Pierre-Yvon Barré, ses collaborations et la (re)naissance du vaudeville : l’hybridité d’un répertoire dramatique protéiforme

by

Johanna Danciu

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French University of Toronto

© Copyright by Johanna Danciu 2012

Pierre-Yvon Barré, ses collaborations et la (re)naissance du vaudeville : l’hybridité d’un répertoire dramatique protéiforme

Johanna Danciu

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French University of Toronto

2012 Résumé

La liberté des théâtres français déclarée après la Révolution engendre l’ouverture de multiples salles de spectacle, dont le Théâtre du Vaudeville (1792). Cette thèse met en lumière les débuts du vaudeville en tant que genre dramatique qui se développe sur cette scène si peu explorée, jusqu’à date, par les critiques du théâtre. C’est ici qu’à la fin de l’Ancien Régime, des auteurs comme Barré, Piis, Radet et Desfontaines, entre autres, produisent un vaste répertoire de pièces en vaudevilles, ouvrages hybrides où sont visibles les marques d’un passé forain mélangées à des éléments annonçant le vaudeville du XIXe siècle.

Notre étude se penche sur l’hybridité matérielle des comédies en vaudevilles (issue du mélange de prose et de musique les caractérisant) et sur l’hybridité générique (provenant de l’emploi intertextuel et hypertextuel d’œuvres savantes au sein de pièces dites légères). Afin de mieux cerner le vaudeville tel qu’il se présente à l’époque qui nous intéresse (1780-1807), cette thèse offre, tout d’abord, un aperçu qui se veut complet des origines du vaudeville et des différentes influences ayant agi sur lui selon le contexte historique, dramatique et politique dans lequel il s’était retrouvé. Deuxièmement, l’étude des comédies-parades nous laisse explorer la fonction de la chanson dans ce corpus où figurent de vieux timbres populaires et des airs de

ii compositions plus récentes, d’opéras-comiques principalement. Troisièmement, nous analysons des pièces à hommages engendrés principalement par l’emploi d’érudits comme personnages référentiels (, Rousseau, Racine). Finalement, nous présentons des analyses de ce même type d’apothéoses dramatiques adressées à la scène comique (Scarron, Favart, Lesage, Vadé).

Nos recherches montrent qu’une véritable interthéâtralité s’établit entre les différentes salles de l’époque par des renvois plus ou moins explicites au sein des pièces à des représentations sur d’autres scènes parisiennes, amplifiant le caractère anecdotique de ce genre connu comme étant un théâtre d’actualité.

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Remerciements

J’aimerais remercier de tout mon cœur le professeur David Trott dont la passion pour le théâtre du XVIIIe siècle fut complètement contagieuse et sans qui je n’aurai probablement pas entamé ce travail de recherche. Il m’a fait connaître les complexités des études théâtrales et m’a fait découvrir les archives des bibliothèques parisiennes où j’ai fini par trouver le corpus de cette thèse. Il sera toujours dans mes souvenirs et, comme tous ceux l’ayant connu, je regrette profondément sa disparition prématurée.

Je tiens à exprimer ma reconnaissance à mon directeur de thèse, Charles Elkabas, qui m’a offert de précieux conseils et beaucoup d’encouragement depuis le tout début de ce parcours extraordinaire. Pour leur immense soutien, je remercie aussi les membres de mon comité de thèse, les professeurs Mariel O’Neill-Karch et John Astington. Nos divers échanges et rencontres ont été extrêmement enrichissants et toujours très agréables.

Pour leurs divers rôles dans ma formation, je remercie les professeurs Konrad Eisenbichler, Frank Collins, Lawrence Kerslake, Pascal Michelucci et Françoise Rubellin (Université de Nantes). Je remercie surtout le professeur Jeffrey Ravel (Massachusetts Institute of Technology) qui a accordé son temps pour lire et apporter des suggestions à mon travail en sa qualité d’examinateur externe.

Tout au long des différentes étapes de ce projet, Sarah Anthony a été une énorme source de soutien et d’inspiration. Ses relectures attentives et ses questions pertinentes ont été d’une valeur inestimable, tout comme sa grande amitié.

Ma reconnaissance à mes parents ne pourrait point être exprimée dans ces quelques lignes. Ils m’ont offert la possibilité de poursuivre mes rêves et m’ont appris à avoir confiance en mes instincts en m’accordant la leur sans exception. Ma mère, Aurelia, a toujours été à mes côtés, partageant ses conseils, son vécu et son amitié. Mon père, Horia, a été mon premier professeur de français et ses leçons – de langue, de littérature et de la vie – me serviront toujours.

Enfin, je suis profondément reconnaissante à mon mari, Thomas Forys. Son amour, son amitié, sa patience, son soutien et tout son encouragement ont effacé les moments difficiles, m’ont fait sourire à chaque fois et m’ont donné le courage et la force nécessaires pour achever ce projet. À lui et à notre fils, Maximilian Matteo Forys, je dédie cette thèse.

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Table des matières

Résumé ...... ii Remerciements ...... iv Table des matières...... v Liste des annexes ...... vii

Introduction – Pourquoi les pièces en vaudevilles ? ...... 1 I Débuts de notre projet de recherche ...... 1 II État présent de la recherche ...... 3 III Objectifs et plan de notre étude...... 7 IV Dernières remarques ...... 11

Chapitre 1 – Les origines du répertoire ...... 13 1.1 Présentation du choix de corpus et de la problématique ...... 13 1.2 Aperçu du répertoire protéiforme dans son contexte historique, dramatique et politique ...... 18 1.3 Le vaudeville ...... 23 1.4 Le répertoire forain ...... 28 1.5 Succès d’un style forain à la cour et en société et création d’un avatar hybride ...... 38 1.6 La parade de société, ses origines et ses influences ...... 44 1.7 Particularités de la parade de société...... 52 1.8 Dernières remarques ...... 64

Chapitre 2 – Les comédies-parades et l’hybridité matérielle : Mélanges de prose et de musique ...... 66 2.1 Remarques préliminaires ...... 66 2.2 Tentatives manquées ou comment la musique acquiert son importance ...... 70 2.3 La profusion musicale, la création d’un rythme accéléré et les effets de cette cadence ...... 73 2.4 Fonctions particulières de deux catégories de timbres ...... 87 2.4.1 Les timbres explicités ...... 88 2.4.2 Les timbres employés implicitement ...... 95 2.5 Quand la prose se mélange à la musique ...... 108 2.6 Les personnages des comédies-parades ...... 119 2.7 Dernières remarques ...... 128

Chapitre 3 – Les hommages à Voltaire et l’hybridité générique au Vaudeville : Mélanges du savant et du vulgaire ...... 132 3.1 Remarques préliminaires ...... 132 3.2 Les hommages hypertextuels : transformations de l’intrigue et des personnages ...... 142 3.2.1 Le processus de simplification de l’hypotexte : le cas de Léandre-Candide ...... 149 3.2.2 Le processus de simplification de l’hypotexte : le cas de Candide marié ...... 166

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3.2.3 Dernières remarques sur les pièces à rapports hypertextuels ...... 176 3.3 La mise en scène de Voltaire comme personnage référentiel ...... 180 3.3.1 Mercier, Cubières-Palmézeaux et le genre de l’apothéose dramatique ...... 181 3.3.2 Voltaire ou Une journée de Ferney : un exemple d’apothéose dramatique ...... 185 3.3.3 Un nouvel exemple de rapports transtextuels ...... 196 3.4 L’intertextualité dans La Tragédie au Vaudeville : outrage ou hommage ? ...... 204 3.5 Dernières remarques ...... 220

Chapitre 4 – Les hommages aux forains et à la scène comique de l’Ancien Régime : Hybrides de louanges, d’anecdotes et de mises à l’affiche ...... 227 4.1 Remarques préliminaires ...... 227 4.2 Hommage à Favart : les débuts de l’apothéose dramatique ...... 234 4.3 Scarron loué : mise en valeur de la vraisemblance ...... 240 4.4 L’épisode anecdotique à l’usage de l’hommage dramatique : le cas de Monnet ...... 250 4.5 Le Sage : le représentant principal de la Foire ...... 263 4.6 Dernières remarques ...... 280

Conclusion – « Tout finit par des chansons » ? Suites possibles à l’étude des pièces en vaudevilles ...... 284 I Vue d’ensemble et la notion d’hybridité ...... 284 II Quelques pistes de recherches futures ...... 288 III Au-delà du Vaudeville : la notion d’interthéâtralité ...... 289

Bibliographie des ouvrages cités ...... 294 I Sources primaires ...... 294 II Sources secondaires...... 296

Annexe ...... 303 I Résumé de Léandre-Candide, ou Les Reconnoissances ...... 303

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Liste des annexes

I Résumé de Léandre-Candide, ou Les Reconnoissances

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Introduction Pourquoi les pièces en vaudevilles ?

I Débuts de notre projet de recherche

Notre premier contact avec ce vaste sujet du vaudeville de la fin de l’Ancien Régime et du début du XIXe siècle eut lieu à l’occasion de recherches d’archives menées à la Bibliothèque

Historique de la Ville de (BHVP) qui dispose, entre autres, d’un important fonds de théâtre.

À cette occasion, les nombreuses références à des pièces datant de la période révolutionnaire et créées par une multitude d’auteurs méconnus, toutes rangées sous la catégorie « comédie- vaudeville » du catalogue de la bibliothèque ont vivement piqué notre curiosité. Quel était ce corpus hybride dont les marques génériques indiquées après les titres étaient tout aussi inconstantes que les diverses salles de spectacle ayant accueilli ces pièces ? Et qui étaient ces dramaturges ayant coproduit les ouvrages en question et au sujet desquels si peu d’informations semblaient être disponibles ? Les tiroirs de fiches de ce catalogue paraissaient être un vrai fatras mais l’ampleur de la catégorie « comédie-vaudeville » nous a rendue consciente, dès ce contact initial avec le corpus, de sa portée pour la période en question, un moment de l’histoire qui constituait une transition entre le siècle des Lumières et celui de l’industrialisation et de la prolétarisation, entre le temps des salles de spectacle à privilège et celui de la démocratisation des publics et la massification de la représentation théâtrale1. Notre réflexion et notre démarche ont été véritablement mises en route par le corpus même, cet empilement de pièces qui, malgré la catégorie du catalogue sous laquelle elles étaient rangées, n’étaient pas toutes des comédies-

1 Précisons qu’un bon nombre des fiches que nous avons retrouvées avait figuré sous la catégorie de « Théâtre révolutionnaire » dont le nom avait tout simplement été rayé de la fiche pour être remplacé par celui de « comédie-vaudeville ».

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2 vaudevilles mais employaient toutefois le terme vaudeville d’une manière ou d’une autre sur leur page de titre2. Cherchant à mieux comprendre cette tranche du théâtre de la période en question, nous avons entrepris des recherches au sein des sources secondaires qui nous ont fait découvrir un premier problème assez important. Notamment, le plus souvent, les études consultées séparaient les XVIIIe et XIXe siècles, ce qui négligeait nécessairement une partie du corpus en question qui chevauchait les deux époques. Une deuxième difficulté que nous avons perçue très rapidement aussi est le fait qu’une grande partie des chercheurs qui s’étaient penchés sur l’étude du vaudeville l’avaient analysé soit en tant que chanson satirique, soit en tant que genre théâtral à formule et dépourvu de musique. Cette deuxième division correspond en fait à la première classification car le vaudeville-chanson était très courant pendant l’Ancien Régime, tandis que la forme dramatique rendue célèbre par Scribe, ainsi que Labiche et Feydeau, s’est bien

évidemment développée au XIXe siècle. Cependant, nous rapportant toujours au corpus hybride que nous avions trouvé, nous avons compris le besoin de nous concentrer sur ces pièces qui, de toute évidence, constituaient une charnière entre les deux types de vaudeville décrits le plus souvent par les critiques. Nous proposons alors de passer brièvement en revue certains de ces ouvrages afin de mieux faire valoir l’apport de notre étude à ce domaine.

2 Il est difficile de déterminer la différence exacte entre « comédie-vaudeville en un acte et en prose » comme c’est le cas, à titre d’exemple, de Pannard, clerc du procureur (1801) et une « comédie en un acte et en prose, avec des vaudevilles » telle que La Tête sans cervelle (1794). De plus, se retrouvaient regroupés ainsi également des « comédies anecdotiques en vaudevilles », des « comédies-parades mêlées de vaudevilles » ou bien des « comédies-parades en prose mêlées de vaudevilles ».

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II État présent de la recherche

D’après les lectures que nous avons faites3, les ouvrages traitant du vaudeville le caractérisent principalement soit en tant que chanson satirique, incluse ou non dans des ouvrages dramatiques, et associée à l’Ancien Régime, soit en tant que type de pièce assez simple, mais très divertissante néanmoins, faite en grande partie pour un public plutôt bourgeois de Parisiens tout comme de provinciaux dont le déplacement avait été facilité par le développement des voies ferrées. Lorsqu’il était question de la période de transition entre les XVIIIe et XIXe siècles, une simple allusion au corpus semblait suffisante pour décrire un théâtre présenté généralement comme étant facile et sans règles précises à suivre. C’est l’avis de Leonard Pronko qui affirme que :

From the Revolution until about 1820 the vaudeville remained a facile, undisciplined genre related in spirit and style (or lack thereof) to the popular plays on the fair-grounds. It proliferated in the boulevard theatres, giving rise to a number of popular character types who, once created, appeared in play after play. The embodiment of foolish simple-mindedness, Cadet Roussel, the stupid servant, Jocrisse, and the parvenue fishwife, Mme Angot, were perennial favourites. Played under such generic titles as folie-parade and comédie-folie, literally hundreds of them were presented each year.4

3 Nous faisons référence à l’ouvrage capital d’Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris : Presses Universitaires de France, 1986. Plus récemment, l’attention accordée à ce sujet s’est accrue, comme en témoigne le recueil d’articles « Le Vaudeville » (dans Europe, no 786, octobre 1994) où l’on retrouve les importantes contributions de Charles Mazouer (« L’apparition du vaudeville : Le Théâtre italien de Gherardi », Ibid., p. 6-17.), Henri Lagrave (« Un marquis à la foire », Ibid., p. 18-25) ainsi que Marc Régaldo (« Le vaudeville pendant la Révolution (1789-1799) », Ibid., p. 26-38.). Ces chercheurs nous offrent de plus amples détails historiques sur le vaudeville et sur le théâtre forain pendant l’Ancien Régime et la Révolution, tout comme le font David Trott, dans son article « Théâtre de foire à l'époque révolutionnaire: rupture ou continuité ? » (dans Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux (dir.), Les arts de la scène & la Révolution française, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 73-92.) et Martin Nadeau qui analyse l’utilité du vaudeville comme arme révolutionnaire au sein de son article « Chansons, vaudevilles et ariettes durant la Révolution » (Revue d’histoire du théâtre, no 4, 2005, p. 373-385.). 4 Leonard C. Pronko, Eugène Labiche and Georges Feydeau, London : Macmillan Press Ltd., 1982, p. 8. Notons que cet ouvrage est, à notre connaissance, un des premiers à traiter le vaudeville de ces deux dramaturges selon une perspective plutôt critique que simplement historique.

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Il nous semble assez surprenant que les centaines de titres auxquels fait référence Pronko n’aient pas retenu l’intérêt d’un plus grand nombre de chercheurs5 et, surtout, que l’attention qui leur est accordée tend, le plus souvent, à une sur-simplification des éléments constitutifs de ce type de pièces6. Justement, le nombre d’ouvrages critiques sur le sujet qui nous intéresse est assez petit, surtout lorsqu’il est juxtaposé à la quantité massive de productions dramatiques sur lesquelles les chercheurs peuvent se pencher7. Ceci nous semblait relativement insuffisant pour ce corpus à poids considérable qui, à partir de 1792, possédait son propre théâtre8, une salle qui avait survécu

à la fermeture des théâtres produite par l’arrêt napoléonien de 1807. Qui plus est, réduire toutes

5 Précisons que si les ouvrages portant sur le théâtre de la période révolutionnaire sont nombreux, surtout depuis le bicentenaire de cet événement, il n’est pas nécessairement fréquent d’inclure les pièces en vaudevilles et le principal théâtre qui leur fut dédié. À titre d’exemple, l’ouvrage de Michèle Root- Bernstein, consacré à l’étude du théâtre de boulevard de la Révolution, ne mentionne qu’en passant le Théâtre du Vaudeville, bien qu’elle traite des autres salles ouvertes après 1791, lorsque fut déclarée la liberté des théâtres. De même, le nom de Barré et de ses collaborateurs principaux n’y figurent point non plus, malgré l’impact qu’ils ont eu sur cet univers théâtral, comme nous comptons le montrer dans la présente étude (Michèle Root-Bernstein, Boulevard Theater and Revolution in Eighteenth-century Paris, Ann Arbor, Mich. : UMI Research Press, 1984.). Cette omission du vaudeville des études théâtrales se voit également dans le recueil d’articles issus d’un colloque portant sur le théâtre de la Révolution et tenu en 1989 (Lucile Garbagnati et Marita Gilli (dir.), Actes Du o o ue héâtre et Révo utio ». Besançon: niversité de Besançon, 1989.). De toute évidence, ce n’est que depuis peu que les critiques littéraires et les historiens du théâtre ont commencé à tourner leur regard vers cette forme dramatique quoique celui-ci semble plutôt être un regard en coin, à en juger par l’omission d’études critiques de vaudevilles dans un recueil d’articles portant sur la période révolutionnaire française sorti depuis peu de temps (Martial Poirson (dir.), e héâtre sous Révo utio o iti ue du ré ertoire -1799), Paris: ditions Desjonquères, 2008.). 6 Soulignons que les noms des personnages mentionnés par Pronko ne constituent en aucune manière une liste exhaustive, ni même un aperçu, des personnages des pièces en vaudevilles de l’époque. Les folies- parades, à la manière des comédies-parades, emploient, comme nous allons le montrer plus loin dans notre étude, des personnages reconnaissables des parades foraines et de société – Léandre, Isabelle, Cassandre (Voir la section 2.6 de notre second chapitre.). 7 Il n’est pas sans conséquence qu’une grande partie des ouvrages en question avaient été imprimés et amplement distribués, ce qui fit qu’ils ont survécu. C’est ainsi qu’une quantité importante d’entre eux se retrouvent dans des archives et bibliothèques en France aussi bien qu’en Amérique du Nord. 8 Le Théâtre du Vaudeville ouvrit ses portes le 12 janvier 1792. Construit par l’architecte Lenoir sur l’ancien emplacement de la salle de danse connue comme le Wauxh d’hiver, il se situait « entre la rue de Chartres et la rue Saint-Thomas du Louvre (qui venaient toutes deux aboutir sur la place du Palais- Royal, et que l’achèvement du Louvre a fait disparaître) » (« Vaudeville », dans M. W. Duckett (dir.), Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris : Librairie de Firmin Didot Frères, 1878, T. XVI, p. 797.).

5 ces pièces à une ou deux simples formules9, c’est nier les différents éléments constitutifs de ce riche corpus.

Il est notable toutefois que, pendant très longtemps, l’on prenait pour acquis que tout un chacun connaissait le fonctionnement du vaudeville, ce qui semblait dispenser de tout commentaire critique à son sujet, illustrant ainsi le statut peu important qu’il détenait auprès des critiques de théâtre. Notamment, dans un des seuls véritables traités sur le vaudeville, un discours prononcé en 1729 mais publié seulement en 1846, Claude Brossette note que :

Depuis que la Poésie a commencé à se perfectionner en France, la plupart de ceux qui ont excellé dans chaque genre de poésie ont pris soin de donner des préceptes, ou du moins des observations sur le genre auquel ils se sont appliqués […]. En un mot, depuis le Poème-héroïque jusques à l’ pigramme et au Madrigal, tous les genres de poésie sont enseignés par des traités en notre langue. Il n’y a que le Vaudeville seul, dont nos poètes n’ont fait aucun traité particulier, parce que sans doute ils ont regardé le Vaudeville comme une espèce d’épigramme accommodée à un air et tournée en chanson.10

Brossette met donc en lumière, par ces propos, l’attitude que l’on avait envers le vaudeville à son

époque, tout en perpétuant, lui-aussi, la façon de traiter du sujet car, à son tour, il suppose que son auditoire est très familier avec la matière traitée dans son discours lorsqu’il affirme que :

Tout le monde sait que par Vaudeville on entend une chanson populaire, et si l’on veut étendre cette définition, l’on peut dire que le Vaudeville est une sorte de chanson qui est dans la bouche du peuple, laquelle a ordinairement plusieurs couplets, et qui est toujours une espèce de satyre ou de chanson historique.11

9 C’est la perspective du vaudeville du XIXe siècle qui est né avec Eugène Scribe tout particulièrement, comme le précise Pronko : « By 1820 the vaudeville form had fallen into the hands of a dramatist who, though blessed with little literary talent, understood to perfection (and apparently shared) the tastes and prejudices of the rapidly rising middle classes. This was Eugène Scribe, a theatrical engineer of such genius that, despite the disrepute into which his plays have fallen today, it is fair to say the entire modern theatre would be radically different without the models he created. We owe him that solid dramatic mechanism known as the well-made play. The formula he developed and brought to perfection was employed throughout the nineteenth century in serious and frivolous theatre alike » (L. Pronko, op. cit., 1982, p. 8. Nous soulignons.). Nous voyons que si la formule à laquelle fait référence Pronko avait été d’une énorme importance pour le théâtre après Scribe, l’on ne peut pas parler des pièces en vaudevilles de la fin du XVIIIe siècle en termes similaires. 10 Claude Brossette, Du v udevi e, discours ro o cé à ’Ac démie de yo 2 ), Paris : Comptoir des Imprimeurs-Unis, 1846 [éd. Achille Huhnholtz], p. 3-4. 11 Ibid., p. 5.

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Précisons que si, à l’époque de Brossette, le vaudeville renvoyait surtout à la chanson satirique, il

était déjà employé dans des ouvrages dramatiques, sur les scènes foraines et au sein d’opéras- comiques, un fait que ce discours omet12. Étant donné que le texte a été imprimé seulement en

1846, plus d’un siècle après avoir été prononcé, le lecteur peut profiter des notes de bas de page qui prennent en considération le développement du vaudeville au cours de cette période, bien qu’elles soient relativement sommaires et emploient un ton similaire à celui de Brossette.

L’éditeur de l’ouvrage nous informe justement que :

On sait, du reste, que le mot Vaudeville sert maintenant à désigner une Pièce de théâtre où le dialogue, presque toujours gai et plaisant, est entremêlé de couplets faits sur des airs de Vaudeville, ou empruntés à des Opéras-comiques, ou quelquefois même composés exprès.13

Bien évidemment, aucune autre précision ne figure dans cette définition concise qui, une fois de plus, présente le sujet en tant qu’une connaissance générale qui n’a pas besoin d’être élaborée.

Ceci était très probablement le cas à l’époque, témoignant ainsi de l’importance du public du vaudeville à qui il était relativement inutile d’expliquer un genre théâtral auquel il était très habitué. Le lecteur d’aujourd’hui n’a clairement pas ce même avantage alors il nous semble impératif de nous plonger dans les détails offerts par les pièces mêmes. Cette étude nous permettra de découvrir, entre autres, le sens de termes comme « gai et plaisant », si souvent associés au genre sans jamais être expliqués, et de comprendre l’intérêt que possédait le vaudeville pour ses spectateurs qui venaient, en très grand nombre, soir après soir, remplir les salles de spectacle. Il nous est devenu clair que les études portant sur le vaudeville, que ce soit aux XVIIIe, XIXe ou même XXe siècles, cherchaient à traiter le sujet d’une perspective globale principalement, sans nécessairement présenter des études de cas illustrant les différents aspects

12 Voir à ce sujet, notre premier chapitre, section 1.4, « Le répertoire forain ». 13 Achille Huhnholtz, dans C. Brossette, op. cit., 1846, p. 5-6, note 1.

7 d’un si vaste sujet. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, l’inévitable délimitation temporelle peut parfois influencer la manière selon laquelle le vaudeville est conçu. Nous entendons par là que les études se concentrant sur le théâtre de l’Ancien Régime et de la

Révolution utilisent très souvent l’année 1799 pour délimiter leur corpus sans accorder une grande importance au vaudeville du siècle suivant, tandis que les études portant sur le vaudeville du XIXe siècle ne font que passer rapidement en revue les racines du genre sans se pencher dessus de façon attentive ou analytique. Nous ne prétendons pas faire ici une étude détaillée ni des premières pièces en vaudevilles de l’Ancien Régime dont, malheureusement, les traces

écrites sont fort rares, ni des formes que le vaudeville prendra au cours du XIXe siècle.

Cependant, tout au long de notre étude, nous avons cherché à signaler au lecteur les éléments qui annoncent le vaudeville tel qu’il est issu de la plume de Scribe ou bien de Labiche et de leurs collaborateurs, tout en visant à illustrer les transformations subies qui le distinguait de ce que le vaudeville avait été à ses débuts.

III Objectifs et plan de notre étude

À la différence de l’optique d’ouvrages antérieurs portant sur le vaudeville, nous proposons dans la présente étude de nous attarder sur des cas particuliers de pièces en vaudevilles afin de mieux comprendre et illustrer les différents aspects de ce corpus protéiforme.

Néanmoins, les changements produits au sein de ce type de pièces pendant la période historique de transition qui nous intéresse apparentent le vaudeville à un prisme dont les multiples facettes restent encore à découvrir. Il est certain que, vu le nombre de pièces en vaudevilles pendant cette période historique, nous ne pourrions aborder, dans les détails, qu’un nombre restreint d’ouvrages. Nous avons ainsi cherché des cas exemplaires qui faciliteraient l’illustration des

8 différents éléments constitutifs que nous avions perçus dans un plus grand nombre d’ouvrages.

Au cours de nos analyses nous avons compris que notre première ambition, de nous pencher sur le corpus du catalogue « comédie-vaudeville » de la BHVP dans sa totalité, était impossible. Il a donc été nécessaire de délimiter notre corpus considérablement, de restreindre les auteurs, de nous borner à une salle particulière et à une période plus gérable. Nous avons alors pensé opportun de prendre comme point de repère le Théâtre du Vaudeville, établi comme nous l’avons précisé en 1792, et dont le premier directeur et un de ses cofondateurs, Pierre-Yvon Barré, avait collaboré à la création de pièces en vaudevilles bien avant la fondation de cette salle. Pour cette raison, et surtout compte tenu de l’important rôle que Barré a joué dans la mise en place de cet espace dédié au vaudeville, nous avons cru bon de nous servir de lui afin de mieux opérer notre tri parmi les pièces, n’examinant que les ouvrages à la création desquels il avait participé14.

Nonobstant la réduction de notre corpus premier, nous possédons un échantillon suffisamment varié pour entreprendre l’analyse que nous nous sommes proposée visant à mettre en évidence les éléments constitutifs des pièces en vaudevilles d’une période de transition entre les XVIIIe et

XIXe siècles, à montrer l’influence de différentes autres formes dramatiques sur ce corpus hybride et à chercher à déterminer ce qui a contribué au grand succès de ce type de divertissement.

Nous avons en fait compris que les pièces qui nous intéressent, plutôt que d’être simplement coincées entre le passé et l’avenir, sont une manifestation du passé et de leur propre présent qui est en train de se construire. C’est la raison pour laquelle nous avons considéré impératif d’entamer la présente étude par un aperçu des formes dramatiques dans lesquelles puisaient Barré et ses collaborateurs pour écrire leurs pièces en vaudevilles. Aussi, notre premier

14 Nous avons détaillé le travail entrepris pour choisir le corpus dans notre premier chapitre (section 1.1). Nous ne présentons ici qu’une perspective sommaire de nos choix. Précisons cependant que toutes les pièces à l’étude sont des ouvrages issus d’un travail de collaboration.

9 chapitre, intitulé « Les origines du répertoire », offre-t-il au lecteur une vue sommaire de l’influence foraine et des spectacles de société sur le corpus, tout en présentant une élaboration du contexte historique qui nous concerne, au-delà des idées présentées ici. Ce parcours nous a menée à une forme théâtrale particulière de l’œuvre collaborative de Barré que nous étudions en détail au sein de notre deuxième chapitre, « Les comédies-parades et l’hybridité matérielle :

Mélanges de prose et de musique ». À cette occasion, nous offrons une analyse du rôle de la musique dans ces pièces qui mélangent le discours et les airs. Puisque nous ne sommes pas musicologue, notre analyse s’éloigne rapidement de ce champ de recherche afin de s’orienter plus spécifiquement vers la fonction du chant dans les pièces ainsi que sur les rapports entre les paroles créées par nos vaudevillistes et celles d’origine, ou du moins le thème de l’air original.

Notre troisième chapitre atteste d’une caractéristique très importante du genre du vaudeville tel qu’il se présentera au XIXe siècle ; il s’agit de la pratique de puiser dans les sujets d’actualité et qui sont au goût des contemporains pour créer les sujets des pièces15. Dans cette partie de notre

étude, intitulée « Les hommages à Voltaire et l’hybridité générique au Vaudeville : Mélanges du savant et du vulgaire »16, nous avons également illustré en quelle mesure les pièces à l’étude vont au-delà du banal et du simpliste, qualificatifs associés parfois au vaudeville par les critiques qui ne le prennent pas tout à fait au sérieux, en analysant les liens établis entre ces ouvrages

15 Nous avons dû faire ici un choix, car il est vrai que plusieurs catégories de pièces peuvent démontrer cette tendance à puiser dans l’actualité. C’est le cas des pièces patriotiques ou bien même des parodies qui se basent le plus souvent sur le répertoire à l’affiche sur les autres scènes de théâtre. Nous avons désiré nous concentrer sur l’actualité intellectuelle de l’époque afin de rendre à ce corpus le statut qu’il mérite d’un théâtre que la presse contemporaine décrivait être plein d’esprit, un statut qu’il semble avoir perdu avec le passage du temps. 16 Précisons que cette structuration du corpus sous la catégorisation de pièces à hommages peut s’appliquer aux différents groupes de pièces qui illustrent la tendance de puiser dans l’actualité du vaudeville. Si l’on considère les pièces patriotiques, les hommages à la paix et au pouvoir politique du moment sont très fréquents et très visibles. De même, si nous regardons les parodies, elles sont souvent considérées comme une forme de compliment étant donné que ce sont, le plus souvent, des ouvrages à grand succès qui seront sujet à une parodisation.

10 dramatiques et ceux d’érudits très prisés par tous17. En dernier lieu, notre quatrième chapitre,

« Les hommages aux forains et à la scène comique de l’Ancien Régime : Hybrides de louanges, d’anecdotes et de mises à l’affiche », met principalement en évidence le caractère anecdotique du vaudeville où le banal et le quotidien, qui figuraient déjà dans la comédie larmoyante et le drame bourgeois, sont appariés à un événement anecdotique dont tous les spectateurs seraient au courant. Notons que cette sélection du corpus tend, elle aussi, vers la structure des pièces à hommages étant donné qu’elle met en valeur des hommes de la scène comique de l’Ancien

Régime. Nous montrerons toutefois que cette valorisation a une utilité secondaire, similaire à la mise à l’affiche, qui vise à augmenter le nombre de spectateurs du théâtre. Au cours de notre

étude, nous chercherons à montrer que les différentes fonctions du théâtre – divertir, critiquer, instruire, procurer un revenu, fournir un lieu de rassemblement – se plient et se tordent à chaque tournant de ce cheminement historique complexe engendré par la Révolution française. Les différentes influences ayant agi sur la réalisation des pièces participent également à la création d’une œuvre protéiforme, composée de plusieurs genres et idées. Non pas séparés, mais plutôt complémentaires, les divers éléments constitutifs de ce corpus finissent par se mélanger, créant ainsi un répertoire hybride qui atteste du côté transitoire de cette époque, où l’Ancien Régime et le nouveau s’enchâssent. Le but principal de nos analyses est de rendre désormais plus claire et plus accessible une tranche importante de l’histoire du théâtre de cette époque orageuse. Nous comptons montrer que le répertoire créé par Barré et ses collaborateurs, avant et après l’établissement du Théâtre du Vaudeville, est marqué par des éléments faisant preuve d’une

17 Toujours par un souci de délimiter notre corpus, nous avons concentré notre analyse sur Voltaire principalement, quoique nous fassions référence à Rousseau et à Racine également. Notre analyse portera sur les liens établis dans les pièces à l’étude avec ces auteurs tout comme avec leurs travaux les plus connus.

11 universalité importante soulignée par un esprit de camaraderie et de partage typique de leur

époque mais qui se retrouvera aussi dans le théâtre des époques suivantes.

IV Dernières remarques

Nous aimerions nous attarder sur un aspect supplémentaire qui a été crucial aux recherches que nous avons menées. Il s’agit du catalogue C SAR (Calendrier lectronique des

Spectacles sous l’Ancien Régime et la Révolution), un outil qui s’est avéré indispensable pour nos analyses. Fondé en 1999, par Jeffrey Ravel, Barry Russel et David Trott, ce site comprend une banque d’images aussi bien qu’une base de données permettant aux chercheurs de découvrir des aspects de la représentation théâtrale des XVIIe et XVIIIe siècles qui n’étaient pas, auparavant, accessibles au grand public. Nous avons, par exemple, accès à des rapports de police qui nous offrent souvent des détails portant sur les événements qui eurent lieu au cours d’un spectacle, nous mettant de cette manière à même le parterre de cette période. Nous avons souvent fait appel aux données sur CÉSAR au cours de nos analyses, parfois pour connaître les auteurs dont les noms n’étaient pas explicités sur la page de titre d’un ouvrage à l’étude ou qui n’y figuraient que sous la forme d’une majuscule, suivie d’astérisques. Plus souvent encore, nous avons fait appel à ce catalogue afin d’avoir des renseignements sur le nombre et les dates précises de représentations d’une pièce en particulier, ce qui nous permettait de juger de son succès auprès des contemporains. De cette manière, nous avons pu prendre connaissance des succès aussi bien que des productions ratées des ouvrages créés par Barré et ses collaborateurs, un aspect très important lorsque nous cherchions à comprendre en quelle mesure le public était capable d’influencer la création de ces pièces en vaudevilles18. ne autre observation s’impose

18 Nous montrerons, par exemple, dans notre deuxième chapitre (p. 72-73), que l’échec du Mariage in extremis, (1782), une comédie en vers et sans aucun air chanté, pourrait être considéré comme étant une

12 par rapport à CÉSAR et au fonctionnement de cet outil technologique, notamment quant à la façon selon laquelle il fut créé et continue à être élaboré. Le même esprit de collaboration qui avait participé à la profusion de pièces en vaudevilles de la fin de l’Ancien Régime est visible dans la mise en place de CÉSAR et dans le fait que, depuis son ouverture au public en 2002, de nombreux chercheurs ont contribué à enrichir cette base de données, nous permettant de la sorte

à mieux comprendre le théâtre de cette période historique.

des raisons ayant encouragé nos auteurs à continuer de produire des pièces en vaudevilles. Renforçant la perspective négative que nous offre la presse de l’époque au sujet à son sujet, le catalogue C SAR indique que cette pièce n’avait eu qu’une seule représentation, le 5 novembre 1782.

Chapitre 1 Les origines du répertoire

1.1 Présentation du choix de corpus et de la problématique

Pierre-Yvon Barré, un des co-fondateurs du Théâtre du Vaudeville1, fut aussi le premier directeur de ce théâtre, à partir de son ouverture en 1792 et jusqu’en 18142. Tout comme l’édification de cet établissement, connu parfois tout simplement en tant que le Vaudeville, l’œuvre de cet auteur, composée principalement de pièces en vaudevilles, a été produite presqu’entièrement en collaboration : le théâtre fut créé avec Piis3 et Rosières principalement et sa production dramatique fut écrite avec ces derniers, aussi bien qu’avec Radet, Desfontaines,

Léger, Bourgueil, Deschamps, Desprès, Dieulafoy, les frères Dupaty (Maurice & Emmanuel),

Picard et Resnier4. Cette collaboration représente une première manifestation d’hybridité, car les contributions de tous les auteurs s’imbriquent pour former un tout cohérent. Nous ne comptons donc pas nous concentrer, au sein de la présente étude, ni sur des éléments particuliers à chacun de ces auteurs, ni sur l’influence particulière que la plume de Barré a eue sur ce répertoire, mais

1 Nous rappelons que ce théâtre ouvrit ses portes le 12 janvier 1792. Voir notre introduction, note 8, pour des détails sur son emplacement. 2 Le théâtre fut dès lors dirigé par Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers. 3 Soulignons pourtant que dans une lettre adressée « À Monsieur Barré, Seu i téressé à ’e tre rise du Théâtre du Vaudeville », qui figure comme paratexte à l’édition des Deux Panthéons dans le recueil Théâtre du Vaudeville, vol. 1, 1792, Piis nie toute responsabilité administrative que l’on lui aurait attribuée : « Je répéterai ici, une fois pour toute, ce que j’ai publié dans la plupart des Journaux : que toute es èce d’e tre rise, d’ dmi istr tio , de directio et de régie de s ect c e, m’est et me ser toujours absolument étr gère, et ue je ’ i j m is dû i réte du coo érer à ’ét b isseme t du héâtre du Vaudeville, autrement que par mes ouvrages. » C’est l’auteur qui souligne. 4 Ces auteurs étaient parmi les membres principaux des Dîners du Vaudeville, société fondée en 1796 et faisant suite aux divers Caveaux du XVIIIe siècle. Lors de ces soupers mensuels, « tous les convives devaient payer leur tribut par une chanson sur un mot tiré au sort dans le banquet précédent. […] Le règlement en couplets, adopté par la société dans sa première séance, portait que ces chansons ne devaient s’occuper … jamais de politique, / Jamais de religion, / Ni de mirliton, etc. Cette dernière condition ne fut pas, comme on le pense bien, la plus rigoureusement remplie » (Ourry, « Caveau », dans M. W. Duckett (dir.), Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris : Librairie de Firmin Didot Frères, 1873, T. IV, p. 737.). Nous voyons ainsi que les sources d’inspiration et le répertoire musical dans lequel les auteurs pouvaient puiser pour leurs pièces, non seulement étaient produits collectivement, mais étaient aussi bien abondants. 13

14 plutôt sur les pièces qu’ils ont créées en société, une pratique très courante à cette époque.

Toutefois, vu le rôle considérable de Barré dans les débuts du Vaudeville – c’est-à-dire du théâtre, aussi bien que du nouveau genre éponyme – sa participation à la création des pièces a constitué, dans un premier temps, le principal critère de sélection de notre corpus primaire, dans le but de rendre celui-ci plus maîtrisable et cohérent5.

Le répertoire dramatique dont nous allons traiter représente donc une création collective, une œuvre d’inspirations et d’idées formées et développées par les collaborations de Barré et qui fut mise en scène dans trois espaces de représentations différents : à la Comédie-Italienne6, devant la cour de Louis XVI et Marie-Antoinette7 et, finalement, sur la scène du Théâtre du

Vaudeville à partir de 1792. À notre connaissance, la première pièce que Barré rédige en collaboration date de 1776. Il s’agit de La Bonne femme, ou le Phénix, qu’il crée avec Piis selon la presse de l’époque, ainsi qu’avec Desprès et Resnier selon le catalogue C SAR. Cette parodie d’Alceste fut représentée pour la première fois le 7 juillet 1776 chez les Italiens, sur la scène du

Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. La dernière pièce que nous avons identifiée comme étant écrite

5 Nous avons ainsi écarté de notre étude des pièces représentées au Théâtre du Vaudeville pendant la période en question à la création desquelles Barré n’a pas participé, qui pourraient susciter un grand intérêt et procurer des pistes de recherches futures. Telle, par exemple, la pièce Les Deux Panthéons, écrite à l’occasion de l’inauguration du théâtre : quoiqu’elle fût d’une grande importance pour l’histoire de ce théâtre, elle ne fera pas l’objet d’une analyse textuelle détaillée, puisqu’elle a été écrite uniquement par Piis. Notre première sélection comprend alors 58 pièces, écrites entre 1777 et 1815. 6 Depuis 1716, année qui marque le retour de cette troupe suite à leur expulsion par Louis XIV en 1697, les Italiens se sont réinstallés à la salle de l’Hôtel de Bourgogne et ce jusqu’en 1783, lorsque la peur d’incendie les a poussés d’établir leur théâtre dans la salle Favart. Les écrits de l’époque attestent que, pour faire référence au spectacle italien, l’on utilisait soit l’appellation Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, soit Comédie-Italienne, soit Théâtre Italien. Afin d’éviter la répétition au sein de la présente étude, nous allons également employer ces divers noms attribués à la troupe italienne de façon synonymique. 7 Nous savons que certaines des pièces à l’étude ont été jouées soit chez le Comte de Provence, frère du roi, à Brunoy, soit devant leurs Majestés à Versailles, à Trianon, à Marly, à la Meute ou à Fontainebleau, généralement avant d’être représentées à Paris, à la Comédie-Italienne. Les représentations devant la cour faisaient bien évidemment partie des responsabilités des Italiens car, comme nous l’indique H. Audiffret, « en 1723, après la mort du régent, ils avaient substitué au titre de Comédiens de S.A.R. celui de Comédiens du Roi, quoiqu’il ne leur allouât que 15,000 fr par an » (H. Audiffret, « Théâtre Italien », dans Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1878, T. XVI, p. 541.).

15 par Barré, toujours en collaboration, fut représentée pour la première fois le 14 janvier 1815 au

Théâtre du Vaudeville. Il s’agit de la comédie-vaudeville Les Trois Saphos lyonnaises, ou Une

our d’ mour, signée par Barré, Radet et Desfontaines. En considérant ces trente-neuf ans de création dramatique collaborative8 qui fut profondément influencée par les événements de la tumultueuse période historique avec laquelle elle coïncidait, il nous a semblé important, dans un deuxième temps, d’effectuer une nouvelle sélection au sein du corpus protéiforme de ces auteurs,

à partir d’un regroupement générique, aussi bien que d’un point de vue chronologique. Ceci a pour but de créer une certaine homogénéité au sein d’un corpus assez flou et difficile à classifier, afin de mieux identifier les éléments constitutifs de ces pièces en particulier, ainsi que le caractère hybride de ces divers éléments. Nous avons donc choisi de porter notre attention sur trois catégories importantes de l’œuvre de Barré et de ses collaborateurs que nous pouvons ainsi traiter dans leur intégralité : les comédies-parades, les pièces faisant hommage aux érudits, c'est-

à-dire celles mettant en scène des hommes de lettres de l’Ancien Régime ainsi que leurs ouvrages, et finalement, les pièces faisant hommage à la scène comique, où sont représentées les figures marquantes des théâtres de la Foire et de l’Opéra-Comique principalement. Ayant ainsi découpé le corpus, les dates charnières de notre étude se présentent alors de la manière suivante :

1780, étant l’année de création de Cassandre oculiste, la première comédie-parade écrite par

8 Autre que ces trente-neuf ans de carrière collaborative, il faut également prendre en considération les débuts dramatiques de Barré, où il a tenté de travailler seul. Un seul titre figure dans le catalogue CÉSAR pour cette période, il s’agit de la parade Les Amours du beau Léandre, représentée pour la première fois le 2 août 1766, sur les boulevards, dans le Théâtre de Nicolet, salle qui date de 1759 et qui jouissait déjà, en 1766, d’une très grande renommée. Il est impossible d’affirmer avec certitude si cette pièce est vraiment la seule que Barré avait écrite seul pendant dix ans, c’est-à-dire entre 1766 et 1776. Quoiqu’il en soit, cela étend la période de sa carrière dramatique à presqu’un demi-siècle, période qui explique, entre autres, les diverses transformations que nous percevons dans le répertoire de ce dramaturge et dont nous allons traiter plus loin.

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Barré avec la collaboration de Piis, et 18079, année de la première représentation du vaudeville

’Is e de Mégalantropogénésie de Barré, Radet, Desfontaines et Dieulafoi, qui constitue la dernière pièce qui s’inscrit dans une de ces trois catégories, spécifiquement dans celle des pièces constituant des hommages aux érudits.

Les comédies-parades qui feront l’objet de notre deuxième chapitre sont les suivantes : de

Barré et de Piis, Cassandre oculiste, ou l'Oculiste dupe de son art (1780), Cassandre astrologue, ou le Préjugé de la sympathie (1780) et Les Deux Porteurs de chaise (1781) ; de Barré, Radet (et

Rosières selon certaines sources), Les Docteurs modernes (1784), pièce suivie du Baquet de santé ; et finalement, de Barré, Radet et Desfontaines, Arlequin afficheur (1792) et Colombine mannequin (1793). Les pièces qui suivent, constituant des hommages aux érudits, seront à l’étude au sein du troisième chapitre de cette thèse : de Barré, Piis, Radet et Rosières, Léandre-

Candide, ou les Reconnoissances (1784) ; de Barré et Radet, Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin (1788) ; de Barré, Piis, Radet et Desfontaines, Voltaire, ou Une journée de Ferney

(1798), Hommage du petit vaudeville au grand Racine (1798) ; de Barré, Radet et Desfontaines,

La Tragédie au Vaudeville, suivie par Après la confession, la pénitence (1801) ; et enfin, de

Barré, Radet, Desfontaines et Dielafoi, ’Is e de Mégalantropologénésie, ou les Savans de naissance (1807). Les pièces constituant des hommages à la scène comique seront analysées dans le quatrième chapitre de la présente étude. Il s’agit des pièces de Barré, Radet et

Desfontaines, Favart aux Champs-Élysées (1793), Le Mariage de Scarron (1797), Monet, directeur de l’O ér -Comique (1799), Les Écriteaux, ou René Le Sage à la Foire Saint-Germain

9 Cette année porte une deuxième importance : le 29 juillet 1807 Napoléon signa le décret arrêtant la liberté des théâtres accordée en 1791 et réduisant le nombre de théâtres de trente-cinq à huit. Parmi ces huit figurait le Théâtre du Vaudeville qui reçoit ainsi un statut plus privilégié qu’auparavant, un statut similaire à celui détenu par la Comédie-Italienne à la fin du règne de Louis XVI, c’est-à-dire d’un théâtre semi-officiel. Le décret napoléonien périra lors de la chute de l’Empire et la liberté des théâtres sera à nouveau rétablie.

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(1805) ; et, finalement, de Barré, Radet, Deschamps et Despré, Re é e S ge, ou ’est bie à

Turcaret (1802).

Ce corpus de collaborations marque, à notre avis, une véritable (re)naissance du vaudeville, idée ayant un double sens, comme en atteste le choix des parenthèses de notre titre, qui surgit du fait que les auteurs en question ressuscitent le vaudeville qui n’était plus vraiment à la mode de leur temps, tout en changeant complètement ses paramètres, comme il sera montré en détail plus loin. D’une chanson satirique qu’il était à son origine, le vaudeville devient un genre dramatique qui naît véritablement à cette époque10 et qui aura une longue et prodigieuse vie au siècle suivant. Il s’agit pourtant également d’une renaissance, un nouvel essor, car les pièces en vaudevilles, après avoir remporté un grand succès sur les théâtres forains, étaient tombées de la faveur du public dans la deuxième moitié du siècle. Dans les trois prochains chapitres de notre thèse, nous chercherons donc à déterminer, par le biais d’analyses textuelles, les caractéristiques particulières des trois catégories de pièces à l’étude, ainsi que les diverses transformations qu’elles ont subies et qui ont produit ce que nous percevons comme une hybridité structurale et stylistique, c’est-à-dire dans la forme, aussi bien que dans le fond. Soulignons que l’hybridité de ce corpus n’est pas recherchée par les auteurs, mais qu’elle est plutôt, selon nous, une conséquence directe du contexte historique, dramatique aussi bien que politique, qui est en pleine période de transition et de changement. Les éléments hétéroclites, structuraux et stylistiques, attestent également des valeurs et goûts changeants du public. Les diverses influences ayant agi sur la création et la production de ces pièces rendent plus tangible, à notre avis, leur hybridité et importent ainsi à être analysées brièvement dans le présent chapitre de notre étude.

10 L’on ne voit pas, avant cette période, l’usage du terme « vaudeville » comme l’unique marque générique d’une pièce tel qu’il sera le cas à partir des années quatre-vingt-dix, lors de l’établissement du Théâtre du Vaudeville.

18

1.2 Aperçu du répertoire protéiforme dans son contexte historique, dramatique et politique

Lorsque nous regardons l’œuvre dramatique de Barré et de ses collaborateurs, nous découvrons une panoplie de formes théâtrales qui illustrent et retracent, en premier lieu, les préférences du public pour lequel ces pièces ont été composées, en deuxième lieu, les changements au sein des régimes politiques au pouvoir auxquels tous devaient s’adapter pour survivre et, finalement, les diverses étapes de transformations idéologiques subies par les auteurs principaux de ce répertoire au cours d’une période qui s’étend sur plusieurs décennies. La longue carrière de Barré comme homme de théâtre explique parfaitement, dans un premier temps, la diversité des formes dramatiques qu’il produit. Quoique nous ne cherchions pas dans cette étude, comme nous l’avons spécifié, à survoler la carrière entière de Barré, la période de création du corpus principal sur lequel nous avons choisi de nous pencher dépasse, en effet, le quart de siècle. Au cours de cette période, Barré s’est associé à différents dramaturges et la variété de ses collaborations se voit également reflétée dans l’hétérogénéité de leur œuvre. Par ailleurs, en bons hommes de théâtre, Barré et ses collaborateurs ont su rester à l’écoute d’un public souvent rapide

à se lasser, désireux de nouveautés et à la recherche « de l’esprit et de la gaieté »11. La difficulté

à maintenir leur succès n’était pas des moindres, surtout considérant que leurs publics étaient hétéroclites, vu que leur répertoire a été représenté dans différents milieux théâtraux : sur les scènes de la cour, devant Louis XVI et Marie-Antoinette ; chez les Italiens sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne ; et finalement dans leur propre salle ouverte en 1792, celle du Théâtre du

Vaudeville. Il est important de noter que ce dernier théâtre jouit de la faveur du public avant, pendant et après l’époque révolutionnaire et celle de l’Empire napoléonien. Les différents

11 Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc, Paris : Garnier Frères, Libraires-Éditeurs, 1880, T. 12, p. 397. Précisons que ce périodique manuscrit était écrit et publié confidentiellement ce qui rend impossible la tâche de déterminer le véritable auteur de chacune des entrées qui se présentent sous forme de lettre.

19 changements dans les régimes politiques ont, de toute évidence, influencé la forme et surtout le fond des pièces des auteurs qui nous intéressent.

L’exemple le plus frappant et le mieux connu de cette influence, néfaste parfois, est celui de La Chaste Suzanne12, pièce où Suzanne est faussement accusée d’infidélité par deux barbons amoureux d’elle à qui elle avait refusé son amour. Cette pièce est la cause de l’emprisonnement des auteurs, Barré, Radet et Desfontaines, qui ont été obligés de changer certains passages et de supprimer le vaudeville final afin d’éviter que leur interprétation monarchiste par des membres du public persiste. Martin Nadeau souligne que « [c]ette “interprétation maligne” de la part de certains spectateurs témoigne des applications conflictuelles opérées par le public. Ce dernier est composé de spectateurs issus d’origines sociales très diversifiées, dont les clivages politiques se transposent dans l’élaboration du sens d’une pièce »13. Difficile pour un auteur d’anticiper les sous-entendus que les spectateurs trouveront, à tort ou à raison, au sein de son ouvrage. Edmond

Biré, dans son Jour d’u bourgeois de ris e d t erreur, explique les connotations attribuées à certains vers de La Chaste Suzanne que le public avait soulignés par ses applaudissements :

Les deux vieillards qui ont dénoncé Suzanne, Accaron et Barzabas, siègent parmi ses juges. Azarias, le chef du tribunal, se lève et leur dit : Vous êtes ses accusateurs, vous ne pouvez être ses juges. C’était la phrase même que Desèze avait jetée à la face des membres de la Convention : « Je cherche parmi vous des juges et je ne vois que des accusateurs. » Les paroles d’Azarias ont été

12 Cette pièce en deux actes, mêlée de vaudevilles, fut représentée pour la première fois, sur le théâtre du Vaudeville, le 5 janvier 1793. La page de titre de l’édition de 1793 indique que « [l]e sujet de cette piece est tiré de l’Ancien-Testament. Voyez la Traduction de la Bible, par le Maistre de Sacy, édition in-fol. de 1731, page 734, chap. XIII. Histoire de ’ ccus tio de Suz e, r deux viei rds im udi ues, et s délivrance par la sagesse et le jugement du jeune Daniel. » 13 Martin Nadeau, « Chansons, vaudevilles et ariettes durant la Révolution », dans Revue d’histoire du théâtre, no 4, 2005, p. 381-382. Le terme « interprétation maligne » est tiré d’une « Pétition des citoyens Barré, Radet et Desfontaines, justifiant le civisme de La Chaste Suzanne » dont une partie est citée par Nadeau : « Comme il n’est question dans ce couplet que d’une femme qui vend son honneur et d’une autre femme qui brave la mort pour le conserver, toute interprétation maligne est fausse et ridicule » (Ibid., p. 381.).

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accueillies par des applaudissements plusieurs fois répétés et qui étaient bien évidemment à l’adresse des Accaron et des Barzabas de la Convention nationale. Lorsque Suzanne est condamnée à mort, que les trompettes donnent le signal du départ et que les gardes se disposent à la conduire au supplice, le jeune Daniel sort de la foule et, s’adressant au chef du tribunal : Juge Azarias, dit-il, je suis innocent de la mort de cette femme. Ici encore, les applaudissements ont éclaté avec une énergie extraordinaire, et il n’était guère possible de se méprendre sur leur signification. Les spectateurs pouvaient-ils dire plus clairement : « O juges, nous sommes innocents de la mort de Louis ! »14

Ainsi, ces hommes de théâtre, qui avaient fait leur début sur la scène de Versailles et « qui ont depuis longtemps donné des gages à la cause révolutionnaire »15, laissent parfois entrevoir des nostalgies pour l’Ancien Régime qui leur coûtent cher et qu’ils doivent payer par des preuves de patriotisme16. Le rôle du public dans l’épisode susmentionné est capital car il renforce les allusions monarchistes par ses applaudissements et se sert des paroles d’Azarias et de Daniel pour exprimer son mécontentement envers le régime jacobin qui juge, en plus d’avoir accusé, manquant ainsi parfois d’objectivité. Cela explique comment nous retrouvons des pièces issues de la même plume qui témoignent de convictions politiques assez opposées. Pendant toute cette période de production dramatique, les valeurs et intérêts mêmes des auteurs changent et influencent, eux aussi, la création des pièces. C’est notamment ce type de disparité qui a éloigné

Piis de Barré et du Théâtre du Vaudeville17.

Ainsi, non pas inconstants mais plutôt malléables, les auteurs de ce corpus protéiforme nous offrent un aperçu de l’esprit de leur temps. Les divers changements dans la vie de l’époque, que ce soit dans le cadre dramatique, social ou bien politique, expliquent la multitude de genres

14 Edmond Biré, Jour d’u bourgeois de ris e d t erreur, Paris : Librairie Académique Dider, 1793. T. II, p. 39. Nous soulignons. 15 Ibid., p. 38. 16 « Pour racheter leur liberté, leur vie peut-être, ils composèrent un vaudeville intitulé : Au retour, tout brûlant de patriotisme » (Ibid., p. 54. C’est l’auteur qui utilise les caractères italiques.). 17 « Brouillé avec Barré, il [Piis] quitte le Vaudeville et fonde l’éphémère Théâtre des Troubadours (1799), pour lequel il écrit quelques pièces. Deux ans après, il renonce à la scène » (Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris : Presses Universitaires de France, 1986, p. 41.).

21 qui composent l’œuvre de ces auteurs et piquent notre curiosité quant aux influences ayant agi sur la structure de ce corpus qui se compose principalement de « divertissements »,

« impromptus », « comédies-vaudevilles », « comédies-parades », « comédies », « vaudevilles »

« opéras-comiques en vaudevilles » et « pièces patriotiques »18. Ce qui est intéressant, au-delà de la pluralité des formes dramatiques, c’est le caractère hybride des pièces comme les « comédies- parades », « comédies-vaudevilles » ou même les « opéras-comiques en vaudevilles » qui présentent une double hybridité structurale.

Soulignons pourtant que la question des genres était, à cette époque, une préoccupation qui s’appliquait beaucoup moins aux formes théâtrales dites mineures, comme celles composant le répertoire de Barré et de ses collaborateurs. De plus, les contemporains de ces derniers ont multiplié, en quelque sorte, la confusion quant aux véritables marques génériques des pièces.

Dans une lettre datant de décembre 1780 de la Correspondance littéraire, il est indiqué que :

Le nouvel opéra de MM. de Piis et Barré, Cassandre astrologue, ou le Préjugé de la sympathie, représenté sur le même théâtre pour la première fois, le mardi 5, n’a pas été moins favorablement accueilli que Cassandre oculiste, Aristote amoureux et les Vendangeurs. Voilà, depuis six mois, le quatrième succès de ces messieurs dans un genre qui semblait entièrement oublié, et que le patriotisme français se félicite de voir renaître pour le bonheur et pour la gloire de la nation.19

Pourtant, d’après les pages de titre de ces pièces, deux d’entre elles sont des comédies-parades

(Cassandre astrologue et Cassandre oculiste), une est un opéra-comique (Aristote amoureux) tandis que la dernière est signalée comme étant un divertissement20. Le trait que toutes ces pièces ont en commun est le fait qu’elles sont « en un acte et en vaudevilles » comme il est indiqué sur

18 Ces diverses marques génériques proviennent toutes des pages de titre des pièces publiées sous le nom de Barré et de ses collaborateurs. 19 Correspondance littéraire, 1880. T. 12, p. 458. Nous soulignons. 20 Voir les deux volumes de l’ouvrage Théatre de M. de Piis, Écuyer, Secrétaire Interprete de Mo seig eur omte d’Artois ; et de M. Barré, Avocat en Parlement ; contenant les Opéra-Comiques [sic] e V udevi es, et utres ieces u’i s o t com osées e société, our e héâtre It ie , de uis 0 jus u’e 3, Londres : [s. éd.] 1785.

22 les diverses pages de titre de ces ouvrages. Quel est donc ce genre dont il est question et que l’on dit faire le bonheur du « patriotisme français » ? S’agirait-il du vaudeville, bien que cette forme,

à l’époque qui nous intéresse, ne soit pas encore un genre dramatique établi comme au XIXe siècle ? Comme nous l’avons déjà souligné, ce n’est en effet qu’à partir de l’établissement du

Théâtre du Vaudeville, en 1792, que le genre éponyme s’impose comme forme dramatique à part entière et que nous retrouvons des pièces portant la marque générique « vaudeville », plutôt que celle de pièce « en vaudevilles ». Mais quelle est la différence entre ces deux appellations ?

Si nous nous attardons quelque temps sur cette question, c’est parce qu’il est évident que le terme « vaudeville » change de signification selon les différentes époques traversées, ce qui n’est pas toujours évident lors de la lecture d’ouvrages critiques portant sur le théâtre de l’époque. Par exemple, lorsque Isabelle Martin s’interroge sur la possibilité de survie du théâtre de la Foire du début du XVIIIe siècle, elle se demande si « [l]a langue elle-même, cette extraordinaire langue du vaudeville, en se fixant dans les textes, n’aurait-elle pas été un inconvénient à [l]a postérité [du théâtre forain] »21. Pourtant, Martin ne clarifie pas ce à quoi elle renvoie en parlant d’une « langue du vaudeville » qui pourrait faire référence à la pratique chantée tout simplement, ou bien au côté satirique souvent associé avec le vaudeville, ou encore

à un répertoire musical connu par la plupart des spectateurs de l’époque. De toute évidence, il y a

également la possibilité d’une combinaison entre ces divers sens, ce qui approfondit davantage la confusion quant au sens de l’expression employée par Martin, tout comme quant à la signification du terme vaudeville au moment étudié par l’auteure, c’est-à-dire le début du XVIIIe siècle. Les auteurs de la fin de l’Ancien Régime passent, comme nous l’avons souligné, de

« pièces en vaudevilles » à des « vaudevilles » tout court, ce qui dénote une quelconque

21 Isabelle Martin, Le Théâtre de la Foire : Des tréteaux aux boulevards, Oxford : Voltaire Foundation, 2002, p. xvi. Nous soulignons.

23 transformation, dans la forme, le fond ou bien les deux, qui nous semble pertinente à notre étude de l’hybridité structurale et stylistique de ce corpus protéiforme. Puisque, comme le souligne à juste titre Henri Gidel, le vaudeville « a longtemps été considéré, parmi les genres dramatiques, comme celui dont il fallait bien constater l’existence, mais qui ne méritait pas le moindre examen sérieux »22, les définitions que l’on trouve dans les dictionnaires dramatiques modernes23 ne soulèvent pas les particularités des diverses transformations subies par le vaudeville, depuis sa naissance et jusqu’au XIXe siècle lorsque sa forme se stabilise et se fige, devenant le spectacle à formule rendu célèbre par Scribe, Labiche et Feydeau principalement. Alors, nous posons l’importante question à nouveau : que veut dire « vaudeville » pour Barré et ses collaborateurs, et comment se distingue cette signification de celle attribuée au terme tel qu’il se présentait aux foires du début du siècle des Lumières et sur les scènes du siècle suivant ?

1.3 Le vaudeville

Pour mieux répondre à cette question il est impératif de regarder brièvement le parcours historique du vaudeville qui avait fait ses débuts au XVe siècle comme chanson populaire satirique dont l’origine est attribuée au normand Olivier Basselin. La chanson connue au début du XVIIIe siècle sous le nom du vaudeville est d’ailleurs une création de collaboration, née

22 H. Gidel, op. cit, 1986, p. 3. 23 La définition offerte par P. Pavis dans son Dictionnaire du théâtre ne mentionne que très brièvement le vaudeville au siècle des Lumières : « À l’origine, au XVe siècle, le vaudeville (ou « vaux de vire ») est un spectacle de chansons, d’acrobaties et de monologues, et ce jusqu’au début du XVIIIe siècle : Fuzelier, Lesage et Dorneval composent des spectacles pour le théâtre de la Foire qui utilisent musique et danse. L’opéra-comique apparaît lorsque la partie musicale se développe considérablement. Au XIXe siècle, le vaudeville devient, avec Scribe (entre 1815 et 1859) puis Labiche et Feydeau, une comédie d’intrigue, une comédie légère, sans prétention intellectuelle […] » (Patrice Pavis, « Vaudeville », dans Dictionnaire du théâtre, Paris : Armand Colin, 2002, p. 402.). Notons d’abord le brassage de l’opéra-comique (terme qui ne jouit pas d’une entrée séparée dans ce dictionnaire) et du vaudeville ainsi que l’attribution de la création de ce dernier en tant que genre dramatique comique aux auteurs du XIXe, sans aucune mention de Barré ni de ses collaborateurs, auteurs reconnus de leur vivant comme les créateurs du genre.

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« d’une association de poètes-chanteurs, les “compaignons du Vau de Vire” […]. Cette association devait probablement se rattacher à la vieille tradition des trouvères normands »24. Dès ses débuts, cette forme de chanson est donc composée de vers faits en société, élément important car la production de Barré est, elle-aussi, toujours composée en collaboration, c’est-à-dire en société, selon l’expression utilisée à l’époque. Les vers des trouvères normands ont été, par la suite, répandus dans le reste du pays, principalement par le biais du colportage. C’est ce qui fit

« qu’à la fin du XVIe siècle le terme vau-de-vire, longtemps après la mort des créateurs du genre,

était devenu courant pour désigner la chanson populaire de circonstance »25, généralement satirique, et qui était facilement reconnaissable. C’est ainsi que Nicolas Boileau-Despréaux nous présente le vaudeville en 1647 dans son Art dramatique :

[…] Le Latin, dans les mots, brave l’honnèteté [sic] ; Mais le Lecteur François veut être respecté. Du moindre sens impur la liberté l’outrage, Si la pudeur des mots n’en adoucit l’image. Je veux dans la Satyre un esprit de candeur, Et suis un effronté qui prêche la pudeur. D’un trait de ce Poëme, en bons mots si fertile, Le François né malin forma le Vaudeville, Agréable indiscret, qui, conduit par le chant, Passe de bouche en bouche, et s’accroît en marchant. La liberté Françoise en ses vers se déploie. Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie. […]26

Comparant le style moins soigné des Latins, c’est-à-dire le style italien, à celui des Français,

Boileau souligne le besoin de finesse dans « la liberté » des vers. Ainsi, selon lui, pour être au goût des Français, il est nécessaire d’amoindrir un sens impudique et outrageant par la subtilité des paroles. Le vaudeville serait ainsi issu de l’ingéniosité française accouplée à la gaieté de ce peuple qui porte la chanson de canton en canton. On manque de précisions quant au

24 H. Gidel, op. cit., 1986, p. 7. 25 Id. 26 Nicolas Boileau-Despréaux, « Chant II », dans ’Art oéti ue, Paris : De l’imprimerie d’Aug. Delalain, 1815, p. 15.

25 développement de la structure musicale du vaudeville et quant au moment où l’on commença à adapter de nouvelles paroles à une mélodie connue déjà. Néanmoins, selon Gidel, depuis « le

XVIe siècle en tout cas, on sait qu’il s’agit d’airs très simples, par opposition aux mélodies polyphoniques de facture savante, susceptibles d’être chantés sans difficulté par tous. Très tôt

également, on appelle vaudeville aussi bien l’air que les paroles qui lui sont adaptées »27.

Le vaudeville-chanson, facile à apprendre étant basé sur un air connu, commence, dès la première moitié du XVIIe siècle28, à être intégré à des pièces de théâtre, généralement à la fin de celles-ci, avant d’aboutir à une forme plus connue au XVIIIe siècle, celle des pièces « en vaudevilles ». Cet aboutissement, Gidel l’attribue à la Comédie-Italienne qui, avant d’être expulsée du pays en 1697, permettait plus d’« innovation » et de « fantaisie »29 dans ses spectacles que la Comédie-Française et l’Opéra. Dans son article portant sur les débuts du vaudeville, Charles Mazouer confirme cette idée en étudiant le Théâtre italien d’ variste

Gherardi où ce dernier avait recueilli « les scènes écrites en français par des dramaturges français, qui se glissèrent dans le spectacle italien ’im roviso à partir de 1681, et les pièces entièrement françaises qui se substituèrent finalement à lui jusqu’en 1697 »30. Chez les Italiens, le vaudeville constitue un des trois différents types de musique vocale intégrés à leur spectacle, soit « les parodies d’opéra, les airs originaux et les airs populaires ou vaudevilles »31. Selon

Mazouer, quoique les pièces de la troupe italienne intègrent de façon logique le chant à la

27 H. Gidel, op. cit., 1986, p. 12. Cette pratique a également contribué à la confusion entre la mélodie, les paroles et, plus tard, le genre dramatique en rapport avec le siècle des Lumières spécifiquement. 28 Gidel spécifie qu’en 1640 a été « publiée une Comédie en chansons attribuée à Timothée de Chillac et à Charles Beys. C’était la première comédie composée sur des « airs connus », exclusivement faite à partir de mélodies en vogue à cette époque » (Ibid., p. 14.). Notons que la date de publication n’indique pas toujours l’occurrence initiale d’une pratique scénique vu que parfois les pièces n’étaient pas nécessairement publiées immédiatement après avoir été représentées sur scène pour la première fois. 29 H. Gidel, op. cit., 1986, p. 1. 30 Charles Mazouer, « L’apparition du vaudeville : Le Théâtre italien de Gherardi », dans Europe, no 786, octobre 1994, p.6. 31 Ibid., p.7.

26 pièce32, elles constituent plutôt, dans cette situation, « seulement un ornement de la comédie » en comparaison avec les vaudevilles de la fin d’une pièce où la musique « se développe en divertissements plus copieux et plus organisés »33. Les Italiens emploient donc vers et prose, airs nouveaux et vaudevilles populaires, afin de créer un spectacle varié, original et plaisant à voir.

Selon Mazouer, le vaudeville facilite la parodie d’opéra et la satire des mœurs car, nous le rappelons, il s’agit dans l’étude de ce critique d’un corpus de pièces en français, où la langue de la représentation n’empêche plus la compréhension du sens des paroles, comme cela aurait été le cas avec les pièces ’im roviso jouées en italien.

Les idées que Mazouer présente dans sa conclusion sont très importantes pour notre étude et nous nous permettons donc de les citer ici en entier :

La place et le rôle des chansons vaudevilles dans les comédies du Recueil de Gherardi méritaient d’être circonscrits ; ce jeu avec les airs connus (airs des rues, ou même airs du noble opéra transformés en rengaines populaires) sur lesquels on adaptait de nouvelles paroles, avec des décalages parfois cocasses, cette présence plus fantaisiste de la chanson à portée parodique ou satirique achèvent de donner à ce théâtre sa couleur spécifique de joie un peu débridée. Le Théâtre italien de Gherardi, ce faisant, marque bien l’apparition du genre dramatique du vaudeville – comédie mêlée de chansons, qui perdra d’ailleurs ses couplets au XIXe siècle. Mais la musique et le chant interviennent, dans ce théâtre du Grand Siècle finissant, autrement que par les vaudevilles. Si bien que les pièces rassemblées par Gherardi peuvent aussi passer pour la première apparition des « comédies à ariettes » – comédies mêlées de chansons originales, proches des comédies à vaudevilles, et qui constituent ce que le premier XVIIIe siècle appelle « opéra- comique » – et même pour la première apparition de l’opéra-comique – au sens

32 Mazouer souligne que chez les Italiens, « les interventions musicales […] sont appelées par le développement même de l’action dramatique (sérénades ; mascarades ; scènes de cabaret ; cérémonies burlesques), ou naturellement amenées par certains personnages (professionnels de la musique ; zannis plaisants et parfois ivres comme Scaramouche, Arlequin, Mezzetin bien entendu ; marchands ambulants ; chanteurs des rues) ; certains sujets exigent la collaboration de la musique, comme les parodies d’opéra, les parodies mythologiques, les sujets féeriques ou d’un exotisme fantaisiste » (Ibid., p. 8-9. Nous soulignons.). Ainsi, la musique dans le spectacle italien cherche à respecter la progression de l’intrigue, créant en quelques sortes plus de véracité au sein d’une représentation dite fantaisiste. 33 Ibid., p. 9.

27

moderne de genre mixte qui tient du drame lyrique et de la comédie, faisant alterner airs chantés et dialogues parlés.34

Les Italiens mettaient donc déjà en scène, dès la fin du XVIIe siècle, des pièces de théâtre qui

évoquent les genres dont la fin du XVIIIe siècle propagera la popularité et le succès. Pourtant, il nous semble intéressant de noter que les premières pièces de Barré, écrites entre 1780 et 1783 en collaboration exclusive avec Piis – à l’exception d’une comédie qui ne contient point de musique

– sont entièrement en vaudevilles, sans prose35. Or, à partir de 1784, Barré commence à produire des pièces avec d’autres auteurs et acteurs, ce qui expliquerait, à notre avis, un changement structural de ses ouvrages qui cherchent peut-être à s’adapter au style de ses nouveaux collaborateurs et aux goûts du public. Ainsi, la comédie-parade qui suivra chronologiquement,

Léandre-Candide, ou les Reconnoissances de Barré, Piis, Radet et de l’acteur Rosières, est-elle un premier exemple de la structure du vaudeville comme genre dramatique, où la prose et le chant se mêlent36. Pareillement, malgré l’inscription « comédie-parade, en un acte et en vaudevilles » qu’elle porte sur sa page de titre, la comédie-parade Les Docteurs modernes, que

Barré, Radet et Rosières présentent le 16 novembre 1784 chez les Italiens, comporte également un mélange de passages parlés et chantés. Pourtant, notons que dans cette dernière pièce c’est la

34 Ibid., p. 15. Nous soulignons. 35 Autre que la rime présente dans les couplets chantés, l’impression du texte permet également de voir les passages où la prose se mélange au chant, car les caractères sont plus grands lorsqu’il s’agit d’une phrase en prose. C’est une autre façon de confirmer que les pièces les plus récentes de Barré et de Piis sont entièrement en vaudevilles. 36 Il est fort probable que le changement dans la structure de la pièce ait un rapport direct avec le changement au niveau des auteurs ce qui témoigne de la malléabilité de style de Barré. Jean-Baptiste Radet, qui depuis 1782 écrit des pièces pour le Théâtre Italien – des parodies en vaudevilles principalement – se rallie avec Barré pour devenir un de ces principaux collaborateurs à partir de 1784. L’acteur Jean-René le Couppey de la Rosière dit Rozières fait partie de la troupe italienne et participe parfois à la création de pièces selon les écrits de l’époque. Sa collaboration avec Barré fut si étroite qu’il le suivit lorsque ce dernier quitta la troupe italienne et participa activement à la fondation du Théâtre du Vaudeville.

28 prose, plutôt que la musique37, qui agit en tant qu’intermède, comme la tradition du vaudeville le voudra plus tard ; les passages parlés sont généralement des phrases de liaison entre les différents couplets chantés.

Malgré la conformation tardive de Barré et de ses collaborateurs à la pratique du vaudeville qui deviendra standard par la suite, il importe de nous poser la question suivante : quel genre ces auteurs étaient-ils en train de faire renaître lors de leurs débuts dramatiques qui profitèrent d’un grand succès auprès de leurs contemporains, si les pièces jouées chez les

Italiens, selon Gidel tout comme Mazouer, mélangeaient déjà le chant et la prose ? En effet, ces premières pièces de nos auteurs, construites entièrement à base de vaudevilles-chansons reconnus par le public, rappellent les pièces qui s’étaient développées et propagées à la Foire, avant d’aboutir à la forme de l’opéra-comique de la deuxième moitié du siècle, forme décrite par

Mazouer dans sa conclusion citée ci-dessus. Il nous semble donc pertinent de nous attarder un moment sur ce milieu théâtral des forains afin de mieux comprendre les divers éléments constitutifs du répertoire hybride protéiforme que Barré et ses collaborateurs remettent à la mode au début du règne de Louis XVI.

1.4 Le répertoire forain

La caractéristique insolite des forains est leur extrême capacité d’adaptation aux diverses conditions de représentation auxquelles ils font face (espaces, publics, et même persécutions).

Tout comme le spécifie I. Martin, « [l]eur spectacle restait informel car il devait s’adapter,

37 Nous verrons dans la section suivante que, selon la préface de l’anthologie Théâtre de la Foire de Lesage, le rôle de la prose avait été, dans un premier temps, justement celui de mieux relier les couplets chantés pour procurer plus de fluidité à la pièce. C’est grâce à ce désir de fluidité que l’opéra-comique mixte fut développé à partir de pièces complètement en vaudevilles chantés pas les acteurs.

29 chaque fois, à de nouvelles conditions, fréquemment imprévisibles »38. Ils sont également capables de profiter de toute situation qui se présente à eux afin d’attirer plus de spectateurs.

Ainsi, lors de l’expulsion de la troupe italienne en 1697 par Louis XIV, nombre de spectacles forains ont accaparé le répertoire de ces premiers, comme l’indique H. Gidel :

Cependant, à peine les Comédiens-Italiens avaient-ils été expulsés, qu’un directeur de troupe, Bertrand, se considérant comme leur successeur légitime, prétendit jouer à leur place leur répertoire. D’où une guerre d’escarmouches à multiples épisodes entre les forains d’une part et d’autre part la Comédie- Française et l’Opéra, que cette concurrence illicite exaspérait.39

Pourtant, les diverses interdictions posées aux forains ont chacune donné lieu à une nouvelle invention dramatique et ces derniers ont ainsi été responsables pour un grand nombre d’innovations au début du XVIIIe siècle, dont certaines ont été perpétuées au-delà de la période et de l’espace leur ayant donné naissance. Ainsi, l’arrêt que la Comédie-Française et l’Opéra obtiennent en 1703 contre les forains, où il leur est interdit de jouer les pièces du répertoire italien, provoquera le début des représentations de scènes détachées ce qui finit par développer le côté fragmentaire de ce théâtre. En 1706, les forains reçoivent l’interdiction d’employer des dialogues dans leurs spectacles. Difficile à imaginer, à l’époque, une représentation sans au moins deux personnages qui se parlent sur scène et pourtant, les forains commencent à présenter des monologues, des pièces mimées ainsi que des pièces jouées « à la muette »40 où ils imitaient les habitudes de représentation des acteurs de la Comédie-Française que le public pouvait facilement reconnaître :

[…] les Forains contrefaisoient les meilleurs Acteurs de la Comédie Françoise. Ils les faisoient reconnoître non-seulement par les caractéres qu’ils représentoient au Théatre, mais encore en copiant leurs gestes & les sons de leurs voix. Cette derniere maniére de les peindre se faisoit en prononçant d’un

38 I. Martin, op. cit., 2002, p. 5. 39 H. Gidel, op. cit., 1986, p. 17. 40 Claude et François Parfaict, Mémoires our servir à ’histoire des s ect c es de Foire, Paris : Chez Briasson, 1743, T. 1, p. 100.

30

ton tragique des mots sans aucun sens, mais qui se mesuroient comme des Vers Alexandrins. Ce bouffonnage fit un tel effet, que pendant plusieurs Foires, il n’y paroissoit point de Piéces qu’on n’y introduisît ce genre de jargon, & toûjours employé par les Romains ; c’est ainsi que les Forains désignoient les Acteurs François.41

Les acteurs responsables pour la plupart des interdictions posées contre les forains, c’est-à-dire les comédiens-français, étaient donc également, de façon involontaire, une des sources du succès de ces acteurs de la Foire, en leur fournissant, d’une part, des modèles à contrefaire et à parodier, et en les forçant, d’autre part, à créer de nouvelles techniques de jeu dramatique. Les plus importantes créations des forains débuteront entre 1708 et 1714, changeant à jamais le paysage dramatique français. À cette époque, où les forains se sont vus complètement privés de parole sur scène, ils commencent à jouer des pièces à écriteaux qui donneront plus tard naissance au genre de l’opéra-comique.

Voici ces diverses transformations subies par le spectacle forain, selon Alain-René

Lesage, un des auteurs principaux ayant fourni des pièces aux troupes foraines et co-auteur de l’anthologie Le Théâtre de la Foire :

Les Comédiens François firent cesser ces representations, qui attiroient déjà beaucoup de monde, & obtinrent des Arrêts qui faisoient défense aux Acteurs Forains de donner aucune Comédie par Dialogue ni par Monologue. Les Forains, ne pouvant plus parler, eûrent recours aux Ecriteaux: c’est-à-dire, que chaque Acteur avoit son rolle écrit en gros caractere sur du carton qu’il presentoit aux yeux des Spectateurs. Ces inscriptions parurent d’abord en prose. Après cela on les mit en chansons, que l’Orchestre jouoit, & que les Assistans s’accoutumérent à chanter. Mais, comme ces Ecriteaux embaraissoient sur la Scene, les Acteurs s’avisérent de les les [sic] faire descendre du ceintre, de la maniére qu’on l’explique à la tête de la premiere Piéce de ce Volume. Les Forains voyant que le Public goûtoit ce Spectacle en chansons, s’imaginérent avec raison que, si les Acteurs chantoient eux-mêmes les Vaudevilles, ils plairoient encore davantage. Ils traiterent avec l’Opera, qui, en vertu de ses Patentes, leur accorda la permission de chanter. On composa aussitôt des Piéces purement en Vaudevilles; & le Spectacle alors prit le nom d’OPERA COMIQ E. On mêla peu-à-peu de la prose avec les vers, pour mieux lier les couplets, ou pour se dispenser d’en trop faire de communs: De

41 Ibid., p. 101.

31

sorte qu’insesiblement [sic] les Pieces devinrent mixtes. Elles étoient telles, quand l’Opera Comique a enfin succombé sous l’effort de ses Ennemis, après en avoir toujours été persecuté.42

La pièce à laquelle Lesage renvoie pour expliquer le fonctionnement des écriteaux est Arlequin roy de Serendib. Cette pièce, représentée pour la première fois le 3 février 1713 fut, pendant très longtemps, considérée comme marquant les débuts du théâtre de la Foire car elle figure à la tête de l’anthologie de Lesage et Dorneval.43 Il est intéressant de noter qu’à ce même moment paraît une nouvelle édition posthume des Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, au sein de laquelle figure, publié pour la première fois, un Fr gme t d’u ro ogue d’o ér , écrit pour précéder un ouvrage de Racine qui ne fut jamais achevé. Le prologue, qui circulait sous forme manuscrite du vivant de l’auteur, met en scène deux sœurs, la Poésie et la Musique, qui affirment, chacune, pouvoir mieux exprimer les sentiments des hommes que l’autre et qui décident de se séparer jusqu’à ce que la déesse de l’Harmonie vienne les rallier.44 Ainsi, en même temps que la publication de ce Fragment, la musique est introduite et commence à être ralliée aux vers des scènes foraines, donnant naissance au genre mixte de l’opéra-comique qui témoignera d’un

énorme succès tout au long du siècle. Difficile à ne pas établir le parallèle entre le fond de ce prologue et les événements historiques. Il semblerait que les forains fournissent, à leur façon,

42 Alain René Lesage, Préface du héâtre de Foire ou ’O ér -Comique, Amsterdam : Chez L’Honoré et Chatelain, 1723, T. 1, p. 5-7. Nous soulignons. Notons que l’introduction de la prose sert à créer plus de fluidité en aidant à « mieux lier les couplets ». 43 Aujourd’hui grâce aux travaux de David Trott et de Françoise Rubellin entre autres, nous savons que la contribution de Fuzelier à la création de ce théâtre a été beaucoup plus importante que le recueil de Lesage et Dorneval ne laisse paraître. Malheureusement, les traces écrites des pièces de Fuzelier manquent, rendant ainsi impossible, au sein de la présente étude, l’analyse de son influence sur les débuts de l’opéra-comique et, par la suite, sur le répertoire de Barré et de ses collaborateurs. 44 Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres com ètes, Paris : Librairie de L. Hachette et Cie., 1867, T. 1, p. 280 : « Le sujet de cette scène étoit une dispute de la Poésie et de la Musique, qui se querelloient sur l’excellence de leur art, et étoient enfin toutes prêtes à se séparer, lorsque tout à coup la déesse des accords, je veux dire l’Harmonie, descendoit du ciel avec tous ses charmes et ses agrémens, et les réconcilioit ».

32 l’harmonie désirée par Boileau où les paroles et la musique se joignent et se complémentent, au sein de ce nouveau genre qu’est l’opéra-comique.

Rappelons néanmoins que ce genre a été créé en passant par quatre étapes différentes, selon la description que nous en fait Lesage : il y eut, notamment, les pièces à écriteaux en prose, celles à écriteaux en chansons chantées par le public, les pièces purement en vaudevilles et chantées par les acteurs (que l’on commença à appeler opéras-comiques), ainsi que les pièces mixtes où la prose est mêlée à la musique. Il devient donc plus clair que le terme « en vaudevilles », que l’on retrouve plus tard dans la production de la fin du siècle, fait référence, à notre avis, à un type de représentation foraine en particulier, où les mélodies connues par les spectateurs fournissaient le support d’un dialogue qui ne pouvait pas se faire en prose, dû à des interdictions. Ce terme diffère de celui du « vaudeville » qui renvoie à la chanson satyrique même, le matériau premier de la pièce foraine de la première partie du siècle des Lumières. Créer des « opéras-comiques en vaudevilles » ou bien des « comédies-parades en vaudevilles », comme le faisaient Barré et Piis au début de leur collaboration, avant de s’associer avec Radet, renvoie à la structure des pièces telles qu’elles se présentaient lors de la troisième étape de transformation décrite par Lesage, où la prose ne se mêlait pas encore aux couplets chantés.

Ce fait est d’une extrême importance car à l’époque où ils écrivaient ce type de pièces, c’est-à-dire entre 1780 et 1784, le terme opéra-comique faisait référence à une toute autre structure qui s’était développée à partir de la moitié du siècle. À ce moment-là, Charles-Simon

Favart, directeur de l’Opéra-Comique, théâtre qui s’était détaché de la Foire depuis 172845, commence à introduire dans ses pièces des chansons créées spécifiquement pour les pièces, ce

45 David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures et regards, essais sur les spectacles en France de 1700 à 1790, Montpellier : Espaces 34, 2000, p. 142 : « C’est surtout après 1728 que l’Opéra-Comique se détache nettement des autres troupes foraines. […] Le genre hybride, mélange de paroles et musique, qui en sortit devint peut-être la forme théâtrale la plus répandue de la deuxième moitié du siècle ».

33 qui n’était pas l’usage avant lui. À partir de ce moment-là, l’opéra-comique ne se fait plus à base de vaudevilles mais plutôt en employant des ariettes46 qui deviennent de plus en plus populaires, pratique qui culminera lors de l’union de l’Opéra-Comique avec la Comédie-Italienne en 1762 :

Après la réunion, la révolution [musicale] fit des progrès plus rapides, par les talents et la fécondité des mêmes compositeurs [Dauvergne et Duni], auxquels se joignit, en 1769 Grétry (le Molière de la musique). Les pièces en vaudevilles furent alors négligées ainsi que l’ancien répertoire italien, et les comédies françaises à ariettes ou sans musique obtinrent la faveur exclusive du public.47

Ainsi, les pièces rappelant le plus celles du répertoire forain se voient abandonnées dans les années soixante en faveur du répertoire de l’Opéra-Comique où s’étaient développées les comédies à ariettes. Rappelons que ces comédies sont très proches des comédies en vaudevilles dans leur structure – prose mêlée de chants – à part le fait que le rôle des compositeurs y devient plus important vu qu’ils sont appelés à contribuer des créations originales pour ces œuvres48.

Cependant, les pièces de l’ancien répertoire de la Comédie-Italienne, c’est-à-dire qui précèdent la réunion avec l’Opéra-Comique et qui étendent leurs racines jusqu’à la Foire, seront reprises à nouveau dans les années quatre-vingt, époque à laquelle la Comédie-Italienne cherche à devenir

46 Ibid., p. 149 : « […] on reconnaît à Favart d’avoir réformé l’opéra-comique par l’incorporation d’ariettes à la place des vieilles vaudevilles […] ». 47 H. Audiffret, art. cit., 1878, p. 541. Nous soulignons. 48 Nous pouvons nous demander si ce n’est pas cette importance supplémentaire attribuée aux compositeurs qui fit que, un peu plus tard, des auteurs comme Barré, Piis et Radet commencent à réutiliser les vaudevilles dans leurs pièces afin d’amoindrir le rôle joué par ces premiers. Si en effet ceci est le cas, il est intéressant de noter que pour accomplir cette tâche, les auteurs ont eu recours à des pièces entièrement en musique (airs connus et repris). Ceci pourrait presqu’être interprété comme un affront aux compositeurs, une manière de se montrer au-dessus de leurs concurrents en affirmant que, non seulement ils peuvent se dispenser de leurs services pour la création des pièces (en combinant de nouvelles paroles aux anciens timbres), entreprise que les compositeurs n’auraient point réussi (mettre de la nouvelle musique sur des paroles anciennes), mais qu’ils peuvent le faire avec plus de succès même (vu qu’ils emploient des timbres connus et appréciés par le public). La concurrence que nous mentionnons se laisse parfois entrevoir dans les textes des pièces mêmes : dans Cassandre astrologue, par exemple, l’on trouve un passage où Pierrot se moque ouvertement du fait que les auteurs de l’Opéra-Comique ont besoin, à son avis, de l’apport d’un compositeur : « Permettez-moi de rire, / D’un horoscope singulier, / Que je m’en vais vous dire. / C’est celui d’un célèbre Auteur / De l’Opéra-Comique, / Qui doublé d’un Compositeur, / Fameux par sa musique, / Ne craint jamais de succomber, / Quand ce dernier sait plaire ; / Mais qui, s’il venoit à tomber, / Seroit bientôt par terre » (sc. 3.).

34 plus française. Pendant l’année 1780, par exemple, les comédiens de naissance italienne de la troupe sont remplacés par des acteurs français49 qui réussissaient à chanter avec autant de succès.

Ces nouvelles recrues, destinées à jouer et à chanter dans les pièces françaises, rendant désormais inutiles les comédiens italiens de naissance, dont plusieurs étaient morts sans avoir été remplacés, on congédia ceux qui restaient, en avril 1780, et on ne conserva que l’excellent Carlin et Camerani, qui abandonna la toque et le manteau de Scapin pour devenir semainier perpétuel de la nouvelle administration en société. Alors commença l’ère la plus brillante de la Comédie-Italienne, qui avait retenu son ancien nom. […] L’ancien répertoire français, déjà augmenté par les ouvrages de Favart, de Sedaine, etc., s’accrut encore de ceux de Monvel, de Marsollier, de Mercier, de La Chabeaussière, de Florian, de Desforges, etc. ; des vaudevilles remis à la mode par Piis et Barré, Radet, etc. ; des opéras de Martini, Champein, Dezaides, et surtout de Dalayrac. De nouveaux chefs-d’œuvre de Grétry vinrent encore l’enrichir.50

L’article cité ci-dessus note une tendance de francisation de la part de la Comédie-Italienne à laquelle participe, entre autres, la remise en scène des pièces en vaudevilles, dont l’origine et surtout l’essence sont si souvent associées à un esprit nettement français. Nous comprenons plus facilement pourquoi il est spécifié dans la Correspondance littéraire que Barré et Piis ont ressuscité « un genre qui semblait entièrement oublié, et que le patriotisme français se félicite de voir renaître pour le bonheur et pour la gloire de la nation »51. La référence au patriotisme à cette

époque s’explique lorsque l’on comprend le contexte historique de la Comédie-Italienne qui cherche à devenir plus française. Les auteurs qui nous intéressent ont donc participé à cette restructuration en mettant à nouveau en scène un genre rappelant la Foire, qui avait obtenu tout son succès par le fait que le public pouvait participer à la représentation, vu qu’il connaissait les mélodies sur lesquelles étaient chantées de nouvelles paroles.

49 Parlant par exemple du « fameux Volange », acteur faisant ses débuts à la Comédie-Italienne en 1780, Max Aghion rapporte les paroles d’un biographe de l’acteur : « Tout Paris […] voulut entendre sur un véritable théâtre l’acteur acclamé sur les tréteaux forains. Les billets de parterre se vendirent jusqu’à 8 livres, et on raconte qu’un peintre de portraits, dont les tableaux se payaient quatre louis, consentit à peindre pour rien la personne qui voudrait bien lui céder son billet » (Max Aghion, Le théâtre à Paris au XVIIIe siècle, Paris : Librairie de France, 1900, p. 187. Nous soulignons.). 50 H. Audiffret, art. cit., 1878, p. 542. Nous soulignons. 51 Correspondance littéraire, 1880. T. 12, p. 458.

35

Barré et ses collaborateurs reconnaissent l’importance de la participation des spectateurs pour garantir le succès d’une pièce, même si dans le cas de leur public, il ne s’agissait pas de le faire chanter afin de contourner une interdiction, comme était le cas des forains, mais plutôt d’offrir un divertissement supplémentaire par le biais de leurs pièces qui faisaient appel aux souvenirs musicaux de l’assistance. Ils emploient donc cette structure si connue, celle de la pièce

« en vaudevilles », et ils se servent d’un répertoire que leurs propres spectateurs connaissaient.

Soulignons qu’il ne s’agit plus d’utiliser uniquement les airs d’autrefois, qui avaient été répertoriés dans la Clef des chansonniers de Jean-Baptiste-Christophe Ballard, ouvrage publié en

1717 et contenant 300 des plus connus vaudevilles de l’époque52. Certes, les timbres les plus connus fournissent toujours un support musical aux pièces de la fin du siècle. Tel est le cas de l’air Réveillez-vous belle endormie dont le nombre d’usages est si grand qu’il est difficile à identifier exactement. Comme le spécifie M. Nadeau, il s’agit d’un air coquin qui, lors de la

Révolution a servi aux royalistes tout comme à la cause révolutionnaire : « Composé dans la tradition des chansons grivoises, par un auteur inconnu, mais que l’on retrouve retranscrit avec les airs notés, […] ce timbre a une connotation sexuelle évidente »53. Nous percevons ainsi un

52 C’était notamment l’habitude, d’après ce que nous avons pu constater, dans la première partie du siècle, que bien des airs employés dans les opéras-comiques comportaient un numéro qui renvoyait aux airs de cet ouvrage. 53 M. Nadeau, art. cit., 2005, p. 374. Nadeau note que l’air en question fut utilisé, outre que dans la comédie-parade Cassandre oculiste de Barré et de Piis, dans les recueils La Constitution en vaudevilles et La Révolution en vaudevilles, soulignant que dans cette dernière occasion, « c’est non seulement le sens grivois du timbre initial qui est ici juxtaposé pour dénoncer ces “enquêtes indécentes” effectuées en pleine nuit par la police, mais aussi le sens du couplet de la comédie-parade Cassandre oculiste, où Cassandre demandait à Pierrot de faire cesser un tapage qui troublait son repos. Le timbre choisit infléchit le vaudeville à la fois en fonction du sens initial du timbre sur lequel il est composé, mais aussi à travers les multiples inscriptions, théâtrales ou chantées, dont il a pu être susceptible » (Ibid., p. 375-376.). Quoique nous ne mettions pas en question ce raisonnement, il est important de souligner que le lien entre les divers sens n’est pas toujours là. Dans une Lettre du docteur Bon-Sens, où l’auteur anonyme s’en prend à la folie qui s’était créée, selon lui, chez les hommes passionnés par les « globes aérostatiques », celui-ci dénonce les dangers de cette nouvelle pratique disant qu’il a « imaginé de faire chanter mes fous, mais sur un ton propre à endormir leur folie, & je leur ai fait chanter une chanson sur l’air : Réveillez-vous, belle endormie » (Baumier, b e u des mœurs de ce sièc e, e forme d'é itres, Paris : Chez Letellier, 1788, p.

