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L’EnfancedeJean-JacquesRousseau, comédie en un acte, mêlée de musique de François Andrieux et Nicolas-Marie Dalayrac (éâtre Favart, 1794)

présentationparGauthierAmbrus

Crééeauéâtredel’Opéra-Comiquele4prairialenII(23 mai1794), L’Enfance de Jean-Jacques Rousseau d’AndrieuxetDalayracmarqueàsa manièreledébutdescélébrationspubliquesquientourentletransfertau panthéon des restes de Rousseau, exécuté le 20 vendémiaire an III (11 octobre1794).Maisdansl’intervallequiséparecesdeuxdates,la FranceauraassistéàlaFêtedel’ÊtreSuprême,traversélaGrandeTerreur etvécuavecsoulagementlachutedeRobespierre,le9thermidor.C’est diresicepetitopéra-comiquevoitlejourdansuncontextechargéparle poidsetlaversatilitédesévénementshistoriques.Salectures’entrouve frappéed’unedoublecomplexité :lapremièretoucheàl’appropriationde Rousseauparl’an II,lasecondeaupositionnementdumondedeslettres etdesartsfaceàlaTerreur. Quisontlesauteurs?Commençonsparlepluscélèbredesdeux,à savoirlemusicien.Nicolas-MarieDalayrac(1753-1809)estlecompositeur d’opéras-comiquesleplusprolifiquedel’entre-deuxsiècles.Sontalentdra- matiqueetsesmélodiessimplesluiontapportéunsuccèsrapideàlafin del’AncienRégime,dansdesœuvrescommeL’Amant Statue (1785)et Nina, ou la Folle par amour (1786).Autantdepiècesàintriguesroma- nesquesetsentimentalesquicontribuèrentàpopulariserl’opéra-comique. Dalayracfraieaussiparmilesfiguresdelaviedesidées.Inscritàlalogedes NeufsSœurs,ilauraitcomposé–selonpixerécourt–lamusiquesur laquelleyfutaccueillienavril 1778,puiscellepourlaréception Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page212

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deFranklindanslesalondeMadamehelvétius1.LaRévolutionvoitsa carrières’épanouir,sansenmodifierbeaucouplatrajectoire.Lesœuvresse suiventàunrythmerapide,souventavecéclat,commepourCamille, ou le Souterrain (1791),quiexploitelaveine« noire »alorsenfaveurauprès dupublic.Dalayracs’assurelacollaborationdeslibrettisteslesplusenvue (Marsollier,Desfontaines,Monvel),maisiltravailleaussiavecdesdébu- tantsprometteurscommepicard.Ilestappréciédesparolierspoursavoir mettresonartauserviced’uneintriguedethéâtre2.Etlapolitique?Elle semblebienloindespréoccupationsd’unartistequi,commelaplupart desescollèguesmusiciens3,setientàl’écartdesclivagesdel’époque: « étrangeràtouslespartis,iln’existaplusquepourlacomposition. »4 MaiscontrairementàunGossecouunMéhul,iln’écritguèrepourles cérémoniesofficielles.C’estparunconcoursdecirconstancesquel’unde sesairs–tirédeRenaud d’Ast (1787)–devientavecdenouvellesparoles l’undesrefrainslesplusfameuxdelaRévolution,veillons au salut de l’em- pire,lorsqu’ilestjouéauxcôtésdeLa Marseillaise dansL’Offrande à la liberté arrangéeparGossec,lorsdesfestivitésquiaccompagnentlavictoire devalmyennovembre 1792.Celan’empêchepasDalayracdenourrirdès l’an IIlamassedesœuvres« patriotiques »,avecLa Prise de Toulon (1794), ouencorelecurieuxCongrès des rois defévrier 1794,œuvreécriteàplu- sieursmains,quiconnutlesfoudresdelacensurejacobinepoursonexcès demauvaisgoûtsans-culotte.Ilcomposaenoutredeuxairsdeguerre5 – dontl’unfortappréciéparConstantpierre6 –etunemusiquepourcélé- brerl’ÊtreSuprême,dontonignoresielleajamaisétéexécutée7.Mais

1 René-CharlesGuilbertdepixerécourt,vie de Dalayrac,,Barba,1810,p. 31.Mais l’informationestsujetteàcaution(voirCharlesporset,« NicolasDalayracetlalogedes NeufsSœurs »,dansNicolas Dalayrac. Musicien murétain, homme des Lumières,, SociétéNicolasDalayrac,1991). 2 R.-C.Guilbertdepixerécourt, op. cit.,pp. 37-40. 3 voirAdélaïdeDeplace,La vie musicale en France au temps de la Révolution,paris,Fayard, 1989etpourlecasexemplairedeGossec,ClaudeRolle,François-Joseph Gossec (1734- 1829). un musicien à Paris de l’Ancien Régime à Charles x,paris,L’harmattan,2000. 4 R.-C.Guilbertdepixerécourt,op. cit.,p. 77. 5 parusrespectivementdanslestroisièmeetneuvièmelivraisonsduMagasin de musique à l’usage des fêtes nationales (juinetnovembre-décembre 1794). 6 Constantpierre,Les Hymnes et les chansons de la Révolution,paris,Imprimerienationale, 1904,p. 702. 7 ibid.,p. 692. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page213

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toutcela,sansautreadhésionquecelled’unartistecélèbrequisaits’adap- terauxexigencesimposéesparlesévénements,sanspartiprisnirejet–ou reniementsultérieurs,quandilécritaudébutdel’an IIIlamusiquedes Détenus, ou Cange, commissionnaire de Lazare,l’unedesœuvres-symboles deermidor8.Commesilasentimentalitémusicalequ’ilincarneétaitla caissederésonanced’une« opinionpublique »résistantauxsoubresautsde l’histoire.LamusiquedeDalayracs’associaitdoncfortbienàlavieetà l’œuvredeRousseau,dontellen’étaitpassansprolongerlesthéories,par- tageantenparticulierunmêmegoûtpourlaromance. Devantlerôleplastiqueducompositeur,c’estducôtédel’écrivainqu’il fautallercherchercequidistingueL’Enfance de Jean-Jacques Rousseau des autresproductionsdecettepériode.En1794,François-Guillaume-Jean- StanislasAndrieux(1759-1833)setrouvedansunesituationparadoxale9. Ilavaitété,toutcommeDalayrac,l’unedesjeunesgloiresdumondedes spectaclesd’avantlaRévolution.Sesdeuxpremièrescomédies -Anaxi- mandre, ou le Sacrifice aux Grâces (1780)etsurtoutLes étourdis, ou le Mort supposé (1787)–avaientfaitdeluil’undesrénovateursdelascènecomique, àl’imagedesonamiCollind’harleville,pourlequelilavaitduresteécrit unescènedeL’Optimiste.MaislaRévolutionétaitvenueinterrompreces débutsprometteurs.Elleavaittoutd’abordobligéAndrieux,quivoyaitsa carrièred’avocatcompromise,àchercherunmoyendesubsistancequ’il trouvafinalementen1791enétantnomméàlatêtedubureaudelaliqui- dationdesdettesd’état.S’ilavaitd’embléeprisfaitetcausepourl’ordre nouveau,ilsembleêtrerestéàdistancedesévénements,tantsurleplan politiquequelittéraire.Quecompose-t-ilaucoursdecesannées?Rienpour lethéâtre–sansdoutetropexposé–maisdeslivretssurdessujetsdansl’air dutemps,d’abordpourunopéradeLemoyne,Louis ix en égypte (1790, avecGuillard),puispourunopéra-comiquedeBerton,Les Deux Sentinelles (1791).L’opéraest-ilalorslagarantied’unecertaineprudencedansl’écri- turepourlascène?Lamusiqueoffre-t-elleunrefugeauxnostalgiquesd’un tempsquin’estplus?Andrieuxconfiesesopinionsmodéréesdansdebrefs poèmes–genreoùilexcelle–commeLes Français au bord du Scioto (1790)

8 voirOlivierBara,« L’imaginairescéniquedelaprisonsouslaRévolution.éloquenceet plasticitéd’unlieu commun »,dansLes Arts de la scène et la Révolution française,sousladir. dephilippeBourdinetGérardLoubinoux,Clermont-Ferrand,pressesuniversitairesBlaise- pascal,MuséedelaRévolutionfrançaisedevizille,2004,pp. 395-418. 9 Surlavieetlacarrièred’Andrieux,voirlanoticed’AlphonseTaillandierdansLa Liberté de penser (t.v,paris,1849,pp.128-147et233-250). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page214

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et,plusengagé,uneépître au Pape (1790ou1791)quifutmaintesfois réimprimée,etlueàlaSociétépopulairedesMontagnardsdeprovinsen 1792.L’anticléricalismeéclairédecetextesusciteraunerépliquedeFabre d’églantine–l’ennemideColind’harleville–intituléeavecironieRéponse du pape à F.-G.-J.-S. Andrieux (1791).petitepolémiqueviteoubliéequi n’estpourtantpassansintérêt,carellepermetdemieuxsituernotreauteur danslesenjeuxdutemps.L’épisodeillustrefortbiencequiséparehommes delettres« girondins »et« jacobins »,favorableslesunsetlesautresàla Révolution,maisàdesdegrésinégaux:l’auteurduPhilinte de Molière reprochesarcastiquementàceluidesétourdis demeneruncombatd’ar- rière-gardelorsqu’ils’attaque,aveclaphilosophiedevoltaireoudeDide- rot,aupouvoirdespréjugés,alorsquelesconditionsdubonheurde l’hommerelèventdelapolitiqueetdesrapportsdeforcequil’accompa- gnent.Maispeut-êtreles« Feuillants »commeluitrouvent-ilsleurcompte àtromperainsil’opinion.L’accusationétait-elleàprendreausérieux?Quoi qu’ilensoit,onvoitAndrieuxdémissionnerdesesfonctionsadministratives aprèslecoupd’étatcontrelesGirondinsdu31 mai1793.Ilseretirealors pourplusieursmoisdanslemanoirdecampagneducherCollin,auxenvi- ronsdeparis,oùtousdeuxoccupentleurtempsenpromenadesetcolla- borationspoétiques10.Détailintéressant,ilsontpourvoisinOlivierde Corancez,quiavaitétél’unedesdernièresfréquentationsdeRousseauetse feraledéfenseurdesamémoireàlafinduDirectoire. Lasuiteestplusobscure.DansquellescirconstancesAndrieuxregagne- t-ilparisaudébutde1794?Etcommentsedécidelacollaborationavec Dalayracpourunopéra-comiquesurRousseau?A-t-ilvoulu,parcrainte d’êtreinquiété,montrersabonnevolontéenverslesautoritésdel’an II,en employantsontalentdepoèteàuneœuvredepropagande11 ?Lecomitéde salutpublic,àtraverslacommissiond’instructionpubliquequ’ildirigeait,

10 François-Guillaume-Jean-StanislasAndrieux,« NoticesurlavieetlesouvragesdeCol- lin-harleville »,dansŒuvres,paris,Nepveu,1818-1823,t. Iv,pp.64-73. 11 Outrelessynthèsesanciennesd’henriWelschingeretpauld’Estrée,voirnotamment MartinNadeau,« Lapolitiqueculturelledel’an II:lesinfortunesdelapropaganderévo- lutionnaireauthéâtre »,Annales historiques de la Révolution française,no 327,2002;Serge Bianchi,« éâtreetengagementsurlesscènesdel’an II »,dansLittérature et engagement, sousladir.deLaurentLotyetIsabelleBrouard-Arends,presseuniversitairesdeRennes, 2007;MarjorieGaudemer,« Ladramaturgiepropagandiste:l’exempledelaTerreur », dansLe éâtre sous la Révolution. Politique du répertoire (1789-1799),sousladir.deMar- tialpoirson,paris,Desjonquères,2008. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page215

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avaitrequisleconcoursdeshommesdelettresafinqu’ilsparticipentau renouvellementdesmœursetdesidées.Certainsfurentdirectementsolli- cités12 (ilenfutainsid’Arnault13 etdepigault-Lebrun),d’autresproposè- rentspontanémentleursservices,commeéodoreDesorgues,futurauteur del’Hymne à l’Être Suprême,Dorvignyetpeut-êtreCollind’harleville14. Bonnombred’écrivainspassèrentalorsdustatutd’opposantpotentiel– queleursilence15 ouunaird’équivoqueleurauraientvalu–àceluid’au- teurrévolutionnaire.Andrieuxs’est-ildoncvuforcélamain?Toutn’estpas sisimple.Ilrègneen1794unpatriotismediffus–laFranceestplongée dansuneguerre sansmerci–quidépasselesrangsdesJacobinsconvaincus. EtendépitdelaTerreur,lesenfantsdelajeuneRépubliquenedésespèrent pascomplètementdesacause.Andrieuxluitémoigneraparlasuiteune fidélitéconstante(ainsiqu’auxphilosophesduxvIIIe siècle),quecelasoitau seinduConseildesCinq-Centsoudepuissachairedelittératurefrançaise duCollègedeFrancesouslaRestauration(ilyauraSimonBolivarpour auditeurpassionné).Dureste,ilpublieàlamêmeépoquedespoèmes « patriotiques »danslaDécade etcommenceunesecondeœuvrethéâtrale: unetragédiecettefois,inspiréeduBruto primo d’Alfieri,quitémoigneàla foisdesonintérêtrenouvelépourl’écrituredramatiqueetd’unenouvelle volontéderéappropriationdesfigurestutélairesdelaRépublique16. SiL’Enfance de Jean-Jacques Rousseau estunecréationdecommandeou decomplaisance(commeilyadeschancesquecesoitlecas17),Andrieuxa néanmoinsorientésapiècedansunsenstrèspersonnel,aupointd’enfaire uneœuvreoriginale.Onytrouvelatracedeplusieursthèmesouintérêtsqui

12 pauld’Estrée,Le Théâtre sous la Terreur (1793-1794),paris,émile-paulfrères,1913, pp.119-231. 13 Antoine-vincentArnault,Souvenirs d’un sexagénaire,éd.RaymondTrousson,paris, Champion,2003,p. 288. 14 AndréTissier,Collin d’Harleville, chantre de la vertu souriante (1755-1806),paris,Nizet, 1963,pp.196-217. 15 TousavaientsansdouteenmémoireleséjourenprisondesvaudevillistesdeLa Chaste Suzanne (Barré,RadetetDesfontaines)pourl’insertionsupposéed’unedéfensedeLouis xvI. 16 EllefutreçueauéâtredelaRépubliqueenpluviôsean III,maisAndrieuxlaretiraavant ledébutdesrépétitions,cariln’enétaitpassatisfait(F.-G.-J.-S.Andrieux,Lucius Junius Bru- tus,paris,MadamedeBréville,1830,pp.I-III).Enréalité,lesujetétaitpeuadaptéàlapériode thermidorienne.Latragédieserareprésentéeauéâtre-Françaisenseptembre 1830. 17 ToutesleséditionsdesŒuvres d’Andrieuxl’écarteront.Chénieretpicardferontde mêmeavecleurspiècesdelaTerreur. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page216

