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Séquences La revue de cinéma

35 Rhums En pays de connaissance 35 Rhums, France/Allemagne, 2008, 100 minutes Jérôme Delgado

Numéro 262, septembre–octobre 2009

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1877ac

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Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

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Citer ce compte rendu Delgado, J. (2009). Compte rendu de [35 Rhums : en pays de connaissance / 35 Rhums, France/Allemagne, 2008, 100 minutes]. Séquences, (262), 45–45.

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35 Rhums En pays de connaissance En subtilité, en longs plans et sous une ambiance douce et doucereuse, le dernier opus de Claire Denis s'affaire à décrire l'inévitable fin de la cohabitation père-fille. 35 Rhums possède des moments forts, d'une grande tendresse, mais aussi un bon nombre de séquences qui repoussent inutilement le moment où Lionel et Joséphine devront se séparer.

JÉRÔME DELGADO

distance pour garder sa poésie. Sa narration repose sur une description à la fois solennelle et retenue des protagonistes. Dans 35 Rhums, il manque cependant ce charme aux images. La pauvreté des décors (on est loin, avec l'appartement au cœur du récit, des somptueux paysages africains que Denis a souvent filmés), la simplicité des situations et la carence des dialogues — et lorsqu'il y en a, ils sont d'une grande banalité — font que le film tombe souvent à plat. Et s'étire inlassablement. On reconnaît à Claire Denis sa manière presque obsessive, mais passionnelle, de filmer les corps, d'hommes surtout. Sa caméra sait se faire lente et sensuelle, avec suffisamment de distance pour garder sa poésie.

Une rupture inévitable L'intérêt est ailleurs. Il est dans ce hors clichés, dans ionel (Alex Decas) est conducteur de RER dans Paris. cette relation père-fille plutôt rare au cinéma et dans ce Et il a élevé seul sa fille Joséphine (Mati Diop), aujourd'hui portrait aucunement condescendant d'une communauté L jeune femme aux études. Ils vivent en banlieue. Mais noire — tous les personnages, à l'exception d'un voisin- dans une banlieue loin du cliché des cités. En fait, le Paris prétendant de Joséphine (Grégoire Colin), sont noirs. Fille que filme Claire Denis n'est pas celui des cartes postales. 11 de fonctionnaire français, élevée en grande partie en est celui de ce couple père-fille, aussi ordinaire qu'anonyme. Afrique, Claire Denis a bâti sa filmographie, depuis sa toute première œuvre, Chocolat (1988), autour de ce trait qui la 35 Rhums est un film d'amour. Un film d'amour, comme seule caractérise, elle, la Noire blanche de France. Dans 35 Rhums, Claire Denis sait les faire. Si elle a abordé le désir dans Beau cette communauté appartient peut-être à la classe ouvrière, Travail ( 1999) et la violence passionnelle dans Trouble Every elle vit dans une certaine aisance, est épanouie et heureuse. Day (2001), deux films très charnels, ici, la cinéaste s'attarde C'est un groupe comme un autre, sans les étiquettes qu'on lui à quelque chose de peu physique. N'empêche, l'amour entre colle habituellement, celles de la misère et de la délinquance. Lionel et Joséphine passe autant par les gestes que par les regards ou les silences. Et puis, cette relation n'est pas Claire Denis offre une sorte de métaphore de sa propre vie. seulement de sang, elle s'est construite sur des années de Le groupe qu'elle filme et décrit de l'intérieur, c'est un peu le cohabitation, elle repose sur une complicité bâtie dans sien, uni et quelque part homogène, avec les mêmes intérêts, l'intimité d'une vie à deux. la même réalité. Ils sont tous dans le même bateau et la cinéaste aime cette idée, elle qui travaille en famille et fait La trame nous situe à l'orée de la rupture, inévitable, de ce appel à une équipe de fidèles, de son coscénariste de toujours, couple. Joséphine a atteint l'âge de trouver un autre amour, Jean-Pol Fargeau, à Agnès Godard, aux images. Alex Decas de mener sa vie ailleurs que sous le toit familial. Lionel vient figure au générique d'un bon nombre de ses films depuis de prendre sa retraite et devra assumer son vieillissement. S'en fout la mort (1990). Grégoire Colin, lui, était le jeune De là, cette tension, sourde et retenue, qui se dessine d'une soldat au cœur de Beau Travail. La trame sonore de scène à l'autre et qui éclate sur une crise un peu enfantine. Tindersticks est la troisième que le groupe britannique signe En contrepartie, il y a la jolie allusion à cette coutume de pour Claire Denis. Visiblement, elle aime naviguer en pays marin qui veut qu'on boive 35 rhums d'affilée pour accepter, de connaissance. ou oublier, le départ de sa fille. Le bateau arrive à bon port, il faut l'assumer. • France / Allemagne, 2008, 100 minutes — Real.: Claire Denis — Scén.: Claire Denis, Jean-Pol Fargeau — Images: Agnès Godard — Mont.: Guy On reconnaît à Claire Denis sa manière presque obsessive, Lecorne — Cost.: Judy Shrewsbury — Son: Martin Boisseau — Dir. art.: Arnaud de Morelon — Mus.: Tindersticks — Int.: Alex Decas (Lionel), Mati mais passionnelle, de filmer les corps, d'hommes surtout. Sa Diop (Joséphine), Nicole Dogue (Gabrielle), Grégoire Colin (Noé), Ingrid caméra sait se faire lente et sensuelle, avec suffisamment de Caven (tante), Julieth Mars-Toussaint (René), Adèle Ado (la patronne du bar), Jean-Christophe Folly (Ruben) — Prod.: Bruno Pesery — Dist.: Métropole.

SÉQUENCES 262 >• SEPTEMBRE - OCTOBRE 2009 LES FILMS I CRITIQUES

Away We Go Cœurs qui battent en Amérique Sam Mendes n'a pas eu à attendre longtemps la consécration. Son premier film, American Beauty, pamphlet acide mais placide sur la conformité sociale, avait frappé dans le mille et obtint nombre de récompenses. Depuis, il décortique l'âme de son pays sous différents angles et en différents lieux.

OLIVIER BOUFÎQUE

douce-amère, qui peut toutefois agacer. Car ceux qui entourent ces deux trentenaires — sortis tout droit de l'Amérique granola de Barack Obama — sont souvent trop schématiques, trop liés à leur territoire. L'amie de Verona provenant de Phoenix est une blonde désabusée qui sort avec un homme épais qui aime les courses de chien. Le message est on ne peut plus clair : qu'ils sont cons, les gens qui habitent le sud des Etats-Unis ! Et c'est la même ritournelle pour les autres villes: une autre connaissance, qui habite Madison au nord (Maggie Gyllenhaal), est une professeure ésotérique et intellectuelle; les gens de Montréal — qui ressemble à un gros «Ghetto McGill » — se saoulent la gueule; à Miami, ils sont tristes et entourés de palmiers. Mendes y est allé de raccourcis qui ne l'honorent pas toujours.

