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La réhabilitation du quartier Ourasnia à Ben Gardane (gouvernorat de Médenine, Tunisie du Sud-Est) : acteurs, enjeux et effets territoriaux d’un conflit urbain Mourad BEN JELLOUL1

Introduction La politique de réhabilitation urbaine conçue et menée par l’Etat tunisien à partir de la fin des années 1970 et de la première moitié de la décennie 1980 se voulait une réponse à la situation très dégradée en termes d’habitat et de conditions de vie qui était celle des quartiers non réglementaires qui, autour de la capitale et de la plupart des villes, grandes, moyennes ou petites, du pays, concentraient une fraction souvent importante de la population urbaine. Ces quartiers se caractérisaient également par leur très faible niveau d’équipement, aussi bien voirie et réseaux divers qu’équipements permettant d’assurer les services de base à des populations par ailleurs très fortement précarisées. C’est vers cette époque en effet que l’Etat a pris conscience qu’il lui fallait intervenir rapidement dans ces quartiers en vue d’améliorer les conditions de vie des habitants et les rassurer quant à leur situation résidentielle, à défaut de quoi il ne parviendrait pas à éliminer les causes qui alimentaient la contestation sociale et provoquaient, à intervalles réguliers, des flambées de violence (« Jeudi noir » du 26 janvier 19782 ; émeutes du pain du 3 janvier 19843) menaçant la légitimité du pouvoir établi et d’éliminer tout prétexte susceptible d’alimenter le mouvement de contestation sociale. Encouragé par la Banque mondiale, l’Etat décida alors de redéfinir sa politique vis-à-vis de ces quartiers en privilégiant désormais l’option de la réhabilitation urbaine4.

1 L’auteur est actuellement (2013) enseignant-chercheur au département de Géographie de la FSHS de l’Université de . Entre 2005 et 2010, il a exercé les fonctions de gouverneur dans plusieurs gouvernorats tunisiens (, Médenine et ). Il était en poste à Médenine quand un mouvement de protestation s’est déclenché, au mois de septembre 2008, contre le projet de réhabilitation du quartier Ourasnia à Ben Gardane. Cette précision est fournie pour que l’on prenne en considération le fait que l’auteur n’a pas été un observateur extérieur de ces événements, il en a été un acteur qui a géré directement ce dossier. Ajoutons à ce propos que l’auteur de l’article ne l’a pas rédigé dans un but de justification de son action et il espère que le lecteur prendra acte de cette attitude. Son but principal est de dévoiler certaines dimensions du conflit qu’il analyse, des enjeux qu’il révèle et des modalités des négociations qui s’organisent pour essayer de le résoudre qui, si elles peuvent être subodorées par les observateurs et/ou les chercheurs les plus perspicaces, ne sont jamais reconnues comme existantes par les autorités et sont le plus souvent occultées ou niées par les acteurs sociaux concernés. 2 Les événements de janvier 1978, qui ont culminé le Jeudi 26 janvier (le « Jeudi noir »), se sont produits à l’occasion de la grève générale décrétée par la centrale syndicale (UGTT : Union Générale des Travailleurs Tunisiens) pour marquer son opposition au pouvoir et à sa politique économique libérale. C’est à Tunis que les manifestations prirent la tournure la plus violente et la plus sanglante, une grande partie des manifestants concentrés dans le centre de la capitale et provenant des quartiers populaires de sa périphérie ayant brûlé et détruit banques, magasins de luxe et les sièges de nombreuses administrations, symboles du pouvoir, avant de subir les charges et les attaques des brigades de répression, de la garde nationale et de la police. 3 Les « émeutes du pain » sont survenues le 3 janvier 1984, en réaction à une augmentation brutale des prix des produits de base, due à la réduction du montant des subventions que garantissait la Caisse de Compensation. Cette augmentation résultait de la forte pression exercée sur le gouvernement tunisien par le FMI et la Banque mondiale afin qu’il réduise le déficit du budget de l’Etat. Comme lors des événements précédents, ce sont, à Tunis, les habitants des quartiers populaires (gourbivilles durcifiés, quartiers non réglementaires et poches de bidonvilles) qui alimentèrent le plus massivement les manifestations de protestation contre ces mesures. 4 Cette réorientation de la politique appliquée aux quartiers mal lotis (non réglementaires) est, pour partie, la conséquence de l’échec des politiques répressives appliquées dès les premières années de l’Indépendance et tout au long de la décennie 1960, politiques qui se caractérisaient par la destruction des baraques des gourbivilles et le renvoi de leurs habitants dans leurs régions (supposées) d’origine – toutes opérations menées avec la plus grande violence et, parfois, avec le concours de l’Armée. Pour différentes raisons, mais principalement pour des raisons de légitimation politique, l’Etat a choisi, dès la première moitié des années 1970, de reconsidérer ses rapports avec les groupes sociaux qui vivaient dans ce type de quartier et à abandonner le parti-pris des démolitions systématiques (Chabbi M., 1999). Dans un contexte partiellement nouveau, dans lequel le modèle économique libéral tend à devenir de plus en plus la référence fondamentale, se fait progressivement jour, en matière d’habitat non réglementaire, une attitude de plus grande tolérance des autorités (Signoles P., 1999).

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Cette nouvelle politique, dont le bras opérationnel est l’Agence de Réhabilitation et de Rénovation Urbaine (ARRU)5, a été mise en œuvre en plusieurs étapes. Les trois générations de projets urbains qui se sont succédé ont permis, durant les années quatre vingt, la remise à la norme de 43 quartiers peuplés de 276 000 habitants et totalisant 37 900 logements. Le coût total du programme s’est élevé à plus de 69 millions de dinars. Ces projets ont été suivis, entre 1992 et 2012, d’une nouvelle génération d’opérations regroupées sous l’appellation de Programme National de Réhabilitation des Quartiers Populaires (PNRQP). Comportant 4 phases successives6, ce programme ambitieux a permis de réhabiliter 948 quartiers comptant 2 172 800 habitants pour un coût de 300 millions de dinars. Toutefois, à la différence des projets urbains de la période antérieure, le PNRQP privilégie de façon très nette les travaux d’infrastructure (voierie et assainissement), se limitant donc à une conception strictement technique de la réhabilitation. Il ne comporte en effet aucune composante prévoyant des équipements socio-collectifs ou des équipements marchands, et aucune non plus se préoccupant de l’amélioration de l’habitat. En procédant ainsi, le temps des études était considérablement réduit – aucune étude socio-économique n’était en effet nécessaire pour définir les options à privilégier -, les travaux pouvaient être rapidement programmés et réalisés. En un mot, le nombre de quartiers pouvant bénéficier du PNRQP était nettement plus élevé, pour un coût moindre, que si des options plus ambitieuses avaient été adoptées. La sollicitude du pouvoir envers les quartiers populaires pouvait donc s’afficher en un très grand nombre de lieux, ce qui était le but principal recherché. A partir de 2007, une troisième génération d’opérations voit le jour, qui s’inscrivent dans le cadre du Programme de Promotion des Quartiers Populaires des Grandes villes (PPQPGV). L’opération dont nous allons entreprendre l’étude, qui concerne le quartier Ourasnia à Ben Gardane, a justement été programmée dans ce cadre. L’étude que nous en avons entreprise insiste particulièrement sur sa dimension politique, mais sans négliger ses effets proprement urbanistiques ou spatiaux. Nous nous situons ainsi dans la continuité des travaux réalisés par Olivier Legros, entre autres à Sidi Hacine (périphérie occidentale du Grand Tunis), lequel justifie cette priorité accordée au politique par « le fait que la production de l’espace urbain constitue un objet de confrontation, donc de négociation, entre les habitants du quartier spontané et la ‘superstructure’ - terme regroupant […] les acteurs institutionnels » (Legros O., 2003). Nous tenterons dans cette optique d’analyser le système d’acteurs à l’échelle d’une ville – voire à celle d’un seul quartier de celle-ci – aux fins d’identifier, dans un premier temps, les relations de dépendance, d’allégeance et/ou de conflit repérables entre les différents acteurs sociaux agissant sur le territoire. A ce titre, décrypter avec finesse le système d’acteurs pour mettre en évidence les stratégies – pourquoi les institutions ou les individus ou les groupes agissent-ils, dans ce contexte donné, de telle ou telle manière ? - mises en œuvre par les différents éléments qui le composent, pour révéler les réseaux relationnels, les intérêts respectifs, les formes de pression, les rapports de force, devrait permettre de comprendre comment et pourquoi un conflit peut évoluer vers la confrontation, éventuelle violente, des parties, ou comment, au contraire, il peut donner naissance à une négociation ou à des formes de concertation qui, dans certains cas, peuvent aboutir à des compromis acceptés par

5 L’ARRU est un établissement public à caractère industriel et commercial, créé en 1981. Elle est chargée d’exécuter la politique de l’Etat dans les domaines de la réhabilitation et de la rénovation urbaine, sous la tutelle du ministère de l’Equipement et de l’Habitat. C’est elle qui doit procéder à l’identification des quartiers à réhabiliter, proposer les priorités et les modes de financement des opérations à conduire. Son intervention prend le plus souvent la forme de maîtrise d’ouvrage déléguée, pour le compte de l’Etat ou des communes. 6 Le PNRQP 1 couvre la période 1992-1996 : il a engagé des interventions dans 222 quartiers regroupant 460 000 habitants, situés dans 135 communes pour un coût de 43,3 millions de dinars. Le PNRQP 2 s’est déroulé de 1997 à 2001 : 238 quartiers et 540 0000 habitants ont été concernés, dans 229 communes différentes, pour un coût de 69 millions de dinars. Pour le PNRQP 3, les données sont les suivantes : période 2003-2007 ; 257 quartiers ; 580 000 habitants ; 224 communes distinctes ; coût : 87 millions de dinars. Et pour le PNRQP 4 : 2007-2012 ; 229 quartiers ; 520 000 habitants ; 190 communes; coût : 100,9 millions de dinars.

2 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper ces mêmes parties. En l’occurrence, dans le cas qui nous intéresse, le projet de réhabilitation du quartier Ourasnia à Ben Gardane a concerné des acteurs sociaux très nombreux, aux intérêts profondément antagonistes, qui, d’un côté, se sont dès le début crispés sur ce qu’ils considéraient comme leur (bon) droit et, d’un autre côté, ont protesté avec virulence de ce que leurs arguments n’avaient jamais été entendus – et, donc, n’avaient jamais été pris en considération - par les pouvoirs publics et les responsables de l’opération. Le système d’acteurs tel que constitué dans un premier temps a donc révélé un tel état de tensions, un tel niveau d’agressivité, une telle violence dans la contestation du projet envisagé que ses concepteurs (Etat et l’ARRU) et ceux qui devaient le mettre en œuvre (les autorités locales, particulièrement le gouverneur de Médenine) durent prendre acte qu’il était irréalisable en l’état. In fine, ce travail devrait permettre de mieux restituer, en situation, le rôle du gouverneur qui, du fait de ses pouvoirs, est la pierre angulaire des projets de réhabilitation. C’est lui qui a le rôle principal pour en permettre la concrétisation : il dispose, en principe, de la capacité et des moyens pour contenir les tensions, établir ou renouer le dialogue entre les différents protagonistes, proposer des solutions de compromis et être le garant des dispositions qu’elles prévoient. Etant entendu que, pas plus que les autres responsables, le gouverneur ne négocie en fonction de ses propres analyses et de ses propres convictions : non seulement il doit mettre en application une politique sectorielle, en l’occurrence celle retenue pour l’habitat non réglementaire, mais il doit aussi tenir compte des logiques partisanes – entendons par là celles qui s’inscrivent dans le cadre du parti quasi unique, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) – et, plus encore, des relations établies, parfois de très longue date, entre certains des protagonistes et le niveau le plus élevé de l’Etat. I / Le Programme de Promotion des Quartiers Populaires des Grandes Villes (PPQPGV) : la dernière génération des programmes de réhabilitation des quartiers populaires7 Le nouveau programme, le PPQPGV, a été lancé en 2007. Il ne se substitue pas au précédent, le PNRQP, mais le complète en ce qu’il est explicitement ciblé sur les quartiers populaires des grandes villes tunisiennes, en particulier ceux qui ceinturent Tunis – et, parmi ces derniers, il accorde la priorité aux quartiers situés dans les délégations de l’Ouest du Grand Tunis. A – Le contexte général de l’élaboration du PPQPGV A la fin des années 1990, le gouvernement et les responsables au plus haut niveau de l’Etat sont de plus en plus sérieusement préoccupés d’une part par la prolifération de la criminalité, sous des formes diverses (trafic de drogue, vols, agressions, incivilités), dans les quartiers populaires de la capitale et, d’autre part, par le développement de plus en plus « visible » d’un islamisme radical parmi leur population, principalement les jeunes. 1 - Le développement de l’islamisme radical et ses conséquences sur la politique de réhabilitation urbaine Les autorités régionales de Tunis, et principalement le gouverneur, ont, à intervalles répétés, attiré l’attention du ministère de l’Intérieur et du Développement local sur les dangers croissants que représentaient les quartiers populaires, particulièrement ceux installés à l’Ouest de la capitale : des conditions de vie extrêmement difficiles, du fait du très grand nombre de logements insalubres, un sous-équipement à peu près généralisé et l’isolement social des habitants, un très fort taux de chômage et des niveaux très élevés de pauvreté, de délinquance et de criminalité. Ainsi, un responsable régional

7 Il s’agit de la dernière génération des programmes de réhabilitation mise en œuvre par l’ancien régime. Après le 14 janvier 2011, un nouveau programme de réhabilitation des quartiers populaires a été lancé, dénommé « Programme de Réhabilitation et d’Intégration des Quartiers d’Habitation » (PRIQH).

3 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper du gouvernorat de Tunis8 qualifiait devant nous ces quartiers de véritables « bombes à retardement » qui, selon lui, risquaient d’exploser à tout moment. C’est qu’un retour en force des islamistes y était enregistré depuis quelques années9, en même temps qu’un phénomène jugé plus grave par les autorités politiques y était observé, à savoir l’émergence, puis le rapide développement, de courants islamistes considérés comme plus dangereux, car radicaux, les salafistes djihadistes10. M. Chabbi a signalé dans plusieurs de ses travaux l’instrumentation qu’ont faite les pouvoirs publics tunisiens de la réhabilitation urbaine pour ôter aux islamistes tout prétexte susceptible d’alimenter la contestation, notamment après les élections de 1989 qui avaient vu un certain succès de leur parti Ennahda. Selon cet auteur, ce n’est donc certainement pas un hasard si le PNRQP a été préparé dans la foulée de ces élections, le début de sa mise en œuvre se situant en 1992, tant il est vrai que « la réhabilitation et l’amélioration des quartiers populaires devenaient ainsi un enjeu politique. Ceci explique la raison pour laquelle les impératifs de régulation sociale ont pris le pas sur les impératifs d’intégration sociale. En effet, face à l’urgence qu’il y avait à améliorer les conditions de vie de la population, les pouvoirs publics privilégièrent la régulation sociale » (Chabbi M., 1999). Malgré les réalisations liées à ce programme, la situation des quartiers s’est plutôt aggravée, les tensions sociales et les risques politiques se sont singulièrement accrus. Pour les pouvoirs publics tunisiens, ces quartiers deviennent une source de préoccupations extrêmement graves. Il est évident que l’émergence d’Al-Qaïda, ses discours et ses actions violentes, dont les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats Unis sont l’expression la plus achevée, n’est pas étrangère à cette montée de l’inquiétude chez les responsables tunisiens. D’autant que leur pays devient lui aussi une cible des djihadistes d’Al-Qaïda, avec l’attentat contre la synagogue de la Ghriba à Djerba, au printemps 2002, qui fit plus de vingt morts parmi les touristes étrangers11. C’est en tout cas à cette occasion que l’on assiste, pour la première fois en Tunisie, à l’apparition de l’islamisme radical alors que, jusqu’à cette date, c’était un islamisme politique, représenté jusqu’alors par Ennadha, qui dominait. Désormais, les partisans du courant salafiste djihadiste occupent une place de plus en plus importante en Tunisie. Leurs foyers de concentration se situent dans les quartiers populaires, denses, pauvres, à l’urbanité au mieux embryonnaire. Si, par les populations concernées, c’est à Tunis que se trouvent la plupart de ces quartiers, ils sont aussi présents dans des villes moyennes, au nord () comme à l’extrême sud (Ben Gardane sur la frontière tuniso-libyenne, Médenine) du pays, dans les principales agglomérations côtières (, , villes du Cap Bon) comme dans les chefs-lieux de gouvernorat de l’intérieur (, Sidi Bouzid, , , Le Kef). C’est là que ces mouvements trouvent la masse de leurs recrues, particulièrement parmi les jeunes chômeurs.

