Le média du rock national argentin : l’Expreso Imaginario, une revue de résistance culturelle (1976-1983) Maïwenn Guiziou

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Maïwenn Guiziou. Le média du rock national argentin : l’Expreso Imaginario, une revue de résistance culturelle (1976-1983). Histoire. 2012. ￿dumas-00736548￿

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Master Histoire et Relations Internationales

Le média du rock national argentin : l'Expreso Imaginario, une revue de résistance culturelle ( 1976 – 1983 )

Maïwenn GUIZIOU

Directeur de recherche : Luc Capdevila

2012 Je tiens à remercier mon directeur de recherche M. Luc Capdevila ainsi que toutes les personnes qui ont accepté mes propositions d'entretien : Hugo Basile, Ruben Silva, Fernando Gabriel Dunan, Pablo Perel, Jorge Pistocchi, Miguel Grinberg ainsi que Pipo Lernoud pour m'avoir proposé son aide. Enfin je remercie Armelle, Jean-Yves, Simone, Marie-Jeanne, Jean Felix et Thibaut pour leurs lectures et corrections de mon mémoire. Sommaire :

Introduction...... 2

I ) « L'âge d'or » de l'Expreso Imaginario : l'apparition d'un refuge cosmique ( août 1976 – septembre 1979 )...... 16

A ) Une nouveauté qui « ouvre l'esprit » des lecteurs...... 17

1 ) La protection de l'environnement : un pilier fondamental de la revue...... 17 2 ) Une promotion des formes d'expression alternatives...... 41 3 ) Esthétique : le pouvoir du rêve et de l'imaginaire...... 58

B ) Une revue qui maintient le lien social...... 68

1 ) La population perd ses espaces de rassemblement...... 69 2 ) Le courrier des lecteurs, lieu de débat et d'identification...... 78 3 ) La création d'un espace de rencontre : « El Rincon de los Fenicios »...... 99

II ) Le tournant progressif vers une professionnalisation ; une revue spécialisée parmi d'autres ( octobre 1979 – janvier 1983 )...... 108

A ) Regard en direction de l'Amérique Latine et un pas vers la standardisation ( octobre 1979 – février 1981)...... 110

1 ) Des changements de fond et de forme …...... 111 2 ) Le rock retrouve son caractère rassembleur...... 119 3 ) Chanson pour l'Amérique Latine...... 127

B ) Une nouvelle revue pour un nouveau public : « le temps des fleurs est révolu » ( mars 1981 – janvier 1982 )...... 140

1 ) L'Expreso Imaginario : une bonne revue de rock...... 141 2 ) Rupture et perte d'identité...... 160 3 ) Les anciens lecteurs ne reconnaissent plus leur revue : l'Expreso a « perdu son âme » …...... 172

Conclusion...... 178

Bibliographie...... 181

Annexes...... 185

1 Introduction

L'Expreso Imaginario, une revue actuellement peu connue du grand public argentin, s'est construite en s'opposant au régime militaire mis en place. Cette revue va connaître plusieurs directeurs et plusieurs chefs d'État, et le contexte culturel et politique de l'Argentine va fortement influencer ses évolutions. La dictature militaire argentine ou Proceso ( Processus de Réorganisation Nationale ) est mise en place le 24 mars 1976 par le coup d'État du général Videla. Il prend le pouvoir au gouvernement d'Isabel Peron qui avait déjà perdu sa légitimité auprès du peuple argentin en mettant en place un état autoritaire et policier. Elle menait notamment un combat drastique contre les guérillas Montoneros et contre d'autres organisations considérées comme subversives. L'annihilation de la subversion avait en effet déjà commencé avant l'arrivée de Videla au pouvoir. La violence antérieure au coup d'État du 24 mars 1976 s'aggrave par l'instabilité économique et notamment par la dévaluation du peso. Une politique de hausse des tarifs entraine un mécontentement de la population argentine et des syndicats. Ce coup d'État est donc salué par la population et la presse argentine qui souhaite un retour à l'ordre général. Le régime militaire produit des changements sur l'économie, l'éducation, la culture, la structure sociale et politique. Le général Videla fait voter plusieurs réformes et rend impuissants tous ses opposants en prohibant toute activité politique. Les délégués syndicaux, les militants de gauche, les représentants politiques, les journalistes, les intellectuels et les artistes sont persécutés, et plusieurs sont portés disparus. Un apagon culturel se produit dans ces années ce qui réduit les formes d'expression à son strict minimum1. Les syndicats sont mis hors état de nuire et le gouvernement militaire met en place un restructuration néolibérale de l'économie pour palier à la dette extérieure mais cela n'aura comme effet que de créer une inflation sans précédent. La dictature militaire défend un certain national-catholicisme et ainsi souhaite rétablir l'ordre moral chrétien, une morale qui va justifier la censure de certaines publications2. Elle est fondamentalement anti-communiste et dans un soucis apparent de retour à l'ordre procède à une suppression des « subversifs ». Le gouvernement opère à des disparitions de personnes, toutes probablement assassinées, et est responsable à ce jour de 30

1 Sebastian Bendetti, Martin Graziano, Estacion Imposible, periodismo y contracultura en los '70, la historia del Expreso Imaginario, , Marcelo Héctor Oliveri Editor, 2007. 2 La revue Mad se fait censure et suspendre pour avoir fait paraitre une bande dessinée considérée comme « dégradante pour l'image de l'Église catholique ».

2 000 disparitions. Toute personne considérée comme étant un activiste politique ou en opposition avec le régime militaire était enlevée, torturée et assassinée. La majorité de ces personnes étaient âgées entre 18 et 30 ans. Les journalistes critiquant le pouvoir en place n'en étaient pas privées, c'est ainsi qu'on déplore la disparition d'environ soixante-douze journalistes durant cette période. Une centaine de journalistes ont également été séquestrés et torturés mais ont ensuite été relâchés. Beaucoup de journalistes se sont alors exilés à cette période.

La dictature opère une « stratégie du choc », théorie développée par la journaliste Naomi Klein, et a cherché par sa prise de pouvoir à redéfinir la société, à « redéfinir les identités politiques traditionnelles », en désarticulant « les instances collectives ». Le but était de supprimer ce et ceux qui pouvaient être nocifs pour cette nouvelle société et ainsi de recréer un nouveau modèle plus adéquat aux espérances des chefs du gouvernement.

Une campagne psychologique de propagande est menée par le gouvernement grâce à l'instrumentalisation des médias de masse. Ces médias diffusent un fort sentiment anticommuniste, créant une quasi paranoïa chez les jeunes, et incitent à la délation tant les enfants que les parents. Par exemple, Gente publie le 8 juillet 1976 un article qui demande : « Que faire pour que son enfant ne se convertissent pas en guérillero ? 3».

Le gouvernement opérait une censure drastique sur la presse, la radio et la télévision. Durant cette période, la grande majorité des journaux ont collaboré avec le pouvoir, certains par peur mais d'autres aussi par conviction et par désir de pouvoir. Et il y a un très bon exemple qui traduit cette montée au pouvoir de certains grands journaux grâce à la dictature. Le groupe Clarin, le journal La Nacion et le journal La Razon grâce à l'aide du gouvernement ont réussi à s'approprier la seule imprimerie de papier journal du pays : Papel Prensa. L'entreprise est crée en 1972 par le banquier David Gaiver qui meurt dans un mystérieux accident d'avion en aout 1976 à la suite de quoi l'entreprise est vendue dans des conditions troubles à l'État et à ces trois grands journaux. Sa veuve Lydia Papaleo Gaiver a récemment déclaré dans un procès qu'elle et tous les actionnaires de Papel Prensa avaient été torturés pour céder leur actions. L'entreprise dont la valeur était estimée a deux millions de dollars a finalement été vendue sept mille dollars. Cette acquisition permet à ces journaux d'acquérir un

3 Sebastian Bendetti, Martin Graziano, ( 2007 ), op.cit, p. 16

3 monopole, mais aussi à l'État de contrôler la presse. Le monopole de ces grands journaux dans cette entreprise de papier était défavorables aux petites ou moyens journaux du pays.

Le gouvernement exerce une censure qu'il appelle « service gratuit de lecture postérieure ». Ainsi les agents du gouvernement avaient le droit d'accéder aux publications avant qu'elles ne paraissent et pouvaient interdire leurs sorties. Il n'y a également qu'une seule agence de presse qui est autorisée, c'est l'agence Telam qui est contrôlé par l'État et permet de faire publier les communiqués du gouvernement. C'est ainsi que plusieurs journaux sont fermés comme Cuestionnario, ou que certains directeurs de journaux décident d'eux-même de fermer leur journal et de s'exiler. Mais la forme de censure qui est la plus présente est l'autocensure provoquée par la peur.

Dès le début de la dictature, les thèmes à ne pas aborder dans la presse sont communiqués aux directions des journaux, sous peine de sanctions et/ou d'emprisonnements. Malgré l'interdiction, Jacobo Timermann, publie en novembre 1976 dans son journal, La Opinion, ces thèmes prohibés par la dictature : « Il est interdit de communiquer sur des faits subversifs, sur les actions de la police, sur le non-respect des droits de l'homme en Argentine, sur les groupes guérilleros, il est également interdit de communiquer des informations qui vont contre les forces armées ou encore de parler de la politique du gouvernement en des termes négatifs. ».

La revue Humor fait partie de ces revues qui ont tourné en dérision le régime militaire. Il s'agit surtout de publications graphiques et de caricatures. La revue a été suspendue plusieurs fois. Humor publiait les caricatures des grands généraux de la dictature comme le ministre de l'économie José Alfredo Martinez de Hoz ou le général Videla lui même4. La couverture du numéro 98 montrait les trois commandants en chef de l'armée représentés en singes qui ne voient rien, n'écoutent rien et ne parlent pas. Des personnages comme Hebe de Bonafini étaient illustrés pour représenter les disparus. Rodolfo Walsh, journaliste et écrivain s'insurge lui aussi contre la dictature et fonde une organisation clandestine pour lutter contre la désinformation nommée Cadena Informativa y Agencia Noticiosa Clandestina (ANCLA). Certains journaux téméraires utilisaient leurs dépêches pour parler des disparus.

4 On voit dans un de ses caricatures plusieurs hauts représentants de l'armée, tous dans un bateau nommé « El Proceso » et qui est sur le point de couler sous le poids de ses passagers.

4 La censure culturelle est aussi rigide mais changeante selon les provinces d'Argentine. Cela tient de la faible connaissance de la culture par les militaires et à la non-centralisation de la censure culturelle. Il n'y a pas de mot d'ordre central du pouvoir concernant les artistes et dès lors les militaires chargés à la censure ne savent pas vraiment ce qui est subversif ou ce qui ne l'est pas en matière de culture5. C'est une des raisons pour lesquelles les rockeurs et les journalistes des revues alternatives ont réussi à ne pas se faire censurer ou assassiner. Ils ont utilisé le pouvoir des métaphores et des jeux de mots pour exprimer leurs désaccords et réussir à passer entre les mailles du filet des censeurs.

L'unité de la dictature s'est ainsi formée sur la marginalisation de tous les êtres indésirables pour les militaires et le régime réussit à détenir le monopole du discours par la censure. En effet, certains mots ne peuvent être utilisés comme ceux du champ lexical du marxisme. Durant la dictature, on voit apparaitre une liste d'artistes interdits à la diffusion qui est distribuée aux médias et des « règles de conduite culturelle » sont créées. Il est également interdit par décret de parler de drogues ou de sexualité dans les médias. La littérature subit le même sort et les listes noires qui comprennent des musiciens, acteurs, réalisateurs, peintres, comprennent également des auteurs mais aussi des chansons et des livres. Cette censure littéraire est particulièrement effective concernant les livres utilisés par les professeurs. Les autorités craignent que certains livres développent une propagande marxiste et ainsi subversive dans les écoles. Certaines encyclopédies et dictionnaires sont interdits et les ouvrages d'auteurs comme par exemple Antoine de Saint Exupéry ou de Pablo Neruda sont également prohibés. L'interdiction d'un ouvrage en particulier va révéler le côté paradoxal et strict de la censure, il s'agit de la bible Latino-Américaine. Cette bible est interdite dans certains diocèses par ses évêques parce qu'elle est considérée comme « gauchisante » et « subversive »6. Cette bible avait été approuvée par le Comité épiscopal Latino-Américain mais le gouvernement argentin réprouve cet avis. En 1979, la Conférence épiscopale argentine publie un rectificatif afin « de clarifier le vrai sens chrétien et évangélique » de la bible. Cette notification doit obligatoirement être jointe à l'ouvrage. Ce qui déplait au pouvoir dans cette bible, ce sont des photos qui sont associés à certains textes. Par exemple la photo d'une

5 Le tango est un bon exemple de cette divergence dans les façons d'envisager ce qui est subversif ou non dans la culture. Certains ont interdits des récitals de tango prétextant qu'il s'agissait de danses lascives et sexuelles tandis que d'autres considéraient cette musique et cette danse comme partie intégrante du patrimoine culturel argentin. 6 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), A.I.D.A, Argentine, une culture interdite, pièces à conviction 1976- 1981, Paris, Petite Collection Maspero, 1981, p. 71

5 manifestation avec une légende qui dit : « La libération d'un peuple opprimé fut au commencement de la Bible. »7.

Néanmoins un mouvement va construire une nouvelle identité par cette privation de liberté : le rock national argentin. C'est un mouvement musical et social dont la forte adhésion et l'unité se fonde sur l'opposition à cette dictature. L'absence de représentants politiques ou de mouvements étudiants entraine une perte de référents et d'unité pour les jeunes. La fermeture des espaces traditionnels d'action, la perte de dialogue et d'initiatives va entrainer une partie de la jeunesse argentine à se tourner vers le mouvement du rock. D'autre part, le public du rock davantage composé d'adolescents a connu très peu de périodes de démocratie en Argentine comme le signalent les auteurs de A.I.D.A, Argentine une culture interdite :« Les jeunes qui constituent le public du rock appartiennent à une génération particulièrement brimée par l'histoire argentine : la majorité d'entre eux étaient nés après 1955, ils n'ont connu que de rares moments de démocratie entre de longues périodes de gouvernement militaire. Face à la répression physique et intellectuelle exercée contre eux dans les rues et les établissements scolaires naquit un besoin impérieux de se réunir et de s'exprimer.8 ». Le public du rock n'est pas un public massif, il représente une petite partie de la jeunesse, « c'était une marginalisation publique générationelle qui répondait à un type de convocation spontanée, ce mouvement n'était ni articulé ni structuré.9 » affirme Miguel Grinberg.

A mesure que la dictature militaire supprimait les espaces traditionnels d'expression, de plus en plus de jeunes se réfugiaient dans le mouvement du rock qui devient un espace de résistance et de reconnaissance. Ces jeunes s'opposent au mode de vie imposé par la société de consommation qui entraine une production industrielle destructrice et déshumanisée. Ces jeunes ne veulent pas être les esclaves de la « normalité » imposée par les pays occidentaux comme les États Unis.

Ce mouvement se construit en s'inspirant des différents mouvements contre-culturels mondiaux et créent leurs propres codes en puisant également dans la culture de leur continent, produisant un mélange de différentes cultures. Miguel Grinberg évoquait cette liberté prise par le mouvement du rock qui « ne devait pas être spectaculaire » et était « formée de petits

7 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 72 8 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), ( 1981 ), ibid., p. 137 9 Annexes, p. 222

6 gestes et d'une grande sensibilité10 ».

Le rock argentin dit « rock national » émerge en Argentine au début des années soixante. Les musiciens du rock national s'inspirent de beaucoup de styles musicaux comme par exemple de la musique traditionnelle argentine comme le tango. Le rock de cette période est appelé rock « procesado ». Ce n'est pas un rock similaire à celui des États Unis ou à celui de Grande Bretagne étant donné que ses origines et le contexte historique ne sont pas les mêmes.

Le rock est historiquement un mouvement qui s'oppose aux institutions, aux normes du monde adulte. C'est une musique pacifiste11 qui rejette les modes de pensée traditionnels. L'unité du mouvement du rock est donc fondée sur l'opposition au pouvoir institué et sur l'utopie. Les rockeurs gardent une certaine relation distancée avec la politique, ils ne désirent pas de gouvernement particulier et condamnent le pouvoir dans sa globalité. C'est par définition un mouvement qui se lance dans la recherche d'espaces de liberté non-investis par le pouvoir institutionnel. De plus, à cette époque l'espace artistique est laissé vacant par les autres formes d'expression artistiques ( la chanson folklorique, la littérature, les arts plastiques … ) censurées par le pouvoir en place. Ainsi le rock s'efforcera tout au long de la dictature de combler ce vide culturel laissé par les militaires. L'année 1978 est le point culminant de cette baisse de la production artistique et c'est aussi le moment où le peuple argentin semble le plus solidaire au gouvernement autoritaire qu'il considère encore comme légitime.

Le mouvement du rock argentin est une manifestation spontanée et non pas un mouvement organisé. Les musiciens ne sont là que pour exprimer ce que veulent et ressentent les jeunes et si le public remarque qu'un artiste se détache de cette idéal il le lui fait bien comprendre. L'obsession de la traitrise des idéaux est très présente. Ces jeunes en ont assez des mensonges des adultes, de la corruption et de l'hypocrisie et réclament que les musiciens soient aussi sincères que possible et irréprochables idéologiquement. Ils ne cautionnaient pas cette société du masque12. Il y a dès lors une certaine égalité entre les artistes et le public.

10 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 20 11 Les rockeurs sont plus des pacifistes que des militants à proprement parler. 12 Vila (Pablo), Rock nacional, cronicas de la resistencia juvenil, extrait de Los nuevos movimientos sociales : mujeres, rock nacional, derechos humanos, obreros, barrios, Jelin (Elizabeth)(dir.), Buenos Aires, Centro editor de America Latina, 1989, p. 122

7 Les groupes de rock argentins sont des groupes éphémères, ils ont un désir d'évolution constante et de ne jamais faire la même chose dans leur création artistique. C'est pourquoi les musiciens changent souvent de groupe pour en former d'autres, mais ce sont souvent les mêmes musiciens que l'on retrouve sur la scène du rock national13. Ils forment des collectifs de musiciens pour pouvoir continuer à se rencontrer et à échanger14. Le rock offre un espace alternatif, un double espace, utopique dans ses paroles et communautaire dans les concerts.

La scène devient un des seuls moyens de pratiquer l'art plastique avec les décors et un moyen d'apprivoiser son corps grâce à la danse15. Dés lors, aller à un concert devenait un acte politique de révolte, de désobéissance et pendant la dictature il s'agira quasiment des seules réunions collectives possibles. Les concerts sont alors des lieux de socialisation, ils sauvegardent l'identité des jeunes. Pablo Vila cite un passage de l'ouvrage de Norbert Lechner Especificando la politica qui évoque la portée politique de ces rassemblements : « Considérant cette constitution du « nous » comme spécifique à la politique, un acte folklorique, une grève ou une messe peuvent aussi se transformer en actes politiques. Indépendamment de son contenu, toute forme de rituel suppose la conscience d'un pouvoir collectif. 16».

Le mouvement du rock va palier au manque d'unité entrainé par l'interdiction des activités politiques et va se définir comme l'organe constructeur et rassembleur de la jeunesse. Le rock va reconstruire un « Nous ». Le mouvement du rock va tenter de sauvegarder son identité en même temps celle de son public. L'idée de la formation d'un « Nous » opposé au « Eux », est développée par Pablo Vila17. « Eux » regroupait le régime militaire mais aussi la société de consommation et le monde des adultes. Le « Nous » se construit en s'opposant aux autres et les acteurs et le public du rock va se créer sa propre réalité et ses propres valeurs. Ces valeurs partagées par les membres du rock qui jouent un maintien de leur identité sont la solidarité, la tolérance, l'amour, la paix, la liberté, l'aide mutuelle, la coopération, le respect de la nature, la connaissance intérieure etc. Toutes ces valeurs sont opposées à celle du

13 Charly Garcia, Jorge Luis Spinetta sont les exemples types de musiciens ayant joué dans beaucoup de groupes différents. Il en existe beaucoup d'autres mais ces deux là sont les plus connus. 14 On peut donner comme exemple le collectif Porsuigieco, La Pesada, MIA ... 15 Le groupe emblématique de cette libération corporelle est sans aucun doute Patricio Rey y sus Redonditos de Ricota. 16 Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 86 17 Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 84

8 gouvernement militaire qui prônait la consommation privée, l'individualisme, et opérait une politique plus que violente envers les subversifs comme le signale l'ancien lecteur Ruben Silva lors de notre entretien : « Nous pensions détenir La vérité. Comme tous les jeunes, nous pensions « eux ce sont des 'tarés', eux ce sont des vieux et nous, nous sommes à part. 18».

Ainsi le rock national va se définir au delà de la musique et constituera réellement une communauté, une tribu : « Le facteur unificateur de ses membres est une culture commune partagée, une idéologie de vie qui a la particularité de mettre en jeu la personnalité dans sa totalité, tant le rationnel, le social comme l'affectif. C'est une culture contestataire qui ne concerne pas seulement l'ordre politique, économique et social, mais qui remet en cause toute une forme de conception du monde. 19».

Dès 1973, dans le parc Centenario à Buenos Aires commence déjà à se former la tribu du rock. Plusieurs personnes s'y réunissent pour échanger, et communiquer comme Miguel Grinberg, Jorge Pistocchi ou encore Leon Gieco ou Raul Porchetto des musiciens du rock. Ce groupe commence à convoquer des gens dans le parc, créant des rassemblements de jeunes qui se font appeler « hippies », plus par dérision que par conviction. Les dimanches, ils créent des revues artisanales, composées de poèmes, d'articles ou de dessins des participants qui viennent les rejoindre20.

Les rencontres s'opèrent dans des parcs comme Centenario ou la place du général San Martin et des revues souterraines germent dans ces lieux de rassemblements. C'est le premier fleurissement des revues du mouvement du rock. Même si elles ne se proclament pas comme telles, elles sont créées par les acteurs du rock national qui subissait une mutation à ce moment de l'histoire. En janvier 1974, Miguel Grinberg édite une revue nommée Rolanroc qui ne sortira qu'un seul numéro. Cet unique exemplaire, comprend le manifeste signé par Luis Alberto Spinetta : « Rock, musica dura, la suicidada por la sociedad 21». L'éditorial reproduit une déclaration clef de Claudio Gabis, guitariste du groupe Manal, prononcée en 1972. Ce numéro de Rolanroc définit l'idéologie du rock national qui commence à prendre conscience de son pouvoir d'union.

18 Annexes, p.202 19 Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 132 20 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p.11 21 « Rock, musique « dure », le suicide par la société ».

9 Jorge Pistocchi, le créateur de l'Expreso Imaginario s'intègre au mouvement contre- culturel par la rencontre d'artistes, lui même passionné de sculpture et de peinture. Il devient par la suite un membre du mouvement du rock par plusieurs rencontres dont celle de Miguel Grinberg :

« Qu'est ce qui vous a sensibilisé à la question écologique, d'où vous vient cet intérêt là ?

C'est venu par un processus personnel complexe. Comme je te le disais, c'est la conséquence de tout un tas de choses qui se sont passées dans ma vie et dans ce pays. Par exemple, lors du bombardement de la place de mai en 1955, j'avais 15 ans. Ils ont bombardé la place comme si il s'agissait d'un pays ennemi. Cet épisode de l'histoire du pays m'a beaucoup marqué. Mon école était près de la place et j'ai le souvenir d''y être passé après le bombardement. Ça m'a choqué et je me suis dit que je devais profiter de tous les instants de ma vie et j'y ai rencontré des garçons un peu plus vieux que moi. J'ai fait des choses qui ont fait prendre un autre cours à ma vie, ce que mes parents n'appréciaient pas particulièrement d'ailleurs ! C'est intéressant comme je me suis totalement marginalisé, j'ai pris le chemin d'une autre vie, d'un autre monde, jusqu'à ce que j'aille en prison. J'ai toujours eu une grande vocation pour l'art, la sculpture et la peinture m'intéressait beaucoup. Je suis sorti de là et je me suis rendu compte que je n'avais peut être pas pris le bon chemin, j'ai vu où il m'a mené et j'ai réalisé que je devais recommencer de nouveau. Là, j'ai commencé à fréquenter des artistes plastiques, c'était un milieu où se développait une autre conscience. Je suis devenu très ami avec une personne beaucoup plus âgé que moi, je pense que c'était de l'amitié même si je n'avais qu'un vingtaine d'années. C'est cette personne qui m'a fait découvrir l'anarchisme. J'ai toujours eu un certain rejet envers certains courants de gauche mais, avec cet homme, j'ai commencé à comprendre un tas de choses. J'ai lu Bakounine et beaucoup d'autres écrivains de la même mouvance politique. Après, est apparu Miguel Grinberg, qui à ce moment fréquentait beaucoup d'écologiste et avait publié beaucoup de revue souterraine. Certaines amitiés, certains groupes, m'ont fait prendre conscience de choses, des idées qu'ils te vendaient et qu'ils te vendent toujours comme une espèce d'âge d'or disparu. Mais, je pense que s'il n'y a pas un changement considérable, il n'y aura pas d'avenir pour nous. Je veux dire que, en tant qu'être humain, j'aime ces expériences, remettre en causes les idées, même souffrir est une manière d'apprendre des choses. La question de l'écologie a donc surgit au sein du mouvement du rock et qui commençait à se développer parallèlement du système.22 » ( Jorge Pistocchi )

Jorge Pistocchi reçoit un héritage familial et va devenir le manager officieux du groupe de rock Almendra. Avec cet argent, il accède à un statut d'ami-mécène pour certains musiciens du rock. Il commence à écrire pour le magazine de rock Pelo grâce à Luis Alberto Spinetta, mais après une collaboration de plusieurs mois, il décide de créer sa propre publication musicale : Mordisco qui sortira en mai 1974.

Mais Jorge Pistocchi à néanmoins aussi le désir de développer une publication qui irait au delà de l'information musicale et l'idée de l'Expreso Imaginario commence à germer. Après plusieurs numéros de Mordisco, il annonce dans l'éditorial la sortie « d'un nouveau frère de Mordisco » qui traiterait de « sujets plus vastes ». En 1975, dans un café de Buenos Aires, Jorge Pistocchi réussit à mettre un nom sur ce projet : Expreso Imaginario. Ce nom réuni

22 Annexes, p. 248

10 plusieurs facettes de la revue comme l'évocation du voyage et l'échappatoire de l'imagination.

Il peine cependant à trouver un éditeur et doit partir au Vénézuela ce qui retarde la sortie de l'Expreso Imaginario dans les kiosques. Avant de partir pour le Vénézuela, Jorge Pistocchi rencontre Pipo Lernoud par l'intermédiaire de Luis Alberto Spinetta. Pipo Lernoud poète et parolier du rock fait partie des premiers rockeurs, les naufragos23 qui se réunissent à la Cueva, un bar de Buenos Aires où les premiers groupes de rock argentin vont se réunir.

A son retour du Venezuela, Jorge Pistocchi trouve finalement l'éditeur de la future revue, Alberto Ohanian, l'avocat de Luis Alberto Spinetta auquel il avait déjà eu affaire pour vendre des biens.

La machine est lancée, Pipo Lernoud et Jorge Pistocchi contactent alors le dessinateur, musicien et acteur Horacio Fontova, afin de s'occuper du graphisme de l'Expreso Imaginario. Des anciens rédacteurs de Mordisco comme Alfredo Rosso intègrent la rédaction, suivit de compagnons d'école de ce dernier : Claudio Kleinman et Fernando Basabru.

Aucun d'entre-eux n'est journaliste et c'est cela qui construira un aspect fondamental de l'identité de la revue. Les rédacteurs n'étaient pas des journalistes professionnels dans le sens académique du terme, mais ils faisaient tous partis de la culture rock en tant que public comme Alfredo Rosso et Claudio Kleinman, comme auteur à l'image de Pipo Lernoud, ou en tant qu'ami/manager avec Jorge Pistocchi.

Jorge Pistocchi avait évoqué lors de notre entretien cet aspect artisanal et non professionnel qu'arborait la revue : « La revue, nous l'avons inventé au fur et à mesure, nous n'avions pas vraiment de référent, en plus nous n'étions pas des journalistes ! On découvrait en faisant des erreurs. On a découvert comment faire un titre, un en-tête, un chapeau ... C'était des choses élémentaires de la presse dont on ne savait rien ! Mais ça nous fascinait de créer cette revue et on s'amusait vraiment à la faire. L'Expreso, pendant la dictature, était pour nous une sorte de refuge.24 ».

La revue est prête à être lancée mais le coup d'État du 24 mars 1976 les prend de court et la directeurs et rédacteurs décident de reconsidérer leurs projets pour la revue. En dépit de

23 Les naufragés 24 Annexes, p. 237

11 l'interdiction de parler de politique, de religion ou de drogues, ils le feront par d'autres moyens : celui des métaphores littéraires et artistiques. Pipo Lernoud dit dans le blog « La Expreso Imaginario » « qu'il y avait tout un monde hors de ce qui était interdit et nous nous y sommes engouffrés pour ne pas nous asphyxier. Nous paraissions comme une revue de musique aux yeux des censeurs. 25». Le but de la revue était selon Jorge Pistocchi26 de transmettre un message au delà de la musique. Il dit : « je pensais qu'il fallait générer un média qui diffuserait une pensée caractérisée par la diversité ». L'Expreso Imaginario sort donc dans les kiosques en août 1976 suivit le mois suivant par le supplément musical Mordisco que les directeurs avaient choisi d'intégrer à la revue. Au lancement de la revue, Jorge Pistocchi choisit un grand format27, plus proche de celui du journal que celui du magazine spécialisé. Acceptant les complications que ce format implique, notamment pour la lecture et l'exposition dans les kiosques, la revue adopte un format intermédiaire28 en septembre 1977 et ce jusqu'à février 1978 où l'Expreso Imaginario va revêtir le format traditionnel des revues spécialisées proche du format A429. Le prix de la revue va fluctuer selon l'inflation et la valeur du peso. Ainsi le premier numéro se vend à 150 pesos et le dernier à 54 000 pesos. Cette différence de prix donne un indicatif de l'inflation que subit l'économie argentine durant ce gouvernement. Selon les anciens lecteurs de la revue que j'ai rencontré, le prix de l'Expreso était abordable. En décembre 1980, 1000 pesos représentaient environ 0,23 Francs30 soit environ 0,03 euros. Ce mois ci, le prix de la revue était fixé à 7000 pesos, ce qui porte le prix d'un exemplaire à 0,21 euros ou 1,61 francs. Le premier numéro est tiré à 10 000 exemplaires31 et le tirage moyen de la revue est estimé à 15 000 exemplaires par numéro selon Pablo Vila32. L'Expreso Imaginario dont le titre évoque un long voyage dans l'imaginaire détonne dans les kiosque avec des couvertures toutes plus colorées et distinctes les unes des autres ce qui attire les lecteurs. Pablo Vila estime en effet son tirage comme « massif ». . L'Expreso Imaginario peut être cataloguée comme une revue alternative, marginale et underground. Cette revue est complète et diversifiée. Elle utilise comme support le texte, 25 http://laexpresoimaginario.blogspot.fr/ 26 Interview tirée du site internet LEI 27 33 sur 45 centimètres 28 23 sur 31 centimètres 29 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 29 30 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 37 31 Sabastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 26 32 Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 88

12 l'illustration ou encore la bande dessinée33. Les thèmes principaux abordés dans les pages de l'Expreso Imaginario sont l'écologie, le cinéma, l'art, la poésie, la musique rock, la littérature, les dérives de la science et les cultures indigènes d'Amérique Latine. Elle apporte un nouveau regard sur le monde, très éloigné de celui véhiculé par les grands journaux de l'époque qui servent d'outil de propagande à la dictature militaire. La rédaction est encadrée par les deux directeurs éditoriaux Pipo Lernoud et Jorge Pistocchi qui décrit la rédaction en la comparant à « une équipe de football » : « Pipo coordonnait toute la rédaction, il était également secrétaire de rédaction, et se chargeait du courrier, mais la rédaction était une réunion permanente où on était tous réunis.34 »

A première vue, l'Expreso Imaginario paraissait inoffensif pour les autorités. Mais la revue proposait une voie de secours, un échappatoire qui produit de la réflexion et de la critique. Cette revue qui cherche à investir des nouveaux espaces d'expression se construit dans la marginalité, et développe une autre forme de résistance en adéquation au mouvement du rock qui est apolitique, celle des alternatives.

Cette revue représentait presque un besoin vital pour certains lecteurs comme Carlos, qui dans un entretien avec Pablo Vila parle de cette revue comme d'une drogue : « nous courrions pour l'acheter dans les kiosques. S'il n'était pas sorti nous souffrions, pleurions, et nous allions à la rédaction pour demander ce qui se passait !35 ». En effet, survivre dans une période de dictature ne signifie pas uniquement survivre physiquement, c'est aussi survivre émotionnellement, et psychologiquement comme le signale l'ancien lecteur Ruben Silva : « Survivre à ça ce n'était pas seulement manger ou payer ses factures, ce n'était pas seulement physique, c'était aussi psychologique.36 ».

Étudier cette revue qui s'est construite dans un tel contexte revient à s'intéresser au phénomène de persistance des formes d'expressions et à la création identitaire dans un régime dictatorial et violent.

Il ne s'agit pas là d'étudier uniquement une revue mais également tout un mouvement qui l'a construit et composé, le rock dont l'Expreso Imaginario sera le canal d'expression.

33 La bande dessinée est très présente dans la revue jusqu'aux numéros 30. 34 Expreso Imaginario, Vida y Vuelta, Canal 7, 2005. 35 Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 90 36 Annexes, p. 210

13 L'histoire de cette revue montre que la résistance par les alternatives et par la culture n'est pas moins importante que la résistance politique frontale. On le verra bien avec l'Expreso Imaginario mais aussi avec le mouvement du rock qui sera pendant cette dictature militaire, un des seuls organe de résistance « massive » qui restera debout alors que tous les représentants politiques ont été écartés.

Ce travail repose sur les travaux de sociologues comme Pablo Vila ou encore de journalistes comme Sebastian Benedettit et Martin Graziano et évidemment sur les soixante- dix-huit numéros de l'Expreso Imaginario. Cette étude se fonde également sur le témoignage des acteurs de ce mouvement c'est à dire les lecteurs, journalistes, l'« historien, anthropologue du rock » Miguel Grinberg, qui rendent compte par leurs paroles de ce que signifie et signifiait pour eux de participer à ce mouvement. Sans prétendre que cette vision peut être généralisée à la totalité de la jeunesse, le mouvement du rock n'étant pas une manifestation massive à proprement parlé, ni à tous les sympathisants du rock, on peut tout de même considérer que leurs propos peuvent expliquer l'adhésion de ces nombreux jeunes au mouvement rock et leur attrait vis à vis de l'Expreso Imaginario.

Les témoignages de ces protagonistes sont importants étant donné que très peu d'ouvrages évoquent le pouvoir de résistance de ce média qui a tout de même permis à beaucoup de jeunes de garder la tête hors de l'eau durant cette dictature où chacun se noyait dans la solitude, le manque de dialogue et d'informations et dans la terreur.

Nous allons donc voir dans cette étude comment l'Expreso Imaginario s'est imposée en tant qu'organe de résistance culturelle en Argentine, comment s'est articulée cette résistance et comment a-t-elle évoluée en parallèle à des changements internes à la revue et au rock et à des changements politiques nationaux ?

La revue qui compte soixante-dix-huit numéros, durant ces sept années de vie va assister à des évolutions internes avec trois changements de direction, mais aussi au niveau du mouvement du rock et de la politique de la dictature militaire. Cet argumentaire va alors se construire de façon chronologique et va se diviser en prenant en compte les changements de directions au sein de la revue qui vont entrainer des évolutions de ligne éditoriale opérées par chacun des trois directeurs. Nous allons mettre donc en lumière les évolutions mais aussi les

14 limites de la faculté de résistance de ce média dont l'intérêt principal repose sur sa faculté à exprimer les idées politiques ou tout du moins idéologiques de ses acteurs sans subir la censure du gouvernement autoritaire mis en place.

Dans un premier temps, nous allons étudier la revue durant la direction de Jorge Pistocchi, « l'âge d'or » de l'Expreso Imaginario considérée par ses lecteurs comme un refuge, de sa création en août 1976 au mois de septembre 1979, pour continuer sur les directions de Pipo Lernoud et de Roberto Pettinato qui vont opérer un tournant progressif de la revue vers une professionnalisation, entrainant pas à pas l'Expreso vers un statut de revue spécialisée parmi d'autres, jusqu'à sa fermeture en janvier 1983.

15 I ) « L'âge d'or » de l'Expreso Imaginario : l'apparition d'un refuge cosmique ( août 1976 - septembre 1979 )

Influencés par le mouvement contre-culturel américain des années 60, les rédacteurs de l'Expreso Imaginario évoquent dans leurs articles les thèmes de la science fiction, les dérives de la technologie, de la médecine parallèle, de la spiritualité et tant d'autres. Son apparence de revue musicale lui permet de revendiquer ses idées ou d'émettre des critiques à travers la littérature, la poésie ou l'art sans que cela paraisse une prise de position partisane. La revue reste, en dépit de cela, participante de la musique rock nationale et ainsi médiatise ses chanteurs et musiciens. Les articles sur la musique concernent le plus souvent le rock national argentin. Les rédacteurs de l'Expreso Imaginario réussissent néanmoins à exprimer leur militantisme dans le fait de mettre en couverture des artistes argentins peu connus ou en médiatisant des artistes de musique folklorique argentine. Ils refusent de se plier à un journalisme du spectacle mais de l'information, on le remarque notamment dans la retranscription des interviews des musiciens. Ils refusent en effet de modifier ou de couper les propos de ces artistes, et font le choix de reporter les déclarations de ces musiciens avec exactitude.

Les rédacteurs utilisent le rêve et l'imaginaire comme véhicule pour leurs idées, afin de s'échapper de la réalité de la dictature et des institutions, de tout ce qui est admis et consensuel afin de créer un monde utopique où tout est possible. Dans cette partie de l'histoire de la revue considérée par beaucoup des rédacteurs et lecteurs comme le « vrai » Expreso, le pouvoir des alternatives va représenter l'aspect fondamental de la revue. La diversité des thématiques abordées au sein de l'Expreso Imaginario va permettre aux lecteurs de découvrir de nouvelles façons de vivre, de penser et de s'exprimer. L'Expreso Imaginario va représenter un agent de résistance par sa faculté à proposer une alternative à la société proposée par le régime militaire. Cette résistance passive en opposition à la lutte armée ne signifiait pas qu'elle n'était pas politique mais seulement qu'elle utilisait des armes différentes comme le dit Miguel Grinberg :

« En général, on considère une action ou une idée politique quand elle est véhiculée d'une

16 manière partisane, au sein d'un parti et comme étant le fruit d'un groupe idéologique spécifique. Ce qui ne veut pas dire que chanter pour la liberté n'est pas un acte politique. On doit ajuster le vocabulaire parce que, foncièrement, tout était politique dans une époque de résistance face à la répression. C'était une résistance de lutte armée mais le rock, lui, créait une résistance à travers l'appellation poétique et, au final, c'était quand même de la résistance. 37»

A ) Une nouveauté qui « ouvre l'esprit » des lecteurs

Les rédacteurs de l'Expreso vont choisir leurs thématiques, leurs artistes et les mots à publier en fonction de la censure. L'Expreso Imaginario n'est pas une revue souterraine, elle est légale et paraît dans les kiosques contrairement à bon nombre de parutions. Elle va donc utiliser les contraintes imposées par la censure et profiter de ses failles pour créer une publication différente des autres. Comme le dit l'ancien lecteur Fernando Gabriel Dunan, le contenu de la revue était foncièrement résistant :

« Pour beaucoup d'entre nous, la revue était une façon alternative de changer les choses, en écoutant du rock aussi. Tous les mois, l'acheter, la garder, c'était comme un acte de résistance. On pouvait l'acheter partout, ce n'était pas prohibé mais c'était un organe de résistance. Ils ne pouvaient rien dire donc ils transmettaient leurs idées, par exemple, avec des textes de Franck Zappa. Les groupes de musique et ces journalistes ont commencé a écrire de manière métaphorique, ils parlaient de l'histoire de Alice au pays de merveilles, et les militaires ne pouvaient rien comprendre !38 La revue nous disait comment vivre de façon alternative, et ça c'était de la résistance.39 »

L'Expreso Imaginario va faire découvrir à ses lecteurs des thèmes comme l'écologie qui vont leur permettre de cultiver leur différence et de s'identifier à une culture qui prône les initiatives et les alternatives, en somme de contourner le système, plutôt que d'opter pour la confrontation violente.

1 ) La protection de l'environnement : un pilier fondamental de la revue

Il suffit de survoler la revue pour remarquer qu'elle est empreinte d'une forte influence du mouvement hippie. On pourrait dire que les journalistes de la revue, qui ont entre 17 et 30 ans à cette époque, partagent tous cette pensée des années 60 et 70 qui s'est développée premièrement aux États Unis pour ensuite gagner ensuite la jeunesse de beaucoup de pays occidentaux et d'autres. Les rédacteurs partagent les même intérêts politiques, culturels et

37 Annexes, p. 220 38 Annexes, p. 205 39 Annexes, p. 207

17 philosophiques que ce mouvement et cela se remarque tout d'abord dans l'esthétique mais surtout dans les articles de la revue. On le voit déjà dans leur investissement dans l'écologie, cause qui à cette époque n'était pas aussi populaire que de nos jours. Jusqu'au changement de la ligne éditoriale du journal en avril 1980, un des sujets principaux de la revue était la préservation de la nature, les dangers de la pollution et du nucléaire et les dérives de l'industrialisation de masse. C'est une génération qui nait et qui grandit avec la hausse de la consommation chez les ménages, où les biens de consommation deviennent de plus ou moins accessible à tous. Ils se s'élèvent alors face à cette consommation à outrance et proposent un retour à une vie simple, liée à la nature où la place des machines ne serait plus prépondérante. L'écologie représentait une préoccupation essentielle pour les créateurs de l'Expreso Imaginario et a composé une thématique fondamentale dans la revue. L'Expreso va développer et médiatiser ces préoccupations écologiques qui jusque là avaient été cantonnées à une élite intellectuelle et se développait discrètement dans les pages de la presse underground mondiale. Ce journalisme alternatif lié à la préservation de l'environnement avait été développé en Argentine majoritairement par les publications de Miguel Grinberg comme les revues Eco Contemporaneao, Contracultura et Rolanroc, revues qui avaient des durées de vies courtes et un tirage plutôt restreint. Le traitement des problèmes écologiques s'est croisé et se s'est confondu durant ces trois premières années avec des thèmes liés à la divulgation scientifique et aux préoccupations technologiques qui étaient souvent associées aux désastres écologiques. Par exemple, un article sur la surpopulation aborde plusieurs thèmes comme les conséquences sur l'écologie, la santé, les problèmes sociaux et la technologie. Ces articles sur l'écologie ont premièrement été à la charge de Diego Mas Trelles. Durant la première année de l'Expreso, il a publié plusieurs articles sur le sujet. Dans le numéro 4 de novembre 1982, il signe un article intitulé « La lente mort du Rio de la Plata » qui effectuait une investigation écologique sur la pollution dans l'estuaire et sur les usines qui déversaient leurs déchets toxiques dans cet endroit. L'auteur utilise au début de son article un peu de fiction pour immerger le lecteur dans le sujet : « La chaleur m'opprime le cerveau comme un disque de plomb. La boue putride retient mes chaussures. Je tombe … Ma bouche se remplit de dégoût. En face de moi, la Dame du lac sourit et m'invite à danser. Mais je ne pouvais pas bouger. Je commence à me débattre jusqu'à ce que le grincement de mon lit me

18 fasse sursauter. ». Il invente un cauchemar pour montrer son dégoût envers la pollution de l'estuaire. Petit à petit, c'est José Luis d'Amato qui va devenir le référent de la revue sur les questions écologiques et scientifiques. José Luis d'Amato avait déjà participé à des publications underground et s'était rapproché du milieu contre-culturel argentin dans les années 60 en cotoyant Miguel Grinberg et en participant à sa parution Eco Contemporaneo. Il était également ami avec Eduardo Abel Gimenez qui avait déjà commencé à collaborer avec l'Expreso à cette époque. Il est noté pour la première fois en temps que collaborateur en janvier 1977. Ce journaliste a confié aux auteurs de l'ouvrage Estacion Imposible l'approche qu'il désirait mettre en place de la thématique écologique dans la revue : « Je n'étais pas d'accord avec le traitement habituel de la thématique environnementale qui me paraissait se limiter à dénoncer des monstruosités effectuées contre la biodiversité et l'humanité. Ma position était que nous ne pouvions pas marteler ces faits douloureux sans proposer des solutions. La rue était très dure et négative, et mon opinion était que nous aurions plus d'influence en faisant ainsi, et au lieu de souligner cette abime, nous dansions avec elle. 40». C'est en partie grâce à José Luis d'Amato et à ses articles que la revue s'est transformée davantage en une proposition alternative qu'en un accusateur. Dans cet esprit, il réalise un article dans le numéro 14 de septembre 1977, « Des énergies pour la vie » dans lequel il répertorie et décrit le fonctionnement de sources d'énergies propres qui pouvaient être utilisées en alternative au nucléaire41. C'est d'ailleurs dans ce numéro que l'ancien préposé à l'écologie, Diego Mas Trelles signe sa dernière collaboration avec la revue. L'article proposait des possibilités qui seraient réalisables en Argentine. Il décrivait avec l'aide de schémas sur ces procédés comment fonctionnaient ces énergies, ce qui leur fallait pour fonctionner et transformer les alternatives en réalité avec l'aide d'une carte de l'Argentine découpée selon les régions où chaque type d'énergie propre pouvait être mise en place selon le climat et la géographie. Cela allait de l'énergie de la mer, du vent, du soleil, du sol, ou des matières organiques et il expliquait en quoi ces énergies étaient moins néfastes pour l'environnement que l'énergie nucléaire. Cet article est un exemple parmi de nombreux autres écrits sur le nucléaire et ses répercussions qui a été un sujet beaucoup traité durant cette première étape de l'histoire de l'Expreso Imaginario et qui semblait causer beaucoup d'inquiétudes chez les rédacteurs de la revue. Dans le numéro 20 de mars 1978, José Luis d'Amato écrit un article sur la chute d'un satellite russe au Canada et dénonce dans le titre la pollution que cet

40 Sebastian Bendetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 34 41 En avril 1979, il réalise un autre article sur l'histoire de l'énergie solaire « de la préhistoire au futur »

19 événement engendre pour la nature avec « Du poison pour 700 millions d'années ». Selon le rédacteur, la composition du satellite équivalait à « cinq bombes de Hiroshima » et la radioactivité déployée au Canada par les composants de ce satellite mettrait 713 millions d'années à disparaître. Il introduit cet article par une note qui rappelle le contexte de guerre froide que subit la majorité des pays du globe : « Le mois passé, quand tout le monde a critiqué les russes pour le désastre nucléaire provoqué par la chute du Cosmos 954 dans les steppes canadiennes, les soviétiques ont répondu : « Arrêtez de nous accuser autant, les États Unis ont aussi provoqué des accidents nucléaires dans l'espace et on ne leur a jamais rien dit. ». La situation ressemblait à une dispute familiale pendant laquelle un des enfants se défend avant que les parents n'accusent le petit frère. Les frères : les deux super-puissances. Le père : toute l'humanité. ». Il faut noter également le contexte de croissance fulgurant des pays durant cette période de l'histoire et la course au progrès, permettait d'accroitre le nombre de centrales nucléaires qui ne faisait qu'augmenter. Plusieurs armées avaient effectué et effectuaient encore des tests nucléaires sans protection aucune sur des territoires de la planète et plusieurs accidents avaient déjà eux lieu avec cette énergie, créant des déversements de particules et de déchets radioactifs dans plusieurs endroits de la terre. Le rédacteur, durant son entretien avec Sebastian Benedetti et Martin Graziano, évoque un accident nucléaire qui s'était produit en pleine ville de Buenos Aires en juillet 1977 dans un réacteur expérimental de la Commission Nationale de l'Energie Atomique. Après réflexion, la direction et la rédaction avaient décidé que publier un article sur la catastrophe était trop dangereux : « […] le plus probable était que la revue allait être fermée, et/ou que plusieurs d'entre nous allaient agrandir les listes de disparus.42 ». En effet, critiquer un accident produit dans la capitale revenait à accuser les autorités d'incompétence et à critiquer le système et la société toute entière que le régime voulait mettre en place en Argentine. En février 1977, il écrit un article sur les dangers des armes nucléaires et des armes chimiques, et utilise des versets de la Bible pour appuyer les conséquences apocalyptiques que leur utilisation pourrait engendrer. Il avançait également ce que les pouvoirs publics pourraient faire avec l'argent utilisé pour la construction et la conception de ces armes, comme vaincre l'analphabétisme, ou nourrir toute une population qui meurt de faim. En septembre 1978, il écrit un article de cinq pages sur le bombardement de Hiroshima et se demande également dans le numéro 34 « Energie nucléaire : tout est sous contrôle ? ».

42 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit, p 35

20 En dehors de la préoccupation sur les dangers du nucléaire, plusieurs autres articles ont pour motif premier les inquiétudes sur l'état de la planète et l'importance de la préserver. Ainsi dès le deuxième numéro, la une représentera un dessin de Horacio Fontova, qui est restée une illustration célèbre de la revue et qui représentait un nouveau né jouant aux billes avec la planète terre, le tout dans un décor sombre de ciel étoilé. Cette illustration qui avait été dessinée bien avant la création de la revue, et n'était donc par une création spécialement conçue pour ce numéro43, imageait un article dont le titre accrocheur « Écologie : La planète va elle mourir ? » qui était présent sur la couverture, servait d'appât pour l'article réellement appelé « Écologie : la vie perd la bataille ». L'article faisait un bref descriptif des catastrophes écologiques qui avaient eu lieu et critiquait l'Homme cupide qui exterminait des espèces animales avec son mode de vie. Dans le numéro 3, Diego Mas Trelles écrit un article sur le « smog », ce nuage de pollution qui plane au dessus des grandes villes et dans le numéro 29 de décembre 1978, la direction publie même en guise d'éditorial une lettre ouverte de deux pages écrite par Jacques Cousteau qui faisait un descriptif de la pollution croissante dans le milieu marin et appuyait la nécessité de le préserver. Dans ce même numéro, une photographie de Jacques Cousteau est utilisée en couverture et la direction publie une interview de l'explorateur océanographique. Un grand espace est dédié à ces thématiques au sein de la revue, et c'est ainsi que dans chaque numéro les lecteurs pourront lire des articles sur la surpopulation44, le climat45, les changements climatiques, les dangers de procédés comme l'aérosol46, l'importance de la préservation de la biodiversité, etc. Ces articles font tous état de la situation de l'environnement de la terre, de ses dérèglements qui sont souvent causés par l'homme mais aussi des dangers que ces désastres écologiques peuvent avoir sur l'homme. Dans le numéro 28, José Luis d'Amato écrit deux pages sur la contamination des particules de pollution qui empoisonnent les habitants des villes, les plantes mais aussi sur la contamination qu'engendre les vêtements en fibres synthétiques. Dans cet article intitulé « La contamination invisible », il expliquait que même si cette contamination par la pollution de l'air n'était pas visible, elle était tout de même effective et provoquait des problèmes physiques et psychologiques comme entre autres l'anxiété, la hausse des bronchites et de cas d'asthme ainsi qu'un accroissement des allergies47.

43 Interview de Jorge Pistocchi, annexes, p. 245 44 « La vie dans les ville, la surpopulation », n°26, septembre 1978 45 « Que se passe il avec le climat? », n°20, mars 1978 46 « Aérosol, une pratique bien pratique mais dangereuse pour la vie de la planète », n°35, juin 1979 47 Un autre article dans le numéro janvier 1979 évoque les dangers pour les humains d'un pesticide appelé le DDT.

21 Cette volonté de préserver la nature va se caractériser par un désir, néanmoins pas nouveau, de retourner aux racines et de quitter le milieu urbain pour aller vivre à la campagne et cultiver la terre. La critique de l'homme moderne a toujours été un pilier dans le discours et le choix des thèmes abordés par la rédaction. Souvent ce retour à la nature entraînait aussi la création d'une société différente qui se matérialisait autour d'une communauté, regroupement de personnes qui ne veulent plus vivre selon les règles de la société de consommation et qui créent leur propre système en rupture avec le conformisme. Ces personnes veulent pouvoir vivre sans nuire à la terre et sans que la société moderne n'ait d'impact sur eux. Certains prennent le train en chemin même si les années hippies sont passées et plusieurs personnes partent vers le sud, notamment au Bolson, comme le dit la chanson de Almendra « Toma el tren hacia el sur48 ». Le fait de s'éloigner de la ville pour se ressourcer à la campagne a toujours existé mais était auparavant réservé à l'aristocratie et était effectué davantage dans un souci de bien être, de santé de ses membres et de conservation des traditions plutôt que par préoccupation pour l'environnement. Cette pratique qui a toujours existé a néanmoins été revitalisée par la contre-culture notamment en ajoutant un aspect spirituel et mystique au retour à la nature. La création de communautés dans les années 60 a été une caractéristique ainsi qu'une pratique courante chez les membres du rock argentin. Par exemple, La Cofradia de la Flor Solar était une communauté de hippies de la Plata qui s'est transformée en un groupe de rock49. Beaucoup des musiciens du rock mais aussi des rédacteurs de la revue ont expérimenté ce mode de vie et souvent le Bolson était considéré en quelque sorte comme la « terre promise ». Le rédacteur Uberto Sagramoso part pour le compte de l'Expreso dans le sud de l'Argentine pour récolter les témoignages de personnes venues au Bolson pour vivre en harmonie avec la nature. Son article sera publié en juillet 1977 et est intitulé « Témoignages depuis El Bolson ». Il remarque dans cet article que les communautés et les tentatives de créations de communautés n'existent plus depuis les années 60 mais qu'il y a toujours des groupes de gens qui viennent au Bolson pour cultiver la terre en harmonie avec la nature. Dans le numéro 8 de mars 1977, la direction publie sur trois pages un extrait du livre Auroville/The first six years : 1968-1974 écrit par Claudio Caldini. Il s'agit d'un ouvrage qui décrit la ville expérimentale de Auroville en Inde, construite à partir de « nouveaux concepts architecturaux, éducatifs, urbanistiques et écologiques. ». Il s'agit d'un lieu de vie communautaire où les personnes qui le souhaitent peuvent rejoindre la communauté et vivre

48 « Prends le train vers le sud », de l'album « Almendra, 1970 49 A noter que le journaliste Miguel Grinberg appartenait à cette communauté.

22 en harmonie avec la nature tout en pratiquant la méditation. Plusieurs autres articles font la description de communautés comme celui écrit par Pipo Lernoud dans le numéro 25. Dans cet article, il interviewait un jeune argentin partit vivre dans une communauté installée en Suisse près de Berne. Parler de ces communautés était un moyen de proposer une alternative de vie à ces jeunes et de leur montrer que la dictature n'était pas le seul modèle politique existant, qu'un groupe de personnes était capable de s'administrer sans chef en toute égalité :

« A cette époque, c'était la mode du flower power, on essayait de faire comme les hippies des États Unis, on aurait aimé vivre en communauté50. En parlant de cette communauté du nord, ou de cet écologiste des États Unis, ils montrait que la situation du pays actuellement était critique et que ailleurs la liberté, la connaissance et la culture abondaient et que tout espoir n'était pas perdu. Ils nous incitaient à aller chercher ailleurs même si ils ne le disaient pas directement. »51 ( Ruben Silva )

« Ils ne pouvaient pas traiter de politique mais là ils ont fait un article sur la communauté hippie de Cristiana. C'était une manière détournée de parler d'un autre système politique qui fonctionnait très bien et qui n'était pas autoritaire ! Ça me donnait envie d'y aller ! Évidemment, je n'ai pas pu aller à Cristiana mais je suis bien allée dans le sud, en 1977, pour deux mois avec des copains, seulement avec mon sac sur le dos52. » ( Fernando Gabriel Dunan )

L'ancien lecteur, Fernando Gabriel Dunan parle de la communauté de Cristiana, une ville expérimentale qui est régie selon les règles d'une communauté au sein même de Copenhague. L'Expreso avait publié en juillet 1978 une lettre d'un lecteur qui avait vécu dans cette communauté durant plusieurs mois qui décrivait la vie quotidienne et l'organisation de cette ville. Au delà de la vie en communauté, l'Expreso Imaginario faisait voyager les lecteurs grâce à ses articles sur plusieurs endroits et peuples d'Amérique Latine mais publiait aussi souvent des récits de voyage. Ces immersions permettaient aux lecteurs de voyager dans leur imaginaire et les faisaient rêver à d'autres endroits. Ces récits évoquaient également la liberté que le voyage procure et donnaient envie à beaucoup de lecteurs de partir :

« Mais, voyager à l'époque, c'était contraire à la tradition et très mal vu. Pour les artistes, musiciens et journalistes qui voyageaient, c'était la découverte d'un autre monde, parce que sous la dictature nous étions isolés dans notre bocal qu'était l'Argentine, il ne fallait pas qu'on découvre ce qu'il y avait à l'extérieur et qui était potentiellement mauvais !53 » ( Ruben Silva )

La revue proposait de sortir du bruit infernal de la ville, envisageait des sorties et

50 Annexes, p. 194 51 Annexes, p. 199 52 Annexes, p. 212 53 Annexes, p. 201

23 alternatives à ce mode de vie urbain. Le retour à la nature a souvent été soutenu par des secteurs contre-culturels qui voulaient produire ce qu'ils mangeaient, et s'échapper de l'aliénation du travail comme il était organisé dans la société industrielle moderne. Ces propositions étaient quasiment thérapeutiques pour ces jeunes qui n'envisageaient aucun avenir, qui ne savaient pas quand la dictature allait finir et qui ne disposaient par de lieux de loisirs ou de rencontres. Afin d'appuyer les méfaits de la vie en ville, le collaborateur Sylvestre Biron va publier dans le numéro 12 un article sur les dangers de la vie en appartement et en milieu urbain pour les enfants, mais aussi sur les dangers que cela implique, préférant les grands espaces des campagnes. Il avance un nombre d'enfants qui meurent chaque jour à cause des voitures ou autres dangers. La section « Imagenes », va être également un pilier de l'identité de l'Expreso Imaginario. Elle est crée dès le premier numéro de l'Expreso et sera présente jusqu'au numéro 45. La section était composée de une ou deux pages et était constituée de courtes brèves concernant des sujets très diversifiés. En général, il s'agissait de brèves qui concernait des faits, événements, découvertes scientifiques actuelles qui concernaient l'écologie, l'astrologie, l'astronomie, d'histoire, etc. La section se situait juste après le courrier des lecteurs sur les pages 6 et 7 et était toujours accompagnée de dessins, souvent de Horacio Fontova qui faisait preuve d'une originalité et d'une excentricité particulière dans cette section qui plaisait beaucoup aux lecteurs. La section permettait aux rédacteurs de glisser discrètement des informations sur des catastrophes naturelles récentes ou sur des manifestations pour le respect de l'environnement. Par exemple, dans la section « Imagenes » de février 1977, une note est écrite sur un étudiant nord-américain ayant construit chez lui une bombe atomique lui même dont la puissance serait trois fois plus élevée que celle de Hiroshima. Dans ce même numéro, une brève est publiée concernant une manifestation contre la pollution de l'air.

Les articles de José Luis d'Amato et d'autres rédacteurs sur l'écologie étaient également complétés par la section « Guide pour Habiter la Planète Terre ». Il s'agissait d'un guide d'écologie pratique qui chaque numéro expliquait comment pratiquer l'auto-production et l'autogestion afin d'être indépendant et d'éviter de participer et de soutenir la consommation et l'industrialisation de masse. Il donnait des conseils d'artisanat, de cuisine, de médecine, de décoration qui apprenaient aux lecteurs comment fabriquer soi même ses mocassins, fabriquer

24 du dentifrice, soigner des maladies par des plantes, créer un caléidoscope, faire des massages, conserver les aliments, fabriquer un filtre à eau … Ces conseils d'écologie appliquée sont une initiative de Pipo Lernoud qui voulait donner à l'écologie une manifestation immédiate et ludique pour éviter de rester bloqué dans le théorique. Cela permettait d'intéresser davantage les lecteurs et de leur montrer qu'ils pouvaient également participer à la préservation de l'environnement en appliquant ces conseils pour éviter de trop consommer. La section va apparaître dès le numéro 2, et est décrite dans le sommaire comme des « Points de vue pour revenir à apprécier la subtile simplicité de la vie ». Elle sera présente dans tous les numéros des deux premières années d'existence de la revue et par la suite fera son apparition de temps à autre pour s'arrêter définitivement au changement de ligne éditorial d'avril 1980 opérée par Pipo Lernoud. Elle occupait en général deux pages et était nourrie par différents collaborateurs. Après plusieurs numéros, un appel est lancé aux lecteurs dans le numéro 6 de janvier 1977 pour compléter le contenu de la section par des conseils ou suggestions et « n'importe quelle méthode sensée et économique pour gagner contre la névrose et l'hystérie.». Au départ, ces brèves ne sont pas signées, seule une collaboratrice nommée Juliana Chiappe signera ses deux articles. Plusieurs collaborateurs ainsi que lecteurs vont compléter cette section mais durant plusieurs mois successifs, elle sera assurée par Maria et Martin Alvarenga. Ces chroniques diffusaient, en plus des manières pratiques de préserver l'environnement, des conseils pour avoir un mode de vie sain et en harmonie avec la nature. Ces textes étaient agrémentés de schémas de ses auteurs ou de Horacio Fontova qui disposait d'un espace d'expression dans l'en-tête de la section54. Il confie aux auteurs de Estacion Imposible : « […] cette section me paraissait très belle, une chose très simple qui te donnait envie de faire quelque chose. La section proposait vraiment quelque chose.55 ». L'ancien lecteur Fernando Gabriel Dunan a évoqué brièvement cette section durant notre entretien : « Regarde cet article « notre zen intérieur », « Habiter la Planète Terre », les communautés hippies, il n'y avait pas d'articles comme ça dans les autres journaux, ce n'était pas quelque chose de commun, il y avait plein de dessins.56 ». Plusieurs courriers des lecteurs évoquent le « Guide pour Habiter la Planète Terre » qui semblait plaire aux lecteurs.

Ces intérêts pour le retour à l'artisanat, à l'auto-production, à la nature et au travail de

54 Voir annexes 55 Sebastian Benedetti, Martin Grazziano, 2007, op.cit., p. 39 56 Annexes, p.206

25 la terre se remarquait également dans la publication importante de sujets traitant de la culture et de la façon de vivre des tribus originaires d'Amérique Latine. L'Expreso Imaginario prônait un retour aux racines et les rédacteurs prenaient en exemple ces peuples qui n'avaient pas subi et suivi le progrès du monde moderne. Ces populations respectaient leurs territoires et attribuaient souvent un caractère sacré à la terre et la respectait. Cette notion de respect de la terre et de l'équilibre naturel entre les éléments posait ces peuples en figures de modèles pour les rédacteurs et surtout pour la direction de l'Expreso Imaginario. Cette thématique qui avait aussi trait à l'écologie était abordée de plusieurs manières et était traitée par plusieurs rédacteurs. La référence à ces peuples pouvait également se traiter de toutes les formes que ce soit, en publiant leurs poésies, des contes, y faire référence dans les éditoriaux, en publiant évidement des articles courts ou encore des dossiers complets et se retrouvait également dans des sections comme « Poésie Inédite, Poésie Vitale », « Imagenes », « Guide pour Habiter la Planète Terre », ou encore dans les sections sur le cinéma, la littérature ou la musique. Ces thèmes convergeaient souvent vers le traitement de la technologie, et était en filiation directe avec l'idéologie hippie et humaniste que développait l'Expreso dans ses pages. Les rédacteurs dans ces notes et articles développaient l'histoire de ces peuples, leur mode de vie, leurs religions si ils en avaient, leur philosophie de vie, mais aussi leur culture en publiant des poèmes, des chansons, des légendes ou des dessins de ces populations en dehors de la « civilisation » moderne. Les peuples étudiés se situaient de toutes parts du continent latino- américain ; de la Cordillère des Andes avec les Mapuches à la tribu Peau Rouge aux États Unis, mais aussi en Colombie, en Bolivie et en Amazonie. A travers la médiatisation de leur mode de vie, de leurs traditions, de leurs coutumes et de leurs arts, les rédacteurs mettaient aussi en lumière les problèmes que rencontraient ces peuples. Dans le numéro 7 de février 1977, Diana Bellesi reprend le mythe Guarani de la création du monde. Elle explique les croyances de ce peuple dont les tribus sont situées en Amazonie au Brésil, au et en Argentine. Elle agrémente son article de dessins qu'elle a réalisés et qui représentent ces croyances. Dans le numéro 3, elle effectue également un entretien avec Lela Valladares, une ethnomusicologue, musicienne et chanteuse proche du mouvement du rock. Elle a compilé en traversant l'Argentine beaucoup de chants traditionnels de différentes régions du pays et durant son interview, elle parle notamment de son œuvre Mapa Musical de la . Lela Valladares tentait par ces compilations de préserver la culture musicale de populations reculées d'Argentine et aborde un discours proche de la

26 jeunesse du rock qui ressemble au style littéraire développé dans l'Expreso Imaginario. Elle dit notamment dans cet article : « Je crois que la vidala est notre blues, que la baguala et la vidala représentent notre avant-garde musicale, et sont en même temps millénaires. Parce ce sont des chansons de force cosmique [...] ». Dans le numéro de novembre 1976, la direction publie une lettre qu'un chef de la tribu Dwarish avait écrit en 1885. Il répondait au président des États Unis à une offre qu'on lui avait faite pour son territoire. Le chef de la tribu décline l'offre et parle dans un esprit de lutte des différences de culture entre leurs deux peuples qui ne peuvent se comprendre. Il déplore l'attitude de l'homme blanc envers son peuple même si il est conscient du peu de pouvoir que sa tribu possède face à cette autre civilisation qui ne respecte pas sa terre et ne veut pas préserver ses racines : « Nous savons que l'homme blanc ne comprend pas nos coutumes. […] La terre n'est pas sa sœur mais son ennemie. ». Il dit notamment : « Mais nous prendrons en compte son offre, parce que nous sommes sûrs que si nous n'agissons pas ainsi, l'homme blanc viendra avec ses pistolets et prendra notre terre. […] Mes paroles sont comme les étoiles, elles ne sont jamais masquées. ». Il termine en redoutant que les hommes ne détruisent leur terre : « Son appétit dévorera la terre et laissera un désert derrière lui. ». Cette réponse qui avait plus de 90 ans à l'époque résonnait néanmoins comme des préoccupations actuelles pour les rédacteurs et les lecteurs de l'Expreso Imaginario. Elle montrait clairement sa préoccupation pour l'avenir de la terre qui était progressivement détruite par le progrès occidental. La direction choisit également de publier des articles sur les monuments, les rituels et les croyances de ces peuples afin de faire connaître cette culture aux lecteurs pour qu'ils comprennent également les peuples qui vivent sur leur continent afin de ne pas les rendre inexistants, sans voix et sans pouvoir. Le but était également d'effectuer un panorama complet de l'existence de ces tribus et de faire comprendre leur façon de voir le monde et de montrer leur mode de vie régit par des traditions et coutumes liées à des croyances particulières. Dans ce même numéro de novembre 1976, un article était publié sur le carnaval de Oruro en Bolivie afin de montrer la signification rituelle du carnaval dans plusieurs cultures. Cet événement célèbre notamment la Pachamama, la Terre Mère et grâce à cet article l'Expreso médiatisait les pratiques folkloriques en opposition à la monoculture imposée par le gouvernement et aussi par l'exportation par les États Unis de sa culture. Un subterfuge astucieux utilisé par la rédaction en juin 1979 va montrer comment la revue jouait avec la

27 censure. Dans un article qui parle du carnaval de Bahia, et qui le décrit comme un événement plein de joie et dont la musique permet de libérer son corps, le collaborateur Arturo Encimas va intituler son article « Carnaval à Bahia, A festa do povo ». « A festa do povo » signifie « la fête du peuple ». Durant la dictature, tous les mots du champ lexical du marxisme et qui évoquent le collectif, l'union ou la rébellion sont prohibés comme le mot prolétaire, ou encore révolution, guérilla ... Les mathématiques modernes avaient même été interdites dans la province de Cordoba, étant considérées comme potentiellement subversives comme le souligne un article du Monde du 13 décembre 1978 : « Considérant que les mathématiques modernes bouleversent les postulats de la logique formelle et qu'elles ouvrent, de ce fait, une brèche dangereuse à la pénétration subversive, le gouverneur de Cordoba a décidé d'interdire leur enseignement dans toute la province. 57». On peut aisément supposer que le mot « peuple » ne serait surement pas passé auprès des censeurs et c'est pourquoi le collaborateur l'écrit en portugais, afin d'éviter des représailles et en même temps pour se moquer des censeurs qui ne comprennent peut être pas le portugais et ainsi souligner leur ignorance. En octobre 1977, Diana Bellessi introduit et sélectionne des proverbes, poésies, chants et prières des tribus Mapuche d'Argentine et du Chili. Son article intitulé « Les gens de la terre » commence en décrivant cette tribu : « Les Mapuche : les gens de la terre. Les gens de ces tribus indigènes qui vivent des deux cotés de la Cordillère des Andes, au Chili et en Argentine, et que les blancs ont nommé Araucans ou Pampas58. Des gens de la mapu, de la terre pour laquelle leurs prières et chansons vibrent d'amour. ». Elle développe également dans cet article les particularités culturelles de la tribus comme ses tabous ou encore les jeux auxquels jouent les enfants. Elle y ajoute des notes afin de traduire certains mots du dialecte Mapuche et explique notamment que le nom de cette population signifie littéralement les gens de la terre, mapu signifiant terre et che une personne. Le numéro de février 1979 est un bon exemple de l'appropriation de ces différentes cultures et de ses croyances et manières de vivre. Sa couverture donc le seul titre est « En voyage en Amérique du Sud » représente une femme, visiblement de milieu rural qui tient une guitare dans ses mains. Cette photographie imageait un entretien de quatre pages réalisé par Pipo Lernoud d'un jeune argentin venu se présenter de lui même à la rédaction pour leur raconter un périple qu'il venait de mener en Amérique Latine, décrivant des territoires diversifiés, les coutumes et rituels des différentes populations qu'il avait rencontré. Un autre

57 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 182 58 On les nomme ainsi puisqu'ils vivent dans la région d'Araucanie et également dans la pampa

28 article du même numéro évoque brièvement l'histoire des légendes des peuples d'Amérique latine et la perte de leurs croyances. L'article « Amérique : l'imagination perdue » commençait en évoquant la richesse de leurs mythes : « Carpentier dit que l'Amérique n'a pas besoin du surréalisme créé par Breton parce que son réalisme magique, merveilleux et propre, basé sur le naturel, les légendes, sa géographie, et sur toute son histoire sont suffisantes. ». L'éditorial de ce numéro était imagé par un dessin de Horacio Fontova d'un indien regardant ses montagnes et pleurant. En guise de légende de cette illustration, un extrait de mythologie des indiens Desana de Colombie disait : « Notre mode de vie n'est pas dur comme la pierre, c'est comme la vue pénétrante qui transperce un cristal. Nos frères et nos enfants sont ainsi. La stabilité d'une maison ne perdure pas, mais la bonté et la chaleur du soleil subsistent parce que nous avons son cristal dans notre être. ». Preuve de l'intérêt pour l'histoire des ces peuples originaires, un article de décembre 1978 écrit par Uberto Sagramoso décrit les ruines de San Augustin en Colombie. Le reportage titré « Les mystères de San Augustin » parlait de ces statues créés par un peuple inconnu qui s'est éteint. Le rédacteur-photographe s'était rendu sur le site et raconte l'histoire du parc archéologique, parle de son architecture, de ses œuvres d'arts afin de familiariser les lecteurs avec l'histoire de leur continent. Un an auparavant dans le numéro 17 de décembre 1977, José Luis d'Amato étudiait également les ruines de la « Porte du Soleil59 », un site archéologique en Bolivie près du lac Titicaca. Sur ces ruines, dont la partie la plus importante est une entrée, apparaissent des écritures qui sont encore là les vestiges d'une civilisation inconnue. Dans son article, le rédacteur ajoute des croquis et des photographies60. En mars 1979, un éditorial particulièrement critique écrit par Jorge Pistocchi va être publié. Il s'agit d'une lettre ouverte écrite à l'encontre de Daniel Ludwig, un milliardaire américain qui avait acheté plusieurs hectares de forêts amazonienne au Brésil pour y créer une exploitation d'arbres tropicaux dans un but de fabriquer de la pâte à papier. Par la même occasion, cette exploitation causait du tort à des indiens qui vivaient dans cette région. Jorge Pistocchi dans cette lettre fait une vive critique de l'entreprise de ce riche homme d'affaire en Amazonie et commence sa note d'une manière directe : « Mr. Ludwig, Vous et moi ne nous connaissons pas. Cela est compréhensible, en prenant en compte les milliers de kilomètres et les millions de dollars qui nous séparent. ». Après avoir parlé du désastre écologique causé par

59 La Puerta Del Sol 60 Dans le numéro 23, un article parle de ruines d'une civilisation inconnue au Pérou et dans le numéro 18, les rédacteurs évoquent les mystères de l'île de Pâques.

29 ce projet, il évoque les répercussions sur les populations qui vivent sur ces terres : « Ah ! Les Indiens ! J'avais oublié, cette lettre parle aussi des indiens … 'des trois ou quatre millions qui vivaient là à l'arrivée des conquistadors, qui ne sont plus que 350 000 désormais'. Ainsi dans 'tes' nouveaux territoires, il reste des anciens locataires qui depuis des centaines d'années récoltaient les fruits de ce lieu sans payer un centime. Il est sur que d'une manière, ils l'ont mérité étant donné qu'ils sont dans la jungle de 'ta' propriété ; dans laquelle probablement si on t'abandonnait au milieu tout seul, nu, sans aide de la technologie, tu ne durerais pas deux jours, et eux sans aucun doute seraient beaucoup plus tranquilles si on les abandonnait dans le jardin de ta maison. ». Jorge Pistocchi insiste dans son discours sur l'adjectif possessif « ta » et « tes » pour montrer l'appropriation illégitime de Daniel Ludwig de terres qui étaient le territoire d'autres personnes qui la cultivaient sans faire de mal à personne. Dans ces articles, tantôt descriptifs, tantôt critiques, les rédacteurs et la direction dévoilent leur fascination pour ces peuples qu'ils érigent en figure de modèles. Ils se posent également en ardents défenseurs de ces tribus dont on vole le territoire, souvent détruit par l'industrialisation de masse, et en profitent pour dénoncer ce mode de production et de consommation qui en découle, exploitant ces populations et causant des dommages sur l'écosystème. L'entraide et la solidarité dont font preuve ces tribus qui sont obligées de s'unir face à la difficulté de ce mode de vie sert de modèle et d'exemple pour les lecteurs qui sont confrontés à la société individualiste du chacun pour soi qui est mise en place en Argentine par la politique du régime et la terreur effective dans le pays. Le développement des informations musicales, bien que réservées en très grande majorité aux rédacteurs de Mordisco, se retrouvait occasionnellement au sein de l'Expreso Imaginario et beaucoup de ces articles sur des musiciens ou groupes concernaient des musiciens latino-américains qui souvent mélangeaient le jazz ou le rock avec les musiques folkloriques de leur pays respectif. La médiatisation de ces artistes était aussi un moyen de faire découvrir la musique de différentes cultures en plus des autres aspects déjà développés et de préserver cette culture traditionnelle. Nous pouvons donner en exemple Milton Nascimiento et Egberto Gismonti, deux musiciens brésiliens qui ont été interviewés par des rédacteurs de l'Expreso Imaginario. Cet intérêt pour des cultures et croyances d'autres peuples davantage axés sur les éléments naturels va aussi se tourner vers les cultures orientales. La spiritualité, la connaissance de soi qui étaient également véhiculées par les croyances des tribus originaires

30 d'Amérique Latine sont des valeurs qui sont partagées par les membres du rock et donc également par les rédacteurs de l'Expreso Imaginario. Dans une société excédée par la guerre froide et les archaïsmes moraux, la jeunesse américaine suivi plus tard par la jeunesse européenne et l'argentine, voulut réécrire les règles du monde. Et tout ce qui pouvait être transgressif, ou amener à une vision différente des choses, était bon. C'est pourquoi, en opposition à leurs parents, ces jeunes s'essayent à d'autres religions que le catholicisme et optent souvent pour des religions orientales comme le bouddhisme, l'hindouisme ou d'autres dérivés de ces religions. Ils sont en quête d'une spiritualité qu'ils ne peuvent trouver dans la religion de leurs parents et cherchent ainsi à s'épanouir dans un certain mysticisme qu'offre ces religions. La religion et la morale catholique qui sont véhiculées pendant cette époque par le gouvernement dictatorial argentin qui se définit comme un État catholique et le fait que l'église soit complice du régime militaire provoque également un rejet de cette religion par les jeunes. Leurs parents qui leur inculquent et leur demandent de respecter des valeurs, des règles de vie, qui ne sont souvent pas éloignées de celles du rock, ne respectent eux même pas ces valeurs en cautionnant les actions du régime militaire ou en ne s'y opposant pas. Cela entraîne une grave perte de confiance de ces jeunes envers le monde des adultes voilà pourquoi certains d'entre eux vont chercher à se développer spirituellement dans d'autres religions. La revue, dans cette volonté d'informer sur des alternatives, des nouvelles cultures, publiera ainsi beaucoup d'articles sur la « quête du soi », le taoïsme, la religion ancestrale chinoise, le « I Ching » et le bouddhisme. Le rock était fortement empreint de cette quête de spiritualité, et défendait des valeurs de respect et toute une philosophie et une manière de vivre qui allait bien au delà de la musique, tout comme une religion, ou un peuple ayant ses propres formes artistiques, croyances et façons de vivre. Cette recherche d'expériences spirituelles était très présente dans le mouvement hippie, notamment chez des musiciens du mouvement comme les Beatles qui avaient voyagé en Inde et menés une retraite spirituelle, beaucoup de musiciens du flower power effectuent ces expériences religieuses en allant se ressourcer dans des ashrams ou en suivant les conseils d'un guide spirituel. Ces musiciens utilisaient également des instruments indiens dans certaines de leurs compositions, cherchant la transe, le dépassement de l'état physique à l'état psychique. Ce chemin vers l'Orient est effectué par l'Expreso Imaginario dans le but de faire découvrir à ses lecteurs d'autres philosophies. Les articles concernant ces thèmes seront principalement réalisés par des collaborateurs réguliers de la revue, Bobby Curto et Robertino

31 Granados. Ce dernier traitait davantage les sujets sur la culture Japonaise tandis que Bobby Curto développait la tradition philosophique chinoise du Taoïsme. Les rédacteurs prenaient exemple sur la philosophie de ces deux cultures et il est arrivé que l'éditorial était utilisé pour publier des citations de Lao Tseu comme dans celui du numéro 17 de décembre 1977. Robertino Granados procède dans ses articles à une introduction aux doctrines philosophiques du Japon. Il développait par exemple des articles sur les disciplines guerrières des Samouraïs61, le théâtre Kabuki, les danses japonaises, le Haïku, etc. La compréhension du bouddhisme zen japonais, importé de Chine, étant un long processus, et ses articles tentaient principalement d'aborder les aspects fondamentaux de ces pratiques traditionnelles et croyances et pouvait donner envie à certains lecteurs d'approfondir leur connaissance en se documentant eux-même sur le sujet. Il racontait l'évolution historique de l'art de la guerre en parallèle aux processus politiques et idéologiques, et expliquait l'origine des Samouraïs, leurs procédés, règles et rituels de manière sociologique et religieuse. Dans le numéro 16 de novembre 1977, il écrit un article sur « l'art zen de l'arc et de la flèche » et y décrivait les fondamentaux de cet art, opérait une introduction à cette pratique et expliquait également les principes de la lutte au sabre. Expliquant dans son introduction que cet art était originaire de Chine et s'était « transféré au Japon où il fut conservé comme un des arts Zen. », il introduit son article par une maxime de Lao Tseu : « Aimer sans vouloir aimer, faire sans vouloir faire, sentir sans vouloir sentir, voir le grand comme le petit, voir le plein comme le vide, voir le mal comme le bien. Le parfait ne se préoccupe pas de ce qui est déjà grand. C'est pour cela qu'il réalise de grandes choses.». Quelques mois auparavant, en juillet 1977, Robertino Granados publie une introduction à la pratique théâtrale du Kabuki : « Danses et rythmes du Kabuki japonais ». Le collaborateur introduit aux lecteurs ce style théâtral traditionnel japonais qui mêle la danse, l'art des costumes et du maquillage en disant : « Danses, chant et érotisme sont certains des éléments du Kabuki, une forme théâtrale où le classique est un prétexte pour supprimer les limites entre l'imaginaire et le réel. ». Un aspect de cet article provoque une tension latente dans l'argumentation de Robertino Granados : l'évocation de la censure. En effet, cet art avait subit une forte censure : « La diffusion croissante, l'adhésion inconditionnelle du public ont provoqué sa prohibition dont le motif était de 'servir de véhicule de prostitution morale '. Même si il continuait d'y avoir des représentations dans les arrières-boutiques et dans les sous sols, le Kabuki fut autorisé de nouveau, mais en

61 Expreso Imaginario, n°13, aout 1977, « Samouraï, un anneau de feu vers l'âme »

32 supprimant la participation féminine. ». Cette référence à la censure et à la clandestinité de ce théâtre dans l'époque que traversait l'Argentine était plutôt osée mais surtout périlleuse. Toutefois, le collaborateur et la direction de l'Expreso Imaginario n'essuyèrent aucune mauvaise répercussion pour cet article. La culture chinoise et notamment le taoïsme était une thématique développée surtout par Bobby Curto, néanmoins un des premiers articles sur la culture chinoise apparaît dans le numéro 7 de février 1977 et était écrit par le collaborateur Luis Benitez. Cet article traitait de l'histoire des poètes chinois de la dynastie Tang et était accompagné de plusieurs des poètes en question. Dans le numéro 3 d'octobre 1976, Pipo Lernoud et Uberto Sagramoso réalisent également un article d'une page sur le I Ching, un manuel de pensée chinoise qui occupe une place fondamentale et peut être considéré comme un traité unique en son genre dont la finalité est de décrire les états du monde et leurs évolutions. Il est considéré comme le plus ancien texte chinois, son élaboration date du premier millénaire avant Jésus Christ. Néanmoins Bobby Curto traitait majoritairement ces thèmes et écrit sur les arts chinois comme « la poésie, notamment le Haïku, les peintures, les dessins, et plus spécifiquement le lieu qu'occupait chacune de ces disciplines dans le taoïsme62 ». Tout comme Robertino Granados, Bobby Curto ne pouvait faire dans ces articles qu'une brève présentation et description des aspects fondamentaux du taoïsme et de la culture traditionnelle chinoise et utilisait aussi des exemples pratiques. Il publie en effet une brève dans la section « Guide pour Habiter la Planète Terre » dans laquelle il explique comment pratiquer les techniques d'auto- massage du Do In chez soi, et insistait davantage sur les bienfaits psychologiques que physique de cette pratique qui a notamment donnée naissance à l'acuponcture et qui fait partie des bases de la médecine traditionnelle chinoise. Bobby Curto définit cette difficulté de comprendre l'ensemble de cette philosophie et religion chinoise en exposant dans un article les principes du taoïsme. Il publie une maxime du penseur Chuang Tzu qui explique cette difficulté et l'attribue à la faiblesse du langage comme incapable de transmettre tous les aspects de cette philosophie : « Si le langage était adéquat, il suffirait d'un seul jour pour expliquer clairement le Tao. […] Le Tao va plus loin que les existences matérielles. Il ne peut être transmis ni par des phrases, ni par le silence. Dans cet état qui est ni parole ni silence, sa nature transcendantale peut être appréhendée. ». Les rédacteurs de l'Expreso Imaginario avaient également évoqués dans des cours articles les spécificités de la musique tibétaine63 et

62 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 47 63 Expreso Imaginario, n°8, mars 1977

33 indienne64.