Mais bon, Away We Go est sauvé par un je-ne-sais-quoi qui apparaît ici et là. Le film flotte dans un folk américain pas du tout déplaisant qui fait écho aux sentiments des deux personnages. Voilà des jeunes gens, très décents, pas tout à fait adultes, pas complètement ados, qui ont décidé de prendre leur vie en main. Leur quête du bonheur est légitime et force l'admiration. Combien déjeunes couples s'installent dans leur maison déjà achetée et peinturée sur un chemin déjà tracé? Au contraire, Burt et Verona ont décidé de se Proximité et complicité poser les questions les plus élémentaires de la vie, de se mettre en danger pour comprendre la société qui les ne constante chez Mendes ; le rêve qui se frotte à la entoure. En ce sens, le long métrage ressemble à L'Auberge réalité. Dans American Beauty, on se rappelle ce espagnole de Cédric Klapish, qui avait également mis en père de famille vivant de fantasmes dans une étouf­ U scène de jeunes adultes cherchant leur place, leur profession, fante banlieue américaine. Dans les Noces rebelles, un jeune leurs aspirations. Comme dans ce film, la démarche de couple idéaliste n'arrive pas à réaliser ses ambitions pourtant Mendes n'est pas du tout cucul la praline. D'ailleurs, son grandes dans une Amérique à la Douglas Sirk. Avec Away dessin de cette génération, celle qui vote pour les We Go, le réalisateur poursuit son exploration des aspira­ Démocrates, celle qui n'a jamais senti l'appel de Wall Street tions humaines mais aussi de l'amertume de nos sociétés et qui a préféré les chemins modestes du centre américain, face à la bêtise parfois abyssale qui nous entoure. est toujours tendre. Burt et Verona (remarquablement naturels, John Krasinksi et Outre la réalisation nickel du mari de Kate Winslet, Away Maya Rudolph) forment un couple trentenaire qui attend un We Go est surtout l'affaire des deux protagonistes qui illuminent enfant. Après une visite aux parents excentriques de Burt le film en entier. La proximité et la complicité de John Krasinski (Catherine O'Hara et Jeff Daniels), qui décident de partir et Maya Rudolph donnent du tonus et un supplément d'âme deux ans en Belgique, les deux jeunes parents en devenir au long métrage. Et c'est peut-être là la justesse du film : au sentent l'appel du voyage. En moins de deux, ils quittent leur milieu d'une société désunie et parfois caricaturale existent maison décrépie du Colorado pour revoir des gens qu'ils aiment des individus moraux et simples, qui peuvent également bien, mais surtout pour trouver un endroit où ils élèveront chercher, errer et finalement trouver leur place. Away leur enfant. Ils passeront par Phoenix et Madison en effectuant We Go est donc un hommage tout aussi simple à ces cœurs même un détour par Montréal (totalement anglophone !) qui battent encore en Amérique. pour finalement redescendre à Miami où le frère de Burt est en pleine rupture conjugale. Ils finiront leur traversée de • AILLEURS NOUS IRONS — États-Unis / Grande-Bretagne 2009, 98 minutes l'Amérique devant le Mississippi, lieu de leur (re)commencement. — Real. : Sam Mendes — Scén. : Dave Eggers, Vendela Vida — Images : Ellen Kuras — Mont. : Sarah Flack — Cost. : John A. Dunn — Dir. art. : Henry Dunn, On sent bien que Sam Mendes avait besoin de faire un film sur Rosa Palomo — Int.: John Krasinski (Burt Farlander), Maya Rudolph (Verona De Tessant), Carmen Ejogo (Grace De Tessant), Catherine O'Hara (Gloria un ton plus léger. Après un drame très puissant. Les Noces Farlander), Jeff Daniels (Jerry Farlander), Allison Janney (Lily) — Prod.: rebelles, le réalisateur revient donc avec une comédie Pippa Harris — Dist.: Alliance.

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Bellamy Regard d'hommes Polar d'été et d'atmosphères, le dernier film de Claude Chabrol, sous des airs de vacances et de relative légèreté, propose un touchant regard d'hommes sur la condition humaine.

CARLO MANDOLINI

haque fois que je m'apprête à me mesurer à un nouveau On voit la mer d'un bleu profond qui s'étend à l'infini. On Chabrol, j'imagine le réalisateur me fixant froidement, s'arrête le temps d'un cliché. Puis une vue en plongée nous Cavec son regard pointu, me disant : « Voyons un peu ce précipite au pied d'une falaise où l'on découvre une voiture que tu pourras tirer de celui-ci... ». C'est que la « mécanique et un cadavre calcinés. La mélodie des Copains d'abord, Chabrol » est redoutable et ses films illustrent une conception entendue au début de la scène, cède le pas aux accents plus du cinéma où les choses ne sont jamais aussi claires qu'elles inquiétants des cordes profondes de Matthieu Chabrol. ne le semblent, puisque tout est jeu et paraître dans ce grand C'est dans cet univers de soleil et de ténèbres, d eros et de théâtre de la condition humaine. Bellamy, qui réunit pour la thanatos, que l'on découvre le personnage de Paul Bellamy. première fois Chabrol et Depardieu, s'inscrit de façon conva­ À première vue, ce gros ours aimerait bien hiberner. Mais il incante dans l'impressionnante filmographie du réalisateur. se tirera néanmoins de sa tanière pour aller à la rencontre Durant ses vacances d'été annuelles à Nîmes, en compagnie de de l'énigmatique Gentil, homme aux identités multiples, qui sa femme Françoise, qui rêve plutôt de croisières exotiques, le a voulu fuir un mariage à la dérive (et son identité d'Emile célèbre inspecteur de police Paul Bellamy est approché par Leullet) en se jetant dans les bras d'une jeune et belle un certain Noël Gentil, homme étrange qui lui confesse un podologue (1). En se lançant dans cette enquête strictement meurtre. D'abord perplexe, Bellamy est petit à petit envoûté « privée », comme il le rappelle à quelques occasions, Bellamy par cette affaire dont il va s'occuper de manière strictement devient un détective privé (avec toute la part d'ombre que privée, parallèlement au travail de la police locale. cela implique) et son action, non officielle, est justifiée par des motifs qui semblent strictement personnels. En fait, cette véritable attraction du détective pour Gentil / Leullet s'explique par ce rapport « en miroir » qu'entretiennent les deux hommes. Bellamy, comme son suspect, cache sous cette masse imposante une grande vulnérabilité et le terrible secret de sa propre pulsion meurtrière. Et plus le récit progresse, plus on découvre que le trouble existentiel de Gentil trouve un écho chez Bellamy. Ainsi, si Leullet a voulu fuir avec sa jeune maîtresse, c'est aussi (ou d'abord) parce qu'elle lui permettait d'exprimer sa sexualité, contrairement à sa femme. Or, cette même frustration, bien que latente, est également vécue par Bellamy. Toutes les scènes d'intimité entre le détective et sa femme mettent en effet en évidence le désir de Paul et le refus, subtil mais systématique, de Françoise. Par ailleurs, le statut de Paul dans sa vie de couple est aussi fort ambigu. Que représente-t-il vraiment aux yeux de sa femme? N'avoue-t-elle pas (candidement?) aimer son mari pour «l'effet qu'il provoque au milieu des autres»? Il est Pour ce nouveau film, Chabrol a opté pour une mise en scène significatif que Mme Leullet, lors d'un entretien avec Bellamy, classique, au rythme assez lent. Loin d'alourdir le propos, cette utilise ces mêmes mots à propos de son mari qu'elle croit stratégie permet de laisser toute la place à des acteurs en mort. Par ailleurs, le rapport entre Françoise et son beau-frère grande forme, à des dialogues savoureux et, surtout, à une est aussi très trouble. Bellamy est bouleversé par cet agissement. atmosphère ambiguë qui plonge le spectateur dans un Mais, étrangement, il préfère se taire. univers complexe. Une ambiguïté qui ne concerne cependant On voit donc qu'au-delà du polar, Bellamy est un film d'auteur pas tant les aléas de l'enquête policière que la nature des qui offre une réflexion touchante sur le refoulement et la rapports humains. frustration des hommes. Frustration alimentée par la difficulté Cette singularité du regard ne surprendra pas les habitués d'exister en société (et d'exister tout court) et par le fait de du cinéma de Chabrol. A la moindre occasion, en effet, le savoir que la vie passe... réalisateur n'hésitera pas à déconstruire subtilement son 1 Le film est dédié aux deux Georges, Brassens et Simenon, dont l'esprit propos (par un plan de caméra, une attitude d'acteur, une traversera tout le film. réplique...) afin de brouiller les cartes et de rappeler qu'une image peut toujours en cacher une autre. • France 2009, 110 minutes — Real.: Claude Chabrol — Scén.: Odile Barski, Claude Chabrol — Images: — Montage: Monique Les premières secondes de Bellamy annoncent déjà l'esprit Fardoulis — Cost.: Mie Cheminai — Int.: Gérard Depardieu (Paul Bellamy), qui anime Chabrol ; le film s'ouvre sur une partie du cimetière Clovis Cornillac (Jacques Lebas), Jacques Gamblin (Noël Gentil / Emile Leullet / Denis Leprince), Marie Bunel (Françoise Bellamy), Vahina Giocante de Sète. Un travelling s'arrête sur la pierre tombale de (Nadia Sancho), Marie Matheron (Madame Leullet), Adrienne Pauly (Claire 1 Brassens pour se poursuivre au-delà des murs du cimetière. Bonheur), Yves Verhoeven (Alain) — Prod. : Patrick Godeau — Dist. : Métropole.

