<<

SYNOPSIS collection dirigée par Francis Vanoye

Le Plaisir Max Ophuls

étude critique de Jean-Pierre Berthomé

ARMAND COLIN Du même auteur Alexandre Trauner : décors de cinéma, Jade-Flammarion, Paris, 1988. Citizen Kane (avec François Thomas), Flammarion, Paris, 1992. Les Ateliers du 7e art : 1. Avant le clap, Gallimard, Paris, 1995. Bretagne et cinéma (avec Gaël Naizet), Apogée/Cinémathèque de Bretagne, Rennes, 1995. Jacques Demy et les racines du rêve, L'Atalante, Nantes, 1996 (première édition : 1982). Les Parapluies de Cherbourg, étude critique, Nathan, Paris, 1996. Remerciements à Marcel Ophuls et Jean Valère ; Tony Aboyantz (t), Gabriel Béchir, Robert Christidès, André Guéret et Marc Frédérix qui ont partagé souvenirs et informations avec moi ; la BIFI (Caroline Fieschi), la Cinémathèque de Bretagne (Hervé Le Bris), la Cinémathèque Universitaire (Geneviève Le Baut), l'Institut Jean-Vigo (Jacques Verdier), l'Institut Lumière, la Sacem (B. Ansel- metti, J.-P. Durier) et la société Télédis ; Claude Beylie, dont l'enthousiasme et la générosité ont joué un rôle déterminant dans ma découverte de l'univers d'Ophuls, Francis Vanoye et Philippe Roger, autre infatigable explorateur de l'œuvre du cinéaste, qui a prêté les photos les plus rares qui illustrent cet ouvrage et géné- reusement fourni des informations inédites ; François Thomas, mon fidèle et rigoureux premier lecteur ; Jackie, Cécile et Philippe, dont la patience et le soutien ont rendu pos- sible cet ouvrage.

« Le photocopillage, c'est l'usage abusif et collectif de la photocopie sans autorisation des auteurs et des éditeurs. Largement répandu dans les établissements d'enseignement, le photocopillage menace l'avenir du livre, car il met en danger son équilibre économique. Il prive les auteurs d'une juste rémunération. En dehors de l'usage privé du copiste, toute reproduction totale ou partielle de cet ouvrage est interdite. » @ Éditions Nathan, 1997 - 9, rue Méchain - 75014 Paris @ Armand Colin, 2005, pour la présente impression Internet : http://www.armand-colin.com ISBN 2-200-34437-6 Sommaire

Avant-propos 5 La vie et les films de Max Ophuls 7 Générique 15 Une genèse difficile 18 L'histoire en bref 30 N AU FIL DES SÉQUENCES 32 Tableau des séquences 42 M OPHULS ET MAUPASSANT 44 Le refus du naturalisme 44 Une architecture parfaite 51 Musiques 57 La Femme de Paul ? 62 M THÈMES ET PERSONNAGES 64 Maupassant narrateur 64 Danse macabre 67 Évasions 70 Trois femmes 76 M ESTHÉTIQUE 78 Le regard du voyeur 78 Clôtures 81 Plans longs et plans-séquences 85 Un film baroque ? 90 N ANALYSE DE SÉQUENCE « « 96 Séquence 17 : Confrontation 96 Documents : La première fin du film - 111 Tournage de la fin 115 Regards critiques . , 117 Glossaire 121 Bibliographie ...... 125