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luisontfamiliers:l’éducationetlessentimentspaternels(lapréfacedeLucius Junius Brutus déclareàcepropos:« aucunsujet[…]nesympathisaitmieux avecmespropresaffections »18),ouencorelesquestionsjuridiques;larepré- sentationthéâtraleduphilosophe,déjàaucentred’Anaximandre etqui reviendradanslapiècesuivanted’Andrieux,Helvétius, ou la vengeance d’un sage (1802);enfin,ungoûtpourlesscènescomiquesàdoublesens. EtRousseaudanstoutcela?L’hommagequiluiestrendudanslapièce traduisait-illessentimentsréelsdesonauteur?Andrieuxsacrifieincontes- tablementàl’airdutemps,toutcommesonHelvétius coïncideraavecl’apo- géedelasecondeSociétéd’Auteuilquiseréunissaitchezlaveuvedu philosophe.MaisL’Enfance de Jean-Jacques Rousseau témoigned’unegrande familiaritéavecl’œuvredeRousseau,queconfirmentlesprisesdepositions ultérieuresd’AndrieuxauConseildesCinq-Cents,àl’InstitutouCollège deFrance19.C’esttoujoursunsentimentdeprofondeadmirationquipré- vaut(l’épître au Pape étaitdéjàd’unlecteurdelaProfession de foi du vicaire savoyard),mêmesielleestparfoiscritique.prochedesIdéologues,Andrieux n’enrenierapaspourautantsonestimeenversunphilosophequ’ilnedis- sociejamaisdel’héritagedesLumières,auxquellesRousseauapporteune dimensionsentimentaleetmorale,enmêmetempsquerépublicaine.C’est leRousseaudeshommesdelettrespartisansdelaRévolutionmaisàl’écart desluttespolitiques(Louis-SébastienMercier,Ginguené,Ducis,Cham- fort, etc.),ceuxquiportèrentàl’Assembléenationalele30 août1791la pétitiondemandantqueladépouilleduphilosophefûttransféréeaupan- théon,aprèscelledevoltaire–mêmesilasignatured’Andrieuxn’yappa- raîtpas(maiscelledeCollind’harlevillesi).pourtant,làn’estpasnonplus l’essentiel.Danslapréfaced’Helvétius,Andrieuxprécise,aveclebonsens d’undramaturge-magistrat,sonrapportauxphilosophesqu’ilmetenscène: « Onauraitbientortdemeregardercommeunpartisanbienchauddela doctrineetdesécritsd’helvétius.[…]Commetantd’autresphilosophes, [il]amisavantquelquesopinionshasardées;maiscommentnepasaimer sonnoblecaractère,sabonté,sabienfaisanceexercéetoujoursavectant délicatesse? »20.DepuislesdernièresdécenniesduxvIIIe siècle,lesauteurs

18 François-Guillaume-Jean-StanislasAndrieux,op. cit.,p. xIv.Andrieux,mariéen1788, avaitdeuxfillesquidevaientêtrealorsenbasâge. 19 voirJeanRoussel,Jean-Jacques Rousseau en France après la Révolution (1795-1830),paris, ArmandColin,1972,pp. 239-240. 20 François-Guillaume-Jean-StanislasAndrieux,Œuvres,op. cit.,t. I,pp.142-143. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page217

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dethéâtreseplaisenteneffetàexposerlesactionsmoralesdesgrands hommes,etplusspécialementcellesdesphilosophes21,qu’ellesviennent confirmerleursécritsoulesdémentir,commeavechelvétius.Àl’inverse, onpeutdirequeL’Enfance de Jean-Jacques Rousseau inventeaupersonnage uncaractèreetuneexistencequiseraientconformesàsonœuvre.Maispar cebiais,lelivretd’Andrieuxjettesurlesenjeuxassociésenl’an IIàlafigure du« grandhomme »unregardtoutparticulier,voireiconoclaste,quirelève proprementduthéâtre,etnond’unepolitiqueculturelledemasse. Auregarddel’actualité,écrireunepiècesurRousseaupouvaitsembler allerdesoiauprintempsdel’an II22.Le25germinal,laConventionavait enfinvotéledécretdepanthéonisationduphilosophe,àlademandedesa veuve,accompagnéed’unedéputationdeSaint-Denis23.Unculteétait renduàsamémoireaumêmetitrequ’àcellesdeMarat,Lepeletier,Guil- laumeTelletBrutus.Lesfiguresplus« modérées »devoltaireetFranklin avaientétéécartées.QuantauxbustesdeMirabeauoud’helvétius,ils avaientétéretirésdelaSociétédesJacobinsdèsdécembre 1792àlasuite d’uneinterventiondeRobespierre.CedernierannexerafinalementRous- seauaujacobinismedanssondiscoursàlaConventiondu18floréalan II: voilàunhommedelettresdontl’héritageestàlahauteurdelaRévolution, carilasuresterfidèleaupeupleetrappelerl’hommeàsesdevoirssuprêmes enversleCréateur.Maisc’estlàunusagevolontairementpolémiquedu philosophe,quifaittablerasedetouteoppositionintellectuelle.Quelest doncaujusteleRousseaud’Andrieux?

21 voirLe Philosophe sur les planches: l’image du philosophe dans le théâtre des Lumières (1680-1815),sousladir.depierrehartmann,Strasbourg,pressesuniversitairesdeStras- bourg,2003,etplusparticulièrementl’articledepierreFrantz,« Lephilosophedansle théâtredelaRévolution:laplacedumort ». 22 pourlestentativesantérieuresetultérieures,voirRogerBarny,Rousseau dans la Révolu- tion: le personnage de Jean-Jacques et les débuts du culte révolutionnaire (1787-1791),Oxford, evoltaireFoundation,1986,pp.126-141;henriGuénot,« Jean-Jacques:Crispin? Diogène?Socrate?LareprésentationthéâtraledeRousseau »,études Jean-Jacques Rous- seau,no 1,1987;Ling-LingSheu,voltaire et Rousseau dans le théâtre de la Révolution fran- çaise (1789-1799),études sur le xviiie siècle,horssérieno 11,2005. 23 Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale,éd.James Guillaume,paris,Imprimerienationale,1891-1907,tome Iv,p. 275. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page218

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Quandelleestjouéepourlapremièrefoisle4prairialan IIauéâtre del’Opéra-Comique24,L’Enfance de Jean-Jacques Rousseau apparaîtcomme uneréécrituredulivre IdesConfessions,quimêledenombreuxdétailstirés dutexteàunehistoirefictive.échod’ununiversfamilialdésormaisinvesti parlesreprésentationsofficielles,lefoyergenevoisdeJean-Jacquesévoque lemondedesartisansquiestfamilierauxsans-culottes25.Ilenressort l’imaged’uneenfancerépublicainepresquemodèle,prochedesrécitsédi- fiantsqu’ontrouvedanslesrecueilsdécadaires,telsceuxdeDulaurent.Le jeunehérosestprisdansuneintriguepolitiqueoùsoncourageetsaclair- voyanceluivalentfinalementl’absolutiondesautoritésdelaville.Andrieux trahissaitdelasortenonseulementlafidélitéauxfaitshistoriques,mais aussilavraisemblanceentransformantlecaractèredeJean-Jacques(lapresse nemanquerapasdeleluireprocher).Louis-SébastienMercierl’avaitdon- néepourrègleabsoluedansla« poétique »dugenrequiprécèdesonMon- tesquieu à Marseille (1784), et elle était d’ordinaire respectée par les dramaturges.Certes,lapiècecoupaitainsicourtaumalaisequientourait lesMémoiresdeRousseauparmilesadmirateursduphilosophedepuisleur publicationpartielleen178226.DansMon Bonnet de nuit (1784-85),le mêmeMercierracontesadéceptiondevantuntexteimpudiqueetdéran- geantqu’ileûtvoulu« pouvoiranéantir »27.LesLettres sur les Confessions (1791)deGinguené28 tententdedégagerl’intérêtphilosophiquedel’œu-

24 Lapièceseral’affichejusqu’audébutde1795:AndréTissierdénombre22représenta- tions,cequiéquivautàunsuccèsplusqu’honorable(Les Spectacles à Paris pendant la Révo- lution,t. II,Genève,Droz,2002,p. 91).NicoleWildetDavidCharltondonnentl’année 1796pourlesultimesreprésentationsdel’œuvre(Théâtre de l’Opéra-Comique, Paris, Réper- toire 1762-1972,Sprimont,Mardaga,2005,p. 236). 25 voirAlbertSoboul,« Classespopulairesetrousseauisme »,Annales historiques de la Révo- lution française,1964,no 4. 26 Encorelaversionpubliéenecontenait-ellepaslespages« obscènes »del’œuvre,qui serontprogressivementrévéléesentrel’an IIIetledébutduxIxe siècle(voirphilippe Lejeune,« Rousseaucoupé »,dansGenèse, censure, autocensure,sousladir.deCatherine violletetClaireBustarret,paris,CNRSéditions,2005,etsurl’accueilfaitauxConfes- sions,ShojiroKuwase,« Les Confessions » de Jean-Jacques Rousseau en France (1770-1794). Les aménagements et les censures, les usages, les appropriations de l’ouvrage,paris,Champion, 2003.) 27 Louis-SébastienMercier,Mon Bonnet de nuit,éd.Jean-ClaudeBonnet,paris,Mercure deFrance,1999,p. 800. 28 pierre-LouisGinguené,Lettres sur les Confessions,paris,Barroisl’aîné,1791. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page219

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vre,laprésentantcommeuncomplémentindispensabledel’émile,puisque lerécitautobiographiquequittelemondeidéalpourmontrerleschemine- mentsréelsd’uneéducation.MaislamétamorphoseopéréeparAndrieux nesebornepasà« normaliser »ouennoblirl’enfancedeRousseaupourla rendreconformeauxvœuxdupublic.Ellerevêtaussiunsenscettefoispro- preauthéâtrerévolutionnaire.Iln’estpasrareeneffetquelespiècesde cettepériodeprocèdentàunerévisioneschatologiquedel’histoire,lestra- gédiesdupassétrouvantsoudainundénouementheureuxquipréfigure l’avènementdelaRévolution.Qu’onpenseparexempleauProcès de Socrate (1791)deCollotd’herbois(quicomparedurestesonhérosàRousseau)ou àépicharis et Néron deLegouvé,jouéenpluviôsean II.L’Enfance de Jean- Jacques Rousseau réconciliedonclephilosopheinjustementpersécutéavec sapatrie(Genèverévolutionnéel’avaitréhabilitéendécembre 1792,lapièce yfaitpeut-êtreallusion)etàtraverselleaveclaCitétoutentière.Nonsans provocation,cettedimensionlégèrementutopiquedelapiècefaitl’impasse surlarupturefondamentaleoùs’ancrentl’œuvrecommelaviedeRousseau. Andrieuxmetàprofitlalibertédontjouitlegenredel’opéra-comique pourbâtirunepiècecomplexe.Elleoffred’abordunegrandediversitéde ton:passantdutendreaucomique,elleestaussisouventsérieuseetfrôle letragique.Lesmomentsoùl’auteursembleplaisantersursonsujetne manquentpas(commedanslascène v,sortedevariationsurlethèmede L’Avare appliquéauxvanitésd’auteur).Surtout,letextesembleviseràplu- sieursendroitsleclimatinstauréparlerégimedelaTerreur.Lepersonnage sinistreincarnéparMasseron(quipréfigurelesJacobinsdel’intérieur des comités révolutionnaires,lacomédiethermidorienne deDucancel)dénonce Jean-JacquesauConseildeGenèved’unefaçonsansdoutetrèsévocatrice pourunpublicquiestsuspenduàlamoindreallusion29.Maisl’élémentle plusfortestsanscontestelaconclusionmêmedelapièce,quiengagetout sonsensdemanièrefortsérieuse:misenprocèsparlesautoritésdelaRépu- bliquepourenavoirdénoncélesinjusticesoulesabus(Andrieuxestvolon- tairementvaguesurcepoint),Jean-Jacquesestfinalementpardonnéparun Conseil(ouunComité?)quihonorelepatriotismedujeuneécrivain.

29 AutreexempleaveccettephrasedeMasseronàlascène xvIII (etpeuimporteàlacohé- rencedelapièces’ilparaîtcontredireleprécédent):« Onpeutbiendirecequ’onpense, peut-être? »,dontl’ambiguïtédangereuseestimmédiatementneutraliséeparlaréplique suivante. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page220

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Commentmieuxsignifierl’aspirationàuneRépubliqueassezjusteet humainepoursavoirreconnaîtresestortsetouvrirlesbrasàceuxquil’ont critiquée?LaFeuille de la République (réputéeprocheduComitédesalut public)nes’ytromperapasetépinglera« lessailliestrèsfines »delapièce, enregrettantque« l’agréableauteurdesétourdis neparaissepasplusfré- quemmentàlasuitedesmœursetdelaliberté »…Toutsepasseunpeu commesilepublicétaitinvitéàsaisiréquivoquesouallusionsironiques danslestropévidentsdécalagesqu’onperçoitentreleRousseauréeletcelui delapièce.Luepourelle-même,L’Enfance de Jean-Jacques Rousseau paraît dresserlascèned’unrêveoùtoutseterminedanslemeilleurdesmondes, alorsquelacomédieauraitputourneraucauchemar.Fait-ellevoirenretour commeunrêveéveillélaréalité« héroïque »danslaquellelepaysvitalors, àl’imagedeceluiquiagitelesommeilenfantindeJean-Jacques? Enentrantdanslemouvementdespiècespatriotiquessouslemasquede Rousseau,undramaturgede« métier »commeAndrieuxaenfindecompte reprissondû:leshommesdelettressontrétablisdansleursdroits.N’est- cepaspareuxquetoutacommencé?Ilétaitdoncjustequ’onleurrestitue unpeudeleurliberté,mêmecelled’unsimplejeulittéraire.C’estpourtant ellequi,bienseuleàcetteépoque,entamedoucementces« montagnesde glacesqui,d’unboutdelaFranceàl’autre,couvrentlamerdel’opinion »30. Lamusiquenepouvaitqueluidonnerleton.Lapresseestunanime:les spectateursyretrouvent–horsdetoutepropagande–cesairsdeRousseau qu’ilsaimentetqu’ilsconnaissent.Lesmêmesdontl’insouciancesenti- mentalelesravirafinalement,unefoislaTerreurfinie,lorsdescérémonies depanthéonisationdu20vendémiairean III.Ilétaitnormalaprèstoutque laRévolutiontrouvesanotefinalesurunhommageaumusicien.

