— Peut-on être libre autrement qu’en ayant la permission de mener sa vie comme on le veut ? Il m’est permis de vivre comme je le veux : ne suis-je pas plus libre que le Premier des Citoyens ?

Perse

— Ton raisonnement est erroné ! dit ici le stoïcien, qui a nettoyé ses oreilles avec du vinaigre incisif, j’admets le reste, mais laisse de côté ton « il est permis » et ton « comme je veux ».

Un Esclave affranchi

45 non praetoris erat stultis dare tenuia rerum officia, atque usum rapidae permittere uitae : sambucam citius caloni aptaueris alto. 95 stat contra ratio et secretam garrit in aurem, ne liceat facere id, quod quis uitiabit agendo. publica lex hominum naturaque continet hoc fas, ut teneat uetitos inscitia debilis actus. diluis elleborum, certo compescere puncto 100 nescius examen : uetat hoc natura medendi. nauem si poscat sibi peronatus arator Luciferi rudis, exclamet Melicerta perisse frontem de rebus. tibi recto uiuere talo ars dedit et ueri speciem dinoscere calles, 105 nequa subaerato mendosum tinniat auro ? quaeque sequenda forent quaeque euitanda uicissim, illa prius creta, mox haec carbone notasti ? es modicus uoti, presso lare, dulcis amicis ? iam nunc adstringas, iam nunc granaria laxes, 110 inque luto fixum possis transcendere nummum nec gluttu sorbere saliuam Mercurialem ? ‘haec mea sunt, teneo’ cum uere dixeris, esto liberque ac sapiens praetoribus ac Ioue dextro, sin tu, cum fueris nostrae paulo ante farinae, 115 pelliculam ueterem retines et fronte politus astutam uapido seruas in pectore uulpem, quae dederam supra relego funemque reduco. nil tibi concessit ratio ; digitum exere, peccas,

46 — Considérant qu’un coup de baguette devant le juge me rendit maître de moi-même, pourquoi ne me serait-il pas permis d’exercer mes volontés, excepté si cela contrevient au code de la loi ?

Perse

— J’vais t’le dire, mais relâche l’ire et l’insanerie ridée d’ton nez, tandis que j’extirpe la grand-mère de ton poumon. Ce n’est pas aux juges d’expliquer aux fous le détail du guide du bon citoyen ou l’usage de la brièveté de la vie : Il vaudrait mieux apprendre la harpe au gaillard qui balaie l’écurie. La Raison se tient face à toi et te chuchote secrètement à l’oreille, « ne fais pas ce qui t’écartera de ton but ». La Loi commune des hommes et la Nature s’accordent sur ce décret divin : l’ignorance et la faiblesse interdisent des travaux qui ne leur conviennent pas. Tu dois peser une drogue, mais tu ignores comment ajuster la ba- lance pour qu’elle demeure stable : cette nature t’interdit la médecine. Si un fermier en bottillons réclamait de diriger un navire, tout en igno- rant les étoiles, les dieux de la mer s’exclameraient qu’il n’y a plus de pudeur en ce monde. La philosophie t’a-t-elle appris à vivre d’un pas ferme ? Peux-tu distin- guer l’apparence de la vérité, reconnaître au tintement le cuivre recou- vert d’or ? As-tu marqué les principes qu’il faut suivre et à leur tour ceux qu’il faut éviter, les premiers avec de la craie blanche et les autres avec du charbon ? Es-tu modeste dans tes vœux, si tu es accablé par la malchance, es-tu doux avec tes amis ? Et là, fermes-tu ton garde- manger, et là, y donnes-tu libre accès ? Peux-tu passer à côté d’un sous collé dans la bouette sans avaler de la salive mercantile dans ta gloutte ?

Un Esclave affranchi

— Voici les qualités que je possède.

Perse

46 et quid tam paruum est ? sed nullo ture litabis, 120 haereat in stultis breuis ut semuncia recti. haec miscere nefas nec, cum sis cetera fossor, tris tantum ad numeros satyrum moueare Bathylli. ‘liber ego’ unde datum hoc sumis, tot subdite rebus ? an dominum ignoras nisi quem uindicta relaxat ? 125 ‘i puer et strigiles Crispini ad balnea defer,’ si increpuit, ‘cessas nugator ?’ seruitium acre te nihil impellit, nec quidquam extrinsecus intrat, quod neruos agitet ; sed si intus et in iecore aegro nascuntur domini, qui tu impunitior exis 130 atque hic, quem ad strigiles scutica et metus egit erilis ? Mane piger stertis. ‘surge,’ inquit Auaritia, ‘eia surge.’ negas, instat, ‘surge,’ inquit, ‘non queo.’ ‘surge.’ ‘et quid agam ?’ ‘rogat ! en saperdas aduehe Ponto, castoreum, stuppas, hebenum, tus, lubrica Coa ; 135

47 — Quand tu auras dit cela avec fondement, je te déclarerai homme libre et sage par la faveur des tribunaux et de Jupiter. Mais si, après avoir été tout juste du même moule que nous, tu portes ton ancienne peau et que derrière un front lisse, tu gardes un renard trompeur en ta poitrine avariée, alors je retire ce que j’ai dit plus tôt et je te redonne tes chaînes. La raison ne t’a rien accordé ; lève le doigt et tu commets une faute. Y a- t-il une action plus insignifiante ? Non, mais aucun sacrifice n’obtiendra jamais que les Dieux accordent un grain de bon sens aux sots. Il est criminel de mêler les deux. Si tu étais piocheur de roches, danserais-tu ne serait-ce que trois pas comme les ballerines russes ? Un Esclave affranchi

— Je suis libre ! Perse

— Où vas-tu chercher ta liberté, quand tu es soumis à autant de maîtres ? Tu ne connais pas d’autres maîtres, que celui dont le juge te libère ? Si [ton ancien maître] te criait : « Allez le jeune, apporte-moi des ser- viettes des bains de Crispinus. Tu glandes fainéant ? » : la dureté de l’esclavage ne t’ébranlerait plus et aucune force extérieure n’agiterait tes cordes [comme un pantin] ; mais si à l’intérieur, ton ventre est vicié, et qu’y prolifèrent des maîtres, serais-tu mieux traité que l’esclave qui apporte les serviettes et craint le fouet de son tyran ?

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– l’esclavage de l’avarice et de la volupté – Le matin, paresseux, tu ronfles.

— Debout ! dit l’avarice, allons ! debout. — Non

— Elle insiste, debout ! dit-elle.

— J’peux pas.

47 tolle recens primus piper ex sitiente camelo ; uerte aliquid ; iura.’ ‘sed Iuppiter audiet.’ ‘eheu, baro, regustatum digito terebrare salinum contentus perages, si uiuere cum Ioue tendis.’

Iam pueris pellem succinctus et oenophorum aptas ; 140 ‘ocius ad nauem !’ nihil obstat quin trabe uasta Aegaeum rapias, ni sollers Luxuria ante seductum moneat : ‘quo deinde, insane, ruis, quo ? quid tibi uis ? calido sub pectore mascula bilis intumuit, quam non extinxerit urna cicutae ? 145 tu mare transilias ? tibi torta cannabe fulto cena sit in transtro Veientanumque rubellum exhalet uapida laesum pice sessilis obba ? quid petis ? ut nummi, quos hic quincunce modesto nutrieras, peragant auidos sudore deunces ? 150 indulge genio, carpamus dulcia, nostrum est quod uiuis, cinis et manes et fabula fies ; uiue memor leti, fugit hora, hoc quod loquor inde est.’ en quid agis ? duplici in diuersum scinderis hamo. huncine an hunc sequeris ? subeas alternus oportet 155 ancipiti obsequio dominos, alternus oberres. nec tu cum obstiteris semel instantique negaris parere imperio, ‘rupi iam uincula’ dicas ; nam et luctata canis nodum abripit, at tamen illi, cum fugit, a collo trahitur pars longa catenae. 160

48 — Debout.

— Pour quoi faire ?

— Tu demandes ! Voici ce que tu vas faire : importe de l’Orient des sar- dines salées, de l’huile de castor, du lin, de l’ébène, de l’encens, de doux vêtements ; use la soif de ton chameau et sois le premier à ramasser le poivre frais. Emprunte un peu d’argent et jure [de le remettre].

— Mais Jupiter l’apprendra.

— Ciel, lourdaud ! passe toute ta vie contenté de lécher ton doigt qui fore la salière, si tu veux être en bons termes avec Jupiter.

Déjà prêt, tu charges bouteille et valise sur tes esclaves. Allez, tout le monde à bord ! Rien n’empêche que tu puisses fendre les étendues égéennes de ton mat, si l’ingénieuse Volupté ne prévient pas l’embarquement :

— Où te précipiteras-tu ensuite, insensé, où ? Que veux-tu ? Une bile mâle gonfle sous ta poitrine brûlante, que des litres de cigüe ne pourraient éteindre ? Toi, traverser la mer ? Toi, assis sur une corde en chanvre tu dinerais sur le banc des rameurs, ta cruche ballonnée puerait la piquette rougeaude éventée par la poix ? Que brigues-tu ? que les sous que tu avais nourris à un modeste cinq pour cent d’intérêt, croissent à un avide onze pour cent à la sueur de leur front ? Amuse-toi, goûtons les plaisirs, ta vie est mienne, un jour tu seras cendres, mânes et qu’en- dira-t-on ; vis, la mort à l’esprit, les heures disparaissent, cet instant, quand je parle, aussi.

Alors, que fais-tu ? un double hameçon te déchire en sens divers. Tu suivras lui, ou plutôt lui ? À cause d’une servitude incertaine, tu dois te soumettre en alternance à tes maîtres, en alternance errer.

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Perse

48 ‘Daue, cito, hoc credas iubeo, finire dolores praeteritos meditor,’ crudum Chaerestratus unguem adrodens ait haec. ‘an siccis dedecus obstem cognatis ? an rem patriam rumore sinistro limen ad obscaenum frangam, dum Chrysidis udas 165 ebrius ante fores extincta cum face canto ?’ ‘euge puer, sapias, dis depellentibus agnam percute.’ ‘sed censen, plorabit, Daue, relicta ?’ ‘nugaris ! solea, puer, obiurgabere rubra, ne trepidare uelis atque artos rodere casses. 170 nunc ferus et uiolens ; at si uocet, haut mora, dicas : "quidnam igitur faciam ? nec nunc, cum accersor et ultro supplicet, accedam ?" si totus et integer illinc exieras, nec nunc.’ hic hic quod quaerimus, hic est, non in festuca, lictor quam iactat ineptus. 175 ius habet ille sui, palpo quem ducit hiantem

49 — Toi, alors que tu as résisté une fois et nié obéir à leur ordre, ne vas pas dire « j’ai brisé mes chaines ! » ; car en effet un chien acharné arrache son nœud, mais alors qu’il fuit, il traîne une longue partie de sa chaîne à son collier.

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– l’esclavage de l’amour – Chérestrate

— Dave, vite, crois moi sur parole, je pense en finir avec mes anciens soucis, dit-il en se rongeant les ongles au sang. Dois-je gêner, en objet de honte, mes sobres parents ? Dilapiderais-je mon héritage pour une rumeur terrible, au seuil de l’obscénité, parce que je chantais saoul, ma torche éteinte, à la porte mouillée de mes larmes de Chryside ?

Dave (son esclave)

— Courage le jeune, sois sage et égorge une agnelle apotropaïque.

Chérestrate

— Mais Dave, penses-tu qu’elle pleurera si je la quitte ?

Dave

— N’importe quoi ! Le jeune, elle te punira avec sa pantoufle rouge pour que tu renonces à te débattre ou à ronger les mailles étroites de ton filet. Là, tu es sauvage et violent ; mais si elle t’appelait, tu dirais sur- le-champ : « que puis-je faire ? Elle m’appelle et, en plus, me supplie, je ne devrais pas y aller là ? » T’es-tu libéré complètement d’elle, alors même pas maintenant.

* **

Perse

49 cretata ambitio ? uigila et cicer ingere large rixanti populo, nostra ut Floralia possint aprici meminisse senes : "quid pulchrius ?"’ at cum

Herodis uenere dies unctaque fenestra 180 dispositae pinguem nebulam uomuere lucernae portantes uiolas rubrumque amplexa catinum cauda natat thynni, tumet alba fidelia uino, labra moues tacitus recutitaque sabbata palles. tum nigri lemures ouoque pericula rupto, 185 tum grandes Galli et cum sistro lusca sacerdos incussere deos inflantis corpora, si non praedictum ter mane caput gustaueris alii. Dixeris haec inter uaricosos centuriones, continuo crassum ridet Pulfenius ingens 190 et centum Graecos curto centusse licetur.

50 — Voilà, voilà, c’est la liberté que nous cherchions, pas celle du tribunal, qu’un juge inapte brandit. Est-il maître de soi-même, celui que l’Ambition en complet tient en laisse, prêt à gober ses flatteries ?

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– L’esclavage de l’ambition politique –

— Sois vigilant : enfonce des pois chiches disputés dans la bouche du peuple, afin qu’un jour des vieillards au soleil puissent se rappeler de nos largesses : « Quoi de plus beau ! »

* **

– l’esclavage des superstitions – Perse

— Aux jours d’Hérode45, alors que des lampions ornés de violettes et ali- gnés aux fenêtres ensuifées vomissent une grasse fumée, qu’une queue de thon nage dans un large bol rouge, que la coupe blanche est enflée de vin, tu marmottes tes prières et blêmis devant les Sabbats circoncis ; tantôt tu frémis d’horreur que des spectres atroces, les dangers d’un miroir cassé, les grands prêtres de Cybèle ou une prêtresse borgne et son sistre inspirent les dieux à gonfler tes membres, si tu ne manges pas trois fois une gousse d’ail prescrite le matin. Vas dire cela aux centurions variqueux, immédiatement l’énorme Joe Binne éclatera d’un rire gras et estimera que cent philosophes grecs ne valent pas cent sous.

50 Satira sexta

Admouit iam bruma foco te, Basse, Sabino ? iamne lyra et tetrico uiuunt tibi pectine chordae ? mire opifex numeris ueterum primordia uocum atque marem strepitum fidis intendisse Latinae, mox iuuenes agitare iocos et pollice honesto 5 egregius lusisse senex. mihi nunc Ligus ora intepet hibernatque meum mare, qua latus ingens dant scopuli et multa litus se ualle receptat. ‘Lunai portum, est operae, cognoscite, ciues’ : cor iubet hoc Enni, postquam destertuit esse 10 Maeonides, Quintus pauone ex Pythagoreo. hic ego securus uulgi et quid praeparet Auster infelix pecori securus et angulus ille uicini nostro quia pinguior ; etsi adeo omnes ditescant orti peioribus, usque recusem 15 curuus ob id minui senio aut cenare sine uncto et signum in uapida naso tetigisse lagoena. discrepet his alius. geminos, horoscope, uaro producis genio : solis natalibus est qui tinguat olus siccum muria uafer in calice empta, 20 ipse sacrum irrorans patinae piper ; hic bona dente grandia magnanimus peragit puer. utar ego, utar, nec rhombos ideo libertis ponere lautus, nec tenues sollers turdarum nosse saliuas.

51 Satire 6

Perse

— Déjà l’hiver t’a conduit au tison en campagne, Bassus ? Et déjà la lyre et ses cordes s’animent sous le plectre sévère ? Artisan admirable, tu façonnas les sons primordiaux, d’un mètre classique, et un écho viril de la lyre latine ; tu sais très bien, ensuite, en vieil homme remarquable, plaisanter avec les jeunes et jouer d’un pouce digne. Pour ma part, à présent, la côte ligure est tiède : ma mer hiberne là où les rochers exhibent leur flanc immense ; le rivage se retire en de nombreuses baies.

Regardez, citoyens, il le faut, le port de Luna

— Le cœur d’Ennius décrète ceci, peu après qu’il eut cessé de rêver en ronflant qu’il était Homère, réincarné du paon de Pythagore... Ici, pas de préoccupation de la foule, ni des pestilences que le vent du midi prépare pour le troupeau et pas de préoccupations que le patelin du voisin soit plus gras que le mien ; tout le bas-peuple peut pleinement s’enrichir, je refuserai invariablement d’être brisé, voûté par la vieillesse ou de dîner sans huile et me contenter de renifler l’étiquette d’une bouteille de vin éventé. Un autre peut penser autrement. Tu produis, Horoscope, des jumeaux de natures opposées : il y en a un qui, seulement pour sa fête, mouille un légume sec avec de la saumure achetée par lui-même, habile !, en petit pot, et répand religieusement des grains de poivre dans sa casserole. L’autre, un jeune fort généreux, crève son immense fortune avec sa dent :« Je dépense, moi, je dépense ce que j’ai, mais je ne suis ni assez magnanime pour payer du caviar à mes ex-esclaves, ni doté d’un palais assez fin pour reconnaître au goût l’ortolan femelle. »

51 messe tenues propria uiue et granaria (fas est) 25 emole. quid metuis ? occa, et seges altera in herba est. ‘ast uocat officium : trabe rupta Bruttia saxa prendit amicus inops remque omnem surdaque uota condidit Ionio, iacet ipse in litore et una ingentes de puppe dei iamque obuia mergis 30 costa ratis lacerae.’ nunc et de caespite uiuo frange aliquid, largire inopi, ne pictus oberret caerulea in tabula, ‘sed cenam funeris heres negleget iratus, quod rem curtaueris ; urnae ossa inodora dabit, seu spirent cinnama surdum 35 seu ceraso peccent casiae, nescire paratus. "tune bona incolumis minuas ?"’ et Bestius urguet doctores Graios : ‘ita fit ; postquam sapere urbi cum pipere et palmis uenit nostrum hoc maris expers, faenisecae crasso uitiarunt unguine pultes.’ 40

52 * **

Perse

— Vis selon tes récoltes et (personne l’interdit), mouds seulement tes gre- niers. Que crains-tu ? Passe la herse et une nouvelle moisson est en herbe.

Un Avare

— Mais si le devoir m’appelle ; supposons qu’un ami ait besoin d’aide : après le fracas de son vaisseau, il s’accrocha à des rochers en Calabre ; engloutit ses vains espoirs et toute sa fortune dans la mer Ionienne ; il gît sur le littoral avec les puissants dieux de sa poupe et les côtes mutilées de son navire offertes aux mouettes.

Perse

— Dans ce cas, romps lui un bout de ta terre généreuse, donne et ne le laisse pas errer en radotant le tableau bleu sombre de son naufrage.

Un Avare

— Mais mon héritier négligera mon service funéraire, furieux que l’on ait diminué son héritage ; il consignera mes os dans l’urne sans les parfumer, soit parce que l’encens est éventé ou l’onguent gâté, il ignore soudainement comment procéder...« Toi, impuni, mettre en pièce mon héritage ! ? »

* **

Voilà M. Brutal qui s’insurge contre les enseignants grecs : « C’est ainsi ; ce savoir (devenu nôtre, dépourvu de virilité) arriva à peine en ville avec son poivre et ses dattes, que les faucheurs-de-blé se mirent à outrager le Ragoût avec de l’huile graisseuse46.»

* **

52 haec cinere ulterior metuas ? at tu, meus heres quisquis eris, paulum a turba seductior audi. o bone, num ignoras ? missa est a Caesare laurus insignem ob cladem Germanae pubis, et aris frigidus excutitur cinis ac iam postibus arma, 45 iam chlamydes regum, iam lutea gausapa uictis essedaque ingentesque locat Caesonia Rhenos. dis igitur genioque ducis centum paria ob res egregie gestas induco. quis uetat ? aude ! uae, nisi coniues : oleum artocreasque popello 50 largior. an prohibes ? dic clare ! ‘non adeo,’ inquis, ‘exossatus ager iuxta est.’ age, si mihi nulla iam reliqua ex amitis, patruelis nulla, proneptis nulla manet patrui, sterilis matertera uixit, deque auia nihilum superest, accedo Bouillas 55 cliuumque ad Virbi : praesto est mihi Manius heres, ‘progenies terrae ?’ quaere ex me quis mihi quartus sit pater : haut prompte, dicam tamen ; adde etiam unum, unum etiam : terrae est iam filius, et mihi ritu

Manius hic generis prope maior auunculus exit. 60 qui prior es, cur me in decursu lampada poscis ? sum tibi Mercurius, uenio deus huc ego ut ille pingitur. an renuis ? uis tu gaudere relictis ? ‘dest aliquid summae.’ minui mihi, sed tibi totum est quidquid id est. ubi sit, fuge quaerere, quod mihi quondam 65 legarat Tadius, neu dicta : ‘pone paterna,

53 Perse

— Réduit en cendre, tu en aurais encore peur... ? Mais toi, mon héritier, peu importe qui tu seras, allons un peu à l’écart de la foule et écoute-moi. Mon cher, tu n’es pas au courant ? L’Empe- reur a envoyé une branche de laurier, illustre par la défaite des jeunes Germains. Déjà la cendre froide est balayée des autels, déjà sa femme Caesonia arme les portes de trophées, elle va louer à l’instant des man- teaux de rois, des étoffes jaunes pour les vaincus, des chars de guerre et des prisonniers géants47. Donc, en l’honneur de ce haut-fait, pour les Dieux et le génie de ce chef, j’offre cent paires [de gladiateurs]. Qui peut m’en empêcher ? Tu oses ? Gare à toi si tu n’es pas d’accord : [vois comme je donne] largement de l’huile, du pain et de la viande à la foule. Tu l’interdis ? Dis le clairement ! « Pas jusque-là », tu réponds, « il y a un champ plein de pierres juste à côté48 ». Bon, si déjà je n’ai plus d’héritier, qu’il ne me reste aucune tante du côté de mon père, aucune cousine germaine, pas d’arrière petite-fille de mon oncle, ma tante maternelle a vécu stérile, plus aucune trace de ma grand-mère, j’irai à la ville d’à côté, il y a une allée de quêteux49 : Voilà justement Jean-Quidam mon héritier. « Un fils de la terre ? » Demande- moi qui est mon arrière-arrière-grand-père : pas facile, mais je te le dirai ; ajoute encore une génération, encore une autre : il s’agit sûre- ment d’un fils de la terre lui aussi et voilà que ce Jean-Quidam, en suivant mon arbre généalogique, se trouve presque être mon arrière- grand-oncle. Tu es devant moi, dans la course à relais, pourquoi me demander le témoin d’avance ? Pour toi je suis Crésus, j’arrive ici en idole, comme on le représente. Tu refuses ? Veux-tu te réjouir de ce qui reste ? « Il manque quelque chose de la somme. » Je l’ai minimée pour moi et ce qu’il reste est tout à toi. Ne me demande pas où est passé ce que Tadius me légua autrefois et ne dis pas non plus : « Prends le patrimoine, on

53 faenoris accedat merces, hinc exime sumptus : quid reliqum est ?’ reliqum ? nunc nunc inpensius ungue, ungue, puer, caules. mihi festa luce coquatur urtica et fissa fumosum sinciput aure, 70 ut tuus iste nepos olim satur anseris extis, cum morosa uago singultiet inguine uena, patriciae immeiat uuluae ? mihi trama figurae sit reliqua, ast illi tremat omento popa uenter ?

Vende animam lucro, mercare atque excute sollers 75 omne latus mundi, ne sit praestantior alter Cappadocas rigida pinguis plausisse catasta, rem duplica. ‘feci ; iam triplex, iam mihi quarto, iam decies redit in rugam ; depunge ubi sistam.’ inuentus, Chrysippe, tui finitor acerui. 80

54 ajoute le gain des intérêts, on soustrait les dépenses : quel est le reste ? » Le reste ? Allez allez, mon p’tit, huile, huile richement mon chou. Pour ma fête, on préparera des orties et une tête de cochon fumée à l’oreille fendue, pour qu’un jour ton petit-fils se goinfre de foie gras et que, si sa verge errante et blasée hoquette dans son bas ventre, il aille uriner dans les vulves des aristocrates ? J’aurais l’allure d’un squelette et lui son ventre-bedeau tremblerait de graisse ?

* **

Vends ton âme au Profit, négocie et, ingénieux, dépouille toutes les côtes du monde, jusqu’à qu’il n’y ait pas plus fort que toi pour donner des claques aux gras esclaves turcs sur l’estrade rigide. Double ta fortune. « Déjà fait, déjà triplée, déjà quadruplée, déjà dix-pliée ; mets un point où je dois arrêter. » Chrysippe, j’ai trouvé quelqu’un pour délimiter ton tas50 !

54 Notes

1L’édition de tout le texte latin inclus dans ce mémoire est celle d’O. Jahn, Hildesheim, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, 1967 (Leipzig, 1843), à laquelle nous avons apporté les corrections de W. Kissel, Berlin, Teubner, 2007.

2Litt. « Labéon », un auteur qui aurait traduit maladroitement l’œuvre homérique en latin, dont le scoliaste fournit des commentaires peu flatteurs.

3Les mauvais poèmes servaient de papier d’emballage pour les poissons et les épices ; cf. Catulle, 95, 8.

4Attius, prénom de Labéon (cf. note 2) est un auteur qui aurait traduit l’Iliade d’Homère en latin. / Litt. « Ivre d’ellébore ».

5Une gourmandise somptueuse à Rome ; cf. Martial, 8, 78, 3. L’auteur insinue que le riche poète, à défaut d’attirer un public par la qualité de sa poésie, attire chez lui ses dépendants avec un buffet somptueux et des dons de vêtements.

6Janus est un dieu romain souvent représenté avec deux faces, l’une regardant en avant et l’autre en arrière ; c’est pourquoi personne ne peut grimacer dans son dos.

7Les patriciens étaient nobles de naissance, appartenant à une lignée ancienne et traditionnelle. Leur influence et leurs moyens attiraient autour d’eux une clientèle, une masse de gens qui leur était loyale. Comme les clients ne pouvaient pas exprimer librement ce qu’ils pensaient de la performance poétique des patriciens, Perse les dépeint se moquant d’eux dans leur dos.

8Une référence aux travailleurs du marbre et à un joint imperceptible entre deux blocs.

9Perse donne à l’opinion populaire des propos volontairement confus. Le peuple va même jusqu’à dire que si l’on doit écrire de la satire, on doit le faire dans un grand style (épique ou tragique). Perse veut par ces affirmations démontrer que l’opinion populaire n’est pas fiable.

10La description d’un bois ou de la campagne sont des topoi de la poésie antique ; un poète qui ne serait pas capable d’accomplir cette tâche de base ne vaudrait donc pas grand-chose.

11Lucius Quinctius Cincinnatus (-519 / -430), héros du premier siècle de la République romaine, qui aurait accepté humblement à deux reprises le rôle extraordinaire de dictateur. La scène dont Perse se moque est célèbre : Quintus labourait son champs quand les sénateurs se sont présentés chez lui pour lui demander de prendre temporairement les rênes du pouvoir.

12Perse introduit une nouvelle cause du déclin poétique : l’imitation d’auteurs archaïques. Les deux auteurs mentionnés sont des auteurs tragiques du deuxième et troisième siècle avant J.-C., les déforma- tions physiques qu’il attribue aux livres se rapportent à leur style. Ainsi on pourrait lire « ampoulé » pour le style d’Accius et « raboteux » pour le style de Pacuvius.

13Perse insinue que le style l’a emporté sur le contenu dans la poésie, mais également ici dans les plaidoyers de défense dans les cours de justice. Un avocat ici cherche à surprendre l’auditoire par de belles formulations pour se faire complimenter.

14Perse fait allusion à un autre plaidoyer peu convainquant et peu spontané qui a lieu dans sa sixième satire, aux vers 32-33.

15L’image d’un naufragé, qui mendie en accrochant à son cou une planche de bois où est peinte la scène de son naufrage, se trouve aussi chez Horace, Ars 19 et Juvénal, 14, 301.

55 16Attis le bérécynthien dans le texte original. Perse est dégoûté par les deux grécismes et réunit la fin des vers 104 et 106 des Métamorphoses d’Ovide au livre 11. Le contexte mythologique n’est donc pas important dans cet extrait, mais plutôt le fait que la littérature latine soit en décadence à cause de ses emprunts au grec.

17Dans le latin, Perse place un spondée au cinquième pied, une pratique des poètes pour faire assoner un vers. Nous avons voulu rendre l’assonance maladroite créée par le spondée cinquième en changeant l’ordre normal des mots en français.

18Deux serpents devaient être peints de façon apotropaïque, c’est-à-dire comme un bon génie conju- rant le sort.

19Froncer le nez est une marque de sagacité.

20Après s’être revendiqué de la tradition des poètes satiristes Lucilius et Horace aux vers 114- 118, Perse remonte la généalogie littéraire de son œuvre jusqu’aux trois poètes comiques classiques d’Athènes : Cratinos, Eupolis et Aristophane. Il énonce cette parenté sous la forme d’une adresse au lectorat souhaité

21Dans le texte « Callirhoé ». Le nom a une signification ambiguë. Il désigne soit le nom d’une comédie légère ou soit le nom d’une prostituée célèbre de Rome. Perse envoie donc les gens dont il ne veut pas comme lectorat se consacrer aux affaires en matinée et fréquenter des prostituées l’après-midi.

22Perse fait allusion à une ancienne tradition thrace ; ceux qui la pratiquaient comptaient les jours à l’aide de cailloux, leurs couleurs différentes permettaient de différencier les jours

23Lors de son anniversaire, un Romain honorait son Génie, un esprit bienveillant qui est propre à chacun, en lui offrant un sacrifice non-sanglant, comme du vin.

24Les prières étaient normalement faites à voix haute par les Romains. Les stoïciens et d’autres imaginèrent les pires interprétations aux prières qui étaient faites en silence ; cf. Horace, Ép. 1, 16, 59-62 ; Lucrèce, 5, 104-105 ; Sénèque, Lettres 10, 5 ; Benef. 2, 1, 4 ; 6, 38, 5 ; Martial, 1, 39, 5-6.

25Litt. « Staius », personnage qui aurait soi-disant assassiné des membres de sa famille pour hériter d’une fortune considérable. Nous avons choisi la figure de Jack l’Éventreur, un scélérat par excellence.

26Litt. « bidental ». Pour purifier un endroit frappé par la foudre, un haruspice (prêtre) rassemblait les restes de ce qui avait été détruit par elle, consultait les entrailles d’une brebis sacrifiée pour y trouver un bon présage et y érigeait un petit temple nommé bidental entouré d’un mur, afin que le lieu ne soit ni vu, ni foulé.

27Litt. « craignant le divin », qui qualifie une personne de beaucoup de piété.

28Deux hommes célèbres pour leurs richesses. Le premier grand propriétaire terrien et le deuxième, triumvir connu pour ses palais.

29Des vêtements immaculés étaient nécessaires lors des cérémonies religieuses.

30Numa, roi légendaire de Rome, est synonyme de piété et de simplicité, Saturne renvoie à un âge primitif, les vestales sont synonyme de pureté virginale et l’adjectif « toscan » est à associer avec une simplicité ancienne.

31Référence à Marcus Aurelius Cotta Maximus Messalinus, fils débauché de l’orateur Messala Cor- vinus.

56 32La transuectio était une occasion pour la recognitio, ceux qui n’étaient pas jugés adéquats d’être des chevaliers étaient retirés de la liste. Les chevaliers y portaient traditionnellement la trabea, une toge de pourpre. Le texte latin indique tuum censorem, « ton censeur », mais la cérémonie se déroulait uniquement à Rome et le rôle du censeur était à cette époque occupé par l’Empereur.

33L’écolier désirant s’amuser plutôt que d’apprendre par cœur un discours, simulait un trouble aux yeux. Il rehaussait cette machination en appliquant de l’huile d’olive, une composante des onguents pour les yeux. Pour l’utilisation de l’huile d’olive dans les traitements pour les yeux ; cf. Celse, 6, 6, 34 et Pline, Histoire naturelle, 23, 77, 82.

34Dans le texte latin on fait référence au portique de l’agora d’Athènes (Stoa Poikilè) qui abritait les stoïciens. Les barbares (Mèdes) pantalonnés dont il est fait mention dans le texte original font référence à la représentation de la bataille de Marathon sur les murs de celui-ci.

35L’« hellébore », dans le texte original, est une plante entre autres utilisée dans l’antiquité comme remède pour l’hydropisie ; cf. Pline, Hist. nat., 25, 60.

36Litt. « Arcésilas ou des Solons ». Arcésilas est un philosophe grec cynique du IVe siècle av. J.-C. ; Solon est un législateur d’Athènes et n’est pas un philosophe. Le centurion, confus dans ses propos, le prend comme exemple d’un philosophe sérieux, perdu dans ses pensées.

37Les défunts étaient oints de parfum odorants pour masquer l’odeur qu’ils dégageaient dans le climat chaud de la Méditerranée ; cf. Serv. Aen. 9, 487. Une ancienne coutume prescrivait d’orienter les pieds du défunt vers la porte de sortie ; cf. Sen. Lettres. 12, 3.

38Ses anciens esclaves, affranchis la veille dans les vœux de son testament.

39Oreste dans le texte ; Perse réfère à l’épisode de folie d’Oreste et non pas au personnage en général, nous avons ainsi rendu cette référence ambiguë par le criminel Charles Manson, un détraqué proverbial.

40Litt. « Je suis fils de Dinomache », une Alcméonide, fille de Mégaclès et petite-fille de Clisthène.

41Lit. « Baucis », personnage introduit dans Ovide, Métamorphoses, 8, 611-724.

42Ce vers est cryptique et on lit « chaque fois qu’il consacre son joug en le plantant aux carrefours ». C’est une référence à la fête des Compitalia, lors de laquelle on octroyait des libertés aux esclaves et où le maître leur offrait un festin.

43Le mot latin, balanatum est un mot inventé par Perse à partir du mot balanus, un arbrisseau odoriférant à partir duquel on faisait des onguents. Cf. Hor. Carm. 3, 29, 4.

44Référence à la manumissio per uindictam, cérémonie lors de laquelle un esclave était affranchi de la main (manus) de son maître par une tierce personne, comme un magistrat ; cf. Sen. Lettres. 8, 7 ; ps.-Quint. Decl. 342 ; Epict. 2, 1, 26 ; Appien, Guerre civ. 4, 135.

45Le Sabbat juif : Hérode par métonymie représente les Juifs ; « jour » est au pluriel parce que la fête s’étend sur deux jours (du vendredi soir au samedi soir) ou parce que c’est une fête hebdomadaire.

46Pour l’Avare, ici associé ironiquement par Perse à l’apanage de la tempérance, mettre de l’huile sur son repas est un excès (cf. 6.16). Dans la saynète, il amalgame cette pratique au luxe et à la mollesse de l’Orient, prétendument apportée à Rome par les Grecs et leur philosophie.

47Perse fait ici référence au triomphe de Caligula suivant son fiasco militaire en Bretagne ; cf. Suétone, Caligula, 43-47. La mascarade de Caligula est rendue explicite et grotesque à la fin du passage, lorsqu’on apprend que c’est la femme de l’Empereur qui doit préparer le triomphe à l’avance, comme l’Empereur n’avait rien à ramener.

57 48Dans la situation hypothétique, l’héritier a peur que la foule tout juste nourrie aux frais de Perse le lapide.

49À Bovilla, près de Rome, une pente menait à une statue de Virbius, comme elle ralentissait les chariots qui passaient là, des itinérants s’y amassaient pour quêter.

50En référence au paradoxe du tas : combien faut-il de grains de blé pour faire un tas : si un grain de blé ne fait pas un tas, alors pourquoi deux grains feraient un tas, pourquoi 3...