36 réseau relationnel qui s’établit entre les divers usages d’un même air et qui est soutenu donc par les connaissances des spectateurs. Ce réseau est davantage amplifié par une visible « capacité de passer subrepticement de l’oral à l’imprimé et de l’imprimé à l’oral [qui] constitue une spécificité importante du vaudeville [et] qui lui confère, parmi tous les autres média, un statut unique »54. Nadeau souligne d’ailleurs que « [l]a facilité avec laquelle on pouvait retenir ces chansons, […] témoigne par ailleurs de l’existence d’une étonnante mémoire musicale commune, [qui] a donc assuré une dissémination [des timbres de vaudevilles] plus large que celle réservée à l’imprimé »55. Nous pouvons confirmer cette optique car, ayant basé, dans un premier temps, nos recherches sur l’idée reçue que les airs des pièces de Barré et de ses collaborateurs renvoient en grande partie aux timbres recueillis dans la Clef des chansonniers, nous avons eu la grande surprise à constater que, sur les 253 airs différents présents dans les cinq comédies-parades écrites par Barré en collaboration avant 1792, seulement dix-neuf d’entre eux se trouvent dans la Clef de Ballard.

D’où venaient alors les 234 autres airs de ces pièces ? Il est difficile de croire qu’il s’agit uniquement de nouvelles créations puisque ce fait contredirait l’acceptation générale que nos auteurs ont ressuscité le vaudeville qui emploie des timbres connus. Notons qu’un nombre d’airs proviennent d’opéras-comiques et autres pièces comportant des chansons qui furent produits à la

162.). Le sens de cet air n’est point amplifié par le ton grivois du timbre initial, mais il est plutôt renforcé par l’idée de réveil que le docteur voudrait provoquer chez ses « fous » qui se sont laissé impressionner par l’invention des montgolfières et l’espoir de pouvoir voler. Dans l’édition que nous avons consultée, une note de bas de page mentionne une autre chanson, composée sur le même timbre, où il est question de Jean-François Pilâtre du Rozier et de son compagnon, Pierre Romain, qui, après avoir battu en 1784 des records de vitesse, d’altitude et de distance, ont également été les premières victimes de cette nouvelle invention lorsque leur ballon s’est dégonflé brusquement lors d’une traversée de la Manche. Selon la note mentionnée, le rapport entre les couplets du Docteur Bon-Sens et ceux portant sur l’événement tragique de Pilâtre du Rozier, ont « trop de rapport […] pour que je ne le cite pas » (Ibid., p. 164.). Même s’il n’est pas toujours possible de tenir compte de tous les sens attribués aux timbres, nous voyons que le vaudeville établit un réseau de rapports qui est bien étendu. 54 M. Nadeau, art. cit., 2005, p. 376. Nadeau s’appuie ici sur l’ouvrage de Laura Mason, Singing the Revolution, p. 34-35. 55 M. Nadeau, art. cit., 2005, p. 376.

37 même époque ou peu de temps auparavant. Cette connaissance nous vient parfois d’un renvoi explicite, entre parenthèses, à la suite d’un titre d’air, comme par exemple l’air Ah, h, ce ’est pas cela (des Sabots)56, employé dans Les Deux Porteurs de chaise (I, 3). Nous avons identifié au moins trente-quatre airs qui renvoient à une autre pièce par le biais de cette technique ou tout simplement en employant le vaudeville final d’une pièce connue, comme par exemple,

Vaudeville des Femmes vengées57, employé dans Cassandre astrologue (I, 5) ou bien Vaudeville du Tableau parlant58 utilisé dans Les Deux Porteurs de chaise (I, 5). Ainsi, un timbre de vaudeville final d’opéra-comique ou même d’une autre comédie-parade représentée pour la première fois sur la scène des Italiens, fournit la base pour un air que l’on retrouve à l’intérieur d’une autre pièce. Soulignons que les pièces à succès créées dans les années soixante continuent

à être jouées de temps à autre à l’époque où Barré et Piis commencent à écrire pour la troupe italienne, ce qui veut dire que ces auteurs ne font pas nécessairement uniquement appel à des souvenirs musicaux lointains de la part de leurs spectateurs, mais ils s’appuient également sur un répertoire musical contemporain à la mise en scène de leur propre pièce. À notre avis, ceci est d’une extrême importance car la technique employée par Barré et ses collaborateurs, enlève en quelque sorte une partie de la caractéristique populaire associée généralement avec le vaudeville, dont les racines sont profondément ancrées dans une tradition orale du peuple. Ils mélangeant en effet la pratique des pièces « en vaudevilles » avec une sélection d’airs nouveaux, plutôt que

56 Selon le catalogue CÉSAR, la pièce Les Sabots, est un opéra-comique écrit par Jacques Cazotte et Michel-Jean Sedaine, dont la musique fut composée par Egidio Romoaldo Duni, et qui fut représenté pour la première fois le 26 octobre 1768, au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, c’est-à-dire chez les Italiens. 57 Toujours d’après le catalogue C SAR, nous savons que l’opéra-comique Les Femmes vengées, fut écrit par Michel-Jean Sedaine et que la musique fut composée par François-André Danican Philidor. Cette pièce avait été représentée au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 20 mars 1775. 58 Le catalogue CÉSAR nous indique que Le Tableau parlant est une comédie-parade écrite par Louis Anseaume, avec la collaboration d’André-Ernest-Modeste Grétry pour la musique, qui fut représentée pour la première fois le 20 septembre 1769, toujours chez les Italiens, au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne.

38 d’employer seulement des airs anciens dont se composaient les pièces du début du siècle.

Pourtant, comme il devient apparent à l’étude détaillée de l’origine des divers airs employés,

Barré et ses collaborateurs font appel à l’ensemble de la mémoire collective de leurs spectateurs, qui savent fredonner des ponts-neufs, chanter des vaudevilles et siffloter des ariettes plus récentes. Ces nouvelles créations entrent ainsi, parfois que pour un moment, dans les rangs des chansons populaires, c’est-à-dire à la mode. Il ne s’agit donc plus d’un répertoire associé exclusivement au peuple, mais à toutes les classes qui fréquentent ces diverses scènes et même à la royauté devant qui les auteurs à l’étude mettent en scène leurs pièces. Nous verrons, dans la prochaine section, que ces représentations à la cour et en société auront un effet sur la production des pièces, répercussion sur laquelle nous devons nous attarder puisqu’elle relève également de l’hybridité de ce corpus.

1.5 Succès d’un style forain à la cour et en société et création d’un avatar hybride

La présence et le succès d’une forme issue de la Foire, milieu théâtral bas selon les hiérarchies acceptées à l’époque, auprès des membres de l’aristocratie et de la famille royale, restent pour le moins intrigants. Selon la Correspondance littéraire de Grimm et Diderot, le succès dont jouissent Barré et Piis est dû à leur capacité de sélection des airs et à leur habileté de jouer sur les sous-entendus piquants des refrains connus par tous :

Le grand talent de MM. de Piis et Barré est de bien choisir leurs airs, et de tirer souvent des refrains les plus connus tout le sel de leurs couplets. Ce qui paraît leur manquer le plus, c’est sans doute l’usage et le ton de la bonne compagnie: mais, avec ce défaut de moins, auraient-ils plu aussi généralement, dans un moment où les tréteaux des boulevards semblent être devenus sérieusement l’objet de la jalousie et de l’émulation de tous les autres spectacles ?59

59 Correspondance littéraire, 1880. T. 12, p. 458. Nous soulignons.

39

Malgré le fait qu’ils ne disposaient point du « ton de la bonne compagnie », ils faisaient représenter les comédies-parades, opéras-comiques et divertissements dont était composé leur répertoire hybride, non seulement chez les Italiens, mais également, par le biais de ces acteurs qui étaient pourvus de la protection du roi, sur les scènes de Versailles et autres résidences royales60, devant Louis XVI et Marie-Antoinette. Or, il semblerait que c’est justement cette désinvolture envers le ton correct qui leur a assuré une place auprès du monarque et de sa reine, passionnée par la vie champêtre et par la vie idéalisée du peuple61. Le plaisir que prenait la reine

à se transformer en paysanne, bergère ou marchande était bien connu, souvent signalé par son entourage, tout comme l’atteste cette lettre que Mathurin Lescure écrit, le 5 septembre 1777, de

Versailles :

Hier, la Reine, toujours cherchant à distraire un peu son époux de ses travaux continuels et à faire régner les plaisirs à la cour, a donné au petit Trianon une fête encore plus superbe que la dernière. Le parc représentoit une foire ; les dames de la cour étoient des marchandes; la Reine tenoit un café comme limonadière ; il y avoit des théâtres et des parades çà et là. Les avenues du château étoient bordées de boutiques de marchands de Paris qu’on avoit engagés à venir, et à chacun desquels on a payé quatre louis pour ses faux frais. En dépit de M. Necker, cette fête a coûté 400,000 livres, et on en dépensera bien d’autres à Choisy, où la cour va le 9 pour peu de temps, et où la Reine se propose de donner plusieurs divertissements. Si, comme il y a toute apparence, le voyage de Fontainebleau reste supprimé, je prévois que la cour fera des petits voyages dont la dépense dépassera de beaucoup celle prétendue excessive du voyage de Fontainebleau. Il faut avouer que nous économisons admirablement.62

Nous voyons ainsi la mise en place d’un cadre euphorique dont la gaieté est, d’évidence, le but principal. Les aspects divertissants de la Foire – cafés, théâtres, parades – sont transposés dans

60 Il s’agit principalement de représentations à Trianon, à Marly, à la Meute ou à Fontainebleau comme nous l’avons mentionné ci-dessus, à la note 6 du présent chapitre. 61 Aujourd’hui, il est à nouveau possible de visiter le hameau où Marie-Antoinette s’amusait à mener une vie imagée, complètement à l’inverse de sa véritable situation de reine. Il se situe dans le parc du petit Trianon que Louis VXI lui avait offert en 1774 et qui fut commandé à être construit par Louis XV pour sa préférée, Mme de Pompadour. C’est sur la scène du théâtre du Trianon qu’ont eu lieu une grande partie des représentations des pièces de Barré et Piis. 62 Mathurin Lescure, Correspondance secrète, Paris : Henri-Plon, 1866, T. 1, p. 93. Nous soulignons.

40 les jardins de la cour, d’une manière fastueuse dont le coût inquiète parfois les contemporains qui en témoignent.

Les aspects aptes à produire le plus de plaisir étaient ainsi recréés dans le jardin royal où l’on cherchait à imiter, et à surpasser même, les agréments des foires parisiennes. Soulignons que ces agréments étaient bien nombreux, comme en atteste le passage suivant, où est décrite la foire

St.-Laurent telle qu’elle fut transformée après avoir été abandonnée et fermée en 1775 par les prêtres de la Mission qui en étaient responsables et qui ne réussissaient pas à attirer suffisamment de personnes :

Ces ecclésiastiques ne se rebutèrent point. Ils redoublèrent de soins pour stimuler le public à s’y rendre ; ils étudièrent ses goûts licencieux, et cherchèrent à les flatter. La foire de Saint-Laurent fut rouverte le 17 août 1778. On vit avec plaisir ses rues larges, alignées, plantées d’arbres ; on y trouva des boutiques garnies de toute espèce de marchandises, des cafés, des salles de billards, des salles de spectacle, des traiteurs. Sous le rapport des amusements, des plaisirs, cette foire ne le cédait en rien à celle de Saint-Germain ; elle lui était de beaucoup supérieure par la beauté et l’étendue du local, et par sa situation riante et champêtre.63

La même atmosphère « riante et champêtre » est donc recherchée et recréée à Versailles lors de la fête décrite dans la lettre de Lescure, une ambiance des foires et des boulevards parisiens où se tiennent des cafés et où l’on voit des représentations dramatiques dont le succès provoque l’envie des spectacles officiels, tout comme en témoigne la lettre de la Correspondance littéraire citée plus haut.

Quoique nous ne pensions pas que les pièces de Barré et de Piis aient été jouées dans ce cadre forain spécifiquement64, nous pouvons certainement voir que le goût de la reine pour le

63 Jacques-Antoine Dulaure, Histoire physique, civile et morale de Paris, depuis les premiers temps historiques, Paris : Dufour, Mulat et Boulanger, Libraires-Éditeurs, 1856, T. V, p. 151. Nous soulignons. 64 Aucune pièce de Barré n’a été représentée à Versailles le 4 septembre 1777, c’est-à-dire le jour de la fête foraine que Marie-Antoinette y avait organisée, selon la lettre de Lescure. De plus, il est tout à fait imaginable que, lorsque la troupe italienne jouait devant le roi, elle se faisait accueillir sur la scène d’un

41 populaire et le champêtre a influencé leur production dramatique, comme les titres de certaines de leurs premières pièces en attestent : ’O ér de rovi ce, Les Vendangeurs, La Matinée et la veillée villageoises, Le Printemps65, es Amours d’été, ’Oise u erdu et retrouvé, ou ou e des foins. Les auteurs cherchaient, de toute évidence, à produire un spectacle dans le goût de leur spectatrice la plus importante, employant des thématiques champêtres et une structure de pièces en vaudevilles qui résonnaient du théâtre forain du début du siècle. Bien que l’espace où la représentation se donnait n’était donc pas directement dans un cadre forain tel que celui recréé pour la reine, les pièces qui s’y donnaient s’inscrivent, de par leur structure surtout, dans l’esprit de la Foire, renforçant ainsi l’ambiance d’un divertissement du peuple que la cour cherchait souvent à reproduire. Bien évidemment, malgré la présence de vrais « marchands de Paris qu’on avoit engagés à venir »66, l’atmosphère foraine recréée à la cour n’est pas entièrement populaire car elle est entremêlée à la présence et aux discours courtois, se trouvant inévitablement dans l’entourage de la reine. ne fois de plus, nous apercevons des aspects hybrides liés au corpus à l’étude, dans ce cas en ce qui a trait aux conditions de représentation des pièces. Car ici, le cadre et l’ambiance mêmes dans lesquels les pièces sont jouées comporte des éléments de sphères sociales différentes, où le populaire et l’aristocratique se mélangent, produisant ainsi un climat d’entre-deux, un univers où sont présentes les caractéristiques de ces classes différentes, où elles s’imbriquent et s’influencent les unes les autres, créant ainsi un espace mixte, un lieu de représentation hybride. D’autant plus que dans ce cadre essentiellement privé – c’est-à-dire de la cour – la participation des spectateurs présents diffère également lorsqu’on la compare à celle

des théâtres du monarque, étant donné qu’ils profitaient d’un statut semi-officiel qui les aurait exonérés d’une représentation dans un cadre forain comme celui de la fête mentionnée ci-dessus. 65 Il s’agit d’un « divertissement pastoral » selon la marque générique sur la page de titre de la pièce imprimée dans le deuxième volume du recueil mentionné dans la note 20 de ce chapitre, Théatre de M. de Piis […] et de M. Barré, 1785. 66 M. Lescure, op. cit., 1866, T. 1, p. 93.

42 des spectacles publics, comme ceux de la Foire. Quoique parfois appelés à se joindre au jeu dans les foires parisiennes par des adresses directes au public de la part des acteurs, les spectateurs passants ne sont pas vraiment inclus dans l’expérience de la représentation comme c’est le cas dans ce cadre privé et parfois pseudo-forain de la cour. La reine et ses dames ne font pas qu’assister à un spectacle de la Foire, mais elles y participent activement, habillées en marchandes foraines, contribuant ainsi un nouvel élément à l’hybridité du spectacle qui nous intéresse. La mise en scène des œuvres de Barré et Piis, dont la forme rappelle, comme nous l’avons spécifié, la pratique foraine des pièces en vaudevilles de la première partie du siècle, produit un aspect tout à fait intéressant pour le public de la cour de Versailles. En d’autres mots, puisque les auteurs font appel aux connaissances musicales de leurs spectateurs, ceux-ci peuvent prendre un plaisir supplémentaire à la possibilité de participer plus activement à la pièce. Nous pouvons facilement imaginer que ce public, qui cherche à se divertir par tous les moyens, serait ravi de fredonner, ou même de chanter librement, les airs joués sur la scène du petit Trianon ou d’un autre théâtre royal, comme le veut la tradition du vaudeville. Ainsi, les spectateurs ne restent pas passivement à voir et à écouter une représentation entièrement nouvelle, mais ils sont encouragés à prendre un rôle plus actif et à se joindre à la représentation, la dénotant également de cette manière d’un caractère hybride, où la scène et la salle se mélangent.

Le succès des œuvres de Barré et de Piis, qui ne font pas nécessairement preuve d’un ton correct, s’explique d’autant plus facilement dans ce cadre que l’on cherche parfois à travestir en un cadre populaire, surtout si l’on prend en considération le fait que ces auteurs faisaient partie de ce qu’à l’époque était considéré « une société de jeunes gens pleins d’esprit et de gaieté »67 qualités recherchées dans tous les cercles qui désiraient le type de divertissement décrit ci-

67 Correspondance littéraire, 1880. T. 12, p. 35. Il s’agit ici d’une lettre datant de décembre 1780 dans laquelle est discutée la parodie ’O ér de rovi ce de Barré et de Piis.

43 dessus. Car dans le cadre hybride des représentations pseudo-populaires de la cour, le côté vulgaire ne doit pas empiéter sur la qualité ni du langage ni des idées présentées au sein des pièces. De plus, les pièces de Barré et de Piis, faisant partie du répertoire des Italiens, étaient toujours destinées à être imprimées68. Ceci est notable car ces pièces estompent ainsi la qualité

éphémère et l’oralité associées généralement avec les représentations foraines où les pièces en vaudevilles s’étaient propagées. Ainsi, l’impression des pièces fige la représentation, tout en la perpétuant, rendant de cette manière à ces œuvres un statut littéraire, qui ne peut pas être pris à la légère. Cette littérarité des pièces est souvent reflétée dans le fond des œuvres, comme notre analyse des textes le montrera plus loin dans cette étude, où « l’esprit » des auteurs produit des remarques pertinentes sur le monde de leur temps ainsi que des éléments littéraires et des bons mots dont la subtilité ne se cache que partiellement derrière l’apparence populaire des personnages, ou sous une légèreté frivole. Ainsi, tout comme le monde du peuple et celui de l’aristocratie qui se rencontrent, s’accouplent et créent un nouveau cadre de mise en scène hybride, des éléments dramatiques populaires, tels que les thématiques champêtres, certains personnages et surtout la structure des pièces en vaudevilles, fusionnent avec des caractéristiques

68 Nous avons trouvé, dans un catalogue de vente de livres, la mention de l’ouvrage suivant : « LA BONNE FEMME ou le Phénix, parodie d’Alceste en deux actes en vers. — Aristote amoureux ou le Philosophe bridé, opéra-comique en un acte. — Les Vendangeurs ou les deux Baillis, divertissement en un acte. — Cassandre oculiste, comédie-parade en un acte. — Les Etrennes de Mercure ou le Bonnet magique, opéra-comique en trois actes. — Cassandre astrologue, comédie-parade en un acte. — ’O ér de Province, nouvelle parodie d’Armide en deux actes, en vers. — La Matinée et la Veillée villageoises en deux actes. Paris, Vente, 1777-1781, 8 pièces en 1 vol. in-8, mar. rouge, larges dentelles, doublé de tabis, dos orné, tr. dor. Bel exemplaire aux armes de la Reine Marie-Antoinette, sur fond de mar. vert. Toutes ces pièces, composées par Piis et Barré, ont été en grande partie jouées à Versailles devant Leurs Majestés et à Brunoy devant Monsieur » (Catalogue de livres rares et précieux, manuscrits et imprimés, composant la bibliothèque de feu M. le baron Ach. Sxxxxxx, Paris : Charles Porquet Libraire, 1893, p. 59. Nous soulignons.). Les pièces de cette liste sont justement celles composées par Barré et Piis entre 1777 et 1781. Le fait que cet ouvrage soit « aux armes de la Reine Marie-Antoinette » indique qu’il avait été imprimé pour sa bibliothèque privée et renforce ainsi, à notre avis, la qualité littéraire des pièces à l’étude.

44 stylistiques et de contenu plutôt littéraires69, telles que les subtilités langagières ou bien les inspirations puisées dans la littérature sérieuse de l’époque, et finissent par créer, à leur tour, un avatar hybride qui constitue le corpus primaire de notre étude.

Il est important de rappeler que ce que nous venons de décrire n’est pas la première occasion où un genre dit bas est introduit parmi les rangs de la haute société qui finit par se l’approprier et le transformer, en créant des œuvres de circonstance et en faisant appel au public restreint des représentations privées pour la mise en scène des pièces. Nous pensons tout particulièrement à la parade qui, créée à la Foire, est contrefaite sur les théâtres privés du début du XVIIIe siècle. C’est sur ces scènes que la parade foraine, connue également comme la parade des charlatans, sera transformée, en combinant ses procédés et ses personnages à une intrigue typiquement farcesque. Cette mutation produira une nouvelle forme dramatique, la parade de société, sur laquelle il est pertinent de nous attarder ici, vu qu’elle a influencé, à son tour, la première catégorie du corpus que nous cherchons à analyser, celle des comédies-parades.

Pourtant, il ne s’agit pas, cette fois-ci d’une influence portant sur la forme des pièces mais plutôt sur leur fond, c’est-à-dire sur les caractéristiques de leurs personnages et leurs intrigues.

1.6 La parade de société, ses origines et ses influences70

Tout comme les pièces en vaudevilles dont nous avons parlé plus haut, la parade constitue, au premier abord, une forme théâtrale problématique car elle est difficile à cerner et à

69 Nous rappelons que la deuxième catégorie du corpus à l’étude se compose précisément de ce que nous avons appelé des pièces faisant hommage aux érudits qui ont recours aux ouvrages ou à la réputation de grands auteurs de l’Ancien Régime tels Voltaire, Rousseau, et Racine par exemple. 70 Dans cette section, tout comme dans celle qui suit, nous nous basons en partie sur notre article « La parade de société au Siècle des Lumières : caractéristiques et typologies », paru dans Marie-Laure Girou- Swiderski, Stéphanie Massé et Françoise Rubellin (dir.), Ris, masques et tréteaux : aspects du théâtre du XVIIIe siècle. Mélanges en hommage à David A. Trott, 2008, p. 197-213. Cet article a été remanié pour le présent chapitre.

45 définir d’une façon globale, vu ses diverses transformations. Elle est un parfait exemple du décloisonnement des théâtres car, pendant plus de deux siècles, elle a été représentée à la Foire, dans les spectacles privés bourgeois et aristocratiques et finalement sur les boulevards où, à partir de la moitié du XVIIIe siècle, des opérateurs de troupes foraines installent des théâtres qui se détachent ainsi des enclos des marchés. Soulignons que, lors de chaque passage d’un milieu théâtral à un autre, la parade subit maintes transformations, la rendant par ce fait hybride. Ainsi, les dialogues improvisés de Tabarin des foires du XVIIe siècle ont-ils assez peu en commun avec les pièces jouées sur canevas en société au siècle des Lumières. Cependant, puisque les auteurs de ces pièces ont choisi la même marque générique, on ne peut nier le lien qui les unit, même si celui-ci est plutôt ténu. À leur tour, Barré et Piis perpétuent ce lien en produisant, dans les premières années de leur carrière collaborative, des comédies-parades qui suggèrent un nouveau degré d’hybridation de la parade. Les caractéristiques de la parade, étant ainsi combinées à celles de la comédie, comme la marque générique le suggère, perdraient-elles de leur proéminence et deviennent-elles plutôt auxiliaires dans cette nouvelle forme dramatique hybride? Ceci est une possibilité qui expliquerait la propagation d’un genre développé pour des théâtres privés sur la scène publique de la fin de l’Ancien Régime. Pour l’instant, penchons-nous un moment, afin de mieux déterminer les influences de la parade sur les comédies-parades de nos auteurs, sur les origines de cette forme théâtrale.

À la foire, jusqu’au XVIIIe siècle, les parades servent souvent de prélude à la farce qui se donnait dans une salle de spectacle où il fallait acheter un billet pour entrer. Elles consistaient généralement d’une scène, composée de deux ou trois personnages71, destinée à attirer le public

71 D. Trott souligne que « [l]es fragments oraux mobilisent un nombre restreint d’acteurs ; généralement le couple Maître/Gille [sic], secondés selon les cas par un filou, valet, servante ou notaire » (D. Trott, op. cit., 2000, p. 64.). Notons que, pendant l’Ancien Régime, il était courant que les deux formes du nom de ce valet apparaissent, c’est-à-dire Gille ou bien Gilles.

46 et à l’inciter à voir la pièce payante, ou à acheter des élixirs magiques et extraordinaires72. De là surgissent les fins principalement commerciales de la parade foraine, connue également, pour cette raison, comme la parade des charlatans. Vers 1708, Thomas-Simon Gueullette introduit la parade en société73. Cherchant un nouveau type de divertissement, il a commencé à imiter, avec des amis, des scènes qu’ils avaient vues à la Foire. Lors de cette transition, la parade se voit

élaborée et complexifiée, ce qui augmente le caractère divertissant du genre, remplaçant son dessein mercantile. À ce moment, « la parade de société vit l’augmentation du nombre de personnages par une accentuation de la conventionnelle intrigue d’amour74 opposant le désir de

72 Les parades foraines sont généralement décrites comme étant des « [p]itreries et bouffonneries jouées à la porte des spectacles pour attirer le badaud et l’inciter à entrer. Ce type de pratique théâtrale tenant de l’annonce, de l’échantillon de spectacle et de la mise en appétence s’inscrit dans le droit fil de la tradition des bonimenteurs, farceurs et bateleurs, du début du XVIIe siècle surtout […]. À la fin du XVIIe siècle, ce type de spectacle se transporte aux foires de Saint-Laurent et de Saint-Germain et entretient des rapports de complicité avec la commedia dell’arte : personnages, improvisation, jeu sur canevas, lazzis. Vers le milieu du XVIIIe siècle le terme désigne de courtes pièces où l’érotisme, la scatologie, les jeux sur le langage ont la meilleure part (Jean-Joseph Vadé invente alors le langage poissard) et qui, des tréteaux populaires, passent sur des théâtres de société. Les meilleurs auteurs s’y sont essayés : Lesage, Collé, Beaumarchais, Potocki » (Jean-Marie Thomasseau, « Parade », dans Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris : Bordas, 1991, p. 627-628.). Quoique les détails portant sur la parade de société soient moindres et assez vagues à notre avis, ceux ayant trait à la parade des foires montrent bien le type de spectacle que ces pièces constituaient. 73 D. Trott précise les conditions de cette entrée de la parade en société en citant l’article de C. Leroux- Cesbron, « Gueullette et ses parades à Auteuil » : « Après trois heures de travaux sérieux, Mme Chevallier ouvrait son salon et on oubliait les arguties de la chicane dans les distractions de la bonne compagnie. (...) Un soir de conférence, nos jeunes gens allèrent à la foire Saint-Laurent, ils assistèrent à deux ou trois parades et le lendemain ils s’amusèrent à les jouer de mémoire dans le salon de Mme Chevallier. Leur essai eut un tel succès qu’à chaque réunion désormais on joua des parades » (cité dans D. Trott, op. cit., 2000, p. 62. Nous soulignons.). 74 Comme nous l’avons montré dans notre article (2008) l’intrigue amoureuse des parades n’est pas tout à fait conventionnelle car elle présente divers éléments atypiques lorsqu’ils sont comparés à la convention théâtrale de l’époque. Nous avons ainsi relevé deux types d’intrigues amoureuses, le premier basé sur un amour qui précède le mariage, le deuxième sur un amour adultère, subséquent au mariage, ainsi qu’un troisième type d’intrigue basé sur les intérêts lucratifs. La spécificité de ce dernier type d’intrigue est qu’aucun personnage de la parade de société n’est indemne de ce comportement, n’y même les amoureux qui, traditionnellement dans la comédie, ne font pas preuve d’avarice ni de désir d’enrichissement. Notons que les trois types d’intrigues que nous avons élaborés sont reliés par le fil du désir du gain, qui peut découler soit d’une interdiction posée au début de la pièce par un personnage à un autre, soit d’une situation antérieure au lever du rideau dont le public sera informé assez tôt dans la pièce. Pourtant, puisque les intrigues des comédies-parades n’illustrent pas les spécificités des intrigues amoureuses des parades mais empruntent plutôt aux intrigues de la comédie, nous ne pensons pas nécessaire d’insister ici

47 deux jeunes amants aux projets matrimoniaux “autres” d’un père ou mari autoritaire »75. À notre avis, Gueullette mélange les personnages et les visées de la parade foraine avec la structure et l’intrigue plutôt typiques de la farce qu’elle précède lors des représentations foraines afin de mieux contrefaire les divers aspects du spectacle forain76. Il crée ainsi les premières parades de société, un amalgame hybride qui met en scène un véritable pastiche des spectacles de la Foire.

Suite à une complexification à la fois structurale et stylistique, la parade devient en société la pièce de consistance, n’appartenant plus à la pratique de l’annonce que Thomasseau signalait en rapport à la parade foraine. Souvent précédée de proverbes, la parade de société imite sur cette scène privée la structure du spectacle forain dont elle tire son origine et dont elle constitue, sur les théâtres des particuliers, « à la fois [la] caricature et [l’]adaptation »77. La copie devient alors l’œuvre, car ces nouvelles pièces créées en société finissent par devenir les parades que l’on connaît le mieux aujourd’hui, étant donné qu’elles sont les plus accessibles. Ceci est dû en grande partie au recueil Théâtre des boulevards78, paru en 1756, qui confère à la parade de

sur ces particularités de la parade de société. Certains éléments des intrigues des parades risquent de se retrouver dans l’avatar hybride de ce genre, mais ils feront partie de l’analyse détaillée des personnages. Justement, les éléments relatifs au troisième type d’intrigue, basé sur un désir de gain matériel, apparaissent plus souvent mais sont rattachés, dans les comédies-parades, principalement aux valets ou aux vieux, et non pas aux amoureux, ce qui rappelle également les personnages de comédie à l’italienne. 75 D. Trott, op. cit., 2000, p. 65. Nous soulignons. Trott spécifie également, en rapport avec les personnages de la parade de société que « [l]e “Maître” des parades anciennes devient “le bonhomme Cassandre” et se trouve parfois doublé d’un deuxième vieillard, Gilles est souvent doublé par un Arlequin, et le couple Isabelle-Léandre émerge plus régulièrement » (Id.). 76 La fusion de la parade foraine et de la farce rendrait compte, à notre avis, du fait que cette dernière semble avoir disparu presque complètement au XVIIIe siècle. 77 Jacques Scherer, « Notice », dans Beaumarchais, Le Barbier de Séville. Jean Bête à la foire, Paris : Gallimard, 1982, p. 258. 78 Il existe deux éditions complètes de ce recueil de parades, la première en trois volumes, datant de 1756 et la deuxième, en deux volumes, datant de 1881. Dans notre étude, en raison d’accessibilité, nous avons utilisé la seconde édition : Thomas-Simon Gueullette, Théâtre des boulevards. Réimprimé pour la première fois et précédé d'une notice par Georges d'Heylli, Paris : E. Rouveyre, 1881. Quoique les pièces comprises ne proviennent pas toutes de T.-S. Gueullette, son nom est néanmoins traditionnellement attaché au titre de ce recueil. Pour un historique de la publication de ce recueil, voir l’article de François Moureau, « Le recueil Corbie ou les “parades” en liberté (1756) : théâtre secret et gens du monde au XVIIIe siècle », dans Revue d’histoire du théâtre, no. 2004 1-2, p. 121-134.

48 société « un statut semi-littéraire »79. Ceci expliquerait par ailleurs que certains des « meilleurs auteurs [se] sont essayés »80 à ce genre qui « se borne à proposer les jouissances détournées du langage, [… d’où] s’ouvre la possibilité d’engendrer des œuvres littéraires »81.

Notons que les parades acquièrent ce nouveau statut semi-littéraire dans un cadre où de nombreux hauts rangs de la société se mélangent, et qui nous paraît important à observer brièvement ici. Les parades de Gueullette avaient été écrites pour et jouées sur différentes scènes privées, dont le « théâtre très galant à Auteuil, dans la maison du sieur Favier, maître à danser du

Roy »82 ou encore celui de la propriété de l’auteur, à Choisy-Mademoiselle, connue plus tard sous le nom de Choisy-le-Roi. C’est dans ce dernier espace où, vers 1718, Gueullette fit représenter ’Éduc tio de Gi e, ou À ver tête d’u â e o erd s essive, « sa première parade, non plus livrée à l’improvisation mais écrite d’un bout à l’autre »83, pièce marquant le début de la transition entre l’oralité de l’improvisation et la fixité de la parade de société écrite.

Notons également que le théâtre d’Auteuil avait rapidement acquis une assez grande renommée pour attirer, comme l’explique Gueullette lui-même :

[…] outre que nos amis priés, un concours estonnant de spectateurs du premier rang. Comme nous n’ouvrions la scène qu’à onze heures du soir, quantité de seigneurs et de dames partoient en poste de Versailles, après le souper du Roy pour venir prendre part à nos plaisirs. A l’exemple de ce qui se passe à Venise nous admettions les masques à nos spectacles.84

79 D. Trott, op. cit., 2000, p. 62. 80 J.-M. Thomasseau, art. cit., 1991, p. 628. Quoiqu’à notre connaissance, Lesage n’ait jamais écrit de parades, et surtout pas des parades de société, Collé et Beaumarchais constituent en effet les plus fameux successeurs de Gueullette. 81 J. Scherer, op. cit., 1982, p. 259. Même si dans le passage cité il est question tout particulièrement des parades écrites par Beaumarchais, qui était devenu un véritable maître des procédés langagiers de la parade, cette remarque s’applique aussi, selon nous, à d’autres ouvrages du même genre, comme ceux de Gueullette ou Collé par exemple. 82 Lettre écrite par T.-S. Gueullette et reprise dans la préface de ses Parades inédites, Paris : Librairie des bibliophiles, 1885, p. xvi. 83 Henri d’Alméras et Paul d’Estrée, Les théâtres libertins au XVIIIe siècle, Paris : H. Daragon, 1905, p. 19. 84 Lettre par T.-S. Gueullette, op. cit., 1885, p. xvi-xvii.

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Dans une atmosphère d’une « intimité scandaleuse de la haute société »85, l’on passait des nuits blanches à jouer des pièces à l’italienne et des parades. De plus, Gueullette notait que « […] M.

Dumont, le fils, m’engagea à disposer un canevas de trois petits actes pour luy, son frère et moy »86, spécifiant que « [l]’on en parut aussi content que des trois parades qui furent fort bouffonnes »87. Nous pouvons facilement voir que les parades, issues d’un milieu populaire, s’étaient transformées en société en un spectacle qui, probablement en raison de sa nouveauté, divertissait et intéressait des membres de la plus haute société. Soulignons que les pièces en question n’étaient pas uniquement représentées par l’auteur et ses amis, mais également par :

[…] des comédiens qu’on ne voit pas souvent, qu’on ne voit qu’à Versailles. Par exemple, dans la pièce qu’on jouera ce soir, Gilles sera représenté par un homme du plus grand rang ; et l’acteur qui jouera Cassandre est un petit-fils du grand Condé.88

Gilles et Cassandre ne figurent pas dans La Vérité dans le vin, la pièce de Charles Collé imprimée à la suite de cet avertissement. Mais puisque ces deux personnages sont deux des archétypes de la parade89, on ne peut pas douter du fait que des parades avaient été jouées pour et par certains des plus grands noms de l’époque. La présence de comédiens « qu’on ne voit qu’à

Versailles » qualifie ces spectacles d’un caractère hybride également, car les personnes jouant les

85 François Barrière, « Avertissement », dans Charles Collé, La Vérité dans le vin, ou les Désagréments de la galanterie, Bib iothè ue des mémoires re tifs à ’histoire de France pendant le XVIIIe siècle, Paris : Firmin Didot Frères, 1857, t. 4, p. 387. 86 T.-S. Gueullette, op. cit., 1885, p. xvii. 87 Id. 88 F. Barrière, op. cit., 1857, p. 388. 89 « […] si Arlequin apparaissait bien (quoique de manière épisodique) dans le corpus des parades, tout un chacun savait que c’était Gilles qui tenait le plus souvent le rôle du valet, tandis que Pierrot, issu de la Comédie-Italienne, n’y figura jamais – il appartient à une phase ultérieure du théâtre de boulevard » (Guy Spielmann, Parades : Le Mauvais exemple, Léandre hongre, Léandre ambassadeur, Paris : Lampsaque, 2006, p. 23. Nous soulignons.). Dans la définition que Léris donne de la parade en 1763, il est également spécifié que « [l]es Acteurs ordinaires de ces sortes de pieces sont : le bon homme Cassandre, Isabelle, Léandre & Gille » (Antoine de Léris, « Parade », dans Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, 1763, p. 333. Nous soulignons.). Notons que, puisque Léris continue en parlant du recueil Théâtre des boulevards de 1756, il ne peut être question qu’il se base, pour sa définition, sur les caractéristiques de la parade de société.

50 différents rôles d’une pièce ne sont pas tous des amateurs, mais parfois des acteurs professionnels, plus probablement de la troupe italienne avec qui Gueullette avait des liens d’amitié et professionnels fort serrés90. Dans la deuxième moitié du siècle, les parades de

Beaumarchais font preuve de cette même hybridité de représentation. Sa parade Jean Bête à la foire, par exemple, est jouée à Étioles, chez Charles Lenormant, mari de Mme de Pompadour, « par des parents ou des amis, mais aussi par des acteurs de la Comédie-Française, invités pour l’occasion »91.

Tout comme Gueullette ou Beaumarchais, Barré et son premier collaborateur Piis ont fait jouer leurs créations, autre que sur la scène publique de la Comédie-Italienne, devant l’aristocratie de l’époque, dans des spectacles de cour privés qui sont, comme nous l’avons montré, hybrides de par leurs conditions de représentation. Il est difficile de ne pas noter un rapport entre les représentations privées de la fin du siècle des Lumières et celles du début de celui-ci lorsque Gueullette avait introduit la parade foraine en société. Barré et Piis ravivent, selon les dires de leurs contemporains, un genre tombé dans l’oubli – que nous avons montré être celui de la pièce en vaudevilles – mais ils remettent en scène, du moins pour un certain temps, un deuxième genre qui était tombé, lui aussi, de la faveur du public, celui de la parade de société92.

90 Jean-Émile Gueullette relate la relation de son aïeul avec les comédiens italiens : « Lorsque le Régent les eut rappelés en 1716, Gueullette fut assidu à leurs spectacles. Entré en relations avec eux, il les avait aidés de ses conseils d’amateur attentif, avait traduit des scénarios et des pièces, et avait lui-même composé des comédies qui avaient été bien accueillies. Il les leur donnait, sans prétendre à sa part d’auteur. À la faveur de ces services, il était devenu l’ami de toute la troupe […]. Cette camaraderie dura cinquante années » (J.-E. Gueullette, « Introduction », dans T.-S. Gueullette, Notes et souvenirs sur le Théâtre-Italien au XVIIIe siècle, Genève : Slatkine Reprints, 1976, p. 7-8.). 91 J. Scherer, op. cit., 1982, p. 262. 92 Rappelons qu’au début de sa carrière dramatique collaborative, Barré travaillait exclusivement avec Piis. Ceci justifie le fait que leurs noms soient associés aux innovations liées aux débuts du genre du vaudeville comme c’était le cas dans la presse de l’époque. C’est la raison pour laquelle ce seront principalement eux à qui nous ferons référence dans les prochaines pages de notre étude lorsque nous parlons des premières comédies-parades écrites par Barré en collaboration.

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Similairement à l’absence, dans leurs œuvres, du « ton de la bonne compagnie »93 qui, comme nous l’avons remarqué plus haut, leur garantit un certain succès auprès de la reine, la renommée

à double tranchant de la parade aurait-elle une utilité spécifique pour nos auteurs, permettant que le tabou s’introduise sur les scènes privées afin d’agrémenter davantage les plaisirs de cette société ? Car, on le sait bien, la parade que Gueullette avait créée constitue un genre qui divertit derrière portes closes tout au long du siècle, mais qui, publiquement, est attaqué par ses contemporains ainsi que par ses auteurs94. Le succès des comédies-parades de Barré et Piis serait-il également lié à ce plaisir ancien de faire ce qui est interdit ou proscrit ? Nous ne pouvons

évidemment que spéculer sur les raisons pour lesquelles nos auteurs ont puisé dans un répertoire dénoté publiquement comme malfamé ; mais il est intéressant de souligner que le statut de la parade de société pose toujours problème en ce qui concerne l’attitude que l’on emprunte envers elle. De nos jours encore, tandis que Jacques Truchet appose à la parade « le sceau d’une société joyeuse, sympathique, respectable et lettrée »95, François Moureau fait mention, quant à lui, d’un

« théâtre cynique, immoral, scatologique et désespérant de vulgarité [qui] n’a d’autre sens que lui-même ; à la rigueur, il sert d’exutoire à une société trop policée »96. Il semble donc que, de même que le vaudeville qui fait appel à la mémoire collective musicale du public et procure ainsi un plaisir supplémentaire, la parade, malgré toutes les connotations qui lui sont associées, constitue un genre dont les caractéristiques des personnages et des intrigues sont tout à fait

93 Correspondance littéraire, 1880. T. 12, p. 458. Voir également ci-dessus, p. 38. 94 Comme nous l’avons noté dans notre article sur la parade cité plus haut, Charles Collé, célèbre auteur de parades pour les fêtes du duc d’Orléans, fut également un des plus grands critiques du genre dans ses journaux historiques et dans sa correspondance, tandis que T.-S. Gueullette décrit ses propres parades comme des fautes de sa jeunesse (J. Danciu, art. cit., 2008, p. 205.). 95 Jacques Truchet, Théâtre du XVIIIe siècle, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1972, t. 1, p. 1482. 96 F. Moureau, art. cit. 2004, p. 133. Au-delà du jugement porté sur le fond, Moureau relève un aspect fondamental de la parade, un caractère que nous voyons presque comme narcissique : le jeu pour le jeu, la mise en scène pour le plaisir de la mise en scène, caractéristiques majeures qui distinguent la parade des autres genres comiques de son siècle.

52 reconnaissables et même prévisibles. Une fois de plus, nos auteurs puisent dans un répertoire dramatique avec lequel le public sera à l’aise mais qu’ils s’ingénient de modifier légèrement afin de produire un effet d’innovation qui suscitera l’intérêt de leurs spectateurs.

1.7 Particularités de la parade de société

Quelles étaient alors ces diverses caractéristiques de la parade de société97 ? Premier chercheur à dégager un tableau des diverses transformations du genre, D. Trott identifie trois temps de la parade de société. Le premier correspond aux spectacles improvisés lors desquels

Gueullette et ses amis jouaient, de mémoire, les parades qu’ils avaient vues à la Foire. Le deuxième temps se rapporte au moment où l’intrigue amoureuse est développée et le nombre de personnages augmente. Nous voyons cette étape comme étant celle de la complexification structurale de la parade de société. Le troisième temps identifié est celui où les pièces sont publiées, moment où « un certain nombre d’expériences formelles […] s’affichent »98. Ce temps correspond, à notre avis, à une complexification stylistique des parades qui culminera, comme nous l’avons signalé, avec les parades de Beaumarchais dans lesquelles les finesses langagières

97 Dans notre article portant sur la parade de société (2008), nous avons dressé une étude de diverses définitions de la parade (foraine et de société), modernes tout comme contemporaines au genre. Puisque cette étude dépasserait le cadre de nos analyses, nous avons choisi de ne pas la reprendre et d’employer comme références uniquement les définitions plus amples de la parade de société, proposées par D. Trott et G. Spielmann, pour ensuite présenter certains aspects de notre propre définition, développée principalement à partir de l’analyse des vingt-sept parades du recueil Théâtre des boulevards, des paratextes de Gueullette du même recueil, des six parades de Beaumarchais et quelques autres parades manuscrites. Comme il s’agit dans cette section de traiter des éléments pertinents pour notre étude du corpus de Barré et de ses collaborateurs, nous ne pourrons évidemment pas y intégrer tous les aspects de nos analyses des parades de société. 98 D. Trott, « De l'improvisation au Théâtre des boulevards: le parcours de la parade entre 1708 et 1756 », dans Irène Mamczarz (dir.), La Commedia dell'Arte, le théâtre forain et les spectacles en plein air en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris : Klincksieck, 1998, p. 163.

53 se multiplient et laissent paraître cette « œuvre littéraire » du genre, telle que désignée par J.

Scherer99. De plus, D. Trott spécifie que, pour saisir la parade de société :

Il faut donc poser comme situation d’énonciation du genre la recherche active, voulue, de l’outré et de l’artificiel ; le plaisir d’une évocation complice du faux par la voie de la théâtralité la plus exagérée. Cette forme fut aux antipodes du théâtre réaliste et idéologiquement engagé dont rêvaient les Encyclopédistes : ils avaient plus que la dramaturgie classique à écarter dans leurs grands projets de réforme théâtrale.100

La théâtralité de la parade de société tend ainsi vers la fausseté volontaire et l’exagération outrageante qui cherche à montrer ses procédés au spectateur. Les maintes apostrophes au public présentes dans chacune des parades que nous avons analysées, rappellent la pratique foraine des bateleurs désireux de vendre leurs produits magiques, et constituent une artificialité pourchassée dans le cadre des représentations privées de société. Les pièces débordent d’autoréférences qui soulignent la fausseté du jeu à laquelle participent les personnages lorsqu’ils font preuve de conscience de soi et du rôle à jouer. C’est ainsi que s’explique, par exemple, le discours que

Cassandre fait à sa deuxième fille qui avait voulu, elle aussi, épouser Léandre : « Mais tu n’y penses pas, si tu avois lu l’histoire, tu sçauroit que de tous tems les Liandres ont épousé les z’Isabelles, et certainement je ne donnerai jamais un camouflet aux règles »101. Les personnages, tout comme les spectateurs, connaissent bien les conventions de la parade de société où les jeunes amoureux, Isabelle et Léandre, finissent ensemble malgré tout obstacle. Cette autoréférentialité est typique du genre et en constitue une de ses caractéristiques distinctives qui se verra également, quoique beaucoup plus rarement, dans les comédies-parades de Barré et de ses collaborateurs.

99 Voir supra, note 81. Scherer souligne aussi que, « de populaire qu’elle était à l’origine, la parade est […] devenue littéraire et pseudo-populaire » (J. Scherer, op. cit., p. 258.). 100 D. Trott, art. cit., 1998, p. 164. 101 Armand le fils, Le Doigt mouillé, dans Théâtre des boulevards, 1881, vol. 1, Sc. 9, p. 98.

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La mise en abyme des procédés dramatiques que nous avons remarquée dans la parade de société est soulignée par Guy Spielmann aussi, dans sa présentation des critères constitutifs de ce genre :

Parmi ces critères, retenons surtout l’emploi de personnages emblématiques (Gilles, Cassandre, Léandre, Isabelle); la gravelure, c’est-à-dire une obscénité de fond reflétée dans la forme par allusion uniquement, la fantaisie verbale (avec une prédilection pour les cuirs et la cacologie sous diverses formes, ainsi que les expressions idiomatiques et proverbiales détournées), et une absurdité affichée tant dans le déroulement narratif que dans les actes et les pensées des personnages. Quant à la « gaitée zinépuisable » exigée par Collé, je la traduirai par un refus de se prendre au sérieux […] et plus exactement par une métathéâtralité ludique affichée et revendiquée jusque dans les dialogues, aspect le plus original de la parade, par où on la distinguera en dernière instance d’autres genres comiques très proches. Il est important d’ajouter que tous ces critères doivent être réunis, moyennant quelques variations.102

Plus qu’un simple « refus de se prendre au sérieux », la « gaité zinépuisable » des parades que

Collé avait relevée constituait, à notre avis, l’élément principal que le public désirait. Ce fut justement pour le plaisir d’un divertissement nouveau et tout à fait joyeux que la parade a été introduite en société dans un premier temps et que, par la suite, elle a été reprise sur tant de scènes privées pendant le siècle. Comme le souligne notamment Beaumarchais, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux, « [l]a gaité légère nous distrait ; elle tire, en quelque façon, notre âme hors d’elle-même et la répand autour de nous : on ne rit bien qu’en compagnie »103. De plus, les portes closes des théâtres de société permettent à cette gaieté légère de prendre des

102 G. Spielmann, op. cit., 2005, p. 22. Notons que l’indication que « tous ces critères doivent être réunis » pour qu’une pièce soit, selon Spielmann, une parade, est possible uniquement parce que l’auteur base sa définition principalement sur les parades dont il dresse l’édition critique. Le problème majeur qui en découle est que les parades de la deuxième moitié du siècle, celles de Beaumarchais ou de Jean Potocki par exemple, seront écartées de cette définition à cause des changements dont elles font preuve. Notamment, le premier dramaturge amplifie et enrichit les personnages et le langage de ses parades, tandis que le deuxième transforme les siennes (effaçant la grivoiserie et cherchant à donner plus de profondeur psychologique à ses personnages) au point où leur appartenance au genre de la parade devient tout à fait impossible, selon Spielmann. 103 Caron de Beaumarchais, « Essai sur le genre dramatique sérieux », dans Théâtre. Lettres relatives à son théâtre, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1949, p. 19.

55 formes et des tons qui font rire les spectateurs comme ils ne pourraient pas le faire dans les représentations publiques. Ceci est souligné par Collé dans le passage qui suit :

Mais ces scènes croustilleuses, la magnière dont elles étaient rendues, la franche gaieté qu’ils y mettaient, les ordures gaillardes, enfin jusqu’à leux prononciation vicieuse zet pleine de cuirs, faisaient rire à gueule ouverte et à ventre déboutonné tous ces seigneurs de la cour qui n’étaient pas tout à fait dans l’habitude d’être grossiers et de voir cheuz le roi des joyeusetez aussi libres, quoiqu’ils fussent dans l’intimité du défunt Louis XV.104

Nous voyons donc que Spielmann avait réduit un peu trop le rôle que la gaieté joue en ce qui concerne la présence de la parade en société. Outre ce détail pourtant, il relève avec justesse l’« absurdité affichée » de la parade, une caractéristique qui rappelle également les propos de D.

Trott, c’est-à-dire le fait que la parade procède à une « recherche active, voulue, de l’outré et de l’artificiel »105. Les qualités absurdes ou artificielles de la parade de société ne sont donc pas accidentelles ni employées gratuitement, mais plutôt calculées et mises en scène délibérément, tant en rapport avec les agissements des personnages, qu’avec le fil des intrigues, renforçant ainsi le côté métathéâtral du genre106. Ces pièces, légères en apparence, longtemps traitées comme tout à fait banales, reflètent pourtant, selon nous, un processus de création dramatique plus sophistiqué que l’on ne le croirait au premier abord. En effet, nous voyons que tout est un jeu d’apparences avec ce genre qui, de ce fait, tout comme l’avait souligné D. Trott, s’oppose

104 Charles Collé, Correspondance inédite de Collé faisant suite à son journal, accompagnée de fr gme ts ég eme t i édits de ses œuvres osthumes, Paris : Henri Plon, 1864, p. 382-383. Nous soulignons. 105 D. Trott, art. cit., 1998, p. 164. 106 Les instances absurdes sont bien nombreuses et apparaissent dans chaque parade de société. Ces absurdités peuvent être liées au temps de la pièce, comme dans Le Doigt mouillé où Isabelle est une fille de seize ans dont la mère est morte dix-huit ans auparavant ; elles peuvent également être géographiques, comme lors de l’invention ou distorsion de noms d’endroits notamment. De plus, l’absurdité peut se faire voir dans la trame même de la pièce. Un exemple parmi les plus frappants est issu de la parade Le Rapatriage de La Chaussée (1731) dans laquelle Léandre est prêt à tout faire pour s’enrichir. Il se déguise en Isabelle pour séduire son propre père, et en même temps il essaye de se marier avec la tante de la véritable Isabelle qui, d’ailleurs, est également son amante et la mère de son enfant. Le costume de Léandre est « moitijé homme et moitijé femme » (Nivelle de La Chaussée, Le Rapatriage, Paris : Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 4327 f.1, verso.). Ceci permet un jeu de scène rapide et facilement compréhensible pour le spectateur.

56 complètement au théâtre réaliste qui se développera plus amplement dans la deuxième moitié du siècle, et plus particulièrement, avec l’avènement de la Révolution. Nous pouvons pourtant voir que, même à ce moment, les éléments de la parade ne se font pas oublier car ils sont repris, modifiés plus ou moins amplement, et remis à la mode par Barré et Piis, cette fois-ci non seulement dans un spectacle privé, c’est-à-dire à la cour, mais aussi sur des scènes publiques, au

Théâtre Italien.

Un des éléments qui subit le plus de modifications sous la plume de nos auteurs, fut le langage typique de la parade de société, soit la gravelure que mentionne Spielmann. Ce langage ne pouvait point passer à la scène publique dans le même état qu’il se présentait en privé. C’est ainsi que Collé nous le décrit :

Ce n’est pas qu’on ne puisse dire zen sa faveur que la parade, quoique farce grossière zet faite pour la populace zet pour les gens de qualité, a cependant son art, ses règles et ses grâces ; que le fond zen doit être zagréablement zordurier ; que ses ordures ne doivent sortir que de ce fond et n’y paraître ni zapportées ni plaquées, et qu’il y doit surtout régner une gaieté zinépuisable. Ce néantmoins, ajoutons que quand le sujet s’en trouve tout neuf, zet tout battant neuf, ignia nombre de parades dont on ferait très-bien des comédies.107

Quoiqu’implicites, les libertés verbales de la parade de société ne peuvent pas être reproduites dans les comédies-parades des années 1780. Pourtant, nous verrons dans le prochain chapitre que certains éléments rappelant le fond « zagréablement zordurier » de la parade se glissent dans le répertoire de la comédie-parade, quoique de façon assez dissimulée. Revenant aux propos de

Collé, nous pouvons nous interroger si celui-ci, en soulignant les capacités divertissantes de la parade, ne serait pas en train d’insinuer que, lorsque celle-ci fait preuve d’innovation au niveau de son sujet, elle peut être transformée en comédie, autrement dit, en une pièce dont la réputation n’empêcherait pas une représentation en public. Il ne s’agit ici que d’une supposition, mais il est

107 C. Collé, op. cit., 1864, p. 385-386. Remarquons que, même dans l’explication des procédés de la parade, les auteurs ne peuvent pas s’empêcher de s’en servir, car ici, le traité théorique portant sur les obscénités du genre, se pare à son tour d’équivoques scatologiques.

57 intéressant de noter que c’est du moins ce qui est arrivé lorsque Barré et Piis ont employé certains personnages et situations de la parade, les ont combinés à la structure des pièces en vaudevilles, participant ainsi à la création de cette forme dramatique nouvelle et hybride, la comédie-parade108, représentée, comme nous l’avons souligné, aussi bien dans la sphère publique que privée.

En ce qui concerne les personnages de ces comédies-parades, quelques remarques de base s’imposent avant d’entrer plus amplement dans le sujet au chapitre suivant. En premier lieu, ces personnages portant le nom de leurs antécédents de la parade de société109, font également preuve de caractéristiques rappelant les personnages des comédies italiennes de l’époque110, ce qui s’explique par le fait que les pièces de Barré et Piis étaient jouées par les acteurs italiens qui conservaient leurs emplois111 d’une pièce à l’autre. Difficile donc de changer le jeu de la première amoureuse ou d’imposer une posture nouvelle au vieux barbon. Or, comme nous le montrerons au deuxième chapitre de manière détaillée, Barré et tous ses collaborateurs chercheront à jalonner leurs pièces d’éléments nouveaux, faisant voir par ailleurs, les valeurs et les goûts de leur temps, dotant d’une sensibilité nouvelle ces personnages plats et dépourvus, depuis leur naissance, de toute profondeur psychologique, et annonçant des caractéristiques qui

108 Comme nous le montrerons au cours de notre étude, la forme théâtrale hybride de la comédie-parade constitue la première étape de la création du vaudeville en tant que genre dramatique. 109 Rappelons que les personnages reconnus comme les types des parades, soit Cassandre, Léandre, Isabelle et Gilles principalement, ainsi que Pierrot et Arlequin si l’on considère toutes les parades de société, s’étaient développés dans les théâtres privés et ne figuraient pas nécessairement dans les spectacles forains qui mettaient en scène généralement un maître et un valet uniquement. Ainsi, les personnages des comédies-parades s’inspirent-ils du répertoire des spectacles privés et non pas des parades jouées à la Foire. 110 Malheureusement, ce fait poussera G. Spielmann par exemple, à nier complètement les liens entre les personnages des comédies-parades et ceux de la parade ce qui n’est pas, à notre avis, tout à fait correct non plus. 111 « Type de rôle d’un comédien qui correspond à son âge, son apparence et à son style de jeu : l’emploi de soubrette, de jeune premier, etc. » (P. Pavis, « Emploi », op. cit., 2002, p. 115.).

58 deviendront plus typiques au XIXe siècle112. Un de ces éléments sera la mise en valeur de la profession des personnages des comédies-parades au sein des pièces. Il importe notamment de souligner qu’un très grand nombre de ces pièces emploient justement, à la veille de la

Révolution, ce que nous appelons des titres-métiers113, qui mettent en valeur ce public né du tiers-état, et qui instaurent de la sorte un nouveau héros dramatique pour remplacer le personnage du barbon ridicule et l’emporter sur celui du simple amoureux prérévolutionnaire. En sus de ces aspects innovateurs, notons que les personnages des comédies-parades font preuve, à leur tour, d’hybridité puisqu’ils maintiennent, du moins de par leurs noms114, un rapport indéniable avec leurs ancêtres de la parade de société, quoiqu’ils en constituent des versions modifiées et simplifiées afin de permettre leur mise en scène en public. Ils héritent surtout des éléments du caractère superficiel des personnages de la parade de société qui étaient davantage amplifiés chez ces derniers par leurs tendances métathéâtrales, comme le souligne à juste titre J. Scherer :

Lorsque les personnages parlent d’eux-mêmes au pluriel, et, plus encore, lorsqu’ils se réfèrent à des usages littéraires réglant leurs rapports (« On sait que les beaux Léandre ont de tout temps été les ennemis jurés des bonshommes Cassandre »), ils renoncent à toute individualité psychologique, se dissolvent

112 Nous pensons, par exemple, au personnage de Pierrot qui, selon Agnès Pierron, passe « de la sottise […] à l’étrangeté et au trouble » et reçoit, en 1785 « une caractéristique inattendue : il sait écrire » (A. Pierron, « Pierrot », dans Dictionnaire de la langue du théâtre mots et mœurs du théâtre, Paris : Dictionnaires Le Robert – VUEF, 2002, p. 400.). Pourtant, il s’avère que le Pierrot des comédies-parades savait déjà lire depuis au moins 1780, lors de la première représentation de Cassandre astrologue. 113 Autre que les comédies-parades Cassandre oculiste, Cassandre astrologue et Les Docteurs modernes de notre corpus primaire, nous connaissons aussi ss dre bou ui iste,… méc icie , … scu teur, etc. Le fait que l’accent soit mis sur le personnage du vieux dans chacune de ces pièces n’est pas négligeable et nous l’aborderons donc plus en détail dans notre prochain chapitre. Notons également que cette pratique de mettre l’accent sur la profession des personnages est insolite en ce qui concerne les personnages des parades de société qui se présentaient plutôt en tant que la somme d’un nombre de traits de caractère qui étaient généralement profondément exagérés. 114 Nous retrouvons principalement, surtout dans les comédies-parades précédant la création du Théâtre du Vaudeville, les personnages dont les noms sont typiques de ceux de la parade de société, soit Cassandre, Isabelle, Léandre, et Pierrot. Après 1792, Cassandre sera plutôt rejoint par Gilles, Arlequin et Colombine. Ces deux derniers personnages recevront le rôle plus important de jeunes amoureux de la pièce, remplaçant ainsi Léandre et Isabelle et rapprochant ce type de pièces des arlequinades italiennes, comme nous l’avons déjà noté et comme il sera montré plus en détail dans le prochain chapitre.

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dans une lignée d’exemplaires identiques constituant un type et conforment ostensiblement leur conduite à la volonté de leur auteur.115

Le manque d’individualité des personnages de la parade de société que Scherer relève se retrouve également chez leurs avatars des comédies-parades116, malgré l’absence d’éléments métathéâtraux aussi explicites que ceux mentionnés ci-dessus. Nous reviendrons de façon détaillée, dans le chapitre suivant, à ces différentes caractéristiques des personnages du corpus de

Barré et Piis ainsi qu’aux modifications que ces auteurs ont appliquées aux personnages des parades de société. Pourtant, avant de ce faire, passons tout de même rapidement en revue les caractéristiques constitutives des personnages principaux des parades de société que nous avons développées, toujours à partir d’une étude détaillée d’un ample corpus117.

Dans le cas de Cassandre par exemple, qu’il soit le père ou le mari d’Isabelle, il fera généralement preuve de naïveté à l’égard de celle-ci, se montrant, au début de la pièce, affectueux envers elle et ne remarquant jamais lorsqu’elle est enceinte, situation qui se présente souvent. Cette tendresse de Cassandre envers Isabelle ne va pas empêcher ce premier, par contre, d’imposer une interdiction à la jeune fille pour s’assurer que sa conduite restera sage, telle qu’il la pense et qu’elle la déclare118. La fin de la pièce montrera habituellement un Cassandre véritablement surpris par les actes d’Isabelle et convaincu d’une nature maligne des femmes en

115 J. Scherer, op. cit., 1982, p. 18. Nous soulignons. 116 Bien évidemment, ce manque d’individualité rapproche les personnages des comédies-parades aux types de la comedi de ’ rte et à ceux employés à la Comédie-Italienne également, ce qui rend la tâche plus facile à Barré et Piis lorsque ceux-ci les réintroduisent sur la scène des Italiens qui ont l’habitude de jouer ces personnages dits tipi fissi. 117 Comme nous l’avons indiqué plus haut (note 97), les diverses conclusions que nous présentons se basent sur l’analyse de toutes les parades du recueil Théâtre des boulevards paru pour la première fois en 1756 (voir la note 78 de ce chapitre) ainsi que des parades de Beaumarchais. 118 Généralement, Isabelle, enceinte ou en train de parler d’un amant, fera de longs discours sur son comportement sage et chaste, perpétuant ainsi l’absurdité affichée attribuée au genre. C’est le cas, par exemple, dans la parade de Gueullette intitulée La Chaste Isabelle où cette jeune fille a trois amants. Voulant prouver son amour à Léandre, elle finit par soustraire de l’argent aux deux autres, Cassandre et Villebrequin, et finit par déménager. Parmi des affirmations portant sur la chasteté d’Isabelle, l’on retrouve de nombreuses insinuations et doubles ententes mettant en question cette vertu qui n’est guère possible pour une jeune amoureuse de parade de société.

60 général qui « font pousser les cornes »119. Quant au couple amoureux de la parade de société, il se voit souvent renversé, car très fréquemment, c’est la femme qui fait preuve de caractéristiques masculines stéréotypées, contrôlant, dans ces cas, les actions et le comportement de l’homme120.

De plus, les jeunes amoureux feront preuve d’un amour corrompu pour ainsi dire, qui ne respecte point les usages. La plupart d’entre eux mentionnent le fait d’avoir déjà un ou plusieurs enfants, soulignant ainsi l’absurdité de vouloir s’inscrire dans les règles de la société qu’ils ont déjà enfreintes. Ainsi, le désir de mariage éprouvé par les amoureux servira-t-il souvent comme base principale pour le divertissement, car, plus leur amour sera présenté comme étant corrompu, plus leurs efforts à le légitimer deviendront comiques et absurdes. Cette tendance de parodier, de déformer, de renverser ou de caricaturer les conventions sociales est très importante pour le jeu comique du genre. À la différence des comédies à l’italienne, où l’on trouve un amour pur entre deux amants unis et s’opposant à la vieille génération, l’amour des parades de société n’est presque jamais conçu pour rendre hommage à ces qualités idéales du couple. Il est plutôt, et ce presque toujours, dépravé, rendant au couple amoureux des caractéristiques du grotesque. Loin de vouloir corriger les vices, la parade de société les met en scène et les glorifie. En ce qui concerne les valets, peu importe pour qui ils travaillent, ils seront intéressés, en premier lieu, à améliorer leur propre situation. Ils veulent bien boire, bien manger, avoir de l’argent et si, pour ce faire, ils doivent s’opposer verbalement ou physiquement à leur maître, ou à tout autre

119 Cette expression se retrouve, entre autres, à la fin d’Isabelle double et de Léandre magicien. 120 Ainsi, dans La Mère rivale de Collé (1745), Isabelle apparaît dès le début de la pièce comme ayant un rôle plus puissant dans la relation amoureuse, un rôle stéréotypé masculin. Elle se présente au public ivre, et utilise plus de vulgarités que tout autre personnage de la pièce. Dans cette situation extrême, Léandre est présenté comme une véritable fillette, faisant preuve de naïveté et de faiblesse par rapport aux personnages dominants de la pièce, c’est-à-dire Isabelle et sa mère. Le comble de cette permutation des rôles est atteint lorsque Léandre s’évanouit dans les bras d’Isabelle qui réussit, malgré le fait d’avoir trop bu, à l’attraper.

61 personnage, ils n’hésiteront jamais à le faire121. Railler le maître, essayer de le voler, de lui donner des coups de bâton ou de pied, devient ainsi une constante chez ces personnages qui rappellent le plus leurs ancêtres de la Foire. À certains moments justement, les valets se déguisent en marchands forains d’élixirs magiques ou ils prennent carrément le rôle de bateleurs des parades foraines, comme dans Les Bottes de sept lieues, parade de Beaumarchais qui commence par une annonce faite par Arlequin et Gilles pour acclamer les mérites de la pièce et de ses acteurs. Cette technique se conforme complètement à la tradition foraine où l’on cherchait, par le biais de la parade, à rassembler les spectateurs et à vanter les vertus du spectacle payant. Même en société, les visées mercantiles du genre, tel qu’il se présentait à la Foire, sont employées et mises en évidences, quoique de façon artificielle dans ce cadre privé.

Barré et Piis ne font donc que perpétuer cette pratique mercantile en empruntant des

éléments connus, ou facilement reconnaissables, à la parade de société. C’est ce que Spielmann souligne lorsqu’il affirme :

La parade poursuivait là sa mue tandis qu’apparaissait une nouvelle catégorie dramatique qui récupérait certains éléments du genre et en reprenait le nom sous diverses formules, dont la plus banale était comédie-parade (ou comi-parade). […] Ces « parades en parodie » ne conservent guère que les personnages associés au genre, et même seulement leur nom qui sert d’accroche publicitaire – preuve de l’attrait que la parade, même dénaturée, continuait d’exercer. Trente ans plus tard, à la toute fin du siècle, la situation avait peu évolué : le théâtre du Vaudeville jouait en 1793 un Arlequin friand, dont la distribution comprend Cassandre et Gilles ; mais l’un est médecin et l’autre apothicaire. Certes, l’intrigue tourne autour d’un unique schème comique, la gloutonnerie du héros (Arlequin, en couple avec Colombine), et le point culminant de la pièce consiste en une sorte de lazzi où il s’empiffre de biscuits au point de ne plus pouvoir parler ; mais on n’y trouve aucune situation scabreuse, aucune équivoque salace dans une langue vierge de toute cacologie – et surtout aucune métathéâtralité.122

121 Quand, dans Le Courier de Milan de Gueullette, Léandre cherche un valet, Arlequin apparaît en criant « valet à vendre, à prêter, à louer, à nourrir, à payer […] à habiller, à dormir, à boire, à rire, etc. » (T.-S. Gueullette, Le Courier de Milan, dans Théâtre des boulevards, vol. 2, Sc. 1, p. 295-296.). 122 G. Spielmann, op. cit., 2005, p. 48. Nous soulignons. Il nous semble intéressant que le même argument employé par les opposants de la parade aux XVIIIe et XIXe siècles, c’est-à-dire que celle-ci constitue un

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La dénaturation des personnages que relève Spielmann constitue pourtant, à notre avis, un rappel de la nature hybride de la comédie-parade qui emprunte et s’inspire de différents genres comiques ayant fait preuve de succès au cours du siècle. Ainsi, ce ne sont pas uniquement les personnages qui servent « d’accroche publicitaire », mais les situations reconnaissables et les airs connus par le public également. Tous ces divers éléments offrent aux auteurs qui nous intéressent123 l’occasion de raviver un genre tombé dans l’oubli, celui des pièces en vaudevilles, ou bien un autre qui ne se pratiquait plus vraiment vers la fin de l’Ancien Régime, celui de la parade de société124. Ce faisant, ils créent, dans un premier temps, les comédies-parades qui sont donc, comme nous le montrerons en détail dans le prochain chapitre, nettoyées de toute obscénité et qui mettent en scène des idées portant parfois sur l’amitié et sur l’importance du bon goût et des vertus (c’est-à-dire les valeurs civiques de l’époque). La « prostitution » figurative que le

genre mineur tout à fait banal et insignifiant, sert ici à Spielmann pour dédaigner un avatar du genre, la comédie-parade. Certes celle-ci ne présente pas les mêmes éléments intéressants permis dans les spectacles privés, mais il nous semble dommage de nier tout lien de cette forme dramatique avec la parade de société simplement parce qu’elle manque certains éléments, ou bien parce qu’elle en modifie d’autres. Après tout, n’est-ce pas là exactement le processus par lequel est passée la parade foraine lorsqu’elle fut reprise et transformée en société ? 123 Certes, Barré et ses collaborateurs n’ont pas été les seuls à se servir de la renommée de la parade ; l’on retrouve, à l’affiche des théâtres du Boulevard de la fin des années soixante-dix, autre que des comédies- parades, des vaudevilles-parades, des folies-parades, des tragi-comi-parades, et même des parodies- parades, pour n’en citer que quelques-unes. Pourtant, compte tenu que le rôle de ces auteurs dans la perpétuation d’un nouveau type de pièces a été plus important que celui de leurs compétiteurs par le biais de la mise en place du Théâtre du Vaudeville, nous avons choisi de concentrer notre attention, dans la présente étude, uniquement sur leurs créations. 124 En 1755, Collé avait créé un prologue en vers libres qui précédait sa comédie Le Galant escroc et qui s’intitule Les Adieux de la Parade, où celui-ci explique : « Après avoir vû représenter quelques Parades, l’on s’en dégouta bien-vite ; & c’est à cette occasion, que fut fait le Prologue suivant, qui annonce des COM DIES DE SOCI T . L’on ne se fût pas amusé à jouer des Parades il y a vingt-cinq ans & plus, si les Proverbes charmans de M. Carmontel eussent été imprimés alors » (Charles Collé, Théâtre de société, La Haye et Paris : Chez P. Fr. Gueffier, 1777, T. I, p. 260.). Dans ce prologue allégorique l’on retrouve un personnage appelé l’Auteur avouant au personnage appelé la Parade qu’il est las d’elle et qu’il veut à présent écrire des comédies qui ne choqueront pas le spectateur par leur ton grivois. Le prologue finit avec les lamentations de la Parade qui part en pleurant et en criant qu’elle va se « prostituer le long des Boulevards » (Charles Collé, Les Adieux de la Parade, dans Le Galant escroc, La Haye [et Paris] : Chez Gueffier, 1767, p. 7.).

63 prologue de Collé avait annoncée est donc double puisque non seulement la parade sera obligée à changer ces procédés de divertissement (dont la grivoiserie jouait un rôle primordial), mais elle est forcée, comme nous l’avons indiqué, à s’associer à d’autres genres sur les scènes des

Boulevards, constituant ainsi un nouveau répertoire composé de pièces hybrides, qui défient les barrières des catégories dramatiques traditionnelles en combinant les marques génériques.

La transition et transformation des genres n’est pas immédiate et passe, comme nous allons le montrer en ce qui concerne les comédies-parades de notre corpus, par trois phases. La première phase est celle où Barré et Piis composent des comédies-parades pour la troupe des

Italiens ; la deuxième renvoie aux comédies-parades créées après l’association de Barré avec

Radet, lorsque nous entrevoyons les débuts du vaudeville, comme nous l’avons indiqué plus haut dans ce chapitre125 ; tandis que la troisième phase correspond aux comédies-parades produites après l’établissement du Théâtre du Vaudeville, où les pièces contiennent beaucoup plus d’éléments propres aux arlequinades126 qu’aux autres comédies-parades écrites par Barré et ses collaborateurs. C’est pourquoi, les propos susmentionnés de G. Spielmann sur la comédie- parade, quoique corrects en ce qui concerne la pièce Arlequin friand de Picard qui date de 1793, ne peuvent pas être appliqués à ce type de pièces en général vu qu’il faut tenir compte de ces diverses phases que nous avons pu déterminer suite à l’étude minutieuse des pièces. Leurs particularités feront l’objet d’une analyse détaillée présentée au deuxième chapitre de notre étude mais il importe, pour finir, de récapituler les diverses influences sur la production dramatique initiale de Barré et de ses collaborateurs, car c’est notamment cette première production qui mettra en marche le processus de création du vaudeville en tant que genre dramatique.

125 Voir la p. 27 et la note 36 de ce chapitre. 126 Les comédies-parades post-1792 se rapprochent plus des arlequinades typiques du Théâtre Italien auquel Barré et les auteurs qui travaillent avec lui se permettent d’emprunter, vu que leur relation professionnelle avec cette première troupe avait cessée.

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1.8 Dernières remarques

Dans le présent chapitre, nous avons donc cherché à dresser un tableau aussi complet que possible des antécédents ayant contribué à l’établissement du genre du vaudeville qui se propagera et gagnera en réputation au cours du XIXe siècle, et dont la mécanique permettra à

Scribe d’en faire « une comédie sentimentale et brillante, légèrement romantique »127. Nous l’avons vu, ces influences lointaines nous portent des spectacles italiens du XVIIe siècle, aux enclos des Foires du XVIIIe siècle, des salons privés et des théâtres de cour au spectacle semi- officiel de la Comédie-Italienne, chaque tournant de ce parcours contribuant à l’hybridisation de styles et de structures dramatiques. Ce cheminement complexe ne s’est point ralenti sous la plume de Barré et de ses collaborateurs, mais s’est carrément amplifié et accéléré, jusqu’à la mise en place, à la toute fin de l’Ancien Régime, d’un nouveau genre dramatique, mixte dans son fond tout comme dans sa forme, mélangeant des idées sérieuses et des notions légères, mariant la prose et la musique. Le vaudeville naît à ce moment, sur la scène du Théâtre du Vaudeville plus spécifiquement, bien que les historiens du théâtre ne le montrent pas suffisamment, passant sous silence le rôle important de Barré et de ses collaborateurs dans l’établissement du genre qui fera rire tant de spectateurs. Comme Vitto Pandolfi le souligne notamment :

Quand il devient professionnel, le théâtre a besoin de comique comme de pain quotidien, et il doit sans cesse renouveler ce comique, car le public s’en lasse vite. Et l’histoire du vaudeville est bien celle d’un effort continu dans ce sens, avec ses passations de pouvoirs, ou même de longs interrègnes. On emprunte aux mœurs contemporaines, aux personnages de la vie quotidienne, mais en tant que simples prétextes formels : n’empêche qu’il en résulte finalement un tableau pittoresque. On peint le public sous des couleurs vives, et le tableau résume ses goûts, et ses manies.128

127 Vito Pandolfi, Histoire du théâtre : vaudeville, théâtre social, régionalisme et universalisme, Verviers : Gérard & Co, 1969, p. 9. 128 Ibid., p. 7-8.

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Justement, ces divers emprunts, ces « prétextes formels » qui finissent par peindre si bien l’époque transitoire de sa création, constituent toute la richesse des pièces en vaudevilles, la raison pour laquelle il nous paraît aussi capital de nous attarder sur ce corpus. Ce spectacle, loin de chercher à s’intégrer dans le projet de réforme dont rêvaient les Encyclopédistes qui voulaient que le théâtre soit « idéologiquement engagé »129, loin d’être ce théâtre réaliste, il est pourtant un spectacle qui atteste le mieux de la réalité de l’époque, des goûts, des mœurs et des intérêts des contemporains. Mélange des prédilections littéraires et scientifiques de ce public, d’événements courants et passés, les pièces en vaudevilles de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle met en scène le vécu de ses spectateurs que nous allons analyser, dans les prochains chapitres de la présente étude.

129 D. Trott, art. cit., 1998, p. 164.

Chapitre 2 Les comédies-parades et l’hybridité matérielle : Mélanges de prose et de musique

2.1 Remarques préliminaires

Dans les années 1780, les genres dramatiques mixtes sont bien nombreux, comme nous l’avons déjà souligné dans le chapitre précédent1. Certes, les genres classiques officiels – tragédie, comédie et opéra – font preuve de la même prestance qu’auparavant. Pourtant, il est

évident, dans cette période de refontes et de renouvellements dramatiques, que les catégories préexistantes deviennent insuffisantes. La création du drame bourgeois, genre rêvé par Diderot et

Beaumarchais, n’atteste-t-elle pas, justement, des réformes théâtrales de l’époque qui se servent des genres établis comme la tragédie, la comédie et la comédie larmoyante créée par Nivelle de

La Chaussée2, pour produire un type de théâtre apte à mieux répondre aux goûts et besoins du public par des éléments plus réels de son intrigue (issus de la vie contemporaine) et par des personnages faisant preuve de plus de profondeur psychologique ? Soulignons que l’opéra- comique et la tragi-comédie sont déjà, à l’époque qui nous intéresse, des formes théâtrales à part entière mais on retrouve davantage, sur les diverses scènes de l’époque, des comédies-parades, folies-vaudevilles, parodies-opéras (ou même parodies-opéras-comiques)3, pour ne nommer que

1 Voir le chapitre 1, note 123 où il est question des différentes formes mixtes employant la parade comme un des genres à mélanger. 2 Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée (1692-1754) fut auteur de comédies, tragédies et également de parades, comme Le Rapatriage (1731) par exemple, que nous avons évoquée dans le chapitre précédent (note 106), et qui met particulièrement bien en scène l’absurdité exagérée typique de ce genre. 3 Notons que la parodie constitue un genre de préférence pour les théâtres non-officiels qui s’appuient, de la sorte, sur le répertoire renommé des spectacles à privilège. D’ailleurs, Francis Claudon affirme que la parodie constitue « le procédé de base » des Italiens qui sera, suite à leur expulsion de 1697, utilisé par les forains avec autant de succès (« Avant-propos », dans Dictionnaire de l'opéra-comique français, dir. Francis Claudon, Paris : Lang S.A., 1995, p. 10). Soulignons, d’autant plus, l’hybridité de la parodie qui crée une nouvelle pièce basée justement sur une œuvre antérieure qui infiltre ainsi cette première. Si les Italiens se servaient de ce genre dramatique principalement, comme l’affirme Claudon, ceci expliquerait 66

67 quelques-unes de ces formes hybrides mineures. Toutes ces différentes formes hybrides, quoique passagères ou éphémères, attestent, entre autres, du besoin des dramaturges de l’époque de créer quelque chose de nouveau, qui sorte des limites imposées par les catégories dramatiques préétablies sans pour autant détruire les genres les ayant inspirées. C’est une des explications possibles pour l’emploi d’éléments connus ou reconnaissables au sein de ces ouvrages nouveaux.

L’on cherche à innover mais cela est difficile à faire sans passer par une étape de création d’avatars hybrides4 ; de toute évidence, avant de pouvoir produire un style inédit, le dramaturge traverse nécessairement une période de transition où ses sources d’inspiration sont plus visibles.

Ceci est certainement le cas des auteurs à l’étude qui, avant de mettre au point le genre du vaudeville, utilisent des formes théâtrales connues – opéras-comiques et comédies-parades – ce qui leur permettra, par la même occasion, d’établir leur renommée5.

Justement, comme nous l’avons indiqué à la fin du chapitre précédent6, les comédies- parades écrites par Barré et ses collaborateurs passent par trois phases différentes, chacune laissant entrevoir un mélange d’éléments anciens et nouveaux. Nous avons déterminé une première phase qui correspond aux comédies-parades écrites par Barré et Piis uniquement, qui

en partie le fait que Barré et ses collaborateurs commencent leur carrière en se servant d’éléments reconnaissables et en employant même certains airs de leurs concurrents, ce qui constitue justement un des procédés de la parodie. Rappelons également que les premières pièces écrites par Barré et Piis sont en effet des parodies ; il s’agit de La Bonne femme, ou le Phénix, parodie d’Alceste de 1776 et ’O ér de province, parodie d’Armide datant de 1777. 4 Parlant par exemple des mutations subies par l’opéra-comique, Francis Claudon affirme que « Philidor, Monsigny, Grétry établissent en effet que l’opéra-comique est, par des appellations diverses (comédie, opéra bouffon, opéra-comique, comédie mêlée d’ariettes), un théâtre moderne, opposé à la solennité, à la pompe, à la longueur de l’opéra. Il correspond à merveille, par son « demi caractère », comme on dit encore, aux évolutions de la sensibilité vers la fin du XVIIIe siècle, spirituel et sentimental à la fois, théâtral et naturel simultanément » (Dictionnaire de l'opéra-comique français, 1995. p. 17. Nous soulignons). Ainsi, le désir de transformer le théâtre de l’époque se perçoit-il dans toutes ses diverses sphères. 5 Voir le chapitre 1, note 36 où il est question de transformations dans le style des comédies-parades une fois que Barré et Piis s’associent avec Radet. Ces modifications seront bien évidemment abordées en plus de détail dans le présent chapitre. 6 Voir le chapitre 1, p. 63.

68 ont la structure des pièces foraines en vaudevilles, étant donné qu’elles sont composées entièrement de paroles chantées7. En ce qui concerne notre corpus, il s’agit, dans cette catégorie, des pièces ss dre ocu iste, ou ’Ocu iste dupe de son art (1780), Cassandre astrologue, ou le

Préjugé de la sympathie (1780) et Les Deux Porteurs de chaise (1781). Une deuxième phase se rapporte, à notre avis, aux comédies-parades écrites lorsque de nouveaux auteurs se sont joints à

Barré et à Piis. Ces pièces qui, tout comme celles de la première phase, sont toujours jouées chez les Italiens, de par leur structure mélangeant le chant et la prose, rappellent les opéras-comiques et le vaudeville qui prendra forme plus tard, lors de l’établissement du théâtre portant le même nom. Les comédies-parades issues de cette deuxième phase de création sont Les Docteurs modernes, pièce suivie du Baquet de santé (1784) et Léandre-Candide, ou les Reconnoissances

(1784)8. Nous allons voir que cette deuxième phase constitue une période de transition où l’on trouve des éléments de chacune des deux autres phases de création des comédies-parades que nous avons élaborées. La troisième et dernière renvoie, comme déjà souligné, à deux pièces qui diffèrent de façon importante des précédentes ; il s’agit d’Arlequin afficheur (1792) et

Colombine mannequin (1793) de Barré, Radet et Desfontaines, créées après la fondation du

Théâtre du Vaudeville, sans la collaboration de Piis. Tout en maintenant la structure établie lors de la deuxième phase, c’est-à-dire le mélange de la prose et de la musique, ces pièces se présentent plutôt comme des arlequinades qui mettent en scène des aventures du personnage

éponyme. D’ailleurs, les amoureux habituels des comédies-parades, les maîtres Isabelle et

7 A la note 35 du chapitre précédent nous avons expliqué qu’il est possible de voir, dans les pièces imprimées lorsque la prose les infiltre, principalement par la police de caractère qui est plus grande comparée à celle employée pour des vers à chanter. 8 Comme nous l’avons spécifié dans notre premier chapitre, la pièce Léandre Candide fera l’objet d’une étude plus approfondie dans le troisième chapitre de cette étude. Pourtant, afin de mieux cerner certains éléments de la deuxième phase de création des comédies-parades, nous en ferons usage également dans le présent chapitre.

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Léandre, sont éliminés et remplacés dans leurs rôles par Colombine et Arlequin9. C’est notamment de ce type de pièce, entre autres, que découle le terme « arlequiner » qu’Agnès

Pierron définit comme étant un :

Néologisme proposé par Edmond de Goncourt, à partir d’Arlequin, retenant du personnage l’image du séducteur : il serait synonyme de « faire la cour ». Vêtu de son joli costume bariolé, parfois rehaussé d’or, Arlequin est représenté en train de lutiner Colombine dans de nombreux chromos début de siècle.10

L’image issue du XIXe siècle et rapportée ici, celle d’un Arlequin « séducteur » jouant ainsi le premier amoureux, s’oppose d’une certaine manière à celle du personnage masqué qui, aux

XVIIe et XVIIIe siècles, était « un zanni, un valet poltron, ignorant et naïf »11, décrit également, par Riccoboni même, comme étant « à la fois insolent, railleur, plat, bouffon et surtout infiniment ordurier »12. Cette évolution du personnage s’opère justement au sein des pièces de la fin de l’Ancien Régime, telles par exemple celles que nous étudierons de façon détaillée dans le présent chapitre.

Notons donc, dès maintenant, les particularités qui distinguent les trois phases de la comédie-parade que nous avons élaborées, qui passent ainsi par deux étapes d’évolution. La transformation structurale des pièces « en vaudevilles » qui font place aux pièces où la prose est

9 La valorisation des personnages qui figurent, pendant tout l’Ancien Régime, typiquement dans les rôles de valet et de suivante est un des changements que l’on perçoit dans le théâtre à la veille de la Révolution et dont il sera question dans ce chapitre. 10 Agnès Pierron, « Arlequiner », dans Dictionnaire de la langue du théâtre mots et mœurs du théâtre, Paris : Dictionnaires Le Robert – VUEF, 2002, p. 36. Pierron cite une entrée du tome II du Journal de Goncourt datant du 9 décembre 1874, où celui-ci emploie le terme en question : « […] me voilà [il s’agit du peintre Giraud], le portrait abandonné, à tourner autour d’elle [la comédienne Sophie Croizette], avec des ronds de jambe et des mains sur le cœur ; me voilà à m’agenouiller en simulacre de déclaration… Elle trouvait ça très drôle ; et moi, en arlequinant, vous vous doutez que je pelotais fort… n jour que nous arlequinions ainsi, le père [régisseur au Vaudeville] entre tout à coup, et me voit serrer sa fille de très près. Il ne dit pas un mot, mais m’indique, d’un bras théâtralement tendu, la porte. » Les passages que nous avons soulignés révèlent, à notre avis, que le terme « arlequiner » n’est pas un synonyme parfait de « faire la cour » vu qu’il entraîne l’idée d’une simulation théâtrale, où les gestes tiennent de la formule (« des ronds de jambe et des mains sur le cœur »), qui produit également du comique. 11 A. Pierron, « Arlequin », op. cit., 2002, p. 33. 12 Passage tiré de l’Histoire du théâtre italien de Luigi Riccoboni et cité par A. Pierron (art. cit., 2002, p. 33.).

70 mêlée à la musique marque une première étape évolutive de ce corpus. Cette nouvelle structure sera perpétuée dans les pièces des phases subséquentes de création des comédies-parades car, à partir de 1784, toutes les pièces auxquelles Barré collaborera combineront le discours parlé à la chanson. Dans un deuxième temps, les personnages principaux des comédies-parades subissent eux aussi des changements assez importants entre la deuxième phase et la troisième. En d’autres mots, les pièces qui furent écrites et mises en scène après la naissance du Théâtre du Vaudeville en 1792, n’utilisent plus les personnages emblématiques des parades mais se servent plutôt des personnages du répertoire des Italiens, troupe dont Barré et ses collaborateurs venaient de se séparer. Ayant porté notre attention de façon détaillée sur ces diverses modifications entre les trois différentes phases de création des pièces, nous allons tout d’abord déterminer certaines particularités du fonctionnement de la musique, dans les pièces entièrement en vaudevilles ainsi que dans celles où la prose est introduite, que nous élaborerons, textes à l’appui, dans les sections qui suivent. Par la suite, nous allons explorer les transformations que subissent les personnages de ces pièces pour déterminer dans quelle mesure certains des traits qu’ils exhibent au XIXe siècle (nous pensons à la sensibilité associée à Pierrot par exemple ou au côté plus malin du personnage du vieux des vaudevilles) s’établissent déjà en cette fin d’Ancien Régime.

2.2 Tentatives manquées ou comment la musique acquiert son importance

Si l’on regarde de façon chronologique la production dramatique de Barré, il est possible de voir que le style des pièces auxquelles il participe change selon les personnes avec qui il collabore. Ceci n’est point surprenant si l’on tient compte de l’extrême capacité d’adaptation de l’auteur qui se permet d’être suffisamment malléable pour maintenir son succès dramatique dans plusieurs cadres de représentation différents ainsi que sous divers régimes politiques, comme

71 nous l’avons déjà indiqué13. En début de carrière, dans les années 1770, il participe à la création de deux parodies qui sont toutes les deux « en vers mêlés de vaudevilles »14, ainsi qu’indiqué sur les pages de titre des pièces. Selon le catalogue CÉSAR, ces pièces sont écrites en collaboration avec Piis, Desprès et Resnier15. La Correspondance littéraire atteste que les deux pièces font preuve de gaieté bien que l’exécution de la première ait été « fort négligée »16 et « que les auteurs [de la deuxième] n’en ont pas tiré tout le parti qu’ils en auraient pu tirer s’ils y avaient mêlé moins de choses étrangères au sujet, s’ils s’étaient bornés à faire la parodie d’Armide, au lieu de faire une critique générale de l’Opéra, du magasin et de toutes ses dépendances »17. Ayant peut-être pris cette dernière critique à la lettre, Barré et Piis se décident d’entamer un partenariat

étroit et c’est à partir du mois de mai 1780, avec la première représentation de Cassandre oculiste, qu’ils commencent à mettre en scène des pièces plus homogènes. En effet, presque toutes les pièces qu’ils produisent entre 1780 et 1783, qu’elles soient comédies-parades, opéras- comiques, divertissements ou compliments, sont des pièces entièrement « en vaudevilles », tel

13 Voir à ce sujet notre premier chapitre, p. 20, où il est question de la malléabilité stylistique des auteurs. 14 Le catalogue CÉSAR nous apprend que ces deux parodies sont La Bonne Femme, ou le Phénix, parodie d'Alceste et ’O ér de rovi ce, parodie d’Armide. 15 Il s’agit, d’après C SAR, des auteurs Jean-Baptiste-Denis Després (1752-1832) et Louis-Pierre- Pantaléon Resnier dit Richard (1759-1807). Toujours selon ces données du catalogue, le compositeur Jean-Baptiste-Michel Moulinghem avait également contribué à la création de la première des deux parodies. 16 Friedrich Melchior Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jus u’e 0, Paris : Chez Furne, Libraire, 1830, T. IX, p. 149. Nous aimerions attirer ici l’attention du lecteur sur le fait que, pour des raisons d’accessibilité, deux éditions différentes de la Correspondance ont dû être utilisées dans cette étude, notamment, la présente, datant de 1830 et une autre datant de 1880. 17 Ibid., p. 472. Ces dernières remarques sont suivies par un exemple de « couplets qui ont été fort applaudis : Acteurs en chef, sans nul remord / Bravez les lois de Polymnie ; / Le goût sans doute a toujours tort, / Puisque le goût défend qu’on crie. / Voici le mot, songez-y bien : / Crier est tout, chanter n’est rien. / LE CHŒ R. / Voici le mot, songez-y bien : / Crier est tout, chanter n’est rien. / Sur ’ ir des Bossus. / Pour avocat, sans doute il le sera ; / Oui, sur les bancs Rigaut retournera ; / Fût-il muet, le barreau l’entendra. / S’il devient sourd tandis qu’il plaidera, / J’ai des écus, du moins il jugera » (Id. Nous soulignons.). Nous voyons que les jeunes auteurs mélangent aux chansons leurs convictions, décriant en chantant certaines des injustices qui se faisaient à l’époque, comme par exemple le fait de pouvoir acheter un jugement.