Nousreproduisonsletextedel’éditionparueen1794(paris,Maradan, an II).L’orthographeaétémodernisée.LapartitionmanuscritedeDalayrac, dontunfragmentestreproduitenfac-similéaprèslelivret,setrouveàla BibliothèquepatrimonialeJacques-villondeRouen(éâtre184-1).

30 CamilleDesmoulins,Le vieux Cordelier,éd.pierrepachet,paris,Belin,1987,p. 113. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page221

L’Enfance de Jean-Jacques Rousseau Comédie en un acte, mêlée de musique. Représentée pour la première fois, sur le éâtre de l’Opéra-Comique national, le 4 prairial, l’an second de la République. Les paroles sont d’Andrieux; la musique est de d’Alayrac1.

personnages. Acteurs. Lescitoyens ROUSSEAUpère,horlogeràGenève Granger JEAN-JACQUES,sonfils LacitoyenneCarline BERNARD,cousin-germaindeJean-Jacques Lacitoyennepeicam LATANTESUSON,sœurdeRousseau LacitoyenneGonthier vULSON,membreduConseildeGenève Ménier MASSERON,greffierdelaville Chesnard BARNABAS,sonclerc Fleuriot SAINT-LAURENT,officierdelagardecitoyenne paulin Quatreofficiersdelagardecitoyenne Quatremagistrats,membresduConseil hommes,femmesetenfants,amisetvoisinsdeRousseau

La scène est à Genève.

SCèNE pREMIèRE Le théâtre représente un atelier d’horloger; on y voit les outils de cette profession, des pendules, des montres, quelques livres jetés au hasard, une épinette, des cahiers de musique, etc 2. Au lever de la toile, il est à peine jour. Rousseaupère, travaille; Jean-Jacquesdort dans un grand fauteuil de tapisserie. Rousseaupère. Ilestsixheuresdumatin…Ildortencore…Ômonfils!…moncherJean-Jacques,sois heureux…Non,tuneseraspointunhommeordinaire…Cen’estpasl’amourpaternel quimefaitillusion;tousceuxquitevoientconçoiventdetoilesmêmesespérances…

1 Lecompositeuravaitadoptélaforme« Dalayrac »audébutdelaRévolution. 2 L’évocationdel’atelierd’IsaacRousseaurenvoieàladédicaceduDiscours sur l’origine de l’inégalité (Jean-JacquesRousseau,Œuvres complètes [désormaisOC],III,paris,Gallimard,coll.« Bibliothèque delapléiade »,1959-1995,pp. 117-118). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page222

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SCèNE II Rousseaupère;latanteSuson,Jean-Jacquesendormi. Latante. Bonjour,monfrère. Rousseau,lui montrant l’enfant. Chut!masœur,nefaitespointdebruit;vousvoyez… Latante. Comment?ilnes’estpascouché?Cen’estpaslapremièrefois.Devriez-vousluiper- mettre?…Ah!oui;laissons-ledormir. Duo. Latante. Rousseau. Toi,dontl’enfancem’estsichère, paix,paix,machère, Goûteunsommeilpleindedouceur; parlezplusbas,plusbas,masœur. Sijen’aipaslenomdemère, pourt’adorer,j’enailecœur. Latante. Cecherenfant,commeilrepose! Surcefauteuil;pauvrepetit! Rousseau. Notrelectureenestlacause3 ; Ildortmieuxlàquedanssonlit. Latante. Ilestcharmant!…Moi,j’enraffole! Undouxsourire,unairsidrôle! Regardezdonc,lesjolistraits! Rousseau. Quesaraisonpassesonâge! Quedebontés!quedecourage! Ilmesurprendparsesprogrès. Ensemble. puisseleciel,qu’icij’implore, Deplusenplusrendrebrillants Lesdonsqu’entoijevoiséclore, Tantdevertusetdetalents! Latante. Rousseau. Toidontl’enfance, etc. paix,paix,machère, etc. Latante. Oui;maissoyonsdebonnefoi: vouslegâtez,vous,moncherfrère. Rousseau. Ehnon;c’estvous,machère, vouslegâtezbienplusquemoi.

3 voirlesConfessions (OC I,p. 8). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page223

L’ENFANCE DE JEAN-JACQuES ROuSSEAu, COMéDiE EN uN ACTE 223

Ensemble. Eh,qu’avons-nousdemieuxàfaire? Ilestsensibleetgénéreux. Sansl’affligerdesoinsfâcheux, Nousformeronssoncaractère. Qu’ilnousaime,etqu’ilsoitheureux. Latante. Rousseau. paix,paix,machère, etc. Toidontl’enfance, etc. (Le théâtre s’éclaire par degrés.) Latante. vousavezdoncencorepassélanuit? Rousseau. EhmonDieu,oui.Nouslisionshierausoir,dansplutarque,laconspirationcontre César.Jean-Jacquesn’ajamaisvouluquitterlelivre4.Enfin,ilesttombésurmonbras, endormidelassitude.Jel’aiportédanscefauteuil,sansleréveiller. Latante. Cetenfantestbiensurprenant! Rousseau. Celaestvrai.Avantdepenserpeut-être,iladéjàtoutsenti5.Àsixansilavaitluune bibliothèquetoutentièrederomans6 ;etvousvousrappelezcommeilfondaitenlarmes enleslisant.Àneufans,ilsemitàécriredessermons,parcequ’ilavaitentenduprêcher sononcleleministre;ensuiten’a-t-ilpascomposédescomédies7,quejeluiaifaitenfin quitter,pourdeslecturesplussérieuses? Latante. Etvousenêtesàplutarque?(considérant Jean-Jacques).Sonsommeilparaîtagité. Rousseau. Ilestsivif! Jean-Jacques(endormi). Romains,serons-nousesclaves?Ramperons-nouslâchementsousunmaître?Non, jamais. Latante. voilàl’effetdelalecture.

4 LadédicaceduDiscours sur l’origine de l’inégalité rapportequelesvies des hommes illustres faisaient partiedeslecturesfavoritesd’IsaacRousseau,quilespratiquaitencompagniedeJean-Jacquesâgé deseptansselonlerécitdesConfessions (OC I,p. 9).voirégalementRousseau juge de Jean-Jacques (ibid.,p. 819). 5 « Jesentisavantdepenser;c’estlesortcommundel’humanité.Jel’éprouvaiplusqu’unautre. » (Confessions,OC I,p. 8). 6 héritésdelamèredeRousseau(Confessions,OC I,p. 8). 7 L’ordrechronologiqueestenréalitéinverse :cefutd’aborddessermons,puisdescomédies,com- poséslesunsetlesautresalorsqueRousseau,âgédedouzeans,étaitdéjàpassésouslatutellede sononcle.LesConfessions évoquentbienletempspasséàécrireauprèsd’IsaacRousseau,maissans direquoi. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page224

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Rousseau. Ilrêvequ’ilestCassiusouBrutus8. Jean-Jacques,de même. périsseledictateur!Romedemandecegrandsacrifice… Latante,riant. Savez-vousquevoilàunconjurébienredoutable?ha!…ha…ha… Jean-Jacques,s’éveillant. J’entendsdubruit…Oùsuis-je? Latante,allant l’embrasser. Tu dors, Brutus9 ? Jean-Jacques. Ah!matante…monpère…c’estvous?pardon;jedormais,jerêvais…j’étaisàlatri- buneauxharangues;jeparlaisaupeupleromaincontrelatyrannie.Commemoncœur m’inspirait!…commejemesentaiséloquent! Rousseau. Jesuiscontentdetoi,monfils.Tuesnédansunerépublique;aimetonpays10 comme Brutusaimalesien. Maistuserasplusheureuxquelui:Romefutasservie,etnotrepatrie neleserajamais. Latante. vousavezraison,monfrère.Maisj’aibienenvie,moi,degronderl’orateur,pourlui apprendreàpasserlanuitdansunfauteuil!risquerdeserendremalade! Jean-Jacques. vousallezmegronder,matante?Cen’estpascommecelaquevousm’éveillezordinai- rement.J’aimeraismieuxunepetitechanson;là,decesanciennesromancesquevous chantezsibien11.

8 « […]JemecroyaisGrecouRomain;jedevenaislepersonnagesdontjelisaislavie »(OC I,p. 9). LesConfessions neprécisentpasauqueldesdeuxBrutuspenseRousseau,maisonpeutsupposerqu’il s’agitdumeurtrierdeCésar,MarcusBrutus.QueleJean-Jacquesdelapièces’identifieàCassiusou àBrutusn’estpasindifférent,puisquelesecondestunparricide(c’estl’undesprincipauxressorts deLa Mort de César devoltaire).Andrieuxavaitcommencéenmai1794unetragédiesurJuniusBru- tus,jouéeseulementaprèslarévolutionde1830. 9 phrasetiréedelavie de Marcus Brutus danslesvies des hommes illustres deplutarque,renduecélè- bresouslaRévolutionparunversdeLa Mort de César (II,3) :« […]TudorsBrutus,etRomeest danslesfers. »(voirLes Révolutions de Paris,no 44,8-15mai1790).Danssonrapportsurletrans- fertducorpsdeRousseauaupanthéon,Lakanalécrira:« ilosa,aumilieud’unpeupleendormidans lesfers,professerhautement,enfacedudespotisme,lasciencedelaliberté »(Moniteur,2e sans- culottidean II,p. 2). 10 CitationdelaLettre à d’Alembert (OC v,p.124). 11 Rousseauneparlequed’« airs »etde« chansons »(OC I,p. 9).Enfait,la« ChansondeTircis » n’avaitriend’une« ancienneromance »maisétaitunegrisetteàlamodedutemps(voirphilipp Robinson,« Jean-JacquesRousseau,AuntSuzanne,andSoloSong »,Modern Language Review, no 73,1978).Faut-ilvoirdansceraccourcid’AndrieuxunecontaminationdelachansondesConfes- sions –quin’existeplusqu’àl’étatdesouvenir–parl’article« Romance »duDictionnaire de musique, stipulantquelegenrecomportequelquechosed’« antique »? Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page225

L’ENFANCE DE JEAN-JACQuES ROuSSEAu, COMéDiE EN uN ACTE 225

« Jean-Jacques,aimetonpays! »(Lettre à d’Alembert sur les spectacles),signéEug.L’huillier,Genève, DruzetWarnery,s.d.BibliothèquedeGenève,Centred’iconographiegenevoise.

Latante. Non,monneveu,non;jen’aipasenviedechanter,quandvotresantém’inquiète. Jean-Jacques. voulez-vousquejecommence?Jevaisvousendireunetoutenouvelle,etdemacom- position12. Rousseau. Detacomposition? Jean-Jacques. parolesetmusique:c’estl’amourquimel’ainspirée. Rousseau. Tuesdonctoujoursamoureux? Jean-Jacques. Ah!sijelesuis?pourlavie13.voussavezbien;aprèsmatanteetvous,Sophie14 esttout cequej’aimeaumonde.écoutezmaromanceetmonair;ilestfaitavectroisnotes…Il estbiensimple…

12 SiRousseaudéclaredevoirà« tanteSuson »songoûtpourlamusique,iln’aacquislespremiers élémentsdel’artqu’auséminairelazaristed’Annecy,en1729,avantdes’essayeràlacompositionun anplustardpourle« concertdeLausanne ». 13 « Mespassionsm’ontfaitvivreetmespassionsm’onttué.[…]D’abordlesfemmes.Quandj’en eusune,messensfurenttranquilles,maismoncœurnelefutjamais. »(Confessions,OC I,p. 219). 14 Lapetiteamoureusedelapièceestunepurecréationd’Andrieux.ElleestfortéloignéedelaMlle de vulsondesConfessions,« friponne »devingt-deuxansetamanteentitredujeuneRousseau,quilui préfèresecrètementlatroublanteMlle Goton.C’estévidemmentlaSophiedel’émile quiestrappe- léeici,maispeut-êtreaussilapassiondeRousseauadultepourSophied’houdetot. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page226

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Romance15. Quelejourmedure. passéloindetoi! Toutelanature N’estplusrienpourmoi. Leplusvertbocage,* Situn’yvienspas, N’estqu’unlieusauvage, pourmoisansappas. hélas!sijepasse Unjoursanstevoir, Jecherchetatrace Dansmondésespoir. Quandjel’aiperdue, Jeresteàpleurer; *Ces trois couplets de romances, et, dans la scène suivante,laportiondedialoguerelativeàlamèrede Monâmeéperdue Rousseau,sontdeRousseaului-même.Maisàquoibon Estprèsd’expirer. enavertir?toutlerestedelapiècen’enferapeut-êtreque Lecœurmepalpite tropapercevoir.(N.D.A.)[Lesdeuxprincipalespiècesqui Sij’entendstavoix; mettentenscèneRousseauavantcelled’Andrieux–Jean- Toutmonsangs’agite Jacques Rousseau à ses derniers moments (1791)deNicolas BouillyetJean-Jacques Rousseau dans l’île de Saint-Pierre Dèsquejetevois. (1791),attribuéàMme deGenlis–avouentlemême Ouvres-tulabouche? procédé,maisdansunespritfortdifférent:lapremière Lescieuxvonts’ouvrir; propose une suite de citations sur des sujets Sitamainmetouche, philosophiquesetpolitiques,tandisquelasecondeveut Jemesensfrémir*. faireœuvredetémoignage« authentique ».] Ehbien,monpère? Rousseau. Elleestnaïveettouchante16. Latante. Commentdonc?j’ensuistouteattendrie,moi,jevousassure. Jean-Jacques. Qu’ilmetardedelachanteràSophie!…quanddoncreviendra-t-elle? Rousseau. Notreamivulson17 doitêtrearrivéhierausoir. Jean-Jacques. LepèredeSophie!