58 Chapitre 1

Aemulatio-Imitatio

Dans leurs récentes monographies, les classicistes Gian Biagio Conte 1, sur la notion d’aemulatio / imitatio dans la littérature latine, et Scott McGill 2, à propos du plagiat, débutent tous deux leurs réflexions par la célèbre réplique controuvée 3 de Virgile répon- dant à un détracteur qui l’accuse d’avoir volé Homère. Plutôt que ce lieu commun de la recherche moderne ou l’obligée citation de Quintilien (10, 1, 94), nous amorcerons cette étude par l’accusation plus récente, centrée sur notre sujet, formulée par F. Villeneuve dans le préambule de sa somme sur Perse :

Perse a voulu créer une diatribe en vers qui ne fut point une déclamation d’école, et s’est efforcé, sans s’écarter de l’orthodoxie stoïcienne, de dérober à Horace le secret de sa fantaisie. La tentative devait échouer, même si la nature eût accordé à Perse plus de génie : il n’était pas possible de marier la raideur du Portique avec la souplesse intellectuelle d’un Horace 4.

1. G. Biagio Conte, Stealing the Club from Hercules : On Imitation in Latin Poetry, Berlin / Boston, De Gruyter, 2017, p. 5. 2. S. McGill, Plagiarism in Latin Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. i. 3. Biagio Conte, Stealing the Club from Hercules : On Imitation in Latin Poetry, p. 5. 4. Villeneuve, Essai sur Perse, p. xi.

59 Cette attaque figurant au début d’une des études les plus vastes sur le satiriste montre que la question de l’imitatio est problématique même pour les auteurs modernes. C’est pourquoi il nous semble indispensable en tout premier lieu d’élucider cette notion en exposant les opinions antiques à son sujet, pour finalement démontrer comment elle joue un rôle clé dans la critique persienne de la littérature.

α) Aperçu théorique antique

Les poètes élégiaques pré-augustéens s’adonnaient à la traduction de poésie grecque en latin. S’étant peu à peu familiarisé dans l’art d’adapter dans leur langue les œuvres de leurs modèles, ils ont progressivement appris à les imiter de façon consciente et réfléchie 5. Autoproclamés pœtae docti « poètes savants », ils étaient habiles à opérer une imitatio / aemulatio des canons grecs et de leurs prédecesseurs latins 6.

Au-delà de la traduction littérale, les écrivains apprirent à disséquer l’héritage littéraire dont ils disposaient pour le réutiliser habilement. Le lecteur initié et savant jugeait l’habileté du poète-voleur à surpasser celui qu’il imitait et l’auteur tirait avantage de ce regard qui l’obligeait à redoubler la science de ses agencements. On acceptait l’imitation d’un modèle seulement si le poète avait cherché à le dépasser et réussi dans sa tentative : c’est pourquoi Virgile est irréprochable aux yeux des latins 7. À cette aune doit être lu l’avis de différents auteurs anciens à ce sujet, à commencer par celui d’Horace :

Horace, Ars 131-135, il est plus sûr pour vous de faire d’un épisode de l’Iliade la trame d’une œuvre dramatique que de produire le premier un sujet inconnu et que nul n’a traité. Vous ferez d’une matière prise au domaine public votre propriété privée si vous ne vous attardez pas à faire le tour de la piste banale ouverte à

5. A. Foulon, « Modèles élégiaques : pour mieux comprendre les notions de poeta doctus et d’imitatio / aemulatio », Les études classiques 77 (2009), p. 40. 6. Ibid., p. 23. 7. Biagio Conte, Stealing the Club from Hercules : On Imitation in Latin Poetry, p. 8-9.

60 tous, si vous ne vous appliquez pas à rendre, traducteur trop fidèle, le mot par le mot, si vous ne jetez pas, en imitant, dans un cadre étroit d’où la timidité ou bien l’économie de l’œuvre vous interdiront de sortir 8.

Pour Horace, si une œuvre a atteint la perfection, mieux vaut réutiliser ses matériaux lexicaux, syntaxiques et narratifs à ses frais plutôt que consumer son énergie dans la création d’un contexte nouveau aux dépens de la qualité. En retravaillant les différents matériaux de l’œuvre homérique – une propriété publique (materies publica) – Virgile a non seulement relevé un défi impossible, mais il a aussi rendu hommage au Poète. L’aemulatio par l’imitatio est dans cette perspective une consécration de l’œuvre imitée et un exercice d’adresse. L’auteur doit cependant, dans une forme d’esprit de compé- tition, chercher à surpasser l’œuvre qu’il imite et ne peut se contenter de servilement reprendre à son compte les vers d’autrui.

L’historiographe Velleius Paterculus affirme cependant qu’existe un âge d’or pour tous les types de littérature, dont le moteur est l’aemulatio, mais dont l’imitatio représente le déclin :

Vel. Pater. 17, 6, L’émulation fortifie les esprits ; tantôt l’envie, tantôt l’admiration les excite à imiter. Et tout naturellement les arts que l’on a cultivés avec la plus grande ardeur atteignent leur plus grand développement. Mais il est difficile de se maintenir dans la perfection et, comme il est naturel, ce qui ne peut avancer, recule, alit aemulatio ingenia, et nunc invidia, nunc admiratio imitationem accendit, natu- raque quod summo studio petitum est, ascendit in summum difficilisque in perfecto mora est, naturaliterque quod procedere non potest, recedit.

Le sujet fut également abordé par Denys d’Halicarnasse dans son opuscule fragmentaire sur l’Imitation. Dans le livre 1 (fr. 2), il expose une définition sommaire de l’imitation et de l’émulation (μίμεσίς / ζῆλος), qui sont « l’action de prendre une empreinte du modèle dans les règles » et « l’action active de l’âme, mise en mouvement par l’admiration

8. Horace, Ars. 131-135, tuque rectius Iliacum carmen deducis in actus quam si proferres ignota indictaque primus. Publica materies priuati iuris erit, si non circa uilem patulumque moraberis orbem, nec uerbo uerbum curabis reddere fidus interpres nec desilies imitator in artum, unde pedem proferre pudor uetet aut operis lex.

61 de ce qui lui paraît beau » 9. Ainsi, pour le rhéteur d’Halicarnasse, deux composantes sont également en jeux : l’une relève davantage d’une méthodologie technique, l’autre est plutôt le désir d’atteindre le beau ; c’est l’union de ces deux forces qui compose un moteur créatif. Son troisième livre, beaucoup mieux conservé, traite des méthodes d’imitation et liste les auteurs à imiter. Denys présente l’analogie suivante, qui permet de mieux saisir en nuance sa définition du concept :

D. d’Halicarnasse, l’Imitation, 3, 1, 3, C’est de la même manière qu’en littérature naît la ressemblance par imitation, lorsque piqués d’émulation pour ce que nous jugeons de meilleur chez tel ou tel des anciens, nous réunissons pour ainsi dire plusieurs ruisseaux en un seul courant, et le dérivons sur notre âme, οὕτω καὶ λόγων μιμήσεσιν ὁμοιότης τίκτεται, ἐπὰν ζηλώσῃ τις τὸ παρ’ ἑκάστῳ τῶν παλαιῶν βέλτιον εἶναι δοκοῦν καὶ καθά περ ἐκ πολλῶν ναμάτων ἕν τι συγκομίσας ῥεῦμα τοῦτ’ εἰς τὴν ψυχὴν μετοχετεύσῃ.

On lit encore plus loin :

3, 1, 4, Un peintre fort admiré à Crotone ; un jour qu’il avait à peindre Hélène nue, les Crotoniates lui envoyèrent les jeunes filles de la ville pour qu’il les vît nues, non qu’elles soient toutes belles, mais parce qu’il était peu vraisemblable qu’elles soient totalement laides ; ce qui, chez chacune, méritait d’être reproduit en peinture fut ainsi concentré sur un seul portrait ; de la réunion de beaucoup d’éléments, l’art a composé une seule image parfaite, ζωγράφος, καὶ παρὰ Κροτωνιατῶν ἐθαυμάζετο· καὶ αὐτῷ τὴν ῾Ελένην γράφοντι γυ- μνὴν γυμνὰς ἰδεῖν τὰς παρ’ αὐτοῖς ἐπέτρεψαν παρθένους· οὐκ ἐπειδή περ ἦσαν ἅπασαι καλαί, ἀλλ’οὐκ εἰκὸς ἦν ὡς παντάπασιν ἦσαν αἰσχραί· ὃ δ’ ἦν ἄξιον παρ’ ἑκάστῃ γρα- φῆς, ἐς μίαν ἠθροίσθη σώματος εἰκόνα, κἀκ πολλῶν μερῶν συλλογῆς ἕν τι συντος εἰκόνα, κἀκ πολλῶν μερῶν συλλογῆς ἕν τι συνέθηκεν ἡ τέχνη τέλειον [καλὸν] εἶδος.

Pour Denys, l’imitation est un moyen technique, le but étant l’émulation, c’est-à-dire atteindre le beau par l’art. L’imitation est aussi pour lui la réunion des meilleures com- posantes de plusieurs sujets étudiés : c’est le mélange choisi de plusieurs textes imités

9. Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétoriques : l’imitation, 1, fr. 2, Μίμησίς ἐστιν ἐνέργεια διὰ τῶν θεωρημὰτων έκματτομένη τὸ παρὰδειγμα./ Ζῆλος δέ ἐστιν ἐνέργεια ψυχῆς πρός θαῦμα τοῦ δοκῦντος εἶναι καλῦ κινουμένη.

62 qui rend la création meilleure et lui confère plus de force. Dans ce but, l’imitateur doit opérer une lecture attentive des auteurs anciens, qui constituera pour lui un « procédé savant » (ἐπιστημόνως):

3, 1, 7, Au lieu de lire les anciens superficiellement, de compter sur un profit qui viendrait en dormant, il faut choisir d’en faire une science, surtout si l’on veut pa- rer son discours d’ornements pris à tous. De tels ornements possèdent à coup sûr une séduction naturelle, mais si, par effet de l’art, ils entrent dans la constitution d’une œuvre rhétorique unique, le style est meilleur, grâce au mélange, ἐξ ἧς ὑπάρξει τὸ παρ’ ἑκάστοις κατορθούμενον αἱρουμένοις μήτε παρέργως τοῖς παλαιοῖς ἐντυγχάνειν μήτε λεληθότως τὴν ὠφέλειαν προσγινομένην περιμένειν ἀλλ’ ἐπιστημόνως, ἄλλως τε καὶ κοσμήσειν μέλλουσι τὸν λόγον τοῖς παρὰ πάντων πλεο- νεκτήμασιν· ἃ καὶ αὐτὰ μὲν οἰκείᾳ φύσει τέρπει, εἰνεκτήμασιν· ἃ καὶ αὐτὰ μὲν οἰκείᾳ φύσει τέρπει, εἰ δὲ καὶ κερασθείη διὰ τῆς τέχνης εἰς ἑνὸς τύπον λογικοῦ σώματος, βελτίων ἡ φράσις τῇ μίξει γίνεται.

Le traité Du Sublime, daté du début du 1er siècle ap. J.-C. 10, conçoit l’imitation et l’émulation (μίμησις τε καὶ ζήλωσις) des grands génies du passé comme une façon de parvenir au sublime :

Du Sublime, 13, 2, 2, Il y a [. . . ] encore une autre voie pour parvenir au sublime. [. . . ] C’est l’imitation, l’émulation des grands génies du passé, tant en prose qu’en vers. Voilà [...] le but que nous devons fermement viser. [. . . ] du génie des anciens s’échappent, comme de l’ouverture sacrée certains effluves qui pénètrent l’âme de leurs rivaux, même des moins doués d’inspiration et les font s’exalter de la grandeur d’autrui, ὡς καὶ ἄλλη τις παρὰ τὰ εἰρημένα ὁδὸς ἐπὶ τὰ ὑψηλὰ τείνει. [. . . ]· ῾ἡ᾿ τῶν ἔμπροσθεν μεγάλων συγγραφέων καὶ ποιητῶν μίμησίς τε καὶ ζήλωσις. καί γε τούτου, φίλτατε, ἀπρὶξ ἐχώμεθα τοῦ σκοποῦ. [. . . ] οὕτως ἀπὸ τῆς τῶν ἀρχαίων μεγαλοφυΐας εἰς τὰς τῶν ζηλούντων ἐκείνους ψυχὰς ὡς ἀπὸ ἱερῶν στομίων ἀπόρροιαί τινες φέρονται, ὑφ’ ὧν ἐπιπνεόμενοι καὶ οἱ μὴ λίαν φοιβαστικοὶ τῷ ἑτέρων συνενθουσιῶσι μεγέθει.

Dans cet extrait, l’Anonyme du Περὶ ὕψους considère les poètes anciens comme des forces créatives presque sacrées et insurpassables. Si, comme Velleius Paterculus, il met l’accent sur le respect de la littérature du passé, la considérant comme une source de génie, il ne partage pas en revanche son scepticisme concernant l’imitatio / aemulatio de ces textes : alors que Velleius croit impossible de pouvoir surpasser le génie du

10. Cf. H. Lebègue, « Introduction », Du Sublime, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. v-xvii, p. xi- xiii.

63 passé, l’Anonyme voit plutôt l’imitation comme un vecteur nécessaire à la création littéraire, parce qu’elle suscite l’esprit de compétitivité et le désir de rivalité essentiels à l’innovation, permettant ainsi à certains de surpasser leurs modèles.

Dans sa Lettre 84, Sénèque présente le modèle de l’émulation littéraire réussie non pas en soulignant la relation unissant une représentation à son original, mais en évoquant les abeilles qui transforment en miel le nectar (§3-4) ou en soulignant le lien de ressemblance entre le portrait d’un père et celui de son fils (§8). Sans poser de jugement sur le procédé lui-même, il en fournit toutefois son idéal : loin des progymnasmata 11 des bancs d’école, l’auteur qui ose imiter doit savoir le faire avec une subtilité qu’il ne reconnait qu’à la nature : la transformation du nectar en miel et la ressemblance entre un (le portrait d’un) père et son fils.

Quintilien, pour sa part, consacre au sujet un chapitre entier (10, 2) et approfondit la plupart des idées que nous avons déjà présentées. Au lieu de citer tous les passages utiles, qui sont trop nombreux, il nous paraît pertinent de résumer ses idées : l’imitation est une grande partie de l’art (§1) et en général de plusieurs activités humaines (§2), car c’est par elle qu’on apprend (§3), mais elle n’est pas à elle seule suffisante (§4), car nous sommes autant capables de créer que ceux qui ont composé nos modèles (§5-6). Pour ne pas condamner l’art à la stagnation, il faut apprendre des erreurs des modèles et les améliorer (§7-10), en gardant en tête que toute imitation pure sera inférieure au modèle car les qualités intrinsèques du modèle sont inimitables (§11-13). Il faut choisir les bons modèles et en connaître les qualités pour les imiter avec équilibre, sans quoi on produira un texte qui est pire (§14-18). Il faut aussi mettre l’accent sur ses propres qualités et imiter un texte qui puisse les mettre en valeur (§19-21), sans commettre l’erreur d’imiter un texte d’un genre pour composer un texte d’un autre genre (§22) ; on doit surtout tirer force de plusieurs modèles et ne pas en imiter un seul (§23-26). L’imitation n’est pas la simple reprise des mots, mais celle de tous les matériaux d’un texte (§27). Le bon

11. Cf. C. Wolff, L’éducation dans le monde romain : du début de la république à la mort de Commode, Paris, Picard, 2015, p. 163-168.

64 imitateur sait ajouter ses propres qualités au texte et avec autant de bons modèles, on peut aspirer à la perfection et à la gloire de les avoir surpassés (§28). Quintilien détaille tout le raffinement de l’émulation, activité réservée aux plus avancés (firmiores), mais ceux qui souhaitent arriver à ce degré de sophistication ont nécessairement commencé plus tôt, alors qu’ils étaient débutants (incipientes) par l’imitation simple de leurs camarades :

Quintilien, 1, 2, 26, Mais si l’émulation est un aliment pour les progrès de ceux qui sont déjà confirmés dans l’étude des lettres, les commençants, eux, d’un âge encore tendre, aiment mieux imiter leurs condisciples que leur maître, parce que, préci- sément, cela leur est plus facile. En effet, ceux qui en sont encore aux rudiments oseront à peine espérer s’élever jusqu’à une éloquence qu’ils regardent comme par- faite ; ils s’attacheront plutôt à ce qui est tout proche, comme le font les vignes accrochées aux arbres, qui saisissent tout d’abord les branches inférieures pour grimper jusqu’à la cime, sed sicut firmiores in litteris profectus alit aemulatio, ita incipientibus atque adhuc teneris condiscipulorum quam praeceptoris iuncundior hoc ipso, quod facilior imi- tatio est. uix enim se prima elementa ad spem tollere effingendae, quam summam putant, eloquentiae audebunt ; proxima amplectentur magis, ut uites arboribus ad- plicitae inferiores prius adprendendo ramis in cacumina euadunt.

Quintilien a donc une vision pédagogique de l’imitation la plus simple et considère l’émulation comme sa forme la plus avancée et la plus noble. Se rangeant aux côtés de l’Anonyme Du Sublime et de Denys, Quintilien aborde l’émulation comme le moteur du progrès artistique : en apprenant des erreurs du passé, on peut arriver à progresser. Contrairement à Velleius Paterculus, il ne présente pas l’évolution de la littérature comme une courbe descendante qui suit un âge d’or littéraire : pour lui, il existe une évolution constante, une mutation nécessaire qui s’appuie sur l’héritage du passé. S’il rejoint Velleius, c’est peut-être dans sa volonté de renouveler l’art par l’inventivité, à la seule différence que l’historien ne croit pas que l’on y parvienne par l’imitation. Pour Quintilien, tout est dans la manière de faire et ses mises en garde soulignent les subtilités de l’art de l’imitatio : on comprend pourquoi les poètes experts en cette technique se donnaient le nom de pœtae docti. Pour Horace l’imitation est un point de départ qui permet ensuite au poète d’exprimer ses propres qualités, presque comme une béquille

65 ou un pis aller, pour Quintilien et Denys, elle est un jeu d’adresse complexe et difficile à maîtriser, dont la perfection, l’émulation, conduit le poète à atteindre le meilleur de lui-même.

Les théoriciens littéraires avaient amorcé la réflexion sur la fonction et l’usage de l’imi- tation dans la création littéraire, sur sa nature complexe, sa place dans la littérature latine et le rôle des modèles anciens : Perse disposait ainsi d’une grande marge de ma- nœuvre pour tirer profit de ces éléments dans la composition de son œuvre. Il nous faut donc déterminer qui furent ses modèles, comment et à quelles fins il fait usage de ce procédé et s’il lui attribue une valeur programmatique. Ces informations nous permet- tront d’amorcer notre réflexion sur les relations qu’entretient Perse avec la littérature afin d’identifier précisément les types de littératures qu’il attaque et la nature de ses critiques.

β) L’imitation chez Perse en chiffres : quels sont ses modèles ?

Une étude exhaustive réalisée par trois savant italiens 12 permet de dresser un inventaire assez complet des passages imités chez Perse ; il faut y ajouter l’analyse plus récente de D. M. Hooley 13, qui en répertorie un nombre supplémentaire. La mise en commun de ces études et de nos propres observations permet d’avancer le nombre de 1180 mots, expressions, phrases ou passages imités, un chiffre considérable pour une œuvre de seulement 664 vers. Dans la distribution de ces imitations, Horace figure en premier

12. Venuto, Iengo et Scarcia, Gli auctores di Persio. 13. Hooley, The Knotted Thong : Structures of Mimesis in Persius.

66 avec 752 occurrences 14, suivi par Virgile avec 232 15 ; quelques autres sont dignes de mention : 37 pour Ovide 16, 23 pour Properce, 20 pour Lucrèce, 16 pour Tibulle, 15 pour Cicéron, 12 pour Catulle, 12 pour Sénèque et 11 pour Calpurnius Siculus.

Le total est étonnamment élevé, mais le nombre d’imitations répertoriées pourrait être remis en question : de nombreuses occurrences se limitent à un seul mot et l’on peut penser dès lors que l’imitation n’est pas volontaire ou qu’elle est le fruit du hasard. La seule façon de savoir si ces chiffres représentent l’ampleur de l’érudition de Perse ou seulement celle des savants italiens est d’analyser en détail des passages ponctuels. Bien que nous introduisions cette nuance, nous avons pour notre part confiance qu’au moins une forte proportion de cet inventaire fait partie du programme d’imitation persien.

Avant même d’être analysées dans le texte, ces données fournissent des informations importantes ; l’entreprise littéraire de Perse impliquait une connaissance approfondie de la littérature latine : il s’agit d’un agencement pensé et extrêmement complexe d’ex- traits de plusieurs œuvres et de styles littéraires. Les chiffres indiquent aussi clairement qu’Horace fut le modèle principal et que Perse ne fut pas indifférent à la résonnance de Virgile dans la littérature latine ; mais ils montrent aussi que, mis à part 15 allu- sions à Cicéron et 4 aux Lettres à Lucilius, le poète n’imite pas de prosateur : il riva entièrement son attention sur la poésie.

Le nombre trop important de références empêche, dans le cadre de ce mémoire, une étude complète ; le plus pertinent semble, dans un premier temps, d’analyser plus en détail quelques échantillons de texte chez Perse, puis de traiter l’ensemble des passages imités d’un auteur moins utilisé tel Calpurnius Siculus.

14. On compte 77 occurrences pour l’Ars pœtica, 132 pour les Odes, 218 pour les Épitres et 325 pour les Satires 15. 150 pour l’Énéide, 22 pour les Éclogues, 54 pour les Géorgiques et 6 pour les œuvres de l’Appendix uergiliana. 16. 3 pour Les Amours, 7 pour l’Art d’aimer, 3 pour les Fastes, 1 pour l’Ibis, 13 pour les Métamor- phoses, 5 pour les Pontiques, 2 pour les Remèdes à l’amour et 3 pour les Tristes.

67 γ) Études de cas : comment Perse utilise l’imitatio / aemulatio

Préambule théorique : les techniques d’imitation de Perse

Les diverses techniques d’imitation chez Perse ont été répertoriées dans les années 50 par D. Henss 17, qui identifie les dix moyens dont use le poète pour modifier les mots, les séquences ou les passages entiers empruntés. Se fondant seulement sur les imitations réalisées à partir de l’œuvre d’Horace, le savant allemand établit une liste de dix procédés différents :

1. Transposition d’un terme singulier au pluriel (Singulier / Pluriel) ;

2. Substitution d’un substantif par un synonyme (Synonyme / Substantif) ;

3. Substitution d’un verbe par un synonyme (Synonyme / Verbe) ;

4. Correspondance de termes spécifiques à des termes généraux (Spécifique / Générique) ;

5. Substitution de termes par métonymie (Métonymie) ;

6. Substitution de l’action par le résultat de l’action / un aspect spécifique ou auxiliaire remplace le concept principal (Inversion) ;

7. Changement de la fonction d’un mot dans la phrase, de COD à sujet (Fonction) ;

8. Substitution d’un terme par un mot de la même famille (Substitution / Famille) ;

9. Clarification d’une expression concise, qui sous-entend un autre mot, en écrivant ce mot manquant (Éclaircissement) ;

10. Raccourcissement du processus de pensée : en étant erratique et suggestif, il demande au lecteur de connaître la référence littéraire sans laquelle son passage est abscons (Com- plication).

17. Henss, « Die Imitationstechnik des Persius ».

68 Ces dix catégories identifiées par D. Henss ne servent que partiellement les visées de notre étude, car elles ne s’intéressent pas de façon assez détaillée à la sémantique des imitations et mettent surtout l’accent sur la syntaxe ; nous proposons donc six catégories complémentaires, qui mettent en évidence les raisons pour lesquelles les passages sont repris 18 :

1. Réemploi d’un passage / mot pour sa forme (Forme) ;

2. Réemploi d’un passage / mot pour son sens (Sens) ;

3. Réemploi pour établir une filiation avec l’auteur d’origine (Filiation) ;

4. Réemploi pour se distancier de l’auteur d’origine (Distanciation) ;

5. Dénaturation du sens d’origine d’un passage / mot d’un auteur en l’imbriquant avec celui d’un autre auteur ou dans le discours d’un personnage (Imbrication) ;

6. Dénaturation du sens d’origine d’un passage / mot d’un auteur en le confisquant pour l’utiliser dans sa narration ou une de ses répliques (Confiscation).

Prologue : Les Choliambi comme échantillon de base

En raison de sa cohérence et de sa brièveté, le poème introductif servira d’exemple à notre analyse. Nous procéderons de manière exhaustive, vers par vers, à la manière d’un commentaire linéaire.

18. Ces catégories ont pour but de fournir des outils descriptifs précis et constants, qui permettent d’éviter des répétitions à l’écrit. N. Rudd avait déjà suggéré d’étudier les imitations du point de vue du sens, en réaction à D. Henss, mais n’avait lui-même jamais suggéré de catégories supplémentaires et n’avait pas non plus étudié les emprunts autres que ceux à Horace ; cf. Rudd, « Association of Ideas in Persius ».

69 Nec fonte labra prolui caballino, Non, à mon souvenir, je n’ai pas rincé mes nec in bicipiti somniasse Parnasso lèvres à la fontaine de Pégase le canasson et je memini, ut repente sic pœta prodirem ; n’ai pas ronflé sur le Mont Parnasse au double Heliconiadasque pallidemque Pirenem sommet, pour soudainement pouvoir m’avan-

5 illis remitto, quorum imagines lambunt cer comme poète. J’envoie promener les Muses hederae sequaces : ipse semipaganus de l’Hélicon et la blême Pirène chez ceux dont ad sacra uatum carmen affero nostrum. des lierres souples caressent les portraits, avides. Quis expediuit psicatto suum “chaere” Moi-même à demi paysan, je contribue au culte picamque docuit nostra uerba conari ? des poètes inspirés de mon propre chant. Qui a

10 magister artis ingenique largitor fait connaître au perroquet son ’Hello there !’ uenter, negatas artifex sequi uoces. et a instruit la pie à s’essayer à nos mots ? quod si dolosi spes refulserit nummi, Docteur ès lettres et dispensateur d’esprit : coruos pœtas et pœtridas picas leur ventre vorace est un artisan qui s’adonne cantare credas Pegaseium nectar à la voix qu’on lui refuse. Et si ne serait-ce que l’espoir d’un sou frauduleux venait à luire, là tu croirais entendre ces corbeaux-poètes et ces pies-poétereaux chanter la crème des Muses.

Vers 1-7 : Le modèle de base est :

Horace Sat. 1, 4, 39-48, primum ego me illorum dederim quibus esse pœtas exerpam numero : neque enim concludere uersum dixeris esse satis, neque si qui scribat uti nos sermoni propiora, putes hun esse pœtam. ingenium cui sit, cui mens diuinior atque os magna sonaturum, des nominis huius honorem, D’abord, je me retrancherai, pour ma part, du nombre de ceux que je reconnaîtrai poètes : car, pour l’être, tu ne saurais dire qu’il suffise de remplir la mesure du vers ; et si quelqu’un écrit, comme moi, des phrases voisines du langage de la conversation, tu n’iras point le tenir pour un poète. Celui qui a du génie, celui que les dieux animent et dont la bouche est faite pour les hauts accents, à celui-là tu réserveras l’honneur de ce nom.

Synonyme / Verbe | Forme | Sens | Filiation

70 Sur le plan formel, ces deux passages ne sont proches que par l’analogie de la construc- tion nec... nec... ut chez Perse et neque... neque... uti chez Horace, puis de pœta prodirem et esse pœtam (Synonyme / Verbe). Sur le plan programmatique, les deux extraits sont étroitement liés, puisque les auteurs se distinguent tous deux de la masse des poètes.

Vers 1 : nec fonte labra prolui caballino

Métonymie | Forme | Filiation

La formule peut être rapprochée de l’expression d’Horace :

Sat. 2, 4, 26-27, leni praecordia mulso prolueris melius, un vin doux te sera meilleur pour t’humecter les entrailles.

Le prolueris praecordia est repris par prolui labra : l’un recommande de rincer ses entrailles avec du vin doux miellé, l’autre refuse de tremper ses lèvres à la fontaine du canasson. Outre la reprise évidente du verbe, on peut établir un parallèle entre le fons caballinus et lene mulsum : pour Perse, les poètes puisant leur inspiration aux sources traditionnelles produiront des vers affadis, des propos dilués, lénifiés ; le symbole de liberté Pégase n’est qu’un pauvre bourrin sans plus de piquant qu’un vin doucereux, son eau est bien loin d’engendrer la vérité enflammée qui parvient à « l’oreille décrassée » du lecteur, uaporata auris évoquée plus loin par Perse (1, 126).

Vers 2-4 : nec in bicipiti somniasse Parnasso / memini, ut sic pœta prodirem ; / Helliconiadasque

Forme | Distanciation Résidence pour les Muses, le mont Parnasse et le mont Hélicon jouent les rôles de hauts lieux de l’inspiration poétique, l’Hélicon est aussi le lieu où se trouve la fontaine d’Hypocrène (fons caballinus), que Perse mentionne en ouver- ture. Bien que les deux monts soient mentionnés ailleurs dans la littérature 19, la seule imitation certaine est Parnassus biceps, « le Parnasse bicéphale », expression trouvée

19. Comme source d’inspiration, le mont Hélicon est mentionné entre autres chez Hésiode, Théo. 22-34 ; Callimaque, Aetia, 1, frag. 2 ; Virgile, Bucol. 6, 64-73 ; Properce, 3, 3 ; le Parnasse trouve sa première attestation chez Virgile, Géorg. 3, 291.

71 intégralement chez Ovide, Met, 2, 221, et plus tardivement chez Silius Italicus, Pun. 15, 310 et partiellement chez Virgile, Bucoliques, 10, 11, Parnassi iuga, « les sommets du Parnasse ». Quant au verbe meminisse, il semble renvoyer à Ovide, Met. 15, 160 : nam memini, « je m’en souviens en effet », et à Ennius Ann. 15 : memini me fiere pa- vom, « je me souviens être devenu un paon ». Les deux poètes en effet y relatent la métempsychose, le premier en donnant la parole à Pythagore lui-même, qui se sou- vient « avoir été Euphorbe, du temps de la guerre de Troie », le second en évoquant sa propre réincarnation. L’allusion à Ennius est confortée par le fait que Perse y re- vient à la satire 6 (10-11). On voit que Perse, avec ironie, établit des liens entre son œuvre et celles d’autres auteurs pour les rejeter en bloc en utilisant à deux reprise le nec, emprunté à Horace. La poésie pastorale des Bucoliques, mythographique et épique des Métamorphoses et tout ce que représente Ennius ne sont pas cependant les cibles directes de Perse : il critique plutôt ces sources d’inspiration traditionnelles qui, selon lui, sont prétentieuses et élevées.

Vers 5-6 : illis remitto, quorum imagines lambunt / hederae sequaces

Ces quelques mots sont révélateurs de la méthode persienne d’imitation.

Singulier / Pluriel | Synonyme / Verbe | Forme

Le canevas de départ est :

Horace, Ép. 15, 5, artius atque hedera procera adstringitur, plus étroitement que le lierre n’étreint l’yeuse élancée.

Perse cependant transpose hedera au pluriel, subtitue sequax à procerus et lambo à adstringo. Le sens originel étant perdu, il forge le sien grâce à une fusion complexe de termes des auteurs présentés ci-dessus. Deux passages de Virgile sont en outre mis à contribution :

Virgile, Én. 10, 828, parentum manibus et cineri... remitto, Je te rends aux Mânes et à la cendre de tes pères ;

72 2, 683-684, tactuque innoxia mollis lambere flamma comas et circum tempora pasci, comme une flamme aux douces caresses, elle léchait sa souple chevelure et prenait force autour de ses tempes.

Perse effectue deux opérations pour les réemployer :

1. Imbrication | Forme L’image chez Virgile est figurée et solennelle : tandis qu’au cœur des ruines, Créüse tend à Énée leur fils, une flamme, signe de la protection divine, entoure doucement le visage d’Ascagne ; chez Perse, en revanche, le symbole est littéral et grotesque : le lierre grimpant s’accroche aux statues des poètes. Ces imagines sont en outre réelles et tangibles, figurations plastiques des poètes anciens ; mais alors que ces uates se situent indéniablement dans un monde matériel et terrestre, les mânes, représentations de ses aïeux, auxquelles Énée confie l’ennemi qu’il vient de tuer, sont pour leur part spirituelles ou cosmiques. Le double emprunt laisse entendre que parmi ces statues figées dévorées par lierre figure également l’imago de Virgile.

2. Imbrication | Confiscation Perse met ensuite à contribution le verbe lambere, « caresser », utilisé ailleurs par Virigle et dans la haute poésie pour parler d’une flamme 20 au lieu de adstringere, « serrer », qu’on trouve chez Horace et qui convient mieux aux lierres 21. Quant à l’adjectif procerus, « allongé » d’Horace, il est remplacé par sequax, spécialement virgilien, mais ne qualifiant jamais les lierres 22 pour créer une image incongrue et peut-être, ironiquement, pour travestir une image virgilienne avec du vocabulaire virgilien, en transformant le lyrisme et la noblesse de son vers en une image graphique et déshonorante.

20. Virgile, Én. 3, 574, attollitque globos flammarum et sidera lambit, « (l’Etna) pousse des boules de flammes et lèche les étoiles » ; Ps. Sénèque, Hercule sur l’Œta 1752, ignis, lamberent flammae caput, « les flammes lèchent la tête ». 21. Ép. 15, 5, cf. citation ci-haut. F. Villeneuve donne les pistes de l’analyse de ces deux mots ; cf. Villeneuve, Essai sur Perse, p. 369. 22. Pour l’adjectif sequax, « souple », une simple recherche de l’utilisation de l’adjectif dans l’antiquité sur le Cross Database Searchtool montre que le cinquième des occurrences est virgilien.

73 Forme | Sens | Filiation ?

Perse tire la séquence quorum imagines de l’annonce introductive du traité agricole de Varron, Économie rurale, 1, 1, 4, dans lequel l’auteur déclare puiser son inspiration, non pas chez les Muses comme Homère et Ennius, mais chez les douze dei Consentes, qui ne sont pas les dieux « dont les statues » se trouvent autour du forum recouvertes d’or, mais bien des maxime agricolarum duces :

Varron, Économie rurale, 1, 1, 4, prius invocabo eos, nec, ut Homerus et Ennius, Musas, sed duodecim deos Consentis ; neque tamen eos urbanos, quorum imagines ad forum auratae stant, sex mares et feminae totidem, sed illos XII deos, qui maxime agricolarum duces sunt, Je les invoquerai d’abord ; non pas, comme Homère ou Ennius, les Muses, mais les douze Dei Consentes, et non pas cependant ceux-là, les citadins, dont les images dorées se dressent au forum, six divinité masculines et autant de féminines, mais ces douze dieux qui sont les guides préférés des agriculteurs.

Alors que Varron réfute les statues des douzes Olympiens, chez Perse, il s’agit plutôt des bustes de poètes connus installés dans les bibliothèques publiques, qu’il considère aussi prétentieux que les dieux auratae du forum. On notera également que Varron, tout comme Perse, préfère camper son adresse dans un milieu modeste et agricole ; doit-on pour autant penser que Perse se joue de Varron en disant vouloir offrir son poème en étant lui même semipaganus 23, rien n’est moins certain : il s’agit encore d’un jeu subtil et d’une démultiplication des parallèles entre son œuvre et celle qu’il imite.

Synonyme / Substantif | Synonyme / Verbe | Fonction

Perse fait aussi référence à ces deux passages où il est question de lierres enserrant la tête d’un poète qui en est digne :

Ovide Tristes, 1, 7, 1-3, si quis habes nostris similes in imagine uultus, deme meis hederas, Bacchiaca serta, comis ! Ista decent laetos felicia signa poetas, Qui que tu sois, si tu as un portrait de moi, ôte de mes cheveux la couronne de lierre consacrée à Bacchus ! Ces marques de bonheur ne conviennent qu’aux poètes heureux ;

23. Nous faisons une analyse plus complète de ce mot au troisième chapitre ; cf. infra, p. 133.

74 Properce, 2, 5, 25-26, rusticus haec aliquis tam turpia proelia quaerat, cuius non hederae circuiere caput, Ces honteuses violences, je les laisse au rustre dont le lierre jamais ne ceignit la tête.