8 Phrase prononcée lors d’un entretien que nous a accordé l’ancien directeur régional du Développement du gouvernorat de Tunis (lequel est le représentant du ministère du Développement et de la Coopération internationale), en janvier 2013. 9 La principale composante du mouvement islamiste correspond actuellement au parti Ennahda. Celui-ci est apparu à la fin des années 1970 ; il a été créé officiellement en 1981, dans l’illégalité, sous le nom de Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), avant de changer de nom en 1989 pour devenir Ennadha (la Renaissance). Ayant une filiation étroite avec la mouvance des Frères Musulmans égyptiens, ce mouvement est, sur le plan des mœurs, ultraconservateur. Il a été toléré vers la fin des années 1980, ce qui lui a alors permis de prendre pied dans de nombreux quartiers populaires ou d’y renforcer sa présence lorsqu’il y était déjà installé sous forme clandestine. Il fut par la suite interdit et sévèrement réprimé, jusqu’à la date de sa légalisation, le 1er mars 2011, par le gouvernement d’unité nationale instauré à la suite de la révolution du 14 janvier 2011. Vainqueur des premières élections démocratiques du 23 octobre 2011, c’est un responsable de ce parti qui dirige depuis lors le gouvernement. 10 Il s’agit d’un mouvement islamiste d’inspiration sunnite fondamentaliste fondé par Oussama Ben Laden en 1987. La mouvance djihadiste fait du djihad armé une composante essentielle de son activité, dès lors qu’elle se refuse à limiter l’action religieuse à la prédication; son but est l’instauration d’un Etat authentiquement islamique et la libération des pays musulmans de toute occupation étrangère. 11 La synagogue de la Ghriba, située sur l’île de Djerba (gouvernorat de Médenine), fut la cible d’un attentat suicide, revendiqué par Al-Qaïda, le 11 avril 2002. Il fit 21 morts, dont des touristes allemands et français, et trente blessés. Un an plus tard, furent perpétrés des attentats sanglants à Casablanca (16 mai 2003), à Madrid (11 mars 2004) et à Londres (7 juillet 2005), tous revendiqués par Al-Qaïda.

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Un degré supplémentaire a été franchi dans la confrontation entre les groupes fondamentalistes et le pouvoir avec ce que l’on a appelé l’« affaire de Slimen »12. Les événements qui se sont déroulés entre le 23 décembre 2006 et le 3 janvier 2007 dans cette petite ville de la périphérie méridionale de Tunis ont été marqués par l’intrusion d’un groupe armé, se revendiquant d’une appartenance au Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), habituellement actif en Algérie. Ces événements graves ont eu pour effet de tirer la sonnette d’alarme et de confirmer qu’il était urgent de prendre des dispositions d’envergure pour bloquer le prosélytisme des groupes djihadistes. C’est donc dans ce contexte qu’a été prise la décision de lancer une nouvelle génération de programmes de réhabilitation de quartiers populaires, qui donnera naissance au PPQPGV. 2 - Les modalités de mise en œuvre du PPQPGV et ses spécificités Parce que le contexte est nouveau et que la situation se révèle très grave, le nouveau programme défini par l’Etat est conçu comme un renforcement des dispositions antérieures en matière de réhabilitation des quartiers populaires. Mais il se veut surtout un programme d’urgence, dont l’exécution doit être réalisée dans des délais très courts. En conséquence, son montage, sa mise en œuvre et son financement se différencieront assez sensiblement de ce que ces mêmes éléments étaient dans les programmes antérieurs. En quelque sorte, par les inflexions qu’il présente, le PPQPGV illustre bien ce propos de J.-M. Miossec, selon lequel « en fonction de sa perception des tensions et aspirations de chacune des composantes, il [l’Etat] pouvait déplacer le curseur afin de résoudre l’équation de la cohérence nationale et du nécessaire développement » (Miossec J.-M., 2009). L’urgence étant décrétée, la réalisation des opérations doit pouvoir se faire avec un minimum d’entraves, que ce soit dans les domaines financier, administratif ou réglementaire. Pour y parvenir, l’Etat a adopté des mesures spéciales, dont les principales sont les suivantes : ● Un non-recours aux financements extérieurs afin d’éviter d’avoir à subir (ou à tenir compte) les exigences des bailleurs de fonds étrangers, lesquelles avaient pu constituer de réelles contraintes lors de la mise en œuvre des programmes antérieurs de réhabilitation. La totalité du financement est donc assuré sur les ressources de l’Etat, principalement grâce au Fonds de Solidarité Nationale (FSN)13, qui intervient à concurrence de 65,5% des dépenses (soit 75millions de dinars) pour la première phase (2007-2009) du programme. Le deuxième gros contributeur est la Banque Tunisienne de Solidarité

12 Des éléments armés appartenant à ce groupe sont parvenus jusqu’à Slimen [Soliman] où, le 3 janvier 2007, une fusillade les a opposés aux forces de l’ordre tunisiennes. Ce groupe djihadiste s’était infiltré en Tunisie, en provenance d’Algérie, le 23 avril 2006 et il s’était camouflé dans le jebel Chambi (région de Kasserine, Tunisie centrale). Deux de ses membres furent arrêtés dès le 27 avril 2006 par les forces de sécurité de Kasserine, mais les autres purent progresser à travers le territoire, bien que leur présence fût connue des services de renseignement et de ceux du ministère de l’Intérieur, lesquelles mirent en place une souricière pour arrêter tous les membres restants du groupe. C’est à cette occasion-là que la fusillade de Slimen se produisit, mais le groupe fut mis, à cette occasion, hors d’état de nuire. 13 FSN : le Fonds de Solidarité Nationale a été créé en 1992. Il est alimenté par une dotation budgétaire, mais il collecte aussi des dons chaque 8 décembre, date anniversaire de sa création. Ces ressources sont utilisées à la discrétion du Président de la République. Elles servent à financer différentes opérations ou à distribuer des aides dans le cadre de programmes de réduction de la pauvreté ou d’amélioration des conditions de vie des habitants des zones rurales les plus « en retard » (les fameuses « zones d’ombre ») afin de les désenclaver. Pour les programmes de ces types, en effet, il s’avère généralement très difficile de financer les investissements à partir de crédits obtenus des institutions internationales ou des banques privées sur le marché international : ces organismes considèrent en effet que les investissements prévus pour développer les zones rurales ou lutter contre la pauvreté ont un coût trop élevé par habitant pour une rentabilité économique insuffisante et que, d’une manière générale, ils ne répondent pas aux critères imposés. C’est pourquoi il est fait appel au FSN pour suppléer ces sources de financement. Et c’est pour cela aussi que, à partir de 2007, les financements du FSN ont été réorientés en direction des quartiers populaires des grandes villes. Morched Chabbi (1999) et Jean-Marie Miossec (1999) rendent bien compte du contexte dans lequel s’opère cette « prise de distance » des financements de la Tunisie par rapport aux institutions internationales, et le relais alors assuré, dès 2007, par le FSN, ainsi que des raisons de cette réorientation majeure de la politique urbaine tunisienne. Il convient toutefois de noter que, depuis sa création jusqu’à l’éviction du Président Ben Ali, le FSN n’a fait l’objet d’aucun contrôle ni d’aucune évaluation des actions qu’il a permises ou au financement desquelles il a contribué.

5 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper

(BTS)14 avec une participation plafonnée à 28% du total (32 millions de dinars), le solde étant partagé entre le Fonds National d’Amélioration de l’Habitat (FNAH), le ministère de l’Environnement et du Développement durable et le ministère de la Jeunesse, des Sports et de l’Education physique dont la contribution est assez symbolique (6,5%). Pour le programme supplémentaire15, la participation du FSN au financement a augmenté, tant en valeur absolue qu’en part relative, pour atteindre 74,5% (111 millions de dinars) ; celle du FNAH a également progressé et s’est établie à 5,6% (8,375 millions de dinars), tandis que la contribution de la BTS a diminué (18% pour un montant de 27 millions de dinars) (Ministère de l'Equipement, de l'Habitat et de l'Aménagement du Territoire, ARRU, Associated Water Management Consultant (AWMC ), 2011). La révolution du 14 janvier 2011 a cependant eu d’importantes conséquences sur ce montage financier, puisque le gouvernement transitoire a pris la décision de geler l’activité du FSN, à la suite de quoi le Fonds n’a évidemment plus été en mesure de contribuer au financement des opérations pour les années 2011 et 2012. Il a donc fallu que le gouvernement transitoire décide de financer le PPQPGV en prélevant directement la ressource sur le budget de l’Etat. ● L’édiction de mesures spécifiques pour l’exécution en urgence des opérations prévues dans le programme, en particulier une dérogation spéciale accordée par le Premier ministre à l’ARRU pour comprimer les délais des marchés d’appels d’offres. ● Une forte mobilisation des autorités centrales, régionales et locales, qui s’explique évidemment par le fait que le PPQPGV ait été créé à l’initiative du Président de la République et qu’il fasse l’objet de la plus grande attention de sa part. De fait, le FSN, qui constitue son principal bailleur de fonds et en a été désigné comme le principal maître d’ouvrage, est un instrument qui relève directement du Président. B – Présentation du PPQPGV, identification des projets et choix des quartiers Le PPQPGV a été initié en 2007 et il était prévu qu’il s’achève en 2009. Il est intervenu sur 26 quartiers, rassemblant 160 000 habitants et 32 000 logements. Il disposait d’un budget de 114,5 millions de dinars. Les quartiers sélectionnés se répartissaient entre le Grand Tunis, qui en concentrait à lui seul 14, et 11 gouvernorats différents, ceux de Sousse, , Médenine, Bizerte, , Kairouan, Le Kef, Jendouba, Béja et Siliana. A la suite de son lancement, de fortes pressions ont été exercées par certains gouvernorats « oubliés » pour pouvoir en bénéficier également, tandis que certains des gouvernorats déjà servis estimaient que leurs besoins prioritaires avaient été insuffisamment pris en compte. En conséquence, un programme supplémentaire couvrant la période 2010-2012 fut préparé et adopté au cours de l’année 2009. Les ressources qui lui furent attribuées (149,715 millions de dinars) dépassaient celles réservées à la première phase, étant entendu que le nombre de quartiers-cibles (56) et d’habitants concernés (200 000) était lui-même supérieur à ceux du programme initial. Le programme supplémentaire retient par ailleurs une distribution géographique des quartiers à traiter très différente, puisque le Grand Tunis n’est concerné que pour 11 sites (et 20% du budget), tandis que les 45 autres (avec 80% du financement) se répartissent entre 10 gouvernorats différents, dont les uns ont déjà été « servis » en première phase (Sousse, Bizerte, Nabeul, Kairouan, Béja, ) et dont les autres ne l’ont pas été (, Kasserine, Gabès, Sidi Bouzid). Ce rééquilibrage entre Tunis et les autres grandes villes du pays résulte d’une décision prise au plus haut sommet de l’Etat, dès le moment où, remontant des

14 La BTS a été créée en 1998. Sa création répond à la nécessité de financer de petits projets portés par des associations de développement local, via l’octroi de microcrédits ; elle accorde aussi des prêts aux titulaires de diplômes universitaires et aux personnes ayant les qualifications professionnelles pour lancer ou développer un projet, mais qui sont dans l’incapacité de présenter les garanties de ressources ou de patrimoine exigées habituellement par les banques de la place pour octroyer un crédit. 15 Concernant ce programme supplémentaire, cf. infra, § B-2.

6 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper différentes régions du pays, il a été évident que le risque islamiste n’était pas limité aux quartiers périphériques de la capitale. 1 - Les objectifs du programme PPQPGV Ce programme se caractérise par la facilité d’utilisation des fonds, étant donné que ceux-ci proviennent en grande partie du FSN et qu’ils sont donc gérés directement par le président et ne sont soumis à aucun contrôle, et par la souplesse administrative qui prévaut dans son exécution. Il affiche trois objectifs principaux : amélioration des conditions de vie ; développement économique ; renforcement de la vie sociale (Ministère de l'Equipement, de l'Habitat et de l'Aménagement du Territoire, ARRU, AWMC Tunisia, 2011). ● La priorité concerne l’amélioration des conditions de vie de la population et l’instauration d’une certaine urbanité dans les quartiers concernés. Pour l’essentiel, il s’agit de favoriser la réduction des écarts trop visibles avec les autres parties de la ville, ce qui passe essentiellement par la création ou l’amélioration des infrastructures de base. Au programme, donc, on trouvera principalement la création d’une voirie praticable et son entretien, l’aménagement de trottoirs, l’évacuation des eaux pluviales, l’assainissement pour les eaux usées, l’éclairage public. Il s’agit non seulement de fournir un niveau minimal de services à la population, mais aussi de faire en sorte qu’elle se sente « intégrée » à la ville. ● La contribution au développement économique des quartiers est le corollaire de l’objectif précédent. On vise ici essentiellement l’amélioration des revenus de la population par la réduction du chômage et du sous-emploi ainsi que par la création de nouvelles activités, ce qui inclut tout particulièrement la promotion et la consolidation des petits métiers. Il s’agit simultanément de contribuer à l’amélioration des qualifications des actifs et des jeunes, et, d’une manière plus générale, à celle des savoir-faire de la population locale. ● Le troisième objectif se situe plutôt au plan de la vie sociale et de la vie collective du quartier. Le programme voudrait en effet développer le sentiment d’appartenance des habitants à leur quartier – ce qu’on pourrait appeler leur territorialité – et, par ce biais, à l’ensemble de la cité, ce qui participerait de l’intégration sociale des quartiers périphériques. Il propose, pour ce faire, de promouvoir la vie associative, d’encourager les activités culturelles et sportives (en finançant la création de salles de sports, de terrains de quartiers, etc.), d’aménager des espaces de jeux pour les enfants et de créer des espaces verts. En principe, les trois objectifs se complètent (70% du budget étant réservé aux conditions de vie et 30% aux activités productives) de telle sorte que, s’ils sont simultanément tenus, ils devraient contribuer à faire en sorte que le PPQPGV soit un programme effectivement « intégré ». ¤ 2 – Le choix des quartiers à réhabiliter dans le cadre du PPQPGV Le contexte politico-social qui est à l’origine du PPQPGV a donné aux acteurs nationaux un rôle décisif dans le choix des quartiers, la conception du programme et sa préparation. Pour les plus hauts responsables de l’Etat, il s’agissait de sélectionner les quartiers qui concentraient le plus de risques, sociaux et politiques, et, en agissant massivement sur eux, d’éviter qu’ils ne continuent à être le terreau de la délinquance, de la contestation, voire de la sédition. Les transformations que l’on voulait y favoriser devaient à la fois assainir la situation, réduire la stigmatisation dont ils étaient l’objet de la part des résidents des quartiers plus aisés, de telle sorte que, au bout du compte, leur évolution leur permette de s’intégrer progressivement dans les dynamiques d’ensemble des agglomérations urbaines auxquelles ils appartenaient. Le choix des 26 quartiers du premier programme et des 56 du programme supplémentaire s’est effectué, officiellement, par l’utilisation de critères précis préalablement définis et l’application de normes strictes. Ces critères étaient les suivants : la densité de la population (20 logements à l’hectare

7 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper au minimum), des taux de chômage et de pauvreté supérieure aux moyennes nationale (soit des taux de chômage dépassant les 15 % et des taux de pauvreté supérieure à 5 %, la moyenne nationale étant tombée à 3,8 % en 2007) , un degré significatif d’insalubrité des quartiers , un faible taux de scolarisation et un taux élevé d’analphabétisme. Toutefois, derrière ces apparences de rigueur et d’objectivité, la réalité s’est avérée légèrement différente : en effet, si une majorité des quartiers choisis répond bien à la plupart des critères retenus et des seuils fixés, il n’en reste pas moins que, dans de nombreux cas, des quartiers qui ne remplissaient pas toutes les conditions ont pourtant été retenus. Il en est justement ainsi du quartier Ourasnia, objet de notre étude, situé à la périphérie de la ville de Ben Gardane16. Ce mode de sélection « à géométrie variable » confirme, si besoin en était, que, en réalité, la dimension politique du PPQPGV l’emporte très nettement sur ses aspects techniques, et que la réhabilitation n’est ici qu’un outil au service d’une action dont la nature fondamentale est d’un tout autre ordre. Les grands choix concernant le PPQPGV, qu’il s’agisse de sa première tranche ou du programme supplémentaire, relèvent de la Présidence de la République. C’est à ce niveau que le choix des quartiers est arrêté, que leur ventilation entre Grand Tunis et autres gouvernorats s’effectue, que les masses financières et leur répartition sont décidées. C’est là qu’il fut imposé que, vu l’urgence politique, chaque projet devait être réalisé en une seule année. L’échéancier est ainsi établi par le FSN, lequel n’est, comme on l’a dit, que le bras armé du Président. Ainsi, pour le programme initial, a-t-il été décidé d’engager les opérations sur 10 quartiers en 200717, 8 en 200818 et 8 autres en 200919 – le quartier Sidi Hcine, à Tunis, ayant fait l’objet d’une attention particulière compte tenu de la gravité de sa situation et de la dynamique de son peuplement. Pour remplir son rôle de maître d’ouvrage, le FSN s’appuie sur deux ministères, celui de l’Equipement et de l’Habitat, par le biais de l’Agence de Réhabilitation et de Rénovation Urbaine (ARRU), et celui de l’Intérieur et du Développement Local, par le biais de sa Direction Générale des Collectivités Locales (DGCL). De fait, cette situation génère un système d’acteurs où le jeu peut être assez pervers, dans la mesure où chacun des protagonistes essaie d’établir un rapport de forces qui lui soit favorable pour faire pencher la balance dans le sens qu’il juge le plus conforme à ses conceptions (ou à ses intérêts). La régulation du système est d’autant moins aisée à réaliser qu’il existe des contentieux anciens entre l’Agence et la DGCL. En effet, lorsque les programmes de réhabilitation étaient assez largement financés par des bailleurs internationaux, l’ARRU était leur interlocuteur privilégié et pouvait imposer ses règles. Mais dès lors que le financement s’effectue principalement à partir des ressources propres de l’Etat, comme c’est le cas du PPQPGV, la DGCL reprend la main et s’établit en position de force. Position d’autant plus assurée que la dimension politique du programme – la lutte contre la mouvance islamiste – donne au ministère de l’Intérieur une grande autonomie et une forte marge de manœuvre. C’est donc lui qui, ici, a été déterminant dans le choix des quartiers et l’échéancier des opérations, ces deux éléments ayant été arrêtés directement à la suite de discussions entre les responsables de la DGCL et les plus proches conseillers du Président de la République.