SÉQUENCES 262 V SEPTEMBRE OCTOBRE 2009 J LES FILMS I CRITIQUES

Elève libre Aux limites de la liberté Élève libre est le deuxième film que Joachim Lafosse dédie « à nos limites », après son précédent Nue propriété. À nouveau, le jeune réalisateur belge use d'une mise en scène classique pour insinuer un malaise moral reposant cette fois-ci sur une réflexion centrée autour de la notion de liberté.

SYLVAIN LAVALLÉE

e malaise provient d'abord, et surtout, d'une riche En fait, Lafosse s'emploie à critiquer cette définition de la ambiguïté quant aux intentions réelles de Pierre vis- liberté exprimée par les éducateurs de Jonas, c'est-à-dire ce C à-vis de son étudiant adoptif, Jonas, jeune adolescent discours immoral s'affirmant libre en s'inspirant de principes à qui le quarantenaire enseigne autant les mathématiques et fondés (le doute comme support de toute réflexion par l'œuvre de Camus que l'art de la fellation ou les vertus du exemple), mais aboutissant à l'endossement de n'importe quel libertinage, démonstration en prime. Loin de Sade, Lafosse comportement à partir du moment où celui-ci est exercé ne condamne ni n'encense les comportements dépeints; il librement (ou plutôt consciemment). Mais justement, tous tente plutôt de cerner comment notre liberté peut ou non ces discours libertins, louant le libre penseur comme l'amour s'exprimer dans certaines situations limites, d'où les libre, ne sont-ils pas, au contraire, une perverse structure références à l'œuvre existentialiste. permettant au professeur de mieux dominer cet élève qu'il qualifie pourtant de libre? C'est grâce à de telles réflexions sur les vertus d'une liberté débridée que les professeurs de Jonas parviennent à l'emprisonner dans une mécanique dont il sera finalement victime, et dont eux-mêmes ne semblent pas jouir en toute liberté (au final, un couple se brise et Pierre ne semble pas vivre particulièrement bien avec les conséquences de ses actions), la caméra venant appuyer cet enfermement en encerclant les personnages dans de souples mouvements ou en les confinant dans des cadres restreints. Le spectateur n'échappe pas à cette manipulation, puisqu'il suit pas à pas le cheminement de Jonas (d'ailleurs présent dans presque chaque plan) : d'abord réticents, le spectateur cède graduellement à ces discours invitant au renoncement des préjugés moraux (et sexuels), tout comme Jonas qui finalement s'y abandonne (ou s'y soumet), non sans hésitation, le temps d'une scène qui le présente en position d'esclave plus ou moins volontaire... Là repose toute la réflexion du cinéaste, dans ce <• plus ou moins « équivoque qui renverse tout ce qui a été dit auparavant en substituant à une relation d'éducation une mécanique de manipulation. Le malaise provient avant tout de cette situation de manipulation juvénile, brillamment jouée par les deux acteurs principaux qui réussissent à garder ambiguës leurs Pour distiller son malaise, autant narratif que philosophique, volontés, mais ce malaise se voit de plus renforcé par une le film suit une progression classique, partant de simples réflexion philosophique rendue possible par la neutralité du discussions grivoises (déjà un peu dérangeantes puisqu'elles point de vue, le cinéaste s'abstenant de tout jugement moral. opposent un adolescent à peine dépucelé à des adultes Le plan final renforce d'autant plus cette équivoque troublante parlant trop ouvertement) qui aboutissent à des cours en montrant les conséquences positives de l'éducation qu'a reçue pratiques. Ce cheminement se structure autour de deux Jonas; celui-ci a bel et bien réussi à repousser ses limites ruptures de mise en scène, alors qu'à deux occasions Lafosse intellectuelles, est-ce aussi cause du recul de ses limites sexuelles? use d'un champ-contrechamp qui tranche avec les plans- séquences composant le reste de l'œuvre, deux ruptures La dédicace en exergue prend ici tout son sens : « à nos limites », visuelles qui divisent le film en trois actes, chaque moment c'est-à-dire celles que Pierre nie, celles que Jonas tente de servant à propulser Jonas plus avant dans ses expérimentations. repousser, celles que nous nous imposons à des fins morales, Ainsi, le montage souligne les conséquences de l'éducation et celles, inconscientes, qui nous définissent; ces limites que sexuelle que reçoit Jonas : après chaque discussion avec Pierre nous pouvons transgresser, bien que cette transgression ne et son couple d'amis, Lafosse nous montre Jonas tentant soit peut-être pas synonyme de liberté. Car n'est-ce pas d'appliquer ce qu'il vient d'apprendre avec sa copine Delphine. justement ces limites qui définissent notre liberté? L'effet succède instantanément à la cause, l'enseignement • Belgique/ France 2008, 105 minutes — Real.: Joachim Lafosse — Scén.: est immédiat, le film avance ainsi inexorablement vers sa Joachim Lafosse, François Pirot — Images: Hichame Alaouie — Mont.: conclusion fatale, dans une mécanique déterministe qui Sophie Vercruysse — Son: Benoît De Clerck — Dir. art.: Anna Falguère — Cost.: Anne-Catherine Kunz — Int.: Jonas Bloquet (Jonas), Jonathan Zaccaï emprisonne des personnages criant pourtant haut et fort (Pierre), Claire Bodson (Nathalie), Yannick Renier (Didier), Pauline Etienne leur liberté. (Delphine), Anne Coesens (Pascale), Johan Leysen (Serge) — Prod. : Jacques- Henri Bronckart — Dist.: Axia.

SÉQUENCES 262 >• SEPTEMBRE - OCTOBRE 2009 MENTION SPECIALE DU JURY MEILLEUR PREMIER OU SECOND DOCUMENTAIRE RENDEZ-VOUS DU CINÉMA QUÉBÉCOIS 2009

PRODUCTIONS THALIE ET LES FILMS DU 3 MARS PRÉSENTENT

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UN FILM DE MARTIN BUREAU ET LUC RENAUD

AVEC LA PARTICIPATION EXCEPTIONNELLE w DESSIMEU «TITE» MCKENZIE ET LA MUSIQUE ORIGINALE DE FRED FORTIN

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MENTION SPECIALE DU JURY EN PREMIERE PARTIE MEILLEUR PREMIER OU SECOND DOCUMENTAIRE RENDEZ VOUS DU CINEMA QUEBECOIS DU PROGRAMME PRINCIPAL 2008 ki'youkta

DOCUMENTAIRE DE 40 MINUTES REALISE PAR AIDA MAIGRE-TOUCHET

A L'AFFICHE AU CINEMA LE CLAP EN SEPTEMBRE 2360, CHEMIN SAINTE-FOY 0 LES FILMS I CRITIQUES

Harry Potter and the Half-Blood Prince Où est passée la magie Le nouveau film de la saga Harry Potter qui a pris l'affiche dernièrement ressemble étrangement à un ramassis de résultats de focus group. On y a mis tous les ingrédients fleur bleue des films d'adolescents, mais, par le fait même, le merveilleux y perd son âme. Et celui dont on ne dit pas le nom peut rigoler bien tranquille.

