Les colloques de l’Opéra Comique L’interprétation lyrique de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle : du livret à la mise en scène. Mars 2011 sous la direction d’Alexandre DRATWICKI et Agnès TERRIER

Les décors de à l’Opéra de (1869-1908)

Mathias AUCLAIR & Pauline GIRARD

Écrire l’histoire du décor à l’Opéra de Paris au XIXe siècle conduit à devoir composer avec un paradoxe qui touche la conservation des sources : les documents archivistiques sont nombreux et l’iconographie relativement maigre pour le premier tiers du XIXe siècle. Passé les années 1830, les archives sont plus rares et les documents iconographiques plus nombreux. Les raisons qui expliquent cette situation sont bien connues : en 1822, l’Opéra de Paris se sépare de ses décorateurs permanents et confie la conception et la réalisation de ses décors à des entrepreneurs privés, en situation de monopole, qui n’ont laissé aux institutions publiques de conservation que peu d’archives quant au fonctionnement de leur atelier1. Faust de , en dépit de son extrême popularité – depuis son entrée au répertoire en 1869, il est l’un des opéras les plus représentés à l’Opéra de Paris – n’échappe pas à cette règle et c’est donc sans archives administratives, ou presque, qu’il convient d’étudier les décors qui ont été conçus pour cet ouvrage, au XIXe siècle, à l’occasion de trois productions : celle de 1869 – alors que l’Opéra est encore rue Le Peletier – dans une mise en scène du directeur lui-même, Émile Perrin ; celle de 1875 au dans une mise en scène de celui qui avait permis la création de l’œuvre au Théâtre-Lyrique, Léon Carvalho ; celle de 1893, enfin, toujours au Palais Garnier, dans une mise en scène du régisseur général de l’Opéra, Alexandre Lapissida. La première production de Faust à l’Opéra au XXe siècle est celle de

1 Mathias AUCLAIR, « L’atelier des décors de l’Opéra (1803-1822) », Revue de la Bibliothèque nationale de France, 37 (2011), p. 5-10.

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1908. Confiée au nouveau régisseur général de l’Opéra, Paul Stuart, elle constitue le manifeste artistique des nouveaux co-directeurs, André Messager et Leimistin Broussan, et doit proposer une nouvelle lecture scénique – en rupture avec les mises en scène précédentes – du chef-d’œuvre de Gounod. Elle marque sans nul doute un tournant esthétique et semble donc devoir constituer le terme de cette étude.

Comment Faust entre- t- il au répertoire de l’Opéra ? Commandé à Charles Gounod par Léon Carvalho, Faust est destiné au théâtre que dirige ce dernier, le Théâtre-Lyrique2. Redoutant la concurrence du Théâtre de la Porte Saint-Martin, « l’Opéra du peuple », qui annonce la création prochaine du Faust d’Adolphe d’Ennery dans une mise en scène à grand spectacle3, Carvalho renonce au projet. Le compositeur propose donc son nouvel ouvrage au directeur de l’Opéra de Paris, Alphonse Royer, qui, en dépit de l’estime qu’il porte au compositeur, refuse lui aussi de créer Faust en raison du spectacle que le Théâtre de la Porte Saint-Martin promet de donner « avec un grand luxe de mise en scène ». En outre, il ne souhaite pas que l’Opéra donne l’impression de « copier un théâtre secondaire4 ». Le Théâtre de la Porte Saint- Martin remettant sans cesse la première de son spectacle, Carvalho décide finalement d’accepter l’opéra de Gounod qui est créé le 19 mars 1859 au Théâtre-Lyrique dans des décors de Joseph Thierry et Charles Cambon5. La faillite du Théâtre-Lyrique permet au nouveau directeur de l’Opéra, Émile Perrin, de faire entrer au répertoire de son théâtre, en 1869, l’œuvre de Gounod, alors que cette dernière a déjà connu le succès en France et à l’étranger : Faust sera représenté cet hyver au théâtre de l’Opéra en vertu d’un traité conclu entre Mrs Gounod, Jules Barbier, Michel Carré et le directeur de l’Opéra. Les auteurs de Faust étant, par la faillite du Théâtre Lyrique, rentrés dans la libre possession de leur ouvrage, ils en ont disposé en faveur de l’Opéra. Leur résolution ne saurait qu’être approuvée, car Faust était

2 Steven HUEBNER, Les opéras de Charles Gounod, Arles : Actes Sud, 1994, p. 61-62. 3 Faust, drame fantastique en 5 actes, 14 tableaux, par M. Adolphe d'Ennery [Paris, Porte-Saint- Martin, 27 septembre 1858], Paris : Michel Lévy frères, 1858. 4 Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque-musée de l’Opéra (désormais F-Po) [LAS Charles Gounod, documents sur Faust no 10 : note ms. de Martial Ténéo. Voir également HUEBNER, Les opéras de Charles Gounod, p. 63. 5 Léon CARVALHO, « Faust », Le Matin, 10 octobre 1894, F-Po [Dossier d’œuvre Faust.

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désigné d’avance par le sentiment public comme devant prendre place au répertoire de l’Opéra6.

Le choix des décorateurs Depuis sa création au Théâtre-Lyrique, Faust a déjà été beaucoup retouché : les récitatifs parlés ont été remplacés par des récitatifs chantés pour les représentations de Strasbourg en 1860 ; la scène de l’église, primitivement à la fin de l’acte IV, est placée avant la scène du duel de Faust et Valentin sur la place publique ; la partition a été remaniée pour les représentations au Théâtre- Lyrique du Châtelet en 1862 et à Londres en 18637. Toutefois, pour l’Opéra de Paris, il convient de procéder à de nouvelles modifications qui doivent faire de Faust un « grand opéra » : ralentissement des mouvements pour donner plus d’ampleur à l’œuvre8 et ajout d’un ballet au moment de la nuit de Walpurgis9. Le contrat que signe le directeur de l’Opéra de Paris, Émile Perrin, avec les librettistes et le compositeur pour les premières représentations de Faust à l’Opéra ne fait aucune mention des amendements que Charles Gounod doit apporter à son œuvre, mais révèle que la distribution a fait l’objet d’un accord entre les parties : M. Perrin s’engage envers MM. Gounod, Carré et Barbier qui y consentent et l’acceptent à représenter leur opéra de Faust dans le courant de la saison d’hiver 1868-1869, au plus tard au mois de février 1869.

6 F-Po [LAS Gounod, documents sur Faust no 9 : note ms. d’Émile Perrin. Voir également HUEBNER, Les opéras de Charles Gounod, p. 95-96 et F-Po [LAS Gounod 27 : lettre de Charles Gounod, 2 juillet 1868 : « Je soussigné déclare que si la double faillite de Monsieur Carvalho frappe de nullité le consentement que je lui ai donné avant cette faillite, de ne pas disposer de mon répertoire avant le 1er septembre 1868, je donne, mais à cette seule condition, à M. Perrin l’autorisation de faire représenter Faust et Roméo sur le théâtre du Grand-Opéra [signé] Ch. Gounod ». 7 Alain PÂRIS, Livrets d’opéra, vol. 1, Paris : R. Laffont, 1991, p. 407. Pour plus de détails, voir HUEBNER, Les opéras de Charles Gounod, p. 143 et suivantes. 8 Gustave BERTRAND, Le Nord, « Feuilleton », 8 mars 1860, F-Po [Dossier d’œuvre Faust : « Auteurs et directeurs avaient bien fait de passer outre à ces préventions ; mais la résolution une fois prise, n’y avait-il pas inconséquence et péril à modifier la physionomie de l’œuvre aux endroits les plus heureux et les plus contestés ? Toujours le même préjugé ! Craignant que Faust n’eût pas assez l’air « grand opéra », on a ralenti les mouvements en bien des endroits, - particulièrement dans le tableau de la kermesse et dans le tableau du jardin, qui sont les plus beaux de la partition. » 9 F-Po [LAS Émile Perrin 9 : lettre d’Émile Perrin à Ch. Gounod, 2 décembre 1868. F-Po [LAS Gounod, documents sur Faust no 8 : brouillon de note, [décembre 1868]. Voir également HUEBNER, Les opéras de Charles Gounod, p. 96-97.

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Le rôle de Marguerite et de Méphistophélès seront joués par Mlle Nilson et M. Faure10. En effet, il est de coutume à l’Opéra de Paris que la distribution des rôles lors des créations donne lieu à ce type de disposition entre le directeur et le compositeur11. En revanche, le choix des décorateurs échappe totalement aux auteurs et constitue le domaine réservé du directeur de l’Opéra. Leurs noms ne sont donc pas spécifiés dans le contrat qui lie les auteurs au théâtre. La procédure de recrutement des décorateurs a été précisée dans un Règlement relatif aux décorations du théâtre impérial de l’Opéra du 12 août 1863. Le directeur de l’Opéra, Émile Perrin, est un ancien peintre d’histoire et s’intéresse tout particulièrement à la mise en scène, aux décors et aux costumes12. Il réaffirme donc dans ce règlement les pleins pouvoirs de décision du directeur de l’Opéra quant à la désignation des décorateurs et à l’esthétique du spectacle : Lorsqu’il y a lieu de monter un ouvrage nouveau, les artistes désignés reçoivent du directeur toutes les indications relatives au style, à la disposition, aux dimensions des décorations de cet ouvrage et aux exigences de sa mise en scène13. Pour guider son choix, le directeur peut recourir à un concours dont la procédure est décrite dans le règlement de 1863 : les décorateurs sélectionnés rendent chacun une esquisse et celui qui est finalement choisi donne une maquette en volume correspondant à son esquisse. Article 2 : […] L’administration a la faculté de demander à plusieurs artistes les esquisses d’une même décoration, et de choisir parmi celles qui lui seront présentées, sans que les auteurs des esquisses non acceptées puissent élever des réclamations. […] Article 3 : L’artiste dont l’esquisse aura été acceptée recevra de l’administration la commande d’une maquette et un plan dressé à l’échelle de 0m,02 pour un mètre, d’après lequel il établira, dans un délai de dix jours pour les paysages et de quinze pour les décorations d’architecture, et à l’échelle de 0m,04 pour un mètre, la maquette de la décoration projetée.