15 Cesstrophes,simplementintitulées« Airdetroisnotes »,proviennentdesConsolations des misères de ma vie,oùellesfigurentsansnomd’auteur(paris,DeRoullededelaChevardièreetEsprit,1781, no 53).Lamélodieétaitcélèbrepoursagrandesimplicitémusicale.ElleserainséréeparJadindans sonHymne à J.-J. Rousseau (parolesdeDesorgues),exécutélorsdelapanthéonisationdu20vendé- mairean III.Andrieux(suivantsescontemporains)confirmeleshypothèsesdelacritique,quiconsi- dèrelespiècesanonymesdesConsolations commeétantsansdoutedeRousseaului-même.C’est vraisemblablementl’airoriginalquifutjouéici. 16 C’estcequicaractériselaromanceselonleDictionnaire de musique. 17 Lafamilledevulsonfaisaitpartiedesconnaissancesd’IsaacRousseaudanssonexilàNyon(pays devaud)dèsoctobre1722. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page227

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Rousseau. IlrevientàGenèvepourassisterauConseil18. Latante. Nousleverronssûrementaujourd’hui. Jean-Jacques. Oui:ilvientsouventraisonneravecmonpèredesaffairespubliques;illuidemandesesavis. Rousseau. Ilestvraiqu’ilaquelqueconfianceenmoi. Jean-Jacques. Etmonpèremedemandelesmiens. Rousseau. Jen’aigarded’ymanquer. Jean-Jacques. NousconseillonsleConseil,nous. Latante. Jem’amuseàcauserlà…quandj’aimillechosesàfaire…Adieu. Rousseau. Ah!masœur,j’oubliais…plusieursdemescamaradesdoiventvenirdéjeuneravecmoi. Latante. Oui,oui,jesais. Jean-Jacques. EtmoncousinBernardseraaussidesnôtres.Jel’attendscematin. Latante,à Rousseau. Lebataillondegardecitoyennequevouscommandezpasseenrevueaujourd’hui,n’est- cepas?etnousavonsensuiteunefêtepublique…Jesais,jesais(Elle va pour sortir.) Jean-Jacques. Attendezdonc,matante.Jen’auraidoncpasdevousunepetitechansoncematin? Latante. Demain,demain;maisàconditionquetutecoucheras. Jean-Jacques. Jevouslepromets;etvousviendrezm’éveilleravec. (il chante.) Tircis,jen’ose écoutertonchalumeau…

18 LaRépubliquedeGenèvepossédaitplusieurs« Conseils »:d’unepartleConseilGénéral,où siégeaientl’ensembledes« citoyens« (ou« bourgeois »),etdontlespouvoirstrèslimitésfurent l’enjeudeluttespolitiquesduranttoutlexvIIIe siècle;puistroisautresConseilscontrôlésparles famillespatriciennesdelaville.Legouvernementétaitconfiéauplusrestreintd’entreeux,lepetit Conseil.C’estdecedernier« Conseil »quevulsonestmembre,etauquelRousseaupèren’apasdroit deséance.Iln’estpasquestionduConseilGénéraldanslapièce,pasplusquedesdroitspolitiques delabourgeoisie« basse »,cequiapoureffetderenforcerencorelecaractèreoligarchiquedela RépubliquegenevoiseselonAndrieux(àl’imagedelaFranceauprintemps1794?). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page228

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(il ne se souvient plus de la suite; la tante veut aider sa mémoire, et ils chantent ensemble.) Sousl’ormeau; Caronencause Déjàdansnotrehameau. Latante. Tuaimesbiencelle-là? Jean-Jacques. Jel’aime,quandvouslachantez. Latante,en le caressant. Monbonami,tumeflattes. Jean-Jacques. Moi!ohnon,machèretante.Tenez,j’ailudansMontaignequesonpère,pourluifor- merunehumeuragréable,lefaisaittoujourséveillerausondequelqueinstrument19 ;mais ladoucevoixdematantevautmieux,pourm’égayer,quetouslesinstrumentsdumonde. Latante. Ladoucevoixdematante!…Ah!lefripon!Baise-moi…baise-moi,tuestropaimable. (Elle l’embrasse et sort.) Jean-Jacques,la suit en continuant la chanson. Uncœurs’expose Souventaudanger, Àtrops’engager Avecunberger; Ettoujoursl’épineestsouslarose20. Tircis,jen’ose, etc. (ici son père l’interrompt.)

SCèNE III Rousseau,Jean-Jacques. Rousseau. Ahça,Jean-Jacques,nousvoilàseuls:parlonsunpeuraison. Jean-Jacques. volontiers,monpère. Rousseau. Tudeviensungrandgarçon Jean-Jacques. J’aibientôttreizeans21. Rousseau. Ehbien!quecomptes-tufaire?quelssonttesprojetspourl’avenir? Jean-Jacques. Jenesaisencore…Maisjecroisenvéritéquejesuisdestinéàêtreunpeusingulier.

19 « Del’institutiondesenfants »(Essais,I,ch.xxvI). 20 LesparolesoubliéesparRousseau–ainsiquelamusique–avaientétépubliéesen1789parBar- ruel-Beauvertdanssavie de J.-J. Rousseau. 21 LapiècesuitscrupuleusementlachronologiedelaviedeRousseau. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page229

L’ENFANCE DE JEAN-JACQuES ROuSSEAu, COMéDiE EN uN ACTE 229

Rousseau. Jelecroisaussi;maispourn’êtrepascommetoutlemonde,onn’enestsouventquemieux. Jean-Jacques. Etpuis,jevoudrais…jen’osevousledire,monpère;vousallezvousmoquerdemoi. Rousseau. pourquoidonc?necrainsrien.parle-moiavecconfiance. Jean-Jacques. Ehbien!noslectures,nosentretiens,vosexcellentesleçons,toutcelamefaitréfléchir… Ilmesemblequelquefoisquematêtefermente…C’estbienautrechosequedutempsde messermonsetdemescomédies…Ilmevientquelquefoisdesidées…desidéesquisem- blentfaitespourêtreutiles… Rousseau. Ah,ah!tevoilàdéjàunphilosophe! Jean-Jacques. C’estaupoint,vousallezrire,c’estaupointquej’aieubiendesfoisdestentationsde mefaireimprimer22. Rousseau. Jeneteconseillepasd’entreprendreencorebiendegrosvolumes;maistupourraishasar- derdepetitsessais,lesmontreràvulsonetàmoi…parexempledanslegenredeceslet- tresdétachéesquiparaissentdepuisquelquetempsdanslejournal. Jean-Jacques. Leslettressignées,Caton le censeur23 ? Rousseau. Justement. Jean-Jacques. vouslestrouvezdoncbien,monpère,ceslettres-là? Rousseau. Fortbien.

22 OnesticiencontradictionouverteavecRousseau,quin’acesséd’insisteraucontrairesursavoca- tiontardive:« unhommequi[…]eutassezdecourage,d’orgueil,defierté,deforcepourrésisteràla démangeaisond’écriresinaturelleauxjeunesgensquisesententquelquetalent,pourlaissermûrir vingtansdanslesilence,afindedonnerplusdeprofondeuretpoidsàsesproductionslongtempsmédi- tées »(Rousseau juge de Jean-Jacques,inOC I,p.686).voirégalementlalettreàA.-J.Roustandu23 décembre1761,publiéeen1790dansl’éditiondesŒuvres deNeuchâtel.Lapressedel’an IIneman- querapasdesoulignercetteentorseàlaréalité,etdelacondamnerpourlesfeuillesjacobines. 23 Andrieuxs’inspiredesCato’s letters publiéesparlespolémisteswhigsJohnTrenchardetomas GordondansleLondon Journal puisleBritish journal entre1720et1723,pourdénoncerlacorrup- tionetledéfautdemoralitédupouvoirpolitique.LestextesdeGordonsontunedesréférencesimpli- citesduvieux Cordelier deCamilleDesmoulins.Iln’estd’ailleurspasexcluquelesLettres de Caton fassentdiscrètementallusionaucélèbrepériodique,dénoncéauxJacobinsenpluviôsean II,avantque sonauteursoitincarcérédeuxmoisplustardsurordredescomitésdesalutpublicetdesûretégéné- rale,quin’aurontpasmontrélamêmeclémencequelepetitConseildeGenèveselonAndrieux.Dans La Fête de Jean-Jacques Rousseau,jouéeauéâtreLouvoisenoctobre1794,Dusausoir(poètedel’Of- fice des décades paruauprintempsdel’an II)tientpouravéréel’attributionaujeuneRousseaudesLet- tres de Caton (paris,Dufart,an III,p. 16)Celadonneuneidéedelaconnaissancetouterelativeque nonseulementlepublic,maisaussicertainsauteurspouvaientavoirdesonœuvre. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page230

230 ANDRIEUx ET DALAyRAC

Jean-Jacques,à part. EtceBernardquin’arrivepas!ah,commeilm’impatiente! Rousseau. Jenesuispasleseulquilesapprouve.EllesfontmêmesensationdansGenève. Jean-Jacques. Ellesfontsensation,monpère!oh!Quej’ensuisbienaise… Rousseau. pourquoidonc? Jean-Jacques. C’estque…jetrouvesouventquel’auteurpensetoutcommemoi. Rousseau. Tantmieux.Cequej’enaime,c’estqu’onvoitqu’ilnecèdepointàunevainedémangeai- sond’êtreauteur,maisqu’ilécritseulementpourserendreutile,etpourdiredesvérités24. Jean-Jacques. Oh!oui,monpèrevousleconnaissezbien. Rousseau. Aussiest-ceunexemplequejeteproposeàimiter. Jean-Jacques. J’espèreyréussir.Eh!quipeutêtremieuxinspiréquemoi?quipeutrecevoirdemeil- leuresleçons?Sijamaisjevoulaisécriresurl’éducation,jen’auraisqu’àmesouvenirdela mienne25. Rousseau. puissé-jefairedetoiunboncitoyen. Jean-Jacques. Quandjevoudraispeindrel’ardentamourdelapatrie,touteslesvertus,jenesortirais pasdelamaisonpourtrouverdesmodèles26. Rousseau. Cherenfant,ah!Cettemaisondevraitt’enoffrirunmeilleurquetumerappellessans cesse;tum’entends,Jean-Jacques;parlonsdetamère27 !

24 OnaurareconnucequiestlecredolittérairedeRousseaudèslapréfacedeNarcisse (1753). AndrieuxmetdanslabouchedupèredesparolesquirappellentlaLettre à d’Alembert:« Jamaisvue particulièrenesouillaledésird’êtreutileauxautresquim’amislaplumeàlamain[…] »(OC v, p. 120).voirégalementlaLettre à Christophe de Beaumont (OC Iv,pp.965-968),trèsappréciéedes lecteursduxvIIIe siècle,mêmequandilssontpeufavorablesàRousseau.Letermede« démangeai- son »provientdeRousseau juge de Jean-Jacques (OC I,pp.673et686). 25 Déclarationqu’onattendraitplutôtd’émilequedeJean-Jacques.Maisc’estpeut-êtreàlui-même quepensesurtoutAndrieux,puisquelepassageressemblecurieusementàuneremarquefaitedans sondiscourssurl’instructionpubliquedanslesécolesprimaires,tenule1er floréalan vIIauConseil desCinq-Cents:« Ômonpère!quelmaîtretufuspourmoietquelautret’auraitremplacé? »(paris, Imprimerienationale,messidoran vII,p. 7).Andrieuxydéfendl’éducationdomestiqueets’appuie pourcelasurunpassagedesConsidérations sur le gouvernement de Pologne. 26 voirladédicaceduDiscours sur l’origine de l’inégalité (OC III,p. 117-118)etlesConfessions (OC I,p. 9). 27 ReprisepresquelittéraledesConfessions (OC I,p. 7),toutcommedanslesrépliquesuivantes(mais lapiècefaitteniraupèredeRousseaudesproposquelesConfessions neluiprêtentpasdirectement). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page231

L’ENFANCE DE JEAN-JACQuES ROuSSEAu, COMéDiE EN uN ACTE 231

Jean-Jacques. Ehbien,monpère!Nousallonsdoncpleurer? Rousseau. MachèreSuzanne!hélas!tanaissanceluicoûtalavie;jecroislarevoirentoi,sanspou- voiroublierquetumel’asôtée! Jean-Jacques. Ainsimanaissancemêmeaétépourvousunmalheur! Rousseau. Rends-lamoi,console-moid’elle;remplislevidequ’ellealaissédansmonâme:t’ai- merais-jeautant,situn’étaisquemonfils? Jean-Jacques. Ohmonpère,quelsouvenir!Etcommentpuis-jevousconsoler? Duo. Jel’aidoncperdueennaissant, votreépouse,matendremère; Maissongeons,ennousembrassant, Qu’ilmeresteencoreunbonpère, Qu’ilvousresteencoreunenfant. Rousseau. Ah!jelavois:jecrois,encetinstant, Entendreencorecettevoixdouceetchère. Jean-Jacques. Queparmessoins,parmonamourconstant, votredouleurvoussemblemoinsamère. Ensemble. Oui,songeons,ennousembrassant, me Qu’il{}resteencoreunbonpère,te vous Qu’il{}resteencoreunbonenfant.me Rousseau. Monami,jet’afflige,jemelereproche. Jean-Jacques. vousreprocherdem’ouvrirvotrecœur!etavecquidoncpleureriez-vous?

SCèNE Iv. Les mêmes,Bernard. Rousseau. Ah!voicitoncousinBernard28.Bonjour,monami. Bernard. Bonjour,mononcle.Monpèreetmamèrevousfontbiendesamitiés.Bonjour,Jean- Jacques.

28 AbrahamBernard,filsdel’onclematerneldeRousseauetdontlesConfessions racontentl’amitié étroitequil’unitàJean-JacquesdepuisleurséjouràBossey(1722)jusqu’àl’entréeenapprentissage ducelui-ci(1725). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page232

232 ANDRIEUx ET DALAyRAC

Jean-Jacques. Ah!tevoilàdoncàlafin?(il l’emmène dans un coin.)Dis-moidonc:manouvellelettre sera-t-elledanslejournald’aujourd’hui?l’as-tuportée? Rousseau. vousavezdessecretsàvousdire:tuluiparlesbas! Jean-Jacques. C’estque… Rousseau. Allons,allons,jesuisdiscret,jevouslaisse.C’esttoutsimple:chacunsesaffaires.

