Entrelacs Cinéma et audiovisuel

5 | 2005 La Machine

Pierre Arbus (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/56 DOI : 10.4000/entrelacs.56 ISSN : 2261-5482

Éditeur Éditions Téraèdre

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2005 ISBN : 978-2-912868-70-1 ISSN : 1266-7188

Référence électronique Pierre Arbus (dir.), Entrelacs, 5 | 2005, « La Machine » [En ligne], mis en ligne le 01 août 2012, consulté le 16 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/56 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ entrelacs.56

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SOMMAIRE

Mécanique de l’imaginaire américain Michel Chandelier

Holliwood, fin de siècle ! Le spectacle de la société technicienne Franck Bousquet

Cinéma : connaissances, croyances et idéologies Transformations du cinéma, transformations des spectateurs : ce que peut le cinéma David Faroult

Le mécanisme du corps comme manifestation de l’essence pure chez Robert Bresson Peggy Saule

Un brève histoire du clavier Gilles Methel

La machine et le dragon dans Une Histoire de vent de Joris Ivens et Marceline Loridan (1988) Rose-Marie Godier

L’érotisation de la machine Crash, de David Cronemberg Amanda Rueda

Quand le cinéma transporte Alexandre Tylski

Machines musicales, machines a faire peur Ostinato et note-pédale Bernard Arbus

L’autre séparation Guy Chapouillié

La machine, le cinétique, et le supra-segmental Christine Decognier

Ouvertures

La plus belle harmonie Didier Lambert

Le langage cinématographique et la codification du point de vue Radhouan Maazon

Le monde allant Verne Frédéric Cassan

Perspective en construction Jean-Luc ANTONUCCI

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Mécanique de l’imaginaire américain

Michel Chandelier

D2R2, le robot de Star Wars, réalisé par Georges Lucas.

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Terminator realisé par James Cameron.

1 L’observation attentive du cinéma américain des trente dernières années fait apparaître depuis L’Aventure du Poséidon de Ronald Neame (1972) une collection significative de films structurés autour du thème mécanique. Ces films ne se bornent pas à reprendre chacun à sa manière un motif fréquent de la littérature et du cinéma. Ils y recourent pour sa capacité à exprimer sur un plan métaphorique l’état, reconsidéré par l’imaginaire, de la société américaine confrontée à une crise d’identité durable engendrée par les mouvements culturels et sociaux des années soixante, la Guerre du Vietnam et la mise en cause des institutions nationales après le Watergate.

2 Le thème de la machine ne résume pas à lui seul l’impact de cette crise sur les représentations américaines véhiculées par le cinéma. Il apporte sa contribution singulière à un ensemble plus vaste qu’organisent d’autres motifs et que nous avons dénommé « cinéma superlatif »1 pour rendre compte de la promotion qu’il assure de la démesure et du prodige comme dimensions structurantes du récit autant que de la mise en scène et auxquelles l’illustration de l’histoire nationale et des réalités humaines se trouve subordonnée. Dans la distribution de cet ensemble voisinent parmi beaucoup d’autres des films aussi divers que La Tour infernale (1973), L’Exorciste (1973), Halloween (1978), Rambo (1982), Jusqu’au bout du rêve (1989) ou Forrest Gump (1993) dont la succession articulée dans le temps dessine par-delà leurs différences comme un unique récit évolutif commentant sur un mode métaphorique l’adaptation progressive des Américains à la crise de leurs représentations.

3 Dans une autre société, de semblables causes n’auraient sans doute pas produit des effets cinématographiques équivalents. Mais la culture américaine se trouve façonnée depuis la fondation du pays par la religion, la légitimité autant que la vitalité du mythe et la croyance des citoyens en la prédestination et en l’exceptionnalité de leur nation. Ces ingrédients déterminent un système de représentations particulier, sensible par son idéalisme même et ses certitudes aux démentis que lui inflige l’Histoire et apte à

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réécrire celle-ci sous une forme imagée pour mieux la faire participer à la geste nationale. En faisant vaciller les repères de la réalité, en instillant un doute sur le projet du pays et le bien-fondé de ses valeurs, les événements des années soixante et soixante- dix engendrent un désarroi qui suscite en retour par un mécanisme compensatoire une forte activité mythologique. Celle-ci rejoue la dérive en en changeant les acteurs et le cadre pour lui assigner une signification originale, cohérente avec le catéchisme américain et capable de transmuter événements funestes et évolutions réprouvées en épreuves divines. Aussi le résultat ne doit-il pas être mal interprété. La répétition des films-catastrophe au début des années soixante-dix, par exemple, et leur succès auprès du public ne procèdent pas de la rumination de l’échec, mais bien du dépassement de celui-ci et de la ré-appropriation de l’Histoire par sa réécriture à partir d’un code spécifique, celui forgé par les mythologies nationales.

4 Cette ré-appropriation est spécialement prise en charge par le cinéma qui tient aux Etats-Unis une place privilégiée définie par l’Hollywood des origines. À la fois outil d’acculturation et de propagation de l’idéologie et du projet américains, il a reçu une mission qui fonde son caractère spécifique : produire du rêve. Ce destin ne l’engage pas seulement à émerveiller son spectateur, il l’incline aussi à chanter l’Amérique pour reprendre l’expression de Jean-Michel Frodon dans son essai « La Projection nationale » 2 et à réinterpréter l’Histoire pour lui faire servir au mieux le projet des Etats-Unis. Cette propension stimule dans les films une tournure souvent mythologique tout au long de l’histoire de ce cinéma. Enfin, par l’institution de la star et le recours à la superproduction, celui-ci s’affirme dès l’origine attaché à l’élaboration d’images extraordinaires. Plus tard, sa lutte contre l’essor de la télévision exacerbera l’inclination pour accroître l’écart entre les deux univers audiovisuels.

Affiche de Mondwest, realisé par Michaël Crichton.

5 Le thème mécanique trouve sa place dans ce contexte en suivant la même évolution au fil des ans et des films que le courant superlatif à l’intérieur duquel il s’insère. Il subit dans son cheminement des changements d’états successifs qui renseignent sur la dynamique de la crise d’identité guidée par l’Histoire en marche. En effet, la machine n’est pas d’un récit à l’autre enfermée dans le même emploi, ni associée à la même polarité positive ou négative. En suivant son itinéraire, des mutations s’observent qui ne répondent pas tant au souci de diversifier les dispositifs, qu’à la construction d’un

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discours. Au-delà, son élection par le cinéma américain de ces décennies éclaire les tensions articulant la crise et la lecture qu’en fait la nation.

États de la Machine

6 La trajectoire du thème de la machine dans le cinéma superlatif la conduit en une figure circulaire d’une représentation négative consommée dans la tragédie à son contraire favorisant l’évitement de cette dernière, avant de montrer dans d’autres films encore la restauration de la maîtrise de l’Homme sur elle. Elle dessine aussi en creux une évolution moins linéaire qui conduit la machine d’un état d’objet défaillant à celui d’acteur primordial du récit disputant à l’humain sa domination pour reprendre dans un troisième temps sa juste place.

7 Le cinéma américain inaugure le courant superlatif par le film-catastrophe. La machine y tient une place insigne pour traduire une société qui ne domine plus son destin. Qu’il s’agisse du paquebot de L’Aventure du Poséidon ou de l’avion de ligne de 747 en Péril de Jack Smight (1974), chaque film confronte l’Homme à la machine défaillante. Celle-ci ne lui résiste pas encore, mais elle ne lui garantit plus sa sécurité, quand les éléments naturels la soumettent à une épreuve.

8 L’étape suivante intervient peu après. Elle impose une figure mécanique déréglée, gagnant son autonomie et devenant malfaisante comme dans Mondwest de Michael Crichton (1973) qui décrit une révolte de robots humanoïdes contre leurs utilisateurs. S’amorce ainsi dans cette production l’anthropomorphisme mécanique qui imprégnera le thème avec récurrence dans les années 80. Les robots esclaves de Mondwest n’ont certes pas l’omnipotence, ni les desseins de l’ordinateur « Hal » dans 2001, Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick (1968). Ils appartiennent plutôt à la famille des exploités conduits par le sort qui leur est fait à se mutiner. Cependant la révolte cantonne la menace dans l’ordre du ponctuel, de l’accidentel. Victimes des jeux des hommes, les robots inversent les rôles. Leur irruption ne marque pas dans le cinéma américain un changement d’état durable de la figure mécanique et de son rapport à l’Humain, mais l’introduction des robots de Mondwest fait progresser le discours en constituant la machine en adversaire, en rival même, quand elle ne s’affirmait jusque-là que système en déroute.

9 Duel de Steven Spielberg réalisé en 1972, mais pour la télévision, marque bien la transition vers l’installation de la figure mécanique dans un emploi d’adversaire personnifié de l’Humain. En gommant la présence d’un conducteur au volant du camion agressif sans l’effacer tout à fait, il maintient un équilibre efficace entre le réalisme et le fantastique qui s’immisce alors à pas comptés dans le cinéma d’outre-Atlantique.

10 L’un et l’autre et davantage Duel que Mondwest ouvrent la voie à une proposition plus extravagante stimulée par le succès en 1973 de L’Exorciste de William Friedkin : la déclinaison mécanique du thème diabolique. Les limousines meurtrières de The Car d’Elliot Silverstein (1977) et Christine de John Carpenter (1983) élèvent la machine au degré ultime de son pouvoir en lui conférant non plus seulement une autonomie, mais une faculté surnaturelle que les récits filmiques suggèrent d’essence démoniaque. Il n’est plus alors question d’un jeu brutal et primitif destiné comme dans Duel à contraindre le héros au surpassement, mais du parcours de destruction d’un emblème industriel de la société américaine stigmatisé comme possédé. Il est intéressant à noter qu’à l’instar de ce qui vaut pour la pré-adolescente de L’Exorciste, la diabolisation de

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l’automobile affecte une catégorie de l’univers culturel américain réputée auparavant sans subordination à la malfaisance. L’opération mythologique vise donc à souligner la détérioration de cet univers et non à révéler une nature négative auparavant insoupçonnée.

Duel, realise par Steven Spielberg.

11 Le glissement vers le fantastique accuse une dégradation de la représentation et insinue l’accentuation du malaise. Jusque-là, les écarts de la machine se manifestent à partir de ses propriétés physiques. Même retournée contre son auteur, elle reste une mécanique. En se laissant contaminer par le registre fantastique, elle change d’identité et cesse d’être maîtrisable, une reprise en main par l’Homme s’affirmant plus hypothétique dans cette nouvelle donne. La dérive avoue aussi une fuite dans l’imaginaire sous la pression des événements.

12 Les véhicules de The Car et Christine introduisent la représentation d’une machine apparentée au monstrueux, représentation qui s’affirme ailleurs dans Alien de Ridley Scott (1979) avec l’extraterrestre métallique acharné à exterminer les membres du vaisseau spatial, évacuant ainsi la composante humaine d’un univers déjà dominé dans ce film par le mécanique. Cousin du « Hal » de 2001, Odyssée de l’Espace, l’ordinateur « Joshua » de Wargames, un film réalisé par John Badham en 1985, participe de la même orientation. Une machine évoluée s’emploie à précipiter l’Humanité dans le chaos d’un conflit thermonucléaire global. Mais, par l’astuce du jeune héros, le pire sera évité et la machine, domptée, retrouvera sa destinée fonctionnelle.

13 Dans ces deux films, la monstruosité de la figure résulte autant de son apparence que de son comportement ou de son projet. Avec la monstruosité, l’itinéraire de la machine amorce un repli. Après le sommet atteint en la diabolisant, elle se rabaisse au niveau de l’Homme. La métamorphose infiltre dans la représentation de la machine une notion

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d’altérité plus ou moins inconciliable. En fait, ces nouveaux avatars en annoncent un autre. D’objet à l’origine, la machine s’élève peu à peu au rang de sujet et bientôt à celui d’un autre soi-même.

14 Ainsi la dénomination par un prénom de l’ordinateur dans le film de John Badham n’est pas insignifiante. Outre que « Joshua » se révèle être celui du fils défunt de l’inventeur, instillant l’idée que l’ordinateur en assure la survivance mécanique et que son comportement constitue une révolte contre le père, l’anthropomorphisme qu’il met en évidence, comme le prénom Christine dans le film de John Carpenter, introduisent la nouvelle perspective offerte à la machine par le cinéma américain au milieu des années 80 : l’humanisation. Elle n’implique pas encore un changement de polarité du thème mécanique, mais le prépare.

15 Si, dans Alien, se trouve démasqué sous son enveloppe humaine insoupçonnable un androïde programmé pour empêcher l’équipage du « Nostromo » de détruire l’intrus extraterrestre introduit à bord, au contraire, dans Star Wars de George Lucas en 1977, des robots dont l’identité mécanique ne fait aucun doute, s’affirment doués de sentiments et soutiennent avec fidélité les humains. Ces orientations contradictoires en apparence révèlent en réalité un développement supplémentaire à l’œuvre. Au Terminator invincible de James Cameron (1984) qui sème la mort sur son passage s’opposent les « répliquants » de Blade Runner de Ridley Scott (1981) aspirant à l’humanité ou le Robocop de Paul Verhoeven (1985), un policier robotisé par des scientifiques après son assassinat, qui lutte pour retrouver son identité humaine. La synthèse entre ces deux voies de l’androïde bien ou malveillant s’opère en 1990 dans Terminator 2- Le Jugement Dernier, également dû à James Cameron, par la conversion du robot assassin en protecteur.

16 La démarche d’assimilation de la machine à l’Humain prélude à l’inversion du mouvement qui avait conduit la première à sortir de son rôle, pour la ramener à son état initial d’assesseur efficace et docile. Sur ce parcours balisé dessinant un aller- retour, Robocop tient une place- charnière. Il constitue en effet une réponse aux mutations humaines de la machine en proposant l’avatar inverse. Par l’expérience d’une mutation mécanique qui ne parvient pas à l’annihiler, son héros marque les limites de l’empire de la machine, en même temps qu’il s’approprie par ce détour sa puissance, l’étape préfigurant le retour encore à venir à la normale.

17 L’évolution s’identifie sans ambiguïté en 1987 dans Miracle sur la 8e Rue de Matthew Robbins, une production Spielberg, qui montre d’aimables robots extraterrestres venir au secours de personnes âgées menacées d’expulsion et retrouver au passage leur utilité essentielle en réparant dans l’immeuble les appareils et systèmes en dysfonctionnement. Leur action met en évidence une opposition entre deux types de machine et deux états de la figure mécanique dont le premier est une référence à l’amont du courant, quand la machine était défaillante, un état dont le cinéma met en scène l’éviction.

18 Ce changement est amplifié par l’élection de Ronald Reagan à la présidence des Etats- Unis, qui imprime aux représentations nationales une nouvelle orientation en sonnant la fin de la contrition. Les films qui suivent, vont relayer le mouvement en propageant l’idée d’une machine reprise en main par l’Homme.

19 Déjà, en 1978, Richard Donner montre son Superman se dépenser pour épargner la catastrophe tour à tour à un avion, un hélicoptère et un train. En introduisant un humain doté de capacités superlatives, son film se fait le héraut d’une Amérique lassée

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de s’abîmer dans la pénitence et de ressasser son échec. Mais il est cependant nécessaire de passer par le détour mythologique de la surhumanité, car l’évolution du discours s’opère à l’intérieur du système de règles mis en place par le cinéma. Pour s’opposer à la puissance de la machine, un adversaire humain extraordinaire doit être convoqué.

20 Il faut attendre 1983 pour une réintroduction du réalisme avec L’Etoffe des Héros de Philip Kaufmann qui, en relatant l’histoire des cosmonautes du programme « Mercury », organise son récit à partir d’une tension entre l’Homme du réel et la machine, la capacité du premier à maîtriser la seconde, à repousser ses limites. Dans ce qui se présente comme un face à face indécis, échecs et succès humains alternent, même si l’épopée glorifie l’entreprise américaine et lui permet d’atteindre ses objectifs, indiquant ainsi de quel côté penche désormais le fléau de la balance.

21 C’est à peu près à la même époque qu’émerge une série de films structurés autour du thème de la machine à remonter le temps. Le principe suggère la restauration de la capacité humaine à dominer la machine, en la créant déjà, en l’utilisant ensuite pour réussir des opérations inédites, impossibles dans la réalité. Bien sûr, des échecs ou des effets indésirables surviennent, preuves que l’étape reste transitoire. Mais l’avancée est autant réelle que dénuée de gratuité. Elle sert en effet le plus souvent à corriger un passé imparfait et donc à modifier à partir de cette intervention le cours de l’Histoire. Dans Retour vers le Futur de Robert Zemeckis (1985), la machine, en modifiant l’issue d’un acte fondateur, permet au héros de redéfinir la trajectoire sociale de ses ascendants directs en en faisant des dominants et des nantis. La machine à remonter le temps montre comment l’Amérique domine la crise de ses représentations et en tire au bout du compte avantage par un nouveau progrès, en même temps qu’elle prétend effacer par ce biais imaginaire les événements à l’origine de ses déconvenues.

22 Mais la rivalité persiste en potentialité. Pour rétablir l’ordre normal des relations, une élimination définitive de la machine concurrente de l’Homme s’impose. Terminator-2-le Jugement Dernier en assure la visualisation. Le robot pourtant bienveillant préfère pour éviter tout risque ultérieur de re-programmation s’immerger dans un bain de métal en fusion, mettant par là un point final à la dérive. La radicalité de l’opération manifeste la hâte du cinéma américain à écourter désormais cet itinéraire de transformations successives.

23 Si, dans L’Etoffe des Héros, l’un des vols du programme « Mercury » s’achève en tragédie, Apollo 13 de Ron Howard (1985) choisit de relater une catastrophe évitée. L’engin spatial qui, par son dysfonctionnement, menace la vie des astronautes, se voit finalement dompté grâce à l’ingéniosité de ceux-ci et à l’aide des équipes au sol. Le scénario du film de Philip Kaufman admettait la représentation de l’échec et de la tragédie, celui de Ron Howard rejette l’alternance aléatoire des revers et des succès qui reconnaît le caractère hasardeux d’une réalité sur laquelle la domination américaine n’est que partielle. En se concentrant sur la mésaventure d’Apollo 13, il signifie un renversement de tendance. La catastrophe annoncée se convertit en un triomphal sauvetage démontrant à la fois l’aptitude retrouvée des Américains à conjurer le sort et, par la détermination manifestée à faire aboutir ce dessein, le caractère irréversible du changement d’état. La confiance est restaurée ; les Américains maîtrisent de nouveau leurs œuvres. L’évolution de la représentation pourrait s’achever là, sur une démonstration de la reconquête par l’Homme de son ascendant sur la machine. Mais à l’issue de cet itinéraire mythologique, l’identité de celle-ci a changé. Adversaire, puis personnage,

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elle ne peut plus sortir de scène sur le simple renversement d’un rapport de domination. Une ultime étape est nécessaire. Le cinéma doit montrer la réconciliation du couple. C’est le dessein assigné à Deep Impact de Mimi Leder (1998) avec son vaisseau spatial baptisé « Le Messie » qui, entre les mains d’astronautes décidés en dernier recours à se sacrifier, parviendra à sauver le monde, et les Etats-Unis en particulier de la menace de destruction qu’un astéroïde de très grandes dimensions fait peser sur eux. Cependant la destinée du couple Homme /machine n’est pas aussi éphémère. Son existence se perpétue dans le même film par le duo formé par un adolescent et une moto qui réussissent ensemble grâce à la vitesse de l’engin à échapper à la mort.

Le Sens du Thème

24 Si la mythologie cinématographique de la crise d’identité américaine des dernières décennies ne se structure pas seulement autour de la machine, l’élection de celle-ci contribue à éclairer le sens de cette dépression. Mais la compréhension du thème ne doit pas être littérale. Il ne s’agit pas ici d’une interrogation sur la mécanisation de la société, ni d’une inquiétude relative au risque de voir avec le progrès technique la machine se substituer à l’homme dans la prise de décisions, comme Wargames ou Terminator pourraient le laisser attendre. La raison profonde de la diffusion du thème est ailleurs. Elle renseigne en effet moins sur le sens de cette crise que sur ce que les Américains ont choisi d’en entendre et sur les stratégies mises en œuvre par leur imaginaire pour l’apprivoiser en racontant son histoire. La promotion de la machine s’explique par une opération de condensation. Elle n’apparaît pas pour se représenter elle-même, mais comme une allégorie du rapport complexe des Américains au monde qu’ils ont créé.

25 Le thème mécanique résume l’entreprise globale de l’Amérique, son action pour se développer et s’imposer au monde. Cet essor se voit contrarié à la fin des années soixante-dix par une vive contestation intérieure, l’échec d’un engagement ultramarin devenu majeur, ainsi qu’une crise institutionnelle. L’irruption d’une machine défaillante ou qui se rebiffe, traduit l’ébranlement qui s’ensuit et l’œuvre qui échappe au contrôle de son créateur. Le moteur de l’entreprise Amérique se grippe et ne permet plus de faire face aux objectifs déterminés. C’est ce qu’insinuent le paquebot renversé de L’Aventure du Poséidon ou l’androÏde d’Alien en mettant en danger ses passagers ou en s’opposant à ceux-là mêmes qui l’ont élaboré. La voie empruntée met en évidence un imaginaire qui, dans sa représentation de la dépression américaine, induit une séparation entre le sujet et son acte, entre l’Homme et la machine, comme s’il tenait à exonérer le premier de ce que son action a engendré. C’est l’œuvre qui se révèle malfaisante, pas l’Homme. Même si des personnages se trouvent stigmatisés et d’ailleurs punis par suite, la remise en cause à l’échelle de la société et à la lumière des faits n’intervient jamais, comme le confirme dans nombre d’autres films le recours à la figure diabolique ou au monstrueux. L’explication pratique la diversion et réécrit le conflit après en avoir simplifié et travesti la substance. Derrière l’œuvre qui échappe au contrôle, c’est le vacillement de l’idéal autant que celui de la puissance qui se lisent.

26 Dans ce dispositif d’une mécanique qui échappe à son créateur, ainsi que l’expose Terminator 2-Le Jugement Dernier à travers la peinture d’un futur régi par des machines après que d’autres eurent déclenché un conflit nucléaire mondial dévastateur, se discerne le mea culpa américain devant les tentations nationales prométhéennes.

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Comme le projet immobilier ambitieux dans La Tour Infernale de John Guillermin, la machine reflète la leçon que les Etats-Unis tirent de leur crise d’identité en éludant les faits à l’origine de celle-ci et leur analyse pour ne retenir que le malaise qu’ils leur laissent, une leçon influencée par la conviction qu’ils ont de leur exceptionnalité. C’est elle qui résonne dans la dérive prométhéenne signifiée par la machine adversaire ou démissionnaire, métaphore d’une punition des ambitions nationales.

27 Le thème mécanique sert encore à formaliser une autre opposition entre matérialisme et spiritualisme. Depuis sa victoire sur les forces de l’axe en 1945, l’Amérique s’est investie dans l’édification de sa domination économique sur le monde et, à l’intérieur de ses frontières, d’une société d’abondance. Ces desseins sont l’objet de remise en cause par les mouvements sociaux de la fin des années soixante qui s’en prennent également aux institutions américaines et à l’Histoire du pays, bousculant les repères d’une population jusque-là travaillée par de puissances convictions. Désorientée, elle ne s’abandonne pas pour autant au désenchantement. Elle cherche au contraire assez vite à compenser la dépression en stimulant, d’une part, dans la société, la religiosité qui constitue déjà l’un des fondements de la nation, d’autre part, à travers le cinéma, une production imaginaire quoi articulera son discours autour de l’opposition croyance/ incroyance. L’orientation structurée par le fantastique et l’extraordinaire traduit les aspirations d’une Amérique qui cherche à croire à nouveau, mais ne peut reconstruire cette croyance qu’en se détournant dans un premier temps des réalités disqualifiées, en pratiquant une rupture symbolique avec son état antérieur, prenant son contre-pied au moyen des représentations qu’elle active alors. Par les postulats qu’il impose, l’irrationnel va battre en brèche le matérialisme dominant et offrir un ordre explicatif acceptable et finalement rassurant. Un ordre capable de réanimer les idéaux nationaux que ce cinéma travaille à réhabiliter en les figurant à travers la représentation d’hypothèses extrêmes. Expression condensée du matérialisme américain, la machine participe bien sûr à ce mouvement d’ensemble qui l’annexe à son système de valeurs et à sa vision du monde par la métamorphose monstrueuse ou, plus tard, merveilleuse, avant de la réintégrer dans son état originel, quand le malaise s’estompe.

28 La présence récurrente du thème mécanique dans le cinéma américain des trente dernières années contribue à façonner le discours des Etats-Unis sur la crise de leurs représentations. La démarche est favorisée par une culture spécifique et une institution hollywoodienne adaptée à la relayer. A l’intérieur du courant cinématographique qui se dessine alors, la machine intervient à côté d’autres thèmes et subit dans la succession de ses apparitions une série de changements d’état éclairant l’évolution des significations qui lui sont associées au fil des ans et, au-delà, l’imaginaire de la crise d’identité américaine.

29 Dans cette dynamique qui peut être analysée comme une phase de réalimentation des mythologies nationales, la machine condense en elle la remise en question du matérialisme induit par l’essor économique du pays, la culpabilité devant sa volonté de puissance et le sentiment d’une perte de maîtrise de ses œuvres. En même temps, la mise en avant du thème et sa réhabilitation observable dans les années les plus récentes suggèrent une autre analyse. La machine s’y révèle comme l’allégorie du moteur qui la nation américaine, un moteur alimenté aux croyances et aspirations d’un pays un temps malmené par l’Histoire et par les contradictions dans la confrontation des réalités à l’idéal. Par le parcours cinématographique qu’il trace alors, c’est à la reconstitution progressive de ce dernier qu’il s’emploie.

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NOTES

1. Michel Chandelier, Deus Ex Machina. Le Cinéma Superlatif Américain (États-Unis: 1972-1995), thèse de doctorat sous la direction de Georges Mailhos et Guy Chapouillié à l’Université de Toulouse Le Mirail le 16 janvier 1998. 2. Jean-Michel Frodon, La Projection Nationale, Éditions Odile Jacob, Collection Le Champ Médiologique. Paris, 1998.

INDEX

Mots-clés : entrelacs, Cinéma américain, Hollywood

AUTEUR

MICHEL CHANDELIER Administrateur du CIAM, membre du Lara, Université Toulouse II

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Holliwood, fin de siècle ! Le spectacle de la société technicienne

Franck Bousquet

1 Dans la solitude des grands champs de cocons, seuls quelques robots se déplacent. Ils sont là pour cultiver des êtres humains, enfermés dans des enveloppes nourricières, afin de se nourrir de leur énergie. Ces robots ne sont pas des esclaves, ce sont les maîtres de l’avenir que promettent les frères Wachowsky dans Matrix, grand succès mondial de l’année 1999. Le cinéma hollywoodien répond ainsi, une nouvelle fois, à l’une des interrogations récurrentes du vingtième siècle : « Quel avenir pour l’humanité dans un monde de plus en plus dominé par la technologie ? ».

2 Cette question n’est pas nouvelle, elle hante l’imaginaire des sociétés industrielles depuis que l’homme fabrique des machines. Déjà, au début des années trente, les intellectuels modernistes nous promettaient « La fin d’une civilisation »1.

3 Le premier mars 1933, Lucien Vogel, directeur du magazine VU, écrivait ainsi dans son éditorial : « L’homme ne domine pas la machine. Il découvre avec stupeur, avec effroi, qu’il est écrasé par elle. Beau paradis technique, où l’homme est enchaîné à l’arbre de la science et regarde, impuissant, tourner la machine folle ! ».

4 Aujourd’hui encore, la réflexion sur le devenir humain dans un environnement technologique de plus en plus prégnant fait partie des inquiétudes majeures. Se nourrissant des imaginaires contemporains et œuvrant à leur fabrication, le cinéma hollywoodien majoritaire va reprendre ce questionnement à son compte, en le vulgarisant et en en devenant une incarnation parfaite. En effet, dérivant vers une spectacularisation ne privilégiant que les effets spéciaux, bénéficiaire par excellence de toutes les innovations, et se rapprochant de plus en plus d’un générateur de grandes émotions, ce cinéma est au cœur du royaume de la technologie. Ainsi, lorsqu’il interroge le futur d’une société dominée par les innovations scientifiques, il porte un regard sur lui-même et sur son devenir.

5 Fruit d’un processus dont les films catastrophes constituent les fondations et dont la génération des Lucas, Spielberg ou Coppola, est l’accoucheuse, le cinéma des blockbusters2 entérine la disparition de l’individu dans les représentations dominantes du cinéma commercial. Ainsi, la problématique générale du cinéma américain

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contemporain est-elle la disparition de l’humain. Ce constat, illustré par les réflexions de cinéastes majeurs, s’applique à l’ensemble de la production commerciale. Les scénarios de jeux vidéo adaptés en longs métrages ne sont qu’un exemple de la disparition du personnage comme élément central du récit au profit de l’effet pyrotechnique. La reprogrammation du personnage passe par sa transformation en expert, chargé de toutes les compétences nécessaires à un triomphe final. Inapte au changement ou à l’apprentissage, le héros du blockbuster surmonte des épreuves qui ne font que l’effleurer. Profondément technocrate, il ne doit rien à l’expérience mais tout à ses compétences.

Un cinéma parc d’attractions

6 Lorsqu’en 1972 Ronald Neame réalise L’Aventure du Poséidon, il pose les bases d’une nouvelle manière d’envisager le personnage au sein des productions à gros budget. Forts du succès mondial de ce qui est aujourd’hui considéré comme un classique du genre, les producteurs s’attachent par la suite à faire appliquer les règles que l’on peut tirer de ce modèle. Alors que la catastrophe était jusque-là un prétexte utilisé pour révéler les personnalités des protagonistes d’un récit, elle devient peu à peu le sujet principal de la réalisation. Peu importe les personnages, on juge de la qualité du film à la réussite de ses effets spéciaux et à l’audace de ses morceaux de bravoure. Le cinéma a alors la même utilité sociale qu’un parc d’attractions, celle de créer des sensations fortes et de provoquer les hurlements horrifiés de spectateurs cloués à leur fauteuil. Retrouvant là une partie de ses origines, le film redevient cette attraction de fête foraine chargée de donner vie à des féeries visuelles et de faire naître la peur ou l’étonnement.

7 Afin de répondre à cette évolution vers la spectacularisation, le cinéma américain développe alors plus que jamais ses recherches technologiques. Durant les années soixante-dix et quatre-vingt, les compagnies spécialisées dans les effets spéciaux connaissent un développement exponentiel. Jusque-là confinées à un rôle de partenaire annexe, elles deviennent bientôt l’interlocuteur obligé de tout réalisateur américain. Georges Lucas, prophète du cinéma parc d’attractions, ne s’y trompe pas, lui qui abandonne la réalisation durant plus de vingt ans pour se consacrer presque exclusivement à son entreprise d’effets spéciaux. « L’industrie cinématographique américaine n’a, semble-t-il, jamais manqué un seul rendez-vous technologique. Elle s’est transformée plus vite et plus radicalement que ces rivales étrangères »3.

L’effet spécial, ce héros

8 Ainsi, les films pyrotechniques, qui triomphent dans les années quatre-vingt, s’inspirent-ils de la violence exacerbée des productions de la décennie précédente, mais en l’édulcorant et en la déréalisant, avec la volonté évidente d’arrêter la réflexion historique et morale enclenchée par des réalisateurs comme Cimino ou Scorsese. Le John Rambo de 1982, symptôme d’une société américaine refusant d’admettre ses errements historiques, est devenu, en 1985 dans Rambo II : La mission, une attraction de foire dont la seule mission est d’être l’artificier d’un son et lumière sanglant.

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9 Il est communément admis que les défaites de l’histoire américaine, anciennes ou immédiates, sont transformées en victoires par le cinéma hollywoodien. Mais le vrai sujet des mises en scène des blockbusters est la puissance de l’Amérique et sa capacité à produire le plus grand spectacle du monde. Les héros de ce cinéma ne possèdent pas de psychologie, mais des qualités et des compétences que leurs apparences physiques suffisent souvent à identifier. Jeff Goldblum, grand, dégingandé, l’air distrait derrière ses lunettes d’intellectuel, mais finalement capable d’exploits physiques, interprète ainsi régulièrement le rôle d’un professeur Nimbus culturiste, dont les connaissances scientifiques et le courage finissent par triompher de la menace justifiant le scénario.

10 Stéréotype par excellence, ce type de héros est le fruit d’un visuel publicitaire, d’une fiction pure qui ne cherche aucun ancrage sociologique ou historique. Techniquement, le héros “bigger than life” est caractérisé par une lumière de carte postale, des effets de montage de vidéo-clip et un cadre valorisant ; divers éléments qui s’opposent au visuel du méchant (lumière sombre, cadre déstructuré…). De plus, le déroulement du récit s’accompagne de plusieurs développements emphatiques de séquences d’action pure, tout à fait inutiles à sa progression.

11 Le constat de la disparition du récit au profit de l’action s’impose in fine au spectateur attentif. Ce n’est plus un enjeu dramatique qui justifie le film, mais uniquement des séquences spectaculaires. La dramaturgie s’accélère, et la mise en scène fait de plus en plus de place à la tension, à l’instant, et aux morceaux de bravoure techniques. Elle devient informatisée, froide et dure comme les personnages qu’elle anime.

12 L’individu s’affaisse sous la performance technologique comme il s’effaçait derrière les machines dans la ville futuriste de Métropolis. Le masque inexpressif de la plupart des acteurs de films d’action, assimilable à un visage mécanique, rend bien compte de la dépersonnalisation du héros. Peter Weller, en 1987 dans le dossier de presse de Robocop, exprime ce sentiment : « Jadis le public s’identifiait à Gary Cooper et James Stewart. Aujourd’hui il s’investit dans les super-héros qui sont de pures abstractions ».

Le personnage face à la technologie : intégration et combat

13 David Cronenberg réfléchit à cette problématique depuis plus de vingt ans, en faisant de ses personnages des êtres de plus en plus dépendants de la technologie et des machines. Ainsi, dans Crash, les humains qu’il nous présente ne peuvent-ils plus entrer en relation avec leurs contemporains sans passer par la médiation d’une machine ou d’un objet. Leurs fantasmes intègrent totalement la mécanique, tant et si bien que toute relation, sexuelle mais aussi simplement humaine, ne peut être envisagée hors du biais d’un élément exogène. Le couple formé par James Spader et Deborah Unger se régénère durant tout le film à travers ses relations à l’automobile et à l’outil. Cronenberg met en image l’intuition de Mac Luhan qui, dans Comprendre les médias4,analysait les technologies comme des prolongements de nos organes physiques et de notre système nerveux, destinées à en accroître la force et la rapidité.

14 Cinéma des attractions par excellence et questionneur, par définition, du futur de la société, le film de science-fiction est par conséquent au centre même de nos interrogations. Maître de ce type de récit et grand créateur de sensations fortes, Paul Verhoeven illustre et interpelle le genre. De Robocop à L’Homme sans ombre, le

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réalisateur s’est intéressé au devenir du héros de fiction américain, à la mémoire duquel il finit par ériger un mausolée pyrotechnique après avoir fait le constat de sa disparition.

15 Verhoeven, dans la grande tradition des auteurs américains issus de l’immigration, s’interroge donc sur les statuts du récit et sur le processus d’évolution du cinéma dans lequel il essaye de s’intégrer. Appliquant à la lettre les recettes en œuvre dans le film commercial américain des années quatre-vingt, il les soumet à la question dans le même mouvement où il en extrait l’essence. Se rendant compte de la stéréotypisation du personnage dans les productions cinématographiques majeures, il pousse cette logique à l’extrême, acceptant de mettre en scène, en guise de héros, un robot totalement programmé. Son film raconte donc la longue quête initiatique menant celui- ci du stéréotype au personnage. Il nous donne une version picaresque personnelle de la formation d’un individu évoluant peu à peu vers la complexité, vers la participation à un modèle démocratique de la société. À la différence du personnage classique en quête d’identité, Robocop-Murphy est d’abord un humain que l’on transforme en robot et qui décide de revenir à son état initial. Il ne s’agit pas donc simplement d’une quête d’humanité, mais bien d’une reconquête.

16 Si, en 1987, Paul Verhoeven constate que le personnage du cinéma américain est en train de se transformer en un robot dépourvu d’histoire et de sentiments, il tente pourtant de lui faire recouvrir son humanité. Il met ainsi en scène le mouvement d’aller-retour, qui voit d’abord la métamorphose de l’humain en robot par son asservissement à la technologie, puis son combat contre les différents éléments de cette société mécanique pour retrouver une parcelle d’humanité. À la fin du film, le héros reste une chimère mécanique, mais il a retrouvé le droit de porter un nom, caractère primordial du statut de Sujet. Néanmoins, comme nous le verrons plus loin, l’optimisme de Robocop ne prend tout son sens que comparé aux dernières réalisations du cinéaste, qui semblent répondre aux interrogations esquissées au tournant des années quatre-vingt en constatant la disparition définitive de l’individu.

La destruction finale

17 Désormais, dans la fiction hollywoodienne, la technologie a pris la mesure de l’humain ; elle le commande et le modèle à son image. Le héros-type du blockbuster est un technicien réagissant mécaniquement aux stimuli que lui envoient les dangers qu’il doit affronter. C’est la conclusion à laquelle parvient Cronenberg dans eXistenZ, où les personnages doivent passer par la technologie pour exister. La problématique de ce film est un peu différente de celle des précédents opus du réalisateur, puisqu’elle traite directement du cinéma. Il nous présente le processus de construction de chimères cinématographiques, et nous indique qu’aujourd’hui les règles sont les mêmes dans le cinéma et les jeux vidéo. Les personnages traversent un certain nombre d’épreuves, ou de tableaux, selon les points de vue, sans jamais rien apprendre et en restant toujours incapables d’analyser ce qui leur arrive. Ils doivent se contenter de trouver les solutions aux problèmes qu’ils affrontent grâce à leurs compétences professionnelles. Les héros hollywoodiens sont toujours des experts, dans des domaines allant de la paléontologie et de l’archéologie5 jusqu’aux rapports avec les civilisations extra- terrestres6. Comme ils ne sont caractérisés que par leurs réactions aux stimuli du

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danger, les héros hollywoodiens peuvent devenir des marionnettes aisément manipulables par la volonté du réalisateur, à l’image des personnages d’eXistenZ.

18 Douze ans après Robocop, le constat de Verhoeven en ce qui concerne la dissolution du sujet dans le visuel reste le même, néanmoins son optimisme a disparu. Pour lui, le cinéma d’aujourd’hui et de demain est voué au totalitarisme, comme le prouve , œuvre dont l’unique sujet est la disparition de l’individu et de la culture démocratique dans le cinéma américain.

19 Dans ce film, le personnage est introuvable, il est remplacé par le stéréotype publicitaire et propagandiste. En ce sens, le recours à l’esthétique de Leni Riefenstahl, dans de nombreuses scènes relatant l’embrigadement des jeunes soldats, est un avertissement au spectateur. Verhoeven décrit un cinéma qui n’a plus de but autre que d’emporter l’adhésion d’adolescents sitcommisés, en utilisant une surenchère de moyens techniques. Le film est d’ailleurs construit comme une œuvre de propagande militariste produite par la société décrite dans le récit. Le cinéaste s’amuse donc à porter un regard malsain de publicitaire fasciste sur ces jeunes Américains de Buenos-Aires (désormais le monde entier est américain), et à les ballotter dans une succession d’épreuves simplistes durant lesquelles ils n’apprennent rien, mais qui, comble de la perversité, les conduisent jusqu’au statut de citoyen. La production de Starship Troopers et sa distribution à l’intérieur du circuit commercial américain démontrent que les effets spéciaux et les morceaux de bravoure suffisent à justifier l’existence d’un film. Le premier degré ouvertement totalitaire, ainsi que la mise en abîme, violemment critique envers le reste de la production contemporaine, semblent avoir été invisibles au studio producteur et distributeur, uniquement préoccupé de spectaculaire.

20 Le type de personnages peuplant ce long métrage témoigne donc du vide absolu qui se cache derrière le visage poli des principaux héros des fictions télévisuelles pour adolescents. De plus, la plastique du sitcom, idéal de beauté énergique et d’absolue propreté, est une plastique militaire relevant d’une logique normalisatrice.

Un cinéma de robot pour une société totalitaire

21 Produit de la modernité, l’individu-sujet n’est pas détachable du processus de construction de l’Etat. Ainsi, lorsque l’on parle de la crise de la modernité ou de l’éclipse du sujet, il ne faut pas oublier de réfléchir à la remise en cause de la conception du pouvoir politique sous-tendue par ce mouvement. Tautologiquement, une société où le concept d’individu disparaît est une société totalitaire.

22 Par conséquent, un cinéma où le personnage en tant qu’individu s’évanouit porte sur lui quantités de soupçons à propos de sa teneur politique. L’esthétique générale, comme nous l’avons déjà souligné, mais aussi la représentation qui est faite du pouvoir politique suggèrent donc une vision quasi totalitaire de la société. Dans Starship Troopers on nous décrit clairement un Etat fasciste, mais dans d’autres productions, censées figurer les Etats-Unis contemporains, l’image du pouvoir est tout aussi édifiante. La façon dont le président américain monte à l’assaut des envahisseurs extra- terrestres dans Independance Day ressemble ainsi à s’y méprendre aux icônes staliniennes œuvrant à l’édification du mythe du Petit Père des peuples.

23 En outre, il suffit d’examiner les processus décisionnels dans les blockbusters pour s’apercevoir qu’ils n’ont rien de démocratique. Ils traduisent un point de vue unique, le

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plus souvent légitimé par la compétence technique d’un héros expert, mais en aucun cas ils ne donnent lieu à un débat ou une négociation. En général, si la contestation émerge, sa seule utilité est de montrer que le point de vue du héros est le plus sage et que la discussion n’a fait que retarder ou rendre plus difficile la victoire finale.

24 Si le recours ultime à la force est souvent présenté comme l’issue la plus raisonnable, il est toujours cautionné par l’expertise scientifique et technologique, censée apporter les réponses à toutes les questions imaginables. Pour chacun des problèmes constituant les nœuds fictionnels du récit, il n’existe qu’une solution et une seule, relevant des compétences d’un spécialiste. Par conséquent, même si le cinéma américain a toujours excellé à représenter des professionnels, et s’ils peuvent être parfois les garants de la démocratie, la confiscation à leur profit de toute parole légitime dénote une idéologie politique typiquement technocratique.

25 Le regard porté sur l’être humain conditionne toute vision politique. Nul besoin de démonstration pour comprendre ce que le grand cinéma américain pouvait, et peut encore signifier. L’anecdote rapportée par Martin Scorsese dans son Voyage à travers le cinéma américain est à ce propos suffisamment éclairante. Il raconte qu’un jour de tournage dans le désert, alors que les conditions météorologiques étaient affreuses, un collaborateur de John Ford lui demanda ce que l’on pouvait bien filmer dans cet endroit. Ce à quoi Ford répondit : « Qu’est-ce-qu’on peut filmer ? La chose la plus fascinante et la plus intéressante du monde : un visage humain »7.

NOTES

1. Il s’agit du titre en couverture du magazine VU du 1er mars 1933. 2. L’appellation « blockbuster » trouve son origine dans le nombre très important de copies d’un même film, occupant un maximum d’écrans le jour de sa sortie nationale. Les historiens du cinéma parlent du Parrain comme du film ayant inauguré cette stratégie. Aujourd’hui, toutes les grosses productions américaines sont distribuées de cette façon. Le terme « blockbuster » désigne donc les films possédant les budgets les plus importants du cinéma américain et distribués sur plus de trois mille écrans le jour de leur sortie. 3. M. Scorsese et M. H. Wilson, « Voyage à travers le cinéma américain », Cahiers du cinéma, Vérone, 1997, p. 68. 4. M. McLuhan, Comprendre les médias, Paris, HMH, 1968 (1964 pour l’édition originale). 5. Dans les trois opus de Jurassic Park, dans ceux des Aventuriers de l’Arche Perdue, mais aussi dans Tomb Raider ou Stargate. 6. Dans Contact de Zemeckis comme dans X-Files ou Men In Black. 7. Op. cit. p. 163.

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AUTEUR

FRANCK BOUSQUET Maître de Conférences - Université de Toulouse III, membre du Lara

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Cinéma : connaissances, croyances et idéologies Transformations du cinéma, transformations des spectateurs : ce que peut le cinéma

David Faroult

1 Des connaissances se désignant aujourd’hui comme « sciences » se trouveront peut-être demain ramenées au nombre des idéologies, cette opération s’accompagnant d’une explication (idéologique, politique, historique, économique, …) de leur fugitive promotion au rang de science. Ainsi, aujourd’hui, chacun sait que l’église a longtemps censuré et réprimé les auteurs de systèmes héliocentriques (Galilée, Copernic, Kepler) : on sait que l’Église y voyait l’amorce d’une dangereuse mise en doute de ses dogmes. Il se peut donc que derrière des connaissances scientifiques, se cachent souvent des enjeux politiques, même quand le lien n’est pas immédiat. L’exemple de Galilée a ceci d’éloquent qu’on y perçoit bien en quoi un nouveau savoir peut se trouver menaçant pour des croyances sur lesquelles s’appuie le pouvoir (politique). Du coup, les croyances tenues à l’époque pour la seule vérité possible, sont aujourd’hui reconnues (par l’Église elle-même) comme d’anciennes croyances.

2 Les discours idéologiques revêtent le plus souvent les apparences du discours scientifique et n’en relèvent pas moins de présupposés qui les relient à des positions pratiques, en dernière instance : politiques1.

3 Comment distinguer une proposition idéologique d’une connaissance, y compris d’une connaissance « scientifique » ? On peut bien sûr, de façon pragmatique, s’interroger sur l’éventuel intérêt qu’un individu peut avoir à répandre certaines représentations. Le problème s’épaissit dès lors que telle validation des connaissances (par exemple : l’empirisme) se trouve admise dans tel champ (par exemple : la médecine) et se trouve remise en question pour appréhender d’autres domaines. Quel raciste n’a pas invoqué l’argument empirique pour étayer les maux dont il accable ses cibles ? (« Je les connais moi ! », « Je les ai vu en Algérie/en Indochine/dans mon quartier/etc. »)

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4 Dès lors, ce qui sépare à nos yeux, et d’une façon qui n’est pas toujours pertinente, les connaissances des représentations idéologiques (celles des autres en particulier), c’est un certain degré de croyance qu’on leur accorde.

5 « Il suffit de lire la Bible pour voir que les Juifs croyaient en l’existence de tous les dieux –ils leur faisaient même la guerre. Mais ils ne gardaient leur foi qu’à un seul. La foi, c’était leur engagement inconditionnel. »2 Les croyances auxquelles nous adhérons ne se réduisent pas à nos convictions, nos engagements, et elles se présentent rarement comme étant en relation avec ces convictions. Ainsi, tel rationaliste qui se pensait à l’abri des superstitions, se réjouira qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux après être passé sous une échelle : il y verra la preuve de la stupidité des superstitions. N’empêche qu’il y croit assez pour n’avoir pas pu se dispenser d’y penser ! C’est que, d’après Freud, si le conscient sait opérer une distinction entre la réalité et l’imaginaire, ces distinctions n’existent pas dans l’inconscient. Une représentation imaginaire ancrée dans l’inconscient d’un individu se révélera largement aussi efficace, pour influer sur son comportement, que tous les discours rationnels auxquels ce même individu prétendra adhérer (tous les analysants saisiront aisément ce que je veux dire…).

6 Il me semble qu’on peut néanmoins, avec Gérard Leblanc, établir une distinction entre deux types de constructions imaginaires : celles qui s’orientent vers l’évasion et celles qui s’orientent vers la résistance. Les modalités d’enfermement des individus dans les prisons ou en dehors, présentent sans doute beaucoup plus de similitude qu’il n’y paraît au premier abord. En particulier, le recours à l’imaginaire répond dans ces deux modalités au même besoin de se maintenir (survivre) malgré les coercitions directes ou indirectes, explicites ou insidieuses, auxquelles on est soumis. Cet imaginaire s’oriente vers l’évasion, c’est-à-dire l’illusion auto-produite d’une vie meilleure en un ailleurs, ou vers la résistance, c’est-à-dire, intégrant les conditions réelles de la servitude, rêvant ses transformations libératrices. Dans l’imaginaire d’évasion, l’autonomie entretenue entre réalité et imaginaire, est propre à assurer la reproduction de la réalité telle qu’elle est. Cet imaginaire n’incite pas le sujet à lutter contre les conditions réellement existantes qui lui sont imposées3.

7 L’imaginaire de résistance, au contraire, se nourrissant des conditions de la réalité, qu’il prend en compte sans atrophier sa fonction fantaisiste, est propre à armer davantage le sujet pour faire face aux situations réelles. Le sujet ne se rêve pas en un utopique « ailleurs » (étymologiquement, l’utopie n’a pas de lieu), mais se conçoit ici, autrement. Il va de soi que cette distinction entre deux types d’imaginaires n’exclut absolument pas que les deux s’affrontent au sein du même individu, soient sollicitées successivement ou simultanément.