10 F-Po [LAS Gounod 60 : contrat entre le directeur de l’Opéra et les auteurs de Faust, 31 juillet 1868. 11 Mathias AUCLAIR, « La diva et le directeur de l’Opéra », Les Tragédiennes de l’Opéra, sous la direction de Christophe GHRISTI et Mathias AUCLAIR, Paris : Albin Michel, 2011, p. 15. 12 Jean GOURRET, Ces hommes qui ont fait l’Opéra (1669-1984), Paris : Albatros, 1984, p. 137- 140. 13 F-Po [PA 12 août 1863, article 2.

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Cependant, le directeur de l’Opéra n’a pas jugé utile d’avoir recours à ce dispositif pour Faust, car les productions de la Porte Saint-Martin et du Théâtre-Lyrique lui ont déjà permis de faire son choix14. Il retient donc Charles Cambon qui, avec Joseph Thierry, décédé quelques années plus tôt, en 1866, a participé à la fois à la création du Faust d’Adolphe d’Ennery et à celle de l’opéra de Gounod. Il le charge de quatre décors sur les dix que l’ouvrage demande. Perrin engage également Édouard Despléchin, qui a été l’un des décorateurs de la création du Faust d’Ennery au Théâtre de la Porte Saint- Martin. Le directeur de l’Opéra choisit d’autres artistes encore (Jean-Baptiste Lavastre, Auguste Rubé et Philippe Chaperon) qui, comme Cambon et Despléchin, sont les décorateurs du théâtre et ont une situation de quasi monopole15 garantie par un agrément ministériel accordé de manière discrétionnaire16. En revanche, Jean-Louis Chéret (élève de Thierry), Chanet et Poisson, qui ont travaillé à la Porte Saint- Martin, mais qui ne figurent pas parmi les décorateurs réguliers de l’Opéra, ne sont pas retenus17.

Les sources des décors de la production de 1869 Une gravure de Dumont d’après un dessin d’Eugène Lami présente de manière synthétique – sous la forme d’une mosaïque d’images – l’ensemble des décors de 186918.

14 Archives nationales [AJ13 506 : note d’Émile Perrin pour le choix des décorateurs de Faust à l’Opéra de Paris en 1869. 15 Sur la question du monopole des décorateurs à l’Opéra de Paris, voir Mathias AUCLAIR, « Les décors de scène à l’Opéra de Paris de 1810 à 1873 », De la scène au tableau : David, Füssli, Klimt, Moreau, Lautrec, Degas, Vuillard…, sous la direction de Guy COGEVAL et Beatrice AVANZI, Milan : Skira Flammarion, 2009, p. 220. 16 F-Po [PA 12 août 1863, article 1er. 17 Jean-Louis Chéret ne travaille pour l’Opéra de Paris qu’à partir de 1875. 18 F-Po [Estampes scènes Faust 6.

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L. Dumont, Gravure représentant les décors de Faust de Charles Gounod d’après les dessins d’Eugène Lamy, Opéra de Paris, 1869 © Bibliothèque nationale de France, F-Po [Estampes scènes Faust 6 Confrontée aux esquisses et maquettes en volume conservées dans les collections de la Bibliothèque-musée de l’Opéra, toujours difficiles à interpréter – car livrant des états des décors parfois difficiles à identifier –, elle apparaît comme la meilleure source pour connaître l’aspect réel des décors plantés sur la scène de l’Opéra de Paris pour la première de Faust dans ce théâtre. Encore en 1894, le souvenir de leur splendeur est bien vivace : à l’occasion de « la millième de Faust », Le Matin affirme que « de toutes les reprises de Faust, il n’y en a jamais eu de plus brillante que celle qui eut lieu à l’Opéra en 1869. […] Artistes, musiciens, décorateurs furent l’objet d’unanimes applaudissements. La musique, l’interprétation, la mise en scène, les décors, tout excita le plus vif

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enthousiasme19 ». Pourtant, les décors de la production de 1869 ne sont pas d’une totale nouveauté : ils doivent beaucoup à ceux du Théâtre-Lyrique et dans une moindre mesure, à ceux de la Porte Saint-Martin. En recrutant les décorateurs de ces deux théâtres, le directeur de l’Opéra n’a-t-il d’ailleurs pas tout fait pour qu’il en soit ainsi… ?

Les décors du Faust de la porte Saint-Martin : Certains décors décrits dans le livret du Faust d’Adolphe d’Ennery, créé le 27 septembre 1858 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, retiennent l’attention : Premier tableau : le laboratoire de Faust. Décor de M. Despléchin. À gauche, au premier plan, une entrée faisant face au public ; on y descend sur le théâtre par quelques marches. – Du même côté, au fond, une crédence sur laquelle sont des livres, des feuilles. – À droite, un fourneau d’alchimiste. – Du même côté, un plan au-dessus, une fenêtre et une porte.

Deuxième tableau : une place publique. [Décor de Despléchin ?] À gauche une église. – À droite, sur le devant de la scène, une taverne. Méphistophélès paraît par la trappe à la même place.

Cinquième tableau. Le jardin de Marguerite. Décor de M. Poisson. À gauche, premier plan, la maison de Marguerite. – Porte d’entrée faisant face au public. – Au rez-de-chaussée, dans un pan coupé, une fenêtre ; une autre à l’étage supérieur. – Tout près de la maison est une table. – au fond et à droite le jardin très ombragé. – Sur le devant, un banc.

Sixième tableau. À l’église. Décor de M. Poisson. Porche extérieur de l’église qui est à gauche. Le théâtre est faiblement éclairé.

Douzième tableau. Un site désolé. Décor de M. Thierry

Treizième tableau. Un cachot. Décor de M. Chéret.

Quatorzième tableau. L’apothéose. Décor de M. Chéret. Le théâtre représente : en haut, le Paradis, en bas, l’entrée de l’enfer. Sur le devant de la scène se trouvent Méphistophélès et Faust agenouillé près du lit. Quatre anges s’élèvent portant le corps de Marguerite. Il est tentant d’établir une correspondance entre les décors énumérés ci-dessus et ceux du cabinet de Faust (acte I, 1er tableau), de la kermesse (acte I, 2e tableau), du jardin de Marguerite (acte II), de l’église (acte III, 2e tableau), des

19 Le Matin, 14 décembre 1894.

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montagnes du Hartz (acte IV, 1er tableau), du cachot (acte V, 1er tableau) et de l’apothéose (acte V, 2e tableau) du Faust de Gounod à l’Opéra. Toutefois, aucun document iconographique représentant les décors décrits ci-dessus n’est conservé et l’examen des rares « traces » du spectacle de la Porte Saint-Martin ne fait pas apparaître de relations sensibles entre la scénographie du Faust d’Ennery et celle du Faust de Gounod à l’Opéra. Ainsi, le caractère néo- classique du palais ouvrant sur un jardin, dessiné par Édouard Despléchin pour servir de décor au quatrième tableau de l’ouvrage d’Ennery20, tout comme l’exotisme de la place publique en Inde imaginée par Charles Cambon pour le dixième tableau21 sont très éloignés de l’esthétique – qui regarde plutôt vers le Moyen âge et la Renaissance – des décors du Faust de l’Opéra. Enfin, les ruines qui servent de décor au troisième tableau du drame d’Ennery22, d’une part, et à la nuit de Walpurgis (acte IV, 2e tableau) du Faust de Gounod à l’Opéra23, d’autre part, auraient pu montrer des points communs en raison du caractère infernal des unes comme des autres. Cependant, elles sont conçues de manière fort différente : les décorateurs de l’Opéra, Auguste Rubé et Philippe Chaperon, campent une architecture à l’Antique dans le goût du temps24 tandis que Despléchin s’inspire plutôt des ruines romantiques et médiévales imaginées par Daguerre, par son associé Bouton ou par son collaborateur Hippolyte Sebron pour le Diorama25, et aussi par son maître, Pierre Luc Charles Cicéri, pour la création de Robert le Diable à l’Opéra26.

Les décors pour le Théâtre-Lyrique La parenté entre les décors du Théâtre de la Porte Saint-Martin et ceux de l’Opéra repose finalement sur des preuves assez minces : les descriptions

20 F-Po [MAQ A 80 : maquette en volume d’Édouard Despléchin pour le décor du quatrième tableau du Faust d’Adolphe d’Ennery (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 1858). 21 F-Po [Estampes scènes Faust 1 : gravure de Jules Worms d’après le décor de Charles Cambon pour le dixième tableau [et non le huitième tableau comme l’indique par erreur le titre de la gravure] du Faust d’Adolphe d’Ennery (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 1858). 22 F-Po [MAQ A 79 : maquette en volume d’Édouard Despléchin pour le décor du troisième tableau du Faust d’Adolphe d’Ennery (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 1858). 23 F-Po [MAQ A 90 : maquette en volume d’Auguste Rubé et Philippe Chaperon pour le décor du quatrième acte, deuxième tableau (La nuit de Walpurgis) du Faust de Charles Gounod (Opéra de Paris, 1869). 24 Mathias AUCLAIR, « La Grèce et l’Opéra de Paris au XIXe siècle », à paraître dans les actes du colloque La France et la Grèce au XIXe siècle (Athènes, 29-30 mars 2011). 25 Bernard COMMENT, The Panorama, London : Reaktion books, 1999, p. 57-61 et Isabelle JULIA, Jean LACAMBRE et Sylvain BOYER (dir.), Les années romantiques : la peinture française de 1815 à 1850, Paris : Réunion des musées nationaux, 1995, p. 435-436. 26 Mathias AUCLAIR, « Les décors de scène à l’Opéra de Paris de 1810 à 1873 », p. 219-220 et 235.