ÉLÈNE DALLAIRE

es lecteurs, parce qu'ils possèdent les clés du récit, se Les effets spéciaux semblent eux aussi assez vieillots. Les retrouveront dans cette adaptation cinématographique, scènes de la pensine nous replongent dans le merveilleux des L mais ils seront grandement perplexes devant l'importance livres de Rowling, mais d'autres situations sont bizarrement qu'on y accorde aux flirts de nos trois héros. En ouverture, mises en valeur. La mort de Dumbledore qui est le climax de Harry, lisant son journal bien tranquille dans un café, fait de l'œil ce tome est livrée ici de manière banale, sans aucun lyrisme. Il faut dire que la magie des premiers films est bien loin. Les à une serveuse. Les chasses-croisés Hermione-Ron-Lavande- spectateurs fidèles de la série sont là pour ressentir la Luna-Giny-Harry sont des plus lassants. On se demande si la véracité de cette histoire incroyable. Les surprises de la première production a eu peur de se faire damer le pion aux guichets par reconstitution de 2002 passées, on veut entrer plus loin dans les Twilight. En fait, plus les volumes écrits par J. K. Rowling la psychologie double des personnages. sont volumineux moins on réussit à transposer la magie au grand écran. Le public qui n'est pas familier avec les livres doit bien se demander quelle était l'intrigue de ce prince au sang-mêlé. Robert Yates, qui signait l'opus précédent, Harry Potter et l'Ordre du Phénix (2007), est un réalisateur de téléfilm — Sex Traffic (2004), The Girl in the cafe (2004).

Il ne semble pas trop savoir comment lire entre les lignes et insuffler à l'histoire une tension dramatique. On a l'impression que sa réalisation s'est montée par simples blocs et qu'ensuite il a tenté d'emboîter le tout. On ne peut pas faire porter le blâme au scénariste Steven Kloves qui a travaillé sur pratiquement tous les films mettant en vedette le jeune sorcier. 11 faut regarder du côté du monteur Marc Day pour réaliser que certaines scènes importantes ont été escamotées et que d'autres, plutôt banales, ont été mises en valeur. Celui-ci travaille principalement avec Yates. Les comédiens nous livrent des performances qui n'attireront pas de statuettes dorées. On sent même parfois une certaine lassitude dans l'œil de la vedette Daniel Radcliff ou de Robbie c \ Coltrane dans le rôle d'Hagrid. La jeune Evanna Lynch, qui On sent même parfois une certaine lassitude dans l'œil de la vedette Daniel Radcliff interprète Luna Lovegood, est toujours aussi juste dans son La musique originale de John Williams est arrangée par le ésotérisme généralisé. En fait, ce qui est moins développé compositeur Nicholas Hooper, autre collaborateur de Yates. dans ce film ce sont les méchants et leurs menaces. Ils sont On n'est pas noyé par la trame sonore, mais rien ne nous résumés à des jets de fumée noire et à une tête indéfinie dans transporte non plus dans une émotion qui laisserait un souvenir le ciel orageux. Jamais on ne sent vraiment le danger. Peut-être vivace de ce film. On a sonorisé de manière très conventionnelle parce que la troupe est menée par Helena Bonham Carter en des scènes comme celle de la recherche d'une partie de l'âme Bellatrix Lestrange plus erotique que menaçante. La scène où de Voldemort. Ce lieu aquatique sordide aurait mérité un la maison des Weasley est incendiée ne donne rien tant les traitement plus original dans son filmage et dans plans sont larges, le montage mou et l'émotion absente. Pourquoi l'environnement sonore. Un film beaucoup trop long et, mal­ souligner la mort de l'araignée géante et ne pas parler du heureusement, qui passe à côté de son message. On est, faut- dilemme que vit Harry Potter face à Drago Malfoy ? Ces deux il en croire la promotion, pris avec cette équipe de tâcherons garçons, aux destins liés, s'affrontent depuis plusieurs années sans âme pour les prochains longs métrages de la série. déjà et on devrait sentir le conflit s'envenimer. Toutefois, l'environnement familial dans lequel évolue Drago devrait • HARRY POTTER ET LE PRINCE DE SANG-MÊLÉ — Grande-Bretagne / États- susciter la pitié auprès du public. Le mystère de l'identité du Unis 2009, 151 minutes — Real.: — Seen.: Steven Kloves, d'après le roman de J.K. Rowling — Images: — Dir. art.: Prince de sang-mêlé est si vite résolu à la fin que c'est à croire Andrew Acklandnow et Neil Lamont — Mont.: Marc Day — Mus.: Nicholas que l'équipe fonçait déjà sur le buffet du wrap party. Hooper, d'après John Williams — Prod.: David Heyman et David Barron — Int.: Daniel Radcliff (Harry), Rupert Grint (Ron), Emma Watson (Hermione), Micheal Gambon (Dumbledore), Tom Felton (Drago), Jim Broadbent (prof. Slughorn) — Dist. : Warner.

SÉQUENCES 262 > SEPTEMBRE - OCTOBRE 2009 CRITIQUES I LES FILMS

The Hurt Locker Jeux de guerre Parce qu'elle s'est faite plutôt discrète sur la scène cinématographique au cours des dernières années, on peut dire que la réalisatrice effectue un grand retour avec . Toujours fascinée par le milieu des hommes et du machisme en général, elle livre un vibrant témoignage sous forme de chronique sur ces derniers dans le contexte de la guerre se déroulant actuellement en Irak. PASCAL GRENIER