8 Dans leurs dispositifs, le cinéma, comme le théâtre, instaurent une illusion à laquelle le spectateur se prête. Mais ce serait une erreur de croire que cette illusion nous renverrait à la réalité, qu’il s’agirait d’une « illusion de réalité » des choses représentées. A ce titre, ce n’est pas une illusion comme les autres : il ne s’agit pas d’être trompé ou non, de même que l’identification du spectateur au personnage est différente du processus pathologique de l’identification hystérique. Dans le processus de l’illusion cinématographique ou théâtrale, le problème de la distinction entre le réel et l’imaginaire n’est pas posé. Comme le suggère Octave Mannoni, nous sommes plutôt les complices d’un dispositif qui pourrait, idéalement, duper certains individus : on se plaît à raconter que des spectateurs « primitifs » ont pu être terrorisés par l’arrivée d’un train en gare de la Ciotat, comme si, eux, étaient réellement en proie à l’illusion du

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dispositif cinématographique. Ceci nous autorise à faire semblant de croire à la réalité représentée, mais sur un mode ludique ou symbolique : je sais que Belmondo ne meurt pas VRAIMENT à la fin du film, mais ça ne m’empêche pas de m’émouvoir de la mort de son personnage (que je sais être fictif) »4.

9 Tout film, dans quelque secteur de l’audiovisuel qu’il apparaisse (cinéma, télévision, audiovisuel d’entreprise, etc.) entretient un rapport avec la réalité en tant qu’il en constitue une représentation, et ce quel que soit le genre auquel il se rattache (documentaire, fiction, ou même science-fiction)5.

10 Un film, quel que soit son genre, sollicite des représentations (parmi lesquelles certaines sont déjà catégorisées comme « connaissances ») déjà existantes dans les cerveaux des spectateurs. Un film de science-fiction qui s’annonce comme se déroulant « il y a bien longtemps, dans une galaxie très lointaine » sollicite quelques notions d’astronomie, par exemple (parmi les plus élémentaires, soit). Tel documentaire sur tel pays d’Afrique, suppose déjà connu que l’Afrique est un continent situé au sud de l’Europe (notion élémentaire de géographie). Mais avec ces connaissances sollicitées, toutes sortes de représentations acquises se joignent comme « associées » aux connaissances : des « clichés » et autres stéréotypes, et toutes les représentations plus ou moins conscientes dont chaque spectateur, dans sa singularité spécifique, peut disposer sur un domaine déterminé.

11 Or, à toutes ces représentations acquises, le film va changer quelque chose (le film y change forcément quelque chose). Soit il va renforcer les représentations les plus répandues, déjà ancrées : renforcer les stéréotypes intégrés par le spectateur. Notons que pour qu’une représentation soit particulièrement répandue parmi les spectateurs, il faut qu’elle appartienne à un corpus des représentations dominantes : appelons cela « l’idéologie dominante ». Le film peut encore ajouter quelque chose aux représentations déjà ancrées. Mais le film peut aussi fragiliser, mettre en doute ou transformer les représentations qu’il sollicite. Je me souviens qu’enfant, j’avais été très surpris devant un film de Jean Rouch montrant une ville africaine : avant ce film je croyais que les Africains vivaient tous dans des huttes en paille ! (Je ne raconte pas cela pour faire étalage de mes souvenirs d’enfance, mais parce que, enfant, je ne m’étais sûrement pas mis tout seul cette idée, fort coloniale, en tête…).

12 Tout film change donc peu ou prou l’état de nos représentations de la réalité et de connaissances en particulier : il produit des effets de connaissance. Le film change forcément quelque chose à l’état de nos représentation : on en sait donc « un peu plus », ou « un peu mieux » sur ce qu’on connaissait déjà, ou sur ce qu’on ne connaissait pas encore avant le film. C’est cet effet de transformation inévitable de nos représentations qu’on pourrait appeler « effet de connaissance », puisque c’est de nos connaissances, de ce type particulier de représentations qu’il s’agit.

13 Chaque scénario, en ordonnant la succession des effets de connaissance d’une certaine façon, met en œuvre une conception philosophique : sa conception épistémologique de l’acquisition des connaissances. C’est-à-dire que chaque scénario, quelque conscience qu’en aient ses auteurs, met en œuvre une « théorie de la connaissance ». En cela, Cinéthique avait raison d’affirmer : « Il est possible de saisir qu’en tout ‘processus esthétique’ travaille une théorie de la connaissance » (n° 13-14, p. 54).

14 On entend par « théorie de la connaissance »6, la conception épistémologique des opérations en jeu dans l’acquisition des connaissances. On pourra interroger cette théorie sur quelques points, qu’on peut juger décisifs : quelle est la place de la pratique

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dans une théorie donnée ? Comment échappe-t-elle à l’écueil empirique en ménageant un « moment théorique » distinct du moment pratique ? Etc.

15 C’est à l’aune de ce type de questionnements qu’on pourra caractériser une théorie de la connaissance et éventuellement la rattacher à des doctrines philosophiques déjà constituées. En d’autres termes : chaque film procède d’une certaine conception de l’acquisition des connaissances (sa « théorie de la connaissance »), et cette conception le rattache à des conceptions philosophiques plus générales, dans la mesure où ces « théories de la connaissance » sont l’expression de présupposés philosophiques. On peut risquer une re-formulation simplifiée de la thèse de Cinéthique : en tout processus esthétique travaillent des présupposés repérables.

Chaque élément en jeu dans la conception d’un film se ramène à une opération de scénarisation

16 Le problème se complexifie d’autant plus qu’on admettra que chacune des opérations liées à la confection du film peut se rapporter à une opération de « scénarisation ». En effet, s’il est entendu que le « canevas » commun à une équipe de cinéma est ce qu’on désigne comme un « scénario de tournage » (quel que soit son degré de précision : simple synopsis, dialogues, découpage, story-board...), il n’en reste pas moins que chaque contribution apporte des éléments concrets qui « raconte » davantage, qui « scénarise ». Le physique d’un comédien scénarise son personnage d’une certaine façon, sa voix également, ou différemment : on dit d’ailleurs parfois d’un comédien qu’il est utilisé « à contre-emploi » dans un rôle, ce qui suppose non seulement qu’on associe son physique et sa voix à certains personnages, mais encore qu’on imaginait quelqu’un d’autre (ayant d’autres caractéristiques physiques, vocales ou autres, plus ou moins clairement formulables) pour incarner ce personnage-là. Cet exemple est un symptôme parmi les innombrables, de l’intégration diffuse, non-dite, mais enracinée, d’une certaine « norme » de « ce qu’il faut faire ». Cette « habitude » (une « seconde nature », dit-on) est la meilleure des garantes de la reproduction du cinéma dominant.

17 Ce qui est vrai pour l’acteur l’est aussi de la lumière, du son : autant d’opérations qui à chaque instant de la concrétisation du film le scénarisent un peu plus précisément. Or, dans chaque opération de scénarisation, une certaine conception du monde (et de cette opération) est mise en œuvre. Ces conceptions, bien que souvent non-formulées et même inconscientes, n’en sont pas moins repérables et caractérisables. C’est en cela qu’on peut les identifier à des idéologies pratiques. On voit bien ainsi que « l’idéologie »7 d’un film n’est pas réductible à celle qu’il affiche, mais est un réseau d’idéologies pratiques mises en œuvre dans sa confection, et qui peuvent se trouver contradictoires. Ce qui peut se repérer comme idéologies dans un film se manifeste donc comme une lutte de tendances, au sein de laquelle il s’agira de démêler lesquelles sont principales et laquelle (ou lesquelles) domine(nt).

Les stéréotypes : une matière première

18 Des films produisent des effets de connaissance : ils reconduisent sempiternellement les mêmes scénarios (ex. : « un marin a une femme dans chaque port... ») qui une fois qu’ils sont largement intégrés, pénétrés, deviennent des « clichés » (mais n’en demeurent pas

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moins des scénarios) qui peuvent à leur tour être sollicités sans qu’un développement soit nécessaire. (ex : un personnage de marin => il a donc une femme dans chaque port...).

19 Les « clichés », ou stéréotypes sont un des ressorts les plus efficaces de la pénétration d’une idéologie.

20 Marx soutenait, en substance : pour qu’une idéologie devienne « force matérielle », il faut que les masses se l’approprient (c’est Lénine, je crois, qui le formula en ces termes). Si cette thèse est juste, il n’y a aucune raison qu’elle ne le soit que pour l’idéologie révolutionnaire. Or, nous soutenons ici, sans innover, que la transformation d’un scénario ou d’une idée en stéréotype, est un élément du processus d’appropriation des idéologies par les masses. Ainsi, tels jugements ou opinions se voient-ils promus au rang de « connaissances », bénéficiant ainsi d’une capacité de persuasion, voir d’une apparente évidence, plus importantes.

21 Il faut insister sur un autre point : l’appropriation des idéologies par la formation des stéréotypes peut s’accomplir de façon parfaitement inconsciente pour les individus. C’est d’ailleurs le cas la plupart du temps, à moins que l’acquisition du « cliché » ne s’accompagne de la prise en charge d’un argumentaire qui lui est associé, et suppose l’adhésion consciente à une doctrine idéologique. Mais même dans ce cas, le sujet a souvent l’illusion d’être l’auteur de son discours, quand il ne fait que s’approprier un ou des discours déjà constitués. C’est entre autres le processus lié à cette illusion qui faisait dire à Althusser que « l’idéologie interpelle les individus en sujets ».

22 Sur cette phrase, un peu obscure au premier abord, Michel Pêcheux a apporté de précieux éclaircissements dans un texte8 aujourd’hui négligé : « ...le caractère commun des deux structures-fonctionnements que l’on désigne respectivement par idéologie et inconscient est de dissimuler leur propre existence à l’intérieur même de leur fonctionnement en produisant un tissu d’évidences « subjectives », ce dernier adjectif étant à entendre non pas comme « qui affectent le sujet », mais « dans lesquelles se constitue le sujet »... » L’inconscient, l’idéologie sont donc des processus actifs, c’est à ce titre qu’il peuvent constituer l’individu en sujet. Cette théorie, difficile à saisir, présente l’intérêt d’expliquer le fonctionnement des idéologies comme processus dynamique. Elle rompt en cela avec une conception d’idéologies qui seraient constituées dans une sphère supérieure (superstructure), et auxquels les individus-sujets choisiraient en leur âme et conscience d’adhérer ou pas. Non : le processus d’appropriation des idéologies 1) permet à l’individu de se constituer comme sujet ; 2°) permet à l’idéologie de se répandre, par ce même mouvement ; 3°) permet au sujet de ne pas parler en son nom et de protéger ainsi son Moi en s’appuyant sur les clichés et stéréotypes déjà constitués. Du reste, l’inconscient n’établit pas de discrimination entre ce qu’il serait légitime ou illégitime de penser. Dans cette région de l’inconscient peuvent donc coexister des conceptions inconciliables, mais qui cependant opèrent ensemble sur le sujet qui les héberge.

23 Il n’est pas indifférent qu’un film se présente comme appartenant au genre, codifié, du documentaire ou à celui de la fiction. L’un et l’autre n’appellent pas le même degré de vigilance du spectateur, la conscience qu’il se fait de la relation du film avec la réalité n’est d’emblée pas la même entre les deux. Le film de fiction dispose à ce titre d’une efficience multiple par la neutralisation de la vigilance du sujet : • le genre fiction appelle d’emblée une vigilance réduite, • constitué de représentations imaginaires, la fiction peut s’appuyer sur des croyances (conscientes/inconscientes) qui n’ont pas besoin d’être rationalisées, qui n’appellent donc

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pas de légitimation ou justification : le processus d’appropriation de l’idéologie du film, s’opère donc comme une intériorisation par le sujet de croyances dont le caractère non rationnel rend vaine toute vigilance ; • la réception du film a lieu dans le temps de loisirs, c’est-à-dire le temps de reproduction de la force de travail, temps pendant lequel, sous l’effet de la fatigue, la vigilance est déjà réduite.

24 Le spectateur dispose donc pour tout personnage ou tout sujet de film, d’un arsenal de scénarios disponibles, tous préconstruits, correspondant à des représentations sociales toujours-déjà ancrées. C’est lui qui sollicite ces scénarios à la demande et bénéficie ainsi de l’illusion de mettre en œuvre sa propre « culture »et son « libre arbitre » dans le processus de réception du film. Cette opération de sollicitation de « déjà-connus » s’inscrit dans des localisations diverses, dont on réduira pour l’instant la topologie à : des savoirs conscients, inconscients, ou préconscients du spectateur. Pour être localisés différemment, ces « savoirs » idéologiques n’en sont pas moins efficients.

Pas d’Autre ?

25 Reconduire indéfiniment les mêmes scénarios, sans les questionner, les pervertir, les déconstruire, évite finalement toute possibilité de transformation des individus par une confrontation à l’altérité, à l’Autre. Une Rencontre n’est possible, au sens où elle est potentiellement productive, qu’à la condition que l’on soit prêt à subir une transformation réelle. Les films font partie du réel : pourquoi les rencontres avec les films seraient-elles moins importantes que celles avec les individus ?

26 Du point de vue de la reproduction de l’Ordre (du désordre ?) social existant, la contradiction à résoudre est : « Comment satisfaire un besoin d’évasion produit par les tensions de la vie quotidienne (besoin de « faire un break », une « pause », besoin d’évasion, ...besoin de reproduction de la force de travail) en évitant que la satisfaction de ce besoin ne favorise une transformation des sujets dans un sens qui les conduirait à contester l’Ordre : l’organisation de la société ? ».

27 Ainsi, le temps des vacances s’organise-t-il autour d’une pratique du tourisme qui (tout en étant un secteur économique juteux, à l’instar du cinéma) est codifiée, scénarisée autour d’un principe : simuler la rencontre de l’Autre tout en évitant qu’elle advienne. C’est pourquoi on va loin (d’autres pays, d’autres continents), on visite d’autres cultures, mais seulement dans les musées et les simulations de traditions locales typiques. (Voir Marrakech, c’est voir son souk et y marchander, voir Athènes c’est voir le Parthénon et commander ses souvlakis en grec, grâces aux guides de conversations touristiques qui n’indiquent presque que des situations d’achat). En tout cas on évite que puisse s’instaurer un dialogue productif entre des gens issus de pays et de cultures différentes, sans doute par crainte que ce dialogue ne déstabilise l’ordre des hôtes tant que celui des visiteurs, par un effet qui ressemblerait à celui des Lettres Persanes. Un regard « persan » (perçant !), « candide » sur notre société nous serait donné sur notre propre organisation sociale, par la surprise que provoquerait, chez notre interlocuteur, l’évocation d’une évidence admise pour nous, dans notre pays. C’est un des effets possibles d’une confrontation avec l’Autre, qu’il convient à tout prix d’éviter pour préserver telle qu’elle est l’organisation de la société.

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28 Soutenons qu’il en va de même pour les films : ils doivent s’inscrire dans des scénarios toujours-déjà connus, pour ne pas « dépayser », mais néanmoins en offrir une combinaison suffisamment inattendue pour distraire. De même les clubs de vacances (type « club Méditerranée »), répondent à ce principe : la destination ne modifie quasiment pas l’organisation des vacances.

29 Je ferais volontiers mienne la remarque de Daney (si l’on veut bien admettre qu’il y est question non pas du cinéma dans son ensemble, mais de certains films en particulier, qui précisément rompent avec le cinéma dominant, s’en écartent) :

30 « Voir des films, voyager. C’est la même chose. Voyager et non pas s’évader ou fuir (to escape). Voyager c’est savoir qu’il faut avoir un but pour avoir une chance de jouir du voyage lui-même qui est ‘entre’, c’est à dire protégé. (...) Mais ils [le « public normal »] sont devenus des touristes (consommateurs de voyages) et ils n’attendent plus du cinéma qu’il leur ‘donne’ le frisson de l’exotisme, ni du film qu’il les y mène à son rythme (lent) ». (L’exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., Paris, 1993, p. 23)

31 Mais cet Autre à rencontrer, peut aussi se loger à l’intérieur de l’individu : rencontrer l’autre, c’est aussi rencontrer l’autre en soi-même.

32 Ne pourrait-on voir en Justine de Sade, un livre qui lit en nous ? Voilà le scandale de Sade : il ne répugne pas d’emblée. Au début, il peut amuser, émoustiller, exciter même. Puis les images sollicitées/construites dans l’imagination du lecteur s’écartent des pratiques socialement acceptables, puis insensiblement : des pratiques humainement acceptables. Mais où est la limite ? C’est en ce point que le livre lit en nous : « Tu as accepté jusque là. (Je t’ai même surpris excité en ce point ci.) » nous dit le livre, ne nous laissant comme seule voie de dénégation, que le refoulement de nos propres fantasmes. Sade lit en nous. Et c’est cela qui est inacceptable.

Des musiques nous écoutent

33 Cecil Taylor, est un pianiste de Free Jazz.

34 Le 1er juillet 2000, une salle de concert à la Villette, sous l’ancienne grande halle des bouchers. Une salle de concert, pleine, est plongée dans l’obscurité totale. Après un instant de silence, on entend des borborygmes proférés dans un micro. L’homme qui profère ces sons gutturaux (inconvenants, obscènes ?) s’approche lentement du piano. On ne le voit pas, mais on le sent qu’il s’en approche, ou alors on le sait, on s’en doute… Il commence à « jouer » du piano. Mais ce jeu, ne ressemble pas à ce qu’on a l’habitude de désigner comme de la musique. L’audience est attentiste. La lumière monte, très lentement, elle restera à un niveau faible, pendant tout le concert, comme entre chien et loup. Comme une invitation à fermer les yeux, au lieu de les ouvrir. On peut même s’assoupir, si l’on veut. Cecil Taylor joue. Il ne s’interrompt pas. « Il se moque du monde ! C’est n’importe quoi ! » Le chaos apparent dissimule au premier abord la profonde cohérence de la musique. Alors l’auditeur se rebelle : « C’est n’importe quoi ! ». Mais contre quoi, au juste, proteste-t-il ? La musique a commencé à faire son travail. Elle stimule l’imagination, et les états sensibles que l’interprète sollicite pour improviser, l’auditeur commence à les éprouver lui-même, mais différents. C’est sa propre imagination, sa propre mémoire et sa propre sensibilité qui ont été sollicités par la musique. La musique l’écoute, à l’intérieur.

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35 Le voilà, le scandale : « il se moque du monde ! C’est n’importe quoi ! » Je l’ai pensé, moi aussi, sur le moment. Comment se défendre de cette musique qui nous fouille à l’intérieur, réveillant ce que soit même on avait enfoui avec assez de mal ? !

Une relation poétique au monde

36 Consécutivement à ces remarques, on voudrait attirer l’attention du lecteur sur des films, plus : des démarches cinématographiques, qui semblent offrir au spectateur la possibilité de tels « voyages » de telles « rencontres de l’Autre », des films qui cherchent à transformer l’ordre de nos représentations de la réalité. Ces films entretiennent avec la réalité une relation qui, au travers de démarches cinématographiques diverses, doivent nous aider à appréhender cette réalité sans nous contenter de ce que nous pensons en savoir déjà, sans nous contenter des modes d’appréhension auxquels nous avions d’habitude recours (par exemple, certaines théories de la connaissance que nous mettons en œuvre, parfois sans le savoir).

37 Certains films, par exemple, tentent de nouer cinématographiquement un rapport « poétique »au monde. Tel film d’Abel Gance : Napoléon, plus qu’un portrait du personnage, ne se présente-t-il pas comme un film napoléonnien, partageant dans sa construction la conception de l’histoire qui fut celle de l’individu : « Les grands hommes, les génies, font l’Histoire ». Ne partageons nous pas la complicité que Cyrano de Bergerac entretient avec les oiseaux dans cette séquence de Cyrano et d’Artagnan qui l’évoque ?

38 De façon récurrente dans les films d’Abel Gance, les personnages les plus importants manifestent, à la faveur de digressions du récit dont ce cinéaste a le secret, leur attachement au monde naturel. La petite fille de Mater Dolorosa, doit nous attendrir en se plongeant dans un bocal à poissons. Cet épisode est non seulement repris dans le remake parlant (également réalisé par Gance), mais il est en plus augmenté d’une réplique de la petite fille qui avant sa baignade confesse « J’aimerais bien être un poisson ! ». Dans La Roue, le personnage de Sisif (sic.), est en harmonie avec le monde qui l’environne, en particulier avec sa locomotive, qu’il aime comme une femme. Cette harmonie ne sera que partiellement altérée par son handicap de cécité qui ne l’empêche pas de s’orienter sur les chemins neigeux d’une montagne, aux précipices menaçants. Napoléon, lui-même, dans Napoléon vu par Abel Gance, saura traverser une tempête comme si lui-même faisait partie de son tumulte. Napoléon est au milieu de la tempête, à bord d’un frêle esquif sur lequel, en guise de voile, il a hissé un drapeau français. La tempête hâte son départ forcé et précipité de la Corse, où il est devenu indésirable. La tempête lui est donc favorable en un sens, c’est en tout cas ainsi que Gance nous la fait éprouver.

39 Mais c’est avec les oiseaux que les personnages ganciens entretiennent les relations les plus privilégiées, induisant, par métonymie, une relation forte avec la Nature (avec l’ensemble de la création)9 : l’aiglon de Napoléon, les oiseaux avec lesquels s’entretient Cyrano, juste avant sa rencontre avec D’Artagnan, les trois cigognes du blason du Capitaine Fracasse, la pie voleuse de Jérôme Perreau, héros des barricades (qui jouera un rôle décisif dans la victoire de la Fronde), c’est aussi par le silence des oiseaux que Beethoven traversera l’épreuve tragique de sa première crise de surdité... Dans des proportions variables selon le degré de liberté dont disposait Gance pour concrétiser ces différents films, chacune des séquences évoquées constitue une digression poétique, sollicitant des effets plus ou moins élaborés, pour faire partager par le

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spectateur la complicité d’un personnage avec la nature, sa relation poétique au monde trouve une forme imagée et sonorisée. Surimpressions et multiplication de l’écran dans Napoléon, a-synchronisme radical dans Un grand amour de Beethoven, mobilité de la caméra et vivacité du montage dans Cyrano et d’Artagnan, ou très sobrement : plan séquence fixe dans la version muette de Mater Dolorosa… La formalisation d’une relation sensible, poétique au monde exige l’extension des moyens techniques disponibles et stimule les innovations et inventions de Gance. Nouveautés techniques qui doivent assurer un renouvellement des sensations éprouvées par le spectateur. Il s’agit de représenter cinématographiquement la pensée : une extension des techniques disponibles s’impose donc en fonction de ce projet de représentation, et non parce que de nouvelles techniques seraient apparues. Chez Gance, le projet de représentation précède et détermine les innovations techniques et non l’inverse.

40 Selon son propre aveu, il s’agissait pour Gance dès ses premiers films muets, de rendre visible ce que pensent et éprouvent les personnages. Il s’agit donc d’étendre les frontières du visible, du sensible (avec l’arrivée du son dans les années 30). Rendre sensible les personnages de leur intérieur, faire accéder le spectateur à une nouvelle connaissance sensible qui lui était inaccessible jusque là. Pour cela, il se comprend aisément que toutes les innovations techniques qui peuvent étendre le cinéma au-delà de son seul écran muet sont les bienvenues. On commence donc par ouvrir la possibilité d’un débordement de l’écran en lui en adjoignant deux autres à gauche et à droite, qui peuvent tripler la largeur de l’image ou bien proposer deux images, différentes de celle du centre, mais qui en sont le contrepoint. Ainsi, au cinéma qui ne disposait que du montage vertical successif, Gance ajoute son invention : le montage horizontal simultané (la polyvision ou triple écran). Dès l’apparition du son, il est patent que Gance n’accueille pas les dernières technologies, inventées par lui ou par d’autres, pour renforcer les possibilités naturalistes du cinéma (ajouter le son qui manquait à l’image), mais au contraire pour élargir le champ des connaissances sensibles accessibles par cet art. De même que dans ses films muets, Gance multipliait les usages du plan subjectif, du subjectif psychologique (le plan qui montre à quoi pense le personnage, avec ou sans surimpression), de même l’avènement du son permettra un recours au son subjectif (asynchrone), qui nous fait accéder à la pensée du personnage, sans cesser de le voir (c’est le cas dans la séquence de la surdité d’Un grand amour de Beethoven, les dilemmes des personnages de Mater Dolorosa parlant, et de façon plus rare mais non moins remarquable dans la Fin du monde, son premier film sonore et parlant). Dans Un grand amour de Beethoven, par exemple, on voit un gros plan du compositeur et on entend des sons (d’oiseaux, de ruisseaux, d’enfants…) dont Ludwig sait qu’il sera privé, maintenant qu’il est sourd.

Des œuvres. Certaines, rares, nous regardent, nous spectateurs

41 A supposer que des films puissent nous regarder. Prenons Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, par exemple. Entre les pleins du film, le spectateur s’abîme. Les pleins : texte (Sollers), musique (Antoine Duhamel), images. Le chevauchement des trois éléments promet un sens (charge émotive forte de la musique, aspects perpétuellement introductif et grandiloquent du texte, aspect monumental et ancestral des sites et des grands espaces à l’image). Ce sens se dérobe sans cesse, toujours promis, jamais

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accessible, jamais lisible. Le spectateur ne peut recourir qu’à lui-même pour remplir l’abîme, la béance, la dérobade du sens promis par le film. Et le voilà, le spectateur (vous, moi…), regardé par le film. Qu’a-t-on à en dire, qu’y voit-on, sent-on ? Le film nous offre une monumentale promesse, et nous renvoie à nous même pour la tenir. Peut-on imaginer plus grande confiance placée dans le spectateur : le voilà (enfin !) mis sur un pied d’égalité avec le cinéaste ! S’il est un cinéma démocratique : le voilà ! Vois- là, un film qui te vois. Y es-tu prêt ? » Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de toute cette liberté ? »

42 Le spectateur devra prendre en charge et assumer toute production de sens à partir de la matière qui lui est soumise et dont l’organisation lui échappe. Maintenant mis sur un pied d’égalité avec le cinéaste (« l’anti-Hitchcock » !), le spectateur peut se débattre ( = débattre en lui-même ?) avec le film, comme dans la vie on se trouve parfois, face à des individus, à la rencontre d’un Autre.

43 Voici la promesse du film qui soudain prend une autre mesure : irréductible à un simple refus du sens qui la ferait ressembler à un appel à la phraséologie des théories de la modernité, le film rompt avec le cinéma de l’éternel retour du même (même scénario, cent fois reconduit, même silhouettes et même visages des vedettes…). Méditerranée nous invite à rencontrer l’Autre, et cette rencontre a lieu en nous : le film nous regarde faire. Méditerranée, objet d’une censure économique prolongée, réalisé en 1963, n’a connu de discrète sortie en salle qu’au bout de plusieurs années.

44 « Le film regarde le spectateur réel en ce point où le cinéaste se sent regardé par ce qu’il filme. » 10

45 « Du haut de ces pyramides, quarante siècles nous contemplent ! » disait, paraît-il Napoléon. Pollet se sentant, peut-être, contemplé par les pyramides, nous conduit, en ce point à être regardés par son film.

46 On trouve chez Jean-Daniel Pollet une invitation à questionner notre propre regard sur les lépreux, comme si son film L’Ordre, nous regardait avec le regard des lépreux ? Retournement inattendu d’un film qui se présentait comme un documentaire sur la lèpre et plus particulièrement l’île de Spinalonga en Grèce, où les lépreux furent longtemps reclus. Ce film étant qui plus est réalisé sur la commande des laboratoires pharmaceutiques Sandoz qui espéraient une promotion de leur dernier traitement. Le même Pollet a réalisé plus récemment à partir de poèmes de Francis Ponge, un film qui nous regarde, nous « otages du monde muet »avec les « yeux »de ce monde : celui de nos propres objets. C’est Dieu sait quoi.

47 Voir ces films nous fait échapper à notre condition de consommateur d’évasion, à laquelle se réduit si souvent la situation de spectateur, pour nous inviter à des expériences humaines rendues possibles par les techniques du cinéma. Et finalement à quoi bon cette invention si elle ne se fixe pareille ambition. Mais, l’usage veut que les spectateurs parlent en terme de plaisir ou déplaisir. Soit, c’est de bonne guerre : une place de cinéma coûte presque 50 F, alors pourquoi pas ? Le film vous aura déplu ? C’est le risque encouru lors d’une rencontre. Ne méritait-elle pas pour autant d’être tentée ? Le film vous aura plu ? Alors le mot est faible : vous aurez résonné (et raisonné) avec lui, vibré. Eprouvant la même sensation troublante et forte que lorsqu’une nouvelle rencontre inaugure une amitié, un amour, une complicité... Le cinéma est ici utilisé à la mesure de ce qu’il peut : produire des connaissances nouvelles et même plus : produire un nouveau mode sensible d’acquisition de connaissances.

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48 La démarche de Jean-Daniel Pollet s’appuie sur une posture contemplative (et qu’importe que cette attitude contemplative ne soit pas très « à la mode » dans une époque où l’on est supposé s’émerveiller des vertiges de la vitesse…)11. Le temps consacré à regarder doit faire évoluer le regard posé sur les choses. Dans Dieu sait quoi, film autour de textes de Francis Ponge, Pollet prolonge notre observation d’objets évoqués par les textes (on sait que la poésie de Ponge repose largement sur la description verbale des objets, la matérialité des signifiants important tout autant que les signifiés mis en jeu dans la description). Même en tournant autour d’un objet par un travelling circulaire, même en exécutant plusieurs fois cette rotation, même en éprouvant les limites photographiques de la pellicule (en tournant le même plan à diverses heures du jour, en diverses saisons de l’année), même en saturant sa visibilité et sa représentation, un objet ne saurait être épuisé. Pourtant, on croyait que les premières secondes de sa première apparition auraient suffit à l’identifier, l’objet (d’habitude au cinéma, un insert sur un objet n’a pas besoin de plus de quelques secondes pour être identifié : voyez les gros plans d’objets chez Hitchcock. Les clés et ciseaux du Crime était presque parfait, bouteilles des Enchaînés, etc.). Dans Dieu sait quoi, on s’accordera le temps de la contemplation ; son épuisement impossible devenant peu à peu l’objet du film.

49 La représentation elle-même est désignée comme inépuisable dans Ceux d’en face, le dernier film de Pollet, où l’agencement de photographies dans un ordre « juste » est un des principaux enjeux dramatiques du film. L’impossibilité de réduire les photographies au premier effet qu’elles produisent les vident puis les re-remplissent d’un faisceau de sens possibles, et ces divers mouvements de leur lecture se saisissent au gré de la durée et de la répétition de la contemplation des photos. Le cinéaste, veille d’ailleurs le plus souvent à ce que son cadre ne morde pas sur celui de la photo qu’il nous montre : nous devons en voir les limites. Finalement, inépuisables malgré leurs limites visibles, les photos frappent par leur étrangeté (elles nous sont étrangères) et cet Autre nous regarde les regarder, et nous regarde cesser de l’étiqueter (réflexe du premier regard : on reconnaît). « La poésie porte en elle la nécessité d’une seconde vue. Voir en poésie (…) c’est revoir ce qu’on a déjà vu »12 Débarrassée des évidences supposées, qui s’imposent dès qu’on a nommé les choses, l’attitude poétique propose de les re-voir en instaurant avec elles une relation pré-langagière, ou plutôt post-langagière. Si la poésie consiste à « …pour apercevoir l’immédiat il ne faut pas réfléchir, ce qui implique qu’est déjà au travail en nous le parti pris du langage, mais se taire, plutôt, ouvrant grand les yeux. Et, constatant qu’il y a un monde, essayer, avec des mots qui s’interrogent sur leurs limites, d’appréhender les traits spécifiques de ce qui va se perdre du monde dès qu’on va parler de ce qu’on y voit. »13 Les photos filmées par Pollet ne le sont-elles pas avec des cadres qui « s’interrogent sur leurs limites » ? Quant aux textes qui hantent la bande-son pendant la contemplation des photos, il me semble que s’ils instaurent effectivement une interaction forte avec les images lorsqu’on les écoute attentivement, ils ont tout autant une fonction de contrepoint sonore (en tant que matériel sonore), au même titre que la musique d’Antoine Duhamel.

Des possibilités didactiques du cinéma

50 Je vais m’attarder sur quelques films : on aurait pu en choisir beaucoup d’autres. Ces films entretiennent avec des connaissances acquises « à l’extérieur » du cinéma un

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rapport de transmission. Je pense à une célèbre séquence du film d’Henri Verneuil I comme Icare... : celle où sont exposées les expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, mais aussi à une séquence moins célèbre (car le film l’est moins) d’un autre film du même : Le Serpent.

51 Dans I comme Icare…, le procureur Volnay enquête sur l’assassinat du président Jarry (il s’agit de l’histoire de l’assassinat de J.F. Kennedy) un individu isolé est réputé être l’assassin du président. Cet individu a participé quelques temps auparavant à une expérience de psychologie sociale : c’est à ce titre que le procureur Volnay (Yves Montand) s’intéresse à cette expérience. On le conduit pour y assister dans une pièce surplombant la salle d’expérience, équipée de miroirs sans teint : il peut voir sans être vu. Dans la salle d’expérience, deux professeurs en blouse blanche reçoivent deux candidats : l’un sera le moniteur et l’autre l’élève dans une expérience sur la mémoire. Le moniteur lit une liste de mot auxquels sont associés des adjectifs, l’élève devra les mémoriser et restituer le bon adjectif au moniteur qui lui donne le mot. A chaque fois que l’élève se trompera, le moniteur devra lui infliger une punition : une décharge électrique. Il dispose pour cela d’un pupitre (avec des curseurs gradués de 15 en 15 volts de 0 à 450) relié à une chaise électrique qui accueille l’élève.

52 Au fil des erreurs de l’élève, les punitions augmentent : les professeurs prétendent étudier l’influence de la punition sur la mémoire. En réalité, l’élève est un de leurs complices, ils étudient la soumission à l’autorité du moniteur. Jusqu’où va-t-il torturer une victime innocente qui ne lui a rien fait, uniquement parce qu’une autorité supérieure le lui a demandé.

53 Voilà, brièvement résumé, le principe des expériences de Milgram, telles qu’elles sont rapportées dans le film, c’est-à-dire très fidèlement au livre dans lequel Milgram rapporte ses travaux. Le film ne change à peu près rien aux expériences réelles, mais ce peu nous intéresse : le cadre où elles se déroulent est spectaculaire. Une université moderne, une grande salle circulaire avec des équipements perfectionnés, une pièce d’observation avec glace sans teint. Les moments du début de l’expérience sont ellipsés pour arriver directement au stade « critique ». Après avoir assisté à une partie de l’expérience telle qu’elle se déroule pour un individu singulier, nous accompagnons le procureur Volnay dans le bureau du psychologue qui va lui exposer ses résultats, ne perdant pas totalement de vue l’enjeu fictionnel, puisqu’au passage, il nous montrera un enregistrement vidéo de l’expérience identique avec l’assassin supposé.

54 A l’issue de cette séquence de quelques minutes, le spectateur a acquis une connaissance des expériences de Stanley Milgram, presqu’aussi complète que s’il avait lu le livre « Soumission à l’autorité » qui les rapporte.

55 Une séquence du Serpent, film d’espionnage, consiste en un exposé en voix off, illustré par des images auxquelles on accorderait volontiers une « vérité » liée au genre « documentaire ». L’exposé porte sur l’organisation et la puissance de la C.I.A., les services d’espionnage américains. Ces deux séquences procèdent un peu différemment : dans la première, l’expérience de Milgram est reconstituée, dans un décor « photogénique » largement spectacularisé, mettant en jeu d’emblée des personnages de fiction qui nous ont été présentés antérieurement dans le film. Dans la séquence du Serpent, une véritable séquence documentaire vient interrompre le cours du récit (comme certaines descriptions perturbent momentanément l’énonciation d’un roman). Le seul élément immédiatement familier est la voix-off que le spectateur identifie facilement à celle du narrateur déjà intervenu plusieurs fois depuis le début du film. Ce

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n’est que vers la fin de la séquence que resurgissent des personnages de fiction, maintenant bien ancrés dans ce cadre « réel », puisqu’il nous est présenté avec les codes identifiables du documentaire.

56 Mais l’intérêt de ces deux séquences tient à leur trait commun plus qu’à leurs différences. Le spectateur accède à des connaissances auxquelles un film procédant des codes « documentaires » ne serait peut-être pas parvenu à l’intéresser. Il s’agit de connaissances « austères », « scientifiques », « statistiques ». Mais dans ces deux séquences, il semble que le spectateur ne perde pas une miette des savoirs qui lui sont exposés. Cela tient sans doute à leur situation dans la progression d’un récit. Éclairant ce qui précède, possiblement nécessaires pour comprendre ce qui suit, les savoirs exposés se trouvent « valorisés » par leur intégration dans la fiction. Ce procédé garantit une attention soutenue du spectateur pendant un exposé didactique (austère) : on ne sait plus, le temps de ces séquences, si c’est la fiction qui se met au service d’un bref documentaire, ou l’inverse, si tant est que cette distinction documentaire/fiction soit pertinente, puisqu’une fois encore on se heurte à ses limites.

57 Une procédure singulière, relevant d’un souci également didactique, est offerte par le film de Luis Bunuel La Voie lactée. Deux personnages se rendent en pèlerinage à St Jacques de Compostelle et rencontrent divers personnages exposant leurs vues, qui toutes en leur temps, furent tenues par l’Église pour des hérésies. Traversé d’un humour jubilatoire, le film ne recule devant aucune surprise qui puisse être ménagée au spectateur, devant aucun anachronisme. Bunuel s’est expliqué un peu sur la façon dont il a procédé pour rendre attrayant l’exposé des hérésies : « Cela m’ennuyait de filmer deux prêtres en train de discuter le dogme, j’ai donc cherché une atmosphère inadéquate, pour créer une espèce de déplacement. Un maître d’hôtel, des serveurs et une serveuse qui discutent de théologie rendent la chose plus amusante que si c’étaient des cardinaux et des évêques. En outre, cet épisode est lié au fait que les pèlerins viennent d’entrer dans le restaurant pour demander l’aumône. » (Conversations avec Luis Bunuel, Cahiers du Cinéma, Paris, 1993, p. 200.)

58 Cette démarche, comme celle de Verneuil (avec sans doute plus d’éclat) s’appuie sur le présupposé que le spectateur s’intéresse davantage à des connaissances si elles intéressent des personnages, les concernent. Les connaissances transitent toujours sous formes de discours, ici assujettis à leurs incarnations par des agents de la fiction (les personnages).

Des films « tableaux noirs »

59 Quelques expériences cinématographiques, quoi qu’isolées (mais celles de Gance et Pollet ne le sont-elles pas ?), nous incitent à évoquer un troisième type de démarche qu’on pourrait, en risquant de simplifier excessivement, présenter comme une « synthèse » des deux précédentes. C’est une démarche qui, tout en s’appuyant sur des savoirs constitués en dehors du cinéma, chercherait à organiser le film et ses émotions en fonction des discours qu’il s’approprie. Pour exemple : les films de deux collectifs de cinéma « militant » des années post-68 : Cinéthique et le Groupe Dziga Vertov 14 (ce dernier, fondé par Godard). Ces deux collectifs ont fait leurs le programme du cinéaste soviétique des années 1920-30 : « Voir et montrer le monde au nom de la révolution soviétique » (Dziga Vertov). C’est à nouveau comme chez Pollet, produire des films qui nous regardent avec un regard Autre (ici, le regard de la révolution), mais en même temps

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s’appuyer sur des discours déjà constitués. Du reste, bien souvent, ces films abordant un sujet directement ou indirectement politique (ex : la Tchécoslovaquie, les handicapés, le cinéma lui-même, telle lutte en particulier...) procèdent en déconstruisant et critiquant successivement une série de discours idéologiques caractéristiques de ceux qui les prononcent (discours « bourgeois », « réformistes », « gauchistes », etc.). Mais il ne s’agit pas simplement d’exposer une critique de discours constitués, mais plutôt d’enseigner comment les critiquer. Voici comment Godard formule sa démarche en 1969 : « Pendant la projection d’un film impérialiste, l’écran vend la voix du patron au spectateur : la voix flatte, réprime ou matraque. Pendant la projection d’un film révisionniste, l’écran est seulement le haut-parleur d’une voix déléguée par le peuple mais qui n’est plus la voix du peuple, car le peuple regarde en silence son visage défiguré. Pendant la projection d’un film militant, l’écran est simplement un tableau noir ou un mur d’école qui offre l’analyse concrète d’une situation concrète... »15. Un an plus tard, Godard, à la faveur d’un entretien, précise sa démarcation avec les courants dominants du cinéma militant : « Il y a deux sortes de films militants : ce que nous appelons les films ‘tableaux noirs’ et les films ‘Internationale’, celui-ci qui équivaut à chanter l’Internationale dans une manif, l’autre qui démontre et permet à quelqu’un d’appliquer dans la réalité ce qu’il vient de voir, où d’aller le récrire sur un autre tableau noir pour que d’autres puissent l’appliquer aussi »16. L’organisation des films répond bien à ce projet : autour d’une situation (par exemple la Tchécoslovaquie de 1969 dans Pravda, le mouvement de mai 68 implicitement évoqué dans Vent d’est, etc.), le spectateur est confronté à un certain nombre de discours qui s’affrontent et se critiquent mutuellement, et il est contraint de les caractériser et de se positionner. Il s’exerce ainsi au travail politique, apprend à le pratiquer.

60 Plus : le film, procédant en plusieurs étapes, formule lui-même l’autocritique des modes de représentation mises en œuvre dans ses premiers moments. Pravda, film en quatre parties, montre d’abord (1re partie) des images de la Tchécoslovaquie, qu’un regard candide commente (en gros : « on est bien dans un pays capitaliste : il en a toutes les caractéristiques »). La 2e partie critique la démarche mise en œuvre dans la première, disant en substance : « tout ça ce n’était que des impressions de voyage…c’est de la connaissance sensible, mais ça ne suffit pas… Il faut transformer cette connaissance en connaissance rationnelle ». La deuxième partie re-sollicite des images vues dans la première en nommant, en caractérisant théoriquement et politiquement ce qu’on y voit : le révisionnisme. (Révisionnisme, c’est-à-dire, dans le vocabulaire marxiste-léniniste, la révision du marxisme par des sociaux-démocrates, révision qui aboutit à des falsifications théoriques et des trahisons politiques : en l’occurrence, la réorientation de la transition socialiste en Tchécoslovaquie vers une politique de restauration du capitalisme. Cet emploi du terme est antérieur à l’acception actuelle pour révisionnisme historique) 3e partie : « sur une image de maladie, mettre un son qui n’est pas malade…Mettre un son juste avec une image fausse pour retrouver une image juste » . C’est ainsi que la voix- off du film explique comment elle procède. Elle continue : « Première partie, on a vu la situation concrète : un pays malade. Deuxième partie, on a analysé concrètement cette situation concrète : on a cherché de quelle maladie il s’agissait. On a trouvé : cette maladie c’est le révisionnisme. » Et dans cette troisième partie, le film sollicitera à nouveau les mêmes images, organisées différemment, suivant d’autres rapports et d’autres hiérarchies, avec, en voix-off, des textes politiques (principalement issus de la Révolution Culturelle chinoise), incitant à la lutte contre le révisionnisme, sur les cadres, les paysans, l’armée, la dictature du prolétariat... La 4e partie, adopte un ton qui relève davantage des mots d’ordres politiques, elle veut inciter à l’action : en gros, pour le renversement des

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révisionnistes qui gouvernent la Tchécoslovaquie. On me pardonnera le résumé un peu simpliste que je fais d’un film qui n’est que très rarement projeté17, je cherche à en exposer brièvement la construction qui, en soumettant au spectateur un cheminement de pensée (en l’occurrence, un cheminement matérialiste-dialectique : marxiste), veut le rendre capable de le saisir, de le restituer, voire de le remettre en œuvre. D’une certaine façon, la construction du film importe plus que le détail du contenu de l’analyse, (aujourd’hui défraîchi puisque la Tchécoslovaquie n’est plus socialiste et s’est divisée en deux républiques). Les discours successifs qui se trouvent critiqués ne sont pas caricaturés, tout au plus les trouve-t-on parfois concentrés en l’expression de leurs présupposés. Dans Vent d’Est, de la même façon, les discours de différents courants politiques sont successivement représentés, se critiquant les uns les autres, pour qu’à travers ce cheminement triomphe le discours révolutionnaire. C’est évidemment la nature de ce cheminement qui doit donner raison au discours révolutionnaire, à la différence des pratiques les plus répandues à l’époque dans le cinéma « militant » (terme discutable à mon sens : tout le cinéma est militant)18.

61 De nombreux films militants, se contentaient de filmer des luttes, avec plus ou moins de soin ou de talent, dans des conditions plus ou moins touristiques. Comme si le fait d’informer sur les luttes, d’augmenter la visibilité de ceux qui les mènent, devait naturellement, mécaniquement entraîner les spectateurs à les suivre ou les imiter. C’est une conception du cinéma, identique à celle qui règne dans les appareils d’État. C’est même celle qui sert, depuis des décennies, de justification à la censure. Par exemple, avec l’argument : « il ne faut pas montrer la violence à l’écran, les jeunes l’imitent ». Avec cette parfaite hypocrisie, on censure des films pour masquer toutes les origines que peut avoir la violence dans nos sociétés. (Au hasard des nombreuses causes identifiables : qui peut en toute légalité passer la journée à traîner dans nos rues avec un pistolet à la ceinture ?…) Certains secteurs en lutte considèrent la revendication de visibilité comme un aspect de leur lutte (c’est le sens de manifestations comme la Lesbian & Gay pride) : n’y a-t-il pas là le symptôme de la domination d’une conception qui : 1. constate et tient pour acquis le pouvoir du visible dans un monde « où l’on dit volontiers “je vois” pour « je comprends »19 ; et 2. se refuse à contester cette domination du visible en demandant au contraire à y avoir sa part du gâteau.

62 Au contraire de ce despotisme du visible, le groupe Dziga Vertov, le collectif réuni autour de la revue Cinéthique, pouvaient considérer le réel comme irréductible au visible. Dans cette part invisible (inaudible, disons : non-sensible) du réel, réside, entre autres, l’organisation du visible : les règles qui le régissent (règles sociales, naturelles, etc.). Serge Daney a résumé clairement l’enjeu cinématographique de ce constat dans une critique de Comment Yukong déplaça les montagnes de Joris Ivens et Marceline Loridan : « Une caméra et un magnétophone qui se branchent naïvement sur la réalité chinoise rencontrent nécessairement cette pré-mise en scène sociale. Soit elle la reconduit (en la faisant passer pour spontanée), soit elle la fera oublier un instant (mais alors, il faut la morceler). Le naturalisme est une technique qui reconduit quelque chose qui lui préexiste : la société en tant qu’elle est déjà une mise en scène. Travailler ce donné, casser cette pré-mise en scène, la rendre visible en tant que telle est une opération courageuse, difficile, impopulaire. Le réalisme est toujours à gagner. »20

63 Pour ces collectifs (Cinéthique, Dziga Vertov), il s’agit de penser cinématographiquement la réalité en vue de la transformer. Ce en quoi ces films appliquent le programme de la

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XIème thèse sur Feuerbach de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ». Envisagé en conformité avec cette thèse, le cinéma devient un levier possible d’une transformation à laquelle les militants travaillent par ailleurs. Si la rencontre avec un film peut s’avérer aussi importante que celle avec un individu, le cinéma peut quelque chose. Il peut contribuer à agir pour une transformation de la société.

64 A l’instar de ces films entretenant une relation « poétique » au monde, ceux-ci nous invitent à anticiper sur d’autres organisations possibles de la société en ne se limitant pas à « faire correspondre à un travail sans émotions des émotions sans travail » (l’expression est de Claude Bailblé). N’y a-t-il pas à travers ces voies des continents du cinéma qui restent à explorer ?

65 « Ambitionnant une transformation révolutionnaire de la société, cherchant à faire des films conséquents avec cette ambition, les groupes Cinéthique et Dziga Vertov tiennent parole. Conscients des processus en jeu dans la réception d’un film, ils ambitionnent, par leurs films, de réformer les représentations qu’ils savent être à l’œuvre dans les cerveaux de leurs spectateurs. Voulant armer ces spectateurs, pour qu’eux-même puissent relayer l’expérience que leur a fait vivre le film, les collectifs intègrent dans leur démarche cinématographique la recherche de formes didactiques, pédagogiques, à l’instar de celles que les dramaturges épiques (Bertolt Brecht, Erwin Piscator, Peter Weiss, Groupov de Liège) ont su trouver au théâtre. »21

66 Le cinéma peut quelque chose. En tant que moyen technique bien sûr, mais surtout en tant qu’art de la représentation : il peut s’affranchir d’une fonction de moyen de « communication de masse » à laquelle l’ont assujetti des nécessités de reproduction de l’ordre social. Des précédents, comme des encouragements, nous montrent que le cinéma peut nous aider à nous libérer des prisons qui se bâtissent silencieusement dans nos têtes, avec le ciment des déjà-vus, déjà-connus et autres stéréotypes.