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données par le livret du drame d’Ennery et l’engagement par le directeur de l’Opéra de Charles Cambon et d’Édouard Despléchin qui ont travaillé pour le spectacle de la Porte Saint-Martin. La création de Faust de Gounod au Théâtre-Lyrique est mieux documentée et les sources iconographiques, plus nombreuses, mettent en lumière des relations étroites entre les décors de la création et ceux de la reprise à l’Opéra, en 1869. En effet, le Théâtre-Lyrique a créé des archétypes qui ont été repris, sans grand changement à l’Opéra : les maisons à pignons et les tonneaux devant la taverne de la Kermesse27, le puits et la maison cachée en partie par les frondaisons du jardin de Marguerite28. Cependant, l’Opéra veille toujours à tenir son rang et à se différencier nettement des théâtres de boulevard. L’un des décors – ou plutôt un rideau – du Théâtre-Lyrique a donc dû être repensé : la chevauchée de Faust et de Méphistophélès. Ce rideau est ainsi décrit dans le livret de mise en scène : Acte Cinquième / Premier tableau / Les Montagnes du Hartz / Un rideau au premier plan : ce rideau représente le pied des montagnes, çà et là quelques ossements humains, un gibet auquel sont attachés quelques corps ; des oiseaux de proies voltigent autour, ce rideau doit être hideux d’aspect afin 29 d’avoir une grande opposition avec l’autre décoration. (Nuit) Un tableau de Joseph Thierry que conserve la Bibliothèque-musée30 peut être rapproché de cette description, alors qu’il était identifié jusqu’à présent – sans preuve ni conviction – comme une interprétation peinte du décor de Cicéri pour Gustave III ou le Bal masqué de Daniel-François-Esprit Auber31 ou comme une évocation picturale de La Damnation de Faust d’Hector Berlioz.

27 Il convient de comparer l’interprétation gravée par Dumont du décor de la kermesse à l’Opéra en 1869 (F-Po [Estampes scènes Faust 6) et l’esquisse de Charles Gounod pour le même décor au Théâtre-Lyrique (F-Po [Esq. Cambon 204). 28 Comparer l’interprétation gravée par Eugène Lami du décor du jardin de Marguerite au Théâtre- Lyrique (F-Po [Estampes scènes Faust 2) et l’interprétation gravée du même décor à l’Opéra en 1869 (BnF, département des Arts du spectacle, 4-ICO THE-2839). 29 F-Po [B 398 (5) : mise en scène du régisseur général Arsène pour Faust, reproduisant vraisemblablement celle de la création de l’opéra de Charles Gounod au Théâtre-Lyrique (Collection de mises en scène rédigées par M. Arsène, régisseur général : Faust, Paris, impr. de Morris [1859]). 30 F-Po [Musée 655. 31 F-Po [Musée 273. Pour une reproduction et une notice sur ce décor, voir par exemple L’invention du sentiment : aux sources du Romantisme, Paris : Réunion des musées nationaux, 2002, p. 142-143.

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Joseph Thierry, La chevauchée de Faust et de Méphistophélès : esquisse pour le rideau du 1er tableau de l’acte V de Faust de Charles Gounod, Théâtre-Lyrique, 1859 © Bibliothèque nationale de France, F-Po [Musée 655 Présenté au Salon de 1866 sous le numéro 1828 et sous le titre « Faust32 », ce tableau est décrit par Théophile Gautier dans la nécrologie qu’il consacre au peintre : « Un Faust et un Méphistophélès passant auprès du gibet qui se laissait remarquer par la singularité fantastique de l’effet et la furie magistrale de l’exécution33 ». Sans doute ce tableau est-il l’esquisse du rideau imaginé par l’artiste pour la création de Faust au Théâtre-Lyrique, ou une évocation assez fidèle de ce dernier. Si Gautier perçoit le caractère « fantastique » de l’œuvre, le public du Théâtre-Lyrique, une dizaine d’année plus tôt, a été pris de dégoût devant le décor et en a demandé la suppression : Nous demandons qu’on supprime le tableau suivant qui représente des pendus et des squelettes ; l’imagination s’effraye de ce spectacle, on ferme les yeux pour ne pas voir. L’ouvrage est avant tout une œuvre musicale, il

32 Pierre SANCHEZ et Xavier SEYDOUX, Les catalogues des salons, Vol. VIII, 1864-1867, Dijon : L’échelle de Jacob, 2004. 33 La nécrologie que consacre Théophile Gautier à Joseph Thierry est parue dans Le Moniteur universel du 15 octobre 1866 et rééditée dans Théophile GAUTIER, Portraits contemporains, littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques, Paris : Charpentier, 1874, p. 340-344.

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n’a pas besoin du secours de ces épouvantemens, comme s’il s’adressait au public d’un théâtre de mélodrame34. Depuis Robert le Diable, l’Opéra puise sur les scènes de boulevard les trucs et inventions qui doivent donner plus de relief à ses décors35, mais encore faut-il que ces emprunts ne soient pas trop voyants et que le Législateur ne puisse pas accuser le directeur d’avoir contrevenu aux dispositions de son cahier des charges ! La chevauchée est donc confiée par le directeur de l’Opéra à Rubé et Chaperon qui, au lieu d’un grand rideau dans la veine fantastique et angoissante de Thierry, peignent pour cette scène – plus sagement ! – des praticables à l’effigie de Faust et de Méphistophélès à cheval, disposés devant le décor des montagnes du Hartz36. Une source exceptionnelle complète l’iconographie disponible autour de la création de Faust au Théâtre-Lyrique et met en lumière l’influence qu’ont exercé les peintres sur cette production : les souvenirs publiés en feuilleton dans Le Matin par le directeur du Théâtre-Lyrique, Léon Carvalho37. Ce dernier rapporte ainsi s’être entouré de bien des personnalités du monde des arts, parmi lesquelles Jean-Dominique Ingres, Eugène Delacroix, Horace Vernet, Gustave Doré et Édouard Louis Dubufe (dont la famille était alliée à celle de Gounod)38, et avoir bénéficié de leurs conseils : Personne n’avait appris au public que les décors avaient été confiés à Cambon et Thierry, deux maîtres restés illustres dans l’art de la décoration – cet art où la France n’est égalée par aucun pays ! Que les costumes avaient été l’objet de soins attentifs. Que leur confection avait nécessité cinq mois d’un travail acharné ; qu’il avait fallu fouiller les bibliothèques, courir les musées, rechercher les tapisseries, amasser les gravures ; qu’Albert Dürer, avec son merveilleux Triomphe de Maximilien, nous avait donné les reîtres, les lansquenets ; Hans Holbein, les bourgeois aux jupes plissées en rouleaux, vrai casse-tête chinois pour les coupeurs modernes ; que Burgkmair, Lucas

34 Gustave CHADEUIL, Le Constitutionnel, 28 mars 1859. 35 Catherine JOIN-DIÉTERLE, « Robert le Diable : le premier opéra romantique », Romantisme, 10/28 (1980), p. 159-160. 36 F-Po [Arch. Opéra 19 / 62 : Décompte des fournitures faites par Rubé et Chaperon en mars 1869 pour les décors de Faust [daté du 15 janvier 1870] : « Peint le groupe de Méphistophélès et de Faust à cheval ». Voir également la gravure de Dumont (F-Po [Estampes scènes Faust 6) qui représente cette scène. 37 Le Matin, 20 octobre, 3 novembre, 17 novembre, 1er décembre, 15 décembre, 29 décembre 1894, 12 janvier, 26 janvier, 9 février, 9 mars, 6 avril, 11 mai et 12 juin 1895. 38 Mathias AUCLAIR, « Charles Gounod, la peinture et l’opéra », dans Mireille Gounod : catalogue publié à l’occasion des représentations de Mireille et de l’exposition Gounod, Mireille et l’opéra (8 septembre-18 octobre 2009, Palais Garnier), Paris : Opéra national de Paris, 2009, p. 133-139.