Dans le premier passage, comme le souligne W. Kissel 24, le buste du poète est ceint d’une couronne faite de lierre véritable et non pas sculptée dans le marbre : c’est donc une gloire conditionnelle qui peut être retirée à l’artiste, car Ovide se plaint de ne plus mériter cet attribut, du fait de son état déplorable. Chez Properce, ce rusticus est un poète indigne et conséquemment, il ne méritera jamais de voir sa tête couronnée de lierre. Toujours à contrecourant, Perse ne tient pas ce lierre pour un honneur, mais bien pour une caractéristique présomptueuse des poètes sequaces 25 : il rappelle le terme rus- ticus en s’autoproclamant semipaganus, mot volontairement ambigu, sans doute pour réduire en ridicule la pédanterie de ses prédécesseurs avec ironie et faux-sérieux (Dis- tanciation). L’imitation est dans ce cas l’occasion de critiquer les idées et les intentions d’Ovide et de Properce, sans avoir à les nommer ; Perse en appelle à la connaissance littéraire de ses lecteurs pour railler la gloire que cherchent ces auteurs : ces lierres qui selon eux ne conviennent qu’à un club sélect.

Vers 6-7 : ipse semipaganus / ad sacra uatum carmen affero nostrum.

Forme | Sens | Distanciation | Imbrication | Confiscation

Brève et apparemment simple, cette phrase est typique de la complexité de la com- position persienne. En premier lieu apparaît la question du mot semipaganus, qui a laissé perplexes tous les commentateurs de Perse 26. Ils s’accordent en général pour tenter d’expliquer ce terme en le liant aux festivités des paganalia, fête religieuse et

24. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 85. 25. Il transfère par hypallage l’adjectif qui convient plutôt aux poètes et annonce par le fait même la deuxième moitié des Choliambes, consacrée aux poètes qui ne poursuivent que le gain monétaire. 26. Cf. infra p. 133

75 campagnarde qui rassemble les communautés rurales. Il est certainement à rapprocher de l’idée de rusticitas que présentent Varron et Properce ; pour saisir son utilisation par Perse, il faut en outre prendre en considération deux passages de Calpurnius Siculus :

Calp. Siculus Bucoliques, 4, 12-15, quicquid id est, siluestre licet uideatur acutis auribus et nostro tantum memorabile pago, nunc mea rusticitas, si non ualet arte polita carminis, at certe ualeat pietate porbari, Quoi qu’il en soit, même si ma poésie paraît rustique à des oreilles raffinées et seulement digne de notre village, pourtant ma rusticité, si elle ne vaut pas par l’habileté et le poli du chant, devrait du moins être agréée pour sa piété ; 4, 157-159, at tu, si qua tamen non aspernanda putabis, fer, Meliboee, deo mea carmina : nam tibis fas est sacra Palatini penetralia visere Phœbi, Mais toi, pourtant, si tu penses que mes vers ne sont pas à mépriser, porte-les, Mélibée, au dieu. Car tu as le droit de pénétrer au fond de la demeure sacrée de l’Apollon du Palatin.

Dans le premier extrait, tout comme Perse se dit semipaganus, Calpurnius campe sa persona poétique dans un village (nostro pago), attribut qui rehausse sa rusticité (mea rusticitas) et sa modestie (si non ualet arte polita carminis). Par ailleurs, le vers de Perse et l’extrait de Calpurnius sont étroitement liés par la forme : tout comme ce dernier oscille entre les possessifs singuliers (mea) et pluriel (nostro), Perse utilise l’ex- pression carmen nostrum pour encadrer le verbe affero au singulier.

Le deuxième passage explique la construction de la phrase par les parallèles fer / afferro, mea carmina / carmen nostrum, deo / sacra uatum. Le rapprochement permet de mieux comprendre le procédé mimétique de Perse, qui emprunte une construction chez un autre poète et la modifie par des termes et des idées trouvées ailleurs pour servir ses visées (Confiscation). Ici l’alliage est heureux, puisque une partie du sens et une partie de la construction se trouvent dans la même éclogue de Calpurnius (Imbrication).

On trouve aussi le topos de la rusticité associée à la modestie du poète dans l’introduc- tion des Élégies de Tibulle :

Tibulle, Élégies, 1, 1-8, Diuitas alius fuluo sibi congerat auro / et teneat culti iugera multa soli, / quem labor adsiduus uicino terreat hoste, / Martia cui somnos classica pulsa fugent : / me mea paupertas uita traducat inerti, / dum meus adsiduo luceat igne focus, / ipse seram teneras maturo tempore uites / rusticus, Qu’un autre s’amasse un trésor d’or fauve et possède des milliers d’arpents d’un sol

76 bien cultivé, pour trembler dans des fatigues perpétuelles au voisinage de l’ennemi, pour que les sonneries guerrières de la trompette chassent loin de lui le sommeil : moi, que ma pauvreté me fasse traverser une vie de loisir, pourvu que, sans jamais s’étreindre, le feu brille dans mon âtre ; que je plante moi-même, dans la saison propice, les ceps délicats, en vrai paysan.

Forme | Distanciation Grâce aux extraits de Calpurnius et à celui-ci, on comprend dès lors que Perse raille ce thème de la rusticité, dont certains poètes usent pour rehausser la modestie de leur persona, exprimée ici par mea paupertas et ipse rusticus ; à ce dernier adjectif convenu Perse substitue l’hapax semipaganus, dont la rareté et la fausse préciosité ajoutent à la critique.

Si l’on s’intéresse à présent aux termes sacra uatum que Perse substitue à deo, c’est vers les Pontiques d’Ovide qu’il faut se tourner :

Ovide, Pontiques, 2, 5, 65-72, distat opus nostrum, sed fontibus exit ab isdem... thyrsus abest a te gustata et laurea nobis... iure igitur studio confinia carmina uestro et commilitii sacra tuenda putas, Nos genres diffèrent, il est vrai, mais ils sortent des mêmes sources (...) À toi le thyrse, à moi le laurier (...) Tu penses donc avec raison que la poésie se rattache intimement à tes études, et que nous devons défendre les prérogatives de cette union sacrée ; 2, 10, 17, sunt tamen inter se commmunia sacra pœtis, Cependant il est des liens sacrés qui unissent les poètes ; 3, 4, 67, sunt mihi uobiscum communia sacra, pœtae, Poètes, nous partageons des liens sacrés (Trad. personnelle) ; 4, 8, 81, et prosit opemque ferat communia sacra tueri, que cela me profite et m’aide à conserver nos liens sacrés (Trad. personnelle).

Forme | Sens | Confiscation

Dans les Tristes et les Pontiques, Ovide exprime toute l’oppression que l’isolement lui inflige. Dans les quatre extraits cités, le poète se sent retiré du monde et cherche à retrouver quelque lien, ne serait-ce que par la solidarité des poètes entre eux ; c’est pourquoi il évoque cette notion de communia sacra pœtarum : ce sont les façons de faire qu’il a emportées avec lui jusqu’aux rives éloignées de la mer Noire. C’est une notion forte qui vise à exprimer l’opposition entre sa romanité et la barbarie des habitants de

77 la terre de son exil, qui met en exergue sa capacité à demeurer poète dans une terre où le langage lui est incompréhensible ; les communia sacra représentent pour lui une forme d’élévation d’esprit opposée à l’animalité, c’est l’élite des Poètes, celle de Rome qu’il porte en lui. Cette interprétation est d’ailleurs renforcée par l’utilisation dans le premier extrait du terme commilitium, « fraternité d’armes », au lieu de communia, « ce qui est commun », avec lequel Ovide veut montrer que les poètes sont liés par la force d’un sentiment de solidarité semblable à celui qui unit les soldats.

Dans le vers de notre poète, le mot pœta est devenu uates, terme vieilli marqué religieu- sement, que l’on trouve aussi lié au sacré chez Horace, Odes, 4, 9, 28 : vate sacro, et chez Properce, 4, 6, 1 : sacra facit uates. Perse prend ces termes chez Horace et Properce pour exagérer la dimension sacrée chez Calpurnius et Ovide (pietas / deo / sacra). Cela lui permet de se moquer de l’offrande faite au dieu chez Calpurnius, en dédiant son carmen à la caste des poètes présente chez Ovide. Cette substitution montre aussi qu’il dédaigne la solidarité de l’élite poétique romaine qu’évoque son prédécesseur élé- giaque, dont il se désolidarise ; il est seul (ipse en regard de commilitii et de communia) face aux uates inspirés à qui il offre son carmen par dérision. Perse souligne également par là son dédain pour l’élite intellectuelle urbaine : il est rustique comme les barbares qu’Ovide oppose à sa romanitas 27.

L’expression résultante sacra uatum présente ainsi une lourde charge ironique et auto- dérisoire : après avoir rejeté les sources d’inspiration qu’il considérait comme hautaines, Perse affecte de se rabattre sur des déclarations plus modestes et plus humbles mais les dépossède de tout sérieux, dans le même esprit que lorsqu’il use du mot semipaganus.

En feignant une telle annonce, le satiriste se moque ipso facto des auteurs qui campent le contexte de leur inspiration plus modestement, comme Varron dans son traité agricole, Calpurnius dans ses Éclogues ou Tibulle dans ses Élégies.

27. Nous voyons au troisième chapitre comment cette rusticité se décline chez Perse cf. infra, p. 133.

78 Vers 8-11 quis expediuit psitacco suum “chaere” / picamque docuit nostra uerba co- nari ? / magister artis ingenique largitor / uenter, negatas artifex sequi uoces.

La présence du perroquet conduit naturellement à penser que le modèle de base est Ovide :

Amours, 2, 6, 37-38 ; 48 ; 62, occidit ille loquax humanae uocis imago psittacus [...] clamauit moriens lingu “Corinna, vale” [...] ora fuere mihi plus “ave” docta loqui, Et il est mort, cet oiseau qui savait si bien imiter la voix de l’homme ; ce perroquet ! (...) tu t’écrias en mourant : Corinne, adieu (...) j’avais, pour lui parler, plus de talent qu’il n’en est donné aux oiseaux.

On constate dès lors cinq opérations :

1.à clamauit correspond expediuit (Synonyme / Verbe) ;

2.à Corinna, uale ! correspond chaere (Complication) ;

3.à humanae uocis correspond nostra uerba (Synonyme / Verbe et Fonction) ;

4.à ora... docta correspond uenter... artifex (Forme) ;

5.à loqui correspond sequi (Forme).

Forme | Confiscation

Ici le modèle n’est pas repris pour son signifié, mais plutôt pour son signifiant. Le passage imité est un extrait des Amours d’Ovide, où ce dernier pleure la mort du perroquet de sa bien aimée. Le lien majeur qui unit les deux textes est la présence d’un perroquet s’exprimant en mots humains ; or Perse se sert de ce contexte à des fins tout autres et dans son texte, le psittacus, la pica et le coruus sont figurés ; ils désignent les chantres de Rome. Plus significative encore est la reprise de la salutation grecque χαῖρε, que Perse a tiré des Satires luciliennes (3, 88-94) :

Lucilius, Satires, 3, 88-94, Graecum te, Albuci, quam Romanum atque Sabinum, municipem Ponti, Tritanni, centurionum, praeclarorum hominum ac primorum signiferumqu maluisti dici. Grace ergo praetor Athenis, id quod maluisti, te, cum ad me accedis saluto : χαῖρε , inquam Tite ! Lictores, turma omnis chorusque χαῖρε Tite ! Hinc hostis mi Albucius, hinc iniminus, Albucius, tu as préféré être appelé Grec plutôt que Romain et Sabin, concitoyen des centurions Pontus et Tritannus, hommes remarquables, du premier rang, et porte-enseigne. C’est donc en grec que, préteur, de passage à Athènes, je te salue

79 comme tu le préfères, lorsque tu viens vers moi : χαῖρε , dis-je, Titus ! Les licteurs, l’escorte entière et les spectateurs s’écrient : χαῖρε Titus ! Depuis, Albucius est mon ennemi public, depuis, il est mon ennemi juré.

Forme | Sens | Filiation

L’auteur établit une filiation de son œuvre avec celle de Lucilius en abordant le même thème, grâce à un seul mot repris de son texte. L’intention de Perse devient claire lorsqu’on connait son modèle, qui associe ce salut à la grecque à un programme d’hel- lénophobie ou du moins à une moquerie adressée aux Latins qui s’exprimaient en grec pour paraître plus éduqués. Dans le cas de Perse, mettre ces mots dans la bouche d’un perroquet possède une double fonction. En effet, l’animal répète par cœur les phonèmes qu’on lui a appris (expediuit), sans s’interroger sur le sens et sans réfléchir ; le psittacus par ailleurs représente figurativement les ménestrels dont Perse se moque : ils sont alors dépeints en train de répéter ce qu’ils ont entendu et cela dans le seul but de plaire. L’auteur reproche ainsi aux poètes qui veulent être à la mode l’habitude d’intégrer dans leurs œuvres des traits de poésie grecque et spécialement hellénistique 28. Cette opposition entre grec et latin est rendue évidente par les mots nostra uerba, qui rem- placent l’humana vox de Lucilius et désignent plus précisément le latin ; on le voit à nouveau, la substitution des mots des passages imités est l’occasion de mettre l’accent sur un thème, un concept ou un énoncé programmatique.

Vers 10-11 magister artis ingenique largitor / uenter, negatas artifex sequi uoces.

Sens | Confiscation | Inversion | Substitution/Famille

Les commentateurs expliquent souvent le sens de ce passage par ces deux vers :

Phèdre, Fables 22, 7, etiam stultis acuit ingenium fames, La faim exerce l’intelligence, même pour les sots (Trad. personnelle) ; Sénèque, Lettres 15, 7, admitte istos quos noua artificia docuit fames, Laisse entrer ceux que la faim a instruits de nouveaux métiers (Trad. personnelle).

28. La réaction à l’acculturation par l’hellénisation du monde latin est un lieu commun de la satire : K. Freudenburg, « Introduction : Roman Satire », The Cambridge Companion to Roman Satire, sous la dir. de K. Freudenburg, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 5-6.

80 Pour réemployer le vers de Phèdre, Perse remplace stultis par psittaco picamque, fames par uenter et ingenium par artifex (Inversion). Dans l’extrait des Lettres, se retrouve l’idée que la faim pousse les gens à pratiquer différents métiers ; dans ce cas, il s’agit d’entraîneurs personnels. Une fois de plus prend place une correspondance entre fames et uenter (Inversion) et également entre artificia et artifex (Substitution/Famille). Plus qu’une référence directe à ces passages, nous croyons que Perse fait renvoie à cette idée courante 29 selon laquelle la faim, donc le désir de survivre, pousse certains à exercer un art ou un métier. Le détournement effectué par Perse réside dans le remplacement de fames par uenter, conférant au passage l’idée d’avidité et de gloutonnerie (Confiscation). Les poètes aviaires persiens n’écrivent donc pas pour subvenir à leurs besoins, ce qui serait somme toute compréhensible, mais plutôt pour acquérir gloire et richesse 30.

Vers 14 : cantare credas Pegaseium nectar 31

Complication Dans ce vers, Perse substitue à mella trouvé dans les expressions la- tines miel poétique et miel des Muses le mot grec νέκταρ, employé dans une expression similaire à celle des latins chez Pindare et Théocrite :

Pindare, Olympiques, 7, 7, καὶ ἐγὼ νέκταρ χυτόν, Μοισᾶν δόσιν, ἀεθλοφόροις ἀν- δράσιν πέμπων, γλυκὺν καρπὸν φρενός, ἱλάσκομαι, Οὐλυμπίᾳ Πυθοῖ τε νικώντεσσιν, ainsi, moi-même, lorsque j’envoie aux athlètes couronnés, la liqueur du Nectar, présent des Muses, doux fruit de mon génie, je charme les vainqueurs d’Olympie et de Pytho ; Théocrite, Idylles, 7, 82, οὕνεκά οἱ γλυκὺ Μοῖσα κατὰ στόματος χέε νέκταρ, parce que la Muse sur sa bouche versait un suave nectar.

Perse a donc translittéré le terme de l’expression consacrée grecque pour le substituer au plus habituel mella, qui est attaché à la poésie et au chant chez Horace et Lucrèce :

Horace Ép. 1, 19, 41-42, fidis enim manare pœtica mella / te solum tibi pulcher, car tu te flattes, te trouvant beau, d’être le seul à distiller le miel de la poésie ;

29. Cf. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 92. 30. W. Kissel en donne une interprétation assez similaire : ibid., p. 92. 31. La tradition manuscrite de ce vers a été remise en question, mais G. Giangrande assure son authenticité dans G. Giangrande, « Sobre un verso de Persio », Veleia 30 (2014).

81 Lucrèce 1, 947, rationem nostram (...) et quasi Musaeo dulci contingere melle, pour ainsi dire, parer l’harmonieuse langue des Muses du doux miel poétique.

Cette substitution lui permet à la fois d’accuser les chantres d’helléniser la poésie en utilisant un mot translitérré du grec et à la fois de se moquer de leur sophistication, en utilisant lui-même une création lexicale pour qualifier leur production poétique.

Un second élément d’importance réside dans la substitution de l’adjectif musaeus, par le plus recherché pegaseius, pour amplifier l’ironie par l’emploi d’un vocabulaire trop recherché. En outre, ce qui frappe le plus n’est pas tant ce mélange audacieux que sa construction inédite : Perse utilise le verbe cantare sur le plan littéral et lui adjoint le complément direct nectar, qui se situe, lui, sur le plan métaphorique ; l’effet permet d’attirer l’attention du lecteur sur le mot nectar et sur les deux significations que nous venons de mentionner.

Bilan de l’analyse des Choliambes

Cette brève analyse sur le plan de l’imitation donne un aperçu de l’ampleur et de la complexité des agencements littéraires persiens et montre la prépondérance de deux composantes essentielles de sa satire : l’ironie et la conscience de soi littéraire 32.

Nous pouvons à ce stade établir un premier constat : il est rare de trouver des textes qui en si peu de phrases présentent autant de sens. Par le jeu d’une imitation multiple, Perse parvient à réduire l’expression tout en amplifiant la richesse de son propos. Il accroît aussi de ce fait la force de sa critique envers les poètes bavards qui n’ont à exprimer en tant de mots pompeux qu’une pensée inepte et vaine.

32. Nous ne sommes d’ailleurs pas les premiers à nous intéresser à cette question. Dans son article, A. Miller souligne le fait que Perse demande une lecture répétée et attentive de ses vers, afin qu’on puisse comprendre tout leur sens. Pour lui, la complexité stylistique, l’ironie et la conscience d’elle- même de sa satire permettent à Perse de mener son lecteur à la vérité ; cf. Miller, « Persius, Irony, and Truth ».

82 On peut toutefois se demander si ces conclusions peuvent être développées et appliquées plus largement : le prologue des Satires est un extrait hautement programmatique qui s’intéresse spécialement à la production de littérature ; il faut, pour déterminer si ce programme est à l’œuvre dans l’ensemble du poème, analyser aussi des passages pré- sentant un programme qui n’est pas lié à la production / transmission / consommation de la littérature.

Analyses ponctuelles

L’analyse précise des Choliambes liminaux nous a permis d’établir cette première ob- servation sur le fonctionnement et la finalité des imitations, nous pouvons nous attacher à l’étude de quelques extraits ponctuels des Satires, dans le but de percevoir comment le poète procède lorsqu’il ne s’agit plus pour lui d’utiliser la pratique imitative pour exposer son programme littéraire.

Analyse d’un dialogue entre Perse et un rival fictif

L’une des particularités des Satires est la présence de sections – parfois difficiles à bien délimiter – où s’établit un dialogue entre Perse et un personnage fictif dont on peut bien voir qu’il représente un type de rival, ou un contre-exemple du bon poète. Nous prendrons pour illustrer ce système d’interlocution un échange qu’il entretient avec un avare dans la sixième satire, où Perse se prononce aux vers 25 à 26 tandis que l’avare lui répond aux vers 27 à 31. Les propos du poète sont donc les suivants :

Vers 25- 26 : messe tenus propria uiue et granaria (fas est) / emole. quid metuis ? occa, et seges altera in herba est 33.

Forme | Sens | Imbrication | Confiscation Le satiriste construit sa réplique en opérant une fusion de quatre passages :

33. Perse, 6, 25-26, « Vis selon tes récoltes et (personne ne l’interdit), mouds tes greniers. Que crains-tu ? Récolte ton blé, l’an prochain l’herbe repoussera ».

83 Horace, Sat. 1, 1, 53, tua... granaria, tes greniers (Forme) ; Ép. 2, 2, 160-161, qui te pascit ager, tuus est, et uilicus Orbi, cum segetes occat tibi mox frumenta daturas, la terre qui te nourrit est à toi et le régisseur d’Orbius, quand il herse les semences qui te donneront ensuite du blé (Sens) ; Virgile, Géorgiques, 1, 112, luxuriem segetum tenera depascit in herba, fait paître le luxe de ses moissons quand elles ne sont encore qu’herbe tendre (Forme) ; 2, 411, segetem [...] obducunt [...] herbae, ils étouffent la récolte (Forme).

Le sens général de la réplique de Perse est « si tu es propriétaire d’une terre, elle te fournira un revenu l’an prochain, donc n’hésite pas à dépenser ce que tu as à l’instant présent ». Ce message est propre à Perse et ne se trouve pas intégralement dans les passages cités. S’il n’emprunte que cette idée générale tirée des Épitres, où Horace évoque seulement le fait qu’une terre fournit à son propriétaire des revenus, on peut se demander pourquoi il introduit propria granaria, en imitation de tua granaria et surtout pourquoi il calque cette construction virgilienne pour composer la séquence seges altera in herba est : la fusion littéraire était-elle indispensable au poète pour exprimer sa pensée ? En prenant en compte la précision que nous avons observée dans la composition de ses Choliambes, il serait naïf de penser qu’il choisit simplement ces modèles qui se rapprochent plus ou moins du thème qu’il souhaite exploiter, sans avoir une autre intention. La comparaison avec les propos de l’avare nous permettent de mieux saisir la raison de cette imitation.

Vers 27-31 : ast uocat officium : trabe rupta Bruttia saxa / prendit amicus inops remque omnem surdaque uota / condidit Ionio, iacet ipse in litore et una / ingentes de puppe dei, iamque obuia mergis / costa ratis lacerae 34.

34. Perse, 6, 27-31, « Mais si le devoir m’appelle, supposons qu’un ami a besoin d’aide : après le fracas de son vaisseau, il s’accrocha à des rochers en Calabre ; engloutit ses aspirations ignorées et toute sa fortune dans la mer Ionienne ; se jette sur le rivage et avec lui les puissants dieux de sa poupe, déjà les côtes mutilées de son navire qui se trouvent là s’offrent aux mouettes ».

84 En réponse au satiriste, l’avare explique qu’il doit thésauriser sa fortune au cas où un malheur frapperait un de ses amis, dans ce cas un naufrage fictif, qu’il décrit avec un vocabulaire élevé emprunté à Virgile et à Horace. Nous pensons, avec W. Kissel 35, que ces emprunts correspondent à l’élaboration d’une scène de naufrage emplie de pathétique, en pastiche d’un cliché du répertoire épique :

1. l’ouverture de la réplique par le très recherché ast indique dès l’abord au lecteur que l’avare est un faiseur de belles phrases, un baratineur ;

2. l’adjectif bruttia rehausse le décorum littéraire de la réponse de l’avare ; la mer du Bruttium, endroit proverbial pour son caractère mouvementé est cité dans la dramaturgie de Sénèque 36 (Forme | Distanciation | Imbrication) ;

3. le vocabulaire recherché est puisé dans des scènes de naufrage des Odes et Épodes horaciennes : ionio, litore, mergis 37 et ratis, un synonyme de nauis trop recherché pour la satire 38 (Forme | Imbrication) ;

4. l’avare enfin imite la tournure virgilienne (Énéide, 2, 557) iacet ingens litore trun- cus 39 par les expressions iacet ipse in litore et una / ingentes de puppe dei (Forme | Distanciation | Imbrication).

Des deux séries de rapprochements que nous avons pu opérer entre le texte de Perse – dans les deux parties de l’échange – et divers passages de ses prédécesseurs, il appert que le vocabulaire virgilien et horacien est employé par les deux interlocuteurs, mais que son utilisation n’est pas la même. Lorsque le satiriste s’exprime, le vocabulaire em- prunté convient par sa forme à ce qu’il voulait exprimer et le sens demeure entièrement persien ; lorsque l’avare répond, il se sert du vocabulaire élevé pour tenter de dissimuler la faiblesse de sa rhétorique : il n’a pas un bon usage de l’imitation, capable seulement

35. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 803-804. 36. Cf. Sénèque, Herc. 650 et suivants, et Thy. 578-581. 37. Cf. Horace, Épodes, 10, 17-22, et illa non uirilis heiulatio, / preces et aversum ad Iovem, / Ionius udo cum remugiens sinus / Noto arinam ruperit. / opima quodsi praeda curuo litore / porrecta mergos iuverit, « avec ces lamentations indignes d’un homme, ces prières à Jupiter qui s’en détournera, lorsque la mer d’Ionie, mugissant en son enfoncement sous l’humide Notus, aura disloqué la carène. Si alors, proie grasse étendue sur la courbe du rivage, tu régales les plongeons (...) ». 38. Cf. quassas ratis, « navires fracassés » dans Horace, Odes, 4, 8, 32. 39. Virgile, Én. 2, 557, « Il gît, tronc énorme sur le rivage (...) ».

85 de présenter ce qu’il pense être un bel énoncé, mais sans aucun argument solide. La teneur hypocrite des propos de l’avare – on a peine à croire qu’il thésaurise son argent pour venir en aide éventuellement à un ami – s’assimile ainsi à la façon frauduleuse dont il s’approprie les vers d’autrui.

Perse construit donc un méta-commentaire sur l’imitation en blâmant les imitations de style élevé, qui ne servent qu’à dissimuler le manque de contenu et des propos malhonnêtes ; toute l’habileté du procédé persien réside dans l’écriture d’une mauvaise imitation pour discréditer d’une manière particulièrement efficace le personnage de l’avare 40, mauvais imitateur lui-même.

Cette première analyse ponctuelle semble confirmer que dans des circonstances à prime abord dépourvues de programme littéraire, Perse émet malgré tout un méta-commentaire sur la production de la littérature et sur l’imitation elle-même grâce à son utilisation de l’imitatio.

Analyse de l’extrait d’une saynète

On peut aussi constater la manière adroite dont l’auteur organise son imitation dans un extrait d’une saynète, aux vers 88 à 89 de la satire 3, lorsqu’un malade demande conseil à un médecin, avant de reprendre ses mauvaises habitudes de vie.

Vers 88-93 : Inspice, nescio quid trepidat mihi pectus et aegris / faucibus exuperat grauis halitus, inspice, sodes 41.

Forme | Imbrication

40. Nous pourrions aller plus loin et dire que Perse rehausse sa persona de semipaganus en imitant des passages des Géorgiques tout en mettant en opposition des mots épiques dans la bouche de son adversaire : une analyse plus précise d’autres extraits pertinents pourrait renforcer cette affirmation. 41. Perse, 3, 88-93, « Examinez-moi, j’ignore pourquoi, mais la poitrine me débat, mon haleine fétide remonte de ma gorge malade, examinez-moi s’il-vous plaît ».

86 Cette petite scène de la satire 3, qui se termine au vers 106, est une analogie qui compare le soin de l’âme à celui du corps en dressant le portrait de la décrépitude physique d’un individu. Elle s’insère dans une tirade que Perse mène pour exhorter les gens à s’instruire. Dans l’introduction de cette digression narrative, il emploie une fois de plus la poésie virgilienne pour créer un effet de grotesque, en transformant le sens des vers de l’Énéide :

Virgile, Én. 2, 735, hic mihi nescio quod trepido male numen amicum confu- sam eripuit mentem, Ici dans mon émoi je ne sais quelle puissance maligne égara mon esprit en désordre.

Ce passage traite de l’égarement d’Énée, quand sa femme Créüse disparaît à jamais, sous ses yeux ; Perse utilise ces vers comme canevas pour traiter des symptômes gastriques d’un glouton débauché.

Sens | Imbrication

Pour modifier ce canevas de base, il utilise des éléments d’autres passages virgiliens :

Géorg. 3, 496-497, hinc canibus blandis rabies uenit, et quatit aegros tussis anhela sues ac faucibus angit obesis, Ailleurs la rage s’empare des chiens caressants, et des quintes de toux secouent les porcs malades et suffoquent leurs gorges gonflées ; 508, obsessas fauces premit aspera lingua, la langue sèche presse sur la gorge qu’elle assiège ; Én. 6, 240-241, talis sese halitus atris faucibus elfundens supera ad conuexa ferebat, des effluves si fortes émanaient de ces gorges sombres, montant jusqu’à la voûte céleste ; 201, fauces graue olentis, aux gorges à la lourde odeur de soufre.

Les passages des Géorgiques sont tirés du troisième livre, lors de la description cauche- mardesque d’une peste ayant exterminé toute la faune de la région, les mots y décrivent les symptomes lugubres des chiens et des étalons mourant. De l’Énéide, Perse tire cette

87 idée de gorges rocheuses d’où s’extrait une lourde exhalaison puante. Le canevas de base, qui traite d’un sujet profondément pathétique, est alors transformé en un por- trait grotesque, puant et ridicule.

Faire parler un tel individu avec une expression aussi alambiquée – en mots virgiliens et horaciens – crée un décalage ironique. C’est là un exemple de l’adresse persienne à fusionner plusieurs fragments littéraires pour se les approprier : ces vers virgiliens sont en effet à peine reconnaissables et l’effet de grotesque est réussi ; l’imitation n’est pas uniquement destinée à formuler une critique sur la production de la littérature, elle est pour Perse avant tout un outil de création. Bien que cette imitation ne formule pas une critique active, elle désacralise les deux modèles augustéens et par là le poète montre qu’il est possible de s’approprier un vocabulaire tout en restant original et en se distanciant des modèles.

Analyse d’une fausse imitation de poésie

Afin de mieux définir la littérature que Perse entend critiquer, nous pouvons porter attention aux faux vers que Perse cite dans la satire 1 pour mieux railler son rival sur la qualité déplorable de la poésie de son temps.

Vers 71-75 : ubi corbes / et focus et porci et fumosa Palilia feno, / inde Remus sulcoque terens dentalia, Quinti, / quem trepida ante boues dictatorem induit uxor / et tua aratra domum lictor tulit 42. Ces vers parodient un poète incompétent, incapable de louer la grasse campagne (rus saturum laudare, 1, 70), un exercice de base normalement maîtrisé par un poète. Perse construit ce passage en accumulant des détails tirés de la thématique de l’idylle bucolique élégiaque dans une structure à la mode (nugari... Graece, 1, 70) pour montrer l’incompatibilité du sujet avec la forme 43. L’auteur a d’abord puisé dans le lexique de Properce :

42. Perse, 1, 71-75, « Là les corbeilles à fruits, et le foyer, et les cochons, et la fête de Palès enfumée par le foin, d’où le cousin du maire surgit. Quintus, alors que tu tires le soc de ta charrue sur un sillon, ton épouse dandinante te nomme dictateur devant tes bœufs et le commissaire ramène ta charrue chez toi ». 43. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 203.

88 boues (4, 1, 4) ; qua gradibus domus ista Remi se sustulit, olim unus erat fratrum maxima regna focus (4, 9-10) ; annuaque accenso celebrare Parilia faeno (4, 19) ; parva saginati lustrabant compita porci (4, 23) ; uerbera pellitus saetosa mouebat arator (4, 25) ; corbis in imosito pondere messor eram (2, 28) 44.

Forme | Distanciation La sélection de vocabulaire n’est pas représentative du vocabulaire bucolique : corbis et focus ne sont pas caractéristiques de la campagne et porcus n’est guère utilisé dans ce genre de topos poétique 45. Perse semble vouloir décrier l’incompétence des écrivains à imiter leurs modèles, qui choisiraient au hasard une série de mots trouvés dans la littérature de l’âge d’or ; ou bien peut-être se moque-t-il d’une forme de raffinement qu’ils essaient d’atteindre en choisissant des termes plus rares, hypothèse que tend à renforcer l’introduction du mot technique et rare dentalia (Forme | Imbrication), tiré des Géorgiques, 1, 172. L’énumération saccadée et désorganisée devient alors chaotique avec l’introduction de l’anecdote de Quintus, figure de l’antiquité rurale romaine, nommé dictateur dans son champ. Les sources possibles sont les suivantes :

Columelle, préf. 13, Quinctius Cincinnatus [...] ab aratro uocatus ad dictatorem, Quinctius Cincinnatus [...] ayant été convoqué de la charrue à la dictature (Trad. personnelle) ; Sénèque l’ancien, Controverses, 2, 1, 8, apud aratra ipsa minantes pecora sua cir- cumstetere lictores, Qui se tinrent près de la charrue, craignant en leur cœur les licteurs qui les entou- raient (Trad. personnelle) ; Sénèque, De la brièveté de la vie, 17, 6, Quinctius dictatorem properat euadere ? ab aratro reuocabitur, Quinctius essaierait d’écourter sa dictature ? On le rappellerait de sa charrue (Trad. personnelle).

La fusion de ces passages est fort différente des imitations persiennes que nous avons précédemment étudiées. Les détails trouvés ailleurs sont rassemblés pour créer cette phrase générique à saveur campagnarde, auquel Perse ajoute ce détail inventé : trepida

44. La traduction n’est ici pas présentée, car nous voulons seulement montrer les mots réempruntés par Perse et non pas leur contexte d’énonciation. 45. Harvey, A Commentary on Persius, p. 35-36.

89 ante boues... uxor, probablement tiré de Tite-Live, 3, 26, 9 : togam propere e tugurio proferre uxorem iubet, « ordonne à son épouse, d’aller aussitôt chercher sa toge dans sa chaumière » : l’emprunt tourne davantage au ridicule cette fausse citation. L’anecdote résumée à l’aide de vocabulaire consacré ailleurs au récit de Quintus (aratrum, lictor, dictator) témoigne de ce que Perse peut considérer comme une imitatio malheureuse, voire paresseuse.

Le méta-commentaire sur l’imitatio est établi de la même façon que lors du dialogue avec l’avare. Dans les deux cas, Perse présente de mauvaises imitationes pour montrer explicitement ce qui le rebute chez les autres poètes. Grâce à l’aspect caricatural de cette fausse citation, les intentions de l’auteur nous sont plus limpides : les grandes lignes de l’organisation de sa critique deviennent plus claires. Un de ses reproches serait donc justement dirigé envers la maladresse technique des mauvais poètes, incapables de se rapproprier les textes des autres par l’imitation, et envers le manque d’intelligence de leur style.

À l’inverse, modèle de l’imitation réussie, nous avons vu jusqu’à maintenant que Perse emprunte du matériel ailleurs, mais se l’approprie totalement, en utilisant les mots et la syntaxe d’autrui pour servir ses propres programmes et en y adjoignant une valeur sémantique propre ; du côté stylistique, il agence ses termes et compose ses phrases de manière à rendre presque méconnaissables les vers imités et les mots empruntés.