uand la fiction devient-elle réalité et la réalité fiction? QC'est un peu le genre de ques­ tion que le spectateur se pose durant toute la durée de la projection. Dès les premiers instants du film, on est plongé dans le vif du sujet. En plein cœur de Bagdad, des soldats américains de l'escouade antibombe (Explosive Ordnance Disposal) sont chargés de désamorcer une bombe commanditée par les rebelles. La réalisatrice utilise un esthétisme proche du documen­ taire — caméra à l'épaule, images captées sur le vif, effets réduits à leur minimum — et le spectateur fait partie intégrante de l'action au même titre que les protagonistes du film. La sen­ sation de danger est accentuée par l'utilisation de différents points de Situations instables et dangereuses vue. Et le montage nerveux fait en comédiens incarnent des personnages vulnérables qui sorte que l'action demeure toujours cohérente malgré la mul­ croulent sous la pression. Une séquence illustre à merveille titude de plans utilisés. On est loin du montage épileptique ce sentiment de pression alors qu'un des militaires de propre aux films de Tony Scott ou Michael Bay. l'escouade, jouant à un jeu vidéo de guerre, est terrifié à ...chaque séquence est habilement l'idée de retourner sur le champ de bataille. À l'extérieur, la construite et le suspense est menace est réelle et non virtuelle et les soldats sont forcés malgré eux d'effectuer leur boulot méthodique, même s'ils toujours à son paroxysme... savent le danger qui les guette... Ils n'en connaissent simplement Le film est non seulement un drame de guerre au suspense pas l'ampleur! haletant (ce qui est déjà bien), mais aussi une étude psycho­ Certains reprocheront au film son aspect répétitif; on étudie logique du comportement masculin. Même dans les films les essentiellement le travail effectué par les démineurs en plus commerciaux de la réalisatrice, comme Point Break, temps de guerre. Pourtant, la mise en scène demeure dans le les hommes et leurs agissements sont le sujet de sa fascination. vif de l'action, où les situations sont toujours instables Rien de mieux, d'ailleurs, qu'un contexte de guerre pour et dangereuses. Ainsi, chaque séquence est habilement analyser dans le détail les moeurs de ces derniers. Sur un construite et le suspense est toujours à son paroxysme. Et scénario de Mark Boal — journaliste américain, ancien que dire de ce puissant épilogue où le personnage du sergent correspondant en Irak, qui a également scénarisé le film James retourne dans son patelin retrouver sa femme et sa In the Valley of Elan de Paul Haggis —, la cinéaste refuse famille sa mission terminée? Même s'il retrouve la paix, le de faire un plaidoyer contre la guerre ou une critique de calme et la sérénité, il est inconfortable. Il ne peut trouver l'armée et de la politique étrangère américaines. son véritable salut qu'en effectuant son impeccable travail Le personnage du sergent James, incarné par Jeremy Renner, de démineur. Malgré le danger immédiat et persistant, certains fait froid dans le dos. Espèce de chien fou, ce soldat aux hommes sont faits pour ne pas êtres brisés et pour eux... la nerfs d'acier, nullement effrayé par la mort, est carrément guerre est une véritable drogue. troublant. Il n'est pas dépeint comme un héros, mais comme • DÉMINEUR — États-Unis 2008, 130 minutes — Real. : Kathryn Bigelow — un homme ordinaire dont les sentiments sont cachés ou Scén.: Mark Boal — Images: — Mont.: Chris Innis et Bob rarement révélés. Le jeu de Renner est admirable en tout Murawski — Mus.: Marco Beltrami et Buck Sanders — Son: Ryan Juggler — Dir. art. : David Bryan — Cost. : George L. Little — Int. : Jeremy Renner (Sergent point. Il livre une performance qui mérite d'être soulignée et Smith), Anthony Mackie (Sergent Sanborn), Brian Geraghty (Sergent mise en nomination pour les prochains Oscars. À côté de lui, Eldridge), David Morse (Colonel Reed), Guy Pearce (Sergent Thompson), Evangeline Lilly (Connie James) — Prod.: Kathryn Bigelow, Mark Boal, le reste de la distribution est également très solide. Les Nicolas Chartier et Greg Shapiro — Dist. : Equinoxe.

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Louise-Michel Assassinons le patron ! Au cours des dernières années, plusieurs cinéastes ont abordé avec brio les aléas de la vie du travailleur. Laurent Cantet nous a éblouis avec L'Emploi du temps et Ressources humaines, Lars von Trier a joué d'audace avec Direct0ren for det hele, Costa Gavras nous a fait rigoler avec Le Couperet tandis que a offert les touchants It's a Free World et Bread and Roses. Les derniers en lice ? Le tandem Benoît Delépine et Gustave Kervern (Aaltra, Avida) qui nous propose Louise-Michel, leur troisième long métrage, un film irrévérencieux à l'humour pour le moins grinçant.

CATHERINE SCHLAGER

vec la récession qui sévit actuellement et qui entraîne mobiles du lotissement (avec une fort ingénieuse utilisation de nombreuses faillites et des suppressions de postes du hors-champ dans cette scène), un danseur presque nu qui A dans plusieurs entreprises, un film comme Louise- se déhanche en talons hauts sur le comptoir d'un bar miteux Michel pouvait difficilement mieux coller à l'actualité. Dans ou encore Louise qui se régale d'un lapin attrapé grâce à une une usine de Picardie, des ouvrières entrent au travail un mallette, Benoît Delépine et Gustave Kervern ont créé plusieurs beau matin et constatent que l'entreprise pour laquelle elles situations surprenantes. travaillaient a été délocalisée. C'est la consternation, d'autant plus qu'elles ne reçoivent qu'une maigre indemnité D'ailleurs, les réalisateurs ont pris soin d'insuffler à leurs de 2000 euros chacune. personnages une bonne dose d'extravagance, à la limite de la caricature, un peu à la manière des frères Coen. D'abord, Louise (ex-Jean-Pierre) et Michel (ex-Cathy) ont une sexualité pour le moins ambiguë. On verra à la toute fin le résultat de cette union. Louise est tout sauf féminine: bourrue, les cheveux en bataille, les traits tirés et constamment vêtue d'un imper­ méable beige, elle parle peu, ne boit pas et ne sourit jamais. Propriétaire d'une entreprise minable, Michel signe ses contrats en buvant des shooters, est incapable de tuer ses victimes lui-même et trouve donc des gens sur le point de mourir pour le faire à sa place. Comme si ce n'était pas suffisant, il s'amuse à tirer avec son pistolet les étoiles qu'il aperçoit dans le ciel.

Pour incarner ces deux zigotos, il fallait des acteurs solides. Delépine et Kervern ont choisi les Belges Yolande Moreau (Séraphine. Quand la mer monte) et Bouli Lanners (Eldorado). peu connus du grand public. Les deux livrent une performance Des personnages à la limite de la caricature remarquable. Benoît Poelvoorde (Podium), qui incarne le Réunies dans un café, elles décident de mettre en commun bizarre ingénieur qui fabrique de curieux pistolets et tente leur argent pour trouver une solution. Certaines proposent de recréer le 11 septembre, se révèle également hilarant. Pour d'ouvrir une pizzeria, d'autres de faire un calendrier erotique. rendre leur film plus humain, plus ancré dans la réalité, les Mais Louise Ferrand, elle, a une idée géniale qui fait l'unanimité : réalisateurs n'ont pas misé sur de grands effets de style. Leur engager un tueur professionnel pour faire assassiner le patron. caméra se fait plutôt contemplative, proposant quelques rares Et c'est dans la rue qu'elle le trouvera lorsque Michel Pinchon gros plans. La caméra s'agite par contre pour nous montrer échappe malencontreusement l'arme qu'il transportait. Mais des tjlashs-back de la vie de Louise et de Michel. Cette technique comme Michel est lâche, il ne veut pas faire la sale besogne. est pour le moins bizarroïde et dérangeante. Quant à la Il rend donc visite à une cancéreuse en phase terminale afin musique de Gaétan Roussel du groupe Louise Attaque, elle qu'elle exécute le contrat pour lui. Comme elle se trompe se fait très discrète, mis à part lorsque Philippe Katerine de cible, Louise prend les choses en main et se joint à chante Jésus-Christ mon amour. Michel pour un road frip à travers la France qui les mènera Malgré quelques scènes un peu trop absurdes qui font jusqu'à Bruxelles. décrocher par moments, Louise-Michel permet au spectateur Inspiré de faits réels survenus dans la région d'Angoulême, de passer un bon moment, et ce, jusqu'à la toute fin du Louise-Michel est également un hommage à la célèbre militante générique. Ne quittez donc pas la salle trop vite !

anarchiste française Louise Michel décédée en 1905. Le film • France 2008, 94 minutes — Real. : Benoît Delépine et Gustave Kervern — se termine d'ailleurs par une citation tirée de ses écrits. Scén.: Benoît Delépine et Gustave Kervern — Images: Hugues Poulain — Récipiendaire du Prix spécial du jury à Sundance et du Prix Mont.: Stéphane Elmadjian — Mus.: Gaétan Roussel — Son: Guillaume Le Braz / Les Kouz — Dir. art.: Laurent Weber — Cost.: Cécile Roullier — Int.: du scénario à San Sebastian, Louise-Michel vise dans le Yolande Moreau (Louise Ferrand), Bouli Lanners (Michel Pinchon), Benoît mille avec son humour absurde. Que ce soit Michel qui ne Poelvoorde (l'ingénieur), Mathieu Kassovitz (le propriétaire de la ferme), Albert Dupontel (Miro), Gustave Kervern (le capitaine), Philippe Katerine (le retrouve plus son bureau parmi les nombreuses maisons chanteur de cabaret), Jean-Luc Ormières (le milliardaire) — Prod.: Mathieu Kassovitz, Benoît Jaubert — Dist: FunFilm.