72 qu’indiqué sur les diverses pages de titre. L’unique exception est la comédie intitulée Le

Mariage in extremis, représentée pour la première fois le 5 novembre 1782, qui est composée en vers et qui ne comporte aucun air chanté. Selon le Mercure, la comédie a été mal reçue, le style

étant rempli « d’expressions communes et populaires »18, et surtout à cause d’un grand nombre d’invraisemblances liées au développement de l’intrigue. Pourtant, ce qui nous semble encore plus intéressant par rapport à la critique publiée dans Le Mercure est le reproche fait aux auteurs quant au genre qu’ils ont choisi :

Si les Auteurs de cette bagatelle avoient voulu placer leurs personnages dans un rang plus bas, & présenter leur Ouvrage comme une facétie, une Pièce de carnaval ; ils auroient été jugés moins sévèrement : parce que la Comédie-Parade est susceptible de moyens que l’on n’admet pas dans le genre de la Comédie raisonnable ; encore leur succès n’auroit-il été que momentané.19

Il est évident que, dans le cas du Mariage in extremis, Barré et Piis n’arrivent pas à créer une de ces comédies que les contemporains appelaient raisonnables. Les auteurs, ayant tenté sans succès un nouveau style d’écriture, se penchent vers un genre considéré plus bas, comme celui de la comédie-parade, où l’irrespect de la vraisemblance était permis et même encouragé. Par la même occasion, le fait d’essayer de produire une pièce sans musique s’est également avérée comme une entrave à leur réussite. De toute évidence, le rôle du chant dans le succès de leur production dramatique n’est pas des moindres, car celui-ci contribue à l’esprit de gaieté que les

18 Le Mercure de France dédié au roi, par une société de gens de lettres, Paris : Chez Panckoucke, Samedi, 23 novembre, 1782, p. 185. 19 Ibid., p. 186. Nous soulignons. Bien que le terme « comédie raisonnable » apparaisse assez souvent dans les écrits des Lumières, surtout dans les critiques théâtrales comme par exemple celles de la Correspondance littéraire ou bien du Mercure de France, il n’est point défini, ni dans les dictionnaires modernes, ni dans ceux de l’époque. Nous pensons toutefois que la distinction faite ici par l’auteur de la critique que nous avons citée est équivalente à celle entre la basse et la haute comédie qui se fait, comme l’indique Patrice Pavis, « selon la qualité des procédés comiques […]. La basse comédie utilise des procédés de farce […] tandis que la haute ou grande comédie utilise des subtilités du langage, des allusions, des jeux de mots et des situations très “spirituellesˮ » (Patrice Pavis, « Comédie (Haute et basse…) », dans Dictionnaire du théâtre, Paris : Armand Colin, 2002, p. 53. C’est l’auteur qui emploie les italiques.). Nous pouvons donc déduire que les moyens auxquels fait référence l’auteur de la critique du Mercure se rapportent aux divers procédés comiques qui sont, du moins à son avis, acceptables dans la comédie-parade, mais pas dans la grande comédie qu’il qualifie de raisonnable.

73 contemporains semblent tant apprécier dans ces pièces20. Le fait que cette musique soit issue d’origines populaires ne pose point de problème pour les critiques vu que cela se fait au sein d’une forme dramatique mixte, qui ne fait pas partie des genres officiels et dont la vie est prévue d’être très courte, voire « momentanée », selon la critique du Mercure citée ci-dessus. Si, à la lumière de ces faits historiques, l’on comprend mieux la raison d’être de la chanson dans les pièces de Barré et de ses collaborateurs, il est tout aussi important de regarder le rôle de la musique à l’intérieur de chacune de ces comédies-parades. Sert-elle à des fins plus que divertissantes, comme par exemple marquer des changements dans le rythme de la pièce ou bien dans la direction que suivra l’intrigue ? Ce sont, entre autres, certaines des questions que nous nous sommes posées en entamant l’analyse des divers couplets des comédies-parades « en vaudevilles » que Barré et Piis produisent entre 1780 et 1783, et qui forment le corpus de la première des trois phases de création de ces pièces que nous avons évoquées plus haut.

2.3 La profusion musicale, la création d’un rythme accéléré et les effets de cette cadence

Nous pouvons voir que la chanson est d’une importance toute particulière au début de la carrière de nos auteurs, et c’est ce qui nous a encouragé à entamer notre analyse de façon chronologique21, en commençant par la pièce ss dre ocu iste, ou ’Ocu iste du e de so rt, dont la première scène contient, à elle seule, quatorze airs différents, plus que le double du chiffre typique de deux à six airs par scène que l’on retrouve généralement dans leurs comédies-

20 Une fois de plus, certaines remarques de la Correspondance littéraire en rapport avec l’importance de la gaieté reviennent à l’esprit, comme par exemple celles exprimées lors de la critique du divertissement en vaudevilles Les Vendangeurs, ou les Deux Baillis de Barré et Piis : « S’il y a dans les couplets quelques calembours, quelques équivoques, on y trouve aussi plusieurs traits du naturel le plus heureux, et ce qui réussit infiniment mieux au théâtre que l’esprit et le goût, de la verve, de la folie et de la franche gaieté » (Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc, Paris : Garnier Frères, Libraires-Éditeurs, 1880, T. 12, p. 455. Nous soulignons.). 21 De cette manière, nous pourrons encore mieux effectuer notre étude diachronique du vaudeville.

74 parades. Rappelons d’abord, pour faciliter la compréhension de l’analyse des airs, que cette pièce met en scène Cassandre, un oculiste qui va rendre la vue à Isabelle en pensant qu’il l’épousera

également ; mais lorsque celle-ci pourra enfin voir, c’est Léandre, l’élève et l’ami de Cassandre, dont elle se dira amoureuse et qu’elle finira par épouser, ce qui rend Colombine, la fiancée de

Cassandre, tout à fait heureuse, car de cette manière il pourra y avoir un double mariage22. Le rideau se lève sur Léandre et Pierrot qui parlent justement du « miracle imprévu »23 où Cassandre rendra la vue à Isabelle, nouvelle qu’ils disent avoir annoncée dans tout le pays et même au-delà de ses frontières. Ils présentent une liste de divers journaux de l’époque, comme en témoigne, en partie, l’échange suivant :

LÉANDRE AIR : De la Poste de Paris L’Europe entiere le saura ; Car son Courier en parlera : Il en sera fait mention Et dans le Journal de Bouillon, Et, pour y mettre plus de prix, Dans les Affiches de Paris. PIERROT. AIR : Je suis sur e o t d’Avig o . Et la Gazette d’Avignon? LÉANDRE. AIR : M ris, ui vou ez fuir ’ ffro t. Bon ! Chacun sait que dans ces lieux, Par une adresse nouvelle, Cassandre doit ouvrir les yeux De la charmante Isabelle.24

Il est intéressant de noter que le deuxième air de cet extrait sert pour un vers uniquement.

Quoiqu’il soit probable que la musique d’accompagnement jouée par l’orchestre précède ou

22 Cassandre finira par épouser Colombine lorsque Léandre et Isabelle décident de se marier. 23 Pierre-Yvon Barré et Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Cassandre oculiste, sc. 1, dans Théatre de M. de iis, Écuyer, Secrét ire I ter rete de Mo seig eur omte d’Artois ; et de M. Barré, Avocat en Parlement ; contenant les Opéra-Comiques [sic] e V udevi es, et utres ieces u’i s o t com osées e société, pour le Théâtre Italien, depuis 1780 jusqu’e 3, Londres : [s. éd.], 1785, vol. 1, p. 4. 24 Ibid., sc. 1, p. 4-5.

75 suive les paroles chantées par Pierrot, pour que l’air soit plus facilement reconnaissable pour le public, la transition entre les airs est tout de même rapide, car le dialogue entre les deux personnages ne peut pas être interrompu trop longtemps sans que le spectateur ne perde le fil. Le mouvement entier de la scène, qui sert principalement d’exposition, semble suivre le même rythme accéléré, un tourbillon de titres d’airs pour égaler les divers titres de journaux25. À notre avis, le changement empressé d’un air à un autre a notamment pour premier effet d’attirer l’attention sur l’épisode en question, ainsi que sur la musique elle-même26.

Or, regardons maintenant l’effet de ce rythme précipité en ce qui concerne la relation entre les deux personnages qui figurent dans cette scène. Il nous semble que Pierrot et Léandre jouent, du moins au début de la pièce, des rôles dont le poids est comparable. Ils ont eu, tous les deux, la responsabilité de répandre la nouvelle de l’expérience que Cassandre tentera. Ce devoir a été octroyé aux deux hommes de façon similaire, malgré le fait que l’un est le valet de l’oculiste tandis que l’autre est son ami, deux positions qui, sur le plan social, ne sont pas du tout comparables. Toujours grâce au passage rapide entre les airs, le spectateur perçoit une certaine complicité entre les deux personnages qui présage aussi que Pierrot portera son aide à Léandre

25 Parmi ces titres, l’on retrouve aussi celui du Mercure (Ibid., sc. 1, p. 4.), journal qui n’était pas toujours favorable aux pièces mises en scène par Barré et ses collaborateurs, surtout lorsque ces pièces se présentaient sous des formes autres que celle de la comédie-parade. Voir ci-dessus, p. 72-73 ainsi que les notes 18 et 19. 26 Serait-ce, pour nos auteurs, une manière de vanter leur art, c’est-à-dire l’emploi qu’ils font d’airs populaires comme support pour les dialogues de leurs personnages ? Si l’on se rappelle que cette pièce marque, chronologiquement, la naissance de la collaboration exclusive entre Barré et Piis lors de laquelle ils vont créer des pièces composées entièrement en vaudevilles, l’on peut comprendre qu’ils aient voulu faire valoir leurs talents de chansonniers dès le lever du rideau. De ce fait, ils agissent à la manière des forains qui mettaient devant leurs théâtres leurs meilleurs acteurs, ou du moins ceux qui étaient le plus capables de rassembler un grand nombre de passants, en jouant surtout des parades. Comme nous le savons, cette pratique n’est pas la seule que nos auteurs ont empruntée aux opérateurs des Foires à qui ils doivent aussi l’emploi des pièces en vaudevilles. La nuée d’airs de la première scène de cette pièce aurait donc, selon nous, un but publicitaire principalement et c’est justement le succès de cette pièce qui leur garantira en fait une place bien assurée avec la troupe de la Comédie-Italienne pour laquelle ils continueront d’écrire jusqu’à la mise en place de leur propre troupe avec la création du Théâtre du Vaudeville.

76 en ce qui concerne les amours de celui-ci. C’est d’ailleurs à ce moment que Pierrot commence à encourager le jeune amoureux à suivre son cœur, même si ceci porterait atteinte au bonheur de son maître l’oculiste. Léandre, dans une situation qui s’oppose radicalement à celles retrouvées dans le genre de la parade, ne veut pas être le rival de son ami et se dit prêt à renoncer à celle qu’il aime plutôt que de blesser son confrère :

LÉANDRE. AIR : ’ mitié seu e me séduit. Ne crois pas qu’à la courtiser, Jamais mon cœur se détermine. PIERROT. Mon Maître devoit épouser L’incomparable Colombine. LÉANDRE, avec emphase. Il n’importe, Pierrot, Et je mourrai plutôt Que de manquer à l’amitié si tendre Qui me lie à Monsieur Cassandre.27

Remarquons que les dernières paroles de Léandre, personnage typiquement en rivalité avec celui de Cassandre, auraient plutôt eu un effet d’amusement pour le public qui est certain, avant même que la trame de la pièce se déroule davantage, que le jeune amoureux obtiendra sa bien-aimée coûte que coûte. D’ailleurs, les prochains vers de Pierrot ne font que renforcer l’ambiance de petite comédie dans laquelle cette pièce s’inscrit :

PIERROT. AIR : Sous e om de ’ mitié. Sous le nom de l’amitié, Fausse délicatesse ! Soufflez-lui sa maitresse ; Ah ! si c’étoit sa moitié, Vous tâcheriez sans cesse D’en tirer aile ou pié, Sous le nom de l’amitié.28

27 Cassandre oculiste, sc. 1, dans op. cit., 1785, p. 7. 28 Id.

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Reprenant la thématique de l’air précédent, celle de l’amitié, le valet retourne la situation désespérée de Léandre et rappelle à celui-ci que si un homme hésite à courtiser la maîtresse d’un ami, la même réticence ne se voit pas lorsqu’il s’agit de l’épouse d’un autre. Il insinue ainsi que

Léandre ne se serait pas empêché de convoiter Isabelle si elle avait déjà été mariée au vieux

Cassandre29, et encourage l’ami de l’oculiste de se servir de son statut justement pour atteindre ses objectifs amoureux. Les deux airs employés ici utilisent donc la même thématique à des fins différentes. Si le premier nous présente l’affliction produite lorsque l’amour se heurte à l’amitié, le deuxième donne des tons libertins au sentiment noble exprimé par Léandre, surtout par l’usage d’un air que les spectateurs reconnaîtraient comme gaillard et débordant de connotations sexuelles30. La juxtaposition des deux airs, dans un échange rythmé entre ces deux personnages, ne produit pas uniquement un mouvement linéaire, c’est-à-dire sur le plan du dialogue entre les deux hommes. Car, comme nous l’avons vu, les vers chantés par Pierrot effectuent un renversement connotatif, produisant ainsi l’effet comique attendu. Ce changement est produit grâce à un passage du sentiment plus noble exprimé par Léandre, à un sentiment lié premièrement au bas corporel, par le biais de l’association à un sens sexuel évoqué par le timbre, et deuxièmement au bas dramatique, car ce type de chanson se retrouve plutôt dans des œuvres grivoises. Ainsi, le mélange des tons produit le comique de la scène et cette hybridité est

29 La situation évoquée par Pierrot rappelle parfaitement les intrigues typiques des parades que nous avons discutées dans notre premier chapitre, notamment l’intrigue des amours adultères de Léandre et Isabelle lorsque celle-ci est mariée au vieux barbon Cassandre. 30 Cet air, que l’on retrouve en entier dans le recueil anonyme La lyre gaillarde, joue sur la sonorité de certains mots pour produire des sens secondaires sexuels. Pour ce faire, les trois premières syllabes d’un vers sont reprises deux fois avant que celui-ci soit répété au complet. Tel par exemple « Par un com. bis. / Par un compliment joli » (La lyre gaillarde, ou nouveau recueil d'amusemens, Aux Porcherons : [s. éd.], 1776, p. 68.). La même structure se voit employée pour des vers comme « Il est mousquetaire noir » (Id.) ou bien « On me fouroit au Couvent » (Ibid., p. 67.). Quoique nous ne puissions pas affirmer avec certitude que les vers de cet air en particulier soient ceux d’origine, le fait que la parution de ce recueil précède de peu la création de Cassandre oculiste nous laisse supposer que les paroles grivoises employées dans cette version de l’air étaient probablement connues par le public de l’époque et certainement par les auteurs de cette comédie-parade.

78 soutenue par les airs sans lesquels les diverses connotations seraient, pour le moins, difficiles à percevoir. La fonction de la musique est donc plus complexe que l’on ne se serait douté à première vue car, à la manière d’un métronome, elle impose un rythme qui dicte le mouvement des échanges et qui fait écho à la pièce même, où le haut et le bas se font voir ou, disons plutôt, se font entendre.

Les multiples airs du début de Cassandre oculiste confèrent donc à la scène un rythme plus accéléré qui n’est guère anodin, comme nous venons de le voir, mais qui accentue en fait la structure même de la pièce, où le va-et-vient des dialogues chantés contribue à l’effet comique, tout en y attirant notre attention. Nous pouvons nous demander si cela est toujours le cas, du moins dans les pièces entièrement en vaudevilles qui composent la première phase de création des comédies-parades. De toute évidence, les scènes les plus longues auront le plus d’airs et ce sont notamment les scènes d’une importance particulière pour le reste de la pièce, surtout en ce qui concerne le développement de l’intrigue, qui feront preuve de cette caractéristique. Mais y a- t-il une deuxième signification à cette profusion musicale ? Toujours dans le cas de Cassandre oculiste, la huitième scène, composée de quinze airs chantés par Pierrot et Colombine, nous présente l’épisode où cette dernière paraît, déguisée en homme, cherchant à espionner Cassandre et sa rivale Isabelle. Pierrot finit par reconnaître la première fiancée de Cassandre et il réussit à lui faire avouer son identité et son désir de vengeance qui l’amène jusque dans la résidence de l’oculiste. Nous pouvons voir que cet événement a une certaine valeur pour l’épanouissement de l’intrigue car, à la fin de la pièce, c’est justement son déguisement qui permettra à Colombine de confronter Cassandre et de le faire jurer qu’il l’épousera. Néanmoins, un autre aspect qui attire notre attention au sein de cette scène est le discours portant sur le mariage que fait Colombine lorsque Pierrot lui demande pourquoi elle désire aussi vivement se marier à un vieillard :

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COLOMBINE. AIR : Lisette est faite pour Colin. Je viens, sous ce déguisement, Surprendre ici ton Maître. Je ne devrois pas cependant Courir après un traître ; Mais, le sexe, sur son chemin, Dans ces tems de miseres Ne rencontre, dessous sa main, Que des célibataires. PIERROT. AIR : I ’est ire e u ue ’e u ui dort. J’excuserois votre active tendresse, Si mon cher Maître étoit dans son printemps. Oh ! mais, peut-être, aimez-vous la vieillesse Pour être veuve en peu de temps ?31

Cet échange entre Pierrot et Colombine rappelle la structure du premier extrait cité, où Léandre lamentait son sort d’amoureux abattu, sort que les propos de Pierrot rendaient comique. Ici, l’amoureuse emploie, pour commencer, un lexique qui laisse paraître le désespoir d’une femme trahie tandis que Pierrot, toujours fidèle à son rôle d’amuseur, apporte une certaine légèreté en soulignant l’absurdité de la situation qu’il présente sous des traits cocasses : Colombine serait- elle à la recherche d’un statut de veuve plutôt que d’épouse ? Une fois de plus, un effet comique est produit, et surtout amplifié, par le biais d’une disparité de tons, car le lexique d’un personnage est sérieux, ici il s’agit de Colombine, et celui de l’autre, c’est-à-dire Pierrot, est railleur. Si l’on regarde la contribution des airs eux-mêmes à l’effet produit par les paroles, nous voyons qu’en fait, les propos de Colombine sont dépouillés en quelque sorte de leur valeur sérieuse, car le vaudeville Lisette est faite pour Colin est un air composé par l’abbé Lattaignant qui traite d’amants infidèles dont l’amour est tout de même très fort, un vaudeville supposé renvoyer aux amours adultères du Maréchal de Richelieu et de Mme de La Martelière32. De ce

31 Cassandre oculiste, sc. 8, dans op. cit., 1785, p. 24. 32 Pour l’air original complet de Gabriel-Charles de Lattaignant, abbé mais aussi chansonnier et poète renommé du XVIIIe, voir l’ouvrage de Quentin Craufurd, Essais sur la littérature française, Paris : Chez

80 fait, thématiquement, l’air attribué à Colombine se rapproche de celui sur lequel chante Pierrot qui, à son tour, avait servi dans d’autres pièces comme support musical à des vers traitant de l’inconstance amoureuse, ainsi que des discours à double entente entre les amoureux, comme nous avons pu constater en approfondissant nos recherches dans le réseau relationnel qui relie les airs de vaudeville33. La thématique musicale ne permet donc pas au public de se laisser entraîner par l’atmosphère plus sérieuse des propos de Colombine, signalant et soulignant la comédie sous-jacente de la scène.

Alors, lorsque Colombine répond aux accusations de Pierrot de manière outrée, les spectateurs s’attendent toujours à une tournure comique qu’ils ne manquent pas de recevoir :

COLOMBINE, avec de grands gestes outrés. AIR : Toujours le même. Fi donc, Pierrot ! quel sentiment barbare ? Moi, desirer de voir finir ses jours ! Ah ! je les chéris trop, quoique son cœur s’égare ; Puisse le Ciel prospere en allonger le cours, Même aux dépens de ceux qu’il te prépare. AIR : ous es s d’u discret m t. Eh ! comment ne pas consentir A s’attacher par l’hyménée, Un vieillard forcé de sortir

L. G. Michaud, Imprimeur du Roi, 1815, vol. 2, p. 108-109. L’on y retrouve une note spécifiant le renvoi à Louis-François-Armand, Maréchal de Richelieu, réputé pour ses nombreuses aventures amoureuses, selon plusieurs témoignages, dont l’ouvrage de Louis François Faur, Vie privée du Maréchal de Richelieu, contenant ses amours et intrigues, Paris : Chez Buisson, 1792, vol. 1, p. 290-305, où l’auteur relate la relation du Maréchal avec Mme de La Martelière, une femme dite avoir eu « l’épée, la robe, [et] la finance […] à ses pieds » (Ibid., p. 292.). De toute évidence, les connotations grivoises associées à l’air Lisette est faite pour Colin sont multiples. 33 Voir par exemple la pièce de Lesage, Le Rival de lui-même, « représentée par les petits Comédiens de l’Opéra Comique à la Foire Saint Laurent 1732 », dans Alain René Lesage, Théâtre de la foire ou ’O ér -Comique, Paris : Chez la Veuve Gandouin, 1734, T. 10, p. 84-122 : « CRISPIN, à Eraste. / AIR. (I ’est ire e u ue ’e u ui dort.) / Quoi vous croyez ce que vous dit sa bouche ? Vous molissez [sic] ? Que je plains votre sort ! / Ah ! craignez tout d’une sainte mitouche ; / Il n’est pire eau que l’eau qui dort » (Ibid., p. 112.). Ou bien, la parodie en cinq actes créée par Favart et Marcouville, Fanfale, représentée à la Comédie-Italienne le 8 mars 1752. L’air sert ici au personnage appelée Grisemine pour reprocher à son amant que son amour est en train de s’affaiblir. Celui-ci finit par lui demander pardon pour son inconstance, expliquant que les serments que l’on fait à la beauté sont aussi éphémères que cette qualité-là (Charles Simon Favart et Pierre-Augustin Lefèvre de Marcouville, Fanfale, parodie d’Om h e, Paris : Chez N. B. Duchesne, 1759, p. 32-33.).

81

Plus de vingt fois dans la journée ? On peut braver soir & matin, Les traits de son humeur jalouse : Car, en épousant un Médecin, C’est la liberté qu’on épouse.34

Colombine répond donc en employant un lexique digne de la tragédie – « sentiment barbare »,

« voir finir ses jours », « je les chéris trop » – qu’elle accompagne, comme l’indique la didascalie, par des gestes grandioses sensés, à notre avis, rappeler ceux des personnages tragiques35. Mais avant de sombrer trop dans le pathétique, qui provoquerait des émotions intenses, Colombine change elle aussi de ton et passe à un discours comique où elle explique que, justement, c’est la liberté d’avoir un mari qui est toujours parti de la maison qui l’intéresse.

Ce renversement de registre est marqué par le passage à un nouvel air au sein de la même réplique. L’on peut voir que l’air sert ici à marquer acoustiquement le point de transition entre le sérieux et le comique. Il constitue aussi un rappel du fait que l’on se trouve face à un genre où la comédie se mélange à la parade où parfois sont mis en scène des vieux maris qui sont désirables grâce au fait qu’ils permettent à leurs jeunes femmes d’avoir plus de liberté. Le changement d’airs, surtout quand il se fait au sein d’une seule réplique, sert alors à souligner le renvoi métathéâtral où les conventions des pièces hybrides que sont les comédies-parades sont mises en

évidence. De par sa structure, cet extrait constitue également une manifestation du mécanisme du comique produit par les airs qui semble différer légèrement de ce que nous avons vu jusqu’à

34 Cassandre oculiste, sc. 8, dans op. cit., 1785, p. 24-25. Il est pertinent de noter que le terme « hyménée » n’appartient pas, du moins au XVIIIe, au registre du théâtre classique uniquement comme c’est le cas aujourd’hui. En effet, le terme est employé, même dans les parades de société, pour indiquer le mariage. 35 Nous rappelons la pratique de jouer à la muette développée par les forains, et que nous avons discutée au premier chapitre de la présente étude, p. 29. Cette façon de jouer consistait justement en une imitation des gestes des acteurs de la Comédie-Française que les acteurs forains contrefaisaient de manière exagérée. Nous imaginons facilement que les comédiens italiens employaient, eux aussi, cette pratique de divertir par l’entremise d’un comique corporel où un simple geste est rendu burlesque lorsqu’il est amplifié, comme la didascalie de l’extrait cité à la page précédente nous laisse croire.

82 présent, dans la mesure où, ici, l’on se trouve face à un renversement de tons effectué par un seul personnage au lieu de deux. Rappelons tout de même que Colombine est déguisée en homme, une manière pour son personnage de se dédoubler, se présentant sous des traits opposés, homme- femme. Dans cette dernière réplique, la coupure indiquant le renversement de tons qui est marquée par le changement d’air est amplifiée, à notre avis, par le travestissement du personnage. La double personnalité que le déguisement crée se montre comme étant en conflit, tout comme l’étaient Colombine et Pierrot. Le côté féminin de cette dernière, qui s’exprime sur l’air Toujours le même36, se sert, comme nous l’avons indiqué, d’un lexique tragique tandis que son côté masculin et opposé introduit, comme l’avait fait Pierrot un peu plus tôt, sur l’air Tous

es s d’u discret m t, la légèreté burlesque issue du désir de la jeune femme d’avoir un mari souvent absent et qui sera facilement rendu cocu, puisqu’elle pourra « […] braver soir & matin, / Les traits de son humeur jalouse »37. De plus, pour mieux souligner cette image, le titre de l’air ne laisse point de doute pour le spectateur quant aux intentions adultères de Colombine

36 Les usages de cet air sont nombreux et il est difficile de trouver les paroles d’origine. Parmi les chansons qui sont créées sur la base de ce timbre dans les années précédant Cassandre oculiste, nous retrouvons par exemple une chanson gaillarde et remplie d’équivoques, issue de la plume de Beaumarchais, qui fut reproduite au complet dans une lettre datant du 28 janvier 1775 écrite par François Métra et publiée par Pierre Jean Baptiste Nougaret dans le recueil Anecdotes secrètes du dix-huitième siècle, Paris : Chez Léopold Collin, 1808, p.60-63. La chanson atteste, selon Métra, du mauvais goût de son temps : « M. de Beaumarchais a acquis de nouveaux droits à la célébrité, par la chanson suivante, que l’on répète jusqu’au dégoût, en dépit des prudes. Le ton de nos sociétés est devenu fort gaillard » (Ibid., p. 60.). L’air a pour sujet Robin qui ne change point et reste « toujours le même », malgré tout ce qui croise son chemin. Il a, de ce fait, une immense emprise sur un grand nombre de femmes. Ce qui est intéressant c’est que cette chanson se compose de dix strophes dont six sont à la première personne et que cette voix est en fait celle d’une femme, qui nous rappelle la voix féminine de Colombine dans notre cas. Une autre occasion où le même air sert de support musical est dans la poésie gaillarde « Les Affaires embarrassantes » du chansonnier et dramaturge Alexis Piron, qui consiste en une série de conseils qu’une femme donne à son amoureux afin d’éviter, justement, les situations qui mèneraient à un embarras d’au moins neuf mois de longueur (Alexis Piron, Poésies libres et joyeuses, France : Chez tous les libraires, 1810, p. 95-96.). Nous ne connaissons pas la date exacte de cette dernière chanson mais il est certain qu’elle précède celle de Beaumarchais, vu que Piron est décédé en 1773, deux ans avant la lettre de Métra qui traite du nouvel air de Beaumarchais. Soulignons que cette chanson de Piron présente, elle aussi, des vers que chante une amante, ce qui nous porte à la conclusion que l’air en question est typiquement lié à une voix féminine, tout comme dans le cas de notre pièce. 37 Cassandre oculiste, sc. 8, dans op. cit., 1785, p. 25.

83 qui sont, précisons-le, tout à fait acceptables et même anticipées dans le genre des comédies- parades. Nous voyons une fois de plus que la structure du comique de la pièce est renforcée par les airs qui ponctuent les mouvements entre divers tons qu’empruntent les personnages et cette situation se voit aussi dans les deux autres comédies-parades de cette première phase. Ce qui est intéressant est le fait que, sans l’affluence des airs, le spectateur ou le lecteur passerait peut-être par-dessus certains doubles sens ou renvois ludiques. Il devient donc évident que la musique, même lorsqu’elle n’est pas porteuse d’un effet comique, comme lorsqu’un air gaillard est employé comme support pour des vers débordants de pathétique, sert du moins à claironner l’importance de certains épisodes, comme nous le verrons dans les exemples qui suivent.

La pièce Cassandre astrologue, ou le Préjugé de la sympathie met en scène un Cassandre qui pense être lié à un bossu borgne dont il aura le même destin. Ces idées de l’astrologue seront la source de ses soucis car elles permettront à Léandre de le tromper, avec l’aide de Pierrot et

Colombine, dans le but d’épouser sa pupille Isabelle. Le jeune amoureux se déguisera pour faire croire à Cassandre qu’il est celui à qui son destin est lié, situation qui donnera lieu à de nombreux épisodes comiques où l’astrologue donne à boire et à manger et finit par céder sa bien- aimée à Léandre afin d’éviter que celui-ci n’aille au duel qu’il dit avoir prévu. La situation par laquelle Cassandre sera dupé est justement mise en place à la troisième scène qui contient quinze airs, le plus grand nombre de la pièce. Encore une fois, notre attention est attirée par l’abondance des airs qui souligne, dans ce cas également, une deuxième utilité de la musique, autre que le dévoilement d’un stratagème qui permettra l’union des jeunes amoureux. Nous verrons que, dans ce cas, la profusion musicale met en relief un aspect comique métathéâtral de la pièce, par le biais duquel les auteurs font certains commentaires sur les événements de leur temps. Regardons donc plus attentivement cette troisième scène de la pièce où l’on découvre l’horoscope composé

84 par Cassandre dans lequel il explique sa théorie quant à la sympathie entre deux êtres, et dresse une liste d’individus qui sont liés de cette manière. Pierrot et Colombine s’amusent à en lire plusieurs extraits qui font allusion, de toute évidence, à des personnages ou personnes de l’époque. L’on retrouve l’horoscope d’un « certain homme d’affaire » lié à « la danseuse

Glycere », celui d’un « Gascon parasite » et du « richard qui l’invite » et un troisième qui fait particulièrement rire Pierrot :

AIR : Du pas redoublé de ’I f terie. C’est celui d’un célèbre Auteur De l’Opéra-Comique, Qui doublé d’un Compositeur, Fameux par sa musique, Ne craint jamais de succomber, Quand ce dernier sait plaire ; Mais qui, s’il venoit à tomber, Seroit bientôt par terre.38

Si ces trois différentes petites histoires n’ont aucun lien à l’intrigue principale, elles servent néanmoins à introduire des éléments comiques qui sont vraisemblablement ancrés dans l’actualité du moment. Car, par exemple, le compositeur qui figurait comme un grand rival de

Barré et Piis à l’époque était Grétry, qui charmait par toutes ses compositions. Ainsi, les auteurs de Cassandre astrologue ne ratent pas cette occasion afin de légèrement persifler celui qui présente leur plus grande compétition39. Les diverses interprétations que l’on peut donner à ces

38 Pierre-Yvon Barré et Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Cassandre astrologue, sc. 3, dans Théatre de M. de iis, […] et de M. B rré, Londres : [s. éd.], 1785, vol. 1, p. 140. 39 D’ailleurs, l’épisode du Gascon pourrait faire référence à un conte du chevalier de Boufflers intitulé Le Gascon, qui présente un personnage rappelant parfaitement celui invoqué ici. Notons à cette occasion que les contes constituent une source d’inspiration pour Barré et Piis qui y puisent des sujets pour leurs pièces, ici ou bien pour leur intrigue de Cassandre oculiste, tirée également d’un conte du chevalier Boufflers, ’Ocu iste du e de so rt. Le deuxième horoscope lu, celui de l’homme d’affaires qui assure sa perdition à cause d’une danseuse, peut être une représentation du fermier général Pelletier chez qui l’on avait formé, en 1759, le second Caveau qui s’était scindé lorsque Pelletier épousa sa maîtresse, une aventurière, « ce qui éloigna de sa maison les auteurs qui la fréquentaient et tous les gens honnêtes » (Ourry, « Caveau », dans M. W. Duckett (dir.), Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris : Librairie de Firmin Didot Frères, 1873, T. IV, p.737.).

85 apartés comiques constituent, bien évidemment, des hypothèses extrêmement difficiles à prouver. Cependant, il est important de souligner que le public averti devant lequel l’on avait joué cette pièce aurait certainement compris les insinuations et y aurait trouvé, tout comme

Pierrot, une source d’amusement. Ce qui est encore plus notable est le fait que les auteurs, contrairement aux désirs de certains de leurs critiques, continuent à inclure dans leurs pièces un commentaire sur les événements de leur temps, surtout en ce qui concerne les autres auteurs, compositeurs ou troupes dramatiques40. De cette manière ils forgent en fait la qualité principale même du genre qui est en train de s’établir, le vaudeville, qui est connu pour le commentaire qu’il porte, toujours d’une manière ludique, sur les événements de son temps. Cet élément hérité en partie des parades de société41, fait justement que le comique des comédies-parades et, par la suite, celui du vaudeville, diffère de celui d’une simple comédie qui ne fait pas nécessairement preuve de tels commentaires métathéâtraux42.

Faisant ainsi écho aux voix de nos deux dramaturges, celles du valet et de Colombine se hâtent, dans l’extrait cité ci-dessus, à raconter les trois histoires que nous avons mentionnées sur deux airs différents, notamment Lise demande son portrait et Du s redoub é de ’I f terie. Il ne s’agit pas ici, certes, d’une grande diversité musicale. Pourtant, grâce à une alternance entre les deux voix43, l’une féminine et l’autre masculine, les airs se dédoublent et semblent de ce fait

40 Nous rappelons la critique citée à la p. 71 ci-dessus au sujet du Mariage in extremis où les auteurs sont blâmés pour avoir abordé trop de sujets différents au sein de leur pièce, dont « une critique générale de l’Opéra » (Correspondance littéraire, 1830, T. IX, 472.). 41 Nous rappelons que les parades de société étaient réputées pour la métathéâtralité dont elles faisaient preuve et qui servait généralement à faire un commentaire sur la pièce en train d’être jouée et sur les pratiques du genre même. 42 Ce type de commentaire est bien plus présent dans les pièces plus tardives de nos auteurs, surtout dans celles que nous avons classifiées comme des hommages à la scène comique, qui feront l’objet de notre quatrième chapitre. 43 ne situation similaire, où deux voix produisent un effet de démultiplication de l’air, se fait voir dans la pièce Les Deux Porteurs de chaise. Ici, Cassandre et le Docteur, deux prétendants d’Isabelle qui est fâchée avec son amant Léandre, se cachent chacun à son tour pour ne pas ternir la réputation de la jeune fille lorsque celle-ci reçoit la visite d’un marquis qui n’est autre que Pierrot déguisé. La scène se passe

86 se multiplier, attirant ainsi notre attention sur les divers éléments comiques qui sont introduits dans la pièce et qui se détachent de l’intrigue principale. Par exemple, la cadence de l’air militaire employé pour parler de l’opéra-comique produit un contraste avec le rythme mélodieux des airs originaux composés généralement pour ce genre mixte où le rôle du compositeur dépasse celui de l’auteur, comme nous l’indique le couplet chanté par Pierrot, que nous avons reproduit ci-dessus. Nous pouvons davantage supposer que le rythme d’une double cadence que nous indique le titre de l’air Du s redoub é de ’I f terie, reflète dans une certaine mesure le

« célèbre Auteur […] qui [est] doublé d’un Compositeur » et sans qui il « Seroit bientôt par terre »44 selon nos vaudevillistes. Nous voyons à nouveau que la musique, surtout dans les occasions où les airs et les voix se multiplient, permet aux spectateurs et aux lecteurs d’entrevoir une myriade de détails métathéâtraux qui amplifient le comique de la pièce. Si parfois la diversité des airs peut contribuer à la création de l’effet ludique, comme par exemple lorsqu’elle introduit un renversement connotatif des tons dont la disparité rend tout ce qui est dit amusant, elle sert surtout à attirer et diriger l’attention du public sur les épisodes drôles de chacune de ces pièces. Celle-ci est, d’après nos analyses, la fonction principale et générale de la pluralité musicale mais, comme nos différents exemples ont pu le montrer, tout air contribue une signification particulière à une scène et il importe de regarder les divers rôles qu’une chanson pourrait, de ce fait, assumer lors de chacun de ces épisodes.

sous le regard du maître de ce dernier, Léandre, qui observe le tout en cachette par la grille de la fenêtre, espérant que la lettre que son valet est chargé de donner à Isabelle, de manière dissimulée, réussira à convaincre la jeune femme qu’il l’aime, afin qu’ils puissent se raccommoder. Le comique est donc issu, en premier lieu, de ce jeu de cache-cache auquel contribuent tous les personnages, ainsi que des doubles sens dont les paroles de Pierrot sont chargées. Tout aussi comique s’avère pourtant le fait que les deux vieux prétendants cachés vont unir leurs voix sur l’air De la confession pour narrer un orage qui s’était soulevé et qui offre l’occasion à la jeune amoureuse de lire la lettre de son amant, tel que nous l’indique une didascalie. Ces deux personnages, rivaux sans le savoir, seront reliés par l’air qu’ils chanteront en alternance, manière de chanter qui aura pour effet la démultiplication musicale et qui, dans ce cas, marquera le ridicule de leur situation. 44 Cassandre astrologue, sc. 3, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 140.

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2.4 Fonctions particulières de deux catégories de timbres45

Nous allons donc passer d’une étude de la fonction générale de la musique au sein des pièces, à l’analyse de la fonction d’un air lorsque l’on considère davantage le rapport entre les paroles de la chanson et le timbre sur lequel le couplet en question est chanté. Notons tout d’abord qu’il est bien évidemment possible qu’un air serve simplement de pur divertissement, parce que musicalement il est apte de produire du plaisir au public. Dans ces cas, il nous semble, les auteurs n’ont guère d’intentions secondaires à l’usage du fredon en question. Puisque nous ne pouvons que supposer quels airs rentreraient dans cette catégorie, nous n’allons point tenter d’en faire une analyse détaillée qui ne pourrait être que purement spéculative. Pourtant, notons que si un air est tout simplement employé pour sa mélodie à un moment donné, le même air peut servir pour faire passer un message à un deuxième degré dans une autre pièce, à la manière des exemples que nous venons d’analyser ci-dessus, faisant en sorte que sa fonction change d’un usage à un autre, vu que les paroles que l’on écrit pour un même timbre diffèrent elles-aussi de pièce en pièce. Nous nous sommes alors penchée avec plus d’attention, mais pas exclusivement, sur les airs qui revenaient à plusieurs reprises dans notre corpus, et nous avons pu déterminer dans quelle mesure leur signification, ou bien leurs connotations, étaient retenues dans des

45 H. Gidel spécifie que dans les recueils de vaudevilles de l’Ancien Régime « chaque texte est accompagné du timbre sur lequel il doit être chanté : l’expression usuelle est “sur l’air de…ˮ ou simplement “air…ˮ suivi, soit du titre de la chanson dont on reprend la mélodie, soit, beaucoup plus fréquemment, de son incipit, c’est-à-dire de son premier vers ou d’une partie de son premier vers. Le terme timbre, à l’origine, désignait uniquement le titre ou l’incipit, puis, par extension, il signifie aussi la mélodie elle-même que l’on appelait également fredon » (Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris : Presses niversitaires de France, 1986, p. 12. C’est l’auteur qui souligne.). Pour éviter les répétitions lexicales, les termes « timbre » et « fredon » seront employés dans notre étude de façon synonymique. Nous aimerions également souligner le fait que notre étude n’inclut pas les partitions des airs sur lesquels nous nous sommes attardée pour deux raisons principales : tout d’abord, à cause d’un problème d’accessibilité car, lorsqu’au XVIIIe siècle on imprimait des ouvrages de chansons « avec les airs notés », il s’agissait principalement des vers de la chanson d’origine et non pas nécessairement des partitions de ces airs ; dans un deuxième temps, étant donné que notre champ de connaissances serait dépassé par une analyse de ces textes musicaux, nous avons opté de ne pas intégrer les partitions que nous avons pu trouver dans la présente étude.

88 contextes différents, ce qui nous a aidée à déterminer le rôle que chaque air jouait dans ces diverses occurrences. Une analyse méticuleuse des relations qui s’établissent entre un timbre et les vers qui y sont apposés, a confirmé notre hypothèse que ces airs ne sont pas toujours employés dans le même but, et nous a également permis de dégager plusieurs fonctions que chacun de ces rapports entre les paroles et la musique engendre en ce qui concerne le développement de la pièce dans laquelle un air se trouve. Nous avons constaté que ces rapports peuvent se faire soit de façon manifeste, par le fait que le titre d’un air est inclus explicitement dans les nouveaux vers, ou bien d’une manière subtile, puisque le titre et le sens de l’air d’origine sont implicites au sein des nouveaux vers, ce qui exigera plus de connaissances des timbres de la part des spectateurs, comme nous le verrons avec les analyses qui suivent. Nous comprendrons mieux, par le biais de ces analyses, comment les auteurs employaient la technique du vaudeville-chanson, où de nouvelles paroles sont apposées sur une chanson connue par les spectateurs, établissant de la sorte le fonctionnement du vaudeville comme genre dramatique.

2.4.1 Les timbres explicités

Le premier type de rapport que nous avons donc relevé est celui d’un lien explicite entre le timbre et les paroles qu’un personnage énoncera sur l’air en question, vu que dans ce cas le timbre sera repris et inclus dans le couplet que les auteurs écrivent pour remplacer les paroles originales, soit au complet ou au moins partiellement. Souvent ces timbres sont composés d’onomatopées qui sont facilement intégrées au sein d’un nouveau texte, mais ceci n’est pas impératif46. Or, l’on ne retrouve pas un grand nombre d’airs qui fassent preuve de ce type de

46 Nous rappelons l’exemple de l’air Je suis sur e o t d’Avig o qui est employé dans Cassandre oculiste pour que Pierrot mentionne, avec le support de la musique, la G zette d’Avig o dans laquelle il avait annoncé la nouvelle de l’expérience de Cassandre. Dans cet exemple où une seule proposition est exprimée en employant le timbre en question, le titre de l’air, facilement reconnaissable à l’époque, renforce les nouveaux vers et sert à les mettre en relief par la répétition du nom « Avignon » qui rend ainsi le timbre explicite.

89 relation entre le timbre et les paroles puisque, généralement, les auteurs, comme nous le montrerons plus loin, mettent en place des changements plus importants entre ces deux éléments d’une chanson, selon la tradition du vaudeville, s’appropriant de ce fait la musique pour leur pièce. Parmi les quelques exemples de timbres qui se font ainsi voir, étant présents explicitement dans le nouveau couplet, nous repérons l’air Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah!, que l’on retrouve à deux reprises dans la pièce Les Deux Porteurs de chaise, notamment dans la sixième scène aussi bien que la septième. Pour mieux comprendre l’importance de l’air, regardons plus attentivement l’intrigue de la pièce. Dans cette comédie-parade, Isabelle est fâchée contre son amant Léandre qu’elle soupçonne de ne vouloir l’épouser que pour ses biens47. Quand ce dernier, poussé par le chagrin, décide de partir en Chine, la jeune fille cherche d’autres prétendants, Cassandre et le

Docteur, mais lorsque ceux-ci se retrouvent chez elle simultanément, c’est principalement grâce

à l’aide de Pierrot, le valet de Léandre, qu’elle se débarrasse d’eux et se réconcilie avec son amant48. Les sixième et septième scènes constituent justement le moment où la ruse jouée par

Pierrot et le raccommodement des jeunes amoureux ont lieu. L’air sur lequel porte notre analyse se présente donc à un endroit clé pour le développement de l’intrigue et la résolution du conflit

47 Notons que cette situation où l’on retrouve une riche jeune amoureuse qui, en plus, pense que ses biens sont convoités par son amant s’éloigne, d’après nos connaissances, et des conventions de la comédie, et de celles de la parade de société. Généralement, dans les deux types de pièces, ce sont les femmes plus âgées et avec un statut social plus élevé qui se retrouvent dans cette position. Nous voyons déjà que les auteurs, tout en utilisant les personnages plus plats des parades de société, sont en train d’ajouter certaines couleurs qui leur donnent un peu plus de spécificité. 48 Il importe donc de mentionner que la ruse mise en place consiste à faire croire aux deux vieux prétendants, qui sont cachés chacun de leur côté, qu’un marquis pédant cherche à passer la nuit dans la maison d’Isabelle sous prétexte qu’il ne veut pas sortir pendant l’orage. Pour faire partir ce marquis, qui n’est autre que Pierrot déguisé, l’on apporte une chaise couverte qui le protègerait de la pluie. Tout ce qui manque ce sont deux valets pour la porter et c’est justement ce rôle que Cassandre et le Docteur vont jouer, chacun croyant que l’autre est un véritable serviteur de la maison. La scène six finit avec les trois hommes qui sortent de chez Isabelle, sous les ordres et interpellations que Pierrot, déguisé en marquis, lance aux deux porteurs de chaise. Ils font ainsi place à Léandre qui entre et demande si Isabelle lui a pardonné ses torts, ce dont le public n’est toujours pas au courant, après avoir lu la lettre de sa part que Pierrot avait passée en cachette à la jeune fille. La septième scène, composée de deux airs seulement, Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah! et un air de ’Amour uêteur, s’organise autour de l’expression des sentiments amoureux des deux jeunes.

90 principal de la pièce. Comme les couplets ci-dessous le montrent, il sert, en premier lieu, à intensifier l’image du personnage prétentieux et extravagant du marquis que joue Pierrot :

PIERROT AIR : Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah! Eh bien! faquins, finirez-vous? J’ai l’ame impatiente, Et je vous roûrai tous des coups, Si l’on ne diligente. CASSANDRE et LE DOCTEUR, à rt, e se tois t ’u et ’ utre. Apparemment que celui-là Est le Laquais qui m’aidera La, la. PIERROT. Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! Les maudits porteurs que ceux-là !49

Le timbre présente donc ici la méchanceté du faux marquis ainsi que la naïveté des deux vieux prétendants qui prennent chacun pour acquis que l’autre personnage est là pour l’aider quand, en réalité, il s’agit d’un rival. L’air devient donc considérablement lié à la ruse et, par ce fait, lorsque le public l’entend une deuxième fois, pendant la scène qui suit, le timbre est évocateur de la duperie de la pièce et rappelle aux spectateurs le comique de la situation à laquelle ils avaient assisté très peu auparavant. Ceci est d’autant plus évident lorsque l’on considère les paroles que chante Léandre :

LÉANDRE, du côté de la grille, les voyant de loin. AIR : Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! Enfin, les voilà décampés, Pierrot m’en débarrasse ; Et ces deux Vieillards dupés M’abandonnent la place + ; Cherchons l’Amour en entrant-là, Je suis sûr qu’il me menera La, la,

49 Pierre-Yvon Barré et Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Les Deux Porteurs de chaise, sc. 6, dans Théatre de M. de iis, […] et de M. B rré, Londres : [s. éd.], 1785, p. 57.

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Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! Aux pieds de celle que voilà. (Il entre dans le Sallon). […] ISABELLE Quand mon Amant s’embarquera, Et qu’Isabelle le suivra, La, la, Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! C’est à Cythere qu’on ira.50

Lors de ce deuxième emploi de l’air, Léandre nous fait part de ses sentiments amoureux, mais il profite également de l’occasion pour se moquer de la crédulité des « deux Vieillards dupés » qui, en sortant de chez Isabelle lui « abandonnent la place »51. Quant au renvoi que fait Léandre à une spatialité particulière, c’est-à-dire le salon de sa bien-aimée, il est reproduit par Isabelle au moyen du refrain qui lui permet de parler d’un endroit à son tour52. Elle amplifie pourtant la portée de cette spatialité pour introduire la métaphore du lieu idéal des amoureux, l’île de

Cythère53. Point de comique dans ces couplets qui attestent des sentiments tendres et passionnés des deux jeunes. Nous nous retrouvons donc face à un renversement du ton qui s’oppose à celui que nous avons vu précédemment, car ici il s’agit d’un passage d’une atmosphère comique vers une atmosphère où sont présentés des sentiments plus affectueux. Un seul élément nuit à l’épanouissement complet de cette tendresse, le fait que l’air sur lequel les personnages chantent

50 Les Deux Porteurs de chaise, sc. 7, dans op. cit., 1785, vol. 2, p. 58-59. Nous soulignons. Par souci de brièveté nous n’avons pas reproduit tous les couplets chantés sur cet air, comme ceux de Colombine qui s’adresse à Léandre pour confirmer qu’il est toujours aimé et lui conseiller à chercher la vérité dans les yeux d’Isabelle. 51 Ibid., sc. 7, p. 58. 52 Les termes « la, la », que l’on utilise généralement dans un refrain et qui, de la sorte, sont dépourvus d’un véritable sens, se présentent ici plutôt comme des adverbes « là, là » sensés indiquer la direction vers ces espaces évoqués par les jeunes amoureux. 53 Notons que l’île de Cythère, qui abritait le temple d’Aphrodite et était symbolique des plaisirs amoureux, est un endroit qui fascine l’imaginaire du siècle des Lumières ; le catalogue CÉSAR énumère vingt-six pièces comportant le nom Cythère dans leur titre, sans compter les apparitions à l’intérieur des ouvrages, comme c’est le cas de notre pièce également. Soulignons aussi que dans le répertoire des théâtres de société en particulier, comme dans les parades par exemple, Cythère évoque surtout les plaisirs charnels.

92 rappelle le côté ludique de la situation. L’atmosphère de drôlerie, typique des comédies-parades, déborde donc de la scène précédente grâce à ce timbre qui s’entend explicitement dans les couplets.

Un autre timbre à refrain onomatopéique qui est repris de façon explicite dans les nouveaux couplets écrits par nos auteurs est l’air Pan, pan, pan dont la sonorité rythmée constitue sa composante principale et qui est utilisé, dans Cassandre oculiste par exemple, pour indiquer que l’on frappe à la porte :

PIERROT. AIR : Pan, pan, pan. Sur le bruit de vos talens, Pour vous consulter je pense, De ce lieu des Paysans A la porte sont frappans. (Les Paysans en dehors.) Pan, pan, Ouvrez-nous en diligence. Pan, pan. PIERROT. Attendez quelques instans.54

Comme nous le voyons ci-dessus, Pierrot chante en alternance avec les paysans dont les paroles, chantées sur le même air, constituent une sorte d’interruption qui se fait sur deux niveaux.

D’abord par le fait qu’ils interrompent, en arrivant, la conversation qui a lieu lors de la scène précédente, entre Léandre et Cassandre où ce dernier parle de son expérience scientifique et avoue, par la même occasion, son amour pour Isabelle. Lors de cette troisième scène on voit

également le désespoir de Léandre qui est produit par la confession de son ami. L’interruption créée par Pierrot, et surtout par les paysans qui chantent sur l’air Pan, pan, pan, a pour effet d’apporter une certaine légèreté à une situation qui risquait de devenir trop sérieuse pour une

54 Cassandre oculiste, sc. 4, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 13. Nous supposons que c’est le fait que les paysans soient hors-scène qui explique que leur présence n’est pas signalée de la même manière que les personnages sur scène, c’est-à-dire en majuscules, mais plutôt entre parenthèses et en italiques.

93 scène de comédie-parade55. En deuxième lieu, cette coupure marque le début d’un épisode qui se détache complètement de l’intrigue principale de la pièce, et pourrait donc être perçu comme un véritable intermède à la pièce et à l’histoire. En fait, pendant les deux scènes qui suivent, Pierrot profite du métier de Cassandre, se présentant comme étant lui-même l’oculiste que l’on cherche, pour soustraire de l’argent à un paysan et des baisers à une paysanne, tous deux venus pour une consultation56. Apportant alors du comique ainsi qu’une pause dans le cours de l’intrigue, le tapage des paysans est soutenu par le timbre explicité dont la sonorité sert aux auteurs à mieux représenter l’action.

Le même air se trouve dans Les Deux Porteurs de chaise lorsque Cassandre arrive à son rendez-vous chez Isabelle, mais ici, sa présence devient plus subtile :

CASSANDRE. AIR : Pan, pan, pan, pan, pan. A ce rendez-vous Si doux, Pour être venu d’avance, Voilà-t-il pas que la toux Me fait ressentir ses coups. (En toussant.) Houx, houx, houx, houx, houx. […]57

55 La légèreté introduite ici par le timbre qui empêche que la pièce ne tourne trop vers le sentimental rappelle le comique que le timbre Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! insuffle dans l’échange amoureux entre Isabelle et Léandre dans Les Deux Porteurs de chaise. 56 Cette scène rappelle bien les pratiques des opérateurs forains qui étaient réputés de vendre des élixirs magiques pour régler toutes sortes de problèmes que l’on pouvait avoir. Soulignons que cet épisode ne fut pas nécessairement apprécié par la Correspondance littéraire qui regrettait que les auteurs aient eu recours « à la ressource d’une double intrigue, [… et] au remplissage de deux ou trois scènes épisodiques qui ne tiennent nullement au sujet. » (Correspondance littéraire, 1880, T. 12, p. 397.). La critique que l’on a faite de la pièce indique justement, en ce qui concerne le travail des auteurs, qu’il ne faut pas « leur faire cependant un reproche de ce qui leur a si bien réussi » (Id.). Notons que l’usage d’une intrigue double et des scènes à faire constitue une pratique typique de la parade qui fait preuve généralement d’« une approche créatrice basée sur des éléments autonomes et une combinatoire qui ressemblerait à celle des improvisations de la ommedi de ’ rte. On qualifie ces fragments de « scènes détachées » cueillies de l’ancienne comédie italienne [… et des] vieilles farces tabarinesques » (David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures et regards, essais sur les spectacles en France de 1700 à 1790, Montpellier : Espaces 34, 2000, p. 64-65. Nous soulignons.). 57 Les Deux Porteurs de chaise, sc. 4, dans op. cit., 1785, vol. 2, p. 44.

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Nous voyons ici que les auteurs s’approprient l’air et le modifient légèrement pour que celui-ci réponde encore mieux à leurs besoins. Bien qu’il se trouve devant la porte d’Isabelle, Cassandre n’est pas en train de taper mais plutôt en train de subir les coups d’une toux. Au lieu d’un « pan, pan » répété, les couplets du vieux à la santé fragile ont pour refrain un « houx, houx, […] ».

Pourtant, le rythme saccadé du timbre est évident pour le public avisé, ce qui nous permet de le considérer rapidement dans cette section où l’on traite des airs explicités. Difficile de ne pas constater que l’air est tout de même repris pour marquer l’entrée d’un personnage qui, tout comme auparavant, va interrompre une situation en particulier. Dans ce cas, Cassandre arrive plus tôt que prévu pendant qu’un autre prétendant d’Isabelle, le Docteur, se trouve chez elle58.

Alors, dans ce cas également, le refrain onomatopéique sert la même fonction qu’auparavant, notamment celle de produire une coupure, une interruption frappante de la scène précédente. Le fait d’avoir analysé cet air dans les deux occurrences de notre corpus consécutivement nous a non seulement permis de présenter plusieurs détails quant à l’emploi du fredon en question, mais

également de percevoir l’utilité que ce timbre est apte de représenter pour nos deux auteurs.

Nous voyons donc clairement, en explorant le réseau relationnel qui lie les airs de notre corpus, que les timbres sont porteurs d’un sens rendu évident pour les spectateurs lorsque le timbre est repris explicitement au sein des nouveaux vers, mélangeant de cette manière plus visiblement le sens originel d’un air et le sens nouveau attribué par les paroles de la pièce où l’on se sert du fredon. Les auteurs utilisent donc certains airs, parfois pour évoquer une atmosphère comique, comme dans le cas du premier air que nous avons analysé, et d’autres fois pour engendrer une même fonction, celle d’une interruption par exemple, comme dans le cas que nous avons

58 Cette interruption est d’ailleurs ce qui mettra en place le jeu de cache-cache sur lequel se base l’intrigue de cette pièce, puisque Colombine et Isabelle, disant que c’est un oncle de cette dernière qui se trouve à la porte, vont demander au Docteur, le premier prétendant, de se cacher afin qu’elles se débarrassent de celui qui vient les troubler.

95 examiné ci-dessus. Regardons à présent ce qui survient lorsque le timbre ne se fait plus voir, si l’on ose dire, dans les nouveaux couplets créés par nos auteurs. Est-ce que la musique aura toujours un deuxième rôle et, si oui, cette utilité secondaire sera-elle aussi évidente pour la salle lorsque le timbre n’est pas explicitement repris par un personnage ?

2.4.2 Les timbres employés implicitement

Il est fort probable que le public de l’époque pouvait facilement identifier le titre d’un air tout simplement en entendant quelques notes du refrain. C’est le principe même de la chanson populaire reconnaissable qui forme le vaudeville. Mais il est aussi important de souligner que, souvent, les pièces étaient imprimées avant la première représentation, ce qui veut dire que le spectateur pouvait aussi connaître le titre d’un air en le lisant au préalable59. Dans la catégorie que nous allons explorer ci-dessous, le timbre fait preuve d’un lien sémantique assez frappant avec les nouvelles paroles écrites par nos auteurs, malgré le fait qu’il n’y soit pas repris explicitement, comme dans les exemples que nous venons d’analyser. Nous exploiterons certaines occurrences qui montreront qu’un tel timbre peut servir de support à ces paroles nouvelles, les renforçant de cette manière, ou bien, il peut être employé pour marquer une opposition, en introduisant une contradiction dans l’extrait60. Regardons avec plus d’attention le

59 Nous avons trouvé des indications dans les journaux de l’époque qui nous informent de cette pratique de l’impression d’une pièce avant qu’elle soit jouée : « La piece [Le Mariage in extremis] de MM. Piis & Barré étoit imprimée avant la représentation, & il ne falloit que l’avoir parcourue pour en prédire la malencontreuse destinée » ( ’Es rit des Jour ux fr çois et étr gers r u e société de ge s-de- lettres, Paris : Chez Valade, Imprimeur-Libraire, Janvier 1783, Tome I, douzième année, p. 332. Nous soulignons.). Par le manque d’importance que l’on attribue ici au fait que la pièce avait été imprimée avant même qu’elle ne soit mise en scène, nous pouvons envisager que cette pratique, même si pas nécessairement habituelle, n’est point insolite. Bien évidemment, on ne peut pas affirmer que tous les spectateurs auraient lu la pièce avant de la voir représentée sur scène. Pourtant, pendant un siècle réputé pour sa théâtromanie, on peut facilement envisager qu’un grand nombre de spectateurs l’auraient fait, cherchant à connaître les dernières nouveautés dramatiques. 60 De toute évidence, un fredon présent explicitement au sein des nouvelles paroles peut avoir ces mêmes fonctions. L’air Pan, pan, pan, par exemple, peut faire partie de la catégorie d’airs qui servent à soutenir les paroles nouvelles de la pièce. Pourtant, il s’agit ici d’étudier ces fonctions dans un contexte où les airs ne sont présents qu’explicitement afin de voir si cette utilité existe toujours et si les auteurs continuent à

96

premier type de ces deux fonctions qui découlent lorsqu’un timbre est employé implicitement,

celle où le fredon vient soutenir les vers qui lui sont apposés. Lorsque par exemple, dans la pièce

Cassandre oculiste, Léandre tente d’apprendre si Cassandre va véritablement chercher à épouser

Isabelle, demandant à ce dernier ce que devient sa fiancée Colombine, le timbre employé pour

leur échange est celui De la confession :

CASSANDRE. AIR : De la Confession. Oh, par la corbleu ! Parlons du point qui nous rassemble ; L’amour n’est qu’un jeu, Quand pour la gloire on est en feu. LÉANDRE. Mais, Monsieur, vous étiez, ce me semble, Fiancés ensemble. CASSANDRE. Oh, par la corbleu ! &c.61

Ces couplets marquent le moment où Cassandre va choisir de ne plus cacher la vérité à son ami

et de lui dire ce qu’il a sur le cœur. D’ailleurs, il le lui divulguera tout de suite après, sur la base

d’un deuxième fredon, Reçois dans ton galetas :

CASSANDRE. Avec toi je ne puis me taire ; Je t’avouerai bonnement, Que j’ai violé mon serment. bis.62

Le lien sémantique qui s’établit implicitement entre les paroles de l’air précédent et son timbre

font savoir au public que la vérité sera rapidement dévoilée, vu qu’il s’agira d’une confession,

comme l’indique le titre de l’air. Pourtant, ce que nous trouvons encore plus intéressant est le fait

que Cassandre se confesse par deux fois si l’on considère que, pour le vieil oculiste, la gloire est

chercher à créer un discours non-dit, qui ne peut être compris que par les initiés du vaudeville. De ce fait, nous montrerons que l’aspect plus satirique attribué au vaudeville et que l’on dit avoir disparu à la fin de l’Ancien Régime, persiste encore sous la plume de nos auteurs. Nous allons évidemment faire cette analyse plutôt en survol vu qu’il n’est pas possible d’aborder tous les airs des comédies-parades à l’étude. 61 Cassandre oculiste, sc. 3, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 10-11. 62 Ibid., sc. 3, p. 11.

97

ce qu’il chérit et désire plus que toute autre chose. C’est, entre autres, pour acquérir une notoriété

incomparable à celle des autres qu’il avait demandé à son ami et à son valet de faire répandre la

nouvelle de son expérience scientifique afin que tout le monde puisse y assister et attester de ses

talents. La relation entre le fredon et les nouvelles paroles, même si elle est implicite, sert ici à

souligner un détail primordial au développement de la pièce.

L’on retrouve le même type de renfort lorsque, dans la pièce Cassandre astrologue,

Pierrot lit l’horoscope que Cassandre avait déterminé pour lui-même :

PIERROT, lit. HOROSCOPE DE MONSIEUR CASSANDRE, Tiré par lui-même. AIR : Des Bossus. Depuis long-tems je me suis apperçu Que mo desti tie t u sort d’u Bossu ; e ue d’u œi ussi e voy t s, A chaque instant par le moindre faux pas, eut vec ui m’e tr î er u tré s. Quand ce Bossu regorge de santé, Je deviens gras aussi de mon côté ; Si je m igris, c’est u’i erd ’embo oi t ; Et uoi u’ i si je e suive e tout oi t, Pour mon malheur je ne le connois point.63

Le timbre employé pour ce passage renvoie très probablement au vaudeville final de la pièce

écrite par François Riccoboni dit Lélio fils, Les Bossus rivaux, une « comédie bouffonne en deux

Actes mêlée d’Ariettes »64, qui fut jouée une seule fois chez les Italiens, le premier février 1762.

63 Cassandre astrologue, sc. 3, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 142. Les italiques se trouvent dans le texte. D’habitude dans les pièces que nous avons étudiées, les italiques servent à désigner un passage cité alors ici, elles seraient employées pour marquer le fait que Pierrot est en train de lire l’horoscope de Cassandre. 64 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris : Jombert, 1763, p. 86 : « Les BOSSUS RIVAUX, Com. bouffonne, en deux Ac. mêlée d’Ariettes, donnée au Thé. Ital. le premier Fév. 1762, & qui n’eut que cette représentation. » Nous avons pu identifier l’auteur à l’aide du catalogue C SAR. À notre avis, il s’agit du vaudeville final de cette pièce, qui aurait été une composition nouvelle vu que, dans toute autre circonstance Barré et Piis auraient spécifié le timbre qu’il fallait employer. En mentionnant tout simplement qu’il s’agit de l’air « Des Bossus », les auteurs de notre comédie-parade renvoyaient à un air fortement associé à la pièce en question, comme le serait son vaudeville final par exemple.

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Malgré le fait que cette pièce n’a pas eu de succès, étant donné qu’elle n’a pas été reprise une deuxième fois, il est évident que sa musique, du moins certains timbres, ont été suffisamment appréciés pour être employés dans d’autres pièces. D’ailleurs, Barré et Piis s’en étaient déjà servis en 1777 dans leur parodie ’O ér de rovi ce65. Cet air, qui avait couru les rues des grandes villes à une certaine époque si l’on croit le journal manuscrit de Jacques-Louis Ménétra

écrit en 176466, aurait donc été tout à fait reconnaissable par le public de Cassandre astrologue qui se serait rappelé du ton moqueur que l’on avait associé à la musique à travers les années. Ce timbre qui fait preuve d’un lien sémantique implicite avec les paroles de notre comédie-parade, dont seulement la mélodie se fait entendre, sert ainsi à soutenir les vers de la pièce tout en introduisant un ton railleur. Sur la mélodie des Bossus, qui avait servi, à une autre époque, pour se moquer d’un groupe d’hommes souffrant de cette infirmité, on lit l’horoscope de l’astrologue qui se croit lié, de la manière la plus concrète et, pour cette raison, tout à fait absurde, au destin d’un bossu borgne qui risque d’accélérer son cheminement vers sa mort, ce qui déclenche le

65 Correspondance littéraire, 1830, T. IX, p. 472. Voir le présent chapitre, note 17, où nous avons reproduit en entier les couplets « fort applaudis » (Id.) chantés sur l’air des Bossus. De toute évidence, le public de Barré et de Piis aurait reconnu ce timbre que les auteurs avaient employé peu avant pour s’attaquer au système parfois corrompu de la justice en déclarant que le barreau peut oublier sa surdité grâce au son des écus. 66 Jacques-Louis Ménétra, Journal de ma vie : Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, Paris : Montalba, 1982 [éd. Daniel Roche], p. 11. Ménétra raconte une farce qui avait eu lieu à Lyon lorsqu’il s’y trouvait, où le neveu du duc de Villeroy avait convoqué un groupe de bossus pour se moquer d’eux avec un grand nombre de compagnons, car à l’époque, toute difformité était vue comme source possible de ridicule. La date n’est pas explicitée mais elle est antérieure à 1764, date de la rédaction du journal de Ménétra. Ces hommes s’étaient donc amusés aux dépens des invités en les accueillant sous des déguisements de bossus : « L’un des conviés [un bossu] qui était notaire s’aperçut qu’ils n’étaient que bossus ne voulut point goûter à la collation et tous voulurent s’en aller Mais ils furent éclairés par de [sic] bossus ayant des flambeaux et des musiciens en bossus qui de (place) en faisaient retentir l’air de la chanson des bossus L’on prétendit que quelques bossus avaient insulté le neveu du gouverneur de Lyon Cela fit un peu de tumulte mais l’on finit malgré la mauvaise humeur d’en oublier et d’en rire et de la chanter car cette chanson court par toute la ville » (Ibid., p. 103. Nous soulignons. Le manque de ponctuation du manuscrit avait été maintenu dans l’édition critique.). Si nous insistons sur cet événement c’est pour montrer comment un air, même lorsqu’il n’est pas accompagné de paroles, est évocateur du timbre et porteur de significations. Dans le cas de Cassandre astrologue, tout comme lors de la farce jouée aux bossus de Lyon, la mélodie évoque le fredon qui accentue le ton moqueur.

99 moment où la ruse sera établie67. Implicitement, le timbre soutient et met donc en évidence les vers prononcés par Pierrot.

Cependant, il importe de mentionner que parfois ce lien sémantique implicite qui sert de support aux paroles du personnage en train de les prononcer peut aussi être sans grande conséquence pour l’intrigue de la pièce et pour son développement. C’est le cas lorsque, dans la pièce Les Deux Porteurs de chaise, au cours de la scène d’exposition, Colombine et Isabelle parlent de la discordance qu’il y a eu entre Léandre et cette dernière. Ayant déjà prévu deux rendez-vous pour tenter de remplacer son premier amant, la jeune fille cherche à savoir l’heure.

Elle chante donc, sur l’air N’ vez-vous s vu ’hor oge ?68: « Laissons cela, Colombine, / Dites- moi quelle heure il est ? »69. Sans pour autant contribuer de façon importante à l’épanouissement de l’intrigue, le timbre sert ici à appuyer les paroles d’Isabelle. Nous voyons donc de plus en plus que les mélodies ne sont pas choisies arbitrairement ni uniquement pour leur apport sonore, mais que la relation entre la musique et les vers écrits par nos auteurs est d’une grande importance,

67 C’est d’ailleurs immédiatement suite à cet épisode que nous avons cité que Léandre se décide à mettre en place une ruse afin de pouvoir épouser la jeune Isabelle : « LÉANDRE. / AIR : No , o , o , je ’e dis pas davantage. / Puisqu’il croit que ses années, / Par l’effet / D’un pouvoir secret, / Dépendent des destinées / D’un inconnu / Borgne et Bossu, / Reprenons tous deux courage, / On peut tromper le barbon ; / Et, non, non, non, / Je n’en dis pas davantage » (Cassandre astrologue, sc. 3, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 142-143. Nous soulignons.). Nous pouvons voir que, dans ce cas en particulier, l’air souligne aussi un lien sémantique entre le timbre et les paroles qui sont ainsi soutenues par la musique, mais cette fois-ci de façon explicite, vu que titre du fredon est repris dans les couplets. L’atmosphère de raillerie produite lors de l’air précédent est donc amplifiée par les désirs de Léandre de « tromper le barbon ». Nous nous retrouvons face au moment clé de la pièce, l’instant où les événements tournent pour faciliter l’union des jeunes amoureux. 68 Cet air est également employé dans le divertissement de la comédie-parade Les Docteurs modernes qui s’intitule Le Baquet de santé où le Docteur guérit des patients par le magnétisme. Ces deux pièces tentent de démontrer que cette prétendue science inventée par Mesmer n’est que pur charlatanisme, comme nous le verrons en détail plus loin dans ce chapitre. Ici, toujours sur l’air en question, le Docteur demande à son patient de regarder l’horloge et de lui dire l’heure. Lorsque celui-ci s’exécute, regardant attentivement l’horloge devant lui, le coucou sort et le frappe trois fois, créant par ce gag un effet comique évoquant les lazzis et les bastonnades de la commedi de ’ rte. Dans cet exemple, la signification du timbre N’ vez- vous s vu ’hor oge ? devient encore plus littérale, car le patient, n’ayant pas vu qu’il s’agit d’une horloge à coucou, se laisse surprendre et frapper par l’objet (Pierre-Yvon Barré et Jean-Baptiste Radet, Le Baquet de santé, sc. 6, dans Les Docteurs modernes, Paris : Chez Brunet, 1784, p. 66-67.). 69 Les Deux Porteurs de chaise, sc. 1, dans op. cit., 1785, vol. 2, p. 36.

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étant très souvent calculée. Nous pouvons aussi comprendre, de ce fait, que les auteurs s’attendent à ce que ces rapports, même lorsqu’ils sont implicites, soient compris du moins par une partie du public, sinon leurs efforts seraient assez futiles. Ainsi, nous entrevoyons le début du fonctionnement du vaudeville tel qu’il s’établit sous la plume de Barré et de ses collaborateurs, où les airs qu’ils utilisent ont de toute évidence une importance pour les auteurs et pour leur pièce, servant parfois à faire passer un message qui ne serait pas évident sans le support de la musique.

En deuxième lieu, ce même rapport sémantique implicite peut avoir, comme nous l’avons indiqué plus haut, la fonction d’introduire une opposition, une disparité quelconque qui, à son tour, attirera l’attention du public, ne serait-ce que brièvement, sur les couplets en question et témoignera d’un geste calculé de la part des auteurs. Regardons un tel type de fonctionnement du timbre dans la comédie-parade Cassandre oculiste, pièce qui contient un discours assez notable en ce qui concerne les sciences. En fait, une des thématiques principales de cette pièce tourne autour de l’idée que la médecine fait preuve d’un pouvoir tout à fait unique, étant donné que cet art réussit à corriger les défauts créés par la nature, comme celui de la cécité par exemple.

Lorsque Pierrot et Léandre annoncent l’expérience à venir lors de la première scène, ils chantent les vers suivants :

PIERROT. […] AIR : Pour un maudit péché. A qui n’a jamais vu, Procurer la lumiere, LÉANDRE. Est pour toute la terre Un miracle imprévu.70

70 Cassandre oculiste, sc. 1, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 4.

101

Notons, dans un premier temps, que l’expérience scientifique est associée, par l’entremise du titre de l’air71, à l’acte de pécher. La procuration de la lumière, c’est-à-dire le moment où

Cassandre rendra la vue à Isabelle, est ainsi assimilée à l’idée de transgression ou de profanation.

Pourtant, synchroniquement on traite cette même action de « […] miracle imprévu », terminologie employée par Léandre et qui renforce l’image mystique produite par l’emploi de ce timbre particulier. L’opposition entre la science et la religion, sujet qui, à l’époque des Lumières, fait couler beaucoup d’encre, est claire dans ces quelques vers. Le couplet donne donc à voir une ambiguïté d’ordre sémantique par l’écart entre une opération médicale et le vocabulaire employé pour y faire référence, qui se rattache à la croyance religieuse et qui la désigne à la fois comme péché et comme miracle. Si l’on tient compte du fait que la lumière est, au XVIIIe siècle, synonyme de raison, et que sa procuration serait une métaphore possible pour l’instruction des esprits, le contraste sémantique avec le lexique mystique devient encore plus notable dans cette comédie-parade au sein de laquelle les jeux de mots portant sur l’aveuglement se multiplient de scène en scène72. Sans vraiment faire voir leurs propres opinions sur la portée de la science ou

71 Cet air était parfois employé au XVIIIe siècle comme base à des chansons de Noël (voir le recueil anonyme La Bible des Noëls anciens et nouveaux, A Saintes : Chez Pierre Toussaints, 1790, p. 11-12.) mais il est également connu pour son usage dans des chansons bachiques. Selon Jacques Truchet, « L’air Tarare Pompom (ou Pour un maudit péché) figure dans la Clef du Caveau (no 663) comme “air d’un vieux cantique employé pour une chanson d’Armand Goufféˮ. Lui aussi a été utilisé par Favart pour La hercheuse d’es rit (sc. VI) » (Jacques Truchet (dir.), Théâtre du XVIIIe siècle, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1972, T. 2, p. 1471.). De plus, nous savons que nos auteurs s’en étaient également servis dans es Amours d’été (sc. 4) et Les Étrennes de Mercure, ou le Bonnet magique (sc. 7). 72 On parle de maris aveugles et de femmes trop clairvoyantes décrites comme étant « souvent un fardeau » (Cassandre oculiste, sc. 12, p. 34.), etc. Ces jeux lexicaux commencent dès la première scène et contribuent évidemment au comique de la pièce. Lorsque Pierrot affirme, par exemple, qu’il voudrait « Que chaque Quinze-Vingt [sic] / Vînt / Voir ce prodige » (Ibid., sc. 1, p. 5.) le public avisé reconnaît l’impossibilité que ce désir soit réalisé car le terme « Quinze-Vingt » faisait référence aux aveugles que l’hôpital du même nom abritait et qui n’auraient certainement pas pu voir l’expérience de Cassandre. Cet hospice créé au XIIe siècle par Louis IX, pouvait accueillir jusqu’à trois cents aveugles, d’où le nom de l’établissement que tout spectateur aurait reconnu. Pourtant, si l’on regarde plus attentivement, on peut croire que ce renvoi n’est pas seulement une simple facétie mais aussi une allusion à la Petite digression, rédigée par Voltaire en 1766. Dans ce conte, les aveugles dits les Quinze-Vingts, qui vivent paisiblement en se servant de leurs quatre sens, se laissent duper par celui qui deviendra leur chef et puis leur dictateur,

102 bien de la religion, les auteurs mettent en valeur des idées renvoyant à des débats pleinement à l’ordre du jour, et ce par l’entremise d’une relation sémantique contrastante entre le timbre de l’air et les paroles prononcées sur ce timbre par les personnages73. Il est important de nous attarder sur ces détails de la pièce qui relèvent en fait l’esprit même du vaudeville, surtout dans la forme qu’il aura au XIXe siècle, car les auteurs de ce genre puisent dans les événements courants de l’époque pour parer la trame événementielle de leurs ouvrages afin que les spectateurs se sentent d’autant plus rapprochés de la pièce. Dans le cas de Cassandre oculiste, les débats inclus portent sur le rôle de la science, surtout en ce qui concerne son emprise possible sur la nature74, aussi bien que sur la cécité. Or, quoique la ettre sur es veug es à ’us ge de ceux ui voie t de

Diderot date de 1749, le débat sur la perception visuelle engendré par cet ouvrage, tout comme la forte critique de la religion qui s’y retrouve, sont toujours des sujets de délibération dans les années 1780, c’est-à-dire au moment de la rédaction de la comédie-parade de Barré et Piis. qui se dit voyant sans l’être et les assure que la vue est le meilleur des sens ; avide de pouvoir, ce personnage gouverne en décrétant ses opinions. Voltaire dénonce ainsi la crédulité publique et surtout la manipulation de cette crédulité par des pouvoirs tyranniques. Les idées que Voltaire et les philosophes défendent se voient donc mises en scène par les paroles de Pierrot, tout comme par son comportement lorsque, plus tard dans la pièce il se présentera comme oculiste et se dira spécialisé pour résoudre les problèmes des paysans. Car, nous le rappelons, à ce moment il en profitera pour empocher l’argent du paysan et dérober quelques baisers à la jeune paysanne, abusant de la situation, comme le dictateur de la Petite digression. 73 D’ailleurs, celle-ci n’est pas la seule occasion où nos auteurs mettent en scène les idées divergentes quant à la science et la religion dans cette pièce. Plus loin, le même type de contraste se fait voir, de manière plus explicite pourtant cette fois-ci, lorsque Cassandre parlera lui-même de l’expérience qu’il exécutera. Il s’adresse ainsi à Léandre : « AIR : Du Vaudeville du Sorcier. / Ami, de ma prochaine gloire, / Viens aujourd’hui prendre ta part, / Et sois témoin de la victoire / Que la nature cede à l’art. / Pour mettre à fin mon entreprise, / Ce soir, dans un cercle éclatant, / Je fais tant, tant, / Que tout le monde avec surprise, / Autour de moi va s’écrier : / C’est un sorcier ! bis » (Cassandre oculiste, sc. 3, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 9.). Nous témoignons donc dans cet extrait d’un rapport sémantique contrastant entre le timbre et les couplets mettant, une fois de plus, l’accent sur la disparité entre la science et la croyance mystique car Cassandre emploie des images qui nous font penser à des rituels de sorcellerie, comme celle d’un « cercle éclatant » par exemple, pour décrire comment son expérience scientifique sera vue par les curieux qui seront venus y assister. Cette image du sorcier encerclé par ses suivants nous vient facilement à l’esprit, d’autant plus que la répétition de l’adverbe « tant » peut également s’entendre comme le bruit d’un tam-tam, instrument évocateur de la musique rythmée d’un rite occulte. 74 Signalons qu’au XVIIIe siècle, la nature est vue comme étant la création de Dieu. Alors « la victoire / Que la nature cede à l’art » dont parle Cassandre sur l’air Du Sorcier est à lire principalement comme la victoire de la science sur la religion.

103

Comme certains critiques des pièces le soulignent, ces deux auteurs étaient capables de peindre ce que les contemporains appelaient des « jolis tableaux »75 des mœurs et des goûts de l’époque, rendant cette caractéristique une composante majeure du genre dramatique du vaudeville.

Qu’ils servent à soutenir les nouveaux vers créés par les auteurs afin de renforcer la situation de la scène en question, ou bien à contredire les couplets et renvoyer à une situation extérieure à la pièce pour donner plus d’ampleur aux discours des personnages qui sont ainsi casés dans les débats plus sérieux de l’époque, les airs faisant preuve d’un rapport implicite avec les paroles des pièces demandent une connaissance antérieure de la part des spectateurs pour que ce lien sémantique et les intentions des auteurs se fassent voir. C’est pour cette raison que les timbres repris plus régulièrement dans les pièces sont aptes à faire passer plus de significations secondaires, étant plus facilement reconnaissables par les spectateurs fidèles. Comme nous l’avons souligné pourtant, un air peut changer de fonction d’une pièce à une autre mais ces transformations seront d’autant plus remarquables pour un public qui connaît bien les airs du répertoire en question. C’est le cas de l’air Jardinier ne vois-tu pas ? qui se retrouve dans plusieurs des comédies-parades de nos auteurs et qui, comme nous le verrons ci-dessous, toujours grâce à un rapport sémantique implicite entre le timbre et les paroles, sert parfois de présage dramatique, communiquant de la sorte avec la salle un message qui parfois échappe même à un des personnages de la pièce. Dans Les Deux Porteurs de chaise par exemple, cet air sert de support musical pour que Pierrot dise à Léandre de rester caché, au moment où il entre chez Isabelle et rectifie le malentendu ayant séparé les deux amoureux :

PIERROT. AIR : Jardinier ne vois-tu pas ? Restez pour être éclairci, Derrière cette grille,

75 Ce terme revient assez souvent dans les diverses critiques dramatiques des revues que nous avons consultées, comme par exemple le Mercure de France et la Correspondance littéraire.

104

Tout ira bien, Dieu merci; […] Je saurai cacher mon jeu. Et j’ose vous promettre, Que la pauvre fille en feu, Va prendre tout au pied de – – La lettre, la lettre, la lettre76.

Caché dehors, dans le jardin, Léandre ne pourra pas voir ce qui se passera à l’intérieur du salon d’Isabelle. Il sera donc dans le noir lorsque Pierrot, déguisé en marquis, va passer à la jeune fille un billet-doux de son amant Léandre dans lequel celui-ci cherche à s’expliquer afin que sa bien- aimée lui pardonne ses supposées erreurs. La répétition à trois reprises du mot « lettre » dans le dernier vers de ce couplet aide à attirer l’attention du public sur un élément qui n’est pas visible, faisant que ce couplet sert ainsi de présage pour les spectateurs de ce qui arrivera dans la scène suivante. Soulignons qu’à aucun moment de la pièce le public n’est mis au courant du malentendu qu’il y a eu entre Isabelle et Léandre, ni de ce qui a été écrit pour éradiquer cette méprise et mener au raccommodement des amoureux. Dans ce sens, l’air pourrait aussi être perçu comme étant adressé au public qui, lui non plus, ne voit pas ces divers détails. Ailleurs, ce même timbre fait un petit clin d’œil au spectateur avisé qui, de ce fait, rit davantage, par exemple, d’un personnage trompé devant ses yeux. C’est le cas de la comédie-parade Arlequin afficheur lorsqu’Arlequin essaye de convaincre Colombine, enfermée chez elle, qu’il a de bonnes raisons pour s’être absenté. Il est découvert par Cassandre, le père de cette dernière, qui le trouve sur une échelle posée contre sa maison. Lorsque celui-ci s’exclame en voyant la scène, « Que fait

76 Les Deux Porteurs de chaise, sc. 5, dans op. cit., 1785, vol. 2, p. 47-48.

105 cet homme à ma porte? »77, Arlequin l’informe qu’il y est pour poser des affiches pour des pièces marquant l’ouverture du Théâtre du Vaudeville78 :

ARLEQUIN, affichant. AIR : Jardinier, ne vois-tu pas ? Une maison ruine en frais De toutes les espèces : Ce mur est solide ; mais Comme il est à jour, j’y mets Des pièces. ter.79

Ainsi, à première vue, les vers chantés par Arlequin pourraient être pris comme une simple réponse à la question de Cassandre, où le timbre agit presque comme une question rhétorique car il est évident qu’Arlequin est en train d’apposer ses affiches. Pourtant, pour le spectateur connaisseur des divers usages de ce timbre, une deuxième signification est soulignée par ce fredon car Cassandre ne voit pas qu’Arlequin est en train de parler à sa fille. Ainsi, lorsqu’il demande naïvement des détails sur l’intrigue de la pièce annoncée, Cassandre ignore le fait qu’Arlequin profite de cette occasion pour faire ses excuses à son amoureuse et rire un peu de son interlocuteur :

ARLEQUIN. Le sujet !... Le sujet….c’est un raccommodement… Oui…. Des amans brouillés…. Le garçon a tort…. n peut tort…. La fille est fâchée. […] Et lui il est fâché …. De ce qu’elle est fachée…. Avec ça, un obstacle s’oppose à

77 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Arlequin afficheur, Paris : Chez Brunet, 1792, sc. 5, p.13. 78 L’avant-propos d’Ar e ui fficheur souligne que : « Cette Pièce a été faite, étudiée & répétée dans la semaine de clôture qui a eu lieu aux principaux Spectacles de Paris, à Pâques dernier » (Ibid., p. 3.). Le premier couplet de la pièce, chanté par Arlequin, est une célébration de la réouverture des théâtres : « AIR : On compterois les diamans. / Nous voilà donc au jour heureux, / Où le Spectacle recommence ! […] » (Ibid., sc. 1, p. 5.). ne didascalie offre une alternative à ces vers lorsque l’on jouait « cette Pièce un autre jour que celui de l’ouverture du Théâtre » (Id.). Plus loin dans la scène d’exposition, c’est toujours Arlequin qui nous informe par le couplet suivant, lorsqu’il couvre des affiches d’autres théâtres, qu’il est en train d’annoncer des pièces à être jouées spécifiquement au Théâtre du Vaudeville : « AIR : out rou e ujourd’hui d s e mo de. / […] n moment… Pièce de Molière ! / Ne couvrons point ce titre-là. / Mon maître, quel que soit l’asile / Où tu te trouves transporté, / Par les enfans du Vaudeville / Tu seras toujours respecté ! » (Ibid., sc. 1, p. 7.). 79 Ibid, sc. 5, p.13. Ici c’est le mot « pièce » qui est répété à trois reprises comme indiqué par la mention « ter ».

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l’explication. […] C’est que…. c'est qu’il y a là un père, voyez-vous ? …. Dans beaucoup de Pièces nous avons des pères, & les pères …. ça gêne pour les scènes d’amour. CASSANDRE Ah, dame! l’adresse est de vaincre les difficultés. […] Mais, cela sera aisé…. On fait ces pères de comédies si bêtes…. si bêtes! […] Non …. c'est comme ça…. Tout se passe sous leurs yeux, & et ils ne voient rien.80

Le timbre employé plus tôt sert donc à attirer l’attention des spectateurs sur des éléments qui

échappent à Cassandre, le père de la pièce à laquelle ils assistent. D’ailleurs, ces éléments n’y manquent pas, comme en atteste l’extrait cité ci-dessus, car pendant la scène entière, Arlequin et

Colombine se parlent et se réconcilient sans que Cassandre s’en aperçoive. Ainsi, le message introduit implicitement par le timbre Jardinier, ne vois-tu pas ? donne le ton à cette scène pendant laquelle le père de notre comédie-parade ne voit pas non plus ce qui se passe sous ses propres yeux, de la même manière que « ces pères de comédies si bêtes »81 qu’il a lui-même

évoqués.

Nous discernons alors mieux l’utilité de la musique qui, qu’elle soit liée implicitement ou bien explicitement aux paroles énoncées par les personnages et au développement de l’intrigue, sert à guider le regard du spectateur tout en lui susurrant des significations secondaires, qui ne se feraient pas nécessairement voir, ni entendre, autrement. Cette pratique qui, comme nous avons essayé de le montrer, s’établit dans le style de nos auteurs dès le début de leur collaboration, perdure jusqu’au-delà de l’établissement du Théâtre du Vaudeville, comme nous pouvons le voir avec l’exemple cité ci-dessus, tiré de la première comédie-parade jouée sur la scène de cette salle. Mélangeant le simple plaisir issu de la musicalité d’un air à l’utilité que celui-ci peut servir, les auteurs sont ainsi en train de mettre en place le genre du vaudeville dramatique qui se base si

80 Ibid., sc. 5, p. 15-17. Nous introduisons ces passages parlés au sein de cette analyse des fonctions de la musique afin de mieux montrer en quelle mesure l’air à l’étude présente le présage dramatique que nous avons mentionné précédemment. La fonction de la prose ne fera pourtant l’objet d’une analyse plus pointilleuse que dans la section suivante. 81 Id.

107 amplement sur la musique. D’ailleurs, dans son article intitulé « Le vaudeville pendant la

Révolution (1789-1799) », Marc Régaldo affirme que « [p]lus que des dramaturges, les vaudevillistes sont des chansonniers »82. Il nous semble pourtant que ces passionnés de la musique ont su parfaitement utiliser leurs talents au sein de leurs créations dramatiques, donnant aux divers timbres des fonctions multiples qui enrichissent de la sorte les pièces, comme nos analyses ont cherché à le montrer. Par la même occasion, ils ont réussi à amplifier et répandre l’atmosphère de gaieté associée avec le vaudeville-chanson, qui était particulièrement goûtée par leurs contemporains. Il n’est pas surprenant, si l’on considère l’œuvre de Barré et de ses collaborateurs de cette perspective-là, qu’ils se soient si fréquemment servis de la chanson en début de carrière pour assurer le succès de leurs pièces, charmant ainsi leur public en mettant en scène des airs en vogue à l’époque. Pourtant, il ne faut pas oublier que le goût de leur temps se penchait également vers un théâtre plus naturel, plus fluide, et nos auteurs vont répondre à ces désirs d’abord en réduisant un peu la portée de la musique au sein de leurs pièces. Cette constatation semble d’autant plus vraie si l’on regarde la première comédie-parade à l’étude,

Cassandre oculiste, dont la scène initiale contient quatorze airs différents qui est à comparer avec les six et cinq airs que chacune des deux comédies-parades suivantes contiennent respectivement dans leurs scènes d’expositions. La particularité que nous avons notée quant à la fréquence des airs n’est pas une exception car, si l’on regarde les trois comédies-parades de la phase initiale de création que nous avons examinée ci-dessus de manière plus détaillée, il s’avère que le nombre des airs semble en fait diminuer d’une pièce à l’autre. Si Cassandre oculiste comporte 76 airs différents au sein de treize scènes, Cassandre astrologue se passe en douze scènes et comprend 64 airs, la pièce Les Deux Porteurs de chaise se compose de neuf scènes où

82 Marc Régaldo, « Le vaudeville pendant la Révolution (1789-1799) », dans Europe, no 786, octobre 1994, p. 28.

108 l’on retrouve 42 airs83. Ce décroissement du nombre d’airs pourrait être perçu comme une annonce du rôle légèrement réduit que la musique aura dans la deuxième phase de création du corpus à l’étude où elle sera accompagnée de passages en prose qui serviront à améliorer la fluidité des dialogues. En introduisant de la prose au sein de la musique pour permettre, entre autres, que le passage d’un air à un autre se fasse plus aisément, nos auteurs agissent de la même manière que les forains au début du siècle qui, comme l’avait expliqué Lesage dans la préface à son anthologie du Théâtre de la Foire, ont mêlé « peu-à-peu de la prose avec les vers pour mieux lier les couplets, ou pour se dispenser d’en trop faire de communs : De sorte qu’insesiblement

[sic] les Pieces devinrent mixtes »84. Regardons à présent quels furent les étapes et les effets créés par l’hybridisation des pièces écrites par les vaudevillistes travaillant avec Barré. Pour ce faire, nous analyserons dans quelle mesure le mélange de la prose et de la musique a pu modifier l’emploi du chant, et nous chercherons à trouver quels éléments différents surgissent de cette nouvelle forme de pièces qui deviendra la structure du vaudeville dramatique que l’on connaît encore aujourd’hui.

2.5 Quand la prose se mélange à la musique

Il importe de rappeler qu’à partir de 1784, Barré s’associe avec Radet ce qui résultera en une longue collaboration qui produira, lorsque Desfontaines s’y joindra « ce fameux triumvirat qui a succédé à celui de Piron, Collé et Pannard »85 et dont « les Vaudevilles […] resteront

83 La décroissance du nombre d’airs ne s’explique pas uniquement par la baisse du nombre de scènes car nous avons pu constater que, généralement, une scène de comédie-parade comporte entre deux et six airs. 84 Alain René Lesage, Préface du héâtre de Foire ou ’O ér -Comique, Amsterdam : Chez L’Honoré et Chatelain, 1723, T. 1, p. 7. 85 Lepeintre, « Notes sur M. Barré », dans Suite du Répertoire du Théâtre Français avec un choix des pièces de plusieurs autres théâtres – Vaudevilles, Paris : Chez Mme Veuve Dabo, 1823, vol. 1, p. 103.