90 Analyses des imitations du texte de Calpurnius Siculus

Le dernier angle d’approche de l’étude de l’imitation persienne nous conduit à passer en revue toutes les occurrences d’imitation de Calpurnius Siculus 46, dont les Éclogues se prêtent bien à ce genre d’exercice exhaustif : l’auteur est contemporain de Perse, l’échantillon est restreint et le texte est susceptible de faire partie du programme litté- raire du poète, tout comme la poésie bucolique, assurément dans sa ligne de mire.

Les analyses qui suivent ne prennent pas en compte, comme plus tôt, toutes les in- fluences littéraires pour un passage donné : l’idée est d’isoler un auteur comme variable, afin d’essayer de dégager des éléments supplémentaires informant le commentaire per- sien sur la littérature. La répartition de ces imitations dans l’œuvre de notre poète fournit une première information : six sur dix (les six premières) font partie d’un pro- gramme littéraire. Plus pertinent encore est l’emplacement des imitations no 3-4, à l’intérieur d’une parodie de poésie à la mode (Distanciation | Imbrication) : les vers de Calpurnius y sont associés au style littéraire dont Perse se moque. Nous reprenons ici les occurrences des Éclogues de Calpurnius Siculus 47 et leur extrait correspondant dans les Satires présentées sous la forme d’un commentaire linéaire : No 1 et 2 :

46. La date de rédaction du texte de Calpurnius a été à plusieurs reprises remise en doute ; or notre analyse prouve d’elle-même l’impossibilité qu’il ait vécu après Perse et nous croyons, comme Jacque- line Amat, que Calpurnius était un auteur de l’époque néronienne ; cf. J. Amat, « Introduction », Calpurnius Siculus : Bucoliques, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. vii-xi. 47. Alors que 10 occurrences ont été répertoriées par Venuto et al., deux d’entre elles sont à notre avis discutables. En effet les auteurs écrivent que Calp. 3, 25, Callirhoen spreui, quamuis cum dote rogaret, « j’ai dédaigné Callirhoé, bien qu’elle me recherchât avec une dot » est imité par his mane edictum, post prandia Callirhoen do, « Je suggère à de telles gens d’assister au discours du maire le matin et d’aller voir les filles après le dîner » (1, 134) or, nous doutons que les deux passages soient liés, le seul point de référence est le nom propre Callirhoé à l’accusatif : pourquoi Perse aurait-il tiré ce nom de Calpurnius en particulier, alors qu’on le trouve quatre fois chez Ovide (Ibis, 339 ; Métamorphoses, 9, 413 et 430 ; Remèdes à l’amour, 449) et trois fois chez Hygin (Fables, 2, 4 ; 2, 9 ; 41, 87). De même, selon ces chercheurs Calp. 5, 118 et 7, 17, pecuaria, « troupeaux » est imité par ut Arcadiae pecuaria rudere dicas, « On dirait le braiement des troupeaux de l’Arcadie » (3, 9) ; à nouveau le terme pecuaria ne semble pas pouvoir être lié de manière convaincante à Calpurnius, car c’est par ailleurs un mot utilisé abondamment par Varron. Son emploi par Calpurnius indique qu’il pouvait être employé dans un registre haut, mais aucune information pertinente n’en découle.

91 Calp. 4, 12-15, quicquid id est, siluestre licet uideatur acutis auribus et nostro tantum memorabile pago, nunc mea rusticitas, si non ualet arte polita carminis, at certe ualeat pietate probari, Quoi qu’il en soit, même si ma poésie paraît rustique à des oreilles raffinées et seulement digne de notre village, pourtant ma rusticité, si elle ne vaut pas l’habileté et le poli du chant, devrait du moins être agréée pour sa piété ; Calp. 4, 157-159, at tu, si qua tamen non aspernanda putabis, fer, Meliboee, deo mea carmina : nam tibi fas est sacra Palatini penetralia uisere Phœbi, Mais toi, pourtant, si tu penses que mes vers ne sont pas à mépriser, porte-les, Mélibée, au dieu. Car tu as le droit de pénétrer au fond de la demeure sacrée de l’Apollon du Palatin ;

Imités par :

Perse, Chol. 6-7, ipse semipaganus / ad sacra uatum carmen affero nostrum, Moi-même à demi paysan, je contribue au culte des Inspirés de mon propre chant.

Sens | Distanciation | Confiscation Déjà analysées plus tôt dans ce chapitre, ces réemplois permettent à Perse de s’associer ironiquement à la fausse modestie rustique prônée par Calpurnius. Il oppose à la pé- danterie des uns cette fausse modestie des autres : ici la persona du poète bucolique se campe dans le cadre d’un village et ne vise pas un public plus large, misant plutôt sur la piété de ses propos. Perse se sert de ce parallèle pour montrer l’hypocrisie de Cal- purnius, dont la rusticité, la piété et la modestie lui semblent artificielles. Cette façade dont use Calpurnius pour paraître exemplaire rebute Perse, qui préfère se distancier de cet auteur et par le fait même de cet autre genre mineur, afin de mettre en valeur la pertinence du sien. No 3 et 4 :

Calp. 5, 20, (silua) aestiuas reparabilis incohat umbras, En se renouvelant, (la forêt) prépare l’ombre de l’été. et Calp. 4, 28, uentosa remurmurat echo, L’écho plein de vent renvoit.

Imités par :

Perse, 1, 102, euhion ingeminat, reparabilis assonat echo, Répète son AHUM et l’écho répond en redoublant leurs paroles.

92 Forme | Distanciation | Imbrication

Comme pour la parodie de poésie à la mode analysée plus tôt, Perse s’empare du vocabulaire associé à un style poétique particulier pour dénoncer son ridicule. Le vers est construit avec une symétrie qui oppose les deux grécismes euhion et echo flanquant les deux verbes de la haute poésie ingeminare 48 et assonare 49 unis au centre par l’adjectif calpurnien reparabilis. Ici les mots choisis servent à pointer Calpurnius – entre autres – dont il se distancie assez clairement en écrivant aux vers suivants : haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ?, « Créerait-on ça, si la moindre veine des testicules ancestrales vivait en nous ? » ; il s’agit bien là de dénoncer l’utilisation d’un vocabulaire recherché et grécisé, en l’associant à un manque de virilité. Cet hellénisme cher à Calpurnius ferait donc de lui, selon Perse, un poète émasculé. No 5 :

Calp. 2, 54-55, ite procul – sacer est locus ! – ite profani, Éloignez-vous – ceci est un lieu sacré – éloignez-vous, profanes.

Imité par :

Perse, 1, 113-114, pueri, sacer est locus, extra meiite, Ceci est un lieu sacré, allez uriner ailleurs les enfants.

Sens | Distanciation | Confiscation

Ici Perse tourne le vers de Calpurnius au ridicule en suppléant meiite à ite et pueri à profani. Ces mots sont prononcés par le poète lui-même, en réponse à un rival fictif qui tente de censurer Perse. S’il ne s’agit pas d’une attaque ou d’une critique directe, l’ironie avec laquelle notre satiriste reprend le vocabulaire calpurnien indique tout de même que son imitation est une forme de parodie.

48. Une recherche sur le Cross Database Searchtool de Brepols, en ligne, montre que (sur 29 occur- rences contemporaines ou antérieures à Perse, excluant celles du texte de Perse) le verbe est utilisé 14 fois par Virgile, 8 fois par Stace, 4 fois par Ovide et 1 fois dans une tragédie de Sénèque : le verbe est donc employé dans un style haut dans 27 des cas sur 29. 49. Le verbe n’apparaît auparavant que chez Ovide, dans l’expression adsonat echo, Mét. 3, 504.

93 No 6 :

Calp. 2, 62, saepe uaporato mihi caespite palpitat agnus, Souvent sur un autel de tourbe fumante un agneau palpite pour mon offrande.

Imité par

Perse, 1, 126, inde uaporata lector mihi ferueat aure, Mon lecteur doit s’échauffer de là, grâce à ses oreilles décrassées à la vapeur.

Forme | Confiscation

Le poète de Volterra confisque ici le vers de Calpurnius pour créer une métaphore médicale traitant du nettoyage des oreilles, d’où disparaît totalement le contexte buco- lique du sacrifice animal. Nous croyons que Perse – comme il l’a fait de nombreuses fois avec Virgile d’après notre analyse des Choliambes – s’amuse à prendre des mots tirés d’autres textes et à les réemployer dans des contextes incongrus, dans une forme de recherche du grotesque. Il est bien possible ainsi que Perse ait pris ces termes tirés d’un contexte sacré concret pour les appliquer dans un cadre médical figuré 50. Le satiriste met l’accent sur la puissance de sa littérature grâce à une opposition grotesque ou la mort fait place à la vie : l’agneau, agnus, fait place au lecteur, lector, qui s’échauffe au contact de la littérature persienne, ferueat. En associant la littérature de Calpurnius au religieux et à la mort et ses propres écrits à la médecine et à la vie, Perse se montre non seulement comme un guérisseur, mais comme un rédempteur pour son lecteur.

No 7 :

Calp. 2, 76, quamuis siccus ager languentes excoquat herbas, Bien que le champ aride dessèche les herbes languissantes.

Imité par :

Perse, 3, 5-6, siccas insana canicula messes / iam dudum coquit, Depuis déjà un moment la canicule furieuse calcine les sèches moissons.

50. La question de cette métaphore auriculaire est traitée en détail dans l’article de K. Reckford ; plus encore l’auteur explique comment Perse compose ses métaphores complexes qui jouent sur plusieurs niveaux ; cf. Reckford, « Studies in Persius », p. 483 et suivantes.

94 Forme | Sens | Imbrication

L’emprunt du vocabulaire calpurnien se justifie tant pour le sens que pour la forme ; il est inséré dans la réplique d’un comes venant annoncer au jeune Perse, alors qu’il cuvait son vin, que le temps est venu de se réveiller et d’étudier. Le choix des motifs de la poésie élégiaque et bucolique pour décrire ce temps de la journée relève sans doute à nouveau du désir d’opposer le jargon précieux et noble du poète bucolique au vocabulaire assez familier du vers précédant : stertimus, indomitum quod despumare Falernum / sufficiat, « Je ronfle assez pour cuver le Bordeaux inexpugnable d’hier soir, alors que les onze heures sonnent. . . ». On doit supposer que l’auteur cherche à déstabiliser le lecteur en juxtaposant ces deux formes de vocabulaire.

No 8 :

Calp. 5, 25, tum caespite uiuo pone focum geniumque loci Faunumque Laresque salso farre voca, Alors construis un autel sur une motte de gazon frais et invoque avec un gâteau salé le Génie du lieu et Faunus et les Lares (Trad. personnelle).

Imité par :

nunc et de caespite uiuo / frange aliquid, Dans ce cas, romps lui un bout de ta terre généreuse.

Forme | Confiscation

Ici, comme pour le no 6, une expression tirée d’un cadre sacré et est extraite de son contexte pour être employée dans l’expression concrète d’un autre registre : dans ce cas-ci, Perse emploie caespite uiuo pour parler d’une propriété foncière, ce qui crée évidemment un décalage. Encore une fois, Perse veut extirper le sacré de la poésie bucolique : caespes, qui désigne un autel de gazon chez Calpurnius devient une parcelle de terre. Dans le vers suivant, l’autel servait à sacrifier une victime : chez Perse cette parcelle de terre aide à sauver un ami de la ruine en produisant des récoltes. Cette opposition mort / vie permet au poète satiriste d’opérer un contraste entre les portées de l’œuvre de Calpurnius et la sienne.

95 Bilan de l’analyse des imitations de Calpurnius Les conclusions de cette analyse doivent être nuancées, parce qu’on se rend compte qu’il est plus profitable d’analyser un vers persien en tenant compte de tous ses modèles. Dans l’ensemble, notre auteur semble utiliser autant Calpurnius en imbriquant ses passages qu’en les confisquant. Même si Perse ne semble pas spécifiquement mener un programme anti-calpurnien, on voit qu’il décourage le lecteur de consommer la poésie pastorale, qu’il lie à l’émasculation et à la mort, tout en désignant sa poésie comme un remède pour le corps et pour l’âme ; grâce à elle, le lecteur peut prospérer et sortir du sort funeste que lui réserve la lecture de ce genre poétique mineur. Quant à ceux qui produisent une telle poésie, il rabat leurs prétentions par l’ironie et en appelle à l’humilité.

δ) Bilan du premier chapitre

L’analyse des procédés mimétiques de Perse amorce bien notre mémoire, en ce qu’elle fournit déjà des pistes de réponse à nos questions de départ. Nous avons d’abord pré- senté ses modèles et avons systématisé des catégories qui permettent d’expliquer ponc- tuellement pourquoi il les imite. À cet égard, nos six catégories se sont révélées utiles pour décrire efficacement les imitations de Perse. Elles montrent par exemple que Perse se sert des citations des Sermones d’Horace et des Satires de Lucilius pour créer une filiation, conférant ainsi plus de force à ses propos ; à l’opposé, il imite d’autres auteurs dans le but de se distancier de leurs pratiques poétiques. Ces catégories ont également permis de saisir comment, souvent, Perse opère une citation pour sa forme et en modifie le sens avec des mots tirés d’autres extraits littéraires.

Grâce aux exemples analysés, nous avons montré que le processus d’imitation est, la plupart du temps, lui-même imprégné d’un programme de critique littéraire, qui ne s’at- taque pas à la littérature en rejetant catégoriquement tous les écrits, ni même un auteur imité en particulier ; Perse encourage surtout l’auto-dérision et critique le manque de modestie ou bien la fausse modestie des poètes, qui écrivent dans des styles considérés comme hauts. Les autres éléments que nous avons pu établir confirment notre hypothèse de départ : il blâme le fait de donner la priorité à la forme sur le fond, condamne les

96 mauvaises imitations, le style fleuri et le vocabulaire trop recherché, l’influence grecque sur la littérature latine 51 et le manque d’originalité. L’élément qui nous est apparu le plus riche, et que nous nous proposons d’exposer dans la partie suivante, est la recherche par Perse du grotesque.

51. Cette hellénisation décriée par Perse est, selon certains auteurs, à mettre en lien avec la présence d’un cercle littéraire alexandriniste dans l’entourage de l’empereur Néron, dont nous n’avons rien conservé ; cf. Maes, « Neronian Literature and the Grotesque », p. 316 ; M. F. Nichols, « Persius », A Companion to the Neronian Age, sous la dir. de M. Buckley et M. T. Dinter, Oxford, Wiley / Blackwell, p. 258 ; J. E. G. Zetzel, « Dreaming about Quirinus : Horace’s Satires and the Development of Augustan Poetry », Traditions and Contexts in the Poetry of Horace, sous la dir. de T. Woodman et D. C. Feeney, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2002, p. 38–52 ; Korfmacher, « Persius as a Literary Critic », p. 285-286.

97 Chapitre 2

Thématiques et vocabulaire persiens

Le premier chapitre nous a permis de soulever plusieurs éléments pertinents pour notre recherche et d’éprouver notre méthodologie : par l’examen approfondi d’un échantillon plus restreint de textes choisis, nous sommes parvenus à établir diverses conclusions va- lant pour l’ensemble de l’œuvre, approchée de manière plus globale. La section portant sur le vocabulaire sera développée d’une façon similaire.

En plus de nous informer sur sa critique de la production littéraire, l’analyse de l’imi- tation a révélé la critique sous-jacente par Perse de l’imitation chez d’autres auteurs : nous croyons qu’une étude ciblée du vocabulaire dégagera des informations analogues. Pour ce faire, nous avons décidé de procéder à une analyse par thématiques, ce qui permet de segmenter un vocabulaire autrement épars dans l’œuvre. Le regroupement des termes isolés en thématiques cohérentes est justifié puisque nous savons, grâce au chapitre précédent, que l’auteur composa sa poésie avec une précision rigoureuse : il est donc certain que le choix de ces mots particuliers ne doit rien au hasard. Nous avons donc confiance que cette méthode peut mettre à jour les visées des Satires et préciser la nature de la critique littéraire persienne. Nous aborderons de cette façon les cinq thèmes suivants : les néologismes et la diversité stylistique ; les grécismes et l’hellénophobie ; la décrépitude morale et littéraire ; la physionomie du poète ; la poésie comestible et indigeste.

98 Pour encadrer les réflexions de ce chapitre, nous empruntons à la théorie du grotesque développée par Bakhtine dans son analyse de Rabelais 1. Dans son livre, le théoricien russe explique la signification des transformations des corps chez Rabelais et la manière dont est ainsi créée « l’image grotesque », tout en liant ces procédés au concept du rire carnavalesque, une force populaire qui transgresse et renverse l’autorité et les normes établies ; nous croyons que ces clés d’analyse peuvent être appliquées aux transforma- tions qu’opère Perse à tous les niveaux de son texte : la théorie du grotesque peut ainsi expliquer le choix de vocabulaire, l’imitation et l’émulation, la création d’images et de métaphores et surtout la critique littéraire 2. L’avantage d’utiliser cette théorie réside aussi dans le fait que le grotesque est à priori insaisissable, il dépend de chaque contexte de production et de chaque époque : il n’est dès lors pas indu d’en faire usage pour analyser la satire persienne.

α) Néologismes et diversité stylistique

Notre premier questionnement concerne la critique par Perse du vocabulaire maniéré des autres auteurs, dont le poète fustige le choix de termes trop recherchés, destinés uniquement à impressionner le lecteur. Faut-il en conclure que Perse regarde de haut la richesse et la diversité du vocabulaire ? Une étude de P. Fleury fournit une première

1. M. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1996, p. 302-365 ; Paul Allen Miller a aussi trouvé cette méthodologie utile ; cf. P. A. Miller, « Imperial Satire as Saturnalia », A Companion to Persius and Juvenal, sous la dir. de S. Braund et J. Osgood, Chichester / Malden / Oxford, Blackwell Publishing, 2012, p. 312–333 ; son article antérieur traite également du lien qu’entretient la satire romaine – Horace, Perse et Juvénal – avec le grotesque bakhtinien, mais l’auteur prend une direction différente de la nôtre, voulant démontrer que la dynamique grotesque latine mène à la stérilité et à la mort plutôt qu’à la vie, comme c’est le cas chez Rabelais ; cf. P. A. Miller, « The Bodily Grotesque in Roman Satire : Images of Sterility », Arethusa 31 (1998), p. 257–283. 2. Dans son étude novatrice, S. Bartsch part elle aussi du principe que les éléments textuels de Perse peuvent être considérés comme des corps pour être traités avec une optique grotesque. Dans son premier chapitre, elle renchérit en percevant la poésie comme une nourriture figurée, ce qui lui permet de considérer que, pour Perse, la consommation de mauvaise poésie est analogue à l’acte grotesque ultime du cannibalisme et que la lecture de ses Satires s’assimile à une consommation de nourriture saine. L’imitation par Perse de ses prédécesseurs serait, elle, une forme de régurgitation ; cf. Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural, p. 15-63.

99 piste de réflexion à ce sujet 3. L’auteur y montre qu’en comparaison d’autres écrits poétiques d’un volume similaire, les deux œuvres présentant le vocabulaire le plus riche sont les Satires de Juvénal, puis celles de Perse. Cela s’explique chez le premier par la diversité des thèmes, qui appelle des registres d’expression très divers et chez Perse, par la création de nouveaux mots. Cette question des néologismes persiens a fait l’objet à la fin des années 70 d’une étude du savant italien Giordanno A. Rampioni 4, qui en dénombre pas moins de 47. Notre décompte préliminaire de la distribution de ces néologismes dans les Satires révèle que 18 d’entre eux proviennent des Choliambes et de la première satire, soit une proportion de 38% des néologismes pour 22% du corpus total 5 ; si l’on se rappelle que les Choliambes et la première satire sont ouvertement des poèmes programmatiques concernant la production / transmission et consommation de la littérature, on peut à première vue considérer que les néologismes sont associés à la critique littéraire.

Plutôt que de traiter de différents effets d’emploi en regroupant par catégories tous les néologismes, nous avons sélectionné quelques termes exemplaires dont l’analyse nous permet d’aborder plus largement la question de la création de nouveaux mots chez Perse : farratus, balanatus, trutinari et sept autres mots formés à partir de noms propres. Nous avons choisi les trois premiers mots pour voir si, en dehors des Choliambes et de la première satire, ces créations étaient utilisées pour se moquer d’un élément contenu dans leur contexte narratif tout en établissant un commentaire métatextuel. Suite à l’analyse de seulement trois néologismes, nous avons tiré des conclusions satisfaisantes. Nous avons ensuite vérifié la validité de ces conclusions en faisant l’étude groupée de sept autres mots.

3. P. Fleury, « Essai d’exploitation de données fournies par des moyens informatiques sur les Satires de Perse », Revue de l’Organisation internationale pour l’étude des langues anciennes par ordinateur 3 (1978), p. 45–70. 4. G. A. Rampioni, « L’uso del neologismo in Persio », Rendiconti Atti della Accademia delle scienze dell’Istituto di Bologna, Classe di scienze morali 68 (1980), p. 271–301. 5. À titre de comparaison, voici les chiffres pour les autres satires : 10% des néologismes et 11% du volume pour la deuxième, 8% et 18% pour la troisième, 8% et 8% pour la quatrième, 23% et 29% pour la cinquième et 12% et 12% pour la sixième.

100 farratus (de blé, 4, 31) : l’adjectif formé à partir de far (blé) possède un caractère dépréciatif, car il sert à décrire l’aspect rustre du mets que l’avare offre à ses esclaves, qui l’applaudissent lors d’une fête bucolique. Les vers de Perse sont un écho antinomique de l’anecdote bucolique de Calpurnius :

Calp. 4, 122-126, Ille dat, ut primas Cereri dare cultor aristas possit et intacto Bromium perfundere uino, ut nudus ruptas saliat calcator in uuas ut quoque turba bono plaudat saginata magistro, qui facit egregios ad peruia compita ludos, C’est lui, le prince, qui, par ses dons, permet au cultivateur de donner ses premiers épis à Cérès et d’inonder Bromius de vin pur, au fouleur à demi-nu de sauter sur les raisins qui éclatent et la foule rassasiée d’applaudir le bon maître qui offre des jeux magnifiques à la croisée des chemins ; Perse, 4, 28-32, Quandoque iugum pertusa ad compita figit, seiolae ueterem me- tuens deradere limum ingemit “hoc bene sit” tunicatum cum sale mordens cepe, et farratam pueris paudentibus ollam pannosam faecem morientis sorbet aceti !, Toutes les fois qu’il inaugure la fête de bienfaisance, effrayé de dépoussiérer une chopine de vin périmé il gémit : « Santé », puis mord dans un oignon avec la peau, agrémenté de sel, comme ses esclaves applaudissent à l’arrivée d’une marmite em- bouillassée, il gobe la croûte molle d’un vinaigre agonisant.

Dans ce portrait qui vise à ridiculiser un avare anonyme, la séquence farratam plau- dentibus est ironique : alors que chez Calpurnius cette acclamation est justifiée par l’ampleur du banquet, les esclaves dans ce cas applaudissent un met frugal. On voit bien la manière dont le néologisme permet à Perse de forger une locution ramassée par- ticulièrement expressive. Perse imite le thème de Calpurnius en conservant le fond, mais il en détourne le sens pour servir ses visées : il établit un parallèle entre la nourriture frugale et moisie servie par l’avare et son âme gâtée. Ce mot dépréciatif contribue à la parodie de la scène trouvée chez Calpurnius et plus largement de la poésie bucolique 6.

6. Dans sa thèse, J. Nani considère que Perse utilise une thématique bucolique dans sa troisième satire en réaction à la renaissance de l’âge d’or littéraire que Néron veut introduire. Perse voudrait donc critiquer le retour aux thèmes chers à Virgile, comme celui de la campagne, dont Calpurnius serait le représentant. Si cette hypothèse ne va pas à l’encontre de la nôtre, elle montre plutôt très vraissemblablement que Perse, d’une façon ou d’une autre, a produit un commentaire sur l’utilisation de la thématique bucolique. Il faut toutefois noter que l’auteur de cette thèse a subi l’influence de son directeur K. Freudenburg, dont la vision des Satires de Perse en tant que manifeste politique anti-néronien s’éloigne de notre conception des Satires. Pour plus de détails, cf. Nani, Traces of Dissent, Persius and the Satire of Nero’s Golden Age, p. 81-129 ; Pour comprendre la vision politique de K. Freudenburg, cf. son chapitre à ce sujet dans Freudenburg, « Persius : Of Narrative and

101 balanatus (parfumé d’huile de balanus, 4, 37) : l’adjectif est formé par le même procédé que farratus sur le substantif balanus, du grec βάλανος, sorte d’arbrisseau odoriférant : au sens de « parfumé d’huile de balanus », il sert ici à qualifier le nom gausape, trans- littération du grec γαυσάπης « barbe fournie ». Le contexte est celui d’une saynète dans laquelle un quidam s’exposant nu au gymnase est raillé par un passant pour avoir une barbe fournie aussi bien entretenue et les parties intimes aussi méticuleusement épi- lées. L’adjectif créé par Perse lui sert encore une fois à moquer le personnage visé : le néologisme détaille et exacerbe la préciosité de l’individu et renforce son caractère ridi- cule, par un mot tarabiscoté du grec qui l’est tout autant. Le mot et le personnage, en partageant les mêmes caractéristiques, énoncent un commentaire sur la translittération maladroite du grec. trutinari (examiner / peser, 3, 82) : ce verbe est mis dans la bouche d’un centurion rustre, qui se moque de la philosophie. Formé à partir du mot grec τρυτάνη (balance) son sens est celui de « juger », par copie sémantique du mot latin expendere (juger, ap- précier), sur la racine de pendere (juger) 7. S’il existe déjà un mot latin de même sens, on peut se demander pourquoi Perse a ressenti le besoin d’introduire ce néologisme dans l’expression confuse d’un militaire affirmant ne pas vouloir être un philosophe « qui pèse les mots avec sa lèvre allongée » 8. Il faut selon nous conférer à cet emploi ironique du grécisme trutinari une double finalité, immédiate et plus générale. Sur le plan direct de l’expression tout d’abord, l’emploi concret de l’expression figurée com- plexe — « les mots sont soupesés sur sa lèvre allongée » — accentue la confusion déjà présente dans l’argumentation de ce Centurion anti-philosophe. D’un point de vue plus large par ailleurs, l’usage maladroit d’un grécisme permet aussi à Perse de ridiculiser les compositions de ses contemporains, où les termes pseudo-savants ne visent qu’à

Cosmogony - Persius and the Invention of Nero » ; afin de comprendre pourquoi l’argumentation de K. Freudenburg est lacunaire, cf. R. Astbury, « Review of Satires of Rome : Threatening Poses from Lucilius to Juvenal », Classics Ireland 10 (2003), p. 74–77 ; J. K. Newman, « Review of Satires of Rome. Threatening Poses from Lucilius to Juvenal », Latomus 63 (2004), p. 192–193. 7. Cf. Harvey, A Commentary on Persius, p. 99. 8. (...)atque exporrecto trutinantur uerba labello(...).

102 l’ostentation : ce membre ignare de la soldatesque « à l’odeur de bouc » fait écho aux poètes-perroquets qui sans en comprendre le sens, répètent à l’envie les mots savants pour bien paraître.

Nous pouvons élargir notre réflexion grâce à une analyse groupée des néologismes formés à partir de noms propres : Ergenna (2, 26), Pulfenius (5, 190), Brisaeus (1, 76), Mimalloneus (1, 99), Cleantheus (5, 64), Heliconides (chol., 4), Troiades (1, 4). Parmi ces noms, Ergenna et Pulfenius seuls ne sont pas issus du grec : ce sont des créations inspirées de phonèmes à consonances étrusques pour l’une et archaïsantes pour l’autre 9. Les deux sont utilisés pour ridiculiser les personnages dans le texte : le premier désigne un aruspice dans un segment où Perse moque un hypocrite, l’autre désigne le même centurio ingens, abordé plus haut, qui se moque de la philosophie. Quatre autres appellations sont des déformations de noms propres à consonance grecque utilisés pour brocarder la production de littérature (Heliconides, Mimalloneus et Brisaeus 10) ou sa consommation (Troiades 11). En appliquant le même procédé de déformation indifféremment à un centurion niais, un philosophe, un prêtre inconnu et à ces noms propres de la littérature grecque, on doit penser que Perse veut tourner en ridicule leur emploi en tant qu’apparats de la sophistication littéraire.

C’est cet élément surtout qui retient notre attention et ces exemples suffisent pour gui- der notre réflexion : il ne faut pas tenter d’associer les néologismes à un programme de critique littéraire dans chaque contexte d’énonciation, mais plutôt comprendre com- ment l’acte de création néologique s’inscrit globalement dans la critique littéraire de Perse. Dans son analyse de Rabelais, D. Iehl, dans la même veine que Bakhtine, affirme que l’auteur, pour ruiner le discours scolastique, le transforme en une série d’images

9. Rampioni, « L’uso del neologismo in Persio », p. 285 ; W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer Eigennamen, Berlin, Weidmann, 1966, p. 216. 10. Le premier est utilisé pour se moquer d’une source d’inspiration poétique, dont nous avons discuté dans notre commentaire des Choliambes (p. 71), et les deux autres sont utilisés dans une parodie de poésie hellénisante à la mode. 11. Les Troiades sont le public imaginé par Perse de la poésie en vogue à Rome. Ils font référence à un passage de l’Iliade (2, 235) et son proverbialement associés à la peur de la censure publique ; cf. Harvey, A Commentary on Persius, p. 14.

103 infantiles et bouffonnes, qui provoquent le rire 12 : d’une façon analogue, les créations néologiques persiennes, par la fréquence répétée de leur emploi, viennent détruire les visées de sur-raffinement des cercles littéraires de Rome en pointant par le ridicule la futilité d’utiliser des mots précieux. Cette hypothèse est renforcée par les exemples analysés : dans leur contexte d’utilisation, les mots visaient déjà à ridiculiser soit un personnage qu’ils qualifiaient, soit un personnage qui les prononçait. Ces termes em- preints d’une puissance parodique sont rares, dans ces cas-ci uniques, tout en étant ironiquement du registre du laid, car non-officiels et familiers. Tout comme Rabelais déforme les corps en les enflant, en les transformant en protubérances hyperboliques, Perse déforme les mots qu’il emprunte ailleurs 13. Mais surtout, si nous considérons ces noms propres comme des corps figurés, on peut comprendre leur déformation néologique comme une enflure grotesque, une façon pour Perse de ramener la littérature vers la réalité concrète de l’acte d’écrire en réduisant ces mots sophistiqués en corps gonflés 14. Le prestige que confère l’usage de mots rares aux écrits est donc renversé par l’ironie et l’usage grotesque de néologismes ; l’acte d’emprunter des préciosités est désacralisé : les philhéllènes sont ramenés vers la réalité par les morphèmes hybrides persiens. À un

12. D. Iehl, Le grotesque, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 30. 13. F. D’Alessandro Behr considère également qu’en regard des travaux de Bakhtine, il est possible de lier les déformations corporelles décrites par Perse et le langage qu’il utilise ; cf. F. D’Alessandro Behr, « Open Bodies and Closed Minds ? Persius’ Saturae in the Light of Bakhtin and Voloshinov », The Bakhtin Circle and Ancient Narrative, sous la dir. de R. B. Branham, Groningen, Barkhuis, 2005, p. 260–296. 14. I. Darrault-Harris évoque que la création néologique peut être une façon pour les adolescents de faire coller le langage à la réalité de manière impulsive, c’est-à-dire en créant des néologismes pour les remplacer quelques semaines plus tard, Perse se situe à l’opposé de cette potentielle interprétation. En effet, Perse a une conscience de soi littéraire qui le met en contrôle de son acte d’écrire et chaque néologisme est créé avec une intention et non pas par manque de mot ; cf. I. Darrault-Harris, « Du néologisme comme accélérateur de la diachronie », Sémiotique et diachronie : actes du congrès de l’Association française de sémiotique, Université de Liège, AFS, 2013, p. 6-7.

104 usage recherché de mots précieux, à un langage littéraire qui dédaigne les néologismes 15, l’auteur oppose des mots rares de son cru : Perse voudrait par là induire un renouveau littéraire dont il serait impossible de revenir sans paraître complètement ridicule 16.

β) Grécismes et hellénophobie

Depuis le début de notre étude, nous avons mis en évidence le reproche appuyé du satiriste à l’égard de l’utilisation lors de la production de littérature latine d’éléments hellénisants (sujets, personnages, vocabulaire). Cette attitude hellénophobe remonte au moins à Lucilius et est un topos par excellence de la satire romaine 17 :

The satirist [Lucilius] keeps his distance, warily regarding his relationship to Greek philosophical teachings, as to Greek things generally, as one of “ours” versus “theirs.” But that should not deceive us. These poems, from Lucilius onwards, draw heavily on Greek precedents, especially diatribe, iambic poetry, and Greek Old Comedy. Many scholars, both ancient and modern, have seen this. Lucilius is demonstrably no hater of all things Greek. Rather, he plays on from time to time, as he has to, to place himself at a healthy, critical distance from his society’s philhellenic enthusiasms. (...) attacking not Greeks per se, but Roman enthusiasms for all things Greek.

D’un côté Perse lie son œuvre au canon de la satire latine en reprenant en tant que topos littéraire la critique modérée et amusée que présente Lucilius du philhellénisme des Romains ; de l’autre, il campe sa propre critique, intransigeante, dans la réalité et la dirige non contre les Grecs en général, ni même contre les auteurs grecs – il se revendique des comiques dans sa première satire, v. 123-125 – mais bien plutôt contre les écrivains philhéllènes qui lui sont contemporains 18.

15. J. Marouzeau affirme que la langue littéraire latine évite les néologismes ; cf. J. Marouzeau, Traité de stylistique latine, Paris, Les Belles Lettres, 1962, p. 134. 16. On pourrait en outre considérer qu’il voulut aussi centrer l’attention du lecteur sur la diversité et la polyvalence de la langue latine, terreau fertile de ses prédécesseurs, qu’il encourage à utiliser, aux dépens de la langue d’Homère. 17. Freudenburg, « Introduction : Roman Satire », p. 6. 18. W. C. Korfmacher croit lui aussi, à juste titre, que Perse continue la lutte amorcée par Lucilius et Horace, mais qu’il s’agit aussi d’une lutte concrète contre les poètes alexandrinistes de la cour littéraire de Néron ; cf. Korfmacher, « Persius as a Literary Critic ».

105 Cette observation renforce notre hypothèse selon laquelle les Satires sont en fait une critique de la littérature sur un fond de critique morale. Tandis que le poète a construit son réquisitoire moral à partir des observations de ses prédécesseurs, sa critique littéraire selon nous est réelle et réagit à la production contemporaine de littérature.

Si l’on s’attache à déterminer les rôles que jouent les nombreux grécismes 19 que l’auteur a introduit dans son texte, il fait peu de doute que leur usage soit ironique, comme le confirme le bref portrait que l’on peut brosser de leur utilisation.

Une vaste majorité des grécismes employée par Perse sert à associer la langue grecque à la déchéance ; ce sont des mots qui décrivent divers luxes de table, comme amomum (cardamome, 3, 104), casia (cannelier, 2, 64), cuminum (cumin, 5, 55), cinnamum (can- nelle, 6, 35), perna et piper (jambon et poivre, 3, 75) 20, rhombus (turbot, 6, 23), saperda (hareng salé, 5, 139) et thynnus (thon, 5, 183) ; des matériaux précieux ou marchands comme ebenus (ébène, 5, 135), hyacinthinus (d’hyacynthe, 1, 32), phalera (bijoux, 3, 30), sardonyx et stuppa (sardoine et étoupe, 5, 135) ; à l’esclavage, catasta (estrade où l’on vend les esclaves, 6, 77) et scutica (fouet, 5, 131) ; finalement les symptômes physiques d’une vie dépravée, chiragra (goutte des mains, 5, 68) et popa (ventre gras, 6, 74).