La médiatisation de ces cultures liées à des pratiques religieuses montre la volonté des acteurs de l'Expreso Imaginario à élever leur esprit et celui des lecteurs. Cette volonté est cohérente face au désir des créateurs de la revue de permettre à ses lecteurs de s'échapper de la situation sinistre de l'Argentine. Dans ces articles, ils préconisaient un voyage non pas physique mais intérieur par la méditation, la réflexion, la contemplation, qui permettait en somme aux lecteurs de développer la pensée spirituelle et d'oublier leur enfermement physique.

L'Expreso Imaginario développait dans ses pages des thèmes sur la divulgation scientifique et technologique. Les rédacteurs informaient, analysaient, et parfois critiquaient les avancés technologiques et scientifiques. Leur approche était souvent axée sur la préservation et la protection de la nature. Comme beaucoup des mouvements contre-culturels, la revue exprimait un manque de confiance envers l'idée de progrès, fondamentalement occidentale et capitaliste, que véhiculaient certaines des avancées technologiques et scientifiques. Ils tentaient dans ces articles de démasquer les méfaits de ce progrès dont on ventait les bienfaits et qui selon les acteurs de la revue pourraient causer des dommages sur l'équilibre naturel de l'environnement mais également sur les hommes. Les rédacteurs opèraient dans leurs articles une tentative de vulgarisation scientifique afin de ne pas cantonner ce savoir aux érudits. Ils cherchaient à pousser les lecteurs à se questionner sur ces avancées, et à provoquer au moins des débats sur les problèmes éthiques de certains aspects du progrès. Un article est paru en janvier 1978 qui donnera son nom à une chanson de Charly Garcia, : « Inconscient collectif. L'océan intérieur ». Dans cet article, José Luis d'Amato développait l'idée d'inconscient en citant des auteurs comme Sigmund Freud ou Friedrich Nietzche et expliquait comment cette inconscient collectif se formait et comment cela se concrétisait dans le comportement des humains et dans leur socialisation. En février 1979, un dossier intitulé « Le cabinet de Dr. Technos », écrit par Roberto Pettinato regroupait plusieurs thématiques comme celle des nouvelles énergies renouvelables, ou encore la génétique et définissait la bionique65 et se posait des questions sur l'industrialisation de ces procédés.

64 Expreso Imaginario, n°16, novembre 1977 65 Il s'agit de application de solution biologique à la technique des systèmes de l'architecture, ingénierie et la technologie moderne. Cette science se base sur l'étude des systèmes biologiques pour développer des systèmes non biologiques susceptibles d'avoir des applications technologiques.

34 Comme nous l'avons déjà dit, la section « Imagenes » permettait, en plus de publier des brèves sur l'actualité ou sur les innovations concernant l'écologie, d'informer les lecteurs sur des avancées technologiques et scientifiques. Ces curieuses notes, accompagnées parfois d'extraits d'œuvres littéraires, disposées à la manière d'un collage, évoquaient des faits tels que l'apport des astéroïdes dans la formation de la Terre, donnaient des informations sur la température de Jupiter, ou encore parlaient de voitures impulsées grâce à de l'alcool. Les problèmes pratiques ou éthiques liés à la technologie se retrouvent dans les pages de l'Expreso par exemple en mai 1977 où Diego Mas Trelles va développer le problème du bruit dans les villes qui va en s'accroissant avec les avancés technologiques. La voiture, le téléphone, les villes regorgent de parasites sonores qui perturbent le bien être des habitants et dans cet article nommé « Le silence est doré », le rédacteur met l'accent sur la croissance de ces perturbations : « Le problème a grandi avec le temps, formant une progression en même temps que les avancées technologiques, provoquant le pic de bruit le plus haut depuis la création de la société industrialisée. ». Presque vingt ans avant la naissance de la brebis Dolly, le premier animal cloné de l'histoire, José Luis d'Amato anticipait avec frayeur cette pratique et craignait qu'elle devienne une technique commune dans le futur. Dans son article, « Ingénierie Génétique, On joue au Papa et à la Maman »66, le rédacteur exprimait ses craintes vis à vis de cette pratique scientifique. Il explique dans ce dossier de trois pages, la technique du clonage et y inclut des témoignages de généticiens qui affirment que l'humanité devrait « commencer à se préparer à ce que ce moment arrive 67». Le thème de la bionique revient encore dans le numéro 16 avec un article titré « Qu'est ce que la bionique ». José Luis d'Amato pose la question en février 1978 de « Qu'est ce que la vie ? » et répond par des incertitudes scientifiques et des certitudes poétiques. Peut de temps avant, un dossier entier de la revue et une couverture représentant un embryon humain, se consacre à la vie intra-utérine des humains dans le numéro 16. Ce « voyage avant de naitre » vers la « merveilleuse aventure intra-utérine » rédigé par Beatriz Musorsky, compare cette expérience que chacun à vécu à un astronaute flottant sur la lune. La collaboratrice retrace ces neuf mois de vie, entre l'arrivée des spermatozoïdes et ce bond dans le vide et relate cette expérience comme une aventure épique qui a été vécue par tous : « Nous avons tous été au

66 Expreso Imaginario, n°24, juillet 1978 67 Ici il s'agit du moment où le clonage va être mis en pratique, en l'occurrence avec la brebis Dolly ce moment arrivera 18 ans après.

35 bord du précipice, dans l'obscurité et avec un sol ardent sous nos pieds. Nous avons tous chuté dans l'abysse. ». Cette naissance qualifiée de « chutes du Niagara » donne lieu aux premiers jours d'existence que la collaboratrice qualifie de « drame de ses premiers jours de vie. ». La mécanique du corps humain est également un thème abordé dans le numéro 7, la direction choisit de publier des extrait d'un reportage de Henry Laborit « L'homme est il seulement un mécanisme biochimique ? ». Dans ce reportage, il se pose la question de savoir si les émotions de l'homme, son imagination et son esprit créatif est il seulement régit par la biologie et se trouve fasciné par la mécanique du cerveau dont les capacités sont encore quasiment inconnu par les scientifiques. Dans le numéro 9, le collaborateur Jaime Poiachik écrit aussi un article sur le processus biologique de l'imagination et ses effets physiques sur le corps des humains. Plusieurs articles sont aussi consacrés aux grands scientifiques et dans le numéro 4 et le numéro 3368, un article est consacré au physicien théoricien Albert Einstein et les inventions de Leonard de Vinci seront décrites dans le numéro 969. L'étude de la biologie ne sera pas cantonnée à l'homme puisque plusieurs articles vont concerner les animaux. Les dauphins70 et les éléphants71 vont être étudiés tous deux dans les dossiers centraux de la revue et vont même paraitre en couverture. Dans ces deux dossiers, les rédacteurs mettaient en avant l'intelligence de ces animaux et le danger pour ces espèces qui sont victimes de braconnage ou de pêche intensive et insistent sur la nécessité de les préserver. Un article a été également consacré à l'intelligence des singes72 et en janvier 1977, la revue publie une étude sur les espèces qui vivent aux iles Galapagos73. Cette préoccupation pour les êtres vivants va se tourner également vers le végétal et deux articles vont notamment faire référence aux sentiments, aux sensations que peuvent ressentir les plantes. Le rédacteurs vont se poser la question d'une possible faculté de pensée chez les plantes74. José Luis d'Amato s'intéressait à l'astronomie mais aussi à l'astrologie. Le rédacteur avait déjà écrit un long article sur l'expansion de l'univers et en octobre 1977, il se lance dans des recherches sur une théorie astrologique, celle de l'ère du Verseau. L'ère du Verseau 68 « Einstein, voyageur de la lumière » et « Einstein, un petit garçon face au mystère » 69 « De Vinci ou le savoir humain » 70 Expreso Imaginario, n°15, octobre 1977, « Les dauphins, plus intelligents que l'homme ? » 71 Expreso Imaginario, n°18, janvier 1978, « Les éléphants, le sommet géant » 72 Expreso Imaginario, n°36, juillet 1979, « Un singe qui parle, que me dit-il, madame chita ? » 73 Expreso Imaginario, n°6, janvier 1977, « La préhistoire survit aux iles Galapagos » 74 Expreso Imaginario, n°5 et n°17, décembre 1976 et décembre 1977, « La sensibilité des plantes » et « L'esprit des plantes »

36 correspondrait en quelque sorte à un alignement des planètes qui engendrerait des changements fondamentaux sur la Terre et aboutirait à une nouvelle étape de l'histoire de l'humanité. Le concept d'ère du Verseau a été intégrée par le mouvement hippie75. Le rédacteur après avoir écrit son article l'avait donné à lire à Jorge Pistocchi et Pipo Lernoud qui étaient plutôt réticents à publier un article de la sorte76. En effet, le général Massera avait prononcé un discours à l'université du Salvador à Buenos Aires le 26 novembre et plusieurs passages évoquaient clairement la perversion de la jeunesse par certains éléments perturbateurs :

« Les jeunes deviennent indifférents à notre monde et commencent à édifier leur univers privé […] C'est comme si ils se limitaient à attendre avec patience l'extinction biologique d'une espèce étrange et incompréhensible […] ils se sont convertis en une société secrète à la vue de tous, ils célèbrent leurs rites – sa musique, ses vêtements- avec une totale indifférence […] Après, certains d'eux ont troqué leur neutralité, leur pacifisme veule, pour le frémissement que procure la foi terroriste, dérivation prévisible d'une escalade sensorielle de cet itinéraire, qui commence avec une conception très sacralisée de l'amour, qui pour eux n'est quasiment plus une cérémonie privée. Cela continue avec l'amour libre ; se prolonge avec la consommation de drogues hallucinogènes et la rupture des derniers liens avec la réalité objective et se termine par la mort, celle des autres ou la sienne »

Par la suite, le général Massera évoque clairement la mauvaise influence de « certains manipulateurs, en général plus âgés » qui les entrainent vers cette endoctrinement idéologique de l'exaltation des sentiments. Les rédacteurs, et surtout les directeurs de l'Expreso Imaginario se sentaient directement visés. Il poursuit en se questionnant sur la communication entre les deux générations : « Et si le problème n'était pas que nous soyons trop loin d'eux mais que nous soyons trop proches ? Et si le problème ne résidait pas dans le fameux manque de communication mais dans l'excès de communication ? ». C'est dans ce discours que le gouvernement militaire affirme clairement une position latente depuis plusieurs mois : son opposition à la jeunesse qu'il considère comme son ennemie. La revue va alors pratiquer l'autocensure sur ce sujet, préférant faire profil bas dans ce contexte hostile afin de ne pas se faire remarquer davantage. Le discours du général Massera prouvait que les autorités s'intéressaient à ses parutions et à ses agissements :

« Massera, qui était un commandant en chef, nous faisait un peu peur à tous. Dans un discours qu'il a prononcé, il disait : « Notre ennemi n'est pas la guérilla, ce sont les jeunes qui manipulent nos enfants avec des codes particuliers. » et là il parlait clairement de nous !77 » ( Jorge Pistocchi )

75 Dans la comédie musicale Hair, un des titres évoque cette théorie « Aquarius ». 76 Cette anecdote est évoquée dans l'ouvrage Estacion Imposible, Sebastian Benedetti,Martin Graziano, 2007, op.cit. p. 51 77 Annexes, p. 244

37 La méfiance des rédacteurs combinée à une fascination de la technologie se remarquait notamment dans la publication d'articles ayant trait à la science fiction ou d'extrait de romans et de nouvelles de ce genre littéraire. Cette génération de jeunes fut la première à grandir en étant consciente du gigantesque pouvoir qu'avaient les scientifiques et les politiques sur notre planète et ils ont appris que les merveilles de la science avaient aussi un coté négatif avec l'héritage de la seconde guerre mondiale. La science fiction est ainsi devenue le guide d'un possible scénario de fin du monde que les hommes provoqueraient eux même. Des monstres mutants aux débarquement des aliens, des voyages inter galactiques aux civilisations robots, la science fiction explore ce que pourrait être le futur, comment nous le gérerions et ce que ça révélerait de l'humain. La science fiction répond à la question intrigante de « Et si ? ». A noter qu'avant d'être appelé science-fiction78, ce genre littéraire se nommait roman d'anticipation. Ces romans étaient basés sur des voyages fantastiques et imaginaires, sur une utopie des romans d'aventures79 mais c'est avec la guerre qu'on découvre que la science peut aussi être destructrice. On remarque dans la revue une fascination pour la science fiction de nombreux articles sur les robots et leurs codes, sur les voyages intergalactiques80 ou dans des films comme « 2001, l'odyssée de l'espace » et « Rencontre du troisième type » dont nous parlerons plus tard. Mais cette fascination est aussi empreinte de peur. Ils sont effrayés par le pouvoir que pourraient avoir les machines et la technologie dans le futur et les conséquences qu'elles auraient notamment sur l'écologie et sur les droits de l'homme. Ils ont peur que l'humanité devienne dépendante de ces nouvelles technologies et se laisse finalement gouverner par celles ci. La revue consacre plusieurs pages également à des auteurs de science fiction tels de William S. Burroughs ou Philip K. Dick. La science fiction est abordée sous toutes ses formes, par exemple en octobre 1977, un collaborateur qui a omit de signer son article, écrit une note sur « La loi des robots ». L'auteur, évoquait la place croissante des robots dans notre société et notamment dans l'industrie, prenant souvent la place des humains, et il préconise de créer des lois pour ces robots : « C'est pour cela qu'il faut des lois du travail qui régissent le fonctionnement des robots et qu'il faut imposer des règlements au cas ou un robot se casse, ou qu'il soit négligé, qu'il ne paye pas son loyer ou qu'il se rebelle contre ses patrons. ». Mais ce thème se retrouve surtout dans la

78 Le terme de « science-fiction » n'apparait vraiment qu'en 1926. 79 On peut prendre comme exemple certains romans de Jules Verne. 80 La revue rédige même un article intitulé « Guide de tourisme intergalactique » dans le numéro 9, et un deuxième volet va être publié dans le numéro 32. Ces articles reprenaient des passages de nouvelles d'auteurs de science fiction qui parlaient de voyage intergalactique et les organisaient et adaptaient pour former un discours qui racontait un voyage intergalactique.

38 littérature, davantage que dans le cinéma ou dans l'humour exprimé par certains rédacteurs. Par exemple, dans le numéro 12, les rédacteurs utilisent la section « Imagenes » pour glisser une note sur une maison d'édition française qui lançait une collection de livres de science fiction « dédiés uniquement à des œuvres marginales ou érotiques ». Alors qu'un article de Pipo Lernoud évoque une œuvre de « science fiction marine » en mai 1979, le numéro 38 est composé d'un dossier de trois pages sur les auteurs et œuvres de science fiction argentines qui étaient notamment publiées dans des revues et qui s'intitule « Les premiers pas de la science fiction argentine : Ici aussi il y a un au delà ». Ces références à des œuvres ou sujets de science fiction étaient également une manière de permettre aux lecteurs de s'évader, de rêver, mais aussi de réfléchir sur la technologie qui les entourait et remettaient en cause ce qu'impose le système : une technologie considérée comme inoffensive et ne servant qu'au progrès. En diffusant des extraits d'auteurs, ils cherchaient à inciter le lecteur à aller plus loin et à lire les ouvrages en entier ainsi que d'autres livres de ces auteurs qui parfois pouvaient évoquer aussi le vol de la liberté par la domination de la technologie qui permet également de surveiller les agissements des hommes et ainsi faire écho à la situation actuelle de l'Argentine.

Tout ces divers articles combinés formaient, même si cela n'avait pas été prémédité, un argumentaire complet, fort et puissant, une masse cohérente qui permettait la recherche d'alternative et d'ouvrir l'esprit des jeunes à des choses nouvelles. Horacio Fontova dans Estacion Imposible parle du pouvoir des alternatives : « Ces imbéciles sinistres – le gouvernement – n'ont jamais compris le danger que signifiait l'alternative, ce que nous nous proposions. Cela aidait à penser d'une autre manière, de sortir un peu de cette prison dans laquelle nous vivions.81 ». Cette pluralité pouvait être considérée comme un amas incohérent mais pour un lecteur avisé, la revue diffusait des informations complémentaires qui lui donnaient plusieurs outils afin de former sa propre vision du monde. Cette construction d'un discours complet n'était pas vraiment préméditée par ses auteurs, et tout comme le rock, était spontanée. Cette ouverture d'esprit dispensée par les articles de l'Expreso Imaginario s'est beaucoup ressentie durant mes entretiens avec des anciens lecteurs et sa faculté à apporter de la nouveauté a été mentionnée plusieurs fois :

« Elle ( la revue ) se différenciait fondamentalement des autres par le fait qu'elle était dirigée par la 81 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 48

39 jeunesse et aussi qu'elle ouvrait des portes. Elle ne considérait pas la jeunesse comme écervelée comme les autres revues ou journaux, notamment comme maintenant, dans lesquelles ils ne font rien d'autres que vendre leurs produits. Quand j'étais adolescent, cette revue m'a fait connaître une montagne de choses. Pas seulement sur la musique alternative parce que la revue n'était pas seulement une revue musicale, mais aussi sur les idées alternatives, les arts alternatifs et les choses alternatives que faisaient les gens, de la violence jusqu'à ce qu'était la vie en communauté à travers des interviews de gens qui vivaient cette expérience. [...] Oui, c'est un journal qui m'a donné une identité, c'était une autre forme de penser, une autre façon de voir le monde que au début je ne connaissais pas mais que j'ai découvert, et en le découvrant je me le suis approprié. 82 » ( Hugo Basile )

« On s'est donc réfugiés dans le rock et dans les revues qui existaient à ce moment. Il y avait une revue qui s'appelait Pelo, il y en avait d'autres évidemment et l'Expreso est apparu. C'était quelque chose de nouveau pour nous parce que ce n'était pas seulement du rock. C'était une revue qui abordait des thèmes comme l'écologie ou l'hindouisme.83 […] J'avais une vision du monde très fermée, et l'Expreso Imaginario m'a ouvert l'esprit. C'est utile quand on doit survivre au milieu d'une dictature atroce, nous n'avons pas eu d'invasion comme les nazis en France pendant la seconde guerre mondiale mais la situation n'était pas si éloignée. Survivre à ça ce n'était pas seulement manger ou payer ses factures, ce n'était pas seulement physique, c'était aussi psychologique. Et la culture dans ce cas peut être une bouée de sauvetage, parce que sans ça, tu restes avec une seule réponse qui peut être soit l'indifférence ou la violence. L'Expreso Imaginario te proposait au contraire la vie, l'amour, c'était une façon de fuir, c'était la recherche d'une alternative à ces deux choix. Et ce chemin me semble précieux. [...] Pour un porteno qui ne connait pas grand chose, découvrir l'Expreso Imaginario était une nouveauté, tout ce qu'ils proposaient dans cette revue était une nouveauté, parce que le monde d'un jeune de classe moyenne se résume au travail, ou a l'école, et à pas grand chose d'autre. Quand j'habitais dans le grand Buenos Aires, j'avais des copains qui n'étaient jamais allés visiter la ville même de Buenos Aires, son centre ville, et ils avaient 18 ans. Alors quand tu te trouves confronté à une revue comme celle la, c'est fort.84 » ( Ruben Silva )

On remarque clairement dans ces extraits d'entretiens que les anciens lecteurs ont été sensibles aux thèmes abordés dans l'Expreso Imaginario et beaucoup ont construit leur identité, leur vision du monde et de la vie en partie grâce à la revue. Cette culture alternative qui leur redonnait de l'espoir en l'avenir était devenue leur refuge durant la dictature. Cette notion de refuge est revenue constamment tant lors des entretiens avec des anciens lecteurs qu'avec les acteurs de l'Expreso Imaginario :

« La dictature militaire de Videla comme on l'appelle, c'est une époque et une part de ma vie où la revue de l'Expreso était un refuge. La revue a commencé juste au moment du coup d'État de Videla. A ce moment, j'avais 20 ans, c'était un monde autoritaire, une société très répressive, et notre opposition à cette société était très extrême. On s'est donc réfugiés dans le rock et dans les revues qui existaient à ce moment. 85 » ( Ruben Silva )

« Ce qui se passait dans cette revue, c'était comme un refuge. Cette époque était dangereuse, on ne faisait pas confiance aux gens, on avait un peu peur que la revue soit censurée le mois suivant parce que quand même, vous avez vu les couvertures ?!86 » ( Fernando Gabriel Dunan )

82 Annexes, p. 185 83 Annexes, p. 193 84 Annexes, p. 197 85 Annexes, p. 193 86 Annexes, p. 206

40 La rédaction de l'Expreso Imaginario était aussi un lieu physique de refuge pour les rédacteurs eux même qui subissaient l'autoritarisme du gouvernement militaire autant que les lecteurs :

« J'ai sorti cette publication parce que que j'étais convaincu que la revue pourrait nous servir aussi de protection, parce qu'on s'est rendu compte au bout d'un moment que des gens disparaissaient et se faisaient arrêter dans la rue. Et à la fois, je crois que qu'il s'était formé à ce moment un esprit de corps entre nous et nous sentions que nous défendions un espace qui existait, qui faisait partie de nous et que nous faisions partie de lui.87 » ( Jorge Pistocchi )

« La rédaction c'était génial parce que à ce moment il n'y avait rien à faire, on ne pouvait pas être à plus de trois dans la rue, parce que ça pouvait être un acte terroriste. Les gens restaient beaucoup chez eux, et n'invitaient pas d'autres personnes. C'était très difficile, il n'y avait pas d'activités, de groupes de réunion, de clubs, il y avait très peu de boites de nuit, et du coup la rédaction s'est convertie en un espèce de refuge qu'on essayait de garder confiné mais ça ne l'était pas !88 » ( Pipo Lernoud )

« C'était une sorte de microcosme, on a eu la chance d'avoir ce refuge, au milieu de l'époque la plus sinistre du pays, où on s'inventait une réalité à part. 89» ( Claudio Kleinman )

2 ) Une promotion des formes d'expression alternatives

Le sommaire de l'Expreso Imaginario terminait fréquemment par : « Et tout le rock dans Mordisco ». Ce supplément musical était uniquement dédié à la musique principalement au rock, de préférence argentin. Par conséquent, les autres formes d'expression culturelles pouvaient occuper pleinement les pages de l'Expreso. Pourtant à ses débuts, la revue avait été conçue pour offrir aux sujets traitant des expressions culturelles alternatives un espace équivalent à celui dont disposait le rock dans les revues spécialisées comme Pelo. Jorge Pistocchi avait décidé d'abandonner Mordisco suite à des problèmes économiques mais aussi afin de créer une publication bien différente, ne traitant pas exclusivement d'informations musicales. Le premier numéro de l'Expreso sort donc dans les kiosques sans supplément, toujours dans le principe de laisser le rock de côté pour se consacrer aux autres formes culturelles alternatives. Néanmoins, Jorge Pistocchi, en accord avec les premiers rédacteurs de la revue, décide de ressusciter Mordisco et de l'utiliser en temps que supplément de l'Expreso Imaginario :

87 Annexes, p. 243 88 Expreso Imaginario, Vida y Vuelta, Canal 7, 2005 89 Expreso Imaginario, Vida y Vuelta, Canal 7, 2005

41 « C'est toute une histoire, parce que dans le projet initial de l'Expreso Imaginario, Mordisco ne devait traiter que l'information musicale parce que le rock était le mouvement originaire de notre projet et de notre démarche, aussi parce que par ce biais nous pouvions représenter des artistes qui n'étaient pas représentés habituellement dans les médias. Mais le projet de l'Expreso était justement de ne pas créer une publication uniquement musicale. On voulait parler de musique mais aussi des musiciens et de leur mode de pensée. Le projet était de sortir la revue pour avril 1976. Mais le 24 mars 1976, les militaires ont pris le pouvoir donc ça nous a obligé à changer nos plans. Nous avons décidé de transformer un peu notre stratégie et de donner plus de poids à l'information sur le rock. Dans cette optique, il fallait fortifier cet autre chemin. La musique a été en quelque sorte notre couverture. Donc quand on a décidé de donner plus de place à la musique, j'ai choisi de mettre en place un supplément musical qui s'appellerait Mordisco. Cette situation a commencé à diviser la rédaction parce que Mordisco était un négoce avec plus d'annonceurs qui rapportait plus d'argent que la poésie ou les articles sur l'écologie de l'Expreso qui étaient plus difficiles à vendre. 90» ( Jorge Pistocchi )

Le rock comme « cheval de Troie », voilà ce que Jorge Pistocchi imagine. Cette apparence de revue musicale leur permettait de véhiculer une image moins suspecte vis à vis des autorités militaires dont l'arrivée au pouvoir avait impulsé ce changement. Mordisco était une couverture mais constituait également un attrait économique pour l'Expreso qui sans ce supplément aurait peut être fait faillite bien plus tôt. L'Expreso Imaginario était la revue du rock, il était donc logique de développer un minimum d'information musicale. Alfredo Rosso, Claudio Kleinam et Fernando Basabru sont chargés des articles musicaux publiés dans Mordisco et Pipo Lernoud participera également ponctuellement à la réalisation du supplément. Mordisco apparaitra en fascicule séparé de l'Expreso Imaginario du deuxième numéro au dix-neuvième numéro en février 1978 où il sera rattaché à l'Expreso91. Mordisco qui disposait de sa propre couverture devra cohabiter avec l'Expreso Imaginario, des couvertures de celui-ci seront même consacrées aux articles importants de Mordisco dans certains numéros. Ainsi Gustavo Santaolalla, Moris, Hermeto Pascoal, Luis Alberto Spinetta et Leon Gieco apparaitrons en couverture de l'Expreso Imaginario. Contrairement à l'Expreso Imaginario, la structure et l'organisation du supplément Mordisco va suivre une continuité dans la place des éditoriaux et de ses différentes sections. La deuxième page comportait la section « Informations de l'extérieur 92» qui était composée des courtes brèves sur les nouveautés musicales étrangères. En dernière page, Mordisco publiait « Informations Mordisco 93» qui concernaient cette fois ci des brèves sur l'actualité musicale en Argentine. Cette section se transforme finalement en octobre 1977 par « Informations de l'intérieur 94». Dans cette section, les correspondants de l'intérieur du pays

90 Annexes, p. 250 91 En guise d'éditorial, une bande dessinée explique aux lecteurs la raison de cette union 92 « Noticias del Exterior » 93 « Noticiero Mordisco » 94 « Noticias del Interior »

42 qui vivaient majoritairement dans les villes de Mendoza, Cordoba ou Mar Del Plata évoquaient les concerts et groupes de musiques qui jouaient dans leur ville. Une des correspondantes de l'Expreso à Cordoba, Patricia Perea deviendra célèbre pour un album de Seru Giran qui portera son surnom : Peperina. Ces correspondants étaient pour la plupart des lecteurs et c'est dans ces brèves que le caractère amateur de l'Expreso se remarquait le plus. La direction tenait à faire de l'Expreso un journal participatif et incitait donc tous les lecteurs qui le souhaitaient à venir aider la rédaction comme le dit Claudio Kleinman : « La rédaction était un lieu où il se passait pleins de choses, toute personne qui était un peu hors du système et qui avait une idée folle pouvait venir à l'Expreso et essayer de convaincre Jorge Pistocchi, qui lui était disposé à écouter n'importe quel fou qui apparaissait !95 ». Au fil des pages du supplément, on trouvait des interviews, des couvertures de concerts, des éléments biographiques sur certains musiciens et la section « Poésie dans le Rock » qui publiait également les paroles des chansons de musiciens du rock. L'éditorial qui se situait à la première page de Mordisco était à la charge de Pipo Lernoud qui analysait et observait les changements de la scène musicale argentine. Pipo Lernoud désirait se concentrer sur la musique locale, tout du moins nationale afin de faire connaître aux lecteurs les musiciens qui les entouraient. Dans l'éditorial du numéro 3, il évoque ce désir de mixité musicale et d'expérimentation : « Pour les gens qui expérimentent un nouveau son, il ne s'agit pas d'abandonner le synthétiseur et de récupérer le tango, laisser les jeans et de mettre les culottes et les éperons. Il s'agit davantage d'assumer le riche héritage harmonique, mélodique et rythmique que nous avons reçu dans ce coté du continent, et de l'utiliser dans ses propres créations [...] ». Beaucoup de groupes de rock argentin dans les années 70 avaient déjà développé des relations avec la musique traditionnelle sud américaine. L'Expreso valorisait beaucoup ces rencontres et ces échanges. Par exemple, dès le premier numéro, Pipo Lernoud écrit un article sur l'œuvre d'Astor Piazzolla et ses relations avec les nouveautés musicales. Les rédacteurs de Mordisco faisaient preuve dans leurs articles d'une rigueur dans leurs développements sur des musiciens et groupes évoqués. Comme le disait auparavant Jorge Pistocchi, le but de ce supplément était également de médiatiser des musiciens peu connus du grand public, des musiciens de la contre-culture et évoquer leur parcours et « mode de pensée ». Lors de l'écriture d'un article sur l'œuvre d'un artiste, les rédacteurs de Mordisco

95 Expreso Imaginario, Vida y Vuelta, Canal 7, 2005.

43 intégraient en général une contextualisation socio-politique de la création, analysaient les impacts de ce contexte sur la production musicale, et évoquaient les différentes interprétations de l'œuvre. Par exemple, dans le numéro de juin 1978, Alfredo Rosso réalise un dossier de neuf pages sur la musique punk, ses origines historiques et sociologiques, son esthétique et les musiciens et groupes qui composent ce genre musical. Il évoquait notamment le groupe punk des Sex Pistols, et effectuait un rapprochement avec le mouvement hippie : « Comme les hippies, les punks renient l'establishement. Mais à la différence des hippies, ils ne croient pas en l'avenir ni en la possibilité de réformer la société. ». Alfredo Rosso décrivait dans cet article les caractéristiques musicales du punk et les réclamations de la jeunesse anglaise à travers le punk. Il le décrivait comme un « rock élémentaire, primitif, presque sorti des cavernes, avec des riffs de guitare qui se répètent avec peu de différence d'un thème à un autre et des textes qui parlent sans détour ». « Le stress de vivre entassés dans des blocs d'immeuble, l'angoisse du chômage, […] et le dégout que leur éducation leur provoque, éducation faite selon eux de phrases toutes faites et de règlements rigides [...] » sont les éléments qui ont formé et qui composent le punk selon Alfredo Rosso. Claudio Kleinman qui était un fervent admirateur de Bob Dylan, lui dédie six pages lors du numéro de juillet 1977 de Mordisco. L'accroche qui paraît sur la couverture du supplément musical qui annonçait « Tout Bob Dylan, vraiment tout » ne mentait pas. Il opère dans cet article une véritable investigation musicale et cite notamment des extraits de son titre « I want you » qui divulguait un message à peine dissimulé. Cette chanson disait notamment : « les politiques ivres sautent dans les rues où les mères pleurent [...] ». Le simple fait de choisir de parler de cet artiste signifiait beaucoup pour les lecteurs. En effet, les années de répression du Proceso avaient étouffé la liberté d'une manière telle que les plus petits gestes pouvaient être considérées comme des déclarations politiques. « Durant cette période de l'histoire, la politique a adopté des formes non-politiques 96» et choisir de parler d'un artiste qui véhiculait un message contre l'autoritarisme ou la société de consommation, était une façon d'exprimer ses idées politiques indirectement. Alfredo Rosso évoquait ce pouvoir des alternatives et des subterfuges employés pour éviter la censure comme l'utilisation du discours des musiciens : « On ne pouvait pas parler de politique donc comme je dis, on parlait de 'méta-politique'. Par exemple, quand on faisait un article sur ce qui se passait dans une

96 Sebastian Bendetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 61

44 communauté en Suisse où les gens vivaient dans une ambiance de liberté sexuelle et que les gens se répartissaient les taches, où ils avaient un rapport d'égalité avec le pouvoir nous montrions à nos lecteurs qu'il existait une autre façon de vivre sans critiquer frontalement ce qui nous entourait. Quand on publiait des textes par exemple de Zappa qui critiquaient sa société, les gens pouvaient faire un parallèle avec la situation de la société argentine. On voulait montrer qu'à l'extérieur, il y avait autre chose parce qu'on était enfermés de toutes les manières possibles, c'est comme s'ils nous avaient enfermé dans un état de tristesse. Au delà des assassinats, séquestrations, tortures, etc, il y avait un assassinat culturel.97 ». Passer par l'intermédiaire de musiciens ou encore médiatiser des alternatives de vie permettait à l'Expreso Imaginario d'échapper à la censure mise en place par le régime militaire. Les rédacteurs utilisaient les failles de la dictature et de la censure pour créer des codes communs qui unissaient les gens, comme l'évoquait Jorge Pistocchi lors de notre entretien:

« Nous avons sorti la première revue qui était Mordisco en 1973, l'époque n'était pas moins difficile que celle de la dictature militaire de Videla. La seule différence c'est que la dictature a instauré certaines règles du jeu, avant il n'y avait rien, juste la folie de bandes armées qui semaient la terreur dans les rues. En pleine terreur, nous avons sorti Mordisco et bien entendu cela a fortifié notre identité et créé notre force. C'est difficile de dire que ça a pu nous aider dans des moments où nous n'étions pas sûr de sortir la revue. Mais la façon d'écrire des rédacteurs de l'Expreso vient aussi des codes générés par cette situation politique, comme disait Massera, ce qui nous a permis de communiquer parallèlement au système.98 »

Sandra Russo résume également dans l'ouvrage Estacion Imposible cette transformation des obstacles en outils menée par la rédaction de l'Expreso Imaginario: « Le pouvoir a toujours des failles et il est toujours possible de les trouver. A ce moment là, où tu ne pouvais pas donner ton numéro de téléphone, où tu ne pouvais pas aller étudier chez les autres, il y avait tout de même une fissure qui était le rock. Ce mouvement n'était pas suspect. Cette faille s'est donc amplifiée, et s'est transformée par la suite en autre chose. Mais dans une époque de répression […] il s'agissait de trouver une faille culturelle et de l'utiliser. ». Un collectif de musiciens va représenter tous les idéaux et valeurs véhiculées par l'Expreso Imaginario : le groupe de musique M.I.A. Ce collectif faisait preuve d'une indépendance totale au niveau de la production de ses disques. Ils étaient parfois financés par l'apport préalable des membres du public qui investissaient en quelque sorte dans leurs albums et les recevaient lors de leur sortie. M.I.A est né et est mort en même temps que l'Expreso Imaginario. Ce groupe de musique qui fonctionnait comme une communauté

97 Expreso Imaginario, Vida y Vuelta, Canal 7, 2005 98 Annexes, p. 244

45 prouvait aux lecteurs que ce mode de vie alternatif proposé par Jorge Pistocchi et Pipo Lernoud était réalisable. Par ailleurs, le collectif de musiciens et la rédaction de l'Expreso Imaginario partageaient des activités communes, tant artistiques que journalistiques et les parties de football disputées entre les deux équipes sont la preuve d'un rapprochement voir d'une amitié entre les membres des deux groupes99. Ces relations entre les rédacteurs, les musiciens, les techniciens et le public ont permis au rock de se consolider et de devenir en Argentine le véhicule le plus puissant pour exprimer les idées de la contre-culture durant cette période. La section des commentaires de disques, simplement appelée « Disques », était aussi un exemple de la médiatisation d'artistes inconnus du grand public. Les rédacteurs qui s'occupaient de cette section, Claudio Kleinman, Fernando Basabru et Alfredo Rosso, aidés parfois par Pipo Lernoud et Roberto Pettinato, sélectionnaient généralement des morceaux à long format plutôt que des titres qui ne duraient que trois minutes trente. Ces disques étaient le plus souvent produit en Argentine. Les disques importés étaient cantonnés à un faible espace dans Mordisco. Pipo Lernoud défendait l'importance de la musique dans la contre-culture et dans la résistance culturelle : « Nous voulions dire la même chose dans tous les articles d'une manière solide, même dans les articles sur la musique. Dans les musiques rebelles, il y avait aussi un message alternatif, et à travers la poésie, les textes des musiciens, nous disions des choses que normalement nous ne pouvions pas dire. ». Mordisco se différenciait de sa concurrente Pelo par l'apparition des signatures des rédacteurs en fin des articles. Les rédacteurs défendaient cette position et dans le numéro 14, Claudio Kleinman répond aux questionnements d'un lecteur qui avait publié une lettre dans le courriers des lecteurs. Il déclare : « Les critiques sont absolument subjectives et ceux qui les signent en sont responsables, et en même temps elles n'ont pas pour but d'exprimer des jugements absolus, mais de refléter l'opinion personnelle ( si discutable soit elle, comme n'importe quelle autre opinion exprimée ) du rédacteur désigné pour couvrir cet événement. ». Le rédacteur ne voulait pas que les lecteurs considèrent ces critiques comme des vérités absolues mais bien qu'ils prennent une distance vis à vis de ces opinions et qu'ils développent leur propre jugement sur le sujet. Il affirme dans ce plaidoyer que Mordisco ne doit pas être considéré comme « un organe d'expression 'qui ouvre les yeux' et qui 'permet de reconnaître

99 Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 62

46 ce qui est vraiment bien' », ce qui placerait la revue dans une « position paternaliste ». Les rédacteurs de Mordisco ne voulaient pas se définir en temps que juges : « Nous préférons apporter notre avis en toute humilité dans une relation toujours mutuelle, dans laquelle les suggestions de nos lecteurs sont un aliment indispensable pour notre survie, comme le prouve bien ce courrier. ». Les signatures des critiques permettaient aux lecteurs de savoir qui s'adressait à eux, ce qui renforçait leur lien.

Les films que les rédacteurs de l'Expreso Imaginario commentaient étaient généralement en lien avec des thématiques comme la violence, la perte de la liberté, les dangers de la technologie ou encore la lutte de certains peuples. La direction mettait un point d'honneur à médiatiser des auteurs de la contre-culture et à présenter des œuvres du cinéma underground davantage que les films produits à Hollywood qui représentaient le capitalisme occidental et la mondialisation effrénée qui provoquait une uniformisation des cultures. Dans le numéro 20, Jorge Pistocchi se charge de commenter le film de Stanley Kubrick, 2001, l'Odysée de l'espace. Dans son article, il se préoccupe moins de l'esthétique du film pour davantage se concentrer sur le sujet abordé : les dangers de la technologie. Ce film de science fiction mettait le doigt sur des préoccupations fondamentales des acteurs de la revue : « Sans aucun doute, 2001, frappe là où ça fait mal avec plus de forces que jamais [...] sans nous en rendre compte chaque jour surgit un nouvel appareil qui déplace une petite partie de notre humanité. ». Dans ce dossier central, José Luis d'Amato avait également écrit un article titré « 2001 ou le défi des ordinateurs » et Eduardo Abek Gimenez avait intégré une brève sur le roman qui avait inspiré le film. La couverture de ce numéro représentait un astronaute flottant dans l'espace et accroché par un cordon ombilical à la terre. Toujours dans le domaine de la science fiction, le numéro d'aout 1978 illustre sa couverture par une photographie du film Rencontre du troisième type. Le film réalisé par le jeune Steven Spielberg est décrit et analysé par José Luis d'Amato qui publie un article de quatre pages sur le film. Jorge Pistocchi évoque Rencontre du troisième type dans son éditorial dans lequel il décrit avec humour sa propre rencontre avec des extraterrestres. En févier 1977, le collaborateur Roberto Cerruti écrit un article sur le film Vol au dessus d'un nid de coucou, adaptation de Milos Forman du roman de Ken Kesey, « auteur, précurseur du flower power et du militantisme écologique » selon le rédacteur. La couverture de ce numéro illustrait ce film et représentait une main collée à une vitre pour représenter

47 l'enfermement. Ce film qui racontait l'histoire d'un homme interné pour échapper à la prison évoquait l'emprisonnement de l'homme par la société ainsi que la perte de la liberté. Jack Nicholson dans le film jouait un homme jovial et sanguin qui apportait un souffle nouveau aux résidents de l'hôpital psychiatrique qui se rendaient finalement compte que leur liberté leur avait été prise et que le corps médical les empêchait de s'épanouir. Ce film évoquait les notions de rébellion contre le système établi et de privation de liberté, des thèmes plutôt actuels en Argentine à cette époque. Comme nous l'avons évoqué auparavant, le numéro 27 de l'Expreso Imaginario affichait une couverture représentant le film L'œuf du serpent, et représentait des hommes- dominos qui se tiraient les uns sur les autres, créant une déflagration et une chute100. Cette référence à l'assassinat pouvait faire écho aux agissements de la police argentine qui durant ces années tuait des personnes en toute impunité, sous couvert de protéger la nation contre les subversifs. Le numéro d'aout 1979 était un exemplaire qui traitait amplement du cinéma. Quatre pages sont consacrées à une interview de Barry Williams, chargé du son d'un documentaire appelé Raoni. Ce film réalisé en 1976, évoquait la défense de la forêt amazonienne par la tribu des Kayapos et notamment par son chef nommé Raoni. L'article réalisé par Pipo Lernoud et José Luis d'Amato s'intitulait « Cinéma, la vrai lutte des vrais indiens ». Le responsable du son, Barry Williams parlait du film et notamment des conditions de tournage dans la jungle amazonienne et des relations avec les autochtones. Dans ce même numéro, dans la section « Spectacles », un bref article concernait une exposition de photographie de films dont notamment Metropolis réalisé par Fritz Lang. Ce film de science fiction faisait état d'une société inégalitaire, où la classe ouvrière se faisait exploiter et où se déroule une lutte des classes. Ce type de sujet à connotation marxiste était soumis à la censure mais la revue ne faisait là que paraitre une photographie du film, suivit d'une légende qui disait : « Dans Metropolis de Fritz Lang le cinéma impressionniste donne une image affligeante et déshumanisée du futur. Plus que de la science fiction, c'est de la prophétie. ». Toujours en aout 1979, la rédaction décrit les « premières journées du cinéma non professionnel ». Gustavo Schwartz décrivait l'organisation et le programme de ces journées, composées d'ateliers, de débats, de discussions et de conférences. Cette préoccupation pour le cinéma alternatif et underground s'était remarqué dès le deuxième numéro avec un article qui évoquait « les

100 Cette couverture se trouve dans les annexes

48 nouvelles alternatives » du cinéma et vantait les productions locales et nationales au lieu des productions hollywoodiennes qui composaient les seuls programmes télévisés de cette époque là. En effet, l'uniformisation de la culture déjà effectuée par la montée croissante de la mondialisation était accentuée par le gouvernement militaire qui organisait une censure de tous les médias et qui, désirant s'aligner sur le modèle politique et économique des États Unis, ne diffusait à la télévision que des séries américaines. Dès octobre 1976, toutes les radios et chaines de télévision sont mises sous tutelle de chefs militaires : des « contrôleurs » militaires. La télévision est alors envahie de téléfilms des États Unis qui prônent le modèle capitaliste et qui opèrent une fonction supplémentaire de propagande. Cette invasion traduisait également « la domination culturelle des États Unis sur l'Argentine »101. La télévision argentine ne diffuse presque plus de productions nationales. Ces programmes télévisés étaient régis par des règles et ne devaient pas être « pessimistes ». Leurs fonctions tenaient majoritairement de l'ordre du divertissement. Alberto Adellach, réalisateur argentin à la télévision précise les interdits de la télévision à cette époque là : « On ne pouvait plus aborder les thèmes comme le suicide, l'adultère, les ruptures conjugales, les conflits parents-enfants, et encore moins les questions sociales ou idéologiques : il ne devait pas y avoir de pauvres dans notre pays (...)102 ». En 1979, un document officiel intitulé « Directives pour renforcer l'action sociale et culturelle des moyens de communication », émanant du secrétariat de l'Information publique que dirige le général Llamas, qui comportait également des arrêtés complémentaires émis par le « sous-secrétariat opérationnel » de cet organisme, renforçait encore cette main mise de l'État sur les moyens de diffusion. Le gouvernement militaire imposait une véritable militarisation de la culture audiovisuelle103. Ces « Règles de conduite culturelles » fixées par les arrêtés complémentaires définissent de nouveaux principes à respecter dans la production de programmes télévisés. Elles stipulent que « Les programmes doivent être emprunts du sentiment national argentin. Le comportement de l'habitant de notre pays, dans toutes les situations qu'il affronte, doit exalter les valeurs qui tendent vers le modèle idéal de notre société. [...] En art, la célébration de personnages nobles et classiques assure à la transmission de la culture un niveau honorable. Il ne faut pas pour autant sous-estimer les grands noms et les nouvelles techniques de la scène internationale, du moment qu'on les présente dans leur

101 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 17 102 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), (1981), ibid. p. 26, interview réalisée à Madrid en février 1981 103 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), (1981), ibid., p.16

49 contenu éthique, éducatif, en accord avec notre philosophie.104 ».

L'Expreso désirait alors, en opposition à cette omniprésence de programmes télévisuels et de film des États Unis, privilégier les circuits alternatifs de diffusion et le cinéma indépendant. Dans le numéro 22, Roberto Pettinato écrit un article sur le cinéma underground, « un vigoureux massage à l'œil endormit ». Le rédacteur y fait une description détaillée des faits historiques qui ont fondé et composé ce genre cinématographique, et évoque ses précurseurs comme Andy Warhol, Fritz Lang ou encore Salvador Dali, Luis Bunuel, Jonas Mekas, Antonin Artaud, etc. Il expose les techniques utilisées ainsi que les films du genre et retranscrit les propos du réalisateur lituanien Jonas Mekas qui appartenait à la nouvelle vague américaine : « L'enthousiasme pour le rock, l'intérêt pour le bouddhisme zen, le développement de l'expressionnisme abstrait, les proses spontanées, la Nouvelle Poésie … c'est cela que nous offrons en opposition à la mécanisation de la vie. Notre volonté est de créer, pas de détruire. […] Nous ne gaspillons pas d'énergie à détruire l'industrie cinématographique de Hollywood, nous la dirigeons vers la création d'une nouvelle forme de cinéma, un cinéma plus personnel, vers la libération de la caméra ; nous ne gaspillons pas d'énergie à combattre les lois de la censure ; nous ne gaspillons pas non plus d'énergie à lutter contre les médias d'information publique. ». Cette déclaration du réalisateur Jonas Mekas semblait avoir été écrite par et pour l'Expreso Imaginario et aurait pu composer un de ses éditoriaux. Presque tous les éléments fondamentaux y étaient réunit ; le rock, la poésie, les philosophies orientales et l'intérêt pour le cinéma underground. Néanmoins ce qui caractérise la similitude la plus forte avec l'Expreso Imaginario c'est le désir de ne pas combattre mais plutôt de proposer une alternative. Ici, le réalisateur parle de la censure, et on peut encore là évoquer les parallèles avec la situation des arts et des médias argentins qui subissaient de nombreuses interdictions.

La sélection des œuvres littéraires qui paraissaient dans l'Expreso s'opérait de la même manière. En effet, la revue se basait énormément sur la poésie qui pouvait transmettre des messages grâce à des métaphores ou des sous entendus sans pour autant éveiller la curiosité des censeurs qui n'étaient pas forcément compétents en matière de littérature. Cette incompétence les amenait à censurer des œuvres qui n'avaient pas pour but de provoquer et à

104 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, ibid., p. 16

50 laisser paraitre d'autres textes qui grâce aux talents de dissimulation et d'écriture de leurs auteurs pouvaient évoquer des thèmes qui étaient censurés par le gouvernement comme la sexualité, l'incitation à la consommation de drogues, la critique des militaires, etc. Les directeurs choisissaient également de faire paraitre des extraits d'ouvrages pour inciter les lecteurs à lire entièrement l'œuvre qui dans d'autres passages ou dans son ensemble évoquait des sujets interdits par la censure. L'ancien lecteur Hugo Basile avait évoqué cette possibilité :

« Je me rappelle de deux choses dont un article ou une interview de Carlos Castaneda105, et c'était un truc de fou ! Donc, quand je suis arrivé à Mar del Plata, j'ai acheté un de ses livres et je continue à les lire encore maintenant. Il y avait aussi une journaliste qui avait fait un commentaire d'une chanson de Robert Plant dans laquelle il y avait, selon elle, des allusions au « Seigneur des anneaux ». J'ai alors acheté les deux premiers tome du livre de Tolkien. Ça m'a ouvert à plein de choses. Je crois qu'une grande partie du ou des chemins que nous suivons sont liés à ce genre de découvertes.106 107»

Même si ici les sujets des ouvrages évoqués ne sont pas foncièrement subversifs, ils permettaient aux lecteurs de s'orienter vers un genre de littérature et se construire une culture générale par les lectures conseillées dans l'Expreso Imaginario. L'école et l'université qui étaient largement contrôlées par les militaires, n'étaient plus désormais un outil de savoir mais un moyen de propagande et de contrôle. Les jeunes devaient alors se construire une culture littéraire par eux-mêmes s'ils ne voulaient pas se cantonner au discours propagé par le gouvernement. Les échanges avec d'autres personnes plus âgées, ou encore les stratagèmes de dissimulation des œuvres prohibées permettaient à certains lecteurs de consulter des ouvrages qui étaient interdits. Les anciens lecteurs Ruben Silva et Fernando Gabriel Dunan, avaient évoqué ces échanges entre groupes et ces stratagèmes :

« Il y avait tout de même les lignes de communication entre les deux communautés, les hippies nous faisaient découvrir des choses qui nous ouvraient l'esprit grâce à leur façon de penser, à leurs lectures … Ils nous permettaient d'accéder à une littérature interdite. Mais la censure, ce n'était pas seulement d'interdire des livres mais aussi de faire en sorte qu'ils ne soient pas édités et distribués. Il y avait donc des formes indirectes de censure. [...]

Quelle section de la revue préférais-tu ?

J'aimais la revue entière parce que c'était toute une aventure, chaque partie était une découverte ! A cette époque, j'étais au lycée, où les livres étaient ennuyeux à mourir108. » ( Ruben Silva )

105Anthropologue péruvien, il décrit notamment dans ses ouvrages ses expériences avec le chamanisme lors de ses voyages en Amérique Latine. 106Annexes, p. 186 107La direction publie dans l'éditorial du numéro 13 un extrait de l'ouvrage de Carlos Castaneda Rapport de pouvoir. 108Annexes, p. 201

51 « Dans la maison d'un ami, on écoutait les discours du Che, tous les thèmes étaient mélangés. A cette époque, j'étais dans le secondaire et je me rappelle de la bibliothèque où les gens étaient très studieux. Il y avait des piles de revues sur l'Amérique latine et tout en bas de ces piles, on avait trouvé des revues sur la révolution cubaine. Pour pouvoir les lire, on les cachait dans nos cahiers de classe.109 » ( Fernando Gabril Dunan )

Fernando, lycéen à cette époque signalait également la censure effectuée dans les cours d'histoire et les astuces qu'il utilisait pour s'informer :

On étudiait l'histoire antique, on a peut être étudié l'histoire de l'Amérique latine mais jamais l'histoire contemporaine, beaucoup d'auteurs étaient prohibés. Il y en avait plein, des péronistes, communistes, trotskistes, marxistes et plein d'autres. Tout était contrôlé à cette époque, les moyens de communications appartenaient quasiment tous à l'État qui était un régime militaire, avec la télévision, ils diffusaient des comédies, des concours, du divertissement en fait. Il y avait une censure omniprésente, il était difficile de voir des films intéressants. On ne pouvait pas dire grand chose, seulement quelques artistes tentaient de résister. Il y a peut être quelques exceptions dans le cinéma ou la musique qui ont réussi à passer la censure. La radio aussi était elle aussi contrôlée par les militaires. Il n'y avait pas d'alternatives alors on essayait des stratagèmes, on se passait des cassettes audio ou vidéos, j'avais un livre du Che avec la couverture changée pour le cacher, j'avais un disque avec des discours de Péron dans une pochette de musique folklorique, puis on essayait de se passer le plus d'informations aussi en discutant.110 »

L'Expreso va alors tenter de palier le manque de diversité et d'information littéraire et orienter les lecteurs vers des œuvres souvent écrites par des auteurs de la contre-culture, toujours en adéquation avec le reste de ses articles. Ils ne vont bien sûr pas diffuser de discours politiques d'extrême gauche mais vont publier des auteurs de la génération beat comme Lawrence Ferlinghetti111, ou Gary Snyder112, qui développaient dans leurs écrits les idées de la liberté du voyage et et de l'anti-conformisme :

La poésie était un autre élément fort pour cette génération et pour l'Expreso, les livres de Jack Kerouac, la poésie de Alan Ginsberg … Tous ces américains qui étaient contre le système réactionnaire des États Unis, la génération « beat ». C'était également nouveau pour nous. C'est toute une culture qui avait un lien avec la consommation de drogues, de cocaïne, de marijuana, d'hallucinogènes, etc113.

Les directeurs de la revue qui étaient largement empreint de cet esprit de la génération beat, avaient assimilé cette littérature dont ils diffusaient les idées dans l'Expreso Imaginario,

109Annexes, p. 209 110Annexes, p. 217 111Expreso Imaginario, n°23, juin 1978, « Ferlinghetti, un poète de l'ère électrique ». L'article était illustré par une image d'un couple qui s'enlace plus que langoureusement, allongé dans un nuage. 112La revue lui consacre deux numéros, ceux d'avril et de mai 1979 dans lesquels ils vont publier en deux parties un entretien avec le poète défenseur de l'écologie et son interview fera l'objet de la couverture du numéro 33, avec des chèvres broutant dans un pré associé au titre de cet article « Tu te rappelles de la nature ? » 113Annexes, p. 200

52 et aussi grâce à la parution d'articles sur ses auteurs. Miguel Grinberg parle de cette influence qui s'est transformée pour composer le mouvement du rock avec ses propres codes. Le mouvement du rock n'était pas une copie conforme de celui de la contre-culture des États Unis : « Y a t-il, selon vous, une influence de la littérature, du mouvement beat et de la contre-culture États- Unienne dans le rock national ?

Oui, chez les plus vieux je pense, chez les premiers rockeurs. Fondamentalement, la littérature et la poésie, mais pas la musique. Par exemple, dans quelques jours Roger Waters vient jouer à Buenos Aires et il ne va pas y avoir 15 000 personnes, comme dans les concerts de rock national, à aller le voir ! La philosophie hippie a été transmise un peu par les Beatles mais c'était dans les années 60. A l'époque de l'Expreso, tout ça s'était déjà incorporé dans un mode de pensée qui lui était propre. Il était assimilé et il faisait partie de la « tradition » de plus d'un point de vue historique. »

Comme l'a mentionné auparavant Ruben Silva, la génération beat mais aussi la génération hippie étaient fortement caractérisées par l'usage de stupéfiants. Cette recherche de spiritualité et de transe trouvait dans les drogues hallucinogènes un outil pour élever son esprit. Selon Timothy Leary, théoricien et acteur du mouvement hippie, « une expérience psychédélique est un voyage dans de nouveaux champs de conscience. La portée et la teneur de l'expérience sont sans limite, mais ses caractéristiques sont la transcendance des concepts verbaux, des dimensions d'espace-temps et du moi ou de l'identité »114. En d'autres termes, le psychédélisme s'apparente à une tentative d'élévation au-dessus du réel, pour aboutir à un degré supérieur de conscience. C'est là que certaines drogues interviennent : le LSD, la Mescaline, les acides et champignons hallucinogènes ... Elles deviennent « psychédéliques » par leur capacité à « ouvrir les portes de la perception » pour citer une célèbre formule d'Aldous Huxley. Reprenant une antique fonction de la drogue, que beaucoup de rites magiques semblent avoir employé, les théoriciens du psychédélisme ont fait d'elle un instrument « mystique », au sens strict : le moyen de découvrir quelque chose de caché. La musique rock progressive est aussi un moyen utilisé afin d'ouvrir sa conscience. Ces groupes de musique qu'on retrouve par exemple au festival de Woodstock, cherchent, au delà d'une certaine esthétique, à faire passer un message et à créer un état de transe qui va de pair avec l'usage de drogues. Ces concepts d'expériences transcendantales, de l'absence de limites sont fortement partagées par la rédaction qui médiatise également ces musiciens ou chanteurs classés comme appartenant à la musique progressive. Néanmoins l'usage de drogues et l'incitation à les utiliser étaient fortement réprimés et

114 Il l'écrit dans son manuel psychédélique en 1964.

53 se retrouvaient dans les « principes et règles » régissant les activités de la presse à cette époque. L'article 7 de la loi 20.771 réprimait « celui qui préconise publiquement l'usage des stupéfiants 115». La direction va cependant médiatiser des auteurs comme Henri Michaux, poète et écrivain belge, qui écrivait beaucoup de carnets de voyage réels et imaginaires, mais aussi des récits décrivant ses expériences avec les drogues comme le cannabis ou la mescaline. Il réalisera également des expériences avec des médecins, développant une approche scientifique des produits psychotropes. Dans le numéro 8, la revue lui consacre deux pages dont l'article écrit par José Luis d'Amato s'intitulait « Les visions éblouissantes de Henri Michaux » surement en référence à ses expériences avec les drogues hallucinogènes. Néanmoins, la direction choisit de ne pas publier d'extraits de ses écrits et José Luis d'Amato se contente d'étudier des éléments biographiques et évoque ses ouvrages. Cet article avait pour but d'intéresser le lecteur et de le pousser à aller consulter les ouvrages de Henri Michaux. Diego Mas Trelles rédigera également un article sur Lewis Caroll et son ouvrage Alice au pays des merveilles, un ouvrage qui selon certains évoquerait l'usage de drogues. L'usage de drogues au sein de la rédaction avait été mentionné par Jorge Pistocchi lors de notre entretien, et ce facteur semblait jouer en leur faveur :

« Il y avait quand même deux ou trois agents du service de la censure qui venaient nous faire de petites visites de temps à autres à la rédaction. Je me rappelle qu'on fumait de la marijuana devant leur nez et qu'ils ne nous disaient rien, je n'ai jamais compris pourquoi !

Mais il y avait bien des contrôles des publications avant qu'elles ne sortent dans les kiosques ?

Oui il y avait un contrôle absolu, mais je crois que, comme je te le disais tout à l'heure, il y avait une certaine permissibilité envers quelques publications. Je crois que leur faille a été qu'ils gardent ce problème pour plus tard, ils devaient déjà s'occuper de la guérilla, s'occuper de tous ceux qui idéologiquement pouvaient représenter une menace forte et pensaient avoir suffisamment de temps pour s'occuper de nous par la suite. Heureusement que ça n'a pas été le cas ! Le rock était pour eux quelque chose d'inoffensif mais il fallait montrer de la drogue pour nous présenter. Ils croyaient alors que nous n'étions que de jeunes gens un peu bêtes, rendus inoffensifs grâce au pouvoir de la drogue.116 » ( Jorge Pistocchi )

Dès le premier numéro, les directeurs de l'Expreso Imaginario décident de publier des auteurs qui étaient généralement des poètes célèbres comme Walt Whitman dont certains poèmes sont publiés dès aout 1976. Le poème Song for myself, extrait du recueil Leaves of grass, était publié sur deux pages et représentait clairement un appel à la rébellion. Il évoquait 115Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 43 116Annexes, p. 242

54 la démocratie et l'euphorie de la liberté et criait : « Arrachez les verrous des portes! Arrachez les portes mêmes de leurs gonds! ». L'article titré « Je suis Walt Whitman, un cosmos » faisait référence à un vers de son poème qui disait : « Je suis Walt Whitman, un cosmos, le fils de Manhattan, turbulent, bien en chair, sensuel, mangeant, buvant et procréant [...] ». Cette référence aux plaisirs épicuriens et au refus de l'enfermement étaient clairement un message adressé aux lecteurs. Les romans de science fiction étaient également évoqués comme nous l'avons dit auparavant, et cet intérêt pour le genre était également lié au voyage dans l'imagination que produisaient ces récits. Par exemple, dans le numéro 13 d'aout 1977, Eduardo Abel Gimenez va écrire un article sur Robert Sheckley, un auteur de science fiction. Cet article intitulé « L'art d'imaginer » va évoquer des éléments biographiques et va appuyer la caractère imaginatif de l'auteur et de ses œuvres. Plusieurs références vont être faite à l'auteur et poète Henry David Thoreau, considéré par beaucoup comme véhiculant des idées anarchistes. En effet, dans le numéro de novembre 1978, José Luis d'Amato, dans son article sur la contamination invisible introduit ses propos par une citation de Henry David Thoreau : « De toutes les ivresses, qui ne préfère pas s'enivrer avec l'air qu'il respire ? ». Cet auteur était en adéquation avec les idéaux des rédacteurs de la revue, il était proche de la nature, et défendait l'idée de liberté individuelle. Il appelle à la rébellion par exemple dans son ouvrage La désobéissance civile117 et il rédigera également un ouvrage intitulé L'esprit commercial des temps modernes et son influence sur le caractère politique, moral et littéraire d'une nation118. Un article de quatre pages est consacré à l'auteur dans le numéro 19 : « Thoreau, un prophète des bois », et retraçait la vie, les œuvres et les thématiques abordées dans les écrits de l'auteur. Cristina Rafanelli et José Luis d'Amato n'avaient pas incorporé d'extraits de ses ouvrages mais parler d'un auteur qui avait des convictions de l'ordre de l'anarchisme permettait encore là d'attiser la curiosité des lecteurs et de les inciter à lire ses ouvrages.

Tout au long de ces trois années, l'Expreso va publier des contes, que ce soit d'auteurs étrangers, argentins ou des contes et mythes de tribus d'Amérique Latine. Ces contes avaient parfois une morale comme celui paru dans le deuxième numéro qui se nommait « L'homme

117La désobéissance civile, 1849 118L'esprit commercial des temps modernes et son influence sur le caractère politique, moral et littéraire d'une nation, 1837.

55 qui désirait trop » de Spencer Holst, un auteur underground américain, définit par Allen Ginsberg lui même comme le « Kafka des quartiers pauvres de New York ». L'homme qui désirait trop, finissait évidemment par tout perdre à force de tout acquérir et oubliait les simples joies de la vie à force de tout le temps désirer des nouvelles choses.

La section « Poésie Inédite, Poésie Vitale » qui apparaît dans les premiers numéros de la revue publiait également des poèmes de lecteurs ou des paroles de chansons souvent extraites des albums des musiciens du rock national. Ces paroles qui comportaient également des double sens et des métaphores permettaient également de faire passer les messages des musiciens et de diffuser les idées et valeurs du rock national qui étaient en opposition avec le projet de société du gouvernement militaire.

Le désir des directeurs et des rédacteurs de l'Expreso Imaginario était de diffuser toutes les formes d'expressions possibles, l'expression par la parole avec la poésie et la littérature mais aussi l'expression du corps. On a vu ces expressions se traduire dans les concerts de rock, dans la musique, dans le cinéma, dans la littérature bien que le théâtre et la danse soient également un moyen de s'exprimer. La revue va donc davantage s'axer sur la promotion des scènes alternatives et des nouvelles formes d'expression. Néanmoins les rédacteurs vont davantage développer les raisons de ces nouveautés et le message qu'elles délivrent que leur côté esthétique119.

Le but de l'Expreso a toujours été de chercher de nouveaux espaces libres pour la création, la communication et les failles dans lesquelles elles pouvaient s'exprimer. Dans l'ouvrage Estacion Imposible, Alfredo Rosso parle non seulement de la faculté du théâtre à faire passer un message, mais aussi de la manière dont l'Expreso devait le médiatiser : « Si vous faisiez l'apologie de l'œuvre de théâtre El Plauto, qui était un chant à la liberté qui incitait à enlever notre bâillon, tu disais clairement ton opinion politique. Mais c'était intégré à la critique de l'œuvre. Donc d'une certaine manière tu pouvais aller au delà de l'impossibilité de parler ouvertement de politique en utilisant le message méta-politique. 120». L'ancien rédacteur montre ici cette possibilité de faire passer des messages et de diffuser des idées politiques uniquement au travers des œuvres critiquées. Cependant la marge était tout de même subtile entre les déclarations politiques ouvertes et les déclaration politiques suggérées.

119Sebastian Bendetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 70 120Sebastian Benedetti, Martin Graziano, ( 2007 ), ibid., p. 71

56 Les rôles de modérateurs de Jorge Pistocchi et Pipo Lernoud étaient alors ici indispensables.

En développant toutes ces formes artistiques, la volonté des directeurs de la revue de créer un espace uni où s'exprimerait tous les arts est flagrante. Sans espace physique et sans rencontres réelles, ils utilisent la revue pour créer des rencontres fictives entre tous les arts, entre les artistes et le public.

Ils souhaitent montrer aux jeunes ce qu'est le théâtre étant donné que cet art a presque disparu à Buenos Aires avec l'arrivée de la dictature. Cette jeunesse qui n'a jamais connu le théâtre libre découvre dans les pages de la revue le théâtre alternatif. Dans le numéro 13 d'aout 1977, la revue publie deux pages, surtout constituées de photographies, sur le « Festival des imbéciles » organisé à Amsterdam et qui avait déjà eu lieu en juin. Ce festival est « une réunion annuelle d'acteurs de théâtre, de musiciens, de mimes, de clowns, d'acrobates et de jongleurs, dont la fonction est de refléter un peu l'absurde et la folie des temps que nous vivons. ». Le rassemblement regroupait des personnes de différents pays dont des compagnies de théâtre argentines telles le « Teatro del Polvo », ou « El Gran Sonador ». L'accent était donné à la diversité artistique et regroupait plusieurs disciplines dans une ambiance « informelle et libre pour partager des idées, des pensées et des sourires avec l'audience. ».

Un autre personnage fantasque apparaît dans le numéro de mars 1978, c'est Lindsay Kemp, un personnage fantasque qui exerce le métier d'acteur, de mime et de chorégraphe. Dans le sommaire, les rédacteurs décrivent l'acteur comme « un créateur de théâtre anglais, dont les recherches l'ont converti en un personnage insolite, avec un pied dans le rock et l'autre dans le délire. ». Lindsay Kemp réalisait des œuvres burlesques et s'inspirait notamment de la forme théâtre japonaise du Buto121. En décembre 1978, une interview surprenante est publiée, c'est celle du collaborateur Robertino Granados, le préposé à la culture japonaise. Dans cette entrevue, Robertino Granados interviewé pour évoquer son métier de comédien, cite un auteur anglais du 19ème siècle, une citation terriblement actuelle pour les comédiens argentins de ces années là : « Nous ne jouons pas pour gagner le pain, nous jouons pour survivre, pour ne pas devenir fou. ». Cette phrase montrait la volonté de résistance des acteurs.

Cette entrevue est très informelle et on peut se demander parfois s'il s'agit d'une

121Forme théâtrale qui inclut notamment la danse. Elle a été créée pour prendre la place de Kabuki qui ne réussissait plus à transmettre de message. Ce théâtre va se vouloir plus moderne et plus apte à exprimer des thématiques modernes. C'est une danse qui se développe dans les années 60.

57 interview ou d'une discussion. Les rédacteurs de l'Expreso Imaginario n'étaient pas des journalistes, d'où ce manque de professionnalisme. Cette proximité avec les personnes interviewées faisait partie de l'identité de l'Expreso et favorisait un rapprochement avec les artistes et les lecteurs. Une autre interview développe les mêmes caractéristiques. Pipo Lernoud en février 1978 rencontrait Renata Schussheim, une dessinatrice qui « incarne clairement la nouvelle génération d'artistes qui se permettent d'ouvrir les frontières entre la musique, le théâtre et les arts plastiques, fusionnant plusieurs visions différentes [...] ». Dans cet entretien, Pipo Lernoud finissait par parler à l'artiste comme à une amie, et les rôles s'inversent presque lorsqu'il lui communique ses propres inquiétudes. Pipo Lernoud demande à Renata Schussheim : « Des fois je me demande si cette perversité de l'être humain, qui apparaît beaucoup dans l'art aujourd'hui, n'a pas à voir aussi avec une espèce de fatigue mentale collective. ». L'artiste répond en évoquant à demi mot la situation politique, sociale et économique de l'Argentine en disant : « Je crois que nous vivons à un moment absolument apocalyptique. ». Le directeur cherchait des réponses à ses propres interrogations qu'il trouve auprès de Renata Schussheim.

Dans la revue, la danse se retrouve davantage dans des articles qui évoquent le mélange des styles artistiques. Cependant, toujours dans une recherche de nouvelles expressions du corps, la rédactrice Cristina Rafanelli réalise une interview de Celi Zucker, professeur de psychodanse en Argentine en mars 1978. La psychodanse qui « relâche le corps et libère le cœur » est supposée assainir le corps et l'esprit122.

3 ) Esthétique : le pouvoir du rêve et de l'imaginaire

Horacio Fontova, directeur artistique de la revue, met un point d'honneur à donner au journal un caractère artisanal et délivré de toutes contraintes grâce ses dessins. En effet, on en trouve dans tous les coins de pages. Les illustrations de la revue sont majoritairement influencées par le psychédélisme et le surréalisme. On retrouve souvent ces influences dans les illustrations de couvertures. Horacio Fontova s'inspire des dessins de cadavres exquis d'André Breton et ont peut apercevoir par exemple sur certaines pages des hommes à corps de

122Cette pratique de la danse est créée au Chili dans les années 70 et est surtout pratiquée en Amérique Latine où elle est désormais nommée « Biodanza », qui signifie la danse de la vie.

58 sauterelles ou des béliers à corps d'hommes. Plusieurs thèmes reviennent dans ces illustrations et celui de l'espace est le plus présent. Parfois on pourrait se croire plongé dans le roman d'Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. Près de la moitié des illustrations possèdent un fond noir parsemé d'étoiles et fait référence au rêve et à la réalité parallèle que s'est créé cette jeunesse qui cherche un échappatoire à la situation politique dans laquelle est l'Argentine à cette époque. Le rock en effet, est un espace à part, diffusant ses idées d'amour et de paix dans un pays où règne la violence, et l'espace clos des concerts est un bon exemple de cette double réalité qui s'est créée au sein du rock. C'est un monde d'évasion où tout est possible. Quelques années auparavant, le premier homme posait son pied sur la lune et allait dans l'espace, ce qui semble avoir un certain impact sur les rédacteurs puisqu'ils y font souvent référence dans les éditoriaux. Ces illustrations qui ont comme fond l'espace font l'écho à un paysage chaotique, noir et lugubre qui pourrait être mis en parallèle avec la situation de l'Argentine de ces années là. Les illustrateurs utilisent beaucoup d'effets de perspective et semblent friand de formes géographiques. On y trouve aussi beaucoup de références aux légendes et à la mythologie avec le lutin qui est un personnage récurrent dans la revue. On retrouve souvent dans les illustrations des êtres qui sont un mélange d'hommes et d'animaux. Les dessins d'animaux, de nature et de corps nus ( majoritairement de femmes ) évoquent le retour à la nature tant espéré par les journalistes de l'Expreso Imaginario et recherché par les hippies en règle générale123. La section « Guide pour Habiter la Planète Terre » est un espace où Horacio Fontova exprime son idée d'un monde idéal, montrant des hommes et des femmes dansant avec des kangourous et s'épanouissant dans une nature abondante. On retrouve aussi ses illustrations dans le courrier des lecteurs, dans la section « Imagenes », et durant les premiers numéros, pour terminer chaque exemplaires, il réalisait un dessin d'une page entière qui était placée à la fin du numéro. Ses dessins ne sont jamais les même, et c'est ce changement perpétuel qui donne son identité à l'Expreso Imaginario même si la patte de Horacio Fontova se remarque dans ses illustrations. Définir le style graphique de l'Expreso Imaginario dans ces années serait difficile, on pourrait dire qu'il s'agissait d'un chaos néanmoins précis au millimètre près. Mais en guise de référence, nous mentionnerons les illustrations de la revue française Actuel qui

123Voir dans les illustrations des annexes.

59 ressemblent parfois aux dessins de Horacio Fontova qui s'inspirent du pop art, ou encore des affiches de groupes de musiques hippies ou d'affiches protestataires des années 60 et 70. Le personnage de Pierrot est la mascotte de la revue. Ce personnage a été élaboré avant la création de la revue par Horacio Fontova et à plu à Jorge Pistocchi qui a décidé d'en faire le représentant de l'Expreso Imaginario :

« Pourquoi avez-vous choisi le personnage de Pierrot comme mascotte de la revue et qu'est ce qu'il représentait pour vous ?

En fait, c'est un arlequin de cirque, on avait une femme aussi comme mascotte mais je ne me rappelle pas de son nom. J'étais très ami avec le dessinateur Horacio Fontova déjà plusieurs années avant le début de l'Expreso et il avait une quantité impressionnante de petits dessins dont ce fameux l'arlequin, mais il ne l'avait pas dessiné pour cette revue en particulier. Ce personnage m'a simplement plu et on l'a choisi comme mascotte. Le dessin de l'enfant qui joue avec la terre sur la couverture du deuxième numéro de l'Expreso était aussi un dessin antérieur à la revue qu'il n'avait pas dessiné dans ce but.124 » ( Jorge Pistocchi )

Ce Pierrot ou cet arlequin comme l'appelait Jorge Pistocchi est présent en couverture à chaque anniversaire et revient souvent dans les éditoriaux ou dans les sommaires. Ce personnage joyeux mais inquiétant nous ramène là encore à l'image du rêve. Les références à la science fiction sont nombreuses dans les illustrations de la revue, on le voit notamment avec son obsession pour l'espace. On peut apercevoir dans la section « Imagenes » du numéro 12, des dessins qui ressemblent à ceux de Robert Crumb, célèbre illustrateur des années 70 qui a par exemple réalisé la pochette de l'album « Cheap Thrills » de Janis Joplin. Les illustrations de la revue sont, hormis celles des couvertures, toutes en noir et blanc, réalisées à l'encre noire. Les traits sont donc fins et précis. La référence au psychédélisme ne se retrouve pas dans les illustrations par des dessins colorés, plein de courbes et de fleurs mais par la présence de personnages étranges, des mutants se promenant sur des espaces chaotiques et déserts. On voit par exemple dans un article concernant l'écologie dans le numéro 2, que la forêt dessinée se trouve également dans l'espace, sur une planète imaginaire ce qui nous renvoie encore dans une vision utopique d'un vie rêvée qui se trouverait sur une autre planète. Ces illustrations de paysages lunaires font aussi écho à la musique psychédélique et progressive des années 70 que médiatise la revue. On ne voit néanmoins pas, ou très peu d'articles sur le surréalisme ou sur ses auteurs et créateurs, les rédacteurs ont seulement publié un article sur le théâtre dadaïste. Mais plusieurs des illustrations publiées dans la revue

124Annexes, p. 246

60 n'étaient pas réalisées par Horacio Fontova. Le directeur artistique a en effet travaillé avec des illustrateurs comme Rene Olivares, Rolando Rojo, Resorte Hornos, Gustavo Dallocchio, Federico Azzari, entre autres. La fonction de Horacio Fontova et des illustrations de la revue étaient de créer une identité à l'Expreso Imaginario qui permettait de se distinguer des autres revues dans les kiosques, mais les dessins servaient aussi à palier le manque d'expressions artistiques en Argentine à cette période. En effet, la censure appliquée dans le théâtre, le cinéma, la littérature, la presse, la musique était également effective aux arts plastiques. En effet, à cette époque pour exposer, les artistes doivent se soumettre aux conditions et limites du gouvernement et sont donc obligés de « renoncer à toute action de dénonciation, à toute œuvre politiquement engagée, à toute condamnation du militarisme et même, à l'occasion, à certaines formes abstraites que les autorités militaires jugent « ennemies des traditions nationales ».125 ». Les artistes sont domestiqués par la censure et le « décervelage ». Cette campagne est menée par le gouvernement avec l'appui des médias et « désigne comme « ennemi de la nation et de la société » celui qui sort des normes, car il est complice de ce que le régime appelle « l'anti-patrie » ; celui qui est marxiste, car il est « diabolique et subversif » ; celui qui est péroniste, car il est « démagogue et responsable de la crise économique » ; celui qui est neutre, car il est « le dangereux complice des forces de l'ombre »126 ». Les artistes subissent les pressions des forces armées et ne peuvent plus faire passer de messages contestataires dans leurs œuvres. Cette intimidation passe parfois pas l'assassinat de proches ce qui conduit à une soumission et à une baisse conséquente de la création artistique, pas seulement dans les arts plastiques mais aussi dans le cinéma ou le théâtre. Certains artistes s'exilent, et peu osent se révolter contre le régime militaire. Plusieurs peintres et poètes seront portés disparus. En effet, les initiatives de la triple A se sont institutionnalisées, systématisées et militarisées sous la dictature militaire.

