LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE par M. André BELLARD

Je n'aurai guère approché Barrés dans sa personne physique, non sans l'avoir pourtant approché quelque peu. La tache noire que l'on voit au revers gauche de son veston, sur la photographie de Prillot qui le montre lisant son discours d'inauguration du monument à Déroulède, le 16 octobre 1921, traduit l'œillet rouge dont Barrés venait de me laisser fleurir sa boutonnière en souvenir de cette « Ligue de la Patrie française » dont il fut l'un des fondateurs. L'œillet rouge en était l'emblème ; celui-là s'était épanoui, quasi provi­ dentiellement à pareil jour d'automne, dans le jardin de famille, à Novéant; j'en avais dit la provenance au Maître Photo Emile Prillot Barrés à , 16 octobre 1921 tandis que, de fort bonne grâce, il avançait l'épaule vers mon geste de fidélité. Car le nom de Novéant n'a jamais cessé de lui parler au cœur et je dirai pourquoi. Seize mois auparavant, j'avais bien eu avec Barrés des rapports qui ont laissé leur trace et mon nom dans les « Cahiers » fameux : c'était alors en vue e* LA GENÈSE DE COLETTE BATJDOCHE 195 par l'effet de la fondation du mouvement « Malgré Nous » 1, mais ceci est une autre histoire.

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A Novéant demeurait celui qui, dès La Malgrange, fut l'ami le plus cordial et le plus constant de Maurice Barrés, Maurice de Brem 2, que leur commun patronage semblait avoir l'un à l'autre prédestinés. Si Colette Baudoche naquit à Metz — et nous précise­ rons où et comme — c'est à Novéant que s'est ébauché et c'est depuis Novéant que prit forme le cadre agreste ou urbain dans lequel allait se dérouler toute l'Histoire d'une jeune fille de Metz. Ce cadre fut établi pièce à pièce, dans la seconde moitié du mois d'août 1907, au cours d'un périple de quarante-huit heures, conjoin­ tement par Barrés et Maurice de Brem à qui le Maître avait passé les rênes — si l'on peut user d'une image déjà démonétisée en ce temps-là, car la randonnée s'effectuait bel et bien à bord de la « trente chevaux » de Barrés, dont le volant demeurait aux mains de son chauffeur. Si je n'ai que peu approché Barrés, il en a été autrement de Maurice de Brem. Dès 1912, il m'avait témoigné sympathie ; par la suite notre importante différence d'âge ne fit point obstacle à une vive et mutuelle amitié, et depuis notre retour au berceau de mon ascendance maternelle j'eus le bonheur de fréquenter assidû­ ment cet être d'élite, philosophe, artiste, lettré, si modeste, mais qui brillait en quelque matière qu'il abordât. C'est M. de Brem d'ailleurs qui m'avait ménagé mes contacts barrésiens et si, à La Flèche, il m'avait été donné de lire « Colette Baudoche » dès son apparition en librairie en février 1909, c'est à lui que j'aurai dû une certaine connaissance en profondeur de l'œuvre barrésienne, inclus les introuvables et explosives « Lézardes sur la Maison » dont il possédait l'un des plus précieux exemplaires, et dont si peu, de nos jours, soupçonnent l'existence. Au soir de la mort du Maître, apprise par une dépêche Havas à la rédaction du « Lor­ rain », j'ai pu croire en apporter la nouvelle en la belle demeure de la Grand-Rue, à Novéant, mais la radio m'y avait devancé. De nos entretiens au cours des semaines suivantes allait naî­ tre le désir d'obtenir de M. de Brem les données qui m'ont conduit Autour du berceau de Colette sur les pas de Barrés et qui firent 196 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE sous ce titre même, la matière d'un article au « Lorrain » du 28 août 1924. Il ne saurait être question d'en faire ici la redite, mais ses révélations n'ont pas perdu de poids compte tenu de la

Photo André Geissenhoffer

La demeure de Maurice de Brem, à Novéant En ces lieux débuta et prit fin le circuit « autour du berceau de Colette » proposé par son ami d'enfance à Maurice Barrés référence de date, car il va de soi qu'avant de publier je m'étais fait un devoir de soumettre mon texte à mon bienveillant infor­ mateur. LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE 197

Ces journées de pleine communion des deux amis au sein de la campagne messine et à Metz même sont datées ; à la date du 23 août 1907, Barrés marquait en ses Cahiers : « ...je viens cette semaine de commencer d'écrire le deuxième volume des Bastions de VEst, un petit roman messin pour faire pendant au petit roman alsacien. Je serais heureux si je pouvais le terminer avant la reprise des travaux parlementaires. Bien que le Service de VAllemagne soit un ouvrage complet à lui seul, il faut considérer qu'il appartient à une suite et qu'il n'est que le premier chapitre d'une œuvre plus vaste ».