109 comme les modèles du genre »86. Quelles sont donc ces pièces qui serviront d’exemple à la postérité bien que les noms de leurs auteurs aient été peu à peu oubliés ? La structure reconnaissable de vaudeville dramatique est justement cette configuration hybride qui combine la musique et la prose et c’est précisément lors de cette nouvelle association que Barré commence à contribuer à de telles pièces. Sans trop nous attarder sur les raisons ayant poussé les auteurs à ajouter de la prose aux vaudevilles pour la structure de leurs pièces, il importe de noter que leurs efforts n’ont pas eu du succès tout de suite. Comme nous l’avons déjà indiqué, lorsque

Barré et Piis avaient tenté de créer une pièce sans musique, ils n’avaient pas réussi à produire un spectacle suffisamment divertissant selon les critiques. Or, la première comédie-parade où la prose vient se mêler à la musique est, elle aussi, vue par certains des contemporains de nos auteurs comme un relatif insuccès si ce ne fut pour sa musique. Il s’agit de la pièce Léandre-

Candide, ou les Reconnoissances, jouée pour la première fois chez les Italiens, le 27 juillet 1784 et dont la critique de la Correspondance littéraire dit :

Léandre-Candide n’est […] que le dénouement de Candide mis en action et travesti en style de parade. Léandre-Candide retrouve dans une hôtellerie et Martin [appelé Cassandre] et Pangloss. Cette bagatelle, assez platement écrite et plus froidement intriguée, a cependant réussi, grâce à la gaieté de quelques vaudevilles, au jeu de mots de quelques refrains dont l’indécence a fait le succès. On pardonne une polissonnerie lorsqu’elle est spirituelle ; notre parterre, plus indulgent aujourd’hui, fait souvent grâce à une platitude uniquement parce qu’elle lui rappelle une polissonnerie.87

Ces remarques sont secondées d’ailleurs par celles du Mercure :

Considérée simplement comme Ouvrage de fantaisie, cette production a plu à quelques Spectateurs. L’Auteur a été demandé, il n’a point paru ; un Acteur a déclaré qu’il étoit inconnu. La Pièce est fort agréablement jouée. M. Trial, dans le rôle du Baron, devenu par accident Chef des Gardiens du Sérail, est très piquant & très-original. Les vaudevilles sont coupés avec facilité, & même avec

86 Ibid., p. 104. 87 Correspondance littéraire, 1830, T. XII, p. 164. Nous soulignons.

110

une certaine grâce qui fait regretter que l’Auteur ne se livre pas à un genre plus fait pour être généralement avoué, que celui qu’il paroît avoir adopté.88

Cette pièce qui fut, selon le catalogue CÉSAR, abandonnée pendant cinq ans et puis reprise huit fois de plus, entre juin 1789 et janvier 1790, fut donc principalement appréciée pour ses vaudevilles qui avaient assuré le plaisir des spectateurs. Il est possible que les remarques des contemporains aient, une fois de plus, influencé nos auteurs car, dans leur comédie-parade suivante, Les Docteurs modernes, pièce faite pour ridiculiser le penchant du moment qu’avaient certains pour le magnétisme89, ils s’appuient plus fortement sur les airs, comme nous avons pu le constater en quantifiant la présence des couplets chantés. Si Léandre-Candide contient vingt- neuf airs pour les onze scènes de son premier acte et quarante-trois airs pour les seize scènes du deuxième acte, la pièce Les Docteurs modernes comporte soixante-et-un airs pour quinze scènes et est suivie d’un divertissement en quatre scènes qui renferment en tout vingt airs différents. De plus, ces deux comédies-parades, tout comme Arlequin afficheur d’ailleurs, commencent avec un couplet chanté et non pas avec de la prose, ce qui semble souligner davantage la portée des vaudevilles pour nos auteurs. Au demeurant, il nous semble que l’introduction de la prose sert à

88 Le Mercure de France dédié au roi, Samedi, 7 août, 1784, p. 85. Nous soulignons. 89 Notons que le succès de cette pièce est aussi dû au mépris d’un grand nombre de spectateurs pour la pseudoscience du magnétisme, comme en atteste la critique de la Correspondance littéraire : « […] l’affluence se porte au Théâtre Italien toutes les fois que l’on donne les Docteurs modernes ; les éclats de rire partent, à chaque couplet, des loges et du parterre ; la gravité même de Cassandre, du docteur, de son valet, de leurs malades, n’y tient pas ; et il y a lieu de croire que cette petite comédie fera plus de tort à la nouvelle secte que les rapports de toutes les Académies, de toutes les Facultés, et tous les arrêts du Conseil ou du Parlement qui en auraient proscrit sérieusement et la doctrine et les procédés » (Correspondance littéraire, 1830, T. 12, p. 243. Nous soulignons.). Soulignons que la popularité des pièces raillant le magnétisme s’amplifie à travers l’Europe vers la fin du XVIIIe siècle et pendant le XIXe siècle, vu que cette pseudoscience continue à s’approprier des adeptes qui, comme l’indique Robert Darnton, « use the scientific vogue as a vehicle for the communication of their [radical] ideas » (Robert Darnton, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France, New York : Shocken Books, 1970, p. 161.). Parmi les plus célèbres exemples de ce type de pièces nous retrouvons l’opéra-comique de Mozart, Così fan tutte, qui date de 1790, dans lequel la servante Despina se travestit en médecin et, à l’aide du magnétisme, réussit à guérir les jeunes amoureux Ferrando et Guglielmo qui avaient feint de s’être empoisonnés (Acte I, sc. 16). Il nous semble donc que la comédie-parade Les Docteurs modernes constitue une des premières pièces ayant pour but de ridiculiser cette pratique créée par Mesmer.

111 accentuer et à valoriser les timbres et couplets chantés qui se retrouvent dans une pièce donnée, tout en mettant de plus en plus l’accent sur le jeu des acteurs plutôt que simplement sur leurs dons de chanteurs, comme en atteste la critique du Mercure par exemple où M. Trial est loué pour son interprétation du rôle du Baron. Mais il devient évident que les fonctions qu’un timbre pouvait accomplir, que nous avons élaborées dans les sections précédentes, seraient amplifiées lorsque les airs surgissent au milieu d’un dialogue entre les personnages. Comme l’explique H.

Gidel :

Le moment où l’auteur éprouve le besoin d’interrompre son dialogue pour faire chanter ses acteurs n’est pas arbitraire : le couplet intervient lorsqu’un personnage désire exprimer un sentiment quelconque : amour, jalousie, dépit, crainte… ou lorsque l’auteur désire « placer » une équivoque, narrer quelque anecdote. Bref, il a mission d’animer une pièce.90

Il est donc intéressant de voir de quelle manière spécifique les airs animent les comédies-parades de la deuxième phase de création, en portant notre attention sur des exemples précis des pièces.

Regardons un des premiers airs de la scène initiale de Léandre-Candide, intitulé Mon

etit cœur91, sur lequel le protagoniste résume, en quelques mots, le début de ses péripéties l’ayant amené jusqu’en Turquie où il avait trouvé en premier Cassandre, pessimiste acharné,

90 H. Gidel, op. cit., 1986, p. 32. Gidel continue cette analyse par l’identification de cinq types de couplets, notamment les « couplets de situation », « de circonstance », « de facture », « d’annonce » et « le couplet [au] public » (Ibid., p. 32-33.). Nous avons choisi, dans les sections qui précèdent, de développer et d’employer notre propre terminologie, en analysant les diverses fonctions des timbres explicités ainsi que ceux employés implicitement, car ces catégories s’appliquent plus particulièrement aux pièces spécifiques de notre corpus. De plus, certains types de couplets décrits par Gidel ne s’appliquent pas nécessairement aux pièces entièrement en vaudevilles car, par exemple, le « couplet de facture [est un] récit ou chanson destiné à faire accepter par le public des explications qui, simplement parlées, eussent semblé fastidieuses » (Ibid., p. 33.). 91 L’air en question avait été utilisé par Barré et Piis dans plusieurs de leurs autres ouvrages, comme par exemple, à la scène cinq de leur opéra-comique Les Étrennes de Mercure (janvier 1781), dans le divertissement es Amours d’été (septembre 1781), ainsi que dans la scène première de la comédie- parade Les Deux Porteurs de chaise (juillet 1781) où l’on retrouve un titre plus long, Mo etit cœur à chaque instant soupire. Ces trois pièces se retrouvent dans les deux volumes de l’ouvrage Théatre de M. de iis, […] et de M. B rré, Londres : [s. éd.], 1785.

112 homologue du personnage de Martin du conte voltairien. Léandre explique ainsi le fait d’avoir cru son précepteur Pangloss lorsque celui-ci lui avait dit que tout était pour le mieux :

CASSANDRE. Et vous avez crû… LÉANDRE. Hélas ! j’étois bien excusable. AIR : Mo etit cœur. On m’éleva jadis en Westphalie, Où j’habitois le plus beau des Châteaux. Le tendre Amour & la Philosophie, A chaque instant m’offroient plaisirs nouveaux. Analysant, calculant toutes choses, Près de ma Belle ou de mon Précepteur, Je raisonnois des effets & des causes : Innocemment je croyois au bonheur. CASSANDRE. Innocemment ; c’est le mot92.

Nous voyons donc deux termes, « excusable » et « innocemment », qui agissent comme des jalons au couplet chanté et qui mettent en valeur l’idée principale de ces vers, notamment que

Léandre n’est qu’un jeune innocent à qui l’on doit pardonner la naïveté d’avoir cru que tout était au mieux. La thématique d’amour et de tendresse évoquée par le timbre employé pour ces couplets est soulignée par la deuxième strophe chantée par Léandre :

LÉANDRE. Même air. Je chérissoit mon aimable Isabelle, Qui me payoit du plus tendre retour ; J’étois souvent assis à côté d’elle, Le cœur tremblant, mais enivré d’amour ; Pressant sa main, exprimant ma tendresse, Je rencontrois un rayon de ses yeux ;

92 Pierre-Yvon Barré, Jean-Baptiste Radet, Pierre-Antoine-Augustin de Piis et Jean-René le Couppey de la Rosière dit Rozières, Léandre-Candide, ou les Reconnoissances, Paris : Chez Brunet, 1784, sc. 1, p. 5. Nous rappelons que les effets et les causes sont justement ce qui fit, dans le conte de Voltaire, que Candide fut chassé du château de Westphalie et constituent un renvoi à la « leçon de physique expérimentale » (François Marie Arouet dit Voltaire, dide ou ’O timisme, Paris : Hachette, 1976 [éd. Claude Blum], p. 44.) entre le docteur Pangloss et Paquette que Cunégonde avait surpris. C’est cette même leçon qu’elle a essayée de reproduire avec Candide et qui a eu pour résultat l’expulsion de ce dernier du château de Westphalie.

113

Tous deux plongés dans une douce ivresse, Il nous sembloit que tout étoit au mieux. CASSANDRE. Ce sont-là des moments de délire. A vingt ans le tendre Amour semble le consolateur du genre-humain, le conservateur de l’ nivers, l’âme de tous les êtres sensibles.93

Dans l’extrait cité ci-dessus, on voit Léandre, le jeune amoureux heureux, qui accepte facilement les leçons optimistes du docteur Pangloss. Les paroles de Cassandre accentuent le fait que c’est notamment la jeunesse de ce premier qui lui a permis de considérer ces sentiments et enseignements comme étant véritables. Le contraste entre l’attendrissement présent dans le couplet chanté et le regard réaliste et incrédule face à l’amour des paroles énoncées par

Cassandre, est amplifié par la différence structurale de ces deux répliques car l’emploi de l’air

Mo etit cœur94 contribue à intensifier la mélancolie exprimée par le jeune amoureux. Les auteurs mettent en scène, par le biais du chant, une ambiance et des idées qui peuvent par la suite

être reprises ou bien contrastées par la prose, comme c’est le cas ici.

Un autre exemple où la prose délimite les vers chantés tout en mettant l’accent sur les images évoquées par le couplet en question surgit un peu plus tôt dans la même pièce, lorsque

Léandre fait part de son chagrin à Cassandre :

LÉANDRE. Je vois trop que mon sort ne sera pas meilleur chez les Turcs. AIR : de Joconde. En vain dans ces tristes climats, Je cours après ma Belle. Quel est votre destin, hélas ! O ! ma chère Isabelle ! CASSANDRE. A quoi bon plaindre si fort, Mon ami, c’est folie. Soyez tranquille sur son sort,

93 Léandre-Candide, sc. 1, p. 5-6. 94 Notons que cet air avait déjà été employé dans Les Amours d’été (sc. 1) et également dans Les Étrennes de Mercure (sc. 5) dans des situations ou un des amoureux exprime ses sentiments. Ainsi, il est possible de supposer qu’une atmosphère de romantisme soit associée avec le timbre.

114

Elle est jeune & jolie. LÉANDRE. Il faut pourtant que tout soit bien, puisque mon Précepteur Pangloss l’a dit ; mais je n’en suis pas moins le plus malheureux des êtres possibles.95

La portée de cet extrait est notable car, contrairement au Candide de Voltaire, Léandre-Candide arrive à ressentir son malheur assez fortement, se laissant presque complètement emporter par ces sentiments de désespoir, malgré les conseils que lui avait donnés jadis Pangloss.

L’abattement de ce jeune amoureux ne durera que peu de temps, étant donné que son ancien valet Pierrot entrera dans la même auberge et lui apprendra qu’Isabelle sera de passage, ramenant le personnage à son état optimiste de rigueur. Nous voyons tout de même que la prose a, une fois de plus, le rôle de circonscrire le couplet chanté et d’en relever l’idée centrale. Ainsi, nous nous apercevons, surtout grâce à la prose qui le met en relief, que cette version de Candide est bien moins optimiste que l’était son modèle voltairien même si ce n’est que pour peu de temps.

L’usage de la prose de la part de nos auteurs semble également chercher à dissimuler un ton plus grivois issu de l’interruption que fait Cassandre du chant attristé de Léandre. Ce renversement de tons que nous avons déjà vu dans les analyses précédentes vise à produire un effet comique par l’insinuation cocasse qu’Isabelle réussira à se débrouiller grâce à sa beauté. Si nous regardons plus attentivement l’origine du timbre employé ici, nous remarquons qu’il donne un poids supplémentaire aux paroles de Cassandre. Ceci est dû au fait que l’air de Joconde est un vieux fredon que l’on retrouve même dans la Clef des Chansonniers de Ballard, et dont la thématique

95 Léandre-Candide, sc. 1, p. 4-5. Nous soulignons. Notons dès maintenant que l’énoncé que « tout est bien » est un léger déraillement par rapport au conte voltairien où il est affirmé que « ceux qui ont avancé que tout est bien, ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux » (Voltaire, op. cit., 1976, p. 43.), qui constitue, selon C. Blum, une « allusion à Pope qui avait écrit dans l’Ess i sur ’Homme, 1733 : “tout ce qui est, est bienˮ » (Ibid., note 21.). Pourtant, comme nous allons traiter de façon plus détaillée le rapport entre les pièces en vaudevilles et les ouvrages et idées de Voltaire au troisième chapitre de notre étude, nous n’entrerons point dans ces détails dans le présent chapitre.

115 centrale est un amant qui supplie son amoureuse pour qu’elle lui soit fidèle pendant son absence :

Iris, pour un amant absent, Serez-vous bien fidelle ? N’en aimerez-vous point un cent ? Rassurez-nous, la belle : Je meurs de peur que vos beaux yeux N’engagent tout le monde, Et qu’il ne m’arrive en ces lieux, L’histoire de Joconde.96

L’air de Joconde se compose donc sur la base d’une crainte qu’a un amoureux d’être trompé par sa bien-aimée ou par sa femme dès qu’il est séparé d’elle. Il donne ainsi plus de poids aux insinuations que Cassandre fait au sujet d’Isabelle et rend le côté plus gaillard de cet extrait profondément enraciné dans le timbre, car c’est par son biais que les diverses connotations se font voir, comme si les auteurs faisaient un clin d’œil en vaudevilles au public qui connaît ces chansons. Si la prose ne réussit point à effacer le ton plus licencieux que nous venons de décrire, elle remet tout de même l’accent sur le côté souffrant de Léandre lorsque celui-ci répète être « le plus malheureux des êtres possibles »97, et nous ramène à une atmosphère plus sérieuse. Le rôle de la prose est donc similaire à celui d’une balise, selon les deux sens du terme : tout d’abord elle agit comme démarcation, encadrant l’air chanté, et elle est employée, en second lieu, comme un faire-valoir qui met en lumière, à la manière d’un projecteur, le sens des vers en question,

96 Jean-Baptiste-Christophe Ballard, La Clef des chansonniers (1717), Hildesheim : Georg Olms Verlag, 2005 [éd. Herbert Schneider], p. 214. L’histoire de Joconde dont il est question traite, selon une fable de La Fontaine, le sujet d’un homme qui, ayant quitté sa femme pour faire un voyage et s’étant rendu compte qu’il avait oublié un présent que celle-ci lui avait offert, rentre chez lui et retrouve sa femme endormie dans les bras de son amant (Jean de La Fontaine, « Histoire de Joconde », dans Œuvres complètes, Paris : Garnier Frères, 1874, T. 3, p. 301-324 [éd. Louis Moland].). Cette histoire qui serait à l’origine un ouvrage d’Arioste et qui comporte plusieurs épisodes qui nous mèneraient trop loin du champ de nos analyses pour être mentionnés, finit ainsi : « Après tant de preuves secrètes / Que du sexe nous avons faites, / Si nous ne le connoissons pas, / Nous avons tort, et de ce pas, / Sans nous amuser davantage / A prolonger notre voyage, / Allons nous rendre en nos maisons, / Et par mille bonnes raisons / Croyons qu’entre toutes les belles / Nos femmes sont des plus fidèles » (Ibid., p. 323.). 97 Léandre-Candide, sc. 1, p. 5.

116 rapportant l’attention des spectateurs sur la notion plus importante du fragment en question, tout en soulignant le contraste avec l’effet produit par la musique. Nous rappelons que, selon nos analyses, les airs ont, eux aussi la fonction de guider le regard du public, alors la prose, de ce fait, semble amplifier cette utilité.

La notion de la prose comme balise est également à voir lorsque, dans la pièce Les

Docteurs modernes98, le même air que nous venons d’analyser est employé pour permettre à

Cassandre d’exposer le projet qu’il avait concocté pour trouver un complice à sa pratique du magnétisme. Il commence en parlant d’un Gascon qui voudrait que Cassandre lui donne le secret de l’art du magnétisme :

CASSANDRE. Il sera bien fin s’il le devine ; mais revenons à mon projet. AIR : de Joconde. Pour faire mieux apprécier En ces lieux ma science, Pierrot, je veux m’associer n docteur d’importance, Qui de m’aider prenne le soin, Et qui, lorsque j’opère, Puisse faire en cas de besoin Le Rôle de Compère. Il sera chargé de répondre aux critiques qui vont fondre sur moi. Je viens de lui écrire de se rendre ici, & ce matin même….99

La réplique parlée qui précède l’air chanté ramène le spectateur à l’idée que Cassandre veut exprimer, grâce à laquelle celui-ci informe Pierrot, et le public par la même occasion, qu’il cherche un associé qui puisse écarter les accusations des critiques. Ainsi, c’est par la deuxième phrase parlée que nous voyons que Cassandre ne cherche pas un docteur qui puisse l’aider quand il « opère » dans le sens médical du terme, mais il cherche plutôt un « Compère » capable de

98 L’intrigue de cette comédie-parade est assez simple : Cassandre, spécialiste du magnétisme, voudrait se rallier à un docteur de renommée afin d’éviter qu’on se doute de son charlatanisme, ce qui arrange la situation de sa fille Isabelle et de Léandre, neveu du docteur, qui s’aiment sans savoir comment faire pour se rencontrer, mais obtiennent le droit de se marier. 99 Les Docteurs modernes, 1784, sc. 3, p. 11-12.

117 l’aider à mieux exécuter ses tâches qui, dans ce cas, consistent à duper les patients et leur faire croire que le magnétisme a de véritables pouvoirs de guérison. Une fois de plus, la prose agit comme une sorte de lanterne qui éclaire et aide le spectateur à mieux déceler le sens des paroles mises en chansons qui, à elles seules, auraient eu une toute autre signification. Dans cet extrait, la prose efface donc l’effet émerveillant que crée la musique, où l’on serait presqu’enclin à croire aux bonnes intentions de Cassandre.

Une autre remarque à faire sur ce passage est le fait que, dans cette comédie-parade, les paroles apposées à l’air de Joconde s’éloignent du sens premier du timbre, ne présentant pas de rapport avec la plainte d’un amoureux affligé par ses doutes quant à la fidélité de sa bien-aimée.

Ici, le seul renvoi à la loyauté serait à celle qui se mettra en place entre Cassandre et son complice afin de tromper les gens et pouvoir s’enrichir. Comme nous l’avons dit auparavant, un timbre ne présente pas toujours un sens secondaire et il peut être employé pour sa musicalité uniquement. Rappelons que dans cette dernière pièce surtout, la musicalité importe d’autant plus que les auteurs cherchent à reconquérir un public qui avait été légèrement déçu par la comédie- parade précédente, où la prose avait été introduite et avait eu une présence beaucoup plus importante. Comme nous l’avons suggéré, Barré et ses collaborateurs ont inséré bien plus d’airs dans Les Docteurs modernes et, de ce fait, ils ont également eu recours à une structure similaire à celle des pièces entièrement en vaudevilles, où plusieurs airs se suivent sans que la prose intervienne. Celle-ci n’a donc plus le rôle d’encadrer les divers timbres selon la même fréquence que dans Léandre-Candide et nous retrouvons de nombreuses occasions où apparaissent les mêmes fonctions que celles discutées en rapport avec les pièces de la première phase de création des comédies-parades que, par souci de brièveté, nous n’allons pas répéter. Pourtant, il est

évident que, même si la pièce Les Docteurs modernes fait preuve d’un rebond en arrière en ce

118 qui concerne sa structure et le mélange de la musique et de la prose, elle constitue néanmoins un pas important vers la structure finale qu’aura le vaudeville dramatique100, hybride de par sa fusion de la prose à la musique. Ceci est précisément la raison pour laquelle cette deuxième phase peut être vue comme un certain fondu-enchaîné, c’est-à-dire une étape où se font voir des

éléments appartenant aux deux autres phases. Justement, elle présente la structure des comédies- parades qui mélangent la prose et le chant bien qu’ici, l’emploi de la prose ne soit pas tout à fait stable encore comme nos analyses ont pu le montrer. Les comédies-parades comme Arlequin afficheur et Colombine mannequin, que nos auteurs composent après l’ouverture du Théâtre du

Vaudeville, sont beaucoup plus équilibrées si l’on considère le poids de ces deux éléments structuraux. Pourtant, comme nous l’avons déjà indiqué, ces pièces, faisant partie de la troisième phase de création des comédies-parades, diffèrent de celles qui les précèdent par les changements faits à leurs personnages principaux et ce sont ces quelques transformations que nous aimerions regarder dans la prochaine section. Une fois de plus, la transition vers un nouveau groupe de personnages se perçoit déjà dans les pièces de la deuxième phase que nous avons traitées et, comme nous pouvons le voir avec la pièce Les Docteurs modernes, dans lesquelles la portée des

100 De plus il est impératif de mentionner que la comédie-parade dont il est question ici marque de façon bien plus visible un autre élément important du vaudeville dramatique, notamment l’influence qu’ont les événements courants sur la création de la pièce. Dans ce cas, l’ouvrage Les Docteurs modernes peut presqu’être vu comme une pièce de circonstance, dans le sens où elle est faite à l’occasion de l’énorme vogue qu’a eu le magnétisme de Mesmer, pour le ridiculiser et pour jouer un rôle plus actif dans son détrônement, comme nous l’indique la Correspondance littéraire dans la rubrique portant sur la Comédie-Italienne du mois de novembre 1784 : « M. de Voltaire observe avec raison dans son Siècle de Louis XIV, à l’article Jansénisme, que les dernières années du règne de ce monarque avaient été mêlées d’amertumes, parce qu’il avait eu la faiblesse de laisser compromettre son autorité dans des disputes religieuses, qu’il eût mieux convenu de livrer au ridicule en les exposant sur les tréteaux de la foire Saint- Germain. Cette réflexion, dont la justesse est de l’application la plus étendue, n’a pas peu influé sur la permission de jouer nos Docteurs modernes ; le gouvernement a eu la sagesse de sentir qu’après les différents rapports sur le magnétisme animal faits et publiés par son ordre, l’arme du ridicule serait plus puissante que tous les arrêts, toutes les défenses qu’il aurait pu promulguer contre une pratique que les commissaires chargés d’en faire l’examen ont jugée non-seulement inutile, mais quelquefois même dangereuse. Il y a de l’esprit, de la gaieté et de jolis couplets dans cette pièce qui a beaucoup amusé » (Correspondance littéraire, 1830, T. 12, p. 240-241. C’est l’auteur qui emploie les italiques.).

119 rôles de Léandre et Isabelle s’amoindrit manifestement, étant donné que l’intrigue de la pièce ne se centre plus sur eux. Regardons à présent les autres changements que les personnages des comédies-parades subissent lors de la mise en place du Vaudeville.

2.6 Les personnages des comédies-parades

Bien évidemment, afin de mieux comprendre les transformations au sein des comédies- parades post-1792, il importe que nous regardions, en premier lieu, les personnages des pièces précédant l’établissement du Théâtre du Vaudeville et qui renvoient aux personnages de la parade de société. Dans le chapitre précédent101, l’analyse sommaire que nous avons faite de la parade de société a relevé plus de différences que de similitudes entre ce genre et le corpus mixte que constituent les comédies-parades. Ces dissemblances, nous avons cherché à le montrer, sont issues du fait que les parades sont représentées en société, derrière portes closes, et non pas dans un cadre public comme celui de la Comédie-Italienne, ni même semi-public, c’est-à-dire à la cour, devant leurs majestés, tel qu’était le cas des comédies-parades. Les éléments permis par le cadre privé, notamment les équivoques sexuelles ou scatologiques, la vulgarité, et même la métathéâtralité poussée qui met l’accent sur un jeu scénique cherchant à aller à l’encontre des règles dramatiques, se voient effacés, ou du moins amoindris, sur les scènes publiques. Comme nous l’avons montré dans les sections précédentes du présent chapitre, les équivoques grivoises des comédies-parades se font voir dans ce corpus par le biais des vaudevilles et des sens secondaires introduits par les timbres que le public reconnaît et dont il comprend les renvois.

Pourtant, les disparités entre les deux formes dramatiques qui nous intéressent poussent le chercheur à déterminer les quelques similitudes entre elles, afin de mieux expliquer l’emploi de

101 Voir les sections 1.6 et 1.7 du chapitre 1, où l’on traite des éléments constitutifs de la parade de société.

120 la marque générique « parade » qui crée un lien ineffaçable entre les deux. Il devient évident, à la lumière d’une étude approfondie de l’œuvre de Barré et de ses collaborateurs, que le rapport à mentionner surgit principalement de l’emploi que ces auteurs font des personnages emblématiques de la parade de société, soit Cassandre, Léandre et Isabelle principalement, qui se font accompagner par un valet102 et parfois une suivante.

Ces personnages que l’on emploie dans les comédies-parades ne se conduisent pourtant point de la manière fortement typée de leurs ancêtres des parades de société, d’une part puisqu’il aurait été impossible de mettre en scène les éléments plus scandaleux du répertoire privé dans le cadre semi-officiel et public de la Comédie-Italienne, et d’autre part, parce que les acteurs qui jouaient ces rôles les interprétaient selon la tradition italienne dont ils étaient imprégnés. Ainsi, est-il possible de percevoir, au sein de ces pièces mixtes, des éléments hybrides, qui empruntent

à différentes traditions pour créer un spectacle plus désirable pour leur public. Cette hybridité se voit non seulement par le biais des divers genres ayant contribué à la constitution des comédies- parades, mais même au niveau du jeu scénique et du comportement de leurs personnages. Bien

évidemment, ce n’est pas notre intention de simplement identifier les éléments renvoyant à d’autres genres théâtraux en ce qui a trait aux personnages des comédies-parades, mais plutôt de regarder la spécificité de ceux-ci dans les pièces qui nous intéressent, de discerner leurs éléments constitutifs et de voir en quelle mesure ils répondaient aux nouvelles tendances dramatiques qui reflétaient des changements sociaux naissant à l’époque. Notons, à l’égard de ce dernier dessein, les prémisses posées par Diderot, en 1757, dans ses Entretiens sur le fils naturel, en rapport au genre comique : « Jusqu’à présent, dans la comédie, le caractère a été l’objet principal, et la condition n’a été que l’accessoire ; il faut que la condition devienne aujourd’hui l’objet principal,

102 Quoique, dans le recueil Théâtre des boulevards de 1756, Gilles soit le valet qui apparaît principalement, Arlequin y figure aussi, généralement comme le valet de Léandre. Dans ces cas, il est en opposition à Gilles qui se voit habituellement pris au piège tendu par Arlequin.

121 et que le caractère ne soit que l’accessoire »103. Ces remarques étaient faites bien évidemment pour s’appliquer au genre sérieux, c’est-à-dire au drame, et non pas au répertoire de « la farce, la parade et la parodie [qui] ne sont pas des genres, mais des espèces de comique ou de burlesque, qui ont un objet particulier »104. Quoiqu’il ne s’agisse point, dans ce chapitre, de passer en revue les transformations au niveau des personnages de tous les nouveaux genres de l’époque, et surtout pas ceux du drame qui porterait le fil de nos analyses bien loin du chemin que nous avons proposé de suivre, il est tout de même possible d’affirmer que le désir de voir mise en scène la condition, c’est-à-dire le statut social d’un personnage au-delà de ses traits de caractère, fut réalisé également par le répertoire des théâtres semi-officiels de la deuxième moitié du siècle, surtout lorsque nous considérons les titres-métiers des pièces que nous avons déjà mentionnés105, qui mettent l’accent principalement sur le personnage de Cassandre. L’analyse des pièces nous montre que celui-ci n’est plus uniquement un barbon désireux de se marier à une jeune fille et qui se voit facilement dupé – quoique ces traits ne soient pas complètement éradiqués – mais il fait également preuve, par moments, de certaines caractéristiques qui le rendent un peu plus profond qu’auparavant et qui le rapprochent en quelque sorte du public assistant à la pièce.

Docteur dans trois des sept comédies-parades que nous avons étudiées, le Cassandre de ces pièces106 se distingue de son homonyme des parades de société. D’ailleurs, de par son statut social, le Cassandre de la pièce Arlequin afficheur, se rapproche plus explicitement des

103 Denis Diderot, Le Fils naturel et les Entretiens sur « Le Fils naturel », Paris : Librairie Larousse, 1975. [Jean-Paul Caput éd.] (Troisième entretien, p. 171 – c’est Dorval qui parle.). 104 Ibid., p. 158. 105 Voir le chapitre 1, p. 58. Les titres que nous listons à la note 113 sont : « Cassandre oculiste, Cassandre astrologue et Les Docteurs modernes de notre corpus primaire, [et] nous connaissons aussi ss dre bou ui iste,… méc icie , … scu teur, etc.» Cette nouvelle importance que l’on attribue à ce personnage marque une différence entre le Cassandre des comédies-parades et celui des comédies italiennes ou des parades de société qui l’avaient précédé où il était beaucoup moins visible, du moins dans les titres des ouvrages qui, habituellement, se concentraient sur les amoureux de la pièce. 106 Il s’agit spécifiquement ici du Cassandre des comédies-parades des deux premières phases de création, c’est-à-dire celles écrites et représentées avant 1792.

122 spectateurs venus le voir car il est décrit, dans la présentation des acteurs, comme étant un

« Citoyen de Paris »107, dénomination qui avait remplacé à l’époque révolutionnaire les titres de

Monsieur ou Madame afin d’effacer toute possibilité d’hiérarchisation sociale. La condition de ce personnage, qui prend plus d’ampleur sur scène, surtout après la mise en place du Théâtre du

Vaudeville, aura certaines répercussions sur sa position au sein de la pièce puisque Cassandre ne sera plus rendu ridicule au point où il l’avait été dans le passé, dans les premières comédies- parades et surtout dans les parades de société. Les bastonnades et les divers coups qu’il recevait auparavant de tous les autres personnages sont disparus de la scène108. Ainsi, les changements que nous apercevons par rapport au statut du personnage influent sur le type de jeu scénique dont font preuve toutes les comédies-parades à l’étude109.

Pourtant, il ne faut pas croire que le personnage en question change de façon complètement radicale car cela aurait rendu tout lien avec le Cassandre typé des parades de société impossible. Malgré sa position de scientifique que nous avons mentionnée, il met en scène des désirs d’enrichissement personnel et d’autoglorification, comme nous pouvons le voir avec les pièces Cassandre oculiste et Les Docteurs modernes110. Il semblerait que les pièces des deux premières phases de création constituent plutôt des exceptions que la règle générale en ce

107 Arlequin afficheur, 1792, p. 4. Il est important de noter que dans une édition de 1823 de la même pièce contenue dans la Suite du Répertoire du Théâtre Français établie par Lepeintre, le personnage de Cassandre est décrit comme étant un « Bourgeois de Paris » (Arlequin afficheur, dans Lepeintre, op. cit., 1823, vol. 1, p. 106.). Ce changement montre la malléabilité des pièces du corpus à l’étude qui s’adaptent aux divers régimes politiques de leur temps. Ce Cassandre citoyen ou bourgeois de Paris est d’ailleurs passionné de théâtre – c’est ce qui permettra à Arlequin de parler et s’expliquer à Colombine comme nous l’avons vu plus haut (p. 104-105) – tout comme le sont, a priori, les spectateurs de la salle du Vaudeville créant un lien encore plus profond entre le public et le personnage sur scène. 108 Nous pouvons supposer qu’une explication pour ce changement serait le fait que rendre risible à tel point un personnage si étroitement lié au public aurait plutôt offusqué qu’amusé la galerie, ce qui n’était point l’objectif du directeur du théâtre. 109 À son tour, le changement de jeu scénique modifie le type de comique présent dans ces pièces où l’on ne voit plus les fameux lazzis, ou du moins beaucoup plus rarement qu’auparavant. 110 Dans la première pièce il est plus intéressé à montrer à tous les gens rassemblés ses dons d’oculiste qui réussit à vaincre les défauts créés par la nature, tandis que dans la deuxième il est explicitement en train de ruser ses patients avec sa fausse science pour faire fortune.

123 qui a trait au rôle plus prédominant de Cassandre car, dans les comédies-parades mises en scène au Vaudeville, il redevient un personnage secondaire, père de la jeune Colombine qu’Arlequin courtise. Il nous semble également pertinent de mentionner qu’il recommencera à avoir un comportement fortement typé, fait qui est dû principalement à l’acteur qui l’incarnera sur cette scène, un certain Chapelle, dont « la crédulité […] est devenue proverbiale au théâtre »111. Cette caractéristique de naïveté, plus subtile chez le Cassandre des comédies-parades jouées chez les

Italiens qui fut généralement représenté par l’acteur Rozières112, se fait voir à nouveau et de manière plus ample après l’établissement du Vaudeville et suite au changement d’acteur à qui le rôle était attribué.

Tout comme le vieux Cassandre, les autres personnages issus des parades de société subiront également des modifications sous la plume de Barré et de ses collaborateurs. Si

Léandre, dans Cassandre astrologue, rappelle relativement son homologue des théâtres privés, surtout en ce qui concerne son entrée en scène113, les autres amoureux des comédies-parades ne

111 Nicholas Brazier, Chroniques des petits théatres de Paris: depuis leur création jusqu'à ce jour, Paris : Allardin, 1837, p. 86. Selon Brazier, « Chapelle, le Cassandre inimitable, dont on raconte des anecdotes fort plaisantes […] était gras et court ; ses yeux, qui s’ouvraient et se fermaient continuellement, étaient couronnés d’un épais sourcil noir ; sa bouche toujours entr’ouverte lui donnait un air stupide, ses jambes ressemblaient à des pieds d’éléphant ; si vous ajoutez à cela une tournure pesante, vous aurez une idée de Chapelle. On aurait pu croire, en le voyant, que la nature après, l’avoir formé, lui avait dit : “Je voulais te faire homme, je t’ai fait Cassandre ; pardon, Chapelle !ˮ » (Id.). 112 Selon les pages de présentation des personnages et des acteurs de chacune des pièces à l’étude, Rozières joue le rôle de Cassandre dans quatre des cinq comédies-parades précédant l’établissement du Théâtre du Vaudeville. Il s’agit de Cassandre oculiste, Cassandre astrologue, Les Deux Porteurs de chaise et Les Docteurs modernes. Dans Léandre-Candide, Rozières joue le rôle du docteur Panglos et c’est Favart fils qui joue Cassandre, tandis que dans Arlequin afficheur, c’est le rôle d’Arlequin que joue ce même acteur. Il semblerait que les rôles les plus importants lui sont attribués ce qui confirme la valeur du personnage Cassandre dans les pièces créées avant 1792. 113 Léandre arrive en donnant l’impression qu’il est prêt à jouer son rôle d’amoureux, car il prend Colombine pour Isabelle et l’embrasse avant que cette première puisse le détromper. L’objet de ses désirs – sa bien-aimée Isabelle – n’est pas aussi important que le fait de jouer le rôle de l’amoureux, ce qui est renforcé par son discours qui va à l’encontre de ses actions : « C’est vous ? moment délicieux ! » (Cassandre astrologue, sc. 2, p. 134.) dit-il sans même regarder celle qu’il embrasse. Cet incident met plutôt l’accent sur l’entrée en scène de Léandre, lors de laquelle il se permet, étant donné qu’il joue l’amoureux de la pièce, de savourer le « moment délicieux », sans prêter trop d’attention à celle qui joue

124 possèdent pas les caractéristiques bouleversantes que nous avons pu relever en rapport avec les amoureux des parades de société114. De plus, nous voyons que l’amour n’est plus représenté uniquement par les jeunes premiers, Isabelle et Léandre, mais aussi par les valets, rapprochant ainsi les intrigues amoureuses des comédies-parades de celles de la comédie amoureuse où l’on voit généralement une union des maîtres aussi bien que de leurs serviteurs. Toujours dans la pièce Cassandre astrologue par exemple, ce sont en effet Colombine et Pierrot qui constituent le couple amoureux le plus convaincant des deux, et dont on voit le profond attachement dès le début de la pièce115. Ce dédoublement de l’intrigue amoureuse qui ne se voit typiquement pas dans les parades de société, met l’accent sur un certain attendrissement de la part des personnages, y compris des personnages secondaires, montrant qu’en effet, tout comme l’avait affirmé M. Régaldo, « le vaudeville n’échappait pas à la vague de sensibilité moralisante qu’avait vu déferler le dernier tiers du siècle »116. Comme nous l’avons montré plus haut, Pierrot, dans Cassandre oculiste, est un personnage qui rappelle les charlatans forains117, mais il est

également celui qui plaint le sort de Colombine, la première fiancée de Cassandre que celui-ci avait abandonnée pour Isabelle. Il se dit « […] prêt à verser des larmes, / Tant son destin [lui] fait pitié ! »118, et c’est ce qui le pousse à laisser Colombine se cacher pour observer l’expérience de

le rôle de l’amoureuse car à sa question « C’est vous ? », la réponse, qu’il n’attend même pas, est bien évidemment, « Non ». Ainsi, l’impression que le spectateur reçoit est que Léandre arrive prêt à jouer sa scène ; ce n’est pas sa faute si les autres personnages ne sont pas préparés à temps. Son comportement rappelle la conscience de soi des personnages des parades de société que nous avons discutée dans le chapitre précédent. 114 Rappelons qu’il s’agit de caractéristiques qui font paraître ces jeunes des parades données en société comme grotesques ou corrompus par rapport aux amoureux de comédie en général. 115 Ils sont, dès la première scène, fortement liés de par leur discours très tendre ainsi que grâce aux divers couplets qu’ils chantent en duo, structure musicale qui accentue l’union entre deux personnages. 116 M. Régaldo, atr. cit., 1994, p. 36. Quoique ces pièces en vaudevilles ne fassent pas preuve d’un véritable désir de moralisation, on voit tout de même la sensibilité que Régaldo mentionne qui commence à s’installer chez ces divers personnages et qui annonce le côté encore plus émotif des personnages du vaudeville du XIXe siècle. 117 Voir la note 56 de ce chapitre. 118 Cassandre oculiste, sc. 9, dans op. cit., 1785, vol. 1, p. 26.

125

Cassandre, ce qui mènera à la réunion des deux lorsqu’Isabelle, ayant retrouvé la vue, choisit d’épouser Léandre.

Rappelons aussi que Pierrot fait preuve d’un caractère beaucoup moins niais et qu’il est capable de lire et d’écrire dans certaines comédies-parades des années 1780, comme dans

Cassandre astrologue, montrant un niveau d’instruction supérieur à celui de ses antécédents. Ce qui est intéressant à souligner c’est que dans trois de ces pièces ce valet malin et instruit cherche

à s’emparer de la science de son maître, même si sa motivation est due à des fins lucratives en général. Dans Cassandre oculiste, comme nous l’avons déjà montré, il se fait passer pour l’oculiste de la maison afin de profiter des paysans venus voir Cassandre. Dans Cassandre astrologue, il se plaint que Cassandre veuille trop lui inculquer sa science mais, en même temps, il se montre connaisseur des astres. Finalement, dans Les Docteurs modernes, Pierrot demande explicitement à Cassandre de lui apprendre le secret du magnétisme afin qu’il puisse, lui aussi, faire fortune comme son maître. Ce mélange d’un caractère profiteur, qui est par moments altruiste, montre que le personnage de Pierrot est en pleine période de développement, voire de transition. Loin d’être le Pierrot soupirant peint par Watteau au début du siècle, qui inspire la pitié de chacun qui le voit, ou celui des pantomimes du XIXe siècle que les Debureau, père et fils119, avaient rendu célèbre une fois de plus après sa disparition de la scène, celui des comédies- parades jouées à la Comédie-Italienne est un intrigant bien malin, généralement à la source de la ruse qui facilite l’union des jeunes amoureux, comme c’est le cas dans Cassandre oculiste,

Cassandre astrologue, Les Deux Porteurs de chaise et Léandre-Candide. Le côté sentimental des

119 « Après une certaine période d’oubli, le personnage de Pierrot renaît avec les pantomimes de Gaspard Debureau (1796-1873) et de son fils Charles (1829-1873). Le visage toujours enfariné, habillé de blanc, mais – particularités qui subsisteront jusqu’à nos jours – sa veste sera ornée de gros boutons (ou pompons) noirs et, une calotte noire remplaçant le feutre d’antan, il redeviendra l’amoureux ingénu et transi, dont les filles se gaussent et que les hommes exploitent » (Alexandre Labzine, « Pierrot », dans Dictionnaire des personnages, Turin : S.E.D.E et V. Bompiani, 1960, p. 788.).

126 personnages traditionnellement dans le rôle des valets se voit le mieux dans la dernière comédie- parade de notre corpus, Colombine mannequin, pièce dans laquelle Arlequin, chagriné par l’absence temporelle de sa bien-aimée Colombine, trouve un mannequin qu’il habille avec des vêtements de femme et veut partager son souper avec ce pantin, afin qu’il puisse mieux supporter la séparation qu’il est obligé d’endurer. C’est d’ailleurs ce désir d’être avec son amoureuse qui crée le trouble de la pièce puisque Gilles, rival et jaloux d’Arlequin, croyant que ce dernier est accompagné par une autre femme, le dénonce à Cassandre, père de Colombine. Pourtant, tout se règle pour le mieux lorsque la vérité est découverte à la fin de cette pièce, et nous voyons

Colombine encore plus amoureuse lorsque, pour jouer un tour à son amant elle prend la place de son double et fait découvrir à Arlequin que c’est bien elle et non pas un mannequin qui partage son repas :

COLOMBINE. Non, mon ami, c’est la vraie, la fidèle Colombine, qui ne croira jamais aimer assez le plus tendre, le plus rare des amans. CASSANDRE. Je suis de ton avis, ma fille, et ta main doit être sa récompense. ARLEQUIN. Je vous disais bien, beau-père, que je ne me consolais pas comme un autre ; mais j’épouse Colombine en personne et je dis adieu au mannequin.120

L’amour représenté par Arlequin et Colombine dans les comédies-parades de la troisième phase de création, rend peut-être la présence de Léandre et Isabelle superflue, ce qui expliquerait le fait que ces deux personnages typiques de la parade de société disparaissent complètement de la scène lors du passage de nos auteurs de la Comédie-Italienne au Théâtre du Vaudeville. Pourtant, nous voyons que Pierrot est supprimé lui aussi, remplacé, comme nous avons pu le voir, par son

équivalent italien Arlequin. De plus, il s’avère que Barré ne contribue qu’à ces deux seules

120 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Colombine Mannequin, Paris : [s. éd.], 1797, sc. 19, p. 31-32.

127 comédies-parades après l’établissement du Vaudeville, bien que le genre ne soit pas tout à fait abandonné par les autres auteurs ayant fourni des pièces à ce théâtre121.

Alors, comment expliquer cette rupture assez brusque et évidente avec un genre qui avait

été en vogue pendant si longtemps ? Une première réponse réside probablement dans la question même, la parade de société et ses personnages ne sont plus au goût des spectateurs d’après la

Révolution qui cherchent, au théâtre tout comme dans leur vie, quelque chose de nouveau pour remplacer l’habituel et le désuet. ne deuxième explication de ce changement subit, est, à notre avis, le fait que les personnages des parades et, par la suite, des comédies-parades, sont trop typés pour les nouveaux vaudevilles que l’on écrit et qui prennent toute leur inspiration dans l’actualité bouillonnante de l’époque, comme l’explique Léon Métayer dans cette description de la vie politique du premier tiers du XIXe siècle :

phémère, le vaudeville se nourrit d’actualité. Or l’actualité, de 1800 à 1830, ce n’est pas rien. n consulat à vie, un empereur, un roi, l’empereur qui revient, puis le roi, ensuite un nouveau roi, et encore un autre, le tout avec des émeutes, des conjurations, des assassinats, des guerres, des occupants étrangers, des scandales, des règlements de comptes, un ancien régime qui croit encore à ses privilèges, des fonctionnaires qui essaient à chaque changement de régime de faire oublier qu’ils ont loyalement servi le précédent, l’argent qui prétend à lui tout seul remplacer les anciennes valeurs, des banquiers qui se poussent au premier rang de la société, des gilets rouges qui s’arrogent le droit de violer les règles classiques, des journalistes qui voudraient se mêler de tout, et des femmes, du grand monde, du demi-monde, ou d’ailleurs, même du peuple, des femmes qui parlent, qui écrivent, qui s’exhibent à la scène comme à la ville.122

121 Nous retrouvons plutôt des arlequinades qui se présentent sous cette forme, comme par exemple Arlequin friand, comédie-parade représentée pour la première fois au Vaudeville, le 24 mai 1793, que le catalogue CÉSAR attribue à Louis-Benoît Picard ou bien Arlequin Joseph, une comédie-parade jouée pour la première fois sur le même théâtre, le 28 décembre 1793, écrite par Jacques-Benoît Demautor, toujours selon les indications retrouvées sur CÉSAR. Il faut noter que les deux pièces sont marquées sur ce site comme étant des « comédies » et non pas des « comédies-parades ». Pourtant, dans le recueil Théâtre du Vaudeville (vol. 2) ces pièces portent plutôt cette dernière marque générique que nous employons ici. 122 Léon Métayer, « Le vaudeville de l’Empire et de la Restauration », dans Europe, no 786, octobre 1994, p. 39.

128

Les diverses figures qui naissent avec et après l’avènement de la Révolution, que Métayer nous présente, dans le passage cité ci-dessus, se verront, par moments, transposés sur la scène du

Vaudeville, au sein de petites comédies et vaudevilles anecdotiques ou patriotiques. Nous voyons facilement que cette nouvelle gamme de personnages n’est plus correctement représentée par ceux du genre de la parade de société. D’ailleurs, ces derniers n’étaient que des esquisses de personnages lorsqu’ils furent repris dans les comédies-parades de nos auteurs, ayant été dépourvus de leurs caractéristiques que nous avons évoquées au chapitre précédent. La fonction principale de ces personnages inspirés de leurs homonymes des parades de société était, selon nos analyses, de permettre à l’intrigue et au divertissement de se dérouler, et de fournir un support aux airs souvent ingénieux composés en grande partie lors des soupers auxquels participaient nos vaudevillistes, chansons amplement appréciées par leurs spectateurs. Alors ces personnages-croquis seront abandonnés à la fin du XVIIIe siècle en deux temps, d’abord par la disparition des amoureux typiques Léandre et Isabelle, ensuite par l’abandon complet de la marque générique « parade » des titres des pièces, geste coupant ainsi tout lien avec le genre fortement populaire des théâtres de société.

2.7 Dernières remarques

Nous voyons donc que si les comédies-parades de nos auteurs constituent un mélange d’éléments structuraux, elles forment un tremplin qui permettra à Barré et à ses collaborateurs de mettre en place des mécanismes qui deviendront propres au vaudeville dramatique que nous aimerions résumer ici brièvement, dans ces dernières remarques où nous rappellerons les points principaux de ce chapitre. Notre étude du fonctionnement de la musique au sein de ces pièces a montré que le rythme accéléré issu d’une profusion musicale notable marque souvent des aspects

129 d’un comique sous-jacent, présent soit par des doubles sens provenant principalement de l’usage d’airs gaillards, soit par un renversement connotatif de tons, comme l’avait montré notre analyse des échanges de Cassandre oculiste entre Léandre et Pierrot et Colombine et ce dernier.

L’hybridité à laquelle participe ce mélange des tons – pathétique ou tragique suivi de comique – restera associée au vaudeville dramatique où l’on trouvera toujours un personnage qui tournera des propos plus sérieux en drôlerie, maintenant ainsi l’atmosphère légère de la pièce. En outre, nous avons découvert que la musique des comédies-parades, particulièrement dans les cas où l’on retrouve une multitude d’airs, a pour rôle de guider le regard du spectateur, tout en lui chuchotant des significations secondaires pour mieux le divertir. Nous avons également vu que les auteurs aimaient inclure des commentaires métathéâtraux, comme c’était le cas par exemple de Cassandre astrologue et des divers horoscopes lus par Pierrot. Cette pratique se traduira en une qualité principale du vaudeville dramatique qui est réputé d’employer l’actualité et les

événements de son temps comme base principale des divertissements qu’il offre à ses spectateurs. D’ailleurs, la thématique des sciences de Cassandre oculiste, Cassandre astrologue et même Les Docteurs modernes montre l’intérêt que l’on avait à cette époque pour ce domaine123. Nous voyons que les auteurs de ces pièces se moquent ouvertement des soi-dits amateurs des sciences de leur temps, auxquels ils reprochent d’agir sans avoir suffisamment de connaissances ; ils raillent aussi, de façon incontestable, les disciples du magnétisme de Mesmer,

123 Justement, la première pièce exprime explicitement à quel point cette tendance est devenue répandue, poussant les gens à devenir des amateurs des sciences. L’échange suivant, entre Pierrot et Colombine déguisée en homme et venue espionner Cassandre, raille légèrement cette nouvelle tendance : « PIERROT. / AIR : Sans le savoir. / Monsieur est amateur, je pense. / COLOMBINE. / Sans l’extrait de quelque science / Je ne puis m’endormir le soir ; / Le jour, je babille & je glose : / Dans les Cafés il me faut voir, / Là, je parle de toute chose / Sans rien savoir » (Cassandre oculiste, sc. 8, dans op. cit., 1785, p. 12-22.). Nous voyons qu’ici, le timbre employé pour ce couplet soutient la thématique exprimée par la réplique de Colombine. Notons que la troisième scène de la pièce porte également un commentaire quant au nouveau penchant pour les sciences qu’ont développé les femmes tout particulièrement : « LÉANDRE. / AIR : O gué lan la, lan laire. / […] / Les femmes, les femmes sur-tout, / Qui, depuis un tems, pour briller en tout, / Ont, aux expériences, / Su prendre goût » (Ibid., sc. 3, p. 10.).

130 dans leur comédie-parade Les Docteurs modernes. De toute évidence, sans toujours afficher leurs pensées explicitement, les auteurs se servent de ces pièces pour critiquer également ce qui les entoure. Cette caractéristique en particulier deviendra une autre composante primordiale du vaudeville dramatique.

Par le biais de nos analyses, nous avons également abordé l’hybridité issue du mélange de l’ancien et du nouveau en sondant les relations particulières entre les timbres employés par les vaudevillistes et les nouvelles paroles apposées à ces airs, selon la technique du vaudeville- chanson. Comme nous avons pu le constater, les connotations associées avec les fredons d’origine, que nous avons étudiées de façon détaillée, sont souvent présentes dans les couplets de ces comédies-parades. Que les timbres soient explicités dans les couplets chantés ou bien présents de façon implicite, nous avons vu par une étude du réseau relationnel qui unit ces vaudevilles que l’on y retrouve souvent un discours non-dit que les initiés du vaudeville n’auraient pas eu du mal à entendre. De plus, le fait d’avoir porté notre attention sur les timbres qui revenaient soit dans plusieurs scènes, soit dans plus d’une des pièces à l’étude, comme ce fut le cas avec les airs Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah! et Pan, pan, pan par exemple, nous a permis de montrer en quelle mesure les fonctions qui étaient octroyées à ces airs étaient, elles aussi, reprises dans ces divers contextes124. Dans un second temps, notre étude de l’introduction de la prose, lors de la deuxième phase de création des comédies-parades, a montré que, par moments, celle-ci a la fonction de circonscrire les chansons, tout en signalant les idées plus poignantes des passages en question, agissant à la manière d’une balise. Le mélange de prose et de musique deviendra, comme nous le savons bien, la structure que le vaudeville dramatique retiendra et qui sera perpétuée pendant le XIXe siècle. Pendant la période que nous avons explorée dans ce

124 Nous rappelons que, de ces deux airs onomatopéiques, le premier a pour fonction de faire perdurer des éléments comiques dans des couplets plus tendres échangés par les deux jeunes amoureux, tandis que le deuxième sert à introduire une interruption, toujours à des épisodes un peu plus sérieux.

131 chapitre, où il est question de la création des comédies-parades, les auteurs sont encore en train d’expérimenter avec la forme de leurs ouvrages, comme les analyses des divers éléments de nos trois phases en attestent, donnant plus de poids aux paroles parlées dans une pièce, ou bien remettant l’accent sur la musique dans une autre. Pourtant, ce que nous avons pu apercevoir en approfondissant nos recherches sur les diverses pièces de notre corpus, est le fait que la prose joue tout de même un rôle important dans beaucoup d’entre elles, en ce qui concerne l’inspiration de nos auteurs. Nous faisons référence aux différents ouvrages dans lesquels ces derniers ont puisé les sujets ou des épisodes de certaines de leurs pièces, comme les contes du chevalier Boufflers ou ceux de Voltaire, que nous avons évoqués dans ce chapitre. De ce fait, nous voyons un lien qui se forme entre ces pièces qui emploient une forme musicale originalement populaire, le vaudeville, et la littérature plus sérieuse de la même période historique, ce qui atteste d’une grande érudition de nos auteurs. Ainsi, il n’est point surprenant de retrouver, dans ce corpus hybride, un grand nombre d’ouvrages qui rendent hommage aux grands personnages et auteurs de leur temps et même des siècles précédents. De toute évidence, la gaieté si souvent louée en rapport avec les pièces à l’étude n’est point entravée par ces renvois littéraires qui font preuve d’esprit, une caractéristique très convoitée par les publics de la fin de l’Ancien Régime. Comme nous le verrons, plusieurs formes littéraires s’infiltrent dans les ouvrages de Barré et de ses collaborateurs, ce qui créera un nouveau type d’hybridité que nous

élaborerons dans le prochain chapitre de notre étude.

Chapitre 3 Les hommages à Voltaire et l’hybridité générique au Vaudeville : Mélanges du savant et du vulgaire

3.1 Remarques préliminaires

Dans ce troisième chapitre nous allons regarder les pièces du répertoire de Barré et de ses collaborateurs qui constituent ce que nous avons appelé des hommages aux érudits de l’Ancien

Régime1. Le terme que nous utilisons fut, dans un premier temps, inspiré par le titre d’une des pièces auxquelles nous ferons référence dans le présent chapitre, Hommage du petit Vaudeville au grand Racine. Notons pourtant que ce terme n’est pas maintenu ici arbitrairement, mais plutôt dans le but d’employer la même terminologie que celle des écrits de l’époque, dont deux en particulier que nous allons traiter de façon plus détaillée ci-dessous étant donné qu’elles présentent une certaine théorisation du genre des pièces mettant en scène des hommes de génie.

Notamment, la préface écrite par Louis-Sébastien Mercier à son Montesquieu à Marseille en est un exemple2. Il y précise d’ailleurs que par sa pièce, il aura « du moins rendu hommage public à

1 Les pièces que nous appelons « à hommages » produites par Barré en collaboration ne se limitent pas aux érudits et à la scène comique comme le corpus des deux prochains chapitres l’indiquerait. Nous avons également identifié une sélection de pièces qui constitueraient des hommages patriotiques, pièces dans lesquelles nos vaudevillistes chantent la gloire de la paix. Nous y retrouvons, entre autres, de telles pièces comme ’Heureuse déc de, un divertissement patriotique datant de 1793, Le Mai des jeunes filles, ou Un passage de militaires, divertissement de 1807, ou bien Un Petit voyage du Vaudeville, qui selon la page de titre est un « divertissement en un acte pour le retour de la paix » et qui date de 1814. Pourtant, par souci de brièveté, nous avons dû écarter de notre étude ce corpus qui fera l’objet d’analyses futures certainement, d’autant plus que la perspective à employer pour traiter ces pièces serait profondément plus historique. 2 La lettre que Michel de Cubières-Palmézeaux adresse à Mercier, qui porte sur le même sujet, constitue un autre exemple. Celle-ci avait été imprimée avec la pièce La Mort de Molière, qui date de 1788. Nous avons pourtant eu accès uniquement à une deuxième édition de cette « pièce historique » (selon la page de titre) qui date de 1802. Il est intéressant de noter qu’à cette époque plus tardive, la pièce comprend un quatrième acte qui ne figurait pas dans la version originale. 132

133 la mémoire d’un de nos plus illustres écrivains »3. Suite à ces premiers exemples d’un tel type de pièce, selon Eric Kadler, « [a]lmost one hundred of the playwrights of the period 1784 to 1834 attempted at least once a dramatic apotheosis of their favorite author or an episodic play in which the spectators would observe some aspect of his life »4. Kadler note que même si un nombre restreint de cette production dramatique a pris la forme de tragédies, « the majority of them were gay [in its original sense] and written as comedies or vaudevilles »5. Cette dernière observation est suivie d’une remarque importante de Maurice Albert qui précise qu’à la fin du XVIIIe siècle,

« le vaudeville se fait littéraire et semble vouloir fréquenter les critiques et l’Académie. Il célèbre les grands écrivains, et le répertoire du théâtre qui porte son nom devient un cours anecdotique de littérature française »6. On peut se demander alors quelles connaissances littéraires possèdent

3 Louis-Sébastien Mercier, « Préface », dans Montesquieu à Marseille, Lausanne : Chez J. P. Heubach et comp., 1784, p. 5-6. Précisons que Mercier avait déjà créé une pièce du même genre, une comédie en cinq actes intitulée Molière (1778), « où ce grand poëte comique est peint dans les détails les plus intéressants de sa vie » (Ibid., p. 6, note 1.). Notons également que le terme « hommage » apparaît chez Cubières- Palmézeaux lors de l’explication du choix qu’il avait fait quant au moment de la vie de Molière qu’il allait représenter. Sa décision fut prise lorsqu’il lut les mots prononcés par celui-ci sur son lit de mort, où il refuse de se reposer puisqu’il priverait ainsi les membres de sa troupe de leur paye pour ce jour-là. « Qu’on songe à la circonstance où il les prononça, ces paroles admirables, & l’on conviendra qu’elles le rendent digne de tous les hommages » (Michel de Cubières-Palmézeaux, « Lettre au citoyen Mercier, membre de l’Institut national », dans La Mort de Molière, Paris : Chez Hugelet, 1802, p.10. Nous soulignons.). 4 Eric Kadler, Literary Figures in French Drama (1784-1834), The Hague, Netherlands: Martinus Nijhoff, 1969, p. 8. Il importe de mentionner que Kadler écarte de son étude les pièces « whose plot had no reference to the reality and presented only an imagined life of literary celebrities in the legendary Elysian Fields. These plays, which are mere apotheoses without any biographical or literary interest, have no part in this study » (Ibid., p.1.). À la différence de Kadler, nous avons consulté deux pièces ayant lieu dans cet endroit mythologique, notamment le vaudeville Hommage du petit Vaudeville au grand Racine et la pièce Favart aux Champs-Élysées que nous regarderons dans notre prochain chapitre. Notons également que dans la présente étude nous allons employer le même terme que Kadler, celui d’apothéose dramatique, pour traiter d’un hommage fait à une personne de renom au sein d’une pièce de théâtre. 5 Ibid., p. 7. C’est l’auteur qui emploie les italiques. 6 Maurice Albert, Les Théâtres des boulevards (1789-1848), Genève : Slatkine Reprints, 1969, p. 195-196 et cité par E. Kadler, op. cit., 1969, p. 7. Les propos d’Albert sont appuyés par les remarques d’un spectateur du Théâtre du Vaudeville de la période qui nous intéresse : « C’est une idée fort heureuse, disait alors un des auditeurs de ce cours, que celle de faire passer successivement en revue tous les hommes illustres dans la littérature. On aime à voir sur la scène des personnages dont on a souvent admiré les talents. C’est en quelque sorte vivre avec eux » (Mémoires historiques et Critiques. Lettre IX, citée par M. Albert, op. cit., 1969, p. 196. Nous soulignons.).

134 les vaudevillistes qui nous intéressent, ces enseignants du cours mentionné par Albert ? Il importe de souligner qu’ayant détenu, pour la plupart, des postes importants7 en dehors de la sphère théâtrale et ayant tous participé à la vie culturelle et intellectuelle de leur temps, ces hommes de théâtre font eux-mêmes preuve d’une grande érudition littéraire, que l’on connaît grâce à leurs ouvrages, c’est-à-dire les recueils de pièces ou de chansons qui leur sont attribués8.

L’exemple le plus frappant des connaissances littéraires de ces dramaturges est celui du plus ancien associé de Barré, Augustin de Piis, qui publia une grande partie de ses écrits de son vivant, en 1810, dans un ouvrage en quatre volumes intitulé Œuvres choisies d’A toi e-Pierre-

Augustin de Piis. Cette compilation renferme des sélections de ses poèmes, de son théâtre, de ses chansons, de ses contes, de ses épîtres, de ses épigrammes et madrigaux aussi bien que de ses dialogues. Au sein de ce recueil nous retrouvons ’H rmo ie imit tive de gue fr ç ise, poème en quatre chants qui vise à mettre en valeur les qualités de la langue française et qui a reçu plusieurs critiques favorables à l’époque, dont celle-ci :

7 Selon les détails biographiques fournies par H. Gidel, Barré avait été « avocat, puis greffier au Châtelet » ; Piis « fut secrétaire du comte d’Artois et occupa diverses fonctions administratives sous le Consulat et l’Empire » ; tandis que Radet fut « peintre, puis secrétaire de la duchesse de Villeroy » (Henri Gidel, Le Vaudeville, Paris : Presses niversitaires de France, 1986, p. 41.). D’après le Dictionnaire de la conversation, Barré et Piis firent tous les deux leurs études au collège d’Harcourt, où d’ailleurs le premier « se distingua [et finit s]es études brillamment » (Étienne Arago, « Barré », dans M. W. Duckett (dir.), Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris : Librairie de Firmin Didot Frères, 1852, T. II, p. 540.) 8 Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion de soutenir nos propos par le biais d’analyses de lettres personnelles car, à notre connaissance, ce type de document n’a pas été conservé. Les Archives de la Préfecture de Paris contiennent une partie de la correspondance de Piis, en vue du fait qu’il y occupa plusieurs fonctions que nous indiquons ici à titre d’information : « Il fut tour à tour agent de la commune de Chennevières-sur-Marne, commissaire directorial du canton de Sacy, du premier arrondissement de Paris, l’un des cinq administrateurs du bureau central de Paris, après le 18 brumaire, & de 1800 à 1814 secrétaire général de la préfecture de police. Louis XVIII le nomma, après la première restauration, secrétaire général adjoint de la direction générale de la police ; il fut après les cent jours, qu’il passa à la campagne, archiviste de la préfecture de police, en redevint pendant peu de temps secrétaire général, et reprit plus tard, à titre honorifique, la place de secrétaire interprète du comte d’Artois » (« Piis », dans Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1875, T. XIV, p. 562.). Il est donc évident que cette correspondance des Archives de la Préfecture concerne plutôt son activité politique que littéraire.

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Indiquer aux écrivains de nouvelles sources de richesses et de jouissances dans l’usage de l’instrument qui sert à composer leurs immortelles productions ; présenter aux poëtes les moyens d’ajouter aux charmes des images, à la beauté des descriptions, à leur vérité un plus grand prix, par l’imitation des objets, au moyen du concours des sons, c’est s s doute mériter de so sièc e, de so pays, et surtout de la littérature. Telle est la tâche que s’est imposée M. de Piis dans le poëme que nous annonçons. Il est peut être difficile de calculer l’étendue des connaissances grammaticales et poétiques que suppose une telle entreprise ; mais, sans s’amuser à les supputer, il est bien plus juste d’admirer les efforts aussi sûrs que glorieux que l’auteur a faits pour y parvenir. La censure la plus sévère n’a pu lui refuser des applaudissemens ;9

Nous voyons donc que Piis possédait des connaissances littéraires10 qu’il met également en valeur dans es Œufs de â ues de mes criti ues au sein duquel il répond, parfois en prose et souvent en vaudevilles, aux critiques qui lui ont été adressées concernant son Harmonie imitative. Il importe de remarquer que même si cet ouvrage renvoie à maints auteurs et œuvres importantes de l’histoire littéraire, d’Aristote à Voltaire, l’auteur y fait toujours preuve d’esprit et

9 Il s’agit d’un fragment du compte rendu fait par un certain M. Simon, qui fut reproduit dans l’Avis de ’éditeur précédant ’H rmo ie imit tive de gue fr ç ise, dans Antoine-Pierre-Augustin de Piis, Œuvres choisies. Paris : Brasseur Ainé, 1810, T. I, p. [6]. C’est l’auteur qui met l’accent en employant les italiques et nous soulignons. 10 Dans un passage du premier chant de son Harmonie imitative, Piis montre son érudition littéraire, aussi bien que linguistique, soulignant l’estime qu’il porte à la langue française et à ses qualités poétiques surtout lorsqu’il s’agit d’exprimer la vérité : « Elle appelle Patru, Cochin et d’Aguesseau, / Qui la font triompher dans le sein du barreau : / Tels on a vu jadis Eschine et Démosthènes / Assurer la couronne à la langue d’Athènes / Au milieu de l’enceinte où le peuple assemblé / Frémissait de respect dès qu’ils avaient parlé. / Mais que ne doivent pas à sa rondeur divine / Et le nerveux Corneille et le tendre Racine, / Et le brillant Voltaire et le noir Crébillon ! / Euripide et Sophocle en ont baissé le ton. / Elle aida Melpomène ; elle aide aussi Thalie / A changer, à polir les mœurs par la folie. / Comme elle a de Molière embelli les tableaux ! / Comme elle a de Regnard fait valoir les bons mots ! / Comme on l’entend partout sous le masque comique / Varier à propos sa piquante critique ! / Elle parcourt le bal de la société, / Fronde le ridicule et dit la vérité. / Qui mieux que La Fontaine a connu sa souplesse / Et qui mieux que Boileau déploya sa richesse ! / Le premier dans la fable a fait briller ses droits ; / L’autre de l’art des vers lui fit dicter les lois. / O vous que j’adorai dès que je pus vous lire, / Puissé-je dans ce jour confondre le délire / Des sots qui de ma langue avec impunité / Méconnaissent le charme et la naïveté ! / Aidez-moi tous les deux de vos conseils propices ! / Sur vos antiques luths guidez mes doigts novices ! / De grâce apprenez-moi ces chants mélodieux / Qui du rythme français font la langue des dieux ! » (Ibid., p. 7-8. Nous soulignons.). Nous voyons ici que Piis s’appuie sur ces prédécesseurs à qui il rend hommage dans ce poème en louant leurs talents.

136 de gaieté11, qualités soulignées par ses contemporains en rapport avec les pièces de théâtre que nous avons analysées dans les chapitres précédents. Dans es Œufs de â ues, en menant un dialogue avec ses critiques dont il cite les paroles, Piis défend admirablement ses vers contre leurs attaques, et va jusqu’à affirmer dans sa postface que, selon lui, ces « Messieurs les

Journalistes de Paris, des Petites Affiches, de l’Année Littéraire, &c. &c. &c [… lui doivent] une réparation authentique »12.

Nous ne disposons malheureusement pas d’exemples aussi frappants et convaincants concernant l’érudition de tous les dramaturges qui nous intéressent, mais il importe de noter que les allusions et renvois qu’ils font aux divers ouvrages et écrivains de leur temps montrent qu’ils

étaient, tout comme la grande majorité des auteurs de théâtre de leur siècle, tout à fait instruits dans l’art des lettres. Les connaissances littéraires de ces vaudevillistes sont accouplées à des admirations que nul ne pourrait nier : parmi les nombreux exemples que nous avons pu voir,

Voltaire figure comme un des hommes d’esprit auxquels ces dramaturges n’hésitent pas à faire allusion dans leurs œuvres de façon tout à fait respectueuse et sans aucune satire ou ironie13 ;

11 Dans une lettre adressée à son éditeur, Piis affirme : « Mes Œufs de â ues sont une facétie dans le genre de la Wasprie de feu Lebrun : je crois qu’il y a de bonnes raisons sous les plaisanteries que renferme cette bagatelle » (Ibid., p. [iii].). 12 Antoine-Pierre-Augustin de Piis, es Œufs de â ues de mes criti ues, Londres et Paris : Chez la Veuve Duchesne, 1786, p. 260. 13 Précisons que selon E. Kadler, Voltaire est la troisième figure la plus souvent représentée en tant que personnage sur la scène française d’après le corpus qu’il traite : « Thus on the basis of the records found it is safe to assert that during the period from 1784 to 1834, the only period in which this particular genre really flourished, there appeared no less than 199 dramatizations based on various episodes from the lives of French literary figures. Of this number, twenty-seven plays presented the portrait of Molière; twenty- two of Corneille; fifteen of Voltaire; ten of Boileau; nine of Racine and of J.-J. Rousseau; eight of La Fontaine; four of Fontenelle and of Saint-Evremond; three of Scarron and Beaumarchais; two of Mlle de Scudéry, Mme de Sévigné and Le Sage; one each of Descartes, Malherbe, Fénélon, J.-B. Rousseau, Montesquieu and Diderot » (E. Kadler, op. cit., 1969, p. 125-126.). Notons néanmoins que le corpus de Kadler exclut les pièces inspirées d’un ouvrage d’auteur célèbre ce qui modifierait légèrement ces statistiques. Justement, l’étude de Ling-Ling Sheu, bien qu’elle « pass[e] sous silence les pièces qui, par leur seul titre, pourraient évoquer l’influence possible de Voltaire (les affaires Calas et Sirven) […] » (Ling-Ling Sheu, Voltaire et Rousseau dans le théâtre de la révolution française : 1789-1799, Bruxelles : ditions de l’ niversité de Bruxelles, 2005, p. 63.), compte tout de même cinq autres pièces qui, selon les

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Rousseau est présenté à son tour en tant que personnage clément et bienveillant14 ; tandis que les talents de Racine sont sincèrement loués dans la pièce intitulée Hommage du petit Vaudeville au grand Racine, pièce qui a inspiré, comme nous l’avons précisé plus haut, le titre du présent chapitre. D’ailleurs, les auteurs de ce vaudeville expliquent clairement leurs intentions dans le bref avant-propos de la pièce que nous nous permettons de citer ici en entier :

Alexandre vainqueur parcourait l’Inde : les chefs de toutes les Tribus déposaient en foule les plus riches offrandes aux pieds du conquérant. Un Indien court au Gange, y puise dans le creux de ses mains un peu de l’eau du fleuve, et la répand devant le fils de Philippe : c’était tout ce qu’il pouvait offrir. Nous nous sommes rappelés ce trait, et nous avons présenté notre hommage à la mémoire du grand Racine. En l’accueillant avec intérêt, le public a bien voulu rendre nos soins utiles. Puisse le sentiment qui nous a inspirés, nous mériter nouvelle indulgence pour cet Ouvrage de quelques momens ! Coupigny, Barré, Piis, Radet, Desfontaines.15

Dans cette pièce qui met en scène les ombres d’auteurs comme Molière et Boileau, étant donné qu’elle a lieu aux Champs- lysées mythologiques où reposent les héros et les poètes, l’hommage dont il est question n’est point supposé élever le genre du vaudeville aux rangs des vers de

Racine, mais plutôt, tout comme l’indique l’avant-propos cité ci-dessus, il cherche à louer ce héros de la littérature qui est mis en parallèle avec Alexandre le Grand, par les meilleurs moyens dont disposent nos dramaturges, à savoir, leurs habiletés de vaudevillistes. Parfois pourtant, l’hommage n’est pas aussi évident que dans la pièce que nous venons d’évoquer. Les emprunts à

critiques de l’époque, sont inspirées des ouvrages du philosophe, notamment de Zadig, de Candide et de ’Éduc tio d’u ri ce (Ibid., p. 64-67.). 14 Comme nous le verrons de manière plus détaillée prochainement, la préface de Mercier insiste justement sur son désir de mettre en scène cette caractéristique particulière des grands érudits de son temps : « Ce n’est point le génie de Montesquieu qu’on s’est proposé de peindre, c’est sa bienfaisance […]. […] En rapprochant les traits de la vie de ce rare penseur, je me suis confirmé dans la persuasion où j’étois que l’homme qui a véritablement du génie est un être bon ; je ne puis concilier dans mes idées l’étendue des lumieres avec la déraison de la méchanceté » (L.-S. Mercier, op. cit., 1784, p. 5. Nous soulignons.). 15 Pierre-Yvon Barré, André François de Coupigny, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines, Pierre-Antoine-Augustin de Piis et Jean-Baptiste Radet, Hommage du petit Vaudeville au grand Racine, Paris : Chez Charles Pougens, 1798, p. 5. Nous soulignons.

138 certains contes peuvent aussi constituer une forme plus subtile de compliment. Les propos de

Jean Emelina confirment justement cette idée :

Jusqu’à une époque récente, l’adaptation théâtrale d’une œuvre narrative, récit, conte ou roman, a été, toutes proportions gardées, ce qu’est de nos jours l’adaptation cinématographique ou télévisée : une forme de consécration. Le critique qui cherche à mesurer avec précision la fortune d’un auteur doit donc s’interroger systématiquement sur ce qu’on a fait de ses œuvres au théâtre, haut lieu, trois siècles durant, du prestige et du pouvoir culturels. Mieux que les rééditions, traductions ou imitations, c’est le critère le plus sûr de la popularité, à plus forte raison lorsqu’il s’agit, non pas de la Comédie Française ou de l’Opéra, mais de l’Opéra-Comique, des Italiens ou du théâtre des Boulevards dont on sait l’extraordinaire extension.16

Quels sont donc les ouvrages qui se voient ainsi loués par l’entremise des pièces de nos vaudevillistes ? Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, l’on perçoit la présence des contes du chevalier de Boufflers qui ont inspiré soit le sujet entier d’une pièce, soit un petit épisode plus isolé17. L’influence des contes de Voltaire est, quant à elle, notable si l’on considère les deux pièces qui en sont dérivées, c’est-à-dire Léandre-Candide, ou les

Reconnoissances (1784) et Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin (1788) dont il sera question dans ce chapitre. Rappelons également l’épisode relevé dans la pièce Cassandre

Oculiste qui rappelle bien, comme nous l’avons montré, toujours au second chapitre, La Petite

Digression18 de Voltaire19.

16 Jean Emelina, Comédie et tragédie, Nice : Publications de la Faculté de Lettre, Arts et Sciences humaines de Nice, 1998, p. 491. Nous soulignons. 17 Voir à ce sujet, le chapitre 2, note 39, où il est question des contes ’Ocu iste du e de so rt et Le Gascon écrits par Boufflers dont l’influence se voit respectivement dans les comédies-parades Cassandre Oculiste et Cassandre Astrologue de nos auteurs. 18 Pour le parallèle avec La Petite Digression, voir le chapitre 2, note 72. 19 Autre que ces exemples qui sont plus facilement considérés en tant que consécrations selon les dires d’Emelina, l’on a également l’exemple de la pièce La Chaste Suzanne dont l’intrigue se base sur un épisode de l’Ancien Testament. Voir notre premier chapitre, note 12, pour la notice qui figure sur la page de titre de cette pièce. Pourtant, il est évident que dans ce cas en particulier il ne s’agit point d’un emprunt qui vise à rendre hommage à l’ouvrage servant d’inspiration et c’est pour cette raison que la pièce en question ne figure point dans l’étude du présent chapitre.

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Alors comment pouvons-nous catégoriser ces hommages faits par Barré et ses collaborateurs ? À la lumière d’une étude des pièces il devient très évident que ces dramaturges se servent de deux moyens principaux pour évoquer les auteurs du côté desquels ils se rangent et qu’ils admirent. Tout d’abord, nous retrouvons des renvois ou des emprunts aux ouvrages mêmes de ces grands esprits, comme nous le voyons bien avec les deux pièces inspirées par l’intrigue et les idées de dide, ou ’O timisme de Voltaire que nous avons mentionnées plus haut, mais

également avec la pièce La Tragédie au Vaudeville (1801) dans laquelle l’on retrouve un nombre de passages cités20, provenant directement de tragédies très appréciées à l’époque. Le deuxième moyen de rendre hommage employé par nos dramaturges est de composer des pièces qui mettent en scène des grands auteurs en tant que personnages ; c’est le cas des ouvrages comme Voltaire, ou Une journée de Ferney, Hommage du petit vaudeville au grand Racine, La Vallée de

Montmorency, ou Jean-Jacques Rousseau dans son Hermitage, Gessner et Chapelain, ou la

Ligue des auteurs contre Boileau. Soulignons que ces dernières pièces qui font appel à des

érudits de l’époque, font également allusion aux ouvrages des auteurs qu’elles mettent en scène, en citant parfois des passages de ces œuvres21. Quoiqu’il serait très intéressant d’examiner chacune de ces pièces en particulier, la tâche s’avère presqu’impossible dans le cadre de notre

étude car toutes ces pièces nécessiteraient une mise en contexte extensive ainsi qu’une analyse de plusieurs passages afin d’arriver à des conclusions solides. Pour cette raison, nous avons considéré propice de concentrer toute notre attention sur l’hommage fait à un homme qui a probablement le plus marqué le siècle des Lumières par sa philosophie et ses écrits – contes,

20 Notons que les citations se distinguent dans ces pièces soit par l’usage des guillemets, soit par celui des italiques. videmment, la source de l’extrait cité n’est presque jamais indiquée et a constitué un travail de recherche de notre part. 21 Gessner et Chapelain, ou la Ligue des auteurs contre Boileau sont les pièces où la présence des textes des auteurs dont il est question est la plus visible. Quant aux autres pièces de la deuxième catégorie, les renvois à des ouvrages sont plus subtils ou bien font référence à une œuvre en général et non pas à des passages de cette œuvre en particulier.

140 pièces de théâtre, lettres, etc. – à savoir, François Marie Arouet dit Voltaire. De plus, l’hommage que nos vaudevillistes portent à cet érudit se présente sous forme d’emprunts à ses ouvrages, tant

à ses contes qu’à son théâtre, aussi bien que par le biais de la mise en scène de l’auteur en tant que personnage dans la pièce Voltaire, ou Une journée de Ferney, comédie qui présente une journée de la vie de ce dernier, se conformant ainsi parfaitement, comme nous le verrons plus loin, aux préceptes proposés par Mercier concernant le genre des pièces à hommages aux hommes de génie. Le fait de nous pencher donc exclusivement, du moins en ce qui concerne nos analyses textuelles, sur les pièces ayant un lien à Voltaire nous permettra de percevoir le fonctionnement de chacun de ces types d’hommages, c’est-à-dire ceux à base d’emprunts textuels aussi bien que ceux faits par la transformation de l’auteur en personnage de théâtre.

Nous voyons bien que dans les pièces de nos vaudevillistes que nous avons identifiées comme constituant des hommages aux érudits, qu’il soit question des ouvrages ou des auteurs, il s’agit toujours de références à un répertoire connu et globalement apprécié. Les travaux et les idées de Voltaire tout particulièrement témoignaient d’une appétence générale de l’époque, plus prononcée mais similaire à l’appréciation du talent de Racine ou même au penchant pour les idylles de Gessner, poèmes moins connus aujourd’hui mais tout à fait dans le goût des contemporains de Barré. Alors il devient apparent que les raisons pour ces hommages auraient moins à faire avec une certaine vulgarisation des savoirs que l’on pourrait imaginer en pensant aux visées didactiques que le théâtre aura vers la fin de l’Ancien Régime, et plus avec le désir de faire appel au public et à ses intérêts, toujours dans le but de rassembler le plus grand nombre de spectateurs. L’on pourrait dire que nos auteurs emploient dans ces pièces, afin de construire les intrigues, la même technique que celle du vaudeville-chanson, notamment, ils puisent dans un répertoire connu et prisé par la salle. Dans le cas des emprunts musicaux, comme nous l’avons

141 montré dans nos analyses du chapitre précédent, le thème inspiré par un timbre pénètre souvent dans la signification des nouvelles paroles créées pour la chanson en question. Quant aux hommages aux érudits, surtout lorsque ceux-ci se font par le biais d’un emprunt d’œuvres renommées ou bien de passages repris, nous verrons que l’influence de l’ouvrage ayant servi d’inspiration est bien plus évidente, car plus explicite que dans le cas de la musique. Il est très important de noter l’effet de ces emprunts, au-delà de celui d’un hommage à ces grands esprits de l’époque comme nous l’avons indiqué. En incorporant des sujets ou des ouvrages savants dans des pièces considérées comme appartenant aux rangs plus bas de la hiérarchie dramatique,

Barré et ses collaborateurs produisent une certaine hybridité générique, où la littérature considérée savante se voit mélangée à un spectacle vulgaire, dans la mesure où celui-ci vise le divertissement plutôt que la prouesse stylistique de la tragédie ou bien la propagation d’idées philosophiques quelconques. Nous pouvons nous interroger sur l’effet désiré par nos auteurs lors de l’amalgame de l’érudit et du vulgaire purement divertissant. Serait-ce une tentative dissimulée, ou bien non avouée, pour élever le genre du vaudeville vers un genre théâtral plus

élevé comme la grande comédie par exemple ? Cherchent-ils plutôt à détrôner les grands ouvrages par un rabaissement qui se produit lorsque leurs sujets se retrouvent dans un théâtre considéré de second degré comparé à ceux de la Comédie-Française ou de l’Opéra par exemple ?

Ou plutôt, comme il était question dans l’avant-propos de la pièce Hommage du petit Vaudeville au grand Racine, s’agit-il simplement de plaire au public en faisant des louanges aux érudits, et ce dans la manière propre au genre du vaudeville, c’est-à-dire dans un style plus léger et très divertissant ? Pour mieux répondre à ces questions, regardons à présent les premières pièces à hommages composées par Barré en collaboration et qui basent leur intrigue sur le fameux conte

Voltairien, dide, ou ’O timisme, à savoir, Léandre-Candide et Candide marié. Nous avons

142 choisi de procéder toujours de manière chronologique, afin de tenter de percevoir les changements qui s’opèrent dans le temps dans les créations de nos dramaturges. Ainsi, nous analyserons en second lieu la pièce Voltaire, ou Une journée de Ferney pour finir avec l’analyse de La Tragédie au Vaudeville.

3.2 Les hommages hypertextuels : transformations de l’intrigue et des personnages

Les deux premières pièces à l’étude basent donc leur intrigue, comme nous l’avons déjà noté, sur la conclusion du conte dide, ou ’O timisme22. Le rapport qui s’établit alors entre l’ouvrage voltairien et les pièces de Barré et de ses collaborateurs tient de ce que Gérard Genette appelle la transtextualité, qu’il définit comme étant une « transcendance textuelle du texte [… c'est-à-dire] tout ce qui le met en relation manifeste ou secrète, avec d’autres textes »23. Plus spécifiquement, dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit d’une relation hypertextuelle qui est mise en place entre le texte d’origine et les pièces qui s’en sont servies comme source d’inspiration, compte tenu du fait que, selon Genette, l’hypertextualité est « toute relation unissant un texte B (qu[’il appelle] hypertexte) à un texte antérieur A (qu[’il appelle …] hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire »24. Ainsi,

22 Nous rappelons la critique faite par la Correspondance littéraire en rapport avec l’intrigue de Léandre- Candide, que nous avons citée dans le chapitre précédent, p. 109, où il est mentionné que cette pièce n’est que « le dénouement de Candide mis en action et travesti en style de parade » (Friedrich Melchior Grimm et al., Correspondance littéraire, hi oso hi ue et criti ue de Grimm et de Diderot, de uis 53 jus u’e 1790, Paris : Chez Furne, Libraire, 1830, T. XII, p. 164.). 23 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982, p. 7. Genette élabore cinq types de relations transtextuelles, à savoir l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’hypertextualité et l’architextualité (Ibid., p. 7-8.). 24 Ibid., p. 11-12. C’est l’auteur qui emploie les italiques. Si l’on se tient aux analyses de Linda Hutcheon, nous voyons que Barré et ses collaborateurs agissent comme des adaptateurs modernes : « they actualize or concretize ideas; they make simplifying selections, but also amplify and extrapolate; they make analogies; they critique or show their respect, and so on » (Linda Hutcheon, A Theory of Adaptation, New York: Routledge, 2006, p. 3.). Cependant, nous pensons que la relation entre les pièces à l’étude et Candide dépasse une tentative d’adaptation car les auteurs ne cherchent pas nécessairement à créer une

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Candide sert d’hypotexte à ces deux ouvrages dramatiques qui finiront par le transformer de plusieurs manières, chacune de façon différente pourtant25. Dès maintenant, nous pouvons anticiper l’hybridité qui se met en place par la pratique de cette relation hypertextuelle car le rapport à un hypotexte constitue évidemment une entrave à l’homogénéité qu’aurait une œuvre complètement nouvelle, qui ne s’appuie aucunement sur un autre ouvrage ni un autre auteur26.

Nous nous poserons tout de même des questions sur le type d’hybridité dont il s’agit ici spécifiquement et sur les effets que celle-ci produit sur les spectateurs27. Dans les sections qui suivent, nous allons également chercher à déterminer dans quelle mesure et de quelle manière ces relations transtextuelles et les ouvrages dramatiques hybrides qu’elles ont produits constituent des hommages aux auteurs qui servent d’inspiration, disconvenant de la sorte les propos de J. Emelina qui suggère que ces créations dramatiques ne sont que des « basses exploitations commerciales et au raz de marée sensible »28.

nouvelle version de ce conte. Pour cette raison, nous allons procéder à l’analyse de ces pièces en employant la théorie de l’hypertextualité principalement. 25 Certes, les modifications nécessaires pour permettre au conte d’être mis en scène sont nombreuses mais leur analyse dépasserait la portée de l’étude que nous proposons dans les sections qui suivent, puisqu’elle nécessiterait une attention particulière aux conditions de performativité. Aussi, nous pencherons-nous plutôt sur les transformations de deux éléments principaux de l’hypotexte, à savoir, son intrigue et ses personnages. 26 La faisabilité d’une telle œuvre est bien sûr discutable – est-ce possible d’écrire d’une telle manière, presque dans un vide ? – mais cette question n’est pas ce qui nous intéresse à présent. Il est tout de même notable que les pièces à l’étude dans les prochaines sections font preuve d’une relation hypertextuelle de façon plus explicite de par leur titre du moins, créant ainsi une hybridité bien plus visible sur laquelle nous avons choisi de nous pencher. 27 Comme nous l’avons vu, l’hybridité qui se met en place dans les comédies-parades étudiées au chapitre précédent est principalement structurelle car elle a trait, premièrement, au mélange des vaudevilles et de la prose et, deuxièmement, au mélange des personnages de la parade de société et de la comédie italienne. 28 J. Emelina, op. cit., 1998, p. 503. Emelina fait référence spécifiquement aux pièces Léandre-Candide et Candide marié. Nous rappelons pourtant les propos du même auteur, que nous avons cités ci-haut (voir p. 138), qui soutiennent que toute adaptation théâtrale, surtout sur une des scènes secondaires de l’époque, constitue une forme de consécration, c’est-à-dire un hommage quelconque.

144

Afin de mieux nuancer la portée de l’hypertextualité qui se voit dans les deux pièces à l’étude, il importe de noter les détails de la définition de Genette quant à la dérivation qu’un hypertexte effectue par rapport à son hypotexte :

Cette dérivation peut être soit de l’ordre, descriptif et intellectuel, où un métatexte (disons telle page de la Poétique d’Aristote) « parle » d’un texte (Œdi e Roi). Elle peut être d’un autre ordre, tel que B ne parle nullement de A, mais ne pourrait cependant exister tel quel sans A, dont il résulte au terme d’une […] transformation, et qu’en conséquence il évoque plus ou moins manifestement, sans nécessairement parler de lui et le citer.29

Il est évident que les deux hypertextes que nous analysons font principalement partie du deuxième type de dérivation décrite ci-dessus car ni l’une ni l’autre de ces pièces ne commente ni ne traite explicitement du conte de Voltaire, à deux exceptions près. Tout d’abord, les deux pièces mentionnent l’auteur à qui ils ont fait des emprunts dans le cadre du vaudeville final30.

Pourtant, étant donné que le vaudeville final d’une pièce a plutôt une fonction paratextuelle31, se

29 G. Genette, op. cit., 1982, p. 12. C’est l’auteur qui emploie les italiques. 30 Dans le vaudeville final de la première pièce, qui se fait sur l’air de Figaro, Pierrot chante l’avant dernier couplet : « Chacun sçait l’illustre père / Dont notre Candide est fils : / Parmi nous, s’il dégénère, / Sans doute on dira, tant pis, / Mais de sa gaîté première / S’il a quelques traits heureux, / Peut-être on dira, tant mieux » (Léandre-Candide, acte II, sc. 16, p. 70.) Nous voyons donc que les auteurs ne cherchent pas à se mettre au même niveau que Voltaire, mais plutôt de reproduire un élément du conte de celui-ci – nous pensons justement à l’esprit présenté sous forme humoristique dont fait preuve le conte – qu’ils qualifient comme sa gaieté première. Dans la comédie Candide marié, où le vaudeville final est sur l’air Par sa légéreté [sic], ce sont tous les personnages qui chantent en chœur cette dernière strophe adressée, selon la didascalie, au public : « Aujourd’hui, tout tremblant, / n auteur, pour vous plaire, / Dans le parc de Voltaire, / Entre furtivement, / Vole en cachète ; / Mais l’heureux larcin ! / S’il a, d’une fleurette, / Orné notre jardin. / Ah ! qu’il répete / Cet heureux larcin, / S’il a, d’une fleurette, / Orné notre jardin » (Pierre-Yvon Barré et Jean-Baptiste Radet, Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin, Paris : Chez Brunet, 1788, acte II, sc. 8, p. 67.). Nous voyons que dans ce deuxième hypertexte, le lien de parenté que nous avons noté auparavant est effacé car ici Voltaire n’est plus dit être le père du personnage principal de la pièce dont, d’ailleurs, l’auteur est présenté comme un larron qui s’était infiltré dans le jardin voltairien pour dérober une petite fleur. L’emprunt fait au conte philosophique, surtout étant donné qu’il est plus ténu comme nous le montrerons ci-dessous, est donc présenté comme un vol, dit être « heureux » s’il a pu divertir la public de la pièce en améliorant celle-ci, c’est-à-dire en ornant le jardin créé par Barré et Radet. 31 Employant toujours la terminologie genettienne, nous précisons qu’un paratexte se définit comme étant : « titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière d’insérer, bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux autographes ou allographes qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux » (G. Genette, op. cit., 1982, p. 9.).