L'Expreso Imaginario avait également été créé pour palier les manques culturels et pour informer les lecteurs sur le peu de productions artistiques qui avaient survécu en Argentine. La revue était utilisée comme un support de création artistique en publiant les oeuvres d'illustrateurs suivant des styles graphiques différents. Les dessins qui paraissaient dans la revue servaient aussi à illustrer les idées des articles des rédacteurs et à diffuser l'état d'esprit de la revue de façon immédiate. Cette esthétique, sans règles et sans limites de

125Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 141 126Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, ibid., p. 142

61 l'Expreso Imaginario plaisait beaucoup aux lecteurs comme Fernando Gabriel Dunan qui m'affirmait durant notre entretien : « L'esthétique de la revue me parait importante aussi. Elle était distincte du système.127 ». Jorge Pistocchi qui était également sculpteur et illustrateur m'avait avoué sa préférence pour cet aspect de la revue : « Je crois que j'avais, en faisant cette revue, envie de bien marquer l'orientation de la publication pour ne pas qu'elle se perde dans l'infini de toutes les autres revues des kiosques. Donc j'aimais beaucoup les dessins de Horacio Fontova.128 ». Les couvertures de la revue étaient parfois composées d'illustrations en couleurs de Horacio Fontova, d'autres illustrateurs qui collaboraient avec l'Expreso ou encore, mais cela était plus rare, d'illustrateurs étrangers. On peut citer notamment la couverture du numéro 27 d'octobre 1978 qui illustrait un article sur le film de Ingmar Bergman, L'œuf du serpent. Le dessin de couverture avait été réalisé par Patrick Woodroffe, dont les illustrations portaient souvent sur les thèmes fantastiques et de science fiction. L'Expreso Imaginario va lui dédier une autre couverture en avril 1978. Cette fois-ci l'utilisation d'une de ses illustrations en couverture n'était pas effectuée pour parler de cinéma mais bien pour indroduire une interview du dessinateur publiée au sein de l'Expreso. Les autres couvertures seront des photographies, la plupart du temps prises par les photographes collaborateurs de la revue. Les couvertures de cette période de l'histoire de la revue imagent la diversité de thématiques abordées dans l'Expreso Imaginario. La typographie du titre va changer plusieurs fois. Le premier numéro arbore un titre qui sera changé le numéro suivant mais qui restera le logo de la revue qui apparaît parfois dans la section « Imagenes ». Le deuxième numéro montre une typographie simple du titre, « Expreso Imaginario » est écrit dans une police facile à lire et changera de couleur tous les numéros. Ce titre va changer quelque peu lors du numéro 12, la police va être mise en relief mais restera la même, le titre changeant toujours de couleur à chaque numéro129. Les acteurs de l'Expreso Imaginario jouaient avec la censure également par le biais des illustrations. L'affront le plus flagrant à la censure qui était là pour défendre les valeurs morales catholiques, se remarquera dans des illustrations et photographies de femmes nues publiées dans la revue. Jorge Pistocchi parlait lors de notre entretien de ce jeu avec la censure et des raisons de ce désir de résistance :

127Annexes, p. 212 128Annexes, p. 252 129Voir les différentes typographies dans les annexes

62 « C'était un jeu dangereux auquel vous jouiez, vous n'aviez pas peur des représailles des militaires ?

Oui ça l'était. Mais c'est pour ça que je m'en suis allé d'Argentine vers le Venezuela, j'avais peur et je m'étais dit « plus jamais je ne ferais ça ». La question était soit de s'en aller soit de rester et surtout de rester pour quoi ? Et je me suis dit que si il fallait rester c'était pour résister à tout ce qui était en train de se passer, c'était si terrible que ça nous a donné l'impulsion vers un esprit de résistance. Nous nous sommes dit « nous sommes là, il faut peut être faire quelque chose ». Nous avions tous plus ou moins la peau dure, moi par exemple j'avais été en prison dans ma jeunesse, nous étions des gens qui venions de la rue et c'est surement pour ça aussi qu'on a pris cette expérience comme un jeu mais aussi avec intelligence parce que pour manipuler la censure, il faut de l'intelligence. Et comme je te l'ai dit, le rock avait dans ses membres, et dans ses fans, des enfants de militaires. Par exemple, une fois Pipo Lernoud s'est fait arrêter et torturer avec de l'électricité parce que il y avait eu une fête où il jouait et où il avait ramené des partenaires musiciens d'Europe. Ils l'ont finalement relâché, mais son arrestation n'était pas dûe au contenu de notre revue. Dans le groupe initial de la revue nous avions tous, comment te dire, nous aimions jouer avec la nature des choses, tout ce que nous avons fait venait du cœur, ce sont des sentiments profonds qui font partie de nous. La résistance faisait partie de nous.130 »

La direction jouait à un jeu dangereux et comme le dit Jorge Pistocchi tentait de faire les choses intelligemment. Ils vont alors jouer sur le flou de la censure car il n'était pas clairement défini ce qui pouvait ou ne pouvait pas se publier dans certains cas. La direction va profiter de l'excuse de l'illustration des sujets développés pour exposer de la nudité dans la revue. Par exemple, le numéro 38 sera le seul à ma connaissance montrant un homme nu. En effet, la photographie d'un homme nu de dos est publiée dans la section « Imagenes », pour imager un article sur l'apparition de striptease pour les femmes. Sous le développement d'un sujet de société qui exposait des nouveautés sociologiques, les rédacteurs pouvaient se permettre de publier ce genre de photographies. Par exemple dans l'éditorial du numéro d'aout 1977, une photographie d'une femme nue posant pour un dessinateur en retrait est publiée dans la revue. Ici, la censure pouvait ne pas y voir d'inconvénient sachant qu'il s'agissait d'une pratique artistique et que la nudité avait un but, celui de montrer le travail d'artiste. Dans le numéro 7, Pipo Lernoud va publier un extrait d'une de ses nouvelles appelée « Les aventures d'un acrobate distrait » et l'article titré « Le grand light show131 de Dieu », sera illustré par une photographie d'une femme nue, de dos et allongée dans l'herbe. Les rédacteurs de l'Expreso Imaginario utilisaient les failles de la censure pour exposer la nudité de corps, ce qui allait en opposition à la morale chaste de l'Église. Ces fissures se remarquent aussi dans le nombre important de dessins de femmes nues qui paraissent dans l'Expreso. Concernant les dessins, le but n'était pas de montrer de la pornographie mais bien de l'art. Dans un dossier qui publiait des poésies d'aborigènes d'Amérique, les directeurs se permettent de publier un dessin d'une femme, seins nus et peuvent argumenter ce choix en

130Annexes, p. 243 131Jeu de lumières

63 mettant l'accent sur le caractère « primitif » de la vie de ces personnes qui ne portaient pas les mêmes vêtements que les personnes « civilisées ». Ce n'était pas de la pornographie mais tout simplement la nature. L'Expreso jouait sur l'incompétence et l'ignorance des censeurs et militaires en matière de culture et d'art. On peut voir ces dessins dans les articles de la revue132, mais ils se retrouvent le plus souvent dans les sections comme le courrier des lecteurs ou dans « Imagenes »133. Une publicité va également représenter, non un buste de femme mais bien son derrière, encore là par un dessin134. N'étant pas un dessin original des rédacteurs, la revue pouvait la publier sans risquer de grosses représailles. Une autre section va comporter des illustrations, c'est la section « Le courrier de Imaginaria ». Cette section créé par Eduardo Abel Gimenez racontait la vie d'une ville utopique appelé Imaginaria. Dans cette section d'une seule page, Eduardo Abel Gimenez écrivait des notes sur tous les aspects de la vie à Imaginaria, passant de la façon dont les personnes se saluaient, à la langue utilisée, par exemple les énergies renouvelables étaient les seules énergies utilisées à Imaginaria, il décrivait également les modes de transports, etc. Resorte Hornos illustrait ces notes avec ses dessins. Les deux collaborateurs faisaient la synthèse de beaucoup de thématiques abordées dans l'Expreso et construisaient une ville utopique dans laquelle chaque membre de la communauté du rock rêvait de vivre. La préservation de l'environnement, le développement de la création artistique, la solidarité, l'auto-production, tous les idéaux des rédacteurs étaient présents dans cette ville régie par l'imagination qui faisait rêver les lecteurs. Jorge Pistocchi avait évoqué cette section lors de notre entretien :

« C'était un ami qui était fan de science fiction qui l'avait imaginé et développé. […] c'était une façon d'inventer un nouveau monde, il y a quarante ans on ne savait pas ce qu'allait devenir ce qu'on nous vendait comme étant du progrès et on le voit maintenant par exemple avec l'accident de Fukushima au Japon ! Et à cette époque, on prenait conscience de ce qui allait venir, le thème des risques du progrès n'était pas abordés dans les médias même si tous les dirigeants des entreprises et les chefs de gouvernement étaient déjà informés du danger que ça pouvait représenter. C'est ce qu'on condamnait, nous pensions qu'il fallait que ça s'arrête mais tu peux voir maintenant que ça ne s'est jamais terminé ! Je pense néanmoins qu'à un moment, tout va se terminer grâce à la résistance passive comme l'a pratiqué l'Expreso, et comme le pratiquent plein de gens encore aujourd'hui, moi je crois en la résistance passive. Tout dépend évidemment de la définition qu'on donne de la passivité mais pour moi il s'agit de résistance non violente.135 »

132Dans le numéro 9 d'avril 1977, la rédaction écrit un article sur un recueil de poésie d'un auteur espagnol, recueil qui est imagé par des dessins de plusieurs illustrateurs donc la direction décide de publier quelques exemples, plusieurs représenteront des femmes nues. 133Voir ces illustrations dans les annexes 134Voir cette publicité dans les annexes 135Annexes, p. 248

64 L'Expreso Imaginario laissait une place importante également à la bande dessinée et faisait paraitre plusieurs comics d'auteurs différents. L'ancien lecteur Ruben Silva avait évoqué la bande dessinée la plus présente dans la revue et qui était également la plus célèbre et la plus aimée par les lecteurs :

« Ce qui m'intéressait le plus dans cette revue, c'était ce qui avait à voir avec la culture, l'écologie, les articles sur les musiciens, sur leur vie plus que sur leur musique, et le graphisme, parce que le graphisme était novateur, comme par exemple la bande dessinée de Little Nemo. Je trouvais ça très impressionnant et je continue aujourd'hui à regarder ces dessins. Il me semble que cette bande dessinée vient des États Unis des années 20. Ce petit personnage rêvant, sortant du monde me fascinait et j'avais envie d'être à sa place !136 »

Ces bandes dessinées ont permis à la revue de se créer une identité et de se faire reconnaître par les lecteurs. Jorge Pistocchi avait acheté les droits de diffusion de « Little Nemo in Slumberland », et publiait une page de la bande dessinée presque tous les numéros. Cette bande dessinée était située à la fin de la revue, et ça dès le premier numéro. Cette création du dessinateur Winsor McCay, avait été publiée pour la première fois dans le New York Herald, entre 1905 et 1906. Cette bande dessinée désormais culte à été la première à être exposée au Metropolitan Museum de New York, en 1976, la même année où Little Nemo est apparu en Argentine à travers de l'Expreso Imaginario137. Elle racontait les rêves d'un petit garçon qui s'était forgé tout un monde parallèle dans son imaginaire. A chaque nouveau rêve, son histoire continuait dans ce monde imaginaire et il était toujours confronté au problème de savoir discerner ses rêves de la réalité. Ces voyages insolites rappellent encore la thématique du rêve développée dans l'Expreso, qui a constituée probablement une des motivations de Jorge Pistocchi à publier cette bande dessinée. C'était Horacio Fontova qui réécrivait les traductions à la main pour adapter la bande dessinée au public argentin. En juillet 1977 nait « Los Vuelos de Argento », un comic qui est publié pour la première fois dans le numéro 12 de l'Expreso Imaginario et qui apparaitra ponctuellement à l'intérieur de la revue. Cette bande dessinée créée par Rolando Ariel Rojo, racontait l'histoire d'un personnage sans nom, avec des longs cheveux et une grande barbe, qui aurait pu représenter Dieu ou Jésus, et qui allait visiter et dialoguer avec des artistes comme Salvador Dali ou encore Luis Alberto Spinetta138. Ces dialogues donnaient lieu à une petite histoire.

136Annexes, p. 201 137Sebastian Bendetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 80 138Cette rencontre avec Luis Alberto Spinetta était titrée « El anillo del Capitan Beto », et mettait en scène le musicien en astronaute, en référence à une chansons du même nom qui parlait d'un astronaute perdu dans l'espace.

65 Dans ce même numéro, la direction choisit de commencer à publier les aventures de « Los Misticos », parfois titré « Les Mistiques ». Les auteurs, Gustavo Dall'Occhio et Diego Vegezzi mettaient en scène des personnages stéréotypés d'intellectuels hippies et faisaient une satire de la croissance du mysticisme chez les jeunes et moins jeunes, notamment dans le mouvement du rock, des personnages qui auraient pu être les rédacteurs de l'Expreso. Un mois après, en août 1977, apparaît pour la première fois dans la revue la bande dessinée « Krazy Kat », une œuvre créée en 1910 par l'américain Georges Herriman. Cette bande dessinée, racontait les péripéties de trois personnages, toujours mis en scène sous un ciel sombre : Krazy Kat, une souris nommée Ignatz et un chien policier, l'officier B. Pupp. On assistait à des règlements de compte entre ces personnages qui se chamaillaient constamment et qui entretenaient des sentiments confus et contradictoires les uns envers les autres. D'autres pages ont été dédiées à des bandes dessinées d'autres auteurs mais seulement l'espace d'un ou deux numéros. Par exemple, dans le numéro 8, une bande dessinée nommée « L'habitant nocturne » de Antony Taber est publiée sur une page. Elle représentait un homme, en manteau et coiffé d'un chapeau qui errait dans les rues d'une ville déserte, presque chaotique. Cette bande dessinée faisait peut être référence au rues de Buenos Aires qui étaient durant ces années désertes la nuit, les gens ayant trop peur de sortir. Une section qui était consacrée à des jeux et casse-têtes avait été créée dès le deuxième numéro de la revue. Il s'agissait de jeux de logiques et de géométrie. Mais cet aspect banal de la section qui ne présentait que des jeux ne plaisait pas à la rédaction qui l'a transformée en la section « Tournetete ». Resorte Hornos dessinait les illustrations et la section qui était composée de problèmes, d'énigmes parfois métaphysiques, était animée par deux personnages de fiction : Le Docteur Norton Wine et son acolyte Formax. « Tournetete » était une nation imaginaire dont la capitale se nommait Asinonobisnohui. Formax était le narrateur et retranscrivait les dialogues et réflexions des personnages qui finissaient par poser un problème mathématique, philosophique ou autre. Dans certains numéros, la rédaction s'adonnait à la création de romans-photo d'une page ou deux dont la production mobilisait plusieurs personnes de la rédaction pour jouer les personnages, écrire l'histoire, prendre les photographies, etc. Ces romans-photo racontaient souvent des histoires fantasques et burlesques, évoquaient parfois l'écologie, ou l'aliénation par la technologie.

66 Les photographies de la revue étaient souvent réalisées par Pipo Lernoud ou encore Claudio Kleinman, par exemple lors des entretiens avec des artistes ou des concerts, mais les photographes officiels de la revue étaient Ugberto Sagramoso, Lucas Chiappe et Eduardo Marti. Ugberto Sagramoso avait voyagé en Europe et en Inde durant cinq ans et rencontre Jorge Pistocchi en 1974 dans la rédaction de Mordisco139. Il forme avec Lucas Chiappe et Pipo Lernoud l'agence de presse Chaski Press, et ce petit groupe se retrouvera par la suite dans la rédaction de l'Expreso. Eduardo Marti était lui musicien et photographe du rock. Il était très proche de Luis Alberto Spinetta et s'intègrera également à la rédaction de l'Expreso. Il réalisera les photographies des roman-photos, et ce sera notamment lui qui réalisera la photographie de couverture de John Travolta avec une tomate écrasée sur la tête en septembre 1978. Hormis les photographes de la rédaction, l'Expreso Imaginario consacrait plusieurs pages à des artistes photographes. Ces articles étaient composés le plus souvent d'une biographie et d'un descriptif de leurs œuvres mais laissaient surtout beaucoup de place pour publier les photographies de ses auteurs. Ces dossiers permettaient aux lecteurs de découvrir des photographes et également leurs œuvres. Parfois ces photographies représentaient des peuples « primitifs », sujet en continuité avec la ligne éditoriale de l'Expreso et avec les thématiques développées aux sein de la revue. Ces dossiers donnaient une place à la photographie artistique et attribuait à la revue une certaine esthétique. On peut citer en matière d'exemple les deux pages consacrées au photographe Irving Penn qui portait un regard ethnologique sur les sujets de ses photographies, prenant des clichés de plusieurs tribus, qui avaient des vêtements différents, leurs propres codes, et ne se contentait pas d'étudier des peuples indigènes mais aussi des tribus occidentales comme celle par exemple des Hell's Angel. Les photographies publiés par l'Expreso permettaient au lecteur de faire un tour du monde, en passant par la tribu des Asaro en Nouvelle Guinée, on y voyait également des enfants péruviens de Cuzco, des femmes voilées du Maroc, des musiciens de rock américains ou encore des femmes camerounaises. Dans le numéro 13, la direction dédie deux pages aux photographies de Richard Avedon qui représentaient «le dur profil de la vie », sur lesquelles des portraits ne montraient pas les personnes à leur avantage. Dans le numéro 14, on voyait des photographies de voyages de Henry Cartier-Bresson, un photographe qui « attrape toute la variété de la vie ». La revue publiait beaucoup de clichés spontanés qui révélaient la beauté

139Sebastian Bendetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 29

67 des moments de la vie quotidienne. Les photographies révélaient la vraie nature des gens sans mises en scènes ni poses. Un autre article va être consacré dans le numéro 16 aux photographies spontanées, cette fois ci avec les œuvres de Eduardo Comesana. Plusieurs autres numéros vont comprendre des dossiers sur des photographes et un point commun va caractériser toutes ces œuvres publiées : elles représentent toutes des sujets humains. Toutes ces expressions graphiques qui se retrouvaient dans l'Expreso et qui formaient son identité permettaient aux lecteurs de rêver, de voyager dans leur imaginaire pour éviter d'être confrontés à la dure réalité de la rue. On peut évoquer notamment une lettre publiée dans le courrier des lecteurs qui évoquait cette capacité de la revue à faire rêver son public :

« Cher Expreso : Quand je consulte tes pages, mon imagination commence à travailler quasi inconsciemment. Très vite, je me retrouve dans un lieu entouré par la nature où tous ceux qui y cohabitent aime l'art dans toutes ces expressions. Ici toutes les choses sont faites de bois, et curieusement toutes les fenêtres sont toujours ouvertes parce que l'air y est pur, presque magique. Dehors le vert est si vert que ça fait mal aux yeux et le bleu du ciel est si propre et clair que ça donne envie de rester là et de le regarder pendant des heures. Tous les jours il y a des expositions où les musiciens jouent par amour et non pas pour s'enrichir, les poètes vendent leurs livres et les acteurs réalisent du théâtre d'avant-garde. Quand je me réveille ( et cela arrive quand je tourne ta dernière page ) et que je vois que la réalité est autre et très éloignée de mon rêve fantastique, je suis déprimé durant quelques instants jusqu'à ce que je me reprenne et que je me dise que nous formons un petit monde souterrain dans lequel nous vivons tous séparé jusqu'à ce que vous arriviez, vous l'Expreso, et là nous nous unissons. Ne pas être seul ( ou être peu de personnes ) me permet de lutter pour convertir en réalité ce rêve et si jamais je tombe au fond du trou, il me reste l'espoir de parcourir les pages de tes prochains numéros, pour me remettre à imaginer et ainsi de recommencer à nouveau ... » ( Guillermo de Geronimo, n°21, avril 1978 )

Ce voyage vers une autre réalité, se faisait également à travers les éditoriaux qui étaient incontestablement l'espace d'expression de Jorge Pistocchi qui écrivait très peu dans la revue en dehors de ces lignes. Ces éditoriaux évoquaient en général le sujet principal développé dans le numéro et revêtaient des formes diverses et variées ; on pouvait y trouver des citations poétiques, des lettres ouvertes, des contes, des légendes, des mythes, etc.

B ) Une revue qui maintient le lien social

En plus de créer une identité, définir des valeurs et faire naître des intérêts pour un mode de vie alternatif grâce au contenu de ses articles et sections, l'Expreso permettait

68 également à ces jeunes de communiquer entre eux dans une période où le lien social et les entreprises collectives étaient diabolisés par le gouvernement sous couvert d'accusation de subversion.

1 ) La population perd ses espaces de rassemblement

Dès le coup d'État de mars 1976, le gouvernement militaire élimine toute opposition politique : les partis politiques, syndicats, réunions étudiantes sont décimés. Ces acteurs qui représentaient un facteur d'unité du peuple disparaissent, ce qui entraîne en conséquence une dislocation du collectif et ainsi du lien social au sein de la société argentine. La population argentine opère alors un repli sur soi « en vertu d'une situation d'absence de références. 140». La chasse aux subversifs est lancée et les disparitions se font alors monnaie courante. L'union du peuple devient un terme jugé subversif car lié à l'idéologie communiste et le gouvernement interdit alors toute réunion de plus de trois personnes. La cohésion sociale est ébranlée et la vie collective et sociale argentine disparaît. Pablo Vila qualifie les projets de division de la population argentine par le gouvernement de « restriction de la sociabilité » qui conduit en même temps à « l'encerclement de la solidarité et la mort de la politique.141 ». Le gouvernement militaire cherche en effet à détenir le monopole du discours individuel et collectif :

« Dans les années 70, il n'y avait pas de problèmes, mais dès 1976 et l'arrivée de la dictature, on ne pouvait plus parler de politique que face à face avec des amis, en aparté.142 » ( Fernando Gabriel Dunan )

Toute critique du régime est réprimée et l'état dictatorial s'empare des médias en y plaçant des militaires aux postes de responsabilités et en opérant une stratégie de terreur. Ainsi la censure fait rage dans toutes les sphères de la société que ce soit dans les arts ou dans la presse. Cette répression déjà effective avant l'arrivée de Videla s'institutionnalise et devient donc légale. Avant l'apparition de la Triple A, comme nous le dit l'ancien lecteur de l'Expreso Imaginario Hugo Basile, les échanges, notamment entre les jeunes, se basaient surtout sur la politique, ce qui était une façon de se définir en temps qu'individu par des opinions partisanes ainsi que par des valeurs. Mais la répression étatique détruit tous les liens qu'avait pu créer la politique

140Pablo Vila, 1989, op.cit, p 84 141Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p 84 142Annexes, p. 209

69 entre les jeunes. Le débat politique était interdit et certains livres sont même placés en liste noire pour avoir publié le mot « politique ».

« Il y a eu 30 000 disparus mais aussi une situation de terreur, de peur, la peur de parler, de participer, pas seulement aux manifestations ou organisations politiques mais à tout évènement ou entreprise collective. Cette peur a concerné trois ou quatre générations. Il ne s'agissait pas là seulement de tuer mais aussi de terroriser la population.143 » ( Ruben Silva )

Cette répression du collectif et la peur qu'elle entraîne, provoque une crainte de l'autre chez les argentins ainsi qu'une perte de solidarité. Les gens ne parlent plus avec des inconnus , ils en viennent même à suspecter leurs amis et à éviter de critiquer le gouvernement en leur présence par peur de se faire dénoncer. Sandra Russo s'en souvient comme d'« un moment où la réalité quotidienne des jeunes était telle qu'à la faculté tu ne mentionnais pas où tu vivais, tu n'invitais personne chez toi et personne ne t'invitait chez lui. 144». L'ancien lecteur de l'Expreso, Fernando Gabriel Dunan, précise ce climat de tension sociale palpable même dans le cercle des proches où chacun autocensure ses propos :

« Il y avait de la suspicion partout, on suspectait nos compagnons de classe, on avait peur que ça soit des indics de la police, on se méfiait même parfois d'amis proches.145 »

Cette suspicion générale et les disparitions poussaient les gens à craindre de sortir de chez eux. La rue était devenue un endroit dangereux d'où on pouvait ne pas revenir. Les gens, par peur, se cloitraient chez eux et les relations sociales se faisaient rares :

« Avec le coup d'état et la répression féroce, les gens se sont calfeutrés dans les maisons, on pouvait aller à des concerts mais souvent les policiers t'arrêtaient à la sortie. Ça m'est arrivé plein de fois. On était comme dans un pays occupé, il ne fallait pas trainer dans les rue, il n'y avait pas beaucoup d'alcool, on passait notre temps à l'intérieur et pour les filles c'était encore pire.146 » ( Fernando Gabriel Dunan )

« Quand tu sortais dans la rue, pendant ces années, rien ne garantissait que tu retournerais chez toi. Dans les écoles, on appliquait la discipline militaire, ça faisait partie du Proceso qui était une réorganisation nationale, c'était un plan pour lobotomiser l'Argentine. La solitude pendant l'adolescence est quelque chose de très difficile, les parents souvent avaient peur que leurs enfants disparaissent dans la rue … C'est pourquoi je comprends que cette publication ou la musique rock, cette tribu marginale était une espèce de refuge pour ces jeunes.147 » ( Jorge Pistocchi )

143Annexes, p. 203 144Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 88 145Annexes, p. 216 146Annexes, p. 205 147Annexes, p. 245

70 « On sortait à trois, il y avait Waldo et Claudio qui est aujourd'hui secrétaire d'État du sport en Argentine je crois. Lui, il fallait un peu le forcer pour sortir parce que son frère avait disparu. C'était le premier contact qu'on a eu avec les disparitions.148 » ( Hugo Basile )

Face à cette dissolution d'acteurs collectifs comme la politique, le rock et notamment les concerts se posent en générateurs d'union, de communication et d'identité. Les concerts de rock étaient un des seuls lieux de rencontre pour ces jeunes en rupture avec le conformisme :

«( …) quand tu y penses, qu'est ce qu'il y avait à cette époque ? La musique et cette revue. Rien d'autre. On avait tous ou presque des amis, une famille, on pouvait voyager un peu dans le sud, c'est tout ce qui était intéressant.149 » ( Fernando Dunan )

« Il y avait tout de même des espaces de communication comme les bars. Mais notre lieu favori de communication et de refuge, c'était surtout la musique. 150» ( Ruben Silva )

« Aller à un concert était comme une nécessité. Nous n'en laissions pas passer un seul. Il y avait une terrible nécessité d'être ensemble … de participer à quelque chose, et aussi être en sécurité. 151» ( Ricardo )

« Les concerts, pendant cette période là, c'était la célébration d'être ensemble, de maintenir ensemble l'appel de la liberté, mais quand tu sortais des concerts, les policiers te mettaient en prison, ils te condamnaient en temps que toxicomane. C'était juste une liberté qu'on pouvait exercer là bas, pas plus. Dans le pays, les syndicats, les partis politiques, les groupes d'étudiants des universités étaient interdits et la police n'autorisait que deux lieux où les jeunes pouvaient se réunir : les concerts de rock parce qu'ils pensaient qu'on était tous des fous qui se laissaient abrutir par la marijuana, et les pèlerinages religieux. 152» ( Miguel Grinberg )

La musique comme seul intérêt pour cette jeunesse et comme refuge, voilà ce que nous montrent ces personnes. En effet, les concerts étaient des lieux à part pour ces jeunes ; un espace qui s'échappait de la réalité cruelle qu'ils vivaient, et en raison de la masse de personnes que ces événements mobilisaient, ils s'y sentaient plus en sécurité. Les concerts étaient une occasion pour se fêter soi- même, fêter ce mouvement et l'existence d'un collectif qui a survécu à la barbarie. Le rock participe à la création de ce « Nous » de 1976 à 1977 mais dès 1978, le gouvernement débute son action répressive contre cette manifestation culturelle qu'il associe désormais à la subversion. Le régime cherche alors à désarticuler le phénomène

148Annexes, p. 191 149Annexes, p. 216 150Annexes, p. 204 151Pablo Vila, 1989, op.cit, p 85 152Annexes, p. 222

71 des concerts.

Les groupes d'amis est une autre forme de socialisation qui permettait aux jeunes de maintenir leur identité quand le rock était en crise. Ces réunions pouvaient également jouer un rôle d'initiation dans certains cas où les aînés faisaient découvrir le rock à leurs benjamins et leur transmettaient les valeurs de ce mouvement. Ces groupes avaient pour fonction de « socialiser les nouvelles générations des futurs membres du mouvement.153 » :

« Quand nous écoutions de la musique il y avait des gars de 14, de 15 ou de 11 ans, qui étaient frères de certains d'entre nous ….154 » ( Luis )

« Je vivais dans un quartier où il y avait une petite place où tous les hippies du centre venaient. Un ami vivait en face de cette place, et on se retrouvait chez lui pour discuter, jouer de la guitare. Des gars plus âgés venaient, moi je devais avoir 13 ans et eux 17-18 ans et on les écoutait comme si c'était des messies, ils jouaient de la guitare, et on écoutait des disques avec eux, toujours comme un rituel. Pour nous c'étaient des héros, nos héros, ils avaient les cheveux longs, des vêtements de toutes les couleurs ... 155» ( Fernando Gabriel Dunan )

En effet, quand il n'y avait pas ou plus de concerts, la « seule forme de répéter le climat des concerts 156», était ces réunions d'amis où ces jeunes écoutaient des disques tous ensemble. C'était un moyen de reformer le collectif, le « Nous » qui s'était créé autour du rock.

« Face à face avec des amis, on pouvait parler de ces choses là, de politique, on écoutait des disques tous ensemble, c'était comme un rituel et on se sentait moins seul. Je pourrais te raconter des histoires sur chaque disque que j'ai écouté pour la première fois, je m'en rappelle, je me rappelle qui l'a amené, comment et où on l'a écouté, parce que c'était un rituel très important. C'était tout un rituel artistique, pas comme aller simplement sur internet et écouter une chanson en particulier et ne pas savoir de quel album elle est extraite. Là, on écoutait et on savourait tout un album en entier. Écouter un disque, c'était créer toute une histoire. […] Écouter des disques c'était comme un acte de résistance.157 » ( Fernando Gabriel Dunan )

Fernando insiste beaucoup sur l'aspect rituel de ces écoutes collectives comme une forme de résistance à la consommation massive et individualiste de la musique.

153Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 93 154Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 93 155Annexes, p. 213 156Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 86 157Annexes, p. 211

72 Ruben Silva, un ancien lecteur avait également évoqué le cinéma comme un rituel collectif et comme un lieu de réunion, même si les films diffusés en Argentine étaient rarement des productions nationales. Les films réalisés aux États Unis représentaient la grande majorité du cinéma diffusé en Argentine dans les salles et à la télévision, évidemment s'ils n'étaient pas considérés contraires à la morale ou qu'ils n'enfreignaient aucun code de la censure. Des productions mexicaines étaient également autorisées à distraire le public argentin. Il évoque là le cas de Woodstock, une production des États Unis :

« A cette étape de ma vie, j'étais un rockeur, et nous n'avions pas beaucoup de lieux de rencontre, seulement les revues et les concerts. Et comme nous étions jeunes et sans argent, nous n'avions pas beaucoup de choix. On se réunissait et on allait voir le film Woodstock au cinéma, c'était comme un rituel. Je l'ai vu sept fois. Ensuite, on trainait, sans argent pour un cola ou une bière. Les jeunes de classe moyennes n'avaient pas assez d'argent pour pouvoir accéder à des lieux de liberté. Je ne sais pas comment ça se passait pour les classes sociales plus hautes.158 »

Ruben Silva soulève un point intéressant, celui de l'argent dans le divertissement. Les classes basses et moyennes ne semblaient pas disposer de l'argent et du pouvoir nécessaires pour profiter du divertissement sans censure et sans limite. Outre de l'argent, pour avoir une place privilégiée dans cette société du gouvernement militaire et disposer d'avantages, il fallait aussi avoir un statut important, arborer un soutien inconditionnel au régime, c'était le cas de militaires hauts gradés qui disposaient de nombreux privilèges.

Le parc était un des seuls endroits publiques où des jeunes se réunissaient, principalement pour échanger ou vendre des disques et des revues souterraines. Il arrivait néanmoins que ces parcs soient le théâtre d'arrestations arbitraires. Quasiment chacun des interlocuteurs de mes entretiens m'ont parlé de ces parcs, de leur fonction ainsi que des anecdotes liées à ce lieu de « rencontre ». Les deux parcs qui m'ont été le plus souvent signalés sont les parcs Centenario et Rivadavia à Buenos Aires.

« Je me rappelle, ici à Buenos Aires il y avait un endroit où tous les gars venaient pour échanger des disques, et en acheter, c'était le parc Centenario. On venait au parc avec des disques dans nos sacs, et un jour la police est arrivée et théoriquement on n' avait pas le droit de se réunir. Ils nous ont tous dit de nous en aller, et c'est ce qu'on a fait.159 » ( Hugo Basile )

« Une fois, mon ami qui vivait près du parc de hippies dont je te parlais, était dans ce parc pour échanger des disques, parler de musique, la police est arrivée et a arrêté les cent jeunes qui trainaient dans le parc et

158Annexes, p. 202 159Annexes, p. 188

73 les ont escortés sur trois ou quatre cuadras160 jusqu'au commissariat. Les policiers disaient qu'ils vendaient de la drogue, qu'ils allaient commettre des actes violents, le délit c'était d'être assis à plusieurs dans un parc.161 » ( Fernando Gabriel Dunan )

« Un jour, je ne me rappelle plus en quelle année, il y a eu une action policière dans le parc Rivadavia où les jeunes échangeaient des disques, et où se réunissaient des groupes de poésie pour les revues souterraines, et ils ont arrêté un jeune de 15 ans parce que dans un de ses poèmes, le terme « prolétaire » était utilisé et c'était un terme à ne jamais utiliser, il était trop ostentatoire.162 » ( Miguel Grinberg )

On remarque que beaucoup d'arrestations arbitraires avaient lieu sous couvert de délits fictifs. Toute personne suspectée d'atteinte à la sécurité nationale ou de subversion pouvait être arrêtée sans chef d'accusation réel. Les représentants du gouvernement pouvaient arrêter une personne afin de la garder « à la disposition du pouvoir exécutif ». Cette formule officielle et donc légale permettait à la police de détenir une personne sans motif et sans limite légale de temps d'incarcération. Le témoignage de Miguel Grinberg nous prouve également la rigueur des autorités avec ici l'arrestation d'une personne pour avoir utilisé un terme subversif appartenant au champ lexical du marxisme. Dans l'ouvrage Argentine, un culture interdite, les auteurs précisent que « De fait, tout rassemblement massif de la jeunesse était considéré par les forces de l'ordre comme potentiellement subversif, et se terminait inévitablement par l'arrestation de 50 à 100 jeunes voire plus ( pour la plupart mineurs et munis de leurs papiers d'identité ), sous prétexte de « vagabondage et mendicité », artifice juridique permettant l'arrestation de quiconque ne possédant pas une quantité ( non déterminée ) d'argent sur lui.163 »

Paradoxalement, alors que l'État militaire effectue sa propagande, basée en partie sur la morale catholique, pour forger sa société idéale, les pèlerinages religieux organisés pour les jeunes se transforment également en lieux d'échanges, certes limités, mais qui permettent à des groupes politiques ou à des syndicats clandestins de distribuer de la documentation aux participants. La ville de Lujan était un lieu de pèlerinage d'où surgissait un ralliement de masse avec près d'un million de personnes réunies. Il semblerait, selon les témoignages recueillis par Pablo Vila, que plusieurs jeunes sympathisants du rock se rendaient à ces rassemblements, ce qui est sûrement lié à la forte croyance catholique populaire en Argentine. En effet, il précise que « certains témoignages recueillis suggèrent certaines corrélations

160Unité pour parler d'un pâté de maison 161Annexes p. 218 162Annexes p. 229 163Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit, p. 139

74 entres les deux phénomènes 164». Il semblerait que certains prêtres étaient plus permissifs que d'autres et permettaient aux jeunes de discuter et de débattre sur les sujets de leur choix. Un de ces témoignages recueillis par Pablo Vila parle même de réunions autour du feu accompagnées de guitare qui donnait à ces jeunes une illusion de liberté. Même si la communication entre ses participants devait être contrôlé, le nombre élevé de participants devaient empêcher une surveillance totale et permettre à ces jeunes de dialoguer d'une manière presque libre. On remarque notamment la croyance de certains lecteurs dans des lettres du courrier des lecteurs qui évoquaient Dieu et citaient des passages de la bible en faisant des parallèles avec les valeurs fondamentales du rock. On découvre alors que rock et religion n'étaient pas forcément opposés.

De plus les jeunes ne pouvaient plus compter sur le système scolaire pour se développer et construire des liens sociaux. L'école, durant le régime militaire, était une institution très répressive et autoritaire. Des militaires étaient placés aux postes de responsabilités et les professeurs disposaient de nombreuses consignes qui les empêchaient de diriger leurs classes selon leurs propres méthodes, sous peine de représailles. Beaucoup de livres étaient sur listes noires et on « conseillait » aux professeurs de ne pas les utiliser durant leurs cours. Le but de l'école était d'inculquer le respect du pouvoir établi, la confiance en l'armée, le respect des normes, la foi en la grandeur de la patrie, la coopération et l'obéissance aveugle aux directives du gouvernement, et aussi de définir l'ennemi subversif. Dans l'ouvrage de l'AIDA, Argentine, une culture interdite, les auteurs évoquent l'obligation de la part des enseignants de lire aux élèves une brochure produire par le ministère de l'éducation : « Apprenons à connaître nos ennemis ». Elle apprenait aux élèves les techniques des subversifs et comment les reconnaître dans le but de les dénoncer et de les éliminer. La dénonciation de potentiels subversifs était fortement recommandée. Les professeurs incitaient les parents et les enfants à dénoncer leurs camarades, ou d'autres parents d'élèves qui semblaient avoir des comportements subversifs, en soutien à l'idéologie marxiste. Les parents avaient également pour consigne de surveiller les contenus des cours de leurs enfants et de dénoncer tout cas suspect d'agissement ou de paroles subversives des enseignants. Cette incitation à la dénonciation entrainait un climat de suspicion générale et de paranoïa qui n'aidait pas à la communication libre entre les élèves. Un professeur pouvait être accusé d'être subversif ou marxiste pour avoir mis en place des

164 Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 87

75 projets ou techniques d'apprentissage de groupe ou pour avoir lu une histoire appartenant à la liste noire des livres pour enfants. Les bruits de couloirs en plus des directives officielles créent des incertitudes sur ce qui peut être considéré comme subversif ce qui ne faisait qu'accroitre la peur et la prudence des enseignants ainsi que leur manque d'initiative nouvelle. Toute référence au collectif était qualifiée d'idée marxiste et la diabolisation de l'union ou du groupe considérée comme une nuisance aux institutions et au pays tout entier, avait pour but de détruire l'idée de souveraineté du peuple, empêcher la propagation de l'idée du pouvoir du collectif qui était dangereuse pour le gouvernement dictatorial. L'université était encore moins un lieu de dialogue et de partage de savoir :

« L'université n'en parlons même pas, ce n'était en rien un lieu de liberté, culturelle ou politique, tout ce que tu pouvais y faire, c'était te taire.165 » ( Fernando Gabriel Dunan )

Les étudiants et les professeurs d'universités ont en effet représenté une grande partie des disparus durant la dictature. La répression envers ces étudiants et professeurs allait du licenciement ou du renvoi à la disparition et à l'assassinat. Ce climat de peur ne favorisait en aucun cas la création de communication entre les étudiants qui ressentaient beaucoup de crainte. La prudence était de mise entre étudiants et le dialogue sincère était absent de la faculté. Les universités disposaient également de moins en moins de places et beaucoup étaient réservées, ou autrement dit à « accès direct », pour les militaires, policiers, gendarmes etc. En effet, pour donner un exemple de cette sélection drastique à l'université, en 1981, 80 % des candidats à l'entrée à l'université n'étaient pas admis166. Cette sélection additionnée à la création d'une taxe pour les étudiants ne permettaient pas aux jeunes d'intégrer les universités facilement. Le but du régime militaire était clairement de saboter l'université afin d'éviter de construire des êtres qui penseraient par eux même et qui pourraient donc avoir des idées critiques envers le gouvernement en place. L'intérêt pour le rock, considéré comme un mouvement marginal, n'était pas partagé par la majorité des adolescents et jeunes adultes, ce qui ne facilitait pas la création d'amitiés au sein du système scolaire.

Le fossé, causé par la différence générationnelle entre la jeunesse et leurs parents, entraînait également un manque de dialogue. Les enfants ne comprenaient pas les valeurs de

165Annexes, p. 216 166 Hernandez-Arregui (Juan José) (dir.), 1981, op.cit., p. 193

76 leurs parents et les parents ne comprenaient pas les intérêts et agissements de leurs enfants. Ces jeunes, qui comme tous les adolescents ne peuvent pas croire que leur parents aient pu un jour être jeunes, rejettent la société des adultes qui prône la consommation de masse en fermant les yeux sur les actes de barbarie qui se déroulent dans leur pays. Les parents qui eux ont suivi une éducation plus autoritaire et vivent dans la société traditionnelle de l'Argentine des années 70 jugent cette nouvelle génération trop rêveuse. L'incompréhension entre ces deux groupes, qui est un fait assez récurrent durant l'adolescence dans beaucoup de pays, entraîne un sentiment d'isolement exacerbé par la quasi impossibilité de communiquer et d'échanger avec d'autres personnes de leur âge :

« Les gars de classe moyenne comme moi, nous ne vivions pas dans la misère mais nous nous sentions incompris. Par exemple, quand je rentrais à la maison et que je mettais un disque de Yes ou des Pescado Rabioso, mes parents me disaient « Mais, qu'est ce que c'est cette musique de Turcs ? » […] Mes parents à cette époque m'ont interdit de venir aux réunions de famille si je gardais mes cheveux longs et que je portais un jean. »167 ( Ruben Silva )

Durant cette période apparaît alors l'image du « jeune suspect », écrit Roberto Montenegro dans un article extrait de l'ouvrage Los Nuevos Movimientos Sociales, compilé par Elizabeth Jelin. Cette marginalisation de la jeunesse par la société et le gouvernement militaire est confirmée par un discours que prononce l'amiral « Emilio Eduardo Massera » à l'université « Del Salvador » le 26 novembre 1977. Ces déclarations rompent définitivement le dialogue de cette partie de la jeunesse, avec la société. Face à « l'imposition d'une culture du silence et de l'autocensure de l'espace familial168 », ces jeunes n'ont plus que le rock pour se créer une identité et pour développer des valeurs qui leur sont propres. Même si des lieux de rencontres subsistaient encore durant cette période, ils sont mis à mal par la répression du gouvernement qui craint toute création d'entité collective. Le pouvoir cherche à diviser le peuple pour créer un sentiment d'enfermement chez les argentins et ainsi rendre la terreur plus effective. Les autorités empêchent tout échange de savoir qui serait potentiellement subversif et donc dangereux pour le pouvoir. Les jeunes vont alors tenter de trouver des moyens alternatifs de communiquer. Ce sera le rôle des réunions d'amis mais aussi du courrier des lecteurs.

167Annexes, p. 194 168 Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 133

77 2 ) Le courrier des lecteurs, lieu de débat et d'identification

Face à cette asphyxie sociale, un besoin vital de communication se développe notamment chez les jeunes. L'Expreso Imaginario se pose alors en générateur de dialogue. Le « Courrier des Lecteurs » et la section « Rincon de los Fenicios » dont nous parlerons par la suite, sont des parties de la revue qui lui ont donné son importance, sa notoriété et qui ont constitué une des conditions de l'adhésion des lecteurs. C'est bien simple, Pablo Vila la considère comme la section « la plus importante » de la revue. Il s'agissait d'un des seuls endroits, avec les revues souterraines, où les lecteurs, autrement dit majoritairement des jeunes, disposaient d'un espace d'expression. Chacun pouvait écrire son courrier pour y parler de sa vie, de ses peines, de son regard sur l'actualité culturelle, faire son analyse de la société, etc. Cette section constituait un espace de débat où chacun pouvait donner son avis sur les articles de la revue ou sur son élaboration, que ce soit des critiques ou des éloges. Ainsi deux thèmes ont eu beaucoup d'échos dans ce courrier des lecteurs. Ce sont la solitude de la jeunesse et l'état de la scène du rock. Certains lecteurs répondaient à d'autres et cela créait l'illusion d'une réunion collective réelle. Mais surtout, les rédacteurs, le plus souvent Pipo Lernoud chargé d'organiser cette section et aidé à l'occasion par les autres journalistes, répondaient à ces courriers, créant un dialogue entre les acteurs de l'Expreso et leur public. Comme dans le rock, il s'agissait de créer non une hiérarchie pyramidale mais réellement une égalité entre les deux groupes, de ne pas rentrer dans une relation de maîtres à élèves. Les rédacteurs eux- même l'ont qualifié de « cœur de la revue ». Jorge Pistocchi, affirmait durant notre entretien : « Nous attribuons beaucoup d'importance au courrier des lecteurs dans cette revue. »169. Le courrier des lecteurs apparaît dès le deuxième numéro à la quatrième page de l'Expreso et fera partie de la revue jusqu'au dernier numéro. Dans le sommaire de ce deuxième numéro, les rédacteurs écrivent :

« Dans ce numéro commence la plus passionnante des sections d'une revue : celle qui offre le plus de divertissement, de surprises, de danger ( si ce sont des critiques ) et de dialogue avec le lecteur. Parce que sans lecteur, la revue n'existe pas. »

Les rédacteurs précisent en note du tout premier courrier des lecteurs :

« A tous ceux qui d'une forme ou d'une autre souhaiteraient se connecter avec l'Expreso, nous leur disons

169 Annexes p. 238

78 que au delà des encouragements ou des critiques, nous aimerions recevoir des réactions sur ce que nous faisons. Nous espérons pouvoir renforcer ce dialogue. »

Le courrier des lecteurs de l'Expreso170 représente un triangle de communication selon le sociologue Pablo Vila. Il élabore cette analyse dans son article Rock nacional, cronicas de la resistancia juvenil, où il considère le phénomène de communication de l'Expreso comme un communication triangulaire qui englobe les échanges entre la revue et les lecteurs, entre les lecteurs et la revue et au sein des lecteurs eux- mêmes. Il s'agit de la seule étude, à ma connaissance171, portant sur cette revue et l'importance de son courrier des lecteurs comme espace « d'identification collective »172. Pablo Vila affirme que « le phénomène de communication qui se produit dans cette dite section ( lecteurs-revue, revue-lecteurs et lecteurs qui échangent également entre eux ) est réellement impressionnant et justifierait une étude à elle seule dans la mesure où il n'y a pas de revue existante, ou qui aurait existé, à laquelle on pourrait la comparer. »173. Face au manque de lieux de rencontres, le courrier des lecteurs s'est en effet transformé en un espace privilégié de communication et d'échange :

« Je pense que les gens écrivaient dans le courrier pour parler avec ses congénères, pour trouver un chemin, aussi pour rencontrer des filles, parce que nous n'allions pas danser étant donné qu'il fallait porter un cravate, qui est une chose que j'ai toujours détesté porter. Pour pouvoir rentrer, il fallait avoir les cheveux courts, porter un pantalon, un chemise, ce qui nous paraissait très traditionnel, et la musique nous semblait très commerciale. Au lieu de ça, je passais mon weekend end à jouer de la guitare avec mes amis. Nous cherchions donc des lieux de rencontre et le courrier en était un.174 » ( Ruben Silva )

Comme on le voit, hormis les concerts et les petites réunions d'amis, il n'y avait pas beaucoup de lieux où pouvait se rencontrer cette jeunesse du rock. Les lieux habituels d'échanges comme les discothèques étaient assaillis par le conformisme, la tradition et cette formalité ne convenait pas à ces jeunes en rupture avec la société consummériste de leurs parents. L'absence d'échanges réels et de réunions amène ces jeunes à utiliser le seul moyen de communication qui ne répond à aucune règle et abordable pour tous : le papier.

« On lisait le courrier des lecteurs parce que ce n'était pas comme maintenant, il n'y avait pas d'ordinateurs, il n'y avait pas de portables et quasiment personnes n'avait le téléphone. Réussir à avoir un téléphone, c'était très difficile à cause des entreprises d'état qui étaient très bureaucratiques. On ne trouvait le téléphone seulement que dans quelques maisons. Étant donné les circonstances, le moyen de

170Ainsi que El Rincon de los Fenicios 171 Les auteurs de Estacion Imposible mais prennent en référence l'analyse de Pablo Vila. 172Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 83 173Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 88 174Annexes, p. 194

79 communication fondamental qu'on utilisait à cette époque était l'écriture, le papier.175 […] Pendant la dictature militaire, nous n'avions aucun de ces moyens technologiques et notre adresse était le seul moyen d'entretenir une correspondance grâce aux lettres et ainsi de rencontrer des gens. 176» ( Ruben Silva )

Comme le dit précédemment l'ancien lecteur de l'Expreso Imaginario, Ruben Silva, cette section permettait également à des jeunes de construire de nouvelles amitiés mais certains s'en servaient également pour des rencontres amoureuses. Le contexte social n'était, pas en effet, vraiment propice aux échanges filles-garçons. Lors de mes entretiens, les anciens lecteurs que j'ai rencontrés m'ont confirmé ce point et semblent tous avoir utilisé le courrier des lecteurs pour la même utilité :

« Je me rappelle, je leur avais envoyé un courrier pour rencontrer une ou des filles parce que je n'en connaissais pas beaucoup et une fille m'avait finalement appelé suite à ce message. 177» ( Hugo Basile )

« Je crois qu'une fois je leur ai écrit mais je ne me souviens pas si c'était à l'Expreso ou à Pelo. Mais grâce à ça, j'avais rencontré une fille, qui est maintenant prof de philo et écrivain178. » ( Ruben Silva )

Fernando Gabriel Dunan quand à lui, m'a expliqué qu'il souhaitait leur écrire mais que finalement il ne l'avait pas fait. Cependant, il indique :

« On ne communiquait pas trop avec des filles, le courrier des lecteurs était donc l'occasion de pouvoir rencontrer une ou deux filles avec les même intérêts que nous. Je pense que en effet, comme beaucoup de jeunes de l'époque, je me sentais très seul.179 »

Alfredo Rosso, interviewé par les auteurs de l'ouvrage Estacion Imposible, évoque cette solitude grandissante chez les lecteurs de l'Expreso qui trouvent dans ce courrier des lecteurs un ami à qui parler :

«La sensation de paranoïa, de persécution constante était très forte, donc il y avait besoin de codes qui unissent les gens. Et l'Expreso était un code. Nous recevions quelquefois des lettres de gens qui étaient incarcérés ou de personnes qui étaient dans des situations très perverses, nous pouvions en publier certains mais d'autres non. Mais ce qu'elles disaient était très fort. Elles généraient des charges émotives très fortes. 180»

Il serait exhaustif d'étudier l'ensemble de ces lettres, sachant que le sujet de ce mémoire se trouve être la revue dans son ensemble. J'ai par conséquent choisi d'étudier des 175Annexes, p. 185 176Annexes, p. 194 177Annexes, p. 199 178Annexes, p. 187 179Annexes, p. 189 180Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. p. 90

80 exemples compris dans la période étudiée, qui se situe entre septembre 1976 et septembre 1979, afin d'appuyer certaines constatations et analyses.

Fait déjà observé dans les concerts de rock par Pablo Vila, le courrier des lecteurs a été un facteur important de la création du « Nous ». Le « Nous », comme nous l'avons précisé auparavant, c'est le mouvement du rock, ses musiciens, ses journalistes, son public ... Face à la dictature militaire s'est développé un besoin de s'unir, de recréer une entité collective. Ce mouvement a permis à ces gens de se définir une identité grâce à cette musique mais également grâce à des codes, sa philosophie, ses valeurs. Cette union s'est surtout formée en opposition à « Eux », la société de consommation, le gouvernement, la violence, l'individualisme, le mensonge, l'hypocrisie, le monde des adultes en somme. Cette société était en opposition avec les valeurs du rock, celle de la solidarité, de l'échange, de la paix, de l'amour et du respect de la nature. Créer un « Nous » est un moyen de s'unir pour se protéger de la société dans laquelle ces jeunes ne se reconnaissent pas et de construire ainsi un autre monde. L'Expreso et son courrier des lecteurs a été un de ces facteurs qui a permis à ces jeunes de se sentir appartenir à un mouvement, avec ses codes, ses rites, d'être compris et acceptés par leurs pairs, de se créer une identité propre, de se construire en temps qu'individu dans un groupe, facteur important notamment pendant leur adolescence. Cette création du « Nous » a surtout eu lieu à l'apparition de la dictature et l'année suivante. Et grâce au courrier des lecteurs, ces jeunes savaient désormais premièrement qu'il n'étaient « plus seuls » mais surtout qu'ils étaient nombreux :

Je me suis senti entouré de gens qui me comprenaient et ça m'a ouvert à un mode de pensée distinct.181 » ( Hugo Basile, entretien du 16/01/12 )

« La revue m'a permis de découvrir qu'il y avait d'autres personnes qui pensaient comme moi […] En plus, cette revue, elle était à moi, pas à mon père ou à ma mère, c'était mon monde, et celui de ceux qui pensaient comme moi. Dans le monde entier, il y avait des types comme moi, dans la même situation, nous n'étions pas seuls.182 » ( Fernando Gabriel Dunan, entretien du 11/02/12 )

« A travers l'Expreso, j'ai découvert un chaleureux refuge d'amitié, dans lequel nous arrêtons d'être seuls pour partager nos rêves et nos désirs, nos mondes intérieurs plein de magie. » ( Ester Huwa, n°12, juillet 1977 )

«[ … ] il est beau de rencontrer quelqu'un qui pense comme soi […] et que par le média de cette revue

181Annexes, p. 188 182Annexes, p. 191

81 nous pouvons communiquer. » ( Mariana, n°12, juillet 1977 )

« Que dites vous de l'idée que dans un petit endroit nous faisions une grande réunion où nous pourrions rencontrer tous nos amis inconnus ? » ( Jorge San José, n°13, août 1977 )

« Avec des lettres comme celle là je me rends compte que nous sommes beaucoup à être sur le même sentier. » ( Juan, n°13, août 1977 )

« L'Expreso est quelque chose de très important, qui unit tous ceux qui croient que même si nous ne pouvons certainement pas améliorer le monde, nous pouvons au moins tenter de ne pas l'empirer. » ( Maria Elisa, n°15, octobre 1977 )

« Je devrais peut- être me comporter comme une bonne personne et accepter les choses telles qu'elles sont et ne pas croire qu'il peut exister un espoir vers d'autres cieux. […] Des fois, je me regarde dans le miroir et je me parle pour croire que quelqu'un m'entend, me comprend, que ce n'est pas une folie d'être capable de tout aimer ou de tout lâcher pour avoir une minute de paix intérieure. C'est pourquoi je vous écris, parce que vous pouvez passer par les même émotions que moi et peut être que si vous lisez ça vous vous sentirez moins seul. ». Le lecteur a signé : « Quelqu'un de plus » ( n°16, novembre 1977 )

« Au collège, quasiment personne n'aime le rock ni son style. Quand j'achète la revue à la sortie de l'école, tous me disent que « je suis folle », de même que quand je vais à un concert. » ( Andrea, n°16, novembre 1977 )

« […] J'ai à peine 13 ans, des fois je me sens envahie par l'obscurité : je sens que eux ( la société, les gens, qu'est ce que j'en sais … ) peuvent me vaincre et petit à petit, qu'ils m'amènent dans leurs griffes. Mais vite je me dis : Que faire ? Et j'essaie de vivre comme il m'entend, comme ce que je ressens du plus profond de mon être. ». Cette lettre est signée : « Une de plus dans cet enfer » ( n°16, novembre 1977 )

Les deux derniers courriers montrent ce désir de montrer aux autres qu'il ne sont pas seuls « dans cet enfer ». Le fait de « rencontrer quelqu'un qui pense comme soi » comme le dit la lettre de Mariana, permet à ces jeunes de sortir de leur enfermement et de leur sentiment de solitude. Les signatures « Quelqu'un de plus » ou « Une de plus » montre le besoin de cette génération de se réunir dans une entité collective, face à un risque de dispersion de la jeunesse, et d'adhérer à la philosophie du rock. Cette nécessité d'union est assouvie grâce aux concerts mais aussi à l'Expreso, qui reçoit dans son courrier des lecteurs, un grand nombre de lettres afin de les féliciter du contenu de la revue :

« Expreso Imaginario, J'ai 15 ans, des problèmes, chaud, froid, peur etc. […] Je t'aime bien, je te lis, je te regarde, je regarde tes dessins. J'ai lu tes contes et ça m'a fait me sentir bien. C'est une autre forme de communication, sans phrases, sans yeux, sans personne. […] Vous m'aidez à perdre mes craintes. […] Nous avons tous peur d'être stupide quand nous communiquons ( 'Il fait chaud hein ?', 'Quel temps !' ) et nous voulons communiquer réellement, de manière véritable. Mais nous communiquons de manière stupide parce que communiquer est quelque chose de nécessaire. Mais vous, vous nous donnez une

82 véritable communication. […] J'aimerais parler de plus de choses avec vous. Carlos Martin Muslera » ( n °4, novembre 1976 )

« l'Expreso Imaginario joue sérieusement à détruire la peur du monde, à briser […] les mensonges aberrants. » ( Daniel, n°4, novembre 1976 )

« … vous méritez une mention spéciale pour la capacité dont vous faites preuve pour amorcer un dialogue ... ». Le lecteur de cette lettre signe : « Un ami : Sergio Bilotta ». ( n°4, novembre 1976 )

« Comme j'avais envie de parler avec un ami, je me suis dirigé vers vous. […] J'ai connu John Cage plus en détail grâce à vous, j'ai compris ce qu'était l'antimatière et le livre I Ching ; les contes étaient géniaux ; la partie 'passe temps' m'a beaucoup plu. […] J'espère vraiment que l'Expreso et Mordisco vont grandir encore plus. Chau les amis. Vira » ( n°4, novembre 1976 )

« [ … ] pour ne pas vivre dans un éternel « dimanche dans la soirée », nous avons besoin d'une revue comme celle que vous faites. » ( Liliana Pellizzari, n°4, novembre 1976 )

« Messieurs de l'Expreso Imaginario, Votre surprenante revue que je lis depuis l'anthologique numéro 2, continue de briller comme une lumière de nouveau journalisme ( le reste est une pure chronique de ce que font les plus célèbres ). » ( Roberto Ismael Anetta, n°6, janvier 1977 )

« Chaque début de mois, je me mets à faire la tournée des kiosques en espérant y voir l'Expreso. [...] Beaucoup de gens de mon âge ( 25 ans ) lisent la revue. Même si le ton général de la revue est génial, j'aimerais que vous approfondissiez la thématique écologique. [...] Vous êtes la seule revue capable de donner au rock et à la nouvelle culture un espace respectable dans la conscience des gens. » ( Eduardo Geritro, n°7, février 1977 )

« Tant l'Expreso comme Mordisco, nous alimentent chaque mois avec un peu de nouveautés cohérentes. ». Selon ce lecteur, c'est « un espace ouvert pour l'esprit. Parce que même la culture générée par les jeunes est finalement un peu triste et sombre. La musique nous sauve, c'est vrai. […] De toute manière, je vous aime parce que je me sens proche de vous. Jorge Villalobos » ( n°8, mars 1977 )

« … vous pouvez vous considérer comme unes des œuvres les plus lucides réalisées dans ce panorama confus ... » ( Luis Aguilera, rédacteur d'une revue underground, n°8, mars 1977)

Le lecteur Horacio, dans le numéro 21, félicite les rédacteurs pour la communication qui se produit au sein de la revue entre lecteurs et journalistes qui contrairement à plusieurs revues ne suit pas le schéma maître à élèves et ne relève pas de la propagande. Dans l'Expreso, les lecteurs apprennent des journalistes par le biais de leurs articles et ces derniers apprennent des lecteurs par leurs courriers, cela relève de l'échange vertical du savoir. Il dit dans son courrier que ce qu'il aime chez l'Expreso, c'est le « respect pour les lecteurs », c'est selon lui une revue « sans concessions ni sensationnalisme. » qui « n'exige pas l'adhésion » de ses lecteurs. Le contenu se compose d' « articles qui vont dans toutes les directions. Sans barrières. Sans

83 limites. ».

Dans ces messages d'éloges, certains sur fond de confessions, on voit clairement l'engouement que l'Expreso Imaginario provoque chez ces lecteurs. Cette revue qui « continue de briller » est largement félicitée par ses lecteurs notamment pour sa capacité à créer de la communication et du dialogue. Les rédacteurs sont complimentés pour « donner une véritable communication » à la revue, et selon le lecteur Sergio Bilotta, l'Expreso Imaginario mérite « une mention spéciale » pour ses efforts à « amorcer un dialogue ». On peut voir que les lettres de certains lecteurs présentent le quotidien général de la jeunesse qui est fait de solitude et de peur. Ainsi, dans son courrier Carlos Martin Muslera se présente comme un adolescent qui a « des problèmes, chaud, froid, peur ». Cependant, comme dans beaucoup de lettres de cette période, cet adolescent de 15 ans insiste sur le réconfort et l'affection, que leur apporte cette publication : « J'ai lu tes contes et ça m'a fait me sentir bien ». En plus de permettre à ses lecteurs de s'évader de leur morne quotidien grâce au contenu de ses articles, de s'exprimer et de dialoguer, certains lecteurs semblent voir la revue comme un moyen de destruction de la peur ambiante qui nécrose la société argentine. Carlos déclare « Vous m'aidez à perdre mes craintes », et Daniel applaudit les rédacteurs pour « détruire la peur du monde » et pour « briser […] les mensonges aberrants ». Certains lecteurs considèrent même, conséquence apparente de leur isolement, la revue et ses rédacteurs comme des amis intimes à qui ils racontent leurs inquiétudes et les obstacles rencontrés dans leur vie. La proximité avec les lecteurs recherchée par les journalistes semble porter ses fruits et aller au delà de leurs attentes. La lectrice nommée Vira leur déclare : « Comme j'avais envie de parler avec un ami, je me suis dirigée vers vous. » et finit sa lettre par un amical « Chau les amis. ». Sergio Bilotta signe sa lettre également par « Un ami » et Jorge Villalobos leur avoue « Je vous aime parce que je me sens proche de vous. ». La rédaction de l'Expreso, dans le courrier des lecteurs, se transforme en un ami et on pourrait confondre, parfois, à la façon d'écrire de certains lecteurs, cette section avec un journal intime. Je peux néanmoins émettre l'hypothèse, ayant remarqué qu'ils répondaient rarement à ce type de courriers, que les rédacteurs de l'Expreso ne voulaient pas transformer cette section en « courrier du cœur » de magazines ordinaires . Généralement les rédacteurs dans leurs réponses se cantonnaient à donner des informations pratiques à certains lecteurs, à transmettre des annonces, à remercier les lecteurs ou à répondre à des critiques quand celles- ci étaient infondées. L'aspect exclusif et nouveau de l'Expreso est une remarque qui revient très souvent dans le courrier des lecteurs, beaucoup de ces lettres

84 mentionnant la revue comme « la seule » ou « une des seules » revues à faire preuve d'autant d'innovations et de qualité. Lors de notre entretien, Hugo Basile, ancien lecteur de l'Expreso a appuyé les propos des lettres de ces lecteurs :

« A part l'Expreso, il n'y avait pas de revues qui faisaient des articles avec des argumentations sérieuses et ça incluait l'argument de la résistance.183 » ( Hugo Basile )

Cet engouement se transformait parfois en besoin chez des lecteurs, on y aperçoit une nécessité presque vitale comme chez Eduardo Geritro qui révèle : « Chaque début de mois, je me mets à faire la tournée des kiosques en espérant y voir l'Expreso. » de même que Liliana Pellizzari qui dit : « nous avons besoin d'une revue comme celle que vous faites. ». Ce n'est qu'au numéro 6 que la rédaction prend enfin conscience de la portée et de l'importance du courrier pour ses lecteurs. Ils déclarent alors : « Nous n'avions pas, jusqu'à aujourd'hui, pris réellement conscience du courant affectif que l'Expreso éveille chez les lecteurs. ». Dans cette note de la rédaction, Pipo Lernoud invite des lecteurs à venir les voir au bureau de la rédaction :

« Gabriela, nous avons reçu ton poème et nous t'attendons à la rédaction. Alberto Viola nous a envoyé un très bon article qui peut être le début d'une série de collaborations. Merci de nouveau et félicitations à tous. »

Ces invitations étaient très fréquentes, et il est souvent arrivé que des lecteurs deviennent membres de la rédaction de l'Expreso. Un exemple est utilisé de manière récurrente, c'est celui de Sandra Russo qui après avoir envoyé une lettre poignante au courrier des lecteurs s'est intégrée au « staff » de la rédaction et qui est désormais une journaliste bien connue en Argentine. Durant notre entretien, Jorge Pistocchi a évoqué cette question :

« […] nous étions très ouverts à accueillir de nouvelles personnes, nous étions comme une sorte de club où on réfléchissait sur ce qui se passait dans notre pays, c'est aussi pour ça que c'était notre refuge. 184[...] Ce qui était intéressant dans ce projet créatif qu'était la revue c'est que c'était un journal participatif, tu pouvais venir à la rédaction sans connaître personne, proposer ton idée et intégrer les réunions ! Et c'est ce qui enrichissait beaucoup ce projet, il y avait des discussions en permanence …185 »

Hormis l'enrichissement que cette collaboration apportait, le but de l'intégration de jeunes lecteurs à la rédaction de l'Expreso résidait également dans leur désir de protéger ces lecteurs

183Annexes, p. 185 184Annexes, p. 238 185Annexes, p. 247

85 de la propagande de gouvernement. Jorge Pistocchi précise :

« A l'intérieur de cet espace, il y avait aussi des gens plus jeunes, nous avions le sentiment de devoir les protéger face au lavage de cerveau qu'opérait la dictature avec la jeunesse. 186»

Afin de les aider à échapper à l'endoctrinement de la dictature militaire, la revue tentait de pousser ces jeunes à créer, notamment en leur faisant de la publicité et en les mettant en contact avec d'autres personnes qui pourraient les soutenir et enrichir leurs créations :

« Luis Catriel, un bon poète qui vit dans la rue […] nous a envoyé des poésies avec l'envie de rencontrer d'autres personnes qui écrivent elles aussi. » ( note de la rédaction, courrier des lecteurs, n°8, mars 1977 )

Cette annonce est un échantillon de nombreux messages qui, tel que celui- là, ont été publiés durant ces années dans le courrier des lecteurs.

Le courrier des lecteurs nous fournit en outre des informations sur le lectorat de l'Expreso Imaginario. Contrairement à ce que pourraient évoquer les messages de détresse et de mal de vivre de certains jeunes, l'Expreso Imaginario n'était en aucun cas une revue créée strictement pour un public adolescent. La revue touche toutes les tranches d'âge même s'il s'agit majoritairement de personnes âgées de 15 à 35 ans comme Eduardo Geritro qui affirme dans sa lettre que « Beaucoup de gens de mon âge ( 25 ans ) lisent la revue. ». Néanmoins, certains courriers nous prouvent que les différences de générations et de valeurs qui lui sont associées n'empêchent pas certaines personnes dépassant les 35 ans de lire l'Expreso Imaginario :

« J'ai 58 ans et en général je ne prête pas attention à ce type d'expressions. » ( Roberto Ismael Anetta, n °6, janvier 1977 )

« Je suis une mère de 55 ans qui s'est mise à lire la revue grâce à mon fils de 20 ans. Grâce à elle, j'ai pu communiquer davantage avec lui, le dialogue grandit, et petit à petit, mes vieilles idées se rompent et ainsi se crée une entente plus grande. » ( Elsa Barros, n°16, novembre 1977 )

Jorge en janvier 1977, écrit à l'Expreso pour leur dire que sa grand- mère lui pique sa revue :

« Ma grand mère a 78 ans et vous savez ce qu'elle dit ? Que c'est une très bonne revue, elle la divertit beaucoup, et que des revues comme celles là valent la peine d'être lues. ».

186 Annexes, p. 244

86 En février 1977, la rédaction reçoit un courrier pour le moins surprenant, d'un lecteur nommé Ricardo Feierstein qui semble être gêné par cette image de revue d'adolescents véhiculée par la revue, sachant que lui- même ayant 34 ans la lit :

« C'est l'heure de la confession ; j'ai rejoint ce voyage seulement pour la publication de « Little Nemo ». [...] les dessins de Fontova m'ont transformé en un suiveur inconditionnel de la revue. [...] Mais je crois avoir la certitude que cette revue n'est pas faite pour les adolescents comme le sont ses lecteurs mais pour des gens de ma génération. Et ça serait bien que ce soit le cas. […] Peut être que ces réflexions sont celles d'un vieux réactionnaire de 34 ans, incapable de comprendre la jeunesse et de s'ouvrir à de nouvelles expériences ... »

La réponse de la rédaction est claire et confirme que l'hypothèse donnée par Jorge Pistocchi et Pipo Lernoud n'avaient pas défini leur lectorat par leur âge mais surtout par leur philosophie de vie et leur façon de voir le monde :

« L'Expreso Imaginario n'est pas fait exclusivement pour les adolescents ni pensé pour aucun secteur définit d'âges. [...] Beaucoup de personnes de ton âge viennent à des concerts et certains sont encore plus âgés. [...] Tu ne t'es pas trompé de revue, tu t'es trompé de démarche. »

Face aux publications et aux musiciens du rock national, le public est toujours resté très vigilant envers les écarts de ses membres. Le respect des valeurs de cette communauté est un trait caractéristique de ce mouvement et la notion de traîtrise était souvent appliquée à un musicien ou à un membre du rock qui se laisser aller à une attitude consummériste ou qui s'éloignait de son public. L'échange égalitaire entre les musiciens et le public semble être fondamental dans le rock et un musicien qui se détache de cette solidarité peut subir la colère de son public. Ainsi Charly Garcia, Luis Alebrto Spinetta et plusieurs autres musiciens ont souvent été critiqués, notamment dans ces pages, pour leur attitude de star. L'argent est souvent l'ennemi du mouvement du rock national, puisque lorsqu'un musicien cherche à vivre de sa musique, il peut être tenté de créer, en fonction de la demande des gens, dans le but de toucher le plus de monde possible, au lieu de s'adonner à la création pure. Les lecteurs, dans ces pages, essayaient donc de rester vigilants face à de potentiels égarements de la part de ses membres. Dans le courrier des lecteurs, les jeunes entre autres, et les journalistes, maintiennent une communication fluide, ce qui permet à ces derniers d'orienter les thèmes de leurs articles ainsi que la construction de la revue en fonction des demandes, suggestions et critiques que

87 leur font parvenir les lecteurs dans ces messages. Pablo Vila évoque également ces échanges : « Les critiques prennent parfois la forme de demandes (« nous n'acceptons pas la propagande ») ou de désaccords en ce qui concerne les changements de thématiques, dans une tentative toujours renouvelée de défendre la portée communicative des revues. »187.

« J'aime beaucoup la qualité des illustrations, des dessins, des articles. [...] Surtout ne baissez pas le niveau ni la qualité de la revue ! Il serait aussi génial de trouver dans l'Expreso des articles sur Freud par exemple ... » ( Daniel Hernando, n°5, décembre 1976 )

« La seule critique que j'ai à faire va au format de la revue. Il me paraît un peu grand. » (Alejandro Iglesias, n°5, décembre 1976 )

« Des fois c'est décidément superficiel ( comme par exemple l'article sur Lewis Caroll ) et le reste du temps c'est très profond ( comme celui sur Einstein ). Ce qui es bien aussi c'est la ligne 'Redécouvrir l'Amérique'. Le guide pratique est pratique mais il a des hauts et des bas. [...] Ce qui me tue ce sont les dessins de Fontova. » ( Norberto Laurente, n°5, décembre 1976 )

« [...] ça fait quelques années, nous le savons, que surgissent des concerts innombrables et toutes ces revues de consommation massive et abrutissantes s'attachent à ne montrer que la face superficielle ou matérialiste des artistes. [...] Nous devons lutter contre tout ce superflu contre ce qui ruine le rock. […] Cependant, je vous félicite. Continuez comme ça. PS : J'aimerais correspondre avec des lecteurs de l'Expreso. » ( Oscar Berstein, n°6, janvier 1977 )

« Même si le ton général de la revue est génial, j'aimerais que vous approfondissiez la thématique écologique. » ( Eduardo Geritro, n°7, février 1977 )

Un autre lecteur qualifie ouvertement, dans le numéro 7, le supplément Mordisco comme n'étant qu'« un récipient pour vendre l'autre partie de la revue. », c'est à dire l'Expreso. ( n°7, février 1977 )

Le lecteur Ricardo Solera félicite les rédacteurs pour cette revue mais déplore seulement un fait : « Il y a une chose qui me dérange. La publicité. Chaque numéro a de plus en plus de pages dédiées à des annonceurs, et cela déforme assez l'image de la revue. Faites attention à l'invasion commerciale qui termine toujours par dévorer les meilleurs intentions. A la prochaine. » ( n°15, octobre 1977 )

La rédaction lui répond alors : « … N'importe quelle personne qui connait un peu le milieu de la presse sait qu'il est difficile de sortir une publication indépendante sans compter sur l'appui d'un grand dispositif éditorial. Il convient de prendre en compte que 50 % des recettes de la vente de la revue va au distributeur et qu'avec les 50 % restant ( que nous ne recevons que le mois suivant la parution du numéro ) il est impossible de couvrir tous les frais tels que le papier, l'impression, le développement des photographies, etc. Si la publicité permet que

187Pablo Vila, 1989, op.cit, p.136

88 l'Expreso sorte dans les kiosques, nous ne pensons pas que cela puisse affecter nos bonnes intentions. Si tu as de meilleures solutions économiques, passes à la rédaction, nous serions enchantés de te recevoir. »

Le lecteur Ernesto, dans le courrier des lecteurs d'avril 1979, émet des suggestions pour le développement de la revue :

« Je refuse l'expansionnisme mordiscano ( de Mordisco ) sur l'E.I., je condamne cette invasion. […] Publiez la revue avec des lettres plus petites, ainsi nous pourrons lire encore plus de contenus si dans le prochain numéro vous offrez aux lecteurs une belle loupe ! »

Ces lettres permettent aux lecteurs, et accessoirement à nous également, d'en apprendre un peu plus sur le fonctionnement de la revue grâce aux réponses des journalistes. Cela nous permet de connaître l'importance de la publicité dans le financement de l'Expreso qui, on peut l'imaginer, disposait de fonds plutôt réduits. Cette hypothèse est appuyée dans mes entretiens par Pablo Perel, ancien journaliste de l'Expreso et Jorge Pistocchi, fondateur de la revue qui m'affirment que leurs salaires tenaient plus lieu de somme de participation plutôt que d'une vraie rémunération :

« En quelle année as- tu commencé à travailler à l'Expreso ?

Travailler c'est un bien grand mot, ce n'était pas un travail qui avait son salaire fixe et élevé.» ( Pablo Perel )

« Était-il possible de vivre grâce au salaire de l'Expreso ?

Non, je vivais d'une manière misérable ! [...] J'ai travaillé gratuitement les six premiers mois de la parution de l'Expreso Imaginario ce qui n'était pas évident parce que j'avais un enfant en route ce qui coûte de l'argent ! Et après ça, pour survivre j'ai tout de même dû faire facturer mon travail par un salaire, ce qui représentait je ne sais plus, quelque chose comme 2500 pesos, je ne me rappelle plus du chiffre mais c'était vraiment peu d'argent 188» ( Jorge Pistocchi )

On découvre dans ces lettres, la vision qu'ont les lecteurs de la revue, ce qui permet aux rédacteurs de savoir quelles thématiques ou sections poursuivre ou réduire. On remarque notamment dans ce panel de courriers, que plusieurs lecteurs avaient une préférence pour l'Expreso et désiraient diminuer la quantité de pages dédiées à Mordisco. En effet, lors de mes entretiens avec des anciens lecteurs de la revue, deux sur trois affirmaient qu'ils achetaient l'Expreso davantage pour lire ses pages dédiées à la vie alternative, aux cultures souterraines, à l'écologie que pour consulter ses articles sur le rock. Le fait que l'Expreso Imaginario ne

188Annexes, p. 249

89 s'attèle pas uniquement au traitement de l'information musicale était d'ailleurs ce qui définissait l'identité de la revue et faisait partie de son succès. Néanmoins, la revue appartenait au mouvement du rock, ses journalistes étaient tous affiliés à cette musique et à ses musiciens et c'était le rock qui unissait tous ces gens, c'est pourquoi continuer à développer Mordisco et l'information sur le rock national était primordial pour la cohérence et la poursuite de la revue. Outre les éloges, les débats, les suggestions et critiques, le courrier des lecteurs était un lieu dynamique où les lecteurs écrivaient sur leur vie, leurs questionnements, leurs inquiétudes, leur vision du monde, l'écologie, les concerts auxquels ils assistaient, leurs voyages, le tout, souvent, dans un style très poétique.

Justement, en juin 1977, le courrier d'une jeune fille de 18 ans va particulièrement faire du bruit et toucher beaucoup des lecteurs de la revue. Il s'agit d'une lettre envoyée par la fameuse Sandra Russo que nous avons brièvement évoqué précédemment qui après sa lettre a été embauchée dans la revue et qui aujourd'hui est devenu une journaliste célèbre en Argentine. Dans son courrier, elle expose sa vision de la vie, parle de ses problèmes et de sa relation à la revue. Après sa parution, la rédaction de l'Expreso est assaillie de courriers à l'encontre de Sandra Russo, souvent pour la féliciter de sa sincérité. Beaucoup de ces jeunes se reconnaissent en elle et l'admirent pour sa capacité à exprimer les sentiments qu'eux n'arrivent pas à formuler. Sa facilité d'écriture et son style littéraire vont séduire les rédacteurs de la revue qui lui proposent alors de passer les voir au bureau de l'Expreso.