SCèNE v. Bernard,Jean-Jacques. Jean-Jacques. Ehbien,Bernard? Bernard,faisant un grand soupir. Ah!monpauvreJean-Jacques! Jean-Jacques. Qu’est-cequec’estdonc? Bernard,avec embarras. Tusaisbien,tadernièrelettre? Jean-Jacques. Oui,cellesur le pouvoir des femmes,dontj’étaissicontent?…quejet’aidonnéeilya quatrejours?… Bernard,de même. Monami,d’abordjel’airecopiéetoutentière. Jean-Jacques. Fortbien. Bernard. Jesuissortihierdebonneheure,pourallerlaglissersouslaportedel’imprimeriedujournal. Jean-Jacques. Commetuavaisfaitpourtouteslesautres. Bernard. Jemesuislevétoutexprèsdebiengrandmatin. Jean-Jacques. Jet’enremercie. Bernard. Iln’yapasdequoi,monami;carenyallant,figure-toiquej’aiperdutalettre. Jean-Jacques. AhDieu!malettreestperdue! Bernard. hélas!oui…ilfautqu’ellesoittombéedemapoche:jen’aijamaispularetrouver. Jean-Jacques. Ah,monDieu!c’estaffreux;mameilleurelettre…tumel’asperdue…aujourd’hui qu’ilyauradumondeàdéjeuner!Lejournalqu’onauraitlupendantcetemps-là!ah, monDieu!…monDieu!Ilfautquetusoisbienmaladroit,toujours!… Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page233

L’ENFANCE DE JEAN-JACQuES ROuSSEAu, COMéDiE EN uN ACTE 233

« RousseauetsonamiBâcle »,lithographiedeGavarni(1838),clichéFréd.Boissonas. BibliothèquedeGenève,Centred’iconographiegenevoise. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page234

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Bernard. Est-cequec’estmafaute,donc? Jean-Jacques. Sûrement,c’estvotrefaute:allez,vousvousensouviendrez,Monsieur,etmoiaussi. vousn’êtesplusmonami,noussommesbrouillés29 ;c’estfini;toutàfaitbrouillés. Bernard. Ah!Jean-Jacques,pouvez-vousmeparlerainsi?celavousestégaldemefairedelapeine! Jean-Jacques. Ah!Malheureux,qu’ai-jefait?j’aiblessélecœurdemonami! Bernard. Oui,sûrement;c’estbienmalàvous!… Jean-Jacques. Quejesuisfâché,moncherBernard!viens;embrasse-moi.Cen’estpastafaute,n’est- cepas?Non.Ehbien!toutestdit;jetepardonne.Nepleuredoncpas;jetedisquejete pardonne. Bernard. Encecas-là,jetepardonneaussi. Jean-Jacques. Jem’ensouciebien,decettemalheureuselettre!…Elleaétécausequejet’aiaffligé… Jevoudraisnejamaisl’avoirécrite. Bernard. Ah!Jean-Jacques,jetereconnais;tuesunbongarçon,va30. Jean-Jacques. Ahça,tun’esplusfâché? Bernard. Embrassons-nousencoreunefois. Jean-Jacques. Detoutmoncœur. Bernard. Cequim’atroublétantôt,c’estquej’aicruvoirlefilleuldeMasseron,dugreffierdela ville,chezquijevaistravailler… Jean-Jacques. CetimbéciledeBarnabas31 ? Bernard. Oui;ilm’asembléqu’ilmesuivait,qu’ilm’épiait… Jean-Jacques. Bon!Est-cequ’onsoupçonnerait?…Chut,monami;voiciMasseronlui-même.Que vient-ilfaireici?

29 AllusionmalicieuseauxnombreusesamitiésbrusquementrompuesparRousseaudanslaseconde partiedesavie? 30 LaphrasesemblefaireéchoàcelledeMarionaulivreIIdesConfessions:« Ah Rousseau!Jevous croyaisunboncaractère. »(OC I,p. 85). 31 LefilleuldeMasseronestuneinventiondelapièce.Sonprénomestpeut-êtreinspirédusurnom deBarnâ Bredanna donnéaucousinBernardparlesenfantsdeBosseyselonlesConfessions. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page235

L’ENFANCE DE JEAN-JACQuES ROuSSEAu, COMéDiE EN uN ACTE 235

SCèNE vI. Masseron,Barnabas,Jean-Jacques. Masseron,à Jean-Jacques. Ah!vousvoilà,petitmauvaissujet?Jesuisbienaisedevousrencontrer. Jean-Jacques. Jenepourraispasvousendireautant. Masseron. voussouvenez-vousdevotreéquipéed’avant-hier? Jean-Jacques. Quelleéquipée? Masseron. N’avez-vouspasbattumonfilleul? Jean-Jacques. pourquoivotrefilleuls’avise-t-ildemaltraiterdeuxpauvrespetitsorphelinsdehuitans? Cesontlesenfantsd’unbravehomme,quiaétécompagnonchezmonpère;cesontmes amis;etquandilsneleseraientpas,uneinjusticemerévolte,etjeprendstoujoursleparti del’opprimé32.voilàcommejesuis,moi. Masseron. Oui!Etvoilàcommevousêtesreconnaissantenversmoi!…petitingrat! Jean-Jacques. Reconnaissantenversvous?etdequoidonc? Masseron. votreoncleBernardnevousavait-ilpasplacéchezmoi,avecsonfils33,pourvousfor- mer?N’êtes-vouspasvenupendantquinzejourstravaillerdansmonétude? Jean-Jacques. Oui:ilsm’ontsemblébienlongs,etnem’ontpasservidegrand-chose. Masseron. Jelecroisbien;quandonn’apasplusd’intelligencequevous,pasplusdedisposition. Onm’avaitditquevoussaviez,quevoussaviez…Qu’est-cequevoussavez? Jean-Jacques. pasencorebeaucoupdechoses.Maiscelaviendra,peut-être. Masseron. Non,celaneviendrapas.J’aitirébiendeshoroscopesdansmavie,etjenem’ysuis jamaistrompé.Jejureraisquevousneferezjamaisrien,monami.Jel’aiditàvotrepère. Ilfautvousdonnerunmétier… Jean-Jacques. Unmétier?Sûrement:j’ycomptebien. Masseron. Quin’exigequ’untravaildemain;fairedevous,unouvrier,unhorloger.

32 « […]Moncœurs’enflammeauspectacleouaurécitdetouteactioninjuste,quelqu’ensoitl’ob- jetetenquelquelieuqu’ellesecommette,commesil’effetenretombaitsurmoi. »(Confessions,OC I,p. 20).OnsaitqueRousseaufaitremontercettesensibilitéàl’épisodedupeignecassé.Dansles Confessions,ilracontesesbagarrespourdéfendreBernardmoquéparlesenfantsduvoisinage. 33 Inexactd’aprèslesConfessions. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page236

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Jean-Jacques. Trèsvolontiers.Jefourniraiàmesconcitoyensdequoiconnaîtrelesheures.Celavaut mieuxquedeleurenfairepasserdemauvaises.Qu’endites-vous? Masseron. vousn’aurezpasd’esprit;àlabonneheure:maisjeprieraivosparentsdeveillerunpeu mieuxàvousformerlecaractère;etquantàvospetitsprotégés,quinevalentpasmieux quevous,j’iraiparleràleurmère,defaçonqu’ilsserontcorrigésd’importance;jevousen donnebienmaparole. Jean-Jacques. Sivousosezcommettrecetteatrocité! Bernard. Ah!vousn’enferezrien:vousaveztropboncœurpourcela.Sivoussaviezcommeles pauvrespetitssontàplaindre!Leurmèremanqued’ouvrage.Ilssontdansungrenier,sans feuetsanspain…Jelesaivuscematin.Lamèreetlesenfantspleuraient.Celavousaurait arrachél’âme! Masseron. Certainement;commejesuistrèssensible… Jean-Jacques. Allons-lesvoir…mespauvrespetitsamis…allonslessecourir…heureusementj’aireçu hiermasemaine…voilàcinqflorins34. Bernard. Moi,jen’airiendutout;maistuvasmeprêter? Jean-Jacques. Est-cequ’ilmerestequelquechose,donc? Bernard,bas à Jean-Jacques. DemandonsàMasseron,luiquiestsiriche. Jean-Jacques. Jeterépondsqu’ilnedonnerarien. Bernard. Quesait-on?essayonstoujours. Jean-Jacques. Jeleveuxbien.Aide-moi. Trio. (Jean-Jacques prend le chapeau sur la tête de Bernard, jette dedans l’argent qu’il veut don- ner, et vient quêter Masseron en lui tendant le chapeau.) Bernardet Jean-Jacques. Boncitoyen,n’auriez-vousrien pourdesenfantsdansl’indigence? Nousimploronsvotreassistance; Ah!faites-leurunpeudebien.

34 DèslamortdeRousseau,lebruitdesagénérositédiscrèteàl’égarddeshumbless’étaitrépandu dansl’opinion,alimentéparlemarquisdeGirardin.Ilallaitcontrebalancerdurablementl’imagedu provocateuretdumisanthrope.BouillyluidonneuneplacecentraledansJean-Jacques Rousseau à ses derniers moments,jouéavecsuccèsàlaComédie-Italiennededécembre1790àmai1791. Andrieuxsesouvientpeut-êtreaussidelaNeuvième Promenade. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page237

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Masseron. Certes,jesuisboncitoyen, J’aimeàsecourirl’indigence; Qu’ilscomptentsurmonassistance; Jeleurferaibeaucoupdebien. Jean-Jacqueset Bernard. Onvousconnaîtuncœursensible. Masseron. Onmeconnaîtuncœursensible. Jean-Jacqueset Bernard. Lesmalheureuxéprouventvosbienfaits. Masseron. Onnesaitpastoutlebienquejefais. Jean-Jacqueset Bernard. Etvousleurdonnezl’impossible. Masseron. Jedonnequandilm’estpossible. Jean-Jacqueset Bernard,à part. S’ildonne,ilvabiennoustromper! voudrait-ilêtrehumainunefoisensavie! Masseron,à part. Ôciel!commentleuréchapper? perdreainsimonargent?jen’enainulleenvie. Bernardet Jacques. Masseron. Boncitoyen, etc. Certes,jesuis, etc. Masseron. Oui,jelesais,labienfaisance porteavecsoisarécompense. Cettevertumesertdeloi. Despauvresjesuislaressource. Mesbonsamiscomptezsurmoi; Maisj’aichezmoilaissémabourse. Bernardet Jacques. Masseron. Cœurgénéreux!boncitoyen! pourm’échapper,lemoyen! (haut) Ilnementpas;c’estqu’iln’arien. Commentdonner,quandonn’a [rien? (à part) (à part) Levieuxcoquinfaitl’hypocrite! petitscoquins!leurtonm’irrite. (haut) (haut) Cheznosamisallonsbienvite. Chezvosamisallezbienvite. (avec ironie) Boncitoyen,quin’avezrien, Certes,jesuisboncitoyen. Àcesenfantsdansl’indigence, Àcesenfantsdansl’indigence, Nouspromettronsvotreassistance, promettezbienmonassistance; Etcelaleurferagrandbien. Jeleurferaibeaucoupdebien; Adieu,adieu,boncitoyen! Maisquedonnerquandonn’arien! Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page238

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SCèNE vII. Masseron,seul. Ilssemoquentdemoi,cespetitscoquins-là!…maiscen’estpaseuxquejeveuxpunir… pourlecoup,monvoisinl’horloger,jecroisquejevoustiens!…Ah!vousvousmêlez d’écrire!Quandonsaitquelquechose,onajoutequelquechose.J’aidéjàrépanduque vousêtesl’auteurdecesfameuseslettres!…peut-être,envenantici,pourrai-jeacquérir quelquenouvelindice!…EtsidesoncôtémonBarnabasestvenuàboutdecequejelui avaisrecommandé?…

SCèNE vIII. Masseron,Bernard. Barnabas. Monparrain!…monparrain!… Masseron. Tuviensmechercherjusqu’ici? Barnabas. C’estquecelapresse. Masseron. As-tulesmanuscritsdeslettresenquestion?Sont-ilstousdel’écrituredeBernard? Barnabas. Tous,commelalettrequej’aitrouvéehiermatin. Masseron. Iln’yadoncplusdedoute;Rousseaulepèreestl’auteurdeceslettres;c’estluiqui empruntelamaindesonneveu,pourmieuxécarterlessoupçons. Barnabas. vousnesavezpas?L’imprimeurdujournalm’afaitbiendesdifficultés:jeluiaidemandé cespapiers-làdevotrepart:ilavoulusavoircequevousencomptiezfaire. Masseron. Ehbien!qu’as-turépondu? Barnabas. Oh!jeluiaidit,moi,quevousn’enferiezpasunmauvaisusage;quec’étaitseulement pourfairedénoncervotrevoisinauConseil,ettâcherdeleperdre,sivouspouviez;mais quevousneluienvouliezpasdutout,malgréça. Masseron. Non,sûrement;jen’aipointdehainepersonnelle,pointdepassionparticulière;jen’agis queparamourdubienpublic. Barnabas. Cependant,monparrain,vousavezétébienfâché,quand,parlemoyendesonamivulson, quiestduConseil,levoisinvousafaitretranchercesnouveauxdroitsquevouscommenciezà percevoir,quoiqu’ilsnefussentpassurletarif!…Oh!celavousafaitbiendelapeine! Masseron. Àmoi?pointdutout.Est-cequej’aimel’argent? Barnabas. Ohnon!seulementvousvoudriezenavoirbeaucoup.Etpuisquandvousavezeutant d’envied’êtrefaitcommandantdubataillon,quevouscomptiezdéjàl’être,etquec’estlui quiaéténommé,ah!jedis,c’estçaquivousacontrarié. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page239

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Masseron. Bon!celam’aétéfortégal.Jen’aipointdevanité. Barnabas. Maisvousavezdel’inclinationpourlebeausexe;etquandvousavezcourtisélasœur duvoisin,etquevousluiavezfaitfairedespropositionsdemariage,quiontétérejetées, là,dupremiermot,ah!parexemple,vousnedirezpasquecerefus-làn’étaitpasmorti- fiantpourvous.Moi,jevousaiplaintdetoutmoncœur. Masseron. Etdequoidonc?Tantpispoureux.Ilsyontperduplusquemoi. Barnabas. Ohça,c’estbiensûr!Etpuisencorequand… Masseron. Tetairas-tu,imbécile?…As-tuceslettres?… Barnabas. Oui,monparrain. Masseron. Ehbien,donne-lesdonc. Barnabas. Lesvoilà. Masseron. Etcellequetuastrouvéehiermatin,l’as-turemiseàl’imprimeur?Sera-t-elledansle journald’aujourd’hui? Barnabas. Onmel’abienpromis. Masseron. Tantmieux!plusilyenauradepubliées,pluscelaferadechargescontrel’auteur. Barnabas. C’estcequej’aidit…enmoi-même,parceque…c’esttoutsimple. Masseron. Lesbellesidées!(il lit les titres.)Sur la méthode de rendre la justice par arbitres…Fortbien, pouranéantirlestribunaux!… Barnabas. Etruinerlesgreffiers,monparrain! Masseron. En faveur de l’adoption35.Commesil’onn’avaitpastoujourstropd’enfants!… Barnabas. Àmoinsquecenesoientdebonssujetsetdejolisgarçonscommemoi.