AVANT-PROPOS

Plus que tout autre de ses films, probablement, Le Plaisir réalise la fusion harmonieuse toujours poursuivie par Max Ophuls entre les forces en apparence contradictoires qui animent son œuvre. Aux volutes capricieuses d'une mise en scène aérienne répond l'ampleur régulière de l'architecture, au quadrille endiablé de l'opérette les sublimes accents de Mozart, à la surcharge décorative qui déconcerte le regard le dépouillement funèbre d'une plage hivernale, à l'exubérance légère du danseur la conscience poignante que l'immobilité, déjà, le guette, et avec elle la mort. Pour le cinéaste, comme pour tous les grands artistes baroques, la célébration du transitoire et de l'apparence n'est qu'une autre façon d'approcher l'éternel, et la légèreté du propos le masque qui dissimule sa gravité profonde. Qu'Ophuls ait choisi d'adapter Maupassant, lui qui s'était si intime- ment accordé aux univers de Zweig ou de Schnitzler, ne laisse pas que de surprendre, tant sa manière et ses préoccupations semblent éloignées de celles de l'écrivain naturaliste. La réussite est éclatante, qui emprunte aux images de Manet ou de Boudin, pour retrouver la vérité de celles de Maupassant. L'exemplaire fidélité, cependant, n'est que leurre, à nouveau, qui ne saurait masquer par quelles trahisons subtiles le cinéaste a su s'approprier trois de ses contes pour leur faire exprimer son propre amour irrésistible de la vie, et la lucidité terrible qui en reconnaît la fragilité éphémère, dans le même temps qu'elle ne peut s'empêcher de la célébrer. Le désir de plaire, si souvent revendiqué par Ophuls, ne doit pas conduire à méconnaître la nécessité profonde d'une écriture qui ne cesse d'inscrire dans l'espace l'angoisse de l'immobilité, la hantise de la clôture. Le cinéma, disait Ophuls, « devient un art lorsqu'il conjugue intimement ces deux aspects : merveilleux et destin ». Fidèles à son désir, les voluptueuses arabesques du Plaisir ne disent rien d'autre que le destin de l'homme, et son aspiration à échapper à la pesanteur.