Elles avaient été pour chacun, ces journées, un pur enchante­ ment. Maurice de Brem, qui savait aussi bien observer qu'exprimer sa pensée et que servait une brillante mémoire, se fit scrupule tout d'abord de satisfaire à ma curiosité, « car — me dit-il d'em­ blée — ce que je pourrais rappeler, ce sont des souvenirs intimes, fragments de conversations sans liens entre eux, ne présentant au fond que l'intérêt du moment, très précieux pour moi, mais trop personnels pour être livrés à la publicité ». Cependant, bientôt pris par l'amer plaisir d'évoquer, sûr d'être compris, la grande figure du disparu, M. de Brem glissa petit à petit aux confidences. Ce fut pour insister d'abord sur la probité scrupuleuse avec laquelle Barrés pourvoyait à sa documentation : c'était, dans la lumière du jour, la méthode même que ses Cahiers, mais gros de notes jetées à tâtons dans la nuit, allaient révéler « post mortem ». Là encore, « le crayon à la main, Barrés couvrait les pages d'un petit cahier de phrases courtes, de mots jaillis de l'impression première ».

Des journées des 24 et 25 août 1907 données à la prospection, la première: au départ de Novéant, fut consacrée à et à la croix Saint-Clément pour s'achever à Metz ; au cours de la seconde, l'excursion allait se poursuivre au pays de la Seille par , Fey et , avec retour à Novéant par Arry et le pont sus­ pendu sur la , qui vivait ses dernières années. Entre les deux se place la nuit messine revue et corrigée par d'aucuns mais sur le mode légendaire et dont une plaisante dédicace fixa la date. 198 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE

A cinq cents mètres avant Gorze, Barrés fit faire arrêt devant ce qui était encore une belle demeure et dont on retrouve le por­ trait dans son livre ; on entrait là maintenant — note-t-il — comme dans un moulin : « Au bout d'une prairie et sur les premières

Photo André Geissenhoffer Le château de Sainte-Catherine Etat actuel, après la récente démolition de l'aile droite pentes des collines, un petit parc voilait une habitation d'assez belle apparence... C'était une propriété moyenne, très caractéris­ tique de la gracieuse civilisation messine. La grande façade éten- Photo André Geissenhoffer

Le château de Sainte-Catherine Etat actuel, après la récente démolition de l'aile droite LA GENÈSE DE COLETTE BATJDOCHE 199 dait du côté de la route ses trois étages crépis et ses fenêtres cin­ trées, embellies d'un mascaron ; une grande porte à petits car­ reaux menait de la salle à manger sur un perron de trois marches et sur une vaste terrasse que bordait une balustrade en pierre, décorée de paniers fleuris ; de là, par une belle rampe, on des­ cendait dans un jardin à la française ; un ruisseau le fermait, que l'on pouvait franchir sur un petit pont blanc pour rejoindre la route à travers les prés de la ferme. » Et M. de Brem d'attirer l'attention sur ce que quelques traits de cette description ont été empruntés par Barrés à une autre belle demeure de la contrée qui allait le retenir le jour suivant : « Le château de Lorry-Mardigny eut la chance de se trouver sur son chemin et se voit survivre à lui-même, s'amalgamant pour partie avec celui de Sainte-Catherine. » Lorry-Mardigny, Sainte-Catherine : « L'âme de deux siècles de vie française palpite encore dans ces demeures déchues», notait le Maître. Hélas, le demi-siècle qui suivit leur a porté le coup de grâce. Sur Lorry-Mardigny, les guerres et leurs suites, 1918, 1944 se sont acharnées ; Sainte-Catherine achève de sombrer lentement dans la ruine 3 ; encore devrons-nous lamenter de surcroît le sort du splendide domaine d'Arry, que sa conversion en colonie de vacances de la Chambre de commerce de Nancy n'a pas sauvé en 1944 d'une destruction totale. Dans Gorze même, la soif de précision de Barrés s'était donné carrière, et M. de Brem y insistait : « La maison aux mascarons de la place de la Mairie — vous savez : femmes en fanchon, toutes prêtes pour la conversation dans le parc, l'inscription de 1870 sur la façade de la mairie, le déjeuner à l'hôtel Habillon, précis jus­ qu'au menu, l'avenue d'ormes de Sainte-Catherine, maintenant disparue, témoignent de sa part d'un contrôle rigoureux. » Nous savons, en effet, qu'au menu Habillon figuraient ces classiques : le cochon de lait et les pommes de terre frites. Le service était assuré par Fernand Habillon, qui vint me raconter un jour ses propres souvenirs axés, à ses yeux, sur ce fait mémorable : bien traité à l'office, le chauffeur de Maurice Barrés lui avait fait faire, en toute discrétion, sa première promenade en automobile. Fer­ nand Habillon est mort octogénaire voici quelque dix ans, ayant eu le temps de voir périr avant lui «. la vieille petite diligence » 200 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE qu'évoque le roman et qui avait amené à Gorze Asmus, Colette et sa mère ; la diligence Habillon, vouée à la mort par l'avènement du petit train de Gorze, et qui agonisa interminablement dans les années 1920 à la sortie de Gorze, en bordure de la route de Rezonville, au Tivoli-Victoria.