« Bonjour 'Che', Je me permets de t'écrire en pensant que tu n'es pas une revue. Que je t'achète mais que tu ne te vends pas, que tu es une chose organisée et que je ne suis pas quelqu'un de si désordonné. On pourrait jouer à un jeu […] on va dire que vous allez me donner et que je vais recevoir, et que ça ne va pas être le Courrier des lecteurs mais un café partagée et la chaleur de deux yeux qui regardent deux autres yeux plus que quelques phrases échangées. Maintenant on joue à ce que tu sois d'accord avec ça. J'ai 18 ans, quasi 19. L'année dernière, je l'ai passée à étudier la sociologie, je suis partie parce qu'ils m'ont virée, parce que je suis trop tarée pour concevoir certaines choses. Je suis si tarée que des fois je ne comprends pas l'eau. Des fois, je ne comprends pas non plus le ciel ; je le regarde encore et encore et je ne le comprends pas. Je suis si tarée que je crois toujours en la liberté, en la non-étiquette, en la poésie et aux éclats de rire. A la faculté, ils m'ont dit que ma conception des choses était ingénue, infantile. [...] Et ils m'ont virée … C'est tellement la merde que tu peux à peine garder une once de foi dans l'authentique. C'est pour ça que j'ai peur, une terrible peur d'y croire et d'être déçue par l'avenir. Il y a beaucoup de choses qui accompagnent ma génération. Parallèlement aux vendeurs, aux accapareurs, aux geôliers du temps, aux gardiens du rire, surgissent des attitudes qui t'aident à avoir foi en d'autres espérances. […] Vient l'art, la musique. Et les gens se réunissent. Et quand on sait qu'il y a ne serait ce que deux personnes qui sont seules, on sait alors que les solitudes respectives ne sont pas absolues. C'est beau de rencontrer des gens comme vous qui chantent des choses comme J'aimerais Voir, J'aimerais Être, ou encore de passer au kiosque et rentrer chaque début de mois avec l'Expreso à la main. [ … ] Voilà pourquoi j'ai fait comme

90 si je ne t'avais pas achetée et que tu ne te vendais pas. Notre seule manière de communiquer est celle ci. Bien, nous l'acceptons. Mais pour quelques heures nous pouvons jouer à être des amis. Je préfère plutôt ça. Et s'il vous plaît, continuer à « donner » et non à « vendre ». »

La lettre de Sandra Russo fait écho notamment à des critiques énoncées contre la revue dans le courrier des lecteurs, les accusant d'utiliser des photographies de stars du rock national en couverture, comme Luis Alberto Spinetta, dans le but de vendre plus facilement la revue et ainsi de s'adonner au stratégies mercantiles utilisées par la majorité des publications. Dans ce courrier, Sandra Russo parle également des lectures qui ont changé sa vie et les conseille aux autres lecteurs. Le facteur de l'argent qui se pose en travers d'une relation sincère entre le public et les journalistes comme c'est le cas avec les musiciens de rock, est évoqué par Sandra Russo quand elle affirme qu'elle « n'achète pas » la revue et qu'elle non plus ne « se vend pas ». Comme tous les lecteurs, elle est à la recherche d'une amitié désintéressée : « Mais pour quelques heures nous pouvons jouer à être des amis. ». Jorge Pistocchi se rappelle cet évènement qui a secoué toute la rédaction :

« Un jour, on a reçu une lettre d'une jeune fille, qui maintenant est une journaliste très connue, qui s'appelle Sandra Russo. Sa lettre, qu'on a fait paraitre au courrier des lecteurs, a eu beaucoup de répercussions, elle y parlait notamment de féminisme. Cette adolescente semblait avoir beaucoup de force dans son discours et on a reçu énormément de réponses à sa carte. Au final, elle a incorporé notre staff de rédacteurs. 189»

Les auteurs de l'ouvrage Estacion Imposible ont fait un panel de ces réponses190 :

« Vraiment Sandra, je dois te dire merci flaca! »

« J'aimerais féliciter Sandra Russo pour sa lettre. [...] Je ne peux mettre de mots sur l'émotion que j'ai ressentie en la lisant. »

Maria Elisa, dans le numéro 15 d'octobre 1977 écrit également :

«[ ... ] quand j'ai lu la lettre de Sandra dans le N°11, [ … ] je me suis identifiée à elle à 80%. »

Et deux mois après la parution de la lettre de Sandra Russo, la rédaction continue toujours de recevoir des réactions à son courrier :

189Annexes, p. 238 190Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 96

91 « Je croyais réellement que la vie telle quelle n'existait plus dans la tête de personne. Que la pureté et l'innocence étaient parties en fumée. »

« J'écris, je dessine, je chante, je pense, je vis. Je meurs lentement. Je t'aime Sandra. »

En septembre 1977, la rédaction reçoit deux courriers postés à quelques jours d'intervalles en réponse à Sandra Russo qui attirent l'attention des journalistes. Il s'agit d'une dénommée Laura Ponte qui affiche un discours ultra-féministe. Elle aborde un discours confus et très agressif envers les hommes et y dénonce l'attitude machiste de ces derniers envers les femmes :

« J'en ai marre de tout ça. […] je ne suis pas en train de parler aux rédacteurs, ni à Kleinman, ni à Rosso, ni à Pipo mais aux HOMMES qui sont là. […] Mon corps me met en valeur mais il y a toujours un idiot qui, avec un vers à la Baudelaire ou un baratin philosophique, va tenter de me conquérir pour avoir ce qu'il désire, vous comprenez ? »

La rédaction lui répond :

« N de la R : Pouvons nous mettre N de la R191 ou non ? Parce que les réponses à vos lettres ne sont pas plus que nos opinions, et aucunement des paroles sacrées. Chacun doit penser par lui même sinon il ne se passerait rien. […] Nous allons vraiment aller mieux un petit peu plus tous les jours si les femmes ne jouent plus à ce petit jeu192, et nous allons pouvoir nous rapprocher en tant que personnes. Je meurs d'envie de te rencontrer. Pipo. »

La lettre de cette fameuse Laura n'aura pas autant d'écho que celle de Sandra Russo et les réponses à son courrier ne seront pas toutes aussi enthousiastes, à l'image de la lectrice Maria Elisa qui, dans le numéro 15, lui reproche d'être jalouse du succès rencontré par Sandra Russo, de ne pas avoir les idées claires et d'avoir une vision trop étroite de la vie. Même si cette lectrice lui conseille de moins se vanter, cet échange se termine amicalement :

« […] je n'ai pas écrit cette lettre pour te critiquer ( même si je le fais ) mais pour t'inciter à voir les choses de manière plus positive et à te remettre en question. […] PS : Laura : Si tu veux m'écrire j'en serais heureuse. »

La rédaction va en effet rencontrer Laura Ponte mais pas de la manière dont ils s'y attendaient. Jorge Pistocchi m'a raconté cet épisode du courrier des lecteurs qui est une anecdote mentionnée par tous les anciens lecteurs et anciens journalistes de l'Expreso que j'ai

191Abréviation pour Note de la Rédaction 192Il parle du jeu des hommes et de la société qui cantonnent la femme à un rôle et à une attitude précise ( de genre )

92 rencontrés :

« Après est apparu ce personnage, qui était encore un adolescent. Nous l'avons connu par des lettres reçues sous le nom de Laura Ponte. En fait, il a écrit ces lettres pour faire une parodie du féminisme suite à l'engouement qu'avait provoqué la lettre de Sandra Russo. Dans sa lettre, Laura Ponte accusait la rédaction et la société de machisme, c'était un peu un jeu, une blague qui nous a beaucoup amusé. Et un jour, un ami nous dit : « Mais vous savez qui est Laura Ponte ? C'est en fait un jeune garçon qui s'appelle Roberto Pettinato que j'ai rencontré dans un parc pour échanger des disques. ». C'était le parc Rivadavia où se retrouvaient plein de jeunes à l'époque pour vendre, acheter ou échanger des disques. […] Pettinato était une personne tourmentée, au même titre que Sandra Russo. 193»

En effet, le journaliste de l'Expreso Claudio Kleinman a été le premier à rencontrer cette fameuse Laura Ponte qui n'était autre que Roberto Pettinato, qui intègrera par la suite la rédaction et deviendra directeur de la revue en février 1981.

Ce genre d'échanges entre lecteurs arrivaient assez fréquemment, et même s'ils n'étaient pas tous amicaux et ressemblaient parfois à des querelles d'adolescents, ils permettaient au public de l'Expreso de débattre, de dialoguer entre eux, d'échanger des points de vue, de faire preuve de solidarité et de compréhension et de s'identifier les uns les autres au sein d'un groupe.

Néanmoins, cette solidarité créée par le mouvement du rock national va peu à peu se désintégrer dès 1978 lorsque la scène rock va subir plus fortement la censure et les pressions du gouvernement militaire. En 1978, le gouvernement a atteint en grande partie ses objectifs en détruisant toute subversion au sein du pays. Les militaires peuvent alors s'atteler à un problème qu'ils avaient considéré jusque là comme secondaire dans leurs priorités : le rock. La dictature est proche d'atteindre son idéal de société et c'est une période où le régime militaire a bénéficié de la plus importante approbation de la population argentine durant son existence. « Dans une période marquée par la perte ( au sein du public ) des contenus historiques du mouvement, la revue fonctionne comme le gardien de ceux ci, à partir de ses articles, de ses commentaires et fondamentalement, par sa fonction d'échanges et de communication ( c'est à dire savoir qu'il y a « quelqu'un d'autre » ) qu'opère le courrier des lecteurs de l'Expreso. »194précise Pablo Vila. En effet, dans ce moment difficile pour le mouvement du rock, deux entités persistent, il s'agit de l'Expreso et du « petit groupe d'amis ».

193Annexes, p. 238 194Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 93

93 Le courrier des lecteurs reçoit beaucoup de lettres durant cette période afin de les remercier de continuer à résister, à se battre et à unir les gens contrairement au musiciens :

« Maintenant, je voudrais seulement dire qu'il est beau de savoir qu'au moins une revue comme l'Expreso existe, qui permet aux gens de savoir qu'ils ne sont pas seuls, qui apporte un peu de chaleur et d'amour, qui aide à espérer [ … ] ». La lectrice appelle son correspondant, autrement dit la revue, « hermanito »195 en signe de proximité et d'affection. ( Rama Ran, n°18, janvier 78 )

« Il faut les stimuler196, les encourager à continuer. NE PAS LES LAISSER SE DECOURAGER. Donc, MERCI. Et rappelez vous ( et ne l'oubliez jamais ) que si vous faites une gaffe, nous sommes beaucoup qui, tous les premiers du mois, sommes au coin de la rue à sept heures du soir, inquiets, nous préparant pour sauter comme des bêtes sur les kiosques, et à repartir avec ces papiers chauds dans les main et que c'est cette tranche de vie qui nous encourage à aller de l'avant. ET CHAQUE JOUR NOUS SOMMES PLUS NOMBREUX. » ( n°21, avril 1978 )

« Sérieusement, votre revue réunit les attentes mensuelles de beaucoup de gens qui aspirent à changer l'ordre établi des choses, même s' ils ne le savent pas. C'est une des seules revues cohérentes d'un bon niveau. » ( Ernesto, n°33, avril 1979 )

Le courrier des lecteurs a été le forum de ces changements structurels du rock et laissait paraître des indices de cette dissolution progressive du collectif. A une période où le régime militaire était de plus en plus omniprésent, les débats qui se déroulaient au sein du courrier des lecteurs portaient majoritairement sur la mort potentielle du rock. En effet, le nombre de concerts, dès le début de 1978, se réduit considérablement jusqu'à constituer un panorama musical quasi désertique. L'époque dorée des concerts à Luna Park se termine du fait des pressions exercées sur les propriétaires de salles de spectacles par les autorités militaires et le voisinage. Les actions répressives à l'entrée et à la sortie des concerts poussent les spectateurs à redoubler de prudence et le public s'amenuise. Les musiciens sont également les victimes de violences policières et de moins en moins d'entre eux prennent le risque de jouer en public. Fernando Gabriel Dunan, ancien lecteur de la revue, avait évoqué durant notre entretien le rapport entre les jeunes et la police et les arrestations violentes :

« Ils nous détestaient, quand il y avait des concert à Luna Park, à la sortie les gens couraient pour rentrer chez eux parce que la police ramenait presque constamment deux ou trois autobus pour pouvoir transporter les jeunes qu'ils arrêtaient à la sortie du concert, c'est à dire des centaines. Une fois, on faisait la queue pour acheter des places de concert mais il n'y avait plus de place. On devait donc partir en courant pour ne pas se faire arrêter par la police. Évidemment les policiers se sont mis à nous courir après pour nous tabasser. J'ai vu des types se faire frapper violemment par des policiers, donc on faisait vraiment attention à ne pas se faire attraper. 197» ( Fernando Gabriel Dunan ) 195Signifie « frère » ou « petit frère » 196Horacio évoque les autres lecteurs et toute la jeunesse en général. 197Annexes, p. 218

94 De surcroît, l'interdiction de diffuser des titres de rock national à la radio et à la télévision finit d'achever cette scène musicale et les musiciens n'ayant plus de lieux où jouer, s'exilent pour continuer à pouvoir travailler. En 1978, la grande majorité des groupes de rock s'était séparée à l'image de La Maquina de Hacer Pajaros, Invisible, Crusis, Pastoral, etc. Beaucoup de musiciens se sont exilés aux États Unis, au Mexique ou en Europe. Los Jaivas, Leon Gieco, Litto Nebbia, Miguel Abuelo, Miguel Cantilo et bien d'autres quittent le pays. Luis Alberto Spinetta s'exilera lui en 1979 à Paris. Toutes ces circonstances poussent le mouvement du rock à se replier sur lui même.

Dès lors, cette industrie tombe dans les mains de producteurs privés ce qui pose un problème de crédibilité des artistes envers le public et conduit à une indignation générale qu'on remarque dans le courrier des lecteurs. Pour eux, ces musiciens ont cédé au capitalisme et au pouvoir de l'argent, ce sont en quelque sorte des « vendus ». Dans le numéro d'avril 1979, un lecteur s'indigne de la participation de Charly Garcia, Léon Gieco, et Raul Porchetto à un concert. Ils y ont joué en compagnie de musiciens et artistes de variétés et ont délaissé selon eux les valeurs du rock.

Dans un éditorial de Mordisco, les journalistes de l'Expreso confirment cet état des lieux :

« Celle qui vient de passer ( 1978 ) fut une année difficile parce que chaque fois, il y avait de moins en moins de gens aux concerts, ces derniers se sont clairement réduits, et les musiciens connus étaient absents la grande majorité du temps. [...] Une partie du public des concerts à Luna Park, qui s'étaient rapprochés du rock pour suivre une mode, s'en sont allés vers des fièvres du samedi soir. »

L'arrivée de la culture disco a en effet aggravé ce phénomène. Cette musique devenue populaire chez les jeunes du monde entier est une musique basée davantage sur la danse et les discothèques que sur l'amour diffusé dans les concerts. On remarque l'aversion des membres du rock pour cette musique « bolicheta198 » créée pour vendre et qui est en totale opposition avec leurs idéaux. Les journalistes de l'Expreso expriment cette hostilité dans le numéro 26 dont la couverture représente une tomate écrasée sur une photo de John Travolta199. Un article cuisant joint cette couverture ayant pour titre : « Les robots fiévreux du samedi soir ». Pipo Lernoud confie aux auteurs de Estacion Imposible : « … Ici il n'y avait pas ces gens des

198Il s'agit d'un adjectif pour parler de musique de discothèque. 199Couverture à consulter dans les annexes

95 discothèques qu'on voyait dans le film. Ici tu pouvais y rester jusqu'à minuit et après tu rentrais à la maison. Tout était bien ordonné. »200. L'Expreso durant ces premières années va exprimer largement son opposition à l'exportation de la culture des États Unis.

L'esprit collectif du « Nous », construit en grande partie par les rassemblements des concerts, créant un sentiment d'union et de corps, se trouve donc ébranlé par cette nouvelle configuration du rock. Le mouvement est dans un état de survie et le mondial de football qui entraîne une ferveur nationale chez les argentins et de surcroît une consolidation du pouvoir établi, initie une montée de la violence chez les jeunes.

« Je pense que oui, il y avait une sensation de solitude chez les jeunes de cette époque, qui pouvait se traduire de plusieurs manières. Parfois à travers de la violence. Ça se passait dans les concerts, même si à cette époque c'était très contrôlé, comme à Luna Park, qui se terminaient quelquefois par des actes de violence. Mais ces concerts étaient comme une micro société. Certains jeunes devaient relâcher la pression, et, par exemple lors du mondial de 1978 de football, certains relâchaient cette pression dans le foot parce qu'il n' y avait pas de lieu où libérer toute cette violence.201 » ( Ruben Silva )

L'Expreso a malgré tout « continué sa conversation » comme le dit Jorge Pistocchi dans l'article de Pablo Vila. En effet, les directeurs de l'Expreso choisissent de ne pas évoquer une seule fois l'évènement sportif qui fait la une de tous les journaux. Par ce geste, ils affirment leur opposition au régime militaire. Ils ne veulent pas faire la publicité d'une manifestation qui est utilisée pour faire oublier aux argentins ce qui se passe dans leur pays. Choisir de ne pas parler d'un événement est aussi une prise de position. La revue publiera néanmoins deux articles de plusieurs pages sur le football mais cela plusieurs mois après la coupe du monde. Le premier se trouve dans le numéro de mars 1979, et le deuxième en aout 1979.

Cette destruction du rock par les militaires n'a néanmoins pas ébranlé l'aptitude de communication de l'Expreso même si elle a créé une sévère crise d'identité chez le public du rock qui se décèle chez les courriers des lecteurs :

« Vous rappelez vous d-il y a quatre ans, quand on parlait toujours de changement, de nouvelles orientations, d'éliminer le conditionnement, et quand on utilisait la musique comme point d'union ? Vous vous rappelez des chansons « Una casa con 10 pinos », de « A estos hombres tristes », de « Ayer nomas » ? Des envies de créer et de voir, de sortir des groupes, d'ouvrir les portes et de ne pas s'enfermer ?

200Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 101 201Annexes, p. 196

96 Et bien, aujourd'hui les musiciens ne savent que parler de la Fender à dix touches, […] et plus personne ne profite des ondes de la musique, la musique est vide parce que les musiciens sont vides, ils veulent tous être la star, et ils ne valent pas un sous. Avant, les musiciens représentaient plus que la musique qu'ils jouaient […] » ( Hector Riffel, n°18, janvier 1978 )

« Que se passe t-il avec notre musique ? Est elle restée paralysée dans l'enthousiasme de 1976 ? Est ce que ça fait si mal de créer ? Penser à ces choses là me remplit de déception, de rage. […] Ne me dites pas : 'aujourd'hui ce n'est plus pareil'. Je ne te parle pas d'années mais d-il y a seulement quelques mois, quand il y avait des musiciens, des groupes, des performances, des tournées, et un éventail bien clair pour tous. […] A la fin de 1976, tout allait sur des rails. Nous aurions mis nos mains au feu pour notre rock. […] mais aujourd'hui l'état d'esprit, qui il y a peu de temps nous enveloppait, va vers d'autres sphères et ne peut plus se sentir. [ … ] Chau Pipo, je te dis ça parce que je crois en ce mouvement, et si à une époque nous étions tant de personnes à nous ravir, nous devons être plus ou moins les mêmes pour aider à sortir le rock de ce 'doux chaos'. » ( Silvia Munoz, n°19, février 1978 )

Beaucoup de réactions face à cette crise du rock se perçoivent dans le courrier des lecteurs. Certains se sont résignés et pensent assister à la fin de ce mouvement, d'autres croient que ce n'est qu'une phase ou encore que c'est un passage forcé afin de donner naissance à quelque chose de nouveau. Les réactions pleuvent et les débats font rage entre les lecteurs. Il arrive même que des lecteurs ne passent plus par l'intermédiaire de la revue et échangent leurs différents points de vue par courriers personnels. Mais même si l'Expreso n'est pas touché directement, c'est la tribu à laquelle ils appartiennent qui est concernée et les journalistes ont souvent du mal à émettre un avis définitif sur la question de la désagrégation de la scène rock. Des lecteurs les accusent de perdre la foi dans le rock :

« Flacos, vous qui lisez cette lettre, des fois vous ne croyez pas en le rock, des fois si, ou des fois vous croyez au moins à sa situation de crise. Pour nous qui vous lisons, c'est ça. » ( Quelo Romero, n°33, avril 1979 )

La décomposition du collectif suite à l'amenuisement des concerts de rock produit une accentuation de la nécessitée de dialogue chez les lecteurs de l'Expreso. On le remarque notamment avec la permanence de courriers de lecteurs exprimant leur isolement et leur besoin de communication. Les lettres envoyées par les lecteurs durant cette période d'hégémonie du pouvoir, sont qualifiées par les auteurs de Estacion Imposible de « catharsis ». Cette omniprésence de ces lettres de désespoir cause quelques agacements chez d'autres lecteurs. Les auteurs de Estacion Imposible recueillent certaines de ces plaintes dans leur ouvrage, notamment celle d'un lecteur qui en décembre 1978 se désole de ces lamentations qui ne laissent plus de place à l'espérance, raison pour laquelle les lecteurs consultent l'Expreso :

97 « On voit toujours les même choses dans ces pages. Y a t-il une seule note positive ? Non. »

En juin 1978, le lecteur Jorge Gumier écrit lui aussi qu'il est fatigué de ces complaintes, il en a assez de ces messages « sentimentaux » qui inondent le courrier des lecteurs et est las de ces « papiers de victimes ». Pour lui, les lecteurs devraient envoyer des messages de solidarité et non de désespoir.

L'Expreso grâce à son courrier des lecteurs a réussi à créer un générateur alternatif de communication. Le dialogue entre les membres du rock, en période de dictature, a été malmené par le manque de lieux de rencontre et, dès 1978, par la baisse des concerts de rock. La création du « Nous » se construit en partie au sein de la revue et quand cette union est ébranlée, les lecteurs réussissent toujours à communiquer grâce à l'Expreso. Malgré le sentiment de solitude croissant qui se propage dans le courrier des lecteurs, il laisse toujours la place aux messages de solidarité et de compréhension à l'image de celui de Sandra Goudard :

« […] nous devons essayer de communiquer entre nous, de nous aider mutuellement même sans se connaître, de ne pas être indifférent envers les gens qui nous entourent, d'apporter un peu d'amitié dans la rue. » ( n°18, janvier 1978 )

Le courrier des lecteurs et la revue en elle même est un refuge pour les jeunes et leur permet ainsi de dialoguer, d'apprendre à connaître leurs semblables, de s'identifier à un groupe et à ses valeurs, de créer, d'exprimer leurs opinions, à défaut de le faire de vive voix. Cette revue se détache des autres par sa faculté à écouter son public et à développer avec eux un lien d'égalité qui parfois peut être considéré comme de l'amitié. L'Expreso réussit ainsi à rompre le monopole du discours détenu par le gouvernement qui cherche, sans succès total, à désintégrer ce mouvement qui résiste au régime en jouant un rôle d'acteur collectif pour toute une partie de la jeunesse. Le courrier des lecteurs est aussi un outil important pour sonder les sentiments, les espoirs et déceptions de cette génération de jeunes des années 70.

98 3 ) La création d'un espace de rencontre : « El Rincon de los Fenicios »

Un autre organe de la revue constitue un important moyen de communication ainsi qu'un créateur de lien social entre les jeunes, il s'agit de « El Rincon de los Fenicios ». Cette section, qu'on peut traduire comme « Le Coin des Phéniciens », apparaît dès septembre 1977 dans le numéro 14 de l'Expreso et se situe à la dernière page du corps central de la revue, juste avant Mordisco. Ce nom fait certainement référence à l'importance du commerce chez le peuple phénicien et à leur maitrise de la navigation qui pourrait représenter pour les rédacteurs de la revue un symbole d échanges et de voyages. La section se constitue de petites annonces de lecteurs qui sont publiées sur cette page chaque mois. Lors de la première apparition de cette section dans le numéro 14, les annonces sont précédées de cet en-tête :

« Les annonces de cette section sont gratuites. Vous pouvez nous les faire parvenir par courrier ou nous les apporter personnellement à la rédaction. »

Chacun peut y faire paraître son annonce afin d'acheter et vendre des instruments, des disques, ou du matériel, de trouver des musiciens, de donner ou de prendre des cours de musique et d'instruments, etc. On y trouve aussi des publicités diverses, le plus souvent appartenant au domaine de la spiritualité et des médecines ou sciences parallèles. Plus qu'un simple espace de petites annonces habituelles, « El Rincon de los Fenicios » est aussi un espace où des jeunes font publier des messages personnels et surtout grâce auxquels ils peuvent se faire des amis. Au début de sa création, les annonces sont disposées sans classification ou ordre précis mais au fur et à mesure, la section est rangée en plusieurs catégories pour plus de facilité : « En communiquant », « Matériel sonore », « Les maniaques du vinyle », « Que puis-je t'enseigner ? », « Pur groupe » et « De tout ». Cette section sera présente dans la revue jusqu'à la fin de son histoire.202 Elle constitue le lien lecteurs-lecteurs représenté par le triangle de communication de Pablo Vila. La section permettait de dialoguer, de se découvrir et de se rencontrer. On y trouve des personnes désireuses de rencontrer d'autres musiciens pour former des groupes ou pour trouver des lieux de répétition :

« Batteur cherche des gens ayant de l'expérience et équipés, avec une envie de faire de la bonne musique. Sergio. » ( n°15, octobre 1977 )

202Ne disposant pas de la totalité du contenu des différents numéros, je me base sur sa présence dans les sommaires.

99 « Groupe d'avant garde aurait besoin d'un lieu où jouer. Appeler Charly. » ( n°15, octobre 1977 )

« Nous voudrions créer un club de rock avec un bureau et tout pour nous réunir, écouter de la musique, faire des essais, partager des informations, idées, etc. Écrivez au ... » ( n°20, mars 1978 )

D'autres cherchent des partenaires de concert :

« Ceux et celles qui aiment la musique acoustique et Litto Nebbia, pour aller à des concerts. Écrivez moi, j'ai 17 ans. Maximo. » ( n°15, octobre 1977 )

« Je cherche des gars et des filles pour aller à des concerts. Jorge. » ( n°20, mars 1978 )

On retrouve également bon nombre d'annonces de jeunes gens qui cherchent à développer des amitiés avec des personnes ayant les même intérêts :

« Je cherche des garçons et des filles de n'importe quel âge qui s'intéressent à la musique, aux livres, à la poésie ou simplement à la vie, pour établir des amitiés. Claudio. » ( n°14, septembre 1977 )

« Flaco203 : si tu veux passer des moments agréables et avoir une amie de 16 ans qui aime le rock, écris moi. Silvia. » ( n°18, janvier 1978 )

« Je suis très fan de Nito y sus Desconcidos et de Léon. Si vous aussi vous l'êtes, écrivez moi ou appelez moi, nous pourrions devenir amis. Mariana. » ( n°20, mars 1978 )

« J'aimerais correspondre avec des personnes qui aiment Rick Wakeman et Yes. Ricardo. » ( n°20, mars 1978 )

Certains lecteurs utilisent cette section pour trouver des compagnons prêt à voyager dans le sud du pays ou à former des communautés :

« Nous cherchons des gens fous sans perturbations mentales pour former une communauté. » ( n°16, novembre 1977 )

« Je cherche une femme pour pouvoir voyager à deux vers le sud. Amener des outils pour travailler la 203Flaco, terme beaucoup utilisé en Argentine ( Spinetta était surnommé El Flaco ), est une appellation amicale qui signifie littéralement un garçon fin, maigre mais qui est utilisé pour parler de tous les jeunes garçons en général.

100 terre, et désirer partager et vivre. Je pars le 16-17 septembre. J'accepte tout type de proposition. » ( n°26, septembre 1978 )

« Je cherche des gens pour m'accompagner à Bariloche et au Bolson. Novembre et décembre. » ( n°27, octobre 1978 )

Mais les annonces les plus nombreuses sont des lettres de jeunes qui souhaitent établir des amitiés, rencontrer des gens ou tout simplement correspondre avec d'autres jeunes de leur âge :

« Écrivez moi. Elizabeth. » ( n°15, octobre 1977 )

« J'aimerais rentrer en contact avec des jeunes à l'esprit ouvert, qui disposent d'une joie de vivre. Juan. » ( n°16, novembre 1977 )

« Si tu as la nécessité d'aimer et qu'on t'aime, si tu te sens seul et que tu as besoin d'un ami, écris moi. Luis Alberto. » ( n°18, janvier 1978 )

« Je pars vivre à Mendoza et j'aimerais correspondre avec des mendocinos pour pouvoir connaître des gens et cette ville. Eduardo. » ( n°20, mars 1978 )

« Les filles, nous avons beaucoup d'amour à partager. Écrivez nous. Antonio et Chaly. » ( n°20, mars 1978 )

« Si tu es seul(e) et que tu as besoin d'amis, que tu veux donner et recevoir de l'amitié, écris-nous, un groupe d'amis sincères et simples t'attendent pour partager beaucoup d'amitié, d'amour et de rock. Susana, Noemi, Tommy, Marcelo, Fray. » ( n°20, mars 1978 )

« Nous aimerions rencontrer des filles qui comme nous ont beaucoup d'inquiétudes dans la vie. Est ce qu'elles existent ? Écrivez nous. Carlos et Daniel. » ( n°20, mars 1978 )

« J'ai vraiment besoin de vous. Écrivez moi. Dora. » ( n°20, mars 1978 )

« Tous ceux qui essaient d'être « une être humain complet », écrivez moi s'il vous plait. José. » ( n°20, mars 1978 )

« J'ai la musique, des amis, mais je sens qu'une partie de moi est vide et que seuls vous pouvez combler. Écrivez moi. Carlos. » ( n°20, mars 1978 )

« Il fait froid dans cet abysse de solitude et d'enfermement. Tes messages sont les bienvenus. Si tu as besoin de dévoiler l'univers qui habite en toi, prends contact avec moi. Veronica. » ( n°21, avril 1978 )

101 « Être humain ( 18 ans ) désire prendre contact avec des jeunes imaginatifs et résidents à Baires204 ( ou non ). Ricardo. » ( n°23, juin 1978 )

« Ce que le monde à besoin c'est d'amour. J'attends tous les êtres terrestres ou extraterrestres qui ressentent la même chose. Écrivez moi, je vous attends. Ariel. » ( n°26, septembre 1978 )

« Nous vous attendons pour vous joindre à nous à l'air libre, pour chanter et se faire des amis. Nous aimerions offrir de la joie à ceux qui sont tristes. Rendez vous Place d'Italie, les dimanches à 17h. Venez. » ( n°27, octobre 1978 )

« Je suis affreusement seul. J'aimerais rencontrer une fille de mon âge réel ou de mon âge mental ( 10 ans ). C'est un appel sincère. Gerardo. » ( n°28, novembre 1978 )

« Flacos / as : J'ai besoin de votre soutien pour continuer. J'ai 25 ans. Eduardo. » ( n°32, mars 1979 )

« J'ai besoin d'une fille rockeuse qui m'accompagnerait dans ma solitude. Osvaldo. » ( n°32, mars 1979 )

Les rédactions des revues souterraines, ou underground, utilisent ce moyen de communication pour être en contact avec ses lecteurs, pour faire de la publicité, ou pour trouver de nouveaux rédacteurs :

« Prochainement, « Vie », revue quasiment périodique, de Alicia et Luis, écrivez nous, envoyez nous vos articles ou idées. » ( n°20, mars 1978 )

« La revue « Cenit » ( art underground ), reçoit tout type de collaboration et de souscription, écrivez à Roberto » ( n°20, mars 1978 )

« » Equilibro de los Silencios » sort son n°2. Pour le recevoir écrivez nous au ... » ( n°20, mars 1978 )

Les lecteurs passent également des messages personnels à l'aide de ce média :

« KIKI : j'aimerais que tu nous donnes une nouvelle chance. Écris moi. Carlos. » ( n°14, septembre 1977 )

« Je t'ai rencontré au lever du soleil le samedi 23/07 à Flores et tu m'as dit que tu lisais l'Expreso. Je crois que tu t'appelles Alejandro ou José Luis. Tu étudies la musique et tu vas vendre des disques au parc Centenario. Appelle moi. Mariel. » ( n°14, septembre 1977 )

204 Diminutif pour Buenos Aires

102 « Charly, Léon, Luis, Alberto, Nito, Raul, Litto, Plus, MIA, A.I., Pastoral, Soluna, et tous les autres : venez à Cordoba, ne nous laissez pas sans concerts ! Rockeurs Unis de Cordoba. » ( n°15, octobre 1977 )

Ces annonces sont le moyen pour certains jeunes de contacter ou d'être mis en relation avec des personnes désirant monter des projets collectifs, qu'ils soient culturels ou autres :

« Rencontres d'êtres humains qui aiment la vie pour former un centre d'investigation écologique. Alberto. » ( n°14, septembre 1977 )

« J'aimerais communiquer avec des gens travaillant dans le dessin publicitaire. Mario. » ( n°20, mars 1978 )

« Super 8 : groupe d'étude sur le cinéma expérimental. Claudio.» ( n°20, mars 1978 )

« Si tu es intéressé pour réaliser une expérience théâtrale avec des marionnettes pour adultes avec un fort critère poétique et musical, appelles nous. » ( n°20, mars 1978 )

« J'ai besoin d'acteurs de 18 à 24 ans pour filmer un court métrage en Super 8. Il n'est pas nécessaire d'avoir de l'expérience. Appeler le … et demander Ruben. » ( n°20, mars 1978 )

Des publicités sont également présentes même si elles sont en nombre très réduits :

« Téléportation, voyance, télépathie et autres phénomènes à portée de main. Inscrivez vous avant qu'il n'y ait plus de place. Institut Ramanaré. » ( n°15, octobre 1977 )

« Si vous avez un problème émotionnel ou que vous voulez connaître votre personnalité par l'analyse graphologique, appelez au ... » ( n°15, octobre 1977 )

Nous pouvons remarquer dans ces annonces qu'il y a autant de messages de femmes que d'hommes, même si le mouvement du rock était plus investi par ces derniers comme nous pouvons le voir dans les groupes de rock national ou par exemple dans la composition de la rédaction de l'Expreso. Ces annonces nous prouvent que même si ce mouvement était plus investi par des hommes, les femmes ne subissaient pas moins qu'eux la solitude, le manque de communication et de dialogue. On note aussi que ces annonces ne proviennent pas

103 uniquement de portenos205 ou de personnes vivant dans le grand Buenos Aires, on découvre alors que la revue était aussi lue dans toutes les grandes villes du pays et y était autant influente. On retrouve donc dans cette section des messages venant des provinces et des villes de Cordoba, Mendoza, Rosario, Entre Rios ceci prouve que les jeunes de l'intérieur du pays subissaient le même enfermement et manque de communication. On comprend alors qu'aucune province du pays n'était épargnée par le contrôle de la dictature. Un autre fait saute aux yeux avec l'annonce de Eduardo dans le numéro 32 de mars 1979 qui dit : « J'ai besoin de votre soutien pour continuer. ». Ce jeune homme de 25 ans nous prouve que cette détresse exprimée par ces jeunes n'est pas seulement un signe chronique de l'adolescence comme on pourrait le penser à première vue. Cette solitude touche toutes les parties de la jeunesse et même les plus âgés qui subissent également ce manque de lien social. Cette annonce appuie également le fait que ce mouvement du rock, représenté par l'Expreso, n'est pas une communauté uniquement adolescente mais qu'elle concerne une plus large catégorie de personnes. En effet, ce qui saute aux yeux quand nous lisons ces annonces, c'est le nombre impressionnant de jeunes gens désireux de rencontrer d'autres personnes de leur âge et de se faire des amis. Certains messages possèdent un contenu plutôt léger, il s'agit souvent de jeunes hommes qui veulent rencontrer des filles comme nous l'ont dit dans le point précédent les anciens lecteurs de la revue. Néanmoins, d'autres messages dévoilent une vrai détresse chez ces jeunes. Beaucoup d'entre eux expriment leurs sentiments ouvertement, de même que certaines lettres du courrier des lecteurs. Ils dévoilent leur intimité comme Carlos qui, malgré sa passion pour la musique et ses amitiés, sent qu'une « partie de lui est vide »206. D'autres comme Dora disent seulement « J'ai vraiment besoin de vous. »207 ou Veronica qui décrit sa situation comme une « abysse de solitude et d'enfermement »208. Ces messages, emplis de solitude et de mal de vivre, dévoilent un vrai besoin vital de communication chez ces personnes. Il faut aussi préciser que ces messages ont tous été écrits de 1977 à 1979, période qui a été l'apogée du régime militaire de Videla. Ces annonces montrent la détresse sociale de certains jeunes, témoignent de leur enfermement et de leur solitude à cette époque.

Ces annonces nous prouvent que l'Expreso Imaginario, ainsi que le mouvement du

205Nom donné aux habitants de Buenos Aires 206Expreso Imaginario, Rincon de los Fenicios, n°20, mars 1978 207Expreso Imaginario, Rincon de los Fenicios, n°20, mars 1978 208Expreso Imaginario, Rincon de los Fenicios, n°21, avril 1978

104 rock, étaient un des seuls moyens de cohésion, de communication et de contact. La musique du rock national et ses concerts, comme on le voit dans certains messages, était pour les gens une opportunité de se rencontrer. Mariana, par exemple, dans le numéro 20 de mars 1978 cherche à rencontrer des personnes ayant la même passion qu'elle : « Je suis très fan de Nito y sus Desconcidos et de Léon209. Si vous aussi vous l'êtes, écrivez moi ou appelez moi, nous pourrions devenir amis. Mariana. ».

En plus de donner le goût du voyage à ses lecteurs grâce à ses enquêtes et articles, elle leur permettait de se mettre en contact pour sillonner le pays ensemble. On peut supposer que dû au manque de relation sociale, certains jeunes désiraient partir en voyage mais n'avaient pas d'amis ou de compagnons pour les accompagner.

Cette section est également un outil pour permettre d'établir un contact entre des personnes voulant mettre en place des initiatives culturelles, musicales ou écologiques. C'était un moyen d'aider ces personnes qui désiraient continuer à créer, et qui tentaient de pallier le manque culturel dû à la censure du théâtre, du cinéma, des arts plastiques qui avait appauvri considérablement la création artistique en Argentine pendant cette période. Cet organe de rencontres permettait de continuer à se rencontrer pour créer malgré les restrictions, les exils et les disparitions d'artistes ( scénaristes, réalisateurs, peintres, acteurs, etc.). Cette démarche était en cohérence l'Expreso qui avait les mêmes objectifs. Cette section a sûrement permit la rencontre d'artistes et promu la création alternative. Cette section est en fait le reflet du projet de l'Expreso, exprimé par Pistocchi comme un média permettant un contact entre différents groupes créatifs. Cette section a sans doute permi à certains jeunes de se resocialiser grâce à la création et ainsi à sortir de leur enfermement tout en permettant la poursuite d'une vie culturelle et du dialogue.

« El Rincon de los Fenicios » a été un appui fondamental pour le développement des revues underground dans tout le pays. En plus des pages de la revue consacrées à la promotion de ces parutions210, les échanges par courrier dans l'Expreso ont permit leur multiplication en leur permettant d'y faire leur publicité et en leur donnant la possibilité de

209Elle doit surement parler de Leon Gieco 210Dans l'éditorial du numéro 27 d'octobre 1978, Jorge Pistocchi évoque la revue Periscopio et El Angel Subterraneo. Une section appelée « Publications souterraines » fait son apparition dans certains numéros.

105 trouver de nouveaux rédacteurs. Avec l'apparition de l'Expreso, ces revues ont considérablement augmenté en nombre, grâce à son aide fourni pour la communication mais aussi par l'engouement qu'elle a provoqué chez les jeunes. L'Expreso était une référence chez tous ces rédacteurs de revues souterraines, c'était un modèle à égaler. L'Expreso a conduit certains jeunes à s'orienter vers l'écriture, et donc à une mobilisation vers ces revues qui étaient un moyen accessible pour faire publier ses textes. Ces jeunes voulaient eux aussi pouvoir s'exprimer et donner leurs avis sur le monde. Cet engouement s'est ressenti dans le pays entier, et des rédactions de revues souterraines se sont ouvertes dans beaucoup de grandes villes argentines. Il était également plus facile de trouver des rédacteurs en publiant une annonce dans l'Expreso que dans un journal national dont le public correspondait moins au personnes recherchées pour ce type de projet. Grâce à cette section, l'Expreso a permit d'ouvrir de nouveaux chemins d'expression qui ont conduit à la création d'un circuit d'information latérale. Dès les premiers numéros de la revue, une place dans les pages du courrier des lecteurs va être destinée aux informations sur les revues souterraines, il s'agit du « Rincon des las publicaciones subterraneas » ou autrement dit le « Coin des publications souterraines ». Cet espace était utilisé par les rédacteurs pour informer les lecteurs des nouvelles revues souterraines qui venaient de sortir ou qui publiaient de nouveaux numéros211.

On peut voir, grâce à tous ces exemples, que non seulement « El Rincon de los Fenicios » a été un important moyen de communication et de dialogue, mais qu'il a aussi été un outil de développement de la création artistique, d'initiatives collectives et de l'information souterraine.

A cette époque, le courrier des lecteurs et la section « El Rincon de los Fenicios » ont constitué un des uniques moyens privilégiés pour l'expression des jeunes. La revue a ainsi réussi à créer une once de lien social dans cette période de l'Argentine caractérisée par la peur et l'enfermement. Ces lettres et annonces sont aussi un indicateur de l'état d'esprit de cette jeunesse qui souffrait de solitude.

Ces deux entités, qui ont fait l'identité de l'Expreso, étaient complémentaires. Le

211La rédactrice Gloria Guerrero écrira notamment un article de deux pages dans le numéro 14 pour évoquer plusieurs parutions souterraines.

106 courrier des lecteurs, représentait dans le triangle de communication défini par Pablo Vila, la relation rédacteurs-lecteurs, lecteurs-rédacteurs mais aussi à l'occasion lecteurs-lecteurs. Elle permettait de donner son point de vue, de s'exprimer et donc de s'affirmer en temps que personne en opposition à l'idéal militaire de l'adolescent soumis et sans opinion que chaque jeune devait incarner en cette période de dictature. Ce moyen d'expression a permit à certains lecteurs de s'affirmer face à ses pairs et de se forger une identité. Mais c'était surtout dans le « Rincon de los Fenicios » que les échanges lecteurs-lecteurs se faisaient. Nous pouvons prendre comme exemple l'annonce d' Anibal qui cherche à rentrer en contact avec Laura Ponte après avoir lu ses lettres dans le courrier des lecteurs :

« Pour Laura Ponte212 : Tu dis que tu n'as personne avec qui parler. Et bien, j'aimerais parler avec toi. Commençons par s'écrire. Anibal. » ( n°15, octobre 1977 )

Cette interdépendance leur a permit de créer un champ de communication complet et ainsi de participer au développement personnel et social de beaucoup de jeunes. Le courrier des lecteurs « couvrait les besoins d'intégration au niveau personnel et social [ … ] et satisfaisait aussi les besoins d'expression »213 et le « Rincon de los Fenicios » formait « un forum dans lequel les lecteurs pouvaient identifier et reconnaître l'autre. Pour dialoguer, se réunir et expérimenter, dans un espace, différents types de communication. »214.

212Laura Ponte qui, comme nous l'avons mentionné auparavant, est le pseudonyme de Roberto Pettinato 213Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 88 214Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 89

107 II ) Le tournant progressif vers une professionnalisation ; une revue spécialisée parmi d'autres ( octobre 1979 – janvier 1983 )

Un événement va marquer la fin de la première période de la revue, considérée par beaucoup de journalistes et de lecteurs comme celle du « vrai » Expreso Imaginario. Jorge Pistocchi, le fondateur de la revue, décide en septembre 1979 de quitter la rédaction :

« J'ai arrêté de participer à la revue en 1979, pour plusieurs raisons dont l'implication de Ohanian dans notre publication.215 […] J'ai renoncé à la revue en partie à cause du retour d'Almendra et de Alberto Ohanian qui voulait faire de L'Expreso son panneau publicitaire, sa plateforme de visibilité et un outil de promotion de ses groupes, dont Almendra.216 […] en 1979, j'ai perdu ces titres. Ohanian, le producteur me les a volé, les titres étaient les miens mais il les avait mis à son nom quand il s'était intéressé à éditer ce projet. Quand je n'ai plus voulu être son employé, j'ai quitté le projet.217 » ( Jorge Pistocchi )

En effet, Alberto Ohanian, l'éditeur de la revue propose en 1979 aux musiciens de Almendra, dont Luis Alberto Spinetta, partis tenter une carrière à l'étranger, de rentrer en Argentine pour recomposer le groupe et faire une tournée Spinetta ainsi que tous les musiciens du groupe pensent que c'est en effet le moment adéquat pour rentrer connaissant la dégradation de la scène du rock national et voyant le gouvernement militaire perdre du pouvoir et l'adhésion populaire. Le mouvement du rock a perdu ses repères, ses valeurs ont été ébranlées et il ne joue plus son rôle d'acteur collectif qui unissait jusque 1977 tout une partie de la jeunesse argentine. Alberto Ohanian va alors confondre ses deux activités, celle de la production de spectacle notamment celui du retour de Almendra et celle du financement de l'Expreso Imaginario. En effet, comme nous l'a dit Jorge Pistocchi, Alberto Ohanian va user de son importance pour la survie de la revue afin utiliser celle ci comme une plateforme de visibilité pour le groupe Almendra et va faire la promotion de leur retour et de leurs concerts à venir dont celui qui aura lieu au stade Obras Sanitarias prévu pour décembre 1979218. Ce conflit d'intérêt va aller jusqu'au partage des bureaux de la rédaction avec la nouvelle entreprise de Alberto Ohanian : « Ohanian produccion ».

« Un jour, je suis arrivé à la rédaction et j'ai découvert un petit panneau avec l'inscription « Ohanian

215Annexes, p. 246 216Annexes, p. 247 217Annexes, p. 233 218Voir couverture du numéro de janvier 1980, qui se compose d'une photo du concert de Almendra avec en titre « La fête d'Almendra ». Mordisco consacre un article de cinq pages sur le retour et le concert du groupe.

108 produccion ». Je lui ai dit qu'il n'avait pas le droit de se servir de la revue pour faire sa publicité de producteur. C'était complètement contradictoire avec les idées qu'on revendiquait, si nous avions voulu faire du business nous n'aurions pas fait ça, c'était en contradiction avec notre projet. Et, comme il avait enregistré le titre de la revue sous son nom, j'ai renoncé à me battre pour la revue.219 » ( Jorge Pistocchi )

Cet investissement des lieux et la division de l'espace entre la revue et le négoce de Alberto Ohanian ne fait pas l'unanimité dans la rédaction et certains journalistes quitteront la revue en même temps que Jorge Pistocchi. C'est cette anecdote qui décide le fondateur de l'Expreso à quitter la revue même au risque de perdre la propriété de la revue. La décision de Jorge Pistocchi est définitive sachant que le logo des productions Ohanian était effectué avec la même typographie que celle du titre de l'Expreso qui représentait l'identité, l'âme de la revue. Après son départ, Jorge Pistocchi sera encore signalé pendant plusieurs numéros en temps que collaborateur même si il a seulement signé un article sur la couverture d'une tournée du collectif M.I.A à l'intérieur du pays. Dans la colonne dédiée à la liste des participants à la revue, on remarque dès le numéro 36 de juillet 1979 une division au sein de la rédaction. En effet, alors que depuis la création de l'Expreso Imaginario, sous la notation « direction » sont mentionnés Alberto Ohanian, Jorge Pistocchi ainsi que Pipo Lernoud, et en juillet 1979, cette direction se divise en « direction exécutive » avec Alberto Ohanian et « direction éditoriale » représentée par Jorge Pistocchi et Pipo Lernoud. Après le départ du fondateur de la revue, Pipo Lernoud se retrouve seul directeur éditorial et va opérer quelques changements dans la ligne éditorial de l'Expreso Imaginario. En effet, même si ce départ attriste la majorité de la rédaction, elle donne l'occasion à Pipo Lernoud de recentrer la revue sur ce qu'il considère fondamental dans ce début de décennie pour les nouvelles générations et permet également à Alberto Ohanian de transformer la revue en une entreprise un peu plus rentable. En effet, même si Pipo Lernoud est un initiateur du mouvement du rock national, il va laisser Alberto Ohanain, dans un soucis de survie de la revue, prendre de plus en plus de place dans les décisions internes à l'Expreso ce qui finira par le décider à quitter lui aussi la revue. Deux mois après son départ de la revue, Jorge Pistocchi envoie une lettre au courrier des lecteurs afin d'expliquer à ces derniers les raisons de son départ220. Néanmoins l'idéal de sincérité envers les lecteurs exprimé tout au long de la première période de l'histoire de la revue ne va pas être représenté dans cette lettre qui n'expose pas les raisons réelles du départ du fondateur. Il n'y évoque que des doutes et rassure les lecteurs en leur vantant les mérites de cette publication. Il m'a confié lors de notre entretien : 219Annexes, p. 247 220Courrier des lecteurs, n°40, novembre 1979

109 « Je m'en suis allé parce que je n'ai pas accepté de continuer cette publication même si elle était unique. Mais quand je suis parti, j'ai écrit une note dans le courrier des lecteurs. Cette décision était très compliquée parce ce que d'un coté nous étions en pleine dictature, et il me semblait que ce qui était le plus important c'était que la revue continue à sortir sous n'importe quelle forme. C'était dur d'imaginer que la revue ne sorte plus, ça me semblait important qu'elle continue de sortir surtout dans le moment que nous étions en train de vivre. 221»

Le fondateur de l'Expreso déclare dans une interview publiée sur le site internet « La Expreso Imaginario » : « Après 1979, l'Expreso a perdu son identité authentique qu'elle avait atteint. », il considére également que le nouvel arrivant de la rédaction, Roberto Pettinato avait une mauvaise influence sur Alberto Ohanian : « Il y a toujours eu deux tendances dans l'Expreso : une pour conserver l'esprit de la revue et l'autre pour vendre. Pettinato a choisi la deuxième. ». Durant cette deuxième et dernière période de l'Expreso Imaginario, caractérisée par la baisse progressive du pouvoir du gouvernement militaire, deux directeurs vont se succéder ainsi que deux façons de diriger la revue : celle de Pipo Lernoud et de Roberto Pettinato.

A ) Regard en direction de l'Amérique Latine et un pas vers la standardisation ( octobre 1979 – février 1981)

En cette période qui représente la fin des pires moments du Proceso, la revue va se permettre de durcir le ton de son discours et de critiquer le régime plus ouvertement. Durant la direction de Pipo Lernoud, plusieurs aspects de la revue vont muter même si la revue va garder plusieurs de ses sections d'origine. Dans une optique de rentabilité introduite par Alberto Ohanian, la revue va subir des changements de forme. Elle va revêtir un aspect plus professionnel, plus standardisé. Cette transformation attire un certain public mais provoque aussi des critiques de lecteurs fidèles à l'Expreso depuis son commencement. En ce contexte de relâchement politique, le rock va refaire son apparition et devenir enfin un organe de représentation de la jeunesse et de forte résistance à la dictature. La scène rock va renaitre de ses cendres pour finalement se renforcer et recréer le « Nous » perdu. Le public a de moins en moins besoin d'évasion mais de changements, d'affrontements directs que la conjoncture politique lui permet progressivement. Les musiciens du rock vont devenir les représentants de 221Annexes, p. 233

110 la jeunesse remplaçant les politiques et l'information musicale va alors prendre plus de place dans la revue. Le départ de Jorge Pistocchi, l'infiltration de Alberto Ohanian dans la création de l'Expreso vont entrainer plusieurs changements de fond et de forme dans la revue.

1 ) Des changements de fond et de forme

Pipo Lernoud débute la direction de la revue dès le numéro 39 mais c'est surtout au numéro 45 d'avril 1980, qu'un changement s'opère. La rédaction avait déjà procédé à des changements structurels, notamment en décidant de séparer l'Expreso Imaginario de son supplément Mordisco au numéro 37 pour finalement changer d'avis222. La revue avait également troqué son format de journal pour un format de type A4 en janvier 1978 pour plus de facilité de lecture.

« Oui, au début c'était quelque chose de très artisanal, alternatif, regarde ça, c'est un article sur un peintre pop 223, à cette époque personne ne faisait d'articles sur lui en Argentine. Le format de la revue aussi a changé, au début c'était le format d'un journal, après il est devenu plus petit pour finir au format A4 comme les revues traditionnelles224. » ( Fernando Gabriel Dunan )

Dans l'éditorial du numéro 45, Pipo Lernoud annonce aux lecteurs que la revue va changer : « A quasiment 4 ans de son début, et en ces premières étapes d'une nouvelle décennie, Expreso Imaginario voulait faire quelques ajustements à ses wagons, conseillés par l'expérience et les circonstances. ». La direction décide de réunir définitivement l'Expreso Imaginario à son supplément musical Mordisco pour en faire une seule revue : « Nous croyons le moment venu de dissoudre la séparation entre l'oreille et le reste de la tête, séparation qui se reflétait en deux revues isolées […] La solution naturelle fut de rassembler les deux en une seule et même revue [...] Il nous semblait qu'était venu le moment d'unir ce phénomène impressionnant et créatif qu'est la musique actuelle avec les recherches et les rencontres qui se font parallèlement dans d'autres domaines de l'expérience humaine.». La

222Cette division annoncée dans l'éditorial du numéro 37 découlait surement des conflits qui grondaient au sein de la rédaction entre Jorge Pistocchi et Alberto Ohanian. En effet, le numéro suivant, Jorge Pistocchi signe sa dernière collaboration à la revue. Peut être a t' il voulu diviser ces deux revues pour se détacher de l'aspect mercantile et vendeur de Mordisco qui représentait les projets de Alberto Ohanian. 223Il me montre un article sur Andy Warhol 224Annexes, p. 210

111 direction choisit de faire des changements d'ordre esthétiques comme celui d'uniformiser la composition des couvertures. Jusqu'à ce numéro, les couvertures étaient plutôt variées, arborant seulement le logo du journal comme signe de reconnaissance pour les lecteurs225. Ils décident alors de changer aussi la typographie du titre en utilisant le mot « Expreso » en grand pour pouvoir être plus visible en kiosque et en supprimant l'adjectif « Imaginario » : « La première chose que vous avez noté c'est le changement de la couverture : nous avons opté pour un logo plus facile à lire pour aider à cette tache difficile qui est de se faire voir et reconnaître dans les kiosques. »226. Cette décision ne s'est pas prise avec le consensus global de la rédaction, sachant que lorsqu'ils ont testé cette nouvelle typographie pour la première fois dans le numéro 43 de février 1980, la grande majorité de la rédaction était en vacances227. Au retour de toute l'équipe, le journal retrouve son titre original pour seulement un numéro puisque le changement de logo prendra effet au numéro 45. Ce changement de titre et de logo va signer le retrait progressif de « l'imaginaire » et la revue va être de moins en moins une revue artisanale à l'organisation d'apparence chaotique pour devenir une revue plus sérieuse et professionnelle. Ce retrait de l'adjectif imaginaire comporte une symbolique forte étant donné qu'il s'agissait d'une des raisons pour laquelle les lecteurs achetaient cette revue ; elle ne ressemblait en rien aux autres, n'était en rien conforme aux standards de la presse écrite. L'imaginaire dans la revue était une notion importante dans sa création mais aussi pour son époque. Comme nous l'avons fait remarquer, l'Expreso durant sa première période d'existence était une échappatoire, un moyen de rêver, de changer de réalité et d'imaginer un monde meilleur. Les personnalités rêveuses des rédacteurs qui cherchaient toujours à aller plus loin dans l'imagination et l'expérience était un aspect important dans l'identité de l'Expreso Imaginario :

« C'était des personnages, ils semblaient à moitié fous, ils devaient être fous de toute façon pour sortir une revue comme ça en pleine dictature. Même si, au fur à mesure, c'est devenu quelque chose de plus sérieux.228 » ( Fernando Gabriel Dunan )

Néanmoins les circonstances font que le rêve de liberté peut désormais être réalisable en vue de l'affaiblissement du régime et les rédacteurs et lecteurs s'attèlent désormais davantage à la création d'un contre-pouvoir fort, celui du rock.

225Voir les différents titres du journal dans les annexes 226Expreso Imaginario, n°45, p.3. 227Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 114 228Annexes, p. 217

112 Cette transformation se remarque en grande partie sur les couvertures. Jusqu'au numéro 45, elles sont en quelque sorte libres et diversifiés, elles sont changeantes à l'image de la volonté de la rédaction et du mouvement rock qui est d'évoluer perpétuellement. Néanmoins dès le numéro 45, le logo s'uniformise. Même si il change de couleur à chaque numéro il représente le conformisme auquel la revue va de plus en plus tendre. L'apparition d'un cadre sur les bords de la couverture229 image aussi cette évolution vers une revue plus sérieuse et contrôlée. Ces changements typographiques démontrent une volonté de professionnalisation de la revue qui souhaite se poser dans les normes des magazines. En effet, beaucoup de journaux élaborent leur typographie (logos, cadres esthétique générale) dans un but de visibilité et ainsi dans un but mercantile, ce à quoi tend la revue lors de ce changement. La présence d'une grosse police facilitant la lecture du titre et attirant l'œil reflète cette démarche. La motivation donnée par la direction afin de justifier ce changement de logo pourrait être considérée par des lecteurs comme inconforme aux valeurs du rock. En effet, si la rédaction désire avoir une visibilité plus importante, son but est indéniablement de toucher et d'acquérir plus de lecteurs afin d'être plus rentable, mais comme pour les musiciens, cette recherche du profit empêche ses acteurs de se concentrer sur l'écriture, la création pure et désintéressée donc sincère. L'argent met encore une barrière entre les rédacteurs et le public. On peut noter également un changement dans le contenu de la couverture c'est à dire l'image ou la photographie. Durant les trois premières années de l'histoire de la revue, le contenu des couvertures est très varié. Elles se composent souvent d'illustrations et de photographies 230 et représentent le dossier principal du numéro. Cela va d'un artiste comme John Travolta, à un fœtus ou à des chèvres broutant dans un pré. Dans la deuxième partie de la revue, à l'image du retour de la revue vers l'information musicale, les couvertures ne représentent désormais que des photographies de musiciens ou de groupes. Du numéro 1 au numéro 38, on comptabilise dix couvertures qui mettent en image un musicien ou un groupe, sur trente-huit numéros soit environ 26% alors que durant la direction de Pipo Lernoud, on en compte treize sur dix-sept numéros soit environ 76 %. On peut imaginer que la rédaction veut se centrer sur une approche plus professionnelle et conventionnelle du journalisme et sortir de cette image de « fourre tout » de l'information qu'elle représente dans les premiers numéros. Ces changements imposés par le directeur exécutif et éditorial résident éventuellement dans le désir d'élargir leur lectorat. On peut aussi supposer que la revue ait voulu attirer un plus grand

229Voir les cadres dans les annexes. 230Voir les couvertures des différentes périodes de la revue dans les annexes.

113 public qui ne se reconnaissait peut être pas dans le désordre des premiers numéros qui abordent trop de thèmes diversifiés. La structure des articles, l'ordre et le placement des différentes sections vont, au court de cette période d'octobre 1979 à février 1981, peu à peu s'organiser et se figer. Alors qu'au début de la revue, la structure, l'emplacement et l'ordre des chroniques étaient changeants, lors de la deuxième phase sa structure et la place de chaque chronique se définit et devient fixe et définitive. La section « guide pour habiter la planète » disparaît pour laisser place au « Guide », sorte d'agenda culturel. Dès le numéro 45, ces sections seront les seules chroniques et ne changeront pas, le reste de la revue étant composé d'articles : « Rutas Argentinas231 », « Le courrier des lecteurs », « Guide », « Informations de l'intérieur », « Concerts », « Disques », « Informations de l'extérieur », et « El Rincon de los Fenicios232 ». Les sections « El Vagon de Coda233 », « le courrier de Imaginaria » et « Poésie Inedite, Poésie Vitale » seront présentes mais pas systématiquement. C'est là le seul changement structurel qui s'opérera au sein des sections. Plusieurs sections qui faisaient l'identité de l'Expreso sont supprimées comme « Images », « Audio », « Sons », « Super 8 », « Livres », « Photographie ». Malgré ces changements, Pipo Lernoud dans l'éditorial du numéro 45 annonce : « En lisant le nouvel Expreso Imaginario, vous verrez que nous avons modernisé les wagons et huilé la machine, mais que le nerf moteur qui nous a poussé à créer cette revue continue d'être le même : l'amour de la vie. ». Lors de cette période de la revue, on assiste au niveau du pays à une baisse de la popularité du régime qui est en grande partie liée à l'échec de la politique économique de Martinez de Hoz. La presse informe de plus en plus de faits compromettants pour le régime et la censure d'État, bien que encore puissante, montre quelques faiblesses. Pipo Lernoud va profiter de ce contexte pour donner à la revue un aspect plus militant et durcir ses critiques envers le gouvernement. Ce discours plus frontal va se découvrir en grande partie dans les éditoriaux qui vont de moins en moins utiliser les métaphores et exprimer plus clairement les critiques. Le discours de la revue sera moins codifié et plus immédiat et Pipo Lernoud va s'y exprimer ouvertement. Il écrira tous les éditoriaux de cette époque. Ce militantisme qui passait auparavant par le choix des articles et l'information, va maintenant se noter clairement dans leur discours qui va quasiment abandonner le second degré. Durant la première période de la revue, subissant le contrôle de la censure, les journalistes résistaient et critiquaient le

231Les routes argentines 232Le coin des phéniciens, autrement dit le coin des petites annonces. 233Section qu'on peut traduire comme « Le wagon de queue ». Cette section se nomme ainsi puisqu'elle est placé à la fin de la revue. C'est une section qui publie les tablatures de chansons de rock.

114 régime surtout en montrant aux lecteurs que le système de la dictature n'était pas le seul fonctionnement politique au monde et que beaucoup d'alternatives de modes de vie étaient possibles. Ils accentuaient aussi leurs messages non pas par la dénonciation frontale mais par la prévention du danger de certaines pratiques que ce soit sur la technologie, le non respect de l'environnement ou la pensée unique. Les rédacteurs vont alors profiter de la possibilité d'abandonner les métaphores et vont s'exprimer d'un manière plus frontale au régime, en utilisant tout de même la prudence. Leur discours, nous le verrons, va s'endurcir encore plus durant la direction de Roberto Pettinato. Cette faiblesse croissante du régime, on le voit, va donner de l'espoir aux rédacteurs de la revue qui vont tenter de le transmettre aux lecteurs par des éditoriaux au discours dynamique et mobilisateur. Dans ces éditoriaux, Pipo Lernoud condamne beaucoup la presse argentine qui s'est laissée soumettre par la censure et qui véhicule la propagande étatique. Voici des extraits du premier éditorial écrit par Pipo Lernoud du numéro 41 en décembre 1979 suivit d'un extrait du numéro 49 d'août 1980 :

« Il y a des pays où les moyens de communications sont utilisés pour matraquer le concept « officiel » de la vie et sont activement contrôlés pour ne pas laisser filtrer l'air libre de la pensée individuelle. Il y en a d'autres où les médias sont une machine économique aveugle guidée par les statistiques de vente et le lavage de cerveau de la publicité. »

« Avoir une revue ( ou quelque autre média de communication ), est une grande responsabilité, parce c'est aussi collaborer à la formation de la célèbre « opinion publique ». Cette opinion publique dépend quasi entièrement de l'information qu'on reçoit, et c'est pourquoi les gouvernements totalitaires la gèrent, diffusant l'information qui lui convient ou omettant celle qui ne lui convient pas, ou en déformant directement la réalité à travers des images ou des textes que reçoivent les gens. Cela est bien connu, mais ça vaut la peine de se rafraichir la mémoire, parce que la liberté se construit sur la base de la pensée libre, cette capacité de penser pour nous même. »

Dans ces deux éditoriaux, on voit bien que Pipo Lernoud dénonce l'utilisation des médias de masse par le gouvernement qui véhiculait par ce biais les normes de sa société idéale. Il évoque clairement le gouvernement argentin en parlant de « gouvernements totalitaires », ou encore en disant « il y a des pays où ». Pipo Lernoud nomme sans détour le régime militaire et le qualifie de totalitaire alors qu'auparavant les rédacteurs utilisaient des métaphores pour parler de la nature dictatoriale du régime. Il évoque aussi ouvertement la manipulation des médias par le gouvernement qui opère un « lavage de cerveau » sur la population argentine. Dans l'éditorial de juillet 1980, il affirme alors le caractère indépendant que revêt l'Expreso, qui est comme une petit ile d'information au milieu de médias rongés par

115 la manipulation :

« Quand nous avons commencé, nous étions seuls, prêchant dans un désert, où celui qui voulait penser par soi-même ne trouvait pas de moyen par lequel s'exprimer ou recevoir des informations. […] Quand il est sorti, l'Expreso n'a quasiment reçu aucune critique, étant donné qu'il était le seul média indépendant du pays. Nous avions tous oublié comment penser, tant les lecteurs que les rédacteurs […] Depuis le début, nous avons décidé de ne pas nous lier à un schéma préétabli, mais de laisser apparaître les poussées de la pensée libre de quelque forme qu'elle se manifeste. […] L'écologie, les indigènes et le nouveau cinéma, la poésie vitale, les messages profonds de toutes les cultures de la planète, les communautés, et tant d'autres phénomènes qui étaient emprisonnés dans des petites élites, ont rompu le cercle imputé par le mécanisme commercial de l'information. […] C'est pourquoi nous célébrons cette nouvelle étape dans laquelle nous ne sommes plus les seuls, et nous espérons que le « dialogue » se produira à un niveau réel et avec une vrai sincérité. »

Dans cet éditorial, l'Expreso Imaginario se désigne comme seul média qui a cultivé une indépendance pendant cette période de censure et d'infiltration des militaires dans la presse. Pipo Lernoud s'oppose aux autres médias et on retrouve encore ce concept du rock des autres, d'« Eux » et de l'importance de cultiver sa différence. En effet, il évoque la « pensée libre » comme seule motivation en opposition à la pensée unique et à un modèle exclusif de système politique qu'est le système dictatorial. Le régime militaire de Videla effectue sa propagande en effet en diffusant un modèle unique de façon de vivre, de se comporter, de consommer, etc. Dans son premier éditorial, Pipo Lernoud va également faire cette analogie entre la dictature et le manque de diversité, l'uniformité :

« Il y a un concept qui pourrait s'appliquer à la vie sociale des humains : « La variété est la base de la stabilité, quand plus de diversité de la faune et de la flore il y a, plus de probabilités de survivre il y a. ». […] quand les hommes ont plus de liberté pour penser par eux même et développer leur propre style de vie, la possibilité de guerres, de dictatures, de folies collectives et de fanatismes de tout type, en bref des phénomènes dangereux pour la continuation de la vie, s'éloigne. Parce que les hommes indépendants, habitués à penser par soi même sont difficilement emportés par les vents et les tempêtes passagères234. »

On remarque ici que le but de l'Expreso était en effet d'informer le plus possible et d'ouvrir l'esprit de ses lecteurs pour ne pas qu'ils soient influencés par la propagande du régime. La ligne conductrice de ces éditoriaux c'est la peur exprimée d'une façon récurrente, du contrôle de la pensée par autrui. Les rédacteurs dans ces lignes nous dévoilent leur angoisse de l'infantilisation et de la perte de leur libre arbitre. La dictature militaire est une période où le gouvernement contrôle tout ce qui est de l'ordre du physique, du matériel par la force de la violence légitime et finalement pour ces personnes, la seule entité qui ne peut être contrôlée est la pensée, la réflexion, l'imaginaire ou le rêve et cela les effraie de se voir

234Expreso Imaginario, n°41

116 enlever la seule chose qu'ils peuvent contrôler.

On relève également durant cette période de l'Expreso que hormis la critique de l'état dictatorial qui se fait plus incisive, celle de la société de consommation de masse, de la technologie, de l'industrialisation de l'art et ainsi de la monoculture se fait de la même manière moins évoquée métaphoriquement mais bien plus directement. Pour prendre un exemple, le numéro 44 de mars 1980, publie un dossier complet sur le tourisme de masse et ses conséquences. La couverture se compose d'une photographie d'un couple bronzant au soleil près d'une piscine, protégé dans une bulle de plastique, accompagnée du titre « Vacances conditionnées ». Ces critiques se retrouvent dans les articles de la revue et dans les éditoriaux. Pipo Lernoud insiste fortement dans ces éditoriaux sur le fait que la revue ne cherche pas à rentrer dans des cases prédéfinies. Il y a dans ces lignes une volonté de ne pas suivre le schéma préétablit de l'information conventionnelle, les rédacteurs se considèrent comme faisant partie d'un « nouveau journalisme, celui de la communication sincère entre gens créatifs. ». Pipo Lernoud affirme que : « Depuis le début, nous avons décidé de ne pas nous lier à un schéma préétabli, mais de laisser apparaître les poussées de la pensée libre de quelque forme qu'elle se manifeste. »235. Cette prise de position ne se trouve pas seulement dans la forme de la revue mais aussi dans le fond, dans le traitement de l'information culturelle et c'est pourquoi ils prônent la pluralité de la culture et estiment que « N'importe quelle forme de monoculture mentale est signe de mort et de stagnation. ». Néanmoins, on remarque que Pipo Lernoud durant toute sa direction va être indécis entre le fait de mettre en pratique les volontés de Alberto Ohanian qui sont de développer une revue plus vendeuse et son désir personnel de ne pas trahir les valeurs du rock. Ainsi son discours va être souvent contradictoire. Son affirmation de ne pas suivre un « schéma préétablit » peut être mise en doute par les changements structurels opérés dès le numéro 45 qui mettent fin à la grande diversité de sujets et de sections développéés dans l'Expreso ce qui la rend plus standardisée et semblable aux autres revues musicales. Autre exemple du caractère plus uniformisé et professionnel vers quoi tend la revue, il s'agit des illustrations. Horacio Fontova affirme dans un documentaire « Expreso Imaginario » produit par Canal 7 que le départ de Jorge Pistocchi l'avait touché et qu'il mettait fin à toute une époque de l'Expreso Imaginario. En effet, après ce départ, les illustrations vont diminuer progressivement. On peut déjà le remarquer sur les

235Expreso Imaginario, n°48, p. 3.

117 couvertures de la revue dont nous avons parlé précédemment mais également dans le sommaire qui était constamment joint à un dessin de Fontova. Comme vous pouvez le voir dans les annexes, le sommaire est accompagné dans cette période de plus en plus souvent de photographie. Sur quinze sommaires sous la direction de Pipo Lernoud, huit d'entre eux vont être joint de photographie236. Les illustrations représentaient fortement le caractère rêveur et psychédélique de la revue et représentaient un code de l'Expreso comme le montre le nombre impressionnant de courriers des lecteurs qui félicitent la revue pour son esthétique mais également comme me l'ont dit beaucoup des personnes que j'ai interviewées. Cette baisse de diversité au sein de l'Expreso contrairement aux déclarations qui apparaissent dans les éditoriaux, se remarque notamment pas l'amoindrissement considérable de l'information culturelle autre que musicale. En effet, les arts comme le cinéma, la photographie, les arts plastiques, le théâtre mais aussi la littérature vont disposer d'un espace de plus en plus réduit. Comme nous l'avons dit auparavant, plusieurs sections liées à ces pratiques artistiques vont être supprimées dès avril 1980. Les informations liées à ces créations vont alors être déplacées dans la section « Guia » ou « Guide ». Cette création d'un guide qui regroupant toutes les informations culturelles, informations musicales incluses telles que les concerts, va entrainer une réduction du nombre et de la taille des articles sur chaque évènement ou création culturelle. La revue offre moins de place à ces informations et quand la rédaction consacre un article entier à un artiste ou à une œuvre, une partie est souvent utilisée pour défendre une position « idéologique ». En effet, on peut le voir par exemple dans l'article sur le film de la saga de La Guerre des Etoiles, L'empire Contre-Attaque237, dans lequel Pipo Lernoud ne donne pas uniquement son avis sur le film lui même mais utilise cet espace comme espace de critique de l'industrie cinématographique hollywoodienne. Cette baisse d'articles sur la culture ne concerne évidemment pas la musique et plus particulièrement le rock qui va prendre une importance grandissante dans la revue comme nous l'avons déjà remarqué par les compositions des couvertures.

236La direction de Pipo Lernoud concerne non pas quinze mais dix-sept numéros cependant il me manque deux sommaires que je n'ai pas pu consulter et que ne peux donc pas compter en exemple. 237Article du numéro 55 de février 1981 intitulé « Les boulons rouillés de l'Empire »

118 2 )Le rock retrouve son caractère rassembleur

Ce changement de ligne éditoriale opéré en avril 1980 concerne également la place de l'information musicale. La direction choisit d'unir l'Expreso Imaginario à Mordisco, tous les thèmes sont donc alors mélangés et le rock va disposer d'un espace d'expression plus important. On voit notamment cet accroissement de l'information musicale dans le graphique n°1 des annexes. Cette décision de donner plus d'importance à la musique et de recentrer son énergie sur le rock est clairement exprimée dans l'éditorial d'avril 1980 : « La seconde évidence dans la transformation est que la revue débute avec le thème de la musique, pour faire reconnaître clairement quelle est la cause majeure d'unité entre les lecteurs et nous : la musique populaire nationale. »238. On voit là que le caractère unificateur et d'acteur collectif du rock n'est plus mis en doute contrairement aux deux années précédentes durant la crise du mouvement. En effet, le retour de Almendra en décembre 1979 et d'autres groupes comme Manal en juin 1980, associé à la conjoncture politique, donne une impulsion nouvelle au rock qui va progressivement se transformer en fort acteur de résistance. Cette renaissance du mouvement redonne de l'espoir aux rédacteurs de l'Expreso qui décident de voir dans le rock le seul organe de résistance qui pourra s'opposer à la dictature : « Nous avons décidé que, pour un temps, notre mission est de nous centrer plus sur la musique ( sans laisser de coté de reste de la tête ), parce que c'est là le véhicule d'union le plus fort que nous possédons, et qu'il y a beaucoup de choses à faire. […] Le rock est devenu un territoire de musique libre, surpassant cette époque dans laquelle tout repose sur une simple importation des modes, des clichés sonores et comportementaux. Et ce même Rock s'est tant fortifié qu'il ne peut être ignoré par les médias de communication de masse.239 ». La revue, les musiciens, les lecteurs et le public retrouvent confiance en ce mouvement dont l'identité avait été ébranlée notamment pas le comportement des musiciens. On peut penser que les membres du rock ont eu peur que ce mouvement ne soit qu'éphémère et que la majorité de ses participants l'avait adopté seulement pour suivre un effet de mode. Ce retour prouve alors que la dictature ne peut pas tuer le mouvement même en y mettant beaucoup d'énergie, ce qui accroit leur foi en le rock : « […] le canal musical a été enrichi par un éventail d'informations, confirmant que notre foi en la musique n'est pas qu'un simple produit de l'industrie du divertissement, mais bien un mode de communication intelligent dans une époque qui est réellement affamée de

238Expreso Imaginario, n°45, p.3. 239Editorial du n°48

119 magnifiques contacts humains et de tendresse éveillée.240 ». On remarque aussi dans ces éditoriaux le retour des notions de « Nous » et de « Eux » qu'évoque Pablo Vila durant cette période. Il y a une perpétuelle ambivalence dans les termes utilisés ce qui crée deux camps regroupant cette communauté et celle à qui elle est opposée, c'est à dire l'industrie capitaliste, la société et le gouvernement. Cette opposition constante se retrouve au niveau du champ lexical employé dans ces textes : les « produits de l'industrie du divertissement » sont opposés au « mode de communication intelligent », les « exigences » au « contact humain », les « dogmes » à la « tendresse », les « indolents » aux « indépendants », le « marché » à « l'exaltation de la vie », etc. On remarque aussi dans cette nouvelle période de l'Expreso que la longueur des articles change. En effet, lors de la première phase de la revue, la rédaction privilégiait la diversité de thèmes en publiant des articles de deux ou trois pages, ce qui permettait de traiter beaucoup de sujets différents que les rédacteurs voulaient aborder. Dans la deuxième partie de l'histoire de l'Expreso, les articles de la revue, qui sont majoritairement musicaux, vont désormais comprendre de cinq à huit pages, permettant aux rédacteurs de développer leur discours et leurs idées, de cibler les thèmes qu'ils veulent aborder et de donner au journal une ligne éditoriale cohérente qui contrairement à la première période de la revue était composée d'une succession d'articles différents et variés. La direction décide de cadrer les articles, de les approfondir et de se cantonner à ce qui lui semble le plus fondamental pour l'époque que vivent les jeunes argentins : « Nous proposons de revenir, naturellement, à une vision de la musique argentine sans limites, où toutes les racines sonores du pays se connectent à la puissance créative mondiale. Produire cette variété et cette liberté dont nous parlions plus tôt, représente, chez les rédacteurs, nos caractéristiques particulières. Nous sommes sûrs que c'est l'unique façon de grandir, qu'il y a plus de gens qui s'intéressent à notre rock, qu'il y a plus de disques et plus de concerts et un véritable enrichissement qui émerge de nos propres expériences, de celle de tous et de celles de chacun de nous. Pipo Lernoud241 ». Cette redéfinition de la ligne éditoriale qui devient plus cadrée et plus professionnelle est considéré par Pipo Lernoud comme « l'unique façon de grandir ». Cette expression révèle le désir du directeur éditorial de ne plus s'exprimer dans le désordre, dans le chaos apparent de la revue qui pouvait ressembler à la chambre d'un adolescent. Pipo Lernoud veut ordonner ses idées, procède à un rangement et ne veut plus que l'Expreso Imaginario soit catalogué comme une

240Editorial n°45 241Editorial n°48

120 revue de rêveurs ou de fous qui n'arrivent pas à classer le trop plein d'idées qu'ils ont dans la tête, mais bien une revue sérieuse qui fait la promotion du rock, en somme la revue militante du rock. Cet extrait d'éditorial prouve bien que la raison fondamentale de la prise d'importance du rock dans la revue relève du facteur unificateur du rock qui compte de plus en plus de membres et prend encore plus d'importance qu'avant sa chute. Almendra effectue son retour tant attendu avec un concert au stade de Obras Sanitarias en décembre 1979 avec la présence de 30000 spectateurs et marque ainsi le retour du rock national. En septembre 1979, le groupe publie une carte ouverte dans Mordisco et déclare : « Almendra est né et a diffusé son art sur un sol boueux comme celui d'aujourd'hui. Celui de maintenant. Un sol dessiné par la réalité socio-économique-émotionelle argentine, réalité ondulée qui dévoile des états explosifs et dépressifs. Le présent est un état dépressif. Mais submerger n'est pas disparaître. La musique populaire de racine non traditionnelle va continuer d'exister même sans nous parce que l'art frontal existe depuis le commencement de la vie. Nous devrions aujourd'hui à plus de 10 ans de son commencement nous rappeler de ce voyage ; sauver cette essence et continuer le voyage ; celui de notre identité. ». Le groupe de rock dénonce dans cette carte ouvertement la vision de cet état « dépressif » qu'arbore l'Argentine et rassure son public en lui redonnant foi en le rock et en affirmant que ce n'est pas lui en particulier qui fait l'unité de ce mouvement. Le groupe ne souhaite pas être vu en temps que messie venu sauver le rock et affirme que même sans lui le rock continuera à vivre, annonce surement ayant pour but d'estomper les angoisses de son public quand à la survie du rock. Almendra donne alors le mot d'ordre « continuer le voyage ; celui de notre identité ». Almendra affirme également que ce n'est pas parce qu'ils s'étaient séparés qu'ils avaient totalement disparu avec la phrase « Submerger n'est pas disparaitre ». Même si les musiciens ne veulent pas être considérés comme des idoles toutes puissantes remplaçant les représentants politiques, ils n'empêche que leur rôle de leader dans le mouvement est évident. Ce concert d'Almendra est une excuse comme le dit Pablo Vila pour les jeunes et le public de réaffirmer, après deux ans d'absence de rassemblement, qu'ils sont là et qu'ils font partie de quelque chose. Ce retour est donc le point de départ d'une nouvelle phase du rock. Dans le numéro de janvier 1980, la couverture de la revue est réquisitionnée pour annoncer « la fête d'Almendra » et Ralph Rothschild et Claudio Kebatis écrivent un article de cinq pages sur ce concert et sur le retour de la bande prodige du rock argentin. Ils y déclarent entre autre que ce retour c'est le retour « d'eux mêmes », que cette

121 partie de chacun des membres du rock est revenue, et que ce concert est l'occasion pour eux de retrouver leur « culture » et leur « espace », de sentir qu'ils font partie de « quelque chose ». Ils affirment ainsi : « Nous n'avons pas été voir un artiste étranger. Nous sommes venus nous voir nous même, extasiés par le retour, marginalisés par les médias de diffusion [...] ». Ils expriment dans cet article leur joie ainsi que celle du public de ces retrouvailles et de ce retour de l'unité et des valeurs du rock. Cette exaltation du public qui retrouve le personnage de Luis Alberto Spinetta, est bien décrite dans cet article et « même si cela paraissait comme l'exaltation d'un leader, cela symbolisait la confiance du collectif en lui même de savoir s'affirmer dans ce monde. 242». Ce retour du rock unit annonce également la réapparition d'une solidarité, d'un lien social pour ces jeunes qui s'était échappé durant le mondial. Le « Nous » et le « Eux » est reconstitué et l'engouement communautaire du mouvement est ravivé. Même si décembre 1979 voit de nouvelles tentatives de déstabiliser la scène du rock, notamment par des violences policières et des arrestations, étant donné que le projet socio-économique du gouvernement militaire paraissant encore partiellement viable, la communauté du rock ne se laisse pas déstabiliser et continue son ascension. Au début de l'année 1980, le rock « arrête d'être ce cadre de sécurité et de paix qui sauve la solidarité réduite, pour se convertir en un cadre questionneur de la politique gouvernementale et de ses effets pour les jeunes.243 ». Le rock redevient alors le seul organe plus ou moins structuré même si il ne s'agit pas d'une organisation mais d'un mouvement spontané. Les premiers mois de 1980 voient également une nouvelle vague de répression dans les concerts et en février 1980, l'Expreso consacre une page de la revue, entre deux pages d'un article sur la tournée de Almendra, pour compiler plusieurs articles de journaux concernant ces arrestations titré « Hasta cuando ? 244». Des articles de Clarin, du journal Cronicas, La Prensa et du Buenos Aires Herald y sont publiés. Celui de La Prensa, du 6 janvier 1980 annonce : « 197 spectateurs venus assister au concert du groupe Almendra ont été arrêtés par la police. Ils ont été relâchés après vérification d'identité et d'antécédents. ». On peut lire des titres comme « Une arrestation massive de jeunes » ou encore le Buenos Aires Herald qui souligne « La chasse légale : 197 jeunes arrêtés à un festival de rock. ». Un article de La Nacion du 23 mars 1980, n'y est pas mentionné mais il fait également état d'une autre arrestation : « 15 spectateurs venus assister au concert de rock de Pappo's Blues ont été arrêté ainsi que des

242Norbert Lechner Especificando la politica, 1984, p.47, cité par Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 96 243Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 119 244« Jusqu'à quand ? »

122 membres du groupe pour avoir fumé 'des cigarettes de marijuana' ». Malgré tout, le groupe Manal va quand même faire son retour sur la scène du rock national et Pablo Vila évoque une nouvelle génération dans le public présent à cet évènement. En effet, comme nous avons pu le voir dans le chapitre précédent, l'initiation des petits frères au rock était fréquente lors de réunion d'amis, ce qui donne lieu à un nouveau public qui lorsque les concerts de rock reprennent, connaissent toutes les paroles des chansons à la grande surprise de leurs ainés. Il ajoute également que le retour de Manal représente une consolidation du pouvoir du rock en cette phase de renouveau du genre musical : « Manal comme Moris représentaient pleinement l'esprit rockeur que le mouvement tentait ( et réussit ) de sauver. Si avec Almendra le rock avait récupéré l'énergie, avec Manal il avait récupéré l'idéologie.245 ». Alfredo Rosso se permet de qualifier l'identité de Manal comme étant : « argentine et latino-américaine, disposant de cette fièvre que nous avons nous les latino-américains à vivre, aimer, danser, souffrir... ». Le mouvement se massifie et les chansons déclamées par les musiciens et le public se font de plus en plus frontales au régime et de moins en moins métaphoriques. Certains airs habituellement chantés dans les stades de football vont alors s'introduire dans les concerts de rock comme un mot d'ordre pour se donner du courage et déclament par exemple « Celui qui ne saute pas est un militaire ! ». Malgré les pressions, le mouvement se massifie comme on peut le voir en décembre 1980 au festival de La Rural où 60 000 jeunes se réunissent à ce concert gratuit où notamment Seru Giran chante la chanson « No se banca mas » de leur nouvel album « Las grasas de las capitales » dans laquelle ils critiquent ouvertement la dictature militaire. Le rock devient petit à petit non plus uniquement une excuse pour se réunir, être ensemble et écouter de la musique mais aussi un lieu d'expression d'une résistance et d'une idéologie dont les musiciens sont les leaders. La revue se veut dans la continuité de ce renouveau du rock qui va opérer une résistance différente et plus frontale qu'auparavant et se transformer en unité dissidente importante. Ces retours de Manal, Almendra et Moris ont montré la nécessité de recommencer de nouveau, de refonder le mouvement et de réaffirmer ses valeurs. L'Expreso Imaginario devient alors promoteur et gardien du rock, encore davantage que dans la première partie.