Divers grécismes sont également utilisés dans des parodies poétiques pour associer la langue grecque à la mauvaise poésie, c’est le cas de bombus (1, 99), corymbus (1, 103), delphin (1, 94) et echo (1, 102). Le lien avec la critique est dans ce cas aisé à établir.

D’autres termes méritent plus d’attention. À commencer par poetris et nectar (prol. 13-14) qui interviennent à la fin des Choliambes alors que l’auteur bafoue les poètes cherchant avidement le gain :

19. L’inventaire détaillé de ces grécismes se trouve chez Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius, p. 26. Nous avons cependant catégorisé ces termes nous-même. 20. Ces deux derniers mots ne sont pas des luxes de table, mais sont traités comme tel par le personnage de l’avocat dans le texte.

106 P. prol. 13-14, quod si dolosi spes refulserit nummi, / coruos poetas et poetridas picas / cantare credas Pegaseium nectar, Et ne serait-ce que l’espoir d’un sou frauduleux venait à luire, là tu croirais en- tendre ces corbeaux-poètes et ces pies-poétesses chanter la crème des Muses.

Le premier est un substantif créé selon la morphologie grecque 21, un hapax qui met en relief, comme le souligne G. A. Rampioni 22, le snobisme de ces poètes aviaires. L’emploi est donc moqueur et ironique, mais il révèle également le type de tournure grécisante dénoncée par Perse. Quant à nectar, dont nous expliquions en détail l’origine dans le chapitre précédent 23, il qualifie le produit littéraire de ces poètes avec autant de faux sérieux. En utilisant des grécismes pour qualifier et l’auteur et son travail, Perse donne ce double sens aux vers : il se moque de la mondanité affectée des poète-oiseaux et de leur usage de mots hellénisants.

Le terme plasma (1, 17) translittéré du grec, mérite également attention. Il intervient dans une saynète (1, 13-21) qui présente un lecteur maniéré pénétrant son auditoire de poésie à la mode : « la poésie pénètre leurs reins » 24. Le passage dans son ensemble est une énumération de caractéristiques pour discréditer le lecteur et plasma, terme technique et rhétorique, vient qualifier le timbre de sa voix : « tu auras rincé ta gorge souple avec un vibrato maniéré 25 ». La transmission de la poésie est ainsi ridiculisée par la préciosité linguistique de ce mot grec qui désigne une modulation de la voix également méprisée par Quintilien :

21. « Au suffixe de noms d’agent en -της correspondaient pour les personnes du sexe féminin les suffixes -τρια, -τειρα et -τρις. Ces deux derniers n’ont pas de représentants parmi les emprunts du latin. Il reste poetris de Perse, prol. 13, sans correspondant grec (acc. plur. poetridas : var. poetrias) » ; tiré de J. André, Emprunts et suffixes nominaux en latin, Genève, Librairie Droz, 1971, p. 103. 22. Rampioni, « L’uso del neologismo in Persio », p. 294. 23. Cf. supra, p. 81. 24. (...)carmina lumbum intrant (...). 25. (...)liquido cum plasmate guttur mobile collueris.

107 Quintilien, 1, 8, 2, Mais par dessus tout, la lecture doit être faite d’une voix mâle, combiner la douceur et la gravité, ne pas ressembler à une lecture de prose, car la poésie est un chant et les poètes protestent qu’ils sont des « chantres » ; mais cela ne justifie aucunement une lecture dégénérant en psalmodie ou en modulation efféminée, comme c’est aujourd’hui la mode 26.

Le grécisme sert donc ici à se moquer du poète maniéré par son signifié, qui attaque sa manière de réciter la poésie, et par son signifiant, qui associe ce mot grec précieux à sa personne et à son entreprise poétique : la critique de la transmission de la poésie est ainsi également dirigée non pas seulement envers le contenu transmis, mais aussi vers la façon de transmettre la poésie.

On peut ranger dans la même catégorie les grécismes elegidion (petite élégie, 1, 51), heros (héros, 1, 69), antitheton (antithèse, 1, 86) et même ocima (basilic, 4, 22) 27 qui qualifient des productions littéraires dans différents contextes risibles ; citons également psittacus (perroquet, prol. 8), qui désigne un producteur de mauvaise littérature, sam- bucca (sorte de harpe, 5, 95), en tant qu’instrument de production artistique joué par un incompétent, et enfin scomber (sorte de poisson, 1, 43), dont un mauvais poème est l’emballage et qui désigne donc le sort de la mauvaise production poétique.

Les deux derniers cas que nous évoquerons sont notables parce qu’ils relèvent du registre populaire. Le nom sanna (moquerie, 1, 62 ; 5, 91) est la translittération du mot σάννας (fou, insensé), utilisé seulement par les poètes comiques grecs 28. Perse use de celui-ci à deux reprises : dans le premier passage, il désigne les moqueries qu’un public composé de clients fait derrière le dos d’un patricien qui récite ses compositions ; la deuxième occurrence apparaît tandis qu’il demande à un affranchi de se calmer pour pouvoir lui expliquer ce qu’est la vraie liberté : « fais tomber la colère et la moquerie ridée de ton

26. Quintilien, 1, 8, 2, sit autem in primis lectio uirilis est cum suauitate quadam grauis, et non quidem prorsae similis, quia et carmen est et se poetae canere testantur ; non tamen in canticum dissoluta, nec plasmate, ut nunc a plerisque fit, effeminata. 27. Comme dans son contexte il apparaît dans la locution canto ocima (vanter son basilic). 28. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 2001 (1932), sv. sanna, p. 593 ; Wehrle, The Satiric Voice : Program, Form and Meaning in Persius and Juvenal, p. 74. Juvénal l’emploira par la suite dans le sens de « grimace » ; cf. Juvénal, Satires, 2, 306.

108 nez » 29. À nouveau un mot grec est utilisé pour brocarder autrui : la moquerie s’exerce à l’encontre de la production littéraire d’un personnage et du caractère agité et non maîtrisé de l’autre ; l’emploi est d’autant plus remarquable qu’il se double d’une forme de mise en abyme, puisque le mot lui-même signifie « moquerie ».

Le second cas est celui du composé artocreas, un hapax créé par la double translit- tération de ἄρτος (pain) et de κρέας (viande). Le mot n’existe pas non plus dans la littérature grecque 30. Perse emploie ce terme pour menacer son héritier fictif, qui dila- pidera sa fortune par des largesses au peuple.

L’inventaire que nous avons choisi permet de comprendre que Perse utilise les grécismes dans des contextes toujours péjoratifs. Les poètes dont il se moque ont recours au grec pour rehausser pitoyablement leur jargon, tandis que lui en use dans un répertoire po- pulaire ou comique, pour rabaisser tel ou tel personnage, pour décrier une littérature risible ou pour conférer une idée de déchéance à la langue grecque. Comme nous l’avons noté plus haut, l’usage ridiculisé ou contraire à la normale sert un programme de mise à nu de procédés littéraires trouvés ailleurs : le satiriste dénonce l’emploi de grécismes comme apparats de la sophistication littéraire. L’utilisation de mots appartenant au registre du laid, comme sanna et artocreas, qui font partie de l’expression populaire 31 illustre bien cet emploi contraire par lequel il dénonce une pratique en la ridiculisant. Ainsi Perse n’aurait-il pas seulement élaboré un programme de critique littéraire, mais viserait également à éradiquer de la carte cette littérature : hypothèse que nous tente- rons de démontrer dans la section suivante.

29. (...) ira cadat naso rugosaque sanna(...). 30. En latin, il apparaît dans l’inscription CIL, 9, 5309 à la base d’une statue : ... ornetur dedicatione, artocria populo Cuprensi dedit, « Il est honoré lors de cette dédicace ; il donna du pain et de la viande au peuple de Cupra » ; de nombreux dictionnaires et auteurs conçoivent ce mot comme une sorte de pâté à la viande, tandis que le Gloss. II 209, 48 l’assimille à uisceratio, c’est-à-dire un don de viande au peuple. Artocreas serait donc, plus vraissemblablement un don de pain et de viande au peuple ; cf. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 833. 31. Pour un portrait global de l’utilisation par Perse du vocabulaire vulgaire et du langage familier, cf. V. Gérard, « Le latin vulgaire et le langage familier dans les Satires de Perse », Le Musée belge 2 (1897), p. 81–103 ; l’auteur tire la majorité de son matériel de Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius.

109 γ) La décrépitude morale et littéraire

J. C. Bramble, dans son ouvrage consacré à la critique programmatique chez Perse 32, avance l’idée que le poète a créé des images qui s’attaquent à la fois aux mœurs et à la littérature : selon lui, la maladie, les vêtements et l’apparence, le caractère effé- miné, la nourriture et la boisson sont des thématiques terminologiques que Perse utilise pour critiquer les deux éléments à la fois 33. Le savant anglais traite en majeure par- tie des influences que Perse a pu recevoir d’autres auteurs sans toutefois procéder à l’étude détaillée d’extraits des Satires ; aussi nous semble-t-il pertinent, pour compléter sa réflexion, d’analyser de plus près le vocabulaire des scènes où apparaissent des per- sonnages critiqués pour leur vice, puis celui des scènes où il est question de production / transmission / consommation de littérature.

Débutons notre analyse par ce bref extrait :

P. 2, 41-43, Poscis opem neruis corpusque fidele senectae. / esto, age. sed grandes patinae tuccetaque crassa / annuere his superos uetuere Iouemque morantur, Tu réclames de la force pour tes muscles et un corps fidèle jusque dans la vieillesse. Soit, j’y consens, mais tes énormes casseroles et tes grasses conserves s’opposent au consentement divin et freinent Jupiter.

Ce passage qui critique les prières hypocrites voit un homme émettre le vœu de vieillir en santé, en adoptant cependant des habitudes de vie malsaines qui ne lui permettront pas d’atteindre le grand âge escompté. La seule cause de sa future mort prématurée est une alimentation surabondante, grandis, et grasse, crassa. C’est là une optique toute rabelaisienne, une image grotesque qui lie la mort à la bouche grande ouverte, c’est-à- dire à une consommation démesurée de nourriture. Le vice, ici l’hypocrisie, est lié au Bas corporel, à la nourriture et au gras : si ses conserves, patinae, sont grasses, c’est l’homme en question qui le deviendra. La thématique se poursuit quelques vers plus loin (47-48), lorsqu’un homme essaie de faire prospérer son troupeau en sacrifiant ses

32. Bramble, Persius and the Programmatic Satire : A Study in Form and Imagery, p. 35-59. 33. W. T. Wehrle constate aussi que Perse crée un lien étroit entre les vices corporels : l’obésité, la maladie et l’insalubrité et les vices moraux et éthiques. Wehrle, The Satiric Voice : Program, Form and Meaning in Persius and Juvenal, p. 92.

110 bêtes. Toutes ses actions contraires à la logique sont liées au gras et à la mort : il liquéfie le gras de ses vaches (in flammis iunicum omenta liquescant), offre à Mercure de grasses pâtisseries (opimo ferto) et des tripes (extis). Cette association entre le vice et le gras viscéral est rendue plus explicite encore dans l’extrait suivant, lorsque l’auteur dresse le portrait d’un scélérat si profondément enfoncé dans le vice qu’il y est rendu insensibilisé :

P. 3, 31-34, non pudet ad morem discincti uiuere Nattae ? / sed stupet hic uitio et fibris increuit opimum / pingue, caret culpa, nescit, quid perdat, et alto / demersus summa rursum non bullit in unda, Tu n’as pas honte de vivre comme cette crapule de Natta ? Lui au contraire, est insensibilisé par le vice, qui s’est incrusté avec la graisse plantureuse dans ses fibres, il ne ressent plus de remords, ignorant de sa perte, plongé dans les profondeurs, aucune bulle ne remonte à la surface.

Le vice, uitium, est ici matérialisé et s’incruste physiquement dans les entrailles de l’homme (fibris), où il s’attache à ses corps adipeux (opimum pingue), « la grasse graisse » : la moralité pervertie de l’homme se reflète en quelque sorte directement dans sa constitution physique, à tel point que par l’image grotesque « plongé dans les profondeurs, aucune bulle ne remonte à la surface », l’auteur donne l’impression que le personnage est plongé profondément dans sa propre graisse, dont ses vices sont indis- sociables.

Un peu plus loin, est dressé le portrait d’un autre homme qui consomme de la mauvaise nourriture jusqu’à en subir les conséquences morbides :

P. 3, 88-93 ; 98-102,“Inspice, nescio quid trepidat mihi pectus et aegris / fauci- bus exuperat grauis halitus, inspice, sodes,” / qui dicit medico, iussus requiescere, postquam / tertia compositas uidit nox currere uenas, / de maiore domo modice sitiente lagoena / lenia loturo sibi Surrentina rogabit (...) turgidus hic epulis atque albo uentre lauatur, / gutture sulpureas lente exhalante mefites. / sed tremor inter uina subit calidumque trientem / excutit e manibus, dentes crepuere retecti, uncta cadunt laxis tunc pulmentaria labris, « Examinez-moi, j’ignore pourquoi, mais la poitrine me débat, mon haleine fétide remonte de ma gorge malade, examinez-moi s’il-vous plaît. » À qui parle ainsi au médecin est prescrit le repos ; mais, au bout de trois nuits, notre malade constate que son pouls court normalement et quémande un flacon de soif modérée, du vin de Sorrento, dans une excellente maison, avant de prendre son bain. (...) Notre

111 homme, tuméfié par son festin, le ventre distendu, va se baigner et exhale lente- ment de sa gorge des fumets sulfureux. Entre deux verres de vin, il est pris d’un tremblement qui lui arrache sa coupe chaude des mains, ses dents découvertes claquent et le foie gras tombe de sa bouche relâchée.

Ce passage est une analogie dont le but est d’encourager les gens à s’instruire et à apprendre la philosophie. Selon cette logique, si l’on ne prend pas soin de son esprit, surviendront des conséquences similaires à celles subies par cet homme qui néglige son corps. L’analogie est certes pertinente, mais il est difficile de croire que Perse aurait étendu aussi longuement cette scène dans le seul but d’établir un simple parallèle. Se- lon nous, cet extrait a sa propre fonction 34 : il vise à montrer que la consommation de mauvaise nourriture mène à la mort. En effet, cette saynète permet d’enrichir le matériel sémantique qui associe la gueule ouverte 35 (faucibus), un trou béant primordial, au gro- tesque, à la mort (fauces aegri, « gorge malade »), autre élément grotesque essentiel 36. Dans un premier temps s’échappe de celle-ci, comme des bouches de l’enfer 37, une hu- meur fétide (grauis halitus), qui par l’entremise du médecin avertit notre personnage de son destin funeste. Mais cet avis est insuffisant, tout comme les admonestations de son ami (vers 94-97), et le malade dépérit dans une scène éminemment carnavalesque où le

34. K. Reckford a aussi qualifié cette description de grotesque, mais n’a pas exposé les causes de son jugement ; cf. Reckford, « Reading the Sick Body : Decomposition and Morality in Persius », p. 347. 35. « Parmi tous les traits du visage humain, seuls la bouche et le nez (ce dernier comme substitut du phallus) jouent un rôle important dans l’image grotesque du corps. (...) Cependant, pour le grotesque, la bouche est la partie la plus marquante du visage. La bouche domine. Le visage grotesque se ramène en fait à une bouche bée, et tout le reste ne sert qu’à encadrer cette bouche, cet abîme corporel béant et engloutissant » ; et plus loin : « La bouche bée joue également (...) un rôle majeur. Elle est, bien entendu, reliée au « Bas » corporel topographique : la bouche est la porte ouverte qui conduit au Bas, aux enfers corporels. L’image de l’absorbtion et de la déglutition, image ambivalente très ancienne de la mort et de la destruction, est liée à la bouche grande ouverte. De plus, de nombreuses images de banquet sont rattachées dans le même temps à la bouche grande ouverte (gosier et dents) » ; puis finalement : « Dans la topographie grotesque, la bouche correspond aux entrailles, (...), l’entrée des Enfers est représentée comme la bouche grande ouverte de Satan (« la gueule d’enfer ») ». Dans : Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p. 315, 323 et 327. 36. La mort est essentielle au corps grotesque, parce qu’elle le transforme. Le corps grotesque en effet est inachevé et changeant. 37. C. Pisano voit aussi dans cette description une symbolique plus riche que la simple description d’une haleine fétide, il considère qu’il s’agit là de « l’infernale locus fetidus ricordato da Virgilio ». Selon lui la gorge du personnage de la crapule est associée – dans une conception symbolique de l’anatomie – à un abysse infernal. C. Pisano,« Gutture sulphureas lente exhalante mefites : anatomia simbolica e rappresentazioni latine del crapulone », Bollettino di studi latini 44 (2014), p. 563.

112 banquet est cause d’une mort apoplexique. L’auteur y décrit la conséquence physique d’une absorption démesurée de nourriture : un ventre distendu et gras (turgidus epulis atque albo uentre) ; puis, la mort se matérialise par la description des exhalaisons, ré- sultats de ses excès (gutture sulpureas lente exhalante mefites). On est en quelque sorte en présence d’une mise en abyme, puisque son estomac, d’où s’échappe une puanteur, est associé aux enfers : c’est sa bouche ouverte, claquant (dente crepuere retecti) et se relâchant (laxis labris), qui signale sa fin. Enfin l’accent est mis sur ce qui sort du corps et plus particulièrement de la bouche 38 : s’échappe de ses lèvres le surplus de nourriture grasse (cadunt uncta pulmentaria) qui, avec les fumets, participe à créer une image grotesque.

La dynamique et le vocabulaire qui unissent ces passages nous permet de les rapprocher d’un extrait, où Perse (l’interlocuteur) raille un riche patricien qui pour composer son public attire la foule de ses clients par des plaisirs de table et des vêtements :

P. 1, 53-57, calidum scis ponere sumen, / scis comitem horridulum trita donare lacerna, / et “uerum,” inquis, “amo, uerum mihi dicite de me.” / qui pote ? uis dicam ? nugaris, cum tibi, calue, / pinguis aqualiculus propenso sesquipede extet, Tu sais servir des tétines de truie fumées, tu sais offrir des guenilles à qui te suit en grelottant. Tu dis : « J’aime le vrai, dites-le-moi sur moi ! » Perse : Qui peut ? Tu veux que j’te dise ? Tu dis des niaiseries crâne d’œuf, ta grasse bedaine ressort en pendant d’un pied et demi.

Deux éléments rendent cette comparaison judicieuse. Dans le contexte dressé par Perse le patricien récite de la poésie à son public, mais le poète le décrit seulement en train de servir de la nourriture ; ce premier point conforte la vision de S. Bartsch 39 sur le traitement de la transmission de la poésie par Perse : l’auteure considère en effet que

38. « Rabelais s’intéresse à tout ce qui sort, fait saillie, dépasse du corps, tout ce qui cherche à lui échapper » : Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, p. 315. 39. Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural, p. 15-63.

113 Perse assimile la poésie à de la nourriture. Sur ce point l’exemple est frappant, puisque les deux éléments y sont indissociables ; en montrant le personnage du patricien servant un mets très précieux 40, l’auteur laisse entendre que sa poésie sera, elle, alambiquée.

Perse (l’interlocuteur) raille par la suite la performance avec un seul mot, le verbe nugari (dire des balivernes), mais prend l’espace d’un vers pour décrire le ventre protubérant du poète. Son ventre, littéralement un « petit baquet d’eau » (aqualiculus) est gras (pinguis) et prodigieusement enflé (propenso sesquipede extet). Or on sait que le gras et le ventre obèse sont pour Perse symptomatiques du vice et qu’il reproche à cet homme de produire et transmettre de la mauvaise poésie ; la conclusion logique est que la mauvaise poésie est un vice. Ce patricien serait donc gros en raison d’une absorbsion de mauvaise poésie, qu’il doit régurgiter à son public. L’hypothèse est renforcée par la présence du mot sesquipes : en effet, le terme dans l’Art poétique d’Horace (v. 97) qualifie des mots trop longs (sesquipedalia uerba) : il apparaît clairement que Perse voulait fusionner l’idée d’un défaut poétique et d’un défaut corporel, des mots boursouflés et un ventre trop enflé.

On notera qu’un peu plus tôt dans cette même satire (1, 30-31), l’accent était mis déjà sur le parallèle qui unit l’absorption de nourriture et celle de mauvais poèmes. L’auteur rapproche le fait d’avoir le ventre plein à la consommation de poésie :

P. 1, 30-31, ecce inter pocula quaerunt / Romulidae saturi, quid dia poemata narrent, Voici que, entre deux coupes de vin et rassasiés / gras, les descendants de Romulus demandent ce que racontent les divins poèmes.

On constate la même ambiguïté à déterminer si le public est rassasié, satur, de poésie ou de nourriture : c’est de facto associer la poésie dont Perse se moque à l’excès et donc au vice.

40. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 180.

114 Cette assimilation de la mauvaise littérature au vice supporte notre affirmation an- térieure selon laquelle Perse ne se contente pas de critiquer la littérature mais vise également à l’éradiquer, comme on voudrait le faire d’un vice. Par opposition, ceux qui étudient la philosophie observent une diète modérée. Dans la cinquième satire, Perse (l’interlocuteur) s’adresse à son maître Cornutus, lui remémorant les instants qu’ils ont passés ensemble :

P. 5, 43-44, unum opus et requiem pariter disponimus ambo, / atque uere- cunda laxamus seria mensa, Tous les deux combinions en un notre travail et notre repos aussi, mettant même de côté les sujets sérieux lors de repas frugaux.

Il va sans dire que cette consommation de nourriture est à l’extrême opposé de celle que pratiquent les personnages viciés. Dans l’idéal persien, comme il l’indique à l’ouverture de son œuvre 41, consommer de la philosophie, ou du moins se questionner sur la vie et non sur les préoccupations quotidiennes, rime avec une alimentation modeste et donc saine. Dans cet extrait, le repas modéré est accompagné d’une discussion sur des sujets parfois exempts de sérieux (seria) : Perse ne prêche donc pas non plus dans l’ascétisme immodéré et cette description vise à défendre une vie équilibrée dans les idées comme dans l’alimentation.

Un peu plus loin, on voit que ceux qui ne se posent aucune question en subissent les conséquences directes sur leur corps :

P. 5, 52-61, Mille hominum species et rerum discolor usus, / uelle suum cuique est nec uoto uiuitur uno. / mercibus hic Italis mutat sub sole recenti / rugosum piper et pallentis grana cumini, / hic satur irriguo mauult turgescere somno, / hic campo indulget, hunc alea decoquit, ille / in uenerem putris ; set cum lapidosa cheragra / fregerit articulos veteris ramalia fagi, / tunc crassos transisse dies lucemque palustrem / et sibi iam seri uitam ingemuere relictam, Il y a mille et une sortes d’hommes, on en voit de toutes les couleurs, chacun a son sens propre, il n’y a pas une seule façon de vivre. . . En voilà un qui échange au Levant des marchandises italiennes contre du poivre ridé et des grains de cumin pâle, là, gavé de mets et arrosé de vin, un autre préfère s’engraisser en somnolant,

41. Cf. 1, 1, O curas hominum, o quantum est in rebus inane !, « Ah les angoisses des hommes ... Ah comme leurs affaires quotidiennes sont futiles ».

115 un autre passe sa vie au gym, celui-là réduit ses fonds en sauce au casino, celui-ci est putréfié par les plaisirs de l’amour ; mais quand la goûte pierreuse aura noué leurs articulations, semblables aux branchages d’un vieil hêtre, alors ils soupirent, hélas !, d’avoir passé leurs journées dans la brume, dans une lumière fangeuse, d’avoir raté leur vie.

Cet excursus pointe de nombreux vices qui, selon le satiriste, peuvent gâcher une vie (uitam relinquere) ; on observe à nouveau la référence immédiate à la goinfrerie (satur irriguo mauult turgescere somno), liée au sommeil et donc par extension à la mort. Mais deux autres cas moins directs sont présentés par Perse : un autre individu par excès des plaisirs de l’amour est devenu fétide, pourri et corrompu (putris), tandis qu’un autre encore dilapide son argent dans les jeux de hasard – le verbe utilisé pour décrire cette réduction de fonds est tiré du jargon culinaire (decoquere). Ainsi l’expression directe ou métaphorique permet à Perse de condamner tous les vices qu’il dénonce, dans cette dynamique grotesque que nous avons constatée.

Le plus intéressant cependant demeure la description de la conséquence de ces abus. En effet, que le vice affecte directement le corps (voracité ou plaisirs charnels) ou non (jeux de hasard), la conséquence est la même : leurs articulations (articuli) sont détruites par la goutte pierreuse (lapidosa cheragra). Cette goutte est une déformation, une enflure rabelaisienne qui transforme le corps des protagonistes. C’est l’absence de soin de l’âme, cura animi 42, par la philosophie qui les conduit à cet état, c’est le fait d’avoir donné la priorité à ces occupations malsaines qui se reflète sur leur corps.

Par ailleurs, Perse utilise encore une fois un mot lié au gras pour qualifier la vie de tels personnages, plus précisément pour désigner leur quotidien : tunc crassos transisse dies, « d’avoir passé des jours gras », rapprochement des expressions « avoir passé des jours opaques », obscuri dies et « un air lourd », crassum aer 43. L’auteur fusionne les deux formules pour créer une métaphore illustrant vivement la futilité de la vie de ceux qui ne s’intéressent qu’aux choses du quotidien, à leurs envies et leurs désirs, sans réfléchir

42. Harvey, A Commentary on Persius, p. 142. 43. Ibid., p. 144.

116 davantage aux questions plus fondamentales. Il faut bien sûr comprendre que cet aspect doit se refléter dans la composition d’une œuvre : une bonne littérature devrait porter le lecteur à se questionner et pas seulement à satisfaire son divertissement.

Ailleurs, on peut voir ce lien entre vice et maladie dans la description de littérature que Perse juge mauvaise :

P. 1, 22-23, tun, uetule, auriculis alienis colligis escas, / articulis quibus et dicas cute perditus ’ohe’ ?, (Perse l’interlocuteur) – Hey vieux chnoque, c’est toi, les membres gouteux et la peau ruinée, qui ramasses la pitance pour les oreilles étrangères, à la lecture desquels tu dirais : « Pitié ! Au secours ! » ?

On constate tout de suite que ce vieillard, qui compose des poèmes dont il est lui- même rebuté, est affligé d’un mal semblable à celui des personnages précédents. On note d’abord que, conformément à la théorie élaborée plus tôt selon laquelle Perse assimile la poésie à de la nourriture, les poèmes qu’il récite sont qualifiés sans détours d’aliments, escae, dont il se sert pour nourrir les (petites) oreilles, auriculis, de son public : ce protagoniste, parce qu’il « ramasse » (colligo) de mauvais vers, voit également ses articulations (articuli) et sa peau (cutis) ruinés (perditus).

On peut donc affirmer que, dans l’univers persien, la consommation, la transmission et la production de mauvaise poésie rend obèse et goutteux, comme c’est le cas aussi lors- qu’on occupe sa vie par un vice comparable. Mais, il arrive aussi que l’œuvre physique elle-même soit assimilée au corps déformé de son auteur. C’est ainsi que le poète décrit deux œuvres qu’il méprise :

P. 1, 76-78, est nunc Brisaei quem uenosus liber Acci, / sunt quos Pa- cuuiusque et uerrucosa moretur / Antiopa, Aujourd’hui encore, il y en a qui traînent dans le livre à varices d’Accius le bachique et d’autres, dans l’Antiope ridée de Pacuvius.

Cette réplique intervient tout juste après une fausse citation de poésie à la mode, que nous avons déjà commentée (v. 71-75, p. 88). Elle semble s’attaquer au goût des poètes qui tirent leur inspiration et leur vocabulaire des tragiques archaïques que sont Accius et Pacuvius. Le vocabulaire utilisé pour railler les œuvres de ces poètes est frappant :

117 Perse qualifie le livre de l’un de uenosus, « veineux », et la protagoniste principale de l’œuvre de l’autre de uerrucosa, « verruqueuse ». La signification de ces deux termes provient selon nous du lien qu’entretiennent le vice et la mauvaise littérature avec la déformation du corps. Ces déformations corporelles seraient donc symptomatiques d’un vice : le caractère vieilli des œuvres. Pour Perse le contenant corporel reflète le contenu animé et dans ce cas le contenu littéraire. L’indifférenciation entre vice et mauvaise littérature indique au lecteur que cette dernière, comme tout autre vice, doit être éliminée pour tendre vers la vertu.

δ) La physionomie du poète

Au fil de ces analyses lexicales mettant en relief les liens établis entre vice et littérature, est apparu de manière constante un rapport, de fond et de forme, entre anatomie et poésie, et plus précisément une corrélation tendant à rapprocher, dans un mouvement satirique, poésie et nourriture.

Le premier champ d’exploitation de cette thématique est constitué par les caractéris- tiques physionomiques des poètes viciés et le fonctionnement de leur corps. Le relevé de toutes les allusions anatomiques permet de comprendre la production et la transmis- sion de poésie d’un point de vue biologique. Apparaissent ainsi au fil des vers nombre d’organes dont Perse va figurer les caractéristiques pour asseoir sa démonstration : foie, ventre, poumons, bouche, palais, gorge, yeux, oreilles, reins et cou.

À l’origine de la création, c’est le ferment et le figuier qui font gonfler le foie des poètes, jusqu’à ce qu’il explose :

P. 1, 24-25, quo dicisse, nisi hoc fermentum et quae semel intus / innata est rupto iecore exierit caprificus, (Un rival) – Pourquoi avoir appris, si le ferment et le figuier qui sont nés en nous, à l’intérieur, ne rompent pas notre foie pour sortir au jour.

Lorsque leur foie éclate, c’est le ventre, maître d’arts, qui digère et produit la poésie à partir de cette explosion inspiratoire (Chol., 10-11) :

118 P. prol. 10-11, magister artis ingenique largitor / uenter, negatas artifex sequi uoces, Docteur ès lettres et dispensateur d’esprit : leur ventre vorace est un artisan qui s’adonne à la voix qu’on lui refuse.

On peut considérer que ces « voix refusées », negatas uoces, signifient l’idée que le ventre ne peut s’exprimer seul, c’est pourquoi Perse prend la peine de détailler les organes qui devraient aider ce uenter artifex à parler. Il dispose en effet de poumons, peinant il est vrai à produire le souffle nécessaire pour exprimer la création gastrique :

P. 1, 14, grande aliquid, quod pulmo animae praelargus anhelet, (...) quelque propos sublime, qui, le souffle ample, halète un seul poumon.

Pour produire les sons et pour chanter le nectar des Muses, les poètes sont en outre dotés de becs aviaires :

P. prol. 13-14, coruos poetas et poetridas picas / credas Pegaseium nectar, (...) là tu croirais entendre ces corbeaux-poètes et ces pies-poétesses chanter la crème des Muses.

Leur palais déficient les empêche cependant de bien prononcer les mots :

P. 1, 35, ac tenero supplantat uerba palato, (...) puis de son palais débile avorte les mots.

Par chance, semble ironiser Perse, l’énonciation claire des mots ne paraît pas être leur priorité : il évoque leur gorge souple, qui produit les modulations nécessaires à l’exci- tation du public :

P. 1, 17-18,liquido cum plasmate guttur / mobile collueris, tu auras rincé ta gorge souple avec un vibrato maniéré.

Ils ont également recourt à leurs yeux exorbités pour exciter, voir pénétrer le public :

P. 1, 18, patranti fractus ocello, (...) l’œillade au climax.

119 S’ils ont recours à leurs yeux en tant que substituts du phallus (patro), c’est qu’ils en sont dépourvus ; Perse mentionne plus loin que l’appareil masculin de ces poètes est incomplet, tandis que les poètes antérieurs le possédaient intégralement :

P. 1, 103-104, haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ?, Créerait-on ça, si la moindre veine des couilles ancestrales vivait en nous ?

Enfin, le ventre ne se contente pas d’une seule paire de poumon, d’une gorge et d’un bec pour la déclamation de sa création ; il a plutôt recours à cent bouches et cent langues, ou du moins est-ce la quantité qu’il réclame :

P. 5, 1-2, uatibus hic mos est, centum sibi poscere uoces, / centum ora et linguas optare in carmina centum, Les poètes ont l’habitude de réclamer cent voix pour eux, de souhaiter cent bouches et langues pour cent œuvres.

C’est plutôt l’ampleur de la récitation qui compte et lorsque Perse raille la qualité de leur poésie, l’un d’eux évoque la fragilité de ses oreilles, qui ne peuvent supporter la critique, c’est-à-dire les propos railleurs du satiriste de Volterra :

P. 1, 107-108, sed quid opus teneras mordaci radere uero / auriculas ?, Mais pourquoi écorcher nos oreilles fragiles avec ta vérité corrosive ?

Si leurs oreilles ne leurs permettent pas de soutenir la critique, elles ne sont pas plus capables d’apprécier correctement les œuvres qu’elles entendent ; Perse note bien que, tel Midas, tous les habitants de Rome ont des oreilles d’âne :

P. 1, 121, auriculas asini quis non habet ?, (...) mais qui n’a pas des oreilles d’âne ?

Tous dotés de ces oreilles d’âne, les membres du public ont cependant une anatomie moins complexe, que Perse néanmoins prend soin de décrire en lien avec la consomma- tion de la poésie. En effet, ils disposent au premier plan d’un derrière pour se trémousser aux sons émis par le poète chanteur et pour recevoir la poésie qui stimule ce canal in- terne avant d’atteindre leurs reins :

120 P. 1, 20-21, ingentes trepidare Titos, cum carmina lumbum / intrant et tremulo scalpuntur ibi intima uersu, Regarde alors Pierre, Jean, Jacques, bien robustes, frémissant sans pudeur aucune, gémissant sans retenue, alors que la poésie pénètre leurs reins et qu’ils sont titillés quand un de tes vers trémulant leur gratte l’intime palpitant.

Ce public aux oreilles incapables de leur rendre la poésie intelligible consomme ainsi par les reins ce qu’il croit être de la poésie ; une simple déclamation stylée au tribunal suffit dès lors à mouvoir son arrière-train :

P. 1, 87, an, Romule, ceues ?, (...) tu te remues le derrière Grand Chef ?

Lorsqu’ils ne sont pas en train de se trépigner, ils ont un cou relâché (1, 98), laxa ceruice, qui souligne une fois de plus leur faiblesse et leur mollesse, ou plus généralement, leur passivité et leur absence de réflexion. Le cycle anatomique est finalement conclu dans l’éventualité où ce public est stimulé par une œuvre ; l’auditeur dispose de lèvres pour la répéter

P. 1, 41-42, an erit, qui uelle recuset / os populi meruisse, En sera-t-il un, pour refuser d’aspirer à l’honneur d’être sur les lèvres du peuple.

Devant cette scène licencieuse, profondément carnavalesque et grotesque, que peut faire le satiriste sinon éclater de rire ? Il dispose pour ce faire d’un organe central à sa composition poétique, une rate effrontée :

P. 1, 12, quid faciam ? – sed sum petulanti splene – cachinno, Que puis-je faire ? Hey ! j’ai la rate effrontée, je pouffe de rire !

L’association de la rate au rire n’est pas propre à Perse, on la retrouve notamment chez Pline :

Pline, Hist. nat. 11, 80, Certains pensent que, chez l’homme, [l’]ablation [de la rate] entraîne la perte du rire, et que le rire immodéré dépend de sa grosseur 44.

44. Pline, Hist. nat. 11, 80, sunt qui putent adimi simul risum homini, intemperantiamque eius constare lienis magnitudine.

121 S’il est important de noter que le poète de Volterra rit, c’est surtout la qualification de sa rate qu’il faut relever ; le mot petulans en effet dénote l’aptitude et la disposition à l’attaque et à l’effronterie : ce rire effronté serait donc la capacité du satiriste à critiquer tout le processus de production / transmission et consommation de la littérature.