LA VIE ET LES FILMS DE MAX OPHULS

Max Oppenheimer (il adoptera le vince minière qui borde la Lorraine nom d'Ophuls en 1919) naît le 6 mai est tout autant française et l'éduca- 1902 à Sarrebruck, dans une famille tion de l'adolescent est nourrie de « éminemment respectable » (ce sont Molière et de Romain Rolland aussi ses propres termes) de bourgeois bien que de Goethe et de Schiller. israélites. La Sarre, ballottée par Son père voudrait en faire le patron l'histoire entre la France et l'Alle- d'une de ses usines. Lui préfère le magne, est alors allemande (elle sera théâtre et il prend bientôt la route confiée par le traité de Versailles de pour essayer de réaliser sa passion, à 1919 à la Société des Nations avant Stuttgart, puis à Aix-la-Chapelle. Ses de revenir à l'Allemagne en 1935), talents de comédien sont médiocres, mais la culture de cette petite pro- cependant, et sa véritable vocation lui est révélée lorsque, en 1923, après et l'incendie du Reichstag un mois trois ans de rôles mineurs, l'occasion plus tard marquent le début de lui est donnée de passer à la mise en l'exode pour les Juifs allemands scène. D'abord à Dortmund, où il chassés de toutes les fonctions de res- dirige près de deux cents pièces, opé- ponsabilité et menacés dans leurs rettes et opéras en moins de trois ans, biens et dans leurs personnes. Liebe- puis, porté par sa notoriété grandis- lei est encore à l'affiche d'un des plus sante, au prestigieux Burgtheater de grands cinémas berlinois lorsque Vienne, à Francfort, à Breslau, à Ber- Ophuls prend le chemin de l'exil. Ce lin enfin, où il arrive en 1930, auréolé sera tout naturellement celui de la d'une réputation de jeune prodige, et France, dont son passeport sarrois lui où le septième art va bientôt l'arra- ouvre les portes. cher au théâtre. Le cinéma, en effet, vient tout juste d'apprendre à parler et il fait géné- Premier exil reusement appel aux talents venus de la scène. Il ne tarde pas à solliciter le La France est accueillante, alors, à jeune prodige que portent aux nues ces milliers de déracinés qui affluent tous les chroniqueurs dramatiques. vers elle et parmi lesquels on trouve, En deux ans, Ophuls réalise quatre pour ne citer que les seuls cinéastes, films dans les studios berlinois, et il Curtis Berhardt, Fritz Lang, Georg connaît le succès international avec le Wilhelm Pabst, Robert Siodmak, cinquième, (1933), adapté Robert Wiene ou Billy Wilder. La d'une pièce de l'Autrichien Arthur politique de coproductions établie dès Schnitzler, la déchirante histoire le début du parlant entre la France et d'une amourette au dénouement tra- l'Allemagne a tissé des liens solides gique. Pour la première fois, le réali- entre les cinématographies des deux sateur met en scène une Vienne pays, et les milieux du cinéma, peu impériale rêvée plus que remémorée structurés, se prêtent particulièrement et qui constituera le décor de plu- bien à l'intégration de talents étran- sieurs de ses films les plus impor- gers qui apportent avec eux un savoir- tants. Pour la première fois, il trace faire et une créativité reconnus parmi délicatement le portrait d'une jeune les meilleurs d'Europe. Se faire femme dont la brève histoire d'amour accepter du cinéma français est d'au- débouche brutalement sur la mort. tant plus facile pour Ophuls que sa Surtout, le film pose d'éclatante culture est binationale et que le suc- façon les fondements de l'écriture cès outre-Rhin de Liebelei, triompha- ophulsienne, de sa relation privilégiée lement présenté à Paris en version à la musique, de son amour pour le originale, en fait une recrue particu- mouvement de la vie, de son rapport lièrement prometteuse. Dès son arri- divinatoire avec les ressources les vée, il se voit proposer de réaliser une moins soupçonnées de comédiens version française du film qui a fait sa qu'il révèle à eux-mêmes. gloire. Ce sera Une histoire d'amour, L'accession de Hitler an poste de pour lequel il doit se contenter de chancelier du Reich en janvier 1933 retourner quelques scènes avec de nouveaux comédiens tout en conser- pour brosser le portrait contradictoire vant la plus grande part du métrage de,celle qui fut sa mère. Dans chacun initial. Le résultat est médiocre, mais de ces films, Ophuls cherche à faire l'entreprise a donné à Max Ophuls éclater la structure dramatique pour l'occasion de travailler pour la pre- opposer les facettes d'une biographie mière fois avec celui qui deviendra prétendument scandaleuse, dans cha- l'un de ses soutiens les plus fidèles cun il décrit les aspirations sacrifiées dans l'industrie, le jeune directeur de à l'égoïsme masculin d'héroïnes qui production du film Ralph Baum, qui ont osé choisir de vivre leurs passions sera son assistant pour cinq de ses jusqu'au bout. films suivants. Le répit procuré par l'exil n'est Durant sept ans, Max Ophuls pourtant que de courte durée et l'iro- devient l'un des réalisateurs les plus nie de l'histoire veut que Ophuls, qui en vue de cette période particulière- a acquis en 1938 la nationalité fran- ment féconde du cinéma français, çaise, soit justement