Face à cette prise d'importance du rock dans l'opposition au régime et l'espoir que cela incarne pour ses membres, tout le monde se doit d'être vigilant quant aux possibles écarts de

245Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 98

123 ses musiciens qui sont leurs représentants. La surveillance est de mise pour ce mouvement qui représente le seul organe important de résistance de l'époque. Ses membres ne peuvent pas prendre le risque que le rock tombe une fois de plus, et redoublent de prudence pour qu'une nouvelle crise du rock ne se produise pas. Pipo Lernoud annonce dans l'éditorial du mois de juillet 1980 : « Nous espérons éviter les restrictions et les fanatismes à l'intérieur de la musique et de la pensée. Nous avons trop de choses à faire pour nous diviser avant d'avoir fleuri.246 ». Cette vigilance est exprimée dans la revue au sein des éditoriaux qui critiquent à de nombreuses reprises le caractère commercial que prend le rock et se retrouve également chez les lecteurs qui dans le courrier des lecteurs font publier leurs messages quand ils trouvent qu'un musicien ou qu'un journaliste fait un écart. Cette pratique de surveillance des musiciens par le public qui craignait qu'ils trahissent les valeurs du rock et prennent de la distance vis à vis de lui qui était également effective au début de la dictature, s'amplifie encore plus dès 1980 face aux enjeux que ce mouvement représente pour la jeunesse. Ainsi, une partie de l'éditorial du numéro 49 d'août 1980 évoque cette idolâtrie des musiciens ainsi que ses conséquences :

« Ce problème est aussi présent au sein de la musique populaire. L'industrie discographique et celle des médias de diffusion liés à la musique populaire ont la dangereuse tendance de créer des « idoles », maquillant l'image de l'artiste à travers l'information qui se diffuse à son insu et la manière de le présenter. L'histoire du rock national et étranger est minée d'exemples de solistes ou de groupes qui percent facilement, entourés d'une « aura merveilleuse », et qui après tombent dans l'oubli, se perdant dans la nuit des temps. Quand il n' y a plus de distances entre « les étoiles » et son publique, c'est de là que se produit cette image idolâtrée. Il est amusant de voir que Eric Clapton, Bob Dylan et John McLaughlin ont tous été qualifiés de « dieux » à un moment de leur carrière. Quand nous nous identifions à la musique ou aux textes d'une personne et que nous ne la connaissons pas personnellement, il nous est plus facile de tomber dans une certaine idéalisation de quelqu'un qui – sans aucun doute – est un être humain comme n'importe lequel de nous. Il est amusant de voir comment certains journalistes et une part du publique, récemment tombés dans le rock, peuvent oser juger « les bons et les mauvais » du monde musical argentin, idéalisant certains et abaissant d'autres. C'est amusant mais aussi dangereux, en tenant compte de ce dont nous avons parlé avant au sujet de la déformation de l'opinion publique. Quiconque qui connait les musiciens personnellement se rend compte que ce sont des types communs, qui ont un talent spécial pour nous représenter à travers le son et la parole, et que si nous les idéalisons nous les mettons en danger « d'y croire », et nous savons tous que n'importe quel être humain peut se fondre dans le pouvoir et la gloire. Il est donc temps pour nous d'arrêter nos bêtises et de travailler ensemble dans l'élaboration d'une musique argentine qui vaut réellement la peine, en profitant de l'énorme foyer de talents que nous avons, au lieu de gaspiller de l'énergie en images préfabriquées, qui rappellent un peu les miroirs et les bibelots avec lesquels les conquistadors ont dupé les indiens. Pipo Lernoud »

Pipo Lernoud évoque bien ici la transformation des musiciens en « stars » par les

246 Editorial, n°48

124 médias de masse ainsi que par les producteurs privés qui veulent rendre leurs musiciens rentables et expose les méfaits de la médiatisation massive de ces artistes. Il évoque également l'emprunt par certains musiciens du rock de codes qui ne sont pas argentins mais bien du rock anglo-saxon. Dans un autre éditorial de novembre 1980, Pipo Lernoud va faire la critique de la société de consommation qui pervertit le rock et le public, qui endort les gens, les rend fainéants et moins créatifs :

« Débranche le cordon ombilical dit … l'écouteur. Nous restons endormis. Comme l'idiot face au téléviseur, qui sent sa langue se glisser par la commissure de ses lèvres et la bave rouler sur son menton et goutter sur la table … ah ! la douce auto hypnose de sentir que tout va bien … le cerveau s'enlisant dans le message des désodorisants ...se glissant jusqu'au tourne disques, mettre un peu de son de Los Angeles … ces chorus … cette guitare qui ne passe pas les limites … ces cuivres bien arrangés … le son qui coule comme un liquide de banane et de lait … Je me rappelle vaguement cette attitude stimulante du rock. Je me rappelle cette odeur de terre humide et le folklore de la lune. Je me rappelle cette saveur si familière et parentale qu'avait le tango. Je me rappelle de Jimi Hendrix ouvrant les imaginaires comme des boites de conserve oxydées avec ses riffs brulants. Je me rappelle de Bob Dylan sortant de nul part les phrases justes pour toute une génération agitée et inquiète. Je me rappelle l'attente de chaque nouveau disque des Beatles, qui serait une surprise totale, un territoire distinct. Des petits microclimats du monde musical. Lorsque ça sonne bien tout le monde est content. Ça sonne moderne, correct, beau. Pouvons nous passer un moment agréable les amis ?! Comment devons nous jouer cette année ? Que mettons nous dans nos critiques ? Quelle est la vague cette année ? Nous nous ennuyons et restons endormis. Comme l'idiot face au téléviseur, totalement incapable de penser par ses propres moyens, laissant patiner les jours du calendrier du magasin « La Buena Estrella247 ». Le show est bien monté, la cassette vidéo en couleur est géniale. Les filles sont belles et les garçons instruits. Personne ne dit le serment du dimanche dans le pré. Personne ne va dans le pré, c'est mieux de rester à la maison en écoutant des disques par des écouteurs, alors que les jours se dissolvent comme une pêche melba en plein été. Nous restons endormis et nous nos ennuyons, chers musiciens, journalistes et publique en général. Nous ne sommes pas des êtres spéciaux, nous ne sommes pas touchés par quelque baguette magique de la bonté et de la lucidité. Ces choses se gagnent tous les jours, elles ne viennent pas incluses dans le prix d'un blue jean. La routine, la consommation aussi engloutissent le rock. Il est peut être l'heure de commencer une aventure intéressante ensemble, parce que l'on voit que l'on ne peut vivre de réalités empruntées. Nous pourrions profiter maintenant du commencement du printemps qui fut toujours une bonne excuse pour vivre réellement. Pipo Lernoud »

Dans cet éditorial, Pipo Lernoud critique la musique commerciale produite par l'industrie discographique. Il appelle les lecteurs à arrêter de se faire « materner » par des musiques simples, « qui sonnent bien » mais qui selon lui manquent de substance et de profondeur. Il critique la musique pré-mâchée qui rend les gens fainéants et qui réduit la création musicale en un ensemble d'accords ronds et bien assemblés qui réconfortent les gens. Il appelle ainsi à l'expérimentation dans le rock et dans la musique en général, surement soucieux de l'orientation que prend la musique rock dans cette phase de plus grande popularité

247La Bonne Étoile

125 et médiatisation du genre. Il déplore cet ennui et considère que la musique stagne dans ce qu'elle connait déjà et ne prend pas de risque afin de continuer à plaire aux gens. Pipo Lernoud opère également une critique de la société globale qui, abrutie devant le téléviseur, se laisse aller aux pratiques conformistes sans se poser de questions sur le monde qui l' entoure. On peut lier notamment « la douce auto hypnose de sentir que tout va bien » au rejet exprimé par les membres du rock des mensonges des adultes qui ne se rebellent pas contre la barbarie de la dictature. Cette citation pourrait exprimer le sentiment que la jeunesse éprouve que outre le fait de mentir aux autres, les adultes se mentent à eux même. L'Expreso était chaque fois plus préoccupé par cette société capitaliste qui rongeait l'Argentine et entraînait un appauvrissement culturel, tout cela en raison d'un désir d'enrichissement. Cette société proposée par le gouvernement provoquait selon eux une baisse de la solidarité et une hausse de l'individualisme. La revue se considérait alors comme un organe de préservation de la culture et de la solidarité mais aussi comme un organe de remise en cause et d'opposition à ce système . Dans le courrier des lecteurs, on retrouve des messages de solidarité qui fêtent ce retour du collectif dans le rock. On remarque aussi des critiques et éloges concernant les changements structurels ainsi que de la ligne éditoriale de la revue. Plusieurs courriers des lecteurs ne se réfèrent uniquement qu'à la musique comme ceux du n°47 de juin 1980 et plusieurs d'entre eux en profitent pour corriger les rédacteurs quand ils donnent de fausses informations musicales dans leurs articles. Le retour des concerts permet aux jeunes de se réunir de nouveau et les courriers de solitude diminuent quelque peu, mais c'est surtout les messages de désespoir qualifiés de cathartiques et pessimistes qui laissent place à des messages de jeunes qui se sentent seuls mais ont de l'espoir en l'avenir et surtout dans le rock et sa capacité d'unir le mouvement. Néanmoins ces messages sont amplement remplacés par des lettres qui ne se réfèrent qu'à des questions musicales. Le retour du « Nous » entrainé par la réapparition du rock se rencontre également dans le courrier des lecteurs, par exemple avec l'appropriation faite de la revue par certains des lecteurs dans leurs lettres. En effet, le lecteur Marcelo en juin 1980 écrit à la rédaction : « Je vous écris pour commenter le numéro 46 de votre revue ( « notre ») particulièrement de la section « Concerts ». » Ce lecteur note dans son courrier les erreurs des rédacteurs, réalisant un acte de supervision de la rédaction comme si il en faisait partie et cette impression est accrue par la référence à la revue comme « notre », car elle appartient également selon lui aussi aux lecteurs. Ce message montre la confiance

126 retrouvée par les lecteurs dans leur force et appuie ce sentiment d'égalité, de partage et de solidarité qui renait en même temps que le rock. On peut également voir dans le « Rincon de los Fenicios » que les messages ayant trait à la communication entre lecteurs de la colonne « En Communiquant » se réduit au profit des autres ayant trait à la musique: comme les classes de musique, les achats ou ventes de vinyles et d'instruments et les échanges entre musiciens. On voit alors que la revue continue à jouer son rôle d'instrument de communication et permet aux membres du rock de débattre sur le retour du rock, sur comment faire revivre cette musique et sur sa faculté de résistance.

3 ) « Chanson pour l'Amérique Latine »

Le militantisme croissant qui se remarque au sein de la revue va se retrouver également dans une revendication de l'identité latino-américaine promue par Pipo Lernoud et le développement croissant de l'information musicale ne va pas concerner uniquement le rock mais aussi la musique folklorique argentine et laisser également un peu de place à des artistes d'Amérique Latine. En effet, le directeur qui est maintenant seul décideur choisit d'approfondir un aspect de la revue qui a toujours existé et qui est l'intérêt pour l'Amérique Latine, sa culture, son histoire et ses peuples. Le directeur s'oppose à l'impérialisme des États Unis et de l'Europe qui a exporté sa culture et son style de vie en Amérique Latine ainsi que ses systèmes politiques. Las de l'influence de ces pays, Pipo Lernoud désire que l'Amérique Latine développe sa propre culture et sa propre manière d'exister et de vivre avec son environnement. L'indépendance de ce continent va passer selon lui par un respect de l'environnement ainsi que celui des peuples aborigènes. Il en a assez, comme nous l'avons dit auparavant, de l'uniformité de la culture importée par les pays occidentaux et veut créer une prise de conscience chez les lecteurs :

« Nous avons parcouru 4 ans ensemble ! Quatre ans à chercher le retour de la croissance d'une culture indépendante, basée sur les valeurs humaines et sur l'exaltation de la vie plus que sur les exigences du marché ou sur les dogmes idéologiques de quelques indolents. […] Il s'est ouvert une exploration à la recherche d'une culture jeune basée sur les réalités de notre pays et de notre continent. […] Aujourd'hui il existe une pluralité active de visions à l'intérieur de cette culture jeune, et elles doivent toutes être stimulées si notre intention est de créer. Et elles doivent être mises en pratique, que ce soit sous forme de musique, de théâtre, de revues, d'écologie, de cinéma, de communautés ... Parce que comme Gismonti le dit si bien, il est l'heure d'arrêter de se plaindre et de commencer à agir. Et comme dit Gary Snyder, la nature et les hommes ont besoin de variété, de diversité et de liberté pour grandir. N'importe quelle forme

127 de monoculture mentale est signe de mort et de stagnation.248 »

Pipo Lernoud veut promouvoir la culture de son pays et de son continent et ce désir va s'exprimer dès le premier éditorial qu'il va écrire dans le numéro 41 de décembre 1979 intitulé « Chanson pour l'Amérique Latine » :

« La musique est l'art qui peut transmettre le plus efficacement les émotions et les espérances des gens dans cette ère de fort développement technologique. Le son coule par toutes les fissures d'une culture, voyage à travers la planète à travers de rapides réseaux électriques, s'incruste dans les jungles et grimpe les montagnes à l'intérieur d'une petite boite de transistors. Ce processus a deux faces : la première permet aux peuples de se connaître, aux hommes de communiquer et se s'enrichir mutuellement, montrant à nos yeux de nouvelles manières d'être et de sentir, le rythme des l'apparition de races et des cultures qui ont été oubliées durant des siècles. La deuxième est celle de la massification, de l'uniformité, du progressif abrutissement de l'espèce humaine. Il y a des pays où les moyens de communications sont utilisés pour matraquer le concept « officiel » de la vie et sont activement contrôlés pour ne pas laisser filtrer l'air libre de la pensée individuelle. Il y en a d'autres où les médias sont une machine économique aveugle guidée par les statistiques de vente et le lavage de cerveau de la publicité. Dans les deux cas, la musique est un instrument d'hypnose collective et non l'expression humaine qu'elle devrait naturellement être. Il y a un concept qui pourrait s'appliquer à la vie sociale des humains : « La variété est la base de la stabilité, quand plus de diversité de la faune et de la flore il y a, plus de probabilités de survivre il y a. ». La nature humaine est que quand les hommes ont plus de liberté pour penser par eux même et développer leur propre style de vie, la possibilité de guerres, de dictatures, de folies collectives et de fanatismes de tout type, en bref des phénomènes dangereux pour la continuation de la vie, s'éloigne. Parce que les hommes indépendants, habitués à penser par soi même sont difficilement emportés par les vents et les tempêtes passagères. Vous pourriez me dire : « Mais, qu'est ce que ça à voir avec l'Amérique Latine et la chanson ? ». C'est que ces deux phénomènes, celui de la communication et celui de la massification, apparaissent ici et aujourd'hui dans la musique. D'un coté, dans la dernière décennie sont apparus des artistes qui expriment les sentiments et les points de vue des nouvelles générations. De l'autre, ces même artistes et son public ont été amenés à être dans l'attente de l'évolution d'un seul type de musique : le rock, folk, jazz et blues anglophone. D'ici, le danger de l'uniformité, le possible allègement des expériences des gens de la rue et du monde nous entoure. L'autre extrême de la balance est la variété, l'expression de la vie avec toute sa multiplicité organique, le reflet de ce qui se vit quotidiennement. C'est pour ça le titre de couverture : Chanson pour l'Amérique Latine. Milton Nascimiento est le symbole d'un mouvement culturel et musical brésilien formidable, qui reflète la culture des gens de ce pays, avec tout son dynamisme et sa richesse. Quelque chose qui est un exemple pour tout le continent en ce moment, par son étonnante ouverture mentale et la sincérité de ses créateurs, capables de convertir toutes les expressions d'un peuple en un art merveilleux, sans avoir besoin de recourir en permanence à une inspiration venue d'ailleurs. Ce mois, Buenos Aires bénéficiera d'une véritable injection de cette énergie créative, à travers de Milton, Hermeto Pascoal, Gilberto Gil. Et aura l'opportunité de voir, aussi, deux expressions distinctes mais importantes de notre propres recherche de la variété : Astor Piazzolla, et le légendaire groupe Almendra. Nous espérons que tout cela nous servira de miroir pour nous connaître nous même. Pipo Lernoud »

Cet éditorial fait écho à la couverture de ce numéro qui représente Milton Nascimiento, suivit dans Mordisco de pages consacrées aux textes de ses chansons. On remarque là, comme nous l'avons dit auparavant, un rapport à la technologie plutôt complexe,

248Editorial n°48

128 ne la rejetant pas complètement mais remettant en cause l'utilisation dont les gouvernements en font. Pipo Lernoud confie aux auteurs de Estacion Imposible les raisons de cet intérêt grandissant pour la musique folklorique et pour la conscience latino-américaine. Cet intérêt découle comme il le dit une succession de raisons personnelles, notamment ses amitiés avec des groupes de musiques d'Amérique Latine comme les chiliens Los Jaivas qui lui ont transmit leurs préoccupations et intérêts pour la cause latino-américaine : « De plus, nous étions très amis avec Gustavo Santaolalla et Leon Gieco, avec qui nous nous disions qu'il ne fallait pas regarder vers Londres mais vers ce qui se passait ici.249 ». Pipo Lernoud, trente ans après cette époque, se dit qu'il avait peut être trop parlé de l'Amérique Latine : « J'ai un peu dépassé les bornes. Des fois, j'engloutissais des « latinoamericanizadas250 » seulement pour le désir de refléter une chose qui me paraissait importante. Ce qui m'a permit, par exemple, de me rapprocher du folklore.251 ». Dans cette période, Pipo Lernoud met en effet beaucoup l'accent sur l'écologie, les pratiques artisanales et folkloriques, les traditions et problématiques des indigènes mais aussi sur la condition féminine. Pipo Lernoud parlait de cette entreprise militante en ces termes : « Le chemin à prendre n'était pas de poser des bombes mais de penser d'une autre manière. ». Les auteurs de l'Estacion Imposible somment ces intérêts et concepts comme une « militance éco-humaniste », qui logiquement prenait en compte la problématique latino-américaine. Alfredo Rosso se rappelle que « pendant la seconde époque, les articles sur l'écologie comportaient des choses brillantes, comme tout ce rapprochement à l'Amérique Latine Indigène, l'article sur Atahualpa, l'introduction d'écrivains et philosophes humanistes/écologistes, comme le cas de Gary Snyder [...]252 ». Pipo Lernoud désire entrainer une réaffirmation de l'identité latino-américaine afin de créer une nouvelle façon de vivre. Dans le premier numéro sous la seule direction de Pipo Lernoud, est publié un article de quatre pages sur une communauté du Tennesse nommée The Farm. L'article est coécrit par plusieurs membres de cette communauté écologiste de quasi mille. L'article est signé par « Stephen » ; « Peter, Rupert et l'équipe de mécaniciens » ; « Ina May et l'équipe des sages femmes » ; « Robert et l'équipe de construction ». Titré « Autobiographie d'une communauté agricole », ses différents auteurs développent plusieurs aspects différents de la vie en communauté comme l'agriculture, les voisins, la banque, la construction, l'atelier mécanique,

249 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 113 250Cette expression signifie surement des sujets liés à l'Amérique Latine sous forme de métaphore alimentaire. 251 Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 116 252 Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 117

129 le groupe de musique de The Farm, la radio, le collège, la famille, la cohabitation et les naissances. Cette communauté se base sur les valeurs de la famille et du travail contrairement au mouvement hippie qui rejetait ces valeurs des adultes qu'il qualifiait de bourgeoises. En cette période d'échec de nombreuses communautés mises en place durant les années hippies aux États Unis, la revue cherche à redonner confiance à ses lecteurs en ce mode de vie en opposition à la consommation de masse et en harmonie avec la nature. Cet article semble avoir eu des répercussions sur ses lecteurs, notamment sur Hugo Basile :

« Je me rappelle notamment qu'il y avait aux États Unis dans le Tennessee une communauté que je ne connaissais pas, une communauté qui s'appelait The Farm. Ils vivaient comme des hippies et j'avais vu beaucoup d'articles sur cette communauté dont un dans l'Expreso et je leur ai écrit. Dans cet article, ils y avaient noté l'adresse de la communauté, et ils m'ont répondu.253 »

Deux autres pages sont consacrées à l'accouchement naturel au sein de cette communauté dans le numéro 49 d'août 1980, article également écrit par ses membres. Ils y décrivent l'accouchement naturel, ses bienfaits et leur expérience de cette pratique au sein de leur communauté. Cet article était inclus dans un dossier de huit pages sur l'accouchement naturel intitulé « Les joies de l'accouchement naturel ». En commençant ce dossier signé par Pipo Lernoud, une note est écrite afin d'expliquer pourquoi la rédaction a voulu faire un dossier sur ce sujet : « L'Expreso ne veut pas découvrir « la nouvelle vérité » en matière d'accouchement, parce que chaque bébé, chaque mère et chaque accouchement sont uniques et ne peuvent pas se reproduire. Au contraire, nous avons voulu stimuler les futurs pères pour qu'ils ne restent pas avec l'image en tête des accouchements déshumanisés du routinier système commercial, produits plus par l'effet des produits chimiques et procédés médicaux que par l'amoureux travail de la mère, du père et du bébé, unis dans une profonde expérience. ». Le dossier est composé de plusieurs interviews, celle d'une sage femme qui s'occupe d'accouchements naturels, celle de la femme de David Lebon, musicien du groupe de rock Seru Giran qui livre son expérience, ainsi que celle d'un gynécologue et d'un médecin. Évidemment, tous sont en faveur de ce procédé et n'ont jamais eu de problèmes quand à cette expérience. Ce qui est intrigant, ce sont les photographies qui ont imagé le dossier sur toutes ces pages. Ces photographies sont extraites d'un livre écrit et publié par la communauté de The Farm et elles représentent les accouchements qui y ont eu lieu. On y voit des femmes nues, avec leurs compagnons et plus que de la suggestion, on voit réellement le travail de

253Annexes, p. 185

130 l'accouchement en entier, notamment le sexe de ces femmes. Paradoxalement, alors que la dictature censurait des photographie, phrases, musiques ou autres scènes de cinéma souvent n'ayant aucun but provocateur ou subversif voir totalement ingénues sous peine d'être obscènes, ces images qui seraient, je suppose, difficilement publiées dans un journal Européen de nos jours, n'ont subi aucune censure. Pipo Lernoud confie aux auteurs de Estacion Imposible qu'il n'a aucune idée de comment ces photographies ont réussit à passer les filets de la censure et se pose toujours la question. Les deux seules hypothèses possibles sont que les censeurs n'ont pas remarqué et donc pas signalé ces photographies ou que sous couvert de n'être qu'un acte naturel lié à la famille et à la prolongation de l'espèce humaine, les contrôleurs ont laissé passer ces photographies, mais la première possibilité semble la plus plausible. La surprise est telle qu'une personne se disant journaliste au journal Para Ti, appela la direction pour leur demander comment avaient-ils réussit à publier de telles images alors que eux subissaient la censure pour des images bien moins provocantes. Un autre thème tabou qui n'a pas subi la censure se trouve dans la section « Guide pour Habiter la Planète Terre » qui, en octobre 1979, consacre trois pages de la revue sur les différentes méthodes de contraception. Face au manque d'information que disposent les jeunes sur ces sujets et à l'éducation de la morale chrétienne dispensée par l'école, l'Expreso Imaginario décide de faire de la prévention. Contrairement aux précédents « Guide pour Habiter la Planète Terre » qui n'avaient pour seul but que d'informer sur des pratiques alternatives et écologiques d'auto-production, la rédaction décide là de mettre une lumière sur ce sujet tabou. Ceci constituait un affront aux secteurs les plus radicaux de l'église catholique qui à cette époque entretenait une complicité avec le régime militaire qui incluait dans ses ennemis et comme passible de la censure, toute personne ou propos portant atteinte à la morale religieuse. L'Expreso Imaginario publie un autre article concernant l'exaltation de la femme et de son pouvoir dans le numéro 39 écrit par Diana Beliessi. Ce texte étudiait les différents rôles des femmes dans différentes cultures et peuples et notamment celui des indiens Kadabas de Colombie. Elle y inclus un poème qui fait l'éloge des femmes et des mères. Une compilation de poésie en décembre 1979 est également consacrée aux femmes, intitulée « C'est la forme féminine ». Ces trois pages comportent des poèmes notamment de Walt Whitman, de Joni Mitchel ou encore un poème Aztèque. Par ailleurs, dans le numéro 40, un article signé par Mirta Benegas critiquait le

131 courrier du cœur des magasines féminins qui selon la rédactrice était un « piège pour celles qui se confessaient ». Mirta Benegas affirmait clairement dans le titre de son article : « Le courrier sentimental, l'art de rendre coupable la victime. ».

Nous pouvons nous rappeler que lors de la première étape de la revue, la rédaction s'était davantage attelée au soutien des peuples indigènes, à la préservation de la nature et de ses racines et à l'information sur les monuments d'Amérique latine ainsi qu'aux rites et légendes de ce continent. La rédaction donnait aux lecteurs des informations pour découvrir leur continent et son histoire. Durant cette deuxième étape, la direction va privilégier la création d'une conscience continentale qui redonnerait aux aborigènes un poids dans cette société. Plusieurs articles vont tenter dans cette période de créer une information militante sur le sujet de ces peuples originaires. En novembre 1979, Cristina Rafanelli dénonce l'attitude du gouvernement dans un article de deux pages sur les réserves Mapuche du sud du pays. Plus tard en juin 1980, Pipo Lernoud réalise un dossier entier de six pages sur la situation de ces peuples au Brésil et notamment en Amazonie. Dans ce dossier, il laisse la parole à Mario Juruna qui se veut porte parole des Xavantes ainsi qu'à Umeru, un indien Bororo de 70 ans qui racontent tous deux la destruction par « l'homme blanc » de leur territoire et de ses richesses naturelles. Dans ce dossier, Pipo Lernoud effectue également une interview du journaliste Edison Martins qui dénonce l'attitude du gouvernement brésilien qu'il accuse de ne s'intéresser à ces peuples uniquement dans un but économique en vue des richesses de leurs territoires. Cette défense de la nature et de l'homme en harmonie avec son environnement est en totale corrélation avec les idéaux du rock national argentin et ses valeurs. Plusieurs articles vont être consacrés à ces peuples originaires et à la préservation de l'environnement. Ainsi dans le numéro 40, Pipo Lernoud et Ricardo Orquera écrivent un article de cinq pages sur une association créée par des jeunes appelée « Association pour la Conservation de la Nature Argentine ». Dans le numéro 46, les rédacteurs consacrent un article à des écologistes de Greenpeace qui se confrontent dans le Pacifique sud depuis plusieurs années à des bateaux russes qui chassent la baleine. Le numéro 52 consacre deux pages à un portrait de l'écrivain Manuel Castilla qui défend également la thèse de la protection de l'environnement ainsi que deux pages aux « Fêtes de la Terre » organisées à Buenos Aires dans un centre culturel. La préoccupation du bien-être personnel, lié à une consommation responsable et au respect de son corps se retrouve moins dans cette seconde période dans laquelle le « guide pratique pour

132 habiter la terre » n'apparait plus. L'accent est moins porté sur la consommation et la vie alternative hormis lors des dossiers sur l'accouchement naturel et sur la communauté de The Farm. On peut noter seulement un article de cinq pages réalisé en octobre 1980 où la rédaction décrit comment se passe un « marathon naturaliste », sorte de stage ou de formation de groupe qui nous apprend à mieux s'alimenter, à méditer, à faire du yoga, faire des massages, utiliser la médecine naturelle, en somme prendre soin de son corps et réfléchir sur soi-même. Cette défense des peuples opprimés d'Amérique Latine, de la « Terre Mère » et de l'environnement se retrouve dans les propos et dans les chansons de beaucoup de chanteurs et musiciens folkloriques argentins et d'Amérique Latine. Ces musiciens qui revendiquent jouer pour tous les peuples ont une démarche musicale populaire à l'image de Mercedes Sosa qui se veut représentante et la voix de tous les peuples opprimés d'Amérique Latine. Ces musiciens comme nous le dit Miguel Grinberg étaient souvent affiliés à l'extrême gauche et notamment au parti communiste ce qui leur a valu d'être placés sur les listes noire du régime militaire :

« Les listes noires n'étaient pas seulement appliquées au rock mais aussi aux musiciens de gauche qui appartenaient au folklore. Leon Gieco était affilié au rock, Mercedes Sosa aussi, Horacio Guarani ... Les militants de gauche qui jouaient du folklore était aussi dans les listes noires. Ils étaient pour la plupart militants du parti communiste, dans une position idéologique qui était la position du PC. Même si le parti communiste de l'Union Soviétique était un parti d'extrême droite fasciste et répressif, dans les pays d'Amérique Latine appartenir au PC signifiait faire parti de l'extrême gauche.254 […] Mais, les musiciens engagés dans des affiliations politiques en Argentine étaient davantage issus du tango et du folklore. Dans le rock, je ne me souviens de personne montrant des signes ostentatoires d'appartenance à un parti politique en particulier.255 »

Pipo Lernoud cherche en médiatisant des artistes folkloriques à s'approprier leur idéologie et leurs valeurs mais aussi à promouvoir la culture locale et nationale. Reflet de cet intérêt pour la musique folklorique et de la ligne éditoriale de cette période de l'Expreso, c'est l'interview de Atahualpa Yupanqui publiée dans le numéro 53 en décembre 1980. Dans le numéro précédent, Pipo Lernoud consacra une page de la revue pour parler d'un concert du musicien qui s'intitule « Atahualpa Yupanqui, confessions d'un chroniqueur ignorant ». Dans cet article, Pipo Lernoud parle de sa découverte du musicien aux lecteurs et se sent coupable de ne découvrir que maintenant cet artiste argentin : « Et c'est ainsi que je me suis mis à pleurer au premier rang d'un théâtre de Buenos Aires, époustouflé par la sincérité et la tendresse du plus grand chanteur de mon pays que je ne connaissais quasiment pas. ». Afin de

254 Annexes, p. 219 255 Annexes, p. 220

133 réparer cette méconnaissance impardonnable comme le dit Pipo Lernoud, il lui consacre dans le numéro suivant, une grande interview de sept pages. Le musicien apparaît alors en couverture de l'Expreso. L'interview concerne le style et le parcours musical du chanteur mais reflète également son engagement politique notamment au niveau de l'écologie ainsi que ses opinions partisanes. Au fil de l'interview, Atahualpa Yupanqui dépeint les territoires d'Argentine et d'Amérique Latine qu'il visite fréquemment et évoque également la société du divertissement, les médias, ses préoccupations pour le respect de l'environnement et l'exploitation de l'Amérique Latine, l'identité argentine ainsi que la situation des peuples aborigènes. Néanmoins une déclaration du musicien va créer un débat au sein de la rédaction. En effet, Atahulapa Yupanqui avoue à un moment de l'interview :

« Des fois, je lis des choses sur l'infiltration soviétique et le marxisme. Et je me rends compte que cela existe, que ça se passe vraiment. Je suis tombé dans ce piège pendant un temps il y a plusieurs années. Après, je me suis rendu compte que cela ne devais pas être et je suis parti. »

En effet, le musicien a bien adhéré au parti communiste pendant plusieurs années et rejette maintenant son idéologie. La rédaction a beaucoup hésité à publier ce passage, coincée entre l'envie de transparaitre la vraie personnalité du chanteur, de ne pas opérer de censure et le symbole de ce qu'une déclaration comme celle là signifiait dans ce contexte politique. Pipo a confié aux auteurs de Estacion Imposible que « à ce moment nous avons beaucoup parlé de publier ou non cette déclaration. Nous ne voulions pas tirer sur les marxistes dans ce contexte parce que nous aurions l'impression d'être comme Videla. 256». En effet durant cette période de grande propagande anti-communiste, publier ces déclarations signifiait aller dans le même sens que le régime militaire et participer à sa propagande. La rédaction publiera finalement cette déclaration. Le chanteur qui dit ne pas « croire en toutes ces choses là » révèle son absence de foi en la politique. Ce numéro représentait la volonté de Pipo Lernoud de se rapprocher de la musique folklorique argentine qui commençait à refaire surface tout comme le rock. Néanmoins, les auteurs de Estacion Imposible affirment que ce numéro 53 a été le numéro qui s'est le moins vendu de toute son histoire257.

Cette médiatisation de la musique traditionnelle argentine place la revue dans une posture d'opposition au régime aux cotés des rockeurs qui tentent de soutenir ces musiciens et

256 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 130 257Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p.130

134 prônent ainsi une identité culturelle régionale en dépit des militaires qui se préoccupent peu des problèmes ruraux. Dans les années de dictature en Argentine, les initiatives culturelles régionales sont encore plus réprimandées que celle de Buenos Aires. Toutes les formes d'expressions artistiques régionales sont supprimés, ce qui est aussi le cas de la musique folklorique et c'est pourquoi certains artistes s'exilent tels Mercedes Sosa de 1979 à 1982 ou que d'autres se font tuer comme Jorge Cafrune. Cette place laissée vacante est investie par le rock nacional qui va tenter de palier ces lacunes culturelles dans l'intérieur du pays notamment lors de leurs concerts. C'est ainsi que beaucoup de musiciens du rock national vont se rapprocher des artistes folkloriques majoritairement argentins. Les rockeurs, dès la perte de l'influence du gouvernement sur la société argentine dans les années 1980-1981, se font alors représentants du peuple argentin. En effet, ils se sentent investis d'une certaine mission qui est de jouer et de représenter le peuple entier puisque la musique traditionnelle argentine ne joue plus vraiment ce rôle d'impulsion. C'est pourquoi certains artistes se rendent dans les provinces pour des tournées et pour ramener la culture dans les zones rurales. Et ces rockeurs s'associent alors avec des artistes de musique folklorique. Beaucoup de rockeurs argentins s'inspirent également de la musique folklorique argentine, comme Léon Gieco, dans leurs compositions. Cette entreprise ramène un élan de sentiment national en Argentine, et souvent les musiciens de rock argentins parlent de leur pays, de leur patrie avec un sentiment de fierté. Il y a là un désir d'union entre tous les argentins face au gouvernement et une volonté de se réapproprier leur pays. Les valeurs du rock sont assez similaires avec celle de la musique folklorique c'est pourquoi la revue cherche également à médiatiser ce genre musical. Jorge Pistocchi confirme que le rock est un mélange de beaucoup de courants musicaux notamment d'inspiration foklklorique et latino- américaine : « il y avait aussi une grosse influence de la musique brésilienne et de toute l'Amérique latine, le rock était un mélange d'une montagne de courants musicaux.258 ». Miguel Grinberg a longtemps évoqué cette relation du rock avec le folklore dans notre entretien :

« Je me rappelle qu'un jour, dans les bureaux du journal La Opinion, nous avons eu un débat avec des représentants du tango, de la musique folklorique et du rock. Du tango, sont venues des figures très archétypes, très classiques : le directeur d'orchestre Osvaldo Pugliese qui était membre du parti communiste, Julian Plaza qui était aussi compositeur et avec eux un chanteur de tango très connu à cette époque qui était Edmundo Rivero. Face à deux représentants du folklore et deux représentants du rock, ces défenseurs du tango étaient totalement anti-rock parce que c'était la musique de l'impérialisme étranger. L'argument le plus agressif qu'ils ont pu utilisé, c'était de dire que le rock était contraire à la nature culturelle argentine. Les musiciens folkloriques étaient des musiciens et des personnages de

258Annexes, p. 236

135 première ligne, des figures de reconnaissance publique : une compilatrice qui s'appelait Lela Valladares et Ariel Ramirez, qui, avec Felix Luna a composé des œuvres classiques de folklore argentin mais ils éprouvaient déjà une sensibilité envers le rock. Lela Valladares avait une théorie selon laquelle la vaguala indigène argentine259 était parente du blues nord américain et elle a enseigné à chanté des vagualas aux rockeurs comme à Gustavo Santaolalla260, à Leon Gieco, Fito Paez, elle les a introduit au monde de la vaguala qui est un cantique de l'intérieur du pays qui possède certaines parentés avec les chansons de résistance des esclaves nord américains et dans ce cas celui des indigènes. Les deux rockeurs présents à cette réunion qui étaient deux amis à moi, c'était Charly Garcia et David Lebon. Durant la réunion, ils parlaient avec les musiciens folkloriques étant donné que ceux du tango étaient à l'autre bout de la table et nous ignoraient comme si nous étions des parias.261

Mais le rock et la musique folklorique se sont bien associés à certaines occasions ?

Chez certains musiciens du rock, il y avait une certaine sensibilité au folklore. Un de ces musiciens, c'est Gustavo Santaolalla, le leader du groupe Arco Iris qui avait un lien pas tant avec le folklore argentin mais avec le folklore indien-américain, et on peut le voir dans l'opéra qu'il a composé vers cette époque là, qui s'appelle « Amérique du Sud ou le retour à l'aube » qui était une œuvre très américaniste. Leon Gieco est également très concerné par la revendication latino-américaine. Mercedes Sosa était, elle, la figure du folklore ayant le plus de proximité avec le rock. Ce sentiment collectif avait du succès à cette époque également parce des musiciens brésiliens venaient beaucoup en Argentine et surtout à Buenos Aires. Il y a eu en particulier Milton Nascimento qui a beaucoup côtoyé les rockeurs argentins ainsi que Ivan Lins, tous deux des musiciens populaires brésiliens très importants. Ils venaient pour faire des concerts avec Leon Gieco, Mercedes Sosa, et ils se produisaient surtout en concert. Leur musique était enregistré et l'enregistrement du concert était vendu par la suite.262 »

En effet, ce retour de la musique traditionnelle argentine se remarque dans la revue avec une médiatisation plus forte de ses artistes que dans les premiers numéros. Cette volonté de réintégrer les artistes des provinces dans la culture nationale va parfois au delà du pays. On observe que cette idée d'appartenance à une identité sud américaine est très présente chez ces chanteurs qui se font les représentants de tous les peuples d'Amérique Latine. Certains autres pays d'Amérique Latine sont dans la même situation gouvernementale que l'Argentine et l'ennemi commun favorise un rapprochement entre ces pays. On remarque cette intérêt et ce désir d'union dans la revue car elle rédige également des articles sur des chanteurs et musiciens folkloriques uruguayens, brésiliens ou chiliens tels que Elis Regina ou Jaime Roos :

« A l'époque de la dictature, sont venus travailler en Argentine beaucoup d'artistes Brésiliens et ils n'ont pas subis la censure. Leurs concerts étaient un lieu de rendez vous pour beaucoup de rockeurs qui utilisaient les concerts des brésiliens comme lieu de rencontre. Ici sont venus une liste impressionnante de musiciens brésiliens comme Milton Nascimento, Hermeto Pascoal, Egberto Gismonti, beaucoup de groupes d'Uruguay venaient aussi parce que Montevideo était une petite ville. Je pense que, oui, peut être que l'Expreso voulait unir les gens le plus possible.263 »( Miguel Grinberg )

259Type de chanson/chant traditionnel 260Leader du groupe de rock national Arcos Iris 261Annexes, p. 220 262Annexes, p. 221 263Annexes, p. 230

136 Cette solidarité intra-continentale s'observe aussi dans le fort intérêt des journalistes de l'Expreso Imaginario pour la musique traditionnelle brésilienne. Elle fait l'objet de plusieurs articles et de dossiers. Alfredo Rosso confie aux auteurs de Estacion Imposible : « Ici les revues étaient le reflet de l'entrain «anglo-saxon », et Pipo a ouvert le chemin vers le Brésil. Ici, Hermeto Pascoal s'est fait connaître par l'Expreso Imaginario. Et pas seulement lui, Egberto Gismonti s'y est fait connaître aussi et ils sont vite devenus amis avec l'Expreso.264 ». Il raconte des barbecues chez Pipo Lernoud et leur amitié également avec le musicien brésilien Gilberto Gil avec qui ils disputaient volontiers des parties de football. Cet intérêt pour la musique brésilienne et globalement latino-américaine se remarque dans les couvertures de l'Expreso Imaginario. En effet, sur quatorze couvertures musicales durant cette période, trois sont tout de même dédiées à des musiciens d'Amérique Latine autre que argentins. On y voit le brésilien Milton Nascimiento dans le numéro 41, Ruben Rada qui est un musicien d'Uruguay dans le numéro 51, et le fameux brésilien, musicien de jazz, Egberto Gismonti, Brésil dans le numéro 48. Ces articles et cette volonté de se réapproprier le continent latino-américain exprimée par Pipo Lernoud a suscité un intérêt chez les lecteurs, leur faisant découvrir d'autres musiciens de leur continent, notamment chez l'ancien lecteur de la revue, Fernando Gabriel Dunan :

« J'aimais bien les articles sur la musique, ce genre de choses, sur l'Amérique latine, sur l'histoire, le cinéma, ça nous donnait envie de voyager265. [...] Quand on était en voyage, on lisait de la littérature latino-américaine, un mélange en fait. […] Ils m'ont fait découvrir le jazz, il y avait pas mal d'articles sur le jazz parce que beaucoup de musiciens d'Amérique latine sont venus à Buenos Aires ces années là et on rapporté le jazz avec eux. C'était à la mode à cette époque, je suis allé voir quelques concerts. J'ai connu, par exemple, Gismonti266 avec cette revue. J'ai découvert aussi Hermeto Pascoal. Nous on ne sortait pas du pays à cette époque mais les Brésiliens venaient, les Uruguayens venaient aussi, souvent des musiciens. Ils venaient jouer à Buenos Aires et représentaient l'avant-garde. Du coup, on essayait d'avoir des disques du Brésil.267 »

On voit dans tous ces aspects de cette période de l'Expreso Imaginario que l'influence de Pipo Lernoud a été omniprésente. Pipo Lernoud avait une fonction qui dépassait celle du directeur, et certains lecteurs auraient pu le considérer presque comme un guide spirituel. En effet, au lieu de proposer certaines alternatives, en ouvrant les jeunes à une nouvelle culture

264Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 129 265Annexes, p. 207 266Musicien Brésilien 267Annexes, p. 214

137 diversifié et leur laissant le choix de penser ce qu'ils voulaient, la revue a vu ses thèmes abordés diminuer ainsi que le discours militant durcir. Pipo Lernoud cherchait à créer une prise de conscience forte chez ces jeunes tant au niveau de l'environnement que des droits des peuples aborigènes et désirait former une conscience régionale à la place de la mondialisation montante de cette époque. Il voulait, au lieu de regarder vers Londres ou vers les États Unis, regarder vers soi même et prouver que ce continent avait un réel potentiel et n'était pas obligé de se soumettre aux normes et pratiques des pays occidentaux. Pipo Lernoud désirait prouver et montrer aux lecteurs qu'ils avaient réellement le pouvoir de changer les choses et de créer un nouveau monde en Amérique Latine.

Nous pouvons affirmer que cette fusion de Mordisco et de l'Expreso Imaginario a entrainé la transformation de la revue en un organe strictement musical que l'Expreso deviendra dans la dernière période de son histoire. Cette transformation de l'Expreso en une revue totalement musicale sera entrainée également par l'utilisation de Alberto Ohanian de l'Expreso comme panneau de publicité pour ses groupes de musique et événements qu'il organisait en temps que producteur. Jorge Pistocchi, après son départ créé une nouvelle revue en mai 1980 qui va entrainer plusieurs journalistes et lecteurs de l'Expreso Imaginario à se tourner vers cette parution nommée Zaff!. On peut citer notamment le journaliste Claudio Kleinman qui était rédacteur à l'Expreso mais écrivait également pour Zaff!. Pablo Perel, Ralph Rothschild, Fernando Basabru et encore Alfredo Rosso vont eux aussi s'éloigner un petit peu de la revue. Ces journalistes qui fondaient le pilier de la rédaction vont apparaître désormais davantage en collaborateur ponctuel qu'en tant que rédacteur fixe. Cela entraine une renouvellement de la rédaction et l'apparition de nouveaux journalistes comme Cesar Nieszawsky ou Claudio Keblaitis entre autres. Les revues souterraines qui continuent encore à être en relation avec l'Expreso vont aussi se tourner vers la nouvelle parution de Jorge Pistocchi. « Zaff! » ne va durer que quelques numéros mais Jorge Pistocchi va alors créer une autre revue en 1981 : Pan Caliente. Le dernier éditorial de Pipo Lernoud apparaitra dans le numéro 54 de janvier 1981. John Lennon meurt en décembre 1980 et la direction lui dédie son éditorial en publiant un de ses textes intitulé « Mind Games » qu'on peut traduire comme « Les jeux de l'esprit » :

Nous jouions ensemble les jeux de l'esprit Poussant les barrières, plantant des graines

138 Jouant aux combattants de l'esprit chantant l'incantation « Paix sur la terre » Nous avons toujours été en train de jouer tous ces jeux de l'esprit, certains étranges magiciens levant le voile certains l'appelle magie, la quête du Graal. L'amour est la réponse, ça vous le savez, l'amour est une fleur, vous devez la laisser croitre. Alors nous continuons à jouer ces jeux de l'esprit foi en le futur qui nait d'aujourd'hui ils ne peuvent vaincre les combattants de l'esprit projetant nos imaginaires dans l'espace et dans le temps. Alors nous continuons à jouer ensemble ces jeux de l'esprit faisant la danse rituelle du soleil millions de combattants de l'esprit mettant la force de leurs âmes à la disposition de la roue du destin nous continuons de jouer ces jeux de l'esprit pour toujours élevant l'esprit de la paix et de l'amour. John Lennon 1940-1980

Ce dernier éditorial peut être qualifié de banderole ou de synthèse de l'esprit que Pipo Lernoud a insufflé à l'Expreso Imaginario. Les jeux des mots et de l'esprit auxquels il a participé avec cette revue contre le régime militaire a été possible grâce à ses qualités de poète et la croyance en l'amour et en la nature véhiculée par ce texte caractérise vraiment ce journaliste qu'on peut qualifier de participant et de membre de la génération beat. On peut noter d'ailleurs dans ce « jeu dangereux » qu'opère la revue que la traduction de ce texte ne s'est pas fait de manière exacte pour ne pas subir la censure malgré l'apparent discours frontal et non voilé que Pipo Lernoud a revêtu tout au long de ses éditoriaux. Dans la troisième ligne, « jouant aux combattants de l'esprit » n'était pas le terme exact de la chanson originale qui disait « jouant cette guérilla de l'esprit ». Pipo Lernoud a choisi pour des raisons évidentes de ne pas publier le mot « guérilla » qu'il a remplacé par « combattants ». C'est ce numéro et le traitement de cette mort, symbolique et importante pour Pipo Lernoud et qui va le devenir pour l'Expreso Imaginario, qui va le décider à quitter la revue définitivement.

139 B ) « Le temps des fleurs est révolu » : une nouvelle revue pour un nouveau public ( mars 1981 – janvier 1983 )

A la mort de John Lennon, la divergence d'opinion sur l'avenir de la revue est déjà effective entre Pipo Lernoud et Alberto Ohanian. Mais la couverture de cet évènement décidé par le directeur exécutif va constituer le motif déclencheur du départ de Pipo Lernoud. En effet, le directeur éditorial considère John Lennon comme le symbole de toute une époque et d'un mouvement associé à des valeurs et des idéaux auxquels il s'identifie. Il souhaitait évidemment faire paraitre une photographie du musicien en couverture et lui réaliser un hommage. Néanmoins, Alberto Ohanian en décide autrement et choisit de mettre en couverture une photographie du groupe Almendra afin de médiatiser sa tournée effectuée en Argentine. L'éditorial ainsi qu'un dossier de quatre pages sont néanmoins réquisitionnés pour parler de la figure emblématique des Bealtes mais également de la période hippie. Pipo Lernoud décide tout de même d'abandonner la revue et les projets nourris par Alberto Ohanian pour l'Expreso par la même occasion. Il donnera sa dernière contribution à la revue en temps que directeur dans le numéro suivant, celui de février 1981 qui sera marqué par une critique du film de Luc Besson « L'empire contre-attaque ». Il raconte aux auteurs de Estacion Imposible ce départ : « Quand Ohanian a commencé à s'immiscer dans la revue, je m'en suis allé avec Fontova et il restait Pettinato qui est devenu directeur, et qui venait de proposer de faire une revue plus commerciale.268 ». Cette médiatisation du groupe de rock Almendra à la place de celle de John Lennon va être le premier signe d'une transformation de la revue qui va de moins en moins se baser sur les idéaux du flower power. L'utopie libertaire que diffusait l'Expreso Imaginario va petit à petit laisser la place à d'autres idées et façons d'appréhender le monde, qui seront moins liées à l'idéologie du rock national mais davantage tournées vers les idées du mouvement punk et de la new wave. On remarquera dans cette dernière période de la revue que le discours militant va se durcir. Néanmoins cette fois ci il sera davantage axé sur la critique de la répression étatique et sur la manipulation du gouvernement et des médias que sur la conscience latino-américaine et l'écologie. Ce discours frontal va concerner uniquement la critique du gouvernement et des médias qui utilisent le rock à des fins politiques et économiques et se remarquera surtout dans les éditoriaux. Pipo Lernoud va engager un avocat afin de se faire verser une indemnité de départ par

268 Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007 , op.cit., p. 145.

140 Alberto Ohanian et figurera comme collaborateur dans la liste des participants à la revue jusqu'en mai 1981 pour des raisons financières et judiciaires. Après son départ de la revue, Pipo Lernoud partira s'installer au Brésil pour sept mois et collaborera avec Jorge Pistocchi dans sa nouvelle revue, Pan Caliente. Après son départ, plusieurs autres journalistes vont quitter la rédaction notamment Horacio Fontova qui se chargeait de l'esthétique de l'Expreso. Dès le numéro suivant le départ de Pipo Lernoud, Claudio Kleinman et Alfredo Rosso n'apparaissent plus dans la colonne de la rédaction. Alfredo Rosso y fera des apparitions ponctuelles comme collaborateur, de même que Sandra Russo, mais n'appartiendrons désormais plus à la rédaction fixe de la revue :

« C'est une chose assez terrible parce que Alberto Ohanian, en plus de me voler les titres de l'Expreso, a pris en quelque sorte la direction de la revue aux cotés de Roberto Pettinato. Après que Pipo Lernoud s'en est allé, il ne restait quasiment plus aucun journaliste du staff original de la revue. 269» ( Jorge Pistocchi )

Dans le numéro 56 de mars 1981, pour la première fois l'Expreso Imaginario n'a pas de directeur éditorial. La colonne des noms des rédacteurs indique seulement le nom de Alberto Ohanian et celui de Roberto Pettinato qui occupe le poste de secrétaire de rédaction, statut qu'il occupait depuis quelques numéros. Le mois suivant, Roberto Pettinato sera nommé directeur éditorial et le restera jusqu'à la fin de la parution, c'est à dire deux ans. Il n'est d'ailleurs pas nommé « directeur éditorial » mais « directeur » tout court même si Alberto Ohanian continuera à se nommer « directeur exécutif ». Contrairement aux précédents directeurs de la revue, Roberto Pettinato n'est pas aussi tatillon sur les valeurs du rock que colportait auparavant la revue. Il désire faire de l'Expreso une revue de rock et l'alléger de son superflu de préoccupations sociales qui ne sont plus d'actualité. Le départ de Jorge Pistocchi n'avait pas modifié considérablement l'esprit de la revue qui s'était rapproché de l'Amérique Latine mais l'arrivée de Roberto Pettinato à la direction de la revue va créer une rupture avec l'identité de l'Expreso Imaginario.

1 ) L'Expreso Imaginario : une « bonne revue de rock270 »

Voilà comment les auteurs de Estacion Imposible qualifient l'Expreso durant ces deux

269Annexes, p. 239 270Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 146.

141 dernières années. Pipo Lernoud confirme également ces propos, se désolant de la perte de diversité que cela entraine pour l'Expreso Imaginario :

« Pettinato pensait pouvoir faire une revue de rock populaire avec l'Expreso mais je n'étais pas d'accord parce qu'on avait notre public qui nous suivait. Le rock c'était le moyen de véhiculer des idées sur l'art, le cinéma, pas uniquement sur la musique.271»

L'Expreso Imaginario a toujours été la revue du rock national argentin mais elle ne véhiculait pas seulement des informations sur sa musique mais aussi sur les valeurs et idéaux qui avaient fondé ce mouvement et que les musiciens défendaient. Elle s'est construite en opposition à la dictature en usant des métaphores et en essayant de diffuser un savoir diversifié contrairement au gouvernement qui empêchait les gens de penser par eux même grâce au sabotage de l'éducation, la propagande et la terreur. Roberto Pettinato décide néanmoins de faire de l'Expreso Imaginario une revue majoritairement musicale comme nous le dit l'ancien lecteur Fernando Gabriel Dunan :

« Dans les années 80, quand Roberto Pettinato était directeur, l'Expreso est devenue une revue de rock et les articles ne portaient plus que sur la musique. Elle n'était pas vraiment comme Pelo parce qu'il y avait tout de même quelques articles sur le jazz. Cette décision était interne au journal, je pense qu'elle s'est imposée parce que l'époque avait changé, la démocratie pointait le bout de son nez, il y avait aussi de nouvelles musiques comme la new wave qui apparaissaient.272»

Mais avant tout, il convient de détailler quelque peu le contexte politique de l'Argentine de ce début d'année 1981. Le général Roberto Viola prend la place de chef d'état le 29 mars 1981 et entraine un certain relâchement de la terreur. En effet, durant sa gouvernance, l'idée que la guerre sale était terminée s'est de plus en plus déployée et le temps était venu de récupérer le consensus social, notamment se rapprocher d'une certaine catégorie de la société qui avait été marginalisée : la jeunesse. Viola a compris l'importance de se rapprocher de la jeunesse et pour connaitre ces jeunes, l'organe le plus important et unificateur de cette génération était le rock. Le chef d'état confie cette mission à un de ses assistants Ricardo Olivera qui va alors assister à plusieurs concerts, se rapprocher de musiciens, de journalistes et des figures du rock en général273. Ce rapprochement vers la jeunesse se fait d'une manière officielle le 20 septembre 1981 lorsque le général Viola prononce un discours dans lequel il

271El Expreso Imaginario, Canal 7, 2005. 272Annexes, p. 210 273Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 149.

142 ouvre les bras à la jeunesse. Nous sommes là bien loin du discours de l'amiral Massera et le gouvernement cherche à faire disparaître cette image du « jeune suspect ». Ce discours est diffusé en direct à la télévision274. Dans son discours, il veut donner une image de l'Argentine comme un pays jeune, plein d'énergie et de nouveautés. Il annonce notamment : « Je crois personnellement que l'énorme quantité d'énergie que nous avons gaspillée durant nos dernières crises va revenir inévitablement à travers vous, nos jeunes, et c'est normal que cela se passe comme tel. […] Il serait de notre devoir - sans paternalisme mais non plus sans renier nos responsabilités - d'aider à ce que ce changement soit opéré dans les meilleures conditions possibles. Mais pour le compléter, le faire aboutir, il requière l'union des jeunes. » Il exprime même par la suite son désir de voir fleurir « une société libre et moderne dans notre Argentine, qui devra se construire indéfectiblement avec vous. ». Alors que Massera déplorait la mauvaise influence de ces jeunes, annonçait qu'il ne fallait pas trop penser et que les parents communiquaient trop avec leurs enfants, là les propos sont inversés. Viola désire que la population se tourne vers cette jeunesse prometteuse. Le gouvernement en manque de légitimité met en place la Multipartidaria, en juillet 1981, organisation qui rassemble les cinq principaux partis politiques argentins. En reconnaissant cette instance, le gouvernement en vient à renier un des principes du Proceso qui prohibait toute activité politique. Une lueur de liberté politique et donc de liberté d'expression apparaît en Argentine. Ce rapprochement du gouvernement vers le rock et la baisse de persécution et de marginalisation va permettra au rock de s'agrandir, voire de se massifier. Comme l'évoque Pablo Vila dans son article, le gouvernement désirait également promouvoir le rock avec la création d'une revue pour les jeunes : « Ils ont contribué à développer un projet à plus long terme, l'édition d'une revue de musique baptisée Oxigeno, qui se distribuait gratuitement dans les lycées grâce à l'apport « désintéressé » de publicités de différents organismes etatiques ; aussi par la création d'un « train musical » qui parcourait l'intérieur du pays conduisant les principaux musiciens de rock. 275». Le gouvernement cherche à s'approprier ce mouvement unificateur ce qui lui confère une nouvelle étiquette « respectable ». Ce mouvement a atteint un degré de popularité et de participation inégalé et les musiciens se permettent alors de chanter des chansons contestataires qu'ils n'avaient pas le droit de jouer auparavant comme « La marcha de la Bronca » ou encore « Cancion de Alicia en el Pais ». Comme le dit Pablo Vila, dans les concerts, le « Qui ne saute pas est un

274Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 149. 275Pablo Vila, 1989 , op.cit., p. 100.

143 militaire ! » qui se scandait durant les deux années précédentes se transforme en « La dictature militaire va se terminer»276. C'est par exemple lors d'un concert de Seru Giran que le public va profiter que les lumières soient éteintes pour scander ce slogan durant la chanson « El fantasma de Canterville ». Le public considère de plus en plus les musiciens comme des porte parole et grâce à la conjoncture politique du pays, leur discours va se libérer et devenir plus critique et frontal. Le public désire que les musiciens du rock national fassent passer un message politique. La massification du rock et le rapprochement du gouvernement leur a en effet permit d'acquérir un certain pouvoir politique et leur discours est de plus en plus écouté. L'action de se réunir dans les concerts devient une façon de faire passer un message et ne consiste plus seulement une nécessité sociale ou une manière de préserver une identité mais bien de montrer qu'ils sont ensemble et qu'ils possèdent une force contestataire. En décembre 1981, l'Expreso interviewe le groupe Seru Giran, et son leader Charly Garcia y évoque cette demande de la part du public de jouer leurs chansons qui ont un message fort et de ce besoin de représentants chez le public, de porte parole qui dénonce ce qui se passe :

« Vous parliez du message que les gens attendaient. C'est bien que vous avez conscience que ce message existe ?

Oui mais ce dont les gens ont besoin c'est fondamentalement de la force. Ce dont j'ai l'impression c'est que les gens ont vraiment besoin de vitalité. Et comme disait avant David277, si les gens nous demandent de jouer une chanson nous ne pouvons pas leur dire non. Il me semble que nous sommes dans un moment où nous ne pouvons pas dire non aux gens. […] Mais qu'est ce que tu vas dire aux gens ? D'entrer dans la révolution ? C'est ça que tu vas leur dire ? Après tous ces gens qui sont morts ? Tu vas leur dire de « se droguer » ? En ce moment ? Non, il faut donner autre chose. Et je crois que le mieux c'est de donner de l'énergie et de l'amour. Nous sommes un groupe moderne à un certain niveau. Les gens dansent et nous leur donnons. Nous ne sommes pas un groupe hippie grâce auquel les gens se mettent en transe. […] Nous sommes un groupe dont les paroles des chansons dénoncent des choses, nous sommes indéniablement contestataires. Dans certaines chansons oui, dans d'autres non, et nous avons aussi des chansons joyeuses. Il y a des chansons comme « Las Grasas » ou « Viernes » qui sont terribles mais … Et par exemple, « Viernes » a été interdite parce qu'ils disaient que c'était une invitation au suicide … […] Nous jouons pour les gens, c'est ça le but ! Je crois que les gens n'ont pas besoin de voir d'excellents guitaristes … Et ils n'ont pas non plus besoin de messages qui leur disent « il faut faire ci, il faut faire ça …

Donc il n'y a pas de message clair ?

Non, le message c'est ce qui est en train de se passer. »

Par la suite, ils évoquent le rapprochement du gouvernement vers le rock :

276Pablo Vila ( 1989 ), ibid., p. 101. Le slogan original est : « Se va a acabar la dictadura militar » 277David Lebon, guitariste de Seru Giran

144 « Des gens du gouvernement ont cherché à dialoguer avec des musiciens, producteurs et des managers du rock. Avez vous été de la partie ?

David Lebon : Nous avons été à une réunion avec un dénommé Olivera, l'assistant de Viola pour la jeunesse.

Charly Garcia : […] J'ai dit au type qu'il fallait arrêter avec la censure. Et ça c'est génial, je n'ai pas vacillé et j'ai continué à dire : « Espèce de fou, il faut arrêter avec la censure, parce que si ça continue comme ça, plus personne ne va écrire, nous sommes en train de tuer notre culture nationale, à cause de la censure. ». Il y a trois ans de ça j'aurais dit « Je n'y vais pas, je ne veux pas traiter avec ces gens là. ». Et aujourd'hui je me dis, « Bien, j'y vais et je leur dis le fond de ma pensée ». Parce qu'il faut vraiment qu'ils l'entendent. [...] »

Malgré leur appréhension et leur recul face au rôle que leur a attribué le public, les musiciens du rock deviennent, malgré eux, les voix de toute une génération qui souhaite terriblement reprendre sa liberté et que la dictature soit chassée du gouvernement. Pablo Vila dans son article cite un passage de l'ouvrage de Andres Fontana, Fuerzas armadas, partidos politicos y transicion a la democracia en Argentina qui évoque la place que ces musiciens ont dû endosser dans ce mouvement : « [...] les partis ont laissé l'initiative politique et la représentation des demandes de la société civile à d'autres acteurs. 278 ». Le rock avait déjà pallié le manque d'union laissé par l'interdiction d'organisations politiques mais là, ses musiciens doivent incarner et accomplir la fonction des représentants politiques absents. Les figures emblématiques du rock pallient au manque de figures politiques fortes et ils doivent alors représenter ces jeunes même si le but original de ce mouvement n'était aucunement celui ci, et il « ne peut pas se débarrasser de sa fonction extra musicale, malgré les désirs de ses leaders, il continue de représenter un des cadres privilégiés d'opposition au régime militaire [...] 279». Charly Garcia exprime également ce remplacement qu'opère le rock et dit : « Je crois que le rock, d'une certaine manière a occupé le vide laissé par la politique.280 ». L'engouement du public pour cette figure représentante du rock est telle que durant le concert de Seru Giran au « Festival de la Solidaridad Latinoamericana » au stade Obras Sanitarias en mai 1982, le public scande le slogan « Charly Président ! »281. Finalement, la musique devient juste une excuse, c'est l'unité créé par ce mouvement qui est important pour ce public et Leon Gieco ajoute dans une interview faite à Pelo en avril 1983 un rôle à ce phénomène : « Avant peut être on allait aux concerts parce que c'était un lieu pour être tous ensemble (…) mais

278Andres Fontana, Fuerzas armadas, partidos politicos y transicion a la democracia en Argentina, 1981-1982, Juillet 1984, CEDES, cité par Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 110. 279Pablo Vila, 1989, op.cit, p. 110. 280Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 110. 281Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 110.

145 maintenant le rock est davantage un canal d'expression. ». Maintenant que le lien social commence à se reformer, les jeunes ont surtout besoin d'un message à délivrer, et cela s'effectuera à travers de la parole des musiciens. Ils se font alors de plus en plus critiques envers le gouvernement dans leurs chansons mais aussi dans leurs interviews et arborent un ton plus libéré et accusateur. Pablo Vila évoque une interview de Fito Paez dans le numéro de septembre 1982 du nouveau journal de Jorge Pistocchi « Pan Caliente » dans laquelle il déplore le manque de courage et d'esprit de rébellion dont les gens ont fait preuve pendant les années les plus sombres de la dictature : « J'ai beaucoup de colère pour tout ce que nous ne faisons pas … La peur a ses limites, il faut jouer avec pour vivre. Si c'est pour vivre comme une serpillère, il vaut mieux ne pas vivre du tout.282 ». On peut voir cette baisse de la censure dans le numéro d'octobre 1982, dans lequel Roberto Pettinato interviewe Pedro Aznar, l'ancien bassiste de Seru Giran. Durant cette interview, le musicien parle directement de la dictature et pour une première fois de « disparus ». Roberto Pettinato lui demande des précisions sur le seul titre de son album qui ne soit pas instrumental et qui s'appelle « Paranoia y Soledad283 », il répond alors : « J'ai composé cette chanson dans ma salle de bain. Je l'ai écrite et chau. Je crois que j'ai parlé de ça parce que l'année 1979 était comme ça. La chanson parlait d'un type qui ouvrait les portes de la perception à Buenos Aires et il se retrouvait entouré de mort, de répression, de disparus, de corruption absolue, en somme une folie institutionnalisée. ». Les chansons des musiciens du rock comme « Los Dinosaurios » de Charly Garcia ou « Maribel se durmio » de Spinetta Jade vont commencent à se jouer aux concerts. Elles critiquent elles aussi directement les militaires et marquent le point culminant de tout un discours et d'un mouvement qui dénonce la situation vécue par les jeunes pendant la dictature. Cette dernière chanson que Luis Alberto Spinetta chante pour la première fois en public en novembre 1982 au festival de rock Buenos Aires Rock est un hommage aux mères de la place de mai. Maintenant que le gouvernement est sur le point de flancher et que beaucoup de monde se rend compte de sa perte relative de pouvoir, certains préfèrent mettre de coté les utopies et les idéaux pour commencer à regarder vers d'autres possibilités. Un nouveau public apparaît dans les concerts de rock comme nous l'avons mentionné précédemment pendant la renaissance du rock national. Il s'agit des petits frères du public original du rock qui avaient été initié à cette musique. Néanmoins cette nouvelle génération ne partage pas les même

282Pablo Vila ( 1989 ), ibid., p. 106. 283« Paranoia et Solitude »

146 conceptions de la vie mais aussi du rock que leurs ainés. Ils s'intéressent davantage au nouveau courant du rock appelé new wave qui est composé de groupes comme par exemple The Police, U2 ou comme David Bowie qui ont plus trait au mouvement punk qu'au mouvement hippie. Ces jeunes ne partagent pas les même intérêts que leurs grands frères pour la protection de l'environnement, le pacifisme, ils s'intéressent davantage au mouvement punk et sont moins influencés par les valeurs implicites qui régissent le rock national. C'est un public jeune voire adolescent de masse qui veut surtout profiter de cette liberté croissante qu'on leur octroie. Le directeur de l'Expreso a bien remarqué ce nouveau public ainsi que cet engouement pour la nouvelle vague du rock, nouveautés qui vont constituer un facteur important du changement de la ligne éditoriale de la revue qui va s'axer encore plus sur le rock. Alfredo Rosso parle de la motivation de Roberto Pettinato :« Je me rappelle, on était avec Pettinato dans un parilla où se servaient les premiers hamburgers de la ville et à côté de nous il y avait un groupe de jeunes, et Pettinato nous a dit : « ces jeunes là, les thèmes de l'écologie tout ça ne les intéresse pas, il faut trouver un moyen de les toucher, trouver ce nouveau public, déverser le même message mais avec un nouveau code. ». Mais moi je pense que ce qu'aimait le public c'était la multitude de stimulations qui existaient dans la revue. 284». Roberto Pettinato cherchait à connaître et à séduire ce nouveau public qui faisait son apparition dans les rues et les concerts de Buenos Aires. Il s'agit d'une génération plus sceptique et cynique que celle de ses grands frères qui ne juraient que par l'amour, la paix et la nature. Elle ne croie plus en les idéaux de ces derniers ayant vu ce que le militantisme et la défense de leurs convictions a couté à beaucoup de jeunes durant la dictature militaire. Leurs utopies furent massacrées par la dictature et ces jeunes ne veulent qu'une chose : relâcher la pression. Ils désirent satisfaire leurs espérances d'une manière plus immédiate et plus dynamique. Plusieurs groupes de rock se créent à cette période comme Soda Stereo ou encore Virus qui jouaient des morceaux moins ancrés sur les paroles et davantage sur la rythmique plus rapide afin de faire danser le public. Alfredo Rosso évoque ces nouveaux groupes qualifiés de punk ou appartenant à la new wave du rock : « Il y avait une génération plus jeune qui commençait à écouter de la musique, et en même temps une nouvelle génération qui commençait à faire de la musique : Virus, Soda Stereo, etc. Los Redondos poussait des coudes pour se faire connaitre. Los Violadores sont sortis, les Ratones Paranoicos ainsi que plein d'autre groupes. Ces jeunes des années 80 voyaient le monde différemment. La génération de

284El Expreso Imaginario, Canal 7, 2005.

147 leurs grands frères, la génération hippie, la génération idéologiquement joueuse s'était faite massacrer par le Proceso. Ces jeunes étaient donc plus sceptiques, beaucoup plus no-future, plus punks. 285». Ces jeunes des années 80, opposés à la génération utopique des années 70, avaient une vision beaucoup plus ironique sur le monde et avaient un besoin physique de s'amuser, de s'exprimer par leur corps grâce à la musique et la danse. On le verra par la suite, cette situation de cohabitation entre les deux publics dans les concerts de rock provoque parfois des incompréhensions. La jeune génération est en effet plus encline à s'exprimer de façon violente contrairement aux anciens membres du rock qui eux prônent le pacifisme et la résistance passive. Ces jeunes désirent désormais affronter directement le gouvernement et le système et désirent surtout relâcher la pression qui a pesé sur eux durant la dictature. Ils découvrent la liberté et la mordent à pleines dents. Dans l'interview de Seru Giran du numéro 65 évoquée précédemment, Charly Garcia et David Lebon parlent la new wave et de son public :

« Comment vous expliquez ce phénomène de rapprochement de cette grande masse d'adolescents ?

David Lebon : Il y a de tout dans notre public. Depuis la sortie de notre album Peperina il y a plein de « vieux » qui venaient avant aux concerts et qui maintenant, je ne sais pas, sont chefs d'entreprises. Des types qui durant un temps étaient des petits fous et qui allaient aux concerts et qui avec tout ce qui s'est passé, ont commencé à acheter des disques importés, ont acheté un bon équipement pour la maison, et qui ne sortent plus.[...]

Charly Garcia : Je crois que notre public est plutôt jeune. Mais ce que je constate c'est que ce sont les seuls qui se mobilisent réellement en masse pour aller aux concerts. […] Aujourd'hui il n'y a pas autant d'intellect qui tue la fraicheur du mouvement, comme nous l'avons subit avant.

Le fait que les gens ne viennent aux concerts plus que pour se divertir, passer un bon moment ne joue pas sur l'évolution musicale de votre groupe ?

David Lebon : Quelle évolution ? Il n'y a plus rien. Ce que les gens veulent c'est de la joie. […] L'Evolution c'était celle des Incas. Nous nous sommes les derniers. Donc la meilleure évolution c'est de donner de la joie aux gens.

Charly Garcia : […] Notre album Peperina ne va pas changer le monde, parce qu'il ne propose rien, blablabla, ou ne dénonce rien, blablabla. Ce sont seulement des chansons bien faites, avec de belles mélodies … qui sont bien arrangées. »

On remarque que Seru Giran essaie aussi de plaire à ce nouveau public en jouant des thèmes plus joyeux ou en tout cas plus légers et estiment que désormais, son rôle est de rendre les gens heureux par leur musique et non plus de dénoncer ou de proposer des

285Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 158

148 alternatives et de changer le monde. David Lebon évoque aussi le fait que certains « vieux » membres du public du rock national sont désormais en âge de travailler et que certains ont laissé de coté le rock pour mener une autre vie et que conséquemment cette nouvelle génération permet au rock de garder un public et ainsi de ne pas mourir. Le rock dès ses débuts avait été construit par des musiciens suivant une philosophie hippie, respectant l'environnement, défendant l'amour et la paix et recommandant une élévation de la conscience et de l'esprit. Charly Garcia évoque cette philosophie et ces valeurs qui vont à l'encontre de la société et qui sont respectées afin de construire un monde meilleur et il estime que le mouvement a trop été intellectualisé, brisant la fraicheur de sa spontanéité. Dans cette même interview, une autre déclaration témoigne d'un relâchement de la censure puisque Charly Garcia révèle le sens des métaphores de sa chanson contestataire « Cancion de Alicia en el Pais » qui utilisait des images d'animaux pour parler de membres du gouvernement actuel ou postérieur argentin :

« De qui tu parles quand tu dis « les sorciers » dans la chanson de Alicia ?