Par ailleurs, il existe chez les Anciens un lien entre la rate et le génie poétique. La rate est le lieu de production de la bile noire 45 ou l’atrabile ; celle-ci est décrite chez le Pseudo-Aristote, dans ses Problèmes (no 30), comme responsable de la mélancolie, un état qui peut être la cause soit de la folie, comme pour Heraclès et Ajax, soit du génie, comme c’est le cas pour Empédocle, Socrate et Platon (953a) ; tout dépend selon lui de la concentration de la bile, comme, par analogie, de la quantité de vin que quelqu’un consomme (953b). Cette théorie du Pseudo-Aristote a été mise en relation avec l’inspiration poétique par J. Pigeaud 46, qui prend d’abord appui sur la mise en valeur du poète par Aristote dans sa Poétique :

Dans la Poétique, Aristote affirme que la poésie est plus philosophique que l’histoire (1451b), que son essence est de bien métaphoriser, et que bien métaphoriser c’est contempler le semblable (1459a). La poésie consiste à déplacer le nom et à mettre ainsi en évidence la ressemblance entre les choses, à dévoiler les rapports, à révéler l’être. L’acte créateur de la poésie est au fond un acte révélateur 47.

L’auteur explique ensuite que le génie poétique est mélancolique ; comme nous le no- tions, il existe selon lui un lien, pour les Anciens, entre la physionomie et la création :

Mais ce sont les mélancoliques qui sont liés à la poésie, à cause de la force de leurs mouvements, par l’intermédiaire de la métaphore de l’archer, (...) ainsi la connaissance poétique n’est pas une connaissance passive. Elle est essentiellement l’art de la métaphore. Ainsi la poésie est liée au corps, à l’humeur ; mais ce n’est point reproduction passive d’une partie du monde 48.

45. J.-M. Jacques, « La bile noire dans l’antiquité grecque : médecine et littérature », Revue des études anciennes 100 (1998), p. 223. 46. J. Pigeaud, « Une physiologie de l’inspiration poétique. De l’humeur au trope », Les études classiques 46 (1978), p. 23–31 ; Le livre de M. Squillante Saccone traite de l’œuvre de Perse en tant que littérature mélancolique. Bien que son étude soit riche en analyses stylistiques et programmatiques, la savante conçoit la mélancolie dans son sens moderne et ne rejoint pas notre analyse ; cf. Squillante Saccone, Persio : il linguaggio della malinconia, p. 21-33. 47. Pigeaud, « Une physiologie de l’inspiration poétique. De l’humeur au trope », p. 23. 48. Ibid., p. 29.

122 Cette métaphore de l’archer, que J. Pigeaud tire d’ailleurs du corpus aristotélicien, est élaborée pour permettre de faire un lien entre le génie mélancolique et le poète 49. Ainsi, comme Aristote dit du mélancolique qu’il est comparable, par sa force, à l’archer 50, et que celui qui veut composer de bonnes métaphores doit être bon tireur 51, c’est-à-dire être apte à bien distinguer des objets – et partant des concepts – qui sont éloignées, le mélancolique a donc pour cible la métaphore juste qui puisse aider à comparer un concept à priori distant. Ainsi n’est-ce pas par hasard que Perse emploie plus loin la même analogie pour qualifier l’individu qui n’a pas de but dans la vie :

P. 3, 60-63, est aliquid quo tendis et in quod dirigis arcum, / an passim sequeris coruos testaque lutoque / securus, quo pes ferat, atque ex tempore uiuis ? As-tu un but, une cible pour ton arc, ou bien tires-tu des tuiles et des mottes de terre à l’aveuglette sur les corbeaux, te moquant de l’endroit où tes pas te mèneront, tu vis à l’improviste ?

Que l’emprunt de cette métaphore soit ou non directement lié à Aristote 52, on voit tout de même qu’existe une continuité logique entre la vision aristotélicienne du génie mélancolique et la vision persienne du bon poète et, surtout, que les deux sont liées à la rate. Il est indéniable que Perse fait référence à cette prédisposition physionomique atrabilieuse en mentionnant sa rate dans les premiers vers de son œuvre, mais une question demeure : cette référence est-elle ironique, ou est-ce pour lui une façon noble de s’opposer aux poètes ventripotents en se rangeant lui-même parmi les philosophes ? Si l’on doit certainement concevoir une part d’ironie, comme dans tous les propos de Perse, cette aptitude du poète, dans une perspective aristotélicienne, à communiquer des idées par des métaphores correspond cependant bien à l’auteur. En effet, comment mieux s’opposer à ces auteurs qui créent des poèmes vides de sens qu’en se présentant comme un poète-philosophe, c’est-à-dire un poète capable de communiquer la réalité du monde par l’art de la métaphore ?

49. Pigeaud, « Une physiologie de l’inspiration poétique. De l’humeur au trope », p. 26-28. 50. Rhétorique, 3, 1412a, 13. 51. Rhétorique, 3, 1412a, 5. 52. Pour d’autres allusions à cette métaphore de l’archer ; cf. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 438-439.

123 À l’aide de sa rate, Perse s’oppose aux poètes dont le ventre est le centre de leur activité poétique. En plus de celle-ci, il se singularise par une autre caractéristique morphologique importante : non seulement le satiriste semble ne pas faire partie de la foule qui possèdent des oreilles d’âne, mais encore ses oreilles sont décrassées :

P. 5, 86, inquit / Stoicus hic aurem mordaci lotus aceto, dit ici le stoïcien, qui a nettoyé ses oreilles avec du vinaigre incisif.

À nouveau Perse utilise un adjectif qui suggère l’attaque, c’est-à-dire l’inverse de la passivité, en qualifiant le vinaigre qu’il utilise pour nettoyer ses oreilles de « mordant », mordax. En prenant cette image de la morsure pour rehausser son image de satiriste critique, Perse veut se rallier à l’attitude de son prédecesseur Lucilius, qu’il présente en train de casser ses dents en attaquant deux poètes :

P. 1, 114-115, Lucilius (...) / te Lupe, te Muci, et genuinum fregit in illis, Lucilius te mordit à belles dents Lupus, et toi aussi Mucius.

Par cet adjectif lié à la production littéraire satirique, Perse assimile ce vinaigre mordax à ses Satires, qui agiraient comme nettoyant pour décrasser les oreilles 53. Il mentionne justement le fait que son lectorat doit se laver suffisamment les oreilles pour être capable de comprendre les pièces des comiques grecs, lectures préparatoires à celle de ses propres écrits :

P. 1, 123-126, audaci quicumque afflate Cratino / iratum Eupolidem praegrandi cum sene palles, / aspice et haec, si forte aliquid decoctius audis. / inde uaporata lector mihi ferueat aure, Qui que tu sois, ô lecteur, insufflé par l’effronterie de Cratinos, tu blêmis devant le courroux d’Eupolis et du très grand Aristophane, lis aussi mon livre, si, par hasard, tu le trouves mieux mijoté. Mon lecteur doit s’échauffer à partir de là grâce à ses oreilles décrassées à la vapeur.

53. P. A. Miller pense que la satire est elle-même l’agent nettoyant des oreilles ; cf. Miller, « Persius, Irony, and Truth », p. 233 et suiv.

124 Dans cet ordre d’idées, le lecteur idéal pour Perse doit former son esprit grâce à des lectures de plus en plus difficiles avant d’être prêt pour consommer ses Satires, qui agissent comme le nettoyant le plus efficace pour ses oreilles : en les consommant, il quitte définitivement le statut d’auditeur passif pour devenir lui aussi mordax, c’est-à- dire capable de critiquer la littérature.

En fusionnant l’idée du philosophe stoïcien et celle du satiriste prêt à mordre, le poète permet de mieux comprendre sa vision dichotomique : d’un côté se tiennent les person- nages viciés, aux oreilles d’âne, qui n’entendent rien et ne se posent aucune question, de l’autre se tient Perse et tous ceux qui se lavent les oreilles, incisifs et critiques. Ainsi, comme les poètes chimériques sont physionomiquement compatibles avec leur public, lui-même entretient une caractéristique physique, ou pour mieux dire, hygiénique, avec son lectorat : les poètes viciés chantent quelque chose d’abscons que consomment par voie anale des spectateurs passifs, tandis que Perse fournit une ironie effrontée et dé- nonciatrice, un vinaigre pour ainsi dire, grâce auquel ses lecteurs peuvent nettoyer leurs oreilles.

ε) La poésie comestible et indigeste

La nourriture est indissociable de la satire romaine, il est donc naturel que divers éléments de ce registre entrent dans sa critique littéraire. Il offre notamment deux types d’images : digestives et culinaires ou gustatives. Les mots de la première catégorie sont tous à connotation négative, tandis que ceux de la deuxième sont plus nuancés. Le premier terme de l’imagerie digestive qualifie les propos d’un poète patricien qui récite un poème lors d’une soirée mondaine, livrant la pire des performances avant d’être applaudi :

P. 1, 33, rancidulum quiddam balba de nare locutus, nasille en bégayant quelque propos putride.

125 Le terme rancidulus, diminutif néologique de rancidus (rance), désigne quelque chose de légèrement putréfié, que le corps humain normalement rejetterait, mais qui dans ce cas est consommé avec beaucoup d’enthousiasme par le public, dont les réactions sont significatives : (1, 36) assensere uiri, « les hommes applaudissent » et (1, 38) laudant conuiuae, « les convives encensent ». Ainsi ce public aux oreilles d’âne dont nous avons déjà dressé le portrait consomme de la poésie putride et la digère sans problème.

Ironiquement, le rival poétique de Perse utilise l’adjectif crudus (cru, saignant, difficile à digérer) pour qualifier les vers de nul autre que Virgile, désigné par les premiers mots de l’Énéide, arma uirumque, ce qui montre que son estomac n’est pas à toute épreuve :

P. 1, 92 ; 96-97, Sed numeris decor est et iunctura addita crudis. (...) arma uirum, nonne hoc spumosum et cortice pingui, / ut ramale uetus uegrandi subere coctum ? Mais, un charme et une structure ont été ajoutés aux vers indigestes. (...) « les armes et le héros » n’est-il pas ronflant, fait d’une écorce durcie par l’épaisseur du liège ?

Certes Perse tient Virgile en respect, comme nous l’avions constaté plus tôt par le réemploi massif de son matériel lexical, mais plus que de défendre Virgile ici, Perse veut surtout révéler l’incongruité des goûts littéraires du public qu’il critique : il consomme avec enthousiasme les petites élégies écrites par des patriciens inspirés, mais dédaigne Virgile, timonier littéraire du monde latin. On déduit donc de cette allusion que la classe littéraire dénoncée par Perse devait s’écarter de la littérature d’époque augustéenne, alors que lui-même y puise pratiquement tout son matériel littéraire.

Le registre de l’imagerie culinaire / gustative permet à Perse de désigner une littérature à rejeter puis une autre à adopter. À titre de littérature réprouvée, il utilise un mot jusqu’alors jamais employé au sens figuré

P. 1, 80-81, quaerisne unde haec sartago loquendi / uenerit in linguas ? tu te demandes comment ce salmigondis langagier s’est introduit dans nos bouches ?

126 Sartago, qui désigne une poêle à frire, représente ici un mélange littéraire confus, en référence aux faux extraits de poésie parodiés que Perse vient de citer : cette mauvaise littérature est le résultat d’un mélange désordonné, une sorte de pot-pourri qui n’a pas été pensé et élaboré, contrairement à ses Satires, arrangées et composées avec la plus grande précision.

Plus loin, au début de la cinquième Satire, Perse reproche aux poètes tragiques et épiques de réclamer cent gorges et cent bouches pour leurs œuvres (v. 1-4) ; son maître Cornutus renchérit en demandant quelle serait la grosseur du mets poétique demandant autant d’orifices oraux pour être dégluti :

P. 5, 5-6, aut quantas robusti carminis offas / ingeris, ut par sit centeno gutture niti ? Quelle grosseur de boulettes de poésie calorique engloutis-tu, pour qu’un centuple gosier soit nécessaire ?

Ici, les poèmes robustes, robusti, sont présentés comme des boulettes de viande, offae. Si offa désigne sans ambiguïté un poème, l’adjectif robustus joue sur deux niveaux ; Quintilien en effet l’utilise pour qualifier un style d’écriture :

Quint. 12, 10, 58, Il y a une autre division (des styles littéraires) – elle-même séparée en trois parties – par laquelle on peut aussi distinguer entre eux les trois genres discursifs convenables. Le fait est que l’un, délicat, est appelé ἰσχνόν, l’autre, grand et robuste, est appelé ἁδρόν et on ajouta un troisième que certains apellent intermédiaire et d’autres fleuri (en effet il est appelé ἀνθηρόν en grec). Le fonc- tionnement de ceux-ci cependant est à peu près que le premier sert à enseigner, le deuxième à émouvoir (...) 54 (Trad. personnelle).

Ainsi, selon Quintilien, ce style grand et robuste a pour équivalent grec le terme ἁδρόν ; or en plus du sens de l’adjectif latin robustus, ἁδρός signifie aussi « épais » et « gras ». Dans ce contexte où cette poésie robuste est une boulette de viande, il paraît logique

54. Quint. 12, 10, 58, altera est diuisio, quae in tris partis et ipsa discedit, qua discerni posse etiam recta dicendi genera inter se uidentur. Namque unum subtile, quod ἰσχνόν uocant, alteram grande atque robustum, quod ἁδρόν dicunt, constituunt, tertium alii medium ex duobus, alii floridum (namque id ἀνθηρόν appellant) addiderunt. Quorum tamen ea fere ratio est, ut primum docendi, secundum mouendi (...) (Édition de la Classical Library).

127 d’affirmer que le terme robustus a un double sens : d’un côté il désigne un style rhéto- rique, évoqué par Quintilien, qui sert à émouvoir, et de l’autre il renvoie à l’épaisseur des boulettes de viandes. Perse, ici, s’oppose à une poésie qui cherche à émouvoir par des moyens grands et pour ainsi dire gras, c’est-à-dire superflus, en opposition évidente avec l’idéal stylistique qui est le sien 55.

Quelques vers après le dernier passage évoqué, Cornutus amalgame les actions des personnages tragiques aux actions des poètes et des acteurs qui jouent leurs pièces :

P. 5, 7-9, grande locuturi nebulas Helicone legunto, si quibus aut Procnes aut si quibus olla Thyestae feruebit saepe insulso cenanda Glyconi, Que ceux qui s’apprêtent à discourir avec distinction, s’il y a des poètes pour qui cuire (Procné), s’il y en a pour qui manger (Thyeste) une marmitte bouillonante d’enfants peut toujours servir de rôle à Glycon, qu’ils aillent pelleter des nuages chez les Muses ; 17-18, mensasque relinque Mycenis / cum capite et pedibus, laisse les festins de têtes et de pieds aux Mycéniens.

Plusieurs éléments utiles ont déjà été évoqués par S. Bartsch à propos de ce passage 56, notamment le lien entre les propos de Perse et ceux d’Horace dans l’Ars poetica :

H. Ars, 179-189, Ou l’action se passe sur la scène, ou on la raconte quand elle est accomplie. L’esprit est moins vivement touché de ce qui lui est transmis par l’oreille que des tableaux offerts au rapport fidèle des yeux et perçus dans intermédiaire par le spectateur. Il est des actes, toutefois, bons à se passer derrière la scène et qu’on n’y produira point ; il est bien des choses qu’on écartera des yeux pour en confier ensuite le récit à l’éloquence d’un témoin. Que Médée n’égorge pas ses enfants devant le public, que l’abominable Atrée ne fasse pas cuire devant tous des chairs humaines, qu’on ne voie point Procné se changeant en oiseau ou Cadmus en serpent. Tout ce que vous me montrez de cette sorte ne m’inspire qu’incrédulité et révolte 57.

55. Cf. infra, p. 151. 56. Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural, p. 29-31 ; J. C. Zietsman émet des conclusions similaires aux nôtres, quant à ce passage ; cf. Zietsman, « Persius on Poetic (In)Digestion ». 57. H. Ars, 179-189, aut agitur res in scaenis aut acta refertur. segnius irritant animos demissa per aurem quam quae sunt oculis subiecta fidelibus et quae ipse sibi tradit spectator ; non tamen intus digna geri promes in scaenam, multaque tolles ex oculis, quae mox narret facundia praesens. ne pueros coram populo Medea trucidet, aut humana palam coquat exta nefarius Atreus, aut in auem Procne uertatur, Cadmus in anguem. quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.

128 Perse réitère la mise en garde d’Horace sous la forme d’un reproche adressé aux poètes qui montrent des détails trop graphiques dans le seul but de choquer le spectateur. Pour ce faire, il crée lui-même une scène grotesque où la production d’une telle poésie équivaut à la préparation d’un festin cannibale, que l’acteur devra avaler pour l’amusement du public. Dans un latin concis, Perse utilise les personnages de Thyeste et de Procné pour référer aux actions de ces personnages mythologiques, mais aussi pour désigner les poètes tragiques et épiques. L’extrait possède en cela un sens supplémentaire, dans une image tout aussi terrifiante : les poètes ne sont pas en train d’effectuer l’action des personnages cannibales, c’est-à-dire cuisiner ou manger des enfants, mais plutôt en train d’apprêter les corps démembrés des poètes antérieurs dans une marmitte bouillonnante (olla feruebit) 58. Dans cette hyperbole grotesque, les corps des poètes, qui servent de modèles, sont donc de la nourriture que l’on cuisine, que l’on mange et régurgite sur scène et que le spectateur enfin absorbe à nouveau. Si l’on applique cette métaphore à la littérature, on doit comprendre que les poètes qui réemploient gratuitement des détails horribles tirés de la poésie antérieure font du tors aux textes repris et, conséquemment aux poètes qui les ont écrits. Comme S. Bartsch le fait remarquer 59, ce n’est plus seulement le poète et le spectateur qui souffrent du vice de la mauvaise poésie, mais aussi le poète dont on utilise le matériel littéraire. En d’autres mots : quand la poésie est mal écrite, elle a l’air d’un salmigondis, quand elle reprend mal les textes d’autres auteurs, elle ressemble à un banquet cannibale.

On comprend alors pourquoi Perse leur tourne le dos et décide de se livrer à un régime tout à fait différent. Tout de suite après lui avoir dit d’éviter les banquets de pieds et de mains, Cornutus ordonne à Perse (5, 18) « d’apprendre à manger des repas plé- béiens », plebeiaque prandia noris. Le qualificatif plebeia apparaît ici pour stigmatiser le luxe patricien et souligner la simplicité modeste du repas. Le contraste qui en résulte est frappant et la dualité s’explique d’elle-même : la tragédie et l’épopée bourrent les

58. C’est l’interprétation de S. Bartsch ; cf. Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural, p. 30. 59. Ibid., p. 31.

129 spectateurs comme des banquets (mensae) et la satire se contente d’être un mets bien ordinaire (prandia), qui n’est pas robustus. De plus Perse veut savourer l’effort du poète avant tout, comme il déplore qu’un poème ne goûte pas les ongles rongés (1, 106), nec sapit demorsos ungues : l’important est qu’un poète réfléchisse à ce qu’il veut écrire, plutôt que de s’occuper à gaver le public de ce qu’il veut entendre.

Quant à la teneur calorique et au volume de la satire, ils se trouvent à l’opposé des nourritures grasses et enveloppées, puisque Perse qualifie sa poésie de decoctius :

P. 1, 125, aspice et haec, si forte aliquid decoctius audis, Lis aussi mon livre, si, par hasard, tu le trouves mieux mijoté.

Decoctius (réduit par la cuisson) représente donc un poème centré sur l’essentiel, qui n’enrobe pas ses propos dans les horreurs dont les tragédiens emplissent leurs pièces. On voit ainsi clairement que Perse prend la peine d’établir toutes ces associations entre gras et vice et entre gras et mauvaise poésie pour mieux s’en distancier en campant sa persona dans une aura de simplicité et de pureté. C’est une vision extrême que l’on doit rapprocher de la diète stoïcienne, composée de nourritures simples et parfois végétariennes, denses et sans plaisirs gustatifs, qui visent essentiellement à maintenir le corps en santé 60 : si les poèmes de Perse visent à décrasser les oreilles de son public et nourrir frugalement leurs corps pour les maintenir en santé, on voit dès lors que l’auteur présente ses écrits comme le remède complet, opposé aux poésies grasses, cannibales et mortifères de ses rivaux.

ζ) Bilan du deuxième chapitre

Alors que le premier chapitre nous a conduit à découvrir et montrer la complexité sé- mantique des Satires, le deuxième a permis d’approfondir et de définir leur dynamique grotesque inhérente ; la littérature chez Perse est perçue comme une force en mouve- ment, qui transforme les corps, qui émane des uns pour entrer dans les autres, les faire

60. Ce sont là les réflexions présentées dans le deuxième chapitre du livre de S. Bartsh : Bartsch, Persius : A Study in Food, Philosophy, and the Figural, p. 70.

130 enfler ou encore les nettoyer. Cette découverte du grotesque comme cadre théorique nous a permis de pousser nos analyses plus loin : en étudiant le texte dans cette op- tique, nous avons pu mieux dégager l’essence littéraire du poème de Perse et saisir les forces qui l’animent.

Au cours de ce chapitre, nous avons également vu que l’apsect « transmission » de notre triade « production / transmission / consomation » occupe une place d’importance : c’est elle qui met la poésie en mouvement chez Perse, c’est ce mouvement qui permet à la littérature de prendre vie et d’influer d’autres corps que celui de l’écrivain.

Le rôle du prochain chapitre est de considérer plus largement le texte, dans son en- semble, tout en conservant les outils d’analyse que nous avons acquis, pour dresser un portrait du programme littéraire persien à partir des images, des métaphores et des idées qu’il véhicule dans les Choliambes, la première, la troisième et la cinquième satires. Cette vue d’ensemble permettra de structurer les résultats des deux premiers chapitres et de nous fournir les éléments de réflexion manquants pour formuler une réponse à notre hypothèse de départ. C’est en voyant le portrait large qu’on se rend compte qu’à l’instar de Gargantua, Perse a lui-même digéré un festin littéraire de plus d’un millier de passages, pour nous servir la régurgitation de ses Satires.

131 Chapitre 3

Le programme littéraire persien

Les précédents chapitres ont conduit à mettre en lumière la diversité et l’originalité des moyens que Perse emploie pour critiquer la littérature. Dans ce dernier chapitre, nous dresserons d’abord le portrait du programme de critique littéraire persien en analysant différents extraits de son texte, avant de traiter des particularités stylistiques qui font des Satires un manifeste littéraire 1.

α) Extraits programmatiques

L’étude de déclarations programmatiques, jusqu’ici abordées selon d’autres angles, per- mettra d’enrichir notre réflexion et de donner un portrait plus exhaustif de la critique littéraire formulée par l’auteur. Pour commencer, nous traiterons à nouveau des Cho- liambes, où est demeurée en suspens la question de la prise de position de Perse sur la rusticitas de sa persona.

1. Alors que D. M. Hooley désigne la première satire de Perse comme étant son ars poetica, nous croyons plutôt que l’entièreté de son œuvre dicte activement (par des énoncés programmatique et par l’imitation) et témoigne passivement (par le style) d’un idéal littéraire qui constitue l’ars poetica de Perse ; cf. Hooley, The Knotted Thong : Structures of Mimesis in Persius, p. 26-63.

132 Les Choliambes, Perse est-il rustique ?

Bien que nous ayons affirmé précédemment 2 que Perse se moque des poètes qui se disent rustiques, nous croyons tout de même qu’il veuille tirer avantage de cette persona de semipaganus, en incarnant une forme de rusticité différente de celle de Calpurnius et de Tibulle 3. Selon nous, comme pour C. Dessen 4, la rusticité endossée par Perse vise à lier son entreprise poétique aux anciennes vertus romaines ; mais nous ne pensons pas pour notre part que Perse veuille se revendiquer des anciens poètes romains, qu’il désigne par le mot uates (Chol. 8) 5.

2. Cf. supra, p. 77. 3. S. Tzounakas prétend que Perse lui-même vise à se rapprocher de ces poètes agraires et notam- ment de Tibulle. Son interprétation toutefois prend seulement en compte le lien qu’entretiennent les Choliambes avec l’œuvre de Tibulle et omet les nombreux autres parallèles que nous avons présentés dans le premier chapitre. S. Tzounakas,« Rusticitas versus Urbanitas in the Literary Programmes of Tibullus and Persius », Mnemosyne 59 (2006), p. 111–128. 4. Dessen, Iunctura Callidus Acri : A Study of Persius’ Satires, p. 19. 5. Le terme semipaganus a fait couler beaucoup d’encre, en particulier chez les philologues italiens. Il appert donc nécessaire de faire une courte recension critique sur le sujet. Nous rejetons d’abord l’interprétation de V. Ferraro, qui se fonde sur les scholies pour rapprocher semipaganus de semiuillanus – ce qui ne donne pas davantage de sens au mot – et affirmer que le mot voudrait dire semipoeta et semidoctus ; V. Ferraro,« Semipaganus / Semivillanus / Semipoeta », Maia 22 (1970), 139–146 ; Bien qu’il soit pertinent de discuter les remarques du scholiaste à ce vers, le fait qu’il accorde une autorité majeure à ces commentaires, dont il signale l’importance en introduction (p. 139) empêche de donner de la crédibilité à ses propos. De plus, il soutient (p. 141) que l’hapax semipaganus servirait à prendre une distance d’humilité vis-à-vis les uates, alors que nous avons démontré que ce passage était plein d’ironie et que notre démonstration qui suit révèle comment Perse se sert de ce mot pour afficher sa supériorité et sa singularité, toujours dans l’ironie. Nous rejettons également l’interprétation de C. M. Lucarini, qui suppose que le terme est à lier à la communauté des poètes, la militia poetica à laquelle Ovide se rattache ; cf. C. M. Lucarini,« Semipaganus (Pers. Chol. 6-7) e la storia di paganus », Rivista di Filologia e di Istruzione Classica 138 (2010), p. 426–444, Notre démonstration à cet endroit indique comment Perse réemploie les matériaux lexicaux trouvés chez Ovide et les déforme pour se moquer de cette militia poetica. De plus, il serait absurde que Perse veuille se rattacher à une communauté de poètes, lui qui si clairement se détache dans ses Choliambes et sa première satire de tous les poètes et de tout le monde en général. Nous montrons dans les pages suivantes, au contraire, comment ce terme sert à rehausser sa singularité et son isolement. G. Moretti s’approche de notre vision, parce qu’elle conçoit que la rusticitas permet à Perse de se rattacher au genus de la satire, mais, comme V. Ferraro, elle croit que c’est là une façon de construire une persona modeste, en regard des poètes qui se revandiquent de la fontaine d’Hypocrène, et elle prend au sérieux l’offre de Perse aux uates, elle affirme ainsi que Perse se sert de ce mot pour lier son œuvre à un contexte religieux populaire romain ; G. Moretti, « Allusioni etimologiche al genus satirico : Per una nuova esegesi di Persio, Choliambi 6-7 », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici 46 (2001), p. 183–200, L’hypothèse selon laquelle Perse aurait voulu mettre l’accent sur un aspect religieux dans ce prologue dont le programme est uniquement littéraire nous paraît forcée et invraisemblable. En effet, cela romprait le rythme du prologue et rendrait l’argumentaire de Perse confus. Nous avons montré dans le premier chapitre, au contraire, comment chaque vers de ce prologue est articulé avec un soin presque excessif et comment

133 En effet, bien que Perse, en tant que semipaganus, souhaite contribuer au culte des uates, nous avons pu établir dans le premier chapitre qu’il confère à ce terme une charge ironique pour se moquer d’Ovide. De plus, dans la première satire, uates est utilisé pour qualifier les auteurs des poèmes lus par des patriciens lors d’une soirée mondaine :

P. 1, 30-35, ecce inter pocula quaerunt / Romulidae saturi, quid dia poemata narrent : / hic aliquis, cui circum umeros hyacinthina laena est, / rancidulum quiddam balba de nare locutus / Phyllidas, Hypsipylas uatum et plorabile siquid / eliquat ac tenero supplantat uerba palato, Voici que, entre deux coupes de vin et le ventre bien plein, les gens de souche de- mandent ce que racontent les divins poèmes. Celui-là, les épaules couvertes d’un foulard lavande, nasille en bégayant quelque propos putride et déverse les « Phyllis » et les « Hypsipyle » et autre braillaird’rie de poète inspiré, puis de son palais débile avorte les mots.

Au vers 34 le poète mentionne deux héroïnes ovidiennes 6, en partie sans doute à cause de la consonance grecque de leurs noms, mais surtout parce qu’elles représentent les sujets mélodramatiques de la poésie dont Perse se moque 7 : pour lui, ces topoi sont

chaque mot recèle un sens qui détaille et rehausse sa critique de la littérature. Il parait judicieux au demeurant de considérer que ce terme permet à Perse de rapprocher sa persona du peuple, une caractéristique qui s’accorderait avec le vers 14 de la satire 5, uerba togae sequeris. L’interprétation que fait M. T. Chersoni dans son article de 2005 ne rejoint pas tout à fait la nôtre, mais peut très bien l’appuyer, car elle prend elle aussi en compte l’ironie de ce vers et les liens qu’il entretient avec les passages imités et voit dans ce terme une force contestataire contre les poètes alexandrinistes. Alors que nous interprétons comme elle semipaganus comme semirusticus, son interprétation va dans un autre sens, en essayant de trouver pourquoi il a choisi paganus au lieu de rusticus alors que nous essayons de voir comment le sens de rusticus peut nous aider à définir semipaganus ; cf. M. T. Chersoni, « Sui Choliambi di Persio : alcune postille », Prometheus 31 (2005), p. 178-183 ; Nous trouvons également judicieuse l’analyse de W. T. Wehrle, qui voit lui aussi dans le mot l’intention claire de l’auteur de se distancier de tous les autres poètes et rejette également toutes les interprétations qui font de ce mot une marque de modestie. Il comprend, comme nous, que Perse mentionne les uates de façon ironique en se démarquant d’eux comme du reste des poètes (p. 57) ; cf. W. T. Wehrle, « Persius Semipaganus ? », Scholia I (1992), p. 55–65 ; Voir également : G. D’Anna, « Persio Semipaganus », Rivista di cultura classica e medioevale 6 (1964), p. 181–185, (non uidi) ; J. A. S. Campos, « Nota de leitura. Persio, Choliambi 6 », Euphrosyne 6 (1974), p. 145–148, (non uidi) ; M. M. Pozdnev,« Ipse semipaganus : Zur Interpretation der Choliamben von Persius », Hyperboreus 3 (1997), p. 100–124, (non uidi). 6. Phyllis est la protagoniste principale de la deuxième Héroïde, tandis que Hyspsypile est celle de la sixième. 7. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 160.

134 quid plorabile uatum, « quelque pleurnicherie de poètes inspirés ». Ailleurs, au début de la cinquième satire (v. 1-14), les uates qui réclament cent bouches et cent langues pour chanter leurs œuvres sont l’objet d’une attaque virulente :

P. 5, 1-2, uatibus hic mos est, centum sibi poscere uoces, / centum ora et linguas optare in carmina centum, Les poètes ont l’habitude de réclamer cent voix pour eux, de souhaiter cent bouches et langues pour cent œuvres.

La connotation négative dont Perse investit le terme uates dans ces deux passages prouve sans conteste qu’il ne souhaite pas réellement contribuer à leur culte 8. Par ailleurs, si rien n’indique nécessairement que le mot uates désigne spécifiquement les poètes anciens, un autre passage permet en revanche d’affirmer l’idée que Perse condamne bien les anciens poètes romains ; on lit en effet :

P. 1, 76-81, est nunc Brisaei quem uenosus liber Acci, / sunt quos Pacuuiusque et uerrucosa moretur / (...) hos pueris monitus patres infundere lippos / cum uideas, quaerisne unde haec sartago loquendi / uenerit in linguas ? Aujourd’hui encore, il y en a qui traînent dans le livre à varices d’Accius le bachique et d’autres, dans l’Antiope ridée de Pacuvius. (...) Quand tu vois les pères de famille chassieux gaver les enfants de ces conseils, tu t’demandes comment ce salmigondis langagier s’est introduit dans nos bouches.

Perse lie ici la lecture d’auteurs archaïques tel Accius et Pacuvius à la corruption du langage. Comme nous l’avons mentionné, en attribuant à leurs livres des traits normalement appliqués à une peau vieille et malade, le satiriste souligne le caractère suranné de ces œuvres et cherche à détourner de leur étude. Au début de la sixième satire, enfin, Perse se moque d’Ennius en tournant en ridicule sa prétention à être la réincarnation d’Homère (6, 10-11).

Nous pouvons donc réfuter avec certitude l’idée de Cynthia Dessen selon laquelle Perse voudrait lier son œuvre à celle des poètes anciens en général, car il se distancie assez clairement des anciens poètes tragiques et épiques ; il appert plutôt qu’il rapproche

8. Selon J. C. Zietsman, les uates mentionnés dans les Choliambes désignent les poètes inspirés qui s’expriment dans les styles hauts et le savant est catégorique en affirmant que Perse s’en détache ; cf. J. C. Zietsman, « Persius and the Vates Concept », Akroterion 33 (1988), p. 71–78.

135 uniquement ses poèmes de ceux de Lucilius et des pièces des comiques grecs. La persona du semipaganus serait plutôt à chercher dans le style et dans la teneur morale de ses Satires.

Sur la question précisément de l’écriture, F. Bellandi évoque le fait que Perse utilise une expression rugueuse et chargée qui devait apparaître rustica au public de son temps 9. L’idée semble trouver confirmation dans la première satire, où Perse se moque de l’opi- nion populaire au sujet de la poésie :

P. 1, 63-65, quis populi sermo est ? quis enim nisi carmina molli / nunc demum fluere, ut per leue seueros / effundat iunctura ungues ?, Que dit le peuple ? Qu’a-t-il d’autre à dire, mise à part qu’« enfin, maintenant, les poèmes ont une souple cadence, que leurs joins au fini lisse trompent les ongles expérimentés qui les sondent ».

On voit que Perse s’oppose à la poésie dont la vocation est d’être lue facilement parce que sa cadence souple la rend fluide (fluere). Dans nos deux premiers chapitres, nous avons vu que pour être comprise la poésie de Perse doit à l’inverse être scrutée de près et analysée en détail ; nous avons réalisé également lors du processus de traduction à quel point les poèmes de Perse ne coulent pas aisément. Cet aspect donc, que nous pourrions qualifier avec Bellandi de rugueux, constituerait possiblement une partie de la rusticitas de Perse.

Dans cette optique, le semipaganus n’a rien en commun avec le Tibulle ou le Calprunius rusticus, qui utilisent quant à eux ce titre pour se rapprocher de l’univers bucolique et campagnard et conférer une façade de modestie à leur persona ; Perse utilise ce titre

9. Le savant italien systématise le style de Perse grâce à deux axes. Sur l’axe paradigmatique, Perse emploie les uerba togae, qui ont une nature démystifiante envers une littérature mignonne, comme celle préférée et produite par ses contemporains. Au niveau syntagmatique, il adopte les iuncturae acres, des combinaisons de matériel lexical qui produisent des effets étranges, pour déconstruire les idées reçues du public, aveuglé par les stéréotypes littéraires. Sur un premier niveau, il écrit donc une poésie âpre, aigre et choquante pour secouer le lecteur habitué à être bercé et caressé par des rythmes doux et les iuncturae mille fois déjà entendues et remâchées en des variations à peine perceptibles. Au deuxième niveau, il présente au lecteur averti une poésie au raffinement sans précédent qui peut ravir la uaporata auris de ses lecteurs ; cf. Bellandi, Persio : dai verba togae al solipsismo stilistico - studi sui Choliambi e la poetica di Aulo Persio Flacco, p. 27-32.

