LE SPORT HIPPIQUE

Le grand événement de la saison de 1950 sur le turf est incontes• tablement la résurrection éclatante de l'écurie de , dont le raz de marée national-socialiste avait consommé l'effondre• ment dix ans plus tôt. Disparition de la populaire casaque bleue à toque jaune... pillage du célèbre ... Il n'est pas un turfiste, sans distinction de classe ou d'opinion, qui n'ait ressenti cela à l'égal d'une catastrophe. C'était l'un des plus beaux chapitres de l'histoire du pur-sang français brutalement déchiré par la main de fer du conquérant. Les premières pages de ce chapitre remontent à l'origine même des courses de chevaux réglementées en , aux lointaines années de la Monarchie de juillet. En 1836, à la première édition du Derby de Chantilly, le vainqueur de l'épreuve se vit gratifié de 5.000 francs en espèces et d'une coupe offerte par le baron et M. Henry Lee, l'historien des courses, nous dit que le journal La Mode se permit de railler doucement le donateur. Dix ans plus tard, ce même baron Nathaniel gagnait le avec un poulain nommé Meudon qui profita heureusement d'un écart du favori Premier août, dont la victoire paraissait certaine à cent mètres du poteau. Les couleurs de l'écurie étaient alors « ambre et lilas » avant l'adoption des nuances que le succès a popularisées. La casaque bleue devait remporter d'autres victoires sous l'Empire, notamment avec Baroncino, le grand rival du fameux Monarque, gagnant du Prix de l'Empereur en 1855, mais le véritable essor de l'écurie de Rothschild date du début de la Troisième Répu• blique, lors de la création du haras de Meautry, près de Pont- L'Évêque, dans la vallée de la Touques. M. de Montgomery, le grand sportsman qui avait remporté tant de victoires sur le turf de 1860 à 1870 avec les élèves de son haras de Fervacques, fut 552 LA REVUE choisi par le baron de Rothschild pour tracer le plan d'un établisse• ment d'élevage au milieu de ces grasses prairies de la vallée d'Auge, jadis dépendances du château de Guillaume le Conquérant dont on voit encore les tours en ruines. Un architecte habile, M. Jouy, construisit des bâtiments bien conçus et d'aspect gracieux, flanqués d'un élégant chalet normand. Le baron constitua son stud avec, comme étalon, le fameux Boïard, acheté 150.000 francs à M. Dela- marre auquel il adjoignit trois ans plus tard son bon cheval Stracchino et une trentaine d'excellentes poulinières dont beaucoup recrutées en Angleterre à prix d'or. Ces sacrifices financiers ne portèrent pas leurs fruits tout de suite. Pendant de longues années la casaque Rothschild ne connut que des succès intermittents, tel celui de Kilt qui enleva d'une tête le prix du Jockey Club de 1876, après avoir échoué dans la Poule d'Essai où son jockey Wheeler, soudoyé par des book• makers marrons, lui fit manquer le départ intentionnellement. Les histoires de ce genre sont nombreuses dans les annales du turf d'avant le Pari Mutuel et cela donne matière à réflexion quand on propose de rétablir les au livre. En 1888, M. de Saint-Albin écrivait : « D'après le recensement de ses poulinières et de ses étalons, l'avenir devrait être à Meautry dont le propriétaire n'a jamais reculé devant aucune dépense... Les meilleurs sangs ont été croisés et pas un vrai crack n'est sorti de là. Il faut vraiment souhaiter que la veine d'une maison qui fait tant de sacrifices se déclare enfin... Meautry, avec son organisation luxueuse, ressemble à ces berceaux princiers où l'on n'élève pas de princes. Rien n'est cependant négligé pour que les résultats soient satisfaisants. » A l'époque, le propriétaire du haras était le baron Alphonse de Rothschild qui faisait courir en association avec son frère Gustave et voici le portrait que Saint-Albin traçait des deux sportsmen : « Entre les deux barons l'entente est parfaite et chaque victoire de la casaque bleue procure aux deux baronnes des joies non moins vives qu'à leurs époux. On le devine bien au rayonnement de leurs physionomies chaque fois qu'après une course gagnée, on voit le baron et la baronne Alphonse, le baron et la baronne Gustave aller complimenter leur jockey triomphant et même caresser l'encolure du vainqueur. » La veine dont le chroniqueur souhaitait l'apparition se manifesta enfin en 1890. Quatre ans auparavant, le baron Alphonse avait LE SPORT HIPPIQUE 553 envoyé sa poulinière Bella à la saillie du célèbre étalon Hermit, le même dont la victoire inattendue dans le Derby d'Epsom de 1867, à la cote de 66 contre un, causa la fortune de ses propriétaires et la ruine d'une multitude de parieurs. Le fruit de cette union avait été un poulain nommé Heaume qui, à l'âge de trois ans, enleva le Prix du Jockey Club de Chantilly et, en Angleterre, les Hastings Plate. Ce Heaume allait donner au haras le premier véritable crack qui ait illustré l'écurie : Le Roi Soleil dont la mère s'appelait non point, cette fois, Anne d'Autriche mais Mademoiselle de La Vallière. Le Roi Soleil avait hérité le courage et la valeur de son grand-père Hermit : il enleva le de 1898 de haute lutte, battant un autre excellent cheval, Gardefeu à M. de Brémond. En raison des passions politiques déchaînées par le procès Dreyfus, cette belle victoire ne fut pas aussi applaudie que le sont de nos jours les triomphes de la casaque bleue et l'on dit même que Félix Faure quitta précipitamment l'hippodrome sans féliciter le baron, ce qui serait une singulière attitude pour un chef d'état dont la principale fonction est d'être arbitre entre les partis. William Pratt (1), le plus beau cavalier que l'on vît jamais sur notre turf, avait monté Le Roi Soleil qui, l'année suivante, gagna encore le Prix du Cadran, avant d'aller à Meautry où il se révéla chef de race en procréant avec la poulinière Sanctimony le futur gagnant du Grand Prix de Paris en 1907 : Sans Souci II. Un autre de ses fils, Prédicateur, fut aussi un excellent cheval de courses. Sans Souci II courait en 1907 sous les couleurs du baron Edouard de Rothschild, fils du baron Alphonse. Je me rappelle d'autant mieux sa victoire que j'avais appuyé sa chance d'une modeste pièce de cent sous — mon service militaire venait de finir et ma trésorerie était rudimentaire — sur le conseil d'un aimable turfiste, Jean Joubert, grand ami de la maison. Après le finish où Milton Henry, le crack jockey américain, s'était surpassé, je vis Jean Joubert descendre de la tribune en soutenant un jeune sportsman qui défaillait presque de joie et j'allai le remercier. Ce fut ma pre• mière rencontre avec le baron Edouard. Après Heaume et Le Roi Soleil, Sans Souci II s'en fut à Meautry où il devait s'affirmer l'un des grands étalons du siècle. En 1914