Je parle de Lopez Rega, c'est clair. Le morse, c'est Ongania et la tortue c'est Illia. »

Dans cette chanson, le leader de Seru Giran parlait implicitement de la situation dans laquelle était l'Argentine. Il faisait notamment référence aux arrestations et aux disparitions en disant : « Les innocents sont les coupables, dit la dame, la reine de pique. ». Pettinato a réussit à cerner cette génération qui n'a qu'un désir, faire la fête. Il va alors se concentrer sur les intérêts de ces jeunes dans la revue qui ont moins traits à la conscience nationale du rock et qui sont davantage axés sur la musique étrangère et les artistes de la new wave. Le directeur opère alors un changement afin de plaire à ces jeunes et veut se détacher de l'image de revue hippie et écologiste qui avait construit l'Expreso Imaginario et entrainé sa popularité et la création de son identité. Il définit finalement la revue comme une revue de rock, motivé également par la rentabilité de cette entreprise. Le supplément Mordisco avait en effet toujours été la partie de la revue la plus facile à vendre et qui ramenait le plus de lecteurs même si souvent les fans de rock apprenaient et découvraient de nouvelles choses grâce aux articles de l'Expreso Imaginario. Le rock va alors constituer progressivement l'information prioritaire dans l'Expreso. Roberto Pettinato a déclaré plusieurs années plus tard à ce sujet : « L'Expreso Imaginario s'est converti en une excellente revue de musique avec une belle note

149 'alternative' en son cœur.286 ». Cette position va clairement se remarquer grâce aux couvertures. Sur les vingt trois numéros qu'à dirigé Roberto Pettinato, toutes les couvertures représentaient un musicien ou un groupe soit 100% de celles ci. Les deux dernières couvertures ne représentent pas de musiciens mais il s'agit d'une photographie du public prise au festival Buenos Aires Rock et une photographie d'un homme cassant une guitare. Ces couvertures représentaient et imageaient comme auparavant le dossier ou l'interview principal du numéro. On peut également remarquer cette permanence de la musique comme sujet principal de la revue dans le graphique n°1287. De plus, la médiatisation croissante de musiciens des États Unis ou d'Europe se remarque également dans les sujets utilisés pour les couvertures. Durant la direction de Jorge Pistocchi et de Pipo Lernoud, seules deux couvertures sur cinquante cinq représentèrent un artiste qui n'était pas argentin ou originaire d'Amérique Latine. Il s'agissait de Miles Davis dans le numéro 8 et de Frank Zappa dans le numéro 46. Durant la direction de Roberto Pettinato, six couvertures sur vingt trois numéros représentent un artiste américain ou européen. On pourra y voir Queen, Bob Dylan, Genesis, Mick Jagger, The Police et Steely Dan photographiés en couverture. Les rédacteurs de l'Expreso Imaginario comme on l'avait vu auparavant, vont profiter de la baisse de la censure pour aborder un ton critique envers le régime et les médias. A l'image de la situation du rock dans ces années, la revue va moins représenter un moyen de regroupement et va davantage aborder un rôle de porte parole et de représentant des idées des jeunes. Cette liberté de ton et le style cinglant utilisé par Roberto Pettinato dans la revue va surtout se remarquer encore une fois dans les éditoriaux qu'il va utiliser comme tribune pour ses accusatoires. Les éditoriaux ne sont pas signés mais on peut imaginer en prenant en compte le peu d'effectif au sein de la rédaction, Roberto Pettinato devait s'occuper de cette charge, d'autant que le style littéraire utilisé est plutôt reconnaissable. On peut supposer qu'en évitant de marquer son nom, il tente de se protéger de possibles répercussions de ses critiques faites à l'encontre du rock ou du gouvernement ou alors qu'il cherchait à ne pas s'incarner en maitre philosophique ou en représentant politique qui donne son mot d'ordre. Dans ces éditoriaux, il va utiliser un discours frontal à l'image des nouveaux lecteurs et va essayer de véhiculer une nouvelle image du rock qui est en train de se massifier et donc de muter et de rentrer dans de nouvelles pratiques et normes. Le rock se popularise et perd donc de ses valeurs initiales qui ne sont pas partagées par ce nouveau public. Néanmoins,

286Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 155 287A voir dans les annexes

150 cette massification fait perdre au mouvement son aspect underground, cette culture de la différence qui sort du conformisme et des règles établies. Cela ne déplait pas à la nouvelle génération qui est davantage éprise d'un esprit consommateur et industriel de la musique et qui exprime ses désillusions en profitant de sa liberté. Ce changement va être véhiculé par l'éditorial de l'Expreso Imaginario qui va dépoussiérer l'image du rock incorruptible et tenter d'estomper quelque peu ce tabou de l'argent. Dans l'éditorial du numéro 76, Roberto Pettinato évoque le rock comme un négoce :

« Cela se passe il y a quelques années quand le rock et le milieu du « spectacle organisé » en était à ses débuts. […] Mais très vite, les producteurs commencèrent à travailler autrement. Il est probable que le passage de Queen par notre pays leur ait rafraichi la mémoire ou secoué la bijouterie cérébrale, mais ce qui est sûr c'est que nous commençons à profiter de ce qui est une bonne organisation. Logiquement, ce goût a été inoubliable pour la plupart des gens. […] Beaucoup disent que le rock est un business et moi je te dis qu'il n'y a rien de mal à ce qu'il en soit un, mais si il reste bien organisé et si il s'astreint à suivre une ligne directrice solide et fondamentalement honnête. »

Roberto Pettinato essaie de diffuser une nouvelle approche d'un rock qui serait un peu plus commercial, des concerts qui seraient gérés de manière professionnelle par des producteurs privés. On peut noter que le projet de faire de l'Expreso Imaginario une revue de rock apparaît clairement dans les éditoriaux de cette époque. Dans le premier éditorial écrit par la rédaction en avril 1981, elle affirme son désir de traiter l'information musicale de façon professionnelle et consciencieuse :

« Nous, à travers ces pages, allons réfléchir sur tout ce qui se produit musicalement dans le monde entier et dans notre pays avec la même passion et esprit critique qui a toujours animé la rédaction. Si nous avons la possibilité de parler pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi ne pas dire ce que nous avons pensé de ceci ou cela ? Nous ne continuerons pas de permettre que la joie et la jouissance restent réduites à l'état de peur : nous avons la tête et les oreilles bien ouvertes afin de pouvoir jouer et apprendre de tout ce l'on nous montre. Cet homme qui expérimente ce nouvel instrument y emploie tous ses sens. Les nôtres sont d'avantage employés à l'étude du déroulement de la musique de notre décennie d'où qu'elle vienne et quoiqu'elle exprime. »

On remarque également cette volonté dans l'éditorial suivant le départ de Pipo Lernoud de la direction. Les paroles d'une chanson du groupe de rock américain Greatful Dead nommée « New Speedway Boogie » sont publiées en temps qu'éditorial. Le dernier vers qui dit « D'une façon ou une autre, ces ténèbres doivent se terminer » nous donne le mot

151 d'ordre de cette dernière étape de la vie de la revue qui sera caractérisée par le retour des libertés individuelles et la prise de conscience politique. Roberto Pettinato a écrit durant sa direction trois éditoriaux qui faisaient tous référence au rock. On peut y noter des références à des thèmes fondateurs de l'ancien Expreso comme les dangers de la technologie et le conformisme de la société :

« Quelqu'un proposa d'inventer des machines qui objectiveraient la pensée, la création, la résolution et le jugement. De cette manière, ça nous libérerait tous d'un effort, et une fois de plus – laissant la machine reposer les muscles - l'homme serait porteur d'une intelligence artificielle, mécanique, s'éclaboussant dans l'inébranlable « tout va bien ». Mais c'est beaucoup plus simple : l'attitude classique et objective est comparable à tous ces êtres humains qui se regardent froidement, qui unissent leurs corps sans chaleur, ou qui génèrent des gestes ne sont pas plus que des grimaces physiologiques. » ( n°57, avril 1981 )

On peut voir également un retour de l'affirmation du « Nous » et du « Eux », de deux réalités superposées :

« […] cohabitant et se nourrissant de cette grande Terre de l'Abondance, où aussi les autres se nourrissent, les heureux bienfaiteurs de la technologie carnassière. Nous sommes tous ici. Coude à coude. La Justice et le Crime. L'Etain et la Terre. Le Bien et le Mal. Le spectacle et la réalité. La « réalité » et la « Réalité ». Et nous avons tous traversé beaucoup de mers comme dans le voyage romantique des Beatles « Le sous-marin jaune ». » ( n°60, juillet 1981 )

On distingue aussi des références à la terre et aux Beatles qui étaient davantage un modèle pour l'ancienne génération de lecteurs que pour la nouvelle. Dans ces trois éditoriaux, la rédaction exprime largement ses opinions et inquiétudes pour le rock et notamment son utilisation par les médias qui semblent découvrir après plusieurs années d'existence ce phénomène mais aussi par le gouvernement, notamment durant la période de la guerre des Malouines. Dans ces éditoriaux, Roberto Pettinato critique la nouvelle popularité des musiciens qui sont de plus en plus médiatisés : « Les musiciens, comme quelqu'un qui déverse un verre de mercure, ont commencé à s'exposer, se diffuser, se dévoiler dans les revues, les programmes, les chaines et les stations les plus inhabituelles. »288. Ils évoquent là leur refus d'une utilisation de la musique et des musiciens, en particulier de rock, par les médias de masse contrôlés par le régime. On retrouve cette opposition dans le dernier éditorial de novembre 1982 dans lequel la direction se pose en critique face au régime militaire. Elle condamne l'utilisation par le gouvernement et les médias de la musique rock qui cherche, en créant des programmes titrés

288Expreso Imaginario, n°76, avril 1982, p. 3.

152 « pour-la-jeunesse », à s'attirer les faveurs et la confiance de la jeunesse. Cette utilisation politique du rock n'est pas vue d'un bon œil et c'est pourquoi il déclare que : « Désormais, les chargés de manipulation des médias de masse se verront obligés – pour ne pas perdre d'audience – de donner un coup aux poussiéreux hits du rock national. Ainsi ils portent tous le préfixe « Pour-la-jeunesse » et comme il est logique, les producteurs – certains ayant des bonnes audiences, d'autres non – ont commencé à modeler tous les éléments nécessaires pour donner au rock ce qui lui avait toujours manqué. ». Les médias de masse utilisent le rock selon la rédaction, pour augmenter leurs audiences sachant que ce style musical mobilise de plus en plus de monde et que les musiques anglophones sont interdites. Roberto Pettinato reproche de plus aux médias de mettre en avant le rock comme étant une découverte, quelque chose de nouveau et critique l'utilisation de l'expression le « boom » du rock : « Ainsi , le rock commença à être toléré par les autorités militaires et bien sur, quasiment à l'unisson, toutes les revues non-spécialisées, installèrent dans leurs titres une expression d'une portée si subliminale que beaucoup d'entre nous sommes tombés dans la confusion : « LE BOOOOMMM!! ». La musique rock passe d'une musique considérée comme indésirable par les militaires à un « rock national » toléré et même mis en avant afin de promouvoir la spécificité ade la culture argentine. La rédaction déplore le fait que les médias et le gouvernement s'attribuent sa culture et sa musique pour en faire quelque chose de commercial et de respectable puisque le rock argentin des années 60 et 70 s'est créé au contraire dans les marges d'une société qui n'en voulait pas. Le renversement des circonstances met en danger toute l'identité de cette communauté qui s'est définie au fur et à mesure des années dans la marginalité, parce qu'on ne voulait pas d'elle mais aussi parce qu'elle aspirait à autre chose. Ils tournent ce paradoxe en questionnements : « Écoute bien : le rock, où était-il avant ces émissions « pour-la- jeunesse » ? Suçant une sucette Topolin ? Ou suivant le déroulement de sa croissance ? Dans ta tête, et durant ces dix dernières années que fut ton « boom »? Les conseils de tes parents ? Les menaces de tes enseignants ? Les programmes de télévision parfaitement moulés pour ton âge ? ». Cette déclaration met en avant le fait que le rock ne s'est pas créé d'un coup de baguette magique mais que ce sont les chaînes de télévision qui l'ont présenté comme quelque chose de nouveau, comme un fameux « boom ». L'éditorial met là une fois de plus les lecteurs en position de se poser des questions sur les médias et appelle ces derniers à être vigilant sur les informations servies par la communication de masse. Il démontre encore une fois la

153 nécessité d'analyser l'information. Les médias ont néanmoins oublié que cette nouvelle tendance qu'est le rock était auparavant le théâtre de scènes de violences. En effet, la revue rappelle à ses lecteurs que le rock n'a pas toujours été respectable et accepté par le gouvernement et que les violences opérées à la sortie des concerts à l'encontre de spectateurs et de musiciens était monnaie courante, ce que négligent de mentionner à cette époque les médias : « A partir de maintenant, j'invite tous les lecteurs à rassembler tous les articles ou notes apparues dans les médias, qui disent s'occupent ou se préoccupent du rock, où il est dénoncé ce qui se passe et ce qui se passait à la sortie des concerts. ». Ils insistent par la suite sur le coté paradoxal de la situation étant donné que tous les titres de rock, ces fameux« hits poussiéreux du rock national », que les médias commencent à passer en boucle, sont pour certaines des chansons ayant pour but principal de critiquer et de ridiculiser le gouvernement militaire. La direction s'efforce de montrer que l'utilisation du rock par les médias ne s'est pas faite avec la complicité de ses membres en annonçant à la fin de l'éditorial du numéro 76 : « Et bien, j'espère que vous avez saisi le « qui-a-fait-le-boom » comme aussi le fait qu'une circonstance spéciale ( le conflit aux Malouines ) nous a amené à partager la tribune « officielle », ce qui ne signifie pas que nous continuions de façon permanente à être harcelés par cette subtile organisation répressive pour laquelle la collecte de documents ou de personnes – pour répondre aux statistiques policières – n'est que la partie émergée de l'iceberg ». Dans cette citation, la direction du journal se permet de dénoncer ouvertement les agissements du gouvernement durant cette dictature, ce qui n'aurait pas été possible quelques années plus tôt. C'est la période de la fin du régime militaire et les journaux se permettent d'émettre des critiques timides envers le gouvernement. Nous sommes là dans un contexte de perte de pouvoir des militaires et les langues se délient sans que pour autant cela ait des conséquences mortelles. L'éditorial met tout de même en garde ses lecteurs et précise «[...] qu'en vertu de ce cadre fragile duquel tous paraissent profiter, la situation n'a pas changé, mais que seuls la paranoïa et l'angoisse se mettent en scène, un peu de rouge sur les lèvres et une matraque écaillée dans les mains. ». Il veut montrer aux lecteurs que malgré cette certaine respectabilité que le régime tente de gagner dans ses dernières heures, ce sont toujours ces même militaires au pouvoir qui ont commis des crimes. Pour prouver la certaine liberté de ton autorisée aux journaux à cette époque, on note le fait que la direction déclare ouvertement les intentions cachées du gouvernement qui cherche à utiliser le « rock national » comme un outil

154 afin d'attiser le nationalisme en Argentine pendant une période de guerre aux Malouines. On voit alors dans cette période du journal que le militantisme politique et culturel qui auparavant se trouvait exposé dans les articles du journal, s'est glissé dans les éditoriaux, qui deviennent alors finalement le seul espace de critique où la rédaction exprime ses opinions directement. Le dernier éditorial de l'Expreso Imaginario de novembre 1982 va aussi évoquer des faits de violences durant les concerts, mais il n'est pas précisé si ils sont perpétrés par des membres du public ou par des policiers :

« Je ne sais pourquoi la musique locale, une machine huilée de la même façon que dans d'autre pays, se disloque si rapidement. Cet échec est en train de menacer pour une nouvelle fois le Rock. Par exemple : il est incompréhensible qu'un concert commence avec deux heures de retard parce qu'ils n'ont pas encore placé les barrières de sécurité dans le stade ( je me réfère à la représentation de Riff à Obras ). Comment n'y ont-ils pas pensé avant d'avoir enlevé tous les sièges et en particulier lors d'un concert de heavy- métal ? Un autre ? Bien. Comment se peut-il que plus de 25000 personnes rentrent à la maison parce qu'un contremaitre a refusé de mettre le auvent de protection en cas de pluie pour parler de ce qui s'est passé au stade Velez Sarfield ? Si tu n'y étais pas, je vais te dire ce qui s'est passé. Il a plu et seuls les Orion's ont pu jouer. […] Aujourd'hui encore personne ne sait d'où vient cette violence. Quelle institution autodestructrice a généré ces épisodes qui viennent se répéter depuis ce légendaire festival Prima-Rock ? Je crois que personne ne peut l'expliquer. Nous croyons de toute manière, qu'il existe différents codes et manières de gérer l'énergie dans tous les différents styles musicaux qui ont été créés durant tout le long de l'histoire du rock et il est évident que certains styles amènent une partie du public à « faire demi tour » ou à organiser tout type de dérangement ( voir le cas Velez Sarsfield ) où de nombreux spectateurs ont été agressés. Je crois fermement que ces gens qui génèrent ces actes de violence ne changeront pas parce que nous leur dirons « Ok mec, tu veux une bière ? ». Je crois qu'il existait un rêve qui se termina il y a longtemps et je tuerais pour pouvoir en commencer un autre, un rêve sans avoir à supporter aucun type d'agression de la part de ces gens qui sont à un pas de monter sur un cheval dressé, de se mettre un casque sur la tête, et chargés de bombes de gaz lacrymogène. Mais en contrepartie – ou au moins pour amortir un peu la situation – nous ne devons pas oublier que le mensonge, le manque de respect, l'intolérance, l'inefficacité aussi sont un subtile aliment de cette violence que nous supportons tous les jours. »

Roberto Pettinato déplore dans cet éditorial le manque d'organisation de certains concerts qui pourrait menacer le rock et on comprend alors son intérêt pour l'implication de producteurs professionnels dans ces événements. Il ne comprend pas les raisons de ces faits de violence mais ne veut pas que cela conduise à une escalade de violence et précise donc qu'il ne faut pas répondre avec les même armes. Il semble que le directeur ne croie plus en le rock quand il dit que le rêve est terminé. Cela pourrait éventuellement représenter une des raisons qui vont le conduire à se rapprocher davantage du mouvement punk et de délaisser petit à petit la revue.

La guerre des Malouines sera évoquée seulement dans cet éditorial et pour parler du

155 « Festival de la Solidaridad Latinoamericana ». Dès le début de 1982, le général Viola est remplacé par Leopoldo Fortunato Galtieri qui représente un retour à l'autoritarisme militaire. Le 2 avril 1982, le général Galtieri annonce l'invasion des îles Malouines, territoire que Margaret Thatcher, premier ministre du Royaume Uni depuis 1979 décide de reconquérir. L'ONU avait reconnu dès 1965 la souveraineté de ces îles à l'Argentine et les argentins, qui sont fortement attachés à ces îles, vont soutenir cette action militaire. Un sentiment anti- britannique est diffusé par le gouvernement militaire, et les chansons en anglais et programmes télévisés anglophones, souvent produits aux États Unis et qui composent une grande majorité des programmes télévisuels diffusés en Argentine, sont interdits. Néanmoins, comme le dit Pipo Lernoud dans le reportage Quizas Porque, les radios ne peuvent diffuser de folklore ou de tango toute la journées sachant que ça leur ferait perdre beaucoup d'audience289et sont obligés de diffuser les « hits poussiéreux du rock national ». Certains nouveaux groupes comme Sumo qui chantent majoritairement en anglais se voient mis au banc des radios et sont interdits de diffusion. Ces interdictions vont néanmoins favoriser de jeunes musiciens argentins qui chantent en castillan et permettent à certains de faire décoller leur carrière. Le rock apparaît dès lors comme le style musical le plus approprié puisqu'il attire de plus en plus les jeunes ; c'est à ce moment là qu'il sera qualifié de rock « national ». Le rock est alors fortement soutenu par le gouvernement qui veut relancer par cet appui le sentiment patriotique des argentins et « La guerre des Malouines met un point final à la figure du « jeune suspect » qui avait commencé à être renversée à partir de l'ouverture ( et la tentative de coopération ) de Viola290 ». Le gouvernement ne peut plus utiliser cette jeunesse comme bouc émissaire et en profite au contraire pour renforcer l'image dynamique du pays. En parallèle, l'activité politique déjà remise en place par Viola, va s'accroitre tout comme les syndicats qui reprennent possession de l'espace public avec une manifestation organisée par la CGT le 30 mars 1982. Cette guerre va surtout se retrouver dans les pages de l'Expreso à travers la couverture du « Festival de la Solidarité Latinoaméricaine ». Ce festival aura lieu le 16 mai 1982 au stade Obras Sanitarias. Il s'agit d'un projet mis en place par des producteurs et des musiciens du rock et sera soutenu par les autorités militaires. La moitié de l'évènement est financé par l'État et l'autre par des producteurs privés dont Alberto Ohanian. La consigne donnée afin de regrouper le public et inciter les jeunes à venir à ce concert est confuse. Alors que le

289Quizas Porque, 2009, Chapitre 6 290Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 105

156 gouvernement veut faire de cet événement un acte de soutien à la patrie et un évènement de ferveur nationaliste qui glorifie les soldats partis à la guerre, pour les musiciens et la majorité du public, il s'agit là de manifester et de s'unir pour la paix et soutenir ces jeunes injustement utilisés pour que le gouvernement retrouve sa popularité passée. Beaucoup de musiciens du rock national y participent. Le concert, selon un article de La Nacion du 18 mai 1982, aurait réunit de 70 000 à 80 000 jeunes mais l'Expreso Imaginario avance le nombre de 60 000. Les musiciens qui sont tout de même conscients de se faire manipuler par le gouvernement vont essayer de faire en sorte que cet événement permette au rock et à ses membres de se réunir pour défendre ses valeurs notamment celle du pacifisme. Afin que l'argent des bénéfices ne soit pas détourné et utilisé à mauvais escient, les organisateurs décident que le public devra payer l'entrée aux concerts par des fournitures qui pourront être utiles aux soldats et qui leur seront envoyées. Malgré tout, les dons n'arriveront jamais aux Malouines :

« Il y a eu cinquante camions avec des vêtements, des aliments, des écharpes … qui ensuite n'arrivèrent jamais aux îles et qui par la suite ont finit par être vendus en Patagonie. Le rock qui avait tant combattu ça pendant la dictature militaire fut utilisé pour cette cause commune [ la guerre des Malouines ] et pour nationaliser cette guerre qui en définitive ne fut pas tellement mise en place pour nos revendications politiques ni pour ce que signifiait les Malouines pour les argentins. 291»

Les musiciens vont aussi choisir en circonstance les morceaux à jouer et vont en profiter pour jouer des chansons en faveur de la paix mais aussi des morceaux qui avaient été interdits par la dictature et placés sur des listes noires. Leon Gieco qui avait été inscrit sur ces listes va jouer au festival et en profiter pour entonner la chanson « Solo le pido a Dios » que le public va reprendre en chœur. Cette chanson constitue une critique de la guerre qualifiée comme « un monstre gigantesque qui écrase la pauvre innocence des gens. ». Le « Festival de la Solidarité Latinoaméricaine » est considéré par beaucoup de membres du rock comme un moyen pour les autorités militaires de se racheter de ses faits violents durant les concerts de rock et de montrer que ses relations avec la jeunesse sont désormais amicales, comme si la répression n'avait jamais eu lieu. Le gouvernement veut se laver de ses fautes envers le rock en proposant de défendre une cause juste. Néanmoins le concert est une occasion pour ces jeunes de se retrouver tous ensemble et d'exprimer leur pacifisme en levant les doigts en V, geste interprété comme le signe de « Victoire » dans ce même article de La Nacion alors qu'il s'agissait du symbole de la 291Edgardo Esteban, journaliste et ancien combattant, dans le reportage Quizas Porque, Chapitre 6, cité par Martine Ligier, Dictature, transition démocratique et rock'n'roll en Argentine ( 1976-1985 ), Rennes, Université Rennes 2, 2010, p. 64

157 paix. En juin 1982, l'Expreso publie sa couverture de l'évènement, signé par Roberto Pettinato et Marcelo Gasio et un bandeau apparaît sur le couverture de la revue annonçant « La vérité sur le festival de Obras ». Ils en profitent pour critiquer le gouvernement, la répression effectuée durant plusieurs années et pour préciser qu'aucun des musiciens qui ont joué à cet évènement n'étaient pas là pour promouvoir la guerre :

« Cet évènement ne réaffirme pas seulement la volonté pacifiste mais aussi l'écrasant, accablant pouvoir de regroupement que possède notre mouvement. Un mouvement qui, accessoirement, a tant de fois été ignoré par les médias de diffusion et victime des préjugés d'un vaste secteur qui l'a catalogué comme 'musique de marginaux', 'des fous', etc. Nous devons ajouter à ça le harcellement des forces de police […] »

On voit ici que la rédaction reconnaît le facteur unificateur de l'événement et appelle le public à se libérer réellement : « il est probable que l'heure soit venue où nous pouvons simplement être morts de rire dans la rue et ne plus trembler de peur. ». Les rédacteurs expliquent comment l'idée du festival est apparue et s'est concrétisée, comment il s'est organisé, et fait un point sur la sécurité de l'évènement qui au départ devait mobiliser 250 policiers, effectif finalement réduit au nombre de 18. Roberto Pettinato et Marcelo Gasio font un point également sur la médiatisation de l'évènement qui était diffusé en direct sur une chaine de télévision publique Canal 9 ainsi que sur deux stations de radio292. Le reste de l'article composé de six pages a été consacré à une description des différents concerts et notamment de la qualité des performances musicales. Cet événement qu'on pourrait qualifier de gros malentendu, a causé beaucoup de débats et de divisions au sein des membres du rock. Beaucoup voient ce festival comme une trahison et comme l'événement le plus sinistre de l'histoire du rock. En effet, la notion de trahison et de collaboration avec l'ennemi qui est là représentée par les autorités militaires et les médias de masse est fortement présente au sein de cette communauté. Cette notion se nomme transar293 et signifie coopérer, trouver un compromis mais aussi parfois céder. Beaucoup de gens n'arrivent pas vraiment à avoir un avis définit sur cet événement qui a certes été organisé en partie par les autorités militaires qui ont utilisé les musiciens et le public mais qui était en même temps un moyen de revendiquer la paix, de s'unir et de montrer à tous la force que dégageait le mouvement. Jorge Pistocchi critique lui aussi l'investissement de

292Martine Ligier, 2010, op. cit., p. 62 293Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 127

158 Alberto Ohanian dans ce festival, fait qui selon lui dévoile le désir de l'éditeur de se faire de l'argent sur le dos du rock mais aussi grâce à l'Expreso Imaginario qui pouvait médiatiser ses spectacles et artistes :

« Mais tu peux voir que la publication que sortait Roberto Pettinato ne concernait plus que la musique. Par exemple, Alberto Ohanian était un des organisateurs du festival pour la solidarité qu'ont organisé les militaires pour le soutien à la guerre des Malouines. 294 […] Après, que je m'en suis allé, la revue s'est transformée petit à petit en une entreprise de productions pour Ohanian. [...]

Il y avait donc bien un conflit d'intérêt entre la revue et Alberto Ohanian qui était aussi manager de Almendra ?

Oui, en effet. Je pense que grâce à l'Expreso, il a réussi à devenir riche, à se faire beaucoup d'argent, à devenir multimillionnaire. A la fin de la dictature, le rock s'est convertit au fur et à mesure en le seul point commun liant des jeunes et il a commencé à être un commerce très important et lucratif. [...] L'Expreso s'était converti rapidement en une publication de grande ampleur dès ses débuts et les différentes politiques ou façons de faire se sont révélés. Et Alberto Ohanian ou des personnes comme Miguel Grinberg en ont profité avec, par exemple, le festival de la solidarité pour les Malouines, c'était eux qui avaient organisé ce festival.295 »

Le fait que Alberto Ohanian produisait des artistes et des concerts de rock pouvait en effet poser un problème d'éthique sachant qu'il possédait une revue qui médiatisait aussi ces artistes. Miguel Grinberg, que Jorge Pistocchi accuse d'avoir également profité de cet événement et d'avoir coopéré avec le gouvernement militaire avait évoqué ces accusations lors de notre entretien :

« Pour parler du festival de la Solidarité, je peux dire que quelques ennemis du rock ont soutenu que ce festival était un acte de soutien au gouvernement militaire de la part des musiciens du rock qui ont participé à l'évènement. Il s'agissait de montrer une solidarité avec les soldats qui étaient en train de se battre, pas avec le gouvernement militaire.296 »

Cependant la guerre va vite être remportée par le Royaume Uni et se terminera le 13 juin 1982. Ce conflit était le dernier espoir du gouvernement militaire de récupérer le soutien populaire et cet échec ne fait que renforcer la tendance déjà visible de l'affaiblissement du pouvoir militaire. Cette défaite va marquer le début de la transition démocratique même si les élections vont mettre plus de temps que prévu à se mettre en place comme le précise Andres Fontana qui affirme : « Dans ce contexte, les partis ont utilisé la pression pour que les autorités fournissent des directives précises en ce qui concerne la transition à un

294Annexes, p. 246 295Annexes, p. 247 296Annexes, p. 224

159 gouvernement civil mais, continuant dans sa ligne d'action antérieure et conditionnée par son mimétisme avec la politique du régime durant le conflit armé, les partis ne se sont pas mis à harceler les autorités pour les obliger à un retrait forcé.297 ». Cette perte de pouvoir et d'autorité du régime va permettre un retour des libertés individuelles et va constituer le retour du dialogue entre la population. Même si des rumeurs circulaient et que les mères de la place de mai tentaient de diffuser ces informations, c'est à ce moment là que la population à commencé à découvrir et à prendre conscience les horreurs qui s'étaient passées durant ces années. On peut voir dans le courrier des lecteurs que peu de jeunes évoquent la guerre des Malouines, le gouvernement ou encore le concert au stade Obras Sanitarias mais Pablo Vila a noté une hausse des critiques envers le régime militaire cette fois ci dans la revue concurrente de Jorge Pistocchi Pan Caliente. En septembre 1982, le lecteur Eduardo exprime son averssion pour le régime militaire : « […] nous commençons aujourd'hui, en ce moment, à passer la pelle et le râteau à cette Argentine violentée, violée, estuprada298 par cette secte de pharisiens en uniforme qui l'a obligée à se soumettre, de façon ininterrompue depuis le 24 mars 1976. 299».

2 ) Rupture et perte d'identité

Nous pouvons déjà voir, par le désir de Roberto Pettinato de changer la revue afin d'adhérer aux désirs de cette nouvelle génération, qu'il effectue un acte de rupture avec l'ancien Expreso. Il veut créer quelque chose de plus moderne, qui convient davantage à cette génération, à l'époque qui se déroule et aux désirs de ce nouveau public qui en a assez des utopies de leurs grands frères. Roberto Pettinato a transformé l'Expreso en une revue musicale ce qui allait à l'inverse du projet initial des créateurs de la revue. En effet, Jorge Pistocchi voulait en créant l'Expreso Imaginario concevoir plus qu'une revue purement musicale comme l'était sa précédente revue Mordisco. Finalemment, l'Expreso finit par revenir en arrière :

« Finalement, le supplément a fini par se greffer à l'Expreso, nous voulions créer une revue unie. Et

297Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 106 reprend Andres Fontana, 1984, op.cit. 298Signifie « violée » en portugais 299Pablo Vila, ( 1989 ), ibid., p. 106

160 l'Expreso finalement s'est convertit à la fin en un Mordisco et c'est pourquoi il s'est arrêté.300 » ( Jorge Pistocchi )

Cette volonté de rompre avec l'esprit de l'ancienne revue peut être notée dans le premier éditorial de Roberto Pettinato de mars 1981 dans lequel il publie comme nous l'avons mentionné précédemment les paroles d'une chanson du groupe de rock américain Greatful Dead « New Speedway Boogie » dont certains extraits pourraient représenter un message :

« S'il te plaît Jack, ne te cherche pas de responsabilités, si tu n'as rien de nouveau à dire N'obstrue pas la vie, ce train doit partir aujourd'hui. J'ai passé un peu de temps sur la montagne, j'ai passé un peu de temps sur la colline J'ai entendu quelqu'un dire «Vas t'en», alors que d'autres disent "mieux vaut rester immobile ".

Roberto Pettinato désire que le train de l'Expreso continue sa route, et on pourrait émettre l'hypothèse que les expressions « si tu n'as rien de nouveau à dire » ou « d'autres disent 'mieux vaut rester immobile' » font références à l'ancienne rédaction que ce directeur considère peut être comme usée et n'ayant plus rien de nouveau à proposer. En effet, Roberto Pettinato dans sa direction de l'Expreso va exprimer certaines critiques implicites envers l'ancien Expreso :

« Et nous sommes passés de la velouté non-intervention à une Tension Directe, approfondissant nos perceptions de ce qui se passe. Bien entendu, comme dans toutes les époques, il y a ceux qui ne peuvent expliquer leur propre malaise.301 »

Dans cet éditorial qui n'est pas signé, on voit bien la critique de la « non-intervention » dont faisait preuve l'ancien Expreso et que Roberto Pettinato jugeait peut être son discours insuffisamment combatif et trop passif. Cet éditorial affirme l'idée que le nouveau directeur de l'Expreso tente de s'adapter à l'état d'esprit de la nouvelle génération qui ne croit plus en cette résistance culturelle passive et qui cherche l'affrontement direct et non plus l'esquive. Cet éditorial de juillet 1981 continue en affirmant que : « L'époque des Fleurs est terminé … 'Elle ne peut plus revenir', messieurs ! ( dit quelqu'un avec d'une voix grave ). Quelqu'un devrait proposer, dans cette décennie, l'idée de brancher les fleurs et voir si elles s'illuminent ou si elles se flétrissent. Bien, nous allons voir que certaines sont vraiment allumées. ». Cet éditorial fait référence à la nouvelle façon d'affronter le monde de la nouvelle génération qui est fatiguée du passé, n'a pas confiance en l'avenir et surtout pas en la philosophie hippie

300Annexes, p. 250 301Editorial de l'Expreso Imaginario, n° 60, juillet 1981

161 anciennement véhiculée par l'Expreso Imaginario qui pourrait être considérée comme « dépassée ». Les auteurs de l'ouvrage Estacion Imposible confirment cette hypothèse en publiant les propos de Roberto Pettinato qui exprime sa lassitude vis à vis de cette philosophie hippie : « Soyons clair ! Aujourd'hui personne ne pourrait supporter douze pages sur 'la vie du papillon Psychidae '. Ce qui s'est passé c'est que mon concept était plus moderne et actuel au moment qui se vivait. Nous ne pouvions plus continuer à proposer aux gens de l'encens et de la nourriture végétarienne […]302 ». Martin Graziano et Sebastian Benedetti évoquent également une note écrite par Alfredo Rosso dans le courrier des lecteurs en réponses aux nombreuses demandes de lecteurs souhaitant le retour aux anciennes thématiques de l'Expreso Imaginario qui dit : « en parallèle à vos demandes pour que reviennent les articles sur les propriétés en protéine du cresson sibérien ou sur comment les indiens 'cuchi-cuchi' se grattent le nez, nous au contraire, persistons à parler de groupes de musiques inconnus.303 ». Roberto Pettinato va donc consacrer la majeure partie des pages de l'Expreso à la musique et va délaisser les thèmes qui ont fait l'identité de l'Expreso qui étaient l'écologie, l'indigénisme, les modes de vie alternatifs, la nature et ses bénéfices, etc. Cette rupture brutale souhaitée par Roberto Pettinato va de pair avec une perte de l'identité originale de l'Expreso qui s'était construit non comme une revue qui parle de rock mais comme la revue du rock. Le rock national avait toujours été l'appendice naturel de la revue qui se définissait en temps que média de ce mouvement mais désormais ce prolongement logique occupe une place majoritaire en son sein. Cette perte d'identité est notamment liée au départ de beaucoup de rédacteurs du staff original de la revue. En effet, avec le départ de Pipo Lernoud et la volonté croissante de Roberto Pettinato de faire de l'Expreso Imaginario uniquement une revue de rock plus rentable, plusieurs rédacteurs qui avaient déjà commencé à s'éloigner de la rédaction vont s'éclipser définitivement. En effet, dans le numéro qui suit le départ de Pipo Lernoud, personne n'est noté comme rédacteur dans la liste de la rédaction de la revue, seuls des collaborateurs y sont inscrits. La pénurie de rédacteurs est telle que dans ce même numéro de mars 1981, est publiée une note dans le courrier des lecteurs afin de recruter des rédacteurs : « L'Expreso Imaginario cherche des rédacteurs. ». La rédaction s'amenuise et durant ces deux années d'existence l'équipe de rédacteurs va être plus ou moins mobile, certains vont venir et d'autres vont s'en aller. Ce qui va primer durant cette période ce sont les collaborations occasionnelles comme celles de

302Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 155 303Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 156

162 Alfredo Rosso ou de Sandra Russo par exemple. Il y aura seulement quelques rédacteurs stables qui vont rester durant un an en général comme Ricardo Messina, Victor Pintos, Marcelo Gasio et Juan Carlos Insua et qui vont se succéder comme rédacteurs fixes. Victor Pintos va représenter un élément de sauvegarde de l'esprit initial de l'Expreso puisqu'il va surtout s'atteler à faire des interviews ou des articles sur des musiciens du rock national et du folklore que Roberto Pettinato tend à délaisser pour des artistes du rock étranger. Il avoue en effet que : « Pettinato ne s'intéressait pas à la musique nationale. Il écoutait toute la journée Ornette Coleman et des groupes de free jazz. Il s'intéressait aussi beaucoup à la new wave, comme les Talking Heads … Et moi, je représentais du coup le contrepoids de la musique national et populaire. J'aimais quand même bien The Police, mais je préférais aller à Corrientes couvrir un festival de chamamé. […] Pettinato écrivait pour les musiciens et pour ses amis, et moi j'écrivais plus pour les gens.304 ». Victor Pintos évoque notamment un élection qui avait eu au sein de la revue afin de choisir quels disques avaient le plus marqué l'année 1981. Alors que les cinq autres rédacteurs avaient choisit à 100 % des disques de musique étrangère, il a voulu équilibrer cette sélection en choisissant huit productions argentines305. Il va notamment réaliser une interview en mars 1982 de la célèbre chanteuse de Tucuman Mercedes Sosa lors du retour de son exil. Ce retour de l'artiste argentine est un événement important et va réquisitionner quatre pages de la revue. Cependant, Roberto Pettinato choisira de mettre en couverture une photographie de Mick Jagger plutôt que celle de Mercedes Sosa. Victor Pintos va également publier des articles sur les musiciens du rock national étroitement liés à la musique traditionnelle comme dans le numéro 62 de septembre 1981 dans lequel il effectuera une interview du groupe chilien Los Jaivas sur quatre pages ainsi qu'une rencontre avec Leon Gieco qui verra son portrait en couverture. Victor Pintos néanmoins s'accordera à considérer la direction de Jorge Pistocchi et de Pipo Lernoud comme la période du vrai Expreso et tiendra son envie de participer à cet organe de presse de cette période ci306. Durant la direction de Roberto Pettinato, grâce à Victor Pintos ou à d'autres anciens rédacteurs opérant parfois des collaborations avec l'Expreso, l'information musicale traditionnelle sera traitée occasionnellement au sein de la revue. Pipo Lernoud étant obligé de rester au sein de la rédaction après sa démission, couvre dans le numéro 56 le festival de musique folklorique de Cosquin. Il écrit également des articles sur des musiciens latino-américains comme le

304Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 160 305Cet événement est raconté dans l'ouvrage Estacion Imposible, p. 160 lorsque les auteurs ont interviewé Victor Pintos. 306Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 160

163 brésilien Milton Nascimiento, sur le groupe Los Shakers ou encore sur Hermeto Pascoal. Sandra Russo en mai 1981 effectuera aussi un dossier sur l'histoire du tango et Claudio Kleinman en août 1982 publiera une interview du chanteur folklorique argentin Chango Farías Gómez. En effet, alors que Claudio Kleinman était partit au Brésil pour plusieurs mois et avait ainsi quitté la revue, il revint à la fin de l'année 1981 et figurera comme collaborateur jusqu'à la fin de l'Expreso Imaginario, permettant à la revue de rester sur pieds. On peut prendre notamment en exemple le numéro de août 1982 dans lequel sur cinquante pages de revue, au moins dix sont composées des écrits de Claudio Kleinman. Il ne sera noté néanmoins qu'en qualité de collaborateur et non de rédacteur307. Alfredo Rosso va composer également un atout dans cette période de changement de cap dans l'Expreso et écrira très souvent pour la revue jusqu'à sa fermeture, soit en qualité de rédacteur soit de collaborateur. Il rédigera notamment beaucoup d'articles sur des groupes méconnus du grand public et fera découvrir aux lecteurs et à Roberto Pettinato le groupe de post-punk, reggae : Sumo. Uberto Sagramoso qui vit désormais à New York continuera de collaborer de temps à autres avec la revue. Mais le désintérêt de ces anciens rédacteurs pour la revue grandit néanmoins de mois en mois. On peut émettre une hypothèse également sur l'apparition d'une certaine hiérarchisation plus présente au sein de la rédaction entre les journalistes eux même. En effet, on voit dans les derniers numéros que dans la liste des journalistes et collaborateurs du journal, le directeur et cinq protagonistes ( rédacteurs, coordination générale, directeur, secrétaire … ) sont mis en avant par des grands caractères alors que les noms des collaborateurs amassés dans le bas de la page sont à peine visibles. Le nom des « correspondants de l'intérieur » sont eux illisibles. On pourrait supposer la présence de tensions entre rédacteurs dans la revue d'autant plus que la colonne qui informe du nom des participants à la revue est reléguée désormais à la fin des numéros. Ce manque de rédacteurs permanents entraîne une hausse de la présence d'articles de médias étrangers publiés dans la revue. En effet, la revue va acheter ou emprunter plusieurs articles que les rédacteurs vont simplement traduire et adapter par la suite. On le voit notamment au début de cette période de transition durant laquelle le seul rédacteur permanent est Ricardo Messina, aidé occasionnellement par Roberto Pettinato et Leon Melkiades. Plusieurs des articles sont alors des traductions de médias étrangers. Souvent les interviews se

307 J'utilise la formule « au moins » étant donné que je n'ai pas la totalité des pages de ce numéro.

164 limitaient au transfert classique en espagnol des questions-réponses, un discours direct qui colle à l'image du nouveau public que la revue tente de séduire. Par exemple, on peut citer un article sur le guitariste de Genesis, Steve Hackett, dans le numéro 60, traduit et adapté par Roberto Messina. Même si la revue a délaissé beaucoup de ses racines thématiques, parfois des articles sur le cinéma, la philosophie et la technologie apparaitrons même si ils sont anecdotiques et que ces articles seront souvent des articles d'un autre média étranger. Par exemple, en juin 1981, Alfredo Rosso traduit un reportage sur le réalisateur américain Robert Altman écrit par Angus Mc Kinnon. Cet article comprend trois pages de la revue et parle de la dernière production du réalisateur, une adaptation du dessin animé Popeye jouée par Robin Williams. Là encore l'article se limite à traduire les questions et réponses. En octobre 1982, Alfredo Rosso traduit un article de Mick Farren de cinq pages sur le danger des robots. L'article se base sur un fait divers concernant un ouvrier japonais qui s'était fait assassiné par un rock dans une fabrique automobile. Néanmoins l'article se basait davantage sur les problématiques économiques et des questions concrètes que sur les problèmes éthiques et philosophiques que cet événement entrainait308. La revue publie également un article sur le réalisateur grec Costa Gavras en août 1982 et notamment sur son nouveau film Missing, qui racontait la disparition d'un journaliste américain au Chili après le coup d'État de Augusto Pinochet. On peut imaginer que c'est là une manière détournée pour les rédacteurs de la revue d'évoquer ce qui se passe également en Argentine. Le collaborateur Eduardo Echaniz écrit aussi un article en septembre 1981 sur le nouveau film de Stanley Kubrick Orange Mécanique, mais s'attellera davantage à parler de la carrière du réalisateur plutôt que du message porté par le film lui même. Par le biais de ce retour à quelques codes de l'ancien Expreso, on peut supposer que la direction voulait récupérer une partie de la mystique perdue de la revue et maintenir l'adhésion de l'ancien lectorat. Cette tentative est appuyée par deux articles qui vont paraitre trois numéros de suite sur le thème de la philosophie. Dans le numéro 65 de décembre 1981, Roberto Pettinato et Juan Carlos Insua publient une interview de Luis Jorge Jalfen, philosophe et membre de l'école de Philosophie de Buenos Aires. Ce philosophe y donne sa vision du monde, perverti selon lui par certaines idéologies individualistes. Il parle également de la condition humaine et apporte son point de vue sur la notion de pouvoir. Ce personnage singulier édite notamment un périodique nommé « Alternativas ». Dans les deux numéros

308Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 157

165 suivants, la rédaction va choisir de publier un essai du philosophe et docteur en psychologie à l'université de Harvard, Phillip Slater, divisé en deux parties incorporées à la suite dans les numéros 66 et 67. Cet essai de dix pages intitulé « Le circuit est rompu » consiste en une analyse de la technologie et de son utilisation par l'homme, l'en-tête dit : « Même si les américains se considèrent comme le peuple le plus privilégié qui ait jamais peuplé la terre, ils n'ont jamais réussi à éliminer la misère, l'anxiété, le manque de confiance et l'agressivité. ». Juan Carlos Insua effectue également un dossier de six pages sur l'histoire de l'Institut Di Tella et sur les happenings qui s'y déroulaient, dans le numéro 74 de septembre 1982. Là encore on voit le désir de faire découvrir l'art à cette nouvelle génération mais dans des formes dynamiques et non pas passives et excessivement intellectualisées. Alors que durant la direction de Pipo Lernoud et la fusion entre Mordisco et l'Expreso Imaginario une augmentation du nombre de pages dans la revue s'est opérée, le manque de rédacteurs et la volonté du nouveau directeur de synthétiser le contenu de la revue ramène le nombre de pages à cinquante. La taille des articles va retourner à celle de la direction de Jorge Pistocchi, c'est à dire que la revue sera composée de plusieurs articles concis. Néanmoins la différence avec la première période de l'Expreso réside dans le désir de diversité thématique qui avait motivé Jorge Pistocchi à réduire la taille des articles. En accord avec le nouveau concept proposé par Roberto Pettinato, les articles de la revue ont commencé à être plus synthétiques et formels. Le style littéraire des rédacteurs va être plus concis et ils vont devoir être directs et clairs dans leurs propos à l'image de cette nouvelle génération de lecteurs qui appartiennent à la mouvance du punk. Le style littéraire de la revue a désormais été délesté des métaphores destinées à brouiller les censeurs. Le style de l'écriture du journal auparavant davantage lié au journalisme littéraire et poétique va laisser place à une écriture directe et sans superflus lyriques. Une modification dans la section des critiques de disques va placer les rédacteurs dans des rôles d'arbitres ou de juges des productions musicales. Il s'agit d'étoiles que la direction va attribuer aux disques en guise de notation. Dans l'ouvrage Estacion Imposible, ses auteurs évoquent cette pratique introduite dans le journal au milieu de l'année 1981 qui consistait à mettre des étoiles aux disques représentés afin de les noter. Plus le nombre d'étoiles était important, plus l'œuvre était considérée comme bonne309. Cette notation amène les rédacteurs à s'affirmer en temps qu'égaux des autres journalistes des revues spécialisées et à se mettre en

309Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 161

166 position de professionnels de la presse, de la musique et de la critique.

Le départ de Horacio Fontova, directeur artistique et dessinateur de la revue qui va quitter la rédaction en même temps que Pipo Lernoud, va représenter un facteur important de la perte de l'identité originale de l'Expreso Imaginario. On remarque alors une diminution progressive des illustrations jusqu'à une quasi absence dans les derniers numéros. Cette absence d'illustration enlève une part de son identité à la revue qui développait l'art plastique dans ses pages, notamment celui du dessin et laisse place à une succession de long articles comprimés. Les pages sont de moins en moins aérées et le coté artisanal de la revue se perd au fur et à mesure des numéros. Avec le départ de Horacio Fontova, la revue perd sa mystique graphique qu'elle avait érigée en code de reconnaissance et surtout en mode de différenciation face aux autres revues. Cette perte d'originalité esthétique va placer l'Expreso Imaginario en tant que revue de rock standard parmi tant d'autres dans les kiosques. Horacio Fontova va être remplacé par une succession de dessinateurs et graphistes qui ne restent jamais longtemps participants de la revue et ne permettent donc pas de définir l'identité graphique de ce nouvel Expreso. Le concept artistique développé dans l'Expreso de Jorge Pistocchi et de Pipo Lernoud faisait partie de ce que les lecteurs préféraient dans la revue si l'on prend en compte le nombre important de lettres dans le courrier des lecteurs qui faisaient les louanges des illustrations de Horacio Fontova. Néanmoins, ce changement est logique si l'on prend en compte la volonté de Roberto Pettinato de rompre avec l'image rêveuse et utopique qu'arborait auparavant la revue. On peut imaginer aussi que ce manque d'intérêt pour la présence d'illustrations dans la revue réside dans le fait que les arts plastiques à cette période là ont recommencé à se développer timidement et que le directeur de l'Expreso considère que ce n'est plus le rôle de la revue le palier au manque d'expressions artistiques. Selon Alfredo Rosso, le nouvel Expreso Imaginario « manquait de mystique. ». Il déclare au sujet de la revue : « Pettinato lui a donné une tendance mais ne lui a pas donné la mystique qu'il y avait avec Jorge et Pipo.310 ». On pourrait supposer que la rédaction cherche à retrouver ce coté journal « fait-main » et artisanal en ajoutant des cadres plus ou moins dessinés aux articles311 et en jouant avec la typographie mais cela expose plutôt une image de journal enfantin. Les sommaires sont désormais composés quasi uniquement de photographie et les seuls endroits où l'on trouve parfois des illustrations sont les publicités, le courrier des lecteurs et la section

310Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 152 311A remarquer dans les illustrations des annexes.

167 «Poésie Inédite, Poésie Vitale ». Néanmoins ces dessins n'arborent jamais le même style graphique et on remarque vite en feuilletant plusieurs numéros de cette époque que les graphistes n'étaient jamais les mêmes au fil des exemplaires. Le statut de ces graphistes change aussi selon les numéros. Alors que Horacio Fontova était qualifié de directeur artistique, montrant l'importance de l'esthétique dans la revue, ceux qui lui succèdent sont notés sous la fonction « Mise en Page » ou encore « Graphisme ». On voit par cela que le graphisme ne constitue plus un aspect fondamental de la revue pour Roberto Pettinato. Il y aura bien une tentative esthétique évoquée par les auteurs de Estacion Imposible, qui mentionnent l'apparition dans le numéro d'août 1981 des couleurs rouge et rose sur certaines photographies. La direction choisira d'y incorporer également du bleu et du jaune occasionnellement312. Durant les neuf derniers mois de l'histoire de l'Expreso Imaginario, sous la fonction « Art et Mise en page » figurera Eduardo Fortunato qui malgré sa permanence à ce poste pendant plusieurs mois n'arrivera pas à définir un style graphique propre. Il ne créé pas d'illustrations et se contente surtout de mettre en page la revue et de dessiner de temps à autres des cadres pour les articles. Cette esthétique appauvrie, froide et non élaborée n'évoluera pas jusqu'à la fermeture de la revue. Comme on l'a vu durant la période de direction de Pipo Lernoud, les sections et leur place dans la revue commençaient se mettre en place définitivement. C'est au numéro 64 que la structure définitive apparaît313. A partir de ce numéro, la structure de la revue, de ses sections et du sommaire sera inchangée jusqu'au dernier numéro. La revue perd avec l'arrivée de Roberto Pettinato à la direction de la revue la section « Courrier de Imaginario » et le « Guide » ainsi que « El Vagon de Coda ». La section « Poésie Inédite, Poésie Vitale » fera son apparition ponctuellement. La revue, en plus des articles, se composait donc des sections « Rutas », « Informations de l'extérieur », « Concerts », « Disques », « Courrier et Staff », « Informations de l'intérieur », et pour finir « Fenicios » réduisant encore plus le nombre de chroniques fixes et accentuant le manque de diversité et d'informations autres que musicales. Ces changements se remarquent aussi au niveau du courrier des lecteurs. C'est une partie de la revue qui a toujours été revendiquée par ses journalistes comme un de ses points fondamentaux. Ils le définissaient comme un espace de discussion, de dialogue et d'expression. Cette rubrique s'était toujours située en page 4 et 5 de la revue ce qui montrait

312Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 153 313Voir le sommaire dans les annexes.

168 une volonté de réunion et l'absence de hiérarchie entre les journalistes et les lecteurs qui étaient eux aussi acteurs de la revue. Néanmoins dès le numéro 60, le courrier des lecteurs est relégué à la page 46 et il restera à cette place jusqu'à la fin de la revue. La rédaction tourne le dos à ce qui était dans les numéros antérieurs, leur « force » : « Ainsi, sans nous en rendre compte, nous avons transformé notre rédaction en un atelier journalistique qui nous permit d'expérimenter beaucoup de choses et de maintenir le dialogue ouvert avec vous, les lecteurs, dans un jeu d'expériences et de communication qui ont réussit à générer la force nécessaire pour continuer de l'avant dans un média difficile et dur comme celui ci. »314. Le dialogue continue malgré tout mais n'est plus une priorité pour la rédaction. Cette section va être le théâtre de l'opposition entre l'ancienne génération de lecteurs et la nouvelle. Le courrier des lecteurs va devenir une tribune où se confrontent leurs différents goûts et différentes façons de voir le rock et le monde. Cette section va être le lieu de beaucoup de débats sur le punk, l'arrivée de la new wave et l'existence d'un « vrai rock ». En somme, les discussions et débats vont surtout représenter l'opposition entre le changement et la préservation du rock. Les anciens lecteurs qui ont connu le rock à ses débuts sont très attachés aux valeurs qui ont fondé ce mouvement et ont peur qu'avec cette massification du rock, les musiciens deviennent corrompus par l'argent et leur succès actuel. La nouvelle génération elle, considère que ces anciens lecteurs sont frileux et ont peur du changement, sont coincés dans leur anciennes idées archaïques et n'acceptent pas que le rock doive indéniablement muter. En décembre 1981, le lecteur Javier Huevos déclare dans une lettre ce rejet des valeurs de la génération du flower power :

« Les fleurs et les petits oiseaux n'intéressent pas les punks, […] ; nous, nous parlons de ce qui nous fait nous sentir mal, ce qui vous aussi vous dérange, à la différence que nous le disons en le criant. Je m'en fiche de jouer comme Jimi Page ou Hendrix, s'ils ne font pas plus que de dire des bêtises, oui, des bêtises. »

Dans le même numéro, le lecteur Alberto Leiva remet en cause cette idée du rock national en temps que genre musical purement argentin et estime que ce n'est qu'un mélange de plusieurs influences et non pas une création originale :

« Je pense que le rock national n'existe pas. Nous les argentins sommes des indiens latinos à qui on a injecté une culture européenne. »

314Expreso Imaginario, n°36, juillet 1979

169 Un autre lecteur va exprimer sa lassitude envers l'ancienne génération qui attaque constamment cette nouvelle vague du rock et énumère ses critiques :

« 1/ J'en ai marre d'entendre des gens dire que cette musique est horrible quand ils n'ont seulement écouté que deux ou trois morceaux qui ne la représentent pas. 2/ Je pense que le rejet d'une partie du rock vient du fait que cette musique est étroitement liée au punk que beaucoup ne supportent pas, que les rockeurs argentins préfèrent élever leur esprit avec la philosophie hippie alors que le punk représente tout le contraire. […] 4/ Je ne suis pas punk mais c'est l'opinion de pleins de gens dans lesquels je m'inclus, qui se sentent comme des extraterrestres en écoutant la quantité de commentaires négatifs et la quantité de stupidités qui sont écrites sur cette musique. 5/ Un conseil pour les rockeurs qui lisent cette lettre : s'il vous plait, oubliez vos préjugés sur le punk et écoutez plutôt des groupes comme The Clash, Jam, Police, U2, etc. 6/ Il y a beaucoup de journalistes qui travaillent pour casser ces préjugés : Gassio, Pettinato, Rosso, etc. … et je les félicite mais il y en a d'autres qui se bouchent les oreilles par ignorance ou parce qu'ils ont peut être eu des problèmes personnels avec des punks argentins, par exemple Gloria Guerrero de la revue Humor. » ( Marcelo Pablo Rodriguez, n°65, décembre 1981 )

L'opposition de deux générations pourtant peu éloignées dans le temps est ici montrée clairement et on voit dans cette lettre que cette nouvelle génération semble subir la même incompréhension de leurs ainés que les premiers rockeurs argentins avec leurs parents. La situation est paradoxale puisque « l'ancienne génération » rejette cette nouveauté alors qu'ielle prônait l'expérimentation et l'ouverture d'esprit. Les lettres des lecteurs se transforment surtout en critiques et éloges, soit des groupes ou musiciens ou alors de leur génération opposée. L'arrivée de Queen à Buenos Aires315 et la couverture de leur concert écrite par Roberto Messina et Roberto Pettinato va causer beaucoup de débats entre les lecteurs. En effet, cet article intitulé « Le coté obscur de la Reine » était plutôt critique envers le groupe, et beaucoup de lecteurs n'adhèraient pas à leur point de vue. Les courriers des deux numéros suivant cet évènement vont être surtout composés de soutiens ou de critiques envers les rédacteurs et leur point de vue sur le groupe Queen. La rédaction va même mettre des titres dans cette section « Nous commençons par Queen » suivit de « Encore d'autres sur Queen ». Le lecteur Julio Calcagno en avril 1981 leur exprime comme tant d'autres son indignation :

« Par le biais de cette lettre, je voudrais exprimer ma forte indignation et peine à propos de votre article sur Queen. […] vous voulez faire des marrants et faire des blagues quand vous écrivez vos articles, mais la vérité c'est que ça me donne envie de pleurer. […] DIOS SALVE A QUEEN316 des brutes comme vous ! Vive la revue Pelo ! »

315Le général Viola profitera de cette venue pour se rapprocher du rock en prenant une photographie avec le leader du groupe Freddie Mercury 316Référence au faveur titre du groupe punk des Sex Pistols « God save the Queen »

170 Beaucoup de lecteurs vont réagir de la même manière et vont exprimer clairement leur préférence pour la revue Pelo. Néanmoins, dans ce même numéro, un lecteur va exposer son mécontentement envers cette nouvelle génération de fans du rock qui ne respectent pas les règles des concerts :

« Chers amis de l'Expreso. Je vous écrit parce que j'aimerais que quelqu'un écoute cette demande. Quand je dis quelqu'un, je me réfère à des 'gens' capables de m'expliquer pourquoi il n'y a pas de gens beaux dans les concerts. Parce que avant dans les parcs nous étions tous amis et nous échangions des disques qui aujourd'hui s'achètent et se vendent par des immondes commerçants qui ne pensent seulement qu'au pognon, pognon et plus de pognon. Pourquoi la majorité des gens qui allaient avant à Centenario ou à Rivadavia ne sont plus là maintenant. Pourquoi des petits merdeux remplissaient des verres de sable et les jetaient sur les gens de devant pendant le concert de Seru Giran au festival La Rural ? En résumé, pourquoi les rockeurs disparaissent petit à petit de la carte ? Je ne suis pas contre le nouveau public qui va aux concerts, bien qu'ils soient des imbéciles, et nous qui venons depuis longtemps aux concerts de rock nous pouvons leur expliquer qu'on ne vient pas aux concerts pour attaquer les gens, qu'on n'y va pas pour faire des louanges stupidement aux musiciens et plein d'autres choses pour que le rock se remplisse de gens nouveaux et BONS. C'est pourquoi il est essentiel que nous ne nous effacions pas, même si beaucoup de musiciens produisent et vendent, et font de la merde, des merdes grosses comme des maisons, sans honnêteté, sans talent, sans rien. Il faut continuer de croire en le rock parce que le rock est à nous tous, à tous ceux qui l'on toujours soutenus. […] Au secours !!! La Balsa317 coule, l'Amour du Printemps s'en va vers l'Automne et la maudite machine à tuer continue d'assassiner. » ( Fernando Richter, n°57, Avril 1981 )

Fernando Richter critique là le comportement violent et adolescent de cette jeune génération qui veut faire la fête, se défouler plutôt que d'être en communion avec la musique. La rédaction répond à ce lecteur en défendant les musiciens et ce nouveau public :

« Nous ne croyons pas que les rockeurs sont en train de disparaître de la carte, ni que le nouveau public qui va aux concerts peut être considéré comme une merde. Il ne faut pas rester bloqué sur les gloires passées, parce que ces propos t'enferment dans une position élitiste. La Balsa flotte mieux que jamais. L'Amour du Printemps croit considérablement. [...] »

Cette opposition entre la génération hippie et la génération punk va se remarquer également dans la partie du courrier des lecteurs « Dialogue comprimé » qui comprend des courts extraits, généralement les plus intéressants ou percutants, des lettres envoyées par les lecteurs. Dans le numéro 76 de novembre 1982, plusieurs extraits de lettres évoquant l'incompréhension entre ces deux générations sont publiés. Roberto M. affirme : « Je m'intéresse à la philosophie des vrais punks mais ici en Argentine ils n'existent pas ; ils sont comme les hippies argentins, des 'bons enfants' avec du pognon, [...] ». Le lecteur Roberto évoque encore cette idée d'authenticité revendiquée par chaque courant du rock. Benz Phibes,

317Référence à la chanson culte du rock national considérée comme le début de ce mouvement, titre qu'on peut traduire comme « La Valse » interprété par Los Gatos

171 un autre lecteur dit également : « Je participe aussi à la polémique hippies-punks, qui s'incline à la faveur des derniers [...] ».

Malgré tout, le facteur de communication généré par le « Rincon de los Fenicios » se maintient. On peut souligner une baisse des annonces de rencontres dont sa colonne « En Communiquant » va passer à la fin de cette section qui commence donc par « Que puis-je t'enseigner ? ». Ces annonces sont toujours présentes mais la quantité est moindre comparé aux années 1978 et 1979 et la dose d'émotion et de solitude exprimée par ces messages va s'estomper. Dans un contexte de massification du rock et de création de nouveaux groupes ces petites annonces vont être un moyen pour beaucoup de jeunes musiciens de former des groupes. Beaucoup de messages pour donner et prendre des cours d'instruments sont publiés et certaines annonces sont la preuve d'un relâchement de la pression et de la terreur parmi les jeunes et d'une ouverture des mœurs comme par exemple un message publié dans le numéro 67 qui dit : « J'aimerais communiquer avec des musiciens gays pour faire de la musique et bronzer. ». « Le coin des publications souterraines » et la colonne « Dialogue Comprimé » vont également rester intactes. Ces revues souterraines vont pouvoir profiter de ce changement radical de ligne éditoriale et de thématiques abordées au sein de la revue puisqu'elles vont développer des thèmes qui n'intéressent plus l'Expreso, compenser ce manque et probablement récupérer des lecteurs déçus par le nouvel Expreso Imaginario.

3 ) Les anciens lecteurs ne reconnaissent plus leur revue : l'Expreso a « perdu son âme »

La perte d'identité causée par le changement de priorités décidé par Roberto Pettinato, permet à l'Expreso de séduire un nouveau public mais fait également fuir le lectorat original de la revue qui était tout de même conséquent. Les anciens lecteurs vont délaisser petit à petit la revue et certains témoignent de leur déception en exprimant une certaine nostalgie envers l'ancien Expreso dans le courrier des lecteurs :

« Les articles comme le marathon naturaliste, l'accouchement naturel me manquent et demeurent essentiels. » ( Adrianan Ledesma, n°61, août 1981 )

« Vous étiez un lien entre nous tous, qui en plus de la musique, nous apportait de la poésie, des contes, des informations sur l'écologie, sur les communautés, etc. […] Peut être qu'il faut accepter que malgré la

172 réconciliation passagère, le divorce Expreso-Mordisco s'est finalement concrétisé, et ce qui résulte de la séparation c'est que Mordisco s'appelle maintenant Expreso et que l'Expreso s'appelle désormais Pan Caliente. » ( Mario Alberto Sanchez, n°63, octobre 1981 )

« Je me rappelle que les articles sur la poésie chinoise étaient géniaux, ainsi que ceux sur l'écologie, et aussi Little Nemo ( J'ai eu l'opportunité de les lire trois ou quatre fois, qu'est ce que c'était bien ! ). » ( Frederico Ghazarossian, n°67, février 1982 )

Les auteurs de Estacion Imposible ont notamment trouvé une annonce du lecteur Mario Alberto Sanchez dans la section « Fenicios » qui offrait jusqu'à 50 000 pesos pour le numéro 7 de l'Expreso Imaginario318 alors que le prix actuel de la revue était de 18 000 pesos. Il évoque dans sa lettre Pan Caliente, la nouvelle revue de Jorge Pistocchi qui en effet ressemblait à l'ancien Expreso. Cette nouvelle revue va regrouper tous les anciens rédacteurs du début de l'Expreso comme Pipo Lernoud, José Luis d'Amato, Ana Reig, Pablo Perel, Ralph Rothschild, Uberto Sagramaso, Eduardo Abel Gimenez, etc. Elle traite les anciens thèmes qui ont été abandonnés par Roberto Pettinato comme l'écologie, l'indigénisme … Jorge Pistocchi reprend les même idées de sections en changeant seulement leurs noms. La revue va récupérer plusieurs lecteurs qui ne se retrouvaient plus dans le nouvel Expreso et constituer un serieux concurrent pour l'Expreso. La revue s'était éloignée de l'esprit initial de sa création, si bien que les anciens lecteurs de l'Expreso avaient surement l'impression de lire une toute nouvelle publication. La massification du rock, l'arrivée d'un nouveau public plus dynamique et agressif, la perte de pouvoir du gouvernement et l'arrivée proche de la démocratie ont entrainé l'ancien public à se détacher du rock national mais aussi de sa revue. Certains anciens lecteurs parlent de ces facteurs mais évoquent également leur détachement de la revue comme une suite logique des choses, puisque souvent, beaucoup d'entre eux avaient quitté le lycée depuis quelque temps et s'intégraient à l'université ou encore au monde du travail et pour certains découvraient la politique :

« Roberto Pettinato lui a changé, il est dans le consumérisme maintenant, dans le business. Pour moi, la revue a changé parce l'époque avait changé, la situation politique avait changé. Le gouvernement a commencé à s'ouvrir et il a cherché à trouver comment sortir de cette dictature. Peut être aussi que les lecteurs cherchaient autre chose, on la gardait évidemment parce qu'on l'aimait mais peut être que le public avait changé ! Dans toutes les revues, il y a une lutte pour le pouvoir, des intérêts personnels.319 » ( Ruben Silva )

318Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 173 319Annexes, p. 202

173 « Je crois aussi que le public avait changé, les jeunes s'intéressaient plus à la musique alors qu'avant les thématiques les plus suivies étaient l'écologie ou l'indigénisme. Il me semble qu'il y a de ça aussi. C'est une affaire de génération, j'avais 15 ans en 1975, et du coup en 1980 j'en avais 20, j'étais à l'université et je commençais plus à m'intéresser à la politique. J'achetais toujours la revue mais elle s'était orientée vers un autre chemin et un autre public. Je n'ai pas acheté les tout derniers numéros, j'étais à l'université, je m'intéressais à d'autres choses. En plus le rock avait viré vers le punk, la new wave, ça me paraissait pauvre comme musique. Peut être aussi qu'avant je n'en avais plus besoin, j'étais plus jeune, le contexte était plus difficile, les thèmes abordés m'intéressaient plus … Il y a plusieurs étapes dans l'exercice de la répression, de 1976 à 1980 c'était l'époque la plus violente de la dictature, après en 1982 durant la guerre des Malouines les gens sortaient dans la rue pour glorifier la nation Argentine mais ils sortaient quand même. C'était un peu comme le printemps de la démocratie, cette époque était très forte.320 » ( Fernando Gabriel Dunan )

« Il y a eu un changement avec Roberto Pettinato qui voulait faire de la revue un organe de presse un peu plus commercial.321 » ( Hugo Basile )

L'ancien lecteur Gabriel Dunan évoque cette notion de besoin qui a beaucoup été mentionnée dans les courriers des lecteurs. En plus de l'identité de la revue, qui fidélisait auparavant les lecteurs, qui disparaît, ces jeunes ont grandit et veulent profiter de la liberté d'expression et de déplacement croissante et éprouvent ainsi moins de nécessité à lire cette revue. Hugo Basile et Ruben Silva évoquent eux l'aspect commercial qu'à revêtu la revue durant la direction de Roberto Pettinato. Cette massification du rock induit inévitablement l'arrivée d'entreprises ou de producteurs privés qui vont vouloir utiliser ce mouvement pour créer un phénomène musicale fructueux et les membres les plus anciens du rock national vont avoir l'impression de se faire voler leur identité. Le mouvement n'a plus cet aspect exclusif, intime et singulier.

Comme le dit l'ancien Lecteur Hugo Basile, la perte de son esthétique a joué un rôle important dans le fait que les lecteurs délaissent l'Expreso :

« Ses dessins étaient merveilleux, très beaux. Ils donnaient à la revue une qualité très particulière. Après son départ, la revue a commencé à se détériorer un petit peu. Un moment, j'ai arrêté de l'acheter parce qu'elle n'avait plus la même essence, elle était moins spéciale, plus commerciale. Je pense que ce changement avait à voir avec des questions commerciales. Quand on lit un journal, on ne se rend pas compte de tout ce qu'il y a derrière et c'est pareil dans l'autre sens.322 »

La perte de son identité graphique a été une raison supplémentaire pour les lecteurs de

320Annexes, p. 210 321Annexes, p. 186 322Annexes, p. 187

174 ne plus reconnaître leur Expreso. Même si nous ne disposons pas du nombre de tirage des numéros de cette époque ni de déclaration de la direction, nous pouvons assurément imaginer que la revue n'arrive pas à toucher un public massif comme Roberto Pettinato l'espérait en changeant de ligne éditoriale. On peut supposer que les anciens lecteurs de l'Expreso avaient perdu de leur intérêt envers la publication qui ne respectait pas les valeurs du rock et que le nouveau public du rock, même si séduit par la revue, se retrouvait confronté à une multitude de revues de rock qui diffusaient une image plus moderne et adéquate à leur mode de pensée. En effet, la baisse de la censure et la perte de pouvoir de la dictature, entraine un retour de la liberté de la presse et des médias en général et incite plusieurs personnes à profiter de cette hausse potentielle de jeunes intéressés par le rock qui pourraient devenir de futurs lecteurs. De plus, des articles comme celui sur le concert de Queen qui a valu beaucoup de critiques dans le courrier des lecteurs pourraient avoir fait fuir des nouveaux lecteurs. On peut dire que la revue n'a pas vraiment réussit à s'adapter à cette nouvelle conjoncture du rock et que sa locomotive s'est peu à peu ralentie.

La question de la personnalité de Roberto Pettinato a été abordée par tous les interlocuteurs au cours de mes entretiens mais aussi dans l'ouvrage Estacion Imposible, et est érigé par tous ces gens au rang de traitre du mouvement. Dans les articles de presse argentine ou des sites internet spécialisés dans le rock national ou dans la contreculture, qui évoquent l'Expreo Imaginario, Roberto Pettinato est très rarement évoqué en temps que directeur et la période de la revue la plus médiatisée et développée est celle de la direction de Jorge Pistocchi. Pour donner un exemple, les auteurs de Estacion Imposible qui ont effectué des interviews de la grande majorité des rédacteurs de l'Expreso, n'ont en revanche pas fait d'entretien avec Alberto Ohanian ou Roberto Pettinato. Souvent l'impression qui ressort de ces entretiens ou articles est que sa direction est une période à oublier comme si l'Expreso Imaginario était mort avec le départ de Pipo Lernoud. Il semble que toutes les personnes que j'ai interrogées ont davantage été séduites pas la première phase de l'Expreso. Néanmoins, la conjoncture du rock à cette période va faire que Roberto Pettinato ne sera pas le seul considéré en temps que corrompu et en temps que traitre car le rock va se diviser d'une part entre les musiciens qui privilégient la création pure, en respectant les valeurs qu'ils ont toujours défendues et d'autre part ceux qui se laissent aller à la musique commerciale et qui se laissent entraîner dans la musique de variété. Et comme l'a dit précédemment Jorge Pistocchi,

175 cette division s'était déjà opérée auparavant dans la revue entre les rédacteurs qui voulaient vendre et ceux qui voulaient « conserver l'esprit de la revue ». Cette division s'opère également au sein même des différents styles du rock entre les « rockeurs », les « punks » et les « métalleux » qui sont tous de classes sociales différentes et ont chacun une conception propre de ce qu'est le rock323. Jorge Pistocchi semble avoir gardé après toutes ces années une rancœur envers beaucoup de monde, mais surtout envers Roberto Pettinato et Alberto Ohanian, sentiment également noté par les auteurs de Estacion Imposible qui évoquent chez l'ancien directeur une « rancœur à fleur de peau »324. Durant notre entretien Jorge Pistocchi m'a beaucoup parlé du dernier directeur de la revue :

« Cette personne après s'est mal comportée envers nous. Il est entré dans la rédaction parce nous étions très ouverts à accueillir de nouvelles personnes, nous étions comme une sorte de club où on réfléchissait sur ce qui se passait dans notre pays, c'est aussi pour ça que c'était notre refuge.325 » ( Jorge Pistocchi )

Les auteurs de Estacion Imposible le qualifient de personnage faisant preuve d'un « cynisme à l'épreuve des balles », et en règle générale, pour les plus vieux intégrants de la rédaction, l'Expreso de Pettinato n'était pas le plus apprécié. Miguel Grinberg qui était proche de la rédaction originale de l'Expreso m'a avoué ce qu'il pensait de ce directeur : « Pour parler de Pettinato, je peux juste dire que la revue s'est dénaturalisée par sa faute, c'est un type très dissonant.326 ». La revue survit donc mécaniquement notamment grâce à l'implication de Alfredo Rosso et de Claudio Kleinman mais la rédaction se vite petit à petit. En effet, dans les derniers numéros, très peu de rédacteurs ou de collaborateurs sont mentionnés. Durant toute cette période, sous le statut « rédacteur » ne sont apparues que une ou deux personnes maximum. Dans le numéro 74 et dans le numéro 76 par exemple aucun rédacteur n'apparait, la revue se maintient juste grâce à l'aide de collaborateurs. La liste des participants, toute fonction confondue, se limitait à une vingtaine de personnes quand auparavant elle en comptait plus ou moins de cinquante. La pénurie de participants est telle que Rodolfo Garcia, l'ex batteur de Almendra est dans les dernières numéros de la revue, dès septembre 1982, en charge du département « extension musical ». La rédaction qui auparavant était un bouillon d'activités, devient déserte. Les rédacteurs se désintéressent de plus en plus de rédaction de la revue et même Roberto Pettinato va se détacher de plus en plus de ses obligations. En effet, à la même

323Pablo Vila, 1989, op.cit., p. 141 324Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 152 325Annexes, p. 238 326Annexes, p. 223

176 époque, il va se rapprocher du groupe de punk Sumo et deviendra leur saxophoniste comme le précise Miguel Grinberg : « Après l'Expreso, il était musicien du groupe punk Sumo et à partir de là, il est devenu une personne très médiatique.327 » . Le directeur va également de plus s'intéresser à la télévision. Ce désintérêt est tel que Alberto Ohanian lui même n'est plus signalé en temps que directeur exécutif dans les derniers mois de vie de l'Expreso. Le nouvel Expreso ne touchant pas la quantité de lecteurs attendue, le désintérêt progressif de ses acteurs et les problèmes économiques que cela engendre font finir d'imposer l'inévitable : la fermeture de la revue. Claudio Kleinman soutient que « les motivations de la fermeture définitive furent plus que tout économiques et que même selon Alberto Ohanian, la revue avait perdu de sa mystique. […] Produire cette revue le forçait à faire un effort monumental parce qu'elle se faisait de façon très artisanale, il fallait s'occuper de beaucoup de choses, et c'était tout un effort pour une revue qui parfois rentrait dans ses frais et qui d'autres fois causait des pertes d'argent.328 ». Alfredo Rosso lui se souvient d'un événement qui a décidé Alberto Ohanian à fermer définitivement la rédaction. Le directeur exécutif était venu visiter la rédaction et n'y avait trouvé personne, pas même le directeur : « et il a dû penser 'il n'y a personne dans la rédaction ; il n'y a personne qui s'intéresse à continuer de tirer l'Expreso, de tirer ce train.' 329». Alberto Ohanian avouera que : « L'Expreso avait perdu son âme avec le départ de Pistocchi et de Lernoud, et elle survivait seulement mécaniquement. Jusqu'à ce que ça n'ai plus de sens de l'éditer. 330». Comme le dit Alberto Ohanian, la revue n'avait plus de raisons de continuer, cela n'avait « plus de sens » et plus personne n'était motivé pour continuer le voyage. Plusieurs années après Pettinato se justifiera en disant : « Malgré ce qu'ils disent, j'ai respecté l'idéologie de la revue durant cette dernière époque pendant laquelle tous s'étaient ouverts ou opposés à Ohanian, qui a malgré tout financé la revue grâce à ses affaires de collants et de sous vêtements [...] 331». L'Expreso Imaginario sortira son dernier numéro en janvier 1983, peut avant l'arrivée officielle de la démocratie amenée par l'élection de Raul Alfonsin. Dans son dernier article écrit dans le numéro 78, Roberto Pettinato fait l'état des lieux du rock en ce début d'année. Il termine en disant : « Si tu n'es pas capable de croire dans ta propre vérité, ils vont être nombreux ceux qui vont t'approcher pour te changer ou pour t'embrouiller. Si tu n'es

327Annexes, p. 223 328Sebastian Benedetti, Martin Graziano, 2007, op.cit., p. 176 329Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 176 330Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 177 331Sebastian Benedetti, Martin Graziano ( 2007 ), ibid., p. 176

177 pas capable de rire quand tu en as envie, de te taire quand tu en as envie, de jouer quand tu en as envie, de faire ce que tu veux quand tu en as envie, et bien … je crains que la différence qui existe entre toi et tes parents soit très faible. ».

Conclusion :

« L'important avec l'Expreso ce n'était pas la lutte, c'était qu'elle nous ouvrait l'esprit.332 » résume Ruben Silva. L'Expreso Imaginario utilisera le pouvoir des alternatives et de l'imagination plutôt que celui de la lutte politique pour affronter le régime militaire. Permettre d'ouvrir l'esprit de ces jeunes, c'était aussi lutter contre l'ignorance, le rejet de la différence qui conduisent parfois à la violence ou à la soumission.

En définitive, l'histoire de la revue Expreso Imaginario est indissociable de l'histoire de l'Argentine et de l'histoire du rock : elle s'est construite dans la marginalisation et dans l'adversité, ce qui fait partie de son identité. C'est en partie pour cette raison que la revue s'est terminée aux prémisses de la démocratie, elle n'avait plus lieu d'être dans un contexte politique et culturel dénué de contraintes et d'interdits. Miguel Grinberg évoquait ce pouvoir de l'opposition qui permettait de créer et de s'unir : « Je ne dis pas que c'est plus facile, c'est seulement plus déterminant d'être contre quelque chose que d'être pour quelque chose.333 ». La revue s'était construite une ligne éditoriale et écrivait ses articles constamment en se souciant du régime militaire. La faculté de ses journalistes à dissimuler leur discours initial derrière les choix des articles et les métaphores littéraires et artistiques en a fait son identité. La revue s'était façonnée un univers imaginaire et utopique. Cela restait de l'ordre du rêve étant donné les circonstances politiques mais lors du retour à la démocratie, ce monde et cette vie deviennent possibles, ce qui bouleverse tout leur mode de pensée. L'imaginaire devient un futur potentiellement réel.

C'est grâce à ses productions artistiques et littéraires que la communauté du rock national s'identifie : celles ci sont à la fois le reflet de la communauté qui les engendre et la 332Annexes, p. 199 333Annexes, p. 230

178 base de références communes de celle ci. Il est impossible d'imposer une définition identitaire à un peuple, celle-ci étant changeante et redéfinir cette identité pour les militaires ne pouvait être qu'un échec.

En effet, la rédaction refusera de se plier au gouvernement qui cherchait à imposer une culture populaire et consumériste. On remarque ce rejet par le choix de leurs articles, par exemple avec la médiatisation de courts métrages argentins ou avec des musiciens contemporains comme John Cage. Cette opposition est clairement affichée sur certaines couvertures comme celle du numéro 26 qui représente une tomate écrasée sur une photo de John Travolta334.

La revue Expreso Imaginario doit sa survie aux talents des ses journalistes pour la dissimulation mais aussi à l'adhésion et au soutien de ses lecteurs. Elle la doit également à la grande solidarité qui a persisté durant toute la dictature entre tous les membres de cette communauté. Cette solidarité est la conséquence de l'union de la communauté du rock face à un ennemi commun, ce qui entraine une force fédératrice inébranlable. Cette jeunesse urbaine composée du public, des musiciens et des journalistes qui rêvait d'une liberté infinie tout en refusant l'engagement partisan s'est ainsi progressivement désolidarisée au retour de la démocratie. On assiste également à une fraction entre les musiciens qui malgré le retour à la démocratie refusent toujours de jouer le jeu de la musique commercial et ceux qui au contraire ont profité de pouvoir être diffusé sur les chaines de télévision et de radio pour se faire connaître.

Le discours des journalistes ira progressivement vers un certain professionnalisme et la revue finira par se standardiser. Les références à la diversité, la création alternative et la communication avec les lecteurs s'affaibliront. Dans ses derniers numéros, la revue ne coïncide plus avec le discours qu'elle tente de diffuser et le lectorat initial se désolidarise de ll'Expreso. La revue que Roberto Pettinato voulait publier ne pouvait survivre sous le nom de l'Expreso Imaginario. La professionnalisation du journal l'amène à garder pendant tous les derniers numéros la même typographie et structure du journal. Le courrier des lecteurs est relégué à la fin de la revue et les illustrations s'éclipsent pas à pas des pages pour devenir inexistantes. Cette fin d'un journal diversifié et de construction artisanale coïncide avec la

334Voir dans la section « couvertures » des annexes. Ce numéro y consacre plusieurs pages avec comme titre « Les robots fiévreux du samedi soir ».

179 désillusion de la jeunesse argentine et ainsi la fin des années hippies en Argentine au début des années 80. La perte du caractère amateur de l'Expreso Imaginario, tant au niveau de l'écriture, que de la simplicité des liens entre les lecteurs et les rédacteurs, mais aussi de l'esthétique novatrice et expérimentale a été une des causes principales de la fermeture de la revue. L'Expreso Imaginario naît et meurt donc en même temps que la dictature militaire argentine.

Néanmoins, même si la revue avait perdu son esprit initial avec la direction de Roberto Pettinato, l'image qui est restée dans les esprits des anciens lecteurs est celle d'une revue créative et militante. Cette revue reste l'emblème de toute une communauté comme un média qui leur a permis d'aiguiser leur regard critique sur le monde alors que les institutions traditionnelles étaient aux mains de la dictature. Le rock national n'était pas un mouvement de masse, tout comme le lectorat de l'Expreso Imaginario mais certaines rubriques et articles comme le « Guide pour Habiter la Planète Terre » ont sensibilisé un grand nombre de personnes à l'écologie pratique et incité plusieurs jeunes à pratiquer l'agriculture biologique ou la médecine naturelle. Le mouvement du rock national et la revue Expreso Imaginario ont donc permis à cette jeunesse de créer sa propre identité.

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La Expreso Imaginario : www.laexpresoimaginario.blogspot.com

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184 Annexes :

Annexes n° 1 : Entretiens

Hugo Basile, 50 ans, ancien lecteur de la revue Expreso Imaginario, professeur de psychologie sociale, lundi 16 janvier 2012, Buenos Aires.