en train de tour- avec des œuvres qui mêlent les adap- ner un film sur les prémices de tations du répertoire national (Divine l'embrasement de l'Europe en 1914, de Colette, La Tendre Ennemie d'An- De Mayerling à Sarajevo, lorsque la dré-Paul Antoine) à une source d'ins- guerre éclate en septembre 1939. piration davantage liée à l'Europe Contre toute prudence, le réalisateur centrale (Le Roman de Werther, s'obstine, attend de retrouver les adapté de Goethe, De Mayerling à moyens d'achever son film suspendu Sarajevo). Mais il ne dédaigne pas par la mobilisation générale. Il le ter- d'accepter les propositions qui lui mine dans de difficiles conditions en viennent de l'étranger (La Dame de février 1940, quatre mois seulement tout le monde en Italie, La Comédie avant que la débâcle française de l'argent en Hollande), voire de l'oblige à prendre de nouveau le che- réaliser deux très courts métrages min de l'exil. Faute d'obtenir immé- consacrés à la musique et conçus en diatement le visa qui lui permettrait collaboration avec le musicologue de gagner les États-Unis, ainsi que le Émile Vuillermoz (La Valse brillante font au même moment tant de (en la b) de Chopin, Ave Maria de cinéastes comme René Clair, Jean Franz Schubert). Renoir, Robert Siodmak ou Julien De cette période, les trois films les Duvivier, il accepte l'offre providen- plus intéressants sont trois portraits tielle qui lui est faite de monter en de femmes : La Dame de tout le langue allemande au Schauspielhaus monde (1934), où une vedette de de Zurich Henry VIII et sa sixième cinéma adulée du public revit en pen- femme, une comédie de Max Chris- sée les étapes de sa vie après une ten- tian Feiler. Le même hiver, il entre- tative de suicide qui lui sera fatale ; prend de réaliser à Bâle et à Genève Divine (1935), qui retrace l'ascension une version filmée de L'École des et la défaite d'une actrice de music- femmes de Molière, mise en scène par hall ; La Tendre Ennemie (1936), qui Louis Jouvet. La conception révolu- réunit les fantômes de trois morts tionnaire du cinéaste, qui entend autour d'une jeune fille romanesque mêler à la représentation proprement dite des images de ce qui se passe au qui l'absorbera deux pleines années, même moment dans les coulisses ou celui de Vendetta, une adaptation, dans la salle, effarouche cependant le financée par le flamboyant Howard comédien et le tournage est inter- Hughes, de la nouvelle de Prosper rompu définitivement au bout de Mérimée Colomba. Dès le début d'un quelques semaines. Ophuls doit quit- tournage longtemps retardé, le désac- ter la Suisse, où il a encore eu le cord sur les choix à opérer est fla- temps de mettre en scène à Zurich grant entre deux personnalités aussi Roméo et Juliette de Shakespeare, et, fortes que celles de Sturges et doté enfin du visa salvateur, il s'em- d'Ophuls. Après trois jours seule- barque à Lisbonne pour les États- ment, le producteur prend en charge Unis le 26 juillet 1941, accompagné la réalisation effective d'un film sur de sa femme et de son fils Marcel, lequel le réalisateur en titre n'a plus alors âgé de douze ans, qui deviendra aucun pouvoir. C'est finalement Mel lui-même un important réalisateur. Ferrer qui signera Vendetta quand le film sera enfin distribué en 1950, après que Howard Hughes l'aura à Nouvel exil son tour confisqué à Sturges. L'intervention de Robert Siodmak, Ophuls arrive à Hollywood long- bien implanté maintenant dans les temps après les premiers émigrés studios, offre pourtant à Ophuls une d'Europe centrale qui, comme Wilder autre chance, celle de réaliser le pre- et Lang, l'y ont précédé dès 1934, mier film d'une nouvelle compagnie longtemps même après ceux qui, de production créée par le comédien comme Bernhardt ou Siodmak, ont Douglas Fairbanks Jr. et financée par fait le choix d'un nouvel exil dès la Universal. C'est L'Exilé (1947), un déclaration de la guerre. Il lui sera beau film d'aventures élégant et d'autant plus difficile de trouver du mélancolique qui, sous prétexte de travail à Hollywood que l'industrie retracer l'exil de Charles II d'Angle- américaine du cinéma a déjà absorbé terre en Hollande, évoque avec déli- une quantité importante de ces réfu- catesse la douleur de l'éloignement giés qui affluent vers elle à la de sa patrie, mais aussi le bonheur de recherche de travail et que la situa- découvrir d'autres horizons et d'ou- tion politique et économique y est vrir son cœur à d'autres amours. maintenant beaucoup moins favorable Le film n'est pas un succès, mais il à leur intégration. Pendant de longues a permis à Ophuls de se faire recon- années, les offres de service d'Ophuls naître comme réalisateur en Amé- ne rencontrent qu'indifférence de la rique et il enchaîne immédiatement part des studios et il ne parvient à avec l'un de ses plus purs chefs- subsister que grâce à l'entraide qui d'œuvre, Lettre d'une inconnue règne dans les milieux d'exilés et qui (1948), qui porte à l'écran une nou- lui permet de se voir offrir des tâches velle de l'Autrichien Stefan Zweig. mineures. À la fin de 1944, néan- Comme pour