35 L’adoptionestundesthèmesmajeursdudébatpublicàlafindel’AncienRégime.Elleestalors perçuecommeunesortededevoirsocial.LaRévolutiondonnelieuàplusieurstentativespourl’of- ficialiser,sansqu’aucunen’aboutisse.Ellefournitaussilethèmedeplusieurscomédies,commeLa Nourrice républicaine, ou les Plaisirs de l’adoption depiisouL’Orphelin depigault-Lebrun(créétrois joursavantlapièced’Andrieux).MaisencequiconcerneRousseau,ilestdifficiledenepasvoirici untraitdedérision. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page240

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Masseron. Sur les avantages du gouvernement républicain.C’estcelle-làquicontenaitdeschoseshardies!… Barnabas. Ah!jel’ailue,parexemple,celle-là;etjepeuxbiendirequejen’enaipascomprisunmot36. Masseron. Barnabas,monfils,c’estuncoupdepartie,qued’avoirceslettres-là!…Moncousinlesyn- dic37 melesavaitdemandées…LeConseils’assembleaujourd’hui…voilàquivaàmerveille!… Barnabas. L’affaireestdanslesac. Masseron. Allons,nerestepaspluslongtempsici.Jenemesouciepasqu’ont’yvoie;retourneà lamaison. Barnabas. Oui,monparrain.vousn’avezplusbesoindemoi? Masseron. Non.Nevapasnonplus,ent’allant,perdretontempsàjouerdanslesbateauxsurle lac,commetufaistoujours.Quejetetrouveàl’étudeenrentrant,sinon… Barnabas. Celasuffit,monparrain.(à part, en s’allant.)Ahbienoui!àl’étudeunjourderevue!… passibête!…

SCèNE Ix. Masseron,seul. MonBarnabasestunbongarçon!…voilàunjeunehommefaitpouravancer!…Ce n’estpasunaigle…maisjesaislepartiqu’onenpeuttirer,etlà-dessusj’aimesprincipes!… Couplets. Monfilleulapeudefinesse; Maisquem’importe?ilmesertbien. Jeledirigeavecadresse; Etjenerisquejamaisrien. Dansmesmains,instrumentdocile, Aveuglémentilm’obéit. voilàcommeunsotestutile, Quandonl’emploieavecesprit.

Quandchezmoi,dutempsdemafemme, J’avaisunclerclittérateur, Unbeaumatin,labonnedame, Avecmonclerc,secrutauteur.

36 LeContrat social avaitgardéjusqu’en1789laréputationd’unouvragepeuaccessible.Lakanaly insisteradanssonrapportsurletransfertdeRousseauaupanthéon:avantlaRévolution,« l’ouvrage étaittropau-dessusdelacommuneportéedesesprits,etmêmedelaportéedeceuxquiétaientet croyaientêtresupérieursauxespritsvulgaires »(Moniteur,2e sans-culottidean II,p. 2). 37 LesquatresyndicsétaientchoisisannuellementparleurspairsauseindesmembresdupetitConseil pourdirigerl’actiondugouvernement. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page241

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Ah!desécartsdesaMinerve, Combienmonpauvrecœursouffrit! Mesamis,queDieuvouspréserve Defemmequifaitdel’esprit!

vousallez,courtisantlesbelles, Conteursplaisants,gensàbonsmots; Etvousemployezauprèsd’elles petitsversetjolispropos. Maismalgrévosdroitspourleurplaire, Toutbasquelquesfemmesm’ontdit, Qu’enamour,lessots,d’ordinaire, valaientaumoinslesgensd’esprit.

SCèNE x. Masseron,Rousseaupère. Rousseau. C’estvous,monvoisin?vousn’avezpasvuJean-Jacques?Jelecroyaisici. Masseron. IlestallécouriravecsoncousinBernard.Dieumerci,vousluilaissezfairetoutesses volontés:ils’estbattuencoreavant-hiercontremonfilleul. Rousseau. Contrevotrefilleulquiadixansdeplusquelui? Masseron. Jevenaisvousenfairemesplaintes. Rousseau. Celameprouveaumoinsqu’iln’estpaspoltron,etpourvuqu’ilnecherchequerelleà personne,jenesuispasfâchéqu’ilsebattequelquefois. Masseron. Quelleéducation!…jegagequ’ilestencorealléfairedessiennes. Rousseau. vousavezbiendelapréventioncontrelui;attendonsqu’ilsoitderetour,etvousver- rez. Masseron. Jeverrai…jevoisquevotrefilstourneauplusmal.C’esttouslesjoursquelquenouveautrait…

SCèNE xI. Rousseau,Masseron,latante. Latante. Ah!monDieu!…quelévénement!…j’ensuistoutetremblante…Savez-vousceque Jean-Jacquesvientdefaire? Masseron. Quelquesottise. Latante. Ils’estjetédansl’eau;ilamanquédepérir,pourretirerungrandimbécilequisenoyait sanslui!… Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page242

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Masseron. Quidonc? Latante. Qui?votreBarnabas,votreaimablefilleul. Masseron. MonBarnabas! Latante. Oui,avecquiils’estbattuavant-hier;etaujourd’huiilluisauvelavie,enexposantla sienne. Rousseau. Maisenfin,est-ilhorsdedanger? Latante. Jen’ensaisrien;quelqu’unquil’avusejeter,estvenubienvitenousavertir…ilfau- draitaller… Rousseau. Rassurez-vous,masœur. Latante. Cepauvreenfant!s’illuiétaitarrivé!Jen’aipasunegouttedesangdanslesveines. (L’apercevant.) Ah!levoilà.(Elle court l’embrasser.)

SCèNE xII. Les mêmes,Jean-Jacquesen chemise, mouillé de la tête aux pieds,Bernardportant l’habit de son cousin sur son bras, et tous deux riant de tout leur cœur. BernardetJean-Jacques,riant. ha,ha,ha! Rousseau. Monfils,àquelpériltut’esexposé! Jean-Jacques. Illefallaitbien:sanscela,cepauvreBarnabasétaitnoyé.Bernardm’aaidé. Bernard. Dumieuxquej’aipu. Masseron. Monfilleulétaittombédanslelac! Bernard. Oui,dedessuslesbateaux… Masseron. L’imbécile!Jeluiavaisbiendéfendud’yaller. Bernard. Etdansunendroittrèsprofond,trèsdangereux… Masseron. Etencore,ilavaitsonbelhabitcannelle! Bernard. Oùilapérideuxhommesilyahuitjours… Masseron. Unhabittoutneufquejen’avaisportéquetroisans! Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page243

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Bernard. GrâceàDieu,nousl’avonssauvé… Masseron. C’estunhabitperdu!Jevaispourtantvoirs’iln’yauraitpasderemède…Ah!C’estune affairefinie…c’estunhabitperdu.(il sort.)

SCèNE xIII. Rousseau,latante,Jean-Jacques,Bernard. Latante,à Jean-Jacques. viensdonctechangerbienvite;neterefroidispasdavantage. Jean-Jacques,à Bernard. Ah,monDieu!l’accidentdeBarnabasnousaempêchéd’aller…tuaslescinqflorins? Bernard. Oui. Jean-Jacques. vadonclesporteràcespauvresenfants. Bernard. J’ycourstoutdesuite. Jean-Jacques. Ettureviendrasdéjeuneravecnous? Bernard. Jen’ymanqueraipas.(il sort.) Latante,à Jean-Jacques. Ehbien!viendras-tu?jevaist’allumerdufeu. Rousseau. vaavectatante,dépêche-toi. Jean-Jacques. Allons,allons…jevaisrevenir,monpère;ilestsûrque,commecela,jecommenceà n’avoirpastropchaud. Latante. viensdonc…Ilyadequoigagnerunrhumeaffreux. Jean-Jacques. Non,non,matante.Unservicequ’onarendunefaitjamaisdemal.

SCèNE xIv. Rousseau,seul. Rousseau. Mescamaradesnetarderontsansdouteguèreàvenir…Aprèsledéjeunernouspartirons d’icitousensemblepourlarevue…Maisvoicinotreamivulson.

SCèNE xv. Rousseau,vulson. vulson. Eh,bonjour!…quejesuisaisedevousrevoir!…Sijenesuispasvenuplustôtvous embrasser,c’estquejevousservaisailleurs.Jem’occupaisdevous,monami. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page244

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Rousseau. Demoi? vulson. Devous-même.Celaestfortimportant. Rousseau. Qu’ya-t-ildonc? vulson. D’abord,monami,n’ai-jepasàmeplaindredevotrediscrétionavecmoi?Nem’avez- vouspascachéquelquechose? Rousseau. Jenevousentendspoint. vulson. Jevaism’expliquermieux.LesLettres de Caton le censeur vontêtredénoncéesauConseil aujourd’hui. Rousseau. Etsousquelprétexte?Toutesceslettressontécritesdanslesmeilleursprincipes. vulson. vouslesdéfendez?Jepensecommevous.Cependantjevousavoueraiquejenesuispas touttranquillepourl’auteur.Onluireprochedesparadoxes,dugoûtpourlesinnovations. Rousseau. L’excellentreproche!celuidetouslesgensàvieuxpréjugés.Quandilyadesabus,ilfaut bieninnover,pourlesdétruire. vulson. Oui,maisilyadesfriponsintéressésàlesmaintenir;ilyadessotsquelesfriponsentraî- nent,qu’ilségarent!…Cetteaffairepeutavoirdessuitestrèsgraves:jelescrainsbeaucoup. Rousseau. Celaseraitaffreux. vulson. Ilya,entreautres,lalettresur les avantage du gouvernement républicain,qu’onaremar- quée;certainesgensdisentqu’elledéplairapeut-êtreauxpuissancesétrangères,auxroisnos voisins38 !… Rousseau. Ehbien!parminosconcitoyens,quelssontleslâchesquicraignentdedéplaireàdes tyrans?Serions-nousvraimentdeshommeslibres,sinousn’osionsnousglorifierdel’être? vulson. vousavezraison.Jeviensdevoirl’imprimeurdujournal;etilm’aassuréquetousles manuscritsdeceslettresétaientdel’écrituredevotreneveu,dujeuneBernard. Rousseau. Demonneveu? vulson. Àprésent,vousvoyezmessoupçonssesontportéssurvous:jevousenaicrul’auteur. Rousseau. Non,cen’estpasmoi.

38 AllusiontransparenteàlasituationdelaFrancerévolutionnairefaceauxmonarchieseuropéennes. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page245

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vulson. vousmel’assurez? Rousseau. Sijepubliaismesidées,quellesqu’ellesfussent,j’auraislecouragedesignerpouren répondre39. vulson. JemesuisdonctrompéMaisencecas,serait-ce?…Ehmais…écoutezdonc…ilme vientuneidée.Sic’étaitvotrefils? Rousseau. Monfils!vouslecroiriezcapable!… vulson. Monami,ilyalongtempsquejel’aijugé.Cetenfantferaparlerdelui.Ilestfaitpour allertrèsloin. Rousseau. vousm’enchantez;jesuissonpère,jecroisvolontierslebienqu’onm’endit.Maisàson âge,deslettrescommecelles-là!… vulson. Jeveuxm’enéclaircir;jel’entendsquivient…puisqu’ilvousenafaitunmystère,votre présencelegêneraitpeut-être:retirez-vous,etlaissez-moifaire. (Jean-Jacques entre, Rousseau se retire lentement, les yeux attachés sur son fils.)

SCèNE xvI. vulson,Jean-Jacques. vulson. Eh,bonjour,moncherJean-Jacques!viensdoncm’embrasser. Jean-Jacques. Ah!c’estvous?Oùest-elle?oùestSophie? vulson. ElleestrestéeàLausanne,encorepourquelquesjours. Jean-Jacques. AhDieu!pourquelquesjours!J’enmourrai. vulson. Ceseraitdommage.Maisdis-moidoncunpeudesnouvellesdeGenève? Jean-Jacques. parlonsplutôtdeSophie!… vulson. A-t-ilparuquelquesLettres de Caton le censeur, pendantmonabsence? Jean-Jacques. Non.pense-t-elleàmoi?m’aime-t-elleencore? vulson. Oui.Ceslettresfonttoujoursdubruitdanslaville? Jean-Jacques. Maisassez.

39 voirnotammentlave desLettres écrites de la montagne (OC III,pp.792-793). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page246

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vulson. Celuiquilesécritadesidées,dutalent… Jean-Jacques. Croyez-vous?(à part.)Oùveut-ilenvenir? vulson. Jesuissurprisqu’ils’obstineàgarderl’anonyme. Jean-Jacques. Ilapeut-êtresesraisons. Duo. vulson. Ah!quenepuis-jeleconnaître! Jean-Jacques,à part. Tenons-nousbien;soyonsprudent. vulson. Jeluiferaismoncompliment. Jean-Jacques. Cetauteur-là,quelqu’ilpuisseêtre, vulson,à part. Ilparlera;c’estunenfant. Jean-Jacques. Seraitflatté,biensûrement. vulson. Onagrandplaisiràlire LeslettresdusageCaton. Jean-Jacques. Onestbienbon. vulson. Danssesécritstoujoursrespire Uneaimableetdouceraison. Jean-Jacques. Ah!c’estselon. vulson. partoutonenparledemême. Jean-Jacques. partoutl’indulgenceestextrême. vulson. Onneditpasquelestsonnom? Jean-Jacques. Onneditpasquelestsonnom. vulson. Quoi!toutdebon? Jean-Jacques. Oh!toutdebon. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page247

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Ensemble. vulson. Jean-Jacques,à part. L’élogeicinepeutrienfaire; Contraignons-nous,sachonsnous [taire. Ilestmodeste,ilsaitsetaire: Contraignons-nous;ilabeaufaire, Essayonsunautremoyen. Non,non,non,ilnesaurarien. vulson. Ilestpourtantplusd’uncritique Quin’enestpastrèssatisfait. Jean-Jacques. Quedites-vous? vulson. Oui,jem’enexplique. Lestyleàbiendesgensdéplaît. Jean-Jacques. D’habilesgens? vulson. plusd’unephrase Qu’onm’acitée,adesdéfauts. Jean-Jacques. Etquelsdéfauts? vulson. Unpeud’emphase; Souventuntourobscuretfaux40. Jean-Jacques. Citez-lesdonc;quelssontcesmots, Qui,selonvous,doiventdéplaire? Citez,voyons;desestravaux, pourunauteur,lebeausalaire! vulson. (en parlant.) Netefâchepas,monami,netefâchepas. S’ilfautjugerpartacolère, Jean-Jacques. Jen’enaipoint,jevousledis. vulson. L’auteurestfortdetesamis.

vulson,à part. Jean-Jacques,à part. voilàl’auteur,lachoseestclaire. Jesuiscontent,j’aisumetaire. pourm’échapper,ilabeaufaire: Monami,vousavezbeaufaire, voilàl’auteur,jelevoisbien. Non,non,non,vousnesaurezrien.

40 CommelesouvragesdeRousseauselonleursdétracteurs? Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page248

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vulson. Allons,jenet’endemandepasdavantage.Adieu,monami.(il va pour sortir, et revient.) J’auraisétécharmédenommerl’auteuràSophie:celaluiauraitfaitgrandplaisir!… Jean-Jacques,vivement. vouscroyez? vulson. C’estqu’elleenparlecontinuellement,deceslettres.C’estqu’elleenestfolle…Jesuis sûrqu’elleaimeraitbeaucoupceluiquilesécrit. Jean-Jacques,plus vivement. Etellenesaitpas?…(se reprenant.)Qu’allais-jefaire? vulson. J’enétaissûr.Tâchonsd’allerprévenirledanger.(Haut.)Adieu,Jean-Jacques.Jesuis commemafille,moi;j’aimebeaucoupcetauteur-là,jel’aimebeaucoup.