16 cf. infra, Deuxième Partie, B. 17 Les quartiers concernés sont les suivants : Jayara à Sidi Hsin (commune de Tunis), Ennasim (commune de à l’Ariana), Hached (commune de Fouchana) et Mongi Slim (un quartier situé en zone non communale dans le gouvernorat de ), Khaled Ben Walid (commune de à La ), Bou Khzar et Kazmet (commune de Sousse), Chlaghmia 3 (commune de Menzel Bourguiba, gouvernorat de Bizerte), 20 mars (commune du Fahs, gouvernorat de Zaghouan) et Nebka (commune de Hammamet, gouvernorat de Nabeul). 18 Quartiers Ghdir El Golla 1 et 2 (commune de Tunis), El Bassatine (commune Ettadhamen-Mnihla, gouvernorat de L’Ariana), Naasen (situé en zone non communale dans le gouvernorat de Ben Arous), Ajinaa (commune de Kairouan), Sidi Mansour (commune de Sfax), El Ourasnia (commune de Ben Gardane, gouvernorat de Médenine) et El Khadra (commune de Béja). 19 Il s’agit de cinq quartiers différents situés dans la commune de Sidi Hsin, à Tunis, qui composent la deuxième phase du projet de réhabilitation de cette commune ; du quartier Echorfa (commune de Jendouba), de celui d’Ezzitouna (commune du Kef) et du quartier Hnaya Skarna (commune de Makthar, gouvernorat de Siliana).

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C – Un jeu d’équilibre des forces complexe entre acteurs nationaux, régionaux et locaux 1 – Le rôle déterminant des acteurs institutionnels nationaux ● L’ARRU, acteur principal dans le montage opérationnel L’ARRU est l’opérateur principal dont les interventions doivent être conçues en étroite collaboration avec des opérateurs secondaires, variables selon les secteurs d’activité et les registres à traiter. Par exemple, afin d’assurer la meilleure articulation possible entre les activités productives, les infrastructures de base et les équipements socio-collectifs, l’ARRU s’appuie sur le CGDR (Commissariat Général au Développement Régional) qui, pour sa part, a la responsabilité des études de faisabilité servant de base à la création des zones d’activité. L’ARRU a la responsabilité d’organiser les réunions du Comité National de Suivi (CNS) du programme PPQPGV20. Elle en assure en effet officiellement le pilotage. Dans ce cadre, elle joue un rôle déterminant pour identifier les principales composantes des projets à réaliser, surtout pour ce qui concerne ses « spécialités », à savoir les infrastructures de base et les équipements socio-collectifs. Les contenus de ces projets validés, elle peut alors engager une concertation large avec les gouverneurs et les présidents des municipalités concernés, mais aussi avec les différents départements ministériels et agences publiques appelés à intervenir. L’ARRU est tenue de suivre très régulièrement l’avancement de l’exécution des différents projets, tant sur le plan technique que sur celui financier, et d’en tenir informés les membres du comité de suivi. En cas de difficultés, elle se doit d’intervenir auprès des départements ministériels concernés pour qu’ils agissent rapidement afin de lever les obstacles gênant ou retardant l’avancement de ces projets, particulièrement si ceux-ci se situent au plan foncier ou résultent d’une mauvaise synchronisation entre les différents intervenants publics (ONAS, STEG, SONEDE, Tunisie-Télécom, etc.)21. Dans l’exercice de ce pilotage, l’ARRU envoie donc mensuellement un rapport de suivi à la Présidence de la République, au Premier Ministère, aux ministères représentés dans le comité, aux services du FSN et aux gouverneurs. Sur un plan plus technique, l’ARRU est chargée du pilotage des missions relatives à la préparation et à l’exécution des projets, en particulier celle qui consiste à constituer les dossiers de financement qui seront déposés auprès du FSN au titre des appels de fonds. Elle a également en charge la réalisation des études, la conclusion des marchés, le contrôle, le règlement et la réception des travaux, toutes opérations qui sont effectuées selon ses propres procédures et sous sa responsabilité. L’importance des missions confiées à l’ARRU est justifiée par son expérience et par les compétences qu’elle a acquises dans la maîtrise d’ouvrage déléguée des projets communaux, particulièrement ceux relatifs à la réalisation de travaux d’infrastructures de base et d’équipement des quartiers populaires. La concentration chez un seul opérateur des opérations de gestion de tous les éléments constitutifs d’un projet de réhabilitation est justifiée par la nécessité d’assurer l’unité de cette gestion, de concourir à sa simplification maximale et, donc, de garantir la plus grande rapidité des réalisations. A l’échelle des régions (c’est-à-dire, en Tunisie, à celle des gouvernorats), l’ARRU est représentée par un cadre technique, un ingénieur le plus souvent, qui est désigné comme chef de projet. Il est responsable de la supervision des études, du contrôle du (ou des) chantier(s) et de la préparation du règlement des marchés. Il assure la coordination et le suivi de l’ensemble des tâches relatives au(x) projet(s) dont il a la responsabilité. En vérité, le chef de projet ne s’occupe pas des seuls projets

20 Le CNS, présidé par le ministre de l’Équipement, est constitué du PDG de l’ARRU, de représentants de plusieurs ministères, principalement celui de l’Équipement et de l’Habitat, de l’intérieur et du Développement local, du Développement économique et de la Coopération internationale, ainsi que des responsables (ou de leurs représentants) du CGDR et de la BTS. 21 Office National de l’Assainissement, Société Tunisienne d’Electricité et de Gaz, Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux et Tunisie-Télécom.

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financés par le PPQPGV, mais il suit l’ensemble des projets communaux confiés à l’ARRU dans le gouvernorat où il exerce ses fonctions. Il assure de ce fait la coordination entre les municipalités, le Conseil régional de Développement et les autres intervenants dans l’exécution de ces programmes. Il en suit l’avancement et doit identifier rapidement les difficultés qui apparaissent et dont la solution exige des décisions à un niveau supérieur au sien. ● Le ministère de l’Intérieur et du Développement local : le véritable détenteur du pouvoir décisionnel. Le ministère de l’Intérieur et du Développement local est représenté dans le PPQPGV par la Direction Générale des Collectivités Locales. Nous avons déjà noté que celle-ci jouait un rôle déterminant dans le choix des quartiers à réhabiliter, étant entendu que le ministère de l’Intérieur a, en amont, été celui qui a poussé le plus fort pour que ce programme voit le jour. C’est lui, en effet, qui sert de réceptacle aux demandes émanant des gouverneurs, lesquels répercutent d’ailleurs, dans de nombreux cas, celles que leur font remonter les délégués. Or, délégués et gouverneurs, surtout ceux en poste dans le Grand Tunis et qui sont en charge des quartiers populaires de sa périphérie occidentale, ont signalé à maintes reprises, à leur ministère de tutelle, la situation extrêmement dégradée de ces quartiers et les récriminations incessantes de leurs habitants, surtout pour l’obtention d’emplois et l’amélioration des conditions de vie. Ils ont fait état de situations qui leur semblaient, à terme, risquer de devenir incontrôlables. C’est par ailleurs le même ministère qui réceptionne les informations concernant l’activité des mouvements islamistes. C’est lui qui a été alerté en premier par ses services spéciaux22 sur le rapide développement des activités des islamistes radicaux et particulièrement des salafistes, dont la « couverture de terrain » dans les quartiers populaires s’est étendue à grande vitesse et dont les champs d’action se sont fortement diversifiés. C’est dans ce contexte que l’affaire des salafistes tunisiens du GSPC, qui se sont introduits en Tunisie vers la fin du mois d’avril 2006, a convaincu le ministre de l’Intérieur de l’époque de convaincre la plus haute autorité de l’Etat de l’urgence que revêtait une intervention forte, mais ciblée, sur les principaux quartiers jugés à risque et à accompagner sa demande d’une première liste des quartiers que son ministère jugeait devoir être « traités » en priorité. Le PPQPGV a en conséquence été préparé durant le second semestre de 2006 et annoncé par Ben Ali lui même le 9 décembre 2006 à l’occasion du 58ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. ● Le CGDR, un acteur marginalisé en charge d’une mission limitée La principale contribution du CGDR à l’élaboration des projets inscrits dans le PPQPGV concerne l’élaboration des études d’opportunité devant servir de justificatifs à la création de zones d’activités dans les quartiers retenus. Cette mission doit être menée en collaboration avec les autorités régionales et locales et elle nécessite la réalisation d’enquêtes socio-économiques auprès des ménages. Dans les faits, 5 questionnaires ont été préparés en fonction des caractéristiques de leurs destinataires et 24 300 ont été enquêtés. Les études en question doivent permettre d’identifier les sites précis d’implantation des zones d’activités, de prévoir le nombre de locaux qu’elles doivent accueillir et de proposer des modèles de locaux fonctionnels. Par contre, et bien qu’il ait été présenté comme l’épine dorsale du programme pour son volet socio- économique, le CGDR n’a pas été appelé à participer à l’identification, puis à la sélection, de ceux qui allaient bénéficier d’une installation dans ces zones – ceux que l’on appelle les bénéficiaires des actions productives. Pourtant, cette institution disposait d’une longue expérience en ce domaine,

22 Les services spéciaux sont chargés, pour le compte du ministère de l’Intérieur, de la lutte anti-terroriste ainsi que du contrôle et du renseignement sur les opposants politiques en général et les islamistes en particulier. L’opposition au pouvoir de Ben Ali les désigne sous le nom de « police politique ».

10 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper qu’elle avait acquise à l’occasion de la préparation, puis de la mise en œuvre, des Programmes de Développement Urbain Intégré, PDUI23. Seule l’ARRU a signé une convention avec lui afin de réaliser les études de faisabilité devant servir de justificatifs à la création de zones d’activités. Il faut donc bien admettre qu’il y a eu, de la part des hautes autorités de l’Etat, un refus de reconnaissance institutionnelle du CGDR, dont les raisons ne nous sont pas connues, mais qui s’est traduit par un effet pervers, à savoir que les bénéficiaires des programmes sectoriels visant à la création d’emplois ont été très mal encadrés et ont généralement été confrontés à de très sérieuses difficultés lorsqu’ils ont voulu concrétiser leurs projets, l’absence de chef de file ou de référent compétent en ce domaine étant très préjudiciable à la réussite de leurs actions. Néanmoins, la convention établie entre l’ARRU et le CGDR a permis à l’Agence de solliciter le Commissariat pour l’assister lors de l’établissement de la liste des quartiers à retenir pour les faire figurer au programme. Cette assistance a été particulièrement appréciée par l’ARRU lorsqu’un litige l’opposait aux autres membres du CNS24. Ceci sera démontré plus tard lors de notre étude du quartier Ourasnia. ● La mise à l’écart des autres agents et institutions de niveau national au programme PPQPGV Hormis l’ARRU et la DGCL, aucun autre département ministériel, agence ou établissement public n’a été véritablement associé à la prise de décisions relatives au programme PPQPGV et à sa conception. Même les services du FSN, bien qu’ils aient positionné comme maîtres d’ouvrage, ont vu leur rôle étroitement limité au financement des opérations. De même la BTS, appelée pourtant à financer un grand nombre de projets par l’ouverture de lignes de crédits, a dû se limiter à servir de conseiller et d’accompagnateur des porteurs de projets. 2 – Quelle place pour le gouverneur25 et les acteurs locaux dans le PPQPGV ? En alertant leur ministère de tutelle des situations tendues qui existaient dans nombre de quartiers des villes qui se situent sur leur territoire d’exercice, relayant ainsi, très fréquemment, les craintes dont leur faisaient part les délégués ou les omdas, plus proches qu’eux du terrain et des réalités économiques et sociales, les gouverneurs ont, rappelons-le, joué un grand rôle dans l’émergence de l’idée même du PPQPGV. Une fois que le lancement du programme a eu lieu, les gouvernorats ont été systématiquement consultés pour formuler leurs demandes en matière de réhabilitation. Mais ils ont dû se contenter de faire remonter des listes, et ils ne sont intervenus en aucune manière dans le processus de sélection et de décision. Les choix politiques et les options fondamentales sont en effet définies par les instances

23 Le PDUI, dont les réalisations se sont étalées entre 1993 et 2007, avait pour objectif de favoriser l’émergence d’une dynamique de développement local, dont l’une des principales composantes devait être la création d’emplois dans des secteurs qui permettraient à la ville de rayonner plus efficacement et plus largement sur sa région environnante. Ce programme visait aussi l’amélioration de l’intégration des quartiers qui en bénéficiaient au reste des villes ou des agglomérations où ils se situaient, ce qui devait passer par une amélioration des infrastructures, surtout celles permettant la circulation et les échanges (voirie), mais aussi celles qui étaient les conditions d’une amélioration des conditions de vie (écoulement des eaux pluviales, éclairage public, assainissement, etc.). Le PDUI envisageait en outre de financer la construction d’équipements socio-collectifs et d’aider à ce que les quartiers concernés ne soient pas totalement privés de services publics. Le volet socio-économique y était particulièrement important : il mettait l’accent sur l’amélioration des conditions d’habitat des populations démunies, mais il considérait surtout que, pour ce faire – et c’ était sa principale originalité -, il fallait parvenir à augmenter les ressources des ménages, que ce soit par la création d’emplois (y compris dans le secteur informel), la promotion de l’artisanat et des petits métiers, la systématisation de la pluri-activité, la formation professionnelle, la distribution de micro-crédits, etc. 24 Cet aspect des choses sera développé plus en détail lorsque nous aborderons précisément le cas du quartier Ourasnia. 25 Au plan administratif, la Tunisie est découpée en gouvernorats, délégations et secteurs ou imadats (anciennement cheïkhats), dirigés, respectivement, par un gouverneur, un délégué et un chef de secteur ou omda. On compte en 2013 24 gouvernorats, 264 délégations et 2 073 secteurs. Le gouvernorat est une collectivité locale déconcentrée, dotée de la personnalité juridique. Au plan économique, le gouverneur est chargé de la préparation des programmes de développement économique et social, qui déterminent les actions sectorielles en matière d’habitat, d’infrastructures et d’équipements publics. Il est également chargé de la conception et de la mise en œuvre des différents programmes de développement régional.