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La remontée vers Metz laissait à Maurice de Brem un sou­ venir particulièrement vif : « L'admirable description de la vallée de la Moselle, prise au pied même de la croix Saint-Clément et qui ne sera jamais égalée — quel peintre pourrait désormais se risquer ! — fixe pour toujours le plus beau paysage de notre Lor­ raine : qui de nous n'a pas été ou ne sera pas tenté de refaire sur les pas du Maître la promenade de Gorze à Ancy, son livre à la main, par une belle fin de journée, en automne, et d'abandonner son âme aux impressions qui émouvaient sa sensibilité merveil­ leuse ? » 4. Quarante ans se sont écoulés depuis que je recueillais ces propos ; la croissance des bois, à travers lesquels nul ne s'est soucié de ménager l'échappée nécessaire, refuse au temps présent toute possibilité d'apercevoir le splendide paysage évoqué là avec tant de ferveur. A Metz, enfin, s'achevait la journée. Barrés, ayant fait choix du quai Félix-Maréchal comme centre de son Histoire d'une jeune fille de Metz, avait décidé d'y passer une nuit pour avoir loisir de sentir vivre la vieille cité française, dans la beauté d'un soir d'été, en l'un de ses quartiers les plus caractéristiques, les mieux conservés malgré l'emprise allemande si manifeste ailleurs dans le sud de la ville, le plus lié à la vie encore à demi-rurale de la Metz d'autrefois — c'est ainsi qu'il aime constater que « l'hôtel de la Ville de Lyon regorge encore, le samedi, de campagnards venus au marché des petits cochons, sur le parvis de la cathédrale ». Notre ami Colombin — le Mociblon de la rédaction du « Messin » en des temps révolus — avait pris à cœur de retrouver, sur mes indi­ cations, une trace précieuse ; il parvint en effet à feuilleter le registre de logeur sur lequel voisinaient les noms de Barrés et de M. de Brem, pour les chambres occupées en la nuit du 24 au 25 août. LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE 201

L'entrée en scène du « grand et vigoureux jeune Allemand » Asmus5, qu'il donnera pour pensionnaire aux dames Baudoche en leur logis du quai, sera prétexte à Barrés pour ces descriptions insurpassées du paysage urbain qui assurent aux yeux des Messins l'attrait sans cesse renaissant du roman de Colette : « Autour de lui, c'était la rivière glissante, ses tilleuls, l'île aux grands arbres que l'on appelle du nom charmant de Jardin d'Amour, la rumeur des moulins et les jeux des petits polissons : tout le vieux Metz d'avant la guerre ». Puis, le soir tombant, « il n'y avait plus sur le quai que deux, trois pêcheurs à la ligne et une paire de chiens flâneurs ; derrière la préfecture, le soleil se couchait, et la Moselle, déjà enfoncée dans le noir, glissait en miroitant vers les collines de Saint-Julien et de Grimont. » Ce n'est point sans nostalgie que, faisant le point livre en mains, l'amant de Metz tentera de comparer de nos jours ce qu'il en est à ce qui fut : si « les aigles de Napoléon décorent encore la Préfecture », sont bien morts le Jardin d'Amour et les moulins et leur rumeur ; il n'y a plus aujourd'hui de petits polissons ; les pêcheurs à la ligne seraient bien empêchés, au long du quai Félix- Maréchal, de mouiller leur fil dans la Moselle, devenue un cloaque depuis la retenue opérée à l'amont pour les besoins de l'ouvrage de Wadrineau — enfin, personne n'y saurait plus avoir, et pour cause, de « complaisance pour le bruit de la fontaine emplissant le seau des servantes ». Qu'il semble déjà loin, le temps où le pré­ sident Herriot aima qualifier Metz de ville de jardins et de fon­ taines...

Nous sera-t-il donné tout de même de faire pèlerinage à ce qui fut la demeure de Colette ? Nous savions par Maurice de Brem où cela n'aura pas été ; pour savoir où ce fut, c'est près de mon vieil ami Albert Houpert, fils de l'inoubliable rédacteur en chef du « Lorrain », qu'il faudra prendre information, car c'est à lui qu'échut le privilège d'une interview du Maître dont celui-ci agréa la publication dans les colonnes du journal, où elle parut le 19 août 1911, soit quatre ans jour pour jour après les brèves heures nocturnes de la « Ville de Lyon » : 202 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE

« Quand le célèbre roman de Maurice Barrés parut et qu'à Metz il fut connu du grand public, ce fut pour ainsi dire un véri­ table concours pour découvrir la maison où avait habité la char­ mante héroïne de Colette Baudoche. Nombreuses furent les expli­ cations données, et aucune d'elles n'est exacte. Mardi dernier, alors que la cérémonie si simple et si émouvante au cimetière Chambière se terminait et que tout le monde s'en retournait à Metz, nous avions l'honneur d'accompagner l'éminent académicien dans sa 30 HP Panhard. Et quand le chauffeur, pour retourner à l'hôtel, s'était engagé sur le quai Félix-Maréchal, ombragé et tranquille,