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Cranach avaient été mis à contribution. Quelle patience il a fallu pour donner aux habillements si merveilleusement pittoresques de cette époque la forme et la grâce indiquées par les exemples que nous avions sous les yeux ! La curiosité amicale était cependant grande autour de Faust. Les dernières répétitions générales d’un caractère et d’un charme tout particuliers étaient suivies par Ingres, Delacroix, Pinguilly-Laridon, E. Giraud, Horace Vernet qui m’avaient aidé à faire étudier à tous nos artistes les gestes et les attitudes familières aux personnages représentés par les maîtres peintres et graveurs du seizième siècle. Le général Mellinet, Berryer, Émile Ollivier, Mathieu, Nogent, Saint-Laurens, Philippe Gille, Nicolet, E. Legouvé dont nous recherchions les conseils, Gustave Doré, A. Caïn, Mène, Dubuffe [sic], Pascal, le docteur Cabarrus, et combien encore, suivaient avec intérêt le travail dont allait sortir ce Faust de Gounod39. Carvalho avance même qu’à cette occasion, Gustave Doré lui aurait donné des dessins : Gustave Doré avait fait près de cent dessins, créations fantastiques de son cerveau. Que sont devenus ces dessins, et beaucoup de choses encore ? Récompense à qui me les rendra40 ! Il est vrai qu’à cette époque, Doré vient notamment d’illustrer les Contes drolatiques de Balzac41 dans lesquels bien des scènes auraient pu inspirer les décors de Faust. Ainsi, dans L’héritier du diable, le « guardien de bestes » fait paître ses moutons dans une vallée montagneuse qui ressemble aux montagnes du Hartz42. De même, la composition d’angelots volants qui sert d’illustration d’ouverture au « Premier dixain » évoque les apothéoses baroques et donc aussi celle de Marguerite43. De même, enfin, les représentations du diable évoquent l’univers de Faust44 tandis que les intérieurs de maison Renaissance au lourd mobilier et éclairés par une croisée45, les carrefours à l’architecture médiévale46,

39 Le Matin, 1er décembre 1894. 40 Le Matin, 17 novembre 1894. 41 Les contes drolatiques : colligez ez abbayes de Touraine et mis en lumière par le sieur De Balzac pour l'esbattement des pantagruelistes et non aultres ; ill. de 425 dessins par Gustave Doré, Paris : Société générale de librairie, 1855. 42 Les contes drolatiques, Paris : Garnier frères, 7e éd. [1867], p. 107. À rapprocher de la gravure représentant le décor d’Auguste Rubé et Philippe Chaperon pour la vallée du Brocken (F-Po [Estampes scènes Faust 8). 43 Les contes drolatiques, p. 1. À rapprocher des projets de décor d’Édouard Despléchin pour l’apothéose de Marguerite (F-Po [MAQ A 93). 44 Même référence, p. 355, 395. 45 Même référence, p. 178. 46 Même référence, p. 47.

! 12 bruzanemediabase.com ! L’interprétation lyrique de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle : du livret à la mise en scène. Mars 2011. Mathias AUCLAIR & Pauline GIRARD, « Les décors de Faust à l’Opéra de Pars (1869-1908). »

les gibets47 et les cachots sordides48 rappellent la chambre de Marguerite, la place publique, la chevauchée de Faust et Méphistophélès telle qu’elle avait été imaginée par Joseph Thierry et la prison de Marguerite. Eugène Delacroix, lui aussi, aurait donné des dessins à Carvalho ainsi que le rapporte Émile Giraud : Les amis du théâtre étaient nombreux parmi les artistes, les hommes de lettres, les érudits. […] L’avis d’Eugène Delacroix était particulièrement précieux. Le maître incomparable, en effet, avait publié trente ans plus tôt des lithographies célèbres évoquant la légende de Faust. M. Carvalho s’en inspira pour la mise en scène. Delacroix suivait assidûment les répétitions. Il ajouta à ces dessins […] un certain nombre de croquis. Gustave Doré en improvisa plusieurs, lui aussi. M. Carvalho les avait précieusement gardés au Théâtre-Lyrique, au Vaudeville, puis à l’Opéra- Comique. Ces œuvres, d’un vif intérêt, ont malheureusement disparu à la suite de l’incendie de ce dernier théâtre en 1887 ; de même les dessins de Giraud. Ainsi furent perdus de curieux et précieux documents pour l’histoire du théâtre. Il est rare, en effet, que des auteurs et un directeur aient pour collaborateurs et pour dessinateurs de costumes des Delacroix et des Ingres49. Dans quelle mesure Giraud ne surinterprète-t-il pas les propos de Carvalho publiés dans Le Matin ? Carvalho évoque bien les dessins perdus de Gustave Doré, mais ne dit rien d’aussi précis quant à Eugène Delacroix. En tout cas, il ne fait pas de doute que la série d’illustrations de Delacroix pour le Faust de Goethe50 a inspiré les décors du Théâtre-Lyrique, la mise en scène de Carvalho et aussi le graveur qui a interprété – assez fidèlement – les décors de la production de l’Opéra en 1869. En 1869, lorsque Émile Perrin donne la première de Faust de Charles Gounod à l’Opéra, il fait certes entrer un ouvrage lyrique de plus au répertoire de son théâtre, mais il assimile surtout le précieux apport artistique de tous les artistes qui ont entouré et conseillé Léon Carvalho au moment de la création, dix ans plus tôt.

47 Même référence, p. 435. 48 Même référence, p. 385 et dans une moindre mesure p. 477. 49 Émile GIRAUD, L’Art français, 15 décembre 1894 (numéro paru pour la millième de Faust). 50 Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer. Ornée d'un portrait de l'auteur, et de 17 dessins composés d'après les principales scènes de l'ouvrage et exécutés sur pierre par M. Eugène Delacroix, Paris : C. Motte, Sautelet, 1828.

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Eugène Delacroix, Le duel : lithographie pour Faust, tragédie de M. de Goethe, traduite en français par M. Albert Stapfer, Paris, C. Motte, Sautelet, 1828 © Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-YH-17

La rue ou la place publique : estampe d’après le décor de Charles Cambon pour le 3e tableau de l’acte III de Faust de Charles Gounod, Opéra de Paris, 1869 © Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle, 4° ICO THE 2839

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Les décors de Faust de 1869 à 1893 De 1869 à 1893, l’Opéra a produit trois séries de décors pour Faust51 qui sont sinon identiques, du moins très similaires : il n’est pas toujours facile de rendre à leurs productions respectives les images qui nous sont parvenues. Dans ces conditions, pourquoi ces décors ont-ils été refaits ? En 1875, les dimensions de la scène du Palais Garnier – la nouvelle salle de l’Opéra depuis le 5 janvier – imposent de revoir les décors de toutes les productions. En 1893, c’est l’usure du matériel scénique qui est à l’origine de sa réfection52. Ces nouveaux décors, entreposés au Palais Garnier, échappent à l’incendie du magasin des décors de l’Opéra rue Richer, le 6 janvier 1894. Si les décors de ces trois productions se ressemblent beaucoup, c’est parce que les directeurs souhaitent conserver autant que possible la scénographie de 1869. Ainsi certains tableaux restent-ils quasi inchangés : ceux de la kermesse, de la chambre de Marguerite, du Walpurgis et, dans une moindre mesure, du cabinet de Faust. Malgré des changements de détails, l’impression d’ensemble qu’ils donnent reste la même. D’autres tableaux, en revanche, varient beaucoup plus : celui de l’église est complètement modifié en 1893. Ceux de la place publique et du jardin de Marguerite subissent des changements à chaque production. Alors que la mise en scène d’origine reste la référence et que bien des décors restent inchangés, pourquoi ces quelques tableaux sont-ils renouvelés ? C’est la réception de ces décors par le public qui apporte une partie des réponses à cette question. Certes, les comptes rendus de spectacles sont toujours à lire avec prudence et rares sont les critiques qui commentent les décors en détail, mais des constantes se dégagent. La production de 1875 provoque ainsi une réaction générale de surprise, voire de rejet, devant les couleurs des nouveaux décors. Les documents iconographiques conservés ne mettent en évidence rien de tel53, mais les commentaires sont unanimes : le jardin de Marguerite est trop vert, les tons sont criards, voire clinquants. La direction Halanzier est accusée

51 Ces trois séries de décors ont été créées à l’occasion des productions de Faust à l’Opéra dont les premières ont eu lieu le 19 mars 1869, le 6 septembre 1875 et le 4 décembre 1893. 52 Charles DARCOURS, « Les Théâtres. Opéra. Reprise de Faust », Le Figaro, 6 décembre 1893, p. 6. 53 Les décors de cette production ne sont connus que par les maquettes en volume (F-Po [MAQ 34 à 42), et par les photographies de ces maquettes (F-Po [B 69). Les maquettes en volume, dessinées à l'encre et au lavis, sont très peu colorées, à l'exception de celle de Jean-Baptiste Lavastre pour le jardin (MAQ 36). Mais aucun document ne peut donner une idée des véritables couleurs posées lors de la réalisation du décor lui-même.

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par ses ennemis d’avoir cru bien faire en faisant peindre en couleurs vives et en faisant éclairer beaucoup, mais d’avoir obtenu un résultat de mauvais goût : On a adopté une gamme de tons durs et criards, sans demi-ton, sans ombres, mettant tout dans la lumière pleine et ne recherchant l’effet que dans l’opposition brutale des couleurs et je ne sais quel papillotage tapageur54.

Un sauvage, transporté de son désert au milieu de l’orchestre, serait sans nul doute charmé de tant de couleurs criardes. Mais est-ce bien à réjouir des sauvages qu’est destiné l’Opéra55 ? Un pas vers la couleur est franchi avec cette production, car vingt ans plus tard, en 1893, les remarques de ce type sont bien moins nombreuses alors que les couleurs des maquettes nous paraissent encore plus kitsch56. Par ailleurs, les critiques ont coutume de citer les décors qui les ont frappés et lors de chaque production, ce ne sont pas les mêmes qui provoquent leur admiration. En 1869, l’église, le jardin et le Walpurgis sont distingués. En 1875, les louanges se concentrent sur le tableau de la place publique. Le jardin et le Walpurgis, inversement, sont très critiqués. En 1893, aucun décor ne plaît particulièrement aux critiques. Certains signalent l’église et la place publique, mais la belle unanimité de 1875 est passée57. Cette évolution correspond-elle à un changement du goût dans la perception de l’œuvre musicale elle-même ? Répond-t-elle à une évolution de l’appréciation de certains passages par le public ? Est-elle liée à l’interprétation qui met en valeur certains moments plutôt que d’autres ? Tous ces facteurs et l’effet produit par les décors se combinent et les réactions du public ont sans doute motivé certaines modifications de décors. Cependant, d’autres paramètres sont entrés en jeu comme le révèlent les évolutions de deux décors qui ont particulièrement retenu l’attention : l’église et la place publique. En 1859, Cambon propose au Théâtre-Lyrique un

54 Charles DE LA ROUNAT, « Causerie dramatique », Le XIXe siècle, 14 septembre 1875 (F-Po [dossier d'œuvre Faust) 55 Eugène TASSIN, « Chronique théâtrale », Le Messager de Paris, 12 septembre 1875 (F-Po [dossier d'œuvre Faust). 56 Maquettes en volume : F-Po [MAQ 34ter à 42ter. Voir aussi les esquisses de Philippe Chaperon pour le décor du cabinet de Faust (F-Po [D 345 II, 13 ; projet non réalisé), et de Cornil pour le décor de la chambre de Marguerite (F-Po [Esq. O 1908). 57 Journaux examinés pour ces trois productions : Le Figaro, Le Gaulois, Le Journal des Débats, Le Ménestrel, Le Petit Journal, La Presse, Le Siècle, Le Temps. Ces titres sont complétés par les coupures de presse figurant dans le dossier d'œuvre Faust (F-Po).