(1) William Pratt entraîne encore actuellement en Angleterre. 554 LA REVUE

— cette fois sous les couleurs de la famille reprises par le baron Edouard après la mort de son père — l'un de ses fils, La Farina, manqua le Grand Prix de Paris d'une encolure, mais c'était encore une glorieuse performance d'être battu de si peu par le crack Sardanapale. Pendant les vingt années de la période d'entre deux guerres l'écurie Edouard de Rothschild fut vraiment la « grande écurie », selon le terme réservé jusque là à celles du comte de Lagrange et d'Edmond Blanc. De grands chevaux, Cadum, Bubbles, Bran• tôme; de grandes pouliches, Flowershop, Cerulea, Crudité, Péniche lui gagnèrent à peu près toutes les épreuves classiques. A l'exception de Brantôme, fils d'un étalon britannique, tous étaient des produits des « sires » de Meautry, ayant aussi pour la plupart les caracté• ristiques de la « race Rothschild », race plutôt légère, de squelette moyen, de musculature peu apparente mais d'une riche densité avec une magnifique innervation — la plus rare qualité de tissus avec la plus charmante grâce de gestes, a écrit Maurice de Noisay, l'écrivain qui a su parler du turf en homme de cheval et en littérateur. Il était fier de sa race de Meautry, le baron Edouard, le bon sportsman dont la joie rayonnante faisait plaisir aux habitués de « l'enclosure » de Longchamp, à chaque victoire sensationnelle de la casaque bleue. Et la mise au pillage de son haras n'a pas dû être la moindre tristesse du fugitif de 1940. Ses grands étalons Bubbles, Brantôme, ses juments aussi fameuses par leurs victoires que par celles de leurs progénitures, tout fut enlevé, emmené en Allemagne aux cris d'enthousiasme des turfistes d'Outre-Rhin dont le journal Sankt Georg (1) se fit l'écho... Brantôme et Bubbles, avec les meilleures poulinières, furent emmenés au haras d'Altefeld en Thuringe, un autre lot fut transporté en Bavière et Ribbentrop s'adjugea le surplus. En 1942, une vente aux enchères liquida le menu fretin. La ruine de Meautry était consommée et celle de l'écurie de Chantilly dont les 75 pensionnaires furent pareillement dispersés. Mais l'heure de la revanche sonna et le baron Edouard vécut assez pour la voir. En juin 1946, je rencontrai le vieux sportsman surveillant l'entraînement de ses chevaux de bon matin, sur les pistes de Chantilly, à la même place où, sept ans plus tôt, je l'avais vu discuter avec son entraîneur Lucien Robert les chances de son