67 Connaissances, croyances, idéologies trouvent en nous des logements tantôt voisins, tantôt identiques, sans que l’on soit en mesure d’établir une discrimination entre elles. Sur cette base d’appui, les cinémas dominants, ceux de l’éternel retour du même (même scénarios, mêmes visages et silhouettes de vedettes, mêmes relations aux appareils techniques qui constituent le cinéma, …) assurent tranquillement dans nos moments de loisirs (c’est-à-dire de reproduction de la force de travail) la reproduction de l’ordre (du désordre) social tel qu’il est.

68 Néanmoins, si c’est cette pratique concourant à la reproduction de l’ordre social qui domine au cinéma, on peut trouver divers exemples de démarches qui échappent à cette servitude : des démarches didactiques qui, au sein du cinéma dominant, font accéder le spectateur à des savoirs utiles, constitués hors du cinéma. Mais aussi, à travers une relation poétique au monde, des démarches qui produisent un nouveau mode sensible d’acquisition des connaissances, spécifiquement cinématographique, permettant de saisir des connaissances nouvelles.

69 Une synthèse dialectique de ces deux types de démarches a pu donner lieu à des démarches de type « tableau noir », renouant avec une conception brechtienne22 qui voudrait voir les effets de l’œuvre se prolonger consciemment dans la vie. Consciemment, car il apparaît que toute œuvre produit des effets dans la vie : pour aller vite, en renforçant (reproduction) ou en fragilisant (transformation) des représentations déjà ancrées dans le cerveau du spectateur. Ainsi, ceux qui veulent voir dans les représentations artistiques un reflet de la réalité, devront admettre que ces représentations agissent, en sont un reflet actif, puisqu’elles changent quelque chose

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(en reproduisant-renforçant ou en fragilisant-transformant) les représentations sur lesquelles les sujets s’appuient pour orienter leurs propres actions dans la vie.

NOTES

1. Le présent texte s’inscrit dans une recherche en cours, dans le cadre d’une Thèse de cinéma sous la direction de Gérard Leblanc, Université de Paris III / Censier. 2. Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Seuil, Paris, 1969, p. 14. 3. On peut d’ailleurs ajouter que « la folie », en tant qu’écart aux comportements socialement tolérés, s’engendre, parfois, d’une déconnexion de la réalité chez un sujet resté comme suspendu dans un imaginaire d’évasion, plus confortable pour supporter l’existence. Le sujet alimente son utopie intérieure et se complaît dans l’illusion d’y vivre et d’y évoluer « réellement ». 4. Voir note 3. 5. Pour de plus amples développements sur cette question, voir : « Le théâtre du point de vue de l’imaginaire », in Octave Mannoni, Un si vif étonnement (La honte, le rire, la mort), Seuil, Paris, 1988, pp. 13-37. 6. Dominique Lecourt (Une crise et son enjeu, François Maspéro, coll. Théorie, Paris, 1973.) conteste le terme de « théorie de la connaissance », auquel il propose d’opposer des « thèses pour la connaissance ». Bien qu’en accord avec cette position, je continue d’employer le terme de « théorie de la connaissance », pour ne pas alourdir le présent texte avec ce débat. 7. C’est le singulier qui appelle les guillemets. 8. Il s’agit du chapitre III de son ouvrage Les Vérités de La Palice, François Maspéro, Paris, 1975. 9. Ce constat est partagé par Gérard Leblanc, « L’utopie gancienne », in 1895, n° 31, octobre 2000 « Abel Gance : nouveaux regards », voir en particulier la p. 95, entièrement consacrée à la place des oiseaux dans Cyrano et d’Artagnan. 10. Gérard Leblanc, « Du déplacement des modalités de contrôle », Hermès, n° 25 : « Le dispositif, entre usage et concept », CNRS Editions, Paris, décembre 1999. 11. On pourra s’en convaincre par la lecture d’un petit livre qui nettoie la tête sur un mode jubilatoire : Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse, à l’occasion de l’extension des lignes du TGV (1991), Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 1998. 12. Gérard Leblanc, « presque une conception du monde… », in Après Deleuze (Philosophie et esthétique du cinéma), Dis Voir, Paris, 1996, p. 146. 13. Yves Bonnefoy, « La poétique de Nerval » in La Vérité de parole et autres essais, Mercure de France, Paris, 1988 (folio-gallimard, p. 49). (C’est moi qui souligne ; ce texte est cité par G. Leblanc dans « presque une conception du monde », op. cit.) 14. Le groupe a adopté le nom de Dziga Vertov, en référence à ce cinéaste soviétique (1896-1954) concepteur du « ciné-œil » et autres formules polémiques. Documentariste, il attribuait au montage la fonction de rendre visible l’organisation du réel (« du point de vue de la révolution prolétarienne »). Encore faut-il préciser que le montage commençait pour lui dès la prise de vue, puisqu’on y sélectionne déjà ce qu’on va montrer… 15. Cf. Godard par Godard, éditions de l’Etoile - Cahiers du cinéma, Paris, 1985, p. 338. 16. Cf. Godard par Godard, éditions de l’Etoile - Cahiers du cinéma, Paris, 1985, p. 348. 17. On trouvera néanmoins le texte de la bande son de la plupart des films du groupe Dziga Vertov dans les Cahiers du Cinéma, n° 238-239 et 240 (dans ce dernier n°, en particulier le texte de

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Pravda), et des analyses plus détaillées de ces films dans les mêmes numéros, ainsi que dans : - Jean Collet & Jean-Paul Fargier, Jean-Luc Godard, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », Paris, 1974. (Attention ! Les films du groupe Dziga Vertov ne sont évoqués que dans cette édition et pas dans les éditions antérieures, parues sous la seule signature de Jean Collet) - Voir aussi : Gérard Leblanc : * « Quelle avant-garde ? » (Cinéthique n° 7-8) ; * « Sur trois films du groupe Dziga Vertov » (VH 101, n° 6) ; * « Lutte idéologique et Lutte en Italie » (VH 101, n° 9). 18. Le cinéma « militant » n’existe pas. En tout cas pas si on le conçoit comme un cinéma s’opposant à un autre qui, bien entendu, ne serait pas « militant ». Cinéma « militant » : la formule est insuffisante dans la mesure où tout le cinéma l’est. Reste à savoir « militant »... pour (ou contre) quoi ? Le cinéma nazi, n’est-il pas « militant » ? Le cinéma industriel, la publicité en tête, ne sont-ils pas des cinémas « militants » du patronat ? Il est donc impossible de parler de cinéma « militant » sans dire pour quelle orientation ce cinéma milite. Impossible de penser une articulation entre cinéma et politique indépendamment des orientations politiques et des conceptions du monde qui se trouvent matérialisées par les films. La remarque vaut aussi bien pour d’autres formules rapides et réductrices équivalentes comme : « cinéma politique », etc. 19. La formule est de Serge Daney. Cet usage sémantique n’est pas une exclusivité du Français. 20. Serge Daney, La Rampe, Cahiers du Cinéma – Gallimard, Paris, 1996, p. 70 (c’est l’auteur qui souligne). 21. Si le documentaire est depuis bien longtemps constitué comme genre cinématographique, les expériences de théâtre documentaire restent fort marginales. Il ne nous reste que quelques écrits, photos et témoignages du travail de Piscator. Un peu plus pour Peter Weiss, dont certains textes de théâtre sont traduits en français, en particulier, pour ceux relevant directement du théâtre documentaire : L’Instruction (réédité à L’Arche) et Discours sur la guerre du Vietnam (précédé d’une « Note sur le théâtre documentaire »), au Seuil. Mais l’exemple le plus contemporain et le plus convainquant est le travail réalisé par la troupe du Groupov de Liège, sur le génocide des Tutsi rwandais (« Rwanda 1994 »). (Contact Groupov : 26-28, rue Bois l’Evêque, B-4000 Liège, tél. : (00) (32) [0]-4-253-61-23). 22. Voir par exemple (et parmi tant d’autres) le bref développement dans : Bertolt Brecht, Sur le réalisme, L’Arche, Paris, 1970, p. 159 : « Pas de réaliste en art qui ne soit réaliste hors de l’art ».

AUTEUR

DAVID FAROULT Docteur en Cinéma, cinéaste, chargé de cours à l’Université Paris VIII

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Le mécanisme du corps comme manifestation de l’essence pure chez Robert Bresson

Peggy Saule

1 La distanciation entre l’âme et le corps est une querelle incessante chez les philosophes. Depuis la théorie de la connaissance platonicienne, qui, à travers la réminiscence des Idées fait passer de la connaissance intelligible à l’expérience sensible, jusqu’à la tradition scolastique qui considère le corps comme une machine sophistiquée répondant aux intentions de l’âme, l’être est présenté comme un « automate spirituel »1 en tant que l’âme et le corps sont distincts l’un de l’autre par la primauté et l’antériorité de l’esprit sur le corps. C’est notamment avec Spinoza que ces rapports évoluent : l’attribut Pensée et l’attribut Etendue sont parallèles entre eux – c’est-à-dire équivalents et simultanés.

2 Cependant, la pensée dont il est question est à différencier de la raison. En effet, la raison est une appropriation de l’être au travers d’une conceptualisation formelle dont la vérité tautologique fige tout contexte. Cette fixation théorique et temporelle suppose l’auto-réflexion du discours. Alors que la pensée, qui est l’autre de la raison, ne se réfléchit pas et ne réfléchit pas. Elle est une construction permanente de l’esprit : la pensée se fait au présent et en fonction des événements qui surviennent, la pensée se fait en mouvement. Dès lors on peut dire que l’esprit raisonne et que le corps pense. En ce sens nous pouvons comprendre le traitement du corps chez Bresson car le cinéaste introduit l’idée de parfaite adéquation entre la pensée et le geste.

3 C’est ce « corps-pensant » qui est magnifié par le cinématographe2 de Bresson. Le corps n’est plus « acté » par l’âme car il a lui-même des intentions et des significations propres. Les actions ne sont plus télécommandées par les décisions de l’esprit ; elles sont signe d’engagement et de révélation de l’être. Par ses gestes, l’individu exprime toute son essence, toute sa spécificité ontologique, ce qui le rend si singulier et unique.

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4 Le « corps-pensant » de Bresson nous entraîne dans une virtuosité cinématographique où la composition fragmentaire des plans, l’automatisme gestuel et l’invariant intonatif reflètent la déflagration mentale des personnages.

La mécanique des corps

5 La fascination du corps, chez Robert Bresson, est telle qu’il n’a de cesse de juger de son individualité propre, de sorte qu’il inaugure en chaque mouvement et en chaque membre une autonomie et une nécessité substantielle. Plutôt que de proposer une vision du corps dans son harmonieuse beauté, nous voyons dans ses films des corps découpés par une fragmentation obsessionnelle rendant à chaque partie son tout.

6 En effet, le dépouillement corporel est absolu : les personnages bressoniens sont des corps avant d’être des individus. Le corps est rarement filmé dans son ensemble, il est segmentarisé par des gros plans sur les yeux, le visage, les mains, les jambes, les pieds etc... Le corps, dénudé ou non, n’est visible que comme morceaux-de-corps. Chaque partie existe pour elle-même.

7 Ce plan du Procès de Jeanne D’Arc témoigne de la fragmentation esthétique : les extrémités du corps de Jeanne (Florence Delay) sont la représentation de sa situation de prisonnière (pieds attachés) et de son élan de révolte (main ramassant une pierre jetée par la foule). La fragmentation est indispensable si on ne veut pas tomber dans la représentation. Voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables. Isoler ces parties. Les rendre indépendantes afin de leur donner une nouvelle dépendance3.

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8 Les corps sont mémorables grâce à l’attribution d’une nouvelle cohérence : la fragmentation permet de décomposer le réel pour recomposer une réalité cinématographique. Il s’agit d’un découpage corporel donnant au corps la symbolique souhaitée : le corps mécanique. Si bien que le ballet bressonien consiste en une chorégraphie abstraite de membres détachés.

9 Nous rencontrons, dans ce plan de Lancelot du lac, un remarquable exemple du projet artistique de la fragmentation ; la multiplicité des césures visuelles rend compte de l’intention créatrice du cinéaste.

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10 Au premier plan, le dos dénudé de la reine Guenièvre est voilé par deux mains ; la vision du bras de la jeune femme est empêchée ; le reflet du miroir ne nous laisse entrevoir que la moitié de son visage.

11 Au second plan, la tête courbée et de profil de la femme vêtue d’un manteau ne permet de distinguer que sa coiffure.

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12 Interférences des perspectives et obstruction du champ visuel, tels sont les éléments de distorsion de la réalité. Aucun corps n’est vu dans son ensemble, cependant rien ne rompt la continuité picturale crée par le mouvement d’orientation vers la droite (trois mains droites, les deux têtes des femmes sont dirigées vers la droite, reflet de la moitié droite du visage dans le miroir). Cette image non cohésive et néanmoins cohérente ainsi que le jeu elliptique sur le « voir-non-vu» ajoute à la nudité fractionnée un regard presque érotique de la représentation féminine. La lumière blanche purifie le sujet : dès lors on s’aperçoit que l’œil du spectateur – attiré par l’œil de la jeune fille qui se mire – est davantage le témoin d’une contemplation qui suggère l’iconoclaste angélique.

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13 La dislocation plastique n’est pas la finalité du cinéaste qui ne cherche pas à montrer un monde divisé, mais à créer lui-même un univers morcelé, métaphore d’une réalité incompréhensible et désordonnée. Cet effet de composition est visible non seulement dans l’accumulation et l’alternance contrastée de gros plans et plans d’ensemble, mais aussi dans un montage brutal où des éléments de réel se juxtaposent et s’entrechoquent. L’espace visuel est un espace déconnecté dont les parties implorent au spectateur un raccordement immédiat de l’imagination. La volonté bressonienne est de rendre compte, au travers d’un jeu de déambulation des corps, de l’impuissance des individus pris dans l’engrenage d’une destinée qui leur échappe.

14 Avant le sacrifice ultime, la caméra bressonienne ne traque pas l’émotion de Jeanne D’Arc (comme a pu le faire Dreyer avec ses gros-plans) mais filme l’inéluctable destinée d’une jeune femme vaincue.

Représentation de l’automate spirituel

15 Par ailleurs, le cadrage de la caméra, est à la fois linéaire – peu de mouvements de plongée et contre-plongée – et réglé à la hauteur fixe, si bien que les têtes des adultes se trouvent souvent hors-cadre. L’image non conventionnelle de « corps-sans-têtes» nous montre à quel point le corps a en lui-même une indépendance spirituelle. Le corps n’a pas besoin d’être pensé pour agir car il peut agir selon sa propre entité individuelle. C’est un corps-pensant. Petit à petit, la construction de l’espace devient adéquate aux décisions de l’esprit. Ces corps infirmes ressemblent étrangement aux créatures monstrueuses d’Empédocle nées de l’assemblage d’éléments de corps épars, mais constitutives de l’étape préliminaire et nécessaire à la création de l’Humanité et de l’Ordre du monde. Pour Empédocle comme pour Bresson, c’est du monstrueux que naît l’harmonie, du fragmentaire que naît la cohésion.

16 Il s’agit pour Robert Bresson de stigmatiser le mécanisme interne du corps en laissant place à « un contrôle supérieur unissant la pensée critique et consciente à l’inconscient de la pensée : l’automate spirituel »4. Dès lors, « l’automate spirituel » prend un nouveau sens : il

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ne signifie plus la toute puissance de l’âme sur le corps et s’autorise avant tout à accorder au corps le pouvoir de découvrir l’âme du modèle5.

17 Ainsi l’automate6 signifie chez Bresson non seulement autonomie fragmentaire du contenu des images, mais aussi autonomie psychologique des personnages dans le sens où les modèles ne franchissent jamais le seuil de la zone étrangère du hors-moi. Chaque modèle est intrinsèquement enfermé en lui-même, inexorablement égocentré. Les relations inter-humaines ne participent pas à sa complétude atypique car les personnages se croisent mais ne se rencontrent pas, se parlent mais ne communiquent pas.

18 Enfin, l’automate suppose l’autonomie mécanique du geste. Avec Bresson, c’est un troisième état qui apparaît où l’automate est pur, aussi privé d’idées que de sentiments, réduits à l’automatisme des gestes quotidiens segmentarisés, mais doués d’autonomie7.

19 En effet, pour accéder à l’automatisme spirituel, c’est-à-dire à ce rapport de réciprocité entre le mouvement automatique et l’automatisme intellectuel est nécessaire le procédé de réitération chronique et monotone des mouvements. C’est pourquoi Bresson impose à ses acteurs un très grand nombre de prises pour chaque scène afin que les gestes deviennent automatiques, presque instinctifs car plus un geste est répété plus il est dépourvu d’intention psychologique. L’obtention de l’auto-mouvement invite à la spontanéité intellectuelle et nous fait découvrir progressivement l’essence même du sujet. Le cinématographe, écriture neuve, devient méthode de découverte, cela parce qu’une mécanique fait surgir l’inconnu8.

20 Le ton lent et laconique de la voix des modèles est très caractéristique de cette volonté cinématographique de dépouillement sémiologique. Les dialogues sont dits plus qu’ils ne sont joués. La voix ne laisse transparaître aucune émotion ; elle n’adopte aucune expressivité convenue. Bresson dénie toute tonalité injonctive de telle sorte que le spectateur ait pour fond sonore une polyphonie monocorde. Le code verbal est refoulé, symptôme de « la dislocation du monologue intérieur »9. Pourtant les mots surgissent peu à peu, ils résonnent entre eux et se font écho. Cette voix douce, sans modulation rythmique et tonale, nous livre une parole réticente, timide et mystérieuse. Modèles. Sa voix (non travaillée) nous donne son caractère intime et sa philosophie mieux que son aspect physique10.

21 Pas de psychologie ni de rôle de composition pour le modèle car Bresson exulte tout jeu mimétique. Les modèles ne sont pas le simulacre du réel car ils sont le réel. Ils doivent être « capables de se soustraire à leur propre surveillance, capables d’être divinement soi »11. Les modèles incarnent la figure du funambule qui, en fermant les yeux, se laisse guider par son inconscience - exposition d’une conscience refoulée. L’inconscient est cet état inaccessible de la conscience qui se trahit parfois, pendant les rêves et les actes manqués pour Freud, au moyen de la répétition de gestes pour Bresson. Le cinéaste rejoint ainsi les mécanismes inconscients de la pensée, cherchant à dévoiler avec pudeur les secrets intimes de chaque individu. Si le spectateur ne se reconnaît pas dans le comportement de ces modèles, en revanche il ne peut qu’adhérer à leur entreprise métaphysique. L’inaccessible devient visible.

22 Le corps brisé du curé d’Ambricourt, dans Journal d’un curé de campagne, aussi bien affaibli par sa maladie qu’impuissant face au doute sacerdotal qui l’envahit.

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23 Le mécanisme du corps dévoile les mécanismes de la pensée dans un spectacle sonore et visuel où la compréhension et le devenir des âmes sont au cœur de la démarche esthétique du cinéaste.

24 Robert Bresson use d’une technique cinématographique capable de transformer et de dépasser le réel, de forcer la pensée à penser en mettant du sens entre les images c’est- à-dire à l’intérieur du non-mouvement. Ce qui invite à penser c’est l’impensé, le non- sens ; ce lieu du non-sens est le fragmentaire, la pensée morcelée, la vie primitive, les affects, le corps. L’évolution artistique bressonienne va du percept au concept : le corps devient outil de la pensée, c’est pourquoi il est l’élément cinématographique premier, synecdoque de l’essence individuelle.

25 Au-delà de cette incursion existentiale, Bresson propose une véritable réflexion sur la destinée humaine ; l’écran est le miroir de la réalité des spectateurs, les hommes sont face à eux-même, face à leur « devoir-être-au-monde». Pas d’éthique, seulement la représentation de l’impuissance des hommes empreints aux passions.

NOTES

1. Cinéma II Image-temps, G. Deleuze. 2. Robert Bresson oppose le cinématographe qui se sert de la caméra comme moyen de création artistique au “théâtre filmé” qui, lui, n’est que la reproduction du réel. 3. Notes sur le Cinématographe, Bresson p. 93-94. 4. Cinéma II L’image-temps, Deleuze p. 215. 5. Terminologie bressonienne qui désigne l’acteur de cinéma. 6. Du grec automatos, qui se meut lui-même.

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7. Cinéma II L’image-temps, Deleuze p. 233. 8. Notes sur le Cinématographe, Bresson p. 70. 9. Cinéma II Image-temps, Deleuze p. 266. 10. Notes sur le Cinématographe, Bresson p. 76. 11. Notes sur le Cinématographe, Bresson p. 77.

AUTEUR

PEGGY SAULE Doctorante, chercheur au Lara

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Un brève histoire du clavier

Gilles Methel

1 Il existait, dans les années soixante, un magasin de vente et de réparation de machines à écrire et à calculer situé rue Jean-Joseph Génissieu (conventionnel drômois, 1749-1804) à Valence ; ce magasin avait pour enseigne : « IDÉALE MECANOGRAPHIE »

2 De tout cela, il ne reste naturellement plus rien et ce minuscule magasin ainsi que son minuscule atelier ont été transformés depuis belle lurette en maison d’habitation. Or, il se trouve que ce magasin était celui de mon père, Max Methel (1929-2001), réparateur de machines à écrire et à calculer qui s’était mis « à son compte » comme on dit… Il ne reste plus rien ? Il reste en tous cas que pour moi le fait que d’avoir passé toute mon enfance au milieu des machines à écrire et à calculer m’a permis de ne pas considérer la pseudo révolution informatique des années 80/90 comme une vraie révolution mais bel et bien comme une continuité et une tradition ; les claviers, traversant les techniques et les technologies mécaniques, électriques ou informatiques me paraissent tout à fait susceptibles d’incarner cette idée de tradition.

3 La caractéristique commune entre l’ordinateur actuel et les anciennes machines à écrire, c’est le clavier et c’est lui qui fait que souvent l’ordinateur est assimilé ou comparé à la machine à écrire quoique rien dans leurs technologies respectives ne puisse être comparable. Un point commun leur reste cependant, c’est la façon dont les gens tapent sur ces claviers : malgré les progrès de l’informatique, malgré les évolutions des machines à écrire qui durant leur chant du cygne, c’est à dire entre les années quatre vingt et quatre vingt dix où elles furent électrifiées, les utilisateurs continuent à taper sur les claviers comme s’ils nécessitaient (les claviers, pas les gens !) la même forme d’énergie mécanique que celle nécessaire aux machines mécaniques lorsqu’on tapait sur leur clavier. Cette façon de taper comme un sourd sur les claviers de nos ordinateurs semble autant lié à nos ancestrales habitudes qu’au besoin de considérer qu’une nécessité technique se situe derrière l’ordinateur. Quelque part, nous restons persuadés qu’un processus mécanique doit s’enclencher derrière le fait de taper sur un clavier. Nous ne pouvons admettre que entre l’acte d’appuyer sur la touche d’un clavier et le fait de la voir apparaître sur l’écran rien d’autre ne se soit produit qu’un micro courant électrique. L’aspect magique de la télécommande des télévisions (un des

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objets du XXe siècle les plus emblématiques qui soit – quoiqu’il faille appuyer sur des touches pour l’activer !) ne peut être admissible pour tous les actes de notre quotidien : la nécessité secrète de rester des corps physiques nous taraude toujours peu ou prou.

4 Le clavier (qui provient du mot latin clavus : la clef), est l’une des interfaces les plus anciennes qui soit quand au traitement et à la transmission de l’information. A l’origine il s’agissait de l’ensemble des clefs qui servaient à réguler l’arrivée de l’eau dans les orgues hydrauliques de l’antiquité, comme dans l’hydraule de Ctésibios que l’on trouvait présente dans les jeux du cirque romain. Néron lui-même adorait cet instrument qui lui permettait d’affirmer la pleine mesure de son talent1. Vers le IIIe siècle après J.-C., la pression pneumatique se substitua à la pression hydraulique et l’usage s’en développa en particulier pour les usages religieux. Les orgues de Pépin le Bref2, en 757, comportaient une dizaine de touches au clavier. La touche, au début n’était qu’une simple tirette faisant office de soupape pour les orgues hydrauliques. Elle sera remplacé par une sorte de bouton puis par des touches à ressort munies de soupapes dont sont issues les touches modernes. Le clavier est appliqué aux instruments à cordes dès le XIe siècle. En français, ces clefs se sont transformées en touches quoique, pour autant, le clavier ne se soit pas transformé en touchier ! En anglais le mot « keyboard » reste plus proche de l’étymologie. Cette longue histoire du clavier, celui des orgues, puis celui du piano et celui de la machine à écrire, puis enfin celui de l’ordinateur, fait que lorsque Pierre Etaix, dans son livre « Dactylographismes », représente une espèce de maestro face à une machine à écrire, il retrouve en fait, sous couvert de l’humour, la généalogie même de l’outil. D’ailleurs, on entend fréquemment le mot pianoter à propos des super spécialistes usant du clavier des ordinateurs.

5 La machine à écrire de Giuseppe Ravizza (l’une des machines ancestrales), le « Cimbalo a scrivere » de 1855, comportait des touches en clavier de piano : la relation avec les instruments de musique est évidente et le parallèle entre les deux familles d’instruments, l’un qui produit des sons, l’autre des caractères est intéressante. Lorsque c’était possible, (avec les instruments à cordes il y avait des distances minimales non réductibles), le clavier a progressivement « colonisé » toutes les familles d’instruments de musique pour des raisons d’ergonomie et de simplicité d’utilisation. « Un instrument à clavier, qui voit le jour vers 1830, va se doter d’un clavier d’un tout nouveau type : c’est l’accordéon avec ses touches-boutons, rondes et non rectangulaire.3 »

6 Les touches rondes, occupant moins d’espace, peuvent être beaucoup plus resserrées que les touches piano. Lorsque l’évolution technique des machines va contraindre à disposer les touches sur plusieurs rangs, avec le système de frappe dit « en panier », c’est tout naturellement qu’on optera alors pour des touches rondes. Ces touches rondes (ou carrées maintenant mais pas longues en tous cas) vont devenir avec l’avènement de l’électricité le symbole même de la civilisation presse-bouton du XXe siècle qui affirme la domination de l’homme sur le monde.

7 Un clavier AZERTY en vaut-il deux ? Le clavier AZERTY est en fait l’adaptation sommaire du clavier américain QWERTY. L’histoire de l’organisation alphabétique des ces claviers qui perdure plus que jamais de nos jours est une pure monstruosité et elle mérite d’être narrée. La fréquence des lettres d’une langue et le fait qu’elles se trouvent sous les doigts les plus agiles lorsqu’on tape avec tous les doigts (ce qui n’est pas mon cas !) n’a en fait rien à y voir. Lorsque Sholes a crée sa première machine à écrire, La Remington n° 1 (dont certains modèles comportaient même un pédalier comme les orgues ou les machines à coudre !), il a constaté que les petites barres métalliques qui

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portaient les caractères avaient une légère tendance à s’emmêler les pinceaux. La métallurgie rudimentaire de sa bonne ville de Milwaukee ne lui fournissait que des tiges imparfaites. L’inconvénient des tiges métalliques qui se coinçaient entre elles lorsqu’on tapait trop vite est toujours demeuré un problème mécanique difficile à résoudre. Dans le générique de l’émission de France 3, « un siècle d’écrivains », qui montre une machine à écrire, on entrevoyait même, fugacement, un discret démêlage de barres comme si cette action était indissociable de la frappe elle-même. Au temps des machines à écrire, un grande partie du réglage pour palier ce problème, consistait, grâce à des pinces incroyablement tarabiscotées à régler parfaitement ces petites tiges pour que la ligne dactylographiée soit le plus alignée possible et il fallait pour cela que chacune des tiges soit parfaitement droite (personnellement dans ma jeunesse, j’arrivais, en tapant comme un forcené, à créer des bouquets de tiges emmêlées dont je ne crains pas de dire ici qu’ils étaient d’une beauté proche de celles des compressions de César ou des entassements d’Arman – enfin à mon avis … avis qui n’était malheureusement pas toujours partagé – c’est dur la vie d’artiste incompris ! ).

8 Sholes donc, a demandé au frère de son financier, un certain Amos Desmore, de calculer les fréquences de proximité de toutes les paires de lettres possibles, comme le « TH » en anglais par exemple, ce qu’il fit à partir des ouvrages de la bibliothèque du bled : relevons le caractère hautement scientifique et statistique de la méthode ! Le but était d’éloigner le plus possible les lettres qui, par la fréquence de leur proximité dans la langue, risquaient de s’emmêler. C’est ainsi que fut créer en 1872 le clavier QWERTY pour la Remington N° 1 au détriment d’un classement des lettres par l’ordre alphabétique normal.

9 Ce qui est paradoxal, c’est que dans un système mécanique, les lettres ne se suivaient pas dans l’ordre linéaire où elles apparaissent sur le clavier : 2 3 4 5 6 7 8 9 – ‘ Q W E R T Y U I O P A S D F G H J K L M Z X C V B , ; : !

10 mais elles se suivaient en sautant d’une ligne à l’autre suivant le léger décalage des touches afin que puissent se succéder mécaniquement les barres de caractères : Q A 2 Z W S 3 X E D 4 C R F 5 V T G 6 B … On remarquera que la ligne des chiffres, la première, s’intercale entre la troisième ligne et la quatrième ligne, ce qui fait que l’ordre de succession des petites tiges métalliques était, en partant de la gauche, deuxième, troisième, première et quatrième ligne, et le décalage des touches du clavier était physiquement lié à la nécessité de la succession technique des petites barres métalliques : ce léger décalage est encore conservé aujourd’hui alors qu’il n’a plus aucune raison d’être. Quant à la réorganisation de l’alphabet en QWERTY ou AZERTY , elle est en fait totalement fumeuse et l’ordre alphabétique classique aurait parfaitement pu convenir, en particulier à cause du fait que s’intercalait souvent entre deux lettres un chiffre ou un signe typographique. La preuve du côté totalement irrationnel de cette organisation, c’est que la troisième ligne des claviers a presque gardé l’ordre alphabétique à quatre variantes près le B et le C ainsi que le E et le I situés non loin de la place qu’ils devraient occuper : A (B C) D (E) F G H (I) J K L M (le M des claviers QWERTY, s’est déplacé ensuite vers la ligne du dessous)

11 « Cette organisation est peut-être une réminiscence du premier clavier de Sholes qui ne comportait que deux lignes de A à M et de N à Z. Par ailleurs, la première ligne (des lettres) suffit

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à écrire les mots “type” et “writer”, soit une partie du nom que lui à donné Remington…..En fait il semblerait que les ingénieurs de chez Remington soient intervenus sur l’ordre des lettres pour que les vendeurs puissent faire la démonstration, devant les clients, de la vitesse de frappe de la machine en tapant son nom.

12 Le clavier universel du début du XXIe siècle ne tirerait-il son origine que d’une simple astuce de marketing ?4 » Q W E R T Y U I O PT Y P E W R I T E R

13 On peut supposer que l’on retrouve, à propos du clavier des machines à écrire, le même phénomène que nous avons eu avec les débuts de l’imprimerie. Il est évident qu’une partie importante de la complexité de l’orthographe en français résulte à la fois des premiers typographes et des pédants du XVIème siècle. Les aberrations réelles de l’orthographe de notre langue écrite sont totalement issues de l’époque où la langue écrite s’est fixée lors les débuts de l’imprimerie. « L’orthographe française est un système conventionnel établi de toute pièce par la volonté de quelques savantasses. » (Queneau, Ecrit en 19375). Cette complexité artificielle née du rajout de lettres inutiles sous de fallacieux prétextes étymologiques6 servait à la fois la pédanterie et l’outrecuidance des « savantasses » en même temps qu’elle protégeait certains corps de métiers jaloux de leurs prérogatives et de leur savoir. Ces règles absconses excluaient une accession facile aux métiers du livre (et l’on sait aujourd’hui encore à quel point les syndicats des métiers du livres sont puissants et redoutables !), on peut imaginer que la complexité factice du clavier des machines à écrire provient d’une démarche semblable. Le clavier des machines à écrire est une autre convention factice, elle aussi justifiée par de pseudo raisons scientifiques.

14 Malgré les débuts difficiles de la machine à écrire, on peut imaginer qu’en rendre le maniement plus compliqué qu’il aurait pu l’être, c’était une façon d’en réserver l’usage à une espèce d’élite, à une poignée d’initiés qui ne saurait se confondre avec le tout venant. Surtout si l’on sait que la frappe sur les machines à écrire se faisait « en aveugle » jusqu’à l’invention de l’Underwood des frères Wagner vers 1900. L’opérateur (et spécialement l’opératrice !) ne voyait pas ce qu’il faisait puisque la touche allait frapper sous le cylindre, les premières lignes tapées n’apparaissant qu’après un certain nombre de lignes dactylographiées lorsque le papier s’était suffisamment déroulé. En fait les fabricants, Remington en particulier qui a gardé longtemps ce système « en aveugle », en justifiaient la conservation pour pouvoir ainsi affirmer un plus grand professionnalisme de leurs opérateurs par opposition à leurs concurrents lors des concours de dactylographie : la virtuosité des opérateurs était alors un excellent argument de vente.

15 « Le clavier QWERTY, version anglaise de notre AZERTYUIOP, est malcommode, fait perdre du temps et dépenser trop de mouvements aux clavistes. Il a pourtant constamment conservé la prééminence depuis les débuts de la machine à écrire jusqu’aux claviers des ordinateurs »7

16 Après Remington, Underwood vers 1898, Olivetti en 1908, etc… ont conservé pour des raisons de commodité ce clavier. Un américain, Hammond, créateur en 1881 d’une machine à écrire sphérique à cylindre et non à tiges (système qui supprimait le problème de l’emmêlement), proposa une réforme de ce clavier en en réduisant le nombre de touches et en les disposant de façon semi-circulaire ; un clavier sensément plus efficient, conçu par August Dvorak, fut également proposé à cette époque ; en France, vers 1920, lorsque les machines américaines commencèrent à se répandre, une

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commission Albert Navarre8, composée de vingt experts, proposa un clavier ZHJAY plus en accord avec les spécificités de la langue française (bien évidemment cette commission d’experts ne rendit pas à temps ses conclusions … elle devrait, cependant, être prête sous peu !). Mais quelle que soit la validité réelle ou supposée de ces multiples hypothèses, rien ne détrôna jamais le QWERTY. Certains analystes, S.J. Liebowilz et Stephen E. Margolis, considèrent même que ce clavier, avec ses multiples défauts – on dit que 30 % des touches, au moins, sont mal positionnées – n’est pas si inefficace que cela !

17 « La prédominance du clavier de machine à écrire QWERTY sur un concurrent réputé supérieur, le clavier inventé par August Dvorak, est devenu un exemple classique d’échec de marché en matière de choix d’une norme efficiente. En s’appuyant sur un examen attentif des données historiques, économiques et ergonomiques, on s’aperçoit que cet exemple ne résiste pas à l’analyse : la supériorité du Dvorak est un mythe, et la persistance de l’emploi du QWERTY n’a rien d’inefficient9. »

18 De toute façon, il était déjà trop tard pour envisager la reconversion des milliers de dactylos habituées au clavier QWERTY. Surtout, les entreprises ne voulaient pas risquer inutilement des fiascos financiers. Ce qui fait qu’on conserve aujourd’hui, et sans doute pour un certain nombre d’années encore, un système purement artificiel, sans réel fondement scientifique, pour l’unique raison qu’il fut le premier a se mettre en place qui est, du coup, devenu impossible à supplanter. En outre tous les problèmes mécaniques n’ont bien entendu plus cours avec les traitements de texte et les ordinateurs. Après quelques vaines tentatives de touches digitales fonctionnant au simple effleurement (l’absence de sensation tactile rendait les claviers digitaux totalement impraticables), les claviers sont restés l’une des rares parties quasi mécaniques des ordinateurs mais plus aucune petite barre ne risque de s’emmêler avec sa voisine la plus proche … et pourtant des millions de personnes continuent à se servir du clavier crée par Sholes vers 1871 !

19 L’ombre des doigts des dactylos se dessine encore en couleur sur claviers dans les méthodes d’apprentissage de la dactylographie comme l’ombre colorée de ces mains que l’on trouve dans la grotte préhistorique de Lascaux. Il faudra voir si les commandes vocales ou les diverses interfaces entre l’homme et l’ordinateur supplanteront ou non un jour cet ustensile devenu universel. L’ordinateur, à la différence de la machine à écrire possède, outre le clavier, plusieurs interfaces d’entrée des données dont la souris est un exemple caractéristique. Mais celle ci n’est pas seule, un ensemble de moyens techniques de plus en plus sophistiqués permettent de convertir des gestes en valeurs numériques interprétables par l’ordinateur : • Crayons optiques sensibles à la pression des doigts sur les tablettes graphiques ; • mouvements physiques face à des capteurs avec l’Autre de Catherine Ikam • Actions physiques diverses comme dans Legible city de Jeffrey Show où on se déplace en vélo dans l’univers d’une ville virtuelle composée de mots. • Parole pour tous les systèmes de reconnaissance vocale • Souffle pour les réalisations de Michel Bret / Edmond Couchot / Marie-Hélène Tramus où une plume virtuelle est mue par le souffle du spectateur (1988) ; dans une autre version, Je sème à tous vents, c’est une fleur de pissenlit dont les akènes s’envolent avec le même procédé.

20 « Le geste dactylographique restait un simple geste d’exécution, totalement codé et quasi machinique, dénué de toute expression…Leroi-Gourhan, dans Le geste et la parole10, nous a

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montré comment symboles et outils, loin de s’opposer, ne manifestaient que “l’expression de la même propriété de l’homme”. Mais ce qu’il appelait geste était avant tout celui de la main manipulatrice, le geste technique opératoire ; non pas ce qu’est maintenant le geste dans le dialogue homme/ordinateur Nous nous trouvons dans une situation inversée »

21 Grâce aux diverses interfaces et aux algorithmes de programmation sophistiqués, « le geste tend à devenir expression et manifestation symbolique plutôt qu’une opération technique. 11 »

22 André Leroi-Gourhan toujours dans Le geste et la parole fait cette constatation : « L’écriture est vraisemblablement appelée à disparaître rapidement, remplacée par des appareils dictaphones à impression automatique. Doit-on voir en cela une sorte de restitution de l’état antérieur à l’inféodation phonétique de la main ». Même si l’usage du clavier reste actuellement prédominant, sa primauté se réduit peu à peu en particulier à cause des souris (et des hommes !) mais également des autres interfaces : si on peut entrer des données, et des données de plus en plus complexes, sans le biais de l’écriture, on peut supposer que le geste dactylographique ainsi le clavier risquent d’être eux aussi amenés à disparaître comme l’écriture qu’ils traduisent.

NOTES

1. Suétone, « Vie de Néron », Vies des douze Césars. 2. Je suis assez heureux de pouvoir évoquer ici la mémoire de ce cher Pépin le Bref, Maire du palais puis roi des Francs, (Jupille v. 715 / Saint Denis 768), il se trouve que je l’avais un peu négligé ces dernières années ! (comme Néron - Antium 37 après J.C. / Rome 68 après J.C. - d’ailleurs !) 3. Bruno Jacomy, L’âge du plip, Seuil, Paris 2002. 4. Bruno Jacomy, L’âge du plip, op. cité. 5. Queneau, Bâtons, Chiffres et lettres, Idées/Gallimard n° 70. 6. Attention, il ne s’agit surtout pas d’affirmer ici, qu’il est nécessaire de transformer la langue française en une espèce de sabir phonétique où les mots ne garderaient plus trace de leur histoire ! 7. Paul A. David, « Comprendre les aspects économiques du Qwerty : La contrainte de l’histoire », Réseau n° 87 8. Albert J. Navarre, rédacteur de la Revue du bureau et auteur du Manuel d’organisation du bureau en 1923. 9. S.J. Liebowilz et Stephen E. Margolis, « La Fable des touches », Réseaux n° 87 10. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Albin Michel, Paris 1991 11. Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus, « Le geste et le calcul », Revue Protée, Automne 1993.

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AUTEUR

GILLES METHEL Professeur à l’ESAV. Chercheur au Lara. Université Toulouse 2

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La machine et le dragon dans Une Histoire de vent de Joris Ivens et Marceline Loridan (1988)

Rose-Marie Godier

1 Il est des films qu’une première vision n’épuise pas. Une histoire de vent est de ceux-là qui, cousu de fiction et de réalité, de légendes et d’images empruntées, de citations, de paysages et de visages, de vie et de mort à la fois, déploie sous nos yeux sa somptuosité de manteau d’Arlequin. Ensemencée d’une profusion de voix, de rires, de silences - fracas et chuchotements, paroles ailées que rythment les vers plus précieux des poètes -, traversée d’une musique, agile, qui reproduit les inflexions, les saccades et les voltes du vent, la dernière œuvre que laisse Joris Ivens, emplie de simulacres, de masques, de statues, ressortit au genre énigmatique de l’autoportrait. Kaléidoscope ou jeu complexe de miroirs ? Il n’est pas impossible qu’à partir d’un certain point de vue le disparate des images et des sons ne se résorbe en un motif aux lignes, non rectilignes, mais changeantes. C’est dire qu’il existe peut-être un lieu à partir duquel Une histoire de vent peut s’entendre comme discours sur l’homme, sur l’artiste et sur la nature de l’art « mécanique » du cinéma. Parce qu’enfin ce film, à l’aspect chimérique, doit aussi sa facture aux exigences singulières du cinéaste : un artiste, dit-il, essaie de trouver la profondeur de la vérité ; « et le documentaire a ce rôle : il approfondit. »1

Autoportrait

2 Faire de soi-même un portrait est un acte qui ne va pas de soi, et rien n’est moins transparent que les figures peintes, aux regards tendus, obsédants, que nous ont léguées Poussin, Rembrandt ou Vélasquez. Rembrandt détache ses reflets dans l’absolu de l’être ; Nicolas Poussin, quant à lui, se met en scène dans son atelier : l’autoportrait du Louvre se fait le recueil, par couches successives, des dépôts du temps dans l’œuvre de peinture2. C’est le travail du peintre qui constitue le sujet de cette représentation. Plus complexe, le tableau de Vélasquez se lit, dans l’élision du sujet qui la fonde, comme « une représentation de la représentation classique »3 Au travers du témoignage des

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peintres, il est clair qu’on n’entreprend pas son autoportrait, on s’y résout ; et c’est encore une interrogation, une quête, qu’implique l’échange de regards entre l’effigie peinte et son spectateur.

3 « Il n’est de portrait que d’essence », écrivait Louis Marin4. Aussi bien, au travers du Vieil Homme, le cinéaste entreprend-il peut-être d’interroger ce que c’était que d’être un homme, un artiste dans son siècle. Et si le cinéma lui-même s’affiche dans ce film, face au Bouddha de Dazu qui a « mille mains pour consoler et mille yeux pour tout voir », l’autoportrait pourrait bien contenir la recherche de l’essence de cet art.

4 Car Une histoire de vent, semblable au tableau de Poussin, est gardienne des traces, des sédimentations de l’œuvre du cinéaste : la citation des Brisants (1929) et de 400 Millions (1938) incorpore ces images à la trame du film et leste ce dernier d’une épaisseur de temps qui se marque avec plus d’acuité encore au rapprochement de deux plans presque identiques : la vue oblique des porteurs, chargés de matériel cinématographique, sur les degrés du Mont Taishan, se superpose à celle des soldats de 1938, chargés d’armes cette fois. Un autre plan du film laisse de même affleurer le passé par transparence : le vent court sur les rides du désert de Gobi, comme déjà à Katwijk il fuyait sur le sable des Brisants. Une histoire de vent est aussi le lieu d’un dévoilement du travail de l’œuvre : Les Brisants est un film de fiction - « Mon premier film d’amour », précise le Vieil Homme - ; 400 Millions est le témoignage d’une guerre de libération. L’autoportrait est une récapitulation qui, en même temps, achève la série des métamorphoses du travail du cinéaste. Il se pourrait alors qu’en arrière-plan du film Ivens ait disposé - tout comme Poussin dans l’allégorie qui ouvre son tableau - la figure cachée d’une « Théorie du cinéma » : au travers des conditions particulières de sa propre représentation, Ivens laisse également percevoir les conditions particulières de son œuvre.

5 Comme le tableau de Vélasquez, c’est un portrait de l’artiste au travail que figure Une histoire de vent. Aussi bien les murs de l’atelier du peintre se sont-ils vertigineusement écartés aux quatre coins du monde : vaste est l’atelier du documentariste, de l’homme singulier qui a choisi « d’être avec les gens qui sont dans le grand mouvement de leur histoire »5, d’y attacher sa caméra - ce qui est une façon en somme d’agir à son tour.

6 « Je ne fais pas de l’art passif », déclare-t-il ; la tache assignée au documentariste est d’essayer de trouver la profondeur de la vérité - c’est-à-dire : « d’une certaine vérité, en des lieux et à des moments donnés. »6 Et cette vérité fut toujours pour Ivens celle des sentiments. Si le documentariste se doit d’être perspicace, si sa vision doit traverser la surface brillante des apparences, son travail ne consiste pas à enregistrer mécaniquement la réalité, il lui faut encore y découper un sens. Ainsi l’autoportrait est- il aussi le lieu où se pose la question du sujet, c’est-à-dire la question de la subjectivité. En 1949 Béla Balasz écrivait : « Les films composés à l’aide de prises de vues de la réalité, aussi dignes de foi, sont les plus subjectifs. Il est vrai qu’ils ne racontent pas d’histoire, mais ils ont un personnage central, un héros : un héros invisible, car c’est lui qui regarde avec le ‘ciné-œil’. Mais tout ce qu’il voit l’exprime lui-même, exprime sa subjectivité, aussi peu fabriquée que puisse paraître la réalité. Car il se caractérise et se reflète lui-même du fait qu’il a vu et filmé précisément cette réalité et non une autre. (...) C’est lui, l’artiste, qui s’abandonne à l’apparence des impressions objectives, sans chercher de connexions entre elles. Et pourtant c’est lui qui est cette connexion ! Sa subjectivité est le principe constructif. »7 C’est dire que l’inscription du sujet filmant dans Une histoire de vent se lit aussi comme le dévoilement du « héros invisible » des films précédents.

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7 En se représentant dans le film, le sujet se présente et renvoie dans le même mouvement à un autre ordre de signification : la prise en compte du sujet filmant est moins le lieu d’une mise en avant que l’occasion d’une mise en lumière de la « tache aveugle » de la représentation classique. C’est en niant le nécessaire point de vue qu’implique toute représentation que celle-ci peut se dire « légitime » : en escamotant ce qui la fonde, la représentation « objective » des choses peut se prévaloir de sa similitude « naturelle » avec l’image des miroirs et des eaux. Une histoire de vent est la mise en évidence d’un nécessaire point de vue et, en ce sens, l’autoportrait du film constitue, à l’instar des Ménines, une représentation de la représentation.

8 Plus avant, la prise en compte du point de vue renvoie à une vision du monde toute particulière dans ce film : il s’agit moins d’affirmer l’irréductibilité du sujet dans son autonomie, que de constater sa qualité, non moins irréductible, d’être-dans-le-monde. Le discours du film tisse des liens étroits entre le Vieil Homme et l’univers grand ouvert qui le contient8. C’est dire que toute vision du monde, et tout discours sur le monde, s’effectuent à partir d’un point de vue qui est dans le monde. Ce que proclame le film, c’est l’impossibilité de trouver un point de vue de survol, un point de vue abstrait, détaché des choses qu’il contemple ; c’est en affirmant son appartenance qu’Ivens entend reproduire dans ses films une certaine réalité. « Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne ; mais, à mesure qu’on s’approche... », écrivait Pascal dans un fragment de ses Pensées9 ; Louis Marin étudie les implications de la métaphore visuelle du « paysage pascalien »10 : il y a un réel, dont nous ne percevons que des fragments, parce que nous sommes à l’intérieur de ce réel et de ce monde. La vision de l’homme, relative, ne peut être omnisciente : il n’existe pas de position à partir de laquelle nous pourrions embrasser l’ensemble du réel. « Nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses », écrivait encore Pascal11 ; c’est avec la même humilité qu’Ivens, dans ce film, laisse deviner le monde entier des choses au travers de son autoportrait.