Photo Emile Schmitt LA MAISON DE CHAPLERUE, N° 3 et les fenêtres où Barres « vit » Colette penchée sur son ouvrage... nous avons demandé à M. Barrés de bien vouloir nous indiquer exactement la demeure de la petite Messine. L'auteur de Colette Baudoche nous a raconté en souriant que son héroïne ne demeurait pas du tout dans ce quartier. C'était, il y a quelques années, quand M. Barrés était descendu dans un hôtel du centre de la ville 6. De sa chambre, notre illustre compatriote pouvait apercevoir, au troisième étage de la maison d'en face, une jeune fille indigène, qui, sagement assise à côté de sa maman, travaillait avec ardeur LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE 203

du matin au soir lorsque les divers travaux du ménage ne l'appe­ laient pas ailleurs. Colette tfaudoche était là. » 7 Oui, c'est de sa chambre de Chaplerue, habitué qu'il était de l'hôtel Moitrier, que Barrés avait eu révélation du personnage phy­ sique de sa jeune héroïne, et j'ai pu faire fixer par la photographie les fenêtres à l'une desquelles il l'avait aperçue : « Colette avait enlevé son tablier de travail ; elle était penchée sur un ouvrage de couture et la lumière l'éclairait doucement... » Colette, d'ailleurs, n'avait pas encore de nom. Mais son per­ sonnage même, au moral, que fut-il bien, exactement ? Il fut ce qu'il faillit bien ne pas avoir été. Et maintenant, par­ venu au point capital de la présente étude, pour oser le formuler, il faudra ne pouvoir se réclamer pas moins que de Barrés lui- même, invoqué dans ses Cahiers, lesquels de rien n'auront fait mystère. Peu s'en est fallu, en effet, que notre héroïne incarnât, voire au prix de sa jeune innocence, ces femmes de Moselle qui, quelque dix ans après la publication du roman, allaient éviter leur réex­ pédition « ad patres » à des sujets allemands devenus leurs époux ; peu s'en sera fallu que Colette consentît à cette mésalliance dont Barrés, dans sa version définitive, allait choisir de préserver son héroïne.

Au mois d'août 1906, un an avant la randonnée de Gorze et sur la Seille, lorsque Barrés eut la première idée de donner, dans sa série des « Bastions de l'Est » une suite ou plus exacte­ ment un pendant au « Service de l'Allemagne », son propos avait été d'abord de nous entretenir de La petite plante lorraine du professeur Wittich, plante encore anonyme, mais dont Roger Sorg, qui assuma l'écrasant labeur de l'édition des « Cahiers », a précisé en note qu'elle est bien « la première version de Colette Baudoche ». Cette petite plante-là, dans une première mue devenant La petite fleur lorraine du professeur, fera son entrée en scène, au premier chapitre, en se promenant sur l'Esplanade, paysage messin par excellence, que peuplent « des petites filles si douces et si fines, qui chantent la chanson de la marine du roi d'Angleterre ». Entre 204 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE parenthèses, il s'agit là d'une chanson qui, dans la bouche de petites Messines, en un temps où nul n'eût imaginé de leur seriner — ô folklore, que d'impairs on commet en ton nom ! — une version même édulcorée de « l'Artilleur de Metz », ne pouvait être que celle du « Joli Tambour » qui bruit encore à nos oreilles : Sire le Roi, je suis fils d'Angleterre J'ai trois vaisseaux dessus la mer jolie... Barrés notait que, de ce premier chapitre, « la première phrase pourrait être : c'était un décor de l'Opéra-Comique le plus tendre dans le goût français, avec une nuance de romanesque messin, ce romanesque de Lemud, de Puymaigre, de Lasalle ». Déjà le cheminement de la pensée de l'auteur perce sous cette note d'août 1906 où il marque : « gouaillerie lorraine ! c'est plus bonnement le don de voir depuis Sirius chaque prétention, c'est ne pas s'épater de la trogne costumée ; c'est voir que toutes ces autorités sont d'ordonnance humaine » — et, plus loin : « Wittich avait soupçonné la Lorraine en lisant Faust (prologue), en lisant ce que Gœthe dit du cuistre allemand ». Car Barrés, visiblement, n'avait eu comme dessein premier que d'opposer sous le ciel de Metz finesse et balourdise, la grande qualité que nous nous reconnaissons en toute modestie et le gros travers que nous avons imparti en monopole aux autres — ainsi Porche mettra-t-il en scène, douze ans plus tard, Le Butor et la Finette. Mais aussi Barrés a-t-il résolu, et ce sont ses propres paroles, dès les débuts de son roman, de « mettre ici un sérieux sans sécheresse, une clairvoyance calme, animée de confiance dans la vie, sinon dans la » — ses propres paroles auxquelles on n'a peut-être pas assez porté d'attention. Avant d'aller plus loin, il convient de se reporter au climat de l'époque. dessillera bien des yeux et révélera bien des cœurs à eux-mêmes — mais Noisseville, ce sera octobre 1908. Le climat de l'époque comporte, en Lorraine annexée, le règne préfectoral du comte de Zeppelin-Aschhausen, ce charmeur qui parle un français excellent, passe pour être francophile, semble bien l'avoir été, et dont la nomination accrédite l'espoir d'arrangements franco-allemands bénéfiques pour la Lorraine 8. Le climat de l'époque comporte de « l'autre côté » parfois des gestes surprenants : de Nancy, jalouse pourtant de son renom LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE 205 de Mecque d'un patriotisme ombrageux, voire même chauvin, s'en vient à Metz le 26 avril 1901 — c'est moins de trente ans après le traité de Francfort — un pèlerinage plus étrange qu'archéolo­ gique : seize membres de la Société d'archéologie lorraine derrière leur président Quintard, que flanquent les secrétaires Germain et Boyé et qui, sous la conduite de deux officiers allemands détachés par le gouverneur, avec la bénédiction d'icelui, visiteront les vesti­ ges antiques mis au jour en secteur militaire, feront banquet à l'hôtel de l'Europe puis scelleront cette belle journée en vidant des bocks au « Bùrgerbrâu » avant d'être, vers 20 heures, courtoise­ ment accompagnés à leur train. Barrés, qui n'est point et qui n'a jamais été dupe, datera pour son compte, du 14 juin 1903, dans ses « Lézardes sur la maison » ces lignes pour bonne part prophétiques : « Une partie de l'année, j'habite une petite ville sur la haute Moselle. Elle s'accote à des hauteurs. Nos troupes les occuperont au premier signal de guerre, et c'est là que la France, selon toute probabilité, subira le grand choc, l'instant sublime du destin 9. Ma ville et ma maison seront certainement brûlées sans qu'on puisse rien en dé­ ménager (En 1870, j'ai déjà vu ces tragiques horreurs). Et si nos troupes sont les moins fortes, j'achèverai mes jours sujet de l'em­ pereur allemand (il en va déjà ainsi d'un grand nombre de mes camarades d'enfance) ». J'ai voulu donner là trois touches essentielles à la toile de fond sur quoi j'ai cru pouvoir et devoir évoquer la genèse de « Colette Baudoche ». Car c'est dans ces conditions-là qu'elle pousse, qu'elle fleurit, la petite plante, la petite fleur du professeur Wittich — qui deviendra Colette quand Wittich aura été mué en Asmus. * **