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spectaculaire changement à vue qui doit transformer la place publique en intérieur d’église, car lors de la création, le troisième acte se termine sur le tableau de l’église. La plantation reproduite dans la mise en scène imprimée du Théâtre-Lyrique indique que ce décor est assez symétrique, deux piliers de chaque côté soutenant un arc cintré qui ouvre sur une perspective de colonnes58. Le décor de l’église de 1869 est tout différent. C’est sans doute une invention d’Émile Perrin lui-même : un croquis de sa main figure dans le dossier de cette production conservé aux Archives nationales59.

Émile Perrin, L’église : croquis pour le décor du 2e tableau de l’acte IV de Faust de Charles Gounod, Opéra de Paris, 1869 © Archives nationales [AJ13 506 L’ancien peintre devenu directeur de l’Opéra exploite de façon magistrale des procédés classiques, mais toujours efficaces, pour rendre l’impression

58 Collection de mises en scène rédigées par M. Arsène, régisseur général : Faust, p. 21-26. 59 Archives nationales [AJ13 506.

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d’accablement de Marguerite. Le décor est peu profond, planté très en avant : il occupe seulement trois plans. Pour suggérer l’immensité de la cathédrale, seule la partie inférieure d’un pilier central est montrée. À gauche et à droite, le public aperçoit la nef et un bas-côté, sans avoir bien conscience de la façon dont ces espaces s’organisent. Ce qu’il perçoit, c’est un monument gothique dont les voûtes sont tellement hautes qu’elles ne peuvent être vues. Marguerite est agenouillée sur un prie-Dieu devant le pilier central. Méphisto lui apparaît derrière la balustrade à droite, qu’il ne franchit pas, car il ne peut pénétrer totalement dans ce lieu sacré. Un effet de lumière filtrant à travers les vitraux, que les images qui nous sont parvenues ne restituent pas60, mais que les spectateurs décrivent, contribue à rendre une atmosphère fantastique61. Les critiques qui rendent compte de cette production commentent rarement les décors : ils se concentrent sur les changements apportés à l’œuvre pour son entrée au répertoire de l’Opéra et sur l’interprétation de Christine Nilsson, dont le talent semble avoir mieux rendu que Caroline Carvalho, la créatrice du rôle de Marguerite, les moments les plus passionnés, comme celui, précisément, de l’église. Or ce décor de l’église est, avec celui de la nuit de Walpurgis, un de ceux qui les a le plus frappés : Le changement de décor qui montre l’intérieur de la cathédrale est d’un très bel effet. Le soir est venu, le chœur est sombre, et les derniers rayons du jour se jouent à travers les vitraux, éclairent d’une lumière étrange les dalles sacrées ; on sent qu’il va s’y passer quelque chose de surnaturel62. En 1875, le décor est refait quasiment à l’identique, toujours sous la direction de Cambon. Quelques détails changent. La balustrade est plus ornée et deux anges y sont placés63.

60 La gravure de Dumont restitue cette scène (F-Po [Estampes scènes Faust 6). 61 Cet effet a fait l'objet de réglages scrupuleusement consignés par Charles Nuitter dans ses notes sur la répétition du 20 février : « La coloration et les contours du reflet des vitraux. (Trop de rouge d'après Garnier) », Archives nationales, AJ13 506. Par ailleurs, un inventaire des dispositifs électriques utilisés à l'Opéra entre 1850 et 1869 indique qu'il était prévu pour cette scène de l'église un « système optique » assez coûteux (200 F.), Archives nationales [AJ13 1188- 1189. 62 Gaston PÉRODEAU, Le Yacht, 14 mars 1869 (F-Po [dossier d'œuvre Faust). 63 Maquette en volume : F-Po [MAQ 38. Photographie de la maquette en volume : F-Po [B 69. Esquisse de Cambon : F-Po [Musée 181.

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Charles Cambon, L’église : esquisse pour le décor du 2e tableau de l’acte III de Faust de Charles Gounod, Opéra de Paris, 1875 © Bibliothèque nationale de France, F-Po [Musée 181 En 1893, en revanche, ce décor est définitivement remisé pour laisser place à celui de Cornil, qui paraît beaucoup plus plat, car dépourvu de l’effet d’écrasement engendré par la représentation de la seule partie basse du pilier central. Pourquoi avoir abandonné cette version, pourtant si efficace ? Est-ce parce que le décor ne suscite plus aucun commentaire ? Parce que l’effet de lumière est suranné ? En 1869 déjà, un unique critique grincheux le trouve raté : Quant à l’effet des « vitraux » il est faux, car si le jour est au-dehors, l’intérieur de la cathédrale est trop sombre, et, si c’est la nuit, les vitraux sont trop éclairés. Néanmoins, le public béat l’a trouvé original64.

64 H. DUMONT, La Comédie, 7 mars 1869, p. 2.

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Sans doute aussi faut-il inventer un décor qui permette le nouveau jeu de scène imaginé pour l’apparition de Méphisto. Marguerite n’est plus apostrophée par ce dernier depuis la balustrade, mais le pilier central, qui est en réalité creux et fermé par un fin grillage, s’éclaire, et Méphisto depuis l’intérieur du pilier vient troubler Marguerite comme une voix de l’au-delà.

L’église : photographie du décor de Cornil pour le 2e tableau de l’acte III de Faust de Charles Gounod, Opéra de Paris, 1893 © Bibliothèque nationale de France, F-Po [Scènes Photos Faust 1908 Cet effet de mise en scène est l’occasion d’utiliser un nouveau procédé technique, facilité par l’éclairage électrique qui a définitivement évincé le gaz sur la scène de l’Opéra depuis 188765. Ce système d’éclairage plus souple, combiné à l’utilisation de la toile métallique pour fermer le pilier, permet des effets d’opacité ou de transparence selon que cette trame est éclairée par-devant ou par-derrière. Le changement du décor de l’église est relevé par certains commentateurs qui, comme Charles Darcours du Figaro, apprécient cette dématérialisation de Méphisto66. Faut-il voir dans ce détail un premier pas vers une mise en scène plus symboliste et moins puérilement fantastique ? En fait, ce

65 Archives nationales [AJ13 1188-1189. 66 DARCOURS, « Les Théâtres. Opéra. Reprise de Faust ». Voir aussi la description donnée par MONSIEUR TOUT LE MONDE, « La soirée parisienne. Faust », L'Écho de Paris, 6 décembre 1893.

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sont les nouvelles possibilités créées par l’éclairage électrique qui sont bien les principales causes de cette modification du décor de l’église. Mais cette nouveauté est bien vite démodée. En 1908, un critique avoue ne pas regretter que Méphisto « n’apparaisse plus à l’intérieur d’un massif pilier d’église devenant transparent, tel un piment dans un bocal de “pickels”67 ». Si ce décor de l’église a suscité des commentaires divers selon les productions, celui de la place publique devient, au fil des années, une sorte de clou du spectacle, d’autant qu’il est agrémenté par le chœur du retour des soldats. Pour des raisons multiples, ce décor change à chaque mise en scène. Il est possible, en effet, que cette place publique ait excité davantage l’imagination des décorateurs, ou que leurs efforts se soient portés de préférence sur ce décor, car il était plus qu’un autre propre à faire de l’effet. Des contraintes de mise en scène ont pu également conduire à en modifier la plantation. Bien que Cambon soit l’auteur des décors de 1869 et de 1875, ses visions diffèrent sensiblement entre les deux productions. Le décor de 1869 ne semble pas avoir suscité d’admiration particulière68 et les commentaires se portent essentiellement sur le décor de l’église, du jardin et du Walpurgis. Le décor de 1875 apporte un changement radical. Bien sûr, il présente toujours les éléments indispensables : la maison de Marguerite au premier plan et une porte de ville, au fond, surmontant un praticable par lequel arrivent les soldats. Léon Carvalho, qui dirige alors la mise en scène, connaît bien l’œuvre qu’il a créée au Théâtre-Lyrique et peut-être estime-t-il que ce tableau offre des possibilités insuffisamment exploitées dans la production précédente. Quoi qu’il en soit, Cambon conçoit un décor qui est cette fois très remarqué : À ses pieds, la ville aux toits triangulaires, aux clochers aigus ; au loin la montagne estompée, sur laquelle se détache la silhouette d’un vieux burg, dont la porte ébréchée laissant pendre le pont-levis semble la gueule édentée de quelque fauve accroupi. Deux statues de chevaliers bardés de pierre font sentinelle à l’entrée de la rue escarpée qui monte à la porte monumentale de la ville. Les tambours roulent, les étendards flottent, les longues épées

67 Auguste BOISARD, article non identifié (paru sans doute dans Le Monde illustré en 1908), BnF, département des Arts du spectacle, 4-ICO THE-2919. 68 Décor reproduit dans deux illustrations extraites de la presse : dans la gravure de Dumont, déjà citée, F-Po [Estampes scènes Faust 6, et dans Cosson SMEETON, Académie Impériale de musique. Faust, scène du duel. (Décor de MM. Rubé et Chaperon), BnF, département des Arts du spectacle, 4-ICO THE-2839. Dans cette dernière image, le décor est attribué par erreur à Rubé et Chaperon.