9 L’artiste ne se pose pas dans ce film face à un réel ordonné ; ce sont les turbulences du monde qu’il tente de capter. Le vent désiré par le Vieil Homme n’est pas celui, uniforme, que rythment les ailes des moulins de Hollande : c’est à l’amplitude indécise des perturbations atmosphériques que le cinéaste entend se confronter. D’emblée le film impose les deux visages du vent. A l’image d’un vent clair, propice aux rêves, et que le mouvement sonore et régulier des ailes actualise, le film substitue brutalement l’image immobile et muette d’un désert, qui garde en ses plis et ses ondulations les vestiges d’un vent absent – indéfini, désordonné et nécessairement inquiétant : il est dit qu’en des contrées lointaines le vent s’est fait typhon, trombes d’eau, raz-de-marée, destruction. Entre présence et absence, le vent devient pure potentialité. Le rêve se change en mystère. Et c’est le visage du monde qui désormais est changé : au monde rassurant, continu, des jardins de l’enfance, le film substitue l’image d’un monde mouvant, agité de tempêtes et de bouleversements, c’est-à-dire sculpté par les caprices du vent, façonné par le temps des événements. Car le désert est aussi une image sensible du temps. Et c’est face à l’inquiétude du monde que se pose le Vieil Homme, face à la pointe acérée de l’événement : l’imprévisibilité du vent fait tout le prix de la rencontre. « Faire un documentaire, déclarait Henri Storck, c’est découvrir la réalité en même temps qu’on la filme. »12 Béla Balasz ajoute : « La représentation cinématographique de la réalité se distingue essentiellement de tous les autres genres de représentation en ceci que la réalité représentée n’est pas encore achevée, elle continue d’être en devenir au moment même où elle est filmée. Le créateur ne puise pas dans ses souvenirs, il crée pendant le déroulement de

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l’événement et il y participe. »13 Si le travail du documentariste relève bien du dialogue – dialogue entre un sujet filmant et le réel inchoatif qui s’inscrit sur la pellicule – l’autoportrait du film, au travers de la vision singulière du monde qu’il propose, radicalise en somme la proposition : le travail du documentariste est un risque, il est essentiellement dialogue avec l’incertitude.

10 Il n’est de portrait que d’essence, et tout se passe comme si, après avoir vécu parmi les hommes et cherché dans la diversité extrême des visages quelque parcelle de leur vérité – visages des bâtisseurs de Magnitogorsk, des mineurs en lutte du Borinage, visages des combattants d’Espagne, de Chine, ou d’autres guerres –, Ivens avait résolu d’en rechercher la trace sur son propre visage. L’image ultime d’un homme, qui serait aussi tous les hommes de son siècle, cristallise autour de la figure d’un Vieil Homme en mouvement, pris dans l’histoire d’une quête : l’image d’un homme à la poursuite du vent. Alors en arrière-plan du film s’attarde encore l’écho de paroles prononcées en d’autres lieux, en d’autres temps, au bord d’un autre désert, à l’heure répétée du crépuscule du soir : « Moi, Qohélet, j’ai été roi d’Israël à Jérusalem. J’ai mis tout mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. (...) J’ai regardé toutes les œuvres qui se font sous le soleil : eh bien, tout est vanité et poursuite de vent ! (...) Alors je réfléchis à toutes les œuvres de mes mains et à toute la peine que j’y avais prise, eh bien, tout est vanité et poursuite de vent... »14 C’est sur ce fond d’amertume que se construit aussi Une histoire de vent. Pourtant, si Ivens reprend les mêmes images, c’est à un complet renversement de sens qu’aboutit l’autoportrait du film : les actions des hommes sont peut-être semblables à une « buée », à une « haleine » éphémères15, mais c’est précisément dans cette ténuité, dans cette fragilité, que gît l’essence, c’est-à-dire la dignité, des hommes. Au soir d’une vie – ainsi écrivaient les poètes et les philosophes – il arrive que l’on se retourne pour recueillir les moments épars de notre existence et qu’apparaisse alors « ce fil rouge entrelacé à la trame de nos jours »16 qui nous révèle l’unité profonde de cette même existence. Ce fil rouge, Ivens l’aperçoit dans la figure du vent. Aussi bien, pour arriver à ce complet renversement de valeurs, il a fallu trouver un autre « lieu » qui rende possible une telle conversion : c’est en Chine – dans la Chine bien connue du cinéaste, mais aussi dans « cette région précise dont le nom seul constitue pour l’Occident une grande réserve d’utopies »17 – que le Vieil Homme se lance à la poursuite du vent.

Le Dragon motile

11 Une histoire de vent trace simultanément deux chemins : l’un, visible, qui mène le Vieil Homme à rencontrer les mythes, les légendes et l’histoire vertigineuse de la Chine ; l’autre, plus secret, qui serpente et qui flâne au travers de la diversité des paysages.

12 A la légende appartient Yi l’Archer, rencontré dès le début du film : il est, dans la religion populaire, celui qui écarte les pestilences, il est le Grand Exorciste.18 Son apparition dans le film vient immédiatement corriger l’annonce des débordements du vent, et c’est sous sa protection que la quête du Vieil Homme peut s’engager. Suspendue entre ciel et terre, sa femme Chang’e hante le décor immobile où le rêve du Vieil Homme, oscillant entre la vie et la mort, l’a placée. Son rêve d’immortalité s’avère aussi décevant que celui du poète Li Po, qui mourut noyé en cherchant à attraper dans un fleuve le reflet de la lune qu’il avait si souvent chantée. Dans la solitude du Palais glacé, Chang’e fait revivre la fiction du vent :

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« Les danseuses agitent leurs manches décorées et ondulent, Tel le dragon flâneur à l’escalade des nuées. »19

13 Mais c’est le froid cristal des étoiles qui répond à sa danse, que nul souffle de vent ne vient désormais animer. A partir de cette utopie – de ce lieu abstrait de l’espace et du temps – le monde des hommes aperçu au travers d’une longue-vue pourrait bien se réduire à un mauvais décor de cinéma, à une scène où s’agitent des ombres en mouvement : l’histoire ne serait plus alors qu’une succession de clichés – vues figées, sans avenir ni passé, sans résonance et sans relief. A l’aune de l’immortalité, l’histoire pourrait ressembler à ce conte inepte, dit par un idiot, et qui ne signifie rien. L’utopie est un retrait ; bientôt le Vieil Homme arpente ce monde de carton-pâte déserté et s’éloigne, sarcastique, en refermant derrière lui une porte qui laisse deviner le mystère d’un noir insondable.

14 Aussi bien, à partir de la lune, dit-on, le seul ouvrage fait de la main des hommes qui se puisse percevoir est la gigantesque muraille qui serpente d’est en ouest au nord de la Chine, et que Qin Shi Huangdi fit édifier afin d’enclore son empire. En même temps qu’il entreprit cette construction, le fondateur de l’éphémère dynastie des Qin décida d’effacer le passé de son peuple en ordonnant la destruction des livres. Dans le rapprochement de ces deux actions – préserver et détruire – Borges entrevoit la forme d’un pur espace de conjecture20. Si la Muraille est clôture dans l’espace, l’incendie des bibliothèques est clôture dans le temps : les deux gestes, loin de s’annuler, participent d’un même rêve d‘abstraction. On rapporte aussi de l’empereur qu’il envoya une expédition aux Iles Penglai, où vivent les immortels, mais que celle-ci échoua21. Alors, à l’immortalité il substitua l’éternité et fit construire un mausolée peuplé du simulacre de 7000 guerriers : des arbalètes automatiques en assuraient la protection ; au plafond étaient représentés les corps célestes ainsi qu’une carte de l’empire, avec ses cours d’eau faits de mercure, qu’une machinerie mettait en mouvement.22 On dit qu’à la veille de sa mort, un dragon descendit au devant de l’Empereur Jaune, Huangdi, pour l’emmener au ciel, avec les soixante-dix personnes de sa suite23 ; à la mort de Qin Shi Huangdi le porteur mystérieux d’un anneau de jade annonça : « Cette année le dragon ancestral mourra. »24 Le souvenir du premier empereur historique de la Chine demeure effectivement : plus de vingt siècles après son règne, ses portraits sont d’un homme dont on a oblitéré les yeux, comme on l’aurait fait pour ceux d’un démon25.

15 Capables de s’élever jusqu’au ciel, grâce au vent et aux nuages qu’ils suscitent, les dragons passent pour être le meilleur véhicule de l’espace : les saints, les immortels et les poètes quittent volontiers la terre en chevauchant des dragons26. De même, c’est assis sur le dos d’un dragon, dont on a ouvert les yeux, que le Vieil Homme quitte la terre – sans pourtant parvenir jusqu’aux cieux. « Chevaucher un dragon et monter au ciel, ne pas y parvenir et retomber, signifie posséder l’intention mais non la réalité. »27 Un autre « dragon » de métal lumineux, aux écailles d’acier, ramènera le Vieil Homme parmi ses semblables : la tentation du retrait n’est que vaine illusion et conduit à la vision d’un monde pétrifié – celui qu’indiquent les guerriers du mausolée, ou les automates sans âme du studio de Pékin.

16 Au mythe appartient le personnage du Singe qui accompagne le Vieil Homme dans son voyage terrestre. Il est le Grand Saint Egal du Ciel qui, dans le roman de Wu Cheng’en Le Voyage en Occident, protège un bonze parti en Inde à la recherche de textes sacrés. Dans la mythologie, il est un des « dieux qui parodient » : son rire a pouvoir d’exorcisme ; il est l’élément perturbateur qui introduit le jeu au sein du panthéon rigide des autres

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dieux28. Ses pirouettes dispersent dans le film les pensées de mort qui s’emparent du Vieil Homme : auprès du vieux maître de t’ai-chi-ch’uan tout d’abord, puis devant l’alignement des compagnons d’éternité de Qin Shi Huangdi. Jonglant avec les mythes et les symboles, c’est lui qui ouvre les yeux du dragon de papier déployé, et expédie malicieusement le cinéaste dans la lune : le voyage assurément vaut le détour, ne serait-ce que pour insuffler au Vieil Homme le désir d’en revenir. Il incarne l’esprit de liberté, le jeu ; il introduit le mouvement au sein de l’immobilité. Ironique, il est l’autre face, le double du Vieil Homme : à la manière d’un masque, qui cache et révèle à la fois, il est la figure de son désir.

17 Le masque de terre cuite et la sorcière relèvent tous deux d’un magie plus ancienne. Ils témoignent de l’antique croyance en un univers entièrement façonné et animé par la puissance d’innombrables « esprits ». Le masque est à l’imitation de ceux utilisés dans le théâtre d’exorcisme, le nuoxi, où les acteurs étaient chargés d’incarner, c’est-à-dire de rendre présents et efficaces, des démons ou des divinités.29 Ces masques étaient consacrés par le rite « ouvrir le regard ». Surmonté de deux cornes figurant un phénix et un dragon, le masque du film est à l’effigie du Comte du vent, Feng Bo, qui avec le dieu du Tonnerre et le Maître de la pluie régnait sur la météorologie antique. Si la religion populaire garde encore le souvenir du dieu du Tonnerre, les deux autres, tombés en désuétude, ont été remplacés dans leur fonction par le dragon.

18 Le dragon est à la fois monstre aquatique et monstre céleste. S’il naît de l’accumulation des eaux, le dragon relève néanmoins du ciel : « A l’équinoxe du printemps il monte au ciel ; à l’équinoxe d’automne il se cache au fond des eaux. »30 Il fait apparaître vent et nuages pour se mouvoir, et sait produire la pluie. Considéré comme une créature habituellement bienveillante, le dragon peut devenir un animal redoutable : ses déchaînements causent l’ouragan, la tempête et l’inondation. A l’échelle du cosmos, le dragon illustre l’alternance de l’ordre et du désordre ; il peut changer de forme à tout moment : « Le libre dragon se cache ou s’élève : il concilie la fermeté et la souplesse. »31

19 Ses évolutions traduisent l’ambivalence de l’élément « eau », dans le système de classification chinois, qui désigne aussi bien l’air que l’eau, et l’ensemble de leurs métamorphoses32. Les dragons aiment à flâner au sein de la vapeur d’eau : ils se cachent dans les nuages et se rendent invisibles, les nuages prenant la forme des dragons, les dragons prenant la forme des nuages. Ils sont la forme de l’air, la forme agile et puissante du vent. C’est pourquoi la sorcière d’Une histoire de vent va tracer sur le sable, d’un seul trait sinueux qui se relève abruptement, le motif aux multiples méandres d’un dragon descendant : il est l’image du vent d’automne – celui qui contient, disait le vieux maître de t’ai-chi-ch’uan, le secret de la longévité.

20 Pourtant, ce n’est pas le libre jeu des mythes et des symboles qui peut assurer au film d’Ivens sa profonde unité et rendre compte des enjeux de l’autoportrait. « Tourner c’est aller à une rencontre, écrivait Robert Bresson. Rien dans l’inattendu qui ne soit attendu secrètement par toi. »33 C’est dans la pensée taoïste qu’Ivens aperçoit l’achèvement de ses recherches et de son œuvre ; c’est au sein de ce paysage mental que le vent cesse d’être simple métaphore et prend une dimension plus « verticale ».

21 La philosophie de Lao-tzu, de Chuang-tzu et plus tard de Huai-nan-tzu, prend appui sur une conception organiciste de l’univers : celui-ci est vivant, soumis aux mutations, en perpétuel devenir. Ni l’espace ni le temps ne sont des concepts abstraits et séparés : ils sont tous deux des composantes de la vie en mutation et, chez Huai-nan-tzu, le terme « Espace-Temps » désigne l’univers.34 Le Souffle est principe ontologique : l’univers

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procède du Souffle primordial et se meut grâce aux souffles vitaux ; les mêmes souffles vitaux animent l’être de l’univers et l’être de l’homme. Il n’y a pas rupture entre l’homme et le cosmos : tous deux sont solidaires et transmutables, le souffle est le principe de leur devenir réciproque. Réunissant en lui les vertus du Ciel et celles de la Terre, l’homme se tient à leur point de jonction : ses actes participent au processus vital du monde. Et, plus avant, cette conception cosmologique, qui relie l’homme aux mouvements fondamentaux de l’univers, trace également la voie d’une éthique : pour les penseurs chinois, ni le Ciel ni la Terre ne sont parfaits en soi, il appartient à l’homme, médiateur entre les deux plans, de compléter les êtres et de les mener à la perfection.

22 Le taoïsme fournit dès lors le cadre où les intuitions du cinéaste, en s’agrégeant, prennent forme : l’insertion de l’homme au sein d’un univers organique, changeant, confère au moindre de ses actes une valeur non négligeable. C’est parce que les actions des hommes sont comparables à une « buée », à une « haleine », qu’elles rejoignent les grands souffles vitaux : vouloir transformer le monde, c’est participer de l’être vivant du cosmos. Vouloir transformer le monde, c’est aussi affirmer son appartenance.

23 Les musiciens, les peintres, les poètes visent également à une action sur le monde, et la légende retient l’air que composa l’Empereur Jaune Huangdi et qui, lorsqu’on le joua, fit s’élever la tempête.35 De même, à peine le peintre Chang Seng-yu eût-il dessiné les yeux des dragons géants qu’il avait peints sur les murs d’un temple de Nankin, que ceux-ci s’échappèrent en un vol fulgurant, au milieu du tonnerre et des éclairs.36 Le taoïsme, qui constate la puissance de l’art, place le souffle – dont le vent est la face visible – au centre de sa philosophie. Le souffle traverse toutes choses : la crête puissante des montagnes, le tumulte de la mer, la lassitude de la plaine, le cours sinueux des fleuves, l’épaisseur mouvante des nuages, le trait de pinceau du peintre. Visible et invisible à la fois, à la manière d’un dragon « capable de s’effacer et de briller, de diminuer et de grandir, de se raccourcir et de s’allonger »37, le souffle porte toutes choses et les entraîne dans le processus de secrètes mutations qui régit l’univers. C’est en s’enfonçant plus avant au sein de ce paysage mental qu’Ivens assigne au vent, entr’aperçu dans Pour le mistral (1965), le rôle du fil rouge entrelacé aux images et aux sons, qui informe Une histoire de vent.

24 La peinture chinoise se veut une philosophie en action : peindre un paysage, c’est en reproduire les souffles intérieurs – et c’est aussi faire son autoportrait38. Le film signe l’équivalence du désert plissé, des paysages érodés, avec les rides creusées du visage du Vieil Homme ; sa colère prend le rythme des éléments déchaînés. Le désert porte le vide de l’attente, c’est-à-dire un vide qui serait plus plein que le plein, qui contiendrait en lui la possibilité du plein. Et ce désert de sable, lorsque le vent s’y manifeste, devient le lieu où le ciel à la terre se mêle, le lieu de leur indiscernabilité. A leur point de jonction, se tient le Vieil Homme, debout, qui a fait lever le vent. Si c’est le paysage en devenir qui intéresse les peintres chinois – la peinture paysagiste se dit « peinture de Montagne et d’Eau »39 –, c’est par le montage qu’Une histoire de vent traduit l’échange possible entre les éléments : après la rencontre du Bouddha endormi de Dazu, les images du typhon et du raz-de-marée font place aux dents de pierre d’une montagne déchiquetée ; l’image du ressac dans l’extrait des Brisants découvre les crêtes du Mont Taishan, enveloppées de nuages ondulants, dont le mouvement reproduit le rythme des sommets de pierre. Ce sont ces secrètes mutations que tente de capter le film. Inversement, l’effort des hommes, qui portent le Vieil Homme, et le long panoramique ascendant confèrent à la

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montagne sacrée sa puissante verticalité : par son discours, le film engendre à son tour les lignes invisibles, les souffles, qui structurent le paysage.

25 A la puissance invisible et visible du vent répond la forme si particulière d’Une histoire de vent. Pour les taoïstes, le dragon est l’image du souffle qui parcourt et soutient toutes choses : semblables aux vagues qui soulèvent l’océan, les montagnes profondes constituent l’échine du dragon terrestre. Si bien que Chuang-tzu rapporte le dialogue qu’aurait eu Confucius avec ses disciples : « J’ai enfin eu l’occasion de voir un dragon : ce dragon qui, lorsque ses éléments s’agrègent, prend forme, et quand ils se dispersent devient décor ; qui chevauche nuages et vapeurs et se nourrit de yin et de yang. Bouche béante, j’en suis resté pantois. Quelle directive aurais-je bien pu lui donner ? »40

26 De même, les images du film, prises une à une, relèvent bien du décor : l’ensemble cependant déroule peu à peu la figure secrète du vent. A l’instar du rouleau de papier déployé par le Singe, Une histoire de vent laisse transparaître en sa forme l’image subtile d’un dragon. Et c’est bien d’un dialogue, encore une fois, qu’il s’agit dans ce film – car, en somme, quelle directive Ivens aurait-il pu donner à un dragon ?

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27 Certes, la Chine est vue dans ce film par les yeux d’Occident. Mais, loin de constituer une banale toile de fond, elle imprègne la forme même d’Une histoire de vent et c’est dans le dialogue, dans la confrontation entre Orient et Occident, que réside le sens de l’autoportrait – et, plus précisément, dans l’entrelacs des deux visions d’un même univers. Il s’agit de passer d’un univers (et d’une pensée) centré sur le modèle de la machine mécanique, à un univers dissipatif conçu comme un organisme vivant. Au mouvement circulaire continu des ailes du moulin répondent les rafales intermittentes, les tourbillons imprévisibles du vent : le film organise le face à face de l’automate et du dragon.

28 Et si, aux yeux d’Ivens, le modèle organique semble l’emporter sur le modèle figé, « scientifique », de la machine mécanique, on peut s’interroger sur le statut particulier des machines dont son film est parsemé. La Chine connaît bien les machines et Lu Ban, le dieu des menuisiers, passe pour avoir construit des automates, dont un oiseau capable de voler.41 Investies, comme tout simulacre, d’une certaine puissance, les machines artificielles ne constituent cependant pas un modèle valable du cosmos : elles se tiennent à leur juste place, à côté des choses naturelles. On retrouve dans le film une même volonté de les intégrer dans le paysage, de les naturaliser : l’avion chevauche les nuages à l’imitation du dragon ; les radars géant, à l’écoute du soleil, le suivent dans sa course et s’inclinent lentement au rythme des bras tournants des adeptes de t’ai-chi. Les machines prolongent les mouvements et les désirs du monde. Le cinéma, qui figure sous l’espèce du clignotement d’un œil mécanique, se révèle capable de rendre vie aux gardiens pétrifiés de Qin Shi Huangdi. Et si le Vieil Homme échange volontiers les machines à faire du vent contre l’antique magie, c’est qu’à ses yeux le cinéma, semblable à la clarinette de Michel Portal, est avant tout un instrument à vent.

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NOTES

1. Joris Ivens dans Joris Ivens, Entretien avec Claire Devarrieux, Editions Albatros, 1979, p. 23. 2. Voir Louis Marin, De la représentation, Seuil/Gallimard, 1994, pp. 282-284. 3. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 31. 4. Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la Présence cachée, Editions Hazan, 1995, p. 92. 5. Joris Ivens, in op. cit., p. 27. 6. Voir Joris Ivens et Robert Destanque, Joris Ivens ou la mémoire d’un regard, Editions BFB, 1982, p. 139. 7. Béla Balasz, Le Cinéma, Nature et évolution d’un art nouveau, Payot, 1979, p. 152. 8. Liens dont nous essaierons de préciser la nature plus loin. 9. Blaise Pascal, Pensées, (Brunschvicg 115 - Lafuma 65). 10. Voir Louis Marin, Pascal et Port-Royal, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 196-213. 11. Blaise Pascal, Pensées, (Brunschvicg 72 - Lafuma 199). 12. Cité dans Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, Nathan Université, 1995, p. 133. 13. Béla Balasz, op. cit., p. 162. 14. Qo 1 - 12,13,14 ; 2 - 11. 15. Tels sont, d’après les commentateurs de la Bible de Jérusalem, les sens premiers du mot hébreux traditionnellement traduit par « vanité ». 16. E.T.A. Hoffmann, « L’Enchaînement des choses », dans Les Frères de Saint-Sérapion, Editions Phébus, 1984, Tome IV, p. 149. 17. Michel Foucault, op. cit., p. 10. 18. Voir Jacques Pimpaneau, Chine, mythes et dieux de la religion populaire, Editions Philippe Picquier, Arles, 1999, pp. 24-27. 19. Hou Han shu, cité dans Jean-Pierre Diény, Le Symbolisme du dragon dans la Chine antique, Collège de France, Institut des Hautes Etudes Chinoises, Paris, 1994, p. 249. 20. Voir Jorge Luis Borges, « La Muraille est les Livres », dans Enquêtes 1937-1952, Gallimard, 1957. 21. Voir Jacques Pimpaneau, op. cit., p. 266. 22. Voir J. Gernet, H. Delahaye, J-P. Drege, Dai Wenbao, D. Wilson, Luo Zewen, La Grande Muraille, Armand Colin éditeur, 1982, p. 28 23. Voir Jean-Pierre Diény, op. cit., p. 132. 24. Voir Idem, p. 211. 25. Voir La Grande Muraille, op. cit., p. 27. 26. Voir Jean-Pierre Diény, op. cit., p. 199. 27. Voir Idem, p. 133. 28. Voir Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1967, pp. 269-276. 29. Voir Jacques Pimpaneau, op. cit., pp. 324-330. Le nuoxi fut interdit pendant la Révolution Culturelle. 30. Xu Shen, cité dans Jean-Pierre Diény, op. cit., p. 76. 31. Yang Xiong, cité dans Jean-Pierre Diény, op. cit., p. 76. 32. Voir Stephen Skinner, Fengshui terre vivante, traité de géomancie chinoise, Les Deux Océans, Paris, 1990, p. 74. 33. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, p. 108. 34. Voir François Cheng, Vide et plein, le langage pictural chinois, Seuil, 1991, p. 66. 35. Voir Jacques Pimpaneau, op. cit., p. 51. 36. Voir François Cheng, op. cit., p. 38. 37. Xu Shan, cité dans Jean-Pierre Diény, op. cit., p. 76. 38. Voir François Cheng, op. cit., p. 93.

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39. Voir Idem, p. 92. 40. Cité dans Jean-Pierre Diény, op. cit., p. 241. 41. Voir Jacques Pimpaneau, op. cit., p. 83.

AUTEUR

ROSE-MARIE GODIER Maître de Conférences, Université de Paris X

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L’érotisation de la machine Crash, de David Cronemberg

Amanda Rueda

1 Un paysage saturé de voies et des véhicules circulant sans arrêt, sans embouteillages, sur des formes parfaitement rationalisées, dessinées pour le flux rapide de machines mouvantes, sans piétons, sans contact. La ville dans Crash semble plus être habitée par des automobiles que par des êtres humains. Les fenêtres fermées des voitures protègent ces derniers du regard des autres. Ils sont là, à l’intérieur, cherchant l’abîme dans cet unique lieu d’interaction – à la fois véhiculaire et corporelle – avec les autres.

2 Le monde de Crash est un monde dominé par la technique et sa façon d’aménager rationnellement la vie, d’instaurer la perfection ou, du moins, de la procurer. L’avenue et l’automobile agissent comme des métaphores d’un monde qui crée ses propres institutions de contrôle (Départements et agences de trafic et de sécurité routière).

3 Contemplée depuis les gratte-ciels – « symbole proéminent de l’ère de la machine » – la ville n’est que circulation véhiculaire. La scène est toujours la même, il n’y a rien de nouveau vu de là-haut. Pourtant, cette vision, malgré sa répétition, semble être fascinée: une façon panoptique de contrôler les lignes homogènes des voitures et l’ordre social régulé de la ville.

4 Le métal, le feu, s’imposent par leur nature mobile: l’automobile est le monument mobile de ce qui est ‘évanescent’, symbole d’une ville qui relègue sa tangibilité architecturale pour être une autoroute sans corps. Le mouvement continu de véhicules annule le support, cache le béton, neutralise sa solidité. Réduction du monde à l’avenue: parkings, garages, aéroports, et gratte-ciels d’où contempler le paysage. Amenée à son extrême, la voiture est une machine où vivre (la maison de Vaughan).

5 Le flux du trafic, la sveltesse des corps, la solitude des couloirs, jouissent de ce que Stuart Ewen appelle la « stylisation et évanescence de la valeur ». Il n’y a jamais, même pas dans l’accident, d’excès de décor. L’hôpital manque de malades, les rues de gens, les murs et les corps existent détachés des accessoires. Il n’y a que la froideur qui les couvre.

6 L’avenue est la métaphore d’un ordre régulé où les choses doivent exister sans leur passé, sans leur histoire. Seuls les corps semblent saturés de mémoire. Seule leur peau

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peut nous parler de leurs biographies. Ils ont franchi l’abîme et l’ont dépassé en rencontrant la technique. Prothèses de tubes métalliques, cicatrices qui expriment la souveraineté sur la machine ou la rencontre, douloureuse, avec elle.

7 Le corps fait son alliance avec le véhicule et, les deux ensemble, produisent une forme hybride, conséquence de l’instant provoqué par cette rencontre: un corps érotisé à travers l’accident, un « corps – machine» source de plaisirs et d’érections, un corps qui avance lentement et maladroitement, traînant du métal, des vis, des tubes, une nouvelle figure esthétique, qui ne pleure ni ne souffre de sa propre nature, bien au contraire, qui la défie pour en retirer du plaisir.

8 La solidité du véhicule se transfère à celle du corps. Mais non dans sa composition « charnelle», mais dans sa prothèse. La quantité de matière métallique collabore à sa beauté tout en la stylisant. « Si cela est l’érotisme, il s’agit de quelque chose qui s’harmonise plus avec les mystères de la technologie qu’avec ceux de la chair », dirait Ewen1. Dans Crash, il s’agit de la fusion des deux mystères.

9 Les prothèses métalliques du corps, sa perfection, compense la destruction de l’automobile. La perfection des tubes et des vis incrustés dans le corps, la cicatrice, la trace, sont les antidotes de la machine détruite. Corps, stylisés en figures maigres, bougent jouissant de leur douleur.

10 Les personnages de Crash sont un produit direct d’une machine du mouvement qui a engendré une sensibilité à la vitesse. Des formes nouvelles traversant le corps, modifient la perception et organisent notre rapport avec le monde. « La simple exactitude des formes géométriques, introduites dans l’ambiance de la vie quotidienne, donnerait aux personnes un état mental moderne », d’après Ewen.

11 L’appartenance à ce monde rationalisé « exige des individus libérés des fixations sentimentales ». Aucune expression de passion, aucun geste exprimant la douleur ou la satisfaction. L’expérience des protagonistes du film prend la forme du déracinement: ils restent enfermés dans cet univers, comme s’ils vivaient eux même dans un réseau vidé de leur humanité. Il n’y a aucun ailleurs, ni spatial ni temporaire ni physique. « Le surcroît de l’intimité contemporaine se doit au fait que c’est dans le couple aimant/aimé que les gens cherchent l’approbation et la confirmation sociale de leur identité individuelle »2. Mais le surcroît de l’intimité dans Crash n’est pas associée à la recherche d’approbation sociale, car, peut être, la question du pouvoir ne se manifeste pas. Il devient aussi évanescent. Le besoin d’interaction sociale semble être absent de l’expérience des personnages. Il émerge ce que l’on pourrait appeler un « stade» différent, un stade où l’univers d’oppression n’est pas explicite. La recherche d’identité – individuelle et sociale – a cessé d’être une affaire vitale. D’où, peut être, l’ennui, l’insatisfaction, le dégoût … . L’avenue saturée de voitures est l’expression de cette recherche solitaire dans l’univers des défis établis par la technique. La concurrence ne se fait pas entre des individus mais entre eux et la machine.

12 L’utopie et les rêves se sont effondrés et il n’y a rien qui a pris leur place. La seule identité, toutefois fragile et éphémère, est faite de la nostalgie des vieux héros de l’écran. Le passé est l’image d’un héros des celluloïds, mort de manière tragique dans un accident. Son nom est James Dean. Le jeune et rebelle Dean, aimé par une génération dont les voix de rébellion ont été exploitées commercialement sur des grands écrans. Héros pris de la « poubelle culturelle», fils d’une société de la consommation dans une

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époque qui a choisi le vertige. Son image est reprise et revivifiée à travers la représentation (ou le simulacre?) de sa mort. « T’en fais pas, ce type va nous voir » … les dernières mots, pleins d’assurance, de la jeune star d’Hollywood, James Dean, pillotant sa voiture de course, une Porshe 550 Spyder, vers un rendez-vous avec la mort sur une portion isolée d’une route à deux voix de Californie, la route 466. L’année : 1955. Le jour : 30 septembre. L’heure : Now » (Discours de Vaughan avant le simulacre de la mort de James Dean).

13 La mémoire est réduite à un morceau, un fragment de la légende de l’usine à rêves Hollywood qui raconte l’accident dans lequel le « little bastard», meurt. L’instant est représenté authentiquement par Vaughan et ses amis. « Now » est la simulation, chargée d’une certaine nostalgie pour une époque passée. « Now» est 1955. Aujourd’hui. Reconstruction authentique de l’instant inrenouvelable de sa mort. Reproduction de ce qui est lointain, absent. La seule rencontre avec le passé à l’instant où se produit le mythique accident du héros d’une génération, lebeau Dean.

14 Les nouveaux héros sont déjà morts. « Now » est le recyclage d’un évènement avec « une qualité stylistique ». Sur les autoroutes les héros n’existent pas et il ne reste plus qu’à tenter de revivre de façon spectaculaire les anciennes légendes créées par la consommation. Le spectacle du simulacre compte avec ses fans et ses opposants (le Département du la Sécurité Routière). Alors, il est spectacle et résistance à la fois. Résistance devenue spectacle.

15 José Jiménez nous parle de la « perte de patrie » qu’expérimentent les individus contemporains dans le processus de réalisation de la « patrie universelle ». Le support de cette expérience serait la technique. « La technique occidentale, d’après Jiménez, nous a expulsé sans rémission à nous, hommes modernes et errants de notre patrie la plus intérieure. Comme résultat, nous vivons aussi bien la culture que la nature d’une forme intensément troublée »3.

16 Les personnages de Crash sont des sortes de citoyens du mondehabitant une ville transparente, sans traces, sans racines. Leurs corps et leurs vies sont aussi transparents: il n’y a en eux ni croyance ni idéologie. Il n’y a rien chez eux qui puisse évoquer l’âme. Cette expérience de déchirement ouvre le chemin au sexe.

17 Dans la voiture le sexe est la possibilité de se réconcilier avec la nature scindée de la vie, expression limite d’un corps saturé d’expériences techniques. D’où la caresse de la voiture écrasée et l’excitation que produit sa matière, la caresse des seins sur le métal, le plaisir d’embrasser les prothèses métalliques des corps – ce qui n’est autre que la mélancolie face à un objet artificiel qui transpire de la même façon que la nature inerte. Le même plaisir vide. Ils prétendent trouver dans les corps des autres et dans le sexe un sens et une identité qu’ils ne trouveront pas dans le monde.

18 « Les revêtements étaient humides. Ça puait le sang et d’autres liquides corporels et mécaniques » (Catherine).

19 L’autre chemin qui s’ouvre est celui du choc. Tentative de détruire l’autre à travers l’accident, nouveau stupéfiant à l’ennuie que produit le manque d’expériences; un nouveau dégât. Le choc est l’expression d’une société qui jouit du gaspillage, qui lutte contre les deux forces promotrices de la construction technologique, d’après Ewen: le coût et la vitesse.

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20 L’accident est la potentialité propre de la technique: « l’invention d’un objet technique est l’inauguration d’un accident spécifique »4. Si le rêve est l’invention technique, l’accident est la conséquence de cet idéal, son côté obscur.

21 Les futuristes ont parlé de la guerre comme un accident esthétique car « elle inaugure le rêve de la mécanisation du corps humain ». L’accident automobilistique proposé par Vaughan (comme un affrontement à la technique) est comme la guerre, non seulement dans son instant mais dans ses conséquences, dans les crevasses du corps comme preuves d’avoir atteint, juste pour un moment, l’abîme. La voiture détruite, comme la guerre, fonde la libération de l’homme sur la technique.

22 La perception du choc semble se transformer en excitation orgasmique, en désir. Lutte contre la technique pour s’en émanciper et devenir libres. Dans Crash, les voitures se fondent avec la nature humaine par le biais de l’accident. La machine n’est plus la froideur métallique. Elle palpite et provoque des palpitations, des joies. L’érotisme se renoue par le biais du contact avec le véhicule. Lien décisif entre les corps et les choses.

23 Vaughan est la nouvelle version de l’idéal mécanique: stimulé par le spectacle urbain, il le provoque pour son propre plaisir, pour faire de chaque voyage une affaire érotique. Sa pathologie n’est qu’amener à la limite les conséquences d’une époque qui a séparé la machine du corps, la raison – la technique – du désir. Les corps connaissent la forme de l’éphémère, de ce qui vieilli rapidement, et ils défient cette vérité en se lançant dans l’abîme pour arriver, finalement, à leur propre limite. C’est cet instant, cette rencontre, dont je parle. Vaughan, Hèlen Remington, Ballard, Catherine, expriment la limite du tempérament moderne: lancer les corps à la recherche d’une nouvelle sensation, inrenouvelable, d’une satisfaction impossible. Nécessité vivante de l’action, variété continue, stimulation permanente de sensations tactiles.

24 Dans cet univers toute parole exprimée est associée au sexe, pénétrations et accidents. Il n’existe aucune autre expérience à raconter. C’est pourquoi l’intensité est toujours la même pour tout. Les paroles gardent la même lenteur et les murmures érotiques la même expression.

25 Comme les voitures, les personnages se déplacent dans un présent composé de segments et de répétitions. Peut être que le dernier lien avec un temps différent s’établit à travers Vaughan. En lui, paradoxalement, le passé, le présent et le futur semblent connectés. « C’est très satisfaisant. Je ne sais pas bien pourquoi, dit James Ballard. – C’est l’avenir, Ballard. Tu en fais déjà partie. Tu commences à voir que pour la première fois une psychopathologie complaisante nous fait signe. Par exemple, l’accident de voiture c’est un événement plus fécondateur que destructeur. Une libération d’énergie sexuelle concentrant la sexualité de ceux qui sont morts avec une intensité impossible sous toute autre forme. Vivre cette expérience, vivre ça, c’est mon projet, répond Vaughan. »

26 La pauvreté de l’expérience, d’après Walter Benjamin, ne peut pas être interprétée comme un regret d’une expérience nouvelle. Non, ils souhaitent se libérer des expériences… ils ont déjà tout dévoré, la culture et l’homme, et ils se trouvent sursaturés et fatigués. Le seul plan qui concentre la vie de Vaughan est la représentation de l’accident de Jayne Mansfield, l’instant authentique du choc. Eloge du moment intense qui a été possible grâce à la technique. Leurs corps seraient-ils obligés de rester passifs et socialement inutiles?

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27 Il s’agit de l’appauvrissement de l’expérience, en même temps, et peut être comme conséquence, que le développement rapide qui invente autant de machines que d’accidents. Une sorte de nouvelle barbarie. Les corps morcelés, sanglants, mutilés (quoique stylisés) n’engendrent pas la douleur. Seule une larme glisse sur le visage de Catherine face à l’échec de l’accident. Il reste l’inertie et la pénétration (acte répété), comme la seule possibilité de se libérer du sentiment d’insatisfaction et de déchirement.

NOTES

1. Ewen, Stuart, « La forma busca el poder ». in Todas las imágenes del consumismo, Mexique, Grijallbo, 1988. 2. Bawman, Zygmunt, « Beneficios y costos de la libertad », in Libertad, Madrid, Alianza, 1991. 3. Jiménez, José, « Sin patria ». in Nuevos paradigmas, cultura, y subjetividad, D.F. Schinitman de Barcelone, Paidos, 1994. 4. Virilio, Paul, « Velocidad, guerra y video » ? Revue Numéro, n° 10, Bogotá, Colombie, 1996.

AUTEUR

AMANDA RUEDA Doctorante, chercheur au Lara

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Quand le cinéma transporte

Alexandre Tylski

« On peut, par certains dispositifs de rythme, de rime et d’assonance, bercer notre imagination, la ramener du même au même en un balancement régulier... »1

1 Un rituel s’engage, un billet vite déchiré. Tel serait un des pactes d’entrée du cinéma, une chose conçue pour être vite brisée. Nature éphémère du périple, on balise un temps, brièveté de toute nouveauté, inutilité de toute matérialité. Seuls l’esprit et l’imaginaire compteraient désormais ? Notre identité, en tout cas, sera dorénavant ce billet balafré, nous n’existerons et ne serons acceptés en ce lieu qu’à la condition d’être, au préalable, déchirés.

2 Corps déchiqueté, contorsion cruelle, que l’aventure cicatrisera ou non, ce ticket ouvert, béant telle une gueule de fauve, autographe, est un peu la promesse d’une odyssée méritée, d’un passage vers d’autres mondes ; un décollage et un recollage.

3 Nous partons en voyage mais, à l’inverse des séjours organisés, nous partons sans bagage – si ce n’est notre propre corps, unique malle à souvenirs dans l’aventure à venir.

4 « ô Seigneur ! Ouvrez-moi les portes de la nuit, afin que je m’en aille et que je disparaisse ! »2. C’est une pérégrination et la croyance que nous puissions enfin effacer des maux de notre esprit. Dans l’entrebâillement timide, apparaît un immense champ moelleux de pousses pourpre où se blottissent les corps, et par-dessus lesquels les crânes se dépassent.

5 Ouvrir franchement la porte, souffle coupé, et dans la saisie originelle retrouver les impressions de Maupassant : « Quand on pénètre dans la chapelle, on demeure d’abord saisi comme en face d’une chose surprenante... »3

6 Puis, se trouver une place ici-bas, dans l’obscure alvéole : au milieu, ou sur le côté, comme dans le lit de notre chambre. Une place qui nous ressemble : devant, au feu, ou au fond, proche des battements de cœur du projecteur. Mais la meilleure place, pour reprendre Pagnol, n’est-ce pas celle où le réalisateur place la caméra ? Salle d’attente, selon Topor, horizon d’attente.

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7 Certains s’extasient et rient avant le film, pour eux nulle religiosité, ils s’échauffent dans le plus terre à terre détachement, et profitent à juste raison de leur brève liberté de parole. Nous ne sommes alors pas loin des sportifs avant un match ou une course : « (…) ils s‘échauffent, prennent enfin place au départ. Eux et le starter jouent à se narguer. »4 Le starting-block que l’on fustige parfois insolemment du regard, c’est ici l’écran laiteux. Il nous domine tranquillement ce beau repère. Le duel commence.

8 Têtes courbées, nous sommes bloqués dans une conque de velours ; douce régression et renaissance dans la matrice, dans le ventre de la baleine, « berceau de l’imagination », « incubation ».5 Dans l’immobilité retrouvée après un parcours du combattant, certains pensent alors au bruit du paquet de bonbon des enfants derrière, d’autres au cadre vert « sortie de secours », d’autres encore rêvent au parfum de leur voisine, et, un peu au film, accessoirement. Mais, alors que ceux-là songent au film pour la première fois depuis fort longtemps, voilà que les lumières s’évanouissent. Et la lumière fuit.

9 Les lumières de la salle s’éteignent lentement sur tout, sur les chevelures, les étoffes, les mains, les lèvres. Un moment presque érotique. Là, quand les voix s’amenuisent, puis chuchotent, puis disparaissent, là quand le corps semble s’éclipser dans le silence et l’immobilité alors qu’il bouillonne plus que jamais. Là, quand rien d’autre n’existe sinon le subjectile magique, l’écran fenêtre, la toile qui fait naître. Là, quand le silence règne enfin. C’est un peu le premier fondu du film. On nous prie presque de fermer un instant les yeux ; invitation au rêve, crépuscule des yeux.

10 « Chez les Pueblo, on se raconte les mythes la nuit, et cela, dit-on, fait avancer les étoiles. »6 Dans la chambre noire, où l’on se devine à peine, à l’image de l’expérience photographique, le corps est plongé dans le bain révélateur ; dans ce là d’ombres et de profondeurs semblables à la couleur de la terre : « (...) la terre ouvre son sein fertile et prodigue ses trésors aux heureux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes : elle semble sourire et s’animer au doux spectacle de la liberté ; elle aime à nourrir des hommes. »7

11 La noirceur n’est cependant qu’apparence dans cette salle d’une obscure clarté. Outre ce monde d’idées qui s’ouvre à nous, le faisceau-mère, au-dessus, veille au grain. Luisant, fascinant, céleste pinceau dévoilant les poussières de notre vie, cet immense doigt pointé est le phare de notre nuit.

12 Là-haut, des roues décorent la cabine, on y dispose les bobines, déroule le ruban de rêve, puis la « gamelle »8 l’avale. Les projectionnistes, conducteurs de trains ou de tracteurs. Le projecteur et ses rails intérieurs engloutissent sels d’argent, ester nitrique de cellulose à 10 % d’azote additionné de camphre, gélatine, collodion, etc.

13 La pellicule, cette algue de l’imaginaire9 a tout de la feuille d’arbre, c’est une membrane en appel de lumière pour vivre et s’épanouir, c’est une peau (du latin, pellicula « petite peau »), délicate, féminine. Une longue langue que l’on introduit dans une carcasse pour que celle-ci s’exprime.

14 Car ce projecteur est parlant, criant de vérité même lorsqu’on est en sa présence. Si parlant qu’il fit dire aux premiers spectateurs la nature sonore et musicale, des premiers films prétendument « muets ». Les rimes et les rythmes de cette machine sont en soi esthétiques et marquent déjà l’aurore de l’œuvre d’art.

15 « Un tracteur dans un garage, écrivait Gilbert Simondon, n’est qu’un objet technique (...) quand il est au labour, et s’incline dans le sillon pendant que la terre se verse, il peut être perçu comme beau. Tout objet technique, mobile ou fixe, peut avoir son épiphanie esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s’insère en lui. »10

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16 La « pelloche », la mer, le « projo », la terre ; le soleil naîtra à la mise en route de l’appareil, au contact de deux épidermes électriques, tel que l’évoque Ingmar Bergman dès la première image de Persona (1961). Or, comme l’écrit Merger en incipit de son livre La Naissance : « La véritable naissance remonte donc plus haut (que l’accouchement), à l’instant où l’union de deux cellules crée la vie de l’homme. »

17 En bas, dans la salle, le visage des spectateurs s’illumine à nouveau dans l’interrogatoire perpétré par l’écran voyeuriste. L’odeur du projecteur envahit la cabine, cette même odeur d’ossature mécanique qui transmit au jeune Bergman sa vocation de cinéaste. Ce parfum ineffable qui prit racine dans le chrono-photographe, le kinétoscope, la lanterne magique, les ombres chinoises, le phénakistiscope, le phono-scope, le praxinoscope, le stroboscope, le zootrope. C’est une odeur de révolutions technologiques, une odeur de guerres. « (...) les projecteurs se remuaient sans cesse, flairant l’ennemi, le cernant de leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. »11 Le phare écrasé contre le canevas annonce le début du corps à corps entre la toile lactée et les assiégés. Il les avertit d’une prochaine disparition, la leur, peut-être.

18 Dans Nourritures terrestres, Gide écrivait : « Qu’aimes-tu tant dans les départs, Ménalque ? Il répondit : l’avant-goût de la mort. » L’incipit de L’Incompris (1966) de Luigi Comencini a ce parfum-là. Entrée en matière pour le moins mortifère avec cette caméra fixée sur le véhicule en mouvement semblable à un aigle sur une épaule ou à la grande faucheuse. La voiture, noire, avance vers une vaste demeure. C’est la voiture d’un père angoissé à l’idée d’annoncer à son fils la mort de sa mère. Le fils en mourra. Ce travelling avant initial apporte littéralement la mort à la maison familiale au fond du plan. Vision matricielle « fixée » à ce corbillard allégorique, au commencement du film.

19 À peine né, né à peine, le film affronte déjà la fin. Cette mise au monde par l’appareillage est une poussée contre le mur, le vide et l’inconnu. Ce sera le cas avec la voiture noire dès l’ouverture de Huit et demi de Federico Felini (1963) ou de la roue de voiture dès l’image mère de Bleu de Krystof Kieslowski (1992). Et dans certains débuts de films, ce sera une moto qui ouvrira le récit (La Vie de Jésus de Bruno Dumont, 1994), ou un camion (Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, 1978), ou un navire (Mort à Venise de Luchino Visconti, 1971), ou, fréquemment, un train.

20 La Bête Humaine (1938) de Jean Renoir nous plonge d’entrée dans le feu intérieur d’une locomotive et ses flammes furieuses (Renoir a su comme Zola personnifier le feu). Du cœur enflammé de la machine, la caméra recule et présente deux hommes au charbon (naturalisme) et le paysage sur les bords défiler dans un flou effrayant (impressionnisme). Dès l’incipit, un paysage flou, comme balafré par des langues de flammes embrasant le monde à l’entour. Cette esthétique dichotomique raconte la folie galopante du héros (Jean Gabin), meurtrier dans les tripes, devenu machine lui-même. Animalité vague, instable. Vitesse du monde « entée » sur l’individu, enfer d’une condition bien réelle.

21 En 1995, Dead Man12 de Jim Jarmusch débuta aussi par le train ; machine à vapeur noire et fantomatique laissant présager l’artillerie et le métal envahissant la nature – et les disparitions humaines qui s’en suivent. « Le fruit, dès ses premiers jours, porte en lui le principe de sa pourriture. »13 Dans L’An 01 (1972), c’est moins la mort que le « train-train » anesthésiant de la gare que Jacques Doillon met en avant dès la première image du film, avec l’attente des usagers sur le quai et l’arrivée du train. La scène est filmée de manière diamétralement opposée à celle des frères Lumière (cf. l’arrivée en gare de la

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Ciotat, 1895). Filmé par Doillon de l’autre côté du quai, et non sur le quai lui-même, le plan est une mise en abyme de la machine cinéma elle-même, réflexivité sur un dispositif originel. Ici le zoom avant va contre le plan fixe des frères Lumière, le zoom avant comme le corps de la caméra qui se serait développé depuis sa naissance. La machine s’est mutée, transfigurée, vivante. Une révolution est en marche.

22 Train et cinéma sont liés par les dates, et par nature. Et c’est souvent au commencement même d’un film que cette réunion a lieu, avec la confirmation d’une même origine, d’un même point de départ – ce « point de départ » ayant pour objet premier le départ, le voyage. Qu’il soit létal ou libérateur, le voyage unit le cinéma au train. Ils transfigurent le paysage quotidien, le remuent, l’ouvrent, le saignent, et déchirent l’âme, la transportent, la transcendent. Pagnol engageait Regain (1937) avec un plan de train à vive allure, regain ainsi engagé.14 Et le film se bouclait dans les sillons, en rails, d’un champ. « Terre, n’est-ce pas que tu veux, en nous, renaître ? », demande Rilke.

23 Plus que l’idée de la mort, c’est peut-être aussi et surtout la matrice qui palpite au cœur de la machine à voyager dans les temps. Poussée en avant, poussée du ventre matriciel, poussée depuis la salle obscure vers la lumière de l’écran. On pense à des débuts de films fulgurants où le film lance autant la machine que la machine propulse le film dans le corps des spectateurs. Ainsi Un Homme est passé de John Sturges (1955) avec ce train fonçant ex abrupto dans une musique tonitruante, ou le train entrant très vite dans un tunnel dès l’ouverture de La Cité des Femmes (1980) de Fellini.

24 Cette vitesse machinique dès l’aurore d’un film se trouve aussi dans la première image du pré-générique de Danger : Diabolik (1967) de Mario Bava : des motards roulant en trombe. Un plan coupé très vite, puis raccordé dans l’axe, sous l’effet de la table de montage.15 Une ouverture comme un moyen de transport. Bava réitère ensuite cette célérité dans le fragment-mère, là aussi très fugace, juste après le générique introductif, dévoilant un bateau lancé à toute vitesse. Le film sera une débauche de fulgurance, de machines en tout genre, une course-poursuite autant entre les forces de l’ordre et le voleur héroïque du film, qu’entre le film et nous.