J'ai commencé à lire l'Expreso à 15, 16 ans. A cette époque, il y avait plusieurs publications et une d'entre elles était l'Expreso Imaginario. Elle se différenciait fondamentalement des autres par le fait qu'elle était dirigée par la jeunesse et aussi qu'elle ouvrait des portes. Elle ne considérait pas la jeunesse comme écervelée comme les autres revues ou journaux, notamment comme maintenant, dans lesquelles ils ne font rien d'autres que vendre leurs produits. Quand j'étais adolescent, cette revue m'a fait connaître une montagne de choses. Pas seulement sur la musique alternative parce que la revue n'était pas seulement une revue musicale, mais aussi sur les idées alternatives, les arts alternatifs et les choses alternatives que faisaient les gens, de la violence jusqu'à ce qu'était la vie en communauté à travers des interviews de gens qui vivaient cette expérience. Je me rappelle notamment qu'il y avait aux États Unis dans le Tennessee une communauté que je ne connaissais pas, une communauté qui s'appelait The Farm. Ils vivaient comme des hippies et j'avais vu beaucoup d'articles sur cette communauté dont un dans l'Expreso et je leur ai écrit. Dans cet article, ils y avaient noté l'adresse de la communauté, et ils m'ont répondu. Il y avait d'autres publications à cette époque qui étaient aussi intéressantes, mais qui étaient plus générales. Il y avait une revue qui s'appelait Hura335, il y avait aussi une revue de résistance pendant la dictature qui était Humor. Hura faisait des dossiers assez intéressants sur des sujets comme la sexualité. C'était des choses dont on avait jamais entendu parler et du coup ça intéressait la jeunesse qui a essayé de s'informer avec ces revues, à chercher autre part que dans les médias officiels. A part l'Expreso, il n'y avait pas de revues qui faisaient des articles avec des argumentations sérieuses et ça incluait l'argument de la résistance.

Découvrir cette revue, était-ce une libération pour vous ?

Oui, c'est un journal qui m'a donné une identité, c'était une autre forme de penser, une

335Voir si Hura existe ou sous autre nom

185 autre façon de voir le monde que au début je ne connaissais pas mais que j'ai découvert, et en le découvrant je me le suis approprié. Certains journalistes de l'Expreso ont continué dans l'esprit de la revue avec d'autres publications, j'en ai quelques exemplaires comme par exemple Zaff!. C'est une revue postérieure à l'Expreso, elle a commencé en 1979 je crois, et à ce moment là, je faisais mon service militaire. Je me rappelle que chaque fin de semaine, je devais aller à Mar del Plata où est la base militaire et durant le voyage je lisais Zaff!. Je me rappelle de deux choses dont un article ou une interview de Carlos Castaneda336, et c'était un truc de fou ! Donc, quand je suis arrivé à Mar del Plata, j'ai acheté un de ses livres et je continue à les lire encore maintenant. Il y avait aussi une journaliste qui avait fait un commentaire d'une chanson de Robert Plant dans laquelle il y avait, selon elle, des allusions au « Seigneur des anneaux ». J'ai alors acheté les deux premiers tome du livre de Tolkien. Ça m'a ouvert à plein de choses. Je crois qu'une grande partie du ou des chemins que nous suivons sont liées à ce genre de découvertes.

Où avez vous découvert l'Expreso ?

Dans un kiosque. J'avais aussi un ami avec qui on échangeait beaucoup de découvertes culturelles, il me conseillait des trucs et moi aussi en retour. A cette époque, il y avait trois revues pour les jeunes qui traitaient de musique. La première, c'était Pelo. Il y avait aussi Rock SuperStar et l'Expreso. Les deux premières étaient des revues sur le rock pas plus, comme on en voit maintenant. Mais l'Expreso c'était différent

Avez vous remarqué un changement dans la revue au cours des numéros ?

Oui, il y a eu un changement avec Roberto Pettinato qui voulait faire de la revue un organe de presse un peu plus commercial. Après, il a essayé de faire une revue en continuité de l'Expreso qui s'appelait La Mano mais ça n'avait rien à voir. J'ai 50 ans, et en 50 ans je n'ai jamais vu une revue qui ressemblait à l'Expreso Imaginario. Il y avait juste une revue qui était similaire mais il n'y a eu que cinq numéros, une revue de culture qui avait les même caractéristiques. Elle n'a fait que cinq numéros parce que les gens ne l'achetaient pas, ce n'était pas vraiment fait pour les jeunes en fait.

336Anthropologue, à développer un peu

186 Est ce que les jeunes argentins connaissent l'Expreso ?

Ça dépend. Ils ont tous plus ou moins entendu parler de cette revue, par exemple mon fils la connait un peu, ma fille aussi, mais je pense que la grande partie des jeunes ne la connait pas et ne connaissent pas son importance durant la dictature. En plus maintenant cette revue se collectionne, elle coûte un peu cher et c'était une autre époque.

J'ai remarqué que dans le courrier de la revue, il y avait beaucoup de jeunes qui voulaient rencontrer d'autres jeunes avec les même centres d'intérêt mais aussi se faire des amis, est ce que vous pensez que la jeunesse argentine se sentait seule à cette époque ?

Il y avait beaucoup d'échanges entre jeunes dans les années 60 mais ces échanges se centraient plus sur la question politique, jusqu'à 1973 et le début de la Triple A. Mais, avec la dictature, l'activité politique s'est terminée. Avec la dictature, les échanges se sont retrouvés dans une autre situation et ils ont alors suivis la mode des hippies.

Est ce que vous savez si Horacio Fontova appartenait à la communauté de hippies du Bolson ?

Oui, Fontova a une grande et large histoire. Le premier truc qu'il a fait, c'était la comédie musicale Hair. Au Bolson, c'était une communauté hippie réelle, et dans le pays à cette époque vivaient plusieurs tribus hippies. Donc, le producteur et directeur de l'œuvre Alejandro Romay a été chercher les hippies dans tous le pays. Il y avait plein de chanteurs comme Fontova, Valeria Lynch … Un ami à moi aussi, Carlos. Après, Fontova a été dans un groupe et il a participé à la revue avec les dessins. Ses dessins étaient merveilleux, très beaux. Ils donnaient à la revue une qualité très particulière. Après son départ, la revue a commencé à se détériorer un petit peu. Un moment, j'ai arrêté de l'acheter parce qu'elle n'avait plus la même essence, elle était moins spéciale, plus commerciale. Je pense que ce changement avait à voir avec des questions commerciales. Quand on lit un journal, on ne se rend pas compte de tout ce qu'il y a derrière et c'est pareil dans l'autre sens. Chaque personne a ses propres intérêts, il faut demander ça à Pipo Lernoud ou Jorge Pistocchi.

187 Comprends-tu pourquoi l'Expreso n'a jamais été censuré ?

Je pense que c'est parce que les militaires ne l'ont jamais compris. Il y avait des choses que les militaires ne comprenaient pas et c'est ce qui a fait qu'ils ont réussit à éviter la censure. Il y avait des choses que seuls nous pouvions comprendre. Par exemple, je me rappelle, ici à Buenos Aires il y avait un endroit où tous les gars venaient pour échanger des disques, et en acheter, c'était le parc Centenario. On venait au parc avec des disques dans nos sacs, et un jour la police est arrivée et théoriquement on n'avait pas le droit de se réunir. Ils nous ont tous dit de nous en aller, et c'est ce qu'on a fait. Dans le numéro suivant de l'Expreso, ils ont fait paraitre une image d'un arbre, l'arbre Centenario, et ont raconté poétiquement comment s'était passée la répression ce jour là. Les policiers ne pouvaient pas comprendre mais nous on savait de quoi ils parlaient. Il y avait des codes pour que la police ne comprenne pas de quoi on parlait. Ils jouaient aussi sur l'estime que nous portaient les militaires qui devaient se dire : « ce sont des hippies on va les laisser dans leur délires ».

Et normalement, la presse ne devait-elle pas ne pas parler des artistes folkloriques ?

Ils n'avaient pas le droit de faire des interviews par exemple de Mercedes Sosa, mais si elle ne parlait que de musique ça passait et les censeurs n'y faisaient pas attention, Il y avait aussi Zaff! et Propuesta qui faisaient ce genre d'interviews de musiciens et ils n'ont pas eu de problèmes.

Qu'est ce que la revue t'as apporté dans ta construction personnelle ?

Ça m'a ouvert la porte à plein de choses nouvelles qui me sont restées, qui ont continué, du point de vue de la musique, de la littérature, des nouvelles façons de penser. Ça m'a donné l'occasion de m'identifier à quelque chose à partir de rien. Je me suis senti entouré de gens qui me comprenaient et ça m'a ouvert à un mode de pensée distincte .

Tes parents savaient-ils que tu lisais cette revue ?

Oui, mais ils ne comprenaient pas vraiment ce qu'il y avait dedans, ils ne m'ont pas

188 imposé de censure. Je militais vers 1978 dans un organe politique clandestin, et ils n'ont jamais rien vu.

Pouvez vous dire comment les idées hippies des États Unis sont entrées en Argentine ?

Ces idées sont entrées majoritairement à partir de la musique, en 1969 c'était la fin de ce mouvement aux États Unis, et en Argentine il y avait toujours des groupes de hippies qui florissaient. C'était un peu comme une mode mais la philosophie hippie est vraiment entrée ici avec la musique. Dès les années 60, il y avait ce qu'on appelait le rock progressif, qui était en fait le rock national avec des groupes comme Almendra, los Gatos, Manal ... Ils ne faisaient pas que chanter, ils faisaient aussi la promotion de ce mode de vie dans leurs textes. Les publications comme l'Expreso diffusaient aussi l'essence de la philosophie hippie, il y avait des revues comme Pina qui transmettaient la partie la plus commerciale du hippisme. Les idées hippies sont entrées aussi à travers la poésie, on lisait Walt Withman par exemple. Dans les années 80, il y avait aussi la revue Mutantia, dirigée par Miguel Ginsberg. Dans la musique, Pink Floyd aussi nous inspirait beaucoup.

Est ce que cette poésie était censurée par la dictature ?

Oui, pendant la dictature ils ont censuré ce qu'ils comprenaient, le reste non. La musique nationale a été censuré, notamment les chanteurs du rock national, mais ils sont revenus pendant la guerre des Malouines pour faire ressurgir un sentiment national, c'est pourquoi ils ont pu rechanter. Mais on a eu le sentiment de se faire voler notre mouvement comme par exemple pour le festival des combattants, le Festival de la Solidaridad où a chanté Leon Gieco. Ce qui les dérangeait, c'est qu'on avait les cheveux longs, qu'on fumait de la marijuana, qu'on jouait de la guitare, mais ils ne comprenaient pas le sens des chansons. Par exemple, Charly Garcia a chanté la chanson Los Dinosaurios qui parlait des militaires mais ils ne le savaient pas. Ils ne l'ont pas censuré parce qu'ils ne se rendaient pas compte qu'on parlaient d'eux. Les militaires ne comprenaient rien des métaphores, c'est pour ça qu'ils détruisaient tout, ils avaient peur qu'il y ai des choses qui leur échappent mais ça s'est quand même produit.

189 Pensez vous que beaucoup de jeunes lisait l'Expreso ?

Oui, l'Expreso était pas mal lue mais ce n'était pas non plus un tirage massif. C'était Pelo qui était la revue la plus lue, on y parlait plus de rock, il y avait tout le rock international représenté, rock, punk, mais ils ne traitaient que la musique, ils commentaient les disques et pas plus. A cette époque, il y avait des revues qu'on lisait avec peur, comme par exemple Humor. Si une revue devenait massive, ça devenait un problème d'avoir trop de visibilité parce que à Humor ils critiquaient la dictature ouvertement avec leurs caricatures. On se demandait toujours qu'est ce qui allait se passer si on se faisait prendre à lire cette revue. Le mieux c'était de ne pas y penser.

Est ce que vous pensez que le gouvernement avait réussi à effacer toute conviction politique de la tête des jeunes ?

Avec la peur oui, mais tes idées restent toujours en tête et ça, ils ne peuvent te l'enlever. On ne peut pas les effacer, si je te mets une arme sur la tempe, je peux te faire dire tout ce que je veux mais ils ne peuvent pas te faire changer ta façon de penser. Ceux qui ont survécu à la répression ont gardé ces idées. Avant la dictature, je n'avais rien à voir avec la politique, mais, pendant la dictature, j'ai commencé à m'y intéresser dans la clandestinité. Dans les années 90, je ne m'en préoccupait plus, c'était une question qui avait fini par m'ennuyer, je ne voulais rien savoir là dessus. Mais avec l'arrivée de Nestor, ça m'a donné la possibilité d'y croire à nouveau, et maintenant, je milite avec ma femme et je le fais avec la même espérance que pendant la dictature.

Est ce que vous pensez que plus d'hommes que de femmes lisaient l'Expreso ?

C'est possible. En tout cas, les hommes étaient plus visibles. Je me rappelle, je leur avais envoyé un courrier pour rencontrer une ou des filles parce que je n'en connaissais pas beaucoup et une fille m'avait finalement appelé suite à ce courrier. Mais, je crois que les lecteurs n'étaient pas en majorité des femmes. Les femmes s'engageaient plus socialement que les hommes, il y avait peut être plus de femmes qui militaient dans la clandestinité. Je suis psychologue social et dans mon école il y a 100 élèves et 95 femmes. Dans la revue, il y avait

190 la journaliste Sandra Russo qui y avait fait ses débuts. Elle leur avait envoyé un courrier et s'était finalement faite engagée dans la rédaction de l'Expreso.

Quelle chronique ou partie de l'Expreso préférais-tu le plus ?

C'était les articles qui avaient rapport avec les créations artistiques, les articles sur la violence que je ne connaissais pas du tout. Je me rappelle qu'en lisant cet article intitulé Nota de violencia, je ne pensais pas que de telles choses pouvaient exister dans notre monde. Je lisais aussi le courrier des lecteurs que j'aimais bien, mais c'était aussi parce que je leur envoyait des lettres. Au début, j'avais commencé à acheter la revue pour ses articles sur la musique mais au final je ne les lisais pas vraiment. Je lisais davantage la partie sur la culture que l'autre, alors que la musique était ma motivation première. C'était une revue qui était accessible donc je l'achetais. Des fois, je la montrais à des amis mais je n'aimais pas la prêter ! Je la partageais seulement avec Waldo, un ami qui devait partir au service militaire, je lui avais donné toutes mes revues pour le voyage ! Je lui avait aussi acheté La voix du silence de Blavatsky. Ici, il y a la culture du quartier et le reste. La culture du quartier, c'est par exemple jouer au foot avec tes voisins. Avec Waldo, on vivait dans le même quartier. Je suis devenu psychologue social, lui psychologue parce qu'on se posait plein de questions sur la vie, on avait plein d'inquiétudes. Vers 1979, j'ai commencé à faire du théâtre, lui de la politique parce qu'il n'avait pas peur de la répression. On sortait à trois, il y avait Waldo et Claudio qui est aujourd'hui secrétaire d'État du sport en Argentine je crois. Lui, il fallait un peu le forcer pour sortir parce que son frère était disparu. C'était le premier contact qu'on a eu avec les disparitions. Il a commencé à militer pour les droits de l'homme dès ce moment. Quand on sortait, San Telmo c'était la Mecque de la culture, il y avait du théâtre par exemple. Certains sortaient du quartier, d'autres non, mais je pense que l'Expreso m'a amené à aller chercher ces expériences, des gens différents, avec des idées et des coutumes avec lesquelles je n'étais pas familier.

Comment était l'éducation à cette époque ?

191 Moi pendant la dictature militaire, j'étais dans le secondaire337, j'étais dans la même école où sont mes enfants maintenant. C'était un organe répressif, je me rappelle que le vice président nous parlait toujours des ennemis subversifs. On se sentait un peu visés parce qu'on avait fait une revue avec des copains, et on avait caricaturé le vice président de l'école avec un cheval. En 1973, je suis rentré dans le secondaire. Ils ont fermé l'école quand les militaires sont arrivés. J'ai dû reprendre officiellement le secondaire quand j'étais adulte mais j'allais la nuit à l'école. A cette époque, c'était plus dangereux d'étudier que de ne pas le faire. Il y avait des militaires partout dans les écoles, et la majorité des professeurs étaient aussi des militaires. Les enfants devaient avoir les cheveux coupés bien courts, et si tu avais les cheveux un peu trop longs, ils pouvaient te les couper en pleine rue s'ils le voulaient. C'était le dictat de la morale chrétienne d'État, par exemple, les policiers avaient le droit de rentrer dans des maisons de passe et s'ils se rendaient compte que tu étais infidèle à ta femme, ils te ramenaient à la maison et tu étais accusé d'adultère. Ils supprimaient tout à la racine.

337Équivalent du lycée en France

192 Ruben Silva, 55 ans, ancien lecteur et correcteur de l'Expreso Imaginario, journaliste, vendredi 27 janvier 2012, Buenos Aires.

Je suis journaliste depuis 30 ans, j'ai commencé dans les années 80, vers 1981, je suis aussi psychologue social et j'ai également étudié l'histoire. J'ai 55 ans et je suis grand père, imagines ! La dictature militaire de Videla comme on l'appelle, c'est une époque et une part de ma vie où la revue de l'Expreso était un refuge. La revue a commencé juste au moment du coup d'État de Videla. A ce moment, j'avais 20 ans, c'était un monde autoritaire, une société très répressive, et notre opposition à cette société était très extrême. On s'est donc réfugiés dans le rock et dans les revues qui existaient à ce moment là. Il y avait une revue qui s'appelait Pelo, il y en avait d'autres évidemment et l'Expreso est apparu. C'était quelque chose de nouveau pour nous parce que ce n'était pas seulement du rock. C'était une revue qui abordait des thèmes comme l'écologie ou l'hindouisme. On lisait ça parce que c'était pas comme maintenant, il n'y avait pas d'ordinateur, il n'y avait pas de portable et quasiment personnes n'avait le téléphone. Réussir à avoir un téléphone, c'était très difficile à cause des entreprises d'État qui étaient très bureaucratiques. On ne trouvait le téléphone seulement que dans quelques maisons. Etant donné les circonstances, le moyen de communication fondamental qu'on utilisait à cette époque était l'écriture, le papier. Maintenant, 90% des journaux ou revues que je lis je le fais sur internet et très peu sur papier en partie pour des raisons écologiques. Certains gardaient la revue précieusement, moi j'en ai gardé aucune. Mais c'était bien un refuge, je la lisais comme un refuge. C'était une revue où il y avait de la poésie, des beaux dessins pour l'époque, ils recopiaient des dessins comme l'histoire de Little Nemo qui était un personnage qui avait été créé vers 1920. La revue était réalisée par des personnages qui sont devenus maintenant célèbres, comme Horacio Fontova, Roberto Pettinato, des musiciens qui sont connus maintenant mais qui à l'époque dessinaient dans la revue. En 1978, j'ai commencé à travaillé dans un journal où travaillaient des parents de disparus. J'y ai rencontré Pettinato qui travaillait déjà à l'Expreso. J'y ai également rencontré une fille, Alejandra, qui travaillait aussi à l'Expreso et qui est journaliste à La Nacion. C'est par le biais de cette rencontre que j'ai commencé à rencontré ces gens. Puis, j'ai réussi à intégrer l'Expreso, mais seulement en temps que correcteur. Pour moi, l'Expreso a été quelque chose de crucial, j'étais lecteur, je jouais de la guitare, et d'un autre coté, j'ai été correcteur dans la revue ce qui m'a permis de connaître un peu ces gens qui formaient la revue. Puis après, le

193 temps est passé, ma vie est allée dans un autre chemin, et la revue a arrêté de sortir. A ce moment là, j'étais à Cuba. Je ne suis pas militant politique mais j'ai des opinions, je prends du temps pour mes convictions. Là, j'essaie de me mobiliser contre la megamineria338 qui est en train de se construire dans le pays.

Où avez-vous découvert l'Expreso ?

Je l'ai découverte grâce à des amis. Le rock, ce n'est plus comme avant, maintenant c'est très commercial, comme une entreprise. Avant, c'était une chose marginale, c'était contestataire. Je me rappelle que sur le câble, il y avait quatre chaines de télévision en noir et blanc. En 1972, une chaine qui s'appelle maintenant mais qui avant était Canal 11, tous les samedis matins pendant un ou deux mois, diffusait une émission sur la musique où l'on voyait des concerts et des interviews de rockeurs. C'était une révolution pour nous et on faisait la queue pour rentrer dans les studios et participer au public de l'émission. Mais les policiers sont venus et nous ont empêché de rentrer parce qu'on avait les cheveux longs, des jeans, des chemises à fleurs. A cette époque, c'était la mode du flower power, on essayait de faire comme les hippies des États Unis, on aurait aimé vivre en communauté. Les gars de classe moyenne comme moi, nous ne vivions pas dans la misère mais nous nous sentions incompris. Par exemple, quand je rentrais à la maison et que je mettais un disque de Yes ou des Pescado Rabioso, mes parents me disaient « Mais, qu'est ce que c'est cette musique de Turcs ? ». C'était une société traditionnelle qui s'habillait avec des vêtements blancs, noirs ou gris, nous n'appartenions pas au même monde. On voulait détruire les préjugés sociaux et l'hypocrisie, même si on était pas impliqués dans la politique. Pour moi c'est venu après. Quand j'avais 15 ans, j'avais les cheveux longs, des jeans moulants et ça n'était pas bien vu. J'avais des pantalons roses mais je ne consommais pas de marijuana étant donné que dans ma famille il y avait des militaires. Mes parents à cette époque m'ont interdit de venir aux réunions de famille si je gardais mes cheveux longs et que je portais un jean. Il y avait surement d'autres familles où ces « excentricités vestimentaires » étaient plus tolérés. J'avais des amis dont les parents permettaient ce genre de choses. Mais en règle générale, on avait affaire à une société répressive, oppressante. Par exemple, le père d'un voisin à moi ne lui achetait que des vêtements deux tailles plus grandes parce que durant ces années, on essayait de mettre des

338Mine de minéraux gigantesque en construction actuellement en Argentine

194 vêtements moulants pour mettre en valeur notre corps, les filles, elles, commençaient à mettre des minis jupes … C'était toute une révolution. Dans les années 70 est apparue la pilule contraceptive, c'était une nouveauté. Ce mouvement du rock national auquel était attaché l'Expreso était une proposition culturelle de rupture contre le système. D'une certaine manière c'était une sorte de copie des États Unis mais ce n'était pas exactement une copie conforme parce que dans les années 60, les rockeurs ont commencé à chanter en castillan. Au début, ils chantaient en anglais et faisaient surtout des reprises. Ce qu'on appelait rock national à cette époque, c'était le rock progressif en opposition à la musique commerciale. Je me rappelle on appelait cette musique « Ching ching » parce qu'ils ne savaient faire que deux accords. Mais le rock national n'était pas vraiment une musique de protestation. Il y avait beaucoup de questionnement à cette époque, dans cette société répressive et il y avait un conflit générationnel qui aujourd'hui se note beaucoup moins. Les jeunes s'enamouraient du monde tandis que les vieux de 30 ans semblaient mornes et tristes. J'ai trois enfants, 55 ans et je ne me sens pas si éloigné des jeunes, même si on a pas les même goûts on peut cohabiter. Mais à cette époque non, il y a avait les autres et nous.

Beaucoup de jeunes lisaient l'Expreso ?

Non, pas tout le monde. Il y avait surtout les rockeurs, mais la majorité des jeunes non, on ne peut pas dire ça !

Avez vous déjà écris au courrier des lecteurs de la revue ?

Je crois qu'une fois je leur ai écrit mais je ne me souviens pas si c'était à l'Expreso ou à Pelo. Et grâce à ça, j'avais rencontré une fille, qui est maintenant prof de philo et écrivain. L'adolescence est une étape de la vie importante, où tu fais tes armes, où tu te cherches une personnalité, une façon d'être. L'adolescence, certains la vivent très bien, d'autres la vivent assez mal, c'est un moment où vous, en tout cas moi, subissons une sensation de solitude. Même quand on est dans un groupe, moi par exemple j'avais un groupe de copains mais je me sentais quand même seul. L'écriture a donc été pour moi un refuge, la lecture aussi. Je lisais tout ce qui me passait sous la main et qui me reliait à ma solitude et à ma timidité. Le contexte était, hormis le mode de vie différent de nos parents, très répressif, donc les jeunes voulaient

195 défier toutes les autorités. Je ne parle pas seulement des militaires, mais aussi de la tradition, des idées, des façons de manger, de s'habiller ... La société était très conventionnelle, et si tu ne suivais pas ses codes, on t'écartait. Certains s'excluaient eux même par esprit de marginalité et certains jeunes pouvaient tomber dans une attitude sectaire. Je pense que oui, il y avait une sensation de solitude chez les jeunes de cette époque, qui pouvait se traduire de plusieurs manières. Des fois à travers la violence. Ça se passait dans les concerts, même si à cette époque c'était très contrôlé, comme à Luna Park, qui se terminaient des fois avec des actes violents. Mais ces concerts était comme une micro société. Certains jeunes devaient relâcher la pression, et, par exemple lors du mondial de 1978 de football, certains relâchaient cette pression dans le foot parce qu'il y avait pas de lieu où libérer toute cette violence. Il n'y avait que les concerts et le foot. Même si dans le rock il n'y avait rien de violent, il y avait quand même des situations violentes, avec les policiers notamment. Il y a eu très peu de rockeurs si ont disparu. Nous n'avions pas beaucoup de connaissance afin d'éviter l'affrontement avec les militaires, avec la famille. Un personnage de cette époque qui me parait important est Miguel Grinberg de la génération beat. Il a bien expliqué comment l'Argentine s'est appropriée ce mouvement en le copiant mais en le faisant à sa manière, en le transformant. C'est une chose qui est propre à Buenos Aires, pas à l'Argentine. Tous les rockeurs viennent de là, c'est un mouvement porteno. Il y en avait certains à Rosario mais pas beaucoup. Le rock est fondamentalement un mouvement urbain des classes moyennes. Certains allaient à la fac, d'autres arrêtaient, en fait on cherchait une destination, une destination de vie, nous cherchions qui nous étions. Cette société était une merde pour nous, et nous voulions la changer. Avec quoi ? Avec la musique ! L'Expreso offrait à ces jeunes un projet, une proposition alternative où priment l'amour, la paix, l'écologie, et c'est ça qui était attirant parce que c'était nouveau. A la télévision, il n'y avait pas ça, la culture était très fermée.

Et avant de découvrir l'Expreso, connaissais-tu les thèmes de l'écologie ?

Non, pour moi tout était une nouveauté, je ne savais rien de tout ça. J'étais un jeune qui lisait beaucoup de livre sur le communisme, sur le marxisme ... J'étais très fermé d'esprit et la seule musique que je pouvais écouter c'était le rock. Pour moi, tous les vieux étaient cons et écoutaient de la musique de merde, chez moi on écoutait de la musique folklorique, classique

196 et du tango. Je détestais tout ça. J'ai découvert le tango à Cuba, c'était un genre très populaire, là bas tous les enfants chantaient du tango. J'avais 27 ans quand j'y suis allé, et dans la rue deux garçons se sont mis à chanter du tango et je me suis mis à pleurer. Je me suis alors rendu compte que je ne connaissais pas la musique de mon pays. Le rock incorporait parfois des airs de tango, il y avait parfois un bandonéon qui faisait son apparition dans une chanson. Le rock n'était pas fermé, c'était nous. Nous étions, pour certains, durs, dogmatiques, sur la défensive, nous étions « plus catholiques que le pape » comme on pourrait dire !

Certains anciens lecteurs disent que la revue leur a sauvé la vie, qu'est ce que tu en penses ?

Oui, ça a amplifié ma vision. J'avais une vision du monde très fermée, et l'Expreso Imaginario m'a ouvert l'esprit. C'est utile quand on doit survivre au milieu d'une dictature atroce, nous n'avons pas eu d'invasion comme les nazis en France pendant la seconde guerre mondiale mais la situation n'était pas si éloignée. Survivre à ça ce n'était pas seulement manger ou payer ses factures, ce n'était pas seulement physique, c'était aussi psychologique. Et la culture dans ce cas peut être une bouée de sauvetage, parce que sans ça, tu restes avec une seule réponse qui peut être soit l'indifférence soit la violence. L'Expreso Imaginario te proposait au contraire la vie, l'amour, c'était une façon de fuir, c'était la recherche d'une alternative à ces deux choix. Et ce chemin me semble précieux. Il y a plein de gens qui ont pensé cette revue, Pistocchi, Fontova, c'était des gens importants qui formaient le bagage des connaissance culturelle de l'époque. Je suis journaliste en partie grâce à eux et à cette revue. Aussi parce qu'un professeur de littérature que j'ai eu en classe était très intéressant et m'a fait découvrir toute la littérature latino-américaine. Cette forme d'écriture me plaisait énormément, si tu regarde par exemple Gente ou Pelo, leur qualité d'écriture était à des années lumières de celle de l'Expreso. Pour un porteno qui ne connait pas grand chose, découvrir l'Expreso Imaginario était une nouveauté, tout ce qu'ils proposaient dans cette revue était une nouveauté, parce que le monde d'un jeune de classe moyenne se résume au travail, ou a l'école, et à pas grand chose d'autre. Quand j'habitais dans le grand Buenos Aires, j'avais des copains qui n'étaient jamais allés visiter la ville même de Buenos Aires, son centre ville, et ils avaient 18 ans. Alors quand tu te trouves confronté à une revue comme celle la, c'est fort.

Est ce que dans l'enseignement de l'histoire, l'Expreso Imaginario est représenté comme un

197 organe de résistance culturel fort ? Parce que les jeunes argentins ne semblent pas vraiment connaître l'existence de cette revue.

L'Expreso n'était pas un standard de résistance, pour certains oui, il y a le mythe de cette revue mais cette revue même, dans un contexte répressif, n'a pas touché toute la société. Elle a touché seulement une partie précise de gens, des jeunes en quête de quelque chose. J'étais au lycée, et j'avais maximum cinq copains intéressés par cette revue. Le reste, c'était autre chose, ils aimaient la pop, la musique romantique comme Aznavour, les filles, ils aimaient la musique commerciale, mais nous on aimait le rock et le reste c'était des conneries. Donc, je ne pense pas que l'on puisse parler de cette revue comme d'un mouvement massif de résistance culturelle qui est resté dans les annales, c'était davantage une revue qui permettait de cultiver sa différence, mais la résistance culturelle est un champ large, il n'y avait pas que cette revue. C'est néanmoins une revue représentative d'une époque, d'un secteur de culture, d'un groupe de personnes. A l'époque, nous n'avions pas internet, pas d'ordinateur donc cette revue c'était aussi la manière directe de savoir où il y avait des concerts. C'était comme une caisse de résonance de ce qui se passait dans le monde des rockeurs. Et cette façon de penser, nous pouvions la transmettre aux nouvelles générations, nous étions tous différents. Je ne me suis pas du tout bien entendu avec certains lecteurs de la revue que j'ai rencontré mais on avait la même ligne de pensée à transmettre. L'Argentine a un volume impressionnant de revue créés durant toute son histoire mais il n'y a jamais eu une autre semblable à l'Expreso. Je dirais que dans cette revue il y avait plus de qualité que de quantité. Il y a une part de la jeunesse argentine actuelle qui s'intéresse au rock de cette époque et à cette revue. Ma fille, par exemple, joue de la musique punk et elle me pique souvent mes vinyles des Pescado Ravioso. Elle va surement essayer de transmettre ça à ses enfants, tout ça ce sont des graines que chaque génération sème. Je dis souvent à mes élèves que si ils veulent avoir des informations sur cette époque, je suis là. L'Expreso a semé ça. Et continuer à parler de ce pan de notre histoire nous rappelle notre passé, nos rêves de jeunesse …

Que pensez vous de l'omniprésence du thème du rêve dans la revue et ses illustrations ?

Ce thème du rêve a aussi été transmis par les concerts, par exemple, ceux de Spinetta étaient de vrais spectacles, ce n'était pas seulement de la musique. Je me rappelle d'un concert

198 durant lequel ils avaient projeté le court métrage Un chien andalou de Luis Bunuel et de Salvador Dali. Je pense qu'il s'agissait des rêves d'une époque qui se retrouvaient dans un concert. Certains d'entre nous pouvaient les transformer en réalité, ça nous incitait donc à lutter.

Est ce que les jeunes avaient peur de se promener avec des exemplaires de la revue ?

Ils avaient peur, mais ils n'allaient pas contre les militaires de front. Ils avaient un point de fuite, ce n'était pas comme être militant ou appartenir à un groupe politique, ça c'était autre chose, c'était aller à l'affrontement direct des forces armées. Il y avait surement des gens qui lisaient l'Expreso et qui étaient engagés dans des groupes politiques clandestins et qui ont survécu. Cette revue n'était pas nocive directement pour le système, et le langage qu'ils utilisait était un langage fait de plein de métaphores. Il y avait des sous-entendus, ils maitrisaient l'art de dire des choses en se camouflant derrière un autre discours. Et de ce fait, nous lisions beaucoup de choses que nous ne comprenions pas, même si nous supposions. En parlant de cette communauté du nord, ou de cet écologiste des États Unis, ils montrait que la situation du pays actuellement était critique et que ailleurs la liberté, la connaissance et la culture abondait et que tout espoir n'était pas perdu. Ils nous incitaient à aller chercher ailleurs même s'ils ne le disaient pas directement. C'était un discours très codifié, ils étaient obligés de le faire pour éviter la censure et la fermeture du journal. Parce qu'il y a tout de même eu une centaine de journalistes disparus durant la répression orchestrée par le gouvernement militaire. Cette censure ne consistait pas seulement à « te fermer le clapet », il s'agissait aussi de te faire disparaître et de te tuer. Il fallait se protéger et pratiquer l'autocensure. L'important avec l'Expreso ce n'était pas la lutte, c'était qu'elle nous ouvrait l'esprit.

A l'époque, te considérais-tu comme appartenant au mouvement hippie ?

Non, pas du tout. Des vrais hippies en Argentine, il y en avait très peu. En tout cas ceux qui vivaient en communautés. Ils partaient vivre dans le sud notamment au Bolson, pour survivre ils faisaient de l'artisanat. A cette époque, j'étudiais l'économie, et à mes 18 ans, j'ai travaillé dans une compagnie d'assurance puis après, j'ai trouvé un boulot dans un journal. J'étais juste un employé qui en sortant du boulot jouait de la guitare électrique et du rock.

199 Moi, j'étais intéressé par la politique alors que la majorité des hippies, eux, n'y voyaient aucun intérêt. Les hippies proposaient une attitude qui, pour nous, était passive, alors que nous voulions tout changer et aller affronter directement le système, mais nous avions tout de même une vision assez sectaire du monde. Il y avait tout de même les lignes de communication entre les deux communautés, les hippies nous faisaient découvrir des choses qui nous ouvraient l'esprit grâce à leur « façon » de penser, à leurs lectures … Ils nous permettaient d'accéder à une littérature interdite. Mais la censure, ce n'était pas seulement d'interdire des livres mais aussi de faire en sorte qu'ils ne soient pas édités et distribués. Il y avait donc des formes indirectes de censure.

Comment as-tu découvert la revue ?

Dans un kiosque à journaux. Je regardais beaucoup les kiosques parce que j'étais adolescent et je me sentais seul, du coup je lisais beaucoup. La lecture était pour moi une façon de m'armer. J'achetais beaucoup de revues de politiques par exemple, de rock aussi, chez mes parents on recevait tous les jours le journal. Et cette revue je l'attendais, j'attendais tous les mois qu'elle sorte ! Le prix de l'Expreso n'était pas indécent, elle ne sortait qu'une fois par mois et très peu de revues intéressantes étaient publiées à cette époque. J'achetais la revue et on était quelques copains à la lire. Mes amis musiciens lisaient plus Pelo. Le kiosque était un lieu important. Le fait que la couverture de la revue soit très colorée c'était bizarre et novateur pour l'époque, et même maintenant nous ne voyons plus de couvertures comme ils faisaient. Crisis était une bonne revue politique, très complète mais aujourd'hui plus personne ne la lit, les gens n'ont pas le temps. Mais c'était une autre esthétique, ils faisaient aussi des articles sur la culture et la politique mais rien a voir avec L'Expreso. Rien que le titre Expreso Imaginairio est l'expression de leur imaginaire, le but de la revue c'était l'imagination au pouvoir. On peut le lire dans un livre de Miguel Grinberg qui s'appelle Como vino la mano, il raconte ce que pense cette génération, comment le mouvement contre-culturel s'est articulé en Argentine. La poésie était un autre élément fort pour cette génération et pour l'Expreso, les livres de Jack Kerouac, la poésie de Alan Ginsberg … Tous ces américains qui étaient contre le système réactionnaire des États Unis, la génération « beat ». C'était également nouveau pour nous. C'est toute une culture qui avait un lien avec la consommation de drogues, de cocaïne, de marijuana, d'hallucinogènes, etc. Ici, c'était surement plus difficile à trouver. Peut

200 être que dans Buenos Aires plus de jeunes en consommaient que dans la province. C'était une époque assez ingénue, on buvait un petit coca cola, une bière ou deux mais pas comme maintenant.

Quelle section de la revue préférais-tu ?

J'aimais la revue entière parce que c'était toute une aventure, chaque partie était une découverte ! A cette époque, j'étais au lycée, où les livres étaient ennuyeux à mourir. Aujourd'hui, les jeunes ne lisent rien, et on vit dans un monde où les gens ne sont plus proches, ont beaucoup moins de libertés, auparavant, il n'y avait pas le même consumérisme. Pour moi, lire la revue c'était une aventure, la lire, la garder, la relire attendre pour le prochain numéro...Mais il y a un effet de comparaison, on aime quelque chose parce qu'on le compare à une autre chose de la même catégorie et à cette époque il n'y avait rien de semblable à une publication comme celle ci. Le système éducatif argentin était très répressif et l'Expreso nous semblait être comme une oasis au milieu d'un désert. Ce qui m'intéressait le plus dans cette revue, c'était ce qui avait à voir avec la culture, l'écologie, les articles sur les musiciens, sur leur vie plus que sur leur musique, et le graphisme, parce que le graphisme était novateur, comme par exemple la bande dessinée de Little Nemo. Je trouvais ça très impressionnant et je continue aujourd'hui à regarder ces dessins. Il me semble que cette bande dessinée vient des États Unis des années 20. Ce petit personnage rêvant, sortant du monde me fascinait et j'avais envie d'être à sa place ! Mais, voyager à l'époque, c'était contraire à la tradition et très mal vu. Pour les artistes, musiciens et journalistes qui voyageaient, c'était la découverte d'un autre monde, parce que sous la dictature nous étions isolés dans notre bocal qu'était l'Argentine, il ne fallait pas qu'on découvre ce qu'il y avait à l'extérieur et qui était potentiellement mauvais ! J'ai des amis qui sont partis vivre en Europe, en France par exemple, j'ai un ami aussi, Sebastian qui vit toujours en Hollande, qui est luthier, mais il veut rentrer parce que la situation en Europe commence à être catastrophique et il s'embête en Hollande. Mais ceux qui voyageaient apportaient des choses en rentrant et on découvrait de nouvelles cultures.

Est ce que c'était dangereux de mettre son nom sur le courrier des lecteurs pour certains qui critiquaient, même à demi mot, la dictature ?

201 Non, je ne pense pas que la majorité des gens avaient peur, nous étions ingénus, mais cette façon de se protéger est arrivée plus tard. De plus, nous n'étions pas vraiment des militants purs et durs donc nous ne pensions pas que nous avions besoin de nous protéger. Maintenant, il y les réseaux sociaux ou les téléphones pour se rencontrer, mais les gens se rencontrent de moins en moins. Pendant la dictature militaire, nous n'avions aucun de ces moyens technologiques et notre adresse était la seule façon d'entretenir une correspondance grâce aux lettres et de rencontrer des gens. Aujourd'hui, Videla ne pourrait plus prohiber des livres parce que tout est sur internet. Chaque époque a ses façons de se protéger, et cette interdiction générait toute une recherche ! Je pense que les gens écrivaient dans le courrier pour parler avec ses congénères, pour trouver un chemin, aussi pour rencontrer des filles, parce que nous n'allions pas danser étant donné qu'il fallait porter un cravate qui est la chose que j'ai toujours détesté. Pour pouvoir rentrer, il fallait avoir les cheveux courts, porter un pantalon, un chemise, ce qui nous paraissait commercial très traditionnel, et la musique nous semblait très commerciale. Au lieu de ça, je passais mon weekend end à jouer de la guitare avec mes amis. Nous cherchions donc des lieux de rencontre et le courrier en était un. Nous pensions détenir La Vérité, comme tous les jeunes, nous pensions « eux c'est des tarés, eux c'est des vieux et nous, nous sommes à part. ».

Pensez vous que le lectorat de l'Expreso était davantage masculin ?

En général, le rock était quelque chose de machiste. C'était plus difficile pour une fille de rentrer dans le milieu mais c'était aussi lié à la société. Dans les groupes d'amis qui écoutaient du rock, pour la grande majorité, il n'y avait que des garçons. Je pense aussi que c'était aussi lié aux injustices de l'époque, en général ce n'était pas bien vu pour une fille d'aller au bar ou de fumer. Il y avait quand même un peu de féminisme et d'articles sur les femmes grâce, notamment, à Sandra Russo, mais c'était une femme au milieu de mecs. Même chez les musiciens on accède à la même conclusion, on le voit par exemple dans le film Woodstock, les musiciens/chanteurs/leaders n'étaient que des hommes, à part Janis Joplin, Joni Mitchell ou Joan Baez. Je pense que les gens lisaient cette revue aussi parce qu'elle était artisanale, notamment dans sa production. Ils n'utilisaient pas d'ordinateurs. On écrivait à la machine à écrire. C'était un vrai bordel, une superposition de trucs, quand il y en avait qui ne pouvait pas venir c'était

202 un autre qui se chargeait de l'article … Il n'y avait pas tous ces logiciels d'édition, donc tu devais couper, faire un texte qui rentre parfaitement dans un espace précis, ce n'était pas la typographie de maintenant ! Les journalistes de la revue étaient des personnes avec tout le temps des idées plein la tête, tout le temps en train d'en incorporer des nouvelles, on était vraiment loin des revues standardisées que l'on connaissait. Ils voulaient rompre avec le conformisme. Roberto Pettinato, lui a changé, il est dans le consummérisme maintenant, dans le business. Pour moi, la revue a changé parce l'époque avait changé, la situation politique avait changé. Le gouvernement a commencé à s'ouvrir et il a cherché à trouver comment sortir de cette dictature. Peut être aussi que les lecteurs cherchaient autre chose, on la gardait évidemment parce qu'on l'aimait mais peut être que le public avait changé ! Dans toutes les revues, il y a une lutte pour le pouvoir, des intérêts personnels.

Est ce que vous pensez que le gouvernement avait réussi à effacer toute conviction politique de la tête des jeunes ?

Et bien, quand on est dans une dictature répressive, il y a différentes attitudes qui se présentent à toi. Pour les jeunes en général, on avait en tête l'influence de la jeunesse des années 60 qui nous a transmit un certain regard idéologique. Il y a eu 30 000 disparus mais aussi une situation de terreur, de peur, la peur de parler, de participer, pas seulement aux manifestations ou organisations politiques mais à tout évènement ou entreprise collective. Cette peur a concerné trois ou quatre générations. Il ne s'agissait pas là seulement de tuer mais aussi de terroriser la population. Donc l'Expreso était un organe de résistance relativement commode, tranquille parce que tu ne risquais pas vraiment ta vie. Ce qui était important, c'était de faire de cet organe qui apparaissait inoffensif aux yeux des censeurs, un organe résistant de fait. Pour les livres c'était la même chose … Mais je pense qu'aucun dictateur ne peut enlever toutes les idées subversives de la tête des gens, parce qu'à un moment donné, ces régimes se retrouvent toujours avec des failles, le système se fissure. Il y a une chanson de Luis Alberto Spinetta, du groupe Invisible qui s'appelle Azafata del tren fantasma339, dans laquelle il parle de tradition. Il parle en métaphores de la tradition des servants du roi, et, quand le roi se tourne, ils le poignardent dans le dos … Ce genre de choses ! Ça ressemble un peu à la période de la domination romaine, le sénat, le pouvoir corrompu, pourri et les

339« L'hôtesse du train fantôme »

203 sénateurs qui tuent le roi pour récupérer sa place. Il y avait tout de même des espaces de communications comme les bars. Mais notre lieu favori de communication et de refuge, c'était surtout la musique. La revue était aussi un de ces lieux où l'on pouvait s'exprimer librement, pas dans la lumière mais d'une façon souterraine, cette revue était en quelque sorte une métaphore de la rivière souterraine. Certains ont participé à la lutte souterraine, la lutte armée, d'autres à la lutte politique. A cette étape de ma vie, j'étais un rockeur, et nous n'avions pas beaucoup de lieux de rencontre, seulement les revues et les concerts quoi ! Et comme nous étions jeunes et sans argent, nous n'avions pas beaucoup de choix. On se réunissait et on allait voir le film Woodstock au cinéma, c'était comme un rituel. Je l'ai vu sept fois. Ensuite, on trainait, sans argent pour un cola ou une bière. Les jeunes de classe moyennes n'avaient pas assez d'argent pour pouvoir accéder à des lieux de liberté. Je ne sais pas comment ça se passait pour les classes sociales plus hautes. A cette époque, il n'y avait pas la même pauvreté que maintenant, les pauvres n'étaient pas si pauvres que maintenant, ils ne vivaient pas dans la rue, ils avaient du mal à trouver à manger mais il y avait une certaine solidarité du quartier, ils avaient plus ou moins accès aux modes de consommations. Cette solidarité du quartier s'est perdue. Quand j'étais enfant, à la tombée de la nuit, tout le monde se réunissait devant une maison, sur des chaises, et on discutait, on buvait le maté, les enfants faisaient du vélo à coté … Aujourd'hui le quartier c'est les réseaux sociaux. Pour ton sujet, il faut aussi prendre en compte ce qu'était la vie quotidienne ; rentrer du boulot, rentrer a la maison, regarder la télé, une vie plus restreinte, plus routinière, plus provinciale, les femmes commençaient tout juste à aller travailler alors que maintenant les jeunes veulent rester à la maison, ne veulent pas aller travailler. Notre société avance dans certains domaines mais recule dans d'autres, maintenant tu peux avoir un cinéma dans ta maison. Auparavant, aller au cinéma était quelque chose de social, c'était une grande sortie, on devait bien s'habiller. Moi maintenait je porte ce que je veux, c'est ce que la démocratie a apporté de bien.

204 Fernando Gabriel Dunan, 52 ans, professeur d'histoire en collège et lycée, ancien lecteur de l'Expreso Imaginario, a gardé consciencieusement presque tous les numéros de la revue, 11 février 2012, Buenos Aires.

En 1976, Eva Peron s'est faite évincée, elle faisait partie de la droite du péronisme. C'était une période de violence, de désastre économique et ils ont laissé le pouvoir aux militaires. Vers cette époque a commencé à sortir des revues en lien avec le mouvement rock, des revues pour les jeunes, on appelait ça musique beat. En revues, il y avait Cronopios, Pelo, puis est sorti Mordisco qui était aussi une revue de rock mais assez indépendante et alternative. Et l'Expreso Imaginaro est apparu après, avec un champ de traitement plus vaste. Imagine toi cette époque, on était loin de tout, il n'y avait pas beaucoup de revues étrangères. Le rock était le vilain petit canard de la société. Pour moi, dans cette revue tout était nouveau, ils parlaient d'écologie, de culture … J'ai commencé à l'acheter, on la partageait avec les amis, ils nous faisaient découvrir des musiciens que je ne connaissais pas et on achetait alors leurs disques.

Était-il difficile de trouver des disques étrangers à Buenos Aires durant la dictature ?

Ils sortaient ici les choses qui se vendaient le plus, et avec l'accord des autorités, je pense. Par exemple des albums qui sortaient en 1974 nous on ne les avaient que cinq ans après. Il y avait quelques disquaires qui faisait de l'import. Ici, il y a un parc qui s'appelle Rivaladia, où, dans les années 70, on échangeait des disques, maintenant avec internet tout ça c'est fini. Il y avait des gars qui y vendaient des disques importés. A cette époque, il y avait pas mal de fanzines qui y circulaient, qui étaient des revues alternatives pas cher du tout. Les gens donnaient un peu de sous et se les échangeaient entre amis. Ils sortaient des numéros sur des concerts et vendaient aussi à la sortie des concerts. Avec le coup d'état et la répression féroce, les gens se sont calfeutrés dans les maisons, on pouvait aller à des concerts mais souvent les policiers t'arrêtaient à la sortie. Ça m'est arrivé plein de fois. On était comme dans un pays occupé, il ne fallait pas trainer dans les rue, il n'y avait pas beaucoup d'alcool, on passaient notre temps à l'intérieur et pour les filles c'était encore pire. Pour beaucoup d'entre nous, la revue était une façon alternative de changer les choses, en écoutant du rock aussi. Tous les mois, l'acheter, la garder, c'était comme un acte de résistance. On pouvait l'acheter

205 partout, ce n'était pas prohibé mais c'était un organe de résistance, ils ne pouvaient rien dire donc ils transmettaient leurs idées, par exemple, avec des textes de Franck Zappa. Les groupes de musique et ces journalistes ont commencé a écrire de manière métaphorique, ils parlaient de l'histoire de Alice au pays de merveilles, et les militaires ne pouvaient rien comprendre ! Ce qui se passait dans cette revue, c'était comme un refuge. Cette époque était dangereuse, on ne faisait pas confiance aux gens, on avait un peu peur que la revue soit censurée le mois suivant parce que quand même, tu as vu les couvertures ?! Au début le format était assez grand, comme un journal, j'avais le premier numéro mais ma mère l'a jeté. Sinon, j'ai essayé de garder le plus de numéros que possible.

Tes parents avaient-ils peur que tu lises ce genre de revue ?

Non, parce que ce n'était pas une revue politique, mais des revues politiques j'en avais mais ils ne le savaient pas. Je les cachais. Par exemple, pour prêter une revue socialiste à un ami, je l'avais mise à l'intérieur d'un numéro de Pelo pour ne pas me faire prendre.

Mais avais-tu peur de l'acheter ?

Non, parce que même si on t'arrêtait avec ça, le flic n'allait rien comprendre, c'est quelque chose de rare, ce n'est pas normal ! Regarde cet article « notre zen intérieur », « Habiter la planète terre », les communautés hippies, il n'y avait pas d'articles comme ça dans les autres journaux, ce n'était pas quelque chose de commun, il y avait plein de dessins. Nous avec cette revue on rêvait de voyager. Et moi, j'ai eu la chance de pouvoir partir en voyage.

Le prix de la revue était-il accessible ?

Je ne me rappelle pas du prix, en plus ça augmentait tellement avec l'inflation ! Non, ça devait être de l'ordre de 15 pesos340 pour aujourd'hui, en plus, c'était tellement important pour nous que le prix importait peu. La revue était en noir et blanc, il y avait des revues en couleurs mais c'était des revues d'actualités contrôlées par le pouvoir.

340Environ 2,65 euros conversion faite le 4 aout 2012

206 Quelle section de l'Expreso préférais-tu ?

J'aimais bien les articles sur la musique, ce genre de choses, sur l'Amérique latine, sur l'histoire, le cinéma, ça nous donnait envie de voyager … J'aimais bien les critiques de disques, tout ce qui concernait la musique. Il y avait aussi des articles sur le jazz. Dans les revues de rock, sur les couvertures, il y avait des groupes de rock, mais là non ! J'aimais bien, par exemple, la couverture avec John Travolta qui imageait un article sur le disco qu'ils avaient écrit. Cette musique c'était la musique du système et nous on était contre ça. Il y avait des musiciens que je ne connaissais pas, notamment du Brésil. J'achetais leurs disques et je les passais aux amis. Regarde ces photos, ce n'est pas commun, c'est très surréaliste. Je pense que 100 % des gens qui lisaient la revue aimaient le rock national, et c'est pour ça qu'ils ont continué à faire le supplément Mordisco, les gens aimaient ça.

Avais-tu écrit au courrier des lecteurs ?

Non, j'avais eu envie de leur écrire mais je ne l'ai jamais fait. Il y avait une fille qui leur avait écrit un courrier qui a créé une polémique et qui maintenant est très connue, c'est Sandra Russo. Il y a aussi Roberto Pettinato qui a débuté comme ça dans la revue, en leur écrivant. J'ai un ami aussi qui avait écrit au courrier et qui y était devenu rédacteur. Regarde, il y avait eu une couverture sur 2001, l'Odyssée de l'espace, j'avais vu ce film au cinéma à cette époque. C'était la revue d'un mouvement souterrain mais fort.

Comment la revue est-elle traitée aujourd'hui dans l'histoire de l'Argentine et par les gens ?

Les jeunes qui maintenant font de la musique en Argentine ne connaissent pas l'histoire de la musique de notre pays. Je pense que pour faire du rock, il faut tout connaître de Spinetta par exemple ! Mais la dictature n'est pas beaucoup abordée dans l'éducation à l'école. Il y a des jeunes qui connaissent la revue mais surtout ceux qui font des études de journalisme. Je pense que c'est un petit groupe. Le rock fut un mouvement de résistance, des droits de l'homme, avec des manifestations culturelles. La revue te disait comment vivre de façon alternative et ça c'était de la résistance. Je me rappelle d'un ministre qui avait dit qu'il y

207 avait un excès de pensée chez les jeunes qui était nocif et qu'il ne fallait pas trop penser341. C'est idiot, un excès de pensée ça n'existe pas. Les personnes qui pensaient étaient dangereuses. Au départ, le régime militaire n'avait pas de projet définitif, c'était de la répression dure puis ils ont commencé à institutionnaliser tout ça. Quand j'étais à l'école, je ne militais pas, je connaissais des gens qui militaient clandestinement, il y avait une certaine tolérance entre guillemets. Le rock à cette époque c'était de la résistance parce que dans les concerts tu pouvais te manifester contre la dictature. Je me rappelle d'un concert de Spinetta où les gens criaient « Dehors la dictature ! » ou « Que se termine la dictature ! » et ils ne te réprimaient pas parce qu'on était vraiment nombreux. Si je chantais ça tout seul sur le pas de ma porte, ils me faisaient supprimer. Donc ce genre de rassemblement et de projet comme celui de l'Expreso Imaginario étaient très importants pour nous et pour notre liberté. C'était comme une communion pour nous.

Est ce que vous compreniez toutes les métaphores faites dans les articles de la revue ?

Certains trucs oui, d'autres non. C'était tout un langage propre à ce mouvement, il fallait faire attention, parce que là c'était écrit, c'était une preuve. C'était plus facile à dénoncer que dans un concert où on disait des choses subversives mais qui n'étaient pas enregistrées ni écrites. C'était autre chose.

Pour vous, le mouvement du rock national était-il un mouvement politique ?

Dans les premiers temps, les hippies et les rockeurs étaient séparés du politique, des militants de gauche, qui eux critiquaient le mouvement hippie. Ils les voyaient comme des jeunes qui voulaient s'échapper de la réalité et ne pas l'affronter, qui suivaient un mouvement étranger, celui des États Unis. Mais en réalité, les militants de gauche de 15, 16 et 17 ans qui étaient peronistes ou communistes, assistaient eux aussi à des concerts de rock. J'avais un ami qui était Montonero342 et qui aimait également Pappo, Spinetta et qui allait à des concerts de rock. Il y avait un programme qui s'appelait « Rock en Tele Once », et Pappo y était passé. Il appartenait au rock pesado343 et sur le plateau de télévision pendant son concert, les gens se

341Discours de Massera date ???? 342Mouvement de guerilla, à préciser 343Mouvance musicale du rock national

208 sont mis à crier : « Pappo, Peron, sont dans nos cœurs ». Ils ont dû couper la scène, donc censurer le concert. A cette époque, il fallait fermer sa bouche, il fallait écouter les concerts sans rien dire, mais les textes de rock étaient tout de même très contestataires mais en utilisant la métaphore. Avant la dictature, ils utilisaient déjà des métaphores, parce qu'avant le coup d'État la censure existait déjà. Les disques de Leon Gieco et Charly Garcia étaient déjà censurés avant le coup d'état de Videla.

Et vous intéressiez-vous à la politique avant la dictature ?

Dans les années 70, il n'y avait pas de problèmes, mais dès 1976 et l'arrivée de la dictature, on ne pouvait plus parler de politique que face à face avec des amis, en aparté. C'était dangereux, en partie si on avait des amis montoneros, des compagnons communistes, des parents de nos amis par exemple. Dans la maison d'un ami, on écoutait les discours du Che, tous les thèmes étaient mélangés. A cette époque, j'étais dans le secondaire et je me rappelle de la bibliothèque où les gens étaient très studieux. Il y avait des piles de revues sur l'Amérique latine et tout en bas de ces piles, on avait trouvé des revues sur la révolution cubaine. Pour pouvoir les lire, on les cachait dans nos cahiers de classe. Il n'y avait pas internet, le média audiovisuel n'était pas développé comme maintenant, tout se faisait sur papier, sur cassette alors on se passait des cassettes et des vinyles clandestinement, dans les maisons. La musique aidait à faire passer des messages.

Que pensez vous du sentiment de solitude qui envahissait la jeunesse durant cette période ?

Et bien, c'était des jeunes comme vous, par exemple. Mais si ils aimaient par exemple la France, ils ne pouvaient pas y voyager. On était enfermé. C'était peut être un sentiment plus partagé par les garçons. Les filles, en général, aimaient d'autres genres de choses comme aller danser ou la musique romantique. On ne communiquait pas trop avec des filles, le courrier des lecteurs c'était donc l'occasion de pouvoir rencontrer une ou deux filles avec les même intérêts que nous. Je pense que en effet, comme beaucoup de jeunes de l'époque, je me sentais très seul.

Avais-tu des amis qui lisaient l'Expreso ?

209 Oui, oui, parce que le climat était triste, cette revue nous apportait un peu de joie. Il y a une chanson de Seru Giran qui s'appelle « Viernes 3am344 ». J'adorais cette chanson, c'était triste mais beau. C'est un groupe qui a sorti quatre albums. Le second s'appelait « Las grasas de las capitales ». « La grasa » en Argentine signifie plusieurs choses ; la grasa est quelque chose de moche, et en Argentine « grasa » signifie l'ordinaire, c'est quelque chose d'ordinaire. Il y a une revue qui s'appelle Gente qui sort encore maintenant qui est un magasine qui traite des célébrités, de leur vie. Pendant la dictature, elle était totalement complice du régime militaire. Et pour la couverture de cet album de Seru Giran, ils ont fait une parodie d'une couverture de Gente avec la même typographie et y on mis des faux titres, et le nom de l'album « Las grasas de las capitales » c'était ironique mais profond aussi. C'était un groupe très créatif, il faisait des textes métaphoriques très poétiques, même en subissant une certaine pression.

De ton point de vue de lecteur, avais-tu noté des changements dans la revue au fil des années ?

Oui, au début c'était quelque chose de très artisanal, alternatif, regarde ça, c'est un article sur un peintre pop345, à cette époque personne ne faisait d'articles sur lui en Argentine. Le format de la revue aussi a changé, au début c'était le format d'un journal, après il est devenu plus petit pour finir au format A4 comme les revues traditionnelles. Dans les années 80, quand Roberto Pettinato était directeur, l'Expreso est devenue une revue de rock et les articles ne portaient plus que sur la musique. Elle n'était pas vraiment comme Pelo parce qu'il y avait tout de même quelques articles sur le jazz. Cette décision était interne au journal, je pense qu'elle s'est imposée parce que l'époque avait changé, la démocratie pointait le bout de son nez, il y avait aussi de nouvelles musiques comme la new wave qui apparaissaient. Je crois aussi que le public avait changé, les jeunes s'intéressaient plus à la musique alors qu'avant les thématiques les plus suivies étaient l'écologie ou l'indigénisme. Il me semble qu'il y a de ça aussi. C'est une affaire de génération, j'avais 15 ans en 1975, et du coup en 1980 j'en avais 20, j'étais à l'université et je commençais plus à m'intéresser à la politique. J'achetais toujours la revue mais elle s'était orientée vers un autre chemin et un autre public. Je n'ai pas

344Vendredi à 3h du matin 345Il me montre un article sur Andy Warhol

210 acheté tous les derniers numéros, j'étais à l'université, je m'intéressais à d'autres choses. En plus le rock avait viré vers le punk, la new wave, ça me paraissait pauvre comme musique. Peut être aussi qu'avant j'en avais plus besoin, j'étais plus jeune, le contexte était plus difficile, les thèmes abordés m'intéressaient plus … Il y a plusieurs étapes dans l'exercice de la répression, de 1976 à 1980 c'était l'époque la plus violente de la dictature, après en 1982 durant la guerre des Malouines les gens sortaient dans la rue pour glorifier la nation Argentine mais ils sortaient quand même. C'était un peu comme le printemps de la démocratie, cette époque était très forte.

Que penses-tu que l'Expreso Imaginario t'ait apporté dans ta construction personnelle ?

La revue m'a permis de découvrir qu'il y avait d'autres personnes qui pensaient comme moi. Rien de ce dont parlait l'Expreso ne passait dans les médias traditionnels, ni à la télévision ou à la radio … C'est pour ça que c'était fort. Ils parlaient de musique alternative et j'ai découvert plein de lieux grâce à eux, tout était nouveau ... Aujourd'hui, à la télévision, on nous parle de toutes ces choses mais à cette époque non ! Les médias étaient complices du Proceso. Il y avait d'autres petites revues souterraines qui parlaient de ce genre de culture, des petites îles de « liberté » dans certaines radios mais très peu à cette époque. Face à face avec des amis, on pouvait parler de ces choses là, on écoutait des disques tous ensemble, c'était comme un rituel et on se sentait moins seul. Je pourrais te raconter des histoires sur chaque disque que j'ai écouté pour la première fois, je m'en rappelle, je me rappelle qui l'a amené, comment et où on l'a écouté, parce que c'était un rituel très important. C'était tout un rituel artistique, pas comme aller simplement sur internet et écouter une chanson en particulier et ne pas savoir de quel album elle est extraite. Là, on écoutait et on savourait tout un album en entier. Écouter un disque, c'était créer toute une histoire. Après j'ai rencontré des gens qui sont devenu des amis qui lisaient aussi la revue, c'était comme un mode de reconnaissance. Écouter des disques c'était comme un acte de résistance.

Vous considériez aussi qu'acheter l'Expreso était un acte de résistance ?

En premier lieu, c'était un acte de plaisir, lire cette revue c'était un plaisir. En plus, cette revue, elle était à moi, pas à mon père ou à ma mère, c'était mon monde, et celui de ceux

211 qui pensaient comme moi. Dans le monde entier, il y avait des types comme moi, dans la même situation, nous n'étions pas seuls. Et c'était un acte de résistance, tu n'as qu'à regarder la couverture de John Travolta avec une tomate écrasée sur la tête. Ça, c'était de la résistance à la culture capitaliste. Des articles sur le théâtre, le mime, des notes sur la propagande véhiculée par ce genre de films… J'ai été voir ce film, j'y avais amené une fille mais je n'ai pas aimé, ça ne m'intéressait pas! L'esthétique de la revue me parait importante aussi. Elle était distincte du système. Ah, regarde ça ! Ils ne pouvaient pas traiter de politique mais là ils ont fait un article sur la communauté hippie de Christiana. C'était une manière détournée de parler d'un autre système politique qui fonctionnait très bien et qui n'était pas autoritaire ! Ça me donnait envie d'y aller ! Evidemment, je n'ai pas pu aller à Christiana mais je suis bien allée dans le sud, en 1977, pour deux mois avec des copains, seulement avec mon sac sur le dos. On était quatre, C'était un voyage d'aventure, tu sais ce qu'est un voyage initiatique ? Et bien, c'était un peu ça, on est allés en Patagonie, du coté de la Cordillère. On partait de Buenos Aires en train, on devait faire un changement je ne sais où, et je me rappelle que le deuxième train avait une vieille locomotive, comme dans les film de western, qui faisait de la fumée et marchait au charbon ! Le deuxième trajet a duré cinquante cinq heures ! Mais j'avais 17 ans, donc ça allait ! Dans le train, il y avait des jeunes comme nous qui voyageaient avec leur sac à dos, je ne pouvais pas y croire à cette époque, de voir ça en pleine répression. Dans le train on chantaient des chansons de rock. On a été dans plein d'endroits en Argentine. On dormait n'importe où, j'avais peur de la répression en partant mais en fait on était plus libres qu'à la ville, qu'à Buenos Aires. A la campagne, on était libre, tranquille. On dormait dans les parcs. On y a rencontré des jeunes plus âgés qui militaient, on parlait ouvertement de politique en plein 1977, c'était génial ! On a dû y rester deux mois, faisant le tour du Sud de l'Argentine. On étaient jeunes et à cette époque il n'y avait pas de portables, donc j'avais appelé ma mère une fois, je me rappelle, pour ne pas qu'elle s'inquiète ! On y a rencontré plein de types comme nous ! On faisait de la musique, on mangeait ensemble …

Ce n'était pas trop dur pour des jeunes, de voyager à cette époque ?

Non, je crois que le train n'était pas très cher. On avait travaillé un peu avant de partir, puis on ne payait quasiment rien, pas d'hébergement. Parfois, des gens partageaient leur nourriture avec nous. Maintenant, on ne peut plus vraiment faire ça. Aujourd'hui, San Carlos

212 de Bariloche où on a passé beaucoup de temps pendant ce voyage, est complètement bétonnée avec des immeubles partout. Avant, on dormait où on voulait. C'était surprenant, parce qu'à Buenos Aires, ils te jetaient en prison pour ça. Ce voyage, c'était la découverte de la liberté pour nous, la vie quoi ! C'est pour ça que beaucoup de gens allaient habiter à l'intérieur du pays, ils cherchaient à s'échapper de cette ambiance oppressante et à avoir plus de liberté sans avoir constamment peur de se faire arrêter. Puis c'était un peu aussi dans l'idéologie des hippies de s'échapper de la ville, de la pollution, l'idéal du retour à la nature.

A cette époque, te considérais-tu comme appartenant au mouvement hippie ?

Je vivais chez mes parents donc je n'étais pas vraiment comme les hippies qui vivaient en communauté mais je me joignais à des hippies. Je vivais dans un quartier où il y avait une petite place où tous les hippies du centre venaient. Un ami vivait en face de cette place, et on se retrouvait chez lui pour discuter, jouer de la guitare. Des gars plus âgés venaient, moi je devais avoir 13 ans et eux 17-18 ans et on les écoutait comme si c'étaient des messies, ils jouaient de la guitare, et on écoutait des disques avec eux, toujours comme un rituel. Pour nous c'étaient des héros, nos héros, ils avaient les cheveux longs, des vêtements de toutes les couleurs ...

As-tu senti des différences entre générations ?

Oui, elles étaient très fortes, les générations étaient très distinctes. Mes parents n'étaient pas très vieux, mon père m'a eu très jeune mais on sentait quand même une différence générationnelle. Mes parents me criaient toujours de me couper les cheveux, ne t'habille pas comme ça, mais ils m'ont quand même laisser la liberté de voyager donc ils étaient un peu contradictoires ! Pendant cette époque très répressive, ils coupaient les cheveux de tous les hippies qu'ils croisaient, des fois ils les mettaient en cellule, ils te matraquaient rien que pour ça ! Avant la dictature, non ça allait, plein de monde avait les cheveux longs, c'était la mode même si ça faisait jaser les vieux !

La revue t'a-t-elle fait découvrir des livres ou une certaine littérature en particulier ?

213 Oui tout à fait ! Quand on était en voyage, on lisait de la littérature latino-américaine, un mélange en fait. D'un coté, je poursuivais une formation que j'aimais bien. Ce qu'ils m'ont fait découvrir c'est surtout des lieux, des musiciens, la photographie … Regarde ça, c'est une photo d'une femme à moitié nue ! Ils m'ont fait découvrir le jazz, il y avait pas mal d'articles sur le jazz parce que beaucoup de musiciens d'Amérique latine sont venus à Buenos Aires ces années là et on rapporté le jazz avec eux. C'était à la mode à cette époque, je suis allé voir quelques concerts. J'ai connu, par exemple, Gismonti346 avec cette revue. J'ai découvert aussi Hermeto Pascoal. Nous on ne sortait pas du pays à cette époque mais les Brésiliens venaient, les Uruguayens venaient aussi, souvent des musiciens. Ils venaient jouer à Buenos Aires et représentaient l'avant-garde. Du coup, on essayait d'avoir des disques du Brésil. La revue m'a fait découvrir aussi MIA qui est un collectif de musiciens qui produisaient eux même leurs disques, ça aussi c'était incroyable et du jamais vu ! Le public passait commande, donnait de l'argent qui permettait de produire le disque et ensuite, chaque personne recevait son disque. J'ai joué avec un ami qui était leur photographe, j'ai donc eu l'occasion de les rencontrer quelques fois. Grâce à la participation du public dans la production de leurs disques, ils enregistraient ce qu'ils voulaient, ils n'avaient personne pour leur dire ce qu'ils devaient faire. Ça, c'était génial. Tu sais que Spinetta est mort il y a quelques jours ? On pleure sa mort parce que c'était quelqu'un de réellement créatif, aujourd'hui on ne rencontre plus de musiciens de la sorte, si créatif comme il y en avait avant. Aujourd'hui, c'est l'hyperinformation qui gouverne le monde, et à cette époque non, on se réunissait dans les maisons, MIA par exemple enregistrait la musique qu'ils voulaient, et ce qui était important c'est qu'il fallait s'unir pour le faire, on ne pouvait pas le faire seul. Les gens étaient plus ouverts, ils t'écoutaient, quand j'avais 14-15 ans tu pouvais écouter Charly Garcia, du folklore mais les jeunes aujourd'hui n'écoutent plus ce genre de musique. Les jeunes, durant cette époque, n'écoutaient pas de rock, c'était une partie de la société, on devait représenter 5% de la jeunesse. Nous étions un petit groupe mais la révolution devait bien commencer avec quelques personnes, regarde la révolution à Cuba, ils étaient 82 guérilleros dans le Granma, le bateau qui a accosté sur les côtes Cubaines.

Pour toi, ce n'est pas étrange et contradictoire de voir des anciens lecteurs qui se réunissent dans un groupe d'un réseau social très connu pour échanger, étant donné qu'un des sujets

346Musicien Brésilien

214 phares de l'Expreso, c'était les méfaits de la technologie qui allait notamment remplacer l'humanité ?

Oui évidemment, les échanges ont changé ...

Parce qu'il n'y a pas seulement des anciens lecteurs sur ce groupe, il y a aussi Pipo Lernoud, Jorge Pistocchi a aussi un espace sur ce réseau social, quasiment tous les anciens journalistes de la revue y participent.

Oui évidemment, ce raisonnement et cette manière de penser c'était un truc de hippie, d'alternatif .. Mais, tu peux te rendre compte que la technologie peut servir aussi à préserver par exemple la mémoire de la revue. Par exemple, toi tu as pu connaître cette revue sans vivre sur le même continent. Et l'invention d'internet, elle venait évidemment des militaires mais c'est aussi des hippies de San Francisco qui l'ont développée après, qui cherchaient à créer une entreprise collective. Regarde les problèmes que cause le FMI … Il y en a qui veulent tout partager et d'autres qui veulent faire du commerce avec tout. Je pense que pour Pipo ou Jorge Pistocchi, c'est avant tout un instrument, pour partager, préserver des informations, pour attirer l'attention …

As-tu été à l'exposition du Centre Culturel d'Espagne (CCEBA) sur l'Expreso Imaginario347 ?

Non, je ne sais plus pourquoi je n'ai pas pu y aller, je savais qu'il y en avait une mais je n'ai pas pu y aller. Mais c'est intéressant de voir ce qui s'est passé après la fin de la revue et ce qui se passe maintenant. Je sais pas si tu l'as remarqué, mais Pipo Lernoud était lui plus calé sur la culture, et Pistocchi lui était plus militant. Après la fermeture de ses revues, il s'est engagé dans la récupération d'une usine textile. Certains sont devenus journalistes, certains sont devenus des musiciens connus. J'ai un ami que j'ai rencontré à la faculté qui écrivait dans l'Expreso et il étudiait l'histoire économique à coté.

Certains anciens lecteurs disent que la revue leur a sauvé la vie, qu'en est il pour toi ?

347Exposition de octobre à novembre 2011

215 Oui évidemment cette revue m'a sauvé la vie, parce que, quand tu y penses, qu'est ce qu'il y avait à cette époque ? La musique et cette revue. Rien d'autre. On avait tous ou presque des amis, une famille, on pouvait voyager un peu dans le sud, c'est tout ce qui était intéressant. Après pour les gens qui aimaient beaucoup le cinéma, il y avait des clubs de cinéma, ça pouvait aider, ils regardaient des films et pouvaient débattre sur le film après. L'université n'en parlons même pas, ce n'était en rien un lieu de liberté, culturelle ou politique, tout ce que tu pouvais y faire, c'était te taire. Il y avait de la suspicion partout, on suspectait nos compagnons de classe, on avait peur que ça soit des indics de la police, on se méfiait même parfois d'amis proches. C'était comme ça.

Comment décrirais-tu le système éducatif durant la dictature de Videla ?

En Argentine, on a l'éducation publique et privée. L'éducation publique était contrôlée par le gouvernement, et durant la dictature, le gouvernement militaire à mis des militaires à la direction des universités. Avant, on retrouvait beaucoup de militants politiques chez les professeurs mais avec la dictature, on a commencé à voir des uniformes arriver chez les professeurs, on nous demandait de nous couper les cheveux, mais dans le privé c'était pareil. Mais dans le privé, il pouvait y avoir des petites îles de liberté, comme l'était cette revue, comme des professeurs intéressants qui cherchaient à ne pas servir totalement les intérêts du régime, ça arrivait peu mais ça arrivait parfois. Ma femme par exemple, elle était dans une école de religieuses, et il y avait des nones qui étaient, je ne dirais pas de gauche mais un peu plus progressistes et donc elles passaient des films, organisaient des débats, des discussions. Je parle des fois à mes élèves de la période où le péronisme est tombé pour la première fois, en 1955, résister c'était crier « Vive Peron ! », faire un acte courageux, peindre des slogans dans la rue … Quand on était à l'école, on achetait des stickers pour les cahiers, on y écrivait « Dehors la dictature » et on collait ça dans les toilettes et dans le bus. On jetait aussi des papiers comme ça dans les escaliers mais tout en faisait vraiment attention à ne pas être repérés, sinon on allait en prison directement. Le contenu des cours était vraiment orienté vers un raisonnement d'extrême droite. Par exemple, en histoire coloniale d'Amérique, on a étudié la colonisation d'un peuple près de la ville de Lima au 17è siècle, un événement plutôt éloigné dans le temps pour éviter de parler de la colonisation occidentale. On a pas parlé par exemple des Malouines. On étudiait l'histoire antique, on a peut être étudié l'histoire de l'Amérique

216 latine mais jamais l'histoire contemporaine, beaucoup d'auteurs étaient prohibés. Il y en avait plein, des péronistes, communistes, trotskistes, marxistes et plein d'autres. Tout était contrôlé à cette époque, les moyens de communications appartenaient quasiment tous à l'État qui était un régime militaire, avec la télévision, ils diffusaient des comédies, des concours, du divertissement en fait. Il y avait une censure omniprésente, il était difficile de voir des films intéressants. On ne pouvait pas dire grand chose en fait, seulement quelques artistes tentaient de résister. Il y a peut être quelques exceptions dans le cinéma ou la musique qui ont réussi à passer la censure. La radio était elle aussi contrôlée par les militaires. Il n'y avait pas d'alternatives alors on essayait des stratagèmes, on se passait des cassettes audio ou vidéos, j'avais un livre du Che avec la couverture changée pour le cacher, j'avais un disque avec des discours de Peron dans une pochette de musique folklorique, puis on essayait de se passer le plus d'informations aussi en discutant.

Où as-tu découvert la revue ? Dans un kiosque ou par le biais d'amis ?

En fait, je lisais Mordisco, la revue qui existait avant l'Expreso, la revue de rock de Jorge Pistocchi et dans un des numéros, ils avaient annoncé l'arrivée de l'Expreso Imaginario. Ils la présentaient comme une revue qui allait aborder des thèmes plus diversifiés et pas uniquement musicaux. Il y avait aussi un programme de radio dans les années 70 qui passait du rock, diffusé vers minuit tous les dimanches je crois, je devais me lever à 7h du matin le lundi mais j'écoutais quand même, et ils avaient fait de la publicité pour l'Expreso. Je l'ai acheté, j'ai adoré et j'ai continué à la lire. Je l'aimais aussi pour la force qui émanait des gens qui l'ont créé, regarde sur cette photo comment ils sont ! C'étaient des personnages, ils semblaient à moitié fous, ils devaient être fous de toute façon pour sortir une revue comme ça en pleine dictature. Même si, au fur à mesure, c'est devenu quelque chose de plus sérieux.

Est ce que c'est cette période de l'histoire argentine qu'est le Proceso qui t'as donné envie d'étudier l'histoire à l'université ?

J'aimais la politique, et faire de l'histoire c'était une manière de travailler sur la politique, de mieux comprendre ce qui se passe actuellement, mais j'aimais aussi quand même étudier l'histoire à l'école. C'était en quelque sorte une action politique, j'aime bien toutes les

217 périodes historiques même si je préfère l'histoire contemporaine. Ça m'a permis aussi d'aiguiser mes idées politiques. Et puis, quand j'avais 17, 18 ans je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie, rien n'était sur et j'ai choisi l'histoire pour ça. Puis, on n'avait pas vraiment de perspective avec l'arrivée des militaires, on ne savait pas combien de temps on allait être sous ce régime répressif … Une fois, mon ami qui vivait près du parc de hippies dont je te parlais, alors qu'il y était pour échanger des disques, parler de musique, la police est arrivée et a arrêté les cent jeunes qui trainaient dans le parc et les ont escorté sur trois ou quatre cuadras348 jusqu'au commissariat. Les policiers disaient qu'ils vendaient de la drogue, qu'ils allaient commettre des actes violents, le délit c'était d'être assis à plusieurs dans un parc. Ils nous détestaient, quand il y avait des concert à Luna Park, à la sortie, les gens couraient pour rentrer chez eux parce que la police ramenait presque constamment deux ou trois autobus pour pouvoir transporter les jeunes qu'ils arrêtaient à la sortie du concert, c'est à dire des centaines. Une fois, on faisait la queue pour acheter des places de concert mais il n'y avait plus de place et du coup on devait partir en courant pour ne pas se faire arrêter par la police. Évidemment les policiers se sont mis à nous courir après pour nous tabasser. J'ai vu des types se faire frapper violemment par des policiers, donc on faisait vraiment attention à ne pas se faire attraper. Je me rappelle maintenant, il y avait un autre endroit où on allait la nuit pour voir d'autres hippies, c'était la plage de Villa Gesell, c'était un lieu de rencontre de rockeurs et je crois que Horacio Fontova a passé quelques temps là bas.

348Unité pour parler d'un pâté de maison

218 Miguel Grinberg, 75 ans, journaliste, écrivain, poète, « anthropologue » du rock national, 2 mars 2012, Buenos Aires.

Pendant l'époque de l'Expreso, j'avais ma propre revue qui s'appelait Mutantia, j'ai commencé à faire cette revue en 1980, j'étais encore journaliste au journal La Opinion et on a continué jusqu'en 1987, bien après que l'Expreso ferme en 1983. Jorge Pistocchi qui était avec Pipo Lernoud l'initiateur de l'Expreso Imaginario, est parti de la revue en 1979 et ce départ ne s'est pas bien passé. Après, il a créé la revue Zaff! et Pan Caliente, j'ai fait l'éditorial du premier numéro de Zaff! parce qu'on appartenait à la même tribu, on allait aux même concerts et aux même présentations de disques. Ce qui s'est passé, c'est que j'étais journaliste à La Opinion depuis 1975 et j'étais critique musical du journal, du coup, on se retrouvait souvent avec les autres dans les concerts.

Ce n'était pas difficile d'être journaliste à cette époque et surtout quand on parlait de musique rock ?