11 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper centrales, à savoir le CNS, mais il faut bien prendre conscience que les décisions prises à ce niveau ne sont jamais définitives, puisqu’elles doivent toujours être discutées – et validées ou invalidées – à deux niveaux supérieurs, d’abord celui d’un Conseil Interministériel (CIM)26, ensuite celui d’un Conseil Ministériel Restreint (CMR)27. C’est donc une fois la liste des quartiers arrêtée que le rôle du gouverneur et des différents acteurs locaux devient véritablement important. En effet, à partir de ce moment-là, le Conseil Régional de développement28 et les municipalités29 qui localisent les quartiers sélectionnés doivent s’impliquer. En somme, le gouvernorat propose des quartiers, le CMR en arrête la liste finale, le gouvernorat propose le type et le contenu des actions à entreprendre pour chaque opération, le CNS en décide et le gouvernorat exécute les décisions sous contrôle de l’ARRU. ● Le gouverneur30, président du conseil régional : un rôle essentiel d’exécution Au fur et à mesure que la mise en œuvre du PPQPGV a avancé, les gouverneurs ont vu leur importance se renforcer. Certes, comme nous l’avons déjà écrit, le gouverneur n’est pas saisi officiellement par les instances nationales lors de la phase de prise de décision, mais il s’est vite avéré qu’il pouvait peser dans les décisions du fait des relations privilégiées qu’il avait, de facto, avec son ministère de tutelle. Il est sûr en tout cas que certains gouverneurs, principalement ceux qui sont en poste dans des régions compliquées et où les tensions peuvent être fortes, sont généralement des hommes de confiance des hauts responsables et que, de ce fait, leurs avis portent. Ainsi, les rapports qu’ils rédigent sur la situation socio-politique et économique de leur gouvernorat d’un côté, et, pour certains d’entre eux, l’accès direct qu’ils ont à leur ministre et/ou aux conseillers du Président grâce à la place qu’ils occupent dans l’appareil et les réseaux partisans (ceux du RCD) d’un autre côté, leur donnent la possibilité d’influencer les décisions des Comités nationaux, voire de les infléchir. Les gouverneurs assurent la supervision de la mise en œuvre et la coordination des actions qui composent les opérations de réhabilitation des quartiers sélectionnés qui sont situés dans le territoire

26 Le Conseil interministériel (CIM), présidé par le Premier ministre, constitue la deuxième instance de suivi du PPQPGV au plan national. Il se réunit tous les six mois pour débattre de l’état d’avancement du programme et trouver les solutions aux problèmes non résolus au niveau du Comité National de Suivi. Il intervient essentiellement pour lever les blocages fonciers et faciliter, au plan administratif, la passation des marchés. 27 Le Conseil Ministériel Restreint (CMR) est l’instance la plus importante au niveau décisionnel. Il se réunit une fois par an afin de décider des stratégies à suivre pour la bonne exécution du programme. C’est à ce niveau qu’est prise la décision définitive de programmer tel ou tel quartier et de financer l’exécution des opérations qui le concernent. C’est lui aussi qui évalue le degré de réalisation des objectifs et qui, si nécessaire, propose l’amélioration du contenu du programme pour garantir sa durabilité. Ce Conseil est présidé par le Président de la République. 28 Les Conseils Régionaux de Développement ont été créés par le décret du 24 mars 1989. Ils remplacent les Conseils de Gouvernorat et sont présidés par les gouverneurs. Ils sont composés des présidents des communes (municipalités), des députés (dont les circonscriptions sont inscrites dans les limites du gouvernorat concerné) et des présidents des conseils ruraux. Le Conseil Régional examine toutes les questions intéressant le gouvernorat dans les domaines économiques, sociaux et culturels sur la base des rapports élaborés par les différentes commissions qui sont issues de son sein. Il donne son avis sur les programmes et projets que l’Etat envisage de réaliser dans le gouvernorat et chaque fois que l’autorité centrale le requiert pour les questions qui intéressent le gouvernorat. Mais il n’a aucun pouvoir de décision. 29 Seules, en Tunisie, les communes urbaines sont des municipalités, avec un conseil élu et un président (équivalent au maire, en France). La totalité du territoire n’est pas partagé entre des communes. Le statut urbain (communal) est attribué par le ministère de l’Intérieur à des entités qu’il choisit et dont il fixe lui-même les périmètres, sans que les critères de définition soient explicites. Le reste du territoire est rural ; il relève directement des délégués et des gouverneurs, l’instance de sa gestion étant – du moins pour une partie de ce territoire, à savoir certains villages - le conseil rural, lequel est composé de membres désignés par le gouverneur sur proposition du délégué. Le nombre des municipalités est passé de 73 en 1956 à 257 en 1994 pour atteindre 264 en 2010. 30 Le gouverneur, nommé par le Président de la République, est le représentant direct de l’Etat dans le gouvernorat. Il détient des pouvoirs larges et très diversifiés d’un côté, mais il subit d’un autre côté le poids très lourd (à la fois concernant sa carrière personnelle et l’exercice de ses fonctions) que fait peser sur lui la hiérarchie de son ministère de tutelle, particulièrement celle qu’exerce le ministre de l’intérieur par le biais du pouvoir d’instruction (il doit appliquer à la lettre les instructions orales ou écrites qu’il reçoit du ministre sans les discuter). Le gouverneur, en tant que chef d’une administration territoriale déconcentrée, exerce par délégation les pouvoirs des différents membres du gouvernement. Enfin, il assure la mise en œuvre de la politique de développement à l’échelle du gouvernorat.

12 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper qu’il administre. Il préside le Comité Régional de Suivi du PPQPGV, lequel est composé des représentants régionaux des mêmes ministères qui participent déjà aux instances nationales, des délégués, des présidents des municipalités, des représentants régionaux de l’ARRU et du CGDR et de ceux de l’Office de Développement Régional31. Ce sont les membres de ces Comités Régionaux qui sont responsables, dans le champ de leurs compétences institutionnelles, de l’exécution et du suivi des projets, tâches qui incluent l’intermédiation, l’encadrement et l’assistance à la population. Le gouverneur est la première personne sollicitée par le chef de projet et le CNS lorsqu’un problème survient. Dans le cas du projet Ourasnia, comme nous allons le voir, son intervention a eu lieu à un moment où le projet était en train de sérieusement déraper, ce qui l’a conduit à mobiliser tous les moyens dont il disposait pour essayer de renouer le dialogue entre les protagonistes locaux, dans le but de retisser les liens sociaux, qu’un excès de tension, d’iniquité et d’autisme – de la part des uns et des autres – avaient considérablement distendus. Quant au Conseil régional de Développement, il a été désigné comme maître d’ouvrage de la composante productive. Il s’appuie sur les représentations régionales des différents organismes chargés de cette composante : Agence Nationale de l’Emploi et du Travail Indépendant (ANETI) pour ce qui est de la formation professionnelle ; direction régionale du Développement et Offices de développement régionaux – lorsque de tels Offices existent dans les régions concernées – pour ce qui ressort de l’identification des projets ; Office National de l’Artisanat (ONA) pour la promotion des activités artisanales. ● Les acteurs locaux : A l’échelle locale, le rôle d’impulsion et de coordination des projets est assuré par le délégué, en tant que président du Comité Local du Suivi (CLS) du programme PPQPGV. Il intervient quasiment quotidien pour aplanir les difficultés rencontrées sur le terrain lors de l’exécution du programme. Le CLS est constitué des représentants locaux des mêmes directions régionales que celles qui participent au Comité Régional, des présidents de communes, des représentants des associations de développement local (ADL)32, du Commissaire régional à l’artisanat et du chef de projet. Bien que les projets de réhabilitation concernent toujours des « morceaux » (quartiers) de territoires communaux, les municipalités ne sont consultées que lors de l’établissement de la liste des travaux d’infrastructure à engager. Elles sont invitées à faire des propositions quantitatives concernant tant les aspects matériels (longueur des voies à aménager, longueur des réseaux d’assainissement à prévoir) que financiers des projets33. Ces propositions doivent être adressées au CNS, où elles seront étudiées.

31 Les trois Offices de développement Régional (l’Office de Développement du Nord-Ouest dont le siège est à Siliana, celui du Centre-Ouest siégeant à Kasserine et enfin l’Office de Développement du Sud dont le siège est situé à Médenine), créés en 1994, sont des établissements publics à caractère non administratif placés sous la tutelle du ministère du Développement et de la Coopération internationale. Ils sont chargés de réaliser et de proposer des mesures en vue d’aider à la définition des politiques en matière de développement en général et d’impulsion de l’investissement privé dans les territoires dont ils ont la charge, mais aussi d’élaborer des plans et des programmes d’actions afin de promouvoir et de développer les zones ayant des problématiques spécifiques ou connaissant des difficultés de développement. 32 Les ADL sont des associations à but non lucratif qui furent créées dans tous les gouvernorats (près de 300 associations en 2011 dont 288 autorisées par le ministère des Finances à accorder des microcrédits), essentiellement pour dispenser des microcrédits (les montants varient entre 500 et 5000 dinars selon une réglementation instituée en 1999) en vue de contribuer à l’installation de petits projets relevant de toutes sortes d’activités, mais ne nécessitant généralement pas un grand savoir- faire (agriculture, artisanat et petit commerce). Les ADL interviennent au profit des populations pauvres, des familles nécessiteuses, des catégories vulnérables des zones défavorisés et des chômeurs diplômés, dès lors que les personnes « ciblées » ont la capacité d’exercer une activité ou possèdent une qualification pour exercer une profession ou un métier, tout en étant exclues de facto des services bancaires (et, donc, de l’accès aux prêts). Les ressources financières des ADL sont attribuées dans le cadre d’un programme préétabli avec la BTS (Banque Tunisienne de Solidarité) ; et elles le sont à un taux nul. 33 Il convient de préciser à ce propos que, pour la première fois dans un programme de réhabilitation des quartiers populaires, la composante « infrastructures de base » bénéficie d’une priorité en termes d’investissement. La volonté explicite était en effet d’effectuer des travaux qui soient d’une qualité telle que l’on puisse envisager leur relative pérennité : ainsi, il a été privilégié un revêtement des rues et artères diverses en bitume, ce qui a un coût élevé, plutôt qu’un revêtement superficiel.

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La liste des propositions retenues par le CNS, comportant les valeurs physiques et en termes de coût, de chaque composante des projets est alors adressée au gouverneur pour exécution, contrôle, suivi et évaluation. ▪ En ce qui concerne la composante « équipements socio-collectifs » des projets, le programme PPQPGV prévoit des dotations identiques pour chacun, en application d’une décision du CNS. Cette manière de faire peut provoquer l’irritation de certaines municipalités : en effet, quand la construction des équipements en question est achevée, l’ARRU procède à leur remise-reprise aux communes. Or, non seulement il n’a jamais été demandé à celles-ci qu’elles étaient leurs besoins prioritaires pour tel ou tel quartier, mais, une fois ces équipements réceptionnés, elles doivent en assurer la gestion et l’entretien sur leurs ressources propres. Il est donc arrivé que certaines, considérant qu’elles ne disposaient ni des moyens financiers ni des moyens humains pour ce faire, refusent ce qui leur est ainsi « offert », notamment lorsqu’il s’agit d’espaces verts ou d’espaces de jeux pour les enfants. Il a fallu, en ce cas, que les responsables du programme demandent l’intervention instante du ministère de l’Intérieur pour que les municipalités réticentes finissent par accepter de réceptionner ces équipements contestés. Il faut reconnaître en outre que, en ce domaine, les municipalités ont déjà accumulé, « en amont » pourrait-on dire, des sources de mécontentement : en effet, ce sont elles qui doivent proposer les terrains – et les libérer – sur lesquels seront localisés les équipements prévus, de même que la zone d’activités programmée. C’est le président de la municipalité qui doit faire des propositions en ce sens en dégageant les terrains disponibles appartenant à l’Etat ou à la municipalité, mais sans disposer du temps et des moyens pour entreprendre la moindre étude préalable et sans qu’il puisse se préoccuper de savoir si les terrains envisagés sont adaptés aux équipement prévus, exception faite de la zone d’activités dont l’emplacement est choisi suite à une étude réalisée par le CGDR. Au bout du compte, la mise en œuvre du volet « équipements socio-collectifs » révèle des intérêts tellement opposés entre les principaux acteurs concernés qu’il ne faut pas s’étonner si, en des temps aussi serrés que ceux imposés par les autorités de l’Etat et en l’absence d’un cadre qui permettrait une véritable discussion pouvant conduire à des compromis, se manifestent ici des tensions très fortes, susceptibles de déboucher, en certaines occasions, sur des conflits violents. ▪ Pour ce qui est du volet « amélioration de l’habitat », le chef de projet s’appuie sur le chef de secteur (le omda), l’assistante sociale active dans le quartier, les comités de quartiers34 et le délégué. La liste des bénéficiaires, accompagnée des montants auxquels chacun peut prétendre, est dressée par le délégué, mais différents personnages influents dans la vie politique et sociale locale interviennent en permanence pour barrer certains noms ou en faire ajouter de nouveaux. Sans surprise, les pressions les plus fortes sont exercées par les responsables politiques locaux, à savoir ceux qui tiennent la cellule du RCD35 du quartier ou ceux qui sont les dirigeants des confédérations de ce même parti à l’échelon de toute la ville. C’est toutefois le chef de projet qui définit le contenu des actions incluses dans ce volet, lequel est financé par le FNAH sous réserve qu’elles correspondent aux critères qu’il a établis. Ce sont le plus souvent des actions modestes : petits travaux de ravalement des façades, aménagement d’une salle d’eau ou d’une cuisine dans le logement, etc., pour lesquels les bénéficiaires perçoivent une aide en liquide de l’ordre de 1 000 à 1 500 dinars. ▪ Concernant les activités de production, le programme a prévu la création d’une zone d’activités au sein de chaque quartier sélectionné, ainsi que des mesures d’encouragement aux petits métiers et l’octroi de micro-crédits par la BTS, l’ONA et les associations de développement locales (ADL).

34 Les comités de quartier ont été institués en 1991, sans aucun statut juridique, afin de soutenir l’action municipale essentiellement dans le domaine de l’environnement (campagnes de propreté, entretien des espaces verts, construction de trottoirs…), mais en fait leur rôle dépasse cette mission pour devenir un instrument de contrôle que le pouvoir local utilise pour garantir sa mainmise sur les territoires urbains. Leurs membres sont désignés par le délégué qui choisit entre 6 et 9 personnes pour chaque comité sur proposition de l’omda parmi les habitants les plus influents dans le quartier. 35 Rassemblement Constitutionnel Démocratique, ancien parti au pouvoir, dissous après la révolution du 14 janvier 2011.

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Comme très souvent, les instances locales – et particulièrement le président ou les élus communaux - n’ont pas été sollicités pour donner leur avis en ce domaine. Dès lors, on ne saurait trop s’étonner en constatant que nombre de ces zones ne se remplissent que très lentement et que la plupart d’entre elles ne sont que très partiellement occupées : dans le quartier Ourasnia de Ben Gardane, le taux d’occupation mesuré en 2013 était de l’ordre d’à peine 20%. ▪ En matière d’emploi, il est bien connu en Tunisie que ceux qui recherchent du travail ne trouvent pas de structures administratives adaptées à leurs besoins, bien réparties à travers le territoire et efficaces. Le PPQPGV a donc proposé de contribuer à mettre en place un système plus efficace. Ainsi, les agents de l’emploi relevant de l’ANETI doivent procéder, en collaboration avec el omda, à la constitution d’une banque d’informations sur les demandeurs d’emploi vivant dans le quartier, comportant en particulier des précisions sur leurs qualifications. Ces données sont archivées à la délégation et une Commission locale a été constituée afin de dresser la liste des projets bancables pour des auto-entreprises et pouvant être rentables pour les jeunes promoteurs. Cette Commission, présidée par le délégué, est composée de membres qui représentent la BTS, l’ADL, l’ONA, les ONG actives, el omda concerné, l’ANETI et le représentant du CGDR. De plus, l’ANETI organise au profit des demandeurs d’emplois des séances d’information et de sensibilisation. Elle oriente les candidats retenus vers les centres de formation professionnelle, qui, à l’issue de leur stage, leur délivrent des attestations de qualification lesquelles constituent des pièces indispensables pour l’obtention d’un crédit de la BTS lorsqu’ils décident de s’installer à leur compte ou de monter une micro-entreprise. Le système d’acteurs constitué à l’occasion du PPQPGV exclut systématiquement la population locale, en tant que société civile. Elle n’est associée à aucune étape du processus de décision ou de celui de réalisation. Ses avis ne sont jamais sollicités. Ses besoins et ses aspirations ne sont pris en considération qu’au travers des représentations que s’en font les responsables politiques, les élus locaux, les autorités locales ou régionales, le pouvoir central. Or ces représentations sont d’autant moins objectives et d’autant plus éloignées des réalités que ceux qui les font remonter s’inscrivent dans des stratégies de promotion et/ou de légitimation personnelle, qu’ils s’en servent pour étoffer leur clientèle ou nourrir leurs réseaux partisans ; et elles sont d’autant plus biaisées – surtout – que, dans un régime qui est parvenu à un degré extrême d’autoritarisme, les informations qui sont transmises aux niveaux hiérarchiques supérieurs sont généralement conformistes et rarement critiques, tellement chacun, à son niveau, éprouve la crainte de subir les vindictes du Chef de l’Etat ou de son Cabinet si ce qui leur parvient leur déplaît. Quelles que soient donc les intentions qui sous-tendent les projets de réhabilitation, dans pratiquement tous les cas les habitants des quartiers les subissent et leur attitude envers eux dépend de leurs attentes, de la manière dont ils pensent pouvoir tirer profit individuellement des mesures adoptées, du jugement qu’ils portent sur le déroulement de l’opération (efficacité des explications, prise en compte des revendications, etc.), de la « justice » des arbitrages opérés par les autorités, c’est-à-dire, au bout du compte, de leur degré de satisfaction. Ce constat retrouve celui formulé par A. Moujahid à propos des politiques publiques en matière d’aménagement urbain et d’urbanisme suivies au Maroc, à savoir que « la mise à l’écart des principaux intéressés, les citoyens, dans le processus d’élaboration des différentes stratégies urbaines ou rurales en a limité les effets escomptés. Les administrations, en charge d’appliquer des politiques urbaines arrêtées au niveau central trouvent énormément de difficultés à les mettre en œuvre face à l’opposition des habitants auxquels ces programmes sont destinés » (Moujahid A., 2009)36.

36 Le jugement formulé par A. Moujahid, qui fut pendant plusieurs années Gouverneur de l’Agence Urbaine de Casablanca, s’applique pour l’essentiel à la période 1980-2005. La question de savoir s’il est encore valable pour la période postérieure mérite d’être posée, mais nous la laisserons ouverte, à défaut de quoi nous serions obligé d’engager une analyse comparative qui deviendrait rapidement hors sujet.