25 La machine au commencement même du dispositif cinématographique, au commencement même des films et de leur récit. Machines infernales, grosses machines hollywoodiennes ou petites machines filmiques, films sur les machines ou films de machinistes, tous les films ont pour cœur, pivot, la machine.

26 « (…) qu’est-ce que la machine ? On peut, on doit, séparer nettement la machine de l’outil. Il ne semble pas, cependant, que cette discrimination fondamentale soit admise aujourd’hui. On parle couramment de machine à écrire, de machine à calculer, alors qu’il y a entre ces deux appareils une différence essentielle : la première est un outil, la seconde une véritable machine. »16

27 Nous pouvons être tentés de voir le cinéma avant tout comme un outil ; outil pédagogique pour les uns, outil de propagande et de contre-propagande pour les autres. Outil de recherche, outil de débroussaillage, ou outil inutile mais indispensable, aussi. Mais le cinéma reste l’invention en marche et fils de la « marchine », celle qui élève l’Homme au-dessus des bêtes et le renvoie parfois à sa bestialité, lieu mouvant de matérialités et de transcendances.

28 Aujourd’hui, la place des ordinateurs dans l’art du cinéma n’a pas nécessairement transformé l’outil-cinéma en machine sans âme ou sans amour. Les films restent marqués par la même lèvre, balafre, originelle. Cette palpitation généreuse engagée par

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« la machine ronde » laissant la pensée changer de sens, ce grand ouvrage de l’Esprit qui nous porte, la Terre.

29 Nota Bene : le présent texte a été une première fois effacé et perdu par l’automutilation d’un ordinateur. L’article a été réécrit de manière différente puis, à nouveau, perdu et écrasé par un second crash quelques semaines plus tard. Les machines auront finalement choisi d’épargner la troisième version, présentée ici. Une version peut-être plus élogieuse envers les machines que les deux autres, le saurons-nous jamais ?

NOTES

1. Henri Bergson, in Le Rire, Ed. PUF, 1958, p. 62. 2. Victor Hugo, in Les Contemplations. Ed. Nelson, IV, XIII. 3. Guy de Maupassant, in La Vie errante. Ed. Louis Conard, 1909, la Sicile. 4. Jean Prévost, in Plaisirs des sports. Ed. Gallimard, 1925, p. 105. 5. Termes repris à Paul Nizon in Genèses du roman…, « Trouver un ton », Ed. CNRS 1993, p. 210. 6. Marcel Mauss, in Le Manuel d’ethno- graphie, Ed. Payot, 1989. P. 120. 7. Jean-Jacques Rousseau, in Julie, Ed. Garnier 1935, IV, XVII. 8. Ancien terme désignant le projecteur. 9. Expression empruntée à Etienne Ithurria. 10. Gilbert Simon-don, in Du mode d’existence des objets techniques. Ed. Aubier, 1958. p. 185. 11. Marcel Proust, in Le Temps retrouvé. Ed. Gallimard, 1927, t. III, p. 759. 12. La ville dans le film de Jarmusch s’appelle Machine et sera aussi la cause des morts à venir. 13. Ernest Renan, in L’Avenir de la science, Ed. Gallimard, 1947., t. III, p. 1085. 14. L’immersion forte et inaugurale dans les films n’est pas l’apanage des films dits post- modernes comme il l’a été écrit ici et là, mais parcourt bel et bien l’histoire du cinéma de sa naissance à nos jours ; et pour longtemps encore si l’on reconnaît la nature fulgurante de l’art cinématographique. 15. Le montage, machine à voyager dans les temps dont Petro Costa étudiera les rouages dans Où gît votre sourire enfoui ?, 2003). 16. Daniel-Rops, Le Monde sans âme, p. 67.

AUTEUR

ALEXANDRE TYLSKI Allocataire-Moniteur au Lara / ESAV. Doctorant en Cinéma. Rédacteur en Chef de la revue en ligne Cadrage.net

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Machines musicales, machines a faire peur Ostinato et note-pédale

Bernard Arbus

1 La recherche d’éléments musicaux susceptibles de générer de la peur n’est pas neuve. Il existe en effet dans l’histoire de l’opéra tout un répertoire de ces « figuralismes de la terreur : excitation rythmique, répliques hachées, montées subites de la voix dans l’aigu, voltes- face harmoniques, sémantique de la septième diminuée protéiforme, bruitisme symphonique »1. Un certain nombre de ces figures sonores se sont figées dans une signification extra- musicale, notamment quand la musique cohabite avec des images (opéra ou cinéma) ou des paroles (mélodies, chansons) qui définissent et orientent son pouvoir symbolique.

2 Le film d’horreur ou d’angoisse, pour la violence des émotions qu’il fait naître et parce qu’il utilise pour cela tous les moyens dont il peut disposer, musicaux notamment, ainsi que pour la codification extrême du genre, est un support propice à l’étude de ces éléments musicaux devenus « machines à faire peur » et même, dans le pire des cas, véritables clichés sonores.

3 Les ostinatos et les notes pédales irriguent ainsi la plupart des bandes originales du genre, souvent de manière très efficace en servant parfaitement les propos de l’image.

L’ostinato

4 L’ostinato est un procédé d’écriture qui consiste à répéter obstinément un motif ou une cellule musicale, à dominance rythmique ou mélodique. Le temps induit par cette répétition est un temps statique : « si (...) la répétition l’emporte sur la différence, l’évolution du discours se gèle peu à peu en statisme »2. Associée à des images qui laissent presque toujours présager de l’imminence d’un événement terrifiant, ce temps statique – mais non immobile – scande le mouvement inexorable de la catastrophe et en circonscrit la durée : l’effet cumulatif de la répétition des motifs s’accompagne d’un accroissement de la tension.

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5 Dans Halloween (film et musique de John Carpenter), un court motif de sept notes (ex. 1) constitue la matrice de l’ostinato et atteste de la présence, plutôt pressentie qu’effective, du tueur :

6 Ici, l’ostinato fonctionne à la fois comme signal de reconnaissance, en faisant jouer la mémoire associative qui construit ses propres émotions et comme principe organisateur du mouvement des sujets, menaçant et menacé. La scansion de la formule ne ménage aucune surprise et sert de référentiel rythmique à une action qui devient alors inévitablement programmée et prévisible dans son déroulement ; l’ostinato est vécu avec un sentiment d’inexorabilité vide de toute inflexion humaine.

7 Une technique comparable est à l’œuvre dans Jaws (réalisé par Steven Spielberg, musique de John Williams), où chaque survenue du requin est précédée du célèbre motif chromatique court et nerveux, constitué de deux cellules α_et β_de 2 et 4 notes scandées en jeu détaché aux cordes graves (ex. 2), dont la nature élémentaire et quasi archétypale conduit très efficacement la progression du monstre :

8 Les effets sont en outre renforcés par une accélération et un crescendo d’intensité qui engendrent une tension musicale presque insoutenable, nécessitant une résolution rapide, explosive, à la manière de la strette d’une fugue baroque.

9 Dans ces exemples, le paradigme de l’attente se construit sur une musique sans devenir, n’informant pas, dont le degré de prévisibilité est maximal et où les possibilités de choix s’amenuisent à mesure que les motifs s’accumulent ; associée à des séquences cinématographiques qui évoluent en revanche inexorablement et débouchent sur un climax visuel presque toujours sanglant, elle ajoute à l’image, par simple effet dialectique, une forte charge émotionnelle que celle-ci n’aurait pu suffire à produire par sa seule énergie. A la sur-présentation d’un motif musical enfermé dans son dessin initial correspond la représentation d’un personnage qui ne peut échapper à son destin.

10 Dans un autre film, Le Fantôme de l’opéra (version de Dario Argento, musique de Ennio Morricone), on retrouve la cellule élémentaire de deux notes (ex. 3) en ostinato énoncée lentement -lors de la séquence particulièrement angoissante de la quête d’un hypothétique trésor du fantôme par Alfred et Paulette dans les égouts- qui inscrit dans un temps suspendu le cheminement presque bonhomme des deux personnages :

11 La tension qui s’installe progressivement dans cette séquence sera essentiellement due à la densification de la figure centrale du module α au moyen d’éléments potentiellement instables : notes pédales dynamiques, échos du motif à différents registres, bruits. L’obsessionnelle litanie ne cessera qu’avec la mort d’Alfred (empalé sur une stalagmite), moment où débute le second versant de la séquence consacré à la fuite de Paulette poursuivie par le fantôme, renversement de la situation précédente. Le module musical initial α_ sera alors relayé par un autre issu du premier selon le

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procédé du mouvement contraire (ou renversement), toujours en ostinato, mais dans un tempo plus vif :

12 Cet exemple montre comment, à partir d’un matériau élémentaire et au moyen d’un ostinato comme principe général d‘organisation du discours et de la texture sonore, le compositeur parvient à élaborer une forme musicale bipartite relativement longue (5 minutes environ) dans laquelle la tension croit presque uniformément du début à la fin, répondant parfaitement en cela aux nécessités dramatiques de la séquence cinématographique.

13 L’ostinato produit donc de la tension par accumulation, par le fait d’une répétition envahissante, qui supprime la part de nouveau, suscitant chez l’auditeur une sensation d’enfermement. Par ailleurs, dans les œuvres ci-dessus, ce temps obsessionnel semble vécu comme métaphore du temps de l’agonie, temps désespérément immobile qui prive la mémoire d’objet et donc l’élimine ; et l’homme sans mémoire n’a plus ni passé ni avenir, seulement un présent angoissant, proche de la déterritorialisation schizophrénique3, un présent qui n’a que la mort pour limite.

La note-pédale

14 Autre procédé d’écriture, autre machine sonore, la note-pédale se retrouve également très souvent dans la musique du film d‘épouvante. Techniquement, il s’agit d’une note longuement tenue, pendant que d’autres parties évoluent librement. Cette note peut apparaître dans toute l’étendue des hauteurs, mais dans le genre qui nous intéresse, elle se situera de préférence dans l’infra grave ou le supra aigu. On y retrouve la dimension obsessionnelle que l’on avait pu ressentir dans l’ostinato, mais cette dimension prend un caractère plus intrusif, plus pénétrant qu’envahissant : là où il y avait dialectique entre le statisme apparent de l’énoncé musical et l’inexorable motricité de l’enchaînement du drame sur l’écran, là où l’ostinato induisait une présence en marche, la pédale définit plutôt un espace, occupé et contaminé par une présence latente, tapie. La note tenue est un témoin, un observateur non encore agissant, mais déjà omniprésent : elle participe du regard plus que du geste.

15 Dans Vendredi 13(film de Sean. s. Cunnigham, musique de Harry Manfredini), la note pédale révèle la présence de la tueuse cachée dans un placard, pendant que la jeune monitrice et future victime procède à ses ablutions : non seulement elle fonctionne alors comme un véritable signal, dont elle assume le statut - fonction de reconnaissance - et la forme - élémentaire - à la manière simplifiée d‘un leitmotiv Wagnérien, mais aussi agit comme relais entre le regard du spectateur et celui du meurtrier, en permettant au premier de « perce-voir » et de « pré-voir » dans un temps arrêté l’évènement à venir tel que l’envisage le second. Car à la différence de l’ostinato, la note pédale s’inscrit dans un temps lisse, non pulsé et d’après Francis Decarsin, « l’utilisation de sons continus, de plages de durée extrêmement distendues, rejoint la notion de temps immobile plutôt que celle d’absence de temps, davantage liée à une répétition trop envahissante »4. Ce temps immobile devient alors, par la force de l’image, temps figé en une extase de l’horreur : l’ostinato précipite et enferme, la note pédale suspend et dévoile.

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16 Ce procédé est d’ailleurs rarement utilisé dans sa forme pure, à savoir avec une unique note tenue. Souvent vient s’ajouter une autre pédale, située à l’autre extrémité du champ des hauteurs et en contrepoint de la première. La dissonance s’exerce alors dans l’espace à deux niveaux, celui des registres et celui des hauteurs, même si celles-ci restent indiscernables précisément.

17 Cette double opposition vient compléter l’effet de tension déjà induit par la première pédale.

18 Ce procédé est très largement utilisé dans Scream(réalisé par Wes Craven, musique de Marco Beltrami), film dont la musique quasi ininterrompue est au demeurant d’une grande plasticité, réellement plaquée à l’image et en épousant tous les micros et macros-évènements. Passant sans cesse de la description à la représentation, jouant à merveille sur les rapports cinétiques et spatiaux entre le son et les images, elle offre un exemple complet des procédés d’écriture musicale en usage dans le genre, traités avec beaucoup d’efficacité.

19 Ainsi, quand Sydney, en communication téléphonique avec l’un des deux tueurs tente de le localiser autour de sa maison, naît dans les profondeurs du registre grave une sombre pédale très lentement pulsée, à laquelle vont bientôt se superposer des nappes aiguës évoluant faiblement par degrés chromatiques et que viendront enfin animer des pizzicati de cordes en ostinato (ex. 5). Trois qualités de temps sont ainsi successivement vécues par l‘audio-spectateur : 1. le temps immobile de la pédale qui manifeste la présence latente du tueur 2. le temps en évolution lente des nappes aiguës, qui se meuvent au ralenti dans un continuum spatio-temporel et informent d’un déclenchement et d’une orientation du mouvement 3. le temps inexorablement « en marche » de l’évènement à venir.

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20 Cette deuxième pédale peut d’ailleurs, angoisse supplémentaire, devenir instable et comme « habitée » intérieurement par une trame micro-polyphonique -apparemment- aléatoire évoluant dans un ambitus restreint, créant ainsi une illusion de mobilité anarchique à l’intérieur même d’un espace voué par essence à l’immobilité, parfaite illustration d’un imaginaire du fourmillement : « le schème de l’animation accélérée qu’est l’agitation fourmillante, grouillante ou chaotique, semble être une projection assimilatrice de l’angoisse devant le changement (...). Or, le changement et l’adaptation qu’il motive est la première expérience du temps »5, écrit Gilbert Durand.

21 Tel est le cas dans Shining (réalisé par Stanley Kubrick, musiques de G. Ligeti, B. Bartok et Penderecki), où la musique qui accompagne la découverte par Wendy du « travail » d’écrivain de Jack, une phrase répétée à l’infini, superpose deux surfaces sonores situées respectivement aux deux extrémités de l’espace audible, l’une stable, l’autre instable. Le vide crée par la distension absolue de la texture, la zone de non-rencontre entre les nappes donne à ressentir l’absence marquée d’un centre de gravité de l’espace musical externe, absence vécue comme un manque auquel s’ajoute la tension née de la dialectique ordre/désordre. Ce défaut de point de repère résonne au sein de la séquence cinématographique comme une révélation de la folie de Jack, de sa raison perdue.

22 Il existe ainsi toutes sortes de déclinaisons possibles de l’utilisation de la note pédale : une note, d’abord longuement tenue, peut s’animer doucement, devenir rampante, évoluer dans un continuum de hauteurs, ou bien se segmenter en unités accentuées, ou encore jouer avec les dynamiques avec, par exemple, l’utilisation de crescendos de grande amplitude en un temps très court.

23 Dans Scanners (réalisé par David Cronenberg, musique de Howard Shore) au moment où Cameron Vale s’introduit dans l’usine Biocarbon Amalgamate, la pédale grave est à

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peine audible et n’a vocation qu’à colorer la texture sonore dont l’élément dynamisant est un glissando aérien ascendant et descendant contre-pointé par une note suraiguë. L’ensemble, d’une remarquable simplicité, voire nudité, renforce le caractère de « sobriété aliénante et déshumanisante » des décors et participe à la construction de la problématique centrale chez Cronenberg, à savoir l’orgueil démesuré du rationalisme. L’usine Biocarbon apparaît comme un modèle d’organisation et de maîtrise technique et cependant, la musique atteste de la duplicité fondamentale de cette apparence en nous donnant à entendre une polyphonie de matériaux élémentaires, définissant un très large espace, dans lequel les deux lignes supérieures et inférieures encadrent une courbe en mouvement d’aspect aléatoire (bruit du vent), figurant ainsi les limites hautes et basses qu’une entité « naturelle » cherche à explorer (ex. 7).

24 Si l’on considère les possibilités de symbolisation extrinsèques de la musique, l’ostinato et la note pédale sont bien les outils d’écriture privilégiés de l’effroi au cinéma. Le premier parce que sa nature même de formule rythmico-mélodique répétée obstinément est en rapport étroit avec le concept psychanalytique d’obsession qui « qualifie une idée, un sentiment ou une image qui s’impose de manière incoercible et répétée au sujet. Celui-ci (...) lutte en vain contre elle, et cette lutte s’accompagne d’angoisse »6 : l’analogie entre état psychologique et le mouvement de l’énoncé musical semble donc pouvoir expliquer le mécanisme sémantique, d’autant plus que la musique est ici relayée par les images.

25 Le rôle de la pédale, dont les potentialités de renvois extra musicaux appartiennent davantage au champ spatial qu’au champ cinétique de l’ostinato, trouve une explication sensiblement identique, sauf qu’il ne s’agit plus alors d’analogie dans la catégorie de la temporalité, mais dans celle de la spatialité : l’obsession n’est plus liée à l’énonciation, mais à l’énoncé.

26 Ainsi, à la manière du madrigal de la renaissance et de l’opéra romantique, le cinéma d’horreur génère-t-il ses propres codes musicaux symboliques, en s’appuyant essentiellement sur des schèmes conventionnels certes, mais parfaitement adaptables aux objectifs recherchés.

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NOTES

1. Michelle Biget-Mainfroy, Le rêve et la fureur, Michel de Maule, Paris, 2002, p. 168. 2. Francis Decarsin, La musique, architecture du temps, l’Harmattan, Paris, 2001. 3. Ibid., p. 148. 4. Ibid., p. 152. 5. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris, 1992, p. 77. 6. Marie-Christine Hardy-Baylé, Le diagnostic en psychiatrie, Paris, Nathan, 1994, p. 66.

AUTEUR

BERNARD ARBUS Pianiste. Professeur Agrégé de Musicologie à l’EREA de Berck

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L’autre séparation

Guy Chapouillié

L’enregistrement sonore, le cinéma, la télévision sont intervenus en un demi-siècle dans le prolongement de la trajectoire qui prend son origine avant l’Aurignacien. André Leroi-Gourhan

1 Un beau jour, au fil du hasard ou de la nécessité, un de nos ancêtres s’est retrouvé debout, le larynx descendu dans le cou, la tête dans les étoiles et la main libérée. Bien calé sur les gros orteils, parallèles aux autres doigts du pied, il a tracé de nouveaux horizons à la force de sa voix.

2 Cependant, d’aucuns se demandent si les anthropiens ont jamais été quadrumanes, et s’ils n’ont pas conservé un pied d’avant les primates, « Mais alors, là, nous sommes dans le rêve » conclut André Leroi-Gourhan ; un pied qui fait grincer la machine de l’évolution ; un pied qui creuse un intervalle non visible et sans doute moteur.

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3 En tout cas, il y eut un moment certain où, dans un élan violent, l’homme s’est arraché pour saisir les occasions de décrire telle expérience, de raconter telle légende ou tel mythe.

4 Alors, de mythogrammes en pictogrammes, il a inauguré les chemins d’une singulière liberté, celle du témoignage où, parfois, lorsque le geste évoque le déroulement de faits dans le temps, on perçoit la naissance de l’Histoire. De sorte qu’au plafond d’Altamira, dans les salles de Lascaux, celles de Niaux et dans le Val Camonica est gravé tout un commencement de l’Art et de l’interprétation à coup de rêveries laborieuses, fécondes d’images, aux racines si profondes, qu’« on ne peut en croire ses yeux », avouait André Breton. Il faut bien dire que l’impétuosité de ces tentatives d’imitation, de symbolisation et d’imagination qui invente une autre réalité a de quoi secouer la pensée. Cela paraît agir comme un phare dans la vie. Même si le sens se perd, cette marque de pensée manuelle nous rappelle une existence tourmentée entre la faculté de recevoir et celle de vouloir rendre compte ; autrement dit, dans l’incertitude de savoir d’où il vient et où il va, l’homme peut-il au moins chercher à fixer son passage. En tout cas, ces activités symboliques semblent inconcevables sans langage et, graver sur la paroi, c’est dévoiler toujours un peu plus l’arborescence de la condition humaine.

5 Si les hommes naissent, vivent et meurent ensemble, leur lien est au cœur de ce phénomène et quelle qu’en soit la forme, comme par exemple concevoir et raconter les histoires, ou dire simplement je t’aime, elle s’impose comme une nécessité vitale, aussi bien pour raconter les histoires que pour dire simplement je t’aime. Cependant, si le langage requiert bien des choses, une culture, des interactions sociales, des fluctuations stochastiques, de l’émotion, une somme où l’on se sent bien seul, il est bon de rappeler qu’ « aussi haut que l’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin »1.

6 Alors, agents de raison ou rêveries de la volonté, les langages constituent une culture démarquée de la pure nature et édifient un monumentum que chaque génération interroge avant de l’enrichir. Dès lors, l’appartenance, ressentie comme un privilège, pourrait être à l’origine de tout désir de raconter, de sculpter, de graver ; enjeu de fertilité sociale, jeu troublant avec le monde ou bien monde du je, le langage, qui s’est échappé de l’homme par l’art et l’écriture, trace une trajectoire qui prend son origine au plus profond de l’humanité, pour passer, de nos jours, par la pellicule, la bande magnétique ou le flux de la numérisation.

7 Cette nouvelle pratique de séparation, qui permet une variation d’entrelacs d’images et de sons à l’infini, serait plutôt libératrice, mais seulement à la condition qu’elle ne tombe pas entre les mains d’un petit nombre qui réduirait les capacités de symbolisation de la société, jusqu’à la priver de l’exercice partagé d’imagination.

8 Dans le journal Libération du 9 mars 1995, le cinéaste burkinabé Drissa Touré parle de son film Haramuya en commençant par le commencement, « moi non plus je n’ai jamais fait d’études et je n’avais pas d’avenir. Et puis, regardez je me débrouille ». Il s’agit là d’une petite insurrection qui laisse entendre que le langage est un produit de l’intelligence, et non pas l’intelligence un produit du langage ; si bien, que l’imagination, propriété fondamentale de l’intelligence, a de quoi faire, puisque l’économie de chaque fragment filmique, plus petite cellule du film, et l’alchimie des articulations sont les fruits d’un choix personnel, libre comme l’acte d’une prise de parole ordinaire.

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9 De sorte que, par agitations, déchiquetages, et frictions, les fragments de base du film sont placés dans une organisation singulière ; il s’agit d’un système nouveau qui se nourrit aussi bien de l’ordre des fragments que du désordre de leurs liens ; il s’agit d’un ordre « inscrit en tant que possibilité », un ordre qui n’existait nulle part comme un tout, afin de dévoiler ou de changer le monde.

10 La cohérence filmique créée qui surgit, et qui provient pourtant d’éléments disparates, n’est pas sans rappeler la manière des molécules individuelles qui ne peuvent, lorsqu’un cristal s’accroît, s’agencer à leur guise, mais le font uniquement en obéissant à une force qui veillerait à ce que les parties d’un organisme soient gouvernées à se distribuer les unes par rapport aux autres. Donc, cela fonctionne comme si le film dépendait d’une sorte d’innéité propre aux nombreux indices de réalité dans les images et les sons, et surtout à la réalité de l’impression, la présence réelle d’un mouvement : lorsque le spectateur découvre le film à l’ écran, c’est ici et en ce moment qu’un mouvement « réel » représente un autre mouvement « réel »2.

11 Certes, le réalisme n’est pas la réalité, mais le cinéma ne finit pas d’étonner car il sent la vie comme si un parfum du monde lui était intimement lié sans cesser pour autant de demeurer séparé de lui par une distance réelle que la connaissance ne peut abolir. Marcel Pagnol ne résista pas à cette émergence et c’est la tête échauffée de théories qu’il revient de Londres où il a vu Broadway Melody d’Harry Beaumont, une trouvaille décisive qui bouleverse sa vie et change le cinéma, « à une époque où beaucoup de grands cinéastes ou de critiques connus s’acharnaient à répéter, sous des formes et avec des violences diverses, qu’avec le cinéma muet c’était le cinéma lui-même qui était mort. Ce que Marcel Pagnol leur a répondu était utile, souvent fort juste, et toujours amusant »3. En effet, s’il abandonne le livre et le théâtre pour une autre séparation, c’est que pour lui le film parlant est la forme presque parfaite, et peut-être définitive de l’écriture3. Il apprend d’un trait, il sait vite de quoi il parle et la connaissance de ce nouveau langage, un peu de langue mais beaucoup de parole, l’entraîne sur une voie qui convoque la voix dans l’infini de la parole où s’entrelacent les gestes de l’action corporelle avec des mots dans la force de la bouche. Marcel Pagnol tend l’oreille sans se voiler les yeux.

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12 Il fonde ses choix le plus simplement possible en avouant « je n’ai jamais su parler, et c’était Raimu qui parlait pour moi... avec l’orgue de sa voix », une voix comme celle de la Provence qui l’habite depuis que, tout petit, le thym, l’amandier, la pinède, le chêne vert, les cigales, le Mistral et la roche ont façonné son goût. Alors rien d’étonnant que pour ses films, le casque toujours collé aux oreilles, il la cherche au moyen d’une collecte, un peu à la volée, avec le masque menaçant ou rassurant de son enveloppe4, ce frisson tumultueux et complexe du relief social, afin de donner au cinéma audiovisuel la qualité majeure d’une vérité du cadre, dans la simultanéité du vivant, sa succession et sa durée. De sorte que l’empreinte sonore des films de Pagnol est unique, renforcée par la conjonction entre un état qualitatif du matériel, à un moment donné, et la décision du créateur d’en faire l’expérience.

13 Il ne s’agit donc pas de transcrire à la hâte, de la manière la plus élémentaire, sans symboles, ni figures délicatement sculptées, mais plutôt de graver l’émotion comme cause première et, pour être vraiment vocal, le corps entier se déplie, s’agite, tremble, danse, se balance d’avant en arrière dans la souffrance physique ou la souffrance morale : Marius fond comme une flèche sur Monsieur Panisse. Ainsi va la pensée du réalisateur ; elle se disloque, s’étire en hauteur pour tenter de rendre en film la forme des choses, entre vérité et absence.

14 Pratiquement, Marcel Pagnol cisèle les dialogues et leur montage pour fixer et perfectionner un langage que tout le monde « entend mais ne parle pas »5; un langage que chacun peut fréquenter un jour – amoureux ou mélancolique – le plus souvent par le truchement d’une parole ordinaire, au moment où la voix a les inflexions mélodiques d’une singulière tension, celle de l’intimité la plus intime, « je n’avais d’oreille que pour sa voix troublée par la servitude ; je me plaisais à ses phrases inachevées, à ses mots toujours en retard, à sa brusque assurance… L’histoire, ça venait par dessus le marché »6.

15 Mais, si la force du dedans des films de Marcel Pagnol, ce qui nous fait dire « c’est du Pagnol » est, sans doute, le fruit d’une convergence de mille et une choses, elle est

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vraisemblablement touchée par la grâce d’un locuteur idéal qui s’abandonne sans mesure au langage et, par conséquent, qui s’abandonne sans mesure au monde. Un locuteur peu avare des efforts nécessaires pour retrouver à l’écran le monde tel qu’il le saisit ou tel qu’il le souhaite : comment parler du monde avec un mode discontinu, décousu, inachevé, partiel ? Un locuteur qui cherche la vérité à l’aide de la lumière naturelle, du bon sens et de la raison, sans jamais perdre de vue les formes du bonheur.

16 Tour à tour philosophe et doctrinaire, Marcel Pagnol fait circuler la parole comme une eau de source nourricière, ses dialogues en ont la qualité cristalline7, car il n’oublie pas que le dialogue est l’essentiel du métier de l’homme en société. Alors, chaque film est une espèce d’Agora où sont convoqués les habitants du monde pour tenter de résoudre au ras du quotidien les grands problèmes d’intérêt général – le pain, l’eau, l’amour, l’enfant, la dignité. Le but n’est pas de combler un déficit mais de remuer la vérité de fond en comble par des débats passionnés où il s’agit moins de vaincre que de convaincre. L’enseignement de Marcel Pagnol est, sans nul doute, celui de la pratique de la parole délibérante et de la décision collective qu’elle fonde.

17 Que ce soit le « Village de couillons » de La Femme du boulanger ou celui de Manon des sources, presque tous les personnages croient savoir la chose alors qu’ils n’en savent rien ou seulement une partie. Sous le feu de questions et des échanges, les certitudes naïves se dégonflent comme des baudruches et l’homme se réveille du sommeil dont ses opinions sont les rêves pour devenir une inquiétude, une recherche, une conscience.

18 Et Manon, véritable divinité blonde des collines qui assoiffe la communauté patriarcale en l’accusant d’avoir laissé mourir son père, incarne la jeune femme moderne qui lutte pour sa liberté et sa dignité, portée par le vent nouveau qui souffle sur la garrigue où, désormais, la parole partagée s’efforce vers la vérité, en recollant les morceaux.

19 Autrement dit, Marcel Pagnol choisit le modèle d’une société villageoise8, modeste et sage, avec des accents de démocratie directe, ou quelque chose d’approchant, contre l’impérialisme qui est une forme corrompue d’organisation politique, qui n’a d’issue que catastrophique.

20 Mais surtout, en cultivant une séparation, celle des dialogues, dans la séparation première, celle du film, son travail déplie à l’infini les qualités suprêmes du cinéma audiovisuel et montre la voie de graver avec le vivant (la voix, le mistral, les cigales…) qui renvoie à des figures de paroles comme celles d’entretiens, de protestations, d’épreuves et de témoignages filmés, autant de singularités consubstantielles au cinéma, grosses de nouveautés qui font progressivement glisser une comédie de mœurs sociales en un mythe.9

21 Selon André Leroi-Gourhan, « il est certain que si l’imagination manquait aux chercheurs il n’y aurait jamais aucun pas en avant. Seulement, il faut ou s’arrêter à temps, ou aller jusqu’au bout »10; alors, chercheurs, encore un petit effort pour que le film audiovisuel soit un langage familier qui vous aide à aller plus souvent jusqu’au bout, puisque sa réalisation et sa diffusion élargissent la faculté de recevoir comme celle de traduire le cri du monde.

22 Mais le chemin n’est pas facile, et tout créateur-chercheur le sait bien, qui, au-delà des mots, des couches de mots, négocie avec la singularité du substrat : l’échelle des plans est une incongruité face à la multitude des opérateurs qui décident de la valeur et de la temporalité des fragments filmiques comme de leurs relations. Rien ne doit être exclu, ni la manière des marbriers de Carrare, léchant et reniflant les couches de calcite pour

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découvrir ce qui permettra de rendre le marbre comestible. Tout doit être mis en œuvre pour impulser une autre qualité d’arrachement propice à l’invention de formes, sans craindre ni l’audace ni la folie. Pour cela il faut savoir saisir les occasions, se donner les moyens et prendre le temps de bricoler pour façonner, au risque des écueils, afin d’être préparé au mieux pour l’imprévu, la désobéissance et l’improvisation, à l’écoute de la natura creatrix. Car, penser en film dépend de forces qui s’affermissent au fur et à mesure de choix, de séparations, de comparaisons, pour monter et construire d’intervalle en intervalle des combinaisons qui réhabilitent le délaissé, le déchiqueté, mais révèlent aussi du nouveau au cœur de l’émietté en vue de faire naître l’autorité d’une autre séparation.

NOTES

1. Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu. 2. A. Michotte Van Den Berck, « Le caractère de « réalité » des projections cinématographiques », p. 249-261, in Revue internationale de Filmologie, n° 3-4. 3. Christian Metz, in Langage et cinéma, Larousse, 1971. 4. « le mariage de l’idéographie, sous sa forme cinématographique, et de l’écriture phonétique, sous sa forme phonographique, nous a donné le film parlant, qui est la forme presque parfaite, et peut-être définitive, de l’écriture. Telle est la base de ma théorie, qui fut si mal gracieusement accueillie par la presse et les cinéastes de 1933 », Marcel Pagnol, in Cinématurgie de Paris, Tome 3 des Œuvres Complètes, éd. de Provence, Paris, 1967. 5. « je veux tourner un film sur une vraie montagne, avec de vrais arbres, dans une vraie ferme et du vrai mistral. Le mistral fait du bruit ?, j’enregistrerais le mistral. Les cigales font du bruit ?, j’enregistrerais le bruit des cigales. Et si le mistral et les cigales font tellement de bruit qu’ils couvrent la vois des acteurs, ça prouvera que le bruit du mistral et le bruit des cigales sont plus importants que la voix des acteurs », Marcel Pagnol, in Les Cahiers du Film du 15 décembre 1933. 6. Cf. Dialogues de films, Jean Samouillan, ed. Lharmatan. 7. Jean-Paul Sartre, in Les mots, éd. Gallimard, 1964. 8. « La France a aujourd’hui le choix entre Pagnol, avec ses bons et ses mauvais côtés, et Charles Bukowski »… « Un entretien avec Edward Luttwak », in Le Monde, dimanche 4 – lundi 5 juin 1995. 9. Vous avez dit totalitarisme ?, Slavoj Zizek, éditions Amsterdam, 2004. Edition originale : Did Somebody Say Totalitarianisme ? Verso, Londres et New York 2001. 10. Les racines du monde, Ed. Belfond, 1982.

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AUTEUR

GUY CHAPOUILLIÉ Professeur. Directeur de l’ESAV. Directeur du Laboratoire de Recherche en Audiovisuel. Université de Toulouse 2

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La machine, le cinétique, et le supra-segmental

Christine Decognier

Les choix signifiants et esthétiques induits par la machine dans le domaine du sous-titrage

1 En matière de traduction de film, de fortes contraintes techniques pèsent sur l’adaptation en vue du sous-titrage et conditionnent le travail de traduction / adaptation. Et l’on peut s’interroger sur les caractéristiques propres à ce type très particulier de traduction. Quels sont les processus qui y sont mis en œuvre ? La traduction de film peut-elle être considérée comme une œuvre d’écriture, comme une création à part entière ? Ou bien participe-t-elle d’une réécriture, d’une recréation cinématographique ? Le sous-titrage d’un film est-il une atteinte à « l’œuvre de cinéma comme objet fixe et intouchable »1 ? Et puisque ce numéro de la revue Entrelacs est consacré au thème de la machine, il n’est pas sans intérêt d’explorer son impact sur l’écriture d’adaptation et de cerner l’espace que la machine laisse à cette écriture.

2 Quelques exemples de films anglophones sous-titrés en français permettront d’analyser certaines répliques dans la recréation de l’œuvre pour y repérer les choix opérés, leur signifiance, leur impact sur l’économie esthétique de l’œuvre cinématographique.

Les étapes techniques du sous-titrage

3 Le sous-titrage est d’abord un procédé technique. La connaissance de ce procédé est donc indispensable pour comprendre les choix d’écriture de l’adaptateur. Rappelons brièvement les étapes techniques du sous-titrage pour le cinéma aujourd’hui : 1. le report vidéo : le film argentique est d’abord transféré sur un support VHS avec inscription du code temporel visible à l’écran. 2. Le repérage/découpage (spotting en anglais) : chaque réplique du dialogue original est découpée en séquences correspondant au temps de lecture nécessaire et les points d’entrée

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et de sortie sont saisis pour chacune de ces séquences ainsi définies. Le repérage/découpage permet au logiciel de sous-titrage de calculer alors le nombre de caractères disponibles pour le sous-titre. 3. L’adaptation : en fonction du découpage effectué, des contraintes d’espace-temps définies, et donc du nombre de caractères disponibles indiqué par le logiciel de sous-titrage, l’adaptateur rédige les sous-titres. Il saisit ses sous-titres sur la disquette de repérage. 4. La simulation : en présence du client (producteur ou autre), et parfois du réalisateur, on procède à une présentation des sous-titres sur l’image vidéo en temps réel. Cette opération permet de modifier instantanément le repérage, le temps de lecture ou le texte des sous- titres en fonction des souhaits du réalisateur et/ou du client. Le travail de l’adaptateur est alors validé. 5. La synchronisation permet de contrôler la conformité de la copie à sous-titrer avec celle qui a servi au repérage et au travail d’adaptation. 6. La gravure au laser : un faisceau laser désintègre l’émulsion du film à l’emplacement désigné par la disquette de repérage et laisse la pellicule transparente : les lettres ainsi gravées apparaissent en blanc lors de la projection.

L’adaptation et ses contraintes

4 Quelles contraintes ce processus induit-il sur le sous-titrage au cinéma ?

La règle du synchronisme

5 Un sous-titre reste affiché à l’écran pendant la durée exacte du message sonore correspondant, tout en ménageant le confort de lecture du spectateur

La durée de projection du sous-titre

6 Chaque entreprise de sous-titrage édicte son propre cahier des charges, mais les règles qui prévalent sont relativement similaires. Nina Kagansky les rappelle dans son histoire de Titra Film : « La liaison œil – cerveau est moins rapide que la liaison oreille – cerveau. On met donc plus de temps pour lire que pour entendre. Rappelons à ce propos que la vitesse de déroulement de la pellicule est de 24 images / seconde. Prenons comme exemple une phrase prononcée durant 50 images : cette distance de 50 images s’appelle le temps de lecture. Théoriquement, les spectateurs peuvent lire en moyenne 12 lettres par seconde. Ils ont donc besoin de 2 images par lettre. En 50 images (soit deux secondes), ils auront le temps lire 25 lettres. Nous pouvons comprendre alors les acrobaties intellectuelles auxquelles l’adaptateur est parfois soumis ! »2

7 Un sous-titre de 2 lignes de 70 signes nécessitera donc un temps d’affichage de 4 »30. Notons que la définition des lettres étant de qualité inférieure à la télévision, et que la définition de l’image et la taille de l’écran et donc des lettres sont également moindres, le temps de lecture des sous-titres à la télévision est encore plus bref (la ligne de sous- titre n’excède généralement pas 32 signes).

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L’insertion et l’élimination des sous-titres

8 Pour des raisons relevant à la fois de choix esthétiques de respect du rythme du montage et de raisons cognitives (un spectateur lisant un sous-titre chevauchant un changement de plan est amené inconsciemment à reprendre la lecture du sous-titre au début de la ligne au moment du changement de plan3), la tradition veut qu’un sous-titre ne chevauche pas deux plans.

9 Chaque projection d’un sous-titre doit être espacée de 4 à 6 images, soit entre 1/6 et ¼ de seconde environ afin de permettre à l’œil d’enregistrer le changement de sous-titre.

10 Pourquoi de telles contraintes ?

La primauté de l’image

11 Rappelons que le sous-titre, comme le dit Paul Memmi, « pollue l’image du chef-opérateur. On prend entre 1/5 et ¼ du cadre. On éclaire des tombeaux, on mange l’herbe des prés, on assèche les rivières, on tatoue les omoplates, on brode sur les couvre-lits. »4 L’irruption de caractères écrits interfère donc sur les images en mouvement du film et la perception du spectateur en est altérée. De quelle façon ? A notre connaissance, peu de recherches esthétiques ont été menées jusqu’à présent pour évaluer les modifications de l’action spectatorielle engendrées par le sous-titrage.

12 L’image requiert toute la vision et tout le temps de vision du spectateur. Or, il faut ajouter au temps consommé par la lecture du sous-titre le temps passé en balayage de l’écran pour aller chercher le sous-titre5. Dans le domaine de l’activité cognitive du spectateur, comme dans celui de la perception esthétique, il existe peu de publications, à l’exception de quelques travaux en psychologie, notamment à l’université de Louvain.

Dans l’adaptation

13 Priorité donc à l’obligation de discrétion et la recherche absolue de lisibilité, tant dans le domaine typographique que dans le choix des traductions proposées.

14 En matière de traduction, il faut donner l’impression au spectateur que tout est traduit, alors que l’œil n’enregistre pas un texte, nous l’avons vu, à la même vitesse que l’oreille. Pour Georges Dutter, « le sous-titrage ne peut restituer que 60 % du dialogue. Pour les films bavards, on tombe même à 50 % »6.

Analyse de quelques exemples

15 Prenons d’abord l’exemple de Raining Stones (Kenneth Loach), adaptation : Brigitte Lescut et Ian Burley (st video CMC).

16 Cette scène est la première scène après la scène du générique au cours de laquelle les deux protagonistes, Bob et Tommy, deux chômeurs de la banlieue de Manchester, volent ce qu’ils croient être un agneau pour le débiter et le vendre afin de gagner un peu d’argent pour acheter une robe à la fille de Bob pour sa première communion. Ici, dans cette scène dont le comique provient à la fois de la caractérisation des personnages, de la situation et des dialogues, les deux amis ne savent comment venir à bout de l’animal qu’ils ont ramené dans leur jardin.

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(Voir tableau annexe A)

Quels transferts linguistiques ?

17 Un simple coup d’œil permet de comparer le volume du message oral et le nombre de signes typographiques des sous-titres et d’en tirer les premiers enseignements : les signes verbaux visuels sont bien plus concis que leurs équivalents acoustiques. Des répétitions sont évitées. Les structures des phrases apparaissent simplifiées dans les sous-titres. L’hypotaxe (syntaxe élaborée fondée sur une subordination) fait place à la parataxe (juxtaposition de phrases simples, sans subordination), comme dans l’exemple suivant : « when you kill it, I’ll skin it » qui devient « Tue-le, je le dépouillerai » (0.03.09)

18 Si la syntaxe est simplifiée par rapport au degré d’élaboration du discours qui caractérise le code écrit, elle ne tolère cependant pas les nombreuses incorrections qui caractérisent le code oral, comme « that’s me fucking tea » (0.03.22), pour « that’s my fucking tea » ou bien « You’ve four legs, don’t you » (0.03.42), pour « You’ve four legs, haven’t you » ou bien encore « all them chops » (0.03.46) pour « all these chops ». La langue des sous-titres, parce qu’elle relève ici plus du code écrit que du code oral, ne peut garder une telle quantité de solécismes qui auraient pour effet de ralentir le rythme de lecture du spectateur. Il suffit de constater à quel point la moindre erreur d’orthographe dans un sous-titre gêne le spectateur que nous sommes.

Étudiantes en DESS de Traduction de film, au travail devant la visionneuse.

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Étudiantes en DESS de Traduction de film, au travail devant la visionneuse.

19 Il est aisé de percevoir dans cet extrait qu’un certain nombre d’injonctions de l’un à l’autre se comprennent par la gestuelle des deux personnages. Les adaptateurs font preuve ici d’un savant dosage entre les éléments qu’il n’est pas nécessaire de reproduire dans les sous-titres et la nécessité de satisfaire l’attente du spectateur qui ne comprendrait pas si du « temps de lecture », tel que le définit Nina Kagansky plus haut, n’était pas comblé par un sous-titre, ce qui justifie quelques répétitions d’interjections du type « allez », « vas-y »…

20 Ce qui singularise aussi ce dialogue, c’est bien sûr la nature argotique de sa langue ; les jeez, bleeding, blimey, fucking, etc, abondent et dénotent bien entendu lourdement l’appartenance sociale et régionale des deux protagonistes. Or une expression argotique est toujours un idiotisme et échappe, par essence, à toute tentative de transposition littérale d’une langue à une autre. L’adaptateur doit donc faire, dans ces cas-là, œuvre de re-création dans la restitution des dialogues. Dans le cas présent, nous pouvons observer d’une part une tendance à la neutralisation du discours, qui s’explique par la différence d’intensité entre un juron proféré de vive voix et un juron écrit, et un certain nombre de déplacements et de transpositions7 qui prennent en compte les spécificités des deux langues : là où la langue anglaise utilise la forme adjectivale pour le juron (fucking, bleeding), la langue française privilégie la forme nominale (« putain », « con »).

Le segmental et le suprasegmental

21 Pour opérer un relevé plus fin des éléments qui sont effectivement traduits dans les sous-titres, il faut recourir aux outils d’analyse linguistique de la segmentation du discours. A la suite des travaux de Chomsky, qui a mis en évidence la possibilité de segmenter la chaîne sonore par unités phoniques distinctives entrant dans la composition de morphèmes8, certains linguistes structuralistes distinguent dans la langue orale le segmental, c’est-à-dire les éléments du discours qui peuvent faire l’objet d’une segmentation, et le suprasegmental9.

22 L’un des intérêts de ce passage de Raining Stones, du point de vue de l’adaptation, tient aux échanges entre le segmental et le suprasegmental pour respecter le registre de

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langue. Comment rendre dans les sous-titres l’accent typiquement « mancunian »10 et « working class » de ces deux chômeurs ? Le segmental prend ici le relais du suprasegmental et ce sont des expressions plus familières que le texte de départ qui rendent compte de l’accent , comme dans la traduction de « watch out » (0.02.19) par « fais gaffe » ou de « put plenty of force into it » (0.02.50) par « mets le paquet », beaucoup plus familiers, mais bienvenus pour rester fidèle de façon globale au registre de langue. La syntaxe se fait également parfois plus familière que la langue de départ, dans « t’attends quoi ? » (ST 11) par exemple.

23 Certains problèmes de traduction trouvent des solutions très élégantes, grâce aux procédés de traduction habituels : ainsi, le commentaire ironique de Bob sur la position de Tommy à califourchon sur l’animal « How many times have you been in that position with a sheep ? » (0.04.12) est traduit par « T’as vu ça dans le Kama Sutra ? », extrêmement économique, grâce au procédé de modulation11 tel que l’avaient défini Vinay et Darbelnet. Tout l’art du traducteur est ici à l’œuvre : il est le résultat d’un processus complexe qui seul permet un vrai travail d’écriture. La compréhension du texte de départ ne suffit pas. Le traducteur s’empare du sens en déverbalisant le message, en le transposant dans son propre système de références culturelles et linguistiques avant d’en restituer l’idée dans sa langue d’arrivée.12

L’intertextualité

24 Un élément pose un problème souvent difficile à surmonter au traducteur / adaptateur : l’intertextualité13. Ici, Tommy, au début de la scène, médite sur la façon idéale pour abattre l’animal en faisant une double citation : il dit que la brebis a simplement besoin de « a good hard short sharp shock » (0.02.35). Il n’est pas un britannique qui ne pense alors d’une part à l’opérette de Gilbert and Sullivan, The Mikado, et à son air célèbre « Awaiting the sensation of a short sharp shock from a cheap and chippy chopper on a big black block »14 et d’autre part au Ministre de l’Intérieur du gouvernement de John Major, me semble-t-il, Kenneth Clarke, qui avait déclaré que ce dont les jeunes délinquants avaient besoin, c’était « a short sharp shock », pour justifier son choix de rouvrir les établissements de redressement pour mineurs délinquants. Comment rendre ce faisceau d’éléments intertextuels dans une autre langue pour un public qui ne partage pas la même culture ? La réponse apportée est peu convaincante. D’autres solutions auraient pu être envisagées, comme « pas de quartier », ou bien encore « une bonne raclée », mais aucune ne peut véritablement s’insérer dans le réseau intertextuel du texte de départ.

Le verbal et le cinétique

25 Regardons maintenant l’incipit de Being John Malkovich (Spike Jonze), adaptation : RJ Mc Carthy et O. Peyon (ST video CMC) (Voir tableau annexe B)

26 Dans La conversation, Catherine Kerbrat-Orecchioni analyse l’interaction qu’implique tout exercice de parole en reprenant les fonctions du langage telles que Jakobson les a définies en termes de communication. Le locuteur et son destinataire ont tous deux recours à des procédés conatifs et phatiques : le locuteur, pour s’assurer l’écoute de son

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destinataire, et le destinataire, pour confirmer au locuteur qu’il « est bien « branché » sur le circuit communicatif »15. Ces procédés phatiques régulateurs sont à la fois verbaux, paraverbaux et non-verbaux. Parmi les procédés non-verbaux, Catherine Kerbrat- Orecchioni distingue les signes statiques, c’est-à-dire tout ce qui constitue l’apparence physique des interlocuteurs, les cinétiques lents, c’est-à-dire les distances, les postures et les attitudes, et les cinétiques rapides, à savoir le jeu des regards, des mimiques et des gestes.

27 Dans cette scène d’ouverture mettant en scène les deux jeunes partenaires d’un couple au réveil, nous notons que presque tous les procédés conatifs et phatiques sont supprimés : les termes d’adresse (les prénoms) marquant parfois le caractère de la relation entre les deux personnages (« honey ») sont pris en charge par les signes non linguistiques proxémiques et posturaux : les gestes de tendresse suffisent à signifier la nature de la relation. Si nous analysons les paroles prononcées , le message véhiculé par le suprasegmental (la voix douce, l’intonation enjouée et affectueuse) renforce encore les signes cinétiques.