Si, bien sur ! Il y avait de la censure, il y avait des listes noires, toute cette époque fut une époque de censure et de répression parce que quand le rock est devenu un phénomène nouveau, quand il commençait à se faire connaître à Buenos Aires, le coup d'état de 1966 de Ongania est arrivé. Contrairement à ce que pensent certains péronistes, l'époque d'Isabel Peron fut répressive de manière égale, aussi terrible, avec la triple A et ses assassinats et au final le coup d'État de 1976 était dans la continuité de ce qui se passait, ce n'était pas Isabel Peron qui partait et les méchants qui arrivaient ensuite comme dans les films. Les même assassins ont continué à tuer et de nouveaux assassins ont rejoins la bande. Donc toute la période de 1966 à 1983 fut répressive, avec de la censure, avec des listes noires pour la radio. Moi j'ai fait de la radio de 1972 jusqu'en 1989 avec l'arrivée de la réelle démocratie. Mais les listes noires n'étaient pas seulement appliquées au rock mais aussi aux musiciens de gauche qui appartenaient au folklore. Leon Gieco était affilié au rock, Mercedes Sosa aussi, Horacio Guarani ... Les militants de gauche qui jouaient du folklore étaient aussi dans les listes noires. Ils étaient pour la plupart militants du parti communiste, dans une position idéologique qui était la position du PC. Même si le parti communiste de l'Union Soviétique était un parti d'extrême droite fasciste et répressif, dans les pays d'Amérique Latine appartenir au PC

219 signifiait faire parti de l'extrême gauche. Mais là, on parle de l'Expreso et évidemment du mouvement argentin du rock national qui y était très fortement lié. En général, on considère une action ou une idée politique quand elle est véhiculée d'une manière partisane, au sein d'un parti et comme étant le fruit d'un groupe idéologique spécifique. Ce qui ne veut pas dire que chanter pour la liberté n'est pas un acte politique. On doit ajuster le vocabulaire parce que, foncièrement, tout était politique dans une époque de résistance face à la répression. C'était une résistance de lutte armée mais le rock, lui, créait une résistance à travers l'appellation poétique et, au final, c'était quand même de la résistance. La liberté, la fraternité, le pacifisme, étaient les idéaux qu'ils soutenaient et à l'époque de l'Expreso, on pouvait y inclure l'écologie. Il y avait une jeunesse militante qui n'était pas trop rockeuse et qui souvent véhiculait les idées du péronisme de gauche, trotskistes, communistes ou marxistes, et qui se construisaient plus dans les groupes syndicalistes ou universitaires. A cette époque, très peu participaient aux regroupements de rockeurs parce que cette musique était considérée par les gens de gauche comme un impérialisme yankee, comme quelque chose qui venait de l'étranger. Je me rappelle qu'un jour, dans les bureaux du journal La Opinion, nous avons eu un débat avec des représentants du tango, de la musique folklorique et du rock. Du tango, sont venues des figures très archétypes, très classiques, le directeur d'orchestre Osvaldo Pugliese qui était membre du parti communiste, Julian Plaza qui était aussi compositeur et avec eux un chanteur de tango très connu à cette époque qui était Edmundo Rivero. Face à deux représentants du folklore et deux représentants du rock, ces défenseurs du tango étaient totalement anti-rock parce que c'était la musique de l'impérialisme étranger. L'argument le plus agressif qu'ils ont pu utiliser, c'était de dire que le rock était contraire à la nature culturelle argentine. Les musiciens folkloriques étaient des musiciens et des personnages de première ligne, des figures de reconnaissance publique, un compilateur qui s'appelait Lela Valladares349 et Ariel Ramirez, qui, avec Felix Luna a composé des œuvres classiques de folklore argentin mais ils éprouvaient déjà une sensibilité envers le rock. Lela Valladares avait une théorie selon laquelle la baguala indigène argentine350 était parente du blues nord américain et elle a enseigné à chanté des bagualas aux rockeurs comme à Gustavo Santaolalla351, à Leon Gieco, Fito Paez, elle les a introduit au monde de la bagualas qui est une cantique de l'intérieur du pays qui possède certaines parentés avec les chansons de résistance des esclaves nord

349Voir article dans l'Expreso 350Type de chanson/chant traditionnel 351Leader du groupe de rock national Arcos Iris

220 américains et dans ce cas celui des indigènes. Les deux rockeurs présents à cette réunion qui étaient deux amis à moi, c'était Charly Garcia et David Lebon. Durant la réunion, ils parlaient avec les musiciens folkloriques étant donné que ceux du tango étaient à l'autre bout de la table et nous ignoraient comme si nous étions des parias. Mais, les musiciens engagés dans des affiliations politiques en Argentine étaient davantage issus du tango et du folklore. Dans le rock, je ne me souviens de personne montrant des signes ostentatoires d'appartenance à un parti politique en particulier. Ils pouvaient avoir une sympathie pour certains partis, ils pouvaient sympathiser avec les idées de la révolution cubaine, de l'anarchisme et cette sympathie concernait aussi les idées péronistes. Mais cela ne se reflétait pas dans la musique qu'ils faisaient. La musique qu'ils jouaient était une musique de résistance poétique sans parti, non partisane, et elle n'a jamais été associée ou accaparée par un parti. Il s'agissait de politique culturelle, et c'est différent de ce que vous pouvez connaître en Europe où chacun à la chemise d'un parti. Aujourd'hui, il est plus difficile d'être sans parti, de ne pas se faire accaparer sa musique et l'esprit de cette musique par un mouvement politique quand on est musicien de rock, mais, par exemple, mai 1968 en France n'était pas un mouvement de parti politique, même si ils y ont participé. En général, les groupes qui militaient politiquement se retrouvaient dans des manifestations revendiquant des améliorations sociales, économiques et syndicales et généralement ces personnes ne constituaient pas le public du rock. Le public du rock venait en majorité de la périphérie de la ville, du grand Buenos Aires, il s'agissait des gars du quartier qui ne militaient pas dans des partis. Dans l'absolu, ils étaient sympathisants de l'idéologie de certains partis mais ils ne la mélangeaient pas avec l'entreprise poétique- musicale qu'était le rock.

Mais le rock et la musique folklorique se bien sont associés à certaines occasions ?

Chez des musiciens du rock, il y avait une certaine sensibilité au folklore. Un de ces musiciens, c'est Gustavo Santaolalla, le leader du groupe Arco Iris qui avait un lien pas tant avec le folklore argentin mais avec le folklore indien-américain, et on peut le voir dans l'opéra qu'il a composé vers cette époque là, qui s'appelle « Amérique du Sud ou le retour à l'aube » qui était une œuvre très américaniste. Leon Gieco est également très concerné par la revendication latino-américaine. Mercedes Sosa était, elle, la figure du folklore ayant le plus de proximité avec le rock. Ce sentiment collectif avait du succès à cette époque également

221 parce des musiciens brésiliens venaient beaucoup en Argentine et surtout à Buenos Aires. Il y a eu en particulier Milton Nascimento qui a beaucoup côtoyé les rockeurs argentins ainsi que Ivan Lins, tous deux des musiciens populaires brésiliens très importants. Ils venaient pour faire des concerts avec Leon Gieco, Mercedes Sosa, et ils se produisaient surtout en concert. Leur musique était enregistrée et l'enregistrement du concert était vendu par la suite. Les concerts, pendant cette période là, c'était la célébration d'être ensemble, de maintenir ensemble l'appel de la liberté, mais quand tu sortais des concerts, les policiers te mettaient en prison, ils te condamnaient en temps que toxicomane. C'était juste une liberté qu'on pouvait exercer là bas, pas plus. Dans le pays, les syndicats, les partis politiques, les groupes d'étudiants des universités étaient interdits et la police n'autorisait que deux lieux où les jeunes pouvaient se réunir : les concerts de rock parce qu'ils pensaient qu'on était tous des fous qui se laissaient se rendre stupide par la marijuana, et les pèlerinages religieux. Les groupes syndicaux allaient dans ces pèlerinages religieux pour diffuser leurs publications, pour créer un nouveau réseau, c'était la possibilité de pouvoir faire des réunions sûres sans répression. En effet, ces pèlerinages ne semblaient pas infiltrés par la police. Sinon, tout le reste était interdit.

Le mouvement du rock national était-il un mouvement de masse selon vous ?

Ça dépend de ce que l'on appelle « masse ». Si on prend comme exemple les réunions politiques comme il y en a sur la place de mai où tu peux voir 100 000 personnes rassemblées, on peut dire que le rock n'était pas massif de cette manière là. Mais cette musique pouvait réunir dans une nuit de concerts, comme celui de Sui Generis, 30 000 personnes, ou au moins 15 000 dans tous les cas. Luna Park était le lieu le plus grand pour ce genre de rassemblements. Aujourd'hui les concerts se font dans d'autres lieux et on peut y rassembler 50 000, 60 000 personnes. Le mouvement du rock n'était pas un mouvement massifié, c'était une marginalisation publique générationelle qui répondait à un type de convocation spontanée, ce mouvement n'était ni articulé ni structuré.

Connaissez-vous le tirage moyen de l'Expreso Imaginario par mois ?

Je ne pourrais pas te dire ça, je n'en sais rien.

222 N'y avait-il pas un conflit générationnel au sein de la revue, entre les jeunes arrivants qui avaient 17, 18 ans comme Sandra Russo ou Roberto Pettinato et les fondateurs de la revue comme Jorge Pistocchi ou Pipo Lernoud qui eux s'étaient construits en temps qu'adultes avec notamment l'apparition du rock et avec la philosophie hippie ?

Et bien, c'est normal, les années passent et des générations se confrontent. Par exemple, après que l'Expreso soit fermé, avec la démocratie une autre revue est sortie. Il s'agissait d'une revue bimensuelle dans laquelle travaillait Pipo Lernoud et qui s'appellait CantaRock. J'étais chroniqueur de la revue du numéro 2 au numéro 130 environ. Et CantaRock dans sa meilleure période avait un tirage de 30 000 exemplaires. C'était une revue qui publiait des partitions et des tablatures pour jouer des thèmes de rock, souvent à la guitare. Moi et Pipo étions les deux chroniqueurs, moi, j'avais l'étiquette de l'anthropologue du rock. Dans cette revue, ont commencé des journalistes d'une autre génération qui, aujourd'hui s'est consolidée. Je peux citer notamment comme Eduardo Berti qui est romancier, Sandra Russo et Gloria Guerrero qui ont commencé avec l'Expreso mais aussi en même temps dans la revue Humor, ça c'était la nouvelle génération de journalistes. Certains vétérans de l'époque de l'Expreso comme Alfredo Rosso appartiennent également à cette nouvelle génération. Claudio Kleinman, journaliste à l'Expreso et musicien de blues, appartient aussi à cette nouvelle portée. Et par exemple, Martin Graziano, du livre Estacion Imposible, appartient lui à une troisième génération encore plus jeune. Pour parler de Pettinato, je peux juste dire que la revue s'est dénaturalisée par sa faute, c'est un type très dissonant. Après l'Expreso, il était musicien du groupe punk Sumo et à partir de là, il est devenu une personne très médiatique. Après l'Expreso, il n'y a plus eu de publication si atypique avec les même caractéristiques. Nous avons Rolling Stone, mais c'est une publication commerciale qui reflète plus un produit du marché qu'une position idéologique. Mais la musique aussi à changé, ces années sont davantage une époque de chanteurs, de solistes que de groupes.

Pourquoi l'influence du « flower power » des États Unis à continué si tard en Argentine ?

Ce qui s'est passé, c'est que ici, jusqu'à l'événement belliqueux que fut la guerre des Malouines en 1982, le pacifisme était plus mental qu'effectif d'un point de vue idéologique. Avec la distance, il pouvait y avoir une forme de sympathie à ce mouvement américain mais il

223 ne s'est pas matérialisé dans une activité quotidienne qui était publiquement active. Par exemple, aujourd'hui, tous les musiciens reliés au rock ne sont pas contre la megamineria à ciel ouvert qui est devenue une bannière, un drapeau politique. Tu peux voir que Leon Gieco est le porte étendard de ce mouvement, Spinetta, Miguel Cantillo aussi se sont opposés à ce projet, certains ont écrit des chansons sur ce sujet. Sur internet, il y a des témoignages, des soutiens, une solidarité avec les organisations écologiques. Mais le pacifisme est devenu une chose plus mentale, ce n'est pas devenu un mouvement militant organisé en fonction d'un conflit spécifique. Pour parler du festival de la Solidarité, je peux dire que quelques ennemis du rock ont soutenu que ce festival était un acte de soutien au gouvernement militaire de la part des musiciens du rock qui ont participé à l'évènement. Il s'agissait de montrer une solidarité avec les soldats qui étaient en train de se battre, pas avec le gouvernement militaire. Et de certaines manières, le rock continue à faire partie de la réalité nationale. L'année dernière, le 25 mai, c'était l'anniversaire du bicentenaire de la révolution Argentine, si bien que le folklore avait une certaine présence dans cette fête mais les évènements les plus massifs, ceux qui ont mobilisé des millions de personnes c'étaient les représentations dans l'avenue 9 de Julio des artistes du rock qui se sont terminées avec l'hymne national argentin chanté par tout le monde et encouragé par Fito Paez. C'est intéressant de voir comment maintenant l'esprit panaméricain se ressent fortement. On peut parler notamment de la relation de « Cristina » avec le président de Bolivie, du Venezuela, avec Lula au Bresil, et avec le président d'Uruguay, et qui montre que aujourd'hui il y a un progressisme dans la politique latino-américaine. A l'époque, c'était moins détectable mais quand la démocratie est arrivée, avec Alfonsin, ceux qui ont animé musicalement le spectacle c'étaient Los Jaivas, le collectif chilien qui s'était exilé en Argentine après le coup d'État de Pinochet et qui après a dû immigrer en France. Ils ont continué leur carrière en France parce qu'ici un évènement leur a particulièrement déplu. Ils avaient été embauchés pour faire un concert et ils avait cru qu'il s'agissait d'un festival populaire à Tucuman mais, en réalité, ils se sont rendus compte que le concert avait pour but de divertir les soldats argentins qui étaient en train de lutter dans la jungle contre la guérilla des Montoneros. Ils ont donc refusé de jouer et on dû partir du pays.

Il y a eu au sein de la revue une période assez large marquée par un intérêt particulier pour la question latino-américaine, notamment durant la direction de Pipo Lernoud, était-ce une manière aussi d'unir les gens, les différents peuples et de résister au pouvoir hégémonique des

224 États Unis sur l'Argentine et sur l'Amérique Latine ?

Ce qui ce passe, c'est que la problématique des peuples indigènes est vraiment latino- américaine. Ces pays sont des pays qui ont été colonisés par les Européens mais à une époque différente de l'Afrique et de l'Asie, donc la situation est autre. Mais la cause indigéniste a beaucoup plus de force aujourd'hui qu'avant. Ces choses là prennent du temps. Par exemple, aujourd'hui, il y a une quantité énorme de gens qui militent et il y a plein de jeunes écrivains, chercheurs qui écrivent des livres sur le sujet. Il y a des livres excellents écrits sur Miguel Abuelo, sur Pappo, sur Spinetta pour les plus jeunes qui n'ont pas vécu cette époque et qui veulent reconstruire cette histoire. Gloria Guerrero a écrit un livre sur l'histoire du stade des obras sanitarias par exemple. Ils y a beaucoup de jeunes auteurs aujourd'hui qui écrivent des livres sur ce mouvement et qui sont publiés.

Avant de venir en Argentine, je pensais que l'Expreso Imaginario et son histoire était connus de tous, mais je me rends compte que je me suis trompée. Comment expliqueriez-vous que cette revue et ce mouvement ne rencontrent pas un grand écho dans le traitement historique de cette période de dictature ?

Ce mouvement était quelque chose de tribal dans le sens ou il s'agissait de petites tribus impliquées, il n'était pas massif. L'Expreso était un parapluie sous lequel il s'est passé quelque chose de très fort, la revue appartenait à un mouvement souterrain de douzaines de revues de poésies miméographiées et dupliquées qui circulaient dans tout le pays comme un réseau de résistance poétique. Ils se documentaient beaucoup, il y avait des douzaines de publications souterraines qui sont très difficiles à trouver maintenant.

Pablo Vila, que vous devez connaître, avance l'existence de quatre mille publications de la sorte durant cette période.

Oui, ce n'est pas impossible, et personne n'a fait le travail de les compiler, de les étudier, ceux qui les collectionnent en ont chez eux mais elles ne sont pas dans les bibliothèques.

225 Quel mouvement, autre que celui du rock, pratiquait la résistance culturelle pendant la dictature ?

Dans la première époque du rock national, il y avait un mouvement fort de théâtre expérimental, ça se passait dans les années 60. Il y avait un monde nocturne riche qui incluait des petits clubs, des petits endroits, et dans les années 60, il y avait aussi l'Institut Di Tella. Il y avait un lieu a San Telmo qui s'appelait la Parakultural et là déjà y participaient des designers de vêtements. La présence du monde gay était très forte donc c'était déjà un autre vocabulaire, une autre mythologie, qui était vraiment dans la rupture, dans l'anti-formalisme, très d'avant garde. Dans ces années là, il y a eu aussi beaucoup de mouvements poétiques mais toujours opérés par des petits groupes, ils n'étaient pas massifs. Aujourd'hui il y a beaucoup plus de lectures publiques de poésie qu'avant. Maintenant, il y a une sorte de résignation générale pour les différentes formes d'expressions parce que aujourd'hui, avec internet, les codes ont changés. Aujourd'hui, un chanteur qui a son répertoire, ses chansons, n'est pas un type solitaire qui va jouer avec sa copine devant un public de 50 à 100 personnes, parce qu'il y a beaucoup plus de productions discographiques indépendantes, c'est très facile maintenant d'enregistrer un disque et produire cent ou deux cent cds ça coute très peu d'argent. Donc aujourd'hui, ce type de musiciens, de chanteurs concentrent dans leur entourage des gens qui font des vidéos expérimentales, qui conçoivent des vêtements, qui font de la photo, qui font du théâtre, qui sont une espèce de … C'est plus qu'une tribu, c'est une espèce d'organisme polyfacettes composée de gens créatifs. Il y a une quantité énorme de groupes comme cela mais qui n'ont pas une notoriété gigantesque. Avec le rock, tu pouvais réunir 15 000 personnes au Luna Park mais ça ne voulait pas dire que ce mouvement appartenait à l'inconscient collectif de la société, aujourd'hui si, et spécifiquement depuis la fête de l'avenue 9 de Julio pour le bicentenaire. Maintenant c'est une force irréfutable, aussi parce que le rock a changé les choses, la société. On est dans une société permissive, personne ne va plus en prison pour jouer du rock, pour avoir les cheveux longs, c'est une autre planète. Mais c'est très différent de ce qu'on a pu connaître aux États Unis ou en Europe parce que le rock argentin n'a jamais été happé par le mainstream commercial, occasionnellement il apparaissait des programmes de télévision qui appelaient des musiciens de rock pour jouer mais ils n'ont jamais mélangé leur genre avec le pop commercial, la pop hybride. Les rockeurs ont toujours maintenu leur autonomie et leur identité. Curieusement, pendant l'époque

226 créative de l'Expreso, les deux principales compagnies de disques qui sortaient les disques de rock étaient argentines, ce n'était pas des multinationales de l'étranger. C'était un moyen de se retirer des entreprises d'enregistrement très commerciales et cette façon de penser se reflétait dans l'Expreso.

Y a t-il, selon vous, une influence de la littérature, du mouvement beat et de la contre-culture États-Unienne dans le rock national ?

Oui, chez les plus vieux je pense, chez les premiers rockeurs. Fondamentalement, la littérature et la poésie, mais pas la musique. Par exemple, dans quelques jours Roger Waters vient jouer à Buenos Aires et il ne va pas y avoir 15 000 personnes, comme dans les concerts de rock national, à aller le voir ! La philosophie hippie a été transmise un peu par les Beatles mais c'était dans les années 60. A l'époque de l'Expreso, tout ça s'était déjà incorporé dans un mode de pensée qui lui était propre. Il était assimilé et il faisait partie de la « tradition » de plus d'un point de vue historique. Le mouvement hippie a finit en 1969 avec le festival de Woodstock, et en 1970, tout ça c'était déjà du passé, ça faisait partie de l'histoire.

Y a t'il eu des journalistes de l'Expreso qui ont travaillé à Mutantia avec vous ?

José Luis D'Amato s'était disputé avec Jorge Pistocchi et donc il est venu travailler avec moi. Pas tant avec Pistocchi mais surtout avec le « socialo-capitaliste » Alberto Ohanian qui produisait la revue et qui était à moitié réfractaire à ses articles sur l'écologie. La question écologique ne l'intéressait pas, il ne la comprenait pas et il pensait que c'était des pages perdues et D'Amato qui était écologiste à 100% est parti de l'Expreso et est venu travailler avec moi. Moi aussi, j'étais énervé contre l'Expreso, je ne sais pas de qui fut l'initiative mais quand j'ai sorti la première édition de Como Vino la Mano en 1977, l'Expreso n'a pas publié une seule note sur mon livre, ils m'ont censuré. Je leur avais envoyé une petite note à mettre dans leur éditorial. Que des rockeurs me censurent me paraissait insoutenable. La théorie, l'argumentaire qu'ils m'ont sortis, c'était qu'il s'agissait d'un livre qui pouvait faire du mal, causer du tord aux rockeurs, parce qu'il pouvait être utilisé comme preuve pour réprimer les rockeurs parce que dans les interviews que j'ai faites, certains musiciens parlaient de la marijuana. Donc ils m'ont dit que par préservation, c'était mieux si ce livre ne tombait pas

227 dans les mains des militaires et ne savaient rien de ça, donc pendant deux ans, on ne s'est pas parlé. Et, quand j'ai commencé à sortir Mutantia, Pistocchi s'en était allé de l'Expreso et il m'a donc appelé. J'étais, à ce moment là en train de travailler avec D'Amato et Pistocchi m'a invité à écrire l'éditorial du premier numéro de Zaff!, que j'ai fait. Mais D'Amato ne s'est jamais réconcilié avec Pistocchi, et quand j'ai raccroché le téléphone, il m'a demandé « qui c'était ? », j'ai répondu « Pistocchi », « ah, et que voulait-il ? », « il veut m'inviter à écrire l'éditorial de sa nouvelle revue », et d'Amato m'a alors dit « Tu lui a bien répondu non ?! », et je lui ai répondu que j'avais accepté. José Luis est resté silencieux un moment et a rétorqué : « De toute façon, nous sommes si peu qu'il faut faire avec ! ». Et c'était vrai, nous étions peu à faire ça. Nous n'étions pas un mouvement national, nous étions une tribu, avec son langage, avec sa bibliographie … J'ai été ami avec des poètes du mouvement beat, j'ai vécu aux États Unis et j'ai sorti un livre il n'y a pas si longtemps de traductions des manifestes de la génération beat qui s'appelle Beat Days, même si ces nouvelles étaient déjà traduites dès les années 50. On retrouvait des extraits de ces manifestes dans des revues ou des journaux et on pouvait les trouver dans les librairies facilement, ces écrits n'ont jamais été interdits, même pas pendant la dictature. Pareil pour la musique. La dictature n'a pas affecté le marché du disque, les disques étrangers sortaient peu de temps après le pays d'origine et il y avait de tout, certaines choses pas commerciales sortaient mais en général on pouvait trouver de tout, et les compagnies de disques de l'étranger faisaient leur beurre ici. La seule chose que la dictature a censuré, c'était l'enregistrement des disques de rock national argentin. Tu devais présenter tes textes à l'avance et la maison d'enregistrement te donnait l'autorisation ou non d'enregistrer, elle avait le pouvoir d'émettre une motion de censure. Leon Gieco, Charly Garcia, ont subit des changements dans leur texte par les censeurs ou alors ils interdisaient tout simplement les chansons. Il y a deux thèmes de Charly Garcia qui sont des classiques et qui sont apparus en bonus dans des disques réédités à la démocratie, les titres eux même étaient une invitation à la censure, l'un s'appelait « Juan Represion »352 et l'autre s'appelait « Botas locas »353. Le thème « Los mosquitos »354 a été censuré quelques fois pendant des concerts. Il y a eu une époque où je travaillais dans une radio, au sein de laquelle circulait un document qui nous recommandait de préserver la pureté de notre langue, de ne pas passer de disques de tango qui utilisaient des phrases « inappropriées » et de leur préférer des disques de tango instrumental. Pendant la

352« Jean Répression » 353« Les bottes folles » 354« Les moustiques »

228 dictature, j'étais chroniqueur dans un programme de Radio Belgrano, et ils m'ont censuré deux chansons, une de Litto Nebbia parce les paroles disaient « porque su hembra lo abandonada »355 et donc le mot « hembra » ne pouvait pas passer. L'autre c'était « Durazno Sangrando »356 de Spinetta. On regardait la couverture du disque dans les studios et le censeur militaire de la Radio Belgrano nous a dit textuellement de ne pas le passer parce que c'était une référence aux menstruations des femmes. Il n'a même pas écouté la chanson, il a vu la photographie de la pochette vinyle et il a interdit ce titre immédiatement. Mais le censeur de cette époque n'était pas un intellectuel, c'était un officiel de bas étage qui avait peur que l'officiel supérieur le rappelle à l'ordre donc, dans le doute, il interdisait plus de choses qu'on ne lui avait demandé. La censure c'était l'ignorance ! Il n'y avait pas un comité central de la censure. Ils censuraient les planches des revues, ils censuraient dans les compagnies de disques, dans les radios. Dans l'intérieur du pays, c'était plus difficile parce que la communauté du rock était en minorité, et les subversifs aussi alors que les autorités étaient beaucoup plus sévères que dans la capitale. De plus, quand on voulait organiser un festival dans l'intérieur du pays, il fallait présenter la liste des groupes ou solistes qui venaient jouer, et plusieurs vétos ont été posés, il y avait des artistes qui ne pouvaient pas se représenter en public. Un de ceux qui avait beaucoup de difficultés pour travailler, c'était Leon Gieco. Ce qu'il fallait censurer ou non, dépendait du bon vouloir de l'officier en charge. Par exemple, un jour, je ne me rappelle plus en quelle année, il y a eu une action policière dans le parc Rivadavia où les jeunes échangeaient des disques, et où se réunissaient des groupes de poésie pour les revues souterraines, et ils ont arrêté un jeune de 15 ans parce que dans un de ses poèmes, le terme « prolétaire » était utilisé et c'était un terme à ne jamais utiliser, il était trop ostentatoire.

Cet intérêt de la revue pour l'Amérique latine n'a pas un rapport aussi au fait que plusieurs autres pays de ce continent subissaient au même moment, ou avaient subit des dictatures similaires et que cet entrain était un appel à la solidarité entre les peuples opprimés d'Amérique latine ?

A l'époque de la dictature, sont venus travailler en Argentine beaucoup d'artistes Brésiliens et ils n'ont pas subis la censure. Leurs concerts étaient un lieu de rendez vous pour

355« parce que sa femme l'a abandonné » 356Littéralement « Saignement de pêche »

229 beaucoup de rockeurs qui utilisaient les concerts des brésiliens comme lieu de rencontre. Ici sont venus une liste impressionnante de musiciens brésiliens comme Milton Nascimento, Hermeto Pascoal, Egberto Gismonti, beaucoup de groupes d'Uruguay venaient aussi parce que Montevideo était une petite ville. Je pense que, oui, peut être que l'Expreso voulait unir les gens le plus possible.

Pensez-vous que le rock et l'Expreso a construit son identité malheureusement « grâce » à la dictature et à la censure ?

L'Expreso avait ses propres codes mais elle n'a pas résisté à la démocratie. Avec l'arrivée de la démocratie, elle a perdu de sa raison d'exister et c'était une revue profanatrice des restrictions qu'il y avait, et avec la démocratie, la place qu'occupait l'Expreso a été prise par CantaRock qui était surtout basé sur la musique et sur la théorie de la musique. Je suis allé en Espagne en 1982 après le départ de Franco, et on discutait avec des écologistes dans un café à Madrid. Tout à coup, au milieu d'une discussion, un écologiste espagnol a tapé la table et a crié : « Contre Franco, on était mieux ! ». Je ne dis pas que c'est plus facile, c'est seulement plus déterminant d'être contre quelque chose que d'être pour quelque chose. En démocratie, le défi créatif a été de remplir de sens la vie, plutôt que de condamner le censeur parce qu'il ne te laisse pas vivre, ce dont nous nous étions habitué. Et beaucoup de choses qui avaient trait à la résistance culturelle ici pendant la dictature, ne se sont pas poursuivies avec la démocratie. Le public aussi est allé vers d'autres divertissements. La résistance, c'est être assez inventif pour trouver les fissures où on peut s'exprimer. Quand tout est permis, cette chose arrête d'avoir un intérêt. Quand nous ne sommes plus sous le joug du tyran, il faut alors donner les fondations pour la liberté, et la construction de cette liberté passe par une autre attitude, ça passe par une construction génératrice entre les êtres humains pour construire quelque chose de différent dans les lieux qui n'avaient pas d'intérêt avant. C'est un problème qui va plus loin que le domaine du rock, et de l'Argentine elle même. Le défi mondial passe par là aussi : qu'est ce que nous pouvons mettre dans un lieu que nous n'aimons pas, c'est la question la plus difficile à laquelle répondre, tu dois utiliser un espace vierge. Donc ce que nous allons construire ici, il faut l'inventer, et inventer une société c'est une chose qu'essaie de faire l'humanité depuis des milliers d'années. C'est ça le défi d'aujourd'hui.

230 Que signifie l'expression beaucoup utilisée par les rockeurs « la mano » ?

« La mano », c'est comme au poker, quand on donne les cartes au poker, il y a un gars qui doit ouvrir le jeu avec la main. Et Javier Martinez357 à La Cueva était passé pendant que des gens jouaient au poker et avait demandé « Como vino la mano ? »358. Dans ta main, il peut y avoir des bonnes cartes et des mauvaises cartes, si tu as de bonnes cartes, tu vas plus loin, si tu as de mauvaises cartes, tu te couches et tu t'en vas. C'est pour ça que j'ai écrit mon livre comme ça. Cette expression était utilisée par tous les rockeurs, ce n'était pas la main qui étrangle mais plutôt les cartes que tu as en main.

Est ce que vous avez des exemples de métaphores utilisées dans le langage codé qu'utilisaient les rockeurs ?

Non, pour les militaires il n'y avait pas de métaphore particulière qui me revient à l'esprit mais il y avait un thème de La Pesade Del Rock qui utilisait beaucoup de métaphores. Quand Manal, Almendra et Los Gatos se sont séparés, dans la période de 1971-1972, tout le monde s'est réuni dans une compagnie d'enregistrement et ils ont constitué un regroupement qui s'appelait La Pesada. Le Peso Pesado359, c'est le boxeur le plus costaud, le plus opulent. Et la Pesada a enregistré et sorti plusieurs disques de solistes de la bande, deux disques de Claudio Gabis y la Pesada, un de Billy Bond y la Pesada, un autre de Alejandro Medina y la Pesada, Kubero Diaz aussi a sorti un disque avec La Pesada et il y a un thème de la Pesada qui est typique de l'époque et qui ne fut pas censuré qui s'appelle « La maldita maquina de matar »360 parce qu'il ne parlait pas des militaires trop explicitement. Je l'ai passé dans mon programme de radio, à l'époque du « règne » du général Lanusse, c'était une radio municipale donc une radio officielle et on ne m'a jamais demandé de ne pas le passer. A l'inverse, à l'époque d'Isabel Peron, j'ai passé un thème de Raul Porchetto qui s'appelait « Amame nena »361 qui est une chanson qui dit : « Aime moi bébé, je crois qu'il n'y a plus de fascistes par ici », quelque chose comme ça, et à partir de ce jour, ils ont rendu ma vie impossible jusqu'au moment où ils m'ont exclu de la radio. Ils m'ont jeté de la radio et m'ont amené à

357Musicien du rock national 358On pourrait le traduire comme « Comment est ta main ? » 359Le poids lourd 360« La maudite machine à tuer » 361« Aime moi bébé »

231 l'accueil d'une clinique, il y avait un garde en blouse bleu qui m'attendait et ils m'ont fait interner. A cette époque, quand Isabel Peron était en place, il y avait aussi la Triple A qui sévissait. Avant de me faire virer de cette radio, je devais systématiquement donner en avance la liste des disques que je voulais passer parce que tout le monde disait que le rock c'était une musique étrangère. On devait donc passer 50% de musique nationale, le tango et le folklore, 25% de musique latino-américaine et 25% de musique étrangère qui était le rock anglophone ou le rock national argentin. Donc certains musiciens du rock utilisaient des rythmes folkloriques pour être rangés dans la catégorie de la musique instrumentale folklorique. Je passais aussi de la musique instrumentale comme Frank Zappa et, étant donné qu'il n'y avait pas de chant dans ses morceaux, et surtout pas de chant en anglais, dans la liste de ma programmation je mettais en nom d'artiste « Francisco Zappa » pour le faire passer dans la liste de musique folklorique ou latino-américaine ! Je passais aussi beaucoup de musique brésilienne à l'antenne, du rock brésilien surtout.

232 Jorge Pistocchi, 72 ans, fondateur et directeur de l'Expreso Imaginario de 1976 à 1979, journaliste, sculpteur, dessinateur, écrivain, mercredi 29 février 2012, Buenos Aires.

Que pensez-vous du livre Estacion imposible sur l'Expreso ?

J'ai eu une mauvaise expérience avec les garçons qui ont fait ce livre, parce qu'ils sont venus quelques fois m'interviewer et ils m'ont dit que c'était pour faire un mémoire de recherche pour l'université et au final ils en ont fait un livre et ils ont utilisé ce que je leur ai dit pour le faire alors que je ne leur avait pas donné mon accord. Mais bon, c'est passé même si j'ai un peu du mal à le digérer. C'est un bon livre et ils m'ont invités pour sa sortie.

Pourquoi avez-vous fait réapparaitre l'Expreso Imaginario dans les années 2000 ?

Je vais te raconter ça. La revue Expreso Imaginario a surgit après une revue antérieure qui s'appelait Mordisco, et en 1979, j'ai perdu ses titres. Ohanian, le producteur me les a volés, les titres étaient les miens mais il les avait mis à son nom quand il s'est intéressé à éditer ce projet, et il les avait enregistrés à son nom. Quand je n'ai plus voulu être son employé, j'ai quitté le projet. Mais pour comprendre ça, il faut raconter toute l'histoire ! Je m'en suis allé parce que je n'ai pas accepté de continuer cette publication même si elle était unique, mais quand je suis parti, j'ai écrit une note dans l'éditorial. Cette décision était très compliquée parce ce que d'un coté nous étions en pleine dictature, et il me semblait que ce qui était le plus important c'était que la revue continue à sortir sous n'importe quelle forme. C'était dur d'imaginer que la revue ne sorte plus, mais ça me semblait important qu'elle continue de sortir surtout dans le moment que nous étions en train de vivre. J'ai donc perdu les titres, j'ai sorti deux autres revues par la suite, Zaff! et Pan Caliente, la dernière c'était pendant le conflit des Malouines … Après ces expériences, j'ai fait une montagne de choses, dans les années 90 j'ai monté une fabrique de vêtements, mais ça, c'est une autre histoire ! Dans les années 90, on laissait les gens mourir de faim. Je me suis occupé de la partie presse de cette coopérative, et elle a eu beaucoup de répercutions dans les médias, parce que c'était la première usine récupérée en Argentine, après il y en a eu d'autres évidemment ! La majeure partie des sauvetages d'usines se passaient dans les usines textiles. Dans les années 90, toutes les industries ont été détruites … Mais au final, les produits sortaient de la même façon dans les

233 usines occupées ou non ! Mais cependant nous avons réussi à faire des choses importantes et intéressantes grâce ) ce mouvement dans les usines textiles ! Pour revenir à l'histoire originale, l'éditeur qui avait acheté les titres de l'Expreso après sa chute en 1983, Daniel Ripoll, qui était aussi le créateur de la revue Pelo, m'avait téléphoné et était venu à la fabrique pour me voir. Il m'a dit : « Écoute, si tu as envie de faire quelque chose avec l'Expreso, fait le, si tu as envie de relancer la revue, fait le ! », et en 2000, quand l'usine a fermé ses portes, j'ai commencé à y penser. J'avais 60 ans et j'étais dans une situation catastrophique, je n'avais pas un peso pour manger, je mourrais de faim comme tout le monde dans la province de Buenos Aires, et je me suis demandé ce que je pouvais faire. J'ai toujours été un battant et donc je me suis décidé à ressortir l'Expreso Imaginario. J'ai mis sur pied le projet de l'Expreso Imaginario, le but n'étant pas exactement de refaire la même revue. Nous avons sorti la publication dans une situation de grande dépendance. Ça nécessite beaucoup d'argent et avec la question de l'importance nouvelle d'internet, il y avait beaucoup de possibilités pour transmettre des informations, notamment à travers ces médias qui se sont développés. Il y a aussi un film qui a influencé ma décision, c'est le film de Stanley Kubrick « 2001, l'odyssée de l'espace ». Ce film pour nous tous était très important, donc j'ai eu envie de créer une page internet appelée Expreso Imaginario et de la sortir le 1er janvier 2001. A partir de là, après la sortie de ce site, on a fait plein de choses, notamment une radio pendant un an et après, et on m'a offert de sortir une publication sur papier. C'était des gens qui avaient beaucoup d'argent, j'ai passé un an à travailler sur le projet mais finalement je me suis désisté parce que j'ai eu des problèmes. Donc je ne l'ai pas fait et à la place, j'ai créé les rédactions ouvertes. Nous en avons fait quelques unes, ça se passait au centre culturel San Martin, à La Plata, et à Rosario. Elles duraient plusieurs jours et les sections et chroniques se montaient d'elles même. Nous, par exemple, on développait le thème des peuples originaires, chacun représentait son groupe, la littérature, l'écologie … On parlait et on participait à la récupération d'usines ... C'était très intéressant, mais ça n'a duré qu'un temps, c'était intéressant mais ça manquait quand même de cadrage, de professionnalisme pour que ça dure plus longtemps. Je n'ai jamais fait d'école de journalisme, j'ai commencé à écrire avec Mordisco, et après aussi dans l'Expreso, où j'écrivais surtout sur la culture parce que, à la base je suis peintre et sculpteur même si je n'ai jamais dessiné pour l'Expreso. J'avais suffisamment de travail comme ça, même trop ! Donc je n'avais jamais écrit jusqu'en 1973, et après j'ai senti

234 qu'il était nécessaire d'utiliser cet espace vacant laissé par la censure des moyens d'expression. D'une certaine manière, j'ai aussi toujours été quelqu'un de marginal et j'ai toujours cherché à construire des projets en marge du système. Avec tout ce qui s'est passé à cette époque et surtout les circonstances politiques du pays, ça nous a encore plus donné envie de développer ce mouvement contre-culturel important qu'est le rock. Peut être que le rock argentin, de l'extérieur est vu comme quelque chose de ridicule mais ici ça a été très important comme mouvement, et tout ce qui s'est passé autour de ce mouvement était aussi important qu'au Royaume Uni ou qu'aux États Unis. A cette époque, pour plusieurs raisons, j'étais assez lié à ce mouvement. C'était un moment très difficile parce que la classe politique de gauche était très virulente et fermée, la liberté d'opinion avait disparu totalement. Désolé, je me suis un peu perdu ! Alors, Mordisco est sortit en 1974 mais j'avais déjà commencé à travailler dessus en 1973.

Savez-vous quel était le tirage de l'Expreso Imaginario ?

L'éditeur qui m'avait trahit, Alberto Ohanian, me disait à l'époque qu'on en vendait très peu, il m'avait dit que le meilleur qu'on ait fait c'était 20 000 exemplaires. Mais ils nous disait ça pour ne pas nous reconnaître, ne pas nous payer, mais le distributeur m'avait dit que cela s'évaluait davantage aux alentours de 40 000 exemplaires. C'était plus ou moins logique étant donné qu'il s'agissait d'une des seules publications qui, d'une forme ou d'une autre, touchait beaucoup de personnes. Je pense que, oui, aujourd'hui les gens ne se rendent pas compte de l'importance que cette revue avait et rends-toi compte que c'est une publication qui aujourd'hui vaut beaucoup d'argent, c'est une œuvre de collectionneurs, et ça après 40 ans.

Pensez vous que le mouvement contre-culturel des États Unis a eu beaucoup d'influence sur le mouvement du rock national argentin et sur sa philosophie ?

Écoute, moi je crois que c'était comme une récréation ce mouvement, voilà ce qui s'est passé. l'Argentine a toujours été un pays avec une essence très fasciste d'une certaine manière, et ça comprend la culture. Aujourd'hui, ça a beaucoup changé mais l'éducation des enfants et des adolescents était très fermée à l'époque. Après, à partir de la chute du péronisme, les choses ici se sont vraiment compliquées. Les militaires ont soudain généré une situation à

235 laquelle les gens n'adhéraient pas et ça a commencé à générer une nouvelle culture contestataire. Par exemple, les hippies argentins constituait un groupe de jeunes intellectuels et marginaux qui se réunissaient dans un café. Et un jour, on a décidé de former un groupe appelé « les hippies argentins », on se faisait appeler hippies. Ce n'était pas un fait très médiatisé dans la presse, donc on organisait des réunions de « hippies argentins », on disait à tous les jeunes qu'on croisait de se rejoindre tel jour, à telle heure dans un parc, on pouvait venir habillé comme on voulait … Et sur la place San Martin avait lieu beaucoup de ces rencontres hippies, c'était une avalanche de fleurs, de gens aux cheveux longs, un peu comme une parodie du mouvement hippie ! Mais à partir de là à commencé à se développer un mouvement culturel avec ses caractéristiques propres, si tu écoutes les artistes qui représentent le plus ce mouvement comme Spinetta, Miguel Abuelo, ils défendent tous l'idée du pacifisme. C'était un mouvement distinct qui a poursuivit son chemin de son coté. Il était distinct en partie parce qu'il concernait toutes les classes sociales, par exemple Miguel Abuelo était quelqu'un de très pauvre, Tanguito, lui, venait d'une famille modeste. Charly Garcia et Miguel Cantillo venaient de classes plus hautes, Spinetta était fils d'ouvriers, chacun apportait sa propre culture, sa propre manière de vivre et c'est ça qui faisait la richesse de ce mouvement naissant !

Le mouvement du rock et son mode de pensée a tout de même été influencé par la littérature beat ou encore par des musiciens comme Franck Zappa ?!

Oui c'est sur, mais il y avait aussi une grosse influence de la musique brésilienne et de toute l'Amérique latine, le rock était un mélange d'une montagne de courants musicaux. Ce pays a 500 ans, et dans les années 1900, je crois qu'il y avait environ un million de personnes qui peuplait le pays, et après ça les courants d'immigration ont été phénoménaux. Je me rappelle, quand j'étais petit, après la seconde guerre mondiale, on voyait sur le port des nuées de bateaux plein de gens qui venaient s'installer ici et ça fait 70 ans ça ! Ce sont ces migrations, tout de même très récentes qui ont créé l'origine d'une identité argentine très complexe. Je crois que la capacité d'adaptation qu'ont les argentins vient de là , cette capacité du jeu, du changement ...

236 Vous êtes vous inspiré d'autres revues nationales ou étrangères pour imaginer et créer l'Expreso Imaginario ?

Je crois que j'ai été influencé par beaucoup de choses qui appartenaient à des domaines différents, comme le cinéma, la littérature, l'art plastique … Ce qui m'a inspiré le plus, je dirais que c'est une revue qui n'a sorti qu'un seul numéro et qui ressemble un peu à l'Expreso finalement. C'est une revue qui a été crée par des types un peu fous avec des grands artistes d'ici et qui s'appelait « Robinson Crusoe ». J'ai aimé cette idée parce que nous étions un peu dans une situation de Robinson Crusoe, nous étions loin de notre bateau, de la civilisation et on devait survivre à ce milieu sauvage et à cette sauvagerie. Des types géniaux travaillaient dans cette revue et c'est là que j'ai commencé à me demander comment une revue pouvait se convertir en œuvre viable. Finalement, ils n'ont pu sortir qu'un seul numéro et moi plusieurs années après, en 1973, j'ai commencé à écrire des articles pour la revue Pelo, une revue de rock. J'ai eu cet emploi parce que j'avais accompagné Spinetta à la rédaction de la revue. En 1973, c'était l'enfer, la triple A assassinait des gens en toute impunité, ça créait un chaos social absolu. Au final, j'ai arrêté d'écrire mes petites histoires pour Pelo et j'ai décidé de sortir ma propre publication. C'est comme ça que s'est créé Mordisco et postérieurement l'Expreso Imaginario. J'ai rencontré par la suite Horacio Fontova qui est un dessinateur extraordinaire, un artiste formidable. La revue, on l'a inventée au fur et à mesure, on avait pas vraiment de référent, en plus on n'était pas des journalistes ! On découvrait en faisant des erreurs, on a découvert comment faire un titre, un en-tête, un chapeau, c'était des choses élémentaires de la presse dont on ne savait rien ! Mais ça nous fascinait de créer cette revue et on s'amusait vraiment à la faire. L'Expreso, pendant la dictature, était pour nous une sorte de refuge.

Avant de créer cette revue avez vous beaucoup voyagé ?

Oui, dans les années 60, j'ai voyagé au Pérou, c'était en 1969, je crois. J'ai également été en Europe mais le voyage ne m'a jamais trop passionné, j'aimais ça mais ce n'était pas non plus ma passion contrairement à certains dans la rédaction ! J'aime profondément ce pays, Buenos Aires, le quartier de la Boca, j'adore ce quartier, quand je m'en vais en fait il me manque, voilà ce qui se passe ! J'ai vécu un temps au Vénézuela, à Caracas, en 1975. J'avais dû partir d'Argentine, j'avais vendu et donné toutes mes affaires pour ne pas m'encombrer et

237 un mois après, une amie m'a écrit, en fait c'était une fille dont j'étais amoureux, pour me dire qu'elle était enceinte de moi ! J'ai dû revenir en Argentine et je n'avais plus rien ! Mais cet événement dans ma vie m'a paru comme une opportunité en quelque sorte, je me suis dit, bon maintenant que je suis revenu, que je vais avoir un enfant, il faut que je fasse quelque chose. C'est là qu'on a vraiment mis en place la création de l'Expreso. Le titre et l'idée nous est apparue quand je travaillais sur Mordisco, j'ai commencé à visualiser une autre publication, plus générale pour parler de plus de choses qui me tenaient à cœur. On peut attribuer la création de l'Expreso à d'autres circonstances même si elle fait partie des plus importantes. On a donc trouvé un éditeur par la suite et l'Expreso Imaginario est paru dans les kiosques.

Savez vous pourquoi Roberto Pettinato a-il écrit une lettre au courrier de l'Expreso sous le pseudonyme d'une femme et en se faisant passer pour une féministe ?

Je vais te raconter. On attribuait beaucoup d'importance au courrier des lecteurs dans cette revue. A la création de la revue, nous voulions être indépendants. En fait, la revue c'était surtout au début cinq ou six types qui se réunissaient pour penser, parler et communiquer. Et un jour, on a reçu une lettre d'une jeune fille, qui maintenant est une journaliste très connue, qui s'appelle Sandra Russo. Sa lettre, qu'on a fait paraitre au courrier des lecteurs, a eu beaucoup de répercutions, elle y parlait notamment de féminisme. Cette adolescente semblait avoir beaucoup de force dans son discours et on a reçu énormément de réponses à sa carte. Au final, elle a incorporé notre staff de rédacteurs. Après est apparu ce personnage, qui était encore un adolescent. Nous l'avons connu par des lettres reçues sous le nom de Laura Ponte. En fait, il a écrit ces lettres pour faire une parodie du féminisme suite à l'engouement qu'avait provoqué la lettre de Sandra Russo. Dans sa lettre, Laura Ponte accusait la rédaction et la société de machisme, c'était un peu un jeu, une blague qui nous a beaucoup amusé. Et un jour, un ami nous dit : « Mais vous savez qui est Laura Ponte ? C'est en fait un jeune garçon qui s'appelle Roberto Pettinato que j'ai rencontré dans un parc pour échanger des disques. ». C'était le parc Rivadavia où se retrouvaient plein de jeunes à l'époque pour vendre, acheter ou échanger des disques. Cette personne après s'est mal comportée envers nous. Il est entré dans la rédaction parce nous étions très ouverts à accueillir de nouvelles personnes, nous étions comme une sorte de club où on réfléchissait sur ce qui se passait dans notre pays, c'est aussi pour ça que c'était notre refuge. Pettinato était une personne tourmentée, au même titre que

238 Sandra Russo. C'est une chose assez terrible parce que Alberto Ohanian, en plus de me voler les titres de l'Expreso, a pris en quelque sorte la direction de la revue aux cotés de Roberto Pettinato. Après que Pipo Lernoud s'en soit allé, il ne restait quasiment plus aucun journaliste du staff original de la revue.

Pablo Perel m'a raconté une histoire que je n'ai pas très bien comprise qui concerne un lien entre la mafia et la distribution de la revue, pouvez vous m'éclairer sur ce point ?

Les distributeurs sont ceux qui gèrent ici toutes les activités de l'édition, ils ont beaucoup de pouvoir, et ce sont des mafias. Les vendeurs de journaux normalement vont chercher les journaux chez les éditeurs ou les distributeurs, mais par exemple, tu as plus de choix dans les kiosques du centre de Buenos Aires que dans les kiosques de La Boca. D'ici ont surgit les « tapos »362 qui organisaient les syndicats des journaux et des revues. Ils avaient beaucoup de pouvoir et de poids, et même Peron qui, dans les années 40, avait beaucoup de pouvoir, n'a pas réussit à les combattre. Aujourd'hui, je pense qu'ils n'ont plus autant de pouvoir. Mais au final, j'ai réussi à être un peu amis avec eux. Le chef de ces distributeurs nous a finalement aidée quand nous avons sortit la revue, ils étaient un peu comme des italiens dans les films de mafias.

Avez vous déjà vécu dans une communauté ?

Oui, dans les années 80 en Argentine, dans une communauté qui est apparue spontanément. Le but au début n'était pas de créer une communauté. Quand j'ai sorti Pan Caliente, j'ai rencontré un ami qui avait lui aussi un projet éditorial et qui avait eu un peu d'argent par son père pour voyager aux États Unis et faire des études de médecine. Avec cet argent nous avons loué une maison impressionnante pour y installer notre rédaction, une maison avec plein de chambres, avec plein de plantes très belles. On s'est donc réunis dans cette maison pour y habiter aussi et la règle c'était que si une personne était en couple, elle ne devait pas y installer son conjoint dans la maison. Et les deux premières semaines, toutes nos amies qui s'étaient séparées de leurs copains sont venues ici et finalement on s'est retrouvé à une cinquantaine à vivre dans la maison ! Donc tu vois, ce n'était pas intentionnel mais c'était

362Je n'ai pas réussi à trouver de traduction ni de précision sur ces supposés groupes mafieux.

239 la force des choses qui nous a amené dans cette situation ! On a décidé d'organiser un peu les choses, on a créé une caisse commune pour la nourriture, on a fait une coopérative de travail, on peignait des maisons pour se faire un peu d'argent. Les enfants des amis venaient s'installer ici aussi, d'ailleurs ils ont tous de très bons souvenirs de cette maison. On y a passé de très bons moments, ça a duré cinq ans. Après on a transformé cette réunion de personnes en une fabrique textile.

Savez vous qui étaient les lecteurs de l'Expreso ?

Et bien, déjà il n'y avait pas beaucoup de femmes dans le projet initial, ça doit venir du fait que, comme je te disais auparavant, on appartenait à un mouvement marginal donc il y avait plus d'hommes que de femmes. Il y avait plus de garçons qui allaient aux concerts de rock. Les lecteurs je dirais qu'ils avaient de 15 à 40 ans.

Mais, j'ai lu dans un livre qu'un des mots d'ordre de ce mouvement rock était qu'il ne fallait jamais faire confiance aux plus de 30 ans !

Oui, enfin moi quand j'ai commencé la revue, j'avais déjà plus de 30 ans ! Mais oui en effet, il existait quand même une forme de soupçon, de méfiance envers les plus de 30 ans. Les jeunes pensaient que passé les 30 ans, on commençait à rentrer dans le moule du système, qu'on commençait à suivre le courants et ne plus aller contre.

Pour vous, ce mouvement était-il un mouvement politique ?

Je crois que le politique est dans tout. Je crois que le rock a été compris et intégré par beaucoup de gens, on peut supposer aussi que c'est parce qu'il a été influencé par tout ce qui s'est passé politiquement dans notre pays. Moi, personnellement, je pense que le rock avait une essence anarchiste. Je crois que le rock en lui même doit s'identifier à quelque chose et pour ma part je crois que c'est l'anarchisme. C'est une autre forme contestataire.

Quand vous avez imaginé cette revue, l'objectif était-il aussi de créer un contre-pouvoir au système politique actuel ?

240 Oui, bien sur ! Je crois que c'était comme un mouvement de prise de conscience, qui se formait de nouveau. Nous par exemple, avions récupéré tous les thèmes comme l'écologie, l'environnement et personne ne nous a pris en compte, ne s'est méfié de nous. Je crois que nous avions une conscience politique forte et autoritaire, tout comme les mouvements de gauche et d'extrême gauche.

J'ai beaucoup rencontré dans mes lectures le terme de « résistance passive » pour caractériser le mouvement du rock national, qu'en pensez vous ?

La résistance passive … Ça dépend de pourquoi et comment on l'interprète. Nous n'étions pas un groupe armé dont les membres allaient en prison toutes le semaines. Donc si par « passive » on entend ne pas prendre le pouvoir par les armes, oui nous étions « passifs ».

Est ce que vous parliez beaucoup de politique à la rédaction de la revue ?

Oui, bien sur ! Il y avait beaucoup de tendances politiques représentées dans la rédaction, beaucoup étaient marxistes, trotskistes …

Avant de créer la revue, écriviez vous de la poésie ?

J'écrivais seulement sur des choses intimes de ma vie mais je préférais beaucoup plus l'art plastique.

Pensez vous que le fait d'écrire de la poésie vous a aidé à contrer la censure, grâce à des métaphores poétiques par exemple ?

Oui, c'était très présent dans les paroles du rock en général. On pouvait, grâce à ça, parler de beaucoup de choses interdites.

Connaissez vous d'autres formes de résistances culturelles, hormis le rock, qui ont lutté contre les militaires pendant la dictature ?

241 Oui, il y avait un mouvement de pensée alternative très fort, qui comprend, dans ces années là, une montagne de revues souterraines alternatives, on en a comptabilisé environ 4000 à cette époque. Il y avait des groupes de théâtre qui à leur façon résistaient aussi. Je suppose que le mouvement le plus fort était le rock parce qu'il avait plus de pouvoir mais en effet il y a eu une résistance culturelle qui s'est exprimée de plusieurs manières.

Comment se déroulait le contrôle du contenu de la revue par les censeurs ?

Nous n'avions pas de contact direct avec la censure à l'Expreso Imaginario. Néanmoins, Pan Caliente, ma revue postérieure qui critiquait plus frontalement le régime, a subit la censure. Mais quand à l'Expreso, la revue est passée tranquillement à travers plusieurs situations problématiques. Il y avait quand même deux ou trois agents du service de la censure qui venaient nous faire de petites visites de temps à autres à la rédaction. Je me rappelle qu'on fumait de la marijuana devant leur nez et qu'ils ne nous disaient rien, je n'ai jamais compris pourquoi !

Mais il y avait bien des contrôles des publications avant qu'elles ne sortent dans les kiosques ?

Oui il y avait un contrôle absolu, mais je crois que, comme je te le disais tout à l'heure, il y avait une certaine permissibilité envers quelques publications. Je crois que leur faille a été qu'ils gardent ce problème pour plus tard, ils devaient déjà s'occuper de la guérilla, s'occuper de tous ceux qui idéologiquement pouvaient représenter une menace forte et pensaient avoir suffisamment de temps pour s'occuper de nous par la suite. Heureusement que ça n'a pas été le cas ! Le rock était pour eux quelque chose de très inoffensif mais il fallait montrer de la drogue pour nous présenter. Ils croyaient alors que nous n'étions que de jeunes gens un peu bêtes, rendus inoffensifs grâce au pouvoir de la drogue.

On m'a raconté que l'Expreso Imaginario allait chez le même imprimeur qu'une revue conservatrice catholique d'extrême droite et que cette conjoncture a conduits à quelques situations plutôt cocasses ?

Oui, en effet ! Mais ce n'était pas une revue officielle d'un parti, c'était une revue de

242 nazis selon moi ! Je leur ai fait une blague une fois, le représentant de cette revue appelée Cabildo, qui venait chez l'imprimeur était une caricature du nazi comme on en voit dans les films, avec son imperméable, ses bottes … Cette imprimerie offrait ses services à plusieurs publications et ils y avait un espace où se faisait le travail final et où se rencontraient des personnes de plusieurs publications différentes et ce personnage est apparu. Je lui ai donc fait croire que les textes de nos deux revues avaient été mélangés et qu'apparaissait dans sa publication nos articles ! Il s'est mis à crier : « Ce n'est pas possible, nous avons les textes de l'Expreso Imaginario dans notre revue ! Comment on va s'en sortir ! »

C'était un jeu dangereux auquel vous jouiez, vous n'aviez pas peur des représailles des militaires ?

Oui ça l'était. Mais c'est pour ça que j'ai quitté l'Argentine pour aller vers le Venezuela, j'avais peur. Je m'étais dit « plus jamais je ne ferais ça ». La question était soit de s'en aller soit de rester et surtout de rester pour quoi ? Et je me suis dit que s'il fallait rester c'était pour résister à tout ce qui était en train de se passer, c'était si terrible que ça nous a donné l'impulsion vers un esprit de résistance. Nous nous sommes dit « nous sommes là, il faut peut être faire quelque chose ». Nous avions tous plus ou moins la peau dure, moi par exemple j'avais été en prison dans ma jeunesse, nous étions des gens qui venions de la rue et c'est surement pour ça aussi qu'on a pris cette expérience comme un jeu mais aussi avec intelligence parce que pour manipuler la censure, il faut de l'intelligence. Et comme je te l'ai dit, le rock avait dans ses membres, et dans ses fans, des enfants de militaires. Par exemple, une fois Pipo Lernoud s'est fait arrêter et torturer avec de l'électricité parce que il y avait eu une fête où il jouait et où il avait ramené des partenaires musiciens d'Europe. Ils l'ont finalement relâché, mais son arrestation n'était pas dûe au contenu de notre revue. Dans le groupe initial de la revue nous avions tous, comment te dire, nous aimions jouer avec la nature des choses, tout ce que nous avons fait venait du cœur, ce sont des sentiments profonds qui font partie de nous. La résistance faisait partie de nous.

J'ai lu sur internet ou dans le courrier de l'Expreso des témoignages de lecteurs et anciens lecteurs qui considéraient que cette revue leur avait sauvé la vie, et pour vous et vos collègues rédacteurs qu'en est-il ?

243 Je pense que c'était la même chose pour nous. J'ai sorti cette publication parce que j'étais convaincu que la revue pourrait nous servir aussi de protection, parce qu'on s'est rendu compte au bout d'un moment que des gens disparaissaient et se faisaient arrêter dans la rue. Et à la fois, je crois qu'il s'était formé à ce moment un esprit de corps entre nous et nous sentions que nous défendions un espace qui existait et qui faisait partie de nous et que nous faisions partie de lui. A l'intérieur de cet espace, il y avait des gens plus jeunes aussi, nous avions le sentiment de devoir les protéger face au lavage de cerveau qu'opérait la dictature avec la jeunesse.

En effet, Massera avait dit dans un discours que les jeunes ne devaient pas trop penser.

Massera, qui était un commandant en chef, nous faisait un peu peur à tous. Dans un discours qu'il a prononcé, il disait : « Notre ennemi n'est pas la guérilla, ce sont les jeunes qui manipulent nos enfants avec des codes particuliers. » et là il parlait clairement de nous !

Pensez-vous que la revue aurait été la même sans ce contexte de dictature étant donné qu'elle s'est construite aussi dans cet affrontement indirect ?

C'est surement vrai mais c'est difficile pour nous de l'avouer. Nous avons sorti la première revue qui était Mordisco en 1973, l'époque n'était pas moins difficile que celle de la dictature militaire de Videla, la seule différence c'est que la dictature a instauré certaines règles du jeu, avant il n'y avait rien, juste la folie de bandes armées qui semaient la terreur dans les rues. En pleine terreur, nous avons sorti Mordisco et bien entendu cela a fortifié notre identité et créé notre force. C'est difficile de dire que ça a pu nous aider dans des moments où nous n'étions pas sûr de sortir la revue. Mais la façon d'écrire des rédacteurs de l'Expreso vient aussi des codes générés par cette situation politique, comme disait Massera, ce qui nous a permis de communiquer parallèlement au système.

A cette époque, vous considériez vous comme un hippie ?

Je ne me considérais pas comme un hippie, c'était plus une blague quand on affirmait être hippie. Je pense que le mouvement du rock et les gens qui le composent était très

244 important parce que, rends toi compte qu'à cette époque, la seule manière pour les jeunes de se rencontrer et de se regrouper c'était les concerts. Mais j'ai toujours eu ce sentiment très fort en ce qui concerne la défense de ma liberté et ce sentiment je l'ai partagé avec beaucoup de gens. Je crois que les hippies argentins qui faisaient partie du rock étaient très précieux, c'était des naufragos363. Cette image montrait notre situation, nous étions tous dans le même bateau.

Je me suis rendue compte en lisant le courrier de l'Expreso et la section « El ricon de los fenicios », qu'il y avait énormément de jeunes qui se sentaient seuls et écrivaient pour rencontrer des amis. Pensez vous que la jeunesse se sentait particulièrement seule à cette époque ?

Quand tu sortais dans la rue, pendant ces années, rien ne garantissait que tu retournerais chez toi. Dans les écoles, on appliquait la discipline militaire, ça faisait partie du Proceso qui était une réorganisation nationale, c'était un plan pour lobotomiser l'Argentine. La solitude pendant l'adolescence est quelque chose de très difficile, les parents souvent avaient peur que leurs enfants disparaissent dans la rue … C'est pourquoi je comprends que cette publication ou la musique rock, cette espèce de tribu marginale était une espèce de refuge pour ces jeunes.

J'ai remarqué une publicité dans l'Expreso Imaginario pour un disquaire qui représentait un dessin de fesses de femmes nues, comment une telle image dans une Argentine axée sur la morale catholique a pu passer à travers les mailles des filets des censeurs ?

Dans Pan Caliente, nous nous permettions de faire des choses osées comme celle là, dans laquelle nous faisions paraitre des énigmes. C'était une photo suivit d'une énigme et la réponse de l'énigme sortait le mois d'après. Nous avons mis une photographie d'une indienne d'Amazonie avec les seins nus et comme réponse à cette photographie nous avions écrit : « Ces seins n'appartiennent pas à la pornographie mais à la nature », nous jouions un peu avec ça, et Cabildo avait titré dans le numéro suivant cet anecdote : « Ils se moquent de la censure ! ». On aimait beaucoup jouer avec l'absurde, avec la stupidité des censeurs.

363Des naufragés, appellation des premiers rockeurs du rock national argentin

245 Pourquoi vous avez choisit le personnage de Pierrot comme mascotte de la revue et qu'est ce qu'il représentait pour vous ?

En fait, c'est un arlequin de cirque, on avait une femme aussi comme mascotte mais je ne me rappelle pas de son nom. J'étais très ami avec le dessinateur Horacio Fontova déjà plusieurs années avant le début de l'Expreso et il avait une quantité impressionnante de petits dessins dont ce fameux arlequin, mais il ne l'avait pas dessiné pour cette revue en particulier. Ce personnage m'a simplement plu et on l'a choisi comme mascotte. Le dessin de l'enfant qui joue avec la terre sur la couverture du deuxième numéro de l'Expreso était aussi un dessin antérieur à la revue qu'il n'avait pas dessiné dans ce but.

Quand vous avez commencé la revue, vous aviez déjà plus de trente ans et par la suite s'est intégrée une nouvelle génération de rédacteurs qui, comme Sandra Russo par exemple, avaient 18 ans, y avait il des différences de points de vue avec cette génération ?

D'un coté oui, mais à l'intérieur de cet espace marginal, cette différence n'était pas si forte, je veux dire que ces différentes générations se mélangeaient bien et s'entendait bien. La différence générationnelle n'était pas si marquée que ça d'autant plus que, rapidement ces jeunes, qui se sont greffés à la rédaction, ont reçu des formations des rédacteurs plus vieux qui leur ont transmit leur vision du monde.

Lors de la direction de Roberto Pettinato, qui était une période de relâchement relatif de la pression militaire et, en quelque sorte, l'aube de la démocratie, il y a tout de même eu un changement dans les intérêts de la jeunesse argentine, l'arrivée d'une génération nouvelle et d'un nouveau public pour l'Expreso et le rock ?

J'ai arrêté de participer à la revue en 1979, pour plusieurs raisons dont l'implication de Ohanian dans notre publication. Mais tu peux voir que la publication que sortait Roberto Pettinato ne concernait plus que la musique. Par exemple, Alberto Ohanian était un des organisateurs du festival pour la solidarité qu'ont organisé les militaires pour le soutien à la guerre des Malouines.

246 Il y avait donc bien un conflit d'intérêt entre la revue et Alberto Ohanian qui était aussi manager de Almendra ?

Oui, en effet. Je pense que grâce à l'Expreso, il a réussi à devenir riche, à se faire beaucoup d'argent, à devenir multimillionnaire. A la fin de la dictature, le rock s'est converti au fur et à mesure en le seul point commun liant des jeunes et il a commencé à être un commerce très important et lucratif. J'ai renoncé à la revue en partie à cause du retour d'Almendra et de Alberto Ohanian qui voulait faire de L'Expreso son panneau publicitaire, sa plateforme de visibilité et un outil de promotion de ses groupes, dont Almendra. Un jour, je suis arrivé à la rédaction et j'ai découvert un petit panneau avec l'inscription « Ohanian produccion » et je lui ai dit qu'il n'avait pas le droit de se servir de la revue pour faire sa publicité de producteur. C'était complètement contradictoire avec les idées qu'on revendiquait, si nous avions voulu faire du business nous n'aurions pas fait ça, c'était en contradiction avec notre projet. Et, comme il avait enregistré le titre de la revue sous son nom j'ai renoncé à me battre pour la revue. L'Expreso s'était converti rapidement en une publication de grande ampleur dès ses débuts et les différentes politiques ou façons de faire se sont révélés. Et Alberto Ohanian ou des personnes comme Miguel Grinberg en ont profité avec, par exemple, le festival de la solidarité pour les Malouines, c'était eux qui avaient organisé ce festival.

Pouvez vous m'en dire plus sur la section de l'Expreso Imaginario qui s'appelle «El correo de Imaginaria »364 ?

C'était un ami qui était fan de science fiction qui l'avait imaginé et développé. Ce qui était intéressant dans ce projet créatif et dans la revue c'est que c'était un journal participatif, tu pouvais venir à la rédaction sans connaître personne, proposer ton idée et intégrer les réunions ! Et c'est ce qui enrichissait beaucoup ce projet, il y avait des discussions en permanence … Après, je m'en suis allé et la revue s'est transformée petit à petit en une entreprise de productions pour Ohanian. Pour revenir à la section du courrier de Imaginaria, c'était une façon d'inventer un nouveau monde, il y a quarante ans on ne savait pas ce qu'allait devenir ce qu'on nous vendait comme étant du progrès et on le voit maintenant par exemple avec l'accident de Fukushima au Japon ! Et à cette époque, on prenait conscience de ce qui

364Le courrier de Imaginaria

247 allait venir, le thème des risques du progrès n'était pas abordés dans les médias même si tous les dirigeants de ces entreprises et les chefs de gouvernement étaient déjà informés du danger que ça pouvait représenter. C'est ce qu'on condamnait, nous pensions qu'il fallait que ça s'arrête mais tu peux voir maintenant que ça ne s'est jamais terminé ! Je pense néanmoins qu'à un moment, tout va se terminer grâce à la résistance passive comme l'a pratiqué l'Expreso, et comme le pratiquent plein de gens encore aujourd'hui, moi je crois en la résistance passive. Tout dépend évidemment de la définition qu'on donne de la passivité mais pour moi il s'agit de résistance non violente.

Qu'est ce qui vous a sensibilisé à la question écologique, d'où vous vient cet intérêt là ?

C'est venu par un processus personnel complexe. Comme je te le disais, c'est la conséquence de tout un tas de choses qui se sont passées dans ma vie et dans ce pays. Par exemple, lors du bombardement de la place de mai en 1955, j'avais 15 ans. Ils ont bombardé la place comme s'il s'agissait d'un pays ennemi. Cet épisode de l'histoire du pays m'a beaucoup marqué. Mon école était près de la place et j'ai le souvenir d''y être passé après le bombardement. Ça m'a choqué et je me suis dit que je devais profiter de tous les instants de ma vie et j'y ai rencontré des garçons un peu plus vieux que moi. J'ai fait des choses qui ont fait prendre un autre cours à ma vie, ce que mes parents n'appréciaient pas particulièrement d'ailleurs ! C'est intéressant comme je me suis totalement marginalisé, j'ai pris le chemin d'une autre vie, d'un autre monde, jusqu'à ce que j'aille en prison. J'ai toujours eu une grande vocation pour l'art. La sculpture et la peinture m'intéressaient beaucoup. Je suis sorti de là et je me suis rendu compte que je n'avais peut être pas pris le bon chemin, j'ai vu où il m'a mené et j'ai réalisé que je devais recommencer de nouveau. Là, j'ai commencé à fréquenter des artistes plastiques, c'était un milieu où se développait une autre conscience. Je suis devenu très ami avec une personne beaucoup plus âgé que moi, je pense que c'était de l'amitié même si je n'avais qu'un vingtaine d'années. C'est cette personne qui m'a fait découvrir l'anarchisme. J'ai toujours eu un certain rejet envers certains courants de gauche mais, avec cet homme, j'ai commencé à comprendre un tas de choses. J'ai lu Bakounine et beaucoup d'autres écrivains de la même mouvance politique. Après, est apparu Miguel Grinberg, qui à ce moment fréquentait beaucoup d'écologiste et avait publié beaucoup de revue souterraine. Certaines amitiés, certains groupes, m'ont fait prendre conscience de choses, des idées qu'ils te vendaient et

248 qu'ils te vendent toujours comme une espèce d'âge d'or disparu. Mais, je pense que s'il n'y a pas un changement considérable, il n'y aura pas d'avenir pour nous. Je veux dire que, en tant qu'être humain, j'aime ces expériences, remettre en causes les idées, même souffrir est une manière d'apprendre des choses. La question de l'écologie a donc surgit au sein du mouvement du rock et qui commençait à se développer parallèlement du système.

Était-il possible de vivre grâce au salaire de l'Expreso ?

Non, je vivais d'une manière misérable !

Et qui vous payait ? Alberto Ohanian ?

La question de Ohanian est celle ci : il était l'avocat de Spinetta. En cinq ans, j'avais dépensé une fortune immense, je l'ai dilapidé, et avant que je partes au Venezuela, j'avais toujours la propriété de plusieurs biens qui appartenaient à une banque arménienne, et comme je voulais fuir le plus vite possible je devais vendre mes biens et Ohanian me les a acheté. Il les a en fait acheté à un mauvais prix, j'ai tout vendu pour 20 000 dollars. Et quand je suis revenu parce que j'allais avoir un enfant, je me suis dit qu'il fallait sortir l'Expreso Imaginario. J'avais déjà Pipo Lernoud comme partenaire, Horacio Fontova n'était toujours pas impliqué, et un autre groupe qui contribuait déjà à Mordisco. Et donc, quand je suis revenu, rien n'était encore fait. J'ai donc commencé à chercher un éditeur ce qui était totalement impossible à trouver surtout pour publier une revue comme celle là ! Mais je suis très têtu et très optimiste ! Je n'avais pas réellement enregistré les titres de la revue et comme Ohanian était l'avocat de Spinetta, il nous a remis en contact et je le connaissais déjà parce que je lui avais vendu toutes mes propriétés. Je lui ai montré le projet que j'avais, il s'y est intéressé et a finit par l'éditer. Il me restait un peu d'argent et une maison que j'aimais beaucoup et il l'a acheté comme s'il avait envie d'acheter tout ce qui me restait ! J'ai travaillé gratuitement les six premiers mois de la parution de l'Expreso Imaginario ce qui n'était pas évident parce que j'avais un enfant en route ce qui coute de l'argent ! Et après ça, pour survivre j'ai tout de même dû faire facturer mon travail avec un salaire, ce qui représentait je ne sais plus, quelque chose comme 2500 pesos, je ne me rappelle plus du chiffre mais c'était vraiment peu d'argent, en plus j'avais une femme et un enfant.

249 Pensez vous que les lecteurs comprenaient toutes les métaphores que vous faisiez dans la revue ?

Je crois que l'Argentine a toujours utilisé des métaphores pour communiquer donc elle a été habituée à l'exercice de comprendre le discours sous-jacent. Je crois que la censure était si grande que ça activait aussi le mécanisme de compréhension. Puis il y avait tout un langage propre au mouvement rock, il y a beaucoup d'expressions qui sont restées jusqu'à aujourd'hui. Dans le tango aussi tu peux rencontrer des métaphores parce que c'était une musique populaire. La marginalisation se développe avec la création de codes et d'une langue propre à ce mouvement. En effet, je pense que ça doit représenter beaucoup de travail parce que là il s'agit de traduire une traduction !

J'ai pu lire dans l'ouvrage Estacion Imposible qu'il y avait une rivalité entre le staff de l'Expreso Imaginario et celui de Mordisco, est-ce juste ?

Oui en effet ! C'est toute une histoire, parce que dans le projet initial de l'Expreso Imaginario, Mordisco ne devait traiter que l'information musicale parce que le rock était le mouvement originaire de notre projet et de notre démarche, aussi parce que par ce biais nous pouvions représenter des artistes qui n'étaient pas représentés habituellement dans les médias. Mais le projet de l'Expreso était justement de ne pas créer une publication uniquement musicale. On voulait parler de musique mais aussi des musiciens et de leur mode de pensée. Le projet était de sortir la revue pour avril 1976. Mais le 24 mars 1976, les militaires ont pris le pouvoir donc ça nous a obligé à changer nos plans. Nous avons décidé de transformer un peu notre stratégie et de donner plus de poids à l'information sur le rock. Dans cette optique, il fallait fortifier cet autre chemin. La musique a été en quelque sorte notre couverture. Donc quand on a décidé de donner plus de place à la musique, j'ai choisi de mettre en place un supplément musical qui s'appellerait Mordisco. Cette situation a commencé à diviser la rédaction parce que Mordisco était un négoce avec plus d'annonceurs qui rapportait plus d'argent que la poésie ou les articles sur l'écologie de l'Expreso qui sont plus difficiles à vendre. Voilà pourquoi cette rivalité s'est créée, il y avait le groupe avec, par exemple, Fontova ou Giménez, qui écrivait lui le courrier d'Imaginaria, affiliés à l'Expreso et les autres qui écrivaient davantage sur la musique et donc pour le supplément Mordisco. Finalement, le

250 supplément a fini par se greffer à l'Expreso, nous voulions créer une revue unie. Et l'Expreso finalement s'est convertit à la fin en un Mordisco et c'est pourquoi il s'est arrêté.

Et quel était votre rôle dans la rédaction de l'Expreso Imaginario ?

J'étais en quelque sorte le responsable itinérant, je courrais partout, en partie parce que la revue était mon projet et que j'avais réuni le groupe. J'essayais de rendre la revue la plus dynamique et vivante possible, comme je te disais avant, je cherchais à ce que la revue soit un organe participatif, avec des discussions, des disputes, et je pense que c'est ça qui faisait l'énergie de l'Expreso et c'est pourquoi aussi on s'en rappelle après tant d'années. Ce fut vraiment un espace créatif formidable. Moi, je devais plus le coordonner que le diriger. Je voulais mettre mon grain de sel partout tout en laissant la liberté de chacun.

Comment se passait les relations hommes/femmes dans la rédaction étant donné que la condition des femmes était tout autre à cette époque ?

Dans tous les cas, à l'intérieur du rock, la femme n'avait pas le même rôle que dans le système traditionnel. Ces femmes là avaient une conscience politique et revendiquaient leur liberté. Il y avait une relation d'égal à égal avec les femmes dans le milieu du rock ce qui inclut la rédaction de l'Expreso Imaginario, beaucoup plus que dans d'autres lieux. La culture Argentine est assez machiste de bien des manières. Dans le milieu du tango, il y a beaucoup de machisme. Le rock était un espace à part dans ces relations. Dans la rédaction, il n'y avait pas que Sandra Russo comme femme. C'est sûr que ce n'était pas la majorité mais c'était l'époque qui voulait ça.

Êtes vous musicien ?

Non, non ! Je préfère les arts plastiques. Ma relation avec la musique est assez spéciale parce que j'ai et j'ai eu beaucoup d'amis musiciens et les phénomènes que la musique produisait sur les gens m'intéressaient beaucoup.

Dans un reportage, Horacio Fontova parle de vous comme d'une bombe à retardement et de

251 Pipo Lernoud comme d'une personne plus calme, plus posée, est-ce cette complémentarité qui faisait avancer la revue selon vous ?

Oui bien sur, on avait chacun notre personnalité et notre rôle, il y avait le mystique, le poète, nous répartissions différents personnages d'une certaine manière.

Quelle section de la revue préfériez vous ?

Je crois que j'avais, en faisant cette revue, le désir de bien marquer l'orientation de la publication pour ne pas qu'elle se perde dans l'infini de toutes les autres revues des kiosques. Donc j'aimais beaucoup les dessins de Horacio Fontova.

252 Annexes 2 :

Graphiques :

Graphique n°1 : Pourcentage de la quantité des pages de la revue dont je dispose (sur les 78 numéros et arrondis à l'entier ).

120

100

80

60 Colonne A 40

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0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40 42 44 46 48 50 52 54 56 58 60 62 64 66 68 70 72 74 76 78 1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 31 33 35 37 39 41 43 45 47 49 51 53 55 57 59 61 63 65 67 69 71 73 75 77

Graphique n°2 : Pourcentage des publicités contenues dans chaque numéro (sur les 78 numéros et arrondis à l'entier ).

16

14

12

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6 Colonne A

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2

0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40 42 44 46 48 50 52 54 56 58 60 62 64 66 68 70 72 74 76 78 1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 31 33 35 37 39 41 43 45 47 49 51 53 55 57 59 61 63 65 67 69 71 73 75 77

253 Graphique n°3 : Pourcentage de la quantité d'articles et de chroniques ne traitant pas de musique ( sur 78 numéros et arrondis à l'entier. Je n'ai pas pris en compte les couvertures, le courrier des lecteurs, les sommaires, les éditoriaux et les publicités.)

Poucentage d'articles non musicaux 100 90 80 70 60 50 40 Colonne D 30 20 10 0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40 42 44 46 48 50 52 54 56 58 60 62 64 66 68 70 72 74 76 78 1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27 29 31 33 35 37 39 41 43 45 47 49 51 53 55 57 59 61 63 65 67 69 71 73 75 77

Numéros de l'Expreso Imaginario

Typographie titres :

Titre n°1 : Premier titre et logo de la revue. Il n'apparait en titre que lors du premier numéro mais est utilisé en logo en haut de chaque page jusqu'au numéro 44 pour faire la distinction avec son supplément musical Mordisco.

254 Titre n°2 : Titre du n°7 de l'Expreso Imaginario. Ce titre est utilisé du numéro 2 au numéro 11 de la revue, il change de couleur à chaque numéro.

Titre n°3 : Titre n°23 de l'Expreso Imaginario. Ce titre est utilisé du numéro 12 au numéro 44 de la revue et sa couleur change à chaque numéro.

Titre n°4 : Titre du n°45 de l'Expreso Imaginario. Ce titre est utilisé du numéro 45 à la fin de la revue. Il change également de couleur à chaque numéro.

255 Publicités :

Publicités n°1 et n°2 : La première publicité est tirée du numéro 37, page 5, pour Somos, disquaire. La deuxième est tirée du numéro 40, page 11, pour un magasin de vêtements ( et autres.).

256 Publicités n°3, n°4 et n°5 : Toutes trois sont des publicités pour le disquaire « El Agujerito », la première est tirée du numéro 54, page 15, la deuxième du numéro 37, page 11 et la troisième du numéro 40, page 7.

257 Couvertures :

Exemples de couvertures du numéro 1 au numéro 38 :

258 259 Couverture des numéros 39 à 78 :

260 Sommaire du n°64 de l'Expreso Imaginario :

Cadres des articles de numéros du n°45 à 78 ( ici des numéros 76 et 73 ) :

261 Illustrations :

262 263 Courrier des lecteurs :

264 Imagenes :

265 Tournetete :

Illustrations sommaires :

266 Bandes dessinées :

267 268 269 270 271 Exemple de roman-photo :

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