145 détachant généralement de l’intrigue principale, et portant un commentaire sur ce que les spectateurs viennent de voir, cette référence aux emprunts faits à Voltaire ne surprend point et s’inscrit assez bien dans la tradition de l’époque, où l’on trouvait souvent des commentaires humbles de la part de l’auteur sur la qualité de sa production soit dans une préface, soit dans le vaudeville de la fin d’une pièce. À part ces mentions comprises dans les paratextes, nous soulevons une seule occurrence d’un renvoi plus explicite à l’hypotexte au sein de la pièce

Léandre-Candide, lorsque Pangloss, décrivant son élève, fait référence au véritable Candide et à sa renommée :

PANGLOSS Air : Dans le fo d d’u e écurie. […] Sans être un esprit borné, Il est bon, simple, timide, Et l’on s’est déterminé A le surnommer Candide, Il doit être aussi connu Que son frère l’ingénu.32

Rappelant de la sorte la tradition des bateleurs forains qui proclament leur propre renommée ainsi que celle des autres membres de leur troupe33, le personnage de Pangloss ancre la notoriété de Léandre et lui donne plus de poids, la comparant à celle du Candide de Voltaire qu’il dit être son frère. Pourtant, hormis ces exemples rendant hommage à l’auteur et au héros originaux du conte, les pièces à l’étude ne traitent pas directement de leur hypotexte et ne peuvent ainsi pas appartenir à l’ordre « descriptif » ou « intellectuel » présenté par la définition genettienne citée

32 Pierre-Yvon Barré, Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Jean-Baptiste Radet et Jean-René le Couppey de la Rosière, Léandre-Candide, ou les Reconnoissances, Paris : Chez Brunet, 1784, acte I, sc. 3, p. 12. 33 Cette caractéristique était aussi devenue typique dans les parades et souvent on retrouve les personnages qui énumèrent leurs ancêtres afin de prouver leur valeur. Bien évidemment, cette pratique a également pour but, particulièrement sur les scènes privées des théâtres de société, de présenter des doubles sens ou des absurdités amusantes. Voir par exemple la parade de Gueullette La Vache et le veau dans laquelle un des personnages se présente comme étant : « Gilles, bâtard de pere et de mere, Seigneur du Triolet et de la Tirelire cassée, dans le territoire du Baise-cul » (Thomas-Simon Gueullette, La Vache et le veau, dans Théâtre des boulevards, Paris : E. Rouveyre, 1881, vol. 2, sc. 11, p. 188.).

146 ci-dessus. Or, il est clair que ni l’une ni l’autre de ces créations dramatiques ne pourraient exister sans l’ouvrage dont elles s’inspirent, vu que certains des personnages portent leur nom d’origine et que leur intrigue est tirée directement de celle du Candide voltairien, et s’inscrivent ainsi dans la deuxième catégorie de dérivation élaborée par Genette.

Avant d’entamer l’analyse textuelle détaillée de ces deux pièces à rapports hypertextuels, notons qu’elles sont, toutes les deux, écrites « en prose et en vaudevilles »34 et furent jouées entre

1784 et 1790, principalement à la Comédie-Italienne35. Chacune d’entre elles renvoie directement, comme leurs titres l’indiquent, au conte voltairien, dide, ou ’O timisme, dont la première édition date de 1759. Le lien avec leur hypotexte est donc recherché et clairement indiqué dans le paratexte36 de nos pièces rendant alors tout à fait nécessaire une comparaison entre le conte et ses avatars dramatiques. Soulignons tout d’abord que Candide a entraîné, à part ces deux pièces, une série de suites sous forme de contes et romans également37. Tout comme le

34 Indication des pages de titre de chacune de ces pièces. 35 Selon le catalogue CÉSAR, Léandre-Candide fut mise en scène pour la première fois le 27 juillet 1784 à la Comédie-Italienne mais ne fut rejouée que le 26 juin 1789, représentation suivie de sept autres, à savoir six sur la scène des Italiens (le 4 et le 15 septembre 1789, le 6 et le 11 décembre de la même année, ainsi que le 12 et le 22 janvier 1790) et une septième (qui date elle aussi du 11 décembre 1789) dans une autre salle de spectacle, celle du Théâtre de la Nation, connu avant cette même année sous le nom de la Comédie-Française, ce qui est une bonne indication de la portée de notre comédie-parade, étant donné que celle-ci était considérée une scène digne des grands chefs d’œuvres de l’époque. Candide marié eut sa première représentation le 20 juin 1788, toujours sur la scène des Italiens, et fut reprise dix autres fois de février 1789 à juin 1790 (les 3 et 24 février 1789, le 10 juillet, le 14 août, le 20 novembre, le 1er et le 15 décembre de la même année, le 1er et le 5 janvier 1790, et finalement le 4 juin de cette même année) mais, à la différence de Léandre-Candide, la pièce Candide marié fut représentée uniquement sur la scène du Théâtre-Italien. Il semblerait que ni l’une ni l’autre de ces pièces ne fut d’ailleurs rejouée plus tard, sur la scène du Théâtre du Vaudeville que Barré et ses collaborateurs auront fondé en 1792. Nous voyons donc que l’intérêt octroyé à ces deux pièces est d’une grande prestance pendant une période de révoltes et tumultes politiques que constituent les années 1789-1790, période qui a fini par modifier complètement la société de l’époque. 36 Une nouvelle fois, nous voyons que le rapport hypertextuel est rendu plus évident dans le paratexte encadrant les pièces, notamment le titre et le vaudeville final. 37 Voir, pour une liste de ces ouvrages, Georges Doutrepont, Les Types populaires de la littérature française, Bruxelles : Maurice Lamertin, 1926, T. XXII, p. 427-428. L’auteur souligne qu’il est en train de « résumer une étude de M. DANIEL MONRET, publiée dans les MÉLANGES GUSTAVE LANSON, Paris, Hachette, 1922, in-8o, sous le titre : Les imitations du Candide de Voltaire au XVIIIe siècle, pp. 298-

147 précise Georges Doutrepont, il existe « [a]u total huit succédanés de Candide [sic], tandis que l’original obtenait quarante-trois éditions de 1759 à 1784 »38. Barré et ses collaborateurs auraient-ils alors été les uniques dramaturges à avoir cherché à mettre en scène ce conte qui, de toute évidence, a retenu l’attention de plus d’un auteur ? J. Emelina mentionne que ces deux pièces « sont les seules à avoir été imprimées et jouées avant le XIXe siècle »39. En effet, elles sont les seules à avoir été imprimées et donc les seules qui restent accessibles. Pourtant, le catalogue C SAR indique l’existence de deux autres pièces, dont une jouée uniquement en société en 1768 et en 1769, Candide, un opéra-comique créé par Le Prieur et de La Borde et une comédie anonyme, La Nuit de Bergame, ou Arlequin Candide, représentée pour la première fois au Théâtre des élèves de Thalie le 22 janvier 1792 et reprise seize fois sur le Théâtre des Jeunes

Artistes au cours de l’année 1796 entre avril et juin. Ling-Ling Sheu mentionne, quant à elle, une troisième pièce qui ne fut pas imprimée non plus, « Panglos à Paris, pièce jouée aux

Délassements comiques (mai 1790) »40 qui, selon le tableau dressé par André Tissier, ne fut jamais reprise41. Nous pouvons voir à partir de ces divers titres que la vogue d’employer un ouvrage comme hypotexte pour une pièce de théâtre est moins répandue que celle de mettre en scène des auteurs en tant que personnages dramatiques42. Nous devons nous interroger sur les

303 [… et que cet] auteur ne mentionne que des contes et des romans où l’imitation est avouée ou explicitement indiquée » (Ibid., p. 427, note 1.). 38 Ibid., p. 428. Il est intéressant de noter que la deuxième date mentionnée par Doutrepont coïncide justement avec la création de la première pièce à l’étude dans cette section. Il est donc possible que nos auteurs aient été inspirés par la parution d’une nouvelle édition du conte voltairien pour la création de leur comédie-parade. 39 J. Emelina, op. cit., 1998, p. 493. 40 L.-L. Sheu, op. cit., 2005, p. 67. Il est pertinent de noter que Sheu ne mentionne que cette pièce et La Nuit de Bergame et ne fait pas référence aux deux pièces à l’étude ici dont les titres créent un lien trop évident avec le conte voltairien et se voient ainsi exclues de son corpus, comme indiqué précédemment (Voir le présent chapitre, note 13.). 41 André Tissier, Les Spectacles à Paris pendant la Révolution, Genève : Droz, 1992, p. 188. 42 Voir la même note 13 pour le nombre des pièces de ce deuxième type selon les recensements de Kadler qui, tout comme nous l’avons mentionné plus haut (voir p. 133), précise justement l’étendue de cette vogue pour la période qu’il analyse.

148 raisons de ce fait : serait-il plus facile de peindre le portrait de l’homme que de reproduire, de manière authentique ou du moins acceptable pour le public, un grand chef d’œuvre littéraire ?

Cette reproduction est-elle possible même, surtout lorsque le genre dramatique employé pour le faire est celui du vaudeville43, un genre considéré léger et gai ? Nous pouvons supposer que la mise en scène d’un auteur dans sa vie quotidienne, comme c’est le cas avec la plupart des pièces qui font partie de cette catégorie, offre une certaine liberté créative aux dramaturges que l’emploi d’un ouvrage comme hypotexte ne produirait pas, vu que, dans ce dernier cas, seulement un nombre limité d’éléments peuvent être modifiés sans que ces transformations ne portent atteinte

à l’ouvrage d’origine par une trop grande défiguration. Dans le cas des deux pièces sur lesquelles nous nous pencherons ci-dessous, nous verrons d’abord qu’un processus de simplification est mis en place pour la transformation de leur hypotexte, mais nous pourrons également observer que ce type de modification textuelle n’est pas tout simplement issu d’un besoin de raccourcir le conte pour qu’il se cadre mieux dans un genre dramatique et que, de plus, ce processus diffère d’une pièce à l’autre. Comment se présentent donc ces pièces inspirées du conte de Voltaire ? De toute évidence, les deux pièces basent leur intrigue sur la conclusion de Candide mais, dans le cas de Léandre-Candide, il s’agit d’une mise en scène des derniers épisodes du conte dont certains détails, mais non pas tous, sont répétés lors de la scène d’exposition, tandis que pour

Candide marié, il est question d’une situation qui se passe bien des années après l’achèvement du conte, comme nous le verrons sous peu. Nous avons constaté que les deux pièces procèdent à

43 Nous savons que nos pièces ne constituent pas l’exception mais plutôt la règle car, comme le précise Emelina en parlant des diverses adaptations de Candide antérieures à 1880, « la majorité de ces adaptations sont de brèves pièces mêlées de musique et de chants […] destinées à des théâtres populaires plutôt qu’à la Comédie Française » (J. Emelina, op. cit., 1998, p. 493.). Il s’appuie dans ses conclusions sur le catalogue de Brenner qui « sur un ensemble de 121 pièces jouées concernant les œuvres de La Fontaine, Marmontel et Voltaire, recense 19 pièces au Théâtre-Français contre 45 au Théâtre-Italien […] et 50 aux théâtres des foires et des boulevards » (Ibid., p. 493, note 5.).

149 une simplification de l’hypotexte qui se fait pourtant de façons très différentes dans chacun de ces deux cas, comme nous allons le montrer plus loin.

3.2.1 Le processus de simplification de l’hypotexte : le cas de Léandre-Candide

Dans un premier temps, la juxtaposition des intrigues de la première pièce et du conte de

Voltaire44, nous permet de constater que celle de la comédie-parade élimine de nombreux détails présents dans l’intrigue de son hypotexte45. Cette simplification par le biais d’une élimination se comprend facilement étant donné le temps plus limité de la représentation d’une pièce de théâtre, même si celle-ci se fait en deux actes, comme d’ailleurs c’est le cas pour les deux pièces à l’étude. Nous verrons cependant, qu’à la place de ces éléments éliminés, nos vaudevillistes en introduiront d’autres qui, dans le cas de Léandre-Candide, proviennent du genre de la parade de société. Ces ajouts compenseront ainsi les détails soustraits, créant de la sorte un spectacle plus hybride, mais aussi fort divertissant pour les spectateurs, amateurs des pièces légères en vaudevilles. La forme principale de transformation du conte voltairien lors de son adaptation théâtrale est donc issue d’une simplification de son intrigue, ce que nous remarquons dès le début de la pièce lorsque Léandre-Candide résume en quelques phrases les aventures du conte

44 Pour faciliter cette juxtaposition pour le lecteur nous avons rajouté un résumé détaillé de la comédie- parade en appendice. 45 Autre que l’élimination de détails de l’hypotexte que nous présenterons ici sous peu, nous remarquons également une transformation de certains éléments que nos vaudevillistes ont maintenus dans leur pièce. Nous pensons notamment au fait que Léandre-Candide ne doit pas, comme l’avait fait Candide, acheter ses compagnons, à l’exception de Pangloss, car à la fin de la pièce Isabelle finit par hériter le sérail dont elle fait partie, ce qui lui permet d’offrir alors sa main à son amoureux après avoir libéré tous les esclaves. Nous reviendrons sur l’achèvement de la pièce plus bas dans notre analyse. De plus, l’animosité entre Léandre-Candide et le Baron est également refoulée, vu que le héros finit par être ami avec son futur beau-frère plutôt que de l’envoyer aux galères, comme ce fut le cas dans l’œuvre de Voltaire, lorsque le frère de Cunégonde avait refusé, même à la fin, d’accepter que sa sœur épouse Candide.

150 voltairien, affirmant par la même occasion à son compagnon, Martin Cassandre46, qu’il partage sa vision pessimiste du monde :

LÉANDRE. Oh ! c’est un parti pris, mon cher Martin Cassandre ; l’expérience m’a rendu de votre sentiment pour la vie. J’ai parcouru la moitié du monde, & j’ai toujours vu triompher l’injustice, la fraude, la méchanceté & la calomnie ; je n’ai cherché qu’à rendre service aux hommes & j’en ai été persécuté.47

Nous sommes ici face à une simplification totale du conte de Voltaire qui se voit ainsi résumé en quelques phrases et dont les particularités sont éliminées en faveur d’une présentation sommaire du monde que Voltaire avait satirisé par son ouvrage. Les substantifs employés à cette fin par

Léandre-Candide, « l’injustice, la fraude, la méchanceté & la calomnie », s’opposent radicalement à celui qui figure, certes de façon ironique, dans le titre de l’hypotexte de la pièce à l’étude, à savoir, l’optimisme. Suite à cette première présentation de l’essence du conte voltairien, le héros dramatique évoque le point de départ de ses aventures, mentionnant à ce moment quelques détails supplémentaires : « On m’éleva jadis en Westphalie, / Où j’habitois le plus beau des Châteaux »48 et où il lui « sembloit que tout étoit au mieux »49. Mais, expliquant qu’un baiser a eu pour cause qu’il se fasse chasser de cet endroit idyllique, comme son homologue voltairien d’ailleurs, il s’écrie : « Si c’est ici le meilleur des mondes, que sont donc les autres ! O, pays d’Eldorado, pourquoi vous ai-je quitté ! »50. Notons que ce vers constitue, au sein de cette comédie-parade, la seule évocation du paradis terrestre qui avait rendu le Candide de l’hypotexte riche au point qu’il puisse, à la fin, racheter toutes les personnes qu’il avait quittées en partant de Westphalie. Dans la pièce qui nous intéresse, Léandre-Candide continue à

46 Notons que, même si dans la liste des personnages précédant la pièce nous retrouvons celui de Cassandre tout simplement, dans la pièce même, par le discours des personnages, celui-ci est nommé Martin Cassandre, rendant ainsi le lien avec son homologue voltairien bien plus explicite. 47 Léandre-Candide, acte I, sc. 1, p. 4. 48 Ibid., acte I, sc. 1, p. 5. 49 Ibid., acte I, sc. 1, p. 6. 50 Id.

151

énumérer ses péripéties, toujours selon cette manière où les détails se voient simplifiés ou même complètement effacés :

LÉANDRE. AIR51 : Je suis tif d’u e vi e. Ne sachant hélas ! que faire, Sans rien comprendre à cela, Je me suis vu Militaire, Défenseur, & cœtera [sic]; Témoin de la mort cruelle De Pangloss, mon seul espoir ; Puis j’ai retrouvé ma Belle Infidelle par devoir. […] Un jour ma main innocente Assomme mes deux Rivaux ; Je suis loin de mon Amante, J’erre en des Climats nouveaux : La Fortune moins traitresse Change mon destin fatal ; Mais qu’est-ce que la richesse Quand l’Amour nous traite mal !52

La première scène s’achève sur ces paroles de Léandre-Candide, qui résument en deux strophes les aventures inspirées du conte voltairien, les dépouillant de leurs éléments constitutifs plus détaillés qui disparaissent de la version dramatique de l’histoire. Par exemple, les particularités des mésaventures du héros voltairien dans l’armée bulgare sont omises, tout comme celles de sa rencontre avec Martin ou bien celles du meurtre des deux amants de Cunégonde, qui se voient,

51 Nous reproduisons, au sein de notre étude, l’orthographe et la ponctuation employées dans les textes cités. Pour cette raison, il en résultera parfois des divergences dans le cas du terme « air » en tête d’un timbre vu que les auteurs utilisent les majuscules à certains moments, mais pas exclusivement. 52 Ibid., p. 6-7. Notons rapidement l’effet d’ironie créé ici par l’emploi d’un air dont le titre traite justement de l’appartenance d’une personne à une certaine ville, qui sert dans ce cas pour décrire toutes les situations dans lesquelles Léandre s’est trouvé et d’où, pour diverses raisons, il fut obligé de partir sans pouvoir s’établir ni poser des racines. Dans les vers chantés ici, plusieurs endroits sont évoqués, à part justement la Westphalie d’où le personnage se dit originaire un peu plus tôt.

152 quant à elles, réduites à la simple phrase : « Un jour ma main innocente / Assomme mes deux

Rivaux »53.

Il semble alors évident que ces vers sont adressés à des spectateurs connaissant parfaitement bien l’intrigue créée par Voltaire et qui, par exemple, comprendraient tout à fait les raisons de l’infidélité de la belle de Léandre-Candide54. Ce processus de simplification par le biais d’une élimination produit alors un effet d’abrègement au sein de l’hypertexte à l’étude qui est à la fois nécessaire, étant donné que la durée de la pièce est plutôt restreinte, mais qui paraît aussi être calculé et délibéré, vu que nos auteurs semblent chercher à ne pas répéter des particularités de l’hypotexte aptes à ennuyer le spectateur qui connaît son intrigue et ses visées philosophiques. Il devient donc de plus en plus clair que ce processus de transformation du conte voltairien n’est pas tout simplement une nécessité, vu l’adaptation dramatique effectuée par nos

53 Léandre-Candide, acte I, sc. 1, p. 7. Il n’est point surprenant que des épisodes sanglants soient omis de la scène pour ne pas porter atteinte aux règles de la bienséance auxquelles la comédie devait se soumettre également. Nous remarquons pourtant que ces divers détails, à part le dernier que nous avons mentionné, ne sont même pas évoqués dans la pièce et nous rappelons qu’ils ne constituent que trois exemples parmi bien d’autres. 54 Parmi ses amants, l’on retrouve le grand Inquisiteur et le juif de Lisbonne, ainsi que le gouverneur de Buenos Aires dont Cunégonde devient la maîtresse ; elle raconte également qu’elle avait été violée par un capitaine de l’armée bulgare qui avait ravagé la Westphalie et dont Candide avait fait partie pendant un certain temps. Notons toutefois que, dans la pièce qui nous intéresse, l’infidélité d’Isabelle est, à première vue, amoindrie en quelques sortes par les paroles de Pierrot et celles de la jeune amoureuse. Le valet, lorsqu’il rencontre Léandre dans le caravansérail, lui dit : « Air : Il a voulu. / Point de courroux ; Rassurez-vous, / Isabelle / Est fidelle. / Mon Maître en vain s’étoit flatté ; / A ses feux elle a résisté : / Il a voulu / Et n’a pas pu / Triompher de la belle » (Ibid., sc. 4, p. 18-19.). De même, lorsqu’Isabelle, suivie de Colombine, entre dans la chambre où Léandre et Pangloss s’étaient cachés, elle aborde à son tour le même sujet et évoque son chagrin de ne plus être avec Léandre. Lorsque Colombine affirme que bientôt la jeune fille va se « lasser de cette ridicule & vaine résistance » et que « tôt ou tard il faut en venir là » (Ibid., sc. 9, p. 30.), celle-ci lui répond : « Air : Ce fut la faute du sort. / Ce sera la faute du sort, / Si jamais je suis inconstante, / Et, sans avoir le moindre tort, / Vu l’ascendant qui me tourmente. / Cependant je me défendrai ; / Mais, pour résister, trop timide, / Fidelle, je me rendrai / Qu’en pensant à mon cher Candide. bis » (Ibid., sc. 4, p. 18-19.). On pourrait interpréter ces différents épisodes comme une tentative de la part des auteurs à rendre le personnage d’Isabelle plus pur afin d’attendrir le public. Ce serait, à notre avis, faire fausse route puisque l’épisode susmentionné est suivi par des propos de Léandre et de Colombine qui replacent les paroles de la jeune femme dans un cadre comique ; l’entendant, l’amoureux s’exclame : « Quelle délicatesse ! » (Ibid., p. 30.) tandis que la vieille constate : « Comme cela, vous serez infidelle sans être inconstante » (Id.) faisant ainsi ressortir l’absurdité de la « délicatesse » soulignée par Léandre et remettant l’épisode dans le ton de la parade où ce type de fausse fidélité ludique est tout à fait commun.

153 vaudevillistes qui les forcerait à réduire la trame événementielle pour des raisons pratiques de temps, mais elle a pour effet secondaire d’établir un certain lien de familiarité entre le personnage principal de la pièce et le public. Si l’on revient aux passages de la première scène de

Léandre-Candide que nous avons cités ci-dessus, il semblerait que les spectateurs soient, du moins au cours de cette partie de la pièce qui a la fonction d’exposition, mieux informés quant à la fable55 que le personnage de Cassandre à qui Léandre s’adresse, car ils connaissent les détails de l’hypotexte que celui-ci ne mentionne pas. Leur omission n’entrave pas le déroulement de la comédie-parade et de plus, elle établit une relation entre un des deux personnages et les spectateurs. Justement, ce lien entre la scène et la salle rappelle bien un des fonctionnements typiques de la parade de société que l’on voit lorsqu’un personnage met en place une ruse face à un autre personnage qui s’oppose au héros de la pièce et grâce à laquelle ce premier gagnera

« l’appui des spectateurs qui riront cette fois-ci de manière moqueuse du [personnage] rusé, placé en quelque sorte dans le rôle du vilain »56. Il est évident que la situation n’est point tout à fait similaire dans le cas traité ici car Cassandre n’est pas en train de se faire duper par Léandre ni de se mettre directement en position d’opposition à lui57. Le parallèle est tout de même à faire en ce qui concerne la complicité du public avec le personnage principal, surtout lorsque l’on considère que, le plus souvent, dans les parades de société, le personnage se retrouvant ainsi

55 Nous entendons ici ce terme selon son sens premier, c’est-à-dire « comme matériau antérieur à la composition de la pièce » (Patrice Pavis, « Fable », dans Dictionnaire du théâtre, Paris : Armand Colin, 2002, p. 131.). 56 Johanna Danciu, « La parade de société au Siècle des Lumières : caractéristiques et typologies », dans Marie-Laure Girou-Swiderski, Stéphanie Massé et Françoise Rubellin (dir.), Ris, masques et tréteaux : aspects du théâtre du XVIIIe siècle. Mélanges en hommage à David A. Trott, 2008, p. 204, note 32. 57 Il importe tout de même de souligner que le Martin voltairien dont Cassandre est l’homologue est un personnage qui s’oppose par son pessimisme à la vision optimiste de Candide ; nous pourrions donc dire que cette relation où Cassandre est ainsi exclu d’un rapport de familiarité – ici entre la salle et Léandre – ferait allusion à cette opposition entre les deux personnages du conte qui représentent des extrêmes opposées de la pensée.

154 frappé d’ostracisme est justement Cassandre, le principal personnage qui contrarie Léandre et ses projets amoureux.

Comme nous l’avons suggéré au début de notre analyse, la comédie-parade à l’étude laisse donc s’infiltrer des influences du genre dit plus vulgaire de la parade dans une intrigue inspirée d’un ouvrage philosophique et donc savant, ce qui participe ainsi à l’hybridation de cet hypertexte. Or, l’élément mentionné ci-dessus n’est pas le seul à rappeler ce type de pièces du théâtre de société. Considérons, par exemple, l’invocation du pays d’Eldorado, que nous avons citée plus haut58. De tous les endroits visités par le Candide de Voltaire après son expulsion de la

Westphalie, celui-ci est le seul à être mentionné par son nom dans notre pièce, tel qu’il apparaît dans l’hypotexte. Serait-ce une simple coïncidence, ou bien y aurait-il une signification supplémentaire à y voir ? Sans trop nous attarder sur ce détail, notons tout de même que le pays d’Eldorado représentait pour Candide un « paradis provisoire »59, où les richesses affluaient. Il nous semble que le questionnement de Léandre-Candide, montrant ses doutes par rapport aux enseignements de Pangloss et insinuant que le pays d’Eldorado serait meilleur que le monde dans lequel il se trouve, a pour résultat, au sein de l’hypertexte, de jeter une lumière divertissante sur l’épisode en question. Si l’on considère Léandre en tant que personnage de parade, nous voyons clairement que, pour lui, un pays où les enfants jouent dans les rues avec « de l’or, […] des

émeraudes, […] des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du

Mongol »60, serait véritablement le meilleur des mondes. Ceci est dû au fait que les personnages de la parade sont tous, comme l’indique Dominique Triaire, « grimaçants, avides voleurs,

58 Voir p. 150 du présent chapitre. 59 Selon J. Van den Heuvel, tel que repris par C. Blum, « nous passons d’un paradis illusoire (ch. I) à un paradis provisoire (ch. XVII : l’Eldorado) pour échouer à un paradis dérisoire (ch. XXX : le jardin) » (cité par Claude Blum, « Notice », dans Voltaire, dide ou ’O timisme, Paris : Hachette, 1976, p. 29.). 60 Voltaire, op. cit., 1976, p. 106.

155 grossiers, [constituant] un monde sans foi ni loi »61. Ainsi, la simple mention de ce paradis caché remet-elle le personnage principal de cette pièce dans le registre de la parade de société, faisant en sorte que le ton chagriné sur lequel il s’exprime ne produise pas nécessairement un sentiment de sympathie chez le spectateur mais, plutôt, un sentiment d’amusement : le jeune amoureux, quoique éperdument dévasté par la perte de sa bien-aimée, n’est tout de même pas insensible aux bénéfices que la richesse d’Eldorado aurait pu lui procurer. Cette hypothèse est renforcée en outre par la rencontre entre Léandre-Candide et Pierrot, car ce premier est tout d’abord concerné par ses biens et seulement en deuxième lieu par le sort de son amoureuse : « Ah, maître fripon, je te tiens à la fin. […] C’est Pierrot, mon honnête valet, à qui j’ai confié une partie de ma fortune pour me ramener la Baronne. Qu’as-tu fait de mon argent, coquin ? Qu’est devenue

Isabelle ? »62. Les nuances tenant de la parade qui s’infiltrent dans le comportement de l’amoureux participent elles aussi à l’hybridation générique de l’hypertexte à l’étude. Non seulement cette pièce emploie des procédés d’un genre théâtral comique, considéré à l’époque comme étant vulgaire, dans les deux sens du terme, mais elle les mélange à une intrigue tirée de la littérature savante dont le conte philosophique de Voltaire fait partie. Nos auteurs simplifient, comme nous l’avons montré, l’intrigue originale les ayant inspirés, afin de mieux la cadrer dans leur spectacle et surtout afin de produire un lien avec la salle qui va au-delà de la simple reconnaissance de l’hypotexte63.

61 Dominique Triaire, « Préface », dans Thomas-Simon Gueullette, Parades extraites du Théâtre des boulevards, Montpellier : Espaces 34, 2000, p. 11. Rappelons également une parade, emblématique de ces caractéristiques mentionnées par Triaire, que nous avons évoquée dans notre premier chapitre, Le Rapatriage de Nivelle de La Chaussée où Léandre cherche à s’enrichir par tous les moyens, allant jusqu’à se présenter sous un déguisement féminin pour séduire son propre oncle (Voir le chapitre 1, note 106.). 62 Léandre-Candide, acte I, sc. 4, p. 16-17. 63 Le respect que nos dramaturges ressentent envers Voltaire, et que nous avons pu noter dans le vaudeville final de la pièce, nous fait croire que, malgré la simplification de son ouvrage, il ne s’agit point de moquer les écrits de ce dernier ou d’en amoindrir leur importance. Plutôt, nous pensons que, justement,

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Soulignons que la simplification de l’hypotexte s’opère également sous la forme d’une

élimination des personnages secondaires du conte, comme ceux du Baron et de la Baronne, parents de Cunégonde, ceux de Jacques l’anabaptiste et de Vanderdendur le négociant escroc, et surtout, le personnage de Paquette, la suivante de Cunégonde au château de Thunder-ten- tronckh. Ce dernier personnage, avec celui de la vieille que Cunégonde avait rencontrée à

Lisbonne et qui la suivra jusqu’à Constantinople, sont d’ailleurs toutes deux incarnées, dans la comédie-parade, par le personnage de la vieille Colombine64. Le nombre des personnages ainsi réduit, l’on retrouve un groupe qui s’inscrit beaucoup mieux dans les normes de la parade65, et où seuls le Baron et le docteur Pangloss semblent ne pas être véritablement à leur place66. Le maintien de ces deux personnages s’explique pourtant par le fait qu’ils constituent un lien essentiel avec le conte de Voltaire. Le processus de simplification par élimination effectué par

Barré et ses collaborateurs au sein de cette comédie-parade ne va donc pas jusqu’à produire une rupture totale avec l’hypotexte de la pièce, bien que les personnages qui restent subissent

le fait qu’ils emploient un ouvrage dont le public raffole témoigne de l’admiration que les spectateurs et nos auteurs ont pour cet érudit. 64 Nous notons cette incarnation des deux personnages secondaires du conte voltairien au sein d’un seul personnage grâce au fait que, généralement dans les parades et les comédies-parades, Colombine n’est pas vieille mais du même âge qu’Isabelle, ce qui n’est pas le cas dans la pièce à l’étude. Ici, elle est décrite par Pierrot comme étant une « maudite vieille [qui] est aussi intéressée qu’extravagante dans ses prétentions » (Ibid., acte II, sc. 2, p. 38.). 65 Nous rappelons que les personnages typiques des parades de société sont, comme nous l’avons spécifié au chapitre précédent, Cassandre, Léandre, Isabelle accompagnés généralement par un valet et parfois par une suivante. Voir le chapitre 2, p. 120, de la présente étude. 66 Généralement, dans les parades, nous ne retrouvons pas un personnage de la vieille génération qui agit en tant qu’adjuvant des jeunes, ceci étant plutôt un procédé attribuable à la comédie. Notons d’ailleurs que Pangloss est vraiment le seul à garder son nom d’origine, les autres personnages ayant, pour la plupart, des noms de parade (Pierrot, Colombine, Isabelle) ou bien des noms doubles (Martin Cassandre, Léandre-Candide). Toutefois, comme nous l’avons mentionné plus haut (note 46), Martin Cassandre est affiché comme Cassandre dans la liste des personnages, tandis que le héros de la pièce est appelé par presque tous les personnages par son nom de parade et non pas par son nom double. La seule exception étant le nom qu’Isabelle emploie à deux reprises pour parler de son amant, l’appelant Candide (voir Léandre-Candide acte I, sc. 9, p. 31 et acte II, sc. 11, p. 59.). Nous pouvons supposer que ce choix nominal ait été fait par les dramaturges afin de donner un poids supplémentaire aux paroles de la jeune amoureuse qui, de ce fait, se relie davantage à l’hypotexte, malgré le fait qu’elle n’est, à nul moment, appelée Cunégonde.

157 certaines modifications les éloignant un peu plus de leurs homologues voltairiens. Nous pensons justement au personnage de Léandre-Candide qui, comme nous l’avons souligné, se rapproche du Léandre des parades, étant tout aussi passionné par sa bien-aimée que par l’argent qu’il avait donné à Pierrot. D’ailleurs, ce dernier, aussi bien que la servante Colombine, prend sur lui le rôle d’adjuvant de l’amoureux, position qui lui est souvent attribuée dans la parade en général, surtout lorsque l’argent entre en jeu, ce qui met une fois de plus l’accent sur l’avarice des personnages.

C’est le cas dans cette pièce lorsque Pierrot n’explique qu’à moitié ce qui est arrivé à la fortune que Léandre-Candide lui avait confiée : « Monsieur, votre argent est bien loin ; j’en ai perdu, j’en ai dépensé, on m’en a volé, & il ne me reste plus rien »67. L’insouciance du valet qui dépense la fortune de son maître est tout à fait typique des parades de société qui présentent des valets cherchant toujours à profiter de la condition de ceux au service desquels ils se trouvent.

Quant à la vieille Colombine, malgré le fait qu’elle se dit une suivante fidèle qui veut le bien de sa maîtresse, ce n’est uniquement une fois que Pierrot lui présente une bourse remplie qu’elle accepte d’aider le jeune amoureux à retrouver celle qu’il aime, reprochant par la même occasion au valet de ne pas s’être expliqué de manière plus claire dès le début :

COLOMBINE. AIR : On compteroit les diamans. Tu peux à la vie, à la mort, Compter à présent sur mon zèle : Mais, que ne parlois-tu d’abord ? Je n’eusse pas été rebelle. Mon cher, on s’exprime si bien Par le son de quelques pistoles…. En ouvrant ainsi l’entretien, On abrège bien des paroles.68

67 Léandre-Candide, acte I, sc. 4, p. 17. 68 Ibid., acte II, sc. 1, p. 37-38. Plus haut, Colombine explique le fait qu’elle accepte d’aider Léandre- Candide, et, par conséquent, Isabelle, uniquement si ses désirs sont réalisés également : « COLOMBINE. / AIR : Courons de la Brune à la Blonde. / Si tu me tiens ta promesse, / Mon enfant, compte sur moi ; / Je servirai la tendresse / De Léandre, ainsi que de toi. / […] / Oh mon zèle est à ce prix. / C’est à bon droit que je l’exige. / Ici, comme à Paris, / Dans tout pays, / On suit la même loi. / C’est pour soi, / Oui, pour

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Ces exemples d’un comportement intéressé, exemplaire des valets de la parade de société rappellent une autre caractéristique qui se perçoit chez les personnages de ce théâtre, à savoir la tendance à faire des excès. Dans cette pièce, c’est le personnage du Baron, le frère d’Isabelle, qui exemplifie ce comportement car il a, contrairement à son homologue voltairien, un penchant pour la boisson qu’il dit avoir développé depuis le duel avec Léandre-Candide lors duquel il fut

émasculé :

LE BARON. Air : Une jeune fillette. […] Buvant, Trinquant, Chantant, En dépit du décret De Mahomet, Souvent j’oublie avec Bacchus Les plaisirs de Vénus.69

Les références à double-sens à cet événement qui, notons-le, ne provient pas de l’hypotexte, nous font penser plus d’une fois aux procédés de la parade de société où les équivoques et les connotations sexuelles sont souvent employés70. n dernier exemple d’une modification des

soi, / Qu’on nuit ou qu’on oblige » (Ibid., acte II, sc. 1, p. 35-36.). La thématique des gains personnels, que nous avons explorée dans notre article portant sur la parade de société (J. Danciu, art. cit., 2008, p. 207), est ici mise en évidence par un des personnages dont l’avidité de profiter de la situation est la plus frappante. 69 Ibid., acte II, sc. 6, p. 52-53. 70 L’émasculation que le Baron avait subie est présentée par des sous-entendus que l’on perçoit lorsqu’il explique à Pangloss comment il est devenu chef des Gardes du Sérail : « Air : Ce joli Char que vous voyez. (D’Aristote.) / Mon cher Docteur, voici comment / A cet état j’ai pu descendre. / Dans un combat avec Léandre, / Je fus blessé cruellement. / Corrigé de ma pétulance, / Je suis devenu si réservé, / Qu’en ce séjour on m’a trouvé / Digne de toute confiance » (Ibid., acte II, sc. 6, p. 50.). Il précise aussi qu’il ne profite pas de son rôle, ce qui confirme une fois de plus l’état d’impotence dans lequel le duel l’avait laissé : « Air : ’ mour, uit & e jour. / […] / Ici je ne fais rien, / Et nuis à qui veut faire / L’amour / la nuit & le jour » (Id.). Il dit pourtant avoir pardonné à Léandre vu que « c’est une affaire faite ; & puis, comme je vous disois, je suis devenu très-pacifique » (Ibid., acte II, sc. 6, p. 50-51.) et, lorsque Léandre cherche à lui offrir sa fortune pour le sortir de son esclavage, le Baron lui répond : « Air : Des Bergères du Hameau. / […] / Je sens d’une ame attendrie / n procédé si délicat ; / Mais, quand on a pris mon état, / Mon ami, c’est pour la vie » (Ibid., sc. 7, p. 52.). Les doubles ententes de ses propos, qui nous font ainsi

159 personnages qui, ainsi, rappellent davantage ceux du genre comique des scènes privées, est celui d’Isabelle. Comme son homologue des parades, celle de la pièce à l’étude tient beaucoup à son statut de jeune fille innocente. Elle insiste suffisamment sur l’importance de ce fait pour que celui-ci devienne tout à fait comique étant donné que le spectateur est informé, dès le début de la pièce, par Léandre-Candide que sa bien-aimée avait été obligée de lui être infidèle71. La jeune fille rappelle ainsi parfaitement la jeune amoureuse des parades qui parle incessamment de son innocence, tout en se présentant sur scène, le plus souvent, enceinte. Dans cette pièce également, l’ironie issue de la différence entre ce que le personnage dit et ce qu’il fait participe à la création d’un ton comique. Bien évidemment, le fait que le personnage féminin porte un nom typique de personnage de parade, renvoyant directement à ce genre dramatique, atteste qu’il ne faut pas nécessairement prendre les paroles de la jeune amoureuse au pied de la lettre et pousse le spectateur à chercher, sinon du moins à s’attendre à retrouver, un double-sens à son discours.

Nous pouvons donc voir que la simplification de l’hypotexte par l’élimination de certains personnages et par l’attribution d’éléments provenant de la parade de société dans le comportement de ceux qui restent, ont alors pour effet de rendre le public d’autant plus conscient de l’hybridité de cet hypertexte de Candide et des effets que cette hybridité produit.

La disparité générique ainsi produite participe au divertissement du public, cadrant la pièce à l’étude dans ce que Genette caractérise comme étant le « régime ludique de l’hypertexte » qui « vise une sorte de pur amusement ou exercice distractif, sans intention

comprendre qu’il s’agit d’une émasculation, sont d’ailleurs soutenues par certains des airs sur lesquels il chante, Des Bergères du Hameau et Une jeune fillette, qui ne laissent pas de doute quant à la condition à laquelle le Baron se réfère. Nous voyons ici comment un procédé de la parade s’infiltre dans la pièce par l’emploi d’équivoques sexuelles comiques en rapport avec une situation qui est décrite comme étant bien plus grave. 71 Voir p. 151-152 et la note 54 ci-dessus pour les détails ayant trait à l’innocence d’Isabelle dont Colombine se moque légèrement.

160 agressive ou moqueuse »72. D’ailleurs, la visée de ce régime ludique se voit aussi dans la gaieté typique de ces pièces, caractéristique que nous avons soulignée auparavant par rapport aux ouvrages de Barré et de ses collaborateurs. Cet aspect de jovialité, si souvent loué par les contemporains de nos dramaturges73, contribue au délassement du public, à la fois par la légèreté de cette production tout comme par les airs, généralement connus, des vaudevilles qui y figurent.

Bien évidemment, le corpus à l’étude n’exclut pas toujours une intention de railler d’autres ouvrages ou auteurs dramatiques, comme nous avons pu le constater dans le chapitre précédent, mais il nous semble assez évident que dans le cas de la comédie-parade Léandre-Candide, l’objectif n’est point celui de commenter ni de critiquer le texte dont elle s’inspire. Plutôt, les auteurs semblent se servir de cette œuvre, très appréciée par leurs contemporains et réputée pour la satire et la critique qu’elle fait de la société des Lumières comme une sorte de tremplin afin de mettre en scène une perspective plus joyeuse et profondément ancrée dans la tradition du vaudeville. Ceci expliquerait, à notre avis, la raison pour laquelle ils prennent la fin du conte voltairien comme le point de départ pour leur pièce, car ils peuvent ainsi modifier selon leurs besoins la conclusion de l’hypotexte. Vu que Léandre-Candide n’a pas le dessein de porter un commentaire rétrospectif sur l’ouvrage lui servant d’hypotexte74, nous pensons plutôt que la

72 G. Genette, op. cit., 1982, p. 36. C’est l’auteur qui emploie les italiques. Notons que Genette rassemble dans cette catégorie le pastiche (qui s’effectue par l’imitation du style de l’hypotexte) et la parodie (qui s’effectue par la transformation de l’hypotexte). Pourtant, de toute évidence, les pièces à l’étude ne constituent point des pastiches vu qu’elles n’imitent pas le style de Voltaire, ni même des parodies si l’on se tient à la définition plus spécifique du terme que l’on retrouve dans le Dictionnaire du théâtre, c’est-à- dire : « Pièce ou fragment textuel qui transforme un texte antérieur en s’en moquant par toutes sortes d’effets comiques » (P. Pavis, « Parodie », dans op. cit., 2002, p. 402.). Le ton moqueur typique des parodies du XVIIIe siècle ne semble pas faire partie des pièces à l’étude ce qui nous pousse à les exclure de cette catégorie. D’ailleurs, nos dramaturges avaient déjà créé des parodies qu’ils présentaient comme telles par la marque générique suivant le titre et par l’indication de l’ouvrage parodié alors, selon eux aussi, ces pièces inspirées du conte de Voltaire ne sont pas des exemples de ce genre mais plutôt, tout simplement, l’une, une comédie-parade et l’autre, une comédie. 73 Voir par exemple le chapitre 2, note 20 pour un extrait tiré de la Correspondance littéraire faisant référence à la gaieté qui est si importante pour ces pièces. 74 Celle-ci est une autre raison pour laquelle nous ne considérons point cette pièce en tant qu’une parodie.

161 pièce cherche à orienter le regard de ses spectateurs et à le focaliser sur une perspective qui met en lumière des issues possibles d’une situation dont jaillit une certaine amertume, notamment celle de la société telle que décrite dans le conte de Voltaire, mais également, on peut le supposer, celle provoquée par l’instabilité sociopolitique qui existe déjà dans la France de 1784.

Notre supposition quant à cette manipulation du regard du public est d’ailleurs soutenue par le vaudeville final dans lequel est présentée l’idée principale de la pièce – que l’on peut voir les choses d’un point de vue pessimiste ou bien optimiste – étant donné que quatre des six strophes de ce vaudeville juxtaposent les vers « tout est au pis » et « tout est au mieux »75. Par la même occasion, les auteurs expliquent que leur intention n’était nullement celle de dévaloriser Voltaire, tout comme nous l’avons remarqué plus haut76. À la lumière de cette strophe, il devient évident que Barré et ses collaborateurs ont choisi à mettre en scène les aspects tenant à la gaieté du conte voltairien, c’est-à-dire le ton plus humoristique sous lequel est présentée la satire qu’avait faite le philosophe dans son ouvrage77. C’est, entre autres, ce qui nous fait douter de l’affirmation faite par J. Emelina quant à la raison d’être de cette comédie-parade et de la comédie Candide marié que nous avons citée ci-dessus78, notamment que ces pièces ne font qu’exploiter leur hypotexte

75 Léandre-Candide, acte II, sc. 16, p. 69-70. Chaque strophe présente quatre vers mettant l’accent sur un aspect négatif, suivis de quatre autres tournant la situation pour la montrer d’une manière positive. Qui plus est, afin de souligner que c’est cette dernière perspective qu’il faut favoriser, dans les deux premières strophes, le vers « Tout est bien, tout est au mieux » est répété, ce qui est indiqué, dans le texte, par la marque bis. D’ailleurs, la première strophe, chantée par Cassandre et Pangloss, met justement l’accent sur le fait qu’il faut changer de manière de regarder les choses : « Air : de Figaro. / CASSANDRE. / En fixant notre Planette, / Combien un sage est surpris. / A travers de sa lunette / Tout est mal, tout est au pis. / PANGLOSS. / Mais retournons la lorgnette ; / Le tableau change à nos yeux. / Tout est bien, tout est au mieux. (bis.) » (Ibid., acte II, sc. 16, p. 69. Nous soulignons.). 76 Voir ci-haut, note 30 pour la dernière strophe de ce couplet où il est question de l’emprunt que les auteurs avaient fait à Voltaire. 77 D’ailleurs, il est important de noter que c’est principalement le côté humoristique de ce conte qui semble avoir captivé les auteurs dramatiques, comme le souligne également Emelina qui affirme que « Candide, malgré son tragique sous-jacent, ne semble avoir inspiré les dramaturges que par son côté comique et plaisant. Il n’a donné naissance ni à des drames ni à des tragédies » (J. Emelina, op. cit., 1998, p. 493.). 78 Voir p. 143 de ce chapitre.

162 qui ne constitue alors qu’un « prétexte à une cascade d’aventures plus ou moins licencieuses, sans originalité et sans portée, vidées (prudence ou paresse ?) de tout contenu satyrique et philosophique »79. De toute évidence, cette pièce, ainsi que la majorité de la production collaborative de Barré, n’a pas l’intention de mettre en scène une perspective philosophique quelconque qui alourdirait, nous pourrons dire, le style léger et gai du vaudeville faisant la renommée de ces dramaturges. De plus, nous l’avons précisé plus haut80, la satire que Voltaire avait incorporée dans son conte est également effacée en faveur d’une vue plus optimiste du monde. Mais est-ce là vraiment la preuve que ces pièces sont complètement dépourvues de toute trace philosophique, comme le suggèrent les paroles d’Emelina ?

Il nous semble en effet que, bien que cette comédie-parade mette en scène la fin de

Candide sous un angle optimiste, s’éloignant ainsi en apparence de la position de Voltaire qui raillait cette façon de penser81, l’on y retrouve pourtant un discours sous-jacent extrêmement important qui semble s’aligner avec la contestation voltairienne de ce courant philosophique. Il s’agit du phénomène du hasard, outil dramatique très important, surtout dans le genre plus sérieux de la tragédie, mais également élément qui s’oppose radicalement à la perspective leibnizienne vu que celle-ci, comme le précise Claude Blum, réconcilie « l’existence du mal et la croyance en la bonté divine [par l’explication] que l’univers se trouve mauvais par nécessité puisque sa création est une dégradation de l’Être ; mais [qui soutient] qu’il est le meilleur des univers possibles puisqu’il doit son existence à un choix de Dieu, bon par perfection »82. Ainsi, de ce point de vue, tous les événements qui arrivent sont prédéterminés et ne constituent pas des

79 J. Emelina, op. cit., 1998, p. 503. 80 Voir la p. 159. 81 Rappelons que le conte de Voltaire avait également pour but de décrier la philosophie optimiste de Leibniz, comme le souligne d’ailleurs Claude Blum dans la section intitulée « Contre l’optimisme » de sa notice critique de Candide (voir C. Blum, op. cit., 1976, p. 27.). 82 Id.

163 coïncidences ou des simples occurrences sans raison d’être. Blum continue, en rappelant que

« Voltaire ne put jamais suivre les raisonnements d’un esprit aussi différent du sien »83, du moins

à l’époque de sa rédaction de Candide, ce qui constitue précisément la motivation pour la création de son conte où il présente le monde sous une lumière mettant en question la philosophie optimiste à laquelle, notons-le, il croyait aussi à une époque84. Si l’on considère alors le rôle du hasard dans Léandre-Candide, il nous semble que ce type d’événement fortuit et sans causes apparentes s’oppose radicalement à la position leibnizienne selon laquelle tout ce qui arrive dans le monde, le mal autant que le bien, est nécessaire et issu d’une volonté divine. De ce fait, Barré et ses collaborateurs s’alignent avec les idées mêmes de Voltaire qui présente, dans son conte, des moments de souffrance que même l’optimiste Candide a de la difficulté à accepter ou du moins à expliquer. Or, une grande partie des situations de la pièce à l’étude sont justement dues au hasard comme par exemple les retrouvailles enchaînées de Léandre-Candide avec ses compagnons85. Tout d’abord Léandre achète Pangloss sans même connaître l’identité de cet

83 Id. 84 Blum mentionne que « [l]’idéologie optimiste exprimait la confiance de la civilisation des lumières en ses propres valeurs ; elle envahissait tous les domaines de la pensée : – sur le plan religieux, elle trouvait son expression dans le providentialisme chrétien […]. – sur le plan de la civilisation elle se manifestait par la confiance du siècle dans le progrès des sciences et l’avenir de la civilisation. Voltaire partagea longtemps ce point de vue […]. – sur le plan moral et humaniste elle s’exprime dans l’Essai sur ’Homme (1733) de Pope où l’être humain retrouve sa place dans la société, dans l’espèce, dans l’univers, à partir du postulat que « Tout ce qui est, est bien ». Voltaire partagera cette forme d’optimisme pendant la période de Cirey (1734-1744) : il s’appuie sur elle pour réfuter Pascal dans la XXVe des Lettres philosophiques (1734), pour affirmer dans le Discours e Vers sur ’Homme (1738) que l’homme est à sa place dans l’échelle des êtres, que le bonheur existe dans l’accord avec la nature, que le mal et la souffrance sont dans l’ordre des choses. Mais la vie se chargera de mettre en cause ses belles théories » (Ibid., p. 27-28. C’est l’auteur qui emploie les caractères gras et les italiques. Nous soulignons.). Blum explique que des événements ayant eu lieu entre 1747 et 1754, à savoir « la trahison puis la mort de Mme du Châtelet (1749), les humiliations que lui fait subir Frédéric II, les tracasseries auxquelles le soumet Genève » (Ibid., p. 28.), tout comme le tremblement de terre de Lisbonne (1755) et la guerre de Sept Ans (1756-1763), mèneront Voltaire « à contester la philosophie optimiste » (Id.). 85 Notons en passant que, pendant les quatre premières scènes de la pièce lors desquelles prennent place ces retrouvailles, Léandre change fréquemment de disposition, allant du chagrin de se retrouver seul en Turquie au bonheur, de revoir Pangloss, de la rage d’apprendre que Pierrot a gaspillé sa fortune au ravissement d’apprendre qu’il se trouve près d’Isabelle. Cette vacillation contribue justement à un effet

164 esclave lui ayant inspiré la pitié et la clémence ; ensuite son ancien valet entre dans le même caravansérail où il se trouve et il lui annonce que celle qu’il recherche y sera de passage

également sous peu. C’est toujours le hasard qui est responsable du sort de Pangloss vu que celui-ci devra épouser Colombine, ayant perdu au tirage au sort de la courte paille86. L’exemple le plus frappant est justement l’achèvement de la pièce qui est rendu possible grâce à un coup de théâtre87, outil du hasard par excellence. Ces diverses occurrences fortuites témoignent, à notre avis, d’une prise de position de la part de nos vaudevillistes, qui se rangent donc du côté de la pensée voltairienne, comme on peut le percevoir en regardant plus attentivement les détails de cette comédie-parade. Il est évident alors que, malgré une mise en scène qui accentue le côté optimiste de l’intrigue de Candide, cette pièce constitue tout de même un hommage à la pensée amusant et ces changements rappellent bien la technique de l’alternance rapide d’un ton sérieux avec un ton ludique afin de produire un effet comique que nous avons discuté au chapitre précédent en relation avec le sens d’origine d’un timbre en particulier qui s’infiltre au sein des paroles que nos dramaturges apposent à cet air. 86 Soulignons que, lorsque Colombine rencontre l’homme qu’elle épousera, c’est-à-dire Pangloss, elle essaye de montrer qu’elle est de naissance noble. En réponse à ses propos, son promis déclare son indifférence : « Air : Charmante Gabrielle. / Quant à votre naissance, / Je vous le dis sans fard ; / Je mets peu d’importance / A ce jeu du hasard. / Vous en faire une gloire / Seroit abus. / C’est une vieille histoire … / N’en parlons plus » (Léandre-Candide, acte II, sc. 4, p. 45-46. Nous soulignons.). Ce couplet reflète particulièrement bien l’optique de Voltaire qui, dans son conte, raille l’importance accordée à l’ascendance noble en évoquant l’héritage supposé de Candide : « Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était le fils de la sœur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser, parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps » (Voltaire, op. cit., 1976, p. 41-42.). Le manque de preuves de la noblesse de Candide est d’ailleurs la raison principale pour laquelle le frère de Cunégonde s’opposera, jusqu’à la fin, à l’union de celui-ci et de sa « sœur qui a soixante et douze quartiers » (Ibid., p. 96.). 87 Voir plus haut, note 45, pour les détails de cette fin. Notons que le détail primordial de cet épisode – l’arrivée de Pierrot qui informe tous les personnages que le pacha sbec s’est fait couper la tête par le Sultan Achmet pour un manque de respect – n’est point inventé par nos vaudevillistes mais provient également de l’hypotexte. Il s’agit notamment du moment où Candide et ses compagnons se sont fait fermer la porte au nez par le derviche qu’ils étaient allés consulter pour mettre fin à leurs disputes philosophiques. Le lecteur apprend justement que « [p]endant cette conversation, la nouvelle s’était répandue qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc, et le muphti, et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures » (Voltaire, op. cit., 1976, p. 176.). Ce détail de l’hypotexte, simplifié, devient alors la fin de l’hypertexte à l’étude. Notons que, de ce fait, l’aboutissement de cette comédie-parade est accouplé à l’instant le plus crucial du conte car c’est précisément à ce moment-là que Candide, Pangloss et Martin rencontrent le vieillard qui leur apprendra à se contenter de cultiver leur jardin.

165 du philosophe qui s’oppose à la croyance que les choses arrivent parce que Dieu le veut. Si l’on revient alors aux reproches qu’avait faits Emelina quant à la sensibilité présente dans ces créations dramatiques hypertextuelles liées au conte philosophique88, on pourrait affirmer qu’ils sont un peu trop sévères, surtout si l’on tient compte des propos de Blum qui soutient, en parlant de Voltaire, que :

Son hostilité au système de Leibniz est donc plus celle d’une sensibilité que d’une raison. A travers Candide, c’est la démarche même de son évolution que va suivre Voltaire : après une affirmation confiante de l’optimisme, le démenti ironique des faits, puis le repli sur soi dans un bonheur limité, moins exaltant mais, somme toute, plus positif.89

Voir Candide sous cette lumière, qui présente la fin du conte comme étant plus positive, même si elle n’est pas nécessairement aussi optimiste que son début, nous permet de soutenir que nos vaudevillistes ont cherché à rendre hommage à cette vision des faits par la mise en scène de la fin du conte sous une forme qui accentue la gaieté et qui finit par le bonheur de tous les personnages90. Le processus de simplification par le biais d’une élimination de personnages et d’éléments de l’intrigue qui s’opère au sein de la pièce à l’étude et que nous avons relevé dans cette section91, permet la valorisation de la perspective plus positive que certains critiques comme Blum associent à l’ouvrage voltairien et qui mettent l’accent sur la sensibilité du philosophe, plutôt que, simplement, sur une manifestation de sa raison dans Candide. De plus, l’introduction d’éléments tenant de la parade permet à Barré et à ses collaborateurs de mettre

88 Voir p. 143 ci-dessus. Emelina affirme aussi que dans ces ouvrages « [l]e cœur de Voltaire a plus importé que son esprit et sa pensée » (J. Emelina, op. cit., 1998, p. 503. 89 C. Blum, op. cit., 1976, p. 28. Nous soulignons. 90 L’accentuation de la gaieté expliquerait possiblement le grand succès dont avaient profité nos deux pièces hypertextuelles pendant une période historique très difficile que celle des années 1789 à 1790, où les spectateurs des théâtres cherchaient à être rassurés que tout n’était pas pour le pire, comme le prédisait le personnage de Martin des trois ouvrages à l’étude. 91 Nous pensons toujours à l’élimination des épisodes ayant fait le plus souffrir le héros voltairien, comme par exemple, ses déboires dans l’armée bulgare, à Lisbonne ou même lors de son séjour à Paris, pour n’en mentionner que quelques-uns. L’absence de ces détails permet à nos dramaturges de souligner le côté plus positif de la fin du conte qui leur sert, tout comme nous l’avons précisé, de point de départ à leur pièce.

166 plus d’emphase sur le côté humoristique du conte qu’ils cherchent à faire ressortir, comme ils l’annoncent dans le vaudeville final de la pièce. Voyons à présent quels sont les effets des transformations que subit l’hypotexte dans la comédie Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin.

3.2.2 Le processus de simplification de l’hypotexte : le cas de Candide marié

Si Léandre-Candide rappelle de façon plus évidente les détails de l’intrigue du conte voltairien, créant toutefois un écart avec son hypotexte par l’emploi d’éléments et de personnages typiques de la parade de société, la comédie Candide marié, ou Il faut cultiver son jardin, tout en maintenant le nom de la plupart des personnages originaux tels qu’ils apparaissent dans le conte92, se détache davantage de son hypotexte étant donné que son intrigue débute un certain nombre d’années après l’achèvement du conte. Nous retrouvons les personnages principaux de l’ouvrage de Voltaire qui s’étaient installés, comme prévu, dans la petite métairie sur les bords de la Propontide, mais qui ne sont pas tout à fait heureux dans leur vie quotidienne selon les dires de Cacambo. Celui-ci se plaint d’être « réduit à servir ces gens-là »93 et s’empêche de raisonner, soutenant que « par conséquent [il] ne sai[t] ce qu[’il] di[t] »94. Il explique aux spectateurs que les leçons de Pangloss et de Martin ont été si pénibles pour Justin, fils de

92 Dans cette comédie, aucun nom de personnage de parade n’apparaît. Nous retrouvons les noms masculins du conte voltairien, notamment Candide, Pangloss, Martin, et Cacambo. Pourtant, les personnages féminins diffèrent de ceux du conte : ceux de Paquette et de la vieille n’existent pas dans cet hypertexte et celui de Cunégonde n’apparaît jamais sous cette appellation mais plutôt en tant que Mde Candide. De plus, cinq noms qui n’apparaissent guère dans l’hypotexte figurent dans cette pièce. Il s’agit de Justin, fils de Candide et de Mde Candide, ainsi que de Zulmis, Zélie, Osmin et Caleb dont l’importance sera traitée sous peu. 93 Candide marié, acte I, sc. 1, p. 4. Notons d’ailleurs que la première phrase parlée du monologue d’exposition fait par Cacambo établit un lien avec le premier hypertexte à l’étude car l’accent est mis sur le destin qui fut responsable de les rassembler tous dans la métairie sur les bords de la Propontide : « Ce que c’est pourtant la destinée, & comme le hasard se plaît à disposer de nous ! » (Id.). Pourtant, il n’est pas question de voir cette comédie comme une continuation de la comédie-parade que nous venons d’analyser car la situation, telle qu’elle se présente ici, renvoie plutôt à la fin de l’hypotexte qu’à celle de Léandre-Candide. La preuve la plus évidente est le fait que Pangloss n’est pas marié à l’ancienne suivante de la maîtresse de la maison, ce qui éloigne cette pièce de la fin de la précédente. 94 Id.

167

Candide, que celui-ci s’était enfui de la maison paternelle. Le jeune revient cependant en cachette, tous les matins, pour laisser un bouquet de fleurs destiné à sa mère qui pense, quant à elle, qu’il s’agit du geste d’un amant secret. Lorsque Justin, revenu poser son geste quotidien, demande à Cacambo comment vont les choses depuis son départ, ce dernier lui répond, ironiquement :

CACAMBO A merveille. Madame votre mere grondant, selon sa coutume, du matin au soir ; Monsieur votre père l’endurant avec peine, & vous regrettant sans cesse. JUSTIN Mon bon père ! Pangloss et Martin se disputent toujours ? CACAMBO Comme vous le dites.95

Cette situation présentée au début de la pièce sera, bien évidemment, résolue à la fin car Justin, qui depuis sa fuite habite chez Caleb, un Turc vivant des fruits de son jardin avec ses deux filles et son beau-fils, réussira à faire voir à ses parents, aussi bien qu’à ses précepteurs, que le travail est le seul moyen pour rester heureux. La pièce s’achève avec l’union des deux métairies lorsque

Justin épouse Zélie, la fille cadette du Turc. Nous pouvons donc percevoir, une fois de plus, un processus de simplification du message et des éléments de l’intrigue de l’hypotexte qui est mis en place dans cette comédie, tout comme l’annonce le titre secondaire de la pièce qui renvoie directement aux dernières paroles énoncées par le Candide voltairien. Mais, cette fois-ci, nous ne nous retrouvons pas face, tout simplement, à une élimination d’éléments comme auparavant96,

95 Ibid., p. 7. Il continue de peindre le tableau de la vie dans la métairie en chantant, sur l’air Il est toujours le même : « Dans ce logis toujours tout est de même : / Chaque savant / S’en va souvent / Rêvant, / Ou bien désapprouvant / De l’autre le systême. / Candide, comme avant, / Près d’eux tourne à tout vent, Et n’oseroit penser d’après lui-même » (Id.). C’est ainsi que Cacambo résume, toujours sur un ton légèrement narquois, la relation discordante entre Candide, Pangloss et Martin. 96 Le processus de simplification se fait également par le biais de l’élimination, car tous les détails de la vie de Candide précédant son arrivée en Turquie manquent dans cet hypertexte, à l’exception d’une référence sommaire que le héros y fait dans un monologue au tout début de la pièce, où il cherche à souligner à quel point il est misérable : « CANDIDE, seul. / Je suis donc destiné à être sans cesse malheureux en courant après le bonheur ! / AIR : Du pauvre monde. / J’ai voyagé, / J’ai tout vu, tout

168 mais également à une addition de détails tenant à la vie de Candide en Turquie, ce qui produira, comme nous le verrons plus bas, une amplification de l’importance des sentiments, élément beaucoup moins visible dans l’hypotexte. Soulignons que Caleb est d’ailleurs, comme nous avons pu le montrer brièvement ci-dessus97, une incarnation du vieux que le Candide de Voltaire avait rencontré à la fin de ses péripéties et qui lui conseille de cultiver son jardin. Ce personnage, anonyme dans l’hypotexte, malgré le rôle important qu’il y tient98, est ainsi amplifié dans cet hypertexte où il reçoit un nom et devient un personnage à part entière. Ceci n’est pas le seul

élément de l’hypotexte dont la portée se voit ainsi accrue par un ajout de détails qui ne figurent pas dans le conte d’origine. Tout comme l’exemple du vieux Caleb, dont l’homologue voltairien manque de caractérisation, mais qui, ici, a une famille que le spectateur finit par bien connaître et une métairie dont l’importance est si grande qu’elle constitue le décor du second acte, la famille de Candide et la discorde entre lui et sa femme se font également connaître plus en détail au cours du premier acte.

Si l’on regarde alors la pièce en se basant sur cette division des actes, plusieurs aspects deviennent clairs. En premier lieu, la simplification de l’hypotexte se perçoit de façon d’autant plus évidente car le premier acte semble se rapprocher de la première partie du dernier chapitre du conte philosophique, tandis que le deuxième acte de la comédie renvoie clairement à la

jugé ; / Par-tout les hommes sont les mêmes ; / Faux et trompeurs / De mensonges, d’erreurs, / Appuyant d’absurdes systêmes. / Ils m’ont persécuté, / Rebuté, / Rejetté ; / Moi, j’obligois, suivant mon habitude ; / Eh bien, on m’a trompé, / Dupé, / Et, sans égard, volé, / Pillé ; / Je n’ai rencontré qu’ingratitude. / De tout mon bien, / Il ne me reste rien, / Que ma petite métairie : / Là, sans projets, / Sans désirs, sans regrets, / Je croyois terminer ma vie, / Espérant qu’en ces lieux / Tout seroit pour le mieux. / De cet espoir enfin je me défie. / Quel est mon embarras ! / Hélas ! / Quoi ! ne trouver jamais / La paix / Dans la paisible Philosophie » (Candide marié, acte I, sc. 4, p. 14-15.). Nous voyons bien la similarité avec Léandre- Candide de la pièce précédente qui, au tout début, déplore le sort auquel il avait été soumis et qui, à la fin, sera amélioré. 97 Voir le présent chapitre, note 87. 98 Il ne faut pas oublier que c’est lui qui procure la solution à Candide pour vivre une vie heureuse en cultivant son jardin.

169 seconde partie de ce même chapitre de l’hypotexte. En d’autres mots, les parties du conte de

Voltaire qui sont mises en scène dans cette pièce réduisent ainsi l’ouvrage à sa dernière partie uniquement, malgré le fait que celle-ci sera élaborée par des détails supplémentaires qui ne figurent point dans l’hypotexte. La simple chambre rustique dans laquelle, selon la didascalie, se passe la première partie de la pièce est représentative de l’atmosphère qui règne au sein de la famille de Candide. Point d’embellissement ni d’extravagance dans la décoration, marquant ainsi l’affliction du héros et de sa maisonnée. Celui-ci est complètement déçu par son mariage car sa femme est toujours acariâtre, rappelant bien le personnage de Cunégonde de la fin de Candide.

Mde Candide, quant à elle, est malheureuse à son tour car l’amour de son mari n’est plus ce qu’il

était. C’est à ce moment que Pangloss et Martin interviennent dans cette relation, chacun étant convaincu qu’il sait comment résoudre les problèmes du couple, mais ne faisant que produire plus de tension qu’autre chose. Pangloss conseille à Mde Candide de faire croire à son époux qu’elle a un amant tandis que Martin, surprenant une partie de la discussion entre les deux, accuse ouvertement la maîtresse de la maison de recevoir des fleurs d’un autre prétendant, forçant Cacambo à avouer que les bouquets proviennent en fait de Justin. Remarquons que, lorsque Mde Candide apprend que son fils est l’auteur de ce geste tendre, plutôt que de se réjouir du fait que ce dernier n’est pas disparu, elle est fâchée de voir que son plan de rendre son mari jaloux a échoué : « Voilà mon projet manqué »99 affirme-t-elle ; et, quand Candide exprime sa joie à la nouvelle, elle retombe dans sa mauvaise humeur :

CANDIDE. Je reverrai mon fils, & ma femme est fidele ! Ah ! pardonne, chere épouse…. Mde CANDIDE. Laissez-moi, laissez-moi. AIR : Du matin au soir dans ce château. Dieux ! que mon destin est affligeant ! Suis-je faite

99 Candide marié, acte I, sc. 8, p. 32.

170

Ainsi pour la retraite ? Chaque jour notre état indigent Nous présente un besoin plus urgent. Ah ! si du moins sa tendresse Etoit la même toujours, J’aurois encore de beaux jours ; Mais, hélas ! de son cœur La froideur Augmente L’ennui qui me tourmente ; Et comment n’être pas en courroux, De n’avoir que l’ombre d’un époux ? (Elle sort.)100

Le premier acte en entier se focalise sur une opposition entre l’amour – dont la valeur se voit amplifiée dans cette comédie par le biais des détails rajoutés à la relation entre Candide et sa femme – et la philosophie, antinomie qui se perçoit aussi dans une division des personnages.

Mde Candide se range évidemment du côté des sentiments, comme l’atteste ce dernier couplet que nous venons de citer101, tandis que Martin et Pangloss, quoiqu’ils soient toujours d’avis contradictoires, sont convaincus que dans la vie tout ce qu’il faut c’est de raisonner. Tout comme

Mde Candide, Cacambo et Justin sont fatigués de ces discours remplis que de non-sens. Ce dernier affirme d’ailleurs sa position très tôt dans la pièce lorsqu’il s’exprime ainsi au valet :

JUSTIN. AIR : La fête des bonnes gens. Combien est préférable La sage & simple raison Du vieillard respectable Qui m’admet dans sa maison ! Près de lui tout est tranquille ; Point de bruit, point de savant. Le bonheur n’a pour asyle

100 Ibid., acte I, sc. 8, p. 32-33. Notons rapidement l’effet produit par le choix de timbre sur lequel est chanté ce couplet, c’est-à-dire Du matin au soir dans ce château. La disparité entre « le château » du titre et la simple métairie où habite Mde Candide, accentue l’angoisse de ce personnage qui avait été élevée, comme le sait tout un chacun, dans le plus beaux des châteaux qui ne fut. 101 Bien sûr, il est difficile de ne pas s’apercevoir de l’effet comique qui est également produit par ces vers car le vocabulaire de Mde Candide déborde de ce pathétique exagéré souvent employé dans la comédie pour faire ressortir le ridicule d’une situation dont se lamente un personnage.

171

Que le toit des bonnes gens. (bis. [des deux derniers vers])102

Ces paroles marquent l’opposition entre les savants aux discours bruyants que sont Martin et

Pangloss, et la pure joie issue d’une vie tranquille et basée sur une « sage & simple raison », à savoir l’idéologie de cultiver son jardin et vivre de ses fruits qui est le principe de vie de Caleb et de ses enfants. Dans cette division des personnages, Candide avait été pris en quelque sorte au milieu avant que Justin ne s’enfuie de chez lui, ce qui se percevait dans le fait que, d’une part, il voulait suivre les conseils de ses amis philosophes tandis que, d’autre part, il donnait beaucoup de poids à l’amour également, désireux de retrouver une relation heureuse avec sa femme et avec son fils. Son ambivalence est d’ailleurs ce qui a mené à l’atmosphère de malheur qui règne dans la métairie vu que le personnage principal se laissait trop influencer par ses précepteurs et ne réussissait pas à penser pour lui-même, comme l’avait justement articulé Cacambo103. Pourtant, à la nouvelle que son fils n’est pas loin et qu’il pourra le revoir, Candide prend finalement une position, décriant la philosophie de ses deux amis qu’il dit n’être faite que de radotages :

AIR : No , je ’ imer is j m is ue vous. […] Tous ces froids discours sont superflus, Vos raisonnements ne sont que verbiages. Tous ces froids discours sont superflus, Laissez-moi, messieurs, je ne vous croirai plus.104

Notons que cette strophe signale une rupture, à la fois dans la structure de la pièce, étant donné qu’elle se trouve à la toute fin du premier acte, mais aussi dans l’emprise que Pangloss et Martin

102 Ibid., acte I, sc. 2, p. 8. 103 Voir supra, note 95 pour le couplet chanté par Cacambo qui souligne cette situation. 104 Candide marié, acte I, sc. 8, p. 33. C’est à ce moment qu’il décide d’aller voir le Derviche de la région, tout comme l’avait fait son homologue voltairien, pour lui demander conseil sur la meilleure façon de vivre une vie heureuse. Pangloss et Martin décident de le suivre afin de faire approuver les manuscrits qu’ils avaient écrits et que Cacambo n’avait pas réussi à vendre au marché. ne nouvelle fois, nous voyons une contradiction entre le timbre de l’air et les paroles apposées car Candide, à ce moment précis, soutient justement qu’il ne se baserait plus sur ses deux précepteurs, accomplissant ainsi l’inverse de l’action annoncée par le titre.

172 exerçaient sur le héros, car celui-ci affirme ne plus se fier à leurs opinions. Elle marque alors le passage du premier acte, au cours duquel nous retrouvons cette opposition entre l’art de raisonner et celui d’aimer et de vivre gaiement – deux pôles entre lesquels Candide semble osciller – vers le second acte qui est, lui, clairement centré sur l’importance des sentiments et de la tendresse.

Dans la deuxième partie de la pièce, nous retrouvons les jeunes amoureux, Justin et Zélie, ainsi que Zulmis et son mari Osmin, chantant leur bonheur et leur joie de travailler dans le verger de Caleb :

OSMIN. AIR.105 Des riches dons de la nature Comme ce verger s’embellit ! A nos soins, à notre culture Tout répond & tout sourit. JUSTIN. De l’Automne les doux présens Se joignent aux fleurs du Printemps, Et dans ces lieux Délicieux, Tout charme le cœur & les yeux. ZULIMS. Si l’apparence De l’abondance Brille sur ces rians côteaux C’est l’assistance, C’est l’influence Du Ciel qui bénit nos travaux. ZÉLIE. Sa bienfaisance, Sur l’innocence, Avec bonté s’étend toujours ; Nos cœurs sensibles, Doux & paisibles, Ont droit à ses tendres secours. OSMIN, JUSTIN. Oui, tout fleurit,

105 Cet air n’a pas de titre dans le texte ce qui nous fait supposer qu’il s’agit d’un nouvel air composé pour la pièce.

173

Tout mûrit Et promet le bonheur. ZULMIS, ZÉLIE. Dieux ! protégez, Ménagez Cet espoir enchanteur. TOUS. Des riches dons de la nature, &c.106

La tension issue des diverses disputes à base philosophique présentes au cours de la première partie de la pièce, est ainsi effacée par la gaieté totale par laquelle commence la seconde. Ces couplets semblent illustrer le bonheur issu de la culture d’un jardin, une mise en scène, certes sentimentale, du message principal de l’hypotexte qui est, comme nous l’avons spécifié, amplifié dans cette comédie. Nous voyons que ce deuxième acte commence donc en mettant l’accent sur la nature qui offre ses fruits à ceux ayant travaillé mais qui font preuve, soulignons-le, de

« cœurs sensibles ». Il semblerait alors que la raison pour laquelle la métairie de Candide, c’est-

à-dire son jardin, n’avait pas réussi à rendre ce dernier heureux, c’est parce que celui-ci avait abandonné les sentiments en faveur des discours savants de Pangloss et Martin. À l’idée principale de Candide est donc rajoutée une autre qui prend presque la forme d’un postulat, notamment que l’on ne peut pas laisser de côté l’amour si l’on tient à atteindre le bonheur.

Justement, dans Candide marié, Candide et sa femme retrouvent, à la fin de la pièce, non seulement leur fils mais également l’amour qu’ils avaient partagé. En voyant à quel point Caleb est heureux vivant dans sa propre métairie, sans se soucier de problèmes au-delà de ses terres qu’il ne peut pas résoudre, le couple regrette la situation dans laquelle ils se sont retrouvés :

CANDIDE. Voilà cette félicité parfaite, que j’ai vainement cherchée jusqu’à ce jour. Mde CANDIDE. Eh bien, mon ami, ne pourrions-nous donc la retrouver encore ? Ah ! l’exemple de ce respectable vieillard m’éclaire & m’apprend mon devoir. AIR : O toi qui suis par-tout mes pas.

106 Candide marié, acte II, sc. 1, p. 35-36.

174

Richesse, éclat, vaine grandeur, Ah ! pour jamais je vous oublie. CANDIDE. D’une fausse philosophie Je ne poursuivrai plus l’erreur ; Cette sagesse simple & pure, Qui seule fait le vrai bonheur, Elle est en nous, dans notre cœur, C’est un présent de la nature.107

Ce passage est d’une extrême importance car il met en relief plusieurs éléments108 dont, tout particulièrement, la transformation du personnage principal et sa reconnaissance de ce qui apporte véritablement le bonheur. Notons la terminologie employée par Mde Candide, qui parle d’un exemple qui l’« éclaire » et qui lui « apprend [s]on devoir », ainsi que par Candide, qui renie la « fausse philosophie » et reconnaît la portée de la « sagesse simple & pure ». Le langage de la philosophie du siècle des Lumières est donc pleinement intégré dans le couplet à l’étude.

De toute évidence, Barré et Radet, les deux auteurs de cette comédie, ne disconviennent point de l’importance de la philosophie, mais ils mettent en lumière que celle-ci se retrouve, sous sa forme pure, dans chaque personne, « dans notre cœur », constituant ainsi un don de la nature, c’est-à-dire une caractéristique innée. Cette perspective témoigne, une fois de plus, du respect porté par nos vaudevillistes à la pensée voltairienne que l’on retrouve surtout dans ses contes qui

« traduisent l’hésitation constante de leur auteur entre raison et sensibilité »109. Il est aussi intéressant de mentionner que, lors de la première représentation de Candide marié, le public avait déjà connu ’I gé u de Voltaire également, conte qui date de 1767 et qui constitue un

107 Ibid., acte II, sc. 8, p. 60-61. 108 Nous voyons par exemple, dans ces quelques vers, le désir des personnages à retrouver le bonheur qu’ils cherchent depuis longtemps, l’optimisme qui s’établit à l’idée d’un changement de train de vie, tout comme, également, l’opposition marquée entre une philosophie fausse et la simple sagesse qu’ils perçoivent dans la vie de Caleb qui sait cultiver son jardin. 109 Paule Andrau, Vo t ire, ’I gé u, Paris : Bréal, 2002, p. 27. Andrau souligne que, pour Voltaire, « [c]et affrontement entre la valeur absolue des choses de l’esprit et celle, relative, des choses du cœur est au centre de ses préoccupations » (Id.).

175

« récit bourré d’idées et d’esprit, mais aussi de sentiments »110. Si nous faisons référence à cet ouvrage qui n’a, en apparence, aucun lien avec les pièces à l’étude, c’est parce que nous pensons qu’il est impossible d’effacer de la mémoire collective de l’époque, la vision globale des écrits de Voltaire111. En d’autres mots, si Candide marié ne représente pas tout à fait la perspective voltairienne du conte lui servant d’hypotexte, cette comédie reflète toutefois, à notre avis, une image de la pensée du grand philosophe à l’époque où elle est mise en scène et constitue alors un hommage malgré les changements produits par la simplification et l’addition de personnages et de détails à l’intrigue. Pourtant, l’amplification de la sentimentalité au sein de cette petite comédie qui résulte de ce processus de simplification a poussé Emelina à décrier l’emploi fait du jardin créé par Voltaire : « Lorsqu’on a voulu se hausser à un niveau supérieur, le jardin de

Candide s’est mué en paradis champêtre propice aux effusions morales et sentimentales. Le cœur de Voltaire a plus importé que son esprit et que sa pensée »112. À notre avis, comme nous avons cherché à le montrer en nous appuyant sur divers critiques des ouvrages de Voltaire, cette tendance ne va pas nécessairement à l’encontre de la philosophie de cet érudit. Plutôt, en mettant l’accent sur ce qui tient au cœur de Voltaire, Barré et Radet font aussi ressortir la bonté du penseur – qui raisonne mais qui s’appuie sur son cœur en même temps – se conformant ainsi complètement aux dires de Mercier qui avait insisté pour peindre la bienveillance des grands hommes lorsqu’on leur rendait hommage113.

110 Jacques Goldzinck, « Un Huron chez Louis XIV », dans Voltaire, ’I gé u, Paris : Classiques Larousse, 1994, p. 13. 111 D’ailleurs, Morris Bishop note que « ’I gé u is an excellent corrective to Candide. Here is no black pessimism; the positive value of civilization appears; honor, fidelity, virtue, receive their due; evil is even shown repentant » (Morris Bishop, Candide and Other Philosophical Tales by Voltaire, New York, Chicago, Boston: Charles Scribner’s Sons, 1929, p. xvii.). 112 J. Emelina, op. cit., 1998, p. 503. Il est tout de même important de rappeler que les auteurs de cette comédie ne cherchent point à se mettre au même niveau que Voltaire, ce qu’ils affirment au cours du vaudeville final de la pièce, comme nous l’avons déjà noté plus haut. 113 Voir ci-dessus note 14.

176

3.2.3 Dernières remarques sur les pièces à rapports hypertextuels

Nous avons cherché à montrer, au cours des sections précédentes, dans quelle mesure les deux pièces ayant des rapports hypertextuels au Candide de Voltaire constituaient une forme de consécration des écrits du philosophe et non pas, comme l’avait proposé Emelina, un exemple du

« phénomène littéraire […de] l’altération et la dégradation d’un chef d’œuvre, victime de sa popularité, et qui entraîne dans son sillage […] toute une flotille [sic] d’imitations inévitablement médiocres et justement décriées »114. Nous avons montré que ces pièces, qui ne cherchaient point

à imiter leur hypotexte, faisaient tout de même preuve de liens avec la philosophie de l’érudit malgré les écarts que nous avons soulevés entre ces ouvrages dramatiques et celui qui leur a servi de source d’inspiration. Ces liens sont tout d’abord établis dans les paratextes des pièces, c’est-à- dire dans leur titre aussi bien que dans le vaudeville final, comme nous l’avons précisé ci-dessus, rendant ainsi plus valable la constatation d’Albert concernant le cours de littérature qui semblait se donner au Théâtre du Vaudeville115. Nous avons vu que, malgré l’introduction d’éléments tenant de la parade de société dans la pièce Léandre-Candide, celle-ci témoigne cependant, par l’importance qu’y tient le hasard, d’un certain respect de la pensée voltairienne qui s’opposait à la croyance que tout était prédéterminé par une puissance divine. De la même façon, la comédie

Candide marié offre une version plus sentimentale du message du conte philosophique qui correspond, comme nous avons pu le noter, avec les écrits de Voltaire où, selon grand nombre de ses lecteurs et critiques, il exprimait non seulement sa raison mais également sa sensibilité. Afin de bien comprendre l’hommage que Barré, Piis, Rosières et Radet ont cherché à faire au

« brillant Voltaire »116, il a fallu pénétrer plus profondément au sein de ces pièces, dépasser la

114 J. Emelina, op. cit., 1998, p. 493. 115 Voir supra, p. 133. 116 Voir la note 10 du présent chapitre pour le passage cité de ’H rmo ie imit tive de Piis où ce terme est employé.

177 légèreté qui constitue leur caractéristique principale, et trouver le discours sous-jacent qui rend la consécration de la philosophie voltairienne plus évidente. Il est alors facile de comprendre pourquoi certains critiques des XIXe et XXe siècles ont été moins indulgents avec ces deux ouvrages, comme c’est le cas d’Emelina, si les pièces ont été lues uniquement à un premier niveau, sans que l’on cherche à analyser les diverses significations possibles, comme nous avons essayé de le faire dans les pages précédentes. Il est très difficile de savoir avec certitude si le public de la fin du XVIIIe siècle avait observé, au cours de la représentation, tous les détails que nous avons relevés ici, qui témoignent de l’hommage que nos auteurs faisaient à un des plus grands penseurs de leur siècle, ou bien s’ils se sont simplement contentés d’apprécier les pièces pour leur légèreté et leur musique. Notons à cet égard que, dans les Annales du Théâtre Italien, nous trouvons un compte rendu de la pièce Léandre-Candide qui précise que « [s]i le fond de cette Piece est léger, les détails en sont piquans, les Vaudevilles coupés avec grace, les couplets remplis de délicatesse & de gaieté. Tout l’ouvrage a l’air facile, & l’ensemble en a paru agréable »117. Bien que d’Origny, l’auteur de ce résumé, remarque l’intérêt que « les détails » de l’ouvrage ont présenté, ce qui pourrait signaler les renvois à la philosophie voltairienne que nous avons soulignés ci-haut, il souligne surtout les caractéristiques principales liées à l’emploi de vaudevilles, notamment, l’atmosphère de joie que les couplets produisent118. Pourtant, étant donné que le but principal de notre étude a été de relever les moyens par lesquels nos dramaturges ont essayé de faire triompher l’esprit de Voltaire sur la scène et vu que les

117 Antoine-Jean-Baptiste-Abraham d’Origny, A es du héâtre It ie , de uis so origi e jus u’à ce jour : Dédiées au Roi, Paris : Chez la Veuve Duchesne, 1788, T. 3, p. 163. 118 À la fin de son compte rendu, d’Origny informe par exemple ses lecteurs d’un couplet où il est question des femmes, qui a particulièrement plu au public et que l’« [o]n a fait répéter […] : “Elles sont inconstantes, / On les en aime mieux : / Plus elles sont changeantes. / Plus elles font d’heureux.ˮ » (Id.).

178 témoignages de la réception des pièces sont rares119, notre analyse de cet aspect ne peut être amplifiée davantage. Nous supposons cependant que la connaissance des écrits de Voltaire qui, à la fin du siècle, s’était répandue dans les différentes couches de la société, permettait toutefois aux spectateurs de relever du moins certains des éléments faisant preuve de liens avec la pensée du philosophe.

Au cours de nos analyses, nous avons également noté, à plusieurs reprises, que les rapports hypertextuels mis en place par ces deux pièces contribuent à leur hybridation qui s’effectue, principalement, sur le plan générique. Ceci est dû, tout d’abord, au mélange du savant et du vulgaire, c’est-à-dire à l’amalgame des idées tirées de la littérature philosophique, dans laquelle se cadre Candide, à des éléments du théâtre comique secondaire, à savoir celui de la parade et du vaudeville. De plus, l’accent que nos vaudevillistes mettent sur l’esprit joyeux du conte, comme ils l’indiquent d’ailleurs dans un des deux vaudevilles finaux que nous avons examinés120, se voit mélangé, surtout dans la deuxième pièce à l’étude, à une sentimentalité qui annonce cette caractéristique dont sont dénotés, entre autres, certains vaudevilles du XIXe siècle121. Nous pouvons clairement voir que les pièces qui nous intéressent attestent toujours du fait qu’elles ont été créées pendant une période de transition entre deux mondes dramatiques, celui plus hiérarchisé du théâtre de l’Ancien Régime dont les auteurs s’éloignent pour tendre vers

119 Généralement, les critiques de l’époque s’attardent plus sur les couplets de ce type de pièces, remarquant à certains moments un couplet qui a particulièrement plu au public. Ils donnent parfois un résumé de l’ouvrage et, d’autre fois, surtout après l’établissement du Théâtre du Vaudeville, ils font une brève remarque sur les talents musicaux des acteurs principaux. Pour cette raison, il est difficile de savoir l’étendue de l’interprétation que l’on faisait des idées présentées dans une telle pièce, quoiqu’il soit possible de dire que celle-ci n’était pas la préoccupation principale des spectateurs. 120 Voir la note 30 dans ce chapitre-ci. 121 En parlant du théâtre de Scribe, Gérard Gengembre note : « Si la bourgeoisie s’y reconnaît avec ses petits problèmes, son culte de l’argent, ses confortables illusions en matière de sentimentalité, c’est qu’elle jouit de cette identification rassurante. Elle plébiscite son théâtre » (Gérard Gengembre, Le Théâtre français au 19e siècle (1789-1900), Paris : Armand Colin, 1999, p. 147.). Voir également les propos de Gidel qui traite des vaudevilles anecdotiques, très populaires pendant la première partie du même siècle, qui « sont souvent de caractère sentimental et moralisateur, surtout jusqu’aux années 1840 » (H. Gidel, op. cit., 1986, p. 41. Nous soulignons.).

179 le monde du vaudeville dramatique du siècle suivant, genre dont ils sont en train de mettre en place les fondations. La présence d’ouvrages de renom dans une production théâtrale considérée mineure témoigne, dans une certaine mesure, du désir de Barré et de ses collaborateurs de créer de nouvelles formes et directions pour leurs ouvrages dramatiques. Bien évidemment, Candide n’est pas le seul texte savant à se retrouver dans les pièces de ces vaudevillistes, bien qu’il soit le seul à servir d’une manière aussi évidente d’hypotexte. Comme nous pourrons le constater dans la prochaine section où nous porterons notre attention sur la comédie Voltaire, ou Une journée de

Ferney, la pratique de faire écho à la production littéraire voltairienne peut servir à expliciter l’intrigue d’une pièce, par la mise en place d’un parallèle entre les deux. Dans d’autres cas, un ouvrage considéré plus savant est littéralement incorporé dans une pièce, produisant de la sorte une intertextualité apparente, qui serait facilement reconnue par la salle. C’est le cas des pièces comme La Tragédie au Vaudeville (1801) que nous analyserons plus loin dans le chapitre, aussi bien que Gessner (1800) ou Chapelain, ou la Ligue des auteurs contre Boileau (1802) au sein desquelles figurent des passages entiers des idylles du poète Salomon Gessner et des satires de

Boileau. tant donné que ces trois pièces datent toutes d’une époque plus tardive que celle de la création de Léandre-Candide et Candide marié qui précèdent la mise en place du Théâtre du

Vaudeville, il serait possible d’affirmer que nos vaudevillistes explorent l’usage de différents types de rapports transtextuels, passant du lien moins visible qu’est celui de l’hypertextualité, à celui de plus évident de l’intertextualité. Mais les textes des érudits ne sont pas les seuls éléments

à être incorporés dans la création dramatique issue des collaborations de Barré. La présence d’auteurs de renom comme personnages sur la scène du Vaudeville est un autre aspect de ce corpus rendant hommage aux érudits que nous aimerions examiner plus en détail, en nous servant toujours de l’exemple de Voltaire.

180

3.3 La mise en scène de Voltaire comme personnage référentiel

Lors de son étude de la sémiologie du personnage, Philippe Hamon développe trois catégories dont notamment celle des personnages-référentiels qui peuvent être, selon lui,

« historiques […], mythologiques […], allégoriques […], ou sociaux […] »122. Il souligne que

« [t]ous renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et [que] leur lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être appris et reconnus) »123. Quoique nous n’ayons pas l’intention de faire une étude sémiologique du Voltaire tel qu’il apparaît dans la pièce Voltaire, ou Une journée de Ferney, il nous a paru important d’employer cette définition d’Hamon qui insiste justement sur le rôle que joue le spectateur dans la création de Voltaire en tant que personnage. Autrement dit, cette comédie de Barré, Desfontaines, Piis et Radet se doit de mettre en scène une version de Voltaire qui sera reconnue et acceptée par les membres de la salle assistant à la représentation. Nous voyons, encore une fois, l’importance du public dans la création des pièces à l’étude : tout comme ces vaudevillistes comptaient sur les connaissances musicales de leurs spectateurs afin de pouvoir introduire des sens secondaires qui, autrement, n’auraient pas nécessairement pu être représentés sur scène124, de même ils doivent se baser sur ces derniers pour aligner l’image de Voltaire présentée dans la pièce avec celle créée culturellement, amplifiant ainsi, une fois de plus la participation active du public. Il importe de souligner que ce grand penseur était perçu par ses contemporains non seulement dans son rôle de

122 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dir.), Poétique du récit, Paris : Seuil, 1977, p. 122. Les deux autres catégories qu’il développe sont celles des personnages-embrayeurs qui « sont les marques de la présence en texte de l’auteur, du lecteur, ou de leurs délégués » (Ibid., p. 122-123.) et celle des personnages-anaphores qui « tissent dans l’énoncé du réseau d’ e s et de rappels à des segments d’énoncés disjoints de longueur variable » (Ibid., p. 123. C’est l’auteur qui emploie les italiques.). 123 Ibid., p. 122. C’est l’auteur qui emploie les italiques. 124 Voir à ce sujet notre deuxième chapitre.

181 philosophe, comme il est vu aujourd’hui principalement, mais également, en tant que personne s’impliquant très activement dans la vie de ses concitoyens et combattant contre les injustices auxquelles ils devaient faire face. Parmi les luttes menées par Voltaire rappelons, entre autres, les affaires Calas, Sirven, La Barre ainsi que celle des serfs du Mont Jura125. Cherchant à affronter les abus commis par le système en place envers ses sujets, Voltaire était donc plus qu’un auteur aux yeux de ses contemporains ; l’on pourrait dire qu’il fut souvent perçu comme la voix des innocents et des faibles, incapables de se défendre par eux-mêmes126. C’est, à notre avis, cette image tout en particulier que nos vaudevillistes ont voulu mettre en scène par le biais de la pièce qui nous intéresse, sans toutefois s’égarer du chemin de la gaieté que leurs œuvres cherchaient à suivre. Nous verrons dans cette section, les moyens par lesquels ils ont rendu hommage aux diverses caractéristiques de ce grand érudit de leur temps, tout en restant fidèles au genre dramatique dans lequel ils l’encadraient.

3.3.1 Mercier, Cubières-Palmézeaux et le genre de l’apothéose dramatique

Comme nous l’avons déjà mentionné127, Mercier avait justement insisté pour rendre hommage à la qualité de bienfaisance d’un homme de génie lors de sa mise en scène128. De plus,

125 Cette image de Voltaire comme champion de la justice fut perpétuée au XIXe siècle. Dans sa « Notice sur Voltaire », Louis Moland affirme que « tout en continuant à produire des pièces de théâtre, des romans, des épîtres, il étendait son action et son rôle. Il se faisait le défenseur de la famille Calas. Jean Calas, vieillard protestant, accusé d’avoir pendu son fils, avait été exécuté à Toulouse le 9 mars 1762. Voltaire, par ses écrits, par son influence, obtint la révision de ce procès criminel ; la sentence du parlement de Toulouse fut cassée, l’innocence de Calas proclamée le 9 mars 1765. Il intervint de même dans les procès de Sirven, du chevalier de la Barre, et d’ talonde, de Montbailly, du malheureux Lally, de Morangiès » (Louis Moland, « Notice sur Voltaire », dans Voltaire, Lettres choisies, Paris : Garnier Frères, 1872, p. xviii.). 126 Voltaire était perçu ainsi dans l’Europe entière, comme en témoigne cet extrait d’un article irlandais : « [...] this generous and heroic energy with which he combatted the cause of Calas and others, and triumphed over the gloomy tyranny and ignorance of temporal power, while illustrating his nature, forms more than all the other achivements [sic] of his talents the lasting groundwork of his fame and his most illustrious passport to immortality. Of this he was, indeed, conscious in his old age, when he said – J’ i f it u eu de bie , c’est mo mei eur ouvr ge » ([S.a.], « Voltaire, his Life and his Genius », Dublin University Magazine, a Literary and Political Journal, vol. LXI, Jan.-June 1863, p. 94.). 127 Voir la note 14 du présent chapitre.