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Public Enemies Mythologie du gangster Quoi qu'il en dise, Michael Mann préfère de loin le mythe cinématographique à son équivalent réel. Pourtant, son esthétique dominée par la texture spécifique du numérique tend au contraire à se rapprocher de cette réalité qu'il fuit. Dans Public Enemies, il joue de cette opposition afin de renouveler par la mise en scène l'une des plus anciennes figures du cinéma hollywoodien.

SYLVAIN LAVALLÉE

e couple gangster / flic est au coeur de l'œuvre de Mann, actions : « We're having too good a time today. We ain't thinking depuis Heat particulièrement, dans lequel le réalisateur about tomorrow », dit-il. Justement, Dillinger est voué à l'échec Ldressait un réseau de correspondances afin d'arguer à cause de son ancrage dans un présent evanescent, alors que la simple différence entre le bandit et le policier n'est qu'une qu'il refuse de reconnaître que le monde change autour de question de point de vue. La dynamique est aujourd'hui lui. Cette attitude est l'équivalent psychologique de la mise différente : dans Public Enemies, la rage contenue du policier en scène, celle-ci étant construite autour de l'immédiateté (Melvin Purvis, un Christian Baie plus glacial que jamais) est et de la proximité permises par le numérique: la caméra se bien plus effrayante que l'insouciance mutine de son adversaire faufile partout, elle multiplie les points de vue pour mieux (John Dillinger, un Johnny Depp assez effacé). De toute façon, cerner les enjeux du moment, elle suit les acteurs de près, au cinéma, le criminel a toujours été plus attrayant que son au point même où, après avoir entendu des coups de feu, Depp rival. Comme dans la vie à vrai dire, car si c'est John Dillinger semble devoir la repousser afin de se relever de son lit, sorte qui a été consacré premier ennemi public par un jeune FBI d'esthétique hyperréaliste due au numérique qui capte la cherchant encore sa légitimité, c'est bien parce que le voleur de réalité de manière plus indifférente que la pellicule. banque était une vedette médiatique adulée par la foule. Le côté direct de cette mise en scène est aussi reflété chez Dillinger, dans ses répliques brèves et frontales surtout : « 1 rob banks», déclare-t-il lorsque sa prétendante (Marion Cotillard) lui demande ce qu'il fait dans la vie. Mais comme son personnage, chez qui cette franchise brutale n'empêche pas l'élégance, le film peut lui aussi se faire gracieux : les vols de banque, bien que brefs et fulgurants comme ces coups de fusil qui parsèment le film, n'en demeurent pas moins parfaitement chorégraphiés, comme lorsque ces imperméables noirs volant au-dessus de la caméra viennent s'aligner symétriquement sur un plancher dallé noir et blanc... Melville n'est pas trop loin. L'impression de réalisme ne provient donc pas d'une épure stylistique, au contraire, c'est cette promiscuité entre la caméra et son sujet qui impressionne tout en permettant à Mann de filmer son mythe de près. D'ailleurs, la confrontation finale se joue à la sortie d'un cinéma projetant un film de gangsters (Manhattan Melodrama) avec Clark Gable : le temps distendu, l'éclairage aux fusées • éclairantes, l'utilisation du lieu, l'atmosphère subitement onirique, tout concourt à ce moment à élever Dillinger au Dillinger est voué à l'échec à cause de son ancrage dans un présent evanescent rang de mythe, semblable à ces criminels au parcours tragique. ... les vols de banque, bien que brefs Ironiquement, dans Manhattan Melodrama le personnage et fulgurants comme ces coups de fusil de William Powell annonçait la fin de cette époque où le criminel est dépeint comme un héros. qui parsèment le film, n'en demeurent Vu ainsi, Dillinger s'oppose moins à Purvis qu'à Hoover (Billy pas moins parfaitement chorégraphiés... Crudup), le fondateur du FBI comme le braqueur de banque En ce sens, le choix de Johnny Depp est sensé : reconnu pour son ayant en commun cette mythologie personnelle qu'ils ont visage angélique et son côté bon enfant, ici Depp doit laisser bâtie afin d'appâter la foule. Au final, Mann égratigne à de côté sa candeur pour lui substituer un visage plus sombre et peine cette image : il en présente une version plus complexe, mystérieux, tout comme Mann tente de se distancer de l'image avec son lot de contradictions, mais ce portrait reste attrayant publique d'un Dillinger simplement charmeur. Mais en peignant et élogieux, sans trop d'aspérités, à l'instar de la surface son portrait plus ombreux, le cinéaste crée en fait son propre lisse du numérique. mythe, foncièrement cinématographique puisqu'il met en scène • ENNEMIS PUBLICS — États-Unis 2009, 140 minutes — Real.: Michael le point de vue de cette star du gangstérisme en le déployant Mann — Seen.: Ronan Bennett, Michael Mann, Ann Biderman, d'après le livre de Bryan Burrough — Images: — Mus.: Elliot Goldenthal autant par la caméra que par l'acteur. En effet, le Dillinger — Mont.: Jeffrey Ford, Paul Rubelle — Son: Ed Novick — Dir. art.: William de Mann ne vit que dans le présent, narguant son passé et Ladd Skinner — Cost.: Colleen Atwood — Int.: Johnny Depp (John Dillinger), indifférent à l'avenir, expédiant tout son vécu en une phrase Christian Bale (Melvin Purvis), Marion Cotillard (Billie Frechette), Billy Crudup (J. Edgar Hoover), Stephen Dorff (Homer Van Meter), Stephen sarcastique, et envisageant rarement les conséquences de ses Graham (Baby Face Nelson), Jason Clarke (Red Hamilton), Giovanni Ribisi (Alvin Karpis) — Prod.: Michael Mann, Kevin Misher — Dist.: Universal.

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Tetro La rédemption par l'art Alors que Scorsese rumine les mêmes bouts d'histoires, non sans une certaine classe, que Spielberg propose ses récits populistes avec une régularité prodigieuse, que Lucas tient la haute garde d'un patrimoine passéiste et que De Palma semble s'enfoncer dans le brouillard, Francis Ford Coppola nous prouve quant à lui qu'il est toujours encore digne de tous les espoirs placés en lui voilà déjà trente ans, à l'époque de l'émergence du nouveau Hollywood dont il a été l'une des figures de proue (voir à ce sujet l'intéressant Easy Riders, Raging Bulls). Et même si on n'attendait plus grand-chose de lui, force est d'admettre que malgré ses 70 ans le père de The Godfather a encore du génie.