On sait, dans le roman, comment Asmus, ému et troublé par la promenade de Gorze, s'est soudain comporté, de retour en l'ap­ partement du quai Félix-Maréchal : « Un nuage de jeunesse passa devant son esprit, et brusquement il voulut embrasser la jeune fille. Elle se dégagea et courut, toute frémissante, dans la pièce où sa mère était endormie ». 206 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE

Elle avait failli ne pas s'en tirer à si bon compte, notre petite fleur lorraine, de qui, après une nuit de réflexion, Asmus ira demander la main. Barrés, en ses « Cahiers » où tombe la première mouture de l'Histoire d'une jeune fille de Metz, Barrés ayant pris date que « la fête des musiciens est au mois de juillet » et nommé le « Cercle musical messin », enchaîne alors soudain, et d'un train de hussard : « Cela se donne dans un jardin qui est en Chambière. On entend les volées de mousqueton des soldats. Elle pourrait ce soir-là devenir sa maîtresse ». Impitoyable, le Maître continuera d'appuyer — et voici ce que deux lignes plus loin nous disent les « Cahiers » : « Au 7 septembre, pour la messe des soldats français, elle peut être enceinte »...

Dans sa version définitive, Barrés s'est repris. Il n'a pas renoncé pour autant à l'Allemand qui épouse, mais la mal mariée sera la voisine du dessus, de chez qui parviennent parfois des fracas de vaisselle, Mme Krauss, laquelle, nous dira-t-il, « avait une verve naturelle excitée et un peu aigrie par les déboires de son mariage avec un Allemand », un mariage que, d'ailleurs, ses parents ne lui avaient jamais pardonné. Tout de même, Barrés n'aura pas laissé repartir son héroïne première manière vers les limbes sans une sorte de p.p.c. amusé, un rien polisson, qui ne saurait être que sybillin pour qui n'aura pas butiné les « Cahiers » : « Dans cette nuit du dimanche au lundi, les alouettes du jardin de Vérone n'ont pas chanté sur le quai Félix-Maréchal. Nous nous en félicitons. Le climat moral de Metz nous dispose à sentir comme une effronterie la manière dont les deux jeunes Italiens dénouent la querelle de leurs parents. Et d'ailleurs, ici, dans cette ville qu'Allemands et Français se disputent, qu'est-ce qu'une querelle de Capulet et de Montaigu. »

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« C'était le moment — reprenons le roman à six pages plus loin — c'était le moment où, chaque année, les Dames de Metz DA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE 207

demandent aux jeunes filles de composer les guirlandes qui déco­ reront la cathédrale pour la messe commémorative des soldats morts pendant le siège. Colette a reçu des papiers d'argent, des fleurs, des perles, de la gaze. Elle se met à la tâche avec zèle. Mais durant son travail, souvent son cœur est prêt à crever, moins d'un chagrin d'amour qu'à cause d'aimables habitudes perdues... A la veille de livrer ses guirlandes, la pauvre Colette se sent le cœur gros de songer que les Dames de Metz pourraient ne pas saluer mada­ me Frédéric Asmus. » **

Avant de la laisser s'évanouir, au terme de cette genèse que l'on connaît maintenant plus accidentée que le roman ne l'a donné à croire, nous saluerons Colette Baudoche avec les mots mêmes dont s'est servi le Maître :

« Petite fille de mon pays, je n'ai même pas dit que tu fusses belle, et pourtant, si j'ai su être vrai, direct, plusieurs t'aimeront je crois à l'égal de celles qu'une aventure d'amour immortalisa. »

Et peut-être aussi bien pourrions-nous, pour prendre congé d'elle, utiliser les lignes surprenantes, faisant si bien image, que Bernanos avait appliquées précisément, dans ses « Grands cime­ tières sous la lune », à Barrés qu'il aimait et qu'il montre « entré dans la mort avec un regard d'enfant fier, et son pauvre sourire crispé de fille pauvre et noble qui ne trouvera jamais de mari ».