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II/ La réhabilitation du quartier Ourasnia : un projet très controversé à l’origine d’un épineux conflit urbain Un sérieux conflit urbain est apparu à Ben Gardane à l’occasion du projet de réhabilitation d’un des quartiers populaires situés en périphérie de la ville, celui d’El Ourasnia. De violentes réactions de protestation ont fait suite à la décision des autorités locales de le choisir pour y réaliser équipements et infrastructures : il s’agit donc, typiquement, d’un « conflit d’implantation » qui apparaît et se développe comme expression des intérêts divergents entre les habitants d’un quartier et le président d’une commune. En ce cas, c’est effectivement l’action sur le territoire et la saisie d’un espace précis par un projet d’aménagement qui peuvent être considérées comme conflictuelles (Melé P., 2003). Dans le cas du quartier Ourasnia à Ben Gardane, l’analyse de ce conflit, la mise en évidence des significations qu’il peut revêtir et l’identification de ses effets nous sont apparues comme un moyen efficace pour comprendre la nature des relations qui pouvaient exister, autour d’une action publique, entre les habitants d’un quartier populaire de ce type, les représentants du pouvoir local (le président de la municipalité tout particulièrement) et les autorités régionales. A – Éléments de contexte : Ben Gardane, le quartier Ourasnia, le projet d’aménagement 1 - Ben Gardane : une ville étroitement dépendante de la frontière tuniso-libyenne et des relations entre les deux pays Ben Gardane est une création ex nihilo de la colonisation française au début du XXème siècle. Il s’agit d’une ville-souk destinée à la fixation des nomades Touazines. Située au sud-est de la Tunisie, elle est le dernier centre urbain avant la frontière entre la Tunisie et la Libye, le poste frontière (Ras Jdir) se trouvant à 32 kilomètres à l’est, sur le grand axe routier littoral (la RN 1 – route nationale n° 1) qui relie Tunis à Tripoli (Figure n° 1). Elle se trouve par ailleurs en retrait de 5 km par rapport à la rive sud de la sebkha d’El Biban (Figure n° 2). L’économie urbaine vit essentiellement du commerce, légal et illégal (contrebande), et des activités qui lui sont liées (change)37(Tabib R., 2011), ainsi que de la pêche. Cette économie est extrêmement fluctuante, car elle dépend très étroitement des relations diplomatiques entre les deux pays (fermeture/ouverture de la frontière), du contexte géopolitique (embargo international sur la Libye, par exemple) et des dispositions économiques prises dans l’un ou l’autre des pays concernant les exportations/importations, les subventions bénéficiant à tel ou tel produit commercialisé en interne, le contrôle des devises, etc. La ville comptait, en 2004, 58 101 habitants, sa délégation en réunissant, à la même date, 70 907. Dans le gouvernorat de Médenine auquel elle appartient, Ben Gardane est la quatrième ville par ordre d’importance démographique, après le chef-lieu (Médenine), et Houmet Souk (principal centre urbain de l’île de Djerba). Sa population a connu une croissance récente spectaculaire : en effet, demeurée pendant longtemps une petite ville (5 255 habitants en 1966 ; à peine encore 6 525 en 1975), elle est brutalement passée de 9 400 habitants en 1984 à 12 044 en 1994 pour atteindre les presque 60 000 en 2004, soit un taux d’accroissement annuel de 8,5% durant la dernière décennie pour se

37 Les produits concernés par le commerce frontalier sont de tous ordres, mais la plupart sont d’origine chinoise (ou asiatique) et importés de Libye. Par ailleurs, selon les prix de vente (qui dépendent du taux auquel ces produits sont subventionnés) en Libye ou en Tunisie, ainsi que de leur disponibilité, les habitants de la zone frontalière et/ou des commerçants motorisés venant de plus ou moins loin s’approvisionnent en produits de base ou en biens de consommation et passent régulièrement la frontière avec leurs cargaisons. La contrebande fonctionne aussi à plein, principalement dans le sens Libye-Tunisie : si le trafic des hydrocarbures procure des revenus considérables, une foule d’autres produits sont importés clandestinement, aussi bien des pièces détachées automobiles que des biens d’équipement, comme du matériel lourd de travaux publics ! Une part importante de ces produits, qu’ils soient importés légalement ou en contrebande, qu’ils soient acheminés par des commerçants ayant patente ou par des individus agissant pour leur compte propre, alimentent les « souks » qui parsèment toute la Tunisie - principalement la Tunisie méridionale et centrale – et qui attirent des acheteurs de tout le pays. Enfin, les activités de change (du dinar libyen) « illégales » - mais tolérées, en principe, par les douanes tunisiennes - fleurissent sur les axes routiers autour de Ben Gardane.

16 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper stabiliser à 7,2% pour la période 2004/200938. En 2004, la population de la ville de Ben Gardane représentait 81,9% de la population de sa délégation, au lieu de seulement 20% en 1984. Depuis le début des années 1990, cette croissance spectaculaire de la population, ainsi que celle, corrélative, de l’espace urbanisé, s’expliquent essentiellement par l’extraordinaire intensification des échanges économiques, des flux financiers et de personnes entre les deux pays – dont l’une des causes majeures a été l’embargo international qui a été imposé par l’ONU à la Libye de 1992 à 2002, en représailles pour ses liens présumés avec les attentats de Lockerbie en 1988 et celui ayant abouti à l’explosion en vol du DC-10 d’UTA au Niger en 1989 -, intensification qui a principalement bénéficié au commerce et, plus largement, à tous les secteurs d’activités que l’on peut qualifier d’« informels » ; le changement a donc été extrêmement brutal.

Figure 1 : Localisation du gouvernorat de Médenine et situation de la ville de Ben Gardane

Au moment de l’Indépendance et dans les années qui ont suivi, Ben Gardane était quasiment un cul- de-sac et l’une des villes les moins dynamiques de toute la Tunisie. Elle concentrait à elle seule plus du quart des chômeurs de tout le gouvernorat de Médenine. L’économie régionale était peu diversifiée, globalement pauvre et, pendant des années, la frontière avec la Libye a été peu active. Certes, quand cette frontière s’ouvrait plus largement, par exemple quand Khadafi et le Chef de l’Etat tunisien se « faisaient des risettes », l’économie urbaine bénéficiait d’un coup de fouet, mais comme les tensions étaient plus fréquentes et de plus longue durée que les périodes de bonne entente, les retombées locales étaient limitées ; durant ces périodes de fermeture, même les activités illégales pâtissaient d’un renforcement des contrôles39. Comme l’écrit Rafaâ Tabib (2011, p. 135), « en période de tension, les premières ‘victimes’ sont les échanges humains, sociaux et économiques de part et d’autre de la ligne de démarcation entre les territoires des Etats. Les tensions entre les deux régimes [Tunisie et Libye] ont pu prendre des formes variées, depuis les simples tracasseries administratives pour les citoyens aux passages de la frontière jusqu’à l’interruption complète des relations. L’expulsion massive et brutale d’une partie de la population immigrée, notamment d’ouvriers d’un pays à l’autre, a constitué,

38 Les limites du périmètre communal ont été modifiées en 1997 et 2003 pour intégrer de nouvelles localités, ce qui explique en partie le fort taux d’accroissement annuel de la population urbaine (selon R. Tabib, le taux annuel « réel » serait plutôt de l’ordre de 6,1%, ce qui reste cependant élevé en comparaison du taux moyen national qui est de 3,3% pour la même période). 39 Par exemple, les frontières ont été fermées à partir de l’été 1985 jusqu’en 1988, du fait d’une crise aiguë entre les deux pays.

17 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper comme à l’automne 1985, l’expression paroxystique de l’affrontement entre les deux régimes ». Mais, soudainement, en février 1988 et comme conséquence de la normalisation des relations tuniso- libyennes, la ville a repris vie après le rétablissement des relations entre les deux Etats. Ainsi « Ben Gardane, qui était plongée dans une grande torpeur au milieu des années 1980 […], s’éveille et, désormais, elle ne dort plus […]; elle est devenue un lieu de rassemblement de commerçants en provenance de toutes les régions de Tunisie et un lieu de transit pour le commerce maghrébin » (MZABI H., 1994). En matière d’infrastructures de base et d’équipements, Ben Gardane se situe aux alentours de la moyenne des villes de sa taille. La distribution de l’électricité et de l’eau potable est assurée sur tout le territoire communal – ce qui ne signifie pas que tous les logements soient branchés -, mais il n’y a ni réseau d’assainissement ni station de traitement des eaux usées. La plupart des équipements prévus par la « grille d’équipements » établie par la Direction de l’Urbanisme et celle de l’Aménagement du Territoire ont effectivement été construits et certains d’entre eux peuvent parfois correspondre à un niveau hiérarchique supérieur à celui attendu d’un simple chef-lieu de délégation. Ainsi, outre un complexe sportif, un complexe commercial et culturel, un maison de la Culture, on trouve à Ben Gardane un hôpital régional, un district de la STEG et un autre de la SONEDE, un centre régional de Contrôle technique des véhicules automobiles et une station régionale de transports terrestres, bien dotée en moyens techniques. Les principales caractéristiques de la ville se situent cependant ailleurs : elles se trouvent dans l’importance du personnel douanier et des services qui gravitent autour d’eux, d’une part, et dans celle de l’Armée et de toute la gamme des « services sécuritaires », d’autre part40. Toutefois, il ne fait aucun doute que ce niveau d’équipements et d’infrastructures est jugé comme très insuffisant par une population qui « voit passer » des masses colossales d’argent, très inégalement distribuées, et qui peut comparer avec le pays voisin où, toutes choses égales par ailleurs, les revenus pétroliers accaparés par l’Etat permettent à ce dernier de conduire, dans les villes et les quartiers urbains, des politiques publiques beaucoup plus dispendieuses que celles qui sont mises en œuvre en Tunisie. 2 - Le quartier Ourasnia : un quartier isolé et marginalisé Le quartier, qui s’étend sur moins de 25 ha et compte 1 500 habitants dans 300 logements – densité moyenne : 12 logements/ha - se trouve à l’ouest de la ville; seule sa partie sud-est figure dans le plan d’aménagement de Ben Gardane, car le reste se trouve en zone non communale (il a donc un « statut » rural). Son noyau ancien, qui occupe une topographie plane, est distant de plus de 5 km du centre de la ville (voir figure n°2), mais y accéder est aisé car il suffit pour cela d’emprunter la route d’El Ourasnia. Cependant on trouve, au-delà du noyau central, de petits groupements d’habitations qui se sont installés au long de la route principale et des pistes secondaires : ils sont cependant en nombre limité et ne comptent que peu d’habitants. La totalité du quartier (y compris les logements en cours de construction) reçoit l’eau potable et l’électricité, et un peu moins de la moitié des rues principales bénéficie de l’éclairage public. Ces rues ne sont cependant revêtues que sur environ le tiers de leur longueur, tandis que les ruelles de liaison demeurent à l’état de pistes non entretenues – toutefois leur sol, constitué de tuf sableux, est plutôt stable et il ne rend pas la circulation trop malaisée, même après des épisodes pluvieux. Contrairement à d’autres quartiers qui ont profité de leur situation sur des axes routiers dynamiques41 pour enregistrer une prolifération spectaculaire des activités commerciales et de services, rien de tel ne

40 Les services du ministère de l’Intérieur sont présents massivement à Ben Gardane, sous toutes leurs formes : Police, Garde nationale, une antenne régionale des Services antiterroristes et des Services spéciaux. On note aussi une très forte présence militaire, tandis que la Garde nationale et la Garde douanière contrôlent 17 postes frontaliers avancés qui se distribuent tout le long de la frontière, depuis le littoral jusqu’au cœur du Sahara. 41 Cela concerne tout particulièrement les quartiers situés de part et d’autre de la RN 1 (celle qui relie Médenine au poste frontière de Ras Jdir) et de la RR 109 (Route Régionale) (assurant la liaison entre Ben Gardane et Zarzis).

18 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper s’est produit ici : El Ourasnia est demeuré une zone purement résidentielle. Le taux de chômage y est extrêmement élevé. Les seuls équipements qui y sont localisés sont constitués d’une école primaire, d’un dispensaire et d’une mosquée.

Figure 2 : Le secteur (imada) de l’Ourasnia : étalement spatial et principaux quartiers

3 – Pourquoi un projet de réhabilitation urbaine à Ben Gardane, et particulièrement à El Ourasnia ? Outre l’intérêt explicite qu’il accorde aux quartiers populaires du Grand Tunis, le PPQPGV se préoccupe sérieusement de l’aménagement des villes des zones frontalières de la Tunisie. Ben Gardane avait, à ce titre, une réelle légitimité pour être une ville-cible de ce programme, d’autant que son dynamisme démographique produisait simultanément de la marginalité sociale et spatiale. Mais il est probable que le déterminant se situe sur un autre plan : en effet, la ville est devenue, au fil du temps, un foyer de concentration des courants islamistes fondamentalistes qui a alimenté un courant assez fourni de djihadistes salafistes vers l’Irak. Selon un élu local , un haut dirigeant d’Al-Qaïda aurait fait l’éloge de la ville pour sa capacité à alimenter un flux régulier de combattants pour le djihad42. De fait, des renseignements convergents et dignes de foi confirment que, en 2006, une quinzaine de jeunes du quartier sont partis pour l’Irak et que l’un d’eux est devenu un chef important de combattants d’un groupe djihadiste. L’ampleur de la pénétration islamiste a par ailleurs été confirmée lors des élections du 23 Octobre 2011 en vue des élections à la Constituante organisées après l’éviction de Ben Ali, étant cependant entendu que, lors de ces élections, le mouvement salafiste

42 Selon ce responsable local, Abou Mosaab Zarkaoui, chef d’Al-Qaïda en Irak, aurait déclaré que si Ben Gardane s’était trouvée près de la frontière avec l’Irak, ce pays aurait été libéré sans problème de l’occupation américaine.

19 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper n’a pas présenté de candidats identifiables, ce qui a pour effet de ne permettre de mesurer que l’audience « globale » des islamistes43. Après étude et concertation, le projet retenu pour le quartier Ourasnia comportait quatre volets, comme c’est le lot de tous les projets de ce programme. Ces quatre volets se déclinent comme suit : ¤ Pour les infrastructures de base, l’enveloppe se monte à 1,1 million de dinars et doit être consacrée au bitumage de 5,4 km de rues et routes et au pavage de 11 000 m² de trottoirs (950 000 dinars). Pour ce qui est de l’éclairage public, il s’agissait de réhabiliter le réseau existant et de le renforcer en installant 150 lampadaires supplémentaires (150 000 dinars). ¤ Pour les équipements socio-collectifs, l’enveloppe prévue d’un total de 400 000 dinars devait être partagée entre la réalisation d’une salle de sports polyvalente (250 000 dinars), l’aménagement d’un espace vert et d’aires de jeux pour enfants (100 000 dinars) et la construction d’un stade de quartier (50 000 dinars). ¤ Le développement de l’emploi et des activités productives comportait la création de 187 postes d’emplois pour un coût de 1,115 million de dinars. Dans ce cadre, une enveloppe de 300 000 dinars a été réservée pour être consacrée à l’aménagement d’une zone d’activités productives devant accueillir 9 locaux destinés à ces activités. Le reste, soit 815 000 dinars, doit servir à alimenter la distribution de crédits et de micro-crédits : pour les petits métiers, 35 projets sont programmés avec 70 emplois prévus à la clef ; l’attribution de micro-crédits devrait quant à elle aider à la création de 30 emplois supplémentaires, tandis que le volet « artisanat » du programme devrait permettre de créer ou de stabiliser 97 autres postes d’emplois. ¤ Enfin, la composante « amélioration de l’habitat » devait bénéficier de 100 000 dinars pour servir à l’entretien et/ou l’amélioration d’une centaine de maisons. B- Un projet tiraillé entre les stratégies rarement convergentes des acteurs nationaux et locaux 1 – Le choix du quartier Ourasnia : un choix imposé par le ministère de l’Intérieur, mais contesté par les autres acteurs étatiques Comme cela s’est passé pour pratiquement tous les quartiers sélectionnés en vue de bénéficier du programme PPQPGV, le quartier Ourasnia a été choisi comme cible prioritaire par le CMR sur proposition du ministère de l’Intérieur. Pourtant, d’une part, ce quartier ne figurait pas parmi les propositions émanant du gouvernorat, et, d’autre part, tant le ministère de l’Equipement que l’ARRU avaient exprimé leur opposition de principe à ce qu’il soit retenu. En effet, pour ce ministère et cette Agence, il ne répondait pas aux critères fixés par le CNS. Ainsi, lorsque son administration centrale lui a demandé de préparer une fiche signalétique sur le quartier Ourasnia et de rédiger un rapport relatif à la faisabilité d’une opération de réhabilitation sur son territoire, le représentant de l’ARRU à Médenine a attiré l’attention du gouverneur et du PDG de l’ARRU sur le fait que la zone proposée ne présentait pas les conditions minimales lui permettant d’être éligible aux financements du programme. Pour lui, en effet, elle ne constituait pas un quartier au vrai sens du terme : la densité des logements y était très – trop – faible (12 logements/ha, alors que la fourchette basse de sélection est de 20 logements/ha) ; l’habitat trop dispersé, le seul noyau notable – le noyau ancien – ne réunissant pas plus de 150 constructions ; le territoire couvert par des constructions éparses trop étendu : ainsi, les surfaces construites n’y représentaient qu’un peu moins du tiers de la superficie totale, alors qu’il était prévu que la norme minimale devait se situer aux alentours de 80% ! Au total, pour le représentant de l’ARRU, retenir cette zone d’El Ourasnia au titre

43 Aux élections législatives d’Octobre 2011, le parti Ennadha (islamiste) a réuni 56,31% des voix à l’échelle de la délégation de Ben Gardane. Dans les deux bureaux où votaient les électeurs du quartier Ourasnia, les pourcentages ont été de 55,36% et 62,87% des voix. A titre de repère, on signalera que Ennahda a recueilli 34,81% des suffrages au plan national et 47,73% dans le gouvernorat de Médenine (voir http://www.isie.tn/Ar/rsfinal.php).