136 néologique pour se distancier de tous, pour s’isoler et se définir comme seul vrai poète 10. Le concept de rusticité l’aiderait à afficher une forme de supériorité vis-à-vis l’urbanitas qui caractérise les poètes aviaires présentés dans la première satire :

P. 1, 9 et 121, nam Romae quis non - a, si fas dicere ! - sed fas : (...) auriculas asini quis non habet ?, Car qui à Rome n’aurait pas ... Ah si on peut oser dire ! Oui on peut : (...) mais qui n’a pas des oreilles d’âne ?

Après avoir hésité à avouer son secret (v. 9), Perse révèle enfin (v. 121) – faisant réfé- rence à l’histoire du roi Midas – que non seulement le roi, mais tout le monde à Rome a des oreilles d’âne. Ce passage rend évident que les adversaires littéraires du sati- riste émanent indifféremment de Rome et met clairement à jour l’opposition rustique / urbain.

Cette distanciation permet à Perse d’isoler sa persona pour avant tout créer une œuvre véritablement poétique ; sa rusticitas est donc une étrangeté, une difficulté d’approche de son texte pour quiconque n’a pas les oreilles décrassées : c’est là l’originalité de son œuvre et ce qui la distingue de la production poétique de la cour néronienne. Mais plus encore, Perse utilise sa poésie et son caractère distinct pour renforcer l’autorité de sa critique envers la production / transmission / consommation de la littérature ordinaire, dont il regroupe tous les auteurs dans un même camp, celui de l’urbanitas.

Il est également possible que Perse veuille prêter à sa persona une forme de rusticitas pour affirmer son identité romaine. Dans un article récent 11 qui résume les conclusions de sa thèse, M. Blandenet explique que le terme rusticus concilie deux facettes para- doxales : dans le théâtre de Plaute par exemple, l’archétype du rustre est l’objet de moquerie à cause de sa rusticité, mais valorise en même temps une identité romaine

10. Contrairement à Lucilius qui se met au centre de la société et à Horace qui veut interagir avec elle pour l’améliorer, Perse la rejette complètement, selon l’auteur américain, pour élaborer un style décidément opposé à l’élocution néronienne ; cf. Anderson, « Persius and the Rejection of Society », p. 169. 11. M. Blandenet, « Rusticité et identité romaine à l’époque républicaine », Vita Latina 193-194 (2016), p. 29–44.

137 opposée au mode de vie hellénistique en défendant les valeurs morales prônées par le mos maiorum 12. Cet aspect positif du rusticus n’est pas l’exclusivité de Plaute : l’ode au bonus agricola en tant que « représentation collective de la romanité, associée au mos maiorum » se trouve tout autant chez les rhéteurs, les agronomes et les historiens 13.

Ce souhait qu’aurait eu Perse d’exprimer sa romanité par le terme semipaganus est renforcé par un énoncé de la première satire :

P. 1, 103-104, haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ?, Créerait-on ça, si la moindre veine des couilles ancestrales vivait en nous ?

Perse rejette des vers hellénisés que l’on vient de lui lire en appelant à l’autorité des ancêtres, c’est-à-dire à un retour à l’essence romaine et à une littérature non-hellénisée. La rusticitas de Perse n’est certes pas la balourdise d’un rustaud mais représente bien plutôt l’aspect positif de la simplicité ancestrale, une identité romaine marquée qui l’autorise à la critique.

On trouve d’ailleurs plus loin dans son texte une représentation de l’autre facette du rusticus – l’archétype ridicule dont on se moque –, lorsqu’il introduit comme adversaire un centurion niais :

P. 3, 77, hic aliquis de gente hircosa centurionum, Un membre de la famille qui sent le bouc des centurions.

Ce personnage tient un discours incohérent face à Perse, qui encourage dès lors ses lecteurs à étudier la philosophie. Cet autre aspect de la rusticité tire peut-être son origine de l’archétype du rusticus comique, le parangon de la bêtise à l’intelligence amoindrie 14 ; il est bien entendu totalement détaché de la persona poétique de Perse.

12. Blandenet, « Rusticité et identité romaine à l’époque républicaine », p. 36. 13. Ibid., p. 39. 14. Il serait toutefois forcé de conclure que puisque seulement la moitié du rusticus se trouve dans la persona de l’auteur, cela expliquerait le semi de semipaganus.

138 En somme, le mot semipaganus contient l’essence de la persona de Perse. Par ce terme néologique, volontairement ambigu et ironique, qui invoque de façon générale l’auto- rité et la simplicité naturelle des antiques vertus romaines du mos maiorum, Perse se distingue de tous les autres poètes, tout en se distanciant de l’hellénisation urbaine. Il n’est donc pas rusticus, il est résolument semipaganus 15.

Les œuvres traduites

À deux reprises dans sa première satire, le poète fait part de son inquiétude face aux œuvres grecques traduites en latin. La première occurrence intervient par la mention d’un certain Labéon :

P. 1, 4, quare ? / ne mihi Polydamas et Troiades Labeonem / praetulerint ? Nugae !, Pourquoi tu dis ça ? Parce qu’un critique coincé et les fins de race préféreront lire Labéon plutôt qu’moi ? Foutaises !

Les commentateurs déplorent le fait qu’un scholiaste soit notre seul point de repère pour identifier ce Labéon, cible de notre poète 16 :

LABEONEM : quia Labeo transtulit Iliada et Odysseam, uerbum ex uerbo, ridicule satis, quod uerba potius quam sensum secutus sit. Eius est ille uersus : Crudum manduces Priamum, Priamique pisinnos, LABEONEM : c’est que Labéon traduisit l’Iliade et l’Odyssée, au mot à mot, assez ridiculement parce qu’il suivit les mots plus que le sens. Voici un de ses vers : « cru, tu mangerais Priam et les enfants de Priam » (Trad. personnelle).

On ne peut déterminer quel crédit il faut accorder aux dires du scholiaste ; quoi qu’il en soit, rien ne laisse penser que ce Labéon fut un auteur connu. L’accent ne doit donc pas être mis sur le contenu des livres de ce traducteur oublié, mais plutôt sur sa popularité.

15. M. Fruyt affirme justement que la particule semi- peut servir à rehausser une anomalie, un fait saillant dérogeant de la normalité. Ce semi- permettrait ainsi à Perse de rehausser sa singularité vis-à-vis les poètes qui se désignent simplement comme rusticus ; cf. M. Fruyt, « Morphologie et argu- mentation en latin », Papers on Grammar, 7 : Argumentation and Latin, sous la dir. de A. Bertocchi, M. Maraldi et A. Orlandini, Bologne, CLUEB, 2001, p. 70. 16. Harvey, A Commentary on Persius, p. 15 ; Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 114-116.

139 En effet, le début de la satire reprend un topos satirique présent également chez Horace et Lucilius, qui consiste pour les poètes à annoncer le destinataire qu’ils souhaitent pour leur œuvre.

Les fragments 16 et 17 du livre 26 de Lucilius présentent ce topos. Dans le premier, Lucilius annonce qu’il n’écrit pas pour un public érudit ; pour l’exprimer, il personnifie les différents publics par des hommes bien connus de ses contemporains :

Lucilius, 26, fr. 16, Persium non curo legere, Laelium decimum uolo, Je ne me soucie pas d’être lu par Persius, mais je veux être lu par Laelius Décimus.

Le Persius mentionné est connu par l’entremise de Cicéron, qui le dépeint comme étant l’homme le plus savant de son époque, nous ne savons rien en revanche de Laelius Décimus, mais on peut déduire du contexte qu’il était probablement un homme de lettres moins savant que Persius 17. Lucilius réitère ce type de propos dans le deuxième fragment :

Lucilius, 26, fr. 17, nec doctissimis <. . . > Manilium Persiumue haec legere nolo, Iunium Congum uolo, Ce n’est pas pour les plus savants que j’écris, ni non plus pour les moins savants. . . Je ne veux pas que ces écrits soient lus par Manilius ou par Persius, je veux qu’ils le soient par Junius Congus.

Manius Manilius, consul de 155 à 149 av. J.-C. est également décrit par Cicéron comme un homme à l’éducation exemplaire 18 et Junius Congus, à ne pas confondre avec un homonyme du premier siècle avant J.-C., fait figure d’ignorant dans cette citation. Nous déduisons aisément par ces courts extraits que Lucilius entrevoyait la Satire comme une littérature accessible, qui ne requérait pas un lectorat initié.

Chez Horace en revanche, cette volonté de plaire à la majorité, ou du moins de vouloir en être compris s’estompe nettement :

17. Cf. Cicéron, De Orat. 2, 6, 25. 18. Cf. Cic. De Orat. 3, 133.

140 Horace, Sat. 1, 4, 23-25, cum mea nemo ; scripta legat, uolgo recitare timentis ob hanc rem quod sunt quos genus hoc minime iuuat, utpote pluris culpari dignos, Moi personne ne lit mes écrits, que je n’ose débiter en public, parce qu’il y a des hommes à qui ce genre déplaît fort, ceux qui méritent le blâme étant la majorité.

Prenant la peur de l’opprobre comme excuse pour restreindre ses destinataires, Horace mise sur un style peaufiné afin de pouvoir plaire à une minorité d’hommes de lettres, un public composé d’amis dont Mécène, Virgile et Octave :

Horace, Sat. 1, 10, 76 : nam satis est equitem mihi plaudere, Il me suffit que les chevaliers m’applaudissent.

Perse, toujours dans l’hyperbole, s’entretient dans la première satire avec un rival fictif sur la popularité à venir de ses écrits :

P. 1, 2-3, “quis leget haec” min tu istud ais ? nemo hercule. “nemo ?” / uel duo uel nemo. “turpe et miserabile !”, Un rival – Qui va lire ceci ? Perse – C’est à moi qu’tu parles ? Personne bon Dieu ! Un rival – Personne ? Perse – Deux au mieux, sinon personne. Un rival – Misérable. . . pitoyable !

À l’opposé de Lucilius, l’intention de Perse n’est pas de rejoindre un vaste public, ni même quelques amis, comme Horace : poussant à son paroxysme la démonstration, Perse en vient à réduire jusqu’à personne le nombre souhaitable de destinataires.

Le personnage de Labéon, pour en revenir à lui, participe de ce topos, parce qu’il a lui-même peu de lecteurs : on doit comprendre que Perse ne se formalise pas d’avoir moins de destinataires que ce traducteur risible des œuvres homériques 19. Cela nous amène à croire que dans ce passage Perse ne blâme pas spécifiquement Labéon, ni les traductions maladroites en latin des auteurs grecs ; ces détails sont accessoires et il se sert plutôt de cette figure pour montrer à quel point la qualité d’une œuvre ne dépend pas du nombre de lecteurs.

Ce cancre littéraire apparaît une deuxième fois, alors désigné par son praenomen :

19. C’est une hypothèse suggérée aussi par Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 114.

141 P. 1, 50, non hic est Ilias Atti / ebria ueratro ?, Ah, ne serait-ce pas là l’Iliade d’Attius ivre d’hellébore ?

Cette citation intervient après que Perse eut invité son rival à voir tout ce qui se cache dans la poésie qu’il prise. Le ton est alors plus critique : le poète blâme directement les goûts littéraires de son rival. Attius Labéon est de nouveau accessoire au propos, il ne fait qu’incarner la pire des littératures. Perse ne s’attaque pas directement à l’individu, mais en décriant ses traductions, il dénigre plus largement – et plus habilement – le climat littéraire ambiant qui le rebute.

L’éducation littéraire

Dans la même veine du refus de voir ses œuvres lues par un vaste auditoire, Perse dédaigne être matière à dictée pour les écoliers, au grand étonnement de son rival :

P. 1, 28-30, at pulchrum est digito monstrari et diciter “hic est” ; / ten cirratorum centum dictata fuisse / pro nihilo pendas ?, Mais, il est beau d’être pointé du doigt et que l’on dise : « c’est lui ! ». Que tu sois matière à dictées pour autant de gamins bouclés, tu tiens ça pour rien ?

C’est cette fois le contexte de la transmission de la littérature par l’école et l’éducation qui est utilisé. Le propos de Perse reprend deux vers des Satires d’Horace :

H. Sat. 1, 10, 74-75, an tua demens vilibus in ludis dictari carmina malis ?, Es-tu fou au point de préférer que tes poèmes soient dictés dans les écoles com- munes ? (Sens / Filiation).

Dans l’un et l’autre cas, comme à propos du lectorat, il est question de la postérité des écrits et de la popularité de l’écrivain. On peut s’étonner de l’insistance de ce point, voire de sa seule présence. Nous avons vu en effet que le satiriste reçut une éducation littéraire très approfondie, au point d’avoir une connaissance quasi omnisciente de ses prédécesseurs augustéens. Si cet apprentissage lui a permis de composer ses Satires, pourquoi refuse-t-il que ses écrits soient à leur tour à enseignement pour les enfants ?

142 La troisième satire fournit quelques informations utiles sur ce point. En effet, le récit commence avec un Perse plus jeune, cuvant son vin et récalcitrant envers l’étude (3, 1-19). Son maître, un sage stoïcien, l’exhorte alors : d’abord il allègue que sans l’étude de la philosophie, il sombrera dans le vice (3, 19-34), puis fait part de sa propre expérience, se comparant à Perse lorsqu’il était enfant :

P. 3, 44-47, saepe oculos, memini, tangebam paruus oliuo, / grandia si nollem morituri uerba Catonis / discere, non sano multum laudanda magistro, quae pater adductis sudans audiret amicis, Souvent, lorsque j’étais petit, je me souviens, je mouillais légèrement mes yeux avec de l’huile d’olive, prétendant alors ne plus pouvoir apprendre un discours de Caton mourant, qui suscitait les louanges de mon précepteur stupide et qu’écoutait mon père tout en sueur avec les amis qu’il avait emmenés.

Le maître réfère peut-être ici aux elementa dont les écoliers faisaient l’apprentissage chez le grammairien ; il s’agit de lectures à voix haute qui permettaient à l’enfant d’apprendre à lire, exercices semble-t-il forts pénibles 20. À l’opposé pourtant, quelques vers plus loin, le maître vante les mérites du Portique :

P. 5, 52-57, haut tibi inexpertum curuos deprendere mores, / quaeque docet sapiens bracatis illita Medis / porticus, insomnis quibus et detonsa iuuentus / inuigilat siquilis et grandi pasta polenta ; / et tibi, quae Samios diduxit littera ramos, / surgentem dextro monstrauit limite callem, Tu n’ignores pas comment distinguer les mœurs décadentes, ni ce que le Portique aux murs tapissés de Perses pantalonnés instruit dans sa sagesse à une jeunesse au crâne rasé, qui étudie la nuit et se nourrit de bouillie d’orge et de fèves. Le symbole pythagoricien (Υ) t’a montré que le sentier à-pic, sur la branche de droite, [mène à la vertu].

L’opposition entre les deux passages révèle qu’un type d’apprentissage littéraire est dé- valorisé. Le premier extrait témoigne, par la référence à Caton d’Utique, que le choix des textes est conservateur et que l’exercice n’est pas destiné à générer une réflexion, mais plutôt à impressionner les parents qui paient pour l’éducation ; on voit surtout que le

20. La cause du caractère difficile de cet apprentissage est évoquée par C. Wolff, qui mentionne notamment l’usage de la scriptio continua ; Il pourrait aussi s’agir d’un exercice plus avancé, pratiqué chez le rhéteur, comme la lecture d’une éthopée, mais cela reste incertain ; cf. Wolff, L’éducation dans le monde romain : du début de la république à la mort de Commode, p. 156-159.

143 maître est tenu pour stupide (non sano magistro). L’apprentissage philosophique de son côté, demande beaucoup d’ardeur, comme l’indique le sage stoïcien par sa valorisation des étudiants insomniaques (insomnis). L’éducation stoïcienne est présentée comme menant à la vertu et comme seul remède contre les vices. Alors que, nous l’avons vu, la mauvaise littérature est présentée comme un vice, Perse assure ici que l’enseignement philosophique seul permet de juger de la qualité littéraire d’une œuvre. On comprend mieux pourquoi dans la première Satire, Perse assurait ne pas vouloir voir son texte aux côtés d’un écrit sur Caton lors d’une récitation d’écoliers : il souhaite, rappelons-le, que ses lecteurs s’échauffent à la lecture des Comiques grecs et n’abordent ses Satires qu’une fois les oreilles décrassées par la philosophie (1, 123-126). Certes Perse ne mé- prise pas les enseignements qu’un écolier reçoit chez le grammairien ou le rhéteur – il sont essentiels – mais ce cadre réduirait son œuvre à un statut canonique et classique, et, qui plus est, en limiterait la portée, auprès d’enfants, qui récitent les textes par cœur sans en saisir le sens.

Le style des poètes oiseaux

À ce stade de l’étude, il nous faut rassembler divers extraits programmatiques afin de bien comprendre le genre de reproches que Perse porte sur le style des poetae corui : la nature de ces griefs nous permettra de définir ensuite la manière dont son propre style s’en distingue.

L’Opinion populaire et les poètes avides de gloire et d’argent

Lorsque Perse demande à l’Opinion populaire son avis sur l’état actuel de la poésie, la réponse est confuse et énigmatique :

P. 1, 65-68, scit tendere uersum / non secus ac si oculo rubricam dirigat uno. / siue opus in mores, in luxum, in prandia regum / dicere, res grandes nostro dat Musa poetae, Ah oui, on sait bander un vers comme on dessine un trait à main levée. Ou si l’œuvre s’attaque aux mœurs, contre le luxe ou contre les festins des rois, la Muse donne alors à notre poète de grandes choses !

144 L’Opinion populaire est antagonisée par sa mention de la Muse (musa) tenue pour l’ori- gine de la production poétique, concept que Perse rejette totalement dans son prologue. Comme plus tôt dans la première satire 21, Perse veut montrer que l’Opinion populaire n’est pas un bon indicateur pour juger d’une œuvre littéraire. Ici, il souligne le point en rendant les propos du peuple volontairement opaques. Deux éléments cependant sont mis de l’avant : maintenant « on sait tendre un vers », scit tendere uersum et que peu importe le sujet, le poète écrit avec de « grandes choses », res grandes ; l’analyse de ces deux points entre dans la compréhension de l’approche programmatique persienne.

La première expression est tirée d’Horace :

H. Sat. 1-2, sunt quibus in satira uidear nimis acer et ultra / legem tendere opus, Aux yeux de certains, j’ai trop d’âpreté dans la satire et je force le genre au-delà de ses lois (Substantif / Synonyme).

Les expressions tendere opus / tendere uersum désignent ainsi un défaut chez Horace et Perse, alors que l’Opinion populaire tient au contraire ce travers pour une qualité d’écriture en comparant la composition d’un vers tendu (tensum) au traçage d’une ligne droite comme en réalisent les tailleurs de pierre. Cette métaphore du cordon tendu pour tracer une ligne droite figure aussi chez Quintilien 22, pour signifier qu’un principe est « clair », mais en rapprochant cette image de l’expression d’Horace tendere opus, qui veut dire « faire une œuvre qui dépasse les règles », Perse crée volontairement dans le discours du peuple un propos confus.

21. P. 1, 5-7, non, si quid turbida Roma / eleuet, accedas examenque improbum in illa / castiges trutina, nec te quaesiueris extra, « Non, si Rome, sens d’ssus d’ssous, humilie une œuvre, tu n’abonderas pas dans son sens, tu ne corrigeras pas l’aiguille truquée de sa balance, ne cherche qu’en ton for intérieur ». 22. Quintilien, 3, 6, 83, sed instituentibus rudesnon erit inutilis latius primo fusa ratio, et, si non statim rectissima linea tensa, facilior tamen et apertior uia, « les professeurs des amateurs trouveront utile, toutefois, en premier, d’employer un raisonnement plus large, et une méthode qui, si dès le début n’est pas comme un cordon tendu correctement, est au moins plus facile et plus ouverte ». (Texte édité du Loeb, trad. personnelle.)

145 Au sens propre, par l’expression non secus ac si oculo rubricam dirigat uno Perse reproche la froideur utilitaire et technique des procédés poétiques, attribués aux poètes aviaires : tout comme on trace des lignes droites pour obtenir des blocs de marbres bien taillés, ils composent des poèmes conformes et construits selon des règles convenues 23. Ensuite, quand le peuple prétend que le thème des satires, « s’attaquer aux moeurs, contre le luxe ou contre les festins des rois » nécessite que la Muse donne au poète de « grandes choses », res grandes, le peuple affirme que la satire est comme une autre épopée inspirée, avis contraire à celui de Perse. En quelques vers, le satiriste montre que l’Opinion populaire tient sur la création littéraire des propos confus, qu’il méconnaît les genres mineurs et que son intérêt est rivé envers la technicité des procédés poétiques.

Cette ignorance s’étend également aux poètes aviaires, car Perse écrit aux vers suivants :

P. 1, 69-71, ecce modo heroas sensus affere docemus / nugari solitos Graece nec ponere lucum / artifices nec rus saturum laudare, Bon. . . on apprend à formuler des sentiments héroïques à ceux qui ont l’habitude d’écrire des fadaises en grec, des artisans incapables de décrire un bois sacré selon les règles de l’art ou de louer les verts bocages.

L’idée est que les poètes, seulement capables d’écrire des sornettes en grec (soliti nugari Graece), se mettent à écrire de l’épopée directement (affere heroas sensus), sans avoir fait leurs gammes dans les genres mineurs comme la poésie bucolique (rus laudare). Perse dirige sa critique vers le manque d’ardeur au travail et vers le fait que les poètes, trop occupés à produire des effets hellénisants à la mode pour empocher un salaire et épater la galerie, ne prennent pas le temps d’approfondir leur culture littéraire avant de composer une littérature de leur cru :

P. 1, 106, nec pluteum caedit nec demorsos sapit ungues, L’auteur n’a pas martelé son pupitre, ça ne goûte pas les ongles rongés.

23. Selon F. Villeneuve cette froideur technique des poètes à la mode se manifeste surtout sur le plan métrique. Il montre notamment comment les faux vers cités par Perse (1, 99-102) ne présentent pas d’élisions, comment ils mettent en valeur un nom propre en fin de vers et encore d’autres procédés métriques et stylistiques révélant que Perse déplore le fait que les poètes mettent l’accent sur les fioritures syntaxiques et métriques, dans l’unique but de produire des vers parfaits, comme l’est une ligne droite tracée sur le marbre ; cf. Villeneuve, Essai sur Perse, p. 201.

146 Pour renforcer cette accusation, Perse présente dans une saynète un homme au tribunal qui se concentre davantage sur les figures de style savantes de ses propos que sur la défense de sa cause :

P. 1, 85-87, ’fur es,’ ait Pedio. Pedius quid ? crimina rasis / librat in antithetis, doctas posuisse figuras / laudatur : ’bellum hoc.’ hoc bellum ? an, Romule, ceues ?, « Tu es un voleur » dit-on à monsieur Untel. Et que répond monsieur Untel ? Il fait de chaque accusation le sujet d’une antithèse pile-poil, puis on le loue d’avoir placé son style savant : « C’est beau ! », « Formidable ! ». Tu te remues le derrière Grand Chef ?

Le désir du public d’entendre des artifices stylistiques et celui du mauvais poète d’être encensé contamine, au delà de la production poétique, les cours de justice ; la mauvaise littérature est un problème de société : elle concerne tout le monde, les auteurs autant que les auditeurs. Perse ne critique pas seulement la production de mauvaise littérature, mais également sa transmission et sa consommation. Cet exemple du défenseur en cour de justice vaut certes également pour sa théâtralité ; le message tacite de Perse est que le climat littéraire néronien abrutit la société et qu’il est le symptôme d’une société abêtie dont toutes les sphères peuvent être affectées : raison supplémentaire, pour le poète, de vouloir éradiquer ce vice.

Alexandrinisme et mollesse

Dans la suite de la première satire, en un passage riche en parodies de poésie à la mode, Perse oppose la dureté de la poésie virgilienne à la mollesse de la poésie hellénisante en usage à la cour néronienne :

P. 1, 92-102, ’sed numeris decor est et iunctura addita crudis. / claudere sic uer- sum didicit “Becyntius Attis” / et “qui caeruleum dirimebat Nerea delphin”, / sic “costam longo subduximus Appennino”. / arma uirum, nonne hoc spumosum et cortice pingui, / ut ramale uetus uegrandi subere coctum ?’ / quidnam igitur tene- rum et laxa ceruice legendum ? / “torua Mimalloneis implerunt cornua bombis, / et raptum uitulo caput ablatura superbo / Bassaris et lyncem Maenas flexura co- rymbis / euhion ingeminat, reparabilis assonat echo”, Un rival – Mais, un charme et une structure ont été ajoutés aux vers indigestes. On a appris les clausules ainsi : John le New-Yorker ; Comme ça : Le dolphin qui fendait le big blue sea ; Et ainsi : De l’Apennin long une côte nous avons prise ; « les armes et les héros » n’est-il pas rugueux, fait d’une écorce durcie par l’épaisseur

147 du liège ? Perse – Que peut-on lire le corps alangui ? « Ils emplirent les trom- pettes farouches de grondements mimallonéens et la Bassaride qui emportera la tête volée au veau faraud et la Ménade qui guidera le lynx avec ses lierres répète son « AHUMM » et l’écho répond en redoublant leurs paroles ».

Après la critique du rival à l’endroit de l’Énéide (96-97), Perse lui demande ironique- ment (98) ce que l’on peut lire « de tendre, le cou alangui », quidnam igitur tenerum et laxa ceruice legendum. Ce vers pourrait être interprété comme la mollesse du lecteur, mais selon Kissel 24, les adjectifs tenerum et laxa sont employés de façon ironique, en opposition au rival pour qui l’Énéide est spumosum, « rugueuse » et comme « une vieille branche sèche », ut ramale uetus uegrandi. Nous avons pu constater précédemment que Perse transfère constamment aux protagonistes des caractéristiques de la littérature et inversement ; nous pouvons de la même manière considérer que les termes laxa cervix et tenerum caractérisent en fait ici la poésie parodiée. Le vers même prononcé par Perse révèle précisément ce qui est mou dans cette poésie. F. Villeneuve 25 y révèle le double synalèphe de la finale en m de quidnam igitur tenerum : cette préciosité sty- listique rehausse ici la valeur ironique du vers, indiquant au lecteur à la fois par le sens des mots et par la stylistique les caractéristiques que Perse parodie. F. Villeneuve détaille ces divers trais stylistiques moqueurs, notant entre autres une régularité des artifices métriques, une absence d’élisions, un style figuré et des mots grecs qui corres- pondent « à l’Alexandrinisme latin et relèvent tout particulièrement de la technique de l’épyllion » 26.

Ce lien avec l’épyllion 27 est particulièrement pertinent pour notre argumentation. Le terme est utilisé par les classicistes modernes pour définir un style précis de littérature grecque et latine : il s’agit d’une petite épopée en hexamètres dactyliques qui laisse transparaître les caractéristiques stylistiques de l’élégie, de la poésie lyrique et pasto-

24. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 240-241. 25. Villeneuve, Essai sur Perse, p. 208. 26. Ibid., p. 209-211. 27. F. Villeneuve détaille les raisons pour lesquelles les vers parodiés peuvent être assimilés à l’épyllion aux pages suivantes ; cf. ibid., p. 213-218.

148 rale 28. Or pour Perse, thème et style ne sauraient être discordants : l’épyllion constitue donc une forme de corruption de l’épopée par des styles plus mous, travers que le rival voit naturellement comme une avancée :

P. 1, 92, Sed numeris decor est et iunctura addita crudis, Mais, un charme et une structure ont été ajoutés aux vers indigestes.

Tandis que le rival loue la recherche d’une certaine forme de mollesse harmonieuse dans la consonance des vers, le satiriste, après la parodie des vers 99-102, écrit pour sa part haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ? : Perse associe ce style, situé à l’opposé de la virilité ancestrale romaine, à la mollesse que cause l’hellénisation et à ses représentants poétiques à Rome.

Au contraire, au début de la sixième satire, il dresse le portrait de son ami, le poète Caessius Bassus, dont il loue la poésie :

P. 6, 1-6, admouit iam bruma foco te, Basse, Sabino ? / iamne lyra et tetrico uiuunt tibi pectine chordae ? / mire opifex numeris ueterum primordia uocum / atque marem strepitum fidis intendisse Latinae, / mox iuuenes agitare iocos et pollice honesto / egregius lusisse senex. Déjà l’hiver t’a conduit au tison en campagne, Bassus ? Et déjà la lyre et ses cordes s’animent sous ton plectre sévère ? Artisan inouï, tu façonnes les sons primordiaux, d’un mètre classique, et un écho viril de ta lyre latine ; tu sais très bien, en vieil homme, plaisanter avec les jeunes et jouer d’un pouce digne.

Le poète, par transposition du qualificatif attribué à son plectre, est tetricus (sévère) ; le mot sert à montrer le sérieux que le poète déploie dans sa composition lyrique, qualité dont il déplore l’absence chez les poètes oiseaux. L’adjectif sabinus associe C. Bassius au terroir latin ; cet aspect est renforcé encore au vers 3 par les descriptions de son instrument (fides Latinae 29 / lyre latine) et de sa technique (ueterum numeris / par la métrique des anciens). Les mots mas strepitus (écho viril) éloignent sa production poétique de la mollesse. Le satiriste en outre honnit les artisans hautains et encourage les

28. Cf. C. U. Merriam, The Development of the Epyllion Genre through the Hellenistic and Roman Periods, Lewiston (N.Y.), Edwin Mellen Press, 2001, p. 3. 29. fides est au singulier dans le texte, c’est un usage rare, mais pas unique ; cf. Beikircher, Kommentar zur 6. Satire des A. Persius Flaccus, p. 25.

149 poètes à l’auto-dérision et à la modestie, aussi complète-t-il le portrait du personnage aux vers 5 et 6 par ces qualités : il le montre en train de s’amuser avec les jeunes, en une scène qui renforce sa dignité (honestus / digne) et son excellence (egregius senex / vieillard remarquable). Cette courte adresse épistolaire révèle les qualités du poète exemplaire, dont Perse tout au long de son livre s’emploie à exposer les contre- exemples.

Bilan de l’analyse d’extraits programmatiques

Perse établit sa persona poétique au début de son œuvre par l’hapax semipaganus, qui lui permet de se détacher de tous les autres poètes, mais surtout des poètes urbains ; les auteurs urbains misent sur une poésie à la cadence souple et sur la sophistication d’effets stylistiques pour plaire à un public qui en redemande 30. Perse voudrait quant à lui qu’ils composent une poésie de leur cru, méditée et prenant source dans la virilité qu’il puise lui-même dans le mos maiorum ; or ils ne sont capables que de pervertir ces mœurs antiques par mollesse de leurs écrits : Attius Labéon et sa traduction de l’œuvre homérique sont un exemple caricatural de ce climat littéraire que Perse déplore. La seule façon d’améliorer la situation est l’étude de la philosophie, qui fournit alors au poète et à ses lecteurs les outils pour discerner une bonne d’une mauvaise littérature ; elle seule peut détruire le cercle vicieux entretenu par la société urbaine.

30. Plusieurs passages de la première satire, par ailleurs, montrent que ces poètes émergent souvent d’une classe aisée ; cf. 1, 31 ; 1, 51-54. Nous ne tentons pas d’assimiler les références que fait Perse à de possibles poètes dont nous conservons des allusions ou des fragments. H. Bardon, spécialiste de la question, s’aventure dans de telles hypothèses, que nous ne voulons pas confirmer ou infirmer ; cf. Bardon, « Perse, ou l’homme du refus ».

150 β) Le style des Satires

Il nous semble que la meilleure approche pour traiter du style – alors que de nombreuses études ont déjà abordé la question 31 – soit de mettre l’accent sur les aspects majeurs qui font son originalité ; comme pour l’étude lexicale, la grande richesse stylistique des Satires nous contraint par ailleurs à des choix. Notre analyse portera dans un premier temps sur les caractéristiques de style énumérées par Perse dans des énoncés programmatiques ; nous confrontons ensuite ces particularités aux procédés que l’on peut relever dans diverses pièces afin de mesurer la cohérence entre les deux et établir la portée de ces effets stylistiques.

Caractéristiques programmatiques du style

Perse est connu comme étant l’homme qui dit « non ». On relève dix-sept emplois de nec / neque, et quatorze de non dans la première satire ; les deux premiers vers du prologue se distinguant déjà par l’anaphore de la particule nec 32 : le poète assied d’emblée son refus des influences littéraires. Ce rejet n’est pas pour autant absolu, Perse se revendique d’une poignée de modèles qui l’aident à définir son œuvre et sa persona poétique.

31. Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius ; Gérard, « Le latin vulgaire et le langage familier dans les Satires de Perse » ; Villeneuve, Essai sur Perse, p. 368-510 ; Brouwers, « Allitération, anaphore et chiasme chez Perse » ; K. Abel traite du style de Perse, en regard de Kafka, comme d’un moyen philosophique pour explorer son for intérieur ; cf. Abel, « Die dritte Satire des Persius als dichterisches Kunstwerk » ; Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Content. Dark at First Reading, V » ; E. J. Kenney, « Satiric Textures : Style, Meter, and Rhetoric », A Companion to Persius and Juvenal, sous la dir. de S. Braund et J. Osgood, Chichester / Malden / Oxford, Blackwell Publishing, 2012, p. 113–136. 32. Cf. Bardon, « Perse, ou l’homme du refus » ; Anderson, « Persius and the Rejection of So- ciety ».

151 Nous avons vu précédemment les divers procédés de filiation ou de distanciation avec d’autres auteurs qui permettent à Perse, notamment par l’imitatio, de situer son œuvre au sein de la littérature latine 33. D’un point de vue programmatique, il est pertinent de relire le passage de la première satire où apparaissent les noms des auteurs dont il se réclame :

P. 1, 114-126, secuit Lucilius urbem, / te Lupe, te Muci, et genuinum fregit in illis ; / omne uafer uitium ridenti Flaccus amico / tangit et admissus circum prae- cordia ludit, / callidus excusso populum suspendere naso : / me muttire nefas ? nec clam ? nec cum scrobe ? nusquam ? / hic tamen infodiam : uidi, uidi ipse, li- belle : / auriculas asini quis non habet ? hoc ego opertum, / hoc ridere meum, tam nil, nulla tibi uendo / Iliade. audaci quicumque afflate Cratino / iratum Eupoli- dem praegrandi cum sene palles, / aspice haec, si forte aliquid decoctius audis. / inde uaporata lector mihi ferueat aure, Lucilius déchira la cité et te mordit à belles dents Lupus, et toi aussi Mucius. Horace, subtil, piqua son ami, qui en riait, pour tous ses vices, admis près de son cœur, il y folâtrait, habile à tenir le peuple en suspens en fronçant le nez . Et pour moi, il serait criminel de moufter ? Même pas en cachette ? Même pas dans un trou ? Nulle part ? Tant pis, je les enfouirai ici, mes mots : mon petit livre chéri, je les ai vues, je les ai vues moi-même ; mais qui n’a pas des oreilles d’âne ? Moi, ce secret, ce rire qui est miens, autant peu soient-ils, je ne te les troquerais contre aucune Iliade. Qui que tu sois, ô lecteur, insufflé par l’effronterie de Cratinos, tu blêmis devant le courroux d’Eupolis et du très grand Aristophane, lis aussi mon livre, si, par hasard, tu le trouves mieux mijoté.