Novéant, 6 juin 1963. 208 LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE

1. Les « Malgré-Nous ». Mes Cahiers, tome XIII (1920-1922), p. 10, et n. 2, p. 272. Un mois plus tôt, Barrés m'avait fait parvenir mille francs (1920, presque des francs-or) pour la •société naissante des « Malgré Nous », et un exemplaire d'Au service de VAlle­ magne avec la dédicace que voici : « A M. André Bellard. Blessé au service de la France et pour la délivrance de la Lorraine, vous mettez votre main dans la main des Lorrains blessés « dans les plus cruelles conditions morales », au service de l'Allemagne. Votre œuvre est bonne. Je dis « oui » à votre appel. Maurice Barrés. Mai 1920. » Tous détails sur la fondation des « Malgré Nous » ont été publiés dans le numéro de janvier 1949 du journal Malgré-Nous, sous-titré le Journal des victimes de la conscription allemande paraissant à Metz. La société naquit, en somme, dans l'hiver 1919-1920, à l'occasion d'une réunion que j'avais organisée avenue Foch, en la Chambre des Prud'hommes, dans le but de susciter à Metz une section de l'Association des mutilés et combattants (A.M.C.) de Nancy, dont j'étais membre, et avec la participation effective de son fondateur G-aston Rogé. « Malgré Nous » devait résulter de la fortuite, de la providentielle rencontre de deux mutilés : Vautre était Henri Pincemaille, qui « ayant servi à son corps défendant sous les drapeaux de l'Allemagne » et perdu une jambe dans les sanglants combats du Bois-le-Prêtre, me confia séance tenante son amertume, en constatant que l'A.M.C. « cela concerne ceux qui ont combattu du côté français et ceux-là seuls ; quant à nous autres... ». Notre amitié née en cet instant allait faire le reste. Je négociai avec l'A.M.C. une sorte d'affiliation que traduisait la mention suivante en tête des statuts qu'il m'incomba de composer : « Malgré Nous » — Association des mutilés et soldats lorrains — Affiliée à VA.M.C. de Nancy. Mais nous avions été peut-être un peu vite en besogne : de graves incom­ préhensions se firent jour, qui prirent à Lunéville notamment un caractère si regrettable qu'il fallut trouver aux Malgré-Nous un autre parrainage — et ce fut, avec l'amicale entremise de M. de Brem, celui de Barrés, qui agréa la présidence d'honneur de la jeune association, désormais autonome, et allait lui témoigner jusqu'à sa mort le plus affectueux intérêt.

2. Maurice de Brem. Maurice de Brem naquit à Metz, rue du Lancieu, le 25 janvier 1863 : ayant perdu sa mère huit jours après sa naissance, il fut élevé par sa grand-mère.' Fils et neveu de généraux qui ont été de valeureux combattants — son père mourut en 1881 après la campagne de Tunisie — frère d'un religieux éminent qui devait le précéder dans la tombe, Maurice de Brem allait pousser jusqu'au doctorat ses études de droit puis, s'orientant vers la carrière administrative, fut durant les années 1887 et 1888 chef du cabinet du préfet de la Manche, à Saint-Lô. C'est en 1889 qu'il revint à Novéant, d'où les tracasseries du temps des passeports — l'affaire Schnaebelé était d'avril 1887 — le contraignirent à s'éloigner pour résider plus d'une année à Arnaville. Il s'installa à Paris en 1890 et y demeura jusqu'en 1912, période de grande activité politique qui le vit militer à la Ligue des Patriotes et à la Patrie française aux côtés de Maurice Barrés, de Déroulède. de Jules Lemaître, sans avoir pour autant laissé détendre les liens qui l'attachèrent à jamais à la terre natale. C'est ainsi qu'en 1909 il prendra une part essentielle à la fondation d'une dynamique section du Souvenir français par Th. Guillot, à Sainte-Marie-aux-Chênes. Période aussi de brillante activité artistique, qui l'avait vu se doter d'un atelier de deux fours où il s'adonnait à la réalisation d'émaux et de vitraux (sa joie de retrouver un jour, fourvoyée chez un antiquaire parisien, l'une de ses œuvres anonymes, exaltée sinon attribuée par celui-ci !). Maurice de Brem revint à Novéant en 1912, et c'est alors que nous fîmes connais­ sance, au cours des trois semaines de détente que j'étais venu passer dans la famille maternelle en prélude à mon service militaire. Ayant bien entendu conservé sa nationalité française, il fut expulsé en 1914, et se mit bénévolement au service d'un hôpital de Bourges, puis à celui de la Conférence au village, qui depuis Paris rayonnait sur les arrières de l'armée pour soutenir le moral des populations éprouvées. De retour à Novéant en 1919, il eut à y remettre en état la maison de famille et son parc, partageant ses activités entre l'étude et le jardinage jusqu'à ce que les événements de 1940 vinssent le contraindre, cette fois, à s'exiler en Avignon ; il en revint en 1945, octogénaire, toujours vaillant, lucide, bienveillant, s'affairant à Novéant une fois de plus à réparer, à panser autour de lui des plaies de toutes sortes. C'est là qu'il allait s'y éteindre, dans les sentiments de tranquille et solide piété qui furent toujours les siens, le 3 août 1949, âgé de près de 87 ans, ayant voulu reposer à jamais dans le parc LA GENÈSE DE COLETTE BAUDOCHE 209