SAMI GNABA ur un ton mi-comique, mi-sérieux, Miranda annonce à de leur père, chef d'orchestre de renommée internationale. Bennie « He is like a genius, but without the accomplish­ De toute évidence, Coppola se met en scène. Difficile de nier Sments ». Une telle réflexion contraste bien évidemment le fait que lui et son frère (August, père d'un certain Nicholas avec la personnalité de Francis Ford Coppola, créateur Cage) ont grandi dans l'ombre de leur père célèbre, compositeur ambitieux connu pour ses rêves de grandeur les plus fous : sa de métier. Lors de sa conférence cannoise, Coppola a eu ces résistance face au système des studios, sa farouche indépendance, mots: «Rien dans cette histoire n'est vraiment arrivé, mais la mise en chantier de son propre studio, Zoetrope, et sa faillite tout est vrai. ». Une façon assez cryptique de nous dire de ne subséquente (conséquences du très regretté One from The pas trop lire entre les lignes. Heart), son délire d'absolutisme mené jusqu'au bout avec Qu'importe, on joue définitivement ici sur un jeu de miroirs. Apocalypse Now (projet longtemps rêvé de Welles), etc. Miroirs au sens littéral, comme ceux plantés un peu partout Tant de rêves de grandeur qui auraient pu facilement passer dans l'appartement de Tetro et à travers lesquels les visages pour de la mégalomanie et de la complaisance ! Mais, voilà, des deux frangins se décuplent, se regardent et se fuient certains, d'un œil clairvoyant et curieux, auront très tôt traité dans tout leur amour et leurs contrastes de personnalités. de tels élans pour ce qu'ils étaient vraiment : de l'audace et Tout comme celui avec lequel Bennie lit le manuscrit maudit de de l'ambition artistique dans leur sens le plus absolu. Tetro (les phrases sont écrites à l'envers) en secret. Manuscrit avec lequel ils se sauveront mutuellement. Puis, il y a ce miroir, au sens figuré cette fois, à travers lequel art et vie se télescopent. Majestueux, mélancolique, opératique, Tetro est sans contredit l'œuvre la plus achevée et personnelle de Coppola depuis The Godfather 3. Par son thème familial, son formalisme exacerbé, Tetro nous ramène aux meilleures heures du cinéaste : ce noir et blanc tourné en scope, proche des Rumble Fish et Outsiders — Coppola imagine un Buenos Aires comme le Cuba mis en images par Mikhaïl Kalatosoz dans son Soy Cuba, sensuel, éblouissant, avec cette hantise de la figure paternelle digne du Parrain. Et cette entrée en scène de Tetro dans le film, figure cachée dans l'ombre persistante, n evoque-t-elle pas le Brando d'Apocalypse Now? Gallo affalé sur son sofa, splendide, ne rappelle-t-il pas Al Pacino en jeune Corleone? Sorti de l'impasse (décevant Youth Without Youth, risible Jack, trop conventionnel Idealist), Coppola nous réconcilie Majestueux, mélancolique, opératique, Tetro avec sa folie expérimentale d'antan, se permet déjouer dans est sans contredit l'œuvre la plus achevée et les plates-bandes des Antonioni, Fellini et Kazan (pas les moindres) et récupère au passage un acteur de premier personnelle de Coppola depuis The Godfather 3. ordre, Vincent Gallo. Certes, on pourrait lui reprocher cette Comme souvent chez Coppola, l'autobiographie trouve sa niche grandiloquence qui tend, surtout vers la fin, à miner la dans Tetro. Dans son deuxième scénario original après constance d'un récit pourtant riche en émotions. Certes, la The Conversation, il met en scène sur fond de rivalité les mise en scène traîne en longueur. Et alors ? Le génie se rêve retrouvailles houleuses entre le jeune Bernie et son frère sans mesure, pour notre plus grand bonheur... Nous, ses longtemps parti dans le plus grand des mystères, Angelo, simples spectateurs. poète blessé au cœur portant dorénavant le nom de Tetro. • États-Unis 2009, 127 minutes — Real.: Francis Ford Coppola — Seen.: Résolu à ne lui poser aucune question (même sa copine est Francis Ford Coppola — Images: Mihai Malaimare Jr. — Mont: Walter Murch dans le noir), il se montre insensible à l'arrivée de Bennie. — Mus.: Osvaldo Golijov — Son: Vicente D'Elia — Dir. art.: Sebastian Orgambide — Cost.: Cecilia Monti — Int.: Vincent Gallo (Tetro), Aden Au fur et à mesure que le récit avance, les deux frères se Ehrenreich (Bennie), Maribel Verdu (Miranda), Klaus Maria Brandauer (Carlo découvrent une cause commune, le ressentiment vis-à-vis / Alfie) — Prod.: Francis Ford Coppola — Dist.: Métropole.

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Thirst Les liens du sang Après sa trilogie hallucinante sur le thème de la vengeance (Sympathy for Mr. Vengeance, Oldboy, Lady Vengeance) et sa comédie fantaisiste très colorée (l'inédit I'm a Cyborg But That's OK), le talentueux cinéaste coréen Park Chan-wook revient avec un film inclassable où il s'approprie le mythe du vampire. Vaguement inspiré du roman Thérèse Raquin d'Emile Zola, ce film risque d'en surprendre plusieurs. PASCAL GRENIER

ilm très attendu qui attira des réactions mitigées à Habile, le réalisateur déjoue les attentes du spectateur qui s'attend Cannes cette année, Thirst a quand même remporté à un crescendo dans l'horreur et le film se transforme bientôt Fle Prix spécial du jury (ex aequo avec Andrea Arnold en drame conjugal teinté d'humour tantôt burlesque tantôt pour son film Fish Tank) cinq ans après que son réalisateur ait macabre. Se développe une romance secrète et adultère entre obtenu le Grand Prix du jury en 2004 avec Oldboy. Faussement le vampire et la femme d'un copain d'enfance. Profondément décrit comme un film d'horreur comique, Thirst va bien au- moral, Thirst rejoint en essence l'esprit du romancier Emile delà de cette simple étiquette réductrice. Bien entendu, on Zola, ce « moraliste expérimentateur ». Le prêtre et la femme retrouve des éléments d'horreur dans le film, mais le réalisateur infidèle entretiennent rapidement une relation passionnelle ne cherche pas simplement à faire peur (il y parvient quand qui bascule dans la folie et la dépravation. Quelques même à quelques occasions), il propose plutôt une réflexion scènes erotiques plutôt crues s'entremêlent à des séquences sur le couple, l'infidélité et la religion. plus horrifiques. Sans réinventer le mythe du vampire, Chan-wook propose quelques variantes assez ingénieuses sur le sujet. Par exemple, le vampire dort dans une armoire au sous-sol ou se protège du soleil en se réfugiant sous une voiture. En revanche, bien qu'il déjoue allègrement les attentes du spectateur, le film s'essouffle un peu dans le dernier tiers. Les séquences avec la belle-mère devenue infirme et muette et qui détient la vérité absolue s'étirent inutilement et n'apportent pas grand-chose au final. Fidèle à sa réputation, Chan-wook propose à nouveau un film très esthétisant et symbolique. Dès le premier plan, lumineux, qui joue avec le clair-obscur, on devine que le monde terrestre va être plongé dans l'obscurité et que l'arrivée du prêtre dans la chambre d'hôpital indique l'apparition d'une intrusion divine par cette lumière. Le film sombrera de plus en plus dans la noirceur à mesure que l'intrigue progressera. La direction artistique est superbe, comme à l'habitude. La demeure où habite l'ami d'enfance et sa belle-famille ressemble beaucoup à celle du fameux Le Locataire de Roman Polanski. Dans le rôle du prêtre, le comédien Song Kang-ho prouve à Quelques variantes ingénieuses sur le mythe du vampire nouveau qu'il est un acteur caméléon et merveilleux, tandis Fidèle à sa réputation, Chan-wook que la jeune Kim Ok-vin est tout à fait étonnante dans le rôle de propose à nouveau un film très la jeune maîtresse, qui n'est pas aussi innocente et violentée esthétisant et symbolique... qu'elle en a l'air. Comme dans ses films précédents, Chan-wook offre à nouveau Film singulier et atypique, Thirst est une œuvre fort intéressante une réflexion sur l'équilibre entre le bien et du mal, et rien et complexe. Sans atteindre les sommets de la trilogie de mieux que de mettre un prêtre au centre de son histoire. vengeresse du réalisateur, le film est rempli de trouvailles Apprécié par ses ouailles, ce prêtre vient en aide régulièrement tant dans le récit que visuellement. Et il est suffisamment à l'hôpital local afin d'alléger la souffrance des patients original pour susciter l'intérêt autant chez les amateurs de avant leur passage dans l'au-delà. Alors qu'il sert de cobaye films d'épouvante que les autres. pour l'élaboration d'un vaccin expérimental, il se retrouve contaminé et se transforme en vampire. Comment un être • BAKJWI — Corée du Sud 2009, 134 minutes — Real.: Park Chan-wook — Seen. : Park Chan-wook et Jeong Seo-gyeong, d'après le roman Thérèse Raquin fondamentalement bon peut-il se transformer en créature d'Emile Zola — Images : Chung Chung-hoon — Mont. : Kim Sang-beom et Kim du mal assoiffée de sang? Le vampirisme sert de métaphore Jae-beom Kim Sang-beom, Kim Jae-beom — Mus.: Jo Yeong-wook — Int.: Song Kang-ho (Prêtre Sang-gyun), Kim Ok-vin (Tae-joo), Kim Hae-seok (Lady pour cette bataille entre le bien et le mal. Ra), Shin Ha-kyun (Sang-woo), Park ln-hwan (Prêtre Noh), Oh Dal-su (Yeong- doo) — Prod.: Park Chan-wook et Ahn Soo-hyun — Dist.: Alliance.