182 il avait souligné que, pour ce qui fut de Montesquieu, l’érudit auquel il adressait ses louanges dans la pièce Montesquieu à Marseille, « on a voulu montrer un jour de sa vie, & non sa vie entière »129. Selon Mercier donc, dans un tel ouvrage dramatique, l’attention doit être portée sur la vie quotidienne du personnage qui s’y voit loué, plutôt que sur l’œuvre de toute une vie ou bien sur ses créations littéraires130. ne des explications qu’il donne pour cette perspective est le fait que l’auteur dramatique ne peut pas espérer se mettre au même niveau que celui ayant inspiré sa pièce. Il précise notamment que :

Pour le faire parler dignement sur des matieres politiques, il auroit fallu avoir son génie : mais s’il y avoit de la témérité à donner un langage à Montesquieu, considéré comme auteur de l’Esprit des loix, ce n’est plus qu’un louable effort lorsqu’on se borne à le montrer sous le rapport d’homme sensible, modeste & bienfaisant.131

Mercier remarque cependant qu’un auteur dramatique doit tout de même rendre son personnage suffisamment reconnaissable pour le public, ce qui renforce les propos de Hamon que nous avons cités ci-dessus. Pour ce faire, le dramaturge doit respecter les traits de caractère participant

à la spécificité de l’érudit qu’il met en scène, rendant ainsi le personnage vraisemblable :

128 Celle-ci est également l’initiative que nous annonce l’auteur de La Mort de Molière lorsqu’il souligne dans la lettre adressée à Mercier : « Les vertus de Molière sont connues depuis long-temps. Il était bon père, époux sensible, ami généreux, citoyen bienfaisant » (M. de Cubières-Palmézeaux, op. cit., p. 12. Nous soulignons.). 129 L.-S. Mercier, op. cit., 1784, p. 5. 130 Comme nous l’indique Cubières-Palmézeaux, Mercier a renforcé la pratique de représenter le personnage principal d’une apothéose dramatique sous une lumière plus intime dans sa pièce La Maison de Molière (1787) où il avait montré « ce grand homme dans son domestique, & pour ainsi dire en déshabillé » (M. de Cubières-Palmézeaux, op. cit., p. 12.). Nous verrons que Barré, Desfontaines, Piis et Radet avaient procédé de la même façon dans Voltaire, ou Une journée de Ferney car le décor du premier acte représente le cabinet de Voltaire où celui-ci prendra son café, recevra son courrier ainsi que de la visite, mettant ainsi l’accent sur des activités de la vie quotidienne du personnage. 131 L.-S. Mercier, op. cit., 1784, p. 5. Nous soulignons. Cubières-Palmézeaux, quant à lui, soutient que : « les gens de lettres les plus renommés ont parlé aussi simplement que les autres hommes & ce n’est pas le style de leurs écrits qu’il faudrait imiter, mais celui de leur conversation. » (M. de Cubières- Palmézeaux, op. cit., p. 15.). Nous voyons, une fois de plus, que la tâche de faire un personnage parler comme son éponyme avait écrit s’avère impossible mais la conversation, marque du quotidien, de l’oralité, est imitable, du moins suffisamment pour que le personnage soit reconnaissable. Donc, chez les deux dramaturges, l’accent est mis sur la vie de tous les jours.

183

L’unité de caractere (& voilà déja un grand point) ne permettroit au poëte aucun trait vague. Il faudroit que tous les coups de pinceau tendissent à faire sortir la figure principale ; il ne pourroit pas s’écarter de son modele sans être redressé ; & si l’art consiste à se voiler, quel plus heureux moyen le poëte pourroit-il rencontrer pour cacher son travail, & montrer son personnage sous son attitude vraie & naturelle ?132

Cette qualité de vraisemblance133 est d’autant plus importante car elle participe à la création d’un spectacle ancré dans la réalité que le public connaît :

Le talent du poëte s’exerce trop souvent sur un caractere idéal, & le mensonge perce nécessairement, parce qu’il a fallu créer en entier un personnage non- existant. Pourquoi le poëte ne s’attacheroit-il pas aujourd’hui à ces figures animées, pleines de noblesse & de vie, qui sont pour ainsi dire, de notre

132 L.-S. Mercier, op. cit., 1784, p. 7-8. Mercier continue en précisant : « Je ne borne pas ces idées à la seule peinture des écrivains célebres : je les applique au magistrat, à l’homme de guerre, au prélat, à la femme aimable ; Turenne, Vendôme, Catinat, Lamoignon, Ninon Lenclos, &c. pourroient être aussi représentés sous leurs véritables traits, & on ne les verroit pas avec moins d’intérêt. Seulement les écrivains nous ayant laissé leur ame plus distinctement empreinte, leurs portraits offriroient plus de points de comparaison ; & les débats ingénieux qui naîtroient parmi les spectateurs de la diverse maniere de voir & de sentir, ajouteroient, si je ne me trompe, à la connoissance du cœur de l’homme & à la perfection de l’art dramatique » (Ibid., p. 8.). L’importance pour le public de pouvoir reconnaître sur la scène l’âme de l’érudit ayant inspiré le personnage, c’est-à-dire l’essence même de cet homme, est notable. De plus, Mercier nous montre que cet acte de reconnaissance aura pour résultat de produire des discussions importantes, insistant ainsi sur le besoin de rendre la participation des spectateurs plus active. 133 Affirmant à son tour que « les principaux caractères ont déjà été traités » (M. de Cubières-Palmézeaux, op. cit., p. 14.) et employant également un langage lié à la peinture, Cubières-Palmézeaux fait écho aux propos de Mercier : « Que celui donc qui mettra nos grands auteurs sur le théâtre, se contente de les peindre comme ils étaient ; voilà l’important, & qu’il n’emprunte point une palette étrangère. Il arrivera de là que la scène Française [sic], rivale du paisible Elysée, nous offrira ce qu’il y eut de plus grand & de plus vertueux sur la terre ; & nous y verrons bientôt errer ces morts immortels dont les traits ne nous sont transmis que dans des gravures insipides ou des bustes inanimés » (Ibid., p. 16.). La mise en scène de ces érudits de renom permet alors, selon l’auteur, de donner vie à leurs portraits, une caractéristique manquante aux diverses formes picturales ou sculptées employées généralement pour leur rendre hommage. Cubières-Palmézeaux pousse l’idée de « peindr[e] avec vérité » (Ibid., p. 12.) encore plus loin car il insiste sur la nécessité de montrer le caractère du personnage de Molière sous tous ses angles, avec ses qualités tout comme ses défauts, tel qu’il était connu : « Il résulte de tout ce qu'on a écrit sur ce grand homme & de ce qu'il a écrit lui-même, que ses passions étaient extrêmes. On sait que celle de l'amour a fait le tourment de sa vie ; & n'est-ce pas celle de la gloire qui, poussée au dernier dégré [sic], a soutenu son courage au milieu de toutes les contrariétés que ses ennemis lui ont fait éprouver ? Grimarest & la tradition nous apprennent que sa franchise tenait de la brusquerie, qu'il était né avec un tempéramment [sic] bilieux, quoique mélancolique, que son humeur allait souvent jusqu'à la colère ; ce n'est pas sans raison qu'on a cru que le Misantrope était Molière lui-même, & qu'il s’était peint dans le sublime rôle d'Alceste » (Ibid., p.12-13. Nous soulignons.). ne fois de plus, l’auteur insiste sur l’importance d’aligner l’image du Molière qu’il crée avec celle du vrai homme détenue par les spectateurs, rendant ainsi le personnage référentiel reconnaissable.

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société, puisque leurs noms, leurs ouvrages & les traits de leur caractère sont incessamment mêlés à nos entretiens journaliers ?134

Ainsi, il semblerait qu’une des raisons principales pour laquelle Mercier avise d’employer les grands hommes de l’époque comme personnages principaux pour de nouveaux ouvrages est le fait que ceux-ci font partie des conversations quotidiennes de tous, spectateurs aussi bien que d’autres auteurs dramatiques. Alors, plutôt que d’offrir une représentation ancrée principalement dans l’histoire, comme nous serions enclins à croire à première vue, compte tenu des sujets de ces apothéoses dramatiques135, ces pièces participent plutôt à la création d’un spectacle d’actualité. tant donné que ceci constitue une qualité inhérente du genre du vaudeville136, il est facile de voir la raison pour laquelle les auteurs qui nous intéressent ont choisi à leur tour de produire ce type d’hommage. Il importe alors de déterminer s’ils mettent également l’accent sur la qualité de bienfaisance du personnage, sur sa vie quotidienne, et s’ils tiennent à l’aspect de vraisemblance autant que Mercier et Cubières-Palmézeaux afin de rendre le Voltaire de leur pièce reconnaissable pour leur public, en cherchant à le mettre en scène « sous son attitude vraie

& naturelle »137.

134 L.-S. Mercier, op. cit., 1784, p. 8-9. Nous soulignons. 135 D’ailleurs, Cubières-Palmézeaux souligne explicitement le fait que ces pièces ne sont pas à être prises comme des témoignages historiques lorsqu’il affirme : « une comédie n’est point un récit historique, ni une vie à la manière de Plutarque & l’auteur dramatique est souvent obligé de plier les vérités pour donner à son ouvrage plus de vraisemblance » (M. de Cubières-Palmézeaux, op. cit., 1802, p. 10.). 136 Selon Gidel, à partir de 1800, le vaudeville anecdotique – un des deux types de ce genre dramatique dont l’autre serait le vaudeville-farce – « prend comme point de départ une anecdote du passé, ou un fait divers emprunté à l’actualité » (H. Gidel, op. cit., 1986, p. 44. Nous soulignons.) Il précise que « [l]es faits divers contemporains, les inventions récentes, les modes nouvelles sont également la pâture du vaudeville anecdotique » (Ibid., p. 45-46.). 137 L.-S. Mercier, op. cit., 1784, p. 8 ou voir supra p. 183.

185

3.3.2 Voltaire ou Une journée de Ferney : un exemple d’apothéose dramatique

La pièce à l’étude, Voltaire ou Une journée de Ferney, représentée pour la première fois sur la scène du Vaudeville le 19 février 1799 selon l’indication de la page de titre138, est une comédie en deux actes en prose et en vaudevilles. L’intrigue principale peut être résumée simplement : deux jeunes amoureux, Jeannette – la nièce de Baba, servante de Voltaire – et

Prospère, veulent se marier et ils se font aider par Voltaire qui éloigne de la jeune fille un premier prétendant, M. Fausset, préférant le jeune Prospère que, par la même occasion, il réconcilie avec son père. Le tout est facilité par une représentation de sa pièce ’E f t prodigue, dont la trame narrative présente des similarités avec les événements auxquels sont confrontés les personnages de la pièce qui nous intéresse, comme le remarque d’ailleurs le personnage de Voltaire139. À la fin de notre comédie, les obstacles140 posés aux amours des jeunes se dissipent rapidement lorsque Voltaire accorde à Jeannette le choix de son époux. Plutôt

138 La date est donnée sous la forme du calendrier républicain, c’est-à-dire le premier ventôse an VII. De là une certaine confusion quant à la représentation initiale est issue. C SAR indique qu’il s’agit du 21 février tandis qu’un grand nombre de bibliographies dramatiques du XIXe siècle emploient l’année 1802. Celle-ci est en effet la date de publication de l’ouvrage. 139 Il s’agit d’une comédie en vers et en cinq actes qui, selon le catalogue C SAR, fut représentée pour la première fois le 10 octobre 1736 et dont la première édition date de 1738. Nous traiterons à la fin de cette section de l’importance de l’ouvrage de Voltaire comme hypertexte à notre pièce. 140 Tout d’abord, la nièce de Voltaire, Mme Denis, désirait que son oncle soutienne le mariage entre Jeannette et M. Fausset. Un deuxième obstacle était le fait que Firmin, le père de Prospère refusait de pardonner à son fils pour avoir quitté la maison parentale afin de vivre une vie libertine, malgré le fait que ce dernier, ayant compris qu’il faisait fausse route, avait redressé sa vie et était devenu un excellent horloger, tout comme l’était d’ailleurs son père. Le courroux de Firmin se comprend plus facilement lorsque l’on connaît le principe de la mainmorte, que le dictionnaire Littré définit comme étant l’« [é]tat des serfs qui, en vertu d'anciens droits féodaux, étaient privés de la faculté de tester et de disposer de leurs biens quand ils n'avaient pas d'enfants ; c'était le seigneur qui était leur héritier ». Qui plus est, pour que les héritiers puissent recevoir les biens de leur père, il fallait qu’ils aient habité pendant toute leur vie sous le toit parental, faute de quoi, l’héritage allait automatiquement au seigneur. Ainsi, par son départ, Prospère a non seulement insulté l’honneur de son père et gaspillé l’argent qu’il lui avait pris, mais il aurait fait perdre à celui-ci sa boutique d’horloger si le seigneur du village était tout autre que Voltaire. Notons que l’injustice de cet ancien droit féodal constitue en effet la base de l’affaire des serfs du Mont Jura à laquelle s’était consacré Voltaire à la fin de sa vie et dont, malheureusement, il n’a pas pu voir la résolution de son vivant étant donné que ce droit féodal fut abolit par un édit royal datant d’août 1779, un an après la mort du grand philosophe. Nous verrons plus tard que nos dramaturges changent cet aspect crucial à la fin de leur pièce.

186 que d’exprimer ses sentiments envers Prospère, la jeune amoureuse se tourne vers Firmin et affirme qu’elle « choisi[t] [s]on père »141. Ce geste attendrit le père Firmin qui pardonne à son fils ses fautes de jeunesse et l’accueille, avec sa fiancée, dans sa maison. La situation décrite ici sert principalement, à notre avis, à mettre en évidence la bonté et la générosité de Voltaire qui, plutôt que de choisir un mari pour la jeune fille, lui accorde ce droit. De plus, la pièce contient des détails qui n’ont pas nécessairement un rapport direct à cette situation amoureuse ce qui nous mène à leur prêter plus d’attention. Ces divers éléments se rapportent en effet à Voltaire même et

à sa vie quotidienne, donnant ainsi l’impression au spectateur que l’intrigue principale serait tout simplement un prétexte, une base sur laquelle repose l’hommage que nos auteurs font au

« brillant Voltaire », tel que Piis l’avait caractérisé dans son Harmonie imitative142. Regardons à présent avec plus d’attention ces différents détails de la pièce.

Si l’on revient aux idées présentées par Mercier et Cubières-Palmézeaux, la bienfaisance d’un personnage référentiel d’une apothéose dramatique est la caractéristique principale à mettre en valeur. Il nous semble que la pièce à l’étude se conforme particulièrement bien à ce précepte.

Outre le fait que Voltaire aide les jeunes amoureux à surmonter toutes leurs difficultés afin de pouvoir s’unir, les luttes auxquelles il a dédié une grande partie de sa vie sont mises en évidence dans cette pièce comme nous le verrons ci-dessous143. L’image d’un homme bon et généreux est renforcée par les propos des autres personnages, comme en témoigne l’extrait suivant dans lequel

141 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines, Pierre-Antoine-Augustin de Piis et Jean-Baptiste Radet, Voltaire, ou Une journée de Ferney, Paris : Chez Barba, 1802, acte II, sc. 8, p. 53. 142 Voir la note 10 au sein de ce même chapitre. 143 Notons dès maintenant que dans le vaudeville final de la pièce, le personnage de Voltaire fait référence au « meilleur [de ses] œuvres » (Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte II, sc. 8, p. 55.) en énumérant les luttes pour lesquelles il était fort connu de son temps : « Faire beaucoup de vers n’est pas / Une chose si rare ; / Mais j’ai défendu les Calas, / Les Sirven, les Labarre ; / Long-tems outragé, / Le Jura vengé / Me nommera son père. / Si j’en crois mon cœur, / Voilà le meilleur / Des œuvres de Voltaire » (Id.).

187 on voit la surprise de Prospère que Voltaire prenne le temps pour parler à Firmin afin de les raccommoder :

PROSPÈRE. Hé quoi ! ce grand homme daignerait se distraire de ses travaux sublimes pour s’occuper de nos petits intérêts ? BABA. Oh ! il trouve du tems pour tout : il termine un chef-d’œuvre, il défend un innocent, il combat une injustice, il élève des manufactures, il fait défricher des terres, et tout ça marche à la fois. PROSPÈRE. Quel grand génie ! JEANNETTE. Quelle ame sensible et généreuse ! PROSPÈRE. Et que de bien il fait dans le pays ! BABA. AIR : Il est prudent. Ah ! si Voltaire, Avec transport, Est lu par toute la terre, Nous, dans Ferney, disons d’accord : A son cœur, et c’est mieux encor, Non, non, son esprit n’a jamais fait tort. PROSPÈRE. A maint horloger Etranger, Offrant plus d’une ressource, Il fait bâtir pour les loger ; Puis il sait de sa bourse Les encourager. ENSEMBLE. Ah ! si Voltaire, etc. JEANNETTE. Ma tante Baba Te dira Qu’il veut de la servitude Affranchir notre Mont Jura. BABA. Il y met son étude, Il y réussira. ENSEMBLE. Ah ! si Voltaire, etc.144

144Ibid., acte I, sc. 11, p. 14-15. Baba avait déjà évoqué le caractère bienfaisant de son maître en parlant à Mme Denis : « Ah ! je sais que monsieur est trop bon, et la reconnaissance de Jeannette, la mienne… »

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Nous voyons que les actions de Voltaire sont bien plus prisées par les habitants de Ferney que ses créations littéraires, quoiqu’elles soient appréciées « par toute la terre ». Cette image est

également renforcée plus loin dans la pièce, lorsque Voltaire s’entretient avec son ami, le

Docteur Trochin, qui l’appelle, en sortant, « l’être sensible, bienfaisant que les hypocrites et les sots ne cessent de calomnier »145. De même, quand Voltaire lui demande de veiller à la santé de son jardinier et d’un autre habitant de Ferney, le docteur lui dit : « Votre bourse et votre plume sont le patrimoine des indigens et des opprimés »146, ce qui pousse le personnage du philosophe à affirmer qu’il aime faire du bien même à ceux qui ne sont pas reconnaissants :

VOLTAIRE. Air du vaudeville des Visitandines. Beaucoup perdent la souvenance De mes bienfaits, de mes travaux ; Mais je n’en sais tirer vengeance Que par des services nouveaux. Il est un plaisir que j’éprouve Quand j’oblige un de ces ingrats : Peut-être, me dis-je tout bas, C’est un ami que je retrouve.147

Non seulement le personnage référentiel de cette comédie se plaît à faire du bien autour de lui, mais il se soucie peu de reconnaissances ou de la gloire qu’il pourrait en recevoir. Les auteurs mettent l’accent sur la bienfaisance de l’homme tout en le caractérisant d’une modestie qui rend ainsi la première qualité d’autant plus considérable. Pourtant, nous ne pourrons pas dire que ce personnage est présenté comme étant trop humble ; pour lui, le triomphe qu’il cherche est de

(Ibid., acte I, sc. 4, p. 6. Nous soulignons). L’image d’un Voltaire qui soutient les projets matrimoniaux d’une jeune femme est également mise en évidence lorsque celui-ci lit une lettre de son ami Argental : « (Il lit) “Nous avons eu la visite de mademoiselle Corneille, devenue madame Dupuis : elle se félicite de son sort, et ne cesse de bénir son bienfaiteur…” (Vivement) Je ne lui ai rien donné : ce sont les chefs- d’œuvres [sic] du grand Corneille qui l’ont dotée » (Ibid., acte I, sc. 13, p. 21.). 145 Ibid. acte I, sc. 16, p. 26. 146 Ibid. acte I, sc. 16, p. 25. 147 Id.

189 réussir à défendre ceux qui ne peuvent pas le faire pour eux-mêmes, tout comme il l’explique en parlant de la fameuse affaire Calas :

VOLTAIRE. Et la réhabilitation des Calas qui n’arrive pas ! TRONCHIN. Il faut le tems. VOLTAIRE, vivement. Le temps !... le tems !... demander du tems pour réparer une injustice ! Savez- vous que depuis la poursuite de cette malheureuse affaire, je n’ai pas eu un moment de véritable tranquillité, et qu’il ne m’est pas échappé un sourire que je ne me sois reproché comme un crime ? j’ai porté la cause des Calas au tribunal du public, juge né et irrécusable des jugements des hommes ; et mordieu ! je ne cesserai d’écrire, de presser, de crier. On dit que je me répète ! oui, je me répète ! je rabâche ! c’est le privilège d’un vieillard, et je rabâcherai jusqu’à ce que mes concitoyens se soient corrigés de leurs sottises. Il faut insister, inculquer ; sans quoi, tout s’oublie. TRONCHIN. J’admire cette énergie, j’aime à trouver en vous le défenseur des opprimés ; mais, mon ami, calmez-vous… VOLTAIRE. Je n’en suis pas le maître… mon ame s’indigne, ma tête s’exalte, tout le sang me bout quand je songe aux injustices des hommes ! TRONCHIN. Vous ne les changerez pas, et le tems que vous employez à la réforme des abus est perdu pour votre gloire littéraire. VOLTAIRE. Et que m’importe un peu de fumée : je ne connais qu’une véritable gloire, celle de venger l’humanité, et d’arracher des victimes à l’oppression.148

148 Ibid., acte I, sc. 15, p. 24. Nous soulignons. De même, vu que le personnage qui nous intéresse ne cherche pas à se faire louer pour sa production littéraire, il s’indigne lorsqu’il apprend qu’on veut ériger une statue en son honneur. Tronchin n’est pas d’accord avec l’attitude de son ami et lui réplique : « Et vous appelez cela folie !… l’hommage le plus étonnant, le plus flatteur » (Ibid., acte I, sc. 15, p. 23.), ce qui pousse Voltaire à rétorquer : « Oh ! très-flatteur, sans doute. / AIR : On compterait les diamans. / Le public vous comble aujourd’hui / De ces honneurs qu’il prostitue ; / Vous devenez un dieu pour lui / Il vous élève une statue. / Mais dans ses caprices nouveaux, / Le lendemain, c’est autre fête : / Il met la statue en morceaux, / Pour vous les jeter à la tête » (Id.). De toute évidence, Barré et ses collaborateurs prouvent que, du moins en ce qui concerne le grand Voltaire, ceci n’est pas le cas ; ils continuent à chanter la gloire du philosophe, vingt-et-un ans après sa mort, et les spectateurs, en assistant à leur pièce, font preuve de la même estime pour ce personnage. Notons par la même occasion que l’hommage que font nos auteurs à Voltaire, en montrant sa bienfaisance et soulignant sa rage de ne pas voir la résolution de l’affaire Calas suffisamment vite, contient également une révérence métaphorique au public que l’on dit être « un juge né et irrécusable des jugements des hommes ». Nous pouvons dire que la répétition lexicale aide à renforcer ce petit compliment ou, du moins, elle permet que celui-ci ne soit pas perdu au sein de la réplique du personnage de Voltaire.

190

Cet extrait, tout comme les précédents d’ailleurs, illustre bien la bienfaisance de Voltaire, ce « défenseur des opprimés » comme l’avait appelé Tronchin prouvant que, de ce point de vue, les conseils de Mercier et de Cubières-Palmézeaux concernant la création d’une apothéose dramatique sont respectés par nos quatre auteurs. Bien évidemment, le vaudeville final de cette pièce sert à renforcer cette image davantage ; à ce moment-là, chaque personnage chante une strophe qui sert à flatter Voltaire, tout comme celle de Baba que voici :

BABA. On le dit savant, On le nomme grand ; Ce n’est pas mon affaire : Mais moi, je maintiens, Et je vous soutiens, Que c’est le bon Voltaire.149

Il reste à voir si les autres préceptes que nous avons relevés ci-dessus sont pris en compte par

Barré et ses collaborateurs.

Une deuxième idée importante qui ressort des écrits de Mercier, ainsi que de ceux de

Cubières-Palmézeaux par la suite, est celle que l’hommage fait au sein d’une apothéose dramatique doit se focaliser sur la vie quotidienne du personnage référentiel. Celui-ci doit néanmoins rester reconnaissable pour les spectateurs ce qui implique que le regard sur la vie de tous les jours du personnage ne peut s’égarer de l’idée que la société s’est faite de lui. Les auteurs de notre comédie tâchent de maintenir cet équilibre délicat en montrant Voltaire dans son cabinet, où il s’adonne à des activités que l’on pourrait considérer comme banales, mais qui servent à renforcer une certaine image du philosophe qui s’aligne avec la perception culturelle de l’homme. Tout d’abord, une des premières choses que le spectateur apprend est que Voltaire ne doit pas être dérangé vu qu’il est en train de jouer aux échecs avec le père Adam. Ce loisir très populaire à l’époque pourrait être considéré une simple distraction qui n’a pas nécessairement de

149 Ibid., acte II, sc. 8, p. 54. Nous soulignons.

191 rapport avec la véritable vie de Voltaire. Il se trouve cependant que ce jeu constituait un passe- temps très prisé pour le philosophe et que ce fait était bien connu à l’époque ayant été documenté

à l’écrit et même picturalement. D’ailleurs, les auteurs semblent avoir basé les divers détails d’une journée du grand personnage, entre autres, sur une série de tableaux faits par Jean Huber au cours de la deuxième moitié du siècle. Ce dernier était si renommé pour ses portraits de

Voltaire qu’il était surnommé Huber-Voltaire. Parmi cette série mettant en scène divers aspects de la vie de Voltaire, on retrouve un tableau intitulé Voltaire jouant aux échecs avec le Père

Adam (1775) ce qui, dans la pièce à l’étude, indique que le passe-temps est plus qu’un simple

élément de la journée du philosophe ; il constitue une façon de rendre ce personnage référentiel plus reconnaissable pour les spectateurs de l’époque dont certains avaient peut-être vu ces différentes peintures150. Similairement, les scènes onze et douze du premier acte, où Voltaire consulte les journaux et son courrier, contribuent à présenter le personnage dans une activité quotidienne tout en permettant l’inclusion de détails qui le rendront plus facilement identifiable par les spectateurs. On le voit s’emporter contre Fréron151, qui le critiquait souvent dans l’Année

150 Aujourd’hui, ces tableaux produits par Huber au cours de la même série (1750-1775) se trouvent au musée State Hermitage de St. Petersburg où les titres figurent en russe et en anglais. Autre que le tableau mentionné ci-dessus, on y retrouve huit tableaux de plus : Voltaire in a Cabriolet, Voltaire on the Theatre Scene, Voltaire Planting Trees, Voltaire Riding a Horse, Voltaire Taming a Horse, Voltaire Welcoming his Guests, Vo t ire’s Bre kf st, Vo t ire’s Morning. Notons que dans la comédie à l’étude nous retrouvons les épisodes du déjeuner de Voltaire (Ibid., acte I, sc. 11), du moment où il reçoit de la visite (Ibid., acte I, sc. 13-21) ainsi que celui où il se trouve sur scène également (Ibid., acte II, sc. 5). Ces diverses activités quotidiennes ne sont pas, de toute évidence, une invention de la part de nos auteurs. Pour plus de renseignements sur les divers tableaux et gravures de Voltaire faites par Huber voir l’entrée « Jean Huber » dans l’ouvrage du baron Roger Portalis et d’Henri Béraldi, Les Graveurs du dix-huitième siècle, Paris : Damascène Morgand et Charles Fatout, 1881, T. 2, p. 432-437. 151 Cet emportement rend une image plus réelle de Voltaire, respectant les indications de Mercier concernant l’unité de caractère du personnage représenté (Voir ci-dessus, p. 183.). De même, lorsque le Voltaire de notre pièce perd sa partie d’échecs, Barré et ses collaborateurs ne cherchent pas à le présenter sous une lumière idéalisée mais le montrent se fâcher vivement contre le Père Adam : « Maudit jésuite ! ne pas gagner une seule partie depuis trois jours ! » (Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte I, sc. 10, p. 15.). Lorsque son adversaire lui rappelle qu’il l’avait mis en échec et mat, Voltaire s’écrie : « Et par qui ? par un père Adam !... par un… Va-t-en [sic] au diable avec tes maudits échecs, et ne m’en parle jamais » (Ibid., p. 16.). Il se trouve que le grand philosophe aimait peu perdre à ce jeu et que ses

192 littéraire, et même créer une épigramme contre Charles-François Michel, receveur général responsable d’une diminution significative de la fortune de Voltaire lorsqu’il fit banqueroute152.

L’exactitude de cette représentation de la vie quotidienne de Voltaire au sein de la pièce fut d’ailleurs remarquée par ses critiques, comme par exemple celle-ci, de ’Es rit des jour ux où l’on remarque justement :

La pièce […] a obtenu un succès d’estime ; l’excessive simplicité de son intrigue (qui n’est qu’un foible accessoire), nous dispense de l’analyser ; il nous suffit de dire que les auteurs ont voulu réunir dans le même cadre les principaux traits caractéristiques de Voltaire, & qu’ils y ont parfaitement réussi. Aucune des saillies connues de ce grand homme n’a été omise dans cette pièce, & elle en rapporte un grand nombre que beaucoup de personnes ignoroient. Les auteurs ont si bien saisi la physionomie morale de leur héros, que, dans le cas même où la contexture de leur ouvrage eût été défectueuse, ils auroient encore eu le mérite d’intéresser vivement ceux qui n’ont jamais vu le philosophe de Ferney, par des détails de sa vie privée, qui sont tous vrais, jusqu’à la scène même où Voltaire met de ’e u-rose dans son café. On a trouvé des longueurs dans cette pièce, & cela devoit être ; les détails les plus soignés, les saillies les plus piquantes ne peuvent complètement suppléer au vide presque total d’action, surtout dans le long espace de trois actes ; mais il est juste aussi de dire que les auteurs ne pouvoient guère éviter ce défaut ; mettant sur la scène un homme comme Voltaire, il falloit achever son portrait & ne pas tomber dans le défaut plus grand encore de le placer dans un cadre trop resserré. En général, & quoique leur ouvrage n’ait pas obtenu un succès d’enthousiasme, les auteurs de la Journée de Ferney méritent beaucoup d’éloges. Leur dialogue est plein & bien coupé ; leurs couplets sont du meilleur ton, & il règne dans tous le cours de la pièce une gaieté vive & spirituelle, parfaitement analogue au sujet.153 adversaires, afin de ne point le fâcher, le laissaient parfois gagner, comme atteste cette note d’un ouvrage d’Arsène Houssaye : « On sait que Voltaire avait menacé le R. P. Adam de lui jeter sa perruque à marteaux à la face s’il osait le gagner. n jour, le pauvre père, sûr de faire échec et mat, se leva tout effrayé, s’enfuit par la fenêtre et disparut dans le parc » (Arsène Houssaye, Le Roi Voltaire, Paris : Michel Lévi Frères, 1858, p. 255.). Si l’attitude du jésuite de la comédie de Barré diffère de ce que nous présente Houssaye, celle de Voltaire semble se conformer tout à fait à la perception qu’avait de lui la société de son temps et du siècle suivant. 152 « Michel, au nom de l'éternel, / Mit un jour le diable en déroute; / Mais après cette banqueroute, / Que le diable emporte Michel ! » (Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte I, sc. 13, p. 19.) L’épigramme figure en effet dans une lettre adressée à l’abbé Moussinot, datant de juillet 1741 (Voltaire, Œuvres com ètes. orres o d ce, Paris : Chez Firmin Didot frères, fils & cie., 1861, T. 11, p. 406.). La seule différence est que dans le deuxième vers, à la place des mots « un jour », on retrouve « jadis ». 153 [S. a.], « Spectacles – Théâtre du Vaudeville », dans ’Es rit des jour ux fr ç is et étr gers ; par une société de gens de lettres, T. 6, février 1799, p. 183-184. Les auteurs emploient les italiques et nous soulignons. Il nous faut signaler qu’à notre connaissance, la pièce ne comporte que deux actes et non pas

193

Nous voyons que l’attention portée par nos auteurs aux détails de la vie quotidienne de leur personnage référentiel le rend d’autant plus reconnaissable pour un public qui était très familier avec l’œuvre et la vie du grand philosophe, tout comme il l’était avec les luttes qui lui avaient tenu le plus au cœur. Barré et ses collaborateurs se conforment donc une fois de plus aux préceptes énoncés par Mercier et Cubières-Palmézeaux qui encouragent l’auteur d’une apothéose dramatique de « peindre [ses sujets] comme ils étaient ; voilà l’important, & qu’il n’emprunte point une palette étrangère »154. Les couleurs employées par nos vaudevillistes pour peindre leur sujet, nous l’avons bien montré, paraissent être très proches de la vérité en ce qui concerne les activités quotidiennes de Voltaire ainsi que les luttes qu’il avait menées tout au long de sa vie.

Mais nous ne pouvons pas dire qu’elles sont exactes car, dans cette pièce, nous nous retrouvons face à une inexactitude très importante qui ne nuit cependant pas à la vraisemblance du personnage référentiel.

Comme nous l’avons précisé ci-dessus155, Voltaire n’avait pas vu la résolution de l’affaire des serfs du Mont Jura qui ne fut réglée par un édit royal que l’année suivant sa disparition156. Il s’avère en effet que l’affranchissement de la servitude féodale produite par cet

trois. De plus, l’édition que nous possédons ne mentionne pas le fait que Voltaire avait mis de l’eau-rose dans son café. Il se peut que ce geste fût rajouté lors de la représentation. Il est intéressant de noter que dans ce même volume de ’Es rit des jour ux on retrouve aussi l’annonce de la publication de la correspondance de Voltaire et du cardinal de Bernis, de 1761 à 1777 ce qui prouve que l’intérêt porté par nos dramaturges à ce grand homme se conformait assez bien au goût du moment. 154 M. de Cubières-Palmézeaux, op. cit., p. 16 et voir supra, note 133, pour la citation complète. 155 Voir la note 140 du présent chapitre. 156 « C'est Voltaire qui en 1778, l’année de son triomphe et de sa mort, l’année où il bénit le fils de Franklin au nom de Dieu et de la Liberté, plaida éloquemment la cause des serfs du Mont-Jura et de la fameuse abbaye de Sainte-Claude. C’est lui qui provoqua l’édit d’août 1779 ; cet édit, en affranchissant les main-mortables des domaines du roi, en abolissant partout le droit de suite […], témoigne de tout l’empire que la féodalité conservait, dans l'ordre de la société civile, sur l'état des personnes et des propriétés : “Constamment occupé, dit Louis XVI, de tout ce qui peut intéresser le bonheur de nos peuples et mettant notre principale gloire à commander à une nation libre et généreuse, nous n’avons pu voir sans peine les restes de servitude qui subsistent dans plusieurs de nos provinces ; nous avons été affectés en considérant qu’un grand nombre de nos sujets, servilement encore attachés à la glèbe, sont

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édit de 1779 ne fut véritablement mis en place qu’avec l’avènement de la Révolution, comme en témoigne Louis-Firmin Julien Laferrière dans le passage suivant :

L’appel fait à l’amour de l’humanité par une ordonnance, où l’esprit vigoureux de Turgot se montrait affaibli par les ménagemens de Necker, ne fut point entendu de la féodalité du 18e siècle, et sur ces terres livrées en grande partie aux seigneurs, aux communautés, aux bénéficiers et aux décimateurs, se courbait encore, en plusieurs lieux, le front avili du serf du moyen-âge, quand la révolution de 1789 fit aux droits de l'humanité un appel plus retentissant que l'édit timidement progressif de 1779.157

Toutefois, dans la pièce à l’étude, la nouvelle de l’affranchissement tant désiré par Voltaire et les habitants de Ferney arrive en fin de journée, lorsque Jeannette, soutenue par le grand philosophe, doit choisir son futur mari. Grâce à cette joyeuse nouvelle, la dot de la jeune fille est amplifiée tandis que le jeune Prospère est maintenant dans la possibilité d’hériter la boutique de son père malgré le fait qu’il avait quitté la maison familiale pour un certain temps. Il nous semble cependant que ces détails ne produisent pas nécessairement un assez grand effet au sein de l’intrigue pour justifier que les auteurs modifient ainsi les événements de la vie de Voltaire.

Pourquoi alors chercheraient-ils à rompre l’aspect de véracité de leur ouvrage ? À notre avis, la réponse à cette question est la même raison que celle donnée par Cubières-Palmézeaux pour justifier les quelques changements qu’il avait portés aux épisodes de la vie de Molière, à savoir, que, surtout lorsqu’il est question d’une comédie, « l’auteur dramatique est souvent obligé de

regardés comme en faisant partie, et confondus pour ainsi dire avec elle ; que privés de la liberté de leurs personnes et des prérogatives de la propriété, ils sont mis eux-mêmes au nombre des possessions féodales ; qu’ils n’ont pas la consolation de disposer de leurs biens après eux, et qu’excepté dans certains cas, rigidement circonscrits, ils ne peuvent pas même transmettre à leurs propres enfans le fruit de leurs travaux ; […] Justement touché de ces considérations, nous aurions voulu abolir, sans distinction, ces vestiges d’une féodalité rigoureuse ; mais nos finances ne nous permettent pas de racheter ce droit des mains des seigneurs, et retenu par les égards que nous aurons dans tous les temps pour les lois de la propriété, que nous considérons comme le plus sûr fondement de ’ordre et de justice, nous avons vu avec satisfaction qu’en respectant ces principes, nous pourrions cependant effectuer une partie du bien que nous aurions en vue, en abolissant le droit de servitude, non-seulement dans tous les domaines en nos mains, mais encore dans tous ceux engagés par nous et les rois nos prédécesseurs […]” » (Louis-Firmin Julien Laferrière, Histoire du droit français, Paris : Joubert, 1838, T. 1, p. 511-512.). 157 Ibid., p. 514.

195 plier les vérités pour donner à son ouvrage plus de vraisemblance »158. De plus, il avait précisé :

« si je blesse la chronologie, je ne crois pas offenser la raison »159. Tout comme ce dramaturge,

Barré et ses collaborateurs choisissent de représenter leur personnage référentiel de façon plus complète, même si, à leur tour, ils « blessent » la chronologie, étant donné que ce changement leur permet de présenter Voltaire tel que leurs spectateurs le connaissent, c’est-à-dire comme l’homme ayant provoqué l’affranchissement des serfs du Mont-Jura. Cette image bien plus vraisemblable en 1799 s’accorde alors mieux avec les connaissances du public, c’est-à-dire avec sa raison. Il nous semble également que la date de la première représentation de cette comédie participe en partie à motiver la liberté prise par nos auteurs quant à cet aspect de la vie de

Voltaire. Étant donné que la pièce est mise en scène dix ans après la prise de la Bastille, il est facile de voir cette légère modification historique comme un petit hommage de la part des auteurs à la Révolution même, qui avait servi à rendre le rêve de Voltaire réalité par l’abolition totale des droits féodaux. À notre avis, il est alors possible de dire que les pièces mettant en scène des personnages historiques160 fournissent à nos vaudevillistes un moyen de focaliser leur

œuvre, ces petites comédies en vaudevilles, sur des sujets de conversation de la société au moment où les pièces sont produites, montrant assez bien que leurs créations constituent des ouvrages dramatiques d’actualité, comme sera bien sûr le cas pour le genre du vaudeville au

XIXe siècle.

Comme notre analyse a pu le montrer, la pièce Voltaire, ou Une journée de Ferney respecte presqu’à la lettre les conditions d’une apothéose dramatique établies par Mercier et

Cubières-Palmézeaux. À travers la mise en scène d’une journée de la vie de Voltaire, les auteurs

158 M. de Cubières-Palmézeaux, op. cit., 1802, p. 10 et voir plus haut dans ce chapitre, note 135. 159 Ibid., p. 11. 160 À part Voltaire, comme nous l’avons précisé au début de ce chapitre, nous retrouvons également comme personnages-référentiels Racine, Boileau, Rousseau et Gessner entre autres.

196 rendent hommage à la bienfaisance de ce grand homme en faisant son portrait avec une palette tout à fait vraisemblable et en le présentant sous une lumière qui permet aux spectateurs de reconnaître le philosophe tel que la société de l’époque le percevait. En effet, le personnage référentiel de Voltaire se conforme à l’image qui fut attribuée au vrai homme par la culture et qui fut ensuite figée par elle, tout comme l’avait précisé Hamon161. Nous le voyons, dans son intimité, au cours d’une journée de sa vie, sans toutefois perdre de vue la figure du vainqueur contre la féodalité de l’Ancien Régime, rôle qui lui fut conféré après sa mort. Il semblerait alors, d’après les analyses présentées ici, que l’apothéose dramatique faite par Barré, Desfontaines Piis et Radet est réussie si l’on prend en considération les écrits de Mercier et Cubières-Palmézeaux.

3.3.3 Un nouvel exemple de rapports transtextuels

S’il s’agit d’un seul jour de la vie de Voltaire, c’est tout de même un jour de représentation auquel nous assistons. Dès le début de la pièce, ce fait est rendu explicite : Mme

Denis est en train de répéter son rôle lorsqu’on la voit sur scène pour la première fois et, par la suite, les personnages parlent des costumes à finir pour la représentation qui aura lieu le soir même. Il s’agit de ’E f t rodigue qui, comme nous l’avons déjà précisé lors de la présentation de l’intrigue, facilite la résolution du conflit entre Prospère et son père Firmin. Ce dernier, assistant à la répétition de la pièce, est attendri lorsqu’Euphémon et son fils se réconcilient, même s’il n’est pas prêt à pardonner les fautes de son propre fils jusqu’à ce que, plus tard, Jeannette le choisisse comme père. C’est d’ailleurs le personnage de Voltaire qui souligne les similarités entre la situation du jeune Prospère et celle de sa propre comédie :

PROSPÈRE. AIR : De ’effort sur ture . Un beau jour, impatienté Des remontrances de mon père, J’emprunte un peu de tout côté,

161 P. Hamon, art. cit., 1977, p. 122. Voir plus haut pour la citation au complet, p. 180.

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Dans le dessein de m’y soustraire ; (Bis.) Et puis, sans prendre aucun avis, Sans prévoir danger ni fatigue, Voilà que je cours le pays… VOLTAIRE. Eh ! mais c’est mon Enfant Prodigue. (Bis.)162

Il est évident que Barré, Desfontaines, Piis et Radet choisissent d’employer une nouvelle fois un hypertexte afin de créer un lien d’autant plus explicite avec leur personnage référentiel. Ici, l’ouvrage sur lequel est basée une partie de l’intrigue de leur pièce n’est pas présent uniquement dans le paratexte mais il est mentionné directement par un des personnages, solidifiant ainsi le rapport transtextuel entre les deux ouvrages. À part le fait que cette comédie du répertoire de

Voltaire contribue un détail supplémentaire qui rend le personnage plus reconnaissable et vraisemblable – car le public sait très bien qu’il en est l’auteur – l’emploi de cette pièce permet

également d’introduire un discours métathéâtral, lorsque Baba explique à Jeannette ce que c’est qu’une comédie :

162 Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte I, sc. 17, p. 27. Prospère continue à raconter ses aventures, ce qui pousse Voltaire à s’écrier deux fois de plus qu’il s’agit de son Enfant prodigue : « D’abord, à Paris je me rends : / Dans mes connaissances nouvelles, / Tous les amis me semblent francs, / Toutes les maitresses fidelles. (Bis.) / Aimant, dépensant comme un fou, / Et dupe de plus d’une intrigue, / Bientôt je reste sans un sous / VOLTAIRE. / C’est encor mon Enfant Prodigue. (Bis.) / PROSPÈRE. / Chez un horloger, le besoin / Me remet en apprentissage ; / Mais d’un père dont je suis loin / Tout me représente l’image. (Bis.) / A son courroux, par mon talent, / J’espère opposer une digue : / Je reviens sage et repentant. / VOLTAIRE. C’est toujours mon enfant prodigue [sic]. (Bis.) » (Ibid., p. 27-28.). À la fin de la pièce, lors du raccommodement entre le jeune et son père, le personnage de Voltaire fait, une fois de plus, le parallèle avec les personnages de sa comédie : « Voilà le bon homme Euphémon / Que nous rendons à la nature. / (À Fausset) / Pour vous, vous restez, mon garçon, / Le Fierenfat de l’aventure » (Ibid., acte II, sc. 8, p. 53. Ce sont les auteurs qui emploient les italiques.). Fierenfat est le personnage rendu ridicule de ’E f t rodigue. Il est intéressant de noter que ce personnage dut être modifié étant donné qu’il était, dans une première version de la pièce, un président de cour de justice ce qui produisit un scandale suffisamment grand pour qu’on exige qu’il soit changé, comme en atteste cet avertissement de Beuchot : « La police avait exigé quelques changements. Les présidents des différentes cours, sachant qu’on se moquait, dans cette pièce, d’un président de Cognac, en témoignèrent leur mécontentement ; et, au lieu du titre de président, on donna sur la scène à Fierenfat celui de sénéchal » (Adrien Jean Quentin Beuchot, « Avertissement », dans Voltaire, Œuvres com ètes. Théâtre, Paris : Garnier Frères, 1877, T. 12 [éd. Jean-Antoine-Nicolas de Caritat marquis de Condorcet], p.441.).

198

BABA. La comédie est un très-beau jeu ; tu ne peux pas le connaître, attendu qu’il n’y en a pas eu ici depuis un an, et que tu n’es avec nous que depuis six mois ; mais je vais t’expliquer cela. AIR : Contentons- ous d’u e sim e boutei e. La comédie est une grande salle Où l’on ne peut s’amuser que le soir ; À droite, à gauche, on se place, on s’installe, Du bas en haut, on finit par s’asseoir : On s’examine, on jase, on se critique ; Puis, des lampions s’allument de niveau ; Puis, on entend jouer de la musique, Et puis, on voit lever un grand rideau.

JEANNETTE. n grand rideau… ensuite ? BABA. Même air. Arrivent des pères et des mères, Des amoureux, des tuteurs, des valets, Qui, devant vous parlant de leurs affaires, Semblent devoir ne s’accorder jamais. Mais tout à coup survient, comme une bombe, Un tabellion qui rend chacun content : On vous salue, alors la toile tombe, Et quelquefois la pièce en fait autant.

JEANNETTE. C’est drôle ça ! BABA. Oh ! je t’en réponds que c’est drôle, et qu’ça fait ben rire !... quand ça fait rire, car quelquefois ça fait pleurer. JEANNETTE. La comédie ? BABA. Oui, j’espère bien y pleurer ce soir, car nous donnons notre Enfant prodigue, tu verras ça, ma petite jeannette [sic], monsieur m’a bien recommandé de t’y mener.163

Ce passage laisse entrevoir des échos du genre de la parade où l’on trouvait très souvent des personnages qui expliquaient à d’autres en quoi consistait ce type de pièce, introduisant ainsi un ton auto-dérisoire et rempli de clins d’œil au public assistant à la représentation. De même, les

163 Ibid., acte I, sc. 7, p. 7-8.

199 couplets chantés par Baba qui décrivent la comédie comme salle de spectacle servent à amener sur scène les spectateurs qui, certainement, avant la représentation, s’étaient eux-aussi installés, examinés et critiqués en jasant. Une fois de plus, nous voyons que le public est inclus dans l’action de la pièce, comme c’est souvent le cas dans ces comédies en vaudevilles et comme ce fut bien évidemment le cas dans les parades foraines et de société. La deuxième strophe chantée par Baba traite du genre de la comédie et résume bien le fonctionnement de ce type dramatique, profitant de l’occasion pour rappeler que le succès d’une pièce n’est jamais garanti, propos tout à fait typique d’un vaudeville final lors duquel un des personnages, généralement un valet, demande l’indulgence du public de la part de l’auteur. Il semblerait alors que Barré et ses collaborateurs restent fidèles aux normes de leur genre : ils font un hommage à un des plus grands hommes de leur époque sans toutefois perdre de vue la légèreté de leur pièce, ni l’importance de la gaieté, cet élément qui faisait leur succès ; car malgré le désir exprimé par le personnage de Baba de pleureur lors de la représentation qui se prépare, nos vaudevillistes ne laissent pas leur pièce devenir trop sentimentale ou trop sérieuse, ce qui nuirait au style comique164. Pour cela, la répétition qui jouera un rôle indispensable dans la réconciliation de

Firmin et de son fils n’est pas montrée au public et semble se passer pendant l’entr’acte.

Prospère, qui y avait assisté, en rapporte une partie en parlant à Baba de son père :

PROSPÈRE. Ce matin, en sortant de chez vous, je le vois se glisser dans la salle, et se placer furtivement au fond d’une loge : moi, je me tapis dans un coin bien obscur, d’où j’observais tous ses mouvemens.

164 Ainsi, lorsque la lettre d’affranchissement des serfs du Mont-Jura arrive, c’est le personnage de Voltaire qui, après avoir partagé la bonne nouvelle, insiste de retourner à ce qu’ils faisaient auparavant, notant que cet événement avait causé une interruption : « Mes amis, je suis vivement touché de l’intérêt que je vous inspire, mais ce qui vient d’arriver a un peu retardé mon dénouement. Il faut y revenir » (Ibid., acte II, sc. 8, p. 51.). Voir également la critique des Esprits des journaux citée plus haut (p. 62) où l’on souligne que la pièce de Barré et de ses collaborateurs est remplie de « gaieté vive & spirituelle » ( ’Es rit des jour ux, T. 6, février 1799, p. 184.).

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BABA. Ça lui a-t-il fait un peu d’impression ? PROSPÈRE. Beaucoup, surtout la fin. Air de la Piété filiale. Il suit, avec attention, La scène où le père pardonne ; Au sentiment bientôt il s’adonne, Et puis des pleurs suivent l’émotion. En les voyant couler, j’espère Toucher son ame, et je me dis : Quoique fâché contre un coupable fils, Il porte encor le cœur d’un père. BABA. Après la pièce, il fallait l’aborder. PROSPÈRE. Même air. J’allais tomber à ses genoux, Croyant le moment favorable ; Il m’aperçoit, et son front redoutable Reprend soudain l’empreinte du courroux. Il s’éloigne d’un air sévère, En m’accablant de son mépris : Mon repentir lui rend le cœur d’un fils ; Qui me rendra le cœur d’un père ? BABA. Il faudra qu’il y vienne. […] Il a pleuré ; sois tranquille.165

La scène décrite ici aura mal trouvé sa place dans une comédie légère comme celle dont il est question ici. Le ton produit par le lexique employé dans les couplets de Prospère donne l’impression qu’elle se cadrerait encore mieux dans une des tragédies de Voltaire. Tout comme l’avait espéré Baba, des larmes furent versées devant la représentation de la comédie du grand dramaturge mais elles ne sont point montrées sur la scène du Vaudeville car cela aurait certainement porté atteinte à la gaieté si prisée par le public. Notons que l’incorporation de

’E f t rodigue dans la trame narrative de cette pièce accentue, à notre avis, une fois de plus,

165 Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte II, sc. 2, p. 41-42. Soulignons que le titre de l’air qui sert de base aux couplets de Prospère, « La Piété filiale », renforce l’image d’un fils dévoué et appuient le désir du jeune homme à obtenir le pardon de son père, rendant ses sentiments d’autant plus vrais pour le spectateur.

201 l’hybridité du corpus à l’étude qui, dans ce cas précis, mélange le savant – à savoir, une comédie en vers issue de la plume de Voltaire – au sein d’un genre comique considéré plutôt bas.

L’emploi d’un hypertexte créant l’aspect métathéâtral de la pièce qui nous intéresse permet aux auteurs, en deuxième lieu, de présenter Voltaire dans son rôle de dramaturge

également. Nous le voyons ici, offrant des indications portant sur le jeu que devraient avoir ses acteurs :

VOLTAIRE. [S’adressant à Tronchin.] Eh ! mon ami ! de la vérité, du naturel et un peu de chaleur, c’est tout ce qu’il faut. TRONCHIN. Vraiment, je le crois bien, mais c’est là le difficile : je ne suis ni la Thorillère, ni Bonneval. Mad. DENIS. Je ne suis ni Dangeville, ni Clairon.

VOLTAIRE. Et moi donc, qui fais pleurer les vieilles femmes et les petits garçons, est-ce que je suis Lekain ? AIR : Charmante Gabrielle. Est-ce que je déclame Comme ce grand acteur ? Est-ce que j’ai son ame, Son maintien, sa vigueur ? Je fus d’abord son maître A ce métier ; Mais j’ai fini par être Son écolier. […] Je crois pourtant que je ne serai pas trop mal dans le bon homme Euphémon. Vous, docteur, songez que votre rôle de Rondon est celui d’un bourgeois taquin, bourru, grondeur […] Vous, ma nièce, oubliez votre amabilité naturelle, et souvenez-vous que madame la baronne de Croupillac, que vous avez l’honneur de représenter, est une dame un peu folle […].166

166 Ibid., acte I, sc. 19, p. 34-35. Les auteurs utilisent les italiques.

202

L’hommage fait au grand Voltaire, représenté ici en tant qu’homme de théâtre, s’étend aussi aux acteurs ayant détenu des rôles dans ses diverses pièces167. De toute évidence, Barré et ses collaborateurs n’hésitent pas à ôter leur chapeau devant de si grands talents168. De plus, ces références s’expliquent à notre avis par le fait que le jeu d’un acteur contribuait de façon intégrale au succès – ou bien à la faillite – d’un ouvrage dramatique. Les critiques des pièces, à l’époque de Barré tout comme à celle de Voltaire, incluaient toujours un mot sur les compétences des acteurs principaux. D’ailleurs, pour la pièce à l’étude, nous savons que « [l]e C. Verpré, chargé du rôle de Voltaire, a saisi avec beaucoup d'habileté le costume, le jeu de figure & le caractère vif & malin du grand homme : aussi cet acteur a t’il [sic] été vivement applaudi »169.

De toute évidence, cet acteur contribue à son tour à rendre une image reconnaissable du philosophe.

ne dernière remarque s’impose en rapport avec le passage cité ci-dessus, à savoir que lors de chaque indication concernant le jeu scénique, le personnage de Voltaire inclut également une citation directe tirée de la pièce ’E f t rodigue170. Par cela, l’effet est d’autant plus réel sur la salle qui semble être devant une véritable répétition de la comédie de Voltaire. Ici, le

167 Les noms mentionnés dans ce passage renvoient à des acteurs d’une renommée importante au XVIIIe siècle. Selon les indications du catalogue CÉSAR, Anne-Maurice Le Noir dit La Thorillière avait détenu un rôle dans la tragédie Zaïre ; Jean-Baptiste-Jacques Gimat dit Bonneval avait joué dans La Mort de César ; Mlle Marie-Anne Botot dite Mlle Dangeville avait eu un rôle dans Brutus ; Mlle Claire Josèphe Hippolyte de La Tude dite Mlle Clairon avait joué dans Oreste ; tandis que le fameux Henri-Louis Caïn dit Lekain avait eu des rôles dans Rome sauvée, Brutus, Alzire ou les Américains, et dans Le Duc de Foix. 168 Ceci fut également le cas lorsque, lisant les journaux, le personnage de Voltaire remarque qu’il y eut une nouvelle représentation à succès de sa tragédie Mérope (1743), qui avait été jouée par Mlle Dumesnil, demandant de façon rhétorique : « Est-ce qu’il y a deux Méropes ? » (Ibid., acte I, sc. 13, p. 21.). Il s’agit de l’actrice Marie-Françoise Marchand dite Dumesnil (1713 - 1803). 169 ’Es rit des jour ux, T. 6, février 1799, p. 184. C’est l’auteur qui emploie les italiques. 170 L’on retrouve une réplique de Rondon, tirée de la première scène de l’acte un de ’E f t rodigue, « J’aime le vrai, je me plais à l’entendre : / J’aime à le dire, à gourmander mon gendre, / À bien mâter cette fatuité, / Et l’air pédant dont il est encrouté » ainsi qu’une réplique de Marthe qui se trouve au sein de la deuxième scène de l’acte deux « Grande épouseuse, / Un peu plaideuse et beaucoup radoteuse » (Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte I, sc. 19, p. 35.).

203 rapport transtextuel face auquel nous nous retrouvons est l’intertextualité par citation171 – quoique les sources précises ne soient pas spécifiées, les vers empruntés sont tout de même séparés par des guillemets des autres vers de la pièce. L’hybridité notée plus haut est amplifiée par l’intertextualité de ces quelques lignes car les deux pièces se mélangent véritablement, les vers de l’une étant intégrés au sein de l’autre, vu que la séparation physique produite par les guillemets n’aurait pas été visible pour le spectateur assistant à la représentation. Celui-ci aurait pu se rendre compte de l’emploi intertextuel uniquement s’il connaissait la pièce suffisamment bien pour reconnaître les vers prononcés ou bien s’il avait assisté à une représentation de cette comédie peu de temps auparavant. Il s’avère en effet que cette dernière situation aurait été tout à fait possible car le Théâtre Molière172 venait de donner une représentation de ’E f t rodigue le 9 février 1799, c’est-à-dire seulement dix jours avant l’ouverture de la pièce de Barré. Nous sommes donc témoins ici, plus que d’une intertextualité, d’une véritable interthéâtralité173 car la

171 Selon Genette, l’intertextualité est la « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à- dire éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous sa forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautrémont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; sous sa forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l'allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable » (G. Genette, op. cit., 1982, p. 8. C’est l’auteur qui emploie les italiques.). Compte tenu que nous avons déjà employé dans notre étude la terminologie de Genette, nous allons continuer de ce faire ; nous n’allons pas utiliser les définitions du terme qui nous intéresse ici, ni celle de Julia Kristeva – car Genette la prend en considération en forgeant sa propre définition – ni celle de Michael Riffaterre – il emploie ce terme de façon plus vaste, qui correspond au terme de transtextualité élaboré au sein de Palimpseste. 172 André Tissier décrit cette salle créé en 1791 par Boursault-Malherbe : « Ce théâtre n'avait de Molière que le nom, bien que l'ouverture s'en fit avec Le Misanthrope. On y créa surtout des pièces “analogues aux circonstances”, comme on disait alors, et propres à fortifier le public dans son “amour de la liberté” » (A. Tissier, op. cit., 1992, p. 241.). 173 En nous basant sur la définition de Genette, nous voyons la possibilité d’employer ce terme pour indiquer une relation de coprésence entre différents théâtres ou plus précisément entre diverses représentations. Tout comme l’intertextualité décrite par Genette, l’interthéâtralité dont il est question ici ferait référence à la présence d’une représentation au sein d’une autre. Il est évident que ce type de présence ne pourrait se faire que par référence directe (l’équivalent de la citation) ou par allusion (comme

204 représentation du Théâtre Molière aurait certainement figuré dans l’esprit des spectateurs du

Vaudeville. On pourrait se demander si les emplois hypertextuel et intertextuel de la comédie de

Voltaire contribuent à l’hommage que nos vaudevillistes cherchent à lui faire dans leur pièce ou s’ils consistent plutôt en un geste intéressé de leur part, une manière de profiter du talent de cet auteur pour rendre leur ouvrage meilleur. Il nous semble que dans le cas à l’étude ici, il ne peut s’agir que d’une extension de l’hommage fait car l’emprunt ne passe pas inaperçu, mais il est plutôt explicité. Surtout, si l’on considère le vaudeville final où tous les personnages principaux de la pièce se réunissent pour chanter une nouvelle fois la gloire de Voltaire174, on ne peut douter des intentions de ces auteurs. De plus, c’est le personnage de Voltaire qui énonce les vers tirés de la comédie ’E f t rodigue, comme si ce fut Voltaire même qui parlait. Mais qu’arrive-t-il quand l’auteur d’un texte cité ne figure plus en tant que personnage dans la pièce ? Dans un tel cas, s’agit-il toujours d’un hommage fait à l’auteur ? C’est ce que nous allons essayer de déterminer en analysant de façon plus détaillée la pièce La Tragédie au Vaudeville, pièce dans laquelle l’intertextualité est le seul signe de la présence de Voltaire.

3.4 L’intertextualité dans La Tragédie au Vaudeville : outrage ou hommage ?

Commençons en précisant que dans cette pièce de Barré, Radet et Desfontaines, représentée pour la première fois le 18 mars 1801, Voltaire n’est plus la figure centrale. Pour cela, toute possibilité d’un hommage qui lui serait rendu est clairement amoindrie en contraste

c’est le cas dans l’exemple à l’étude), quoique l’imitation du jeu d’un acteur puisse tenir du plagiat dans le cas où la parodie n’est pas visée. 174 À part les couplets chantés par Baba (voir supra p. 190) qui louent la bonté de l’homme, et par Voltaire même (voir la note 143 ci-dessus), qui renvoient à ses différentes luttes, ceux du père Adam rappellent le talent de cet érudit à donner quelque chose de nouveau à toutes les muses : « J’ai vu Calliope, Erato, / Melpomène, Uranie, / Terpsichore, Euterpe, Clio, / Thalie et Polymnie, / Traîner en lambeaux / Leurs trop vieux manteaux / Du Parnasse à Cythère : / Mais un habit neuf / A toutes les neuf / Fut donné par Voltaire » (Voltaire, ou Une journée de Ferney, 1802, acte II, sc. 8, p. 55.).

205 avec une apothéose dramatique où il est un personnage principal, ou même par rapport à des pièces se servant de ses ouvrages en tant qu’hypotexte. En effet, le sujet de la pièce qui nous intéresse n’est plus centré ni sur l’homme, ni sur ses œuvres littéraires et sa présence s’entrevoit uniquement par quelques passages de ses tragédies qui sont déclamés par les personnages.

Remarquons que les divers hommages qui se retrouvent dans cette pièce s’étendent à d’autres

éléments également, comme par exemple au Théâtre du Vaudeville et surtout à la paix nouvellement proclamée par le traité de Lunéville qui fut signé le 9 février 1801. Pour mieux comprendre la présence intertextuelle des ouvrages voltairiens, ainsi que les différents hommages rendus par les auteurs, examinons de plus près l’intrigue de la pièce. Les spectateurs apprennent que la troupe du théâtre est partie chanter la nouvelle paix en accompagnant le personnage allégorique du petit Vaudeville mais sans emmener avec eux Cassandre et Gilles175 :

LE CONCIERGE. Tandis que le Vaudeville est allé, avec nos premiers sujets, chanter la paix dans les départemens, […] la tête a tourné à Gilles et à Cassandre, qui sont restés. […] Oui, la tête leur a tourné ; ils sont furieux, ils ne parlent plus qu’en, la la la, la la la, la la la, la la la… et puis. AIR : Vaudeville de Cruello. Sans cesse ils poussent des hélas ; Leur teint est pâle et jaune ; Ils se promènent à grands pas ; Ils ont des bras d’une aune. Ce n’est plus qu’imprécations, Que fureurs et contorsions : L’un pleure et l’autre crie. Aux laides grimaces qu’ils font, En vérité, je crois qu’ils vont, Qu’ils vont, Qu’ils vont Jouer la tragédie.176

175 Notons dès maintenant l’emploi des personnages typiques des comédies-parades du Théâtre du Vaudeville. Autre que Cassandre et Gilles, Colombine et Arlequin figurent eux aussi dans la pièce. À ce sujet, voir la section 2.6 de notre étude, « Les personnages des comédies-parades ». 176 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, La Tragédie au Vaudeville ; Après la confession la pénitence, Paris : Chez Brunet, 1801, sc. 1, p. 1-2.

206

Jaloux d’avoir été exclus de la célébration et furieux également parce que le vaudeville n’est plus représenté exclusivement sur leur théâtre177, Cassandre et Gilles décident de faire des représentations de tragédies et ne parlent qu’en déclamant des alexandrins. Le tailleur du Théâtre français178 décide de les aider en leur fournissant des costumes dont la troupe ne se sert plus en

échange contre certains objets utilisés au Théâtre du Vaudeville179. Presque tous ceux qui sont restés sont prêts à suivre Cassandre, qui se déclare être un nouvel Agamemnon, à part le caissier

Sonika qui ne veut pas perdre de l’argent par cette initiative qui, selon lui, est vouée à l’échec. Il tente de s’enfuir mais il se fait attraper ; sa situation est cependant rapidement résolue car le petit

Vaudeville revient et rétablit l’ordre des choses. Pour cela, le thème principal du vaudeville final de la pièce est « Il faut que tout soit à sa place »180. Toutefois, avant ce redressement, Cassandre et sa nouvelle troupe parlent donc par le biais du langage de la tragédie et, par moments, incluent des passages tirés directement des ouvrages dramatiques de Voltaire principalement, aussi bien

177 Pierre, un des suivants de Cassandre, explique cette deuxième raison : « AIR : De la Croisée. / Mon ami, l’on nous pousse à bout, / Et nous songeons à nous défendre : / Quand notre genre est pris par-tout, / A notre tour nous voulons prendre » (Ibid., p. 3.). Nous verrons plus bas l’importance de cette idée que le Théâtre du Vaudeville doit défendre son genre principal. 178 Il s’agit de la Comédie-Française, qui avait changé de nom plusieurs fois au cours des dernières années du XVIIIe siècle, comme le précise Tissier à l’entrée Théâtre français rue de Richelieu : « Nouvelle dénomination du Théâtre du Palais-Royal […], lorsque les transfuges du Théâtre de la Nation […] vinrent s'y réunir avec les comédiens des Variétés. Ouverture le mercredi 27 avril 1791 […] Devenu le 18 août 1792 : THÉÂTRE DE LA LIBERTÉ ET DE L'ÉGALITE, rue de Richelieu. NB. : A partir du 30 septembre 1792 […] deviendra le Théâtre de la République, appelé à être en 1799 la nouvelle Comédie- Française. […] Le programme continue d'être celui des anciennes Variétés du Palais-Royal [...], mais s'y ajoute le répertoire des Comédiens-Français et Italiens […] » (A. Tissier, op. cit., 1992, p. 231.). Comme nous le voyons, en 1801, l’ancienne appellation de Théâtre français est encore d’usage. 179 Le tailleur explique l’échange proposé : « Air : Du bastringue. / Entre artistes, tout est commun ; / Tout se prête, / On est honnête. / […] / Je viens faire un petit emprunt. / Vous avez de nos tragédies / Emprunté bien des parodies ; / Et toujours, comme de raison, / Nos messieurs l'ont trouvé très-bon. / […] / Air : De la boulangère. / Au nom du théâtre voisin, / Qui va changer de style / Et prendre un genre plus badin, / Je viens dans cet asyle, / Pour emprunter le tambourin / Du petit Vaudeville / Malin, / Du petit Vaudeville » (La Tragédie au Vaudeville, 1801, sc. 4, p. 10-11.). Le renversement de la situation est intéressant car, pendant que le tailleur s’exprime en chant, Cassandre lui répond en alexandrins, rendant l’échange des genres encore plus évident. 180 Ibid., sc. 12, p. 32.

207 que ceux de Corneille et de Racine en second lieu181. Précisons que les passages empruntés sont employés dans la pièce de deux façons : premièrement, les personnages récitent de mémoire des vers de tragédies dont ils précisent la provenance ; deuxièmement, un vers peut servir de réplique au sein d’une situation à laquelle un personnage est confronté. Dans la première situation, l’intertexte sert donc de script pour une répétition de rôles tandis que dans la seconde il est intégré à l’action de la pièce et n’est plus un élément externe, rendant l’intertextualité beaucoup plus subtile ; celle-ci n’est alors pas explicitée par les personnages et ne peut être reconnue que si le public connaît les passages en question, ce qui rend, une fois de plus, la participation du spectateur active, comme c’est souvent le cas au sein du vaudeville.

Le premier type d’emprunt intertextuel est donc rendu explicite par les personnages lorsqu’ils préparent leurs futurs rôles tragiques et récitent trois courts passages d’œuvres de grande renommée. Il s’agit premièrement d’un passage tiré de la Mérope de Voltaire, un deuxième du Cid de Corneille, et un dernier du Mahomet du précédent182. Effectivement, les vers récités par les personnages correspondent mot-à-mot aux trois tragédies. Nous ne croyons pas qu’il s’agit d’une tentative de parodier ces extraits qui servent de base pour la répétition de rôles tragiques menée par Cassandre183, mais plutôt que la reprise en soi constitue une forme de

181 Nous avons relevé cinq emprunts directs à Voltaire, deux à Racine et deux à Corneille. 182 Le Machiniste annonce qu’il fera « Poliphonte, dans Mérope » (Ibid., sc. 5, p14.), le Souffleur « Rodrigue, dans le Cid » (Ibid., p. 15.) tandis que Cassandre, « tirant un cahier de sa poche[, annonce :] Je vais de Mahomet vous réciter des vers ; / Je pourrai me souffler si je dis de travers. / C’est Zopire qui parle, et vous allez l’entendre » (Id.). 183 ne fois de plus, si l’on se tient à la définition plus moderne du terme parodie (voir ci-dessus, p. 29, note 72) nous voyons que les vers employés ne constituent pas des parodies étant donné qu’on ne se moque pas du texte antérieur. Cependant il est possible de croire que le jeu des acteurs du Théâtre français ait été visé par une légère parodie, surtout si l’on considère la critique que cette pièce a reçu dans ’Es rit de jour ux qui témoigne que « ce qui fait sur tout [sic] le mérite de la pièce, c’est la vérité avec laquelle les acteurs jouent leurs rôles & parodient ceux des Français. Laporte & Hippolyte parodiant Talma & Baptiste aîné, & sur-tout [sic] Lenoble, imitant Vanhove, ont été vivement et justement applaudis » (S. a.], « Spectacles – Théâtre du Vaudeville », dans ’Es rit des journaux français et étrangers ; par une société de gens de lettres, juin 1801, p. 200. Les italiques paraissent dans le texte original.). Le jeu des acteurs de la scène française contrefait par ceux du Vaudeville constitue un exemple

208 compliment, car il ne serait pas question d’employer des passages qui n’aient pas eu un grand succès. Les extraits employés témoignent ainsi, d’une certaine façon, du talent de leurs auteurs, surtout si l’on considère le dernier des trois, qui figure dans une scène ayant valu à Voltaire de nombreux éloges, y compris de la part de Jean-Jacques Rousseau, bien que les deux aient été, de leur vivant, en constante opposition idéologique. Dans sa fameuse ettre à d’A embert, le citoyen de Genève affirme :

Quant à Mahomet, le défaut d’attacher l’admiration publique au coupable y serait d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris, si l’auteur n’avait eu soin de porter sur un second personnage un intérêt de respect et de vénération, capable d’effacer ou de balancer au moins la terreur et l’étonnement que Mahomet inspire. La scène, surtout, qu’ils ont ensemble est conduite avec tant d’art que Mahomet, sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens et l’intrépide vertu de Zopire. Il fallait un auteur qui sentît bien sa force, pour oser mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux pareils interlocuteurs. Je n’ai jamais ouï faire de cette scène en particulier tout l’éloge dont elle me paraît digne ; mais je n’en connais pas une au théâtre français, où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte, et où le sacré caractère de la vertu l’emporte plus sensiblement sur l’élévation du génie.184

Le choix, de la part de nos vaudevillistes, de faire répéter à Cassandre le rôle de Zopire de cette scène en particulier garantissait, d’une part, que le public aurait reconnu l’extrait en question et aurait su qu’il s’agissait d’une reprise littérale de la tragédie. D’autre part, l’emploi de ce passage témoigne une nouvelle fois, à notre avis, de l’admiration de Barré et de ses collaborateurs envers ce grand érudit dont le talent paraît être vénéré par tous car il nous semble que la reprise de passages ayant reçu des éloges participe à la perpétuation de ces louanges. Soulignons que ce

intéressant de l’interthéâtralité présente au sein de cette pièce car, de toute évidence, le public doit connaître le style des représentations du Théâtre français afin de pouvoir observer la « vérité » avec laquelle il est transposé sur la scène du Vaudeville. 184 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur es scie ces et es rts. ettre à d’A embert, Paris : Gallimard, 1987 [éd. Jean Varloot], p. 175-176. Nous soulignons. Il existe d’ailleurs une parodie de la scène en question ce qui témoigne de sa portée à l’époque. Il s’agit d’un pamphlet anonyme intitulé Dialogue entre deux pauvres diables, MM. Le Franc et Voltaire ; ou Parodie de la Scène V. du II. Acte de la tragédie de Mahomet.

209 premier type d’intertextualité est également enclin à créer une hybridité générique importante par le mélange de vers de tragédie au sein d’une pièce comique en vaudevilles.

Cette hybridité est d’autant plus grande lorsque l’intertexte n’est plus présenté de façon explicite mais il est plutôt intégré au discours des personnages. C’est le cas avec les six dernières occurrences d’intertextualité dont une provient de l’Horace de Corneille, deux de Racine – d’Athalie et d’Iphigénie – et, finalement, trois de Voltaire – une de Mahomet et deux de Zaïre.

Dans ces six cas, les vers empruntés ne sont plus mis en évidence par les personnages comme provenant d’une autre pièce, mais participent à la continuation des dialogues en étant imbriqués aux autres vers énoncés. Il est très possible de voir là une certaine banalisation de ces intertextes tenant d’un style plus élevé que celui du vaudeville. Lorsque, par exemple, Sonika le caissier annonce : « Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas »185, il parle du fait que le théâtre n’aura plus de succès si ses acteurs se mettent à jouer de la tragédie186. Ainsi, ce dernier vers de l’acte trois de l’Iphigénie de Racine – où Achille promet à la mère d’Iphigénie, Clytemnestre, qu’il ne laissera pas sa fille mourir – se voit transposé dans une conversation portant sur la réussite financière d’un théâtre, un sujet plutôt banal en comparaison avec celui du dialogue entre les deux personnages de la tragédie de Racine. Notons tout de même que même si la pièce à l’étude emploie des passages tirés d’ouvrages dramatiques de très grande renommée, elle ne peut pas perdre le côté de gaieté si prisé par son public, ce qui expliquerait pourquoi, malgré le ton plus

élevé du langage employé, il n’est pas question que le sujet cherche à atteindre le même rang que

185 La Tragédie au Vaudeville, 1801, sc. 6, p. 19. 186 Sonika s’emporte et annonce que le théâtre est voué à la faillite si la troupe s’ambitionne dans ses projets : « AIR : ierrot sur e bord d’u ruisse u. / Poursuivez, tristes grimaciers ; / Faites valoir vos talens léthargiques : / Moi, je tiens à vos devanciers ; / Soyez vous-mêmes vos caissiers ; / Vous paierez en gestes tragiques / Les menuisiers, / Tapissiers, / Plumassiers ; / Pour confidens vous aurez vos huissiers, / Et pour gardes vos créanciers » (Ibid., p. 18-19.).

210 celui de tragédie. Comme nous le verrons ci-dessous, ceci est précisément l’idée de la dernière scène de La Tragédie au Vaudeville.

Nous voyons le même processus d’intégration dans le dialogue des personnages avec les trois vers provenant des pièces de Voltaire mais à une différence près. À savoir, dans les trois cas, les emprunts intertextuels sont légèrement modifiés pour mieux se cadrer dans la pièce. Le premier constitue en effet une réaction à la décision du caissier de ne pas aider les acteurs.

Lorsque celui-ci part, tous les personnages se montrent affligés par ce geste ; leur réaction telle que nous la reproduisons ici, pourrait tout à fait, en dehors de quelques mots, figurer dans une scène de tragédie :

TOUS. O ciel ! CASSANDRE. O rage ! LE MACHINISTE. O honte ! LE SOUFFLEUR. Implacable caissier ! LE MACHINISTE. Homme tout à l’argent ! GILLES. Mains de fer ! L’ALL ME R. Cœur d’acier ! CASSANDRE. « Exterminez, grands Dieux ! de la terre où nous sommes, « Quiconque avec plaisir g rde ’ rge t des hommes ». GILLES. Il y va du profit. LE SOUFFLEUR. Il y va de l’honneur. CASSANDRE. Conjurons ! GILLES. Et jurons.187

187 Ibid., p. 19-20. Les guillemets et les italiques paraissent dans le texte. Nous soulignons. Nous avons également reproduit le format du texte tel qu’il apparait dans la pièce et qui respecte la structure des

211

Les parties que nous avons soulignées relèvent plus clairement du sujet dont il est question, c’est-à-dire le fait que le caissier refuse de donner de l’argent à la troupe, et remettent ainsi ces déclamations tragiques dans le contexte plus vulgaire d’une comédie où l’intérêt du gain matériel prime188. Il est impératif de noter qu’une partie des deux vers cités, l’extrait en italiques, diffère de l’intertexte original. Les mots « garde l’argent des hommes » remplacent en effet « … répand le sang des hommes »189. L’accent est alors placé sur l’argent qui, en comparaison avec le texte original, est tout aussi important que le sang ; il est donc source de vie pour Cassandre et ses suivants. L’hybridité créée par cet ajout est, comme nous l’avons précisé, d’autant plus grande

étant donné que ces vers sont intégrés de façon plus organique à la pièce, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas présentés comme provenant d’un autre ouvrage dramatique, comme c’est le cas avec le premier type d’extraits intertextuels examiné ci-dessus. Encore une fois, nous pouvons supposer que l’intertexte dont il s’agit ici est facilement reconnu par le public, malgré la modification effectuée par Barré et ses collaborateurs, vu que ces vers prononcés par Zopire constituent un tournant dans la tragédie de Voltaire ; c’est, en effet, une fois qu’il entend ces paroles que Seide, esclave de Mahomet, commence à remettre en question les ordres de ce dernier et se tourne vers

Zopire, qui est, en effet, son véritable père. Alors bien que l’emprunt intertextuel soit plus subtil, on peut toutefois affirmer qu’il ne s’agit guère de masquer sa provenance textuelle. Bien au contraire, le fait que nos auteurs se permettent de modifier ces vers de la tragédie de Voltaire montre qu’ils ont confiance que ce changement ne rendrait pas invisible la source originale. Par

alexandrins où les vers comportant moins de douze syllabes sont placés en biais dans le texte pour montrer qu’ensemble ils forment un vers complet. 188 Rappelons que le désir du gain constitue justement le fil reliant les trois différents types d’intrigues que nous avons relevés par rapport à la parade de société. Voir à ce sujet la note 74 de notre premier chapitre où nous résumons les conclusions présentées dans notre article portant sur les caractéristiques de ce genre dramatique (J. Danciu, art. cit., 2008.). 189 François-Marie Arouet dit Voltaire, Le Fanatisme, ou Mahomet le prophète, Amsterdam : Chez Jacques Desbordes, 1743, acte III, sc. 8, p. 62. Nous soulignons.

212 extension, leur geste peut être interprété en soi comme un petit hommage au grand Voltaire dont les textes, mêmes changés en partie, sont tout à fait reconnaissables par les spectateurs. Le fait que, de tous les passages intertextuels, seuls ceux de Voltaire subissent ce type de modification190, nous paraît indiquer une plus grande révérence devant cet érudit. Ceci ne surprend guère si l’on considère son immense popularité, à Paris aussi bien qu’en province, où ses pièces semblent presque remplacer celles de Racine et de Corneille, comme nous l’indique

Max Fuchs :

Pour la tragédie, on doit noter le grand succès de Voltaire et l’abandon, ou peu s’en faut, des œuvres du siècle précédent. Mérope, Tancrède, Zaïre, Sémiramis sont joués plus souvent qu’Athalie ; Mahomet, Adélaïde du Guesclin, plus souvent que Phèdre.191

Il est clair que l’attention portée par Barré et ses collaborateurs au grand Voltaire est tout à fait en accord avec le goût des spectateurs de leur époque qui préfèrent ses œuvres à bien d’autres, ce qui témoigne, une fois de plus, de l’importance accordée, au sein des pièces jouées sur la scène du Théâtre du Vaudeville, au public et, surtout, à ce qui tient de l’actualité. Dans ce cas précis il s’agit clairement d’une actualité théâtrale qui renvoie au concept d’interthéâtralité que nous

190 Les autres emprunts proviennent tous deux de Zaïre. Lorsque Amélie, qui n’est nulle autre que Colombine, se présente pour devenir l’actrice principale de la nouvelle troupe, Pierre l’annonce à Cassandre et aux autres membres de la troupe en disant : « Dans la première enceinte elle arrête ses pas » (La Tragédie au Vaudeville, 1801, sc. 7, p. 21. Nous soulignons.). Dans la tragédie de Voltaire, ce vers de l’acte I, scène 3 emploie le pronom « il », faisant référence à Nérestan, frère de Zaïre, qui revenait pour demander au sultan Osman la libération d’esclaves chrétiens, dont sa sœur. Celle-ci, ne connaissant pas ses racines, était tombée amoureuse du sultan qui, à son tour, voulait l’épouser. Mais apprenant la vérité, la jeune fille avait demandé que leur mariage soit reporté d’un jour. Ce geste, aussi bien qu’une lettre de Nérestan interceptée par les gardes d’Osman, suffirent à ce dernier pour croire son amoureuse infidèle et il la tua en se présentant au rendez-vous fixé dans la lettre. Apprenant la vérité, il se tua à son tour avec le même poignard. L’interception de la lettre est donc tout à fait importante et constitue un épisode bien reconnaissable de la tragédie. C’est pour cette raison que, lorsque Pierre vient annoncer à Cassandre la trahison de Sonika en affirmant, « Cette lettre, Seigneur, à Senlis adressée, / Par vos gardes saisie, et dans mes mains laissée… » (Ibid., sc. 9, p. 24. Nous soulignons.) la substitution de « à Zaïre » avec « à Senlis » ne risquerait pas de masquer la provenance intertextuelle de ces vers. 191 Max Fuchs, La Vie théâtrale en province au XVIIIe siècle. Personnel et répertoire, Paris : Éditions du CNRS, 1986, p. 138 et cité par David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures et regards, essais sur les spectacles en France de 1700 à 1790, Montpellier : Espaces 34, 2000, p. 113, note 126.

213 avons relevé par rapport à cette pièce et que nous traiterons en détail plus bas. Bien sûr, pour ce qui est de La Tragédie au Vaudeville, l’hommage fait par nos vaudevillistes diffère de ce que nous avons pu voir jusqu’ici car, comme nous l’avons montré, cette pièce loue de façon indirecte le talent de l’homme plutôt que sa bienséance comme ce fut le cas avec l’apothéose dramatique analysée ci-dessus. Bien qu’il soit difficile de comparer les deux types de louanges, il est cependant certain que la pièce à l’étude ne cherche point à railler les œuvres de Voltaire, Racine ou Corneille en les plaçant dans une pièce légère. Ceci est d’autant plus évident si l’on considère la dernière scène et le vaudeville final de la pièce.

Comme nous l’avons précisé précédemment, lorsque le personnage allégorique du petit

Vaudeville rentre de sa tournée dans les différents départements du pays, il est surpris de trouver certains des acteurs de son théâtre en train de jouer de la tragédie et de parler en vers alexandrins.

Bien évidemment, il réussit très rapidement à les convaincre tous de revenir au genre qui leur est propre. Au cours de cette dernière scène, le petit Vaudeville et Arlequin, un des personnages principaux l’ayant accompagné, condamnent la tentative de Cassandre de changer le style du théâtre :

LE PETIT VAUDEVILLE, à Cassandre. Comment, vieux fou ! à ton âge…. […] CASSANDRE. Eh bien ! oui, j’en conviens, voyant nos voisins…. ARLEQUIN. Quelle différence ! AIR : V udevi e d’Ho ori e : Vous ne pourriez jamais atteindre A la hauteur de leurs succès brillans ; Tandis qu’ils pourraient, sans rien craindre, A votre genre abaisser leurs talens. (bis) Quoi ! faut-il encor vous l’apprendre ! Maint exemple a dû le prouver : S’il est facile de descendre,

214

Il ne l’est pas de s’élever. (bis)192

Arlequin souligne ainsi le fait que si la tragédie peut baisser son style en employant des vaudevilles la comédie ne peut pas se hausser au rang de sa sœur dramatique. Même si ce commentaire peut paraître ironique sorti de la bouche d’un des personnages-types du Théâtre du

Vaudeville, il est certain que celle-ci est l’opinion majoritaire des spectateurs de l’époque qui apprécient le vaudeville et la tragédie aussi mais qui n’oseraient jamais mettre le premier au même rang que cette dernière. Par cela, il est clair que les emprunts intertextuels de la pièce ne constituent pas nécessairement des outrages à la mémoire des grands dramaturges. Ces paroles d’Arlequin semblent presque demander que le public excuse le geste gauche de Cassandre et de

Gilles qui avaient voulu faire représenter des tragédies au Vaudeville. Cette position est renforcée par ces couplets du vaudeville final de la pièce :

LE PETIT VAUDEVILLE, à Cassandre et à Gilles. AIR : De la Fille en loterie. Ecoutez un petit garçon, Assez avancé pour son âge, Qui fait badiner la raison, Et raisonner le badinage. Veut-on ne se tromper en rien ? Ce qu’on sait faire qu’on le fasse : Ici bas, pour que tout soit bien, Il faut que tout soit à sa place. […] LE PETIT VAUDEVILLE, au Public. Afin d’essayer tous les goûts, Nous avons joué le tragique : Il n’est vraiment rien que pour vous Le zèle ne mette en pratique. Chez nous constans à revenir, Puissiez-vous, quoique l’on y fasse, Y prendre toujours du plaisir, Et n’y jamais laisser de place.193

192 La Tragédie au Vaudeville, 1801, sc. 12, p. 30-31. 193 Ibid., p. 32-33.

215

Cassandre et Gilles sont grondés pour leur tentative et les spectateurs sont priés de ne pas se laisser influencer par cet incident et de revenir une nouvelle fois assister aux spectacles du

Vaudeville. Quoique, le temps d’une pièce, la tragédie fut présente sur la scène de ce théâtre, ces couplets nous montrent l’importance que tout revient à sa véritable place, c’est-à-dire, que la troupe n’emploie que le genre du vaudeville et n’emprunte point le répertoire d’un autre théâtre.

On pourrait presque croire, à entendre ces couplets, que les auteurs du Vaudeville avaient tenté d’utiliser des passages tragiques dans leur répertoire pour voir l’effet que cela produirait et que, se rendant compte de leur erreur, ils ont décidé de se racheter auprès du public à la fin de la pièce. Ceci n’est bien évidemment pas le cas car la pièce qui nous intéresse n’est pas une simple erreur de jugement de la part de Barré et de ses collaborateurs. Elle est plutôt une réaction à ce qui se passait à l’époque sur les autres scènes officielles, un moment dans ce que certains considéraient être une véritable guerre des théâtres.

Précisons avant tout que, dans le vaudeville final de la pièce, le message de tout garder à sa place n’est pas uniquement adressé au Théâtre du Vaudeville. Considérons également ces deux autres couplets :

ARLEQUIN. Gretry, Dalayrac, et Méhul, Nina, Stratonice et Lucile. Devroit-on, par un faux calcul, Vous quitter pour le vaudeville ? Par vous le chanteur brille et plait : Mais tel brode un air avec grâce Qui souvent gâte un bon couplet : Il faut que tout soit à sa place. COLOMBINE. De Philocrete et d’Otello J’admire le grand caractère ; J’aime Eugénie et Figaro, Le Méchant, Le Célibataire ; De Madame Evrard, jamais rien Ne vaudra l’esprit et la grâce ;

216

En les voyant, on dit : c’est bien ; Voilà des talens à leur place.194

La première des deux strophes renvoie en effet au répertoire du Théâtre de l’Opéra-Comique national ou Théâtre Favart, anciennement connu sous le nom de Théâtre Italien, le même que

Barré et Piis avaient quitté pour fonder le Théâtre du Vaudeville. Grétry, Dalayrac et Méhul

étaient trois des principaux compositeurs de cette salle et les trois titres du second vers sont des pièces dont les ariettes furent composées par eux195. Ainsi, la remarque faite par Arlequin qu’un chanteur capable de bien « brode[r] un air » va « gâte[r] un bon couplet » est chargée de signification si l’on considère que l’opéra-comique était le genre en concurrence directe avec le vaudeville196. Le message implicite est que les acteurs de ce théâtre ne devraient pas essayer de chanter des couplets, typiques du vaudeville, car ils ne possèdent pas le talent nécessaire pour ce faire, même s’ils étaient de très bons chanteurs d’ariettes. La deuxième strophe fait référence au répertoire du Théâtre français de la rue Richelieu197, où l’on jouait les tragédies, drames et comédies en vers auxquels font référence les vers de Colombine et qui, selon elle, devraient y rester, se trouvant tout à fait à leur place. Une même insinuation que précédemment peut se voir dans ces quelques vers : le Théâtre français a son propre répertoire et ne devrait donc pas se tourner vers celui du Vaudeville. Mais qu’est-ce qui pourrait justifier ces messages plus ou moins implicites adressés à d’autres théâtres ?

Il s’avère qu’au moment de la mise en scène de la pièce, une dispute assez importante opposait trois des principaux théâtres de Paris. Le Théâtre français avait cherché à mettre en

194 Id. 195 Selon le catalogue CÉSAR, André-Ernest-Modeste Grétry est le compositeur de la pièce de Jean- François Marmontel, Lucile (1769) ; Etienne-Nicolas Méhul celui de la pièce de François-Benoît Hoffman, Stratonice (1792) ; et Nicolas Dalayrac celui de Nina (1786), pièce écrite par Benoît-Joseph Marsollier des Vivetières dit Le Chevalier Du Grand Nez. 196 Voir à ce sujet le premier chapitre de notre étude. 197 Voir la note 178 du présent chapitre.

217 scène une pièce contenant des vaudevilles, ce qui fut tout de suite contesté par Barré et son théâtre. Jean-Gabriel Peltier nous présente cette querelle dans son journal, ris e d t ’ ée

1801 :

Les théâtres se font aujourd’hui la guerre sur la maniere dont on doit chanter la paix ; déjà trois puissances dramatiques se sont ébranlées ; mais le théâtre Français, le plus sage par la raison qu’il est le plus fort, s’est retiré sans combat ; il a plutôt annoncé que commis des hostilités. Le Vaudeville, le plus faible, & par conséquent le plus hargneux, s’est signalé par une vive escarmouche. Le Théâtre Favart, qui est une puissance du second ordre, a repoussé vivement l’attaque ; déjà les troupes de Vaudeville battaient en retraite, lorsque le vainqueur lui-même, tourné par un régiment de sifflets, a vu le cyprès funebre prendre la place de ses lauriers. Le vaudeville gaulois chassé par l’ariette Italienne, forcé de céder à l’étrangere la maison paternelle, a long-tems erré sans domicile comme un enfant perdu ; mais depuis que la rue de Chartres lui a ouvert un asyle, chacun se dispute l’honneur de l’héberger ; le Théâtre du Vaudeville, son premier hôte, crie à qui veut l’entendre198. […] Cet empressement pour le vaudeville est assez bizarre dans le siecle des mathématiques ; mais ce qui est bien plus bizarre encore, c’est le caprice de la Comédie Française, qui s’était mis dans la tête de chanter. C’est assez pour elle de bien parler. Dans ce grand événement de la paix, qui a fait tourner la tête à tous les théâtres, l’Opéra s’est montré le plus raisonnable ; il est resté dans son genre & dans sa dignité, il n’a rien fait d’extraordinaire ; & s’il lui est arrivé d’ennuyer les auditeurs, il n’a fait qu’user de son privilége [sic].199

Cette guerre des trois théâtres était, bien évidemment, connue par tous les spectateurs de l’époque qui auraient facilement reconnu, dans les couplets chantés par Arlequin et Colombine que nous avons cités plus haut, des attaques de la part du Vaudeville contre ceux qu’il percevait

être ses agresseurs. Lorsque nous considérons la pièce sous cette lumière, nous percevons une forte interthéâtralité qui mérite notre attention, ne serait-ce que brièvement, bien qu’elle ne participe pas directement à l’analyse des hommages faits au sein des pièces en vaudevilles de

198 Dans notre pièce, c’est le concierge qui en parle : « AIR : Vaudeville des deux Veuves. / N’ayant ni feu ni lieu, jadis / Le pauvre petit Vaudeville / Rélcamait [sic] en vain dans Paris / Le plus modeste domicile ; / Nul n’en voulu être chargé, / Tant qu’il fut errant par la ville ; / Mais aujourd’hui qu’il est logé, / Chacun veut lui donner asile » (La Tragédie au Vaudeville, 1801, sc. 1, p. 4.). 199 Jean-Gabriel Peltier, ris e d t ’ ée 0 , Londres : De l’imprimerie de T. Baylis, 1801, T. 31, p. 136-137.