de la propriété qu'il aimait et dont les guerres, par trois fois, lui avaient disputé la jouissance. C'est à La Malgrange que Maurice de Brem, on l'a vu, avait fait la connais­ sance de Barrés, son camarade de classe, qui n'était son aîné que de cinq mois. 3. Sainte-Catherine près Gorze. Depuis que Barrés, dans Colette Baudoche, faisait la pittoresque description de cette « propriété moyenne, très caractéristique de la gracieuse civilisation mes­ sine », je n'ai pu que déplorer les progrès d'une décrépitude maintenant appa­ remment irrémédiable, et faire la relève de Mme Baudoche quant au regret du temps « où, jadis, son mari et son fils régissaient toutes ces belles cultures ». Car avant eux, l'un des sept enfants de mes septaïeuls Dominique Goussot et Anne Bastien, Nicolas — né à Novéant le 6 février 1693 — faute de trouver place aux vignes paternelles, était devenu le fermier de Sainte-Catherine. La propriété était bien ce « vendangeoir pour membre du vieux parlement de Metz ou pour conseiller à la cour » que Barrés a décrit, bien renseigné par son amical cicerone : le fief de Sainte-Catherine était depuis 1684 en possession du conseiller Louis Lançon, élu maître-échevin de Metz le 28 décembre 1717, installé le 8 janvier 1718. Le conseiller Lançon était devenu seigneur de Sainte-Catherine par son mariage avec Claire-Louise Rollet, qui avait reçu le domaine en dot de son père, lequel se l'était vu adjuger le 5 mai 1661 par la cour de Metz après saisie sur Anne Goz de Montbernier-Novéant. 4. L'exode de 1872. C'est du même belvédère que Maurice de Brem avait transmis à Barrés les ineffa­ çables souvenirs de sa dixième année, mis dans la bouche de Mme Baudoche, qui « revoyait le spectacle le plus saisissant auquel elle eût assisté et certainement le plus tragique de l'histoire moderne en Lorraine » : l'exode massif, à la fin de septembre 1872, de ceux qui ne voulaient pas devenir Allemands pour le 1er octobre par l'effet du traité de Francfort. Il y a là cinq pages, véritables pages d'antholo­ gie, en lesquelles Barrés a condensé l'un des faits capitaux de notre histoire, et sous lesquelles nous pouvons aujourd'hui lire en filigrane le diagnostic d'un mal dont Metz n'a pas encore épuisé toutes les conséquences — cinq pages auxquelles il sied de renvoyer tous ceux qui sont curieux de comprendre en toutes ses dimensions l'âme de la vieille cité. Mais quel Barrés aura illustré pour la postérité cet autre volet du diptyque : les expulsions massives de 1940 ? Maurice de Brem vibrait à l'évocation de ces souvenirs vécus, de toute son âme de Mosellan qui, garçonnet, avait été molesté par la soldatesque d'escorte, un jour qu'il tendait du pain à la pitoyable cohorte de prisonniers de Sedan. 5. Le nom d'Asmus. Barrés avait emprunté le nom de son héroïne à l'illustre ïamille patricienne des Baudoche, notoire déjà au XIII» siècle. Quant au nom d'Asmus, c'était celui — plus souvent écrit Assmus — d'un excellent dessinateur allemand né à Stahm en 1837, fixé à Munich après 1871. Asmus s'est fait connaître surtout par ses Bïlder aus Elsass-Lothringen, suite de 200 illustrations originales publiées à Stuttgart en 1877-78, dont certaines ont été reprises pour illustrer Y Ancienne Moselle de Lorédan Larchey dans le splendide ouvrage consacré à la Lorraine et publié par Berger-Levrault en 1886. L'une des meilleures représente précisément le quai Félix-Maréchal avec, pour fond, le chevet de ia cathédrale et le grenier crénelé de la commanderie Saint-Antoine (dont le bâtiment annexe est aménagé depuis 1847 en hôtel-restaurant). Il est hors de doute que Barrés a connu la Lorraine de Berger-Levrault, monumental et luxueux ouvrage qui atteignit en son temps une grande notoriété, et il est probable que ce soit cette belle gravure qui lui ait inspiré le choix du cadre où il lui plairait un jour de faire vivre Colette ; il serait amu­ sant qu'elle lui ait pareillement suggéré le nom du soupirant malheureux de la jeune Messine — et le subconscient peut jouer de ces tours. 6. Barrés, habitué de Metz. Barrés avait ses habitudes à l'hôtel Moitrier. Il en aimait l'atmosphère créée notam­ ment par l'extraordinaire salle à manger où Emile Moitrier, en réaction à l'enva­ hissement par le style « néo-schwob » des nouveaux quartiers de la ville, avait donné rendez-vous aux meilleurs artistes de l'Ecole de Nancy, qui s'étaient sur­ passés là, sous les directives d'Eugène Vallin, pour réaliser un ensemble homogène dans l'esprit du modem-style français, et sur le thème aussi poignant que discrè­ tement traité de la nostalgie des annexés. Cantonnant une glace immense, les silhouettes de la cathédrale et de la Porte des Allemands évoquaient le passé