20 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper du programme aboutirait immanquablement à un saupoudrage des crédits disponibles et, donc, serait presque totalement inefficace. Ce ne pouvait donc être un choix prioritaire ! Conséquence logique de ce rapport, l’ARRU a émis un avis défavorable au niveau du CNS et s’est opposé, en la circonstance, à la DGCL. Pour tenter de réduire ce différend, le CIM a demandé au PDG de l’ARRU et au Directeur général du CGDR d’effectuer une visite de terrain à Ben Gardane même, pour y rencontrer les autorités concernées (en particulier celles du gouvernorat de Médenine) en vue de faire le point, de voir si le projet était faisable et, si oui, dans quelles conditions. En vérité, ce déplacement n’était rien d’autre qu’un rideau de fumée, car la décision de retenir le quartier avait déjà été prise par la Présidence de la République et instructions avaient été données au PDG de l’ARRU d’approuver ce choix. Le gouverneur, averti pour sa part de cette décision par les canaux propres à son ministère, s’est également trouvé tenu de donner son accord. Au bout du compte, et sans surprise, la proposition obtint un avis favorable au CIM et le programme de réhabilitation du quartier Ourasnia a pu être engagé. A ce stade, ce sont le gouvernorat et la municipalité qui sont chargés de présenter au CNS une proposition commune pour que les opérations puissent démarrer. La municipalité doit, pour sa part, mettre à la disposition du projet les terrains nécessaires à la réalisation des équipements socio- collectifs et à celle de la zone d’activités ou bien, à défaut, proposer des terrains appartenant au domaine privé de l’Etat. Le chef de projet, qui est en même temps le représentant de l’ARRU dans le gouvernorat, doit aussi proposer, en concertation avec la municipalité, la liste des rues ou routes à bitumer et un tracé pour celles qui devraient être ouvertes, la localisation des trottoirs à paver, les lieux d’implantation des sources lumineuses en vue d’améliorer l’éclairage public, etc. C’est enfin au délégué – en l’occurrence celui de la délégation de Ben Gardane – qu’il appartient de faire des propositions concernant les composantes « emploi et activités productives » et « amélioration de l’habitat », ce qui nécessite de sa part de réaliser une vaste concertation entre toutes les parties potentiellement prenantes, à savoir el omda, l’assistante sociale qui s’occupe du quartier, l’association de développement local ainsi que le représentant du bureau local de l’Emploi relevant de l’ANETI. 2 – La mise en œuvre du projet : un rôle important joué par le président de la municipalité, mais une population locale totalement marginalisée A l’époque des faits, le président de la municipalité, W. J.44, réside dans la partie sud-est de l’imada (cheïkhat, secteur) d’Ourasnia, à environ 5 km de ce noyau central du quartier que nous avons déjà évoqué. Il a joué un rôle déterminant dans le projet. Il appartient à l’une des principales fractions tribales de Ben Gardane, celle des Aouled Khlif45, et il dispose de relations personnelles étroites avec des responsables nationaux influents. Cela lui a valu de bénéficier du ferme soutien du gouverneur alors en poste à Médenine (2005-2007), soutien qui lui a d’ailleurs permis de se déclarer candidat à la présidence de la municipalité et d’être élu (2005) à cette fonction. Le gouverneur n’avait pas alors caché qu’il était « son » candidat. W.J. s’établit alors comme une personnalité forte de la ville et dans la ville, tirant profit de ses denses réseaux politiques pour rendre des services aux uns et aux autres, régler des litiges ou faire bénéficier la ville d’équipements publics ou y attirer divers investissements. Construction d’une clientèle, affirmation progressive de sa notabilité et de sa légitimité politique, tout est en place pour qu’il devienne le personnage le plus influent de Ben Gardane. Système clientéliste sans discussion possible

44 W.J. est un jeune médecin de la Santé publique qui exerce à l’hôpital régional de Ben Gardane. Lorsqu’il a été désigné comme candidat à la présidence de la municipalité il n’avait aucune légitimité politique, n’ayant exercé jusque-là aucune responsabilité au sein du RCD. Ses principaux atouts étaient son appartenance tribale à l’une des plus importantes familles élargie des Touazines (voir la note suivante) et ses liens de parenté avec d’anciens hauts responsables politiques ayant été actifs au plan national. 45 W.J. appartient à une famille issue de la plus importante sous-fraction tribale de Ben Gardane, à savoir les Aouled Khlif. Celle-ci compte 38 grandes familles, et compose, avec trois autres sous-fractions tribales, le arch des Aouled Mahmoud.

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– du moins si l’on adopte la définition qu’en donne J.-F. Médard, 2000 -, puisqu’il s’agit de l’établissement d’un processus qui n’instrumente pas principalement les relations de dépendance personnelle et la parenté, mais qui repose surtout sur des échanges réciproques entre deux personnes, le patron et le client, qui contrôlent des ressources inégales. Or, « la relation de clientèle, comme tout échange social, secrète sa propre légitimité, tant du côté du patron que de celui du client. Mais l’ambiguïté propre à l’échange social est poussée à la limite dans le cas de la relation de clientèle, en raison de l’inégalité entre les partenaires, au point de suggérer un véritable ‘mensonge social’ » (Médard J-F, 2000). A l’occasion du projet de réhabilitation du quartier Ourasnia, W.J a montré toutes ses capacités de manipulation de la plupart des acteurs locaux concernés. Il les a particulièrement utilisées pour imposer ses choix en matière de sites d’implantation des équipements socio-culturels et pour décider des lieux précis qui, dans le quartier, bénéficieraient de tel ou tel type d’aménagement d’infrastructure. Pour ces deux composantes, W.J. a déclaré qu’il ne pouvait mobiliser aucun terrain appartenant soit à l’Etat, soit à la municipalité, dans le périmètre correspondant au noyau ancien du quartier. Pour ne pas perdre le bénéfice des financements prévus, il retient deux terrains éloignés de plusieurs km de ce noyau pour y installer le stade de quartier, la salle de sports polyvalente et l’espace vert (voir figure n°4). Compte tenu de la distribution de la population dans l’espace et des distances en jeu, il est patent que la majorité de la population du quartier n’aura aucune utilisation de ces équipements. Mais ce premier inconvénient voit ses effets aggravés par le fait que, en application des principes posés par le PPQPGV en matière d’équipements, il faut que ces nouveaux aménagements soient reliés à la voirie principale par des rues ou routes praticables en tout temps. En conséquence, une partie notable des infrastructures de base sera réalisée en dehors du noyau d’Ourasnia et ne pourra pas non plus profiter à une majorité de ses habitants. Profitant de sa position de patron en mesure de mobiliser sa clientèle, rappelant aux uns et aux autres les services qu’il leur a rendus par le passé, W.J. n’a pas éprouvé beaucoup de difficultés à faire adopter ses propositions par une majorité de son conseil municipal, bien que la composition de celui-ci ait pourtant été assez hétérogène. Continuant à jouer la carte du foncier – et l’absence, selon lui, de disponibilités -, il parvient à convaincre à ses motifs le délégué de Ben Gardane, puis le chef de projet et enfin les autorités régionales. Tous ces acteurs sont entrés dans son jeu : par pure complaisance, pour les uns, comme ce fut le cas pour tous les membres du conseil municipal, les responsables locaux du RCD, el omda et le délégué ; par pragmatisme pour les autres, tels le chef de projet et les autorités régionales, parce qu’aucun d’eux ne voulait apparaître comme responsable d’un retard dans l’exécution d’un projet qui avait fait l’objet d’une décision personnelle du Président de la République. Mais s’il bénéficie d’un soutien unanime des élus, des responsables politiques et des autorités de quelque niveau que ce soit, il n’en reste pas moins que W.J. doit maintenant affronter les habitants du quartier Ourasnia. La stratégie qu’il va adopter repose sur deux axes : gagner le silence des éléments les plus influents et les plus puissants du quartier Ourasnia et faire en sorte qu’ils ne lui fassent pas défaut ; gagner le soutien du président de la cellule du RCD. Compte tenu des forces visibles, le plan était rationnel. Seul problème, la population la plus marginalisée, celle qui est « hors des cadres » officiels (du Parti, de l’Etat, des institutions et structures diverses, des associations, etc.) et qui, habituellement, est soumise, va se rebeller et manifester son désaccord. W.J. avait fait une impasse totale sur cette éventualité ! Revenons cependant à la manière dont ce président du conseil municipal s’y est pris pour mettre en œuvre ses deux axes stratégiques : ● Envers le président de la cellule du RCD du quartier Ourasnia, les choses sont apparemment simples, puisque il est un allié politique du maire. Toutefois, lorsque les tensions apparaissent, sa

22 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper position est très affaiblie, car il a perdu une grande partie de son influence sur la vie locale depuis que son fils, salafiste convaincu, a été arrêté et condamné en 2007, en application de la loi anti-terroriste, à quatre ans de prison pour appartenance à une organisation terroriste. Ainsi fragilisé, risquant à tout moment de se voir démis de son poste de responsable politique – et de perdre ainsi les avantages de toutes sortes qui l’accompagnent -, le président de la cellule adopte une position de « repli » dès qu’un conflit paraît à l’horizon : il évite toute position originale, se range systématiquement du côté des autorités locales même lorsque cela va à l’encontre des intérêts des habitants de la ville ou de son quartier. Eprouvant un vif besoin d’être protégé par un homme politique fort, qui pourrait lui servir en quelque sorte de caution, le responsable de la cellule du RCD n’était donc aucunement en mesure d’offrir la moindre résistance au président de la municipalité. Et il l’était d’autant moins que son « supérieur hiérarchique », à savoir le secrétaire général de la Fédération du RCD occupe un emploi d’ouvrier à la municipalité de Ben Gardane, ce qui le rend très dépendant du président de cette municipalité, lequel, par ailleurs, lui accordait maintes faveurs, comme le fait de lui laisser une grande liberté quant à sa présence effective à son travail. L’un, donc, pouvait se consacrer pratiquement sans entraves à ses activités politiques, et l’autre savait qu’il pouvait compter sur son soutien quasi inconditionnel. ● Pour ce qui est du omda (chef de secteur et, en tant que tel, représentant du ministère de l’Intérieur au niveau du quartier), W.J. n’a pas éprouvé beaucoup plus de difficultés à le convaincre de se placer à ses côtés et de le soutenir en toutes circonstances. Approché très tôt par le maire, il a vite compris, en tant qu’habitant de la partie sud-orientale du quartier Ourasnia, les avantages qu’il pourrait tirer, en tant que résident, de la réalisation du projet. ● Parmi les habitants influents qu’il fallait absolument que le maire gagne à sa cause, se trouvait un certain K.S. Celui-ci, résident dans la zone nord-ouest du quartier, est un important « changeur » de devises, un sarraf46. Personnalité économiquement influente, tant au plan local que régional, il a construit avec le temps un réseau dense de relations avec les divers délégués qui se sont succédé à Ben Gardane, en même temps qu’il a gagné la reconnaissance de la population par ses actions de « bienfaisance ». Afin de neutraliser une éventuelle opposition de la part de K.S. et/ou de sa famille élargie assez nombreuse, et dans l’espoir de gagner plutôt leur soutien, W.J. a proposé que le programme d’action en vue de la réhabilitation affiche, en bonne place, le bitumage de la piste desservant la résidence luxueuse (voir Planche photographique n°1) de ce commerçant ainsi que celles de quatre membres très proches de sa famille. Or cette piste, qui court dans la partie ouest du quartier et ne fait que côtoyer pendant une courte distance le noyau ancien d’Ourasnia, n’avait d’utilité qu’agricole, autrement dit elle ne revêtait aucune importance effective pour l’accès au quartier et son éventuel désenclavement – outre les villas en question, elle ne dessert qu’un tout petit groupement d’habitations - ; elle ne jouait pas plus de rôle en termes de structuration de l’espace local. Mais cette proposition a suffi à empêcher une éventuelle opposition de K.S. ou d’un quelconque membre de sa famille.

46 K. S est un des plus grands spécialistes du change « clandestin » de devises de Ben Gardane. Il a constitué sa fortune en procédant pendant plus d’un quart de siècle au change entre le dinar tunisien et le jenih libyen. Il a investi une partie de ses bénéfices dans le foncier et les activités agricoles : il possède plus de 5 000 pieds d’oliviers, une huilerie, un haras où il pratique l’élevage de chevaux pur-sang. Pendant un temps, il avait aussi pris pied dans le commerce de la fripe.

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Planche 1 : Travaux d’aménagement (bitumage) d’une piste qui, à la périphérie de Ben Gardane, assure la desserte de quelques résidences de luxe

Cliché : Mourad BEN JELLOUL, 2008. Au bout du compte, les propositions envoyées au CNS pour ce qui concerne la composante « infrastructures » listent l’axe principal qui traverse le noyau ancien, deux pistes au sein de ce noyau (dont l’une est celle qui dessert la résidence de KS), la piste qui relie le noyau ancien à la ville47 (Figure 4), à quoi s’ajoutent deux autres pistes et deux rues qui se situent au sud-est du quartier et à proximité du centre-ville (Figure 3). Autrement dit, plusieurs rues qui trament le quartier Ourasnia ainsi que la route principale qui le relie à Ben Gardane ne figurent pas dans les propositions définitives de bitumage. De même, rappelons-le, l’emplacement des équipements socio-collectifs et celui de la zone d’activités sont eux aussi proposés en dehors du noyau ancien (Figure 3).

Après examen, le CNS a approuvé ces propositions et en a décidé la réalisation dans la limite du budget prévu pour être consacré à ce projet, à savoir 1,1 million de dinars pour la composante « infrastructures de base ». Comme il s’est avéré que, au vu des devis prévisionnels, il ne serait pas possible de réaliser l’ensemble de ces projets, il fut décidé de supprimer le bitumage de la piste qui assure la liaison entre le noyau ancien d’Ourasnia et la ville de Ben Gardane48. Cette suppression obtint l’accord conjoint du chef de projet et de W.J., étant donné que la réduction du programme était contrainte d’une part par l’obligation (imposée par le PPQPGC) de bitumer les tronçons de voies assurant la desserte des équipements socio-collectifs et de la zone d’activités dont la création était décidée, et d’autre part par l’impossibilité de revenir sur la promesse faite à K.S. d’asphalter la piste conduisant à sa villa. Bien qu’il l’ait validée, la décision de ne pas engager l’asphaltage de la piste principale entre Ourasnia et Ben Gardane n’a pas manqué de mettre W.J. dans un sérieux embarras.

47 C’est cette piste qui est l’un des objets de la discorde. Initialement proposée par la commune pour figurer dans le programme, elle sera supprimée par le CNS sur la recommandation de la même commune ! 48 Pour que les choses soient claires, on peut préciser (comme on le voit sur la Figure n° 5) qu’il existe deux liaisons entre le noyau ancien d’El Ourasnia et la ville de Ben Gardane : l’une correspond à une route goudronnée, l’autre est une piste non aménagée – laquelle, finalement, ne sera pas améliorée.