SCèNE xvII. Jean-Jacques,seul. Meserais-jetrahi?Oh!non.Faisonstoujoursensorteden’êtrepassoupçonné…On trouveraitmauvaispeut-êtrequ’unenfantosâtdiresonavissurdesmatièressérieuses,ou l’onnedaigneraitpasyfaireattention.Quandlapréventions’enmêle!…Ah!finissonsde notercemotifquim’estvenu.Celaferaunemarchesuperbepournotrerégiment41 !…(il va écrire à une table.)N’ai-jepasraisond’êtrefoudemusique?Lesanciens,lesGrecsque j’aimetant,connaissaienttoutlepouvoirdecetartdivin42 !…TouteslesRépubliques n’ont-ellepasleursairsfavoris,quelescitoyensn’entendentjamaissanstressaillir,etqu’ils seplaisentàchanterensemblepourconfondreleursvoixetleurscœursdanslesentiment del’amourdelapatrie?Unemusiquemilitairedoublelecourageetlaforcedessoldats! Avecunemarchecommecelle-là,ongagneraitunebataille43 !… (Pendant ce monologue, la tante va et vient, et prépare le déjeuner dans le fond du théâtre.)

41 Rousseaus’intéresseàl’effetmusicaldesmarchesmilitaires,quiillustrelepouvoirmorala minima delamusique(voirlesarticles« Fanfares »et« Marche »duDictionnaire de musique,ainsiquelecourt texteintitulé« Surlamusiquemilitaire »,quiestaccompagnéd’airsdesacomposition).LesConfes- sions témoignentdugoûtquil’avaitsaisiàTurinpourlesinstrumentsdelagardedupalaisroyal(OC I,p. 71).DanslaLettre à d’Alembert,Rousseaudécritsasensibilitéd’enfantàun« certainesprit martial »desfêtesgenevoises,« convenableàdeshommeslibres »(OC v,p. 123).Lamusiquedes régimentsfrançaisconnaîtunimportantrenouveauàlafinduxvIIIe siècle,dontMerciervantel’ef- fetsurlanationdanssonTableau de Paris (« Musiquedesgardesfrançaises »). C’estunairmilitaire quiaccompagnelafêtedonnéeenl’honneurdeRousseauparlamunicipalitédeMontmorencyle 25septembre1791(Chronique de Paris,27septembre1791). 42 voirl’article« Musique »duDictionnaire de musique. 43 Lamusiqueaconquisuneplacedepremierplandanslescérémoniesrévolutionnaires,quis’est encorerenforcéeenl’an IIsousl’effetduclimatdeguerre.Dèslesvictoiresdel’automne1792,l’eu- phoriepopulaireavantélerôlequel’« hymneàlaliberté »(La Marseillaise)yavaitjoué.Le28flo- réal,unconcoursmusicalestouvertparleComitédesalutpublicpourinviteràcomposerdespièces civiquesetguerrières(JulienTiersot,Les Fêtes et les chants de la Révolution française,paris,hachette, 1908,pp.171-172).Danssonrapportsurl’écoledeMarsfaitàlaConventionle13prairialan II, Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page249

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SCèNE xvIII. Jean-Jacquesécrivant,Masseron,Rousseaupèreen uniforme,Saint-Laurentet quatre autres officiers,latante. Rousseaupère,aux officiers. Entrez,mesamis,nousvousattendions.(À Masseron.)Masseron,vousnerestezpasà déjeuneravecnous,n’est-cepas? Masseron. puisquevouslevoulezabsolument,jeresterai. Rousseau,à la tante qui arrange la table dans le fond du théâtre. Allons,masœur,ledéjeuner? Latante. venezm’aideràporterlatable. Rousseau. J’yvais. (Jean-Jacques quitte la table où il écrivait, et salue les officiers.) Saint-Laurent. Ohça,Jean-Jacques,c’estcesoirquenousteverronsfairel’exercice,manœuvrer?…Tu tesouviendrasbiendemesleçons!unjourderevue! Jean-Jacques. Oh!jem’ensouviendraiencoremieuxunjourdecombat. Masseron,à part. Reveniretresterdéjeuneraveceux,c’estlemoyenden’êtrepassoupçonné!… (Pendant ces derniers mots, Rousseau et la tante ont apporté la table toute dressée. il y a un déjeuner, une cafetière, un réchaud allumé, etc.) Rousseau. Ahça,mesamis,sanscérémonie.Quechacuns’approchedelatable,etprennecequi luiconvient. (Les hommes entourent la table et déjeunent debout. La tante s’assied et fait mettre Jean- Jacques auprès d’elle: elle lui verse du café.) Jean-Jacques. CepauvreBernardquin’arrivepas! Latante. Apparemment,sesparentsl’aurontretenu.

Barèredéclareraqu’exécutéepourlesjeunesrecrues,« lamusiqueefféminéeetmuscadinedenoscités, secouantlejougdesthéâtres,etdirigéeparunephilosophierépublicaine,redeviendraunedesplus bellesinstitutionspolitiquesetremonteralesâmesautond’énergieetdegrandeurquiconvientà deshommeslibres »(Moniteur,15prairialan II,p. 6).peut-êtreAndrieuxconnaissait-ildéjàle Chant du départ deMarie-JosephChénier(dontildeviendral’ami)etétienne-NicolasMéhul,écrit auprintemps1794maisrendupublicseulementaudébutdel’été.Ilpublieralui-mêmeunHymne guerrier et patriotique surune« musiqueàfaire »(Décade,30messidoran II)etdesStances patrio- tiques pour la fête des jeunes Bara et viala (Décade,30thermidoran II). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page250

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Rousseau. Mescamarades,avecquelplaisirjevousréunischezmoi! Saint-Laurent. Nousyvenonsdemême,moncommandant. Rousseau. Manominationn’apaspluàtoutlemonde.Jesaisqu’ellem’afaitdesennemis. Masseron. Ah!pointdutout,monvoisin,pointdutout. Rousseau. Maiss’ilseprésentaitquelquedanger,sil’occasions’offraitd’exposersaviepournotre liberté,vousmeverriezalorsjustifiervotrechoix,etêtreunefoisjalouxdemongrade,pour marcheràvotretête,etdonnerlepremiermonsangàlapatrie. Saint-Laurent. Nousvousenvierionstouscebonheur-là. Jean-Jacques. S’ilpouvaits’éleveruntyran,siquelqu’ambitieuxtentaitdenousasservir,croyez-moi, mesamis,voicilamainquilepunirait44.Savez-vousl’histoiredeMucius Scaevola?Ilvou- lutpoignarderuntyran,etpourpunirsamaindes’êtretrompée45,illabrûlasurunbra- sierardent.Jeferaiscommelui;jebrûleraislamienne,siellepouvaitbalancer.Oui,jela brûleraissousvosyeux!… (il se lève avec vivacité, et porte sa main au-dessus de réchaud enflammé46.) Latante,retirant le réchaud avec effroi. Ah,Dieu!prendsdoncgarde!ilyadufeu!… Jean-Jacques. Jeledisdufondducœur.Jepasseraisaumilieudesflammes,jem’yprécipiteraisavec plaisir,commeDéciusdanslegouffre47,simamortpouvaitêtreutileàlaRépublique48. Saint-Laurent. Nouspensonstousdemêmeici. Tous les officiers ensemble et avec force. Oui,tousdemême. Masseron,après les autres, et froidement. Certainement,nouspensonstousdemême. Saint-Laurent,tirant un journal de sa poche. Àpropos,j’ailàunjournal:voulez-vousleparcourir?

44 LeTimoléon deMarie-JosephChénierfutinterditenfloréalan IIpouravoirtraitécethème,dans lequelRobespierreseseraitreconnu. 45 Andrieuxempruntecedétail–quinefigurepaschezplutarque–àladernièrescèned’unetragé- diecrééeenjuillet1793auéâtredelaRépublique,Mutius Scoevola deLucedeLancival. 46 LascènedécalqueunépisodedesConfessions (OC I,p. 8),dontletonestburlesque(Andrieuxen conserveunetracedanslaréactiondelatante). 47 Généralromainduve siècleav.J.-C.quisesacrifiapourlavictoiredesestroupes. 48 L’héroïsmedupersonnagerappelleceluidesdeuxjeunesmartyrsdelaRépublique,Baraetviala (tousdeuxdumêmeâgequeJean-Jacques),quelaConventiondécideradepanthéoniserle23mes- sidoran II,cérémoniepourlaquelleAndrieux–onl’adit–avaitcomposédesStances patriotiques (voirplushaut).plusieurspiècesetopéras-comiquesleurserontconsacrésaucoursdel’été1794. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page251

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Jean-Jacques,à part. Queldommagequemalettresoitperdue! Saint-Laurent. Ilyaaujourd’huiunelettredeCaton le censeur. Jean-Jacques,vivement. Quedis-tu?Celanesepeutpas! Saint-Laurent Sifait,jet’assure.C’estunelettresur le pouvoir des femmes. Jean-Jacques,sautant de sa place. Est-ilpossible?(il arrache la feuille à Saint-Laurent.)Oui,c’estcela!…(il embrasse Saint- Laurent.)Quetuesaimabled’yavoirpensé!quejeteremercie!… Saint-Laurent. Envérité,ilestunpeufou! Rousseau,à part. vulsonavaitraison.(Haut.)Monfilsaungoûtparticulierpourceslettres-là… Jean-Jacques. Maismonpère,vousm’avezdittantôtvous-mêmequevousenétiezcontent. Rousseau. Etcelat’afaitplaisir.Maisvoyons,ilfautjugercelle-ci.Allons,fais-nousenlalecture49. Jean-Jacques. volontiers,monpère.(il lit.)« Legrandâgeoùjesuisparvenu,etlagravitédemon caractère. »(il s’interrompt.)C’estCatonlecenseurquiparle. Rousseau. Celas’entend. Jean-Jacquesreprend. « Etlagravitédemoncaractère,mepermettentdeparlerd’amouretdegalanteried’une manièretrèsdésintéressée.Ainsi,mesaimablesconcitoyennesdoiventmecroire.Jeles avertiraidonc,d’aprèsmalongueexpérience,etlesréflexionsdetoutemavie,denepas seméprendreàunvainéclat,denepascroirequelesfemmesrègnentvéritablementlàoù ellessemontrentbeaucoupetoùellesparaissenttoutfaire. »50 (Masseron se mouche avec bruit pour le plaisir d’interrompre.) Jean-Jacques. paixdonc.Commentvoulez-vousqu’onentende?(il reprend la lecture.)« Quedansles monarchies,cespaysdeluxe,d’intriguesetdecorruption,lesfemmespensentdonnerle ton,parcequ’ellestraînentàleursuitequelquesoisifsadorateurs,qui,danslefond,se moquentd’elles.DansuneRépublique,plusellesvivrontretirées,plusellesserontres-

49 Lascènefaitpenserauxdiscoursdécadairessouventluspardesenfantsdanslesassembléesdesec- tionaucoursdel’an II.Ainsiceluiprononcéle20ventôsepar« lejeuneComminge,âgéde10ans » dansleTempledelaRaisondelasectiondelaMontagne,ouceluidu« jeunepoupardin,âgédehuit ans »aumêmeendroitle30ventôse(Office des décades, ou Discours, hymnes et prières en usage dans les Temples de la Raison, par les c. Chénier, Dusausoir, &c. Seconde édition,paris,DupartetLanglois fils,an II,pp.26bis-34et36-40). 50 RousseaudéveloppedesidéessimilairesdansladédicaceduDiscours sur l’origine de l’inégalité,la Lettre à d’Alembert etlelivrevdel’émile,dontlapièceoffredesquasi-citations. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page252

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pectées.Jeleurprometsdesamantspassionnés,desépouxfidèles,desenfantssoumis.Elles exercerontlevéritableempirequiconvientàleursexe,celuidelamodestieetdelavertu. »51 Saint-Laurent. Ilaraison. Rousseau. Ah!toutàfait. Jean-Jacques,à son père, d’un ton à demi-modeste. Trouvez-vousqu’ilaitraison? Masseron. Raison,sivousvoulez…Mais,cesbellesleçons-làneservirontpasdegrand-chose! Jean-Jacques. Etpourquoineserviraient-ellespas?Cesprincipessont-ilsfaux,malexprimés?ou croyez-vousquenosconcitoyensnesoientpasenétatdelesentendre?J’enaimeilleureopi- nion,moi! Masseron. Toutesceslettres-làpeuventplaireàcertainespersonnes,maisjenevoudraispasles avoirfaites. Saint-Laurent. MonDieu!n’ayezpaspeur.personnenevousensoupçonnera. Masseron. Onpeutbiendirecequ’onpense,peut-être? Jean-Jacques. Oui,quandonpense,maisvous!… Rousseau. Allons,Jean-Jacques,netefâchepas;lalettreestfortbien:continue.

51 OnpeutsedemanderpourquoiAndrieuxachoisidesoulignerunaspectdel’œuvredeRousseau quin’étaitpasl’undesplus« révolutionnaires »(MaryWollstonecraftleréfuteen1792dansA vin- dication of the Rights of Women,immédiatementtraduitenfrançais).C’estqu’ellerejoignait,àdes degrésdivers,l’opiniond’unegrandepartiedesadversairesdel’AncienRégime.En1798,Boucher- Laricharderie,ex-jugeauTribunaldecassation(auquelAndrieuxseranomméenjanvier1795),se féliciteraquelaRévolutionaitmisfinàl’emprisedelafrivolitéfémininesurlasociété:« Àl’égard desrépublicains,singulièrementpénétrés,commeilsl’étaient,desexcellentsprincipesrépandusdans lesouvragesdeRousseau,celuidetouslesphilosophesquialeplusétudiéetlemieuxconnules femmes,ilss’étaientconvaincuscommeluiqu’ellessortentdeleurdestinationnaturellelorsque, suivantsonénergiqueexpression,elles se font hommes;qu’ellesdoiventbornerleursconnaissanceset l’exercicemêmedeleurstalentsàtoutcequipeutlesconstituerbonnesmèresdefamilleetexcel- lentesépouses[…]. »(De l’influence de la Révolution française sur le caractère national,paris,Dupont et al.,an vI,p. 48).peut-êtrela« lettre »deJean-Jacquesvise-t-elleaussilerôleprisparlesfemmes danslaviepubliquedepuisledébutdelaRévolution.LesJacobinsluiavaientassénéuncoupfatal avecledécretdu9brumairean II,quiinterdisaitlesclubsféminins.Unrecueildetextesdécadaires prononcésentregerminaletprairialan II(Le Culte des hommes libres, ou Discours, hymnes et prières à l’Être Suprême, par les c. Dusausoir et Dulaurent,paris,Dupartet alii,an II)contientdiversespièces quifontl’élogedela« modestie »desrépublicaines.Maisilestvraisemblablequ’Andrieuxaitdéli- bérémentforcéletrait(dansuneintentionsatirique?),d’autantquelespropossontattribuésàun enfantdedouzeans,certes« d’après[une] longueexpérience,etlesréflexionsdetoute[une] vie ». Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page253

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Saint-Laurent. MaisvoiciBernard. Jean-Jacques. Commeilal’aireffrayé!… Rousseau. Effrayé!pourquoidonc? Masseron,à part. Bon!voilàsûrementcequej’attendais!Nousallonsvoir,nousallonsvoir.