28 Une des caractéristiques de ce dialogue entre Craig et Lotte est le haut degré de modalisation16 des énoncés : Lotte cherche, par exemple, à nuancer, minimiser la portée des conseils qu’elle prodigue à son compagnon lorsqu’elle lui suggère de se trouver un emploi : « You know … Maybe you’d feel better if you’d got a job or something » (0.03.04’). L’atténuation est d’abord portée par le procédé phatique « You know », destiné à s’assurer de l’écoute de Craig. Quatre éléments successifs adoucissent ensuite sa suggestion de se trouver du travail : « I was thinking », qui signifie qu’elle souhaite simplement faire partager une pensée en mouvement, et non une opinion arrêtée et définitive, « maybe » connote le doute, l’humilité, le désir de ne pas être péremptoire. Le conditionnel de « you’d feel » est encore une façon de modaliser son discours. Le « or something » est l’ultime atténuateur. En une phrase, nous avons donc 5 procédés que Catherine Kerbrat-Orecchioni nomme les « procédés accompagnateurs de FTA »17 . Ces procédés sont réduits à 3 dans le sous-titre français : ST 7 : Je me disais… ST 8 : Tu irais peut-être mieux si t’avais un boulot.

29 De même, la formule de politesse qui succède à un procédé phatique dans la requête de Lotte : « Honey will you do me a favour ? Will you take a look at Elijah today ? » (0.03.30) n’est prise en charge que par la modalité : « Tu pourrais jeter un œil sur Elijah ? Il est pas bien »(ST 17).

La composition de l’image

30 La tentation est grande, dans le cadre d’un article imprimé, et faisant donc la part belle aux signes verbaux, pour des raisons inhérentes au médium, d’analyser le sous-titrage en linguiste. Résistons cependant à cette amputation et observons l’image composite que crée l’incrustation du sous-titre dans l’image. Le sous-titrage n’est en effet pas un simple transfert de texte à texte, et le suprasegmental ne suffit pas à combler le déficit d’information induit par les contraintes mécaniques imposées à l’adaptateur. Le sous- titrage implique bien évidemment l’image. Prenons l’incipit de Brassed off (Mark Herman, 1996 - sous-titrage : Isabelle Juasz) pour y analyser les interférences entre ces différents média et leurs conséquences sur l’adaptation.

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(Voir tableau annexe C)

31 En termes d’esthétique, l’inscription du sous-titre dans le cadre altère sensiblement la perception de l’image. Lorsque Gloria arrive à l’auberge et gravit l’escalier précédée de l’aubergiste encombrée de ses bagages, le bas du cadre disparaît entièrement au profit des sous-titres. L’incipit nécessite en effet que soient relayé au spectateur un certain nombre d’informations qui situent l’action. Les sous-titres ne peuvent donc se faire aussi discrets que le souhaiterait sans aucun doute le directeur de la photographie.

32 Le sous-titre s’intègre parfois dans le cadre de façon plus harmonieuse : ainsi, dans la scène entre Jim, Ernie et leurs deux épouses (0.03.56 – 0.05.17), dont l’objectif narratif est d’informer le spectateur du risque de fermeture de la mine, des difficultés financières des mineurs, de la menace qui en résulte sur la fanfare de la mine, mais aussi et malgré tout de l’importance de la fanfare dans la vie de la communauté, Ida bavarde avec Vee dans un cadre très réaliste : les deux femmes se parlent de chaque côté d’un muret tel qu’on les trouve dans l’habitat typique des quartiers ouvriers britanniques, avec leurs rangées de maisons identiques, les « terraced houses », leurs petits jardinets d’apparat côté rue, et leurs jardins à vivre, les « backyards » où l’on met traditionnellement son linge à sécher, où l’on lit son journal en buvant une tasse de thé. Ce petit muret de brique apparaît dans le bas du cadre, encadrant en quelque sorte les personnages. L’insertion du sous-titre est ici plutôt réussie, car elle souligne la composition du cadre. C’est peut-être la raison pour laquelle le sous-titrage y est un peu plus économique qu’à d’autres moments. Lorsque Ida interpelle les deux mineurs à leur départ pour ce qui doit être leur ultime participation à la fanfare de Grimley, le rappel qu’elle leur prodigue (0.05.04 : « Don’t forget what you’re doing, you lads ») est totalement omis dans le sous-titrage, pris en charge par le geste menaçant de son doigt, à la manière d’une mère rappelant à son enfant qu’une promesse non tenue méritera des représailles. Le sous-titre ne remplit plus ici qu’une stricte fonction informative, au service de l’image. Les contextes visuel et dramatique assument une partie de la fonction sémantique du message audiovisuel.

33 L’adaptateur est donc aux prises entre deux exigences contradictoires : l’exigence esthétique et l’exigence linguistique. Faire œuvre de création c’est penser en termes de construction ou de reconstruction de l’image, en termes de rythme de montage, en termes de jeu d’acteur. Faire une traduction de qualité, c’est créer un nouveau texte. Le traducteur de film est à la croisée de ces deux actes de création. Il est « un comédien, un chanteur de l’écriture (…) le traducteur pour le cinéma doit traduire en musique, en action : ceux du film. Il doit interpréter ces éléments de musique, d’action, de mime dans son texte. son texte écrit doit parler, bouger, chanter, murmurer, crier en direct. Mais il jouera sa partie dans un étrange play-back où le texte oral étranger est le vrai direct. Commandé en post-production, il est une post-écriture »18

Conclusion : les écrits restent-ils ?

34 Le cinéma a fait naître, avec le sous-titrage, un nouveau type d’images : à l’interaction des images, des lumières, des couleurs et des sons vient se surajouter un ensemble de signes graphiques dont l’insertion vient perturber l’économie générale de l’éclairage et de la composition du cadre, du rythme du montage.

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35 Il a également donné naissance à un nouveau type de discours. Il a bouleversé la nature même de la langue et son mode de consommation : le discours du sous-titre ne relève ni du code écrit, caractérisé généralement par sa stabilité (les paroles s’envolent, les écrits demeurent) et son indépendance par rapport à l’environnement (dans le discours écrit, « les énoncés sont différés, c’est-à-dire conçus en fonction d’un destinataire qui se trouve dans un autre environnement »19) ni du code oral.

36 Le sous-titrage est également à l’origine d’un nouveau type de traduction, comme le soulignent José Lambert et Dirk Delabatista : « dans le cas du sous-titrage, la coexistence de deux messages dans deux langues différentes –l’un audiovisuel (…) et l’autre strictement visuel- brise systématiquement l’illusion qui est une des composantes fondamentales de toute traduction »20.

37 Et c’est bien d’illusion dont il s’agit. Lorsque l’adaptation est réussie, le sous-titre s’efface pour laisser le spectateur dans son rapport d’absorption et d’identification à ce qui se déroule sous ses yeux à l’écran, lui laissant croire qu’il a suivi tous les dialogues alors que seule une fraction en a été traduite verbalement.

38 Seules des enquêtes de réception dépouillées à la lumière des apports des sciences cognitives pourront nous permettre de savoir ce qu’un spectateur perçoit et comprend véritablement, et par quel canal. Bien des mystères subsistent dans l’art et la réception du sous-titrage. Bien des réticences aussi, de la part de certains réalisateurs et chefs- opérateurs. Mais une étude des processus à l’œuvre dans l’adaptation en vue du doublage ferait apparaître un poids identique de la machine sur la réécriture des dialogues, même si les contraintes sont de nature différente. Les traductologues ne se sont guère intéressés à la traduction de film jusqu’à maintenant21. Pour comprendre les processus mis en œuvre dans l’adaptation et améliorer encore la traduction de film, un vaste champ de recherche reste à explorer, à la frontière de la traductologie, l’esthétique, la sociologie, la linguistique communicative, l’analyse de discours, le cognitivisme et la théorie de la réception : il passionne mes étudiants qui se lancent dans l’aventure, tant au niveau de la maîtrise où, à l’ESAV, un exercice de traduction de film est obligatoire, qu’au niveau du DESS, et prochainement du Master Post- production, dans l’option audiovisuelle où se forment de futurs professionnels de l’adaptation.

NOTES

1. Dans « L’art à l’âge de la déclinaison numérique », du Monde du 15/01/03, Jean-Michel Frodon questionne les effets de notre époque « où le rapport à la création est en passe d’être radicalement transformé » par l’invention technique du DVD qui suscite la sortie sur le marché de différentes versions d’un même film. « A chacun sa version ? » demande-t-il. C’est oublier que le phénomène n’a pas attendu le numérique : dès 1929, Hollywood avait inventé la version doublée. En 1930 dans les studios de la Paramount, on commença à tourner dans les mêmes décors deux ou trois versions d’un même film en deux ou trois langues différentes. Et les premiers films sous- titrés en français sortirent des laboratoires de Titra Film en 1934.

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2. Nina Kagansky, 1995, Titra Film, une chronique cinématographique et familiale 3. “the reason usually given for this is that the human eye is sensitive to the “twitch” which occurs when a subtitle break does not coincide exactly with a cut” Jan Ivarsson, Subtitling for the media, a handbook of an art, 1992 4. 15e assises de la traduction littéraire (Arles 1998), Actes Sud, p. 124 5. « in an ordinary situation, it takes about 0.35 seconds every time you move your eyes away from or back to the subtitles », Ian Ivarsson, ibid. 6. “VO-ST, CQFD” dans Télécâble, 1-7 février 1992. Aux 15e assises de la traduction littéraire (Arles 1998), dans la table ronde intitulée « Audiovisuel: traduire au fil des images », Paul Memmi estimait à 30 % l’économie de signes typographiques à réaliser en moyenne par rapport au texte tel qu’il serait transcrit intégralement. 7. Une transposition est un procédé de traduction qui « consiste à remplacer une partie du discours par une autre sans changer le sens du message », par exemple traduire un verbe par un adverbe, un adjectif par un nom… ce qui bien sûr entraîne des déplacements dans la chaîne de l’énoncé. p. 96 Stylistique comparée du français et de l’anglais. Méthode de traduction. J.P. Vinay et P. Darbelnet, Paris, Didier, 1966. 8. Rappelons que le morphème est la plus petite unité linguistique porteuse de signification. 9. « On peut considérer que les unités segmentales sont “concaténées”, c’est-à-dire s’enchaînent, se suivent et s’ordonnent sur un axe temporel, constituant une dimension caractéristique et fondamentale du langage humain, le niveau “phonémique” strict ou segmental, et que ces unités s’organisent entre elles pour former des morphèmes et s’intègrent dans un niveau supérieur dit “prosodique” ou suprasegmental ». (Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du Langage, Le Seuil, 1995. 10. de Manchester. 11. « La modulation est une variation dans le message, obtenue en changeant de point de vue, d’éclairage », J.P. Vinay et P Darbelnet, ibid. p. 51. 12. Je reprends ici les concepts de l’approche interprétative de la traduction de Marianne Lederer. 13. L’intertextualité, telle que l’a définie Gérard Genette, se caractérise par « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes (…) par la présence effective d’un texte dans l’autre », comme dans les phénomènes de citation ou de plagiat (Théorie des genres, Le Seuil, 1979). 14. The Mikado, 1885, acte I. 15. La conversation, Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1996, Le Seuil, p. 5 16. Il ne s’agit pas ici de la modalisation au sens de procédé de traduction tel qu’il a été décrit par Vinay et Darbelnet, mais de l’attribution d’une modalité, d’une « prise de position concernant la valeur de vérité d’une proposition », comme la définissent Jean-Rémi Lapaire et Wilfired Rotgé dans leur Linguistique et grammaire de l’anglais », 1991, Presses Universitaires du Mirail, p. 370. 17. La conversation, p. 51-58: « l’expression « Face Threatening Act », proposée par Brown et Levinson, pour désigner ces « actes menaçants pour les faces »; expression popularisée sous la forme abrégée de « FTA », ce sigle faisant aujourd’hui partie du vocabulaire de base de tout chercheur ès conversation » ; les « procédés accompagnateurs de FTA »sont soit des énoncés préliminaires, soit des minimisateurs, soit des modalisateurs, soit des désarmeurs, soit des amadoueurs. 18. Paul Memmi, ibid. 19. Analyser les textes de communication, Dominique Maingueneau, Dunod, 1998. 20. in “La traduction de textes audiovisuels : modes et enjeux culturels” in Les transferts linguistiques dans les médias audiovisuels, éd Yves Gambier, Presses universitaires du Septentrion, 1996. 21. Lambert et Delabatista, « la traduction de films et de programmes de télévision a longtemps échappé à l’attention de la communauté scientifique », ibid.

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AUTEUR

CHRISTINE DECOGNIER Professeur Agrégée à l’Université (PRAG). Enseignante ESAV. Chercheur au Lara

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Ouvertures

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La plus belle harmonie

Didier Lambert

1 Si la représentation de l’homme et de la machine a été la clef de voûte de l’âge d’or du cinéma (de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat aux Temps modernes ou de L’arroseur arrosé à Métropolis) il y a beau temps que la machine a disparu des scénarios.

2 La représentation à l’écran du monde du travail industriel et de l’esclavage ouvrier a suivi une courbe continuellement descendante alors même qu’une toute autre mécanique allait peu à peu la supplanter : la « machine humaine » et ses rouages innombrables, autrement photogéniques – il faut le penser – que la « Lison » de Jacques Lantier ou que la porte électrique du garage de Monsieur Hulot. Mais n’était-ce pas se perdre avant que s’être trouvé ? Car en subissant cette transmutation le cinéma a rompu un des liens essentiels qui l’enracinait à l’aventure même de l’homme. Aujourd’hui la dimension politique du héros ne se lit plus aussi simplement qu’hier dans son seul rapport à la machine – objet phare de son statut social – (et ceci quelqu’en eut été son mode de représentation) mais dans l’énonciation sophistiquée de ses névroses.

3 Les héros de cinéma n’étant plus aussi souvent représentés sur leurs lieux de travail, ils semblent en avoir perdu peu à peu et le goût et le besoin. Certes nos héros sont toujours tributaires d’une situation économique donnée, d’une identité professionnelle consubstantielle à leur état d’hommes et de femmes mais la machine ne rencontrant plus la main de l’acteur se voit réduite à une simple figuration bien insuffisante pour le représenter et le circonscrire à un système de classe. Aujourd’hui la machine nous est montrée (ou plus exactement son absence nous est dite) comme totalement maîtrisée, disciplinée, en un mot absorbée. Ses représentations ne sont plus jamais directement politisées ni filmées comme une partie documentaire ou vériste. Au contraire, intégrées dans le récit dans le seul but de permettre un décor nouveau, un rebondissement plus ou moins justifié mis là pour dépayser le spectateur elles semblent participer d’une gigantesque appropriation universelle. Cependant la machine « monstre froid » contre laquelle l’homme se bat depuis l’aube de l’humanité est toujours là, transmuée dans ses figures et ses métaphores. « Étre moderne, c’est bricoler dans l’incurable » Cioran

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4 Les luttes, les tourments et les victoires du héros moderne sont presque toujours des constructions abstraites d’ordre personnel, intime et combien peu d’entre eux le réconcilient avec un groupe, une communauté, une société. Au terme de la démonstration dialectique que constitue « l’aventure » d’un récit fictionnel nous percevons à quel point notre héros ne maîtrise pas grand chose et que l’incurable est à notre porte. En nous désignant à toute force comme ce nouveau conquistador prétendument vainqueur à la fois de la haute technologie et de la matière (qu’est ce que l’ADN au cinéma si ce n’est le nouveau Graal ?) nous nous coupons chaque jour davantage de notre rapport au monde réel, à la nature, à la vie. Le héros de cinéma est devenu un psychologue, un enquêteur (journaliste ou avocat d’affaires) un super limier un profiler investiguant sur un sujet chaque jour plus insaisissable, virtuel ; luttant contre un ennemi invisible, tentaculaire, en un mot chimérique. Cette extraordinaire prééminence de la psychologie ne fait qu’éloigner les personnages d’un rapport affectif à l’objet. Hier la machine n’aliénait que le temps et son corollaire romantique – la liberté. Quel bonheur, quel espace lorsque les machines enfin tues et le rideau de fer baissé les personnages re- goûtaient chaque soir et chaque fin de semaine aux délices de la « vraie » vie. Souvenons-nous des héros de Becker. L’espace restant en dehors de l’usine et de l’atelier relevait vraiment de l’aventure ; on perdait un billet de loterie et les péripéties pour le retrouver faisaient de la vie un monde inconnu, hostile, dangereux où les traumatismes, les blessures et plus encore les moments heureux vous marquaient pour toujours.

5 De plain-pied avec la tragédie de son histoire le héros toujours plus ou moins en rupture momentanée de mécanisation affrontait la vie avec une innocence qu’il a – sinon tout à fait perdue – tout au moins reléguée dans un patrimoine qui ne le concerne plus. De fait jamais notre cinéma conquérant n’a été si loin de l’idée d’anarchie, de désaliénation, de libération. Précisément parce que ses héros prétendent être maîtres de leur destinée. Cependant, aliénés à la psychologie de masse et au discours triomphant qui la sous-tend ils ne débattent plus que de conflits sexuels et policiers. Ils s’embourbent lourdement, avec une fade complaisance, dans un espace libidinal jadis domaine réservé de la littérature. Devenus des « machines à paroles » nos héros subissent de violentes thérapies de groupe souvent plus spectaculaires qu’efficaces dans lesquels chacun d’entre eux, selon la combinatoire choisie par les auteurs, jouera au deus ex machina – innombrables variations interchangeables sur les thèmes inépuisables de la machina psychologica (sexualité, vie de couple, adultères, éducations des enfants, maladie, accidents) – mais surtout, partout, la même peur du silence.

6 Hier, trop bruyante, la machine empêchait de parler ou de s’interpeller d’une chaîne à l’autre, aujourd’hui chaque jour plus silencieuse elle ne peut plus espérer intéresser la forme d’expression la moins discrète, la plus tonitruante, peuplée d’humains ou d’humanoïdes dévastateurs.

7 Etranger à la contemplation (l’écueil de l’ennui en est si proche à l’écran) le héros de cinéma parle sans arrêt. Il s’épanche, se répand en humeurs et en déclarations égotistes. Ses pannes, ses ratés, ses défaillances ne viennent pourtant que d’un mauvais usage, d’un réglage défectueux, d’une mauvaise application des possibilités de la mécanique interne. Nos héros se souvenant peut-être encore d’un lointain passé ouvrier en retrouvent soudain le jargon alors ils nous « pètent un câble » ou nous « grillent un fusible ».

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8 De fait, se servir de la machine a toujours eu un rapport plus ou moins direct à la servitude, et le cinéma – plus que jamais moyen d’évasion – en a peut être trop complaisamment montré les seuls aspects aliénants. L’ouvrier d’usine plein de cambouis, le garagiste, le conducteur de loco, le petit imprimeur ne sont plus les personnages qui font avancer l’intrigue, ce ne sont plus que des comparses chargés – quelques minutes – de représenter l’humanité laborieuse de laquelle à toute force le héros tente de s’éjecter. Le rapport à l’artisanat, apanage des retraités, des marginaux et des terroirs ensoleillés avait une vertu plus apaisante, plus exotique.

9 De plus, travailler sur la machine exige souvent un lieu et un personnage fixes peu compatibles avec l’idée de mouvement propre au cinéma. Alors, comme le héros a toujours besoin de se battre contre quelque chose, ses causes sont devenues abstraites, et sa longue quête peu à peu devenue enquête. En s’éloignant irrémédiablement de la fixité et de la contemplation il est entré dans un nouvel ordre de chocs et de perceptions. Ce qu’il fuit aussi délibérément a fini par être un mal invisible, une super machine sans âme pouvant lui coûter la vie. Les circonvolutions de ce nouveau surmoi sont infinies, d’un raffinement illimité et leur énonciation – plus encore que leur exploration – constitue la trame même du film moderne. Le policier de L’humanité de Bruno Dumont est à mes yeux la personnification et le rejet de cette nouvelle et curieuse machine, mi-homme, mi-robot, homme mécanique en somme, téléguidé tant dans sa compassion que dans l’exercice de sa profession, il réunit douloureusement ces deux positions inconciliables : compatir / châtier.

10 Négation de tout un cinéma psychologique à contre courant de toutes les postures convenues, intégrant délibérément les alibis d’un certain cinéma vérité (acteurs non professionnels, décors réels, dialogues exempts de tout didactisme, représentation de la souffrance (pour ne pas dire de la misère) mais sans le discours sur la souffrance etc. Combien d’autres films même d’apparence moins squelettique dans leur économie de filmage ont mis à jour la même thématique inconciliable entre la liberté de pensée et la liberté d’agir ? Laissant trop souvent un sentiment de totale gratuité, d’irréalité à force de verbiage et de joutes intellectuelles, trop d’œuvres modernes manquent leur but : traduire un espace de guerre et donner à s’exprimer deux postulations contradictoires.

11 En gagnant de l’espace et du temps le héros d’aujourd’hui ressent plus tragiquement son rapport au monde, et, éternel belligérant sans adversaire véritable il s’épuise en pure perte. Toutefois je me souviens d’une œuvre qui démontait absolument et admirablement cette ambiguïté ; tout à la fois peinture et leçon de maturité de ses deux personnages elle nous dressait d’entrée de jeu le bilan d’une situation d’écrasement et du lent pourrissement qui avait éloigné un père de sa fille (difficulté de choisir une position sociale, incommunicabilité de parler et de partager, poids de tout un machinisme social et au bout de la route l’effort accompli pour s’en défaire).

12 En refaisant le long de cette voie ferrée le chemin à l’envers, ils remontaient à la source de leurs conflits. C’est le miracle du film d’Alain Cavalier Un étrange voyage. Si j’évoque pour conclure ce film admirable, c’est qu’il me paraît illustrer parfaitement un processus de désaliénation réussi par la volonté conjuguée de ses deux protagonistes. A la fin ces deux êtres sont libres et libérés – c’est à dire conscients des véritables enjeux de la vie et de ses contraintes et enfin soudés pour y faire face. Réussite parfaite en ceci qu’il ne s’agit pas d’un discours sur les innombrables aliénations modernes mais d’une œuvre qui prends le temps de les regarder, de les révéler, de les démonter pour - finalement - s’en écarter à distance respectable, enfin viable.

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13 C’est à ma connaissance l’un des films les plus harmonieux et les plus pacifiants. « Avec toutes les dissonances construire la plus belle harmonie ». C’était déjà la devise d’Héraclite

AUTEUR

DIDIER LAMBERT Étudiant à l’ESAV

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Le langage cinématographique et la codification du point de vue

Radhouan Maazon

1 Précisons tout d’abord que l’expression : « langage cinématographique » désigne dans le discours sur le film aussi bien les paramètres plastiques de l’image que la question des raccords de plan à plan et les rapports de l’image et du son1. Il s’agit donc, par analogie à la langue comme langage, de cette « grammaire » qui structure l’espace cinématographique sur les plans synchronique et diachronique. Toutefois, nous allons nous en tenir dans cette étude à l’approche diachronique de l’espace, voire à son déroulement spatio-temporel et ce, pour des raisons qui tiennent aux spécificités techniques et esthétiques du cinéma dont se soutient l’espace-temps qui, désormais se conçoit en tant que succession de plans, voire en tant que dialectique du champ et du hors-champ.

2 Mais de quel cinéma s’agit-il ? Il s’agit du cinéma dominant ; celui qui domine la scène cinématographique par ses règles esthétiques, lesquelles règles commandent le passage de plan à plan par le recours au principe même du découpage invisible. Il s’agit en somme du cinéma légalisé, officialisé par l’institution, le commerce et la publicité.

3 Par conséquent, le présent texte se veut une étude en matière d’esthétiques cinématographiques faisant prévaloir le concept de « point de vue » en tant que concept structurant, lequel concept a servi d’outil d’analyse dans des développements antérieurs2. Dans notre approche le concept de « point de vue » désigne a priori l’un des paramètres plastiques à savoir l’angle de prises de vues et, par voie d’extension, l’orientation prise par le cinéma en vue d’organiser et de structurer sa scène filmique par l’adoption de règles empiriques, donc esthétiques.

4 Nous allons donc observer dans les pages qui suivent, comment le cinéma du récit et de la narration s’emploie à codifier le « point de vue » de la caméra en s’organisant pour résorber cette cassure momentanée introduite au tournage en instaurant les lois et les règles qui participent à l’homogénéisation du récit. Ces règles se soutiennent de l’idée d’un « continuum » spatio-temporel et font du « point de vue » de la caméra un « point

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de vue » « coulé’ et « effacé » en allégeant les coupes, en les effaçant, en les rendant imperceptibles.

5 Il faut rappeler que dans des développements antérieurs3, nous avons pris comme point de départ, pour définir les paramètres plastiques de l’espace, le fait que ce dernier soit divisé : il y a le champ et le hors champ ; l’un étant le prolongement de l’autre, il en est le support imaginaire. Or, nous avons pu remarquer que le hors-champ fonctionne par la classification des plans selon la grosseur qui permet d’opérer une coupe à l’intérieur de l’espace profilmique, par le jeu des lignes et de perspectives, par l’incidence angulaire qui sélectionne une portion de cet espace, par le jeu de l’acteur qui jette des regards et qui se déplace, par la direction de la lumière principale et le lieu d’où elle émane.

6 Ainsi, l’écran cinématographique qui fonctionne dans les limites de la satisfaction et de la frustration, souligne et estompe au même moment. « L’image filmique n’est pas l’empreinte et le dépôt une fois pour toutes d’une réalité unique ; affectée d’un manque, elle travaille (c’est l’histoire qui la fait travailler), creusée par ce qui ne s’y trouve pas »4.

7 Certes, nous avons adopté une approche synchronique qui évacue l’élément durée et rythme et ce, à la manière de l’analyse qu’il est possible de mener à l’échelle du photogramme, ce qui nous a permis de nous arrêter sur les considérations plastiques de l’image. Ces dernières vont pouvoir se modifier dans la durée et avec le rythme du montage. « Changements de plans, mouvements de caméra et plasticité, montrent que la structuration de l’espace, si elle est fortement marquée par l’importance du cadre, relève aussi du passage d’un plan à un autre. En d’autres termes, il existe deux niveaux de structuration de l’espace : une structuration de l’espace cinématographique ou écranique (en fonction du cadre), et une structuration d’un espace qu’on pourrait appeler filmique. L’espace filmique est celui que constitue plan par plan, le film à travers son déroulement. Il ne s’agit pas alors de la composition à l’intérieur du plan, mais de l’espace à travers la succession des plans. »5

8 C’est donc à l’intérieur de la succession des plans et par rapport à un cinéma tablant sur la recherche d’un continuum spatio-temporel sur l’axe diégétique, que le « point de vue » de la caméra s’est trouvé orienté selon un ensemble de « lois », de « codes » et de « conventions » afin de répondre à un mode de lecture qui suppose la « projection » sur l’écran d’un spectateur plus ou moins passif.

Le « point de vue » de la caméra dans le même espace et le souci de continuité

9 Ces « lois » ou « règles » vont porter sur le passage de plan à plan introduisant un changement de grosseur ou une variation angulaire, ce qui concerne donc les déplacements du « point de vue » de la caméra dans le même ensemble décor-acteur. Aussi, ces règles vont-elles, également, porter sur des variations de « point de vue » relatives à deux ensembles décor-acteur distincts. Il s’agit, en somme, de raccorder ces morceaux d’espace et de temps en prenant le soin de prévoir leurs raccords aux stades du découpage et du tournage. « Du point de vue formel, un film est une succession de tranches de temps et tranches d’espace. Le découpage est donc la résultante, la convergence d’un découpage dans l’espace (ou plutôt une suite de découpage dans le temps), prévu en partie au tournage et parachevé au montage. »6

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10 Restons au niveau du même ensemble décor-acteur et voyons les figures filmiques qui résultent du type de raccord porté sur le changement de grosseurs et sur les variations angulaires lorsque le sujet ou l’objet est fixe. Dans ce cas, il y a respectivement : « raccord dans l’axe » et « raccord avec variation d’axe ».

Le raccord dans l’axe et la règle du point de vue nettement différent

11 Pour ce qui est du « raccord dans l’axe », le « point de vue » de la caméra est orienté suivant une règle qui amène à envisager la « suture » en fonction du paramètre de grosseur. Cette règle s’appelle : « la règle du point de vue nettement différent » Elle signifie que le changement de grosseurs, lorsqu’on passe d’un plan à un autre, suppose suffisamment d’amplitude, sous peine de créer une gêne pour l’œil du spectateur.

12 « Les raccords dans l’axe sont possibles si les plans successifs présentent entre eux des différences de taille. Sur un personnage, plan d’ensemble – plan moyen – gros plan, est une bonne succession, alors que plan américain large – plan américain serré – plan rapproché taille, crée après montage, une impression de piétinement insupportable, un hiatus visuel que seuls pourraient corriger de violents écarts angulaires. »7

13 Notons que ces deux figures concernent le « raccord dans l’axe en avant » Dans le premier cas de figure, il y a respect de la « règle du point de vue nettement différent », dans le deuxième, il y a transgression de cette même règle. Et alors que le « raccord dans l’axe en avant » indique sur le plan spatial, le « rapprochement », le « raccord dans l’axe en arrière » indique « l’éloignement ». Ces sensations de rapprochement et d’éloignement nécessitent, selon le raccord dans l’axe, qu’il y ait continuité et non piétinement.

14 La continuité est ainsi, recherchée afin que l’œil ne soit pas choqué et gêné et ce, selon le souci du respect de la vision dite « réaliste »8. D’ailleurs, le discours idéaliste sur le cinéma ne manque pas de souligner que tout raccord, même le plus invisible, le plus imperceptible, implique fatalement la fragmentation. Et il n’y a point de hasard à ce que les mouvements d’appareil aient fait irruption au moment où le montage constituait le fondement du langage cinématographique. Aussi, n’eut-il pas étonnant à ce que ce discours assimile, respectivement, les raccords dans l’axe en avant et en arrière et les travellings avant et arrière. « …Ces plans, pris dans le même axe, ne sont que des moments immobilisés d’une trajectoire mouvante, celle du travelling avant ou arrière. »9

15 Pour commenter de telles affirmations, il y a lieu de préciser qu’il est d’une extrême naïveté d’assimiler un point de vue résultant d’une suite de cadres pris dans le même axe et celui que peut donner un travelling avant ou arrière, sachant bien sûr qu’une suite de plans fixes dans le même axe, signifie, sur le plan spatial et optique, un changement, voire un déplacement spatial quand il s’agit, par exemple, d’un raccord dans l’axe en avant, alors que le travelling avant produit, en nous, le sens de la découverte sous l’effet d’une modification des lignes de fuite qui s’écourtent à mesure que la caméra se déplace par chariotage.

16 Selon cette logique, le mouvement d’appareil, tout comme l’utilisation de la profondeur de champ, se substitue à une suite de plans sur une même scène même s’il y a respect de la « règle du point de vue nettement différent » Nous comprenons, aisément, à travers cette technique du tournage en un seul plan, ce souci de la continuité, comme si

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le cinéma est condamné, par essence, à ne fonctionner qu’aux termes de cette fonction unificatrice.

17 Aussi Philippe Durand a-t-il écrit : « …Alors que le mouvement d’appareil correspond en « un seul plan » à une attitude douée de réalisme, affectée de cette douceur de la logique qui s’échafaude peu à peu, le montage-choc des plans raccordés dans l’axe, a pour but de frapper, d’imposer par la violence, de traumatiser. Alors que le travelling adopte le cours d’une pensée discursive et permet l’identification, les raccords dans l’axe s’affirment dans le plus total arbitraire, comme des stimuli qui fondent sur les crânes et inhibent toute la liberté. »10

18 Dans le même ordre d’idée, André Bazin en poussant au plus haut degré sa théorie du « réalisme », exprime une haine envers toute structuration spatiale à caractère fragmentaire : « Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. »11

19 D’ailleurs, Bazin, n’hésite pas à faire le procès du montage : « …il faut que l’imaginaire ait sur l’écran la densité spatiale du réel. Le montage ne peut y être utilisé que dans les limites précises, sous peine d’attenter à l’ontologie même de la fable cinématographique ».

20 Ainsi, nous pouvons saisir, chez Bazin, le fait que l’articulation montage-profondeur de champ se laisse comprendre en termes d’opposition et de conflit. Aussi, l’inscription historique de la profondeur de champ amène-t-elle à lire l’histoire du cinéma comme une histoire de conflit entre le « réalisme ontologique de l’image cinématographique », qui est le lieu de la « neutralité » de l’ambiguïté du réel et l’arbitraire des « significations imposées par le montage ».

Le raccord avec variation d’axe et la règle des trente degrés

21 Par ailleurs, si le « raccord dans l’axe » amène à penser la « suture » en fonction du paramètre de grosseurs, le « raccord avec variation d’axe » amène à penser la coupe en fonction de l’incidence angulaire. Or, ce type de raccord nécessite, pour qu’il soit bien réussi, qu’il y ait respect de la loi des trente degrés dont voici l’explication par Noël Burch :

22 « Il s’agit d’une règle qui s’est affirmée empiriquement pendant les années vingt, et qui veut que tout nouvel axe sur un même sujet diffère de l’axe précédent par un angle d’au moins trente degrés. On s’était aperçu, en effet, que des changements d’angle de moins de trente degrés (à moins qu’il ne s’agisse d’un raccord dans l’axe), provoquent ce que l’on est convenu d’appeler un saut, une sorte de gêne due au manque d’ampleur et de netteté du changement intervenu : le nouveau plan n’a pas une autonomie suffisante surtout lorsque les grosseurs sont voisines… »

23 « Mais on pourrait aussi, affirmer que cette gêne provient de l’inutilité plastique d’un tel « raccord », et surtout d’une frustration de l’œil qui demande des déplacements sensibles des contours d’un sujet, lorsque déplacement il y a, et que les tensions qui résultent de ces déplacements soient franches et nettes. »12

24 Ce passage de N. Burch ne fait que pointer l’inscription esthétique et, par là même, idéologique de cette loi d’orientation. En effet, les années 20 ne sont pas sans rappeler un stade suffisamment élaboré du montage et de ses théories. Il s’agit, donc, d’une loi imposée par le cinéma narratif-représentatif qui en fait l’aboutissement d’un cinéma fondé sur le découpage. Ceci d’une part, d’autre part, cette règle n’est pas une règle scientifique mais empirique. Or, le fait qu’elle vienne s’ériger en une loi nécessaire par le raccord des espaces fragmentés et ce, en réponse à la « réalité de la vision » signifie

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que les défenseurs de cette règle partent du postulat selon lequel l’œil ne veut pas être frustré.

25 D’ailleurs, N. Burch qui relève dans une scène de La Ligne générale, une « suite de flashs ultra-courts de la canuelle de l’écrémeuse », montre qu’Eisenstein opérait une transgression volontaire de la règle des trente degrés.

Une figure leurrante : « Le raccord dans le mouvement »

26 Toutefois, il faut souligner que le « point de vue » de la caméra qui découle d’un changement de grosseurs ou d’une incidence angulaire sur un même sujet, va être également fondé en repères sur le geste et le mouvement du mobile. Il s’agit là des « raccords dans le mouvement » qui regroupent respectivement les raccords dans l’axe et dans le mouvement ainsi que les « raccords avec variation d’axe et dans le mouvement ». Or, sur le plan pratique, le mouvement entamé dans une prise de vues est achevé sans rupture ni saute dans la prise de vues qui suit, laquelle prise de vues introduit, soit un changement de grosseur ou une variation angulaire, soit les deux déplacements à la fois.

27 Notons, surtout, que le « raccord dans le mouvement » est l’une des figures les plus leurrantes dans le cadre de la succession des espaces et de leur unité spatio-temporelle. Nous rencontrons, dans ce cas de figure, toutes les actions caractérisées par la prédominance de la gestuelle ou du mouvement tout court comme : l’action d’un personnage qui ouvre et ferme une porte, celle d’un personnage qui saute ou d’un personnage assis devant une table, se penche, saisit une tasse qu’il porte à ses lèvres et boit, etc.

28 Or, s’il s’agit de filmer cette dernière action en marquant le « raccord dans le mouvement » et si l’intention est de « monter » le second plan avec le premier au moment où la main du personnage amène la tasse aux lèvres, la question qui se pose est la suivante : à quel moment exact le choix de la coupe peut-il être opérant , sachant que le geste doit être réparti sur les deux plans13 ?

29 Pour qu’un tel raccord soit réussi, il va falloir qu’au tournage, l’acteur fasse preuve d’une certaine maîtrise dans le geste ou le mouvement, voire d’une certaine mécanique lors de la répartition du geste dans le second plan, surtout qu’il a été de coutume de filmer intégralement le geste dans les deux prises de vues (les deux plans). De même, si le second plan introduit, à la fois, une variation angulaire et un changement de grosseur, et sachant qu’on voulait que ce plan soit plus serré afin d’identifier le contenu de la tasse et d’observer la façon qu’a le personnage a de boire, il se trouve qu’au tournage, des précautions doivent être prises pour que le mouvement du personnage apparaisse « cohérent » et « coulé ».

30 Comme le précise Ph. Durand : « Une consigne, cependant, doit concerner la vitesse du geste dans le cas où, entre le plan 1 et le plan 2, s’opère une brutale mutation dans l’échelle des plans. D’une manière générale, lors qu’il y a resserrement spatial d’un plan à un autre, il est bon d’observer un décélération de la vitesse dans les gestes, et réciproquement. Il est évident que, dans un espace restreint, un geste trop vif, est souvent illisible »14

31 Par conséquent, il y a lieu de constater que l’opération de montage ne peut pas être réduite à une simple remise bout à bout des fragments d’espace représentant le geste du personnage et de tout mobile. Il appartient au monteur de repérer le moment, voire

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l’endroit opportun de la « coupe » pour que le geste soit lu dans la continuité à la projection.

32 Aussi, Ph. Durand retient-il, au montage, deux règles ; l’une « d’équilibre » : le geste exécuté en deux plans ne se répartit pas moitié ; l’autre de « contraction » : le mouvement dans le plan 2 n’est pas repris à la place où il fut abandonné dans le plan 1 mais plus loin. A la collure entre les deux plans, doit s’opérer un phénomène de « saut ». Pratiquement, poursuit Ph. Durand, « il faut détecter sur la pellicule du plan 2, le premier photogramme dont la position correspond à celle du dernier photogramme sur la pellicule du plan 1 ; puis, ceci fait, couper une dizaine d’image en aval. Les deux tronçons du mouvement ne s’enchaînent souplement qu’au prix de cette amputation. Sinon, un effet de tamponnement, d’hésitation, se produit : les deux plans sont mal montés. »15

L’orientation du point de vue de la caméra et le principe de continuité

33 Ainsi, il y a lieu de souligner que les « raccords dans le mouvement » ou les « raccords temporels » sont le prolongement affiné des « raccords dans l’axe » et des « raccords avec variation d’axe ». De même, le fait que ces raccords soient généralisés à partir de 1925, explique que les moyens de les réussir et de les obtenir se traduisaient dans les intentions qui animaient les esprits des cinéastes, des techniciens, des producteurs et distributeurs, en un mot, de tous les corps de métier qui se réclament de l’institution cinématographique dominante. Ce qui correspondaient, sur le plan du couple écriture- lecture, à une volonté de redéfinir le processus de croyance chez le spectateur.

34 Or, à partir du moment où la mise au point technique de ces raccords fut imposée comme réponse à une demande esthético-idéologique, que le sentiment de continuité s’instaura comme une qualité qui manquait au film et que, par conséquent, on revendiqua la recherche d’une continuité à récréer à partir d’une discontinuité.

35 C’est en cela, que le discours théorique sur le cinéma vient doter les raccords temporels de significations intrinsèques. Aussi, le mouvement aller-retour de la main qui cherche la tasse pour la porter aux lèvres, donnerait-il cette impression de « statisme », voire ces « effets de ciseaux », s’il était filmé en une seule prise de vue. « Par contre, vu l’un dans le plan 1, l’autre dans le plan 2, ils créent un dynamisme ; les angles étant différents, il n’y a pas effet de redite, de piétinement, mais au contraire, structuration d’un mouvement. »16

36 Il en est de même pour Jean Mitry, qui considère que la continuité constitue le fondement logique du drame : « …ce qui importe dans un film, hormis les qualités esthétiques (…) c’est le sentiment de continuité qui relie les plans et les séquences en maintenant l’unité et la cohésion des mouvements. La continuité logique ou dramatique dépend du scénario, mais il y a une continuité dynamique qui peut être envisagée ici »17

37 A noter que la continuité dynamique, dont parle Mitry, n’a jamais fait l’objet d’un intérêt quelconque pour les cinéastes des premières années du cinéma, à plus forte raison, pour de nombreux cinéastes qui avaient, surtout, assigné à la caméra un tout autre « point de vue » et ce, à un moment où le cinéma instaura le découpage en continuité. Or, nous pouvons retenir respectivement, selon MITRY, le cas de Méliès et celui de Griffith.

38 En effet, Méliès, en ayant recours à un mode de narration, celui des « tableaux successifs », ne se préoccupait guère de raccorder dans la continuité le mouvement

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contenu dans deux tableaux, dont le passage de l’un à l’autre, introduit une répétition que Mitry qualifie de « maladroite ».

39 « Lorsqu’on voulait suivre le même événement en passant d ‘un tableau à un autre » on devait reprendre « L ‘action en deçà du point de chute ou elle était arrivée. Ainsi dans ‘le voyage à travers l’impossible » de Georges Méliès (1904)~ Le tableau N° 4 représente un paysage fortement accidente. On aperçoit L’automobile au professeur Maboulof qui dévale une pente à toute allure. A bout de course elle percute dans le mur d’une maison et pénètre à l’intérieur.

40 « Le tableau N° 5 représente l’intérieur de la maison. Les occupants sont attablés et devisent joyeusement. Tout à coup, après avoir défoncé le mur qui s’écroule, une auto arrive en trombe et sème la panique parmi les convives qui s’enfuient épouvantés »18.

41 IL y a dans ce passage de Mitry un souci de faire admettre l ‘idée d’une histoire du cinéma qui est celle de la « continuité » et de la « vraisemblance » comme si de tout temps le cinéma était condamné à structurer ses espaces fragmentés selon l ‘impératif de « l’homogénéisation » de La scène filmique. Cette idée est bien visible dans Le re- marquage par Mitry du premier geste inaugural : « Le premier sentiment de continuité fut donné dès 1902 par celui qui peut être considéré comme Le créateur du développement filmique l’Américain Edwin Stratton Porter »19 ; aussi Mitry, ramène-t-il le « recours aux modes de narration du châtelet c’est à dire aux « tableaux successifs » à des contraintes techniques.

42 Or, si Méliès opère ainsi une mise bout a bout sans se soucier de couper dans le mouvement du tableau 4 pour le rattraper au tableau suivant, c’est qu’en toute évidence, pour lui en tant que prestidigitateur et illusionniste, le cinéma doit moins à l’artifice cinématographique qu’aux manipulations de décor, qui sont des tours tout simplement profilmiques.

43 De même, si nous voulons produire un nouvel indice du fait que l’inscription historique de la continuité n’est déterminée autrement que par des contraintes technico- matérielles, il importera de rappeler le choix fait par Griffith au moment où le cinéma opéra une restructuration de « l’impression de réalité » en instaurant, une fois pour toutes, la continuité comme un « gain de réalisme « qui manquait à la scène filmique. En effet, Griffith, conscient du « point de vue » qu’il voulait assigner a la caméra dans « Naissance d’une nation » présente une scène montrant un messager qui entre dans une salle de réunion lève le bras pour prendre la parole. Le premier plan montre le messager entrer dans le champ et lever le bras. Le second reprend sous une nouvelle incidence le mouvement intégral du personnage.

44 Dans cette scène il. n’y a pas de continuité dans le mouvement lors du passage du premier plan au deuxième pour la simple raison que la recherche de cette derrière n’était pas préoccupante chez Griffith qui voulait surtout se démarquer des schémas theâtraux et ce, loin de vouloir « choquer » L ‘œil.

45 D’ailleurs étant soucieux de résorber la fragmentation, Mitry tente de justifier la succession des deux plans du messager par la « nécessité et l ‘intensité dramatique » : « Filmant les héros de près ou de loin, de face ou de profil, de dos ou de trois quart selon les points de vue successifs, il plaçait le spectateur au sein de l’action parmi les personnages du drame dans l’espace du drame. En saisissant Les choses selon des « points de vue » différents, le spectateur, en effet, les percevait tout comme s’il se déplaçait réellement autour d’elles. « L’impression de réalité » spatiale était de la sorte un fait acquis »20

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46 Notons que « l’impression de réalité » intervient, chez Mitry, comme principe majeur de la représentation et de la lecture cinématographique. Encore une fois, se manifeste l ‘idée de « camera-spectateur », celle qui opère des changements de grosseur et des écarts angulaires à l’intérieur du même ensemble décor-acteur. Selon cette conception, la restitution des éléments compositionnels est assurée de plans à plan ou de tableau à tableau même si le mouvement n’est pas raccordé lors du passage de L’un à L’autre.

Le « point de vue » de la caméra dans deux espaces distincts et l’instauration du mode de circulation de la parole.

47 Cependant « si l’articulation des espaces hors-champ dans le même ensemble décor -acteur a nécessité » selon la règle de la continuité spatio-temporelle qu’il y ait suffisamment d’amplitude entre deux grosseurs consécutives », que les variations d’axe soient exécutées suivant la loi des 30 degrés et que les raccords dans le mouvement soient réalisés compte tenu des lois « d’équilibre » et de « contraction », il en est de même pour l’articulation du hors-champ dans deux ensembles décor-acteur distincts mais lisiblement contigus de plan a plan où le « point de vue de la caméra lors d ‘une succession de champs alternés entre deux personnages, est codifiée par la règle des 180 degrés ».

Le champ-contrechamp et la règle des 180 degrés

48 Ainsi, cette figure, qui découle de la succession de deux champs alternés s’appelle : « champ-contrechamp ». Il s’agit d’une figure qui fonctionne massivement dans le cinéma de fiction et ce, au même titre que le raccord dans le mouvement. Aussi cette figure qui introduit un renversement des espaces dans un dialogue entre deux personnages demande-t-elle à être réalisée avec tellement de soin et de précaution sous peine de « dérouter » voire de « désorienter » le spectateur ». « Le champ-contre champ » introduisant une discontinuité de l’espace en cadrage opposés l’un a l’autre nécessite quelques précautions dans la manière de le réaliser. Il faut justement que dans ce renversement des champs « le spectateur ne perde pas pied et accepte sans malaise la succession des points de vue. Il faut que les espaces qui se font vis d vis » que la place des personnages » la direction de leurs regards de leurs déplacements obéissent à une logique conforme à celle que le spectateur reconstruit idéalement » Ph. Durand21.

49 Nous comprenons aisément que le champ-contrechamp fonctionne selon le souci de la continuité qui n’est assurée qu’au prise du « respect « des « raccords « de regards de position et de déplacement qui tiennent à la prise en compte de la « règle des 180 degrés comme « loi » d’orientation du « point de vue » de la caméra. Or, le moyen de pallier la substitution brusque d’un ensemble décor-personnage par un autre ensemble, est d’opérer une obliquité des axes correspondant aux cadrages successifs. Cela revient à déplacer la caméra à l’intérieur d’un angle de 180 degrés qui peut être représenté en traçant un axe imaginaire reliant les deux ensembles décor-personnage.

50 Il faut préciser que cet axe délimite de part et d’autre deux demi-portions d’espace dans lesquelles la caméra peut se déplacer. Ainsi, afin d ‘éviter la « déroute » et la « confusion « du spectateur quant à la direction du regard et à l’emplacement des deux interlocuteurs, cette « loi impose que l’opérateur se fixe par rapport à l’une des deux

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portions se tenant dans un angle de 180 degrés. A défaut du « respect « de cette consigne l’opérateur cadrerait le personnage A (qui est en regard par rapport au personnage B) à partir d’une portion d’espace et le personnage B à partir de la portion opposée ; nous avons donc un « faux raccord de regard » puisque les deux regards ne se croisent pas lors du passage du cadrage A au cadrage B à l’écran.

51 Il faut également souligner que le « point de vue » de la caméra issu de cette règle des 180 degrés s’appuie sur des bases culturelle et anthropomorphique. Ainsi, l’orientation par cette règle des positions et des déplacements des personnages engage le transfert dans le domaine du film des repères théâtraux et des normes de la narration classique. Ceci d’une part, d’autre part, cette règle, en s’appuyant sur la fonction des regards des deux personnages, est donc programmée par cette base anthropomorphique.

52 Par ailleurs, il faut rappeler encore une fois que le recours au champ-contrechamp, voire au point de vue qui découle de la « règle des 180 degrés », n‘est qu’une conséquence de l’avènement du son et de la parole qui focalisent le principe même du découpage hollywoodien. Il s’agissait de réconcilier l’image et la parole ce qui ne fait que conditionner la lecture faite par le spectateur. Ici, le « point de vue » de la caméra est codifié de telle sorte qu’il scrute la source de la parole ; il ne donne à voir que pour faire entendre. La parole et l’image fonctionnent en symbiose totale et le passage du champ au contrechamp correspond à un changement de répliques.

53 Aussi, faut-il souligner que le champ-contrechamp, qui est devenu avec le parlant la figure maîtresse d’un cinéma très « dialogué »22, n’est pas tellement sollicité par les cinéastes de la nouvelle vague comme Godard, Resnais, Truffaut, Chabrol, Rohmer, et un peu plus tard Pialat, qui refusent de souscrire aux modes dominants de la narration. C’est ce dont témoignent les légers mouvements de caméra en aller et retour que Godard choisit d’utiliser pour filmer des scènes de dialogue dans A bout de souffle et Pierrot le fou23.