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étincellent ; on entend le cliquetis des armures, les fanfares des cuivres : voilà les soldats, place aux vainqueurs ! Le tableau est tout à fait imposant69.

La rue ou la place publique : photographie de la maquette en volume du décor de Charles Cambon pour le 3e tableau de l’acte III de Faust de Charles Gounod, Opéra de Paris, 1875 © Bibliothèque nationale de France, F-Po [Scènes Photos Faust 1908 Une seule voix discordante s’élève, celle de Charles de La Rounat dans Le XIXe siècle. La Rounat a été directeur du théâtre de l’Odéon de 1856 à 1867 et parle donc en expert. Peut-être a-t-il aussi une inimitié de principe vis-à- vis d’Olivier Halanzier, alors directeur de l’Opéra, pour le traiter avec aussi peu de ménagements, mais celle-ci n’enlève pas leur intérêt à ses critiques : il juge que le décor de la place publique est techniquement déjà dépassé, car il occasionne de fâcheuses incohérences de perspective : Le décor du troisième acte, avec son grand praticable, est naturellement celui qui produit le plus d’effet, malgré les fautes de perspective qui en résultent inévitablement […] Une longue pente dominée par une arche occupe la gauche du théâtre, et c’est par là que descendent les soldats, leur musique et la foule qui les acclame. Au premier aspect, l’œil du spectateur, distrait par le mouvement et le bruit ne s’aperçoit pas que l’arcade est trop petite et que les maisons situées en haut de la rampe ne sont pas en proportion avec les hommes. Si les points de rapport subsistaient longtemps, l’inconvénient deviendrait sensible. Aussi, dès que tous les

69 Armand GOUZIEN, L'Événement, 9 septembre 1875, F-Po [Dossier d'œuvre Faust. ! 22 bruzanemediabase.com ! L’interprétation lyrique de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle : du livret à la mise en scène. Mars 2011. Mathias AUCLAIR & Pauline GIRARD, « Les décors de Faust à l’Opéra de Pars (1869-1908). »

personnages sont en scène, quelques enfants garnissent la partie inférieure du praticable et les deux tiers supérieurs restent vides, ce qui n’est pas d’un bon effet70. Ce problème de perspective est encore accentué par la forte pente du praticable. C’est une des raisons qui conduisent Cornil à proposer une autre solution lors de la production suivante, en 1893. Cornil revient à un parti proche de celui de 1869, avec un praticable plus discret, moins pentu et placé sur un plan plus éloigné. Toutefois, le décorateur a souhaité apporter sa touche personnelle en ouvrant le tableau sur un arrière-plan de campagne paisible, ce qui crée un véritable contraste avec la ville fantastique et oppressante imaginée par Cambon en 187571.

La rue ou la place publique : estampe d’après le décor de Cornil pour le 3e tableau de l’acte III de Faust de Charles Gounod,Opéra de Paris, 1893 © Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle [4° ICO THE 2919 La comparaison des décors de ces trois productions de Faust, de 1869 à 1893, rend évidente, malgré les quelques modifications, la permanence de la mise en scène initiale, celle d’Émile Perrin. Faust forme un tout et l’œuvre textuelle et

70 Charles DE LA ROUNAT, « Causerie dramatique », Le XIXe siècle, 14 septembre 1875, F-Po [dossier d'œuvre Faust. 71 Décor de 1875 par Cambon : maquette en volume (F-Po [MAQ 39) et photographie de la maquette en volume (F-Po [B 69 et Scènes Photos Faust 1908). Décor de 1893 par Cornil : maquette en volume (F-Po [MAQ 39ter), photographie de la maquette en volume (F-Po [B 69, reproduite dans BnF, département des Arts du spectacle, 4-ICO THE 2919), photographie d'un projet de maquette en volume et du décor en scène (F-Po [D 291 et Scènes Photos Faust 1908).

! 23 bruzanemediabase.com ! L’interprétation lyrique de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle : du livret à la mise en scène. Mars 2011. Mathias AUCLAIR & Pauline GIRARD, « Les décors de Faust à l’Opéra de Pars (1869-1908). »

musicale est, aux yeux des contemporains, inséparable de sa concrétisation scénique. Dans ce contexte, les micro-changements opérés dans les dernières années du siècle n’en prennent que plus de signification. Ils sont la manifestation de la part de liberté créatrice des directeurs ou des décorateurs dans un cadre implicitement très contraint72. Certes, les motivations ont pu en être diverses, mais un véritable changement d’atmosphère, lié à l’arrivée de l’électricité sur la scène de l’Opéra, s’opère entre les productions de 1875 et 1893 : les tableaux dessinés par Cambon dans un style romantique et fantastique proche de celui de la création au Théâtre-Lyrique, sont refaits par Cornil dans un esprit bien différent, plus net, plus coloré, mais moins poétique et moins évocateur. Avec cette dernière production, Faust s’installe dans la convention et perd de sa magie, ainsi que le dit à mot couvert Raoul Toché, le Frimousse du Gaulois : « Tout est frais, pimpant et confortable. Les appartements ont subi d’importantes réparations, la verdure est à point et les manches à balais des sorcières, eux-mêmes, ont l’air de sortir d’une boîte73. »

Les décors de Faust en 1908 En 1908, la nouvelle production de Faust se démarque nettement des précédentes. Le contexte et les enjeux ne sont plus les mêmes. Ce Faust est le spectacle d’inauguration du nouveau directorat de Messager et Broussan, successeurs de Pedro Gailhard qui a régné à l’Opéra pendant plus de 20 ans. Il ne peut donc s’agir d’une simple réfection, il faut montrer au public ce que sera la politique de la nouvelle direction, et aux commanditaires et au gouvernement qu’ils ont bien fait de miser sur la nouvelle équipe74. Le choix de reprendre Faust semble avoir été le fruit d’un compromis bien pesé. Les goûts musicaux d’André Messager l’auraient sans doute fait pencher vers une œuvre moins consacrée et plus moderne, mais il a conscience, en même temps, qu’il ne faut effaroucher ni son public ni ses commanditaires. Car l’aventure dans laquelle se lancent les nouveaux directeurs est aussi bien artistique que financière. Justement nanti d’une réputation de moderniste, Messager comprend qu’il vaut mieux, d’abord, rassurer et gagner le public, lui garantir qu’il n’entendra pas seulement du Wagner et du Chabrier. Mais dans le

72 Voir Isabelle MOINDROT, « Le répertoire au fil du temps, du Romantisme à 1914. Création, remises, reprises », Le répertoire de l'Opéra de Paris (1671-2009), analyse et interprétation, sous la direction de Michel NOIRAY et Solveig SERRE, Paris : École des Chartes, 2010, p. 338- 346. 73 Raoul TOCHÉ, Le Gaulois, 5 décembre 1893, p. 3. 74 Karine BOULANGER, « Reprises, nouvelles productions et créations : la mise en scène à l'Opéra de Paris sous la direction d'André Messager et Leimistin Broussan (1908-1914) », Le répertoire de l'Opéra de Paris (1671-2009), analyse et interprétation, p. 347-348.

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même temps, il faut que les directeurs fassent sentir qu’ils apportent quelque chose de neuf. Le spectacle d’inauguration doit donc être à la fois classique et moderne, et moderne sans être révolutionnaire. Dans ce contexte, Faust est parmi les opéras du répertoire l’un des meilleurs choix possible. Un opéra consacré, mais pas aussi usé que les grands opéras de Meyerbeer et qui prête donc moins le flanc aux critiques des éléments « avancés » du public ; un juste milieu en somme, dont les décors ont à peine bougé depuis son entrée au répertoire de l’Opéra, près de quarante plus tôt. Un dépoussiérage de Faust par un complet renouvellement de la mise en scène et une attention nouvelle portée à l’interprétation musicale constituent donc une excellente forme de compromis pour le lancement de la nouvelle direction. D’autant que Faust, même avec ses « vieux » décors, fait toujours recette. Le renouvellement de la production n’obéit pas à une nécessité matérielle et prend, de ce fait, des allures de manifeste esthétique, « pour rien, pour le plaisir et pour l’honneur » comme le note Pierre Lalo dans Le Temps75. Le lancement en est donc soigné. La réouverture de l’Opéra s’accompagne d’une restauration assez poussée de la salle de spectacle et de la modernisation des loges, du buffet, de l’éclairage du grand foyer, toutes mesures destinées à augmenter le confort des spectateurs. Le budget et la durée prévue pour les travaux n’ont pas permis, cependant, d’apporter les améliorations souhaitées aux équipements techniques de la scène. Les soirées d’inauguration sont bien préparées. La presse quotidienne, sans doute abreuvée de petites nouvelles, se fait complaisamment l’écho de la générale de gala du 25 janvier, à laquelle assiste le président de la République, et de la première du 27 janvier. Elle souligne et commente abondamment, comme elle a été incitée à le faire, les nouveautés de la mise en scène. Nouveautés ? Vues du XXIe siècle, elles nous paraissent assez minces. « Révolution », proclame en première page le critique de L’Humanité, pour qui ce spectacle est un « chambardement » : Ça n’a l’air de rien ? C’est énorme. Car si la tradition, chère à M. Barrès et à M. Paul Bourget semblait avoir encore un asile inviolable et sacré, c’est assurément au théâtre […] Et où cette horreur se passe-t-elle ? À l’Opéra, à cette Académie Nationale qui devrait donner le bon exemple. MM. Broussan et Messager sont de grands, de grands coupables76.