SCèNE xIx. Les mêmes, Bernardtout hors d’haleine. Morceau d’ensemble. Bernard. Mononcle!mesamis!…àpeinejerespire! Tous. Ciel!…qu’a-t-ildonc?àpeines’ilrespire. Bernard. J’aicouru,jeviensvousdire… Tous. Qu’a-t-ildonc?…Queveut-ildire? Bernard,à Rousseau. Ondit…Jecrains…vousêtesmenacé! DansleConseilonvousadénoncé… Rousseau. Jesuissûrdemoninnocence; Laloisaurameprotéger. Laloiprotègel’innocence; Jeneredouteaucundanger. Jean-Jacques. Monpère,jeprendstadéfense, Jebraveavectoiledanger. Tous. Monami,noussauronsvousdéfendre; Necraignezrien,comptezsurnous. Masseron. Comptezsurmoi. Lesautres. Comptezsurnous. Desméchantsnousbraveronslecourroux. Saint-Laurent,allant vers la porte. voicivulsonquivientversnous. Tousensemble. Ôciel!quevient-ilnousapprendre? écoutons,écoutonstous. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page254

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SCèNE xx. Les mêmes,vulson. vulson. Mesamis,jesuisbienaisedevoustrouvertousrassemblés. Rousseau. pourquoi?Apprenez-nous… vulson. JesorsduConseil;ons’yestoccupétrèssérieusementdeslettresdeCaton le censeur;elles ontétédénoncéesparundenossyndics,lecousindeMasseron. Masseron,toujours d’un ton hypocrite. Est-ilpossible? vulson. Aprèsuneassezlonguediscussion,leConseilavouluabsolumentenconnaîtrel’auteur. Masseron,à Rousseau. Ah!monvoisin,quejesuisfâché!Jesuissûrqu’enécrivantceslettres,vousn’aviezpas demauvaisesintentions… Rousseau. Comment?…Maiscen’estpasmoi. Jean-Jacques. Est-cequel’auteuraquelquechoseàcraindre? Masseron. Maisilyaapparencequ’ilpourrabienêtretraitésévèrement. Jean-Jacques. Ehbien!qu’onnelecherchepaspluslongtemps.S’ilyadumalàavoirécritceslettres, c’estmoiquiensuisl’auteur. (Tous les spectateurs, excepté vulson et Rousseau, font un grand mouvement de surprise.) Latante. C’esttoi! Masseron. vous! Touslesautresspectateurs. vous! Jean-Jacques. Oui,c’estmoi;ilyadel’orgueilàsevanterdesesouvrages:ilyauraitdelalâchetéà lesdésavouer52. Rousseau. Bien,monfils.voilàmesespérancesremplies.Jean-Jacquesseraunhomme. Jean-Jacques,à vulson. J’airésistétantôtàvosépreuves,àl’éloge,àlacritique,aunommêmedeSophie;mais quandlaprobitécommande,auhasarddetoutcequipeutenarriver,ilfautobéir.

52 Malgrélesapparences,cettephrasenetrouvepassonoriginechezRousseau(jeremercieFrédéric S.Eigeldingerpoursonopinionsurcepoint). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page255

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vulson. J’étaissûrdetessentiments.J’aipensécommetoi.J’avaisdevinétonsecret,etjel’aidit auConseil.Jevousapportesadécision. Jean-Jacques. Ehbien,qu’ordonne-t-ondemoi? vulson. vousalleztouslesavoir.Mescollègues,paraissez.

SCèNE xxI. Les mêmes,quatremagistratsduConseildeGenève,dont l’un tient une couronne de chêne qu’il cache d’abord. vulsonlit un papier qu’il tient à la main. « Jean-JacquesRousseau,leConseildeGenève,aprèsavoirprislecturedetoutesleslet- tresquevousavezécritessouslenomdeCatonlecenseur,surdifférentsobjetsd’utilité publique,déclarequesiellesétaientd’unhommefait,ilydonneraitunepleineetentière approbation.Maisque,écritesparvous,àvotreâge,ellesluiparaissentmériteruntribut particulierd’admirationetd’encouragement. »(il dit ce qui suit sans le lire.)C’estparl’or- dreetaunomduConseilquenousvenonsvousoffrircettecouronneetvousembrasser ensignedesatisfaction.Nousdevonsaussiremerciervosparentsd’avoirdonnéunenfant commevousàlaRépublique. Jean-Jacques. Oh!jenepuisvousrépondre…laissez-moirespirer… Rousseau,serrant la main de vulson, qui lui remet la délibération du Conseil. Monami!… Latante. Jepleuredejoie. Bernard,sautant au col de Jean-Jacques. MoncherJean-Jacques!(Avec une vanité d’enfant.)C’estpourtantmoiquilesaicopiées!… Jean-Jacques. Ah!siSophieétaitici!… Rousseau. viens,Jean-Jacques,viensdanslesbrasdetonpère! Jean-Jacques,s’y précipitant. Ah!voilàmaplusdoucerécompense! Latante. Moncherpetitneveu!…Commeilécritdebelleschoses!…Commeilferahonneurà safamille!… Saint-Laurent. Monécolier,permetsquejet’embrasseaussipourteféliciter. Jean-Jacques. Detoutmoncœur,monami. Latante. Ehbien!voisinMasseron,vousquivousplaignezsisouventdeJean-Jacques,qu’enpen- sez-vous,àprésent? Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page256

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Masseron. Ilestgentil!…c’estsûr.(À part.)Maistoutlemondeparaîts’attendririci…(il tire son mouchoir et s’essuie les yeux.) Jean-Jacques. Allons,voisin,faisonslapaix.voulez-vousquejevousembrasseaussi? Masseron. Certainement,celameferagrandplaisir…Jesuispénétré!… Bernard. Ahça,voisin,nefaitesdoncpassemblerdepleurer;celavousfaitfaireunegrimace horrible. vulson. Masseron,votrecousinlesyndicaditpubliquementdequiiltenaitceslettres,etqui l’avaitengagéàlesdénoncer… Masseron,un peu confus. Est-cequ’ilauraitditquec’estmoi,parhasard?Nousallonsvoir…Jem’envaisluipar- ler…Adieu.(il sort.) Jean-Jacques,à vulson. Monami,jetâcheraidemieuxfaireparlasuite.vouspouvezdemapartlepromettre auConseil.Cejourm’agranditetm’élève.voicilafindemonenfance;etdûtunjour moncouragem’attirerdesennemis,despersécutions,jedirailavéritéauxhommes;je donnerai,s’illefaut,maviepourelle.vitam impendere vero,c’estladevisequejechoisis dèsàprésent;jelagarderaitoutemavie,etjesauraim’enrendredigne53 ! Bernard. Allons,Jean-Jacques,mettrenotreuniformepourlarevue,etcesoirnousnousamuse- ronsàlafête. vulson. Jean-Jacquesenseralehéros.Maisvoicivosvoisinsetvosamisquiviennentprendrepart àvotrejoie:ilsaimenttousJean-Jacques,etviennentluioffrirunhommagequidoitlui plaire;carc’estceluidusentimentetdelafraternité54. Chœur55. Aimableenfant,qu’untelprésage T’annonceicidegrandsdestins! Qu’écritpartoi,plusd’unouvrage, Soitunbienfaitpourleshumains.

53 Rousseaul’adopteen1758etécritàcesujetdanslaLettre à d’Alembert:« voilàladevisequej’ai choisieetdontjemesensdigne. »(OC v,p. 120). 54 Ceserontlesvaleursinvoquéesaucoursdesfêtescélébréesenl’honneurdeRousseaule20vendé- miairean III(11octobre1794)pourletransfertdesescendresaupanthéon(voirJeanRoussel,Jean- Jacques Rousseau en France après la Révolution (1795-1830),paris,ArmandColin,1972,pp.11-20, etR.Monnier,« L’apothéosedu20vendémiairean III.RousseaurevisitéparlaRépublique »,Annales J.-J. Rousseau,t.xLII,1999;surlerôledelamusique,voirJ.Tiersot,op. cit.,pp.203-204). 55 Lapressedeprairialan IIindiquequelevaudevillefinaleutungrandsuccèsauprèsdupublic,qui enfitrépéterplusieurscouplets. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page257

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Detesamis,detesvoisins, Avecplaisirreçoisl’hommage, Etquetonnomsoitd’âgeenâge ChéridesvraisRépublicains. (Pendant le chœur, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants offrent à Jean-Jacques des couronnes de fleurs et des bouquets. un enfant élevé derrière lui le couronne, d’autres le cares- sent; ce qui forme tableau56.) Couplets. Bernard. ÀRousseauvoulantrendrehommage, Nousavonsfaitdenotremieux; Maiscommentl’offriràvosyeux Sansdéfigurersonimage? Ileûtfalluplusdetalent, pourlepeindredansunautreâge; Enluiprêtantnotrelangage, Nousl’avonschoisiprudemment. Encoreenfant. Rousseaupère. C’estluidontlaraisonsublime, Del’hommeapercevantlesdroits, Duvraipouvoir,dessageslois Montralasourcelégitime. pleinsdesesécritséloquents, Quifontabhorrerl’esclavage, Nousaurons,parnotrecourage, Commencédesdestinsplusgrands pournosenfants. Latante. C’estluiqui,montrantlaculture Quel’ondoitànospremiersans, Asuramenernosparents Audouxinstinctdelanature. pourprixdessoinslesplustouchants, Lesfemmes,nourrices,etmères Ontlescaresseslespluschères, Etlespremiersembrassements Deleursenfants.

56 Letableaurappellela« fêtechampêtre »quifutcélébréeàMontmorencyle25septembre1791 (voirlecompterendupubliépeuaprès).Maiselleannonceaussilescortègesdelacérémoniedu20 vendémiairean III,dontleplanauraitétéétablisurlessuggestionsdeGinguené(voirlesProcès-ver- baux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale,éd.J.Guillaume,paris,Imprime- rienationale,1891-1907,t.v,p. 40). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page258

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vulson. Ilvoulait,changeantnosspectacles, Àlavertulesconsacrer; Ilvoulaityvoircélébrer DelaLibertélesmiracles57. Nousavonsfaitceschangements; Nosthéâtres,jadisfrivoles, Désormaisserontdesécoles Demœursetdebonssentiments58 pournosenfants. Saint-Laurent. Bienloindelaroutecommune, Ilsutgardersaliberté. Iln’aimaquelavérité, Etnevoulutpointlafortune. Danssesécrits,génieardent, Desvertussoutienintrépide; Danslemonde,simpleettimide, Iln’yparaîtqu’enrougissant Commeunenfant59.

57 LaLettre à d’Alembert ouvrait-ellelavoieàuneréformeduthéâtredansl’espritdesonauteur?Il semblequ’elleaitd’abordfournidesargumentsauxadversairesd’uneréformedustatutcivildes comédiensfin1789(voirRenéTarin,« LaLettre sur les spectacles danslesdébatsàl’Assembléenatio- naleconstituante »,Revue d’histoire littéraire de la France,1996,no 6,1996).Maislespartisansdela Révolution,commeLouis-SébastienMercier,yontvuleplussouventunedénonciationdesspec- taclesdel’AncienRégime. 58 Lavolontéderégénérerlethéâtrepourenfaireunmoyend’instructionpublique,néedèslescom- mencementsdelaRévolution,avaitreçul’empreinteparticulièredesJacobins,notammentavecle décretdu2août1793,quiinstauraitdesreprésentationsgratuites« pouretparlepeuple »,maissou- mettaitaussilerépertoireàuneétroitesurveillance.Àpartird’avril1794,leComitédesalutpublic vafaireentrerlapolicedesspectaclesdanssesprérogativesettenterdecontrôlerla« décence »des différentesscènesdupays,pourmettreuntermeauxdébordementssatiriquesdessans-culottes. 59 Lescoupletschantésparlesdifférentspersonnages–quidécriventunàunlesméritesphiloso- phiquesdeRousseau–adoptentlaformedeshymnescommémoratifsdelaRévolution.Onpeutles compareràceuxquiserontchantésle20vendémiairean III(seullethéâtren’yfigurerapas). Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page259

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Jean-Jacques. Quandsontalent,présentcéleste, parunestatueestpayé60, Nosfaiblesmainsontessayé Deluifaireunbustemodeste. Déjàlepanthéonl’attend61 ; Allez-yrévérersacendre; Etpuis,cheznousdaignantdescendre, vousviendrez,d’unœilindulgent, Levoirenfant.

FIN.

MaisonnataledeRousseauàGenève,illustrations.d.Biblio- thèquedeGenève,Centred’iconographiegenevoise.

60 L’érectiond’unestatuedeRousseauavaitétévotéeparl’Assembléenationalele20décembre1790, maissansqueleprojetseconcrétise,malgréunnouveaudécretdelaConventionle15brumaire an II.Le5floréalsuivant,leComitédesalutpublicouvraitunconcourspourunestatuequiserait placéesurlesChamps-Elysées.CefutlesculpteurMoittequil’emporta.Sonœuvre,quidevaitmon- trer« l’auteurd’émile méditantsurlespremierspasdel’enfance »,neserajamaisréalisée(Procès-ver- baux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale,op. cit.,t.Iv,257). 61 L’Assembléenationaleavaitdécidéle27août1791d’accorderàRousseauleshonneursdupan- théon,aprèsledépôtdedeuxpétitions,l’unesignéepardeshommesdelettresetl’autreparleshabi- tantsdeMontmorency.LedécretfutréactivéparlaConventionle25germinalan IIetexécutésix moisplustardsouslerégimethermidorien. Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page260

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Nicolas-MarieDalayrac,L’Enfance de Jean-Jacques Rousseau,comédiemêléed’ariettesen unacte,partitionetpartiesmanuscrites[1794],no 9,« vaudeville »fo 1ro,« Collections delaBibliothèquemunicipaledeRouen. » Orages_11_V8 07/03/12 15:00 Page261

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