218

Barré et de ses collaborateurs ce qui constitue le sujet de notre chapitre. Précisons alors que l’épilogue dramatique qui suit La Tragédie au Vaudeville, à savoir, Après la confession la pénitence, est une réponse directe au prologue de la pièce Désirée, ou La Paix au Village, intitulé

La Confession du Vaudeville et joué au Théâtre Favart le 26 mars 1801200. En effet, cette pièce destinée d’abord au Théâtre français, semble être la raison pour laquelle fut perpétuée la dispute entre les trois théâtres qui se voit adressée par l’ouvrage de Barré, Radet et Desfontaines. Malgré la tentative de ridiculiser le Théâtre du Vaudeville et ses auteurs, la pièce en question n’eut pas le même succès que celui de nos vaudevillistes, à en croire cette critique de leur épilogue :

On avait bien pu forcer le vaudeville à faire sa confession, mais pour la pénitence cela n’était pas si facile : ce petit hypocrite est un singulier pénitent ; c’est lui qui fait faire la pénitence à ses confesseurs. Dans cette guerre comique, il me semble que les chansonniers de la rue de Chartres ont du moins un intérêt capable d’excuser les hostilités : sans examiner leurs titres à la propriété des couplets, ils en ont la jouissance ; ils ont dû repousser l’invasion du Théâtre Français, qui entreprenait de les troubler dans leur possession ; mais de quoi se mêle le Théâtre Favart ? c’était bien assez pour lui d’avoir adopté Désirée ; la charge était assez lourde ; qu’avait-il besoin d'épouser la querelle du Théâtre Français, lorsqu’elle était terminée de fait & par une autorité supérieure à celle des couplets ? le Théâtre Favart devait se contenter de jouer & de faire siffler son allégorie ; le prologue est une attaque gratuite qui met aujourd’hui le vaudeville dans le cas d’une défense légitime.201

Comme nous l’avons déjà précisé, nos vaudevillistes éprouvent le besoin de défendre leur répertoire dramatique et mettent alors en place une véritable interthéâtralité qui prend en compte la représentation ayant eu lieu sur un théâtre rival. Car, en réponse à l’accusation faite par le

200 Ceci veut dire que cette représentation suivit de six jours l’ouverture de La Tragédie au Vaudeville. Cependant, selon la page de titre, on sait que celle-ci ne fut pas la première : « Pièce qui devait être représentée, pour la première fois, sur le théâtre Français de la République, le 27 ventôse an IX. Défendue, le 26, par le ministre de l’intérieur, à la comédie française. Et joué, le 5 germinal, sur le théâtre Favart » (Charles Gaugiran-Nanteuil, P. Moras, Charles Guillaume Étienne, Désirée, ou La Paix au village, Paris : Chez les auteurs, 1801.). D’après ces dates, la pièce devait ouvrir le même jour que celle de Barré et de ses collaborateurs mais fut défendue la veille. 201 J.-G. Peltier, op. cit., 1801, p. 153-154. Il est à noter que ces vers sont précédés de guillemets ce qui signifie qu’ils sont cités directement de la pièce de Gaugiran-Nanteuil, Moras, et Étienne. En effet, ces vers figurent dans la quatrième scène du prologue. (Charles Gaugiran-Nanteuil, P. Moras, Charles Guillaume Étienne, La Confession du vaudeville, Paris : Chez Roux, 1801, p. 16.).

219 personnage allégorique M. Prologue, que le Vaudeville ne fait que « déclarer la guerre / A ceux qui chantent la paix »202, un des personnages de l’épilogue Après la confession la pénitence, le père La Joie, affirme :

AIR : Celui dont la main récompense. La paix nous ravit, nous enchante, Qui pourrait ne pas la fêter ? Pour blâmer celui qui la chante, Nous aimons trop à la chanter. (bis). Mais, d’accord avec le parterre, D’accord avec tous les français, Le vaudeville fait la guerre A ceux qui font siffler la paix. (bis [des deux derniers vers]).203

Il est clair que ces couplets font référence au manque de succès de la pièce Désirée et de son prologue. Alors, au-delà d’une présence intertextuelle, nous retrouvons ici une interthéâtralité frappante qui ne pourrait être comprise sans la connaissance complète des circonstances en rapport avec la création de la pièce à l’étude. De plus, par cette réplique donnée à une accusation issue d’une représentation ultérieure dans un autre théâtre, Barré et ses collaborateurs augmentent davantage l’hybridité de leur ouvrage dramatique vu qu’ils créent un spectacle qui, l’on peut dire, s’étend sur deux scènes différentes. Le personnage de M. Prologue semble en effet venir droit du Théâtre Favart afin de s’en prendre au petit Vaudeville204. Cet aspect témoigne une nouvelle fois de la portée des événements récents pour le genre du vaudeville, que ceux-ci soient en rapport avec le théâtre ou bien la politique, tous deux des sujets de grand intérêt pour l’époque en question. La Tragédie au Vaudeville et son épilogue Après la confession la pénitence font appel aux deux types d’événements, par le fait que leur sujet principal est basé sur la guerre des théâtres aussi bien que sur la fin récente de la véritable guerre. En effet, la paix établie par le

202 Après la confession la pénitence, 1801, sc. 4, p. 45. 203 Ibid., p. 46. Nous soulignons. 204 Lorsque le garçon de théâtre vient annoncer M. Prologue, il explique au petit Vaudeville : « AIR : Morgué u’t mère est do c s uv ge. / C’est un monsieur fort en colère, / Qui vient vous donner des leçons » (Ibid., sc. 1, p. 36.).

220 traité de Lunéville constitue clairement le thème principal de l’hommage fait par cet ouvrage de circonstance, ce qui amoindrit bien évidemment la présence des grands écrivains comme

Corneille, Racine et Voltaire, tout comme nous l’avions prédit. Mais si la pièce à l’étude ne constitue pas un véritable hommage à ces érudits, comme ce fut le cas des pièces examinés précédemment, il est toutefois important de rappeler l’énorme estime que nos vaudevillistes ont pour ces derniers, comme le laissent entrevoir les écrits que nous avons cités plus haut ainsi que la diversité des pièces à l’affiche qui font souvent appel aux grands auteurs de leur époque205.

Dans cette pièce, bien que leurs œuvres ne soient pas présentes que par des emprunts intertextuels, la portée de ceux-ci ne peut être niée vu qu’ils ont un rôle actif dans la pièce, participant au déroulement de l’intrigue et aux dialogues entre les personnages. Ces hommages transtextuels bien moindres comparés aux autres exemples abordés précédemment font toutefois paraître les connaissances littéraires de nos vaudevillistes ainsi que leur appréciation pour les grands écrivains de l’Ancien Régime, dont surtout Voltaire.

3.5 Dernières remarques

Nous avons donc cherché à montrer, dans le présent chapitre, les divers moyens par lesquels les pièces de Barré et de ses collaborateurs mettent en scène ce que nous avons appelé des hommages aux érudits, prêtant une attention particulière à Voltaire. Nous avons pu établir que dans les ouvrages de nos auteurs l’on retrouve des hommages transtextuels – hypertextuels et intertextuels – ainsi que de véritables apothéoses dramatiques où la personne louée figure comme personnage au sein de la pièce. Si cette partie de notre étude est plus ample que les précédentes,

205 Nous rappelons d’autres telles créations de Barré et de ses collaborateurs comme les pièces mentionnées au début de ce chapitre : Hommage du petit vaudeville au grand Racine, La Vallée de Montmorency, ou Jean-Jacques Rousseau dans son Hermitage, Gessner et Chapelain, ou la Ligue des auteurs contre Boileau.

221 il nous semble que cela s’explique par le sujet même que nous avons choisi d’examiner : l’analyse des pièces à hommages nous a mise dans une situation similaire à celle de nos vaudevillistes lorsqu’ils créèrent la pièce Voltaire, ou Une journée de Ferney, comme l’avait souligné la critique de l’Esprit des journaux206. En tant que pièces de circonstances pendant une période de grands changements, les pièces en vaudevilles que Barré avait écrites en collaboration cherchent en effet souvent, afin de maintenir leur succès, à faire hommage et à chanter la gloire des dernières vogues, que cela soit en matière littéraire ou bien politique. Pour cette raison, comme nous l’avons précisé au début, nous n’avons pu aborder qu’une partie mineure des pièces

à hommages aux érudits207. Mais les conclusions que nous avons pu tirer à partir de cette sélection plus restreinte s’appliquent également aux pièces exclues. Similairement à Voltaire, ou

Une journée de Ferney, dans La Vallée de Montmorency, ou Jean-Jacques Rousseau dans son

Hermitage, le personnage référentiel de Rousseau est un véritable devin du village qui réussit à réunir les jeunes amoureux de la pièce, Julienne et Vernier fils, en dépit du fait que la mère de la jeune fille s’y opposait208. Dans cette pièce également, l’on retrouve une situation qui sert plutôt de prétexte à mettre en scène une journée de la vie de Rousseau dans son Hermitage afin que le public ait un aperçu des habitudes quotidiennes et des principes du philosophe, comme par exemple, la grande importance qu’il accorde à la liberté religieuse. Encore une fois, l’on retrouve un lien hypertextuel avec un ouvrage de l’auteur, Le Devin du village, et surtout un discours important de la part des autres personnages sur la qualité de bienfaisance de Rousseau. Faisant, cette fois-ci, écho à la pièce La Tragédie au Vaudeville, les pièces Gessner ainsi que Chapelain,

206 Voir ci-dessus, p. 192 où il est précisé que la pièce est un peu longue, mais que cela était nécessaire compte tenu du fait que le sujet de la pièce était Voltaire. 207 De plus, rappelons que ce corpus contient également des pièces à hommages patriotiques que nous avons dû écarter de notre étude, comme nous l’avons expliqué plus haut (note 1 du présent chapitre). 208 La raison pour cette opposition est le fait que Vernier père est protestant ce qui inquiète Geneviève, la mère de Julienne. Rousseau résout la situation en apprenant à cette dernière que son propre père était protestant et que cela ne l’avait point empêché de devenir un honnête homme que tout le village respecte.

222 ou la Ligue des auteurs contre Boileau incluent des passages tirés directement des ouvrages de

Gessner et de Boileau et qui ont une double fonction, d’abord en ayant un rôle actif au sein de l’intrigue209, et ensuite en permettant d’établir un hommage à ces hommes et à leur talent littéraire si prisé par nos vaudevillistes. L’hybridité produite par un tel corpus est évidente : le mélange du savant et du vulgaire est représenté sur la scène du Vaudeville par le biais de ces pièces dans lesquelles les ouvrages, ainsi que les actions des grands hommes de l’Ancien Régime sont accouplés à des intrigues plutôt légères et à des couplets populaires. Par la même occasion, une caractéristique importante du genre du vaudeville est en train de se concrétiser, à savoir, la tendance de puiser dans tous les aspects de la société pour créer un spectacle apte de plaire à un public très diversifié. Si le vaudeville, tel que nous le voyons ici, ne cherche pas nécessairement

à mettre en place une vulgarisation des savoirs, comme par exemple le théâtre plus sérieux de la période révolutionnaire, il est toutefois clair qu’il effectue une hybridation de la sphère considérée plutôt savante qui, au sein de ces pièces, devient plus accessible même pour une partie de la population qui est moins instruite. Cet esprit d’un mélange qui puisse être utile pour toute la population est d’ailleurs exemplifié par la pièce ’Is e de Még tropogénésie, ou les

Savans de naissance que nous aimerions examiner ici rapidement.

209 Dans la première pièce, les extraits des idylles de Gessner qui sont cités ont un effet direct sur l’intrigue amoureuse et sur sa résolution : le jeune Gessner, amoureux de Laure, décide d’arrêter d’écrire et de devenir peintre afin de faire plaisir au père de son amoureuse et va jusqu’à nier être l’auteur d’un manuscrit à très grand succès ; lorsque sa sœur et Laure organisent une représentation de cette idylle, Gessner est surpris d’entendre son ouvrage récité et le dit à haute voix, se faisant ainsi entendre par tous les autres personnages, y compris le père de Laure qui refuse alors de permettre à sa fille d’épouser un poète. Mais lorsqu’il apprend que Gessner veut renoncer par amour à tout le succès et, surtout, à l’argent que ses ouvrages lui apportent, il se dit prêt à l’accepter comme gendre. Dans la deuxième pièce, les passages cités de ses Satires finissent par convaincre Chapelain du talent de celui qui fût, en réalité, son grand rival. Ici, nous voyons une légère modification appliquée à l’histoire – Chapelain a été un des principaux auteurs visés par Les Satires – afin de permettre à Barré et à ses collaborateurs de mieux louer le grand Boileau.

223

Dans ce vaudeville210 de Barré, Radet, Desfontaines et Dieulafoi, représenté pour la première fois le 26 mai 1807, l’on retrouve, d’une part, un hommage aux savants qui, de par leurs connaissances, sont utiles à leur société, aussi bien qu’une sorte de vénération des artisans, principaux spectateurs du Théâtre du Vaudeville au début du XIXe siècle. Ainsi, l’hommage fait au sein de la pièce est en soi hybride puisqu’il s’adresse à deux parties différentes de la population. La pièce commence par un couplet, qui résume bien l’idée principale de ce vaudeville, qui est chanté par le ministre de l’Isle des Savans et la fille du gouverneur :

RUSCAR, HIRZA. Air : Faut d[sic] vertu, s tro ’e f ut. Faut des savans, pas trop n'en faut ; L’excès, en tout, est un défaut. RUSCAR. J’aime le savant qui m’éclaire, J’aime le docteur qui m’instruit ; Mais l’artisan, je le préfère, Car il m’habille, il me nourrit. ENSEMBLE. Faut des savans, etc.211

Ensemble, ils déplorent les effets de la Mégalantropogénésie, un art qui permettait « de procréer

à volonté des hommes de génie »212, et que tous les habitants de l’île avaient adopté, à part le gouverneur et le ministre ainsi que la fille et le fils de ces derniers respectivement. Le résultat de cet art fournit le cadre de la pièce :

RUSCAR. D’abord, chacun se félicita des petits prodiges dont il était entouré ; c’est l’usage : mais bientôt après, ce que nous avions prévu s’accomplit ; en grandissant, aucun de ces prodiges-là ne voulut prendre le métier de son père.

210 Notons qu’il s’agit de la marque générique qui se trouve sur la page de titre. Cette pièce n’est donc plus une comédie mêlée de vaudevilles comme nous avons vu jusqu’à date, quoique celle-ci n’est pas la première fois où le terme est employé pour indiquer le genre d’une pièce. 211 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines, Joseph-Martin-Armand- Michel Dieulafoi et Jean-Baptiste Radet, ’Is e de Még tropogénésie, ou les Savans de naissance, Paris : Chez Hénée et Dumas, Martinet, Barba & Lecouvreur, 1807, sc. 1, p. 3. 212 Ibid., p. 4

224

HIRZA. Ah! voilà donc pourquoi nous n'avons ni couturières, ni blanchisseuses ? RUSCAR. Ni soldats, ni matelots, ni armuriers, ni maçons, ni charpentiers. HIRZA. Ni femmes de chambre, ni faiseuses de modes. RUSCAR. Ni jardiniers, ni laboureurs ; pas le moindre ouvrier ! Mais, en revanche, nous avons des philosophes, des orateurs, des poètes. HIRZA. Des femmes savantes, qui font des livres. RUSCAR. Des physiciens, des géomètres, et sur-tout des astrologues. Comme la Mégalantropogénésie n’a pas toujours pleinement réussi, cela nous a fourni un très-grand nombre de demi-savans, de tiers de savans, de quarts de savans, et des pédans tout entiers.213

Afin de sauver l’île vouée à périr sans cette importante main d’œuvre, le gouverneur promet la main de sa fille à celui qui pourra trouver une solution au problème auquel ils font face. Chaque savant propose de très bonnes idées mais personne ne veut se rabaisser pour mettre en pratique ces divers projets. L’île est pourtant sauvée à la fin de la pièce par Azolin, le fils de Ruscar, qui

était parti chercher une solution à leur situation et qui avait trouvé une île avec le problème inverse du leur. Un échange s’établit entre les deux pays afin de rendre la population de chacun plus équilibré :

LE CAPITAINE. AIR : Marche du roi de Prusse. Entre nous, gouvernant Le pays raisonnant ; Et nous, régissant Le pays agissant : Considérant que chez les uns Les grands talens sont trop communs ; Tandis que de l’autre côté, L’esprit est en stérilité. Nous sommes convenus entre nous D’un échange utile à tous. Ainsi, pour vingt docteurs, Orateurs ou rhéteurs,

213 Ibid., p. 5-6.

225

Nous offrons Quarante forgerons ; Pour quinze chansonniers, Autant de cuisiniers. Pour dix musiciens nouveaux, Dix chaudronniers et leurs marteaux : Nous donnons, pour trois romanciers, Vingt charpentiers et menuisiers. Pour vingt logiciens profonds, Dix couvreurs et dix maçons ; Cent tailleurs pour dix traducteurs ; Pour deux peintres, quatre frotteurs, Pour un chanteur sept vignerons, Enfin, Messieurs, nous céderons Pour deux avocats trois laboureurs, Nous vous laissons les procureurs.214

Il nous semble évident alors que les auteurs ne cherchent pas à dénigrer les savants mais plutôt à louer, par l’entremise de vers remplis de gaité, ceux dont les connaissances servent à améliorer leur société et la vie de tous leurs concitoyens. Une fois de plus nous voyons que ce genre dramatique est très lié à la réalité du moment215, rendant ainsi la caractéristique d’un théâtre d’actualité d’autant plus vraie. Dans le prochain chapitre, nous montrerons que les auteurs du

Vaudeville adressent leurs hommages à un autre domaine jouissant d’une grande popularité à

214 Ibid., sc. 17, p. 39-40. 215 Il est intéressant de noter que les louanges faites sur la scène du Vaudeville changent parfois, surtout si l’on considère les hommages patriotiques qui y sont faits. Par exemple, dans la pièce que nous venons d’analyser, Ruscar, afin de souligner que son fils réussira à délivrer leur île de son sort, affirme : « Ce ne sera pas le premier pays / Sauvé par le retour d’un homme » (Ibid., sc. 11, p. 30.). Difficile de ne pas percevoir dans ces paroles un hommage adressé à Napoléon Ier qui, à l’époque, portait le titre d’Empereur des Français. Toutefois, lors de sa chute, le même théâtre chante la gloire des Bourbons dans la pièce Un petit voyage du Vaudeville qui date du 5 mai 1814, c’est-à-dire à peine un mois après la chute du Premier Empire. La première strophe du vaudeville final de cette pièce de Barré, Radet et Desfontaines chante, littéralement, leur retour : « Air : de M. Doche, ou Vaud. du Sorcier. / Ramené par la Providence, / Après vingt-cinq ans de malheurs, / Louis enfin revient en France : / Le ciel termine ses douleurs. / […] / Tant de bonté, tant de clémence, / Rangent tous les cœurs sous sa loi. / Vive le Roi, vive le Roi » (Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Un petit voyage du Vaudeville, Paris : Chez Delavigne fils, 1814, sc. 17, p. 31.). Le personnage allégorique du Vaudeville chante le dernier couplet de la pièce : « Lorsque sur le sort de la France / Chacun pensait différemment, / Tous mes couplets de circonstance / Étaient écoutés froidement ; / Désormais, quelle différence, / Quand je célébrerai Louis. / Les spectateurs satisfaits, réjouis, / Seront portés à l’indulgence, / Pourvu que l’on chante chez moi, / Vive le Roi, vive le Roi ! » (Ibid., p. 32. Nous soulignons.).

226 leur époque et pendant tout le XVIIIe siècle, à savoir à la scène comique, amplifiant ainsi l’interthéâtralité que nous avons relevée par rapport à ce corpus dramatique.

Chapitre 4 Les hommages aux forains et à la scène comique de l’Ancien Régime : Hybrides de louanges, d’anecdotes et de mises à l’affiche

4.1 Remarques préliminaires

Lorsque nous pensons à la scène comique de l’Ancien Régime et à ses grands auteurs qui seraient dignes d’une apothéose dramatique, un nom par-dessus tout autre vient à l’esprit, celui de Molière. D’ailleurs, cela n’est pas sans importance qu’un des ouvrages que nous avons utilisés dans le chapitre précédent en tant que base théorique d’apothéoses dramatiques, et sur lequel nous comptons nous appuyer pour le présent chapitre également, soit la préface d’une pièce qui porte sur Molière, c’est-à-dire La Mort de Molière de Cubières-Palmézeaux. De plus, si nous avons employé la préface de Montesquieu à Marseille de Mercier comme autre appui théorique, il convient de signaler que son auteur avait, dans un premier temps, donné des indications sur ce genre d’hommage dramatique dans la préface d’un drame en cinq actes appelé, tout simplement,

Molière1, qu’il dit être « Imité de Goldoni »2. Notons que cette dernière préface est reprise, avec

1 Notre choix se fit en raison de la spécificité de la préface portant sur Molière. Car si Mercier souligne, dans ce paratexte également, l’importance de la bienfaisance et de la mise en scène de la vie privée du personnage loué, il s’attarde davantage sur la vie et l’œuvre de Molière. Dans la préface de Montesquieu à Marseille, ses propos se concentrent plus particulièrement sur le type de pièces à hommages. C’est la raison pour laquelle nous avons considéré plus opportun de nous servir de ce deuxième texte comme base théorique pour nos analyses précédentes d’apothéoses dramatiques louant les érudits de l’Ancien Régime. 2 Louis-Sébastien Mercier, Molière, Amsterdam et Paris : Chez les Libraires qui vendent des Nouveautés, 1776, page de titre. Mercier fait référence à la pièce représentée pour la première fois à Turin, en 1751, Il Moliere, dans laquelle Goldoni met en scène le jour du mariage de Molière, qui y figure aussi comme étant celui de la première représentation de Tartuffe, ce qui en réalité n’a eu lieu que deux ans plus tard. Il est intéressant de noter que, dans le cas de la comédie, tout comme nous allons le montrer par les analyses qui suivent, le personnage référentiel est lié plus visiblement à son œuvre en comparaison au personnage principal d’une apothéose dramatique faite à un philosophe comme Voltaire ou Rousseau par exemple. Justement, appuyant ainsi en quelque sorte le choix de Goldoni à plier la chronologie de la vie de Molière, Mercier précisait, par rapport à son personnage référentiel, que « [s]on chef-d’œuvre, sans contredit est le Tartuffe & dans cette Pièce à la fois hardie, morale & comique, il me paroît supérieur à lui-même » (L.-S. Mercier, « Préface », dans op. cit., 1776, p. ii.). 227

228 très peu de modifications3, pour introduire la pièce La Maison de Molière, une comédie en quatre actes jouée pour la première fois le 20 octobre 1787 et imprimée l’année suivante. Dans la préface de son drame, tout comme dans celle de sa comédie, Mercier note qu’il s’agit d’un

« sujet […] National »4 ajoutant : « Moliere mérite notre hommage pour avoir corrigé son siècle de plusieurs ridicules qui importunoient sans doute la société »5. Il précise également qu’il désirait peindre « un tableau de la vie privée de l’Homme de Lettres »6, renforçant ainsi une fois de plus l’idée qu’une telle apothéose dramatique doit se focaliser principalement sur le quotidien de l’homme qui se voit ainsi loué. Si l’éloge à Molière a donc une telle importance pour les pièces à hommages, il semblerait tout à fait normal que nous consacrions une partie entière de notre étude au père de la comédie lorsque nous analysons les hommages faits, au Théâtre du

Vaudeville, aux maîtres de ce genre dramatique. Cependant en réalité, les pièces consacrées à

Molière ne sont pas nombreuses sur la scène du Vaudeville quoiqu’elles le fussent sur d’autres scènes à la fin du XVIIIe siècle7. À notre connaissance, trois pièces seulement furent représentées au Vaudeville ayant Molière comme personnage référentiel, à savoir Le Souper de Molière ou La

Soirée d’Auteui (1795), Molière à Lyon (1799) et La Chambre de Molière (1802). Des trois, la

3 En général, les changements portés par Mercier consistent en une élimination des justifications qu’il avait inclues dans sa première préface d’avoir créé un drame, plutôt qu’une comédie, sur celui qu’il appelle « le pere de la Comédie Françoise » (Ibid., p. i.). Puisque La Maison de Molière est une comédie, ces différents arguments seraient bien évidemment superflus. Par exemple, Mercier souligne en 1776 le talent de philosophe de Molière dans un paragraphe qui est, tout simplement, exclu en entier de la préface de 1784 : « Mais vu du côté du génie, c’est certainement le premier des Dramatistes, en ce qu’il est original & naïf ; cette dernière qualité est si rare & si précieuse, c’est un caractère si frappant, si distinctif, qu’il fait tout-à-coup d’un Auteur, un homme à part, & l’on compte au premier coup d’œil les rares Ecrivains doués de ce talent suprême : il cesse alors d’être soumis à la discussion qui tyrannise les renommées subalternes. D’ailleurs enjoué & profond, Philosophe aimable, plein de grâce & de force, en frondant les travers de l’homme, il le console, & souriant le premier à ses foiblesses, il lui en fait goûter la satyre (Ibid., p. iv. Nous soulignons.). 4 Ibid., p. i. 5 Ibid., p. iii. Nous soulignons. 6 Ibid., p. ii. 7 À partir de 1773, année marquant le centenaire de la mort de Molière, quatorze pièces sont signalées dans le catalogue C SAR jusqu’en 1799, dont dix à Paris même, sur diverses scènes de la capitale.

229 dernière uniquement provient de la plume des vaudevillistes qui nous intéressent, Barré, Radet et

Desfontaines. Malheureusement, cette pièce, n’ayant jamais été imprimée, est aujourd’hui perdue, la seule trace qui nous en reste étant des critiques, d’ailleurs assez défavorables8 – démontrant la raison probable pour laquelle cette pièce de circonstance n’a pas été publiée.

Malgré le fait que nous avons un compte rendu de l’intrigue de la pièce, nous ne pourrons malheureusement pas nous adonner à une véritable analyse de ce vaudeville – un genre « dont le plan doit généralement être très simple, et qui ne doit briller que par les détails »9 – étant donné que ces divers détails manquent complètement.

Nous savons toutefois que les dramaturges du Vaudeville éprouvaient une profonde estime pour Molière, trop grande peut-être pour le mettre en scène comme personnage référentiel dans une situation relativement intime, comme c’est le cas en général avec les pièces à hommages10. Cette admiration est visible dès le tout début de l’existence du Vaudeville : dans la

8 Après avoir donné un résumé de la pièce, le Mercure de France note : « Cette pièce est froide, et conséquemment paraît longue ; les bons couplets y sont rares, et les meilleurs ne sont pas ceux qui louent Molière, mais ceux qui tombent sur quelques ridicules. C’est qu’au théâtre, comme dans le monde, la critique réussit mieux que l’éloge » ([S. a.], Le Mercure de France, littéraire et politique, Paris : De l’imprimerie du Mercure de France, T. 11, 25 décembre, 1802, p. 282.). L’auteur d’Un hiver à Paris affirme par rapport à la même pièce : « On donne une teinte sentimentale à ce canevas, on y mêle des couplets soporifiques, et la besogne est bâclée ! C’est la recette mise en pratique pour la Chambre de Molière. La scène est aux Halles, dans la chambre où le grand comique est né. Au début, les auteurs affectent de s’excuser humblement d’oser produire “le père de la comédie” sur une modeste scène ; ils font chanter : “Du Vaudeville humbles enfants, / Pourrions-nous, sans fâcher Thalie, / En public adresser nos chants / Au père de la Comédie ? / Pour le fêter, nous n’avons pas / Un assez sublime langage : / Ce n’est qu’entre nous et tout bas, / Que nous devons lui rendre hommage.” Et ils appellent cela du vaudeville, et ils veulent que cela se chante gaiement ! Ils devraient demander pardon à genoux d’ignorer que Molière voulait avant tout divertir son public » (Arthur Laquiante, Un hiver à Paris sous le consulat, 1802- 03. D’ rès es ettres de Joh Friedrich Reich rdt, Paris : Plon, 1896, p. 265-266.). 9 [S. a.], Le Censeur dramatique, ou, Journal des principaux théatres de Paris et des départemens, Paris : Au bureau du Censeur dramatique, vol. 2, 1797, p. 131. 10 ne autre explication possible serait le fait qu’à l’origine de pièces rendant hommage à Molière nous retrouvons Carlo Goldoni, célèbre directeur et réformateur de la Comédie-Italienne. Sachant que Barré et Piis avaient travaillé pour ce théâtre qu’ils ont quitté afin de fonder le Théâtre du Vaudeville, l’on peut soupçonner qu’ils ne désiraient pas aborder des sujets qui les auraient liés aux Italiens car nous pouvons affirmer avec certitude que les journaux de l’époque n’auraient point manqué d’y faire allusion. Il se peut également que nos dramaturges aient cherché à se distinguer non seulement des Italiens mais de toutes les

230 comédie-parade Arlequin afficheur11, lorsqu’Arlequin pose ses affiches par-dessus celles d’autres pièces qui se donnaient au même moment, il s’arrête subitement quand il se rend compte qu’une des affiches était pour une pièce de Molière, tout en chantant :

AIR : out rou e ujourd’hui d s e mo de. Déployons mon affiche entière Sur cette rouge que voilà. (I veut oser ’ ffiche & s’ rrête.) Un moment… (Il lit.) Pièce de Molière ! Ne couvrons point ce titre-là. Mon maître, quel que soit l’asile Où tu te trouves transporté, Par les enfans du Vaudeville Tu seras toujours respecté !12

Dans ce passage, Arlequin précise justement que les membres du Théâtre du Vaudeville respectent Molière et son œuvre, jusqu’au point à ne pas se soucier de la scène sur laquelle ces pièces sont jouées. Ce fait n’est pas sans importance si l’on tient compte de la profonde rivalité qu’il y avait entre les différents théâtres à cette époque-là, suite au décret de 1791 ayant accordé la liberté des théâtres à Paris qui avait produit une grande profusion de salles dont certaines avaient des répertoires très similaires13. Cette profonde estime se voit également dans la pièce

autres salles de leur époque. Rappelons notamment que d’après les données présentées par Eric Kadler, que nous avons citées dans notre chapitre précédent, Molière avait été la figure principale d’un auteur transformé en personnage référentiel ayant figuré dans vingt-sept pièces entre 1784 et 1834, suivi de près de Corneille, qui fut mis en scène dans vingt-deux pièces, et de moins près de Voltaire qui figure dans quinze pièces pour la même période (Voir notre chapitre 3, note 13.). Pour une plus ample discussion du rôle de Molière au sein des pièces de la fin du XVIIIe siècle, voir Mechele Leon, Molière the and the Theatrical Afterlife, Iowa City : University of Iowa Press, 2009. 11 Voir notre deuxième chapitre pour une étude plus détaillée de cette pièce. 12 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Arlequin afficheur, Paris : Chez Brunet, 1792, sc. 5, p. 6-7. Nous soulignons. Arlequin continue à examiner les affiches et s’exprime ainsi : « Voyons par ici… (Il lit.) Drame en cinq actes ! / AIR : Ne v’ à-t-i s ue j’ ime ! / Quoi ! l’on t’annonce en ce séjour, / Drame ennuyeux & sombre ! / On veut en vain te mettre au jour ; / Moi, je te mets à l’ombre » (Ibid., p. 7.). 13 Rappelons justement que Piis avait lui-même fondé un théâtre rival au Vaudeville en 1799, le Théâtre des Troubadours, lorsqu’il s’était brouillé avec son collaborateur et grand ami Barré. Voir à ce sujet notre premier chapitre, note 17. Rappelons également l’élément d’interthéâtralité dont nous avons traité dans le chapitre précédent de notre étude, p. 203, qui mettait en lumière la grande rivalité et profondes guerres entre les divers théâtres de l’époque.

231

Hommage du petit Vaudeville au grand Racine dans laquelle Molière, tout comme Boileau d’ailleurs, apparaissent sur scène, tandis que Racine est seulement mentionné – de façon très

élogieuse notons-le – par les autres personnages. Dans ce vaudeville en un acte, Arlequin, déguisé en Mercure, se rend aux Champs- lysées pour demander l’aide de Molière afin de rendre hommage à Racine, sous prétexte que les autres théâtres avaient oublié ce qu’étaient les bonnes pièces et soutenant qu’ils s’étaient faits envahir par « des millions de diables »14. Dans un premier temps il rencontre les servants des trois hommes de renom mentionnés ci-dessus qui sont en train de vanter les mérites de leurs maîtres. Parlant de Boileau, son jardiner Antoine le défend lorsque l’on dit qu’il avait été méchant :

ANTOINE. Pour les méchans auteurs; mais du reste le meilleur homme du monde. PETIT-JEAN. Pas meilleur que Racine. LAFOREST. Pas meilleur que Molière. AIR : Guillot a des yeux complaisans. Mon maître était d’une bonté Aujourd’hui peu commune. PETIT-JEAN. Racine m’a si bien traité Qu’il a fait ma fortune. ANTOINE. Boileau fit pour son jardinier Une épître touchante. LAFOREST. Molière encor plus familier Consultait sa servante (bis). PETIT-JEAN. Ah ça ! mais vous apercevez-vous d’une chose, vous autres? […] C’est que nous disons du bien de nos maîtres.15

14 Pierre-Yvon Barré, André François de Coupigny, Pierre-Antoine-Augustin de Piis, Jean-Baptiste Radet et François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines, Hommage du petit Vaudeville au grand Racine, Paris : Chez Charles Pougens, 1798, sc. 6, p. 37 : « Vos voisins, messieurs des enfers, / Moins avares et plus traitables, / Ont, sur nos théâtres divers, / Déchaîné des millions de diables » (Ibid., p. 36-37.). 15 Ibid., sc. 2, p. 15-16.

232

L’importance de la qualité de bienfaisance que Mercier et Cubières-Palmézeaux avaient mise en

évidence dans leurs écrits portant sur les pièces à hommages16, est visible dans cette pièce

également. Une fois de plus, tout comme ce fut le cas lors des apothéoses aux grands érudits, nous retrouvons les personnages entourant ces figures tenant des discours remplis d’admiration à leur sujet. Toutefois, les aspects de vraisemblance et le côté intime de la vie du personnage dont

Mercier et Cubières-Palmézeaux avaient souligné la portée manquent dans cette pièce ayant une action et surtout un cadre composés à base d’éléments issus du merveilleux mythologique17. Le même émerveillement vis-à-vis de ces personnages est démontré par Arlequin qui est très ému de se retrouver dans la présence de Boileau et surtout de Molière. Lorsqu’il explique finalement la raison de sa présence dans les Champs- lysées, on l’interroge sur les liens qui existent entre le

Vaudeville et le grand Racine ; il cherche à s’expliquer par une métaphore :

ARLEQUIN. J’y suis. Imaginez-vous qu’un superbe rosier, l’honneur d’un parterre, a produit plusieurs petits rosiers, et que l’un de ces petits rosiers languit et se dessèche. […] AIR : A rès tout our s’ex rimer bie . Faute des soins du jardiner, Faute d’une abondante pluie, Un enfant mouille le rosier De l’eau dont sa cruche est remplie, Pour rendre à la fleur qui pâlit Sa couleur fraîche et purpurine. A peine ce peu d’eau suffit (bis) ;

16 Voir à ce sujet notre chapitre 3, note 14 et p. 181. Rappelons que les caractéristiques principales d’une apothéose dramatique selon ces deux auteurs, que nous avons détaillées dans notre chapitre précédent (p. 184), étaient surtout la mise en valeur d’une façon vraisemblable de la bienfaisance du personnage référentiel et d’éléments de sa vie quotidienne. 17 En raison de ces éléments manquants, et surtout vu que la pièce vise à faire un hommage à Racine principalement, nous ne considérons pas qu’elle constitue un véritable exemple d’apothéose dramatique à Molière spécifiquement. Pourtant elle témoigne des premières tentatives de création de ce genre de pièce à hommage de la part de nos vaudevillistes – en effet, sa création précède celle des pièces portant sur Voltaire et Rousseau qui semblent se conformer mieux aux préceptes proposés par Mercier et Cubières- Palmézeaux que nous avons évoqués dans le chapitre précédent.

233

Mais il rafraîchit sa racine.18

Les renvois au théâtre, avec son parterre, et à Racine lui-même sont bien visibles dans ce passage qui finira justement par convaincre Molière de prêter son aide aux enfants du Vaudeville :

MOLIERE. Mon ami, vous allez me suivre. Je vous présenterai à Piron, Favart, Santeuil, Dufresny, Scarron, Rousseau et autre, qui, tour-à-tour, iront seconder vos efforts. Ce soir vous emmènerez… (O cite e om de ièce u’o joue rès, ou S teui , ou Scarron, ou Piron, etc.)19

Nous voyons que dans ce cas, la pièce dont il est question, autre que de faire un éloge au théâtre en général, sert surtout d’annonce pour ce qui suivra dans la soirée, rappelant parfaitement la fonction qu’avait eue la parade dans les spectacles forains20, c’est-à-dire de faire valoir la pièce qui allait se jouer à l’intérieur du théâtre où l’on devait payer pour entrer21. Nous verrons, dans la section qui suit, que celle-ci n’est pas la seule pièce ayant un rôle d’annonce, laissant s’infiltrer dans les représentations les titres des diverses pièces jouées sur la scène du Vaudeville. Il sera notamment question, dans le présent chapitre, d’entrevoir dans quelle mesure les hommages faits par Barré et ses collaborateurs aux grands hommes de la scène comique diffèrent de ceux faits aux érudits de l’Ancien Régime que nous avons étudiés dans le chapitre précédent. Nous montrerons ainsi qu’en général, le lien entre les auteurs et leurs ouvrages est d’autant plus

18 Hommage du petit Vaudeville, sc. 7, p. 39-40. Dans cette image d’un enfant qui représente très évidemment le vaudeville, l’eau dont il arrose l’arbuste serait alors le répertoire de la scène dirigée par Barré qui est présenté comme étant capable de faire honneur à une si grande figure du théâtre que Racine. Les éloges ne manquent donc pas de mettre sous une lumière favorable les créations des vaudevillistes également. Les hommages sont clairement faits de manière stratégique afin de valoriser le Théâtre du Vaudeville lui-même. 19 Ibid., p. 42. Nous reviendrons sur l’importance de ce couplet à la fin du présent chapitre. 20 Voir à ce sujet notre premier chapitre. 21 La pertinence de l’aspect monétaire se perd dans le cas de la pièce jouée sur la scène du Vaudeville car les spectateurs qui y assistent avaient déjà payé leur billet. L’annonce a plutôt le rôle de relier les deux pièces jouées en un même soir ; il est intéressant de noter néanmoins le rapport visible aux racines foraines du vaudeville que l’on retrouve grâce à cette double structure de la représentation.

234 important lorsqu’il s’agit d’apothéoses aux maîtres du théâtre comique ce qui met en place une véritable hybridité de l’homme loué et de son œuvre au sein des créations de nos vaudevillistes22.

4.2 Hommage à Favart : les débuts de l’apothéose dramatique

Il est intéressant de noter que la toute première pièce à hommages écrite par Barré en collaboration et qui fut représentée au Vaudeville initialement le 26 juin 179323 – c’est-à-dire cinq ans avant les apothéoses dramatiques à Voltaire, à Rousseau ou même à Racine – prend comme personnage référentiel le père de la comédie à ariettes, Charles Simon Favart. Intitulée

Favart aux Champs-Élysées, cette pièce fut jouée et publiée suivie de l’Apothéose de Favart et l’on se rend compte en les lisant, comme nous le montrerons sous peu, qu’elles sont faites pour encadrer, en tant que prologue et épilogue, une remise en scène d’un de deux ouvrages composés par Favart, soit Les Nymphes de Diane, soit Les Amours de Bastien et Bastienne. Le lien à l’œuvre de Favart est donc rendu explicite tout d’abord par cette structure. Tout comme le premier titre l’indique, nous retrouvons Favart dans l’au-delà élyséen, plus précisément au moment où il y arrive. Afin de faciliter la transition d’un monde à un autre pour le célèbre auteur,

Momus a décidé de demander à Mme Favart et à leur ami l’abbé de Voisenon de l’accueillir.

L’atmosphère est très joyeuse et l’ironie de cette situation est soulignée dès le premier couplet de la pièce :

22 Cette pratique renvoie à celle développée et appréciée au XIXe siècle que décrivent Paul Franssen et Ton Hoenselaars : « In the nineteenth century, the vie romance, or fictional biography, came into its own, frequently taking the lives of historical authors as its subject » (Paul Franssen et Ton Hoenselaars, « Introduction », The Author as a Character: Representing Historical Writers in Western Literature, Madison [N. J.] : Fairleigh Dickinson University Press ; London : Associated University Presses, 1999, p. 15.). Nos vaudevillistes semblent avoir fait partie des premières esquisses de ce type d’ouvrages. 23 Le catalogue CÉSAR indique que cette première représentation fut suivie par 46 autres : 19 au cours de la même année, 11 en 1795, 13 en 1797 et seulement 3 en 1799. Malheureusement, nous ne disposons pas des données en rapport avec les représentations des pièces au-delà de 1799.

235

MOMUS. AIR : Si e cœur vous e disoit. C’est par ici que Favart Débarque en cette retraite ; Comme vous, moi, je prends part Au plaisir d’y voir Favart. Affligé de son départ, Là-bas chacun le regrette : Mais pour vous, pour moi, Favart Chez nous arrive trop tard. […] Madame FAVART. Mais êtes-vous bien sûr qu’il soit mort ; n’allez pas me tromper, me donner une fausse joie. […] dans le monde, je désirois la durée des jours de mon époux ; aux Champs- lysées, j’en demande la fin.24

En effet, dès la première scène, les personnages discutent de la fête qui avait été prévue en l’honneur de Favart et de la pièce qu’ils planifient jouer dans le même but :

MOMUS. […] Favart ne peut tarder : vous allez l’attendre ; moi, je vais rassembler mes acteurs, et je viendrai le chercher pour la fête. […] Convenez qu’on ne pouvoit pas mieux recevoir Favart aux Champs-Elysées, qu’en lui jouant une de ses pièces ? C’est Thalie qui a imaginé cela.25

L’attention est donc placée sur le répertoire dramatique de l’auteur loué plus que sur ses qualités personnelles tel que nous avons montré être le cas avec les apothéoses aux érudits. De plus, dans l’épilogue, les références à plusieurs ouvrages de Favart se font littéralement voir car, selon les didascalies, l’on retrouve sur scène des arbres ornés de médaillons constituant « quatre tableaux représentant Annette et Lubin, Bastienne, ’A g is à Borde ux, et Isabelle et Gertrude »26.

Soulignons qu’une variante à la fin de la pièce précise que si la pièce jouée entre le prologue et l’épilogue n’est pas Les Nymphes de Diane mais plutôt Les Amours de Bastien et Bastienne, c’est le tableau des Nymphes qui doit figurer dans l’épilogue. Cette note est accompagnée d’une

24 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Favart aux Champs-Élysées, Paris : Chez Brunet, 1793, sc. 1, p. 1-2. 25 Ibid., p. 3. Les caractères italiques sont employés dans le texte. 26 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, ’A othéose de F v rt, Paris : Chez Brunet, 1793, sc. 2, p. 31.

236 variante du dialogue aussi ce qui souligne d’avantage le rôle de ces deux pièces à mettre en valeur la reprise et remise en scène d’une des créations de Favart27. Pour mieux réussir cette valorisation du répertoire du célèbre dramaturge, les deux pièces de Barré, Desfontaines et Radet sont remplies d’éléments louant le talent de ce dernier qui se multiplient de scène en scène : après avoir été accueilli par Momus, Madame Favart et L’Abbé de Voisenon, Favart est rejoint par Panard, Piron et Vadé, tous très heureux de le revoir, et disant même qu’ils allaient jouer un rôle dans la pièce qui sera mise en scène lors de la fête28. Suite à cette représentation, même

Rameau29 et Marivaux30 joignent leur ami tandis que Thalie vient chanter sa gloire :

THALIE, montrant les Graces à Favart. Leur présence ne doit pas te surprendre. AIR : Nous sommes précepteurs. Dans tous les sentiers de ton art, On les vit toujours sur tes traces, Et jamais le galant Favart Ne fit un couplet sans les graces.31

27 Selon le catalogue CÉSAR, la pièce Les Nymphes de Diane fut mise en scène cinq fois en 1793 tandis que Les Amours de Bastien et Bastienne fut jouée sept fois au cours de la même saison. 28 Piron s’écrie avant que Favart ne se soit rendu compte qu’il s’agissait d’une de ses pièces : « Oui, monsieur, la pièce est bonne, et si bonne que moi, Alexis Piron, j’y joue un rôle » (Favart aux Champs- Élysées, sc. 4, p. 21.). 29 Rameau lui dit : « AIR de la Garote de Castor. / Oui, Favart, tu sus, avec art, / Me prêter ton fard. / Si mes airs sont connus, / Retenus, / C’est à toi, / A toi seul que je le doi [sic] : / […] / Et tes vers / Font toujours valoir mes airs » ( ’A othéose de F v rt, sc. 1, p. 29.). 30 Le dialogue entre Favart et Marivaux permet à nos vaudevillistes d’inclure des éléments d’interthéâtralité que nous avons observés également en rapport avec les pièces analysées dans le chapitre précédent. Lorsque Marivaux demande si l’on joue toujours la comédie au Théâtre-Italien, Favart lui dit que c’est plutôt le genre de l’opéra-comique qui a pris sa place. Marivaux se désespère d’être oublié mais Thalie le rassure rapidement du cas contraire : « Oublié ! non, mon ami. / AIR : out rou e ujourd’hui dans le monde. / Je t’ai transporté sur la scène, / La seule où je brille à Paris, / La seule où le bon gout enchaîne / Quelques acteurs que je chéris. / C’est vainement que l’on conspire / Contre sa gloire et son éclat : / Pour mieux y fonder mon empire, / J’ai remis mon sceptre à Contat. […] Quelle charmante phisionomie elle vient de donner à votre Araminte ! » (Ibid., sc. 3, p. 36.). En effet, selon le catalogue CÉSAR, Louise-Françoise Contat détenait un rôle dans Les Fausses confidences de Marivaux en 1793, comme le précise d’ailleurs, Hippolyte Lucas : « Les Fausses confidences, jouées en 1773, au Théâtre- Italien, ne furent mises au répertoire du Théâtre-Français qu’en 1793. Les comédiens jetèrent Marivaux au milieu de la révolution. Mademoiselle Contat joua le rôle d’Araminte avec une supériorité que mademoiselle Mars a seule égalée depuis » (Hippolyte Lucas, Histoire philosophique et littéraire du théâtre fr ç is de uis so origi e jus u’à os jours, Bruxelles & Leipzig : A. Lacroix Verboeckhoven et Cie ; Paris : E. Jung-Treuttel, 1862, T. 1, p. 336.). 31 ’A othéose de F v rt, sc. 2, p. 31.

237

La pièce est, en effet, remplie de telles louanges au père de l’opéra-comique et s’achève d’ailleurs avec le couronnement de Favart qui est accompagné par des vers très flatteurs, chantés par l’Amour et les Grâces :

AIR : Dans ces doux asyles. […] Les fleurs qu’on vient vous offrir, Rien ne peut les flétrir : C’est la couronne Que donne La voix du temps Aux talents.32

Le génie dramatique du personnage référentiel est donc mis en valeur dans ce prologue et cet

épilogue en vaudevilles, devançant tout commentaire portant sur la nature de Favart en tant que personne. Il semblerait que, dans cette première tentative d’une apothéose dramatique, Barré,

Radet et Desfontaines désiraient plutôt chanter la gloire du dramaturge, validant également par la même occasion leur choix de remettre en scène son répertoire. Précisément, lorsque les quatre tableaux des pièces de Favart apparaissent sur scène, les différents personnages présents commentent ces ouvrages qui avaient fait la renommée de leur auteur tandis que celui-ci leur réplique humblement, en rapport avec chacun des titres, qu’il ne mérite pas autant d’hommages :

« Ah ! c’est trop, je suis confondu »33 dit-il devant le tableau d’Annette et Lubin. Lorsque Thalie affirme, par rapport à la pièce Les Amours de Bastien et Bastienne, une parodie du Devin du village, qu’il avait bien suivi les traces de Rousseau, Favart affirme modestement : « J’en étois bien loin »34. De même, en rapport avec Isabelle et Gertrude ou les Sylphes supposés, il explique, lorsque Momus loue ses talents : « Ce n’est qu’une bien foible imitation d’un bien joli

32 Ibid., sc. 3, p. 37. Cette scène rappelle justement le fameux couronnement que l’on avait fait à Voltaire le 30 mars 1778, lors d’une représentation d’Irène et de Nanine, deux mois avant sa disparition. 33 Ibid., sc. 2, p. 32. 34 Ibid., p. 33.

238 conte de Voltaire »35. Il n’est pas surprenant que lorsque Thalie vante sa comédie ’A g is à

Bordeaux, le personnage de Favart souligne, quant à lui, le talent de l’acteur principal de la pièce :

THALIE. AIR : Je suis afficheur. Quand tu fis l’Anglais à Bordeaux, Pour le théâtre de Thalie, Je te fournis les traits nouveaux Dont tu remplis ta comédie ; Dans cet acte délicieux, Tu te passas du vaudeville ; L’ouvrage fut fait sous mes yeux, FAVART. Et joué par Préville.36

Tout comme nous l’avons montré dans notre premier chapitre37, Favart avait produit une véritable réforme de l’opéra-comique en commençant à utiliser des ariettes composées spécifiquement pour ses pièces à la place des vaudevilles dont l’on se servait avant lui. La muse

Thalie ne manque pas l’occasion de rappeler l’énorme contribution de Favart à ce genre dramatique et nous constatons que Barré, Radet et Desfontaines amplifient cet hommage en montrant l’humilité du personnage référentiel qu’il manifeste lors des divers compliments qui lui sont faits. Cependant, le public du Théâtre du Vaudeville pourrait-il ne pas s’apercevoir que derrière ces louanges présentées sans détour se trouve également le désir des auteurs à mettre en

évidence le théâtre même qui venait d’ouvrir ses portes l’année précédente ?

35 Id. Il s’agit du conte Gertrude, ou ’Éduc tio d’u e fi e qui date de 1763. 36 Ibid., p. 34. Selon les informations sur CÉSAR, Pierre-Louis Dubus dit Préville avait en effet joué le rôle de Sudmer dans la représentation de 1763 de la comédie de Favart. Il n’est pas sans intérêt de noter que l’air « Je suis afficheur » sert de base musicale à ce couplet au sein duquel l’on affiche le talent de Favart ainsi que le nom de Préville, « célèbre acteur de la Comédie-Française » (Émile Campardon, « Préville », dans Les Spectacles de la foire, Paris : Berger-Levrault, 1877. T. 2, p. 245.). Étant donné que cet acteur est mort en 1799, il est possible d’affirmer qu’en 1793, lors d’une représentation de ’A othéose de F v rt au Théâtre du Vaudeville, il aurait possiblement pu être présent pour entendre le personnage de Favart prononcer son nom. Barré et ses collaborateurs profitent donc de cette occasion pour forger ou renforcer des liens avec des acteurs de renommée. 37 Voir notre chapitre 1, p. 32-33.

239

Justement, ce deuxième objectif visant à faire la publicité du théâtre de Barré et du répertoire qui y sera représenté38 n’est guère voilé. Lorsque Favart remercie Momus de la joie avec laquelle il l’avait accueilli, celui-ci lui dit que son bonheur n’est pas tout à fait complet :

MOMUS. Ne vous y trompez pas, mon ami, cette joie n’est pas complette. […] Oui, mon ami, j’ai à Paris une petite maison dont vous auriez pu faire un hôtel, et votre arrivée ici détruit mon espérance. PIRON. Une petite maison !... Dans quel quartier ? MOMUS. Rue de Chartres ; oh ! ce n’est pas ce que vous croyez, monsieur le coquin ; c’est un petit théâtre que l’on m’a dédié, que je n’avoue pas, mais où je vais quelquefois incognito. FAVART. Vous parlez du théâtre du Vaudeville ; je l’ai vu avant de partir39. MOMUS. Si vous pouviez y travailler, mon cher Favart, sa durée seroit bien certaine. FAVART. J’en répondrois, s’il avoit pour appui Vadé, Panard et Piron. […] MOMUS. Vous y manquez tous, mes bons amis : cependant, comme on aime la nouveauté, on y va, on est indulgent ; mais on ne vous y trouve ni les uns, ni les autres.40

Nos vaudevillistes profitent de cette occasion pour chanter la gloire des plus célèbres auteurs ayant contribué à la scène comique foraine du XVIIIe siècle, tout en remerciant indirectement le public de sa présence dans leur salle, geste tout à fait typique au sein d’un vaudeville final. Nous

38 Les titres des ouvrages de Favart qui sont mentionnés par la suite sont : hercheuse d’es rit, La Fée Urgèle, La Belle Arsène, Ninette à la cour, Le Coq de village, Acajou et Les Trois Sultanes ( ’A othéose de Favart, sc. 2, p. 34.). De ces différentes pièces très reconnaissables de Favart, la première fut en fait, dès août 1793, mise en scène trente-quatre fois au Vaudeville et il n’est pas impossible de croire que nos vaudevillistes cherchaient à présenter une liste d’ouvrages ayant le potentiel d’être rejoués chez eux. 39 Puisque Favart est décédé le 12 mai 1792, c’est-à-dire quatre mois précisément après l’ouverture du Théâtre du Vaudeville, cela n’est pas impossible, chronologiquement, qu’il y soit allé. Cependant, comme son personnage l’affirme quelques scènes plus tôt, il n’était pas très sociable vers la fin de sa vie : « […] depuis long-tems je vivois loin du monde, lisant un peu, pensant beaucoup, rimant encore quelquefois » (Favart aux Champs-Élysées, sc. 4, p. 19.). 40Ibid., sc. 6, p. 23-24. Ce dialogue est suivi d’un vaudeville qui clôt la pièce dans lequel, tour à tour, Favart, Panard, Vadé et Piron sont loués pour avoir créé divers types de vaudevilles, à savoir les vaudevilles galant, moral, poissard et malin respectivement.

240 voyons clairement que ces pièces, prologue et épilogue accompagnant une création particulière de Favart, ne constituent pas des apothéoses dramatiques telles que Mercier et Cubières-

Palmézeaux avaient envisagées, étant donné que la qualité de bienfaisance de l’auteur n’y tient pas une place importante et que l’action n’a pas de rapport avec un moment de la vie quotidienne de l’auteur mais se passe plutôt dans un cadre mythologique, diminuant en cela la qualité de vraisemblance que l’on s’attendrait à retrouver dans un tel type de pièce. Cependant, vu qu’il s’agit, comme nous l’avons mentionné plus haut, de la première tentative de Barré et de ses collaborateurs à créer une pièce cherchant à adresser des hommages à un grand auteur de l’Ancien Régime, il ne faut pas que cela surprenne de retrouver ces auteurs du Vaudeville en train d’expérimenter avec les éléments d’une apothéose dramatique. C’est ce qui pourrait expliquer la raison pour laquelle la prochaine comédie ayant pour sujet un grand auteur comique,

Scarron, tend presque complètement vers l’autre extrême du genre, mettant l’accent sur sa vie quotidienne et évitant presque complètement les mentions de ses ouvrages.

4.3 Scarron loué : mise en valeur de la vraisemblance

Représentée pour la première fois le 8 mai 1797 et composée également par Barré, Radet et Desfontaines, la pièce Le Mariage de Scarron met en scène le jour où Paul Scarron demande en mariage Mlle d’Aubigné qui, à la surprise de tous, accepte cette proposition. Contrairement à l’exemple portant sur Favart que nous venons d’explorer, les anecdotes tirées de la vie du célèbre auteur du Roman comique prennent ici le dessus sur des détails ayant rapport à sa production littéraire. Une critique parue dans Le Censeur dramatique, qui se trouve d’ailleurs être très favorable à la pièce, souligne le caractère de vraisemblance de cette comédie :

Cet Ouvrage est du petit nombre de ceux qui réunissent la vérité historique à la fidélité des caractères ; tous les faits sur lesquels il est bâti sont connus, et il y a

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beaucoup de mérite à les avoir réunis dans le cadre étroit d’un seul acte, et à avoir rassemblé, dans un espace aussi resserré, tant de Personnages connus.41

Nous retrouvons, entre autres, aux côtés de Scarron, son valet Maugin, son ami Ménage, Girault, le valet-de-chambre de ce dernier, le marquis de Villarceaux, l’amante de celui-ci, la courtisane

Ninon de l’Enclos ainsi que Mlle d’Aubigné42. Notons que cette comédie est la première de

Barré et ses collaborateurs dans laquelle un auteur est représenté dans son intimité, comme le voulaient Mercier et Cubières-Palmézeaux, car ici on le retrouve chez lui, au moment de son réveil mais ce côté de la vie privé de Scarron n’est pas rendu aussi explicite dans la pièce que ne le fut, par exemple, le quotidien de Voltaire dans la pièce examinée dans le chapitre précédent.

La pièce dont il est question ici insiste beaucoup sur les détails liés à l’intrigue amoureuse qui se résume comme suit. Le marquis de Villarceaux tombe amoureux de la jeune et belle Mlle d’Aubigné, en dépit de sa relation avec Ninon. Renonçant à son amour au profit de l’amitié, cette dernière décide de parler à la protectrice de la jeune fille en faveur d’un mariage entre les deux.

Cependant, lorsque Ninon dévoile l’amour du marquis à Mlle d’Aubigné, celle-ci affirme qu’elle ne veut pas épouser quelqu’un dont elle deviendra l’esclave étant donné qu’elle ne pourra rien contribuer au mariage. C’est ainsi qu’au moment où Scarron la demande en mariage, tout en lui

41 Le Censeur dramatique, 1797, vol. 2, p. 65. 42 Précisons qu’il s’agit de Françoise d’Aubigné, qui deviendra véritablement Mme Scarron et puis Marquise de Maintenon, dernière épouse de Louis XIV. Cette deuxième union de l’héroïne est d’ailleurs soulignée dans la pièce de façon indirecte lorsque Ménage lui affirme : « Mademoiselle d’Aubigné, avec une pareille ame, vous êtes faite pour les plus hautes destinées » (Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Le Mariage de Scarron, Paris : Chez Migneret, 1797, sc. 23, p. 63.). Ninon lui chante un couplet faisant référence également à son mariage célèbre : « Air : Pauline, au printems de son âge. / Puisqu’aujourd’hui d’un choix si rare / La raison vous fait un devoir, / Sans doute le sort vous prépare / Ce qu’on ne peut encor prévoir ; / Qui sait si, malgré sa puissance, / n jour, un illustre barbon / N’envira pas la survivance / De vos tendres soins pour Scarron? (Bis.) » (Id.) Il n’est tout de même pas sans importance que, pendant une période très noire de l’histoire française, le rire se perpétuait dans cette salle du Vaudeville dont le directeur et les auteurs ne semblent pas avoir beaucoup craint la lame de la guillotine, étant donné qu’ils y mettent en scène – de façon très flatteuse même selon les témoignages – la femme qui avait fini par être l’épouse du Roi-Soleil. Comme l’a précisé l’auteur de ris e d t ’ ée : « Ce théâtre est le refuge de la gaîté Française ; la terreur même n’a pu empêcher de rire au Vaudeville » (Jean-Gabriel Peltier, ris e d t ’ ée , Londres : De l’imprimerie de Baylis, 1797, vol. 13, p. 434.).

242 proposant comme alternative de lui payer le couvent afin d’éviter qu’elle continue à être sous la protection d’une femme trop sévère, Mlle d’Aubigné accepte sa proposition disant qu’elle pourrait lui être utile en lui apportant des soins quotidiens dont il aurait besoin étant paralysé :

SCARRON. Tenez… Air : Jeunes amans, cueillez des fleurs. Il est deux partis, mon enfant, Que peut prendre une fille sage : Le mariage ou le couvent, Le couvent ou le mariage. Il faut l’argent pour le couvent, Le mari pour le mariage; Eh bien ! je vous offre, Ou mon argent pour le couvent, Ou ma personne en mariage. (Bis.) […] Rien de tout cela n’est séduisant, je le sais ; mais la raison vous commande. Quoi que vous choisissiez, je serai, sinon heureux, du moins content de vous voir délivrée de la dureté de madame de Neuillant, de l’opulance des financiers, et des artifices des courtisans. M.lle D’A BIGN . Ah ! Scarron, vous me pénétrez d’admiration; combien tant de délicatesse ajoute à l’amitié ! […] Air : J’ig ore ue e est m iss ce. En acceptant de préférence Le couvent au lieu de l’époux, Quelque [sic] soit ma reconnaissance, Elle seroit nulle pour vous : C’est donc l’hymen que je préfère, Et du moins, en formant ces nœuds, Le bien que vous voulez me faire Devient utile à tous les deux. SCARRON (transporté de joie.) Comment ! quoi ! vous préférez l’hymen ! l’hymen avec Scarron ! M.lle D’A BIGN . Je ne possède rien, mais il lui faut des secours, des soins continuels … c’est le seul époux à qui je puisse apporter une dot.43

43 Le Mariage de Scarron, 1797, sc. 14, p. 38-39. Notons en passant, si l’on porte notre attention sur les deux timbres de cet échange, un parfait exemple de l’emploi qu’il est possible d’en faire et que nous avons décrit au sein de notre deuxième chapitre (p. 95-103) : ces airs peuvent notamment servir de support aux paroles nouvelles créées pour la scène, tout comme ils peuvent introduire une contradiction. Dans le cas qui nous intéresse, il est évident que le choix du premier air est ironique, Scarron n’étant

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L’épisode en question est d’ailleurs signalé dans plusieurs ouvrages biographiques, comme par exemple celui dirigé par les frères Michaud :

Mme. de Neuillant, ayant amené sa pupille à Paris, la conduisit chez l’abbé Scarron, où se réunissait tout ce que la ville et la cour présentaient de plus spirituel. Scarron était difforme : des infirmités prématurées l’avaient rendu impotent ; mais son esprit n’avait rien perdu de son enjouement […]. Touché de la pénible situation où il voyait Mlle. d’Aubigné, il lui offrit de payer sa dot, si elle voulait entrer en religion, ou bien de l’épouser : elle préféra ce dernier parti. Si ce mariage ne lui donnait pas un époux, Mlle. d’Aubigné y trouvait au moins un protecteur et un appui. […] Mme. Scarron, d’abord timide, se montra bientôt aimable et spirituelle, et donna un nouvel agrément aux réunions qui se faisaient chez son mari. Les propos en sa présence devinrent plus décents, sans rien perdre de leur gaîté.44

L’impact de la jeune Mlle d’Aubigné sur l’œuvre de Scarron est également reflété dans la pièce de Barré, Radet et Desfontaines. Lorsque Scarron, qui venait tout juste de recevoir la réponse de

Françoise, fait un commentaire qui embarrasse sa future épouse, il s’exclame :

SCARRON. Vous rougissez… vous n’êtes pas encore faite à mon style ; mais vous vous y ferez. M.lle D’A BIGN . J’aimerois mieux… pardon, si j’ose […] Au lieu de me faire à votre style, j’aimerois beaucoup mieux vous accoutumer à mettre dans vos ouvrages plus de délicatesse et plus de décence. Vous n’y perdriez rien pour la gaîté, et vous y gagneriez pour la considération. SCARRON. Avant tout, le public veut qu’on l’amuse. […] Votre réflexion est juste, mademoiselle […] ainsi, vous me dirigerez ; je ne publierai plus rien sans vous consulter.45

certainement pas un jeune amant comme l’annoncerait le timbre, tandis que l’air employé pour le couplet de Mlle d’Aubigné semble avoir la fonction de souligner la triste situation dans laquelle celle-ci se retrouve, orpheline et sans dot, devant alors accepter et être reconnaissante de la proposition que lui fait Scarron. 44 Monmerqué, « Maintenon (Françoise d’Aubigné, marquise de) », dans Joseph Fr. Michaud et Gabriel Michaud (dir.), Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris : Chez L. G. Michaud, Libraire, 1820, T. 26, p. 267. 45 Le Mariage de Scarron, sc. 14, p. 41-42.

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Affirmer alors que nos vaudevillistes respectent l’histoire de la vie de Scarron ainsi qu’elle était connue par le public, c’est peu dire lorsque nous considérons de tels passages qui semblent se conformer presqu’à la lettre à l’opinion que l’on avait, à leur époque, du créateur de l’art burlesque. La caractéristique de vraisemblance que les écrits de Mercier et Cubières-Palmézeaux avaient prescrite pour une apothéose dramatique est certainement présente dans cet ouvrage46.

Non seulement Barré et ses collaborateurs reprennent divers éléments de la vie de Scarron mais les différents personnages qui l’entourent se conforment, eux-aussi, à l’image que l’histoire avait gardée d’eux, comme le précisent notamment les auteurs du Censeur dramatique : « Tous les caractères de cette Comédie sont puisés dans l’Histoire, et conservés très fidèlement. On leur fait parler à chacun leur langage ; celui de Mlle d’Aubigné est noble, décent, spirituel et fin »47.

La caractéristique de bienséance, la plus importante selon les écrits nous ayant servi de support théorique jusqu’à présent, devient également plus visible dans cette comédie à hommages en contraste aux pièces portant sur Favart analysées ci-dessus. Quoiqu’il soit possible de percevoir le geste de Scarron envers Françoise comme une action intéressée de la part d’un

46 Suivant ce même principe de vraisemblance, nos vaudevillistes mettent en scène la vente du canonicat de Scarron au valet de chambre de son ami Ménage, un fait historiquement vrai mais qu’ils accompagnent par des bons-mots portant sur le caractère des chanoines et d’autres membres de l’église : « Air : Un ch oi e de ’Auxerrois. / Oui, je crois bien que ton désir, / A ce métier, est de grossir / Ton petit patrimoine ; / Mais d’un bon abbé te sens-tu / Les qualités et la vertu ? / […] / Es-tu bien vain, bien orgueilleux, / Bien nonchalant, bien paresseux? / […] / As-tu le cœur tendre ? / […] / Bois-tu souvent le petit coup ? / […] / As-tu, pour finir en deux mots… / GIRA LT. / J’ai les sept péchés capitaux. / SCARRON. / Eh ! bon, bon, bon , / Mon joli garçon, / Tu seras bon chanoine » (Ibid., sc. 16, p. 46-47.). 47 Le Censeur dramatique, 1797, vol. 2, p. 68-70. Plus loin, l’attention des auteurs de cette critique se tourne vers le personnage de Scarron qu’ils estiment avoir été représenté avec beaucoup de succès : « Quoique ces divers caractères soient bien traités, c’est surtout pour celui de Scarron que nous réservons nos éloges. Il étoit difficile de le faire mieux ressortir en aussi peu de temps, et de lui avoir fait dire sans affectation, dans quelques scènes, une grande partie des bons mots que l’Histoire du temps a consacrés. Il est sur le Théâtre pendant les seize dernières scènes de la Pièce ; et l’on peut dire que loin d’ennuyer ou de fatiguer, il trouve toujours moyen d’intéresser, d’amuser, ou de plaire. Il varie son ton selon les personnages ; il est bon homme, jovial, homme sensible ; et toutes ces nuances sont rendues avec autant d’esprit que d’art » (Ibid., p. 70.).

245 homme plus âgé et vivant dans une douleur perpétuelle48, il provient néanmoins premièrement de sa bonté, tout comme l’avait d’ailleurs souligné l’auteur de la biographie de Mlle d’Aubigné, devenue par la suite Mme de Maintenon, que nous avons citée plus haut. Le public témoigne d’un autre geste semblable au sein de la pièce, lorsque Scarron reçoit chez lui Babet, jeune femme que des amis, ayant entendu la nouvelle du mariage, lui ont envoyée pour devenir la gouvernante de ses futurs enfants. Scarron, sans se fâcher de cette plaisanterie au sujet de son handicap, finit par lui donner de l’argent afin qu’elle puisse se marier et devenir de la sorte gouvernante de ses propres enfants.

SCARRON. Madame Scarron, voici mademoiselle Babet que messieurs Voiture et Sarrazon m’ont adressée pour être la gouvernante de nos enfans. (A Babet.) Ma bonne amie, comme je pourrois vous faire attendre un peu trop long-tems, je vous établis la gouvernante des vôtres. […] Air : On ne rit plus, on ne boit guère. Pour vous faire entrer en ménage, Il vous manquoit cinquante écus ; Pour le trousseau du mariage, En voici cinquante de plus. […] Allez, que votre hymen se produise, Priez qu’il m’en advienne autant. Mais en passant, Dites pourtant A ces messieurs d’esprit si plaisant : Scarron est sage, quoi qu’on dise, Car il place bien son argent. TOUS. Scarron est sage, quoi qu’on dise, Car il place bien son argent.49

48 Dans une Requête au Roi, Scarron avait écrit : « Grand Monarque chez qui Mesdames les Vertus / Ont choisi leur demeure, / Je suis un cul de jatte à qui membres tortus / Font grand mal à toute heure. / Je suis depuis quatre ans atteint d’un mal hideux / Qui tâche de m’abattre ; J’en pleure comme un veau, bien souvent comme deux, / Quelquefois comme quatre » (Paul Scarron, Œuvres, Amsterdam : J. Wetstein & G. Smith, 1737, T. 8, p. 56.). 49 Le Mariage de Scarron, sc. 25, p. 67.

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Dans ce cas, les autres personnages reprennent les paroles de Scarron, qui souligne lui-même sa sagesse. Nous voyons donc que, quoique le personnage fasse preuve de bonté envers autrui, le discours de ceux qui l’entourent ne s’attarde point sur cette qualité de l’auteur qui n’est ainsi pas mise en valeur de la même façon que dans les pièces à hommages adressés à Voltaire, Rousseau ou Racine qui seront représentées au cours des deux années suivant la première représentation du

Mariage de Scarron. Malgré le fait que cette composante d’une apothéose dramatique ne soit pas encore très présente sous la plume de nos vaudevillistes, la dissemblance sur ce plan avec la pièce portant sur le père de l’opéra-comique est notable. Dans cette dernière, il n’avait guère été question du caractère de Favart car c’est plutôt son œuvre qui était le sujet des louanges énoncées par les autres personnages. Dans cette deuxième pièce à hommages, celle portant sur Scarron, le public devient témoin de ce trait du caractère de l’auteur, le voyant agir selon une grande bienséance et faisant des gestes magnanimes envers des personnes moins fortunées que lui, même si ces actions ne sont pas nécessairement soulignées par les autres personnages.

Toujours en contraste avec le prologue Favart aux Champs-Élysées et l’épilogue qui le suit, l’œuvre de Scarron n’a pas une place très importante dans la comédie qui lui est dédiée. Il est vrai que des titres reconnaissables s’infiltrent par endroits : Maugin, son valet, mentionne

« une dernière épreuve de Jodelet »50 et dit avoir apporté un « exemplaire du Virgile travesti à monsieur le surintendant »51. Certaines citations burlesques célèbres sont également incluses dans les dialogues des personnages, notamment, lorsque Scarron et Françoise sont en train

50 Ibid., sc. 1, p. 4. Il s’agit selon toute probabilité d’une de ses comédies les plus connues, Jodelet, ou Le Maître valet qui date de 1643 et que Maugin affirme être « une belle comédie [… et] tout le monde y court » (Id.). Notons également que cette pièce est, selon le catalogue CÉSAR, une des seules trois ayant été reprises au XVIIIe siècle. Les deux autres sont ’Héritier ridicu e (1648) et Do J het d’Armé ie (1652). Il s’agit donc d’un répertoire qui, en toute probabilité, était connu – ou du moins reconnaissable – pour les spectateurs du Vaudeville. 51 Id.

247 d’établir leur contrat de mariage et le notaire demande quelle est la dot de la jeune femme.

Scarron répond alors sur l’air ’ mour g t, c’est so ouvr ge :

Elle m’apporte en mariage, D’abord, deux grands yeux fort mutins ; Ajoutez un très-beau corsage, Une paire de belles mains, n cœur pur, une ame excellente Et quatre bons louis de rente : Mais le plus flatteur à mon gré, C’est ce que personne ici ne lui conteste, Beaucoup d’esprit, que je ferai Mieux valoir que le reste.52

Il paraît que ces paroles prononcées par le personnage de Scarron ressemblent de très près à ceux prononcés par le véritable homme lors de son mariage, comme nous l’indique Le Censeur dramatique en parlant du même couplet que nous venons de citer : « Il est d’autant mieux fait, qu’on a su y conserver presque mot à mot ce que Scarron dicta au Notaire. […] Il étoit difficile de rendre en vers, avec plus de précision, les propres mots de Scarron »53. Cependant, les rares occasions où l’on entrevoit les ouvrages du personnage référentiel semblent participer plutôt à rendre une image plus vraisemblable de l’auteur, n’ayant pas un rôle actif au développement de l’intrigue, tel que cela est le cas dans les apothéoses dramatiques aux érudits, comme nous avons déjà pu le voir54. Dans la pièce à l’étude, l’on retrouve une seule occurrence où un ouvrage de

Scarron a une fonction plus utile dans l’intrigue, à savoir lorsque l’auteur offre un exemplaire de son Roman comique à Mme de Neuillant, demandant à la jeune Françoise de le lui apporter. Une didascalie précise que « [c]omme elle avance la main pour prendre le livre, Scarron la lui

52 Ibid., sc. 24, p. 65. 53 Le Censeur dramatique, 1797, vol. 2, p. 73. 54 Voir notre analyse du parallèle établi entre ’E f t rodigue et l’intrigue amoureuse de Voltaire, ou Une journée de Ferney (chapitre 3, p. 196-201). Soulignons aussi que les caractéristiques et le comportement du personnage référentiel de Rousseau, dans La Vallée de Montmorency, ou Jean-Jacques Rousseau dans son Hermitage, rappellent ceux qu’il avait octroyés au protagoniste de son Devin du village (C.f. notre chapitre 3, p. 221.).

248 baise »55 ; il dit, suite à son geste : « Je n’aurois pas été la chercher »56, soulignant ainsi le fait qu’il n’aurait pas pu se lever pour lui prendre la main. Nous sommes loin cependant, dans ce cas, des rapports hypertextuels que nous avons relevés dans les différentes apothéoses dramatiques aux érudits et nous ne retrouvons point des louanges extravagantes au talent de l’auteur, comme c’est le cas dans l’hommage fait à Favart. Notons cependant qu’à la différence de l’œuvre de ce dernier, les pièces de Scarron ne furent jamais reprises au Vaudeville ce qui pourrait expliquer le fait que les auteurs ne sentaient pas le besoin de mettre en valeur ce répertoire.

Ce qui est davantage intéressant en rapport avec cette pièce, ce sont les louanges que ces auteurs ont reçues eux-mêmes à son sujet qui les ont certainement encouragés à continuer à créer de tels ouvrages. Le Censeur dramatique souligne justement :

[…] cet Ouvrage est l’un des plus jolis, des plus piquans et des plus gracieux qui aient paru depuis long-temps sur le Théâtre du Vaudeville ; et ce n’est pas peu dire. Nous invitons les Hommes-de-Lettres aimables qui ont consacré leur plume à ce Théâtre, à en enrichir le Répertoire de productions pareilles. […] Le Public éclairé aime tant à revoir les Hommes célèbres avec les Ouvrages desquels on a familiarisé son enfance que pour peu qu’on lui en offre des portraits ressemblans, il est assez indulgent sur les couleurs. […] D’ailleurs 1a collection de ces Pièces anecdotiques […] offrira une suite de tableaux très inréressans pour les amis des Arts. Ce sera une petite galerie littéraire, dans laquelle on se promènera volontiers, et où les souvenirs seront égayés par de jolis Couplets.57

Nos vaudevillistes ont répondu, de toute évidence, à l’invitation du Censeur dramatique compte tenu des diverses apothéoses dramatiques mises en scène par la suite dans leur théâtre. Il est intéressant de préciser que ce dernier type d’ouvrages dramatiques, dont l’intrigue est basée sur une anecdote bien connue par le public, est bien fréquent sur la scène du Vaudeville, tout comme

55 Le Mariage de Scarron, sc. 15, p. 44. 56 Id. 57 Le Censeur dramatique, 1797, vol. 2, p. 74-75. Nous soulignons.

249 l’on s’y attendrait considérant la nature même du vaudeville58. En examinant notre corpus, nous avons en fait observé que les pièces ayant comme personnage référentiel un des hommes célèbres dont l’œuvre avait enrichi la scène comique de l’Ancien Régime tendent beaucoup plus souvent vers l’anecdote que les pièces basées sur des érudits célèbres. En fait, cette marque générique est directement attribuée à quelques-unes des pièces dans lesquelles figurent des personnages associés à l’univers comique comme c’est le cas avec Santeuil et Dominique (1796)

– ce dernier ayant été le fameux Arlequin de la Comédie-Italienne – ou même Les Écriteaux que nous aurons l’occasion d’examiner plus attentivement sous peu. Or, avec les mises en scène de

Rousseau et de Voltaire, en 1798 et 1799 respectivement, le genre de l’apothéose dramatique mis en scène au Théâtre du Vaudeville devient plus codé, suivant de plus près les préceptes des paratextes de Mercier et Cubières-Palmézeaux, tout en rendant les liens hypertextuels plus visibles. Difficile de ne pas s’interroger sur les raisons ayant motivé nos auteurs à créer cette distinction, mais il serait presqu’impossible de déterminer si ce fut ou non un acte délibéré de leur part. Il est cependant certain que, nonobstant les intentions de Barré et de ses collaborateurs, l’épisode anecdotique est beaucoup plus souvent lié à ce corpus de pièces mettant en valeur les hommes de renommée de la comédie. Il est possible d’affirmer que cette pratique tend à ancrer davantage ces pièces, ainsi que les personnages-référentiels qui en sont les sujets, dans la réalité quotidienne des spectateurs, indifféremment de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, étant donné que les divers épisodes anecdotiques qui reviennent ont été transmis à l’écrit tout comme à l’oral. D’ailleurs, le vaudeville-chanson avait été, depuis ses débuts, un des principaux moyens de transmission des nouvelles, qu’il s’agisse d’une victoire militaire ou d’un commérage en rapport avec la vie de la cour. Cela ne doit donc pas surprendre de voir le genre du vaudeville

58 Pour plus de détails sur cette nature et sur le parcours historique du vaudeville, nous invitons le lecteur à consulter le deuxième chapitre de la présente étude.

250 dramatique effectuer cette même tâche en transmettant à ses spectateurs des historiettes juteuses et drôles au sujet d’auteurs ayant eux-mêmes fait beaucoup rire leur propre public.

4.4 L’épisode anecdotique à l’usage de l’hommage dramatique : le cas de Monnet59

La reprise d’anecdotes visant à mieux divertir le public se voit également dans la pièce suivante de Barré, Radet et Desfontaines que nous proposons d’examiner, Monet, directeur de

’O ér -Comique, représentée pour la première fois le 22 juillet 179960. Quoiqu’il s’agisse, selon la page de titre, d’une comédie, l’on est tout de même frappé par son caractère anecdotique, ce que nous permet de voir ce résumé de l’intrigue publié dans La Décade philosophique :

On a pris pour point de vue, son théâtre, une querelle qu’il eut avec Vadé, et la répétition de Jerôme et Fanchonnette, que cet auteur, brouillé avec Monet, voulut faire jouer sous le nom d’Anseaume : tandis que cette répétition s’exécute, et que les personnages veulent obtenir la suppression d’un couplet, Vadé qui s’est caché dans la salle, et qui ne veut pas consentir à cette suppression, s’écrie du fond d’une loge, qu’il ne veut pas retrancher le couplet. Monet se réconcilie avec lui en faveur de sa pièce ; joignez à cela l’épisode d’une femme très-violente qui veut absolument que Monet lui rende raison d’une infidélité, les armes à la main, et le stratagème de Vadé qui se déguise en Exempt de la Conétablie pour empêcher ce duel comique, et vous avez toute la pièce.61

59 Aux XVIIIe et XIXe siècles, le nom du célèbre entrepreneur de théâtre n’était pas toujours écrit avec un double « n », comme c’est le cas aujourd’hui afin d’éviter une possible confusion avec le peintre. C’est le cas de la pièce dont nous nous servirons pour la section qui suit. D’autres témoignages de l’époque utilisent l’épellation qui fut retenue. Nous avons décidé de reproduire, dans chaque cas, le nom tel qu’il y apparaît, alors nous demandons l’indulgence du lecteur concernant ce manque de consistance typographique. Pour nos propres écrits donc, lorsque nous ferons référence à Jean Monnet en tant que personne historique réelle, nous emploierons l’épellation moderne ; cependant, en nous référant au personnage de la pièce, nous utiliserons la forme qui s’y trouve. 60 Notons que la pièce ne fut imprimée que trois ans plus tard, ce qui a créé une certaine confusion dans les sources secondaires étant donné que certaines emploient cette deuxième date comme la date de création de la pièce. Nous nous servons de la date de sa première représentation, sachant que pendant cette année-là, il y a eu quinze autres représentations selon le catalogue CÉSAR. 61 [S. a.], La Décade philosophique, littéraire et politique, Paris : Au Bureau de la Décade Philosophique, no 29, 8 juillet, 1799, p. 239. Remarquons que cette critique présente le personnage référentiel et son important rôle pour l’Opéra-Comique de la pièce en termes très élogieux : « Jean Monet fut un des fondateurs de ce qu’on appelait alors plus justement qu’aujourd’hui l’Opéra-Comique. Il eut le projet et le bon esprit de vouloir maintenir en France la gaieté du caractère et de l’esprit national ; il éleva un théâtre où brillèrent tour-à-tour, à la foire St.-Germain et à la foire St.-Laurent, les Panard, les Lesage, les

251

Précisons que « l’épisode d’une femme très-violente » dont il est question fait référence à la relation documentée de Jean Monnet et d’Agnès Doucet, amante à qui ce dernier avait été infidèle et qu’il avait également surnommé Violentine, à cause du caractère coléreux pour lequel elle était connue62. Une fois de plus, nous voyons que nos vaudevillistes maintiennent l’exactitude en ce qui concerne les personnages de leur pièce que le public aurait facilement reconnus63, ainsi que les événements de la vie du fameux entrepreneur de spectacle64.

Il est certain que l’attention à ces détails souligne la nature anecdotique de la pièce mais nous y retrouvons une utilité supplémentaire très importante. Nous entrevoyons notamment, en rapport avec la célèbre relation tumultueuse entre Violentine et Monet, l’emploi d’un comique physique aussi bien que le retour au déguisement. Ces deux éléments rappellent bien les premières pièces que nous avons analysées, à savoir les comédies-parades dont l’origine remonte justement à la foire65. Le « duel comique », qu’avait souligné La Décade philosophique et que nous avons cité ci-dessus, ne reste pas simplement au niveau du discours mais infiltre la scène

Fuselier, les Piron, les Vadé, les Dorneval, les Favart, et tout le monde sait que le succès de l’entreprise fut tel qu’on appelait son théâtre le grenier à sel. C’est Monet qui aiguillonnant, en quelque sorte l’esprit et le talent du célèbre Favart son ami, lui fit composer un de ses premiers ouvrages, la Chercheuse d’es rit. […] Un personnage de cette nature devait donc figurer avec succès dans la galerie du Vaudeville, et on vient d’y encadrer son portrait » (Ibid., p. 238-239.). 62 Les noms et le surnom de la maîtresse de Monnet sont employés dans la pièce. Son surnom avait figuré dans les Mémoires que le directeur de l’Opéra-Comique avait publiés en 1772. Un biographe précise que, dans cet ouvrage, « les noms propres sont volontiers remplacés par des pseudonymes, ou indiqués, dans les passages scabreux, par leurs premières syllabes » (Arthur Heulhard, Jean Monnet : Vie et aventures d’u e tre re eur de s ect c es u XVIIIe siècle, Paris : A. Lemerre, 1884, p. 74.). Il note justement que « Violentine, maîtresse de Monnet, s’appelait Agnès Doucet ; le nom n’était pas en harmonie avec le caractère » (Id.). 63 Heulard avait d’ailleurs remarqué que « [l]es personnages de ce vaudeville amusant sont tous historiques : tous, Anseaume, Damour, Vadé, Parent, mesdemoiselles Raton et Villiers, appartiennent à l’Opéra-Comique de Monnet » (Ibid., p. 68.). 64 Pour introduire, dans son ouvrage, la pièce sur laquelle nous nous penchons présentement, Heuland avait relaté que « [l]e souvenir de Monnet ne s’éteignit point […]. La légende de ses orageux ménages fut même portée à la scène » (Ibid., p. 67. Nous soulignons.). 65 Voir à ce sujet notre premier chapitre, p. 42, où nous montrons que nos vaudevillistes se servent de la structure de pièces foraines en vaudevilles afin d’amplifier le caractère populaire de leur production et d’assurer leur succès, entre autres, sur les scènes privées de Louis XVI et Marie-Antoinette.

252 par les gestes des acteurs tout comme par le biais des accessoires : lorsqu’elle se rend à l’Opéra-

Comique, Violentine y va avec sa bonne en tant que témoin et apporte avec elle deux fleurets pour s’assurer que rien ne l’empêchera de défendre son honneur. ne didascalie précise, en rapport avec ces deux épées, que Violentine « les prend sous le tablier de sa bonne »66, tandis que plus loin, « donnant un fleuret à Monet et se plaçant », elle incite ce dernier à lutter au théâtre même. D’ailleurs, les critiques de l’époque remarquent et applaudissent ce jeu scénique de l’actrice. Toujours dans La Décade philosophique, il est question du « spectacle de Sara sous les armes »67, tandis que le Magasin encyclopédique précise que « [l]e rôle de Violentine a été rendu par la C.e Sara avec tout le naturel possible. On l’a surtout applaudie dans la scène où elle fait des armes avec beaucoup de grâces »68. Les qualificatifs employés ici en rapport avec le talent d’exécution de cette actrice ne doivent pas donner à croire que toute la scène soit empreinte de ce même style « naturel » qui viserait une représentation réaliste, ou bien qu’elle soit dépourvue d’humour à cause du ton sérieux que l’on pourrait attribuer à son action, compte tenu de ce qui en fut dit à l’époque, comme nous venons de le voir. Justement, cette scène est d’autant plus comique si l’on considère que les propos sérieux d’une Violentine enragée sont contrecarrés par des commentaires grivois de la part de Monet et des couplets imprégnés d’absurde d’Anseaume, nous renvoyant, une fois de plus, au comique de la parade et de la comédie-parade. Lorsque Violentine s’acharne et demande que Monet se mette en position de

66 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Mo et, directeur de ’O ér -Comique, Paris : Chez Barba, 1802, sc. 5, p. 14. 67 La Décade philosophique, 1799, p. 239. Le nom de l’actrice ayant joué Violentine, Mlle Sara, est également indiqué dans la liste des personnages de la pièce. Il s’agit de « Sara-Françoise Donellan, connue sous le nom de Sara Lescot. C’était une grande & belle femme, jouant les premiers rôles à la fondation de ce théâtre [du Vaudeville]. Elle avait le ton de la bonne comédie […]. Elle quitta le Vaudeville pour débuter à la Comédie-Française où elle n’eut pas la chance d’être admise » (Edmond- Denis Manne et Charles Ménétrier, Galerie historique des acteurs français, mimes et paradistes, Lyon : N. Scheuring, 1877, p. 103, note 2.). 68 Aubin Louis Millin et al., Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, Paris : Chez Fuchs, 1799, T. 2, p. 394.

253 bataille, celui-ci lui répond tout en faisant allusion aux appâts de son ancienne maîtresse dont il lui conseille de se servir afin de gagner une lutte contre lui, c’est-à-dire, afin de le séduire :

Air : Le démon malicieux et fin. Avec vous, j’en conviens franchement, Se bien battre est un fort beau talent ; Mais pourquoi prendre ici tant de peine, A vous former dans un pareil métier, Vous avez des armes plus certaines, Pour réussir en combat singulier.69

n public habitué à l’humour forain, dont Jean Monnet est un des représentants, ne manquerait pas de percevoir la connotation sexuelle qui est introduite ici par le personnage de Monet qui préfèrerait un autre type de duel que celui d’escrime que Violentine cherche à provoquer. De même, Anseaume, ami de Monet qui est présent à cet échange, semble se positionner dans le camp de la jeune femme, lui avouant qu’il ne blâme en rien sa conduite :

Air : Charmante boulangère. Votre rare vaillance Vous fait beaucoup d’honneur, Oui, de votre vengeance, J’approuve la rigueur ; Et je crois que nos belles Devraient, de tems en tems, Tuer leurs infidèles, Pour les rendre constans.70

La légère moquerie produite par l’absurde logique d’Anseaume n’est aperçue ni par Violentine ni par Monet qui s’inquiète d’ailleurs des intentions de son ami et essaye de l’interpeler :

MONET, bas à Anseaume. Qu’est-ce que tu dis là? ANSEAUME. Je dis que madame fait ce qu’elle doit. MONET, bas et le tirant par le bras. Mais, mon ami…

69 Mo et, directeur de ’O ér -Comique, 1802, sc. 5, p. 14. 70 Ibid., p. 14-15.

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ANSEAUME. Oh ! tu as beau me faire des signes et me parler bas… Je soutiens que madame est très-prudente, très-raisonnable, et qu’il faut la satisfaire. VIOLENTINE. Dépêchons.71

L’amusement d’Anseaume, en réaction à la colère de Violentine et à la déception de Monet qui cherche le soutien de son ami, est transmis à la salle également par les commentaires peu sérieux de ce premier. Une fois de plus, nous percevons la fonction du comique qui déstabilise une situation sérieuse, empreinte même de pathétique, la transformant en divertissement72. Comme nous l’avons précisé, la lutte ne reste pas sur le plan du discours uniquement. Monet tâchera d’instruire Violentine dans l’art de l’escrime, à l’aide de l’exemple. Le comique est amplifié par les véritables assauts de Monet et l’attitude de Violentine que les didascalies nous ont permis de connaître :

VIOLENTINE, boui t d’im tie ce. Finirez-vous ? MONET, la plaçant sous les armes. [Air : De la fricassée.] En garde, vous y voilà, Le corps effacé, de la… La tête comme cela…. Fixés-moi [sic] là… Partez, tâchez de toucher là. Bravo ! … Relevez-vous. […] (Violentine emportée par sa bouillante ardeur, pousse de tierce et de quatre avec impétuosité.) MONET. Dans les yeux que de chaleur ! Dans les bras que de vigueur ! Tant d’adresse me fait peur : Ce fer vainqueur Vient de me toucher droit au cœur.73

71 Ibid., p. 15. 72 Nous rappelons que ce fonctionnement a été analysé et approfondi dans notre second chapitre, lors de l’étude de l’hybridité produite par le mélange des tons (voir p. 81-83 et p. 128-129.). 73 Mo et, directeur de ’O ér -Comique, 1802, sc. 5, p. 16.

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L’impétuosité de Violentine que l’entrepreneur raille au début de leur duel finit par l’atteindre et l’attendrir envers celle qu’il avait trahie. Il ne laisse pas cependant ses sentiments effacer le comique de l’insinuation de leur échange en lui précisant qu’il reste encore « la botte secrète »74, c’est-à-dire le coup imprévu de la part de l’adversaire, qu’il promet de lui faire connaître plus tard. Les quelques coups qu’il place, qui sont signalés dans la citation ci-dessus, rappellent les soufflets, jadis populaires, dans les pièces jouées sur les tréteaux des foires75. Un dernier élément qui transporte le spectateur vers le genre plus léger de la comédie du style forain, rappelant une fois de plus le fonctionnement de la parade, est le déguisement qui porte, dans ce cas, au dénouement de l’intrigue. Lorsque Violentine, devant toute la troupe de l’Opéra-Comique, insiste encore pour avoir son duel, Vadé et le tailleur d’Amour viennent déguisés en maréchaux et feignent vouloir arrêter Monet, disant avoir eu vent du duel auquel il comptait participer.

Violentine cherche à le sauver en avouant ses propres torts dans l’affaire et en promettant au faux maréchal qu’elle oubliera sa haine et n’éprouvera que de l’amour pour Monet. La ruse est alors dévoilée à l’aide de couplets poissards chantés joyeusement par Vadé76, ce qui n’empêche pas la jeune amoureuse d’affirmer qu’elle tiendra tout de même sa parole, mettant ainsi fin, dans les

74 Id. 75 D’ailleurs le mot soufflet apparaît plus tôt, lorsque Monet explique à Anseaume qu’il ne comprenait pas les raisons pour lesquelles Violentine était en colère contre lui : « Il y a quelque jours, qu’en revenant d’un souper fort gai, mais très-innocent, j’entrai chez elle pour lui souhaiter le bon soir; je suis accueilli par une grêle de soufflets bien appliqués ; je veux m’échapper, impossible : elle me prend au collet, et se saisissant d’une épée, elle me propose sur le champ un cartel. […] Je voulus tourner la chose en plaisanterie, ça ne réussit pas du tout : enfin, je lui représentais le danger de se mesurer avec moi, par la supériorité des armes que j’avais sur elle ; qu’il faut au moins que je lui enseignasse les premier principes de l’escrime : elle y consentit. Je lui ai donné quelques leçons ; mais comme je vois que cette ridicule fantaisie la tient toujours, je fais tout mon possible pour ne pas la rencontrer » (Ibid., sc. 4, p. 12-13. Nous soulignons.). La scène qu’il décrit n’est point éloignée de celles qui se voyaient auparavant sur les théâtres forains et aurait été tout à fait apte d’y être mise en scène. 76 « En attendant que l’hymen vous unisse, vivez en paix comme on doit vivre quand on s’aime. […] Prenant le ton poissard. / Air : Va, va, Fanchon, ne pleure pas. / Je sais ben que l’sexe féminin, / Est d’sa nature un peu malin, / J’vous pass’ de p’tit’ gentilless’ comme, / Qu’euq’p’t’its soufflets à tour de bras, / Mais n’faut pas qu’la femm’ tue son homme / Et ça parc’qu’il n’en r’viendrait pas » (Ibid., sc. 16, p. 38- 39.). Remarquons cependant, malgré les syllabes raccourcies typiques dans ce registre, le manque du fameux zézaiement indispensable au genre poissard.