(1) Le principal organe de la presse hippique allemande. LE SPORT HIPPIQUE 555 poulain Tricaméron qui devait, cinq jours plus tard, rencontrer dans le Grand Prix l'invincible Pharis. Dès la libération, il avait reconstitué Meautry dont les bâtiments n'avaient que peu souffert, avec quelques poulinières stationnées en Grande-Bretagne au moment de l'invasion. Au printemps suivant, Lucien Robert entrait en Allemagne sur les talons des Américains et reprenait aux pillards les étalons et les poulinières hébergés à Altefeld et à Munich. Bubbles, Brantôme, Téléférique et une quarantaine de juments, pour la plupart suitées ou pleines, revenaient au bercail. C'était la résurrection... Après le haras, ce fut le tour de l'écurie. Par coquetterie d'éle• veur, confiant dans sa race Meautry, le baron ne voulut point acquérir de produits des autres élevages, ainsi que sa fortune le lui aurait permis. Il attendit son heure et, là encore, eut la joie de voir triompher ses couleurs avec un élève de son haras... une joie peut-être plus profonde encore que celle qui rayonnait sur son jeune visage au jour de la victoire de Sans Souci dans le Grand Prix de 1907... C'était cette naïve sincérité d'émotion qui rendait ce vieil homme si hautement sympathique aux habitués du pesage de Longchamp. L'enthousiasme sportif n'est-il pas une mystique où les hommes de toutes les classes et de toutes les confessions communient dans la fraternité ? Au moment d'entrer dans l'éternel sommeil, Edouard de Rothschild pouvait s'endormir en toute sérénité. Il savait que son œuvre ne serait pas détruite et que son fils la reprendrait avec une véritable piété filiale. On vit rarement la vertu si vite récompensée. Dès ses premiers pas dans la carrière, le baron Guy a trouvé dans la production Meautry 1947 trois cracks authentiques dont les exploits ont littéralement stupéfié du turf pendant l'été qui vient de finir. Ce fut d'abord, l'arrivée triomphale du Grand Prix de Paris où les deux représentants Rothschild, et Alizier, terminaient premier et second, battant Lacaduv et , le héros du Derby de Chantilly. Puis, l'étonnante performance d'Ocarina gagnant de bout en bout le Grand Prix de Saint-Cloud dans un temps record. Après quoi, on revit Alizier gagner le Grand Prix de et Vieux Manoir finir second dans le Saint-Léger de Doncaster, derrière Scratch, à M. Marcel Boussac. Ces trois cracks sont d'authentiques Meautry. Vieux Manoir 556 LA REVUE est par Brantôme et Vieille Maison arrière-petite-fille de La Farina et de Quenouille; Alizier est fils de Téléférique et d'Alizarine, petite-fille de La Farina; Ocarina est, sans doute, le dernier produit de Bubbles qui a terminé sa carrière d'étalon en donnant, avec une fille de Brantôme, ce superbe alezan... alezan comme son père et son grand-père et, comme eux, haut sur jambes et un peu court de corsage, dont on dit malheureusement que l'entraînement pré• sente de sérieuses difficultés en dépit de l'habileté professionnelle de Gefîrey Watson. Avec de tels atouts et même en l'absence aujourd'hui certaine d'Ocarina, l'écurie paraît bien armée pour la grande compétition internationale du Prix de l'Arc de Triomphe, richement dotée de par les bons offices du Sweepstake. On sait ce que signifie ce mot un peu rébarbatif à des oreilles françaises : une loterie à deux degrés, avec un premier tirage pour désigner les billets gagnants et un autre pour attribuer à chacun de ces billets le nom d'un cheval engagé dans une grande course dont l'arrivée déterminera l'attribution des lots. Cette loterie gigantesque, dont le principe fut trouvé par les Irlandais voici quelque vingt ans, a ceci d'amusant qu'elle permet, à l'âge du pari mutuel, de réaliser un gain colossal comme, par exemple, au temps du pari au livre, le firent les propriétaires de cet Hennit cité plus haut. En tenant secrète la bonne condition de leur cheval, ces astucieux sportsmen parvinrent à rafler sur le marché 288.000 livres sterling de 1867 ! En 1932, un marchand de sandwiches de Battersea, l'Italien Scala, gagna le premier prix du Sweepstake du Grand National, soit 354.500 livres... La légende veut que l'heureux gagnant ait exhalé sa joie en envoyant un télégramme à Mussolini pour lui faire part de l'heureuse nouvelle. On dit aussi que Scala, sollicité d'accorder un don au parti, aurait fait ensuite la sourde oreille... Si ce n'est vrai, c'est assez vrai• semblable. La presse s'est montrée plus discrète à l'endroit des favorisés qui devinrent millionnaires en juin dernier par l'exploit de Vieux Manoir, gagnant du Grand Prix de Paris.

HENRY THÉTARD.