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militaire et chrétien de la ville, faisant pendant à cette autre merveille, du paysage pris de l'Esplanade vers le mont Saint-Quentin ; les vitraux des baies donnant sur Chaplerue avaient reçu un éloquent décor floral de chrysanthèmes et de pavots. L'inauguration solennelle en avait eu lieu le 1er janvier 1906 : qui eût jamais pensé que ce témoin de la « résistance » muette, ce chef-d'œuvre d'une esthétique fauchée dans sa fleur par une étrange conséquence directe du drame de 1914 — Nancy le cédant à Munich... — allait être livré au marteau et à la pioche au mois d'août 1956...

7. L'affaire Madsack. Barres tout le premier s'amusait du zèle de quelques-uns à faire de Colette Bau- doche un roman à clef. En son interview de 1911, précisément sur le parcours du quai Félix-Maréchal, il faisait malicieusement remarquer à Albert Houpert que « les légendes se forment et vivent sans nous ; Colette Baudoche du quai Félix- Maréchal est bien vivante : de nombreuses lettres de vos concitoyens m'ont assuré qu'ils connaissaient Colette Baudoche personnellement ; alors... » Ces propos survenaient quatorze mois après une certaine Affaire Madsock, abusi­ vement évoquée en genèse de Colette Baudoche sans prendre garde que l'inci­ dent même qui lui donna naissance remonte à janvier 1910, alors que la dédicace liminaire du roman date celui-ci de Charmes-sur-Moselle, le 1er octobre 1908... L'Affaire Madsack, appelée le 6 mai 1910 devant le tribunal des Echevins puis renvoyée à l'audience du 17 juin, fournit au journal Le Messin un compte rendu qui, au numéro des 18/19 juin, occupait plus de six colonnes de ce journal « cité en justice par la directrice d'une école de couture pour avoir signalé les discus­ sions politiques qui en avaient, à certains moments, plutôt fait un petit Landes- ausschuss qu'un salon Récamier ». Cette école, qui concurrençait l'école muni­ cipale de couture et que dirigeait une Allemande, n'en était pas moins fréquentée par « une bonne demi-douzaine de jeunes filles appartenant aux meilleures familles indigènes » parce que, le prix des cours étant assez élevé, les élèves s'y trouvaient moins nombreuses et que « l'enseignement y était donné avec beau­ coup de compétence et d'application ». Jeunes Allemandes et jeunes Messines s'y sont hincées suivant le terme du cru et sur le thème Si un bel officier allemand demandait ta main — et c'est là tout ce qu'on pourrait trouver d'un peu barrésien dans l'affaire. Celle-ci finit par une conciliation des parties sous le regard amène du bon président Weil, alors en ses débuts, et qu'ont bden connu les journalistes messins d'avant 1940. Pas une seule fois la moindre allusion n'y avait été faite à Colette Baudoche.

8. Le comte de Zeppelin-Aschhausen. Il m'a été donné d'entendre le comte de Zeppelin-Aschhausen, lors de l'inauguration du pont de béton de Novéant-Corny (juillet 1909), répondre dans le meilleur français — pour la grande joie de l'assistance, d'ailleurs maigre — à la harangue qu'avait cru devoir lui adresser en allemand l'adjoint au maire Jaspard (le maire Geoffroy ayant démissionné). Dans son compte rendu des travaux de l'Académie de Metz pour l'exercice 1911- 1912, le secrétaire, E.-F. Colon, déclarait : « Après un séjour à Metz de près de douze années, M. le comte de Zeppelin-Aschhausen, président de la Lorraine, a quitté ses fonctions le mois dernier ; une délibération prise en séance le 21 mars a associé l'Académie aux regrets vraiment sincères et on peut dire unanimes de notre côté, que la retraite de ce haut fonctionnaire à provoqués... » Et en 1912 on pouvait lire sous la plume du baron de La Chaise, dans le supplé­ ment de L}Australie (n° 15, pp. 34-37), un article intitulé « Un protecteur de nos vieux monuments ; M. le comte de Zeppelin-Aschhausen », qui s'achevait sur ces lignes : « Il a été en un certain sens notre collaborateur très efficace dans l'œuvre de relèvement du goût local pour la beauté de nos monuments anciens. »

9. Une prophétie de Barrés. Ces lignes de Barrés allaient recevoir des événements un caractère véritablement prophétique : au lendemain de , de ce valeureux coup de boutoir qui n'en fut pas moins suivi d'une retraite des armées de Lorraine, le Kronprinz Ruprecht de Bavière fonça effectivement en direction de la trouée de Charmes et essuya un cuisant échec en vue de la petite cité où le Maître avait vu le jour. Un monument sobre et puissant commémore, au Haut-du-Mont, la journée vic­ torieuse du 25 août 1914, dont Castelnau put dire qu'elle « a empêché la tenaille de se fermer sur la Marne ».