256 meilleurs des termes, à leur différend. Cet épisode anecdotique, nous le constatons facilement, s’éloigne de façon significative des différents principes d’une apothéose dramatique que nous nous serions attendue à retrouver dans une pièce en considérant tout simplement son titre, compte tenu de ce que nous avons déjà vu lors de l’analyse des hommages aux érudits. La pièce donne alors à voir, à notre avis, une nouvelle structure d’un hommage dramatique, qui mélange les louanges à des éléments anecdotiques plus piquants, dans les cas où le personnage référentiel est considéré une personne de renommée de la scène comique spécifiquement.

Or, il faut souligner que cette comédie met également en scène, autre que cette intrigue basée sur la relation orageuse entre Violentine et Monet, les conséquences d’une dispute, dont les raisons ne sont jamais explicitées au cours de la pièce, entre le directeur de l’Opéra-Comique et le célèbre inventeur du genre poissard, Jean-Joseph Vadé, un des dramaturges à grand succès ayant contribué au répertoire de ce théâtre. Le mélange des rumeurs mordantes au sujet de la vie du premier et des nombreux compliments au sujet du génie de ce dernier, font voir cette nouvelle structure d’apothéose dramatique que nous venons de mentionner, malgré le fait que, dans le cas

à l’étude, il ne s’agisse pas d’éléments renvoyant à la même personne. Si le personnage de Monet ne se fait guère louer dans la pièce, tout comme nous avons pu le constater ci-haut, celui de Vadé jouit de louanges quant à son talent, à son œuvre en général et à la pièce Jérôme et Fanchonnette en particulier77. En effet, c’est précisément cette pièce qui sera donnée le lendemain sur la scène de l’Opéra-Comique et qu’Anseaume avait fait présenter sous son nom, compte tenu du refus de

77 Notons que l’intrigue de cette pièce de Vadé, malgré sa simplicité, présente quelques similarités avec l’intrigue amoureuse mais tumultueuse entre Monet et Violentine. La jeune Fanchonnette ne veut pas se marier étant convaincue que tous les hommes sont infidèles, surtout lorsqu’ils se marient. Jérôme ne peut pas convaincre de son amour la jeune femme qui s’écrie qu’elle ne se laissera pas prendre à ce piège. La situation est résolue à l’aide d’une ruse qui est menée par le frère de Fanchonnette même. Ainsi, cette pièce reflète en partie le thème de l’inconstance amoureuse dans l’intrigue créée par Barré, Radet et Desfontaines, agissant comme un lien entre les deux histoires.

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Monet et de Vadé de s’adresser la parole78. Les spectateurs du Vaudeville assistent alors à une mise en scène de la répétition précédant son ouverture. Les trois premières scènes de la comédie- vaudeville de Vadé sont incorporées mot pour mot dans la pièce de Barré et de ses collaborateurs, et sont même accompagnées de certaines précisions quant au style de jeu de la part du personnage de Monet, amplifiant ainsi l’impression du public de se retrouver devant une répétition à l’Opéra-Comique. Un des exemples les plus clairs de la mise en abyme surgit lorsque l’actrice Raton commence à réciter son rôle de la jeune poissonnière Fanchonnette. Monet l’arrête tout de suite et s’exclame : « Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ? vous allez jouer

ça en mademoiselle ? »79 Il est soutenu par Anseaume qui avertit tout de suite l’actrice de son erreur : « Prenez garde, ma bonne amie… Fanchonnette est une marinière du Gros-Caillou, qui doit en avoir le ton … les poings sur les hanches »80. La dissension possible entre auteurs et

78 Il est intéressant de noter qu’au tout début de la pièce, d’Amour, le tailleur de l’Opéra-Comique, confronte Anseaume, lui disant qu’il s’était rendu compte que l’ouvrage qu’il avait présenté était de Vadé et non pas de lui : « Je veux [dire], monsieur Anseaume, que je me connais en pièces de théâtre, comme en pièces d’étoffes… On n’habille pas dix ans les acteurs d’un spectacle sans savoir distinguer le cachet des auteurs […]. Tenez, dès la première répétition, j’ai deviné que la pièce était de monsieur Vadé » (Ibid., sc. 1, p. 5.). La remarque du tailleur facilite l’exposition du conflit entre Monet et Vadé mais elle permet également de laisser s’infiltrer, plus loin, une brève remarque qui semble pourtant s’éloigner complètement du ton de l’hommage, tendant vers une raillerie du personnage de la part de Barré, Radet et Desfontaines. Notamment, suite à une discussion avec Monet au sujet de la pièce qui est supposée être la sienne, Anseaume s’exclame : « Ce qui m’étonne, c’est que le directeur n’ait pas été aussi fin que le tailleur… » (Ibid., sc. 7, p. 19.). 79 Ibid., sc. 12, p. 29. 80 Ibid., p. 30. Cet épisode n'est pas le seul où l’on retrouve un discours métathéâtral quant au style de jeu des acteurs ou même leur choix de costume, car il ne faut pas oublier qu’à l’époque, ce choix faisait généralement partie de la responsabilité de l’acteur. L’on voit, quelques scènes avant celle de la répétition, le tailleur revenir demander à Anseaume, prétendu auteur de la pièce qui se prépare, des conseils sur les costumes, car un des acteurs veut en porter un bien plus extravagant que ce qui avait été prévu. Anseaume s’emporte lorsque le tailleur lui avoue que Parent veut « un gillet de taffetas et des bas de soir » (Ibid., sc. 2, p. 4.) et s’écrie : « Pour un batelier ? non, monsieur d’Amour, non : un gillet de toile et des bas de cotton. […] Air : ballet des pierrots. / Je veux qu’ici l’on s’accoutume / A suivre l’avis des auteurs, / Et sur l’article du costume / Je ne cède point aux acteurs ; / Je leur dis, quand je les enrôle, / Ce que Monet a toujours dit : / Si tu n’as pas l’esprit du rôle, / Tâche au moins d’en avoir l’habit » (Ibid., p. 4-5). Si aujourd’hui c’est chose connue que le costume est devenu beaucoup plus vraisemblable sur la scène de l’Opéra-Comique, grâce à Mme Favart principalement, on pourrait tout de même se demander si ce cas, comme d’autres du même genre, ne sert pas également à Barré pour s’adresser, de manière voilée,

258 acteurs concernant la création dramatique en général est portée à son comble lorsque, peu de temps après, Mlle Raton devient frustrée par le couplet qu’elle doit chanter, s’interrogeant sur sa fonction, bien qu’il serve justement à l’exposition de l’intrigue de la pièce qu’ils répètent :

RATON. Monsieur Anseaume, croyez-vous ce couplet-là bien utile ? ANSEAUME. Mais, oui. RATON. Moi, je trouve qu’il ne sert à rien. PARENT. Ma foi, je suis de son avis. MONET. Qu’est-ce que cela signifie ? RATON. Cela signifie que le couplet est de trop. MONET. De trop ? ANSEAUME. En voici bien d’un autre. MONET. Moi, je dis que ce couplet est nécessaire. RATON. Si nécessaire, que je ne le chanterai pas. MONET, ANSEAUME. Vous ne le chanterez pas ? RATON. Non.81

L’échange ci-dessus sert aussi de rappel que, pendant l’Ancien Régime, les acteurs avaient une grande emprise sur le contenu d’une pièce et que les auteurs devaient, très souvent même, se plier à leurs désirs82. Pourtant, ce dialogue a une utilité bien plus grande pour la trame narrative

à sa propre troupe. Une fois de plus, nous soupçonnons que ce corpus a une utilité toute particulière pour le directeur du Vaudeville et les plus renommés de ses auteurs. 81 Ibid., sc. 12, p. 31. 82 Un passage de la pièce fait remarquer cette situation lors de laquelle les acteurs décident du répertoire du théâtre. Le personnage de Mlle Raton cherche à montrer sa supériorité face aux auteurs moins bien connus qui viennent lire leur pièce devant la troupe : « Air : Prenez au village. / Rien n’est si plaisant que la tournure / D’un petit auteur, / Plein de candeur, / Offrant, avec sa triste figure, / Son petit esprit / Et son gros manuscrit. / […] / L’air suffisant, / En commençant, / Le cher auteur, / Avec chaleur, / Au couplet qu’il croit bon, / Haussant le ton, / Puis aux faibles endroits, / Baissant la voix ; / Dans un autre moment, /

259 créée par nos vaudevillistes vu que c’est justement suite à cet entêtement de la part de Mlle

Raton que Vadé, le véritable auteur de la pièce, qui regardait la répétition des loges, surgit et s’écrie qu’il veut, quant à lui, que le couplet soit chanté83. Apprenant que la pièce est de Vadé, l’actrice cherche à reprendre ses commentaires négatifs et accepte de jouer le rôle tel que l’auteur le voulait. Ceci nous semble participer aux louanges faites à cet auteur dramatique au sein de l’ouvrage à l’étude car, puisqu’il est considéré l’inventeur du genre poissard, l’on n’ose point s’opposer à ses indications. Le respect pour son talent est d’ailleurs présent tout au long de la pièce. Même le personnage de Monet, bien qu’il soit fâché contre lui, n’avait pu nier ses grandes capacités d’écrivain lorsque, peu de temps auparavant, Anseaume et lui parlaient de la réception possible de Jérôme et Fanchonnette :

ANSEAUME. Mon ami, querelle à part, vous vous connaissez trop en talens, pour ne pas sentir tout ce que vaut cet homme-là. MONET. Mordieu, monsieur, je sais ce que vaut votre pièce. ANSEAUME. Air : De la Fanfare de Saint-Cloud. Le langage de la halle, Du théâtre était proscrit ; Par sa muse originale, Vadé le met en crédit. La scène aujourd’hui foisonne De copistes sans pudeur, Vadé n’imitant personne, De son genre est créateur.

Se ranimant, / Et s’enflammant, / Ah ! c’est charmant, / C’est amusant, / Divertissant, / Intéressant » (Ibid., sc. 11, p. 25-26.). 83 La scène treize commence avec l’outrance de Vadé qui, « se montrant dans une loge, [dit] Et moi, je veux qu’on le chante » (Ibid., sc. 13, p. 32.), parlant bien sûr du couplet que Mlle Raton voulait enlever. Monet et tous les autres personnages sont très surpris, à l’exception d’Anseaume qui explique : « C’est Vadé. […] L’auteur de la pièce qui ne veut pas qu’on lui retranche un couplet » (Id.). Il est intéressant de noter que, lors de la représentation au Théâtre du Vaudeville, Carpentier, l’acteur jouant Vadé, se place dans le public, rendant ainsi plus floues les lignes de démarcation entre la scène et la salle. Justement, les journaux de l’époque remarquent « la surprise de voir Vadé parlant tout-à-coup du fond d’une loge opposée au théâtre et du milieu des spectateurs, [ainsi que] le tableau très-naturel d’une répétition » (La Décade philosophique, 1799, p. 239.).

260

MONET. Vous avez raison. Air : Vaud. du Jockai. Vadé dans ce genre est parfait, Avec plaisir je le répète, Mais certes, il n’aurait pas fait Mieux que Jérôme et Fanchonnette. Demain, mon cher, la pièce aura Tout le succès que j’en espère, Et le Vadé regrettera De ne pas en être le père.84

Involontairement, l’entrepreneur de spectacle accorde ses plus grands compliments à Vadé même, véritable créateur de ce que Monet semble considérer le summum des pièces poissardes.

Il ne nie point l’originalité de la création dramatique de Vadé, allant jusqu’à remarquer la perfection de son style. Il ne se doute pas que la pièce qu’il apprécie autant ne soit pas en mesure de rendre Vadé jaloux du talent d’un autre, compte tenu qu’il en est lui-même l’auteur. Or, lorsque celui-ci surgit, au milieu de la répétition, le directeur de l’Opéra-Comique, apprenant que la pièce lui appartient, ne peut plus rester fâché contre lui :

MONET, tendant les bras à Vadé. Viens, mon cher Vadé ; il m’est impossible de garder rancune à l’auteur de Jérôme et Fanchonnette. VADÉ. Laissez-moi… monsieur… RATON. Allons, monsieur Vadé, il y a eu des torts réciproques, et… MONET. Non, tous les torts sont de moi. Je les prends tous. VADÉ. J’en aurais bien davantage si je résistais plus long-tems. MONET. Touchez-là, et oublions le passé. (i s s’embr sse t.)85

Sans que le public sache le pourquoi ni le comment de la discorde entre l’auteur et l’entrepreneur, elle est résolue en un moins de temps. La pièce de Vadé a donc un rôle actif dans

84 Mo et, directeur de ’O ér -Comique, 1802, sc. 4, p. 10-11. 85 Ibid., sc. 13, p. 33.

261 la trame narrative vu que sa répétition permet cette réconciliation entre les deux hommes86.

L’épisode peut être considéré également comme un hommage en soi vu que c’est précisément la qualité de l’ouvrage de Vadé qui convainc Monet non seulement d’oublier la dispute entre eux, mais aussi de prendre toute la responsabilité de leur désaccord. Le rapport hypertextuel présent ici rappelle bien ceux discutés au sein de notre chapitre précédent, tout particulièrement le cas de

Voltaire, ou Une journée de Ferney87, où il est également question d’une répétition de pièce qui facilite la réconciliation entre deux personnages, attribuant ainsi un rôle actif à chacun des ouvrages dramatiques figurant à l’intérieur des différentes pièces.

En plus de cela, la mise en scène d’une pièce poissarde au sein de la leur permet aux auteurs du Vaudeville de faire dire aux acteurs des répliques louant les spectateurs de leur propre théâtre. Cela est précisément le cas lorsque Monet et Anseaume s’entretiennent sur le sort de la pièce et sur les profits que fera le spectacle le lendemain :

ANSEAUME. Oh ! je ne suis pas inquiet de la recette du premier jour ; mais plus il y a du monde, plus le succès est douteux. MONET. Moi, je ne crains rien ; nos habitués sont fort aimables. ANSEAUME. Nous l’éprouvons tous les jours. [Air : Un beau jour impatienté.] Du bon goût conservant les droits, Connoisseur instruit, juge austère, A nos grands théâtres par fois, Le public se montre sévère : (bis.) Mais chez nous, bien moins exigeant, Il est conduit par l’indulgence, Le Vaudeville est un enfant, Qu’on applaudit sans conséquence. (bis.)88

86 De plus, lorsque Vadé déguisé pousse Violentine à donner sa parole qu’elle ne sera plus jalouse, Anseaume affirme à Monet lorsque le tour est dévoilé : « Tu vois, mon ami, combien les scènes de Vadé te sont nécessaires » (Ibid., sc. 16, p. 39.), soulignant la double utilité des ouvrages de cet auteur, pour le théâtre de Monet ainsi que dans cette dispute personnelle. 87 Voir justement nos analyses de la section 3.3.3. 88 Mo et, directeur de ’O ér -Comique, 1802, sc. 4, p. 10.

262

Il est impossible d’ignorer le double discours du personnage d’Anseaume, qui fait référence à l’indulgence du public non seulement envers la scène foraine de l’Opéra-Comique mais, surtout,

à celle du Théâtre du Vaudeville. Le public qui se retrouve à la représentation de la pièce de

Barré et de ses collaborateurs se fait donc remercier pour la bonté qu’il manifeste en applaudissant les diverses mises en scène de ces auteurs. Ces propos ne peuvent être considérés qu’en tant que pure mise à l’affiche89, vu que ce théâtre établi en 1792 se présente comme l’héritier de la foire et de ses plus grands chansonniers, ce que les spectateurs du Vaudeville, que

Barré et ses collaborateurs insinuent être aussi indulgents que ceux des foires du début du siècle, semblent apprécier et applaudir. Ce couplet permet alors de mettre en valeur le succès de la salle de Barré, ce qui est en soi un acte typique de la mise à l’affiche ; il suffit de se souvenir des bateleurs forains dont la vantardise cherchait à attirer les passants à l’intérieur de leur salle de spectacle, en mettant en valeur leurs propres qualités et le succès qu’ils étaient sensé avoir eu partout au monde, tout en faisant référence, de temps en temps, à l’agréable compagnie, louant de ce fait leur public aussi. ne fois de plus, nous voyons qu’un hommage fait à un auteur apte à se retrouver sur la scène du Vaudeville doit nécessairement mettre en valeur son œuvre90. Ainsi, quand celui-ci reçoit des louanges sur sa création, ce sont également le style dramatique et le répertoire du Vaudeville qui sont mis en valeur. Alors, lorsque les personnages de Monet,

89 Nous entendons la mise à l’affiche en tant que dispositif publicitaire. Nous avons choisi d’employer le terme de l’époque et de ne pas introduire un anachronisme par l’emploi de la signification moderne du terme « publicité » qui, quoiqu’il existe et, selon le Littré, signifie ce qui est relatif au public et à son usage, ne renvoie nullement à la réclame à la fin du XVIIIe siècle. 90 Selon le catalogue C SAR, aucune des pièces de Vadé n’a été reprise au Vaudeville, du moins pas avant 1799, mais il y est précisé que Jérôme et Fanchonnette, dont il est question ici, avait été mise en scène sept fois au cours de l’année 1796, à trois reprises sur le Théâtre de société de Momus et quatre fois dans un théâtre que le catalogue appelle le Vaudeville du Boulevard. Nous n’avons point de renseignements sur cette salle (si en effet il ne s’agit pas d’une confusion avec la salle de Barré). Ce qui est certain néanmoins c’est qu’un très grand nombre des vaudevilles de Vadé se retrouvent dans les ouvrages dramatiques du Vaudeville (si l’on tient compte des airs dont les timbres sont des renvois directs à des pièces du célèbre chansonnier, comme par exemple, Vaud. de Jérôme et Fanchonnette).

263 directeur de ’O ér -Comique notent que l’on « s’amuse à la foire Saint-Laurent… »91 ou bien que l’on « ne s’ennuie pas avec Vadé »92, qui est « un garçon charmant qui […] amuse »93, il faut regarder au-delà de ces compliments et y lire une référence directe à la gaieté si prisée par les auteurs et le public du Théâtre du Vaudeville94. Nous voyons alors que les louanges adressées à un auteur de la scène comique foraine, surtout lorsqu’elles sont combinées à des épisodes anecdotiques aptes à être reconnus par le public de la fin du siècle et à amplifier la familiarité de celui-ci avec le sujet, fournissent une occasion à Barré et à ses collaborateurs d’afficher leur propre répertoire et de mettre en valeur leurs propres talents. Nous verrons, dans la section qui suit, que notre perspective s’avère juste également dans le cas d’un des plus renommés des auteurs de la scène comique de l’Ancien Régime, Alain René Lesage, connu comme le père de

Turcaret et des pièces à écriteaux.

4.5 Le Sage : le représentant principal de la Foire

Dans son important article traitant de la continuité du théâtre de la Foire pendant et au- delà de la Révolution, David Trott précise que :

ne certaine histoire littéraire atténue les anecdotes sur l’insoumission foraine au début des années 1700, préfère mettre en valeur les « monuments » (le terme est proposé par Lesage) de l’inventivité du personnel des foires et l’assimile en la concentrant dans la personne et l’action littéraire de l’écrivain Alain-René Lesage (présenté presque invariablement comme l’auteur déjà célèbre de Turcaret – représentée à la Comédie-Française – et du roman à venir, Gil Blas). Cette vision (et version) du théâtre de foire ampute 90% d’un répertoire qui s’étend bien au-delà du retrait de la production foraine en 1737 par l’éditeur-auteur, mort dix ans plus tard. Ancrée dans une étude de l’œuvre de Lesage par Victor Barberet, au XIXe siècle, l’approche consiste en l’effacement des parts de nombreux collaborateurs de Lesage (Fuzelier surtout,

91 Mo et, directeur de ’O ér -Comique, 1802, sc. 1, p. 4. C’est le tailleur d’Amour qui parle. 92 Ibid., sc. 3, p. 9. La réplique est énoncée par le personnage de Mlle Raton. 93 Ibid., sc. 3, p. 7. ne fois de plus, c’est le personnage de l’actrice Raton qui parle. 94 À ce sujet, voir les diverses remarques sur la gaieté dont font preuve Barré et Piis, que nous avons reproduites à plusieurs reprises, principalement au sein de notre second chapitre.

264

D’Orneval, Piron, Pannard...) pour recourir au modèle de l’œuvre de Molière, venu élever le théâtre populaire de son temps aux hauteurs littéraires de la grande comédie que nous connaissons. Le moule convient moins bien à Lesage, mais semble persister jusqu’à nos jours, à en croire la dernière édition sortie en 2000.95

Les propos du passage ci-dessus nous paraissent tout à fait exacts en rapport avec la façon selon laquelle est dépeint Lesage sur la scène du Théâtre du Vaudeville. Le soi-dit « monument » de la scène foraine est justement représenté comme tel dans les deux pièces que nous allons examiner ci-dessous, Re é e S ge, ou ’est bie à urc ret, qui date de 1802 et Les Écriteaux, ou René

Le Sage à la Foire Saint-Germain dont la première représentation eut lieu en décembre 1805. La présente section montrera que, dans ces deux dernières pièces à hommages issues de la plume de

Barré et de ses collaborateurs, nous retrouvons, plus que dans les ouvrages dramatiques adressés aux autres auteurs forains, des éléments qui prévalent dans les apothéoses dramatiques aux

érudits, comme par exemple, l’importance de l’espace intime ou la portée de la bienfaisance

énoncée par d’autres personnages. Ces diverses particularités des pièces à hommages sont toutefois accouplées à des épisodes anecdotiques similaires à ceux que nous avons remarqués dans les pièces louant les hommes de renom de la scène comique. Le mélange que l’on perçoit témoigne, en effet, d’une tentative, de la part des auteurs de la Révolution et du XIXe siècle, à faire valoir un seul homme pour représenter une tradition dramatique entière. Qu’il s’agisse ou pas d’une injustice envers les autres auteurs forains, notamment en ce qui concerne Louis

Fuzelier, comme l’avait souligné Trott, il reste que ce phénomène est présent également sur la scène du Vaudeville où le public retrouve Le Sage dans deux pièces, en tant que l’auteur de

95 David Trott, « Théâtre de foire à l'époque révolutionnaire : rupture ou continuité ? », dans Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux (dir.), Les arts de la scène et la Révolution française, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 79. Nous soulignons.

265

Turcaret dans l’une et l’inventeur des écriteaux dans l’autre96. Les titres des deux ouvrages font particulièrement bien voir la mise en valeur du mélange de « la personne et l’action littéraire » du dramaturge qu’avait relevée Trott, compte tenu du fait que les deux éléments y sont spécifiés explicitement. L’hommage à ce grand nom de la scène comique va alors suivre de plus près les préceptes des paratextes de Mercier et Cubières-Palmézeaux que nous avons mentionnés plus tôt, tout en rendant les liens hypertextuels plus amples et en rajoutant certains éléments anecdotiques.

Dans la pièce René Le Sage, ou ’est bie à urc ret, représentée pour la première fois le 26 mars 1802, l’on retrouve à nouveau la formule des pièces à hommages aux philosophes : Le

Sage est caractérisé d’une bienfaisance rare, remarquée à plusieurs reprises par les autres personnages. C’est, entre autres, ce qui le pousse à essayer de récupérer la dot de Clémence, la fille de son ami, dont le frère lui refuse sa part de l’héritage laissé par leur défunt père. Dans cette pièce, le spectateur se retrouve dans ce que la didascalie annonce être « le cabinet d’un homme de lettres »97 ; nous sommes véritablement dans un espace privé de l’auteur tout comme ce fut le cas de Voltaire et même de Scarron. Pourtant, dans la pièce qui nous intéresse ici, à la différence de celle louant l’auteur du Roman comique, les actions des autres personnages servent

à amplifier l’ambiance d’intimité créée par le décor. Justement, lorsque le rideau se lève, nous voyons sur scène Clémence qui est en train de mettre un peu d’ordre dans le cabinet, accentuant

96 Notons cependant que Jacques-Marie Deschamps avait offert une première mise en scène d’un auteur dramatique dans Piron avec ses amis, représentée au Vaudeville le 19 juin 1792. Il s’agit d’un épisode anecdotique concernant Piron, Collé et Gallet qui est transformé en pièce selon le Journal encyclopédique ([S. a.], Journal encyclopédique ou universel, Bouillon : De l’imprimerie du Journal, T. 5, no 19, 10 juillet, 1792, p. 363-366.) mais puisque la pièce n’est pas de la plume de Barré, nous l’avons écartée de notre étude. L’on remarque toutefois la présence de ce collaborateur de Le Sage chez les vaudevillistes, avant toute mise en scène du soit-dit père du théâtre de la Foire. De plus, nous allons voir que Fuselier (nous employons l’épellation de la pièce de Barré, Radet et Desfontaines) est présent dans la deuxième pièce dont il sera question ici, tout comme Dorneval, autre ami et collaborateur de Le Sage. 97 Pierre-Yvon Barré, Jacques-Marie Deschamps, Jean-Baptiste-Denis Després et Jean-Baptiste Radet, Re é e S ge, ou ’est bie à urc ret, Paris, chez Barba, 1802, sc. 1, p. 3. Il est intéressant de noter que celle-ci est la seule pièce à l’étude dans le présent chapitre qui ne soit pas écrite par le fameux trio de vaudevillistes, Barré, Radet et Desfontaines.

266 de la sorte l’atmosphère d’un quotidien quelque peu banal. Qui plus est, son discours nous rappelle particulièrement bien les apothéoses dramatiques aux érudits car, dès les premiers vers, elle commence à louer celui qui est devenu comme un père pour elle : « Ce cher monsieur le

Sage ! autant il est malin pour ses lecteurs, autant il est bon pour ses amis et pour tout ce qui l’entoure. Que j’aime le nommer mon bienfaiteur, à lui devoir mon existence98 ! » Ce passage est suivi d’un couplet chanté sur l’air Jupiter en taureau superbe :

De combien de charmes il pare Ce qu’il fait et ce qu’il écrit ! Chez lui, par un accord bien rare, Le cœur est digne de l’esprit. Oui, l’on ne doit pas moins d’hommages, A sa bonté, qu’à ses succès : Mais au grand jour sont ses ouvrages, Et l’ombre cache ses bienfaits.99

« Hommages », « bonté » et « bienfaits » constituent des termes fréquents d’une apothéose dramatique telle que l’avaient imaginée Mercier et Cubières-Palmézeaux. Ils sont ici, véritablement entassés dans ces quelques vers. D’ailleurs la deuxième scène continue dans cette même veine : Clémence et la mère Laurent (la servante de Le Sage) soulignent la bienfaisance de l’auteur tout en relatant les événements ayant mené la jeune fille dans sa maison et se disputant sur les droits de ranger son bureau, perpétuant donc l’accent mis sur l’espace privé de l’homme de théâtre. Cependant, si le quotidien et le banal s’infiltrent dans cette pièce, l’attention y est tout de même placée d’avantage sur la création dramatique de l’auteur qu’on y honore. ne fois de plus, nous constatons que Barré et ses collaborateurs accordent une grande importance à celle-ci, s’attachant de la sorte à une tradition comique de longue date que leurs spectateurs reconnaissent facilement, étant donné qu’à l’époque, tout un chacun aurait reconnu le célèbre auteur de

Turcaret, comme l’avait d’ailleurs souligné Trott dans son article cité ci-haut. Dans la comédie à

98 Id. 99 Id.

267 l’étude, l’ouvrage du personnage référentiel participe aussi à une importante mise en abyme, similairement à celle de la pièce que nous venons d’examiner dans la section précédente. Tout d’abord, on apprend que Le Sage avait fait une lecture de son Turcaret « chez […] le maréchal de Villars »100. Le personnage de l’auteur raconte cette expérience et précise qu’il y a connu un homme qui ressemblait fort bien au personnage principal de sa propre pièce. Il s’agit bien

évidemment du frère de Clémence. Celui-ci se présente chez Le Sage afin d’essayer de le convaincre de ne pas faire jouer sa pièce, moyennant une certaine somme. Alors M. d’Armanville – c’est ainsi que s’appelle cet autre Turcaret, le frère de Clémence – rencontre chez

Le Sage le personnage de l’acteur Poisson qui profite de l’occasion pour étudier le rôle qu’il aura

à jouer sous peu. Leur échange donne lieu, bien évidemment, à plusieurs doubles sens au cours de la scène. À la fin de la pièce, la gloire de Le Sage est double, car il réussit à récupérer l’argent dû à Clémence en faisant croire qu’il serait capable de se faire acheter, tout en rassurant le personnage de Poisson qu’il ne sacrifierait jamais une œuvre « pour un peu d’or »101, renvoyant ainsi au message principal de sa propre comédie. Notons tout d’abord l’aspect anecdotique de la pièce car il semblerait que le père de Turcaret aurait eu des propositions monétaires pour retirer sa pièce, tout comme le précise Eric Kadler en se basant sur l’Histoire du théâtre français des frères Parfaict :

Tradition has it that Le Sage was offered a heavy bribe to withdraw his Turcaret. He refused it but the actors of the Comédie Française subsequently accepted a similar proposition made to them by a representative of the Parisian financiers. Thus they would have probably abstained from playing Turcaret for

100 Ibid., sc. 5, p. 11. La pièce fournit quelques détails sur ce type de spectacle de société si populaire pendant tout l’Ancien Régime. Justement, lorsque le personnage du financier cherche à exprimer son outrance au sujet de Turcaret, il s’écrie : « Vous ne savez donc pas que chez le maréchal Villars, moi, devant cinquante personnes de la cour et de la ville… » (Ibid., sc. 15, p. 31.) témoignant ainsi du public d’une telle lecture privée qui dépasse peut-être le chiffre auquel un lecteur moderne se serait attendu. 101 René Le Sage, 1802, sc. 17, p. 42.

268

many years had they not been forced to present the play by a court order, solicited by Le Sage and dated October 13, 1708. 102

Dans la pièce de Barré, il n’est point question que le financier d’Armanville essaye d’acheter les acteurs de la Comédie Française. Poisson, qui en est un, est d’ailleurs outré lorsqu’il entend ce dernier en parler. La modification des faits historiques permet cependant une plus grande glorification du personnage référentiel lorsque, à la fin de la pièce, tout est dévoilé au frère de

Clémence, rappelant de la sorte les propos de Cubières-Palmézeaux qui affirmait que « l’auteur dramatique est souvent obligé de plier les vérités pour donner à son ouvrage plus de vraisemblance »103.

Au-delà de son caractère anecdotique, cette pièce inclut également maints exemples d’un double discours, qui se fait entendre, cette fois-ci, sur plusieurs niveaux. La scène lors de laquelle se rencontrent d’Armanville et Poisson, portant son costume de Turcaret104, en est un des meilleurs exemples car elle mène à de nombreux commentaires métathéâtraux, ayant trait tout particulièrement au travail d’un acteur qui cherche à plaire au public. À différentes reprises, des clins d’œil figuratifs aux spectateurs permettent de créer une plus grande complicité entre la scène et la salle, rappelant bien les stratégies de la parade que nous avons élaborées précédemment dans cette étude. Lorsque d’Armanville demande à Poisson s’il est financier

également, ce dernier lui répond qu’il ne l’est pas encore mais qu’il y aspire et qu’il se « flatte qu[’il aura] bientôt l’agrément », ce qui pousse son interlocuteur à demander : « Du roi ? ». La

102 Eric Kadler, Literary Figures in French Drama (1784-1834), The Hague, Netherlands: Martinus Nijhoff, 1969, p. 74, n. 5. 103 Michel de Cubières-Palmézeaux, « Lettre au citoyen Mercier, membre de l’Institut national », dans La Mort de Molière, Paris : Chez Hugelet, 1802, p.10. 104 Le costume qu’il porte prend ici le rôle de déguisement vu que, grâce à lui, Poisson se fait passer pour un financier, confrère de d’Armanville. ne nouvelle fois, nos vaudevillistes font appel à un des plus importants outils du comique, surtout celui de la parade et des pièces foraines, c’est-à-dire le travestissement qui permet d’introduire une ruse afin de changer la situation de la pièce.

269 réponse immédiate de Poisson est simple mais chargée de signification : « Et du public »105.

Dans cette pièce de la période postrévolutionnaire, le public est donc placé au même rang que le roi de la période historique qui y est représentée, ce qui ne surprend guère et qui fait voir, au sein de cette comédie, un nouveau double discours, relatif à la réalité politique de l’époque de Barré et de ses collaborateurs. n peu plus tôt dans leur pièce, lorsque d’Armanville cherche à convaincre Le Sage de la chute inévitable de Turcaret, afin d’empêcher l’auteur de le faire jouer, celui-ci s’en défend par le couplet suivant :

Air : ierrot sur e bord d’u ruisse u. Des êtres vils et dangereux, Sont démasqués avec force et courage : Turcaret doit armer contre eux Des gens de bien, l’essain [sic] nombreux. Si ce n’est pas un bon ouvrage, C’est, tout au moins, une bonne action, Et le public, dans mainte occasion, Applaudit à l’intention.106

Ces vers permettent donc de mettre en scène un double discours, métathéâtral d’une part et un discours se rapportant à la réalité socio-politique révolutionnaire d’une autre, car les observations si pertinentes de l’ouvrage de Le Sage, relatives à l’avarice et à la corruption des financiers du début du XVIIIe siècle, ont d’autant plus de poids dans la lourde atmosphère d’une société qui s’était foncièrement opposée à la monarchie de l’Ancien Régime et devant laquelle est jouée la pièce de Barré et de ses collaborateurs. Ainsi, le contexte historique de ce début du XIXe siècle et de la Première République française ne fait qu’amplifier la portée des répliques que l’on pourrait

105 René Le Sage, 1802, sc. 15, p. 29, pour les trois extraits cités dans ces deux phrases. Plus loin, lorsque le frère de Clémence demande si Poisson, qu’il croit être son confrère, « consentir[ait] à [se] voir sur un théâtre », l’acteur malin lui répond honnêtement : « Pourquoi pas, si l’on m’applaudit » (Ibid., p. 34.). 106 Ibid., sc. 7, p. 19. Nous soulignons. La dissension continue lorsque d’Armanville lui répond : « L’intention ! oui… jolie intention, ma foi !... Attaquer un corps respectable ! […] Eh bien ! faites-la jouer, monsieur, cette pièce insolente ; faites-la jouer … nous serons là » (Ibid., p. 19-20.). La réplique de Le Sage nous donne à comprendre qu’il ne prend pas au sérieux les menaces du financier, car il l’encourage de venir, avec tous ses confrères, afin d’augmenter les recettes de son théâtre.

270 considérer, aujourd’hui, assez anodines, soulignant de ce fait l’ancrage dans la réalité du moment, une caractéristique si importante du vaudeville dramatique. Nous voyons que cette pièce jouée à partir de 1802, en louant presqu’en passant la « bonne action » de l’auteur de

Turcaret, adresse des louanges aux idéaux révolutionnaires ainsi qu’aux victoires du Consulat et de son chef, Napoléon Bonaparte. Nous témoignons donc à une implication plus vivace de la part du genre du vaudeville dans les événements de son époque, comme cela sera certainement le cas au cours du siècle suivant. Nous voyons, en même temps, si l’on examine toujours le couplet ci- dessus, que nos vaudevillistes ne manquent jamais l’occasion d’adresser un compliment, aussi petit qu’il soit, à leurs spectateurs, suscitant, de la sorte, leur indulgence envers le répertoire qu’ils font jouer. Le comique devient ainsi, à la fois un outil de glorification du régime politique en place, tout en servant également de dispositif d’affichage, cherchant à augmenter les recettes du Vaudeville, le tout pallié sous le voile léger de l’hommage à un auteur dramatique dont la renommée est intrinsèquement liée à un discours dénonciateur de la corruption du corps des financiers de son temps.

Les importants rapports transtextuels que nous venons de décrire pour cette première pièce se font également voir dans la deuxième mise en scène de Le Sage, quoique de manière légèrement différente. Dans Les Écriteaux, ou René Le Sage à la Foire Saint-Germain, « pièce anecdotique en deux actes et en prose, mêlée de vaudevilles »107, créée par Barré, Radet et

Desfontaines et représentée pour la première fois le 28 décembre 1805, deux éléments sont soulignés dès sa page de titre. En premier lieu, le caractère anecdotique d’un tel ouvrage est

107 Pierre-Yvon Barré, François-Georges Fouques Deshayes dit Desfontaines et Jean-Baptiste Radet, Les Écriteaux, ou René Le Sage à la Foire Saint-Germain, Paris : Chez Léopold Collin, 1806, page de titre. L’inconstance des marques génériques typique de l’époque se fait très bien voir dans cet ouvrage car, à l’intérieur de la pièce, lorsque le titre abrégé est répété, il n’est plus question d’une « pièce anecdotique » mais plutôt d’une « comédie » (Ibid., p. 3.). Cela témoigne véritablement du côté protéiforme de notre corpus au sein d’un même ouvrage.

271 transformé en marque générique, créant ainsi un certain effet de légitimation d’une forme dramatique qui ne jouit pas du statut d’un genre très bien ancré dans la tradition théâtrale et témoignant de la sorte de la perpétuelle mouvance dans laquelle se retrouve le répertoire protéiforme du Théâtre du Vaudeville. En second lieu, le titre rallie, une fois de plus, une composante du théâtre forain, l’usage des écriteaux, à la personne de Le Sage principalement, lui accordant de cette manière le statut privilégié d’inventeur de la pratique, bien qu’il ne s’agisse point d’une vérité historique, tout comme l’avait souligné Trott et comme le présente Kadler, dans le passage suivant :

A closer study of the drama in the early eighteenth century has proved that the Théâtre de la Foire used the écriteaux long before 1712, when Le Sage first began to write for these theatres. But to ascribe brilliant ideas or unusual acts to a well-known literary figure, whenever credit was usually due to an unknown person, was within the recognized license of the dramatists. Reviewers and commentators were seldom critical of this practice.108

Cette pratique qui peut nous choquer aujourd’hui et que l’historien de théâtre trouve certainement frustrante, était monnaie courante à l’époque qui nous intéresse. Mais l’impression créée par le titre n’est pas en véritable synchronie avec la pièce elle-même qui attribue à Fuselier et Dorneval un rôle à cette création, bien que le spectateur n’en connaisse pas les détails étant donné que la mise en œuvre des écriteaux se fait hors scène. Regardons alors de plus près les détails de l’intrigue de cette pièce qui se passe chez Chablis, un traiteur et marchand de vin dont l’établissement était devenu l’endroit de rencontre habituel des auteurs de la Foire, Le Sage,

Fuselier et Dorneval, et ce, principalement grâce à Niaisot, souffleur du théâtre de Mad. Baron109

108 E. Kadler, op. cit., 1969, p. 77. 109 Le nom du personnage n’est point une fabrication de la part de nos vaudevillistes. Il s’agit, selon le catalogue CÉSAR, de Catherine Vondrebeck, épouse Baron, Dame de Beaune (1678 - 1736). Nous savons d’elle, d’après Campardon, qu’elle était « directrice de spectacles forains […] Ce ne fut qu’en 1712, après la mort d’ tienne Baron, son mari, que Catherine ouvrit un jeu en son propre nom » ( . Campardon, « Baron (Catherine Von Der Beck, femme) », dans op. cit., 1877, T.1, p. 80-81.). Une note dans l’entrée précise que « La plus grande partie des pièces jouées au spectacle de la dame Baron sont de

272 et amant de la fille de Chablis, Rose. Le jeune amoureux est heureux qu’une nouvelle pièce y soit donnée – il s’agit d’Arlequin, roi de Serendib – car cela lui permettra d’améliorer son état et d’obtenir la main de Rose en mariage. Mad. Baron et les auteurs s’y retrouvent ensuite, mais la bonne humeur est dissipée par l’arrivée d’un huissier. Celui-ci leur annonce qu’une interdiction leur a été imposée à cause d’une plainte de la part de l’Opéra, affirmant que les acteurs de la

Foire ne pourront plus, dorénavant, chanter sur scène. Cette situation provoque le désespoir presque total de la compagnie présente en vue du fait que le spectacle avait déjà reçu, de la part de la Comédie-Française, l’interdiction de parler sur scène, ce qui avait été la raison pour laquelle l’on avait commencé à mettre toutes les pièces en chansons110. Les divers personnages sont pourtant encouragés par Le Sage et retrouvent ainsi l’espoir, mettant fin au premier acte. La possibilité de la fermeture du théâtre pour lequel travaille Niaisot pousse cependant Chablis à interdire à sa fille de lui parler. Même lorsque les trois auteurs reviennent et expliquent la solution qu’ils ont envisagée, celle des écriteaux bien évidemment, la situation des jeunes amoureux ne change point étant donné que le théâtre n’aura plus besoin d’un souffleur, compte tenu du fait que ce sera le public qui chantera, à la place des acteurs, les couplets affichés sur scène, sur les airs populaires de vaudevilles connus par tous. Le bonheur des autres membres de la compagnie est de courte durée car Mad. Baron leur apprend que l’acteur qui devait jouer

Arlequin, ayant entendu la nouvelle de l’interdiction et prenant pour acquis qu’il restera sans emploi, était parti le matin même pour chercher du travail à Lyon. La pièce ne peut donc toujours pas être représentée étant donné qu’il ne leur sera pas possible de remplacer l’acteur dont le rôle

Lesage, Fuzelier et Dorneval. Elles sont imprimées dans le recueil intitulé : Théâtre de la Foire, ou analysées dans les 6 volumes du Dictionnaire des Théâtres » (Ibid., p. 81, note 1.). 110 Nous renvoyons le lecteur, pour plus de détails à ce sujet, à notre premier chapitre, section 1.4, dans laquelle nous traitons notamment du répertoire forain et des diverses innovations qui y furent mises en place en tant que réaction aux interdictions qui leur étaient imposées par les théâtres principaux de l’époque.

273

était si typé et le jeu si reconnaissable. Niaisot se propose comme remplaçant mais tout le monde trouve la proposition risible, ce qui ne l’empêche point de se déguiser en « Arlequin de société »111 et de les charmer tous en jouant la première scène de la pièce de Le Sage, montrant de la sorte que son nom lui sied assez mal en fin de compte. Son jeu lors de la représentation est un succès total ce qui pousse Mad. Baron à l’engager une fois qu’il révèle son identité, achevant la pièce par des couplets remplis de gaieté, et qui, une fois de plus, cherchent à placer le Théâtre du Vaudeville dans la droite lignée d’héritage de la tradition foraine, comme nos analyses le montreront sous peu.

Plusieurs remarques s’imposent à partir de ce résumé de l’intrigue. Dans un premier temps, s’il est vrai que la pièce de Barré, Radet et Desfontaines ne met pas en scène un espace privé du personnage référentiel, il s’agit tout de même d’un endroit faisant partie du quotidien de l’auteur où seul lui et ses amis sont reçus. Chablis le précise, dès le début de la première scène :

« Voici l’heure où M. Le Sage viendra, comme de coutume, travailler sous ce pavillon et déjeuner ensuite »112, soulignant par la suite le rôle important qu’il pense tenir dans la création des ouvrages de ces auteurs :

AIR : Margot sur la brune. Je pourrai me dire Dans mon joyeux délire, Je pourrai me dire, A chaque œuvre nouveau : Si ces folies, Si ces saillies Ne sont jaillies De mon cerveau, Ça vient du moins de mon caveau.113

111 Les Écriteaux, 1806, acte II, sc. 7, p. 40. 112 Ibid., acte I, sc. 1, p. 3. 113 Id.

274

Il est bien évidemment impossible de ne pas faire de rapprochements entre la situation présentée ici et la structure des fameux Caveaux des XVIIIe et XIXe siècles. Plus particulièrement, nous pensons aux célèbres Dîners du Vaudeville dont Barré avait été un des fondateurs114, lors desquels se réunissaient les vaudevillistes du moment, collaborateurs dramatiques mais bons amis également, créant des soirées dont la gaieté était par la suite transposée dans leurs ouvrages.

Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est que Le Sage est présenté, dès le début de la pièce, dans sa qualité de dramaturge uniquement, nous ramenant ainsi à la structure de la pièce à hommages que nous avons vue au tout début de ce chapitre, avec le cas de Favart. Le côté véritablement intime de la vie du personnage, qui est assez courant dans une apothéose dramatique, se fait

éclipser ici par la renommée de l’auteur. Or, à deux reprises, le discours d’un autre personnage remplace l’identité de Le Sage en tant que personne par celle de Le Sage auteur : Mad. Baron l’appelle « l’auteur de Turcaret, applaudi au grand théâtre des Français »115 tandis que

Montménil, envoyé de la Comédie-Française et fils de l’auteur, lui annonce que « [l]a Comédie espère que l’auteur de Turcaret et de Crispin [voudra] bien lui confier ses nouvelles productions »116. De ce fait, tout comme l’avait précisé Trott, l’œuvre de ce « monument » du théâtre forain devient son identité pour les auteurs et les spectateurs du début du XIXe siècle qui ne cherchent pas nécessairement à faire représenter le côté plus privé de la vie de l’auteur.

114 À ce sujet, voir notre premier chapitre, note. 4. 115 Les Écriteaux, 1806, acte I, sc. 4, p. 13. 116 Ibid., acte II, sc. 13, p. 52. Cette scène est d’ailleurs fort intéressante vu qu’elle inclut un certain nombre de citations directes de tragédies que l’on retrouvait à l’époque sur la scène de la Comédie- Française, comme Nicomède de Corneille et La Mort de César de Voltaire. Il est notable que la réplique tirée de cette deuxième œuvre et prononcée par le fils de Le Sage, Montménil, en sortant appartient au personnage de Brutus. Quoique Le Sage n’ait pas été littéralement assassiné par son fils, nous pouvons nous demander si Barré et ses collaborateurs ne cherchent pas à insinuer, du moins, que cet acteur ait eu un rôle quelconque dans la discorde entre la troupe et l’auteur suite à laquelle ce dernier quitta le théâtre pour ne jamais y retourner, tout comme de nombreux ouvrages d’histoire du théâtre le confirment.

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Mais un autre aspect que nous avons relevé comme crucial pour une apothéose dramatique manque ici ; il s’agit des louanges de la bonté de Le Sage. Dans la pièce à l’étude, la seule preuve de cette caractéristique du personnage surgit lorsque celui-ci essaye de consoler

Rose de sa situation, l’assurant qu’il cherchera à trouver un emploi pour Niaisot au théâtre, pour qu’ils puissent ainsi se marier : « Oui, oui ; j’en fais mon affaire »117, lui dit-il. Mais cette occasion ne se présentera jamais puisque ce sera le jeune amoureux lui-même qui s’arrangera pour se rendre indispensable au théâtre de Mad. Baron118. Autre que ce faible exemple qui diffère tant du cas de la pièce de 1802 analysée plus haut, nous remarquons que l’hommage est plutôt fait ici à l’auteur principalement, ce que nous pouvons bien voir dans le couplet qui suit, chanté par Fuselier, qui prend la main de son ami et collaborateur, selon l’indication de la didascalie :

Sa morale est excellente, Ses principes sont vantés, Soit qu’il parle, soit qu’il chante, Écoutez et profitez. Quand on rit En dépit Des censeurs à l’humeur noire, On fait œuvre méritoire : C’est Le Sage qui le dit. (Ter.)119

Entouré de compliments, tout comme le personnage de Favart, Le Sage se montre humble et modeste, ce qui est même souligné par d’autres personnages120. Nous comprenons alors qu’il ne

117 Ibid., sc. 11, p. 50. 118 Soulignons qu’ici aussi le déguisement sert à aider un personnage à mettre en place une ruse, comme ce fut le cas dans les comédies-parades et dans les autres pièces liées au répertoire forain que nous avons analysées dans le présent chapitre. 119 Les Écriteaux, 1806, acte I, sc. 7, p. 14-15. Nous pensons que les caractères italiques sont employés ici pour le jeu de mots qui prend le nom propre de l’auteur forain en tant que nom commun, soulignant ainsi sa sagesse. Il nous paraît pertinent de souligner également que l’air de ce couplet est précisé être du « Vaudeville de Monet », autre pièce louant la scène foraine apparentée au Vaudeville. Le lien entre ces deux ouvrages dans lesquels nous retrouvons des hommages adressés aux hommes de renom de la scène comique de la première partie du XVIIIe siècle, sert à amplifier, selon nous, le caractère glorificateur des propos énoncés par le personnage de Fuselier.

276 s’agit point, dans cette pièce anecdotique, de rendre un hommage à René Le Sage, l’homme, mais plutôt à l’homme de théâtre ; nos vaudevillistes cherchent à louer celui qui est devenu le représentant de l’opéra-comique en vaudevilles, une tradition dramatique à laquelle ils appartiennent également. Le dernier couplet du vaudeville final de leur pièce ne laisse aucun doute là-dessus :

Mad. BARON, au Public. Nous avons offert à vos yeux L’ancien opéra-vaudeville, Et les auteurs ingénieux Qui fondèrent son domicile. Chez nous, sans avoir leur talens, Notre zèle vous les retrace. Messieurs, si vous êtes contens, Retenez votre place.121

Chantant alors la gloire des auteurs forains, les vaudevillistes du début du XIXe siècle profitent de l’occasion pour préciser que les ouvrages de leurs précurseurs seront joués sur la scène du

Vaudeville aussi, demandant par la même occasion aux spectateurs de rester pour la représentation suivante. Il devient à nouveau évident que le rapport transtextuel qui est mis en place avec le répertoire forain sert également à faire valoir la salle de spectacle de Barré où l’on fait représenter certaines des œuvres à succès de l’Opéra-Comique122. C’est précisément ce que nous laisse voir cet autre couplet chanté par le personnage de Le Sage qui est, très évidemment, à lire sur deux plans :

AIR : Mais un Français jamais ne se déguise. Quand nous offrirons la peinture

120 Notamment, lorsque Le Sage précise que les acteurs auront un plus grand rôle dans le succès de sa pièce que lui, Mad. Baron s’écrie : « Vous êtes trop modeste, et le Public vous prouvera, ce soir, que la pièce vaut mieux que les acteurs » (Ibid., sc. 6, p. 13.). 121 Ibid., acte II, sc. 17, p. 64. 122 Précisons toutefois qu’à notre connaissance, les ouvrages de Le Sage n’ont pas été repris en entier sur la scène du Vaudeville, bien que les airs de ses vaudevilles s’y retrouvent souvent en tant que base à de nouveaux couplets, comme le veut la tradition du vaudeville. Pour plus de détails sur la provenance des airs employés par Barré et ses collaborateurs, voir notre premier chapitre, p. 35-38.

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D’un poète, mes chers amis, Évitons la caricature, Objet de pitié, de mépris. (Bis.) Aux dépens d’un pauvre confrère N’amusons pas nos spectateurs. Comment vouloir que l’on nous considère, Si l’on nous voit avilir les auteurs ? (Ter.)123

Le Sage, personnage de pièce, s’adresse à ses amis au sujet des parodies si fréquentes sur la scène foraine, qu’il précise devoir être au-dessus de la simple caricature. Le même couplet,

énoncé par les auteurs du Vaudeville, se voit muni d’une signification supplémentaire, à savoir, l’expression du désir de ces dramaturges de représenter les autres auteurs des siècles précédents dignement, qu’il s’agisse de mettre en scène leur répertoire ou bien de les représenter eux, en tant que personnages-référentiels. De plus, il nous semble que l’on témoigne, dans cette pièce tout spécialement, d’une valorisation du travail de collaboration, compte tenu des nombreux liens qui se tissent entre les auteurs de la Foire et ceux du Vaudeville. Or, la pièce à l’étude rend explicite le processus de création d’une pièce par la contribution de plusieurs auteurs, comme en témoigne le passage qui suit :

DORNEVAL. Messieurs, j’augure bien de notre société. […]

LE SAGE. Or donc… AIR : On ne rit plus, on ne boit guère. Pour tracer le plan d’un ouvrage, D’abord nous nous réunirons. DORNEVAL. Et puis nous ferons le partage Des scènes que nous choisirons. FUSELIER. Puis à jour dit, dans la semaine,

123 Les Écriteaux, 1806, acte I, sc. 7, p. 19. Une fois de plus, les interlocuteurs se dédoublent car ce couplet est adressé, d’une part, aux personnages de Mad. Baron, Fuselier, Dorneval. D’autre part, nous voyons clairement qu’il vise tout spécialement le public du Théâtre du Vaudeville à qui les auteurs expliquent leurs intentions créatives. Nous pouvons également affirmer que le timbre employé semble servir à renforcer le message du couplet.

278

Nous rapporterons nos couplets. LE SAGE. De ces couplets Tous les mauvais Seront proscrits; mais, d’après Nos arrêts, Tous ceux admis dans chaque scène, Par tous les trois auront été faits. DORNEVAL. Oui, oui, point d’amour-propre. FUSELIER. Point de prétentions personnelles. Mad. BARON. Messieurs, ces sentimens-là sont bien édifiants, bien rares… chez des auteurs.124

Il est impossible de ne pas percevoir le discours au second degré de la part des auteurs du

Vaudeville qui, par cet échange, louent, bien évidemment, le travail de collaboration des auteurs forains, tout en faisant référence, sans trop le voiler, à leur propre œuvre collaborative. Le procédé de se servir des compliments au sein de leur ouvrage dramatique afin de se mettre en valeur eux-mêmes semble devenir une pratique récurrente dans les pièces à hommages adressés aux auteurs de la scène comique foraine de l’Ancien Régime. Le discours métathéâtral portant sur le travail d’auteur devient donc une structure importante dans cette pièce anecdotique en particulier.

C’est précisément ce que nous laisse comprendre la présence de la pièce attribuée à Le

Sage, Arlequin roi de Serendib, qui est la première pièce à écriteaux dont nous disposons aujourd’hui sous forme imprimée, dont une scène entière est incluse dans la pièce de Barré et de ses collaborateurs. Cette pièce s’infiltre donc de façon explicite dans Les Écriteaux, par le biais de l’intertextualité, ce qui est d’ailleurs souligné par une didascalie : « Cette scène est, mot à mot, la première scène du Roi de Serendib, imprimé dans le 1er volume du Théâtre de la

124 Ibid., p. 17.

279

Foire »125. Elle participe à la résolution du problème des amoureux étant donné que, par son biais, Niaisot et Rose obtiendront le droit de se marier, jouant ainsi un rôle actif dans l’intrigue.

Ce qui est d’autant plus intéressant c’est que nous pouvons d’avantage qualifier sa présence dans la pièce de nos vaudevillistes d’interthéâtralité126, car ce n’est que le lecteur qui voit le texte repris de l’œuvre de Le Sage. Le spectateur ne verra que le jeu de scène d’Arlequin et les couplets affichés sur des écriteaux. Or, si l’on tient compte de la critique de l’époque, le seul problème de mise en scène avait été cette scène tiré d’Arlequin roi de Serendib. Il est précisé dans la Gazette littéraire, par rapport à l’ouvrage de Barré et de ses collaborateurs, que :

Son succès a été complet et nous n’entrerons dans aucun détail sur son mérite ; le nom des auteurs en répond. On a seulement regretté que le Vaudeville, en nous représentant l’expédient de Lesage, ne l’ait pas imité en tout, et n’ait pas aussi placé quelques acteurs dans la salle pour chanter les couplets écrits ; il en résulte que cette scène, au lieu d’être bruyante et joyeuse est muette et froide. Jouée de cette manière, il est très-douteux qu’elle eût désarmé le lieutenant de police, et par conséquent elle aurait manqué son meilleur effet.127

Nous voyons que le succès de la pièce jouée au Vaudeville aurait été amplifié si les auteurs avaient cherché à recréer l’atmosphère joyeuse de la Foire, créant une représentation d’autant plus vraisemblable. Le caractère anecdotique de la pièce pousse le spectateur à réclamer autant de vérité qu’il soit possible de lui offrir. Dans cette pièce qui semble ressusciter les grands auteurs de la Foire du début du XVIIIe siècle, il est attendu de la part du public que l’ambiance de grande gaieté y soit reconstituée également. Nous voyons alors que les pièces rendant hommage à René Le Sage, tout en mettant l’accent sur la vie quotidienne et les qualités de l’homme, surtout si l’on considère celle de 1802, tendent justement vers un mélange, un hybride

125 Ibid., acte II, sc. 8, p. 44. 126 Nous rappelons la définition établie au sein du chapitre précédent, c’est-à-dire « une relation de coprésence entre différents théâtres ou plus précisément entre diverses représentations » (Voir, dans le chapitre 3, la note 173.). 127 [S. a.], Gazette littéraire universelle, décembre 1805, dans Archives littéraires de ’Euro e, ou Mé ges de ittér ture, d’histoire et de hi oso hie, Paris : Chez Henrichs, T. 8, 1805, p. lxxi.

280 apothéotique visant le personnage référentiel tout comme ses œuvres qui seront reprises sur la scène du Vaudeville. Nous témoignons donc d’une structure dramatique récurrente si l’on regarde toutes les pièces ayant chanté la gloire des auteurs de renom de la scène comique de l’Ancien Régime. Lors de ces diverses représentations, Barré et ses collaborateurs visent à produire un spectacle qui s’aligne avec celui de la Foire où le vaudeville avait fait ses débuts au sein de créations dramatiques – opéras-comiques principalement – qui furent remplies d’une gaieté ayant demeuré légendaire pendant le restant du XVIIIe siècle. De par cette tentative, ils ont participé, d’après nous, au renouvellement du vaudeville lors duquel ils remettent son emploi à la mode tout en le transformant d’une simple base musicale populaire en une forme théâtrale où la musique et le discours s’entremêlent, où les airs anciens sont employés autant que les nouveaux, l’adaptant ainsi mieux à leur public.

4.6 Dernières remarques

Précisons que ce n’est pas que l’atmosphère foraine que l’on cherche à reproduire au

Théâtre du Vaudeville dans ce type de pièce à hommages aux auteurs comiques et même aux grands érudits. La structure des spectacles de la Foire y est également employée comme nous pouvons le voir lorsque certaines premières se font précéder par une pièce qui a le même rôle que le bateleur forain dont nous avons parlé plus haut dans le présent chapitre128. Cet agencement est possible grâce au fait que le Vaudeville, tout comme d’autres salles à l’époque, jouait généralement trois pièces par soir, parfois deux, si l’une d’entre elles était plus longue. Ce que nous avons remarqué cependant, d’après les données sur C SAR, c’est que, très souvent, avant une première représentation d’une pièce à hommages aux auteurs de la scène comique, aussi bien

128 Les idées portant sur cette technique de mise à l’affiche ont été développées lors du congrès Médias et communication de la SCEDHS auquel nous avons présenté, en 2007, une communication intitulée « Faire la parade pour être à l’affiche : mise en scène des techniques publicitaires d’un répertoire hybride ».

281 qu’avant une mise en scène de grands érudits en tant que personnage référentiel, la pièce

Arlequin afficheur était jouée en premier, incluant à la fin une remarque sur la pièce à être représentée par la suite. C’est le cas des pièces portant sur Favart, Scarron, Voltaire et Monet, toutes précédées par la comédie-parade mentionnée ci-haut ; c’est même le cas de la pièce Piron avec ses amis qui avait eu un très grand succès au Vaudeville. D’ailleurs, le Journal encyclopédique et universel souligne cette pratique de faire l’annonce de la pièce dans celle d’Arlequin afficheur :

M. Radet avoit prévenu le pubic sur cette piece, par un couplet ajouté à la fin d’Arlequin Afficheur, & qui prouve l’intelligence qui regne entre tous les auteurs de ce théâtre, digne de ses succès, & de l’estime de ceux qui aiment encore la bonne littérature.129

En représentant alors les grands hommes de la scène comique secondaire de l’Ancien Régime en tant que personnages-référentiels, nos vaudevillistes n’hésitent pas à se servir de certains des fonctionnements qui étaient propres à ce spectacle que Trott avait qualifié de non-officiel. Nous voyons, de ce fait, que dans ces apothéoses dramatiques aux forains et à la scène comique, l’hommage est fait à l’homme tout comme à ses ouvrages, étant donné que ceux-ci seront souvent repris sur le théâtre de Barré. C’est ce qui créa « [c]ette galerie de portraits de ceux et celles qui avaient contribué à l’essor des théâtres de Saint-Laurent et Saint-Germain [qui] constitue un hommage en passant au patrimoine forain »130, car le répertoire et surtout l’esprit de cette tradition dramatique sont mis en valeur pour accompagner les louanges aux auteurs. Si ces pièces s’éloignent, comme nous avons pu le constater, des préceptes portant sur les pièces à hommages mis en place par Mercier et Cubières-Palmézeau, elles introduisent, ou du moins amplifient, un élément dont la portée sera d’autant plus grande pour le genre du vaudeville dramatique. Il s’agit de ce caractère anecdotique, plus éphémère certainement, mais aussi bien

129 Journal encyclopédique et universel, 1792, p. 366. 130 D. Trott, art. cit., 2004, p. 91.

282 plus vraisemblable pour les spectateurs de l’époque qui connaissaient bien les divers détails liés à la vie tout comme à l’œuvre de ces personnages-référentiels. Cette composante, comme le précise Mechele Leon, fonctionne particulièrement bien au théâtre de la période post- révolutionnaire :

They are irredeemably theatrical; anecdotes – even when recorded on the page – are oral in nature. They follow the pace of dialogue and storytelling, of first- person narration and verbatim accounts. They involve characters and action, bringing the past “to life”. They move us to laughter or tears. In short, anecdotes are the performance of history as theatre of the imagination. They are bits of theatre worming into scientific methodology, annoying history as a scholarly discipline. In a fascinating doubling of content and form, theatre histories must rely on anecdotes to a greater degree than many other histories because of the often undocumented and undocumentable nature of theatre objects of study. In the context of a revolutionary culture enmeshed in a fraught relationship with the realities of a past whose authority it sought to discredit, anecdotes were a useful and defiant source material for the representation of Molière. So much of his biography relies on anecdotes – colorful, touching and personal. Of course, anecdotes dominated historical and biographical writing in the eighteenth century; in the case of Molière, the acceptance or rejection of anecdotes at different times and among different audiences reveals whether he is to be considered a literary or theatrical figure, an author or a man, historically fixed by facts or in the present, protean and contestable.131

Notons ici l’idée intéressante que si on considère qu’un auteur fait partie du présent, cela le rend plus contestable. Nous pouvons alors nous demander en quelle mesure ceci serait le cas pour ces auteurs de la Foire employés comme personnages-référentiels par Barré et ses collaborateurs. Le

Vaudeville chercherait-il à contester leur emprise sur la scène comique de l’Ancien Régime ou bien à la souligner ? Nous pensons plutôt qu’il s’agit de la deuxième option car il ne faut pas négliger le fait que les auteurs mis en scène représentent toutefois un répertoire national qui s’aligne avec l’esprit patriotique de la Révolution. Nos vaudevillistes arrivent ainsi à en tirer une double utilité, tout en conservant leur célèbre gaieté : rendre hommage au nouveau régime politique et faire appel aux souvenirs de leurs spectateurs afin de mieux les attirer dans leur salle

131 M. Leon, op. cit., 2009, p. 115-116.

283 de spectacle. En créant un hybride dramatique qu’ils présentent sous diverses formes, comme nous avons pu le constater dans le présent chapitre, Barré, Radet et Desfontaines – les principaux auteurs de tels ouvrages portant sur les auteurs de la scène comique – se montrent en tant que les héritiers de la tradition foraine, tout en mettant en place des éléments qui seront indispensables au vaudeville dramatique du XIXe siècle, basculant ainsi leur position, de simples chansonniers à de véritables dramaturges132. Si les pièces analysées dans le présent chapitre ne constituent qu’une partie du répertoire de ces auteurs, il nous a paru tout de même primordial d’en faire des analyses détaillées, contrairement à ce qui a été le cas jusqu’à présent dans le cadre d’études portant sur des pièces en vaudevilles. Nos analyses ont visé à illustrer les différentes caractéristiques de ce genre devenu célèbre au XIXe siècle à l’intérieur de ces pièces créées entre

1793 et 1805. Nous avons montré alors la valorisation de la vraisemblance aussi bien que des

épisodes anecdotiques, l’importance d’une atmosphère pleine de gaieté mais aussi imprégnée d’éléments du quotidien, et nous avons présenté les divers moyens par lesquels ce répertoire cherche à s’ancrer dans la réalité socio-politique de son époque, se transformant alors en un véritable spectacle d’actualité dont l’objectif semble être de divertir un public aussi varié que vaste.

132 Nous pensons ici à l’article de Marc Régaldo au sein duquel il fournit d’importants éléments historiques sur le vaudeville pendant la Révolution et sur ces auteurs, précisant, à leur sujet que, « [p]lus que des dramaturges, les vaudevillistes sont des chansonniers » (Marc Régaldo, « Le Vaudeville pendant la Révolution (1789-1799) », dans Europe, no 786, octobre 1994, p. 28.).

Conclusion « Tout finit par des chansons »1 ? Suites possibles à l’étude des pièces en vaudevilles

I Vue d’ensemble et la notion d’hybridité

L’importance du vaudeville et des pièces en vaudevilles pour le théâtre français de la fin de l’Ancien Régime est indisputable à notre avis, surtout lorsqu’ils sont aptes à produire un spectacle rempli de cette « franche et vraie gaieté »2 que Beaumarchais regrettait de ne plus retrouver dans les comédies de son époque, blâmant sa disparition sur « ces mots si rabattus, bon ton, bonne compagnie, […] dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent et où ils finissent »3. Nous pourrions alors dire que Barré et ses collaborateurs arrivent à répondre aux lamentations de Beaumarchais en faisant resurgir une forme dramatique qui réussit précisément puisqu’elle ne cherche pas à employer un bon ton4, mais vise plutôt un divertissement plein d’esprit que leurs contemporains apprécient considérablement, à en croire les diverses critiques de leurs ouvrages que nous avons citées au cours de notre étude. Si Beaumarchais avait raison et tout finit, en effet, par des chansons, les vaudevillistes sur lesquels nous nous sommes penchés

1 Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, dans Théâtre. Lettres relatives à son théâtre, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1949, p. 372. Il s’agit du dernier vers du vaudeville final de la pièce. 2 Beaumarchais, « Préface » du Mariage de Figaro, dans op. cit., 1949, p. 241. Il précise qu’il s’agit de « la franche et vraie gaieté qui distinguait le comique de notre nation » (Id.) soulignant qu’il était donc question d’une pratique nationale. 3 Id. Beaumarchais expliquait que le public avait perdu la capacité de juger des ouvrages : « A force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, d’affecter, comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s’amuser et de juger de ce leur convient : faut-il le dire enfin ? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles doivent aimer ou rejeter » (Id.). 4 Voir à ce sujet notre premier chapitre, p. 38, où nous citons un passage de la Correspondance littéraire qui signale justement le manque d’un bon ton chez Barré et Piis. Nous y traitons également de la possibilité que cette insouciance dont ils font preuve envers les attentes esthétiques de leur époque a fini par leur faciliter l’entrée dans le monde dramatique de Versailles et de la cour de Marie-Antoinette et Louis XVI. 284

285 ont su, à partir de leurs toutes premières tentatives dramatiques, mettre à profit cette forme de chanson facilement reconnue et fort goûtée par les spectateurs. De surcroît, le vaudeville qu’ils ont si astucieusement remis à la mode faisait appel à un esprit de patriotisme qui allait finir par caractériser la fin de leur siècle5. En cherchant à pénétrer leur vaste production dramatique et à rendre désormais plus clair le sens que ces dramaturges donnaient au terme vaudeville6, nous avons compris que l’hybridité de ce corpus constituait un de ses traits marquants, ce qui nous a poussée à examiner attentivement cette caractéristique.

Nous avons alors montré que l’emploi que Barré et ses collaborateurs font du vaudeville a fini par aboutir à un spectacle où la musique et les paroles s’entrelacent, créant ainsi une première manifestation d’hybridité dont nous avons cherché à rendre compte au sein du deuxième chapitre principalement. Les analyses que nous avons faites ont montré que les comédies-parades7 annoncent bien le vaudeville dramatique du XIXe siècle si l’on considère, entre autres8, le thème des amours contrariées typique de ces pièces9, annonçant de la sorte celui de l’adultère sans conséquence sur lequel sont basées une grande partie des intrigues des

5 Pour une plus ample discussion de l’esprit patriotique associé au vaudeville, voir notre premier chapitre, p. 34. Rappelons cependant que le Théâtre du Vaudeville avait eu certains soucis sous la Révolution à cause d’un répertoire qui, parfois, paraissait trop royaliste, comme nous l’avons montré à l’aide de la pièce La Chaste Suzanne pour laquelle les auteurs ont été incarcérés temporairement (Voir le chapitre 1, p. 19-20.). 6 La profusion de définitions qui ne faisaient pas toujours preuve de cohérence, provenant de l’époque à l’étude aussi bien que d’aujourd’hui, nous ont poussée à élaborer les diverses influences sur le vaudeville avant qu’il ne soit considéré uniquement en tant que la pièce bien faite du XIXe siècle. Le tableau que nous avons dressé de ce parcours du vaudeville précédant les débuts dramatiques de Barré et de Piis constitue le premier chapitre de la présente étude. 7 Le rôle important de cette forme dramatique, ainsi que de son ancêtre, la parade, pour les débuts du succès de Barré et de Piis nous fait clairement voir qu’il s’agit là d’un élément moteur qui a mis en place la (re)naissance du vaudeville même. 8 Par ailleurs, l’étude des personnages-types de la parade que nous avons entreprise dans notre deuxième chapitre a révélé leur structure relativement figée qui donne à voir le fonctionnement plutôt mécanique des personnages des vaudevilles dramatiques du siècle suivant dont le comportement se plie à des conventions assez rigides mises en place par des auteurs comme Scribe ou Labiche. 9 Nous renvoyons le lecteur à la note 74 de notre premier chapitre où nous présentons les différents types d’intrigues de parades que nous avons développées et dont les éléments sont perceptibles dans les comédies-parades et autres pièces en vaudevilles.

286 vaudevilles de Scribe, de ses collaborateurs ainsi que de ses successeurs10. Notons toutefois que ce type d’intrigue amoureuse est visible non seulement dans les comédies-parades mais

également dans les autres catégories de pièces que nous avons étudiées11.

Cette hybridité matérielle, issue du mariage de prose et de musique, est accouplée à une hybridité générique qui se voit d’abord dans le mélange des diverses formes dramatiques qui finissent par en créer des nouvelles12. Ce type d’hybridité est également occasionné, comme nous avons pu le montrer dans notre troisième chapitre, par l’intégration de la littérature savante au sein d’un théâtre plutôt vulgaire, par des reprises intertextuelles et hypertextuelles d’ouvrages de renom. Présents dans des pièces considérées plutôt légères, ces rapports transtextuels nous aident

à mieux comprendre l’énorme succès que la majorité des productions de Barré et de ses collaborateurs avaient eu auprès de leurs contemporains et que les journaux de leur époque ne manquent pas de signaler. D’ailleurs, il n’est pas sans conséquence que leur réussite s’étend de la

10 L’ouvrage de Gérard Gengembre souligne le fait que le vaudeville, au XIXe siècle, subira « deux révolutions majeures : la structuration de son intrigue sous l’influence de Scribe et la disparition de ses couplets » (Gérard Gengembre, Le Théâtre français au 19e siècle (1789-1900), Paris : Armand Colin, 1999, p. 283.). L’auteur précise que ce changement significatif du genre eut lieu aux alentours de 1860, notant toutefois que, bien auparavant, le public avait commencé à se montrer moins favorable au mélange de la musique à la prose : « Sous la Restauration, Casimir Bonjour dénonçait l’alternance choquante pour la raison du dialogue et des couplets, et sous la monarchie de Juillet, Gautier s’en prenait à ces “musiques stridentes d’une fausseté insupportable” » (Ibid., p. 284.). De toute évidence, la musique intégrée ainsi aux pièces ne résonnait plus avec les spectateurs mais il n’est pas sans importance de mentionner que les réactions adverses présentées par Gengembre aient eu lieu après que le Vaudeville a changé de directeur en 1814. Étant donné cependant que « ces chants étaient imposés par la loi aux théâtres légers pour protéger les privilèges des théâtres de la parole pure » (Id.) plutôt que d’être une structure recherchée par les auteurs comme cela fut le cas au temps de Barré, il est facile de comprendre pourquoi son usage serait qualifié de faux ou de choquant. 11 Nous avons montré dans notre troisième chapitre que le personnage de Voltaire finit par porter secours à des jeunes amoureux dans Voltaire ou, Une journée de Ferney, tout comme le fera le personnage de Rousseau dans Jean-Jacques Rousseau dans son Hermitage. Similairement, la pièce Gessner met en scène ce thème, quoique dans ce cas particulier le personnage référentiel n’est pas le conciliateur mais plutôt le jeune amoureux cherchant à se faire accepter par le père de sa bien-aimée. Dans les pièces à hommage aux grands hommes de la scène comique qui figurent dans le quatrième chapitre de notre étude, chacune des pièces que nous avons présentées aborde ce thème des amours contrariées mais qui finissent par s’arranger. 12 C’est le cas des comédies-parades en vaudevilles par exemple, mais aussi de l’opéra-comique en vaudevilles, ou des proverbes-vaudevilles, structure que nous n’avons pas eu l’occasion d’explorer au sein de cette étude mais sur laquelle nous pourrons certainement nous pencher dans l’avenir.

287

Comédie-Italienne à la scène privée royale de Versailles et de Trianon, jusqu’au Théâtre du

Vaudeville13, qui fut établi pendant la période révolutionnaire mais qui resta tout de même en vogue pendant le Ier Empire et bien au-delà14. Certainement, les liens avec le théâtre forain du début du siècle que Barré et ses collaborateurs dressent et qu’ils exploitent sur la scène du

Théâtre du Vaudeville, leur permettent également, comme nous l’avons montré dans notre dernier chapitre, d’amplifier la popularité de leur production, surtout au cours de la Révolution quand le goût pour un spectacle à racines populaires s’est considérablement accru. Il devient néanmoins évident, de par la richesse du sujet que nous avons examiné, qu’il doit être scruté davantage. Trop nombreux sont les ouvrages portant sur le théâtre de la Révolution qui ne mentionnent malheureusement pas le vaudeville, ni même la salle de spectacle lui ayant été dédiée. Nous avons donc cherché à explorer, au sein de la présente étude, une tranche de ce théâtre élusif d’une période de transition qui, dans notre cas, était délimitée par les années 1780 et 180715. Compte tenu du processus de délimitation de notre corpus, une grande partie des pièces de cette même période reste encore à être étudiée. Nous nous proposons de mettre en lumière les diverses pistes que pourrait suivre le chercheur intéressé par le théâtre de cette période foisonnante d’événements et dont l’incidence sur les arts de la scène fut si profonde.

13 Comme nous avons pu le montrer dans la présente étude, ce mélange témoigne aussi d’une hybridité relative à leur public. 14 Si la salle de la rue de Chartres est détruite par un incendie en juillet 1838, le Vaudeville continue à exister, d’abord au Gymnase (1838-1840) et puis dans l’ancien théâtre des Nouveautés (1840-1868). Suite à la démolition de cet autre local, un autre est construit à l’angle de la Chaussée d’Antin et du boulevard des Capucines ([S.a.]. « Vaudeville », dans M. W. Duckett (dir.), Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris : Librairie de Firmin Didot Frères, 1878, T. XVI, p. 797-798.). C’est à cet endroit qu’il se trouve encore aujourd’hui, sous le nom de Gaumont-Opéra. 15 Nous rappelons qu’afin de rendre notre corpus plus gérable, nous l’avons limité, entre autres, en choisissant certaines catégories de pièces développées au cours de nos analyses. Les dates employées correspondent donc à la première et à la dernière pièce examinées et faisant partie d’une de ces catégories.

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II Quelques pistes de recherches futures

Si l’on s’en tient toujours au répertoire composé par Barré et ses collaborateurs, la catégorie des pièces patriotiques fournit une très riche source de matériel à exploiter, se prêtant particulièrement bien à un questionnement portant, entre autres, sur les différences entre les hommages que ces dramaturges font au régime politique napoléonien et ceux adressés au retour des Bourbons16. Par ailleurs, les parodies que nos vaudevillistes font des grands opéras de l’Ancien Régime restent à leur tour à être mieux exploitées. Parmi les questionnements possibles, il serait pertinent d’analyser l’hybridité de cette autre partie de leurs créations dramatiques, en nous appuyant sur les théories de l’hypertextualité, de l’intertextualité et de l’adaptation17. Soulignons que le répertoire du Théâtre du Vaudeville comprend, bien

évidemment, maints ouvrages composés sans la collaboration de Barré. Il serait intéressant de voir en quelle mesure les conclusions auxquelles nous sommes arrivée en nous basant sur le corpus plus limité de cette étude s’appliquent aux ouvrages composés sans lui. Cela nous permettrait possiblement de déterminer l’impact plus précis qu’a eu Barré sur la production des pièces en vaudevilles auxquelles il avait contribué si certains aspects que nous avons relevés ici seraient absents des autres pièces jouées sur la scène du Vaudeville. Qui plus est, il serait fort captivant d’aborder les ouvrages que certains des vaudevillistes semblent avoir produits seuls.

Nous avons déjà fait référence à de tels ouvrages de la plume de Piis18, mais Radet a également produit des pièces seul. D’ailleurs, selon le catalogue C SAR, sur les quarante-huit pièces que l’on trouve sous son nom pour la période 1777-1800, vingt-et-une ont été faites sans la participation d’un autre auteur. Certes, sept d’entre elles précèdent le début de sa collaboration

16 Nous avons signalé ce type de marque partisane dans notre troisième chapitre, note 215. 17 Ces théories nous ont servi dans nos analyses des pièces à hommages aux grands hommes de l’Ancien Régime (chapitre 3). 18 C’est le cas, par exemple, de la pièce Les deux Panthéons, mentionnée dans notre premier chapitre, p. 2, note 3 et p. 3, note 5. Piis avait écrit cette pièce pour l’inauguration du Théâtre du Vaudeville.

289 avec Barré19, et deux ont été créées avec un compositeur, ce qui les éloigne de la pratique du vaudeville qui emploie, le plus souvent, des airs reconnaissables par leurs spectateurs, qu’il s’agisse d’anciens pont-neufs ou de nouveaux timbres tirés d’opéras et opéras-comiques de l’époque20. Il n’empêche que, vu qu’il s’agit d’un membre du fameux quatuor de vaudevillistes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, l’analyse des créations dramatiques auxquelles il a travaillé seul pourrait nous faire connaître certains aspects intrigants relatifs au travail de production d’ouvrages. De toute évidence, vu que ces auteurs dramatiques étaient tout de même des amis proches, il serait difficile d’affirmer qu’un de leurs ouvrages n’ait pas profité de suggestions ou même de critiques de la part des autres membres de ce groupe d’auteurs21.

Cependant, les différences qui existent, sans doute, entre les pièces pourraient nous mener à mieux comprendre le travail de collaboration auquel se prêtaient un si grand nombre de dramaturges de la fin de l’Ancien Régime, ainsi que leurs disciples du XIXe siècle. Une telle compréhension plus approfondie nous ouvrirait possiblement de nouvelles voies de réflexion sur cette pratique du théâtre, si prisée par les auteurs tout comme par les spectateurs qui remplissaient, soir après soir, les salles où les pièces écrites en collaboration étaient jouées.

III Au-delà du Vaudeville : la notion d’interthéâtralité

Un aspect supplémentaire que nous pourrions considérer au cours de recherches futures afin de mieux sonder ce vaste sujet des pièces en vaudevilles est justement l’étendue de leur mise en scène qui dépasse le Théâtre du Vaudeville auquel nous nous sommes attachée dans notre

19 À notre connaissance, la première pièce à laquelle Radet a collaboré avec Barré est Léandre-Candide qui date de 1784. 20 Bien sûr, comme nos analyses l’ont montré, il n’est pas exclu que les auteurs aient recours à un nouvel air, mais cela reste néanmoins assez atypique. 21 Voir à ce sujet notre premier chapitre, note 4, où il est question des couplets que les auteurs devaient créer pour entrer aux Dîners du Vaudeville.

290 visée de délimiter le corpus. Nul ne pourrait nier le rôle de Barré, accompagné principalement par Piis, Radet et Desfontaines, dans la remise à la mode du vaudeville, un rôle qui fut d’ailleurs signalé par la presse de l’époque, comme nous l’avons souvent montré au cours de nos analyses.

Toutefois, avec la liberté des théâtres accordée en 1791, une panoplie de salles naît, certaines ayant une vie plus longue que d’autres22. Le vaudeville se retrouve sur ces diverses scènes, malgré l’existence d’un théâtre qui lui soit dédié. Ainsi, comme nous l’avons vu avec le cas de

La Tragédie au Vaudeville23¸ les ouvrages mis en scène au même moment dans les différents théâtres de Paris font preuve de cette interthéâtralité que nous avons relevée et définie dans la présente étude24, un concept qui va au-delà de l’intertextualité ou de la métathéâtralité des pièces, tout en ayant des caractéristiques en commun avec elles. Similairement à l’intertextualité, les rapports interthéâtraux révèlent des éléments d’une représentation au sein d’une autre, de façon explicite ou bien plus voilée, qui n’est visible qu’aux spectateurs connaisseurs du paysage dramatique du moment. Qui plus est, elle ouvre la voie à un discours métathéâtral, étant donné que le regard tourné vers d’autres salles finit par faire valoir un discours portant sur le théâtre et ses pratiques du moment25. La partie de la représentation qui est ainsi incorporée dans une autre

22 Outre que les salles du Théâtre-Italien, de la Comédie-Française ou même du Théâtre de l’Ambigu- Comique qui avait ouvert ses portes en 1769 ainsi que celle du Théâtre du Vaudeville, nous pouvons également considérer le Théâtre de Montansier (1790), le Théâtre des amis de la patrie (1791), les Variétés Amusantes, Comiques et Lyriques (1791), le Palais des Variétés (1791), le nouveau Théâtre du Marais (1791-1807), le Théâtre des Grands Danseurs appelé couramment la Gaité (1792), le Théâtre du Lycée des Arts (1793) et même la Maison Égalité qui eut une assez courte vie (1794-1795). Il ne faut guère oublier la salle fondée en 1799 par Piis même, le Théâtre de Troubadours, qui ferma ses portes deux ans plus tard. 23 Rappelons justement la guerre qu’il y eut entre le Théâtre Français, le Théâtre Favart et le Théâtre du Vaudeville dont témoigne la pièce La Tragédie au Vaudeville et que nous avons discutée en de plus amples détails dans notre troisième chapitre (p. 215-220). 24 Pour la définition précise du concept d’interthéâtralité que nous avons détaillée, voir notre troisième chapitre, note 173. 25 Tout comme nous l’avons déjà montré, La Tragédie au Vaudeville a été créée en réaction à une tentative de la part du Théâtre français, l’ancienne Comédie-Française, d’employer dans leurs pièces des couplets chantés. La pièce est ainsi remplie de remarques portant sur le style de jeu de ce théâtre qui se doit, du moins selon nos auteurs, d’être plus sérieux et de maintenir un style plus élevé. Pour une plus

291 peut servir maintes fonctions. Allant du simple clin d’œil à une critique ou à une raillerie

évidente, les renvois aux représentations d’autres spectacles sont enclins à créer et à perpétuer un dialogue entre ces différentes salles. Compte tenu du goût de la période que nous avons examinée pour ce qui a trait à l’anecdotique et considérant la caractéristique principale du vaudeville qui cherche à puiser dans les événements d’actualité, l’étude de l’interthéâtralité pourrait donner à voir une meilleure image de la société de l’époque à laquelle le théâtre est si

étroitement lié26.

Il est toutefois possible de percevoir des éléments d’interthéâtralité qui remontent plus loin dans l’histoire, comme c’est le cas des pièces examinées au cours de notre quatrième chapitre notamment, qui explorent et exploitent les représentations données à la Foire, au début du siècle. Nous avons pu constater que cette caractéristique d’interthéâtralité n’est pas uniquement mise en place par les auteurs d’un ouvrage mais peut être produite par les spectateurs mêmes ou bien par les critiques des pièces. C’est précisément le cas des Écriteaux, ou René Lesage à la Foire Saint-Germain qui fut critiquée pour ne pas avoir suffisamment bien reproduit le spectacle forain en mettant des acteurs parmi les spectateurs qui auraient pu commencer à chanter les couplets affichés sur des écriteaux sur scène27. De toute évidence, le public avisé reconnaît les diverses occurrences réussies, ou ratées, selon le cas, d’une

ample analyse de cet aspect, voir notre chapitre trois, p. 216. Nous retrouvons un discours similaire, au sein duquel se font voir des éléments interthéâtraux aussi bien que métathéâtraux, dans la pièce Hommage du petit Vaudeville au grand Racine où l’on nous informe que le Vaudeville cherche à louer Racine puisque les théâtres où ses pièces sont mises en scène étaient en train de produire des représentations qui n’étaient pas à la hauteur du dramaturge. Pour plus de détails sur l’intrigue de la pièce ainsi que sur les commentaires interthéâtraux portant sur les différentes autres salles de l’époque, voir notre quatrième chapitre, p. 230-233. 26 D’ailleurs, il nous semble qu’une telle enquête est rendue plus accessible par les capacités de recherche du catalogue C SAR qui nous permet de voir toutes les représentations ayant eu lieu au cours d’une période donnée sur toutes les scènes répertoriées dans la base de données. 27 Pour la citation complète présentée dans la Gazette littéraire de décembre 1805, nous renvoyons le lecteur à notre quatrième chapitre, p. 279.

292 interthéâtralité qui tisse des liens entre les différentes représentations théâtrales, d’un même moment de l’histoire28 ou bien de périodes plus éloignées29. Il nous semble que les auteurs, de la période étudiée tout comme du siècle suivant, deviennent de plus en plus conscients du rôle croissant de leurs spectateurs qu’ils cherchent à satisfaire par des productions adressées à eux.

Leonard Pronko souligne cette situation lorsqu’il affirme que, « [n]o longer aided by kings and princes, most theatres were dependent upon the good will and whims of the spectator »30. Le public est le nouveau roi qui dicte le répertoire et qui remplace le pouvoir du souverain, comme

Pronko nous le fait voir :

[T]he Revolution got rid of much more than kings and queens, palaces and churches. It cleared the air for the renewal in the arts that was already under way, sent most of the enlightened theatre connoisseurs into exile, and brought forth a vast mass of illiterate, noisy, unsophisticated spectators. A new public arose, and for it new theatres and new theatrical forms were created. Or, more precisely, the marginal dramatic forms which had been developing throughout the eighteenth century, at first in the fairs, and later in the small theatres thrown together on the Boulevard du Temple on the outskirts of Paris, now came unto their own and gave birth to the major dramatic forms of the nineteenth century: melodrama, opéra-comique, fairy play and vaudeville.31

La portée des théâtres du Boulevard, qui mènent aux formes dramatiques principales du XIXe siècle et qui sont si goûtées par ce nouveau roi de la scène, le public, pourrait être considérée

28 Il nous semble qu’il serait intéressant de déterminer les liens interthéâtraux tissés entre la scène des Italiens et les théâtres semi-privés de Versailles et de Trianon. Car s’il est vrai que les mêmes acteurs jouaient sur les deux scènes, il était possible de retrouver parfois, sur celle du roi, la reine et ses dames de compagnie qui aimaient participer à ces spectacles, un fait connu que nous avons également montré dans la section 1.5 de notre premier chapitre. Une analyse de ce type de rapport entre une représentation publique et une autre privée d’un même ouvrage dramatique et par une même troupe, pourrait pousser la réflexion sur le jeu de l’acteur, par exemple, qui se trouve pris entre deux mondes – théâtraux certes, mais également ancrés dans la réalité socio-politique du moment. Cette piste de recherche ne ferait qu’enrichir, à notre avis, les études portant sur le théâtre et son histoire. 29 Nous pensons que ce phénomène s’étend bien au-delà des pièces en vaudevilles ou de la période que nous avons examinée, et qu’il est visible aux XIXe, XXe et XXIe siècles. Il serait alors intéressant de voir en quelle mesure les spectacles comiques – de la scène, du grand écran ou même à la télévision – établissent des liens qui témoignent de cette même interthéâtralité que nous retrouvons entre les diverses scènes de l’époque révolutionnaire et qui dépassent la parodie ou l’adaptation. 30 Leonard C. Pronko, Eugène Labiche and Georges Feydeau, London and Basingstoke : The Macmillan Press Ltd., 1982, p. 2. 31 Ibid., p. 4.

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également sous le verre de l’interthéâtralité que nous avons commencé à élaborer ici. De plus, il est tout à fait clair que les représentations mises en scène dans ce nouveau climat dramatique font preuve de cette même hybridité que nous avons explorée dans la présente étude – qu’elle soit matérielle ou générique – et valorisent le rôle des spectateurs et des critiques, comme le démontre ce vaudeville final de la pièce Enfin nous y voilà :

JOSÉPHINE, au Public. Quand un ouvrage commence, Jamais, l’auteur le plus fin Ne peut assurer, d’avance. S’il ira jusqu’à la fin. La critique crie : holà ! L’indulgence dit : paix là ! Et l’on va, et l’on va Jusqu’au bout… ! nous y voilà. FIN.32

32 Les auteurs des Diners du Vaudeville, Enfin nous y voilà, Paris : Chez Brunet, 1801, sc. 16, p. 49. Il s’agit de la dernière strophe du vaudeville final de la pièce qui nous a semblé fort à propos à reprendre ici.

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Annexe

I Résumé de Léandre-Candide, ou Les Reconnoissances

Dans cette pièce, Léandre-Candide se retrouve en Turquie, sans son argent, que son valet

Pierrot lui avait dérobé, ni sa bien-aimée qu’il ne cesse de rechercher. Il rencontre d’abord

Cassandre, l’homologue du Martin voltairien, qui est de plus en plus convaincu, en entendant les mésaventures de Léandre, que « sur la Terre ; / Tout est mal, tout est au pis »1. C’est à ce moment que paraît l’esclave que Léandre avait acheté afin de le libérer et qui s’avère être nul autre que Pangloss. Le jeu de reconnaissances annoncé par le titre secondaire de la pièce continue lorsque l’ancien valet de Léandre entre dans le caravansérail où ils se trouvent ; il lui avoue qu’il a gaspillé l’argent que son maître lui avait confié mais il se rachète en lui annonçant qu’Isabelle se trouve dans le même pays, qu’elle fait partie du sérail du Pacha sbec et qu’elle sera justement de passage dans la même auberge où ils se trouvent, en route vers la maison d’été de ce grand seigneur turc. Léandre ne réussit pourtant qu’à voir Isabelle, sans pouvoir lui parler – mais ce bref moment le rassure de l’amour de sa bien-aimée – parce qu’elle est tenue prisonnière par le chef des Gardes, qui s’avère être son frère, le Baron, que Léandre et Pangloss reconnaissent de leur cachette. Le deuxième acte se passe dans la résidence d’été du Pacha d’où l’amoureux espère pouvoir enlever sa bien-aimée. Pierrot arrive à convaincre la vieille

Colombine, suivante d’Isabelle, à les aider dans leurs projets et, en échange, Pangloss, qui perd au tir au sort, accepte de l’épouser. Ce dernier se montre alors au Baron qui se réjouit de revoir son ancien précepteur et dit qu’il a depuis longtemps pardonné à Léandre le duel qui l’avait

1 Pierre-Yvon Barré, Jean-Baptiste Radet, Pierre-Antoine-Augustin de Piis et Jean-René le Couppey de la Rosière dit Rozières, Léandre-Candide, ou les Reconnoissances, Paris : Chez Brunet, 1784, acte I, sc. 1, p. 7. 303

304 rendu dans un état par lequel il a pu devenir chef des Gardes du Sérail, insinuant ainsi que lors de cette lutte Léandre l’avait émasculé. Léandre se montre donc à son tour et les retrouvailles sont alors arrosées mais le jeune amoureux se retire pour aller finalement rencontrer Isabelle. Ils se font surprendre par le Baron qui appelle tous les eunuques à ses côtés pour empêcher Léandre de s’enfuir avec la préférée du Pacha lorsque celle-ci enlève son voile, apprenant ainsi à son frère son identité. Celui-ci, ému par la situation, ne réussit pourtant pas à convaincre les autres gardes d’arrêter leur attaque mais un coup de théâtre résoudra la situation : Pierrot arrive pour annoncer qu’ sbec s’est fait couper la tête par le Sultan Achmet pour un manque de respect. Il s’avère qu’il avait légué toute sa fortune à sa préférée qui, à cette nouvelle, déclare tous les esclaves libres et offre sa propre main à Léandre. La comédie-parade finit avec le vaudeville final d’usage où le thème principal de la pièce est répété, notamment que « tout est au mieux »2.

2 Ibid., acte II, sc. 16, p. 70.