W. T. Wehrle 34 voit dans le premier vers une caractérisation de Lucilius en tant que guerrier. Ce guerrier mordax (fregit genuinum in illis) est pour Perse un modèle ca- nonique. Contrairement à Horace, dont il dit aux vers suivants qu’il piquait ses amis (tangit), Perse s’inspire de Lucilius pour attaquer avec plus de vigueur tous les suppôts du vice : le mordant sera donc un trait majeur de ses pièces.

Il indique également dans les derniers vers de ce passage qu’un écrivain doit s’inspirer des Comiques grecs pour être audacieux (audax) et met en valeur la capacité à se mettre en colère (iratus). Ces deux caractéristiques correspondent tout à fait au style de notre satiriste : il est audax, car même contraint à ne pouvoir partager son livre qu’avec un trou, il continua la lutte amorcée par Lucilius, ce combat dirigé contre les

33. Cf. supra, p. 68 et suivantes. 34. Wehrle, The Satiric Voice : Program, Form and Meaning in Persius and Juvenal, p. 94.

152 vices, mais qui vise également à préserver l’expression latine de l’essence romaine : cela passe évidemment par le style. Face à l’adversité, il doit aussi énoncer son indignation ; le ton sarcastique d’Horace dans ses sermones n’est pas assez piquant : il doit être élevé au niveau d’expression de Lucilius. Perse cependant à la virulence outrancière préfère une âpreté caustique, qu’il juge plus efficace :

P. 5, 14-18, uerba togae sequeris iunctura callidus acris, / ore teres modico pallentis radere mores / doctus et ingenuo culpam defigere ludo. / Hinc trahe quae dicis mensasque relinque Mycenis / cum capite et pedibus plebeiaque prandia noris, Adepte du langage familier, habile dans tes expressions serrées, tu racles les mœurs blêmes dans un style modeste et astiqué, expert à clouer le vice au moyen d’une noble moquerie. Tire d’ici ce que tu vas dire, laisse les festins de têtes et de pieds aux tragédiens et apprends à manger avec le peuple.

L’expression pallentis radere mores rappelle la parole mordante des Cyniques 35 : c’est l’aspect décapant du style de Perse, qui vise à arracher les lecteurs à leurs vices par une forme d’abrasion stylistique. Le rival de Perse lui reproche d’ailleurs dans la première satire de tenir des propos trop corrosifs :

P. 1, 107-110, sed quid opus teneras mordaci radere uero auriculas ? uide sis, ne maiorum tibi forte / limine frigescant : sonat hic de nare canina littera, Mais pourquoi écorcher nos oreilles fragiles avec ta vérité corrosive. Veille à ne pas te heurter à la porte glacée des grands poètes. Tes poèmes sonnent comme un chien qui grogne.

Perse ne nettoie pas seulement les oreilles de ses lecteurs par ses propos, qu’il compare à un vinaigre ou une vérité mordants (5, 86, acetus mordax ; 1, 107, uerum mordax) 36, mais également par son style 37. Le rival le blâme effectivement au vers 109-110 parce que son poème sonne comme la « lettre canine » (littera canina), qui rendrait ses écrits acérés ; la périphrase littera canina utilisée pour désigner la lettre « r » n’est pas sans

35. J. Pia Comella, « Parrhésie et obscurité poétique dans les Satires de Perse : l’arrière-plan stoïcien », Revue des études latines 92 (2014), p. 200. 36. S. Bartsch va dans la même direction que nous à ce sujet ; cf. Bartsch, « Persius, Juvenal, and Stoicism », p. 222-223. 37. R. Jenkinson renforce l’hypothèse selon laquelle Perse se servait avant tout de son style pour accomplir ses visées morales ; cf. Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Mora- lity », p. 663-675. Pour comprendre tout l’argumentaire de cet article, il faut d’abord lire : Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Content. Dark at First Reading, V ».

153 rappeler l’association du chien à la figure du philosophe cynique, aboyant et attaquant ses concitoyens. En relevant la quantité des lettres utilisées dans son livre, nous avons établi que le « r » y figure 1574 fois, comparé à d’autres consonnes moyennes, comme « b » (362), « d » (739), « g » (341) et « v » (371). Cette surreprésentation ne doit rien au hasard : Perse voulait que son propos se distinguât par une consonance acrimonieuse, voire agressive.

Perse joue sûrement sur l’expression canina eloquentia / canina facundia 38, qui signifie « éloquence de chien », c’est-à-dire « éloquence hargneuse ». Perçue négativement dans ces cas, comme par le rival, cette expression est réemployée par Perse afin de rehausser la rage de sa persona. Plus tard, Pompeius Festus reprend cette association entre la voix du chien et le fait d’être enragé :

P. Festus, sv. hirrire, HIRRIRE : garrire, quod genus uocis est canis rabiosae, HIRRIRE : grogner, comme la voix d’un chien enragé.

Le traitement que Perse veut infliger au lecteur passe donc par cette consonance décriée par son rival, mais surtout par son style brutal, composé de iuncturae acres, des images violentes qui visent à briser les conventions 39 ; une conception stylistique proche de l’acritas reprochée à Lucilius par Horace (Sat. 1, 10, 16-17) 40 et éloignée de celle de Lucrèce, qui cherche à rendre sa philosophie douce comme le miel (1, 936-950 ; 4, 1-25) pour amadouer ses lecteurs 41. L’expression elle-même est dérivée de la recommandation

38. Cf. Quint. 12, 9, 9 ; Appius ap. Sall. frag. 25, 37. 39. P. Connor soutient lui aussi que les images et le style de Perse visent à revitaliser la littérature latine par leur brutalité ; cf. P. Connor, « The Satires of Persius : A Stretch of the Imagination », Ramus 16 (1987), p. 55–77 ; le commentaire linéaire de R. A. Harvey possède le très grand avantage de répertorier ad loc. toutes ces expressions et de proposer une explication pour chacune d’entre elles ; cf. Harvey, A Commentary on Persius. 40. Pia Comella, « Parrhésie et obscurité poétique dans les Satires de Perse : l’arrière-plan stoï- cien », p. 220. 41. Bartsch, « Persius’ Fourth Satire : Socrates and the Failure of Pedagogy », p. 246 ; K. Freu- denburg, Satires of Rome : Threatening Poses from Lucilius to Juvenal, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 182. Apulée a plus tard employé la même méthode pédagogique que Lu- crèce. E. Gowers soutient que le prologue des Métamorphoses serait une réponse aux Satires de Perse, hypothèse difficile à vérifier, mais qui montre comment le style de Perse contraste avec ceux d’autres philosophes ; cf. E. Gowers, « Apuleius and Persius », A Companion to the Prologue to Apuleius’ , sous la dir. d’A. Kahane et A. Laird, Oxford, Oxford University Press, 2001.

154 d’Horace – qu’il énonce dans l’Ars poetica (v. 47-48) – de produire des iuncturae callidae, des « expressions habiles ». Ce détournement de l’expression par Perse indique sa volonté de lier son style à Lucilius et de le distancier de celui d’Horace 42.

Pour produire ce style, en écrivant des tournures choquantes qui produisent des effets étranges, rompant avec les stéréotypes auxquels les lecteurs sont habitués, le satiriste doit être iratus (en colère). Cette colère est une aide à la création et n’est pas manifestée dans une perte de contrôle, que Perse condamne en se représentant lui-même, plus jeune, en train d’exploser de colère (3, 8-9) 43. Ainsi, le fait de se mettre en colère permet à Perse d’être éveillé et de réagir à la littérature produite par ses contemporains, tout en rejetant l’excès, en mettant de l’avant l’autre qualificatif de son style : les uerba togae, le langage du citoyen et du peuple romains, qui lui permet d’éloigner sa persona de la furor (folie furieuse) des poètes épiques ou tragiques, qu’il dénonce tout au long de ce segment de la cinquième satire 44. Les vers 17-18, montrent en effet que les mots de la toge, comparés à un repas partagé avec la plèbe, sont un moyen pour se distancier des tragédiens, ici désignés en tant que Mycéniens et donc étrangers de surcroît, en train de manger un festin cannibale.

Les uerba togae « mots de la toge » auxquels Cornutus fait référence (5, 14) sont des mots issus du langage populaire 45. Ils confèrent au niveau paradigmatique – le choix du vocabulaire – du style des Satires une aura humble et permettent à la surface du message persien d’être compris immédiatement. Ce langage terre à terre possède en

42. C’est aussi l’avis de Nichols, « Persius », p. 264 ; H. Bardon,« Iunctura callidus acri (Perse 5, 14) », Rivista di cultura classica e medioevale 28 (1986), p. 3 ; et de Kenney, « Satiric Textures : Style, Meter, and Rhetoric », p. 115. 43. turgescit uitrea bilis : / “findor !”, « Sa vésicule miroitante se gonfle : “J’explose !” ». 44. Pia Comella, « Parrhésie et obscurité poétique dans les Satires de Perse : l’arrière-plan stoï- cien », p. 201. 45. J. C. Zietsman affirme que les uerba togae n’étaient pas utilisés par les locuteurs latins. L’auteur ne prend donc pas en compte la différenciation entre le niveau paradigmatique et syntagmatique : les uerba togae sont des mots choisis du latin parlé, mais agencés d’une manière à ne ressembler d’aucune façon à la langue vernaculaire ; cf. J. C. Zietsman, « The Rhetoric of a Stoic Poet (Persius Satire 5) », Akroterion 40 (1995), p. 109-110 ; R. Jenkison montre bien, en revanche, comment le style de Perse tire une grande influence du latin vernaculaire ; cf. Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Content. Dark at First Reading, V » ; Voir aussi J. Šorn, qui détaille les différentes facettes du latin vulgaire de Perse, dans Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius, p. 22-31.

155 outre une nature démystifiante 46 envers la littérature fantaisiste et mignonne produite par les contemporains de Perse. À l’opposé, au niveau syntagmatique – agencement des mots –, les iuncturae acres confèrent au style et au message une complexité et un raffinement accessibles seulement à une minorité de lecteurs 47.

La modestie et la sophistication intellectuelle sont aussi mises de l’avant par l’expression os modicum (5, 15) (style modeste), qui qualifie le style, et en regard de l’adjectif doctus (5, 16) (savant / habile), qui désigne le satiriste lui-même. Par ailleurs, la formule ludo ingenuo (5, 16), que l’on pourrait traduire par « noble moquerie », semble désigner, par le sens premier de ingenuus (inné), un jeu verbal propre aux latins et entre dans le processus de rapprochement entre la langue de Perse et la romanité 48 : le poète exacerbe ainsi le contraste entre son expression et celles des Mycéciens cannibales, critiqués pour leurs abus des thèmes mythologiques et leur poésie épique et tragique désengagées ; à l’opposé son style réaliste et audacieux, hérité du canon de la satire lucilienne, devient la seule façon d’améliorer la littérature latine, enrichie grâce à lui d’une œuvre forte et ancrée dans la réalité romaine 49. Contrairement à ses critiques morales, tirées d’une littérature antérieure, qui ne sont pas en réaction à la société qui lui fut contemporaine, par sa volonté de changer le paradigme littéraire en proposant une alternative stylistique Perse recherche assurément un impact concret et puissant sur la littérature de son époque ; cet enjeu est au centre de la composition de son œuvre.

Caractéristiques littéraires et stylistiques

Après les déclarations typiquemment programmatiques de Perse, nous pouvons consi- dérer à présent les procédés littéraires et stylistiques qui rendent son texte original, âcre et matériellement opposé, si l’on peut dire, à la littérature de son temps.

46. Cf. supra, p. 103 et 109. 47. Cf. Bellandi, Persio : dai verba togae al solipsismo stilistico - studi sui Choliambi e la poetica di Aulo Persio Flacco, p. 27. 48. Cf. Kenney, « Satiric Textures : Style, Meter, and Rhetoric », p. 116. 49. N. Scivoletto en vient aussi à ces dernières conclusions ; cf. Scivoletto, « La “poetica” di Persio », p. 104-105.

156 Incohérence narrative ou unité thématique ?

Une des plus grandes difficultés du texte de Perse est l’apparent chaos narratif de chacune des satires. L’auteur paraît passer d’un sujet à un autre sans liaison logique, sauter d’une saynète à un dialogue, d’un monologue à un dialogue sans avertissement 50. W. S. Anderson 51 explique que l’unité des pièces n’est pas à trouver dans la narration, mais plutôt dans la répétition des métaphores ; il en prend pour preuve la cinquième sa- tire où, selon lui, les parties à priori désunies entre elles sont liées par la constance d’une thématique, ici la vraie liberté. L’analyse que nous avons menée durant le deuxième cha- pitre utilise une méthodologie semblable, mais mène à une conclusion différente : dans ses satires, dont les fils narratifs ne traitent pas tous de littérature, Perse associe par des images la décrépitude morale et physique à la mauvaise littérature ; c’est là le centre du message, croyons-nous. Les deux degrés de compréhension que nous avons présentés dans la section précédente expliquent le fonctionnement de l’organisation de son mes- sage : au premier niveau apparaît le déroulement narratif de chacune des satires, tandis qu’au second se situent diverses thématiques. Communiquées au moyen d’un système complexe de métaphores, ces thématiques révèlent l’intérêt principal du satiriste et son désir de renouveler la littérature latine, en proie à tous les maux que nous avons décrits précédemment 52.

50. Avant que de nombreuses études permettent de comprendre les méandres persiens, les philo- logues déploraient cette difficulté, comme par exemple J. Wight Duff, Roman Satire : Its Outlook on Social Life, Berkeley, University of California Press, 1936, p. 125 ; Plus tard, E. S. Ramage, entre autres, détailla les méthodes utilisées par Perse pour structurer ces monologues et dialogues enchevê- trés : Ramage, « Method and Structure in the Satires of Persius » ; Nous trouvons l’explication de W.-W. Ehlers insatisfaisante à ce sujet : il affirme que ces répartitions saccadées des dialogues sont causées par le fait que les Satires avaient été écrites pour être lues publiquement, or si on considère son argument, les dialogues trouvés ailleurs dans la littérature latine seraient construits de la même façon, mais ce n’est pas le cas ; cf. W.-W. Ehlers, « Zur Rezitation der Satiren des Persius », Der Übergang von der Mündlichkeit zur Literatur bei den Griechen, sous la dir. de W. Kullmann et M. Reichel, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1990, p. 171–181. 51. Anderson, « Part versus Whole in Persius’ Fifth Satire ». 52. H. Bardon s’oppose à l’idée selon laquelle il y aurait une unité des satires conférée par des métaphores liées entres elles. Cela lui permet de mettre en valeur la richesse surréaliste et absurde des Satires. Nous croyons que sa mise en valeur de l’aspect saccadé et étrange des satires est à propos et prouve que la vraie liberté n’est pas ce qui unit la Satire 5. Cela nous aide en fait à renforcer notre hypothèse selon laquelle c’est le renouveau littéraire qui est le thème unificateur des Satires ; cf.

157 S. Tzounakas 53, dans un article récent, étudie la deuxième satire, qui en apparence ne semble en rien évoquer la littérature : son premier niveau narratif traite en effet des relations hypocrites que les hommes entretiennent avec le divin. L’analyse fine montre en revanche que Perse utilise un style et du vocabulaire modestes pour louer les offrandes humbles d’un personnage simple et dénigre divers individus décadents dans un style emprunté à la haute poésie 54. En regard de ces données, nous réaffirmons notre hypothèse selon laquelle Perse intègre toujours un commentaire sur la littérature, point focal de son combat, en la greffant à un premier niveau narratif qui aborde d’autres sous-thématiques variées 55.

Critique et innovations

Pour critiquer la littérature, le poète de Volterra se sert souvent d’innovations littéraires. Outre les caractéristiques langagières qui appuient ce point, les Satires présentent éga- lement quelques nouveautés sur le plan de la narration.

S. Bartsch a récemment revisité la quatrième satire 56, dont la première moitié (v. 1-22) met en scène Socrate monologuant face à Alcibiade ; le maître y déplore le fait que son élève veuille entamer une carrière politique. En analysant différents dialogues de Platon, la chercheure montre que Perse critique le modèle d’éducation socratique. Il commence le monologue avec une formule proche des dialogues de Platon, mais illustre rapidement l’échec de la dialectique : Socrate, au milieu de la saynète, abandonne les

Bardon, « À propos de Perse », p. 683 ; Dans un autre article, le savant met davantage en valeur la richesse des images chez Perse, par lesquelles il communique la réalité aux lecteurs ; cf. Bardon, « Perse et la réalité des choses ». 53. S. Tzounakas, « Contrast of Prayers in Persius’ Second Satire, » 6 (2016), p. 37–55. 54. Tzounakas, « Contrast of Prayers in Persius’ Second Satire, » p. 50-51 ; dans un article récent, M. T. Chersoni fait la démonstration elle aussi que le texte de Perse est un habile mélange de vocabu- laire populaire – Umgangssprache – et de haut style, ce qui la mène à conclure que Perse est un poeta doctus ; cf. Chersoni, « Sui Choliambi di Persio : alcune postille », la chercheure cependant n’étudie pas les contextes d’emploi de ces différents niveaux de langage, ce qui limite ses conclusions et l’amène à dire que le satiriste se rapproche plutôt des auteurs grecs : un propos difficile à soutenir en regard de tous les arguments que nous avons avancés et qui vont à l’inverse de cette conclusion. 55. Grâce aux techniques que nous avons développées pour analyser l’imitatio chez Perse, nous pourrions dans le cadre d’une autre étude vérifier la structure et l’agencement de toutes les satires afin de prouver l’omniprésence d’un deuxième niveau de critique littéraire. 56. Bartsch, « Persius’ Fourth Satire : Socrates and the Failure of Pedagogy », p. 245-268.

158 formules et les mots platoniciens pour se mettre en colère et railler Alcibiade, à la manière d’un satiriste, en critiquant ses mœurs décadentes. Ainsi, selon nous, Perse remet en cause le format des dialogues platoniciens en imposant son propre modèle de littérature philosophique. Le premier niveau narratif traite d’une sous-thématique – la volonté de faire de la politique au lieu de la philosophie – tandis que le deuxième niveau émet un commentaire sur la littérature et la philosophie. Le procédé dans ce cas permet à Perse de proposer une amélioration littéraire aux dialogues socratiques : il faut selon lui substituer l’invective satirique à la dialectique platonicienne 57.

M. Davies 58 présente lui aussi une innovation littéraire persienne, où l’auteur s’empare d’un procédé narratif pour en modifier le fonctionnement habituel. Dans la cinquième satire (v. 132-153), Perse renverse le déroulement logique de l’histoire typique du héros – Hercule ou Pâris par exemple – qui, au début de sa vie, doit choisir entre une vertu ou un vice personnifiés. La variante que Perse introduit est celle de faire choisir le personnage entre deux vices, l’avarice ou la luxure. Ce changement permet à l’auteur à la fois de faire passer le message que l’homme est esclave des vices s’il n’est pas libéré par la philosophie et, selon nous, de se moquer de la redondance d’un procédé narratif en renouvelant sa forme.

Questions de métrique

Certains aspects de la métrique persienne corroborent les programmes que nous avons soulevés plus tôt. Le choix métrique pour l’écriture du prologue détonne d’entrée de jeu. Le poème d’ouverture donnant toujours le ton à l’ensemble de l’œuvre, le choix du trimètre iambique et plus spécialement de sa variante en choliambes – aussi appelé ska- zon – n’est pas anodin ; c’est la forme caractéristique du poète grec Hipponax, reconnu pour ses invectives acerbes et malicieuses 59. Selon nous, au même titre que Lucilius,

57. J. Henderson a écrit une étude au sujet de la portée didactique des Satires ; cf. J. Henderson, « Persius’ Didactic Satire : The Pupil as Teacher », Ramus 20 (1992), p. 123–148. 58. M. Davies,« Stat Vetus. . . Silva : Burlesque and Parody in Amores 3.1 and Persius Satire 5.132-53 », Prometheus 2 (2013), p. 165–176. 59. Nani, Traces of Dissent, Persius and the Satire of Nero’s Golden Age, p. 17-18.

159 Perse choisit de créer une filiation avec Hipponax pour rehausser l’aspect mordax de sa persona poétique et de s’éloigner à nouveau de la satire canonisée par Horace 60. Si Callimaque usa aussi de cette forme métrique qu’il hérite d’Hipponax, Perse cependant dans son prologue rejette cet intermédiaire, jusqu’à s’en moquer directement lorsqu’il bannit les sources divines d’inspiration : Callimaque en effet les revendiquait 61, en se présentant dans des scènes initiatiques à la fontaine d’Hippocrène et révassant sur le mont Parnasse (Aet. fr. 3-4 Massimilla). Ce lien que Perse tisse avec Hipponax est donc détaché de façon péremptoire de toute association avec Callimaque, qui représente en quelque sorte l’antagoniste poétique ultime, source de l’influence hellénistique dans la poésie de la Rome néronienne 62.

Ce choix métrique surprenant n’atténue pas le fait que le reste de son livre soit écrit dans le plus traditionnel hexamètre dactylique. Deux raisons peuvent expliquer le choix de cette versification. La première et la plus simple est la volonté ainsi réaffirmée de lier son œuvre au canon de la satire lucilienne, écrite en bonne part dans ce type de vers. La seconde cause, plus intéressante et plus significative pour notre propos, est proposée par R. Jenkinson 63 : la langue très familière de Perse, notamment les formules répétées et saccadées de ses écrits, est d’autant plus incongrue qu’elle est soumise aux règles contraignantes du vers épique. Quelques vers que nous avons sélectionnés illustrent parfaitement ce point :

“quis leget haec ?” min tu istud ais ? nemo hercule.“nemo ?” (1.2) ; hunc – “cui- nam ?” cuinam ? uis Staio an (scilicet haeres) (2, 19) ; “cras hoc fiet.” idem cras fiet. “quid ? quasi magnum (5, 66) ; quid relictum est ?’ reliquum ? nunc nunc im- pensius ungue (6, 68).

60. C. McNelis, « Persius, Juvenal, and Literary History after Horace », A Companion to Persius and Juvenal, sous la dir. de S. Braund et J. Osgood, Chichester / Malden / Oxford, Blackwell Publishing, 2012, p. 240. 61. Ibid., p. 241-242. 62. J. P. Sullivan, Literature and Politics in the Age of Nero, Ithaca, Cornell University Press, 1985, p. 92. 63. Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Content. Dark at First Reading, V », p. 344-347.

160 L’exemple de ces vers saccadés aux répétitions de termes familiers appuie l’hypothèse de R. Jenkinson ; on voit clairement que Perse use ironiquement de la métrique épique. D’autres arguments appuient cette hypothèse : S. Heikkinen a su montrer la manière dont Perse parvient à parodier l’usage bucolique de l’hexamètre dactylique 64. Le savant finnois montre que la ligne d’or, abondamment employée par les poètes bucoliques, est délaissée par Virgile et Perse. Le procédé consiste à flanquer un verbe de deux hyper- bates – une paire composée d’un nom et d’un adjectif – dans la structure a b V A B 65. Perse se moque ouvertement de cette structure dans sa première satire (v. 99) 66 en incluant une ligne dorée dans sa parodie de poésie à la mode. Cette fluidité recherchée des poètes hellénisants serait contrecarrée par Perse par l’utilisation d’un style sac- cadé présentant un nombre élevée d’élisions, marque de la langue parlée et de la satire. L’utilisation de l’élision chez Perse est traitée par E. J. Kenney 67, qui la calcule avec le rapport élision / nombre de vers et avance le chiffre de 48.3%. Comparé aux Métamor- phoses d’Ovide (19,7%) ou à Lucain (13.8%) on voit comment les élisions permettent à Perse de transformer l’usage plus noble de la métrique.

Nous pouvons affirmer que Perse a volontairement dénigré l’utilisation précieuse de ce vers, en usant ironiquement de la ligne dorée, en employant un grand nombre d’élisions et de pronoms personnels 68, qui rendent les vers plus proches de la langue parlée. Le

64. S. Heikkinen, « From Persius to Wilkinson : The Golden Line Revisited », Arctos : Acta Phi- lologica Fennica 49 (2015), p. 57–77. 65. Exemple, Ov. Remèdes à l’amour, 445, grandia per multos tenuantur flumina rivos. 66. torua Mimalloneis implerunt cornua bombis. R. S. Marina Sáez a identifié 8 autres occurrences du vers doré chez Perse (3, 13, 56 et 57 ; 5, 38, 40, 47, 117 ; 6, 72). Après l’analyse de celles-ci et des occurrences de ce mètre chez Juvénal, la savante conclut que l’utilisation de la ligne dorée chez ces satiristes vise à parodier son utilisation dans les styles élevés ou à servir des besoins rhétoriques similaires ; cf. R. M. Marina Sáez, « El hexámetro de la sátira de Persio y Juvenal : aspec- tos métricos y literarios », Estudios de métrica latina, sous la dir. de L. J. Moreno et P. R. Díaz y Díaz, Granada, Universidad de Granada, 1999, p. 585–600. 67. Kenney, « Satiric Textures : Style, Meter, and Rhetoric », p. 123. 68. En analysant l’utilisation des pronoms personnels, M. Seita démontre aussi que la langue de Perse est proche de celle du peuple ; cf. M. Seita, « Uso e significato dei pronomi personali in Persio », Paideia 41 (1986), p. 25–34 ; M. Squillante Saccone fait la démonstration en l’espace d’un chapitre comment de nombreuses caractéristiques supplémentaires à celles que nous avons énumérées rendent la langue de Perse proche de celle parlée ; cf. Squillante Saccone, Persio : il linguaggio della malinconia, p. 89-107.

161 satiriste s’est approprié l’hexamètre dactylique en le ramenant vers le Bas ; ceux qui le revendiquaient pour rehausser la noblesse de leurs épyllia se trouvent alors dépouillés de leur arsenal poétique.

Bilan de l’analyse du style

La critique littéraire imprègne toutes les couches de la poésie persienne : les lignes direc- trices de son œuvre et les caractéristiques de son style visent à promouvoir l’originalité dans la création et à s’éloigner de la facilité, autant dans le fond que dans la forme.

γ) Bilan du troisième chapitre

La cohérence des Satires de Perse lorsqu’elles sont analysées du point de vue de la cri- tique littéraire est apparue nettement. Nous avons vu qu’il s’oppose à une communauté de poètes urbains, avides de gloire et de gain, dont la poésie à la cadence souple et à la faible teneur corrompt la société ; le poète cherche à guérir ses contemporains en se présentant avant tout comme un sage isolé, tenant à lui seul le flambeau de l’identité romaine qu’il vise à préserver. Pour ce faire, il agit de deux façons. Il écrit lui-même une œuvre poétique dont les mots humbles à l’agencement complexe ont une visée didac- tique : il est encore possible à celui qui est audax, iratus et surtout mordax de produire une littérature originale ; dans cette œuvre Perse en outre place toujours un deuxième niveau de critique littéraire, qu’il joint à une autre thématique didactique : il entend ainsi montrer comment rectifier la poésie romaine.

162 Conclusion

Avant d’amorcer l’écriture de cette recherche, le travail de traduction nous a conduit à une compréhension approfondie de l’œuvre persienne. Sans cet effort demandant l’étude attentive de chaque mot, il aurait été impossible d’avoir une fraction de la connaissance que nous avons acquise des Satires. Sans doute est-ce la meilleure façon d’entreprendre une réflexion d’ensemble sur un texte aussi riche sémantiquement, sans quoi on s’attarde aux éléments les plus évidents, telles les thématiques morales. Avec une connaissance partielle, il est assurément difficile de trouver une unité satisfaisante aux différentes pièces, qui laissent l’impression d’un tout incohérent. Divers savants ont ainsi essayé d’unir les Satires sous un angle philosophique, prenant plusieurs extraits comme les té- moins d’un prosélytisme stoïcien ; bien que l’intention fût bonne, on voit que les aspects philosophiques de l’œuvre de Perse ne se distinguent guère de ce que l’on peut trouver chez d’autres auteurs, comme le montre à de nombreuses reprises H. A. Harvey dans son commentaire. Les chercheurs qui se sont essayés par ailleurs à considérer la poésie de Perse comme un manifeste politique ont certes œuvré dans la bonne direction, en tentant aussi d’unifier les poèmes entre eux. Interprétant des passages qu’ils trouvaient cryptiques comme les marques d’une auto-censure qu’obligeait un climat de terreur, ils se sont toutefois heurtés à un manque flagrant de preuves pour étayer leurs supposi- tions ; reste dès lors improbable et peu convaincant le fait que Perse ait écrit dans le but de réagir au régime néronien.

Ces deux interprétations sont incomplètes : elles n’arrivent pas à unifier les différentes pièces entre elles et échouent à rendre justice à l’expression, aux idées et à la singularité persiennes ; nous avons donc soumis une hypothèse permettant d’exploiter ces lacunes

163 comme des pistes de recherche. Le fait de ne pas s’en tenir au premier niveau de la nar- ration nous a permis d’exploiter des éléments de preuve implicites, montrant l’omnipré- sence dans les Satires d’une critique de la production / transmission et consommation de la culture littéraire. Pour le démontrer, il convenait de varier les moyens, en choisis- sant une approche philologique pour analyser les imitations, littéraire pour traiter des différentes thématiques subversives et du programme de critique de la littérature et, enfin, stylistique pour traiter de métrique et de structure ; le but chaque fois était de confirmer que les Satires sont avant tout une réflexion sur l’état de la littérature latine néronienne et une expérimentation littéraire voulant démontrer le potentiel de celle-ci.

Lors du premier chapitre, nous avons cerné l’imitation persienne par divers types d’échantillons – un extrait complet, d’autres plus courts et sélectionnés en fonction d’une typologie, puis tous les réemplois faits d’un auteur – dont l’analyse, grâce aux catégories que nous avons créées, permet de lier les emprunts à un programme métatex- tuel de distanciation ou de filiation avec d’autres auteurs ; l’analyse montre également comment le satiriste reprend à son compte ces passages afin de créer une poésie nouvelle, subversive sur le plan littéraire en amenant le lecteur à réfléchir sur l’état de la littéra- ture latine et sur son avenir : on pense notamment à la façon dont il déforme le sens d’extraits virgiliens en fusionnant différents passages pour créer des chimères littéraires qui remettent en cause les imitations gentilles et prétendument sophistiquées de ses contemporains. Nous montrons, dans cette première partie, que les Satires constituent dans leur ensemble une réflexion sur la portée et le rôle de l’imitation et de l’émulation dans la littérature latine, tout en étant un moyen de décrier divers éléments de la mau- vaise littérature produite par les contemporains de Perse, comme le fait de donner la priorité à la forme sur le fond, le style fleuri, le vocabulaire trop recherché, l’influence grecque et le manque d’originalité.

Ensuite, au cours du deuxième chapitre, grâce à la théorie du grotesque, nous avons prouvé que l’ensemble de l’œuvre est lié par des thématiques contestataires, opposant le vice à la vertu, métonymies respectives de la mauvaise et de la bonne littérature. L’étude de certains néologismes sous cet angle permet de considérer ces créations comme des

164 corps déformés appartenant au registre du Laid, dont l’emploi répété vient contrecarrer les visées de raffinement des auteurs qui se servent des mots rares pour rehausser leur poésie. Nous donnons une interprétation analogue de l’utilisation par Perse de nombreux grécismes, qui vise à ridiculiser cette pratique des poètes qui tournent le dos à la langue latine pour trouver de façon paresseuse des mots exotiques issus du grec. L’étude du vocabulaire utilisé pour décrire des personnages décrépis moralement comparé à celui qui est employé pour imager la production de mauvaise littérature permet de montrer que Perse, grâce à une dynamique grotesque de déformation des corps, apparie le vice à la mauvaise littérature. Ce dernier point est renforcé par notre étude des caractéristiques physiques que Perse attribue aux bons et aux mauvais poètes et aux assimilations créées entre la poésie et la nourriture. Cette approche par thématiques permet de comprendre que Perse conçoit la littérature comme une force en mouvement, qui influe sur les corps figurés ou réels et permet de lier de façon plus satisfaisante toutes les parties de son texte et d’en révéler un sens plus profond.

Enfin, nous avons réuni dans le troisième chapitre les preuves directes qui permettent de mieux comprendre quelle littérature Perse critique et comment il lui oppose un idéal par sa poésie satirique. Nous y exposons comment la construction de sa persona par le mot semipaganus permet de le distancier d’une caste de poètes que nous qualifions d’urbains. Cette urbanité, caractérisée par la mollesse et l’avidité du gain et de la gloire est présentée comme l’origine de tous les défauts littéraires qu’il décrie. Pour s’opposer à l’urbanité, il se décrit comme un poète philosophe en retrait, dont l’originalité poétique est à la fois remède et à la fois modèle d’inspiration pour ceux qui voudraient suivre la voie difficile de la création, la seule qui soit valable, et produire à leur tour une poésie audacieuse, corrosive et subversive. L’étude de certaines caractéristiques stylistiques, comme la structure narrative ou la métrique, vient confirmer que Perse, même à un niveau très technique, souhaite encore ébranler les balises établies de la littérature latine et amener son lecteur à réfléchir sur les possibilités qu’offre la création littéraire.

165 Ainsi peut-on affirmer que les Satires témoignent d’une volonté, durant l’époque né- ronienne, de produire une littérature différente de celle des écrivains augustéens. Perse montre deux avenues : les poètes urbains rejettent la littérature augustéenne en bloc et cherchent plutôt un exotisme à peu de frais dans la tradition hellénistique ; lui-même retravaille l’héritage latin dans une forme et une complexité nouvelles, conservant la romanité dans sa production littéraire tout en l’enrichissant de diverses innovations. Si la première des deux voies laisse place à la facilité et la déchéance, la seconde est appariée aux efforts, à la maturité de réflexion et au renouveau littéraire : le clivage entre Perse et les poètes aviaires est omniprésent dans l’œuvre.

Cette compréhension originale de la poésie persienne ouvre la porte à une meilleure intelligence d’autres auteurs latins. Au courant du deuxième chapitre plus particu- lièrement, nous avons usé de clés d’analyse empruntées à la théorie bakhtinienne du grotesque ; les deux éléments de base que nous avons retenus de cette théorie sont la transformation des corps – mort, vie, enflure, déformation, détérioration – et leur lien avec le rire carnavalesque, c’est-à-dire une force contestataire émanant du peuple et du Bas. En nous appropriant la théorie du grotesque, nous avons montré qu’une dynamique de transformation des corps était présente dans les Satires et que ces transformations participaient à un renversement de l’ordre établi, à une subversion de la littérature. Plus encore, nous avons découvert que les corps transformés ne sont pas nécessairement les corps des protagonistes, mais aussi des corps figurés, comme des mots ou des passages repris d’autres auteurs. Alors que la théorie bakhtinienne du grotesque a fait l’objet de quelques études appliquées au monde latin, il nous parait possible d’en établir une qui émane directement de la littérature latine. En effet, toutes les théories du grotesque élaborées à ce jour sont fondés sur des textes allant de l’époque de Rabelais à nos jours. Comme ces textes, liés invariablement à leurs contextes, dictent les bases de ces théo- ries, celles-ci ne peuvent être appliquées de façon satisfaisante aux textes de l’antiquité. Avec un échantillon limité de textes augustéens et néroniens, nous pensons possible la conception d’une théorie du grotesque qui reflète mieux les dynamiques antiques ; cet ensemble devrait selon nous comprendre au moins l’Énéide, pour la résonance qu’a eue

166 l’œuvre dans le monde latin et pour les façons dont elle lie la mort et la vie avec d’autres concepts métaphysiques, les Métamorphoses, pour les traitements de la transformation des corps, le Satyricon, pour les liens entre l’absorption de nourriture, la mort et la vie, et, naturellement, les Satires de Perse ; il nous apparaît qu’une telle étude serait grandement profitable à notre perception des schèmes de pensée des Anciens tels qu’on peut les apprécier dans leurs écrits littéraires.

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