Liebelei, c'est dans la moins, le producteur-réalisateur Pres- Vienne du début du siècle que se ton Sturges l'engage pour un projet situe l'action, une Vienne purement imaginaire et d'autant plus poignante Duchesse de Langeais, le projet doit qu'Ophuls en réinvente la nostalgie êtrp retardé. depuis son exil américain : « Au Ophuls fait suspendre pour quatre moment où vous lirez cette lettre, je mois son contrat avec Wanger afin de serai morte », commence la missive tourner en France La Ronde. Le écrite au bel indifférent par celle qui triomphe du film le décide à rester, n'a jamais aimé que lui. Au moment même si, durant les années qui sui- où le film atteint les spectateurs, il vent, il ne renoncera jamais complè- leur parle d'une Europe qui n'existe tement à l'idée de reprendre une déjà plus que dans la mémoire de carrière américaine. C'est donc en ceux qui en chérissent jalousement la France qu'il réalise, coup sur coup, culture et les charmes. Il trace aussi, quatre de ses plus grands films, après Liebelei, avant les derniers quatre chefs-d'œuvre qui doivent films français, le sublime portrait beaucoup à l'équipe fidèle qu'il ras- d'une femme amoureuse, inexorable- semble autour de lui : Jacques Natan- ment conduite à la mort par l'absolu son et Annette Wademant au scénario de son amour et par l'égoïsme de et aux dialogues, Jean d'Eaubonne celui qu'elle aime. aux décors, Christian Matras et le cadreur Alain Douarinou à l'image, Georges Annenkov à la création des Retour à la patrie costumes. d'élection Le premier des quatre, La Ronde (1950), adapte une nouvelle fois Grâce à ce film et à l'exceptionnelle Arthur Schnitzler, dix-huit ans après interprétation du personnage de Lisa Liebelei. C'est une comédie brillante qu'y propose Joan Fontaine, Ophuls et acide qui enchaîne les couples suc- voit reconnaître aux États-Unis la cessifs et, de la prostituée au soldat, sensibilité toute particulière avec du soldat à la femme de chambre, de laquelle il sait tirer le meilleur de ses celle-ci au jeune homme, puis à la actrices. Après deux films encore, femme mariée, à son époux, à la gri- Caught et Les Désemparés (tous deux sette, au poète, à la comédienne et, montrés en 1949), qui le confirment à finalement, à l'aristocrate qui boucle Hollywood dans un statut de réalisa- la boucle en rencontrant la prostituée teur original travaillant sur la marge du début, trace en dix sketches le du système, il est sur le point de diri- tableau désabusé d'une recherche du ger en Italie la plus mythique des plaisir qu'on ne saurait séparer de stars, Greta Garbo, dans une adapta- celle de l'amour, ou du bonheur. Tout tion de La Duchesse de Langeais de l'univers esthétique d'Ophuls est en Balzac produite par Walter Wanger, le place dans ce film, souvent réalisé en futur producteur de Cléopâtre. Mais très longs plans extrêmement il nourrit parallèlement des projets de mobiles, où les décors se cfonnent retour en Europe qui trouvent à se délibérément pour factices (il s'agit à concrétiser quand, dans les jours qui nouveau de la Vienne du début du suivent son arrivée en France en sep- siècle) et où les moindres rôles sont tembre 1949 pour préparer La confiés aux comédiens les plus brillants. Surtout, il s'agit du premier incapacité à renoncer à son amour film où Ophuls met clairement en libérateur, comme l'y encouragent scène un meneur de jeu, qui inter- mari et amant. De tous les grands vient dans le film sous divers dégui- films de Max Ophuls, Madame de ... sements pour justifier le passage d'un est le plus discret. C'est aussi le plus sketch à l'autre en faisant de tous les dépouillé, le plus grave, le plus poi- personnages les figures d'une ronde gnant. dont il est le seul maître et dont il L'intransigeance d'Ophuls effraie appelle les variations sur l'air d'une les producteurs et ses projets suivants valse qui constitue le seul motif ne parviennent pas à se concrétiser. musical du film. Celui-ci connaît un C'est presque par hasard que, après grand succès public. plus d'un an de purgatoire, le réalisa- Puis c'est Le Plaisir (1952), un teur se voit offrir une importante pro- nouveau film à sketches, adapté de duction qu'aurait dû mettre en scène Maupassant cette fois, et toujours Jacques Tourneur : Lola Montes. Ini- interprété par les plus célèbres comé- tialement prévu pour la ballerine diens du moment. Le film, de toute Ludmilla Tchérina, le film est réécrit évidence, cherche à renouer avec le pour Martine Carol, la vedette succès de La Ronde, mais l'extraordi- immensément populaire de fantaisies naire brio de la réalisation ne suffit historiques à grand spectacle pleines plus à dissimuler la gravité du propos d'amours tumultueuses (Caroline et le public sera déconcerté par cet chérie, Lucrèce Borgia, Madame du étonnant mélange de pure jouissance Barry, Nana), par Cécil Saint-Lau- esthétique et de terrible conscience rent, auteur à succès de Caroline ché- que notre recherche effrénée du bon- rie. On attendait d'Ophuls qu'il mît heur n'est rien d'autre qu'une danse son goût du spectacle au service de mort. d'une