Les règles de la continuité spatio-temporelle ou la recherche d’un « point de vue » « coulé » et « effacé »

54 Notons par conséquent que les raccords de « regard « de « position « et d ‘ « emplacement « qui se fondent sur la règle des 180 degrés au même titre que le raccord dans l’axe et le raccord avec variation d’axe qui nécessitent respectivement le « respect » de la « Loi du point de vue nettement différent « et la « loi des 30 degrés », caractérisent une pratique ayant pour fonction principale d’effacer le morcellement de recréer la continuité préalablement brisée donc de réunifier la discontinuité notamment au niveau de l’articulation des espaces hors-champ.

55 Aussi, le ‘cinéma dominant » s’est-il employé durant l’évolution des techniques de découpage à instaurer ces règles tout en perfectionnant les méthodes permettant de les respecter afin de garantir la « suture » en effaçant les coupes et en rendant imperceptibles les changements de plans.

56 Comme le souligne N. Burch : « Avec l’avènement du son et l’accentuation du malentendu selon lequel le cinéma serait un moyen d ‘expression « réaliste « » on est par-venu rapidement à une sorte de « degré zéro de l’écriture cinématographique » » tout au moins en ce qui concerne le changement de plan. Et les expériences de Russes qui avaient entrevu une toute autre conception du découpage » ont été vite considérées comme dépassées ou marginales. Le « faux-raccord »

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était a proscrire » au même titre que le raccord « pas clair » « puisqu’ils mettaient en évidence la nature ambiguë de l ‘espace cinématographique »24.

Le « point de vue » d’une caméra mobile ou la recherche d’une continuité pure et immédiate.

57 Cependant, avec la mobilité de la camera » même le « montage en continuité » est considéré comme une pratique contestable dans la mesure où ce montage introduit des effets de coupe et de rupture et ce » malgré le fait que les espaces discontinus sont rendus imperceptibles grâce à la « transparence des raccords ».

58 D’ailleurs, nous avons déjà précisé que les histoires et les théories du cinéma n’hésitent pas à assimiler : mise en raccord des espaces fragmentés et mobilité de la caméra. C’est ainsi que les mouvements panoramiques, en tant que mouvements de rotation autour des deux axes de la camera (axe vertical axe horizontal) se substituent, selon ces discours, à une suite fragmentée d’un même espace, et que les travellings, comme mouvements issus du déplacement latéral et frontal se substituent également aux morcellements issus des changements de grosseurs et des écarts angulaires.

59 De ce fait selon ces discours » comme selon un cinéma fondé sur la « vraisemblance « du récit et la continuité, le « point de vue » de la caméra donné par un mouvement panoramique ou par un travelling ou même par un mouvement combiné, renferme cette fonction franchement descriptive » surtout lorsqu’il s’agit de constater que ces théories associent la fonction narrative des mouvements d’appareil au tournage en une seule prise de vue. D’ailleurs, même le « mouvement d ‘accompagnement « le suivi » que produit un panoramique horizontal, est utilisé à des fins descriptives. Cela se traduit, sur le plan narratif, par la « découverte progressive de la réalité », selon l’expression de Jean Mitry.

60 Par conséquent, afin de faire fonctionner le cinéma de façon prévalante à la « continuité » et à la « vraisemblance » du récit, il était prévisible que le « point de vue » de la caméra qui découle de la mobilité de cette dernière, soit codifié suivant des lois qui organisent la manière d’agencer les mouvements d’appareil, d’envisager leur assemblage dans une suite continue et de fixer leurs durées.

61 C’est ainsi, que dans l’agencement des mouvements d’appareil, il y a eu constamment une recherche du mouvement continu et « coulé » qui n ‘est rendu possible qu’avec le recours à des moyens techniques permettant une parfaite stabilité de l’appareil de prise de vue, voire une meilleure fluidité dans les mouvements de rotation de la camera autour de son axe, dans les déplacements par chariotage et surtout dans les mouvements de grue qui autorisent toute sorte de trajectoire. Aussi, le lancement de cette grue coïncide-t-il, sur le plan idéologique, avec cette « prise sur le réel » propre à l’homme dont le montage en discontinuité en est « l’acte perturbateur ».

62 Comme Le souligne, Ph. Durand, « en conférant la mouvance aux espaces cadrés, par conséquent en augmentant sensiblement la durée des plans, les mouvements d’appareil ont participé à cette évolution historique du langage qui se fit dans le sens de l’analyse à la synthèse, de l’effet montage à la fluidité »25

63 Pour ce qui est de la succession de plusieurs mouvements de même nature, la consigne permettant de les raccorder veut que le sens d’orientation soit respecté. Or, ces mouvements ne se raccordent sans « heurts ni « contradictions visuelles » qu’à

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condition qu’ils soient de même sens. Ainsi, raccorder deux mouvements d’appareil de sens contraires {ex. un pano gauche-droite avec un pano droite-gauche) constitue la « faute » baptisée « ciseau ».

64 Concernant la durée du mouvement d’appareil, il suffit de rappeler, par exemple, le long travelling dans Week End de Godard ou le lent mouvement de grue ascendant dans : Il était Une Fois dans l’ouest de Sergio Leone, ou encore le lent panoramique circulaire dans Profession Reporter d’Antonioni, pour montrer jusqu’à quel point on peut faire jouer le couple frustration-satisfaction. Dans ces mouvements et trajectoires, il s’agit de retarder volontairement l’apparition dans le cadre de ce qui est encore hors-champ. Ainsi, dans Week End, le long travelling latéral d’une dizaine de minutes sur un bouchon de voitures retarde l’apparition de l’accident. Cette attente, écrit Marc Vernet, a ainsi pour conséquence de vider l’image d’une grande partie de sa substance, puisqu’elle n’est que transitoire : elle n’est jamais que le signe d’un passage26.

65 Avec Sergio Leone, le passage du quai de la gare où Claudia Cardinale vient d’arriver lieu clos et encombré, à l’immense désert de l’Ouest, se fait au moyen de cette lente trajectoire mouvante. Aussi, Antonioni a-t-il opéré un saut dans le temps donc un « flash forward » par le Long panoramique à 360 degrés dont le cadre de départ montre l’acteur Jack Nicholson cloué à son bureau et à gauche du cadre la fenêtre donnant sur un extérieur nuit. Alors que le personnage sort du champ à droite, la camera quitte le lieu par la gauche en balayant toute la pièce d’un mouvement circulaire jusqu’à revenir au point de départ où l’on voit en plongé à l’extérieur Jack Nicholson en état de vieillard qui s’éloigne à petits pas sous une nuit de neige.

66 Nous comprenons, aisément, que ni Godard, ni Léone, ni même Antonioni n’entendent, par ce parti pris à travers ces trajectoires, faire fonctionner le « point de vue » de la caméra dans un but descriptif. C’est dire qu’ils opèrent, par-là, une transgression de ce qui est défendu comme étant la « découverte progressive de la réalité » et la recherche de meilleures « conditions de visibilité ». Or, selon cette conception d’un cinéma narratif où la recherche de l’homogénéisation de l’espace constitue son fondement, des mouvements lents et trop longs ne font que « frustrer » le spectateur et compromettre « l’impression de réalité ».

Conclusion

67 Les développements précédents nous ont été nécessaires pour conduire l’analyse théorico-critique du cinéma vers la construction de la notion ou, si l’on veut, du concept de « point de vue » pour en faire le long du parcours un outil d’analyse historique, théorique et critique des formes et des figures cinématographiques et ce, en tâchant, à chaque instant, de cerner les déterminations esthético–techniques du cinéma.

68 Néanmoins, il faut tout de même préciser qu’une telle approche du cinéma n’a pas toujours constitué un principe de pertinence pour l’ensemble des historiens, théoriciens et critiques du cinéma qui admettent, volontiers, que le cinéma soit appréhendé du côté de son histoire, de ses genres, de son économie, de son public, mais jamais sinon rarement, du côté de ses formes qui, pourtant, le fabriquent de bout en bout.

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69 A cet égard, la notion de « point de vue », que nous mettons en avant dans cette étude, acquiert toute l’importance d’un outil d’analyse nous permettant de nous attarder sur les structures formelles qui sont en définitive, les structures plastiques et esthétiques de la scène filmique. Aussi, avons-nous souligner tout le long de cette étude, le fait que la notion de « point de vue » est fatalement liée à la notion de « hors-champ ». En d’autres termes notre démarche d ‘analyse nous a permis, d’abord, de conférer à l’espace hors-champ une importance primordiale, ensuite, de préciser’ que la manière d’envisager l’articulation des espaces hors-champ détermine un certain type de « point de vue » de la caméra.

70 Or, dans un cinéma, où la conception du hors-champ fait de ce dernier un prolongement du champ délimité par le cadre, il est évident que, ce qui fonde cette appréhension de l’espace en général, c’est l’idée d’un continuum spatio-temporel qui est à la base de ce qui est souligné être « l’équilibre » et « l’homogénéité » de l’espace dont se réclame le cinéma « dominant », qui fonctionne massivement du fait qu’il est légalisé et officialisé par le commerce et l’institution.

71 De même, ce cinéma, à tendance narrative, n’a pas manqué d ‘assigner un « point de vue » à la caméra, lequel « point de vue » a été très fortement imprégné par la « vraisemblance » du récit et le « réalisme » dont se soutient tout « supplément » technique ayant marqué la mise au point du dispositif technico-matériel. En d’autres termes, tout supplément technique se traduit, idéologiquement, par un « gain de réalisme » et par une redéfinition des codes du « réalisme » en s’inscrivant comme une « vertu » qui manquait à la scène filmique.

72 C’est ainsi, que l’image grise et muette a cessé d’être le double reflet de la réalité et ce, au moment où en Amérique, l’irruption du son a précipité le lancement simultané de la panchromatique en noir et blanc et de la grue américaine.

73 Un peu plus tard, ce sera l’adjonction de la couleur et vers les années 50 la contre- attaque américaine se résoudra à la solution des procédés scopes et de l’écran large. D’ailleurs, ces suppléments techniques qui pouvaient être opérationnels bien avant leur mise au point définitive, ont eu lieu quand ceux qui s’en servent en ont besoin pour redéfinir l’impression de réalité et réactiver sans arrêt le « processus de dénégation » chez le spectateur.

74 Sur le plan des formes cinématographiques, la réaction américaine s’est déclenchée contre les pratiques du montage et de ses théories qui étaient à leur apogée vers les années 20. Afin de résorber la fragmentation et le morcellement de la scène filmique, Hollywood instaura simultanément les mouvements d’appareil et le découpage. Ce dernier admet l’antériorité du morcellement que le montage en continuité résorbera par la mise sur pied des lois et des règles qui, selon les impératifs de la continuité, organisent le passage de « plan à plan » selon les changements de grosseurs les incidences angulaires, la direction des regards, les positions et les déplacements des personnages. Aussi, le cinéma américain a-t-il établi des règles en vue de codifier l’usage des mouvements d’appareil suivant la reconduction des fonctions narrative et référentielle.

75 C’est de cette façon que le cinéma américain a pu organiser le morcellement de la scène filmique en codifiant le « point de vue » de la caméra suivant des règles rigides qui définissent son « essence » et sa « vertu ». Il a, donc, choisi de vraisemblabiliser la division de la scène filmique en endossant le morcellement sur le compte de la diégèse.

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Or, par surcroit d’hégémonisme économique, culturel et idéologique, ce cinéma a su parler de la société américaine en développant des thèmes humanistes qu’il exporte dans le monde entier. Mieux encore, il s’agit tant pour Hollywood d’exporter, voire d ‘universaliser un « mode de représentation « que d’envahir le marché mondial par ses films de fiction. A noter que ce phénomène d’homogénéisation du modèle hollywoodien acquiert toute son ampleur grâce à la diffusion de films par le biais des chaînes de télévision paraboliques.

76 Ce mode de représentation fait jouer massivement ces règles d’orientation qui se polarisent, essentiellement, autour de deux principales figures, à savoir le raccord dans le mouvement et le champ-contrechamp comme s’il existait une et une seule manière de filmer une conversation et ce, en alternant les champs respectifs aux deux interlocuteurs. Aussi, faut-il souligner que ce mode de représentation qui fait jouer en le codifiant le « point de vue » de la caméra, se fonde essentiellement sur une représentation du personnage héros. Or, greffer ce mode de structuration sur les cinémas nationaux, c’est aller à l’encontre de ce qui caractérise ces pays sur les plans de leur mode de distribution dans l’espace et leur manière de faire circuler la parole. D’ailleurs, nous voyons mal comment un « point de vue » articulant le champ- contrechamp rendrait-il compte du jeu dans des scènes de rue, de quartier, etc. à Tunis, au Caire ou a Khartoum... C’est dire que la fonction du héros telle qu’elle figure à travers cette figure filmique se rapporte a la culture et à la scène occidentale.

77 Ainsi, il y a lieu de remarquer que la notion de « point de vue » qui est déterminée par l’articulation du champ et du hors champ, dans un cinéma narratif représentatif, faisant prévaloir les règles de continuité spatio-temporelle, comme dans un cinéma se fondant sur le mécanisme de la coupe et de la faille, nous conduit à envisager le cinéma par rapport aux « modalités de représentation »

78 D’ailleurs, nous saisissons mal comment, face au discours diffus qui préconise un cinéma national qui traiterait des réalités authentiques, le cinéma du Tiers-Monde arrive-il à se démarquer du cinéma occidental s’il ne révise pas son mode de représentation. Car, en n’ayant pas à repenser la question du « point de vue » le message à produire serait trahi par un traitement qui adopte aveuglément une norme esthétique donnée.

79 Par conséquent, faire valoir la notion de point de vue c’est refuser de souscrire à l’idée, selon laquelle le cinéma est appelé a reproduire le monde, c’est quitter le degré zéro de l’écriture en vue de transformer le monde (la scène} avec la production d’un sens nouveau ; c’est surtout réexploiter les moyens qui tiennent franchement aux spécificités technico-esthétiques du cinéma

80 Il est temps que les « cinémas nationaux » (arabes, africains...} révisent leurs pratiques, tant sur le plan texte que sur le plan mise en scène, par une remise en cause des modalités de représentation qui ne sont guère les leurs. D’ailleurs, il y a lieu de constater que le débat portant sur les structures formelles de la scène filmique n’a jamais eu lieu dans les festivals arabes et africains du cinéma qui excellent dans la surenchère des débats stéréotypés tournant autour des conditions de production » et des circuits de distribution comme ce fut le cas des séminaires organisés lors des innombrables sessions des festivals, en l’occurrence les journées cinématographiques de Carthage ou le festival africain de wagadougou. Certes, les résistances ne manquent pas et il y a même une mise à l’abri volontaire et consciente des formes et des techniques, vis-a-vis des ideologies “dites subversives ».

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NOTES

1. http://fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/ma/ma_3135_p0.html Décembre 2001 2. Le concept de point de vue nous a servi d’outil d’analyse dans deux études de recherche : 1- Pour une approche critique de la question du point de vue au cinéma, (en cours de publication) 2- La plastique du cinéma et la question du “point de vue” au cinéma, publiéé dans La Revue Tunisienne de Communication n° 37-38 (2002). 3. Voir notre étude intitulée : « La plastique de l’image et la question du “point de vue” au cinéma », publiée dans le Revue tunisienne de commmunication n° 37-38. 4. Pascal BONITZER : « Hors-champ » (un espace en défaut), Cahiers du cinéma n° 234-235 Jan – Fev 1972 p. 16. 5. Marc VERNET : “Structuration de l’espace » dans Lectures du film, Paris Ed. Albatros, Coll. Ça cinéma, Paris 1977. 6. Noel BURCH : “Comment s’articule l’espace-temps » dans : Praxis du cinéma, Paris Gallimard, Coll. Le chemin 1969, p. 12. 7. Philippe DURAND, L’Acteur et la caméra, Paris Ed. Techniques européennes, 1974, p. 129 8. Nous verrons qu’avec Méliès et Griffith, la continuité n’a jamais constitué un souci pour eux. 9. Philippe DURAND, L’Acteur et la caméra, op. cit. p. 129. 10. Dans : L’Acteur et la caméra, op. cit.. p. 130. 11. André BAZIN, Qu’est ce que le cinéma ? (Montage interdit) Paris Ed. du Cerf 7e Art 1975 p. 59. 12. Dans : Praxis du cinéma, op. cit. p. 60. 13. La répartition du geste sur deux plans successifs signifie que le même geste est entamé dans le premier plan et achevé dans le deuxième. 14. Dans : L’Acteur et la caméra, op. cit., p. 157 15. Dans : L’Acteur et la caméra, op. cit., p. 157 - 158 16. Dans : L’Acteur et la caméra, op. cit.. p. 157 17. Jean MITRY : “Esthétique et psychologie du cinéma » Paris Ed. Universitaires Tome I, 1963, p. 157. 18. Jean MITRY, Esthétique et psychologie du cinéma, Tome II. Les formes (Ed. Universitaires -Paris 1965) p. 159. Page :93 19. Dans : Esthétique et psychologie du cinéma, Tome I op. cit.. p. 158. 20. Dans : Esthétique et psychologie Tome I. op. cit., p. 159 21. Dans : L’Acteur et la caméra, op. cit.. p. 8. 22. http :/www.france.diplomatie.fr/culture/france/biblio/folio/cinema/18.html, Décembre 2001 23. Godard dans A bout de souffle, choisit de passer de Jean Seberg à Jean-Paul Belmondo assis sur le lit dans la chambre par de légers mouvements de caméra, d’Anna Karina à Belmondo assis côte à côte dans une voiture par un court travelling latéral en aller-retour (au début de Pierrot le Fou, 1965). Même procédé pour une scène identique de Nous ne vieillirons pas ensemble (Pialat, 1972) entre Marlène Jobert et Jean Yanne. Le mouvement est alors plus ou moins motivé, voire pas du tout, par le dialogue. Il ne s’agit pas de filmer forcément celui qui parle et de revenir sur l’autre pour une réponse. Tous les décalages sont concevables comme le silence de celui ou celle qu’on ne voit pas pesant sur l’autre (Brigitte Sy et Anémone dans Baisers de secours de Garrel, 1989). 24. Dans : Praxis du cinéma ; op. cit. p. 22. 25. Dans : L’Acteur et la caméra, op. cit., p. 168. 26. Dans « Structuration de l’espace », (Lectures du film), op. cit., p. 92.

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AUTEUR

RADHOUAN MAAZON Docteur en Études Cinématographiques. Département de Communication. Université du Roi Saoud, Arabie Saoudite

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Le monde allant Verne

Frédéric Cassan

1 De l’incidence immédiate à l’influence plus structurelle, un regard sur la manière dont l’œuvre de Jules Verne s’immisce « machinalement » dans la création et le paysage audiovisuel. Transposer formellement les œuvres de Jules Verne au cinéma pose essentiellement et quasi-systématiquement la question de la conception visuelle. La plasticité unique de son travail peut être autant le conducteur assuré d’une riche expérience visuelle, une manne fantastique pour un cinéma de genre très inspiré, comme l’incommensurable défit du metteur en scène qui souhaite en faire l’adaptation officielle. Verne est le créateur d’univers fantastiques tellement paradoxaux, parfaitement identifiés dans notre patrimoine imaginaire, ce presque palpable scientifique où l’on place souvent son œuvre dans un très sérieux désordre épistémologique, et qui pourtant, dans la plus évidente poésie du bricolage, demeure d’une naïveté enfantine. Ce double langage, ce creuset d’inventions aussi fameuses que fumeuses, la source illustre des confusions et croyances qui entourent étrangement le caractère novateur de l’auteur est par ailleurs l’une des plus grandes difficultés d’adaptation et peut être, à la fois, son plus bel effet.

Adopte : Une époque, un Musée (Jules Verne et ses transformations)

2 Un voyage extraordinaire c’est bien plus qu’un paysage et son panorama. Il s’agit d’un acte, un choix d’idéal, renoncer à quelques balises connues et s’entourer d’une force enfantine sublimante : plonger avec Nemo.

3 Cette liberté qui détermine tout le génie créatif de l’auteur fait autant appel à la géographie qu’à la machinerie pour décrire les ailleurs. Le lieux comme la méthode pour s’y rendre sont les deux faces d’une même vision du voyage. Le comment et le pourquoi d’une exploration semblent ingrédients et vecteurs d’une rêverie savante et complexe, une alchimie fine et précieuse qui coopère du fantasme et de la relique, du mythe inaccessible à la fonction plus charnelle des objets, un dosage précis qui caractérise l’œuvre de Verne. Les machines sont toute aussi étranges et fascinantes que

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les mondes qu’elles visitent. L’univers de Verne est profondément mythologique mais très concrètement, en apothicaire des paradis et enfers perdus, la boutique du vieil homme (le grenier du jeune enfant) regorge toujours de fournitures expressives, denrées rares, collectes risquées, outils de rêve, instruments de cauchemar, les traces du destin (souvenirs) : la bimbeloterie et l’atelier d’un voyageur onirique. L’époque de Verne est profondément encyclopédiste. C’est l’univers fourmillant de tous les herbiers venimeux, fossiles marins et papillons exotiques. Les collections diverses restent des entassements épars qu’il faut encore rassembler, l’exposition des Arts n’est pas à la tendance dépouillée et minimaliste. Le Muséum d’histoire naturelle est encore un véritable fourre-tout ou les « monstres » presque reconstitués du passé côtoient de vraies espèces vivantes et ou l’invraisemblance et le banal se juxtapose dans l’urgence à la limite de la confusion.

4 Au début du XIXe siècle le général et diplomate écossais, Lord Elgin, profite d’un jeu d’alliance pour organiser le démontage et pillage partiel du Parthénon. Beaucoup de pièces sont détruites ou perdues, une partie très détériorée est finalement racheté par le gouvernement britannique pour rejoindre momies et sarcophage au British Museum. C’est l’époque d’une abondance amassée de la connaissance, d’un rapt idéaliste dans les affaires culturelles des peuples, nos miroirs « indigènes », et les vestiges d’un monde, certains l’entrevoient, qui ne durera pas. On découvre et classe à tour de bras les nouvelles espèces animales, on ne trace plus les contours de continents lointains mais on en explore toujours le cœur. L’Afrique est toujours le terrain d’expéditions aussi dangereuses qu’hallucinantes, animées d’une énergie aventurière volontaire et à la fois très dogmatique. Une époque encore assez folle ou l’on disserte en salon du savoir acquis et expérimente dans la jungle. En avant scène les artistes sont autant accumulateurs que leur monde est archiviste. Les ateliers regorgent d’un séduisant capharnaüm, des morceaux de mémoire éparses. Cette attitude est particulièrement contestataire puisqu’il est plus souvent question de la valeur émotionnelle des choses que de leur valeur numérique, informative et pécuniaire.

5 L’époque n’est pas uniquement matérialiste, elle cherche à rapprocher, fusse par quelques artifices superficiels et décoratifs, les différences qui fascine les hommes. Cette conquête n’est pas exclusivement dominatrice et coloniale. L’utopie occidentale et mondaine des Expositions Universelles, repose sur la classification des choses et caractérise cette folle accumulation. Abjecte, objecte, les figures sociales sont des armoiries corporatistes, les pays des bannières belliqueuses, les livres de lourds tomes picturaux, et ce fatras de signes, préambules d’une terrible défaite humaniste, la Grande Guerre, absurde et sordide bourbier qui engloutira ses belles espérances d’un savoir libérateur, préfigure des courants comme Dadaïsme et Surréalisme ou l’on jouera « comme en rêve » au grand mélange des images et des mots pour mieux s’en délivrer. Jules Verne est un homme de ce grand recensement, mais, transitant, c’est aussi un ambitieux rêveur. Bien avant que cette ère du savoir et de la raison ne paraisse si terrible et douteuse aux trahis et maudits de l’histoire, et qu’adviennent les plus grands et plus beaux amalgames conceptuels pour rire et pleurer des vanités et de la folie des hommes, ce monde inquiet recomptait inlassablement ses doigts comme un drôle d’enfant sage à l’aube des désillusions. Plus tard, le travail de montage et de déstructuration d’un rescapé des tranchées de la guerre de 14-18, le plasticien Max Ernst, présente en collage, une nouvelle surréaliste Une Semaine de bonté (1934). Il s’agit d’un très bel exemple de cette explosion de repères et d’images aliénés. Cet assemblage

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de gravures ressemble au mariage brouillé de planches pédagogiques et d’illustrations littéraires.

6 On croirait une sorte d’encyclopédie sans dessus dessous, un recueil d’archives secouées à la manière d’une boule à neige. On entrevoit le choc et le dépit dans ce rejet d’une époque maniaque de la conservation fragmentaire. En accumulateur d’images, d’effets et de pensées, on imagine volontiers, dans l’espace muséal de sa propre vie, un lieux de pèlerinage quotidien, le trésor intime de Verne l’entourant dans son cocon créatif. Objets, outils, instruments, modèles, répliques, le riche coffre de toutes ses passions, reliquaires, abécédaires, bestiaires, étagères de livres poussiéreux, de précieuses lunettes, celles qui regardent les astres ou celles qui épient le voisinage, une collection de cartes et de mappemondes, des compas de navigateur et de luxueux sextants.L’objet c’est le rêve ! On est loin des notions de valeur marchande, le bel objet n’est pas seulement rare, il est unique et de fait il ne s’achète pas toujours. Parfois il s’offre, se gagne, ou bien encore se trouve et se perd comme un secret, comme un trésor de pirate.

Adepte : Un monde, des machines (Jules Verne et ses transportations)

7 Imagé par d’illustres illustrateurs, Jules Verne participe activement à la conception graphique de son œuvre. C’est à croire que son travail serait (à son initiative ?) indéfiniment en partage et toujours à compléter. Dessinateurs, musiciens, cinéastes, auteurs de Bandes Dessinées ou de spectacle vivant, tous apportent, dans une même révélation infantile, les pierres pluridisciplinaires d’un édifice savamment inachevé. Peut être est-ce là une belle représentation du mécanisme, qui ne sait bien longtemps garder son secrets et n’a de cesse d’être disputée ou partagée par les bricoleurs. Le travail inspiré de François Delarozière, créateur prodigue de nombreux accessoires de spectacle pour la compagnie Royal de Luxe, fait justement participer une machinerie rustique dans l’univers de la représentation. L’invention se distingue par sa fonction objective mais surtout par son fonctionnement apparent. Encore une belle citation et un attentif recyclage des rouages dramatiques de Verne à la sauce du théâtre à trappe : le voyage et la machine sont au cœur même des spectacles. Les célèbres et tous premiers « Géants » marionnettes-machines dont l’inspiration plastique certes très proche du personnage de Gulliver, rappelle aussi l’histoire de tous les véhicules et engins libres du voyage, de la conquête Vernienne du monde et sa vision onirique voir utopiste du progrès. Les spectacles Retour d’Afrique (1999) puis Les chasseurs de Girafes (2000) mettent en scène des marionnettes-automates géantes, une vraie-fausse machinerie dont toute les pièces ne servent pas techniquement, mues d’un désir très esthétique de mécanique ou d’aventure, parcouru de petits contes, le périple est aussi une syntaxe issue du bricolage.

8 L’inspiration fourre-tout de ces spectacles n’est pas un unique relevé topographique du seul monde Vernien et convoque aussi d’autres identités imaginaires. Le titre de leur création et hommage, conçu dans le cadre du centenaire de la disparition de Jules Verne : « La visite du sultan des Indes sur son éléphant à voyager dans le temps » (Royal de Luxe, Nantes, Mai 2005) ressemble à lui seul à un cadavre exquis des célèbres ouvrages de Verne et de Wells. La compagnie digère ses faisceaux créatifs comme un seul et même élan, une famille bien à part d’artistes machinistes. Autour des différents travaux

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entre souvent dans la partie, au coté de Jules Verne, Jonathan Swift pour le gigantisme (Les voyages de Gulliver - 1726) ou encore Herbert Georges Wells pour le voyage temporel (La machine à explorer le Temps - 1895). Ces appareillages d’apparence très bricolée restent le cœur d’un riche travail émotionnel. Il s’agit souvent de petits bijoux de technicité camouflés sous l’apparence des machines les plus rudimentaires et les plus saugrenues. Ces inventions, amies où ennemies, qu’elles fassent rire, peur ou rêver demeurent de grandes intuitions esthétiques. Nous vivons à la fois l’ère de la domotique et de l’intégration, l’invasion « sournoise et discrète » des microprocesseurs et en même temps sous l’emprise esthétique emblématique du style néo-rétro, de nos voitures-fusées au mobilier de grande série inspiré par l’Art Déco. Il faut voir et montrer la machine car autant que la force motrice du voyage elle est aussi le vecteur d’un discours. La machine incarne notre civilisation technologique, l’ère d’un modernisme victorieux ou inversement les peurs liées au progrès technique et à l’aliénation des individus (Les temps modernes – Charles Chaplin 1936) ou la remise en cause du vivant, du pensant et de la notions d’humanité (Do Androids dream of electric sheep ? - Philip K. Dick 1968). Dans un tout autre registre stylistique, les terribles stratagèmes et autres bastions machiavéliques du Dr No, l’ennemi juré de James Bond (Ian Fleming) sont autant le spectacle que les fameux gadgets du héros. Que la machine, un véhicule spécial, un aménagement secret et insolite (un volcan...) ou une arme redoutable, soit bonne ou mauvaise, le plaisir intellectuel est bien moins manichéen que les caricatures hollywoodiennes.

9 La représentation esthétique de l’invention transcende parfois sa propre vocation, elle porte plus loin cette idée de l’Aventure et aiguise notre appétit d’apprentis sorciers. Ce rêve secret, l’Île mystérieuse (1875), un Eden scientifique du capitaine Némo, ce père des « fous démiurges en technologie », est une sorte de machine suprême dont la fonction est celle de tous les instants : un idéal. Petit à petit le corps est conceptuellement devenu un organisme et le monde un écosystème. La notion de système et d’espace organisés et de mécanicité des fonctions motrices prend une place prépondérante dans l’imaginaire de ce dernier acte de la révolution industrielle. La transformation métaphysique du savoir laisse exploser, les peurs passées, les ambitions fantasques d’une science quasi-providentielle. Savant fou, maître d’une science folle... où commence et s’arrête cette irascible envie de découverte et cette soif de connaissance ? Verne invente, dit-on, le roman de géographie fiction, mais si son univers s’incarne dans quelques horizons nouveaux, il est animé d’une curiosité scientifique et soumis parfois à ses machines capricieuses. Les erreurs, les pannes et les avaries sont les signes prometteurs d’un idéal qui sort enfin du mensonge et de la tragédie chronique de la perfection. On peut y entrevoir la profanation d’un mysticisme religieux trop bien organisé. La machine est à l’image du et des créateurs, fragile et magique. Aussi incroyables, obscurs et abracadabrants que peuvent être leurs inventeurs, ces appareils prolongent, transportent, parfois perdent, bien au delà des seules limites, géographique. Voyager, c’est alors changer le monde et lui faire franchir les barrières conceptuelles et morales d’un contexte qui se radicalisent. L’ailleurs Baudelairien, une incitation addictive à la rêverie et au désordre fantasque, l’extraordinaire voyage Vernien d’autre part, un regard curieux et appliqué, humain et poétique, sur l’urgence d’une époque qui s’ouvre au monde devant tous les chaos, le départ étant aussi bien synonyme de découverte que de fuite.

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Adapte : Une vision, un cinéma (Jules Verne et ses transpositions)

10 Dans un no man’s land émotionnel, une rare instance se tisse suspendue dans le petit laboratoire scolaire, quelques part dans les effluves sulfurées de la découverte et l’odeur âcre de l’encre sèche, un songe flottant entre la chaire professorale et la place du cancre rêveur. Verne crée des mondes, et ses mondes, parce qu’ils sont relativement plausibles, conservent souvent autant de repères et de phénomènes physiques qu’ils ne transgressent ouvertement les lois qui les régissent. Le caractère fondamentalement humain des passions et des velléités qui animent les personnages rendent généralement les mythologies accessibles voir progressivement crédibles. Le défit cinématographique n’est pas seulement de rendre convainquant l’univers Vernien, son invraisemblance faisant partie de ce que l’on appelle généralement un charme désuet, mais surtout de ne pas trahir la volonté d’un détracteur de cette forme de Science- fiction : faire rêver (voyager) scientifiquement. Il s’agit alors d’assortir son interprétation des phénomènes scientifiques, un parcours poétique, avec des d’effets spéciaux plus modernes et novateurs. Cinématographiquement (visuellement), comme pour la plupart des contes, ces mondes sont autant des espaces que des fonctions.

11 Le voyage est une transition mais aussi une transformation. La narration s’enroule, charmeuse, dans les méandres complexes d’un jeu de logique fou (flou ?) qui en rendrait la description plastique impossible si l’artiste ne tombait pas, à son tour, fort heureusement, entre les mains d’autres interprètes praticiens. Verne est un inspirateur inspiré. Il est, plus que dans la tradition cinéphile, constitué et restitué par ses pairs. La diversité de ses rencontres sont autant le reflet d’une époque, la saveur culturelle de la bohème, que la curiosité de l’homme. Ses tous premiers essais théâtraux cherchent très vite une forme de matérialité dans la musique. Son ami et compatriote Nantais Aristide Hignard, un malchanceux de l’histoire, s’y attelle à ses débuts ; l’expérience ne séduit pas vraiment et le duo ne trouve pas dans cette association texte et musique ce renouveau local de l’opéra qu’engendrerons plus tard les bouffes Parisiens. En effet, quelques années après, le plus célèbre et controversé compositeur d’opérette (et pas de pacotille), Jacques Offenbach accroche les idées de Verne, parfois contre son gré, à la portée des orchestres. Très vite et dans un genre bien particulier, ses histoires sont présentées et incarnées par des acteurs. On cite souvent, « d’après une nouvelle de Jules Verne », ces opéras bouffes tel que Le Docteur Ox (recueil de nouvelles paru en 1874 et adapté en 1877) ou encore Voyage dans la Lune (1875) une farce très inspirée (et très irritante !) de De la terre à la Lune (1872) et Autour de la Lune (1870).Verne est porté à l’écran par ses contemporains dès 1901. Charles Pathé s’essaie sur Les enfants du capitaine Grant puis, l’année suivante, Georges Méliès introduit avec Le voyage dans la Lune une imagerie extraterrestre devenue culte. Ce dernier réalisera les premières transpositions cinématographiques des romans. Verne profite, in extremis, d’être au cœur des tous premiers films de l’histoire et devient, comme par un signe du destin, l’un des premiers auteurs vivant adapté au cinéma ! Qu’il le veuille ou non - parfois les projets lui déplaise – en faisant rêver certains des plus glorieux de ses contemporains, c’est toute une époque que Verne emmène sur la Lune.Dans la pratique audiovisuelle les espaces et les fonctions s’appellent des décors et effets (esthétique et technique).

12 Réaliser Jules Verne c’est avant tout confectionner et élaborer des lieux et des appareils fantastiques. La réalisation filmique, jeu d’illusions bien plus dispendieux que la

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littérature, exauce parfois les formules mais rarement toute la magie. Le mythe re- visité opère une double implication stylistique. Il s’agit à la fois de recréer l’instrument, le dispositif ou l’appareil d’origine, celui qui coïncide historiquement avec l’époque de Verne et des protagonistes de ses romans du point de vue esthétique et technique et, en même temps, de moderniser, d’harmoniser le tout pour que les effets spéciaux et les créations plastiques gardent une efficacité contemporaine. Cette efficacité stylistique n’est, par ailleurs, pas toujours le signe d’une démission conceptuelle comme nous inflige actuellement nombre de super-productions Hollywoodiennes. Je ne parle pas d’un corpus de nécessité c’est à dire de retrouver « les bonnes ficelles qui marchent », le prorata de Hi-Tech et la star en vogue, mais plutôt d’offrir au spectateur une émotion équivalente, une force imaginative à la hauteur (amplitude inestimable) du roman lors de sa sortie. Jules Verne est un homme d’effet, il connaît la portée puissante de l’émotion dans le discours, il œuvre à la fois en auteur et pédagogue dans l’espace d’une double mission que lui confie Hetzel son éditeur : cultiver et distraire.

13 Ce pur concept idéologique de la pensée laïque, régulièrement controversé et remis en cause dans son efficacité, sur lequel se base encore, fort heureusement, l’engagement de cette chère vieille dame diffère très nettement du rendement imposé par l’industrie cinématographique. Verne est un « honnête » marchand de sensation(nel), dans une certaine idée de la noblesse intellectuelle, à l’instar de Georges Méliès (Le voyage dans la Lune - 1902), il livre le travail d’une recherche aussi étonnamment laborieuse que ludique, avec le sérieux de grands enfants, culturellement dépositaire et non-plagiaire, fruit d’une véritable science de la confection. L’esthétique résiduelle, ce que l’on appelle communément « l’univers Jules Verne » est tout aussi fondamentale que son style littéraire qui reste, d’après lui même, assez anonyme. Pour Harper Goff, qui créera le design du Nautilus dans l’adaptation oscarisée de 20 000 lieues sous les mer par l’équipe Disney (1954), il s’agit d’imaginer une fusion esthétique et technique qui rende compte au mieux de deux époques du fantastique : L’univers de Verne / Némo et son style Victorien (ou second Empire en France) post-industriel et en même temps le design d’après guerre, célèbre époque d’une science-fiction très « électroménager ». Le fantasme technologique de l’Amérique des années 50 est résolument tourné vers la conquête spatiale et le mythe entier du pionnier remanié à la sauce martienne. Cette adaptation sort entre The day the Earth stood still (1951) et Forbiden Planet (1956) cultissimes films de SF fait de robots humanoïde d’arme et de vaisseaux spatiaux dans le pur style « grille-pain ». La science n’est qu’un frêle esquif, parfois amusant parfois triste, qui traverse, toujours à la limite d’une rupture, l’univers le plus étrange qui soit : le nôtre. L’œuvre de Verne est à la fois faite de « belle mécanique » et est toute entière un grand dispositif esthétique. Il s’agit, plus que de roues réinventées, d’une gigantesque révolution. Anachronisme délicieux, qui colle à son auteur et honore sa réelle inventivité : la machine Jules Verne est fondamentalement audiovisuelle.

14 Si Verne n’est pas l’inventeur du sous-marin il est sûrement l’un des initiateurs de la vision sous-marine, entraînant dans la fascination un siècle de désir technologique. Le Commandant Cousteau, rêvant d’un œil cinétique de grands fonds comme de faune et de flore côtière, est le plus inspiré exemple de personnage audiovisuel emprunté au Capitaine Nemo. L’idole est certes bien plus littéraire et libertaire que le documentariste moralisateur et elle invente ce nouveau genre d’aventurier en scaphandre, assez aimant pour chercher sans fin et assez fou pour ne rien voir... notamment du danger. Si c’est aux sciences « bien à l’armée » que l’on doit les sous- marins, on les imagine volontiers « à la Jules Verne », c’est à dire avec de larges hublots

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vitrés, une coûteuse lubie sous l’incroyable pression de 20000 lieues de fond, dans l’espoir de voir, dans cette obscurité absolue, ce que les sonars actuels n’arrivent même plus à identifier. Verne n’invente pas, il s’approprie. Et cette belle outrecuidance, novatrice dans les domaines technologiques, inaugure une liberté esthétique qui décomplexe entre autre la création audiovisuelle jusqu’à son paroxysme actuel: ne plus attendre des sciences qu’elles nous montrent quelques « vérités bien réelles », à l’instar de ce que l’on attendait des religions, mais exiger d’elles qu’elles réalisent véritablement nos désirs. Verne inspire formellement le cinéma par son inventivité et son style mais c’est aussi sa « méthode » tout entière qui est happée par le dispositif. Du principe scientifique et technique que détourne les saltimbanques (théâtre, photo, cinématographe, etc.), en quête de sensations nouvelles pour leur spectacle, on arrive au spectacle résolument scientifique. Faire le tour du monde en 80 jours tiens de la même démesure et arrogance que de « faire 80 mondes le tour d’un jour ». So british, Phileas Fogg est un peu de la trempe de ses reporters pressés qui parcourent sans plaisir les paradis terrestres dans l’urgence de la performance et de l’efficacité. C’est un gentleman et sa haute condition transforme le voyage en un tourisme aveugle, pécunier et pragmatique. Le journalisme moderne n’as pas vraiment l’air plus attaché aux lieux et aux peuples que ce nanti héros. Verne imagine le temps d’un défit à l’Anglaise l’illusion de notre journal télévisés, le tour de la planète chronométré, la quantité et la vitesse.

15 Cette palette picturale des zones occidentalisées, cette débauche de moyen pour couvrir les quatre coins du globe rappelle la frénésie caricaturale du 20 heures. Après tout l’ORTF ne s’était elle pas donné, vis à vis du téléspectateur, des buts assez similaires que le magasin d’éducation d’Hetzel ? L’ambition n’as t-elle pas succombé à la tentation de la performance marchande ? Seule la télévision et le cinéma sont actuellement capable de rentabiliser une telle couverture et un tel envahissement systématique du monde. Là encore la pauvre inspiration des concepteurs pioche indifféremment dans toute la littérature de science fiction du XIXe siècle. Mis dans la peau de Robinsons, les joueurs de certains reality shows sont artificiellement isolés sur des îles désertes reconstituées pour s’approcher du roman de Daniel Defoe. Les émissions du petit écran empruntent beaucoup au mythe d’aventuriers « à la Jules Verne ». Nicolas Hulot, présentateur « aventurier » est un adepte inconditionnel des montgolfières et autres ailes volantes. La fascination pour ce bric à brac roulant, flottant ou volant tient bien moins de la pure performance technique que du spectacle visuel en soit. L’audiovisuel a trouvé dans les machines Verniennes l’emblème iconographique de l’aventure et un projet lointain de vulgarisation scientifique.

AUTEUR

FRÉDÉRIC CASSAN Doctorant au Lara. ATER Lara / Esav. Université de Toulouse II

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Perspective en construction1

Jean-Luc ANTONUCCI

« Une machine qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle ». C’est la réponse donnée par un aveugle de naissance à Diderot qui voulait savoir ce que pouvait être un miroir pour lui2.

1 Une veduta du baptistère San Giovanni depuis l’intérieur du porche de la cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence, peinte sur un panneau de bois d’une quarantaine de centimètres percé d’un trou qui permet d’en voir le reflet dans un miroir tenu à bout de bras face à soi, tel est le dispositif, complexe, que la tradition a consacré comme acte inaugural de la perspective centrale. Cette tavoletta et une seconde sur laquelle était peinte la Piazza della Signoria avec la silhouette découpée du Palazzo, regardée cette fois sans l’aide d’un miroir, sont réalisées à Florence voici six cents ans, au tout début du XVe siècle, par Filippo Brunelleschi (1377-1446)3 qui n’était pas encore l’architecte que la ville de Florence, reconnaissante d’avoir doté sa cathédrale d’un dôme à la mesure de ses ambitions, glorifiera quelques décennies plus tard.

2 Avec la première expérience, Filippo Brunelleschi a sans doute façonné de ses mains l’une de ces premières « machines à dessiner » telles que les définit Philippe Comar : « des instruments de recherche » et « des outils dont la vocation est de montrer les grands principes de la perspective centrale »4. En effet, même si cette expérience est le plus souvent interprétée comme un dispositif de validation a posteriori permettant de superposer l’image à son modèle et de vérifier, en escamotant l’image, qu’elle coïncide parfaitement avec le bâtiment du baptistère qui se trouve derrière, on peut se demander si cet assemblage n’a pas été principalement élaboré dans le but d’identifier, dans un premier temps, et de mettre en évidence, dans un second temps, les premiers principes de l’organisation perspective d’une image et de sa construction.

3 Filippo Brunelleschi n’a malheureusement laissé aucune indication sur ses expérimentations, ni sur la manière dont il a construit ces panneaux, ni sur la façon dont il utilisait le dispositif de la première expérience. Ce silence s’explique peut-être par la rude concurrence à laquelle il a été régulièrement soumis durant sa vie

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professionnelle. Ce qui l’obligeait à faire preuve de prudence pour se protéger et à user de diverses ruses pour l’emporter sur ses rivaux. Peut-être est-ce aussi parce qu’il se considérait plutôt comme un praticien et qu’il ne jugeait pas opportun de laisser de traces ou d’explications de son travail. Comme, de surcroît, les deux panneaux peints ont été perdus, nous sommes aujourd’hui contraints d’essayer de comprendre comment il a pu pratiquer, en avançant quelques conjectures qui ne peuvent s’appuyer que sur les seuls témoignages qui évoquent ces travaux et, comme le suggère Jeanne Peiffer, sur les savoirs en optique et en géométrie qui étaient disponibles au moment où il élabore ses démonstrations.5

Expérimenter pour comprendre

4 Deux textes présentent et commentent ces expériences sans en donner les détails de fabrication : une biographie anonyme, La vie de Filippo Brunelleschi, écrite quelques décennies après, attribuée au mathématicien astronome Antonio di Tuccio Manetti (1423-1497) et la Vie de Filippo Brunelleschi, Sculpteur et architecte, publiée au milieu du siècle suivant par l’artiste-courtisan et historien Giorgio Vasari (1511-1574)6. Un troisième auteur, contemporain de Filippo, l’architecte Filarète (1400-1469) cite Brunelleschi à deux reprises dans le cours de perspective de son Traité d’architecture7 pour indiquer qu’il aurait utilisé un miroir pour explorer et comprendre le fonctionnement de la perspective8.

5 Sur la base de la description fournie par Manetti, trois remarques au moins doivent être faites à propos de la première tavoletta.

6 1. La tradition, mais surtout la pratique qui a suivi, montrent que cette expérience met en évidence, pour la première fois semble-t-il, l’existence du Point Principal (pied de la perpendiculaire abaissée du Point de Visée sur le Tableau), point de fuite de toutes les droites perpendiculaires au Tableau dans l’espace. Or, lorsqu’on se place comme a voulu le représenter Filippo, dans l’embrasure du porche de la cathédrale, face au baptistère, on constate qu’aucune droite de l’espace n’est dans cette situation, c’est-à-dire perpendiculaire au plan du Tableau. Ce qui laisse supposer que conformément à ce que préconisent Leon Battista Alberti (1404-1472) et Piero della Francesca (v.1415-1492) dans leurs traités respectifs, Filippo a utilisé le tracé intermédiaire de la mise en perspective d’un carré de base graticulé comme assise de son dessin9.

7 2. Le baptistère est un octogone régulier, strictement symétrique. Seuls peuvent être visibles sur le dessin de Filippo trois côtés : celui qui, face au porche, est parallèle au Tableau et les deux côtés qui lui sont adjacents. Ces derniers, à 45° par rapport au côté parallèle au Tableau, constituent le prolongement d’un angle tronqué de cube dont les droites convergent, dans le système de la perspective centrale, vers leurs Points de Distance respectifs. Or, la seconde expérience réalisée par Brunelleschi met également en scène un volume « vu » en angle. Ainsi, les deux panneaux de Filippo qui établissent le modèle axé de la perspective centrale peuvent laisser penser qu’il avait peut-être connaissance de la méthode de la bifocale dont le tracé s’appuie sur les Points de Distance10. Comme cela s’est produit dans le domaine de l’architecture où, parce qu’« auparavant on n’avait affaire qu’à des Allemands [l’architecture gothique] »11, Filippo a entrepris de forger à Florence, « héritière la plus légitime de la nation latine »12, une identité culturelle spécifique fondée sur la redécouverte du savoir-faire des Anciens, on ne peut exclure que Filippo ait voulu créer une méthode originale qui résonne

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également comme une revendication identitaire. Une nouvelle technique de construction inspirée par la redécouverte de l’optique des Anciens, notamment celle d’Euclide13, qui ne soit pas fondée sur les Points de Distance mais sur le Point Principal comme le suggère l’architecte romain Vitruve14.

8 3. Alors que la perspective est encore balbutiante, la présence du miroir rend la conception du dispositif très complexe s’il est introduit a posteriori pour, comme l’expliquent de nombreux auteurs, s’assurer de la justesse de l’image in situ. La perspective centrale étant entièrement fondée sur la distance entre le tableau et le point de visée et entre ce dernier et l’objet à dessiner, ce dispositif crée, avec une distance résultant de la combinaison des distances entre le miroir, le point de visée (l’œil) et l’image réfléchie vue à travers un trou qui la transperce, une difficulté conceptuelle majeure à gérer. Cette incroyable complexité disparaît si l’on considère que le miroir est présent, dès le départ, dans un dispositif expérimental qui a permis d’identifier et de comprendre comment fonctionne la perspective centrale. En mettant notamment à profit une caractéristique propre aux miroirs : ils réfléchissent l’image des objets qui sont posés devant eux en même temps qu’ils sont plans. Analogie avec un panneau peint que Léonard de Vinci (1452-1519) relève dans l’une des notes de ses carnets : « la peinture, qui est sur un plan, donne l’impression du relief, et de même le miroir plan »15. Filippo aurait donc pu initialement utiliser le miroir non pas pour tracer l’image ou la vérifier mais pour travailler à la fois sur un simulacre de la profondeur, avec l’image réfléchie, et sur le plan, en repérant les positions et les directions des lignes de construction sur la surface réfléchissante.