75 Pierre LALO, Le Temps, 28 janvier 1908. 76 Victor SNELL, « Révolution », L'Humanité, 28 janvier 1908, p. 1.

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Avant d’examiner en détail les changements apportés aux décors et aux costumes, il convient de souligner l’apparition d’un personnage inédit dans l’équipe de direction. Aux côtés de l’administrateur Marius Gabion et du metteur en scène Paul Stuart, Pierre Lagarde est nommé « directeur artistique de la scène ». La plupart des journalistes se méprennent d’ailleurs sur ce titre de directeur et le présentent comme un des directeurs de l’Opéra au même titre que Messager et Broussan. C’est dire l’importance du rôle qu’il a joué, du moins dans cette première production de la nouvelle direction. Cela souligne aussi l’ambiguïté de son statut, car il a quand même fait partie officiellement des candidats à la succession de Pedro Gailhard77. Né en 1853, Pierre Lagarde est l’élève du peintre décorateur Alexis-Joseph Mazerolle (1826-1889) et du portraitiste et peintre d’histoire Édouard Louis Dubufe (1820-1883). Il expose régulièrement au Salon depuis 1878 et se spécialise notamment dans la peinture militaire et dans les grands ensembles décoratifs : il travaille à la décoration de l’Hôtel de Ville, du restaurant Le Train bleu et à celle de la mairie du XVe arrondissement. Pierre Lagarde est donc chargé de superviser toute la mise en scène de Faust, du moins les décors et les costumes, la direction des chanteurs et des figurants étant laissée au régisseur Paul Stuart. Un peintre de chevalet chargé de concevoir l’ensemble d’une production : cela se pratiquait déjà dans certains théâtres d’avant-garde, mais cela ne s’était jamais vu à l’Opéra. C’est ordinairement le directeur qui se charge de ce soin. L’Opéra innove en intégrant un peintre à l’équipe directoriale. Ce nouveau rôle dévolu à Pierre Lagarde est à soi seul une petite révolution. Qu’en a-t-il fait ? Pierre Lagarde n’est pas un artiste d’avant-garde, mais plutôt un peintre académique peu éminent, quoi qu’en disent les journalistes. Sa nouvelle vision de Faust se limite finalement à un parti de fidélité et de vraisemblance historique, à un surcroît de réalisme. Ce parti semble aller de soi pour les commentateurs, et rares sont ceux qui le contestent : certains le font pour de « mauvaises raisons ». Edmond Stoullig par exemple, vieux routier de la critique, regrette une tradition qui faisait la part plus belle au surnaturel, mais c’est en réalité la tradition qu’il regrette plus que le surnaturel lui-même78. Georges Pioch en revanche, élément de cette jeune garde intellectuelle qui considère l’opéra de Gounod comme une œuvre surannée, laisse entendre

77 Le Ménestrel, 23 septembre 1906, p. 298. 78 Edmond STOULLIG, Annales du théâtre et de la musique, t. 34, 1909, p. 5.

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qu’une telle recherche de réalisme accentue le côté anecdotique qui est précisément l’un des plus grands défauts de l’adaptation par Barbier et Carré de la légende de Faust. Pioch est l’un des rares à s’interroger au fond sur l’intérêt du principe de réalisme retenu pour la nouvelle production : On peut contester la nécessité de donner aux costumes et aux décors de Faust l’attrait de l’exactitude. M. Lagarde a fait sur Faust des recherches et des découvertes qui l’honorent. Elles honorent aussi Jules Barbier et Michel Carré ; et cela, personnellement, m’agace79. La grande masse des commentateurs, cependant, adhère à cette recherche de l’exactitude historique. Une polémique, dans Le Temps, a d’ailleurs précédé la remise à la scène de ce Faust. Le musicographe Jules Combarieu soutenait que Goethe avait situé son Faust au Moyen âge, tandis que Jean Marnold le plaçait au XVIe siècle. Le fait que cette dernière époque ait été finalement retenue n’est pas ce qui importe, mais que la question ait pu être l’objet d’un très sérieux débat dans un très respectable journal. La reconstitution historique est donc minutieuse, mais c’est dans les costumes plus que dans les décors qu’elle apporte les changements les plus radicaux. Ce sont aussi ces nouveaux costumes qui suscitent parfois les critiques tandis que les décors sont moins controversés80. Pierre Lagarde et les nouveaux directeurs innovent cependant en faisant appel pour les décors de leur Faust à de jeunes décorateurs qui n’avaient encore jamais travaillé pour l’Opéra : à Eugène Simas est confié le tableau du jardin de Marguerite. Eugène Ronsin, quant à lui, doit réaliser les actes IV et V, qui comportent chacun un changement à vue, ce qui le conduit à imaginer quatre tableaux. Il est l’inventeur, sans doute, des décors les plus novateurs de cette production… Le souci de réalisme qui domine la vision de Pierre Lagarde se manifeste en premier lieu dans un refus de l’élément décoratif gratuit et du bric-à-brac romantique. Si le lieu doit être austère ou intime, il l’est véritablement. Ainsi le cabinet de Faust, véritable caverne d’Ali-Baba depuis Cambon, se transforme en

79 Georges PIOCH, « La réouverture de l'Opéra », Musica, mars 1908, p. 47. 80 « Au lieu d'un diable tout de noir habillé pour passer inaperçu parmi les bourgeois de la ville, j'eusse présenté un Satan sensationnel d'un beau rouge écarlate. Au lieu d'un Faust à l'aspect de toréador et d'une Gretchen hollandaise (voyez la réclame du cacao Bensdorp), j'eusse tranquillement rétabli le grand seigneur Renaissance et la Marguerite aux nattes légendaires. » (STOULLIG, Annales du théâtre et de la musique.)

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une cellule quasi monastique dans la nouvelle production81. Il en est de même pour le décor de la chambre de Marguerite, dans lequel on ne craint pas de suggérer le lit, probable lieu de la chute de Marguerite, par une alcôve fermée par des rideaux : ces rideaux sont peut-être destinés à éveiller dans l’esprit du spectateur des souvenirs de tableaux hollandais, où leur présence n’est jamais innocente. Amable réussit à donner dans cette nouvelle version de la chambre de Marguerite l’impression d’intimité qui manquait aux précédents décors82. Enfin même rétrécissement du décor du jardin83, qui gagne en crédibilité : c’est un jardin de maison de ville, et non un parc, ainsi que le remarque Georges Pioch dans Musica : « Enfin le jardin de Marguerite a perdu son immensité de parc ouvert à tous les pompiers comme à toutes les nourrices84. »

Théâtre national de l’Opéra. – Faust. – Décor de l’acte III Le Théâtre, 221/1 (mars 1908), p. 7 © bibliothèque du conservatoire de Genève

81 Maquette en volume d'Eugène Carpezat (F-Po [MAQ 34bis) et photographie de la maquette (F-Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). 82 Maquette en volume d'Amable (F-Po [MAQ 37bis) et photographie de la maquette (F-Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Esquisse du décor reproduite dans Chassaigne DE NÉRONDE, « La nouvelle mise en scène de Faust à l'Opéra », Les Annales politiques et littéraires, 1284 (2 février 1908), p. 108-109. 83 Maquette en volume d'Eugène Simas (F-Po [MAQ 36bis) et photographie de la maquette (F- Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Esquisse du décor reproduite dans CHASSAIGNE DE NÉRONDE, « La nouvelle mise en scène de Faust à l'Opéra ». Photographie du décor en scène dans Henri DE CURZON, « Le mois musical. Théâtre national de l’Opéra. Faust », Le Théâtre, 221/1 (mars 1908), p. 5. 84 PIOCH, « La réouverture de l'Opéra ».

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Le réalisme conduit également à refuser tous les tours de passe-passe qui faisaient apparaître Méphisto. Plus de trappe au premier acte pour le faire bondir derrière Faust. Il apparaît dans l’encadrement de la porte. Plus de colonne transparente au tableau de l’église. La belle invention de Cornil est abandonnée. Méphisto, déguisé en mendiant, reste sur le seuil85. Mais ce réalisme ne signifie pas pour autant abandon de la recherche esthétique, et du souci de renouvellement. Ainsi, la disposition de la chambre de Marguerite a beaucoup changé. La plantation du tableau de la kermesse en style de guinguette sous les arbres, adopte aussi un parti résolument nouveau86. Si la plantation du tableau de la rue a beaucoup de parenté avec les précédentes, le détail de la neige sur les toits et le croisement des praticables apportent une touche inédite87. Quand ce renouvellement reste modeste, il est généralement apprécié. Les décors les plus remarqués sont ceux de la kermesse et de la rue, d’ailleurs rendus plus vivants et plus réalistes par la nouvelle mise en mouvement des chœurs et des figurants. Mais dès que la mise en scène s’écarte trop de la tradition, des protestations s’élèvent. L’apparition de Marguerite au premier acte donne lieu à une innovation : à la répétition générale, Marguerite est vue debout et non assise à son rouet. Dès la première, la position assise et le rouet sont rétablis, les critiques ayant fait remarquer que le mouvement du rouet se trouvait dans la musique, et que c’est donc un contresens que de le faire disparaître dans le tableau88.

85 Maquette en volume d'Eugène Carpezat (F-Po [MAQ 38bis) et photographie de la maquette (F-Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Photographie du décor en scène dans CURZON, « Le mois musical. Théâtre national de l’Opéra. Faust », p. 7. « L'église apparaît tout entière, et Méphisto, déguisé en vieux mendiant, se tient sous le porche. » (R. DE LA TOUR DU VILLARD, « La vie parisienne », La France illustrée, 8 février 1908, p. 111-112.) 86 Maquette en volume d'Amable (F-Po [MAQ 35bis) et photographie de la maquette (F-Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Photographie du décor en scène dans CURZON, « Le mois musical. Théâtre national de l’Opéra. Faust », p. 4. Esquisse d'Amable (F-Po [Musée 1760). 87 Maquette en volume de Marcel Jambon et Alexandre Bailly (F-Po [MAQ 39bis) et photographie de la maquette (F-Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Photographie du décor en scène dans CURZON, « Le mois musical. Théâtre national de l’Opéra. Faust », p. 8. Cet effet de neige sur les toits n'est cependant pas nouveau à l'Opéra. Il a été utilisé notamment dans La dame de Monsoreau en 1888. 88 Camille BELLAIGUE, « Revue musicale. Réouverture de l'Opéra : Faust. Violonistes et violons », Revue des deux mondes, t. 44, 1er mars 1908, p. 217. L'apparition de Marguerite debout est prévue dans la maquette en volume de Carpezat (F-Po [MAQ 34bis).

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La nouveauté du décor de la nuit de Walpurgis n’a pas non plus été goûtée par tous89. Elle est, avec les costumes, ce qui choque le plus. Camille Bellaigue regrette les colonnes helléniques de l’ancien palais de Méphisto90 et Adolphe Jullien, le vieux critique du Journal des débats, est tout à fait hermétique à la nouvelle plantation91. Le symbolisme du décor de l’acte du Walpurgis, dû à Ronsin, est en effet manifeste, et tranche quelque peu avec les autres tableaux. C’est aussi le décor qui diffère le plus des productions précédentes. Est-ce un choix de Pierre Lagarde ou une proposition des décorateurs eux-mêmes ? Ronsin a déjà travaillé aux décors de la création de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique en 1902. Quoi qu’il en soit, Gustave Moreau est invoqué à plusieurs reprises lorsque le décor est commenté dans la presse, et avec raison92. Le contraste de style avec les précédents tableaux marque d’autant mieux le côté fantastique de la nuit de Walpurgis.

89 Maquette en volume d'Eugène Ronsin (F-Po [MAQ 40bis et 41bis) et photographie de la maquette (F-Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Esquisse du décor reproduite dans CHASSAIGNE DE NÉRONDE, « La nouvelle mise en scène de Faust à l'Opéra ». Photographie du décor en scène dans CURZON, « Le mois musical. Théâtre national de l’Opéra. Faust », p. 8. Deux esquisses de Ronsin pour ce décor sont également conservées à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (collections théâtrales). 90 BELLAIGUE, « Revue musicale. Réouverture de l'Opéra : Faust. Violonistes et violons ». 91 Adolphe JULLIEN, « Revue musicale », Journal des débats, 9 février 1908, p 1 : « Pourquoi donc avoir tellement modifié la plantation du décor et le groupement des personnages dans la nuit de Walpurgis, qu'il n'y a plus apparence de banquet pour le fameux banquet des reines et des courtisanes et que le ballet se danse uniquement pour Méphistophélès, a côté de qui Faust paraît terriblement s'ennuyer? » 92 CHASSAIGNE DE NÉRONDE, « La nouvelle mise en scène de Faust à l'Opéra » et LALO, Le Temps, 28 janvier 1908.

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Eugène Ronsin, Les montagnes du Harz : esquisse pour le décor du 1er tableau de l’acte IV de Faust de Charles Gounod, Opéra de Paris, 1908 © Bibliothèque historique de la ville de Paris Le même décorateur, Ronsin, est l’auteur des deux derniers tableaux, la prison de Marguerite et l’apothéose93. Pour ce dernier décor, le parti retenu est résolument nouveau, car au lieu des nuages et des anges sulpiciens, le changement à vue laisse apparaître un cimetière méditerranéen, « un paysage de cimetière vaguement florentin, pseudo-primitif » tel que le décrit Camille Bellaigue, qui avoue sa perplexité94. Henri de Curzon en revanche est enthousiaste : Le décor de la prison a pour fond trois grands arceaux gothiques, que portent des piliers carrés. Aussitôt que meurt Marguerite, une croix de lumière se dessine au-dessus de la tête de la malheureuse affaissée sur le sol, et le fond s’évanouit par transparence pour faire place à une sorte de Campo Santo, encadré comme par les arceaux d’un cloître, peuplé de cyprès et traversé par une théorie d’anges venus chercher Marguerite. Un ciel d’aurore sert de fond à cette délicieuse vision, dont il faut évidemment louer M. Pierre Lagarde et son goût d’artiste95.

93 Maquette en volume d'Eugène Ronsin (F-Po [MAQ 42bis) et photographie de la maquette (F- Po [B 69 et Scènes photos Faust 1908). Esquisse du décor reproduite dans CHASSAIGNE DE NÉRONDE, « La nouvelle mise en scène de Faust à l'Opéra ». 94 BELLAIGUE, « Revue musicale. Réouverture de l'Opéra : Faust. Violonistes et violons ». 95 CURZON, « Le mois musical. Théâtre national de l’Opéra. Faust », p. 6.

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Pourquoi cette irruption brusque d’un tableau qui fait penser à une Annonciation du XVe siècle ? Est-ce un souci d’exactitude historique : l’assomption de Marguerite imaginée par un esprit de la Renaissance ? Ou simplement un fantasme des décorateurs pour qui la vision la plus proche du Paradis serait celle d’un cimetière méditerranéen ? Il convient de se demander aussi si l’atténuation du côté sulpicien et religieux du tableau n’est pas liée au contexte politique. Le gouvernement de la Troisième République, qui subventionne l’Opéra et vient de nommer les nouveaux directeurs, n’est alors pas précisément clérical. La loi de séparation de 1905 vient d’être promulguée... Finalement cette production de 1908 atteint son but : elle est à la fois révolutionnaire et conservatrice. Révolutionnaire, car elle rompt délibérément avec une tradition de décors antérieure même à l’entrée au répertoire de Faust à l’Opéra. Conservatrice, car cette rupture se fait au nom d’une plus juste reconstitution historique, et non dans une vision esthétique renouvelée de l’œuvre entière, même si certains tableaux, comme ceux de Ronsin, tranchent sur le reste des décors. Le réalisme est encore le maître mot. Lagarde applique les mêmes principes que ceux d’Antoine au Théâtre Libre. Cela lui semble sans doute l’incarnation même de la modernité. Mais en 1908, les innovations introduites par Antoine dans la mise en scène théâtrale sont déjà contestées. L’avenir appartient aux visionnaires comme Arthur Gordon Craig, qui, suivant le chemin entamé par Adolphe Appia, tourne résolument le dos à une poursuite vaine du réalisme, pour tendre vers le symbolisme et l’abstraction. Les décors de ce Faust en sont encore loin.

Annexe – Les productions de Faust de Charles Gounod, opéra sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré Création au Théâtre Lyrique le 19 mars 1859 Décors de Charles Cambon et Joseph Thierry Acte I : le cabinet de Faust Acte II : la kermesse Acte III : le jardin de Marguerite Acte IV 1er tableau : la chambre de Marguerite 2e tableau : la place 3e tableau : l’église

! 32 bruzanemediabase.com ! L’interprétation lyrique de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle : du livret à la mise en scène. Mars 2011. Mathias AUCLAIR & Pauline GIRARD, « Les décors de Faust à l’Opéra de Pars (1869-1908). »

Acte V 1er tableau : les montagnes du Hartz [et la nuit de Walpurgis] 2e tableau : la prison [et l’apothéose]

Les décorateurs des productions de l’Opéra de Paris de 1869 à 1908

! 1869 1875 1893 1908 Acte I, t. 1 : Jean-Baptiste Émile Daran Eugène Eugène Carpezat le cabinet de Lavastre et Carpezat Faust Édouard Despléchin Acte I, t. 2 : Charles Charles Eugène Amable la kermesse Cambon Cambon Carpezat

Acte II : le Jean-Baptiste Jean- Auguste Rubé Eugène Simas jardin de Lavastre et Baptiste et Philippe Marguerite Édouard Lavastre Chaperon Despléchin Acte III, t. 1 : Charles Émile Daran Cornil Amable la chambre de Cambon Marguerite Acte III, t. 2 Charles Charles Cornil Eugène Carpezat : l’église Cambon Cambon Acte III, t. 3 : Charles Charles Cornil Marcel Jambon la place Cambon Cambon et Alexandre Bailly Acte IV, t. 1 : Auguste Rubé Auguste Rubé Auguste Rubé Eugène Ronsin les montagnes et Philippe et Philippe et Philippe du Hartz Chaperon Chaperon Chaperon Acte IV, t. 2 : Auguste Rubé Auguste Rubé Auguste Rubé Eugène Ronsin la nuit de et Philippe et Philippe et Philippe Walpurgis Chaperon Chaperon Chaperon Acte V, t. 1 : Jean-Baptiste Jean- Eugène Eugène Ronsin la prison Lavastre et Baptiste Fromont Édouard Lavastre Despléchin Acte V, t. 2 Jean-Baptiste Jean- Eugène Eugène Ronsin : l’apothéose Lavastre et Baptiste Fromont Édouard Lavastre Despléchin

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Sources et bibliographie :

- pour la production de 1869 : Faust : grand opéra en cinq actes, paroles de Jules Barbier et Michel Carré, musique de Ch. Gounod, Paris, Michel Lévy frères, 1869, BnF, BMO, Liv. 19- 183 et Archives nationales, AJ13 506 - pour la production de 1875 : BnF, BMO, Arch. Opéra 19 / 588 : liste des œuvres avec leurs décorateurs. [Sans date]. - pour la production de 1893 : Archives nationales, AJ13 1192II - pour la production de 1908 : Archives nationales, AJ13 1192II

© Mathias Auclair & Pauline Girard

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