superproduction populaire. On L'année suivante, Madame de ..., lui offrait pour ce faire l'écran large adapté d'un court roman de Louise et la couleur, en sus d'une vedette de Vilmorin, permet à Ophuls d'offrir consacrée. On lui demandait de faire à Danielle Darrieux, qui apparaissait rêver en illustrant les frasques d'une déjà dans ses deux films précédents, scandaleuse courtisane. Au lieu de l'un de ses plus beaux rôles. Madame cela, il trace le bouleversant portrait de ... - l'anonymat de son nom l'in- d'une femme dont le seul scandale dique - appartient à son mari et à un est de vouloir être libre, contre tous monde futile, qui encouragent la fri- ceux qui prétendraient l'arrêter dans volité d'une existence purement mon- sa quête éperdue du mouvement de la daine. Dans cet univers d'apparences vie, et il la peint vaincue, immobili- et de rituels, la naissance d'un amour sée, exhibée dans un cirque où sa vie adultère est aussi celle d'une est livrée à un public de voyeurs conscience diffuse du déni de son avides, comme un vertigineux kaléi- identité. Prise au piège des valeurs doscope qui en bouleverse la chrono- masculines, comme l'avait été avant logie. elle la petite héroïne de Liebelei, La liberté de la structure drama- Madame de ... paiera de sa vie son tique déroute, comme surprennent aussi les expérimentations hardies plus en vue du cinéma français, à, avec la couleur ou avec le cadre. Le pour tout dire, cette fameuse « qualité film fait scandale, les spectateurs se française » si violemment vilipendée révoltent, la presse se déchaîne, au par le jeune Truffaut. L'affaire Lola point que le producteur, affolé, entre- Montés vient de faire de lui le centre prend de mutiler t'œuvre pour la d'une polémique sur la notion d'au- rendre plus conforme aux désirs ordi- teur, qui fonde idéologiquement la naires. Des voix, cependant, s'élè- Nouvelle Vague. Sa mort au moment vent, et non des moindres, pour dire, précis où sort sur les écrans une ver- dans une lettre ouverte signée de sion dénaturée de son dernier film Cocteau, Rossellini, Becker, Chris- fait de lui la victime déchirée par les tian-Jaque, Tati, Kast et Astruc, que puissances du commerce et dont le film « constitue une entreprise l'exemple doit inspirer tous les aspi- neuve, audacieuse et nécessaire » et rants cinéastes. que « défendre Lola Montés, c'est Dès mai 1957, la revue Cinéma 57 défendre le cinéma ». propose un important dossier de Un dernier caprice du destin vou- témoignages de ses collaborateurs et dra que ce soit en Allemagne que amis. Le mois suivant, les Cahiers du s'achève enfin la course de cet éternel cinéma publient un long entretien exilé dont toute la vie n'aura été réalisé quelques mois plus tôt par qu'un perpétuel mouvement. En Jacques Rivette et François Truffaut. 1957, alors qu'il se prépare à tourner Le même été, la Fédération française un nouveau film qui doit retracer la des ciné-clubs lui rend hommage à vie du peintre Modigliani, il revient l'occasion de son stage national. au théâtre pour mettre en scène à Quelques semaines plus tard, c'est au Hambourg une adaptation du tour de la Cinémathèque française Mariage de Figaro de Beaumarchais. d'organiser la première rétrospective Le succès sera triomphal, mais de ses œuvres. En mars 1958, les Ophuls n'y assistera pas. Le matin Cahiers du cinéma lui consacrent un même de la première, il a été admis dossier, qui sera suivi de la pubiica- d'urgence dans une clinique. Il tion en feuilleton de ses souvenirs mourra trois mois plus tard. encore inédits en France. Lorsque Cette disparition prématurée à Jacques Demy réalise en 1960 son l'âge de cinquante-cinq ans va contri- premier long métrage, Lola, il le buer à faire d'Ophuls le martyr dont dédie à Max Ophuls, sur une citation la cause de la Nouvelle Vague a musicale empruntée au Plaisir. Il besoin. Tout devrait éloigner des aura fallu attendre la mort du cinéaste « Jeunes Turcs » des Cahiers du pour que soient enfin reconnues l'ex- cinéma un cinéaste aussi attaché ceptionnelle cohérence et l'infinie qu'Ophuls aux adaptations littéraires, gravité d'une œuvre dont, de son aux dialogues brillants, aux grands vivant, on n'avait guère apprécié que décors de studio, aux comédiens les les séductions les plus frivoles. La collection présente à tous ceux qui s'intéres- sent au cinéma et à l'étude des films l'une des œuvres maî- tresses de l'histoire du cinéma. Chaque étude comporte une biographie du réalisateur, un résumé du film, la description de sa structure dramatique et narrative, l'analyse de ses thèmes principaux, de ses personnages, de ses particularités esthétiques et de sé- quences illustrées. Extraits critiques et bibliographie per- mettent de prolonger la réflexion. est professeur d'études cinémato- graphiques à l'université de Rennes-II. Spécialiste de l'his- toire et de l'analyse du décor de cinéma, il collabore régu- lièrement à la revue Positif. Il a publié plusieurs ouvrages consacrés à l'histoire du cinéma ou à l'analyse des films.

ARMAND COLIN Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.