SÉQUENCES 262 > SEPTEMBRE - OCTOBRE 2009 3 LES FILMS I CRITIQUES

Whatever Works La chute du misanthrope

Amorçons cette critique par une confession. J'avoue d'emblée être une grande admiratrice de Woody Allen. Sans contredit le cinéaste américain le plus prolifique, Allen est l'antithèse d'un Kubrick (treize films entre 1951 et 1999) ou d'un Malick, dont l'œuvre totale ne compte que quatre longs métrages à ce jour, en 36 ans de carrière. Pourtant, malgré mon profond respect pour ces génies, j'avoue éprouver, généralement, une émotion plus palpable et un plaisir plus jouissif à découvrir le nouveau film un peu brouillon du New-Yorkais que les méditations parfaitement orchestrées de ses confrères. Mais l'admiration envers un cinéaste n'est pas toujours motivée par une œuvre parfaite, et celle d'Allen est certainement bien plus inégale que celles de ses illustres collègues. CLAIRE VALADE

ourquoi, donc, tant de cinéphiles de par le monde équilibrer le déploiement du fil narratif. De plus, à l'inverse demeurent-ils fidèles à Woody Allen, toujours prêts, d'autres œuvres d'Allen qui profitent fort bien de la pudeur Pcomme moi, malgré les hauts et les bas parfois et de la retenue de sa mise en scène, les scènes ne font ici abyssaux, à suivre celui-ci, bon an mal an, dans ses pérégri­ que s'enfiler docilement, sans servir de vrai moteur à la trame nations filmiques? Une raison toute simple est à l'origine de dramatique. Pour divertir et toucher le public, il ne reste cette dévotion : même dans son expression la plus dramatique donc que la fantaisie, introduite heureusement avec bonheur et la plus sombre, même dans ses intrigues les plus anodines par les présences féminines de l'histoire. C'est peu pour réussir et ses films les plus mous, le cinéma de Woody Allen est celui un film. C'est suffisant pour faire pétiller l'intrigue. du plaisir, plaisir de travailler et plaisir de créer. C'est tout cela que j'admire: sa capacité à réaliser au moins un long métrage par année, depuis près de quarante ans, pour le plaisir de pratiquer son métier, son habileté à explorer une foule de genres cinématographiques, son intelligence du verbe, sa virtuosité à passer du rire aux larmes et sa vision immuable­ ment douce-amère de la vie.

Ainsi, après ses récentes escapades londoniennes (Match Point, Scoop, Cassandra's Dream) et barcelonaise (Vicky Christina Barcelona), voici donc Woody Allen de retour en territoire familier, tant au plan géographique que dramatique. Réinvestissant sa ville adorée, New York, il en profite aussi pour revisiter le personnage le plus emblématique (et typé) de son œuvre : le Juif new-yorkais névrosé et hypocondriaque. Seulement, s'ajoute cette fois-ci à la longue liste de défauts de celui-ci une panoplie de réels troubles psychologiques, dont les effets sont aussi plus sérieux, alourdissant une intrigue qui se veut légère et divertissante. Ainsi, les préjudices intellectuels d'Alvy Singer, somme toute plutôt attachants, Une comédie de mœurs reposant essentiellement sur ses dialogues et ses acteurs prennent des airs mégalomanes dans l'Alvy mouture Boris J'ouvrais le texte présent en confessant mon admiration Yellnikoff de Whatever Works. Son angoisse existentielle pour Woody Allen. Je n'ai pas changé d'avis. Cela dit, à l'instar et sa faiblesse émotionnelle se sont mutées en dysfonctions de nombre de ses autres admirateurs, je crois bien aussi être obsessionnelles et en mépris. Boris est envahi, surtout, d'une en mesure de faire la part des choses, objectivement, et de amertume profonde qui mine insidieusement sa vie. D'entrée reconnaître la valeur d'un film. Qu'en est-il donc de Whatever de jeu, Boris déclare : «Je ne suis pas quelqu'un de très aimable ». Works? D'une part, c'est une œuvre aussi difficile à aimer Et cela se révèle tout à fait vrai. que son personnage principal. D'autre part, comme Boris, Whatever Works trouve sa rédemption, fugace et éphémère, C'est là tout le problème du film. Interprété par Larry David, dans ses principaux personnages féminins — écervelés mais Boris possède non seulement tous les tics usuels du névrosé libres, ignorants mais ouverts, ahuris mais charmants, innocents allenien classique, mais aussi tous ceux du personnage de mais immensément généreux et indulgents -, rendus avec vieux bougon misanthrope qu'il incarne dans sa populaire toute la grâce drolatique et la finesse émotive de leurs série Curb your Enthusiasm. Si cette colossale profusion de splendides interprètes, l'exquise Evan Rachel Wood et la tics énerve formidablement, il n'y a rien non plus de bien grande Patricia Clarkson.0 agréable à l'écouter dénigrer Melody en la traitant de tarte ou de tête vide. Dans une comédie de mœurs reposant essen­ • COMME TU VEUX — États-Unis / France 2009, 92 minutes — Real. : Woody tiellement sur ses dialogues et ses acteurs, il y a problème Allen — Scén.: Woody Allen — Images: — Mont.: Alisa Lepselter — Son: Gary Alper, David Wahnon — Dir. art.: Santo Loquasto — lorsque le personnage principal repousse (volontairement !) Cost.: Suzy Benzinger — Int.: Larry David (Boris Yellnikoff), Evan Rachel plutôt que d'apprivoiser, sans offrir de réelles qualités Wood (Melody), Michael McKean (Joe), Conleth Hill (Leo Brockman), Patricia Clarkson (Marietta), Ed Begley Jr. (John), Henry Cavill (Randy James) — rédemptrices qui pourraient nuancer son caractère et Prod.: Letty Aronson, Stephen Tenenbaum — Dist.: Equinoxe.

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