9 Les recherches sur la représentation de la profondeur étant déjà largement engagées par les peintres du Trecento, il est probable que les démonstrations imaginées par Filippo, qui n’est pas peintre, constituent une interprétation astucieuse de diverses techniques auxquelles il a pu être initié dans les ateliers de peinture. Mais l’innovation qu’il met en œuvre trouve peut-être aussi son inspiration dans un environnement d’une autre nature. Hormis les peintres dont on sait qu’ils peuvent être amenés à les employer, les miroirs sont utilisés et étudiés par ceux qui s’intéressent à l’optique. Notamment parce que depuis l’Antiquité on cherche à comprendre pourquoi la vision peut se laisser tromper par les images spéculaires dont Gérard Simon indique que leur étude est « conçue comme une science du faux »16 par les Anciens. Parce qu’ils doivent savoir tenir compte des erreurs de la vue lorsqu’ils scrutent le ciel, les astronomes s’intéressent, eux aussi, à l’optique et aux miroirs. C’est probablement dans la proximité avec des expériences d’optique et d’astronomie qu’il faut chercher une seconde source d’inspiration susceptible de déclencher la synthèse que Filippo a su réaliser17.

10 Manetti et Vasari mentionnent tous deux la rencontre entre Filippo et le médecin mathématicien Paolo da Pozzo Toscanelli (1397-1482). Manetti précise que leur amitié aurait duré quarante ans18 et Vasari que Paolo aurait enseigné la géométrie à Filippo19, son aîné de 20 ans20. La coopération entre les deux hommes paraît tout à fait probable et le partage de connaissances semble avoir été pratiqué en diverses occasions à cette époque. Dans l’introduction du catalogue de l’exposition Les ingénieurs de la Renaissance de Brunelleschi à Léonard de Vinci, Paolo Galluzzi explique comment « tout au long du XVe siècle, on assiste à ces convergences » entre des artistes-ingénieurs comme Filippo et des humanistes comme Paolo pour échanger leurs compétences et associer leurs savoir- faire respectifs dans le but de redécouvrir et « assimiler les aspects technico-scientifiques du

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savoir antique »21. Toscanelli est également connu comme cosmographe. Pour explorer le ciel, à cette époque, on doit avoir de solides notions d’optique, « indispensable préalable »22 à l’astronomie. La géométrie, l’optique et l’astronomie sont alors étroitement imbriquées et celui qui scrute la voûte céleste connaît l’optique des Anciens sans pour autant ignorer les avancées réalisées quatre siècles plus tôt par un savant arabe, Ibn al-Haytham23 (v.965-1041), dont les expériences, notamment à l’aide de la chambre noire ont permis de concevoir la lumière comme une entité physique et de montrer qu’elle « entre dans l’œil, et que c’est à l’intérieur de l’œil que se produit la sensation visuelle »24. Alors que pour Euclide ou Ptolémée le regard sort de l’œil pour se livrer à une sorte de palpation des objets et que dans leur schéma optique, l’œil est réduit à un point qu’ils situent au milieu du globe oculaire. Œil-point qui est le sommet du cône visuel (ou du triangle visuel) qui se projette hors de l’œil. Gérard Simon estime pour sa part que « sans la révolution opérée en optique au début du XIe siècle par Ibn al- Haytham »25 les perspectivistes du XVe siècle n’auraient pas eu les moyens théoriques de concevoir le principe de la section de la pyramide visuelle telle que la définiront Alberti, Piero della Francesca ou, plus tard, Léonard de Vinci. Donc, même si le dispositif inauguré par Filippo s’appuie sur le schéma visuel simplifié et réducteur d’Euclide, il n’aurait pas été possible sans les apports et les avancées de savants arabes qui ont su transmettre et perfectionner, en le prolongeant, l’héritage de l’Optique des Anciens.

11 Filippo peut donc avoir effectué des expériences d’optique et expérimenté la camera obscura, voire tracé ses premières images à l’aide de cet instrument. Mais tant que la chambre noire ne permet pas d’obtenir des images nettes, cette voie reste hasardeuse, imprécise et peu crédible. A l’évidence, le dispositif mis en œuvre avec la première tavoletta montre que Filippo a choisi de s’intéresser à l’usage des miroirs et qu’il les a expérimentés. Il pourrait avoir constaté à cette occasion qu’un miroir permet de voir en même temps une image en profondeur et son organisation sur le plan. Ainsi, en plaçant un échiquier le long d’un miroir on peut tout à la fois voir son image réfléchie et en relever l’organisation perspective à sa surface. Mais ce n’est pas suffisant pour que l’expérimentation puisse aller jusqu’à son terme. Il faut aussi lutter contre certaines caractéristiques de la vision qui empêchent une observation correcte : la vision binoculaire et la mobilité. C’est peut-être à ce stade que l’on peut voir une trace du dispositif de la camera obscura. Lorsque Filippo pratique un trou dans un panneau de bois. Ce qui lui permet d’abord de contraindre le regard à un seul œil et, en annihilant la vision binoculaire, de se placer dans des conditions expérimentales proches du schéma optique des Anciens, l’œil quasiment réduit à un point. Avec cet orifice il peut également réduire la mobilité de l’axe de visée en le fixant en un point invariable, puis en le limitant strictement au champ de vision du cadre du miroir que laisse entrevoir le panneau percé et éviter ainsi la situation signalée plus tard par Piero della Francesca : « s’il fallait déplacer le regard les résultats seraient faux car il y aurait plusieurs vues »26, c’est- à-dire plusieurs axes de visée, donc plusieurs Tableaux.

12 A travers le trou percé dans un panneau de bois, un miroir face à lui à portée de main et aligné sur le côté d’un échiquier, muni de fils fins27 et d’un peu de glue sur les bords du miroir (ou de pointes sur tout le tour du cadre du miroir), Filippo peut constater deux phénomènes à la surface du miroir : les images des lignes de l’échiquier perpendiculaires au miroir convergent toutes vers le reflet du trou avec l’œil à l’intérieur ; les droites de l’échiquier parallèles au miroir s’y reflètent toutes suivant des directions horizontales et selon des espacements qui décroissent avec une certaine

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raison au fur et à mesure qu’elles paraissent s’éloigner dans le miroir. Ce qui présente de nombreuses convergences, et en tout cas n’infirme pas, des données connues depuis Euclide (les points qui sont vus avec des rayons plus élevés, c’est-à-dire les plus éloignés, sont vus plus hauts que les plus proches qui sont vus plus bas avec des rayons visuels moins élevés) ou évoquées par Vitruve (le centre où l’axe du regard vers lequel convergent les lignes de la scénographie). On peut remarquer que, dans son principe, ce dispositif ne serait pas très éloigné de l’instrument de Tomaso Laureti tiré de l’ouvrage de Vignola, Le due regole della prospettiva, commenté par Egnatio Danti en 1583 : un rectangle divisé en quatre parties égales par des lignes parallèles à l’un des petits côtés sur lequel s’appuie un cadre au travers duquel on regarde depuis l’extrémité haute d’une tige verticale qui fixe le point de visée à la hauteur du bord supérieur du portillon ; sur le cadre, des fils tendus qui permettent de vérifier la convergence des droites fuyantes vers le point principal situé au centre du bord supérieur du cadre d’une part et la conservation du parallélisme pour les droites de la partition qui restent horizontales suivant un écartement qui diminue au fur et à mesure qu’elles s’éloignent.

Schéma de l’hypothèse proposée d’une expérimentation de la perspective face à un miroir.

13 Il est également intéressant de noter dans ce contexte que les figures proposées par Piero della Francesca pour illustrer le Livre premier du De perspectiva pingendi (v.1470) présentent une singulière particularité en regard de notre manière d’orienter et de lire le plan dans nos tracés actuels. En effet, Piero adopte un mode de présentation qui associe le géométral (en plan) au dessin en perspective, le géométral étant situé sous la perspective. Or les plans des carrés que Piero aligne sous les tracés de mise en perspective sont inversés suivant une « symétrie » par rapport à la droite de base de chacun de ces carrés. Comme si Piero avait instruit ses démonstrations de perspective et de divisions proportionnelles des carrés avec les dessins des plans de carrés posés devant un miroir. D’un autre côté, après avoir établi l’irréfutabilité de la construction géométrique de la perspective dans cette première partie, Piero della Francesca propose dans le Livre troisième une méthode de construction qui n’inverse pas les

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figures. De sorte que le miroir paraît avoir été utilisé par Piero et Filippo pour l’étude de l’organisation perspective d’une image, alors que les tracés pratiques semblent être libérés (surtout avec le second panneau peint pour Filippo) des contraintes de l’optique. Le dernier type de tracé de Piero apparaît ainsi beaucoup plus proche de celui qu’a pu mettre en œuvre Filippo Brunelleschi qui est probablement plus attaché au tracé des rayons visuels qu’à une argumentation géométrique. Ainsi, le miroir pourrait avoir été utilisé par Filippo pour comprendre comment fonctionne la perspective et par Piero pour développer sa démonstration de la légitimité de la mise en perspective. Les tracés pratiques étant eux plutôt conçus comme la mise en œuvre directe des rayons visuels dans le plan et dans l’élévation. On serait donc dans l’hypothèse d’un système hybride dans lequel cohabiteraient et se superposeraient les principes d’une géométrisation du regard et les prémices d’une géométrisation de l’espace.

14 Une fois acquises les directions des droites, Filippo doit encore trouver les écartements entre les horizontales et la manière dont ils diminuent au fur et à mesure que ces droites s’éloignent dans l’espace. C’est probablement là encore du côté de l’astronomie qu’il a trouvé les moyens d’imaginer la solution qu’il recherchait et eu l’intuition de la trouvaille ingénieuse que Vasari célèbre : croiser les données fournies par le plan et l’élévation28, c’est-à-dire penser que c’est avec une élévation de profil qu’il va pouvoir trouver l’écartement de ces lignes. Brunelleschi peut avoir eu connaissance du Bâton de Jacob décrit par le Rabbin de Provence, Lévi Ben Gerson (v.1288-v.1344), dans un traité traduit en latin par Pierre d’Alexandrie en 1342 à la demande du pape Clément VI29. Le Bâton de Jacob ou Arbalestrille, largement diffusé auprès des navigateurs par Regiomontanus (1436-1476)30, permet de mesurer la distance angulaire de deux astres. Un objet en vraie grandeur est mesuré par l’écartement d’un angle rapporté à un curseur (le marteau) qui coulisse le long d’un axe (la flèche) en lui restant perpendiculaire.

15 En regard de l’astrolabe, cet instrument offre l’avantage de représenter très précisément la coupe du dispositif de la perspective qui met en évidence, directement, les triangles semblables de Thalès et fonde donc immédiatement la perspective sur des règles de proportion31. La flèche faisant office d’axe de visée elle peut être facilement comparée à la droite joignant l’œil à son reflet dans le miroir. La visée effectuée avec l’ Arbalestrille pour mesurer une distance 32 peut être rapprochée de l’argumentation développée par Alberti pour expliquer que l’œil mesure une quantité « au moyen d’un triangle dont la base est la quantité vue et dont les côtés sont ces mêmes rayons qui partent des points de la quantité et se dirigent vers l’œil »33. Une fois mesurés les écartements entre les droites horizontales sur une coupe de profil suggérée par le Bâton de Jacob, Filippo peut poursuivre le dessin qu’il a entrepris de réaliser pour reproduire l’image du carré de base dont il a décortiqué les principes de construction à la surface du miroir. En reportant la hauteur du dernier côté (le bord de l’échiquier parallèle à la base contre laquelle le miroir est aligné) par rapport au Point Principal (image de l’Œil), il peut achever la mise en perspective du carré de base et en réitérant la même procédure avec les droites de la partition du carré, il sait trouver la position de leurs images en perspective dont les dimensions raccourcissent au fur et à mesure qu’elles s’éloignent dans l’espace, c’est-à-dire que les perspectives se rapprochent du Point Principal.

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16 La méthode utilisée par Filippo consiste probablement, comme le décrit Piero della Francesca dans le troisième livre du De prospectiva pingendi, à produire des règles des écartements et des règles des hauteurs34 avec, pour repère d’assemblage, le pied de la perpendiculaire abaissée de l’Œil sur le Tableau (nous dirions la projection horizontale et la projection de profil du Point Principal). Ce qui n’est pas sans rappeler le principe de la « perspective optico-physiologique » proposée par l’architecte Miloutine Borissavliévitch au milieu du XXe siècle. Dans cette méthode, que l’auteur intitule Perspective sans points de fuite35, le dessin en plan est réalisé sur un plan horizontal passant par le Point de Visée. Ce plan de projection sert également, après rabattement, de référence pour le tracé des hauteurs. De sorte que la perspective d’un point est alors définie par son écartement par rapport au Point Principal et par sa hauteur par rapport à la Ligne d’Horizon, donc par sa position par rapport à l’axe de visée. Cette « perspective optico-physiologique » que son inventeur considère être une perspective plus respectueuse de la vision que ne l’est une perspective s’appuyant sur une géométrie descriptive par dissection de l’espace, peut nous aider à mieux comprendre l’esprit de la perspective naissante. Le système mis en œuvre par Filippo Brunelleschi pour produire la perspective n’est pas, comme aujourd’hui, construit sur les principes d’une décomposition de l’espace par projection suivant les plans d’un repère orthonormé mais entièrement centré sur l’œil et l’axe de visée. La lecture des figures et les mesures devant alors se faire non pas par rapport au sol comme nous avons l’habitude de le pratiquer, mais plutôt par rapport au Point Principal, notamment dans le cas de la coupe de profil, si l’on retient l’hypothèse d’une inspiration issue de l’usage de l’Arbalestrille. Même si la géométrisation de l’espace dans le plan du tableau est en marche, son abstraction géométrique n’est pas encore réalisée et la perspective, à cet instant de son histoire, reste très attachée à l’acte de voir. Raison qui peut amener Filippo à ignorer les Points de Distance, même s’il en a connaissance, car, pour lui, ils sont en dehors du cadre du miroir, c’est-à-dire hors du champ de la vision que permet d’appréhender le trou dans le panneau. Comme le défend Éric Valette, avant d’être un système de géométrisation de l’espace, la perspective des premiers perspecteurs est à l’origine un mode nouveau de « composition de la surface de l’œuvre »36. La Compositio, préconisée par Alberti dont on pourrait penser qu’il lui serait facile d’utiliser les diagonales des carrés pour définir les Points de Distance en les prolongeant sur la Ligne d’Horizon. Or, il trace uniquement une diagonale du carré de base pour vérifier que le raccourci qui vient d’en être dessiné est juste. Les conséquences d’une géométrisation de l’espace semblent

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également limitées chez Piero della Francesca même s’il parvient à démontrer la validité de la perspective sur le plan géométrique. Bien qu’il s’agisse d’une géométrie qui traverse l’espace, il semble que ce soit encore une géométrie plane circonscrite au seul plan de ce que Jean-Pierre Le Goff a traduit par le « lieu déterminé », c’est-à-dire le Tableau de Piero ou le voile intersecteur imaginé par Alberti. Pour la construction de dessins complexes qu’il présente dans le Livre troisième de son De prospectiva pingendi, au prétexte que « l’œil et l’esprit seraient abusés par toutes ces lignes », il donne comme directive de ne pas tracer les rayons mais d’utiliser du fil de queue de cheval pour repérer sur les règles de largeur et de hauteur les positions des perspectives par rapport au point central qui est la référence commune lors du croisement du plan et des élévations. Ce ne sont pas les figures géométrales qui sont placées autour de la perspective en construction mais des règles, lettrées et chiffrées. La mise en perspective apparaît ainsi, dans la pratique, moins une interprétation géométrique de l’espace qu’un relevé des repères qui vont permettre de construire le dessin, c’est-à- dire la surface sur laquelle on travaille. Dessins qui, une fois terminés, du fait de l’utilisation d’un système graticulé permettant de situer la position des objets les uns par rapport aux autres, vont proposer une représentation de l’espace totalement géométrisée. Effet d’autant plus renforcé si les damiers servent seulement à donner une échelle métrique sur laquelle sont posés et assemblés des objets préfabriqués.

Le panneau in situ

Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Flammarion, Paris, 1987, p. 140. Dessin Jean Blécon, architecte.

17 En considérant que le miroir est présent dès l’origine de l’expérience, la construction du premier panneau paraît être le fruit d’expériences d’optique menées par Filippo, assisté ou sous la conduite de son ami Paolo, redécouvrant les pratiques expérimentales rapportées par Ibn al-Haytham ou ceux qui ont repris et diffusé ses travaux37. Expérimentation mobilisant et croisant différents domaines explorés par l’optique

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d’alors : géométrie, travail sur les surfaces réfléchissantes, expériences avec la chambre noire, astronomie notamment. Dans ce contexte, la disparition du miroir entre la première et la deuxième démonstration, apparaissant alors très classique et beaucoup moins spectaculaire à nos yeux, tendrait à montrer que dans l’intervalle Filippo a su s’affranchir de la complexité du dispositif expérimental initial pour accéder à la simplicité d’un tracé géométrique, explicité et mieux maîtrisé. Ce qui n’était peut-être que tâtonnements dans la première expérience s’est affirmé être une méthode de construction avec la seconde tavoletta où la perspective centrale commence à être géométriquement théorisée et mise en pratique. Si acte fondateur il y a, il se situe donc entre les deux expériences. Entre l’expérimentation et la formulation d’un principe qui crée le point de départ de la séparation de la perspectiva naturalis (l’optique) et de la perspectiva artificialis (la perspective géométrique) dont la différenciation ne va pas cesser de s’amplifier pour déboucher, quelques siècles plus tard, sur la géométrie projective puis la géométrie descriptive. De même qu’il faudra plusieurs siècles pour que des peintres ne décident de contester le système de représentation hégémonique de la perspective pour arracher à l’emprise de l’optique géométrique leur capacité à exprimer de nouvelles catégories d’émotions et à explorer de nouveaux territoires de la sensation.

De la pensée manuelle au modelage de la pensée

18 Mais en même temps qu’il rendait accessibles les principes géométriques de la perspective centrale dont les peintres vont s’emparer très rapidement, Filippo Brunelleschi inaugurait une autre voie. Giulio Carlo Argan a fait une remarque qui n’est peut-être pas suffisamment prise en compte lorsqu’on évoque ces deux expériences : Brunelleschi est architecte38. Ou plutôt, Filippo, orfèvre d’origine, est irrésistiblement attiré par l’architecture. Sa formation initiale, la création de bijoux, la sculpture, l’ont habitué à exprimer sa pensée créatrice à l’aide de ses mains. Lorsqu’il change de matière, il a certainement besoin de retrouver les moyens de « penser avec ses doigts »39 dans des conditions analogues. Mais entre l’orfèvrerie et l’architecture le rapport à l’objet n’est plus du tout le même et il est certainement confronté à un problème d’échelle qu’il se doit de résoudre. Passé maître dans l’art de l’expression manuelle (concours des portes nord du baptistère, statuettes de Pistoia, compétition de crucifix avec Donatello) il éprouve certainement la nécessité de retrouver une technique qui lui permette d’exprimer à l’aide de ses mains une forme qu’il pense et conçoit préalablement. Il doit renouer avec une « pensée manuelle »40 qui donne une forme concrète à ses hypothèses de conception, les valide ou non, et enrichisse une réflexion qui va susciter de nouvelles expérimentations et validations. Comme Argan le constate, « ce sont des édifices qui constituent le seul objet des panneaux peints »41 et les deux vedute concernent des bâtiments sur lesquels il a travaillé : le baptistère pour le concours des portes nord et le palais de la seigneurie dans lequel Manetti nous dit qu’il a créé deux pièces. On peut ajouter que pour montrer le baptistère, il se met dans une situation à forte valeur symbolique, l’entrée de la cathédrale dont il espère réaliser le Dôme. Il s’y installe tout autant dedans que dehors et comme si, quelques années avant le flamand Van Eyck (v.1390-1441) et son Portrait des époux Arnolfini (1434), il affirmait haut et fort à sa manière tout à la fois, « j’y étais », « j’y suis » et « j’y serai ». Seule l’architecture intéresse Filippo. Le ciel avec ses nuages ne le concerne pas. Il a été remplacé par une peinture argentée qui réfléchit ce qui se trouve au-dessus du

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baptistère dans la première expérience et il est carrément découpé pour être supprimé dans le cas de la seconde. On peut donc penser avec Argan que Brunelleschi n’invente pas la perspective des peintres : « la perspective, en tant que règle de la veduta, n’est qu’une application a posteriori […] de la recherche brunelleschienne, et […] elle avait pour objet et pour fin spécifique non la peinture, mais l’architecture »42. Filippo, qui n’est pas peintre mais architecte, ne cherche donc pas à créer une nouvelle technique de représentation destinée aux peintres, il entreprend plutôt de mettre au point un nouvel outil d’aide à la conception architecturale qui va lui permettre de pré-voir les objets architecturaux qu’il conçoit et, une fois extraits de son esprit, de les évaluer. Avec le nouvel outil d’aide à la conception qu’il forge de ses mains, Filippo Brunelleschi inaugure un nouveau métier. Celui de l’architecte qui n’est plus seulement un chef de chantier mais accède progressivement au statut de maître de l’œuvre en prenant de la distance avec le chantier pour avoir la capacité d’élaborer une réflexion préalable. Étape qui devient alors nécessaire à la conception globale d’un projet d’architecture qui doit inventer et non plus uniquement reproduire43. Ainsi, comme l’écrit Paolo Galluzzi, « sa difficile, mais extraordinaire réussite ouvre la voie : les artistes-ingénieurs des générations suivantes vont pouvoir redéfinir leur identité professionnelle et s’imposer socialement. »44

19 Les peintres ne sont bien sûr pas indifférents à l’arrivée de la perspective et vont être rapidement séduits par les nouvelles images spectaculaires qu’elle permet de produire. Un homme d’église, secrétaire à la Curie romaine puis prieur dans le diocèse de Florence, participe à ce mouvement : Leon Battista Alberti. « Conscient de l’importance révolutionnaire »45 de cette nouvelle technique, ce dernier élabore un modèle de conception et de construction de l’œuvre picturale qui érige la perspective en système incontournable. Dans l’ouvrage De pictura, publié en 1435, il définit le cadre théorique et formel ambivalent dans lequel la peinture doit être mobilisée : une composition, c’est-à-dire une construction, faite de points, de lignes, de surfaces et de corps soigneusement assemblées pour conter une histoire, mais conçue comme une fenêtre ouverte sur le monde qui rendrait compte de choses vues. Il entend ainsi faire admettre que le peintre ne peut plus « ignorer la géométrie »46, c’est-à-dire la perspective, car il postule que seule une étude minutieuse et un rendu scrupuleux de la nature suivant les règles de la géométrie peut permettre au peintre de réaliser une peinture dont on pourra dire qu’elle remplit son rôle si elle « retient le regard et touche l’âme de ceux qui regardent »47. Quand Alberti, dont Sylvie Deswarte-Rosa nous dit qu’il « assimile l’enseignement de la peinture à celui de la rhétorique »48, propose d’assigner aux peintres et à leur peinture la mission de construire une histoire qui doit toucher l’émotion des spectateurs, il n’entend pas seulement élever la peinture au rang des arts nobles tels que la poésie ou la littérature. Il a peut-être aussi l’objectif de suivre les recommandations du franciscain anglais Roger Bacon (v.1210-v.1292) qui connaissait l’optique des anciens et des arabes et qui défendait au sein de l’Église l’idée « qu’on ne pouvait les ignorer […], et encore moins les interdire »49. Prédécesseur turbulent dont Gérard Simon rappelle, à la suite de Graziella Federici Vescovini, qu’il « reste un théologien écrivant pour des théologiens ou des maîtres ès arts préparant à des études théologiques »50 qui considère l’optique comme une arme susceptible d’être mise au service de la conversion des infidèles et avec laquelle il « imagine des stratagèmes optiques permettant de faire triompher les armées chrétiennes »51.

20 On peut remarquer que la naissance de la perspective coïncide avec le moment où le commerce international prend un essor qui ne cessera de s’amplifier jusqu’à générer,

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de nos jours, ses propres instances d’organisation, d’administration et d’intervention supranationales. A l’image d’Alberti, d’autres hommes d’église ont entrepris d’accompagner ce mouvement et pris une part active aux débats qu’il a suscité. Par exemple, après avoir traduit la Géométrie d’Euclide, Luca Pacioli (v.1445-1517), lui aussi moine franciscain, rassemble dans sa Summa de arithmetica Geometria proportioni et proportionalita publiée à Venise en 1494, des connaissances et traités de nature très variée relevant de l’algèbre et de la géométrie, en même temps qu’un des premiers exposés sur la comptabilité en partie double qui va faciliter la circulation des biens et des marchandises à travers le monde, en dotant le capitalisme naissant d’un outil qui permette de gérer de façon très précise les flux financiers entrants et sortants, immédiats et différés, générés par le développement du commerce parti à la conquête d’un marché en pleine expansion géographique. Au tout début du XVIe siècle, Luca Pacioli publiera La Divina Proporzione qui reprend une partie des travaux de Piero della Francesca. La proportion, et la perspective avec elle, devient divine, comme le créateur sera aussi qualifié de divin52 « afin d’héroïser la création artistique »53 comme le souligne Jean Salem à propos des Vite de Vasari qui, selon Johannes Bartushat poursuivait le chemin ouvert par Manetti avec sa Vie de Filippo Brunelleschi dans laquelle « l’artiste est devenu un héros dont l’œuvre s’inscrit dans la continuité historique d’une renaissance de l’Antique qui permet aux modernes d’atteindre la perfection »54.

21 Quête d’un absolu que paraît vouloir rendre inaccessible Nicolas de Cues, dont Daniel Arasse écrit que la pensée « peut être considérée comme un horizon ou un cadre théorique, philosophique et intellectuel permettant de préciser les enjeux qui ont pu inspirer la pratique perspective de Piero della Francesca »55. Le cardinal théologien, dont Paolo Toscanelli semble avoir été l’ami fidèle, n’a pas été non plus insensible à l’intérêt que le nouveau système centralisé et hiérarchisé de l’organisation perspective représentait pour l’Église. Par l’intermédiaire de son ami Paolo ou non, il a compris que Filippo Brunelleschi a placé au fond de chaque image un œil, anonyme, omniprésent et scrutateur, confondu avec celui du créateur, vers lequel convergent toutes les lignes. Ce qui l’amène peut-être à penser que cet œil pourrait être aussi celui du « Créateur » qui « embrasse en même temps et ensemble tous les modes de voir et chacun en particulier »56. Un œil de la conscience divine qui veillerait, depuis la nuit des temps, derrière chaque homme et le filerait en tout lieu. Un œil, omniprésent, qui aurait le pouvoir de le traquer jusque dans les ténèbres.

22 Même si l’influence du De Pictura ne s’est pas exercée directement dès le XVe siècle57, ce système de hiérarchisation de l’espace et de la perception va se normaliser progressivement et s’installer comme un modèle dominant et omniprésent. Tout particulièrement par l’intermédiaire de ceux qui reprendront ses préceptes comme ce sera le cas avec Piero della Francesca, dont le traité de perspective va exercer « une influence considérable et durable sur la production picturale de la fin du Quattrocento italien et du XVIe siècle européen »58. Lorsqu’il rédige le De prospettiva pingendi, Piero della Francesca entreprend de rendre légitime le principe de la construction perspective inaugurée par Filippo Brunelleschi et préconisée par Alberti. En s’appuyant sur la géométrie d’Euclide, le Livre premier est là pour justifier, à la façon des géomètres, la validité de la construction. Mais Piero della Francesca ne légitime pas seulement le procédé de la construction perspective des images. A son époque, on considère, depuis l’antiquité, qu’à l’instar des images vues dans les miroirs, les images peintes constituent « un piège où va se fourvoyer la vue »59. Ce sont des trompe-l’œil qui induisent la vue en erreur, c’est-à-dire des choses fausses qui n’ont pas de réalité et jusqu’à l’apparition de

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la perspective, « la peinture reste pensée comme un art d’imitation et d’illusion, non comme un art de la reproduction »60. Michael Baxandall rapporte ce qu’en disait le poète florentin Giovanni Boccaccio (1313-1375) au Trecento : « Le peintre s’efforce de faire que la forme qu’il peint – qui n’est qu’un peu de couleur habilement appliquée sur un panneau – soit si semblable, dans ses effets, à une forme produite par la Nature et, produisant naturellement ces effets, que la forme peinte puisse abuser le spectateur, totalement ou en partie, en faisant croire qu’elle est ce qu’elle n’est pas »61. En érigeant en construction légitime la façon dont la mise en perspective rend les images conformes à ce qui est vu, Piero della Francesca légitime par la même occasion les images produites à l’aide de ces outils. Si la nouvelle technique de production des images sait rendre compte des choses telles qu’elles sont vues, les images ainsi produites elles-mêmes accèdent de fait à leur propre légitimité et notamment ce qu’elles montrent. Ce qui pour l’Église, soumise au même moment à de graves remous, relève d’un enjeu majeur en vue de l’éducation des fidèles qu’il ne faut pas perdre et que les inquisiteurs vont avoir pour mission d’encadrer, ou de la conversion des infidèles qui vont être la cible des futurs missionnaires-conquistadores. Avec le De prospettiva pingendi, Piero entreprend de concilier la conception de la perspective de Filippo Brunelleschi, architecte, avec celle qu’Alberti élabore pour éduquer les peintres. Dans le Livre premier il justifie la construction géométrique recommandée par Alberti et la rend incontournable pour placer et organiser les figures sur le plan du dessin. Dans la troisième partie il revient à un usage de la perspective qui paraît beaucoup plus proche de celui qu’aurait pu pratiquer Filippo. Alors que la perspective doit servir à mettre en scène le Tableau chez Alberti, celle que pratique Brunelleschi entretient un rapport très étroit avec la manière de voir. Car l’architecte n’entendait pas peindre mais dessiner pour retrouver un rapport d’échelle satisfaisant avec la chose à construire. La perspective d’Alberti impose un rapport au Tableau, la perspective de Brunelleschi a pour but de rétablir le rapport de l’homme au sol face à un bâtiment. Avec Filippo « force serait d’admettre que le spectateur n’est pas dans l’espace mais en face de l’espace, tel celui qui, du parterre, regarde la scène d’un théâtre »62 précise Argan qui estime par ailleurs que « toute l’architecture de Brunelleschi est perspective »63. En d’autres termes, que son architecture qu’il qualifie de « technique vouée à vérifier, construire et représenter l’espace »64, a été conçue en fonction du regard qu’il entendait porter sur les projets qu’il souhaitait construire. C’est peut-être là qu’il faudrait rechercher la différence entre le terme français perspective (per-spicere), qui rendrait plus compte du principe d’une vision à travers le voile intersecteur d’Alberti ou les portillons de Dürer et le terme italien prospettiva (pro-spicere) qui exprimerait plus le rapport qu’instaure Filippo à la perspective, un outil qui permet de voir en avant, c’est- à-dire de pré-voir ses projets d’architecture. Ainsi, le miroir de la première expérience de Filippo ne serait plus là pour vérifier la conformité du dessin à un bâtiment déjà construit mais pour valider la conformité d’un projet à venir qui, une fois construit, sera vu d’un certain point de vue. Il ne s’agirait plus alors d’une vérification a posteriori mais d’une simulation, d’une projection dans l’avenir.

Machines infernales

23 Cette différence entre les deux approches, celle de Brunelleschi, créateur, et celle de Leon Batista Alberti, éducateur, s’estompera d’autant plus que les architectes développeront leurs propres outils de projection de leurs projets (plans, élévations, coupes et leurs codes de lecture) et que la camera obscura utilisée et expérimentée par

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Ibn al-Haytham, Roger Bacon, Leon Battista Alberti, Léonard de Vinci viendra renforcer la légitimation engagée par Piero della Francesca en mettant en évidence la coïncidence quasi parfaite entre les images qu’elle permet d’obtenir et les principes de la géométrie perspective. Et lorsque Gerolamo Cardano (1501-1576) révèle en 155065 qu’une lentille biconvexe placée devant le sténopé permet de régler la convergence du faisceau lumineux entrant, la camera obscura rejoindra l’univers des multiples machines à mettre en perspective qui ont jalonné l’histoire du dessin. Dans son Encyclopédie, Diderot donne par exemple la description d’un modèle de camera obscura qui est un véritable cabinet de travail dans lequel l’opérateur prend place pour officier66. Bien avant que le cinéma n’apparaisse, la camera obscura est aussi au centre de manifestations festives. Giambattista della Porta (1540-1615) organise des « séances de projection » où il fait apparaître devant les yeux médusés des spectateurs des ballets d’illusions optiques. Des entrepreneurs peu scrupuleux s’emparent de ces machines à produire des images pour organiser des séances de magie au cours desquelles ils font apparaître des monstres et des démons effrayants qui n’ont pas d’autre effet que de vider la bourse des spectateurs incrédules. Des hommes d’église, tels que le jésuite belge François d’Aguillon (1566-1617), le jésuite français Jean Leurechon (1591-1670) ou le parisien Jean-François Niceron (1613-1646), de l’Ordre des Minimes, sont émus par cette exploitation qui décrédibilise leur propre usage des images67. Il préféreraient voir la perspective utilisée pour rendre compte du charme et de la quiétude de paysages bucoliques. Un monde calme et sans sursaut. Un univers propre et hiérarchisé tout entier tendu vers l’Œil, sacralisé, au centre du tableau.

Photomontage personnel réalisé début 2003.

L’image en perspective vient du Victoria & Albert Museum de Londres « Leçon de perspective »- Anonyme, Italie, vers 1780. http://www.vam.ac.uk/exploring/features/cheating/rules/ ?section =rules, et l’œil vient d’un magazine TV québécois, http://www.tele-mag.com/Accueil.asp Le texte est une libre composition à partir de « La Conscience » (La Légende des siècles) de Victor Hugo.

24 Lorsqu’il prend le soin de légitimer les images en perspective Piero della Francesca ne sait sans doute pas qu’il en train de doter les images d’un nouveau pouvoir, celui d’éduquer et de former les mentalités. En attendant que des avions ne se jettent sur des tours construites sur l’île de Manhattan qui sera bientôt découverte, des anges volants viennent annoncer à Marie qu’elle sera la mère du fils d’un dieu qui contrôle surveille et menace de tous les maux de l’enfer ceux qui traverseront la frontière qui a été tracée

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entre le Bien et le Mal par les docteurs de La Loi. Le spectre de l’« Armageddon » fondant inexorablement sur la planète inquiète les fidèles et rassure les tenants de la bonne gouvernance peinte entre 1335 et 1340 par Ambrogio Lorenzetti (v.1290-v.1348) sur les murs du Palazzo Publico de Sienne. Inquiéter pour contrôler. Inquiéter pour détourner. Inquiéter pour aveugler.

25 La perspective fondée sur l’optique, inventée pour mieux comprendre notre perception du monde et utilisée par certains pour l’explorer, est finalement mise en œuvre par d’autres pour obscurcir la vue et empêcher de voir. Ainsi, lorsque le 21 septembre 2001, après dix jours d’images d’avions-suicides passées en boucle, l’usine AZF explosait à Toulouse, nous avons été nombreux à penser immédiatement à un nouvel attentat avant de pouvoir nous résoudre à concevoir l’inimaginable : le dépôt d’un complexe de chimie industrielle d’un grand groupe international venait d’exploser anéantissant des dizaines de vies humaines, blessant ou mutilant des centaines de corps et détruisant ou endommageant plusieurs milliers de bâtiments.

26 En portant le panneau peint percé et le miroir devant son œil, Filippo ne pouvait imaginer qu’il inaugurait un processus qui conduirait un jour des entrepreneurs à poser une surface photosensible au fond d’une chambre noire puis d’en créer une dans laquelle défilera et s’immobilisera un ruban souple photosensible capable d’enregistrer plusieurs minutes de la vie quotidienne, jusqu’à ce que l’électronique ne donne à certains l’illusion de créer de nouvelles images qui auront pour objectif principal, à leurs débuts, de reproduire les images quadrillées de la Renaissance. Le cinéma fait défiler et s’immobiliser, une par une, des images devant une lampe de projection. Pour que mouvement et discontinuité puissent s’unir et donner la voix au montage, pour que naisse une nouvelle manière de produire sens et émotion, il fallait que Filippo Brunelleschi réalise une condition indispensable : fixer le regard. Un arrêt sur image primordial pour concevoir. L’affirmation de la nécessité d’un temps spécifique pour la réflexion préalable, moment privilégié et fondateur de la création.

NOTES

1. Un développement détaillé de cet article peut être trouvé dans De la perspective expérimentale de Filippo Brunelleschi au décor des films, qui a fait l’objet d’une soutenance de thèse par Jean-Luc Antonucci le 12 décembre 2003 à l’École Supérieure d’audiovisuel. Voir également http:// www.filippo-brunelleschi.net 2. Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Œuvres, La Pléiade, p. 843-846, cité dans Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Flammarion, 1987, p. 132. 3. Jeanne Peiffer situe la réalisation de ces panneaux vers 1413, Jeanne Peiffer, « La perspective, une science mêlée », p. 99 dans la Nouvelle Revue du Seizième siècle, N° 20/1, 2002 pp. 97-121. 4. Philippe Comar, « L’art de la machine », p. 104 dans Philippe Comar, La perspective en jeu, Découverte Gallimard, n° 138, Paris, 1992, pp. 104-107. 5. Jeanne Peiffer, « Un monde en trompe-l’œil », p. 56 dans Les cahiers de Sciences et Vie - Octobre 2000 / n° 59 pp. 53-59.

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6. Une traduction de ces deux textes par Claude Lauriol peut être lue dans : Filippo Brunelleschi, 1377-1446, École Nationale Supérieure des Beaux Arts, Paris, 1985. 7. Filarète, Antonio di Pietro Averlino, a écrit le Traité d’architecture à Milan entre 1460 et 1464. Extraits publiés dans Philippe Hamou, La vision perspective (1435-1740), Payot, Paris, 1995, pp. 87-100, citations pp. 92 et 97. 8. Jeanne Peiffer évoque un quatrième document, une lettre, qui ferait état dès 1413 des travaux de perspective de Filippo. Lettre qui n’a pu être consultée avant la rédaction de cet article. 9. C’est l’objet des reconstitutions proposées par Alessandro Parronchi, cité par de nombreux auteurs. Par exemple, Filippo Brunelleschi, ENSBA, Paris, 1985, p. 71. 10. On peut remarquer que le métier du père de Filippo l’amène à se déplacer à travers toute l’Europe car, comme le précise Manetti, « L’Office des Dix de la Balia, à qui incombait depuis longtemps la responsabilité des guerres, l’employait souvent pour chercher ses hommes de guerre et les ramener tantôt d’Allemagne, tantôt de France, tantôt de Grande-Bretagne ou d’autres lieux ». Filippo pourrait avoir eu l’occasion de l’accompagner lors de l’un ou l’autre de ses déplacements et être ainsi confronté au principe de la bifocale dans l’un des pays visités. Antonio di Tuccio Manetti, « Vie de Filippo Brunelleschi », dans Filippo Brunelleschi, ENSBA, Paris, 1985, p. 58. 11. Antonio di Tuccio Manetti, déjà cité, p. 58. 12. Giulio Carlo Argan, Brunelleschi, Mondadori, Milan, 1952, réédition Macula, Paris, 1981, p. 49. 13. De la même façon que, pratiquement à la même époque, pour l’architecture, il est allé « retrouver la manière antique de construire » dans les ruines de Rome et ancrer les sources de son inspiration dans le savoir-faire des constructeurs romains. Voir Manetti, Vie de Filippo Brunelleschi, ENSBA, p. 79. 14. Vitruve, ingénieur militaire, aurait servi en Espagne et en Gaule, sous le commandement de César et serait mort en l’an 26 avant notre ère. C’est à la fin de sa carrière qu’il aurait écrit son traité d’architecture, Les dix livres d’architecture. Dans cet ouvrage, Vitruve évoque le rapport entre l’architecture et la vision à trois reprises : Livre I, chapitre 2, lorsqu’il donne la définition de la scénographie (une perspective ?) ; Livre III, chapitre 5, lorsqu’il traite des ordres et des proportions ; Livre VII à propos des décors de théâtre grecs. C’est dans le Livre I qu’il évoque la convergence de lignes obliques vers « un point central » ou comme l’argumente Gérard Simon vers « l’axe du regard ». Ce traité d’architecture aurait servi de support au De Aedificatoria publié par Alberti en 1452. 15. Léonard de Vinci, Carnets, Gallimard, Paris, édition 1987, Tome 2, Comment le miroir est le maître des peintres, Ms 2038 Bib. Nat 24 v, p. 252. 16. Gérard Simon, Archéologie de la vision, Seuil, Paris, 2003 , p. 28. 17. Dans la revue Firenze Architettura, Marco Jaff émet également l’hypothèse que Filippo aurait pu mettre les ressources de l’astronomie au service de ses expériences en utilisant notamment un astrolabe. Marco Jaff, L’astrolabio del Brunelleschi , dans Firenze Archittetura, 1-99, pp. 70 à 75. Disponible en ligne : http://www.unifi.it/unifi/progarch/fa/fa99112.pdf 18. Manetti, déjà cité, p. 82. 19. Vasari, déjà cité, p. 153. 20. Il faut noter que si toutes les dates qui sont à notre disposition sont correctes, Paolo Toscanelli est âgé de 16 ans environ si Filippo Brunelleschi réalise ses expériences vers 1413. On ne peut alors s’empêcher de penser que même si Paolo est un brillant élève, Filippo en sait plus que lui en matière de géométrie. D’autant plus si la première expérience a été réalisée avant 1413. 21. Paolo Galluzzi, Les ingénieurs de la Renaissance de Brunelleschi à Léonard de Vinci, édition conjointe du catalogue de l’exposition par l’Istituto e museo di storia della scienza, Firenze, et la Cité des Sciences et de l’industrie, Paris, 1995, Introduction, p. 15 22. Gérard Simon, déjà cité, p. 105. 23. Également connu sous le nom d’Alhazen.

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24. Gérard Simon, déjà cité, p. 169. 25. Gérard Simon, déjà cité, p. 167. 26. Piero della Francesca, De la perspective en peinture, traduit et annoté par Jean-Pierre Le Goff, In Media Res, Paris, 1998, p. 95. 27. Piero della Francesca suggère le crin de queue de cheval pour ses tracés de perspective 28. Vasari, déjà cité, p. 153. 29. Pierre Duhem (1861-1916), Le Système du monde, T4, Hermann, Paris, 1984, pp. 39-40. Disponible en ligne au format pdf sur le site de la Bibliothèque Nationale de France : http:// gallica.bnf.fr 30. On peut noter que Toscanelli qui fait ses études à Padoue, en compagnie du futur cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), deviendra cosmographe. Ensemble ils y suivront les cours du mathématicien Prodocimo Beldomandi. On peut remarquer par ailleurs que Regiomontanus qui a assuré la diffusion de l’arbalestrille semble avoir été en contact avec Nicolas de Cues et Toscanelli. On pourrait donc se demander si, contrairement à ce que nous dit Vasari, ce ne serait pas plutôt Filippo Brunelleschi qui aurait joué le rôle de passeur auprès de Toscanelli qui aurait pu faire part des expériences de Filippo et des outils qu’il utilisait à Nicolas de Cues (Le tableau ou la vision de Dieu – 1453) et à Regiomontanus (qui se serait approprié le Bâton de Jacob). 31. On notera qu’à cette époque on sait utiliser les rapports dans les triangles rectangles pour calculer une hauteur inaccessible avec des méthodes que l’on peut retrouver dans le Carnet de Villard de Honnecourt, constructeur du siècle précédent, ou dans les Divertissements mathématiques publiés par Alberti. 32. Geste très proche de celui qui est exécuté lorsqu’on prend en main le dispositif mis en œuvre par Filippo Brunelleschi pour sa première expérience. 33. Leon Battista Alberti, De la Peinture, De Pictura (1435), traduction par Jean-Louis Schefer, Macula Dédale, Paris, 1992, p. 85. 34. A la suite de son échec au concours pour les portes du baptistère, Manetti nous dit que Filippo Brunelleschi et son ami Donatello partent à Rome pour explorer les ruines romaines et retrouver l’art de construire des architectes romains en pratiquant des relevés d’édifices. Manetti évoque également lors de ce passage l’utilisation de bandes de parchemin très mystérieuses, dont seul Filippo avait le secret, sur lesquelles il relève des repères chiffrés et lettrés. 35. Miloutine Borissavliévitch, Perspective sans points de fuite, édition par l’auteur, Paris, 1956. 36. Éric Valette, La perspective à l’ordre du jour, L’Harmattan, Paris, 2001, p. 158. 37. Le franciscain anglais Roger Bacon (v.1214-v.1294), le franciscain, devenu évêque de Canterbury, John Pecham (v.1230-v.1292) ou le moine polonais Vitellion (Witelo) (v.1230-v.1275) par exemple. 38. Giulio Carlo Argan, déjà cité, p. 18. 39. André Leroi-Gourhan, Les racines du monde, Belfond, Paris, 1982, p. 228. 40. André Leroi-Gourhan, déjà cité, p. 67. 41. G. C. Argan, déjà cité, p. 19. 42. G. C. Argan, déjà cité, p. 19. 43. Lorsqu’en 1427 Brunelleschi réussit à éliminer définitivement du chantier Lorenzo Ghiberti, son concurrent de toujours, Manetti dit qu’il est désormais reconnu comme inventeur de la coupole. Manetti, déjà cité, p. 97. 44. Paolo Galluzzi, déjà cité, p. 17. 45. Sylvie Deswarte-Rosa, Le De Pictura, un traité humaniste pour un art « mécanique », dans Leon Battista Alberti, déjà cité, p. 54. 46. Leon Battista Alberti, déjà cité, III, § 53, p. 211. 47. Leon Battista Alberti, déjà cité, III, § 52, p. 209. 48. Sylvie Deswarte-Rosa, déjà cité, p. 39.

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49. Gérard Simon, déjà cité, p. 186. Parmi ces textes, ceux de Ibn al-Haytham, notamment son Traité d’optique, dont Roger Bacon s’inspire pour produire sa Perspectiva et semble-t-il mettre en scène des démonstrations envoûtantes de camera obscura. 50. Gérard Simon, déjà cité, p. 195. 51. Gérard Simon, déjà cité, p. 197. 52. « le caractère de divinité que possède la science de la peinture, fait que l’esprit du peintre se métamorphose au point d’avoir une ressemblance avec l’esprit divin ». Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Cod. Vaticano Urbinate 1270. Cité par Jean Salem, Giorgio Vasari (1511-1574) ou l’art de parvenir, Kimé, Paris, 2002, p. 67. 53. Jean Salem, déjà cité, p. 67. 54. Johannes Bartuschat, « Les vies d’artistes avant Vasari : sur les origines d’un genre » dans Chroniques italiennes, Université de la Sorbonne Nouvelle, n° 1, 1/2002, Série Web. Disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.univ-paris3.fr/recherche/chroniquesitaliennes/ numeros/Web1.html 55. Daniel Arasse, De perspectiva pictoris :Piero della Francesca et la perspective du peintre, p. 290, postface de Piero della Francesca, De la perspective en peinture, déjà cité, pp. 285-292. 56. Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu, éd. Agnès Minazzoli, Paris, 1986, pp. 34-35.cité par Daniel Arasse, déjà cité p. 289. 57. Voir à ce sujet Sylvie Deswarte-Rosa, déjà cité, pp. 54-62. 58. Piero della Francesca, déjà cité, introduction de Jean-Pierre Le Goff, p. 19. 59. Gérard Simon, déjà cité, p. 178. 60. Gérard Simon, déjà cité, p. 178. 61. Boccaccio, Il comento alla Divina Comedia, D. Guerri, Bari, 1918, vol. III, p. 82, cité dans Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento, Gallimard, Paris, 1992, p. 52. 62. Giulio Carlo Argan, déjà cité, p. 72. 63. Giulio Carlo Argan, déjà cité, p. 68. 64. Giulio Carlo Argan, déjà cité, p. 64. 65. Gerolamo Cardano, De subtilitate, Nuremberg, 1550 cité dans Laurent Mannoni, Le grand art de la lumière et de l’ombre, Nathan, Paris, 1995, p. 19. 66. Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, Article Dessin, Planche IV. 67. Laurent Mannoni, déjà cité, pp. 19-21. Dessin page 40 : Schéma de l’hypothèse proposée d’une expérimentation de la perspective face à un miroir. Dessin page 41 : Piero della Francesca, Figure 15 (b) De la Perspective en peinture, p. 62, dessin reproduit par Jeanne Peiffer dans La Perspective une science mêlée, déjà cité, p. 111. Page 43, le panneau in situ, Hubert DAMISCH, L’origine de la perspective, Flammarion, Paris, 1987, p. 140.

AUTEUR

JEAN-LUC ANTONUCCI Maître de conférences – ESAV, chercheur au Lara

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