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Figure 3 : Programme fonctionnel du projet de réhabilitation - (Secteur sud-est de l’imada)

C - Contestation populaire et intervention du pouvoir régional 1 - La mobilisation des habitants contre le projet de réhabilitation C’est à l’occasion du démarrage des travaux, au mois de septembre 2008 – soit à une date coïncidant avec le mois de Ramadan -, que la population du quartier a pris la décision de bouger et d’exprimer son opposition au projet, manifestant ainsi son refus du programme fonctionnel. L’initiative est venue de plusieurs personnalités influentes et connues, habitants du noyau ancien d’Ourasnia. Plusieurs d’entre elles résidaient en des maisons dont il n’avait jamais été prévu de bitumer les pistes qui y menaient ; certains autres faisaient partie du lot de ceux dont ce bitumage, initialement prévu, avait par la suite était abandonné ; et d’autres enfin vivaient en des lieux qui devaient être rendus plus aisément accessibles par l’ouverture de nouvelles pistes, mais, là encore, il n’en était plus question. Parmi les principaux meneurs, se trouvait un dénommé Ammar Nabheni, habituellement désigné du nom de Touil : il était le chef d’une famille nombreuse, dont trois fils bien

25 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper connus dans le quartier, et résidait dans un groupement d’habitations situé à 1 km environ du noyau ancien. Quand nous le rencontrons, en août 2013, voici comment il justifie son opposition et ses actions : « Lorsque le délégué nous a informés de ce projet en 2007, tous les habitants du quartier étaient contents et on s’est dit que, enfin, notre quartier serait comme les autres. Mais personne ne nous a consultés ni même informés de ses composantes. J’ai effectué plusieurs démarches auprès du président de la cellule du RCD, du président de la municipalité et du délégué pour réclamer le bitumage de ce tronçon de 500 mètres qui relie notre groupement d’habitations à l’axe principal menant vers le centre du quartier. J’ai reçu des promesses de la part du délégué. Au mois de juin 2008, avant que l’entrepreneur ne commence les travaux, on nous a dit qu’il y a un dépassement dans le budget et qu’il fallait supprimer quelques pistes. Je me suis alors déplacé en compagnie d’une quinzaine d’habitants pour rencontrer le délégué. Pour commencer, ce dernier n’a pas voulu nous recevoir et il nous a demandé d’aller voir le président de la municipalité. Mais nous avons insisté pour le rencontrer lui-même, à la suite de quoi il a accepté de recevoir cinq d’entre nous en présence du omda. On lui a fait savoir que le projet, dans sa version retenue, ne passera pas et qu’on utilisera tous les moyens pour l’arrêter, y compris la force. Ensuite, on est allé voir le président de la municipalité qui nous a reçus immédiatement. Ce dernier nous a informés que les changements de programme étaient une décision du conseil municipal et non sa décision personnelle, et qu’ils furent par ailleurs approuvés par les autorités locales, régionales et nationales. On lui a fait savoir que tous les habitants du quartier étaient opposés au projet et qu’ils allaient tout mettre en œuvre pour empêcher l’entrepreneur de faire son travail jusqu'à ce qu’ils obtiennent satisfaction pour leurs doléances. Notre maire est injuste, il a programmé la totalité des équipements dans son quartier. Comment nos enfants vont-ils profiter de la salle de sports et du terrain de football alors qu’ils vivent à 5 km de là ? Est- ce que je dois faire 5 kilomètres avec ma famille pour profiter de l’espace vert et des jeux pour les enfants ? Ce projet nous a été volé, au su et vu du délégué et du président de la cellule du RCD, qui n’ont rien fait pour notre quartier. C’est pour cette raison que nous avons décidé de bouger et de faire entendre notre voix et, si nécessaire, de nous opposer par la force »49. A la suite de ces entrevues, et parce qu’il estimait n’avoir reçu qu’une faible écoute de la part de ses interlocuteurs, Ammar Touil s’est décidé à faire signer une pétition exigeant la révision du programme, qu’il a envoyée au gouverneur et au Président de la République. W.J. a riposté à ces agissements en incitant le président du comité de quartier de la cité Erramla, situé au sud-est de l’imada d’Ourasnia, à préparer de son côté une autre pétition, proclamant le soutien au projet, et à la faire signer par les habitants. L’entreprise visait explicitement à contrecarrer celle de A.T., lequel agissait au nom des habitants du noyau ancien d’Ourasnia. Or, le président de ce comité de quartier travaillait comme employé au siège de la fédération du RCD et se trouvait donc dans la dépendance du secrétaire général du Parti, lui-même ouvrier à la municipalité ! Il ne pouvait donc rien refuser au commanditaire. Pour autant, cette seconde pétition n’a pas rencontré un grand succès et, apparemment, ceux qui ont signé n’étaient probablement pas très convaincus du bien-fondé de la position qui y était soutenue, ce qui expliquerait qu’aucun différend visible ne se soit manifesté entre les résidents de la cité Erramla et les habitants du noyau ancien du quartier. Un résident de la cité, F. C, enseignant dans le secondaire, nous explique ainsi : « Le grand problème de ce projet réside à mon avis dans sa délimitation, chaque partie voulant avoir sa part. Or l’imada d’Ourasnia est très étendue et renferme plusieurs groupements d’habitations dont les habitants ne partagent pas les mêmes intérêts. Mais je dois avouer que, pour nous, habitants de cette imada vivant dans un groupement un peu éloigné de son noyau, nous considérons que ce noyau ancien aurait dû être le plus concerné par ce projet. Et c’est bien d’ailleurs la raison pour laquelle nous n’avons pas réagi lorsque nos voisins ont décidé de s’opposer au président de la municipalité et ont exigé le changement des lieux sur lesquels devaient être réalisés les aménagements et concentré les investissements. Nous étions effectivement convaincus que c’était un projet qui leur avait été confisqué, pour des raisons connues de tout le monde, puisque le maire et le omda sont tous les deux des habitants de la cité Erramla qui était celle qui allait bénéficier de la part du lion. J’avoue aussi que je n’aurais jamais dû signer la pétition du comité de quartier, et il me faut reconnaître que si plusieurs habitants l’ont signée, mais pas plus d’une centaine

49 Entretien avec Ammar Touil, août 2013, à Ben Gardane.

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au total, ce fut non par conviction mais pour témoigner d’une solidarité due à la même appartenance géographique »50 Dès lors, le conflit devient un conflit ouvert entre les différents protagonistes, chacun construisant une série de justificatifs pour légitimer ses positions et ses actions. Comme l’écrit fort justement Patrice Melé : « Les acteurs mobilisés dans un conflit urbain doivent délimiter leurs positions en produisant un discours sur la justice ou la légitimité de l’action publique, sur l’intérêt général. Conflits et controverses instaurent une scène sur laquelle s’échangent des arguments. Ils rendent visibles les différents modes de justification à l’œuvre, les référents implicites, et les représentants de l’espace urbain et de l’action publique. » (Melé P., 2003) Ammar Touil s’établit en ces circonstances comme un véritable leader du mouvement de protestation. Plusieurs chefs de familles le rejoignent dans son action, mais aussi beaucoup de jeunes issus ou liés au mouvement salafiste, ainsi que des jeunes chômeurs. Il peut également compter sur l’appui moral de plusieurs vieux qui résident dans le noyau ancien d’Ourasnia. S’organisent alors des rassemblements nocturnes qui débutent à la suite de la prière du soir et se tiennent devant la mosquée du quartier. Leurs participants menacent régulièrement de faire une marche de protestation qui les mènerait jusqu’en centre-ville. Et, dans le cas où leurs doléances ne seraient pas entendues, ils font la promesse qu’ils n’hésiteront pas à organiser un sit-in face au siège de la délégation. Leur exigence principale est la révision totale du projet avec le transfert des équipements socio-culturels prévus sur des terrains situés dans le noyau ancien du quartier et l’aménagement prioritaire des infrastructures susceptibles de bénéficier aux habitants de ce même noyau. Le 1er septembre 2008, alors que les travaux venaient de démarrer dans la zone sud-est de l’imada, Ammar Touil est allé rencontrer le délégué pour protester et lui demander de faire stopper le chantier, sous peine de quoi il ne sera plus en mesure d’empêcher les jeunes du quartier de manifester et de faire en sorte que leur mécontentement ne prenne pas une forme violente. Le délégué a mal pris ce que lui a dit M. Touil : il a considéré que ce dernier le menaçait, il n’a pas donné suite à sa demande, mais a prévenu les autorités régionales des pressions exercées sur lui. Le soir de cette même journée, Ammar Touil invite les habitants du quartier, présents à la prière, à organiser un rassemblement pacifique à l’endroit où ont démarré les travaux. Ce qu’ils font, tout en scandant à cette occasion des slogans en faveur du Président de la République. Ces protestataires, au nombre de trois cents environ, procèdent alors à la démolition des bordures de trottoirs exécutées le matin même par l’entrepreneur de travaux. Cette action purement symbolique exprimait, selon eux, leur ferme volonté de persévérer dans leur refus du projet, tout en engageant un début de processus signifiant qu’ils étaient en train de passer d’une opposition purement pacifique et « en paroles » à une opposition plus rude qui ne pourrait que mener à la confrontation directe avec le président de la municipalité et le pouvoir local. Cet acte matériel de destruction des bordures de trottoirs, pour mineur qu’il soit dans son ampleur, portait en lui une charge symbolique très forte. Il marquait en effet un changement radical de stratégie : puisque, en effet, l’envoi au gouverneur qui avait été fait quelques jours auparavant d’une lettre de doléances, la dénonciation publique du projet, la mise en garde orale par leur porte-parole du délégué, n’avaient servi à rien, alors il fallait adopter désormais de nouvelles formes d’action qui pouvaient prendre la forme d’actes de désobéissance civile, au risque (assumé) de troubler l’ordre public51.

50 Entretien avec F C, août 2013. 51 En fait, ce genre de comportement n’est pas nouveau à Ben Gardane, c’est une pratique courante de la population lorsqu’un différend l’oppose au pouvoir local, par exemple – cas fréquent – lorsqu’elle proteste contre les contraintes et interdictions qu’imposent, de temps à autre, les autorités douanières au commerce transfrontalier.

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Les forces de la Garde nationale, alertées par el omda, prennent alors contact avec Ammar Touil. Ce dernier leur demande de transmettre un message au gouverneur de Médenine, lequel n’est arrivé en poste que depuis peu (août 2008), sollicitant son intervention et son soutien. Pour les autorités régionales – le gouverneur, en l’occurrence -, la situation est compliquée parce qu’il a pu prendre conscience, par différents canaux, que les habitants avaient perdu confiance dans les structures du RCD et dans les principaux responsables de ce Parti, dans le délégué et, par-dessus tout, dans le président de la municipalité, devenu pour eux persona non grata. La seule personnalité – la seule notabilité – qui ait conservé de bonnes relations avec la population est K.C., élu au Parlement (député)52. Il ne faut pas cacher que sa légitimité réside pour une bonne part dans le conflit qui l’oppose à W.J. Toujours est-il que la confiance qui lui est accordée par les habitants du quartier Ourasnia va lui permettre de jouer un rôle actif d’intermédiaire entre eux et le gouverneur, à Médenine. Pour avoir été discrète, cette médiation n’en a pas moins été décisive, en ce sens qu’elle a permis, dans un premier temps, d’engager une négociation et, dans un second temps, de faire en sorte que celle-ci débouche sur un compromis. Le député K.C. peut donc être considéré comme ayant été, en ces circonstances, un personnage-clé puisqu’il a permis que soit surmontée la phase paroxysmique des tensions (Granier F., Guillaume C. et Osty F., 2003). Il prit ainsi l’initiative de demander aux protestataires d’interrompre momentanément leur mouvement, de ne plus se rassembler pendant que les discussions auraient lieu et de lui accorder un peu de temps pour présenter l’affaire devant le gouverneur, afin de lui permettre de dévoiler la façon dont le projet avait été dévoyé de ses objectifs initiaux par un président de la municipalité qui s’était avéré, en la circonstance, un manipulateur de premier ordre. K.C. demandait aussi aux habitants d’accepter qu’il sollicite l’intervention du gouverneur aux fins de corriger l’injustice dont ils avaient été victimes. Prévenues de cette médiation et des termes dans lesquels elle s’était préparée, les autorités régionales réagirent rapidement. Le gouverneur fait savoir à K.C. qu’il est prêt à le recevoir avec une délégation d’habitants dans le cadre d’une réunion qui rassemblera les principales parties prenantes au conflit – exception faite, comme nous le verrons ultérieurement, du président de la municipalité. Dès lors, le conflit entre dans une nouvelle phase qui correspond à de nouveaux rapports de forces entre des acteurs dont les uns sont devenus plus crédibles et dont les autres sont devenus moins audibles et dont les propos sont plus contestés. Les intérêts qu’ils expriment ne semblent plus désormais tout à fait antagonistes, mais « simplement » divergents. La voie vers le compromis est ouverte … 2 - Le rôle régulateur du gouverneur : établir les conditions de la négociation pour éviter des confrontations violentes Peu de temps après son affectation à Médenine, le nouveau gouverneur a effectué une visite impromptue dans le quartier Ourasnia de Ben Gardane, accompagné du seul directeur régional de l’Equipement, autrement dit sans la présence du délégué et du omda, du président de la municipalité, ni celle du chef de projet. Très interventionniste, le gouverneur tenait à se faire une idée de la situation par lui-même, sans avoir à être « éclairé » par des explications émanant de différentes sources d’autorité qu’il soupçonnait fort de ne pouvoir faire autre chose que tenir des discours de justification. Cette visite de terrain une fois faite, Il reçoit le député de Ben Gardane qui lui présente les doléances des habitants du quartier Ourasnia et lui explique les conditions dans lesquelles le projet a été sélectionné et les opérations programmées. Quelques jours plus tard, se tient à Médenine, au siège du

52 Ce député était en conflit avec le gouverneur en poste à Médenine de 2005 à 2007 à cause du soutien actif que ce dernier n’avait cessé d’apporter au président de la municipalité de Ben Gardane et à son « clan ». Du fait de ce conflit, le député a été mis dans une situation telle qu’il ne lui était plus possible de jouer le moindre rôle dans la vie locale ; en particulier, il ne pouvait rien tenter pour contrecarrer certaines décisions du maire, y compris lorsque celles-ci mettaient directement à mal les intérêts de ses électeurs. Lorsque, en août 2008, un nouveau gouverneur fut nommé à Médenine et un nouveau délégué à Ben Gardane, la donne a changé : le député a pu rapidement nouer des relations de confiance avec ces deux représentants de l’Etat, l’un du niveau régional et l’autre du niveau local, et il a donc été en mesure de récupérer un rôle plus actif dans la défense des intérêts locaux. C’est ce qu’il fit à propos du conflit suscité par le projet de réhabilitation du quartier Ourasnia.

28 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper gouvernorat, une réunion en présence des principaux intervenants et/ou parties prenantes : le délégué, le député, le chef de projet, le secrétaire général de la municipalité, le omda du quartier, ainsi que des représentants des habitants. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, le président de la municipalité de Ben Gardane n’a pas été convoqué à cette réunion afin d’éviter l’exacerbation des tensions avec les représentants des habitants. Ceux-ci ont réaffirmé leur exigence principale : que les équipements socio-collectifs soient « rapatriés » dans le noyau ancien où ils résident ; que le programme d’infrastructures prenne en compte leurs besoins propres. Dès le début des discussions, le chef de projet soulève le problème foncier. En effet, ni l’Etat ni la municipalité ne possèdent de terrains dans le noyau ancien d’Ourasnia et c’est bien cela qui, au départ, y a rendu problématique la localisation des équipements socio-collectifs. Pour surmonter cette difficulté majeure, les représentants des habitants se sont alors engagés, vis-à-vis du gouverneur, à mettre à la disposition de la municipalité et du projet les terrains nécessaires dans les plus brefs délais. Un des représentants des habitants déclare alors officiellement : « Monsieur le gouverneur, Le projet que nous avons tant attendu et dont nous avons longuement salué le principe nous a été injustement enlevé, puisque les réalisations qu’il envisageait ont été transférées à 5 kilomètres du quartier, dans une zone située à la limite extrême de l’imada d’El Ourasnia. Nous sollicitons votre intervention pour corriger cette injustice. Je vous assure, Monsieur le gouverneur, de notre disposition à mettre à disposition les terrains nécessaires à la réalisation des éléments du programme. Dès que nous avons su qu’il y avait un problème de terrain, nous - l’ensemble des habitants du quartier - avons exprimé notre volonté de participer financièrement, chacun selon ses moyens, à l’achat de ce terrain »53. Le chef du projet n’en a pas moins soulevé la question de la zone d’activités. Celle-ci, selon lui, ne pourra pas être délocalisée puisque le choix du site a été effectué par le CGDR qui s’est appuyé pour ce faire sur des études techniques approfondies. Les représentants des habitants n’ont émis aucune réserve à l’encontre de cette affirmation. A la fin de la réunion, le gouverneur annonce, en séance, qu’il a décidé d’arrêter provisoirement le projet et d’engager sa révision. Autant qu’on puisse en juger, cette décision a été bien acceptée par les habitants du quartier et, par ailleurs, elle n’a pas provoqué de réactions d’opposition de la part du président de la municipalité et de ses soutiens : en conséquence, on peut estimer que cette médiation du gouverneur de Médenine a fonctionné comme Paul Bernard estime qu’un préfet (équivalent français du gouverneur tunisien) doit remplir sa mission : « Pour sa part, le préfet, représentant de l’État-arbitre, a une mission permanente de compensation des forces qui ne doivent pas être livrées à elles-mêmes. La régulation passe par le contrôle des règles, par la modération des tensions, par le rôle de trait d’union » (Bernard P., 1992). 3 – La mise en œuvre du compromis négocié : la révision du projet de réhabilitation Dans les jours qui suivirent cette réunion, le gouverneur charge le directeur régional de l’Equipement et de l’Habitat d’ordonner à l’entrepreneur de travaux d’interrompre les chantiers en cours. Il argue pour ce faire de l’impossibilité dans laquelle il se trouve, tout gouverneur qu’il soit, de lui garantir la sécurité pour son personnel et l’intégrité pour son matériel. Dans la foulée, il informe le ministre de l’Intérieur et du Développement local d’un côté et celui de l’Équipement et de l’Habitat54 d’un autre côté du problème sérieux auquel il a été confronté ; il envoie par ailleurs un rapport à la CNS par lequel il lui demande son accord pour qu’il puisse engager la modification de certaines composantes du projet et dans lequel il sollicite en outre une dotation supplémentaire de crédits pour entreprendre le bitumage des portions de voirie que le déplacement envisagé – en l’occurrence une réaffectation dans l’ancien noyau du quartier - des équipements socio-culturels imposera probablement.

53 Cette déclaration a été prononcée lors de la réunion tenue au siège du gouvernorat de Médenine, en septembre 2008. 54 Ce ministre (de l’Equipement et de l’Habitat) occupait, à peine quelques mois auparavant, le poste de PDG de l’ARRU ; il connaissait donc parfaitement bien le projet qui nous intéresse ici et il savait très précisément quels en étaient les enjeux.

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Les négociations qui s’en suivent avec les administrations de tutelle et leurs responsables politiques s’avèrent difficiles. Il fallait que le gouverneur parvienne à convaincre les ministres de l’Intérieur et de l’Équipement, les deux membres les plus influents de la CNS, et, pour ce faire, il a mis en avant des raisons essentiellement sécuritaires et politiques. Finalement, le CNS ayant été convoquée pour examiner ce projet, il a approuvé le nouveau programme tel que proposé par le gouverneur ; il a donné en conséquence ses instructions au chef de projet pour que celui-ci obtienne du bureau d’études qu’il intègre les modifications souhaitées par les autorités du gouvernorat de Médenine. Ces modifications portent sur les points suivants : ● Le déplacement des équipements socio-collectifs (salle couverte, espace vert et espace de jeux pour enfants) vers l’intérieur même du quartier Ourasnia. Par contre, l’emplacement du stade de quartier a été maintenu là où il avait été initialement prévu, puisque, sur ce site, les travaux avaient déjà démarré : sur ce point, la décision est conforme aux souhaits du président de la municipalité. De même, comme nous l’avons déjà dit, la zone d’activités est demeurée là où le CGDR avait proposé de la localiser, parce que l’étude qu’il avait réalisée à son propos laissait apparaître que c’était là qu’elle avait le plus de chances de réussir. Ajoutons, pour être complet, que le gouverneur a pris l’initiative de faire ajouter à la programmation un second stade de quartier, prévu dans le noyau ancien d’Ourasnia et pour l’usage de ses jeunes, son aménagement étant pris en charge sur le budget du Programme Régional de Développement (PRD)55. Les modifications actées pour cette composante attestent du relatif équilibre que le gouverneur a essayé d’établir entre les deux parties, les habitants d’Ourasnia d’un côté, le président de la municipalité de Ben Gardane, d’un autre côté. Il peut se targuer d’avoir obtenu leur double aval ! ● Pour ce qui est des infrastructures de base, les modifications introduites résultent principalement du changement de localisation des équipements. Il a donc fallu reconsidérer la liste des routes et pistes à bitumer : si l’asphaltage du tronçon desservant la zone d’activités a été logiquement conservé, celui des tronçons assurant l’accès à la salle de sports couverte et à l’espace vert a été supprimé et c’est l’axe routier principal (à savoir la route de l’Ourasnia) qui a bénéficié de cette modification (Figure 4), ce qui, d’une certaine manière, est revenu à satisfaire l’un des souhaits du président de la commune. En contrepartie, les demandes des habitants ont été prises en considération sur quatre points : en premier lieu, le tronçon de route qui dessert les équipements en leur nouvel emplacement dans le noyau d’Ourasnia sera bitumé, grâce à la rallonge de financement demandée et obtenue du CNS, soit 130 000 dinars. En second lieu, les travaux de pavage des trottoirs de l’axe routier principal du noyau ancien (Photo 2), supprimés du marché par le CNS à la demande du conseil municipal pour cause de dépassement du budget réservé à cette rubrique, seront bien effectués, grâce à un financement du Conseil Régional de Développement ; en troisième lieu, il a été retenu de réaliser le revêtement en bicouche d’un tronçon de piste, d’une longueur de 600 m, reliant un groupement d’habitations au centre du quartier (Figure 4) - groupement qu’habitaient d’ailleurs nombre de meneurs du mouvement de protestation dont Ammar Touil (A.T)-, pour un montant de 75 000 dinars obtenus du PRD ; enfin, et en quatrième lieu, le gouverneur a demandé à la direction régionale de l’Équipement (DRE) d’assurer le financement (80 000 dinars) des travaux permettant de revêtir en bicouche les 1,9 km de la piste qui relie le quartier Ourasnia à Ben Gardane56 – une opération qui avait été initialement prévue dans le programme avant d’en être supprimée. Ajoutons, pour être complet, qu’il a été décidé de

55 Le PRD est un programme annuel de développement régional financé par le ministère du Développement et de la Coopération internationale. Ses principales actions servent à des travaux favorisant le désenclavement des zones rurales et l’amélioration des conditions de vie de leurs habitants. 56 Cette suppression, décidée par le CNS sur proposition de la commune, a été justifiée, comme la précédente, par le fait que les devis de la composante « infrastructures » représentaient un total largement supérieur aux plafonds fixés pour les dépenses. Pour tenir sa proposition, le gouverneur a négocié avec la DRE l’utilisation pour cette opération d’un reliquat de crédits initialement destinés à l’amélioration de pistes agricoles.

30 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper maintenir la réalisation du tronçon de piste assurant l’accès à la villa de K.S., pour preuve de bonne volonté (du gouverneur) envers le délégué et le président de la commune.

Figure 4 : Programme fonctionnel du projet de réhabilitation (noyau ancien d’El Ourasnia) - (Secteur nord-ouest de l’imada)

Les habitants du quartier ont respecté leur engagement vis-à-vis du gouverneur en mettant à la disposition de la municipalité le terrain nécessaire à l’implantation des équipements. Une collecte d’argent a été organisée par Ammar Touil afin de réunir les 33 000 dinars nécessaires à l’achat d’un terrain qui était la propriété d’un sarraf, ancien président de cellule du RCD, qui l’a proposé à la vente. Près du tiers du total de cette somme a été fourni par trois personnes : K.S. avec 5 000 dinars ; un pharmacien originaire du quartier avec 3 000 dinars et un commerçant du quartier pour 2 000 dinars. Mais la majorité des habitants a apporté son obole, même si celle-ci fut le plus souvent symbolique, l’essentiel étant cependant que chacun donne selon ses moyens pour boucler le schéma de

31 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper financement de cette opération. Il est très rare qu’une population locale participe financièrement à un projet public. La solidarité entre les habitants du quartier, enregistrée à l’occasion de cette lutte, s’est concrétisée au travers de cette collecte d’argent. Outre la manifestation de leur solidarité et de leur identité « locales », « territoriales », cette collecte exprimait aussi une forme de résistance, en ce qu’elle rendait visible leur détermination à défier le président de la commune. Mais, en même temps, elle transmettait aussi un message au Pouvoir, à tous les niveaux de son exercice, pour attirer son attention sur leur situation et signaler leur existence, tant il est vrai, comme le notent A. Micoud et F. Charvolin (2000), que lorsque des habitants se mobilisent sur des questions qui touchent à leurs territoires, cela leur est souvent l’occasion de prendre conscience du fonctionnement de l’appareil politico-administratif et d’approcher la réalité des réseaux d’intérêts croisés qui se sont tissés ou se tissent sur ces territoires. Photo n°2 : Le noyau ancien du quartier Ourasnia : revêtement des trottoirs (CR) et bitumage de la route principale

Cliché : Mourad BEN JELLOUL, 2009 Finalement, le projet de réhabilitation du quartier Ourasnia sera le seul projet du PPQPGV à avoir bénéficié, outre des financements prévus par l’Etat dès l’origine, de crédits provenant du Conseil Régional de Développement et de la direction régionale de l’Équipement, ainsi que – et surtout – d’une contribution émanant de ses habitants. Il a été approuvé dans sa version définitive par toutes les parties et, quand les travaux ont repris au mois de janvier 2009, le climat était relativement apaisé, même si une hostilité latente persistait entre les habitants et le président de la commune. Le compromis que les parties ont fini par accepter conforte le point de vue de Patrice Melé, lequel, à partir des terrains sud-américains (principalement mexicains) sur lesquels ont porté ses investigations considère que « les conflits et controverses constituent des moments pendant lesquels différentes positions se présentent comme incompatibles. Or, ils se concluent le plus souvent par la construction d’une sortie négociée acceptable pour toutes les parties. L’exacerbation du conflit – qui porte la critique sur les opinions, les faits et les personnes - apparaît alors comme intégrée dans une stratégie de constitution d’un rapport de force, qui permet d’obtenir la victoire ou, à défaut, un équilibre qui justifie la négociation » (Melé P., 2003).

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Conclusion Le PPQPGV devait constituer, pour les autorités de l’Etat, une nouvelle étape, une nouvelle manière de faire, des politiques de réhabilitation urbaine qu’ils avaient commencé à mettre en œuvre au moins deux décennies auparavant pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers populaires, mieux contrôler leurs populations et faciliter leur intégration à la vie de la cité. Si ce programme ciblait prioritairement les périphéries de Tunis et des grandes villes tunisiennes, il ne s’interdisait cependant pas de consacrer une partie de ses moyens à d’autres villes, petites ou moyennes, où les risques politiques semblaient particulièrement grands. Il faut en effet bien avoir conscience que ce programme, apparemment « urbain », a été conçu alors que le contexte international se caractérisait par la montée des courants islamistes radicaux et était marqué par la lutte contre le « terrorisme ». Dans un pays comme la Tunisie, ce contexte a conduit l’Etat à agir rapidement pour contrecarrer ces courants politiques dans les milieux qui étaient suspectés de leur être les plus favorables. Le caractère pourtant stratégique d’un programme de ce type n’a cependant pas empêché que tant sa conception que le choix des projets qui le composaient ne soient jamais parvenus à faire l’objet d’un consensus entre les principaux acteurs publics qui en étaient en principe les initiateurs et les porteurs. Chacune de ces institutions, tant les ministères eux-mêmes que leurs principales directions, multiplièrent les manœuvres pour imposer leur propre logique. Sans doute parce qu’il relevait d’une stratégie politique au plus haut niveau, ce programme a en outre vu les autorités régionales et les élus locaux totalement marginalisés à tous les niveaux de la décision d’abord, à ceux de l’exécution ensuite, alors pourtant que les opérations programmées concernaient des espaces physiques très limités et très localisés géographiquement parlant – des espaces où, donc, il faut réfléchir et travailler à grande échelle -, où vivent des populations en attente de résultats très concrets. On ne peut manquer de s’étonner dès lors en constatant que refaire un trottoir, bitumer 500 m de piste ou installer quelques lampadaires dans une rue apparaissent comme des opérations qui revêtent une telle importance (stratégique !) qu’elles nécessitent pratiquement des décisions au plus haut niveau de l’Etat pour devenir exécutoires ! Les acteurs régionaux, quant à eux, ont vu leurs rôles considérablement limités, ce qui a engendré des difficultés lors de l’exécution de ces projets. La conception et l’exécution de ce type de programmes sont bien la preuve, en outre, que décentralisation - et même déconcentration – est une notion creuse dans les modes de fonctionnement de l’Etat tunisien d’avant la Révolution de janvier 2011. Ce sont des mots qui relèvent uniquement du discours politique, que celui-ci soit à usage interne ou/et externe. Au niveau local, à l’exception des associations de développement – dont l’autonomie de pensée et d’action est par ailleurs très limitée -, le tissu associatif n’a jamais été sollicité pour fournir le moindre avis sur une quelconque composante du projet du quartier Ourasnia. Et la dernière à avoir été sollicitée a été la population même de ce quartier, tout étant fait comme si les habitants, sans doute parce qu’ils sont pauvres et habitent un quartier délabré, étaient incapables d’avoir la moindre pensée, la moindre idée, le moindre projet pour eux-mêmes, leur famille, leur groupe. Cette population a été en permanence considérée, par les dirigeants et, plus largement, par les notables et/ou les élites, comme n’ayant pas son mot à dire. Elle doit accepter ce que les autorités lui « octroient » et son seul droit est de dire « merci » et de manifester sa satisfaction. Rien donc, dans ce genre d’opération, ne prépare les habitants à faire l’expérience d’une implication citoyenne ; rien donc qui permette d’avancer, ne serait- ce qu’un peu, sur la voie de la « gouvernance » locale. L’on touche évidemment ici à l’insuffisance la plus criante du PPQPGV et des différents projets qui le composent. Pourtant, à Ben Gardane, les habitants du quartier Ourasnia se sont rebellés et ils n’ont pas hésité à pratiquer la désobéissance civile et à brandir la menace de comportements violents. L’élément catalyseur du mouvement a, semble-t-il, été la force de leur sentiment d’appartenance à un « morceau » de quartier que ses habitants considéraient comme « leur » territoire, où se déployaient leurs réseaux de solidarité et leurs relations de voisinage et où se cristallisait leur identité. Ici, c’est ce

33 GéoDév.ma, Vol. 1, 2013 ©2013 GéoDév.ma Working paper sentiment d’appartenance géographique, cet « esprit local » qui a assuré la cohésion du groupe et la continuité de l’action, et non pas, comme en maints autres endroits du Sud ou du Centre de la Tunisie, le sentiment d’appartenance tribale. Les arouch n’ont en effet joué ici, à aucun moment, un rôle notable. Pourtant la majorité de la population du noyau ancien du quartier Ourasnia appartient à la sous-fraction (ou « grande famille ») des Nbehna57, relevant quant à elle du arch des Aouled Bouzid58, alors que le président de la municipalité est issu de la sous-fraction des Aouled Khlifa, l’une des quatre qui composent le arch des Aouled Mahmoud59 - la sous-fraction des Aouled Khlifa étant d’ailleurs peu présente dans l’imada Ourasnia, et tout particulièrement dans la cité Erramla, même si c’est dans cette dernière que réside le président de la municipalité. Dans le cas que nous avons étudié, c’est bien toutefois l’« acteur régional », en l’occurrence le gouverneur, qui a joué le rôle principal de médiateur et assuré la régulation entre les parties, à l’échelon local, mais c’est lui aussi qui a obtenu, au plan national, des arbitrages favorables à l’obtention d’un compromis sur place. « Après le conflit, ce n’est pas la même chose qu’avant » (Melé P., 2003) : les habitants du quartier ont la ferme conviction qu’ils ont vaincu politiquement le président de la municipalité, qu’ils ont réussi à réduire la domination qu’il exerçait sur la scène politique et à limiter la mainmise qu’il avait sur les affaires de la ville60. Bibliographie ABOUHANI, Abdelghani, 1999 : Pouvoir, villes et notabilités locales : quand les notables font les villes. Rabat et Tours, URBAMA, 214 p. BERNARD P., 1992 : Le préfet de la République. Le chêne et l’olivier. Paris, Economica, 262 p. BERRY I. et DEBOULET A., 2000 : Les compétences des citadins dans le monde Arabe : penser, faire et transformer la ville. Paris, IRMC, Karthala, URBAMA, 406 p. CHABBI M., 2012 : L’urbain en Tunisie, processus et projets. Tunis, Nirvana. 219 p. CHABBI M., 1999 : « La réhabilitation des quartiers populaires en Tunisie : de l’intégration à la régulation sociale », pp.187-200 in : SIGNOLES Pierre, EL KADI Galila., SIDI BOUMEDINE Rachid., (sous la direction) : L’urbain dans le monde arabe : Politiques, instrument et acteurs. Paris, CNRS-Editions, 373 p. GAUDIN J.P., 2004 : Vers un Etat régulateur. Sciences Humaines, Hors-Série n°4 : Décider, gérer, réformer. Les voies de la gouvernance. LECA J., SCHEMEIL Y., 1983 : « Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe ». Revue Internationale de Sciences Politiques, vol. 4, n° 4, pp. 455-494. GRANIER F., GUILLAUME C., OSTY F., 2003 : « La métamorphose des compromis sociaux dans les univers de travail ». Forum de la Régulation, 9-10 octobre 2003, Paris. LE GALĖS P., 2004 : A chaque ville sa gouvernance. Sciences Humaines, Hors-Série n° 44 : Décider, gérer, réformer. Les voies de la gouvernance. LE GALĖS P., 1995 : Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine. Revue Française des Sciences Sociales, vol 45, n°1, pp. 57-95. LEGROS O., 2003 : Le gouvernement des quartiers populaires production de l’espace et régulation politique dans les quartiers non réglementaires de Dakar (Sénégal) et Tunis (Tunisie). Thèse de doctorat en Géographie, Université de Tours, 485 p.

57 La famille élargie des Nbehna est composée essentiellement des familles Nabhèn, Neji, Abcha, Grisiaa, Chafroud, Challouf, Talgh, et Chrih. Cette dernière est subdivisée en plusieurs petites familles, telles que les Saadaoui, Chefii, Messaoudi, Selmi, etc. La sous-fraction des Nbehna constitue, avec les sous-fractions des Zliten, des Mleleha et des Kraynia (dont est issu le député K C.), les quatre familles élargies du arch des Aouled Bouzid. 58 Aouled Bouzid et Aouled Mahmoud sont les deux arouch constitutifs de la tribu des Touazine, dont est issue la majorité des habitants de la ville de Ben Gardane. 59 Les Aouled Mahmoud constituent le arch le plus nombreux dans la ville de Ben Gardane, avec 61 grandes familles provenant de l’une ou l’autre des quatre sous-fractions qui le composent (les Aouled Khlifa, les Aouled Hamed, les Maztoura et les Aouled Aoun Allah). 60 A l’occasion des élections municipales de 2010, le président sortant de la municipalité de Ben Gardane n’a pas été reconduit à la tête de la liste du RCD ; celui qui l’a remplacé appartenait toutefois au même arch que lui, celui des